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Full text of "Oeuvres complètes"

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1^4 


ŒUVRES   COMPLETES 


DE 


GUSTAVE    FLAUBERT 


LA  PRESENTE  EDITION  DEFINITIVE 

DES 

ŒUVRES  COMPLÈTES  DE  GUSTAVE  FLAUBERT 

A  ÉTÉ  TIRÉE 

PAR  L'IMPRIMERIE  NATIONALE 

EN    VERTU    D'UNE   AUTORISATION 

DE  M.  LE  GARDE  DES  SCEAUX 

EN  DATE  DU  30  JANVIER    1902. 


IL  A  ETE  TIRE  DE  CETTE  EDITION 
5  O  EXEMPLAIRES  NUMÉROTÉS  SUR  PAPIER  DE  CHINE. 


Le  texte  de  ce  volume 

est  conforme  à  celui  de  la  dernière  e'dition  revue  par  G.  Flaubert, 

Paris,  Charpentier,  1880. 

Les  variantes  sont  établies  d'après  l'édition  originale, 

2  vol.  in-8',  Paris,  Michel  Lévy,  i8yo. 

La  notice  et  l'index 

sont  de  M.  Louis  Biernawshi,  ancien  élève  de  l'Ecole  des  Chartes, 


ŒUVRES  COMPLETES 
DE 

GUSTAVE  FLAUBERT 


L'EDUCATION 

SENTIMENTALE 

HISTOIRE  D'UN   JEUNE  HOMME 


PARIS 
LOUIS   CONARD,  LIBRAIRE-ÉDITEUR 

6,  PLACE  DE  LA  MADELEINE,   6 


MDCCCCXXIII 

Tous  droits  réserves 


/  '^  10 


L'ÉDUCATION 

SENTIMENTALE. 


PREMIÈRE  PARTIE. 


LE  15  septembre  1840,  vers  six  heures  du 
matin,  la  Ville-ie-Montereau ,  près  de  partir, 
fumait  à  gros  tourbillons  devant  le  quai 
Saint-Bernard. 
Des  gens  arrivaient  hors  d'haleine;  des  bar- 
riques, des  câbles,  des  corbeilles  de  linge  gênaient 
la  circulation  ;  les  matelots  ne  répondaient  à  per- 
sonne; on  se  heurtait;  les  colis  montaient  entre  les 
deux  tambours,  et  le  tapage  s'absorbait  dans  le 
bruissement  de  la  vapeur,  qui,  s'échappant  par 
des  plaques  de  tôle,  enveloppait  tout  d'une  nuée 
blanchâtre,  tandis  que  la  cloche,  en  avant,  tintait 
sans  discontinuer. 

Enfin  le  navire  jiartitjjet  les  deux  berges,  peu- 


2  L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 

plées  de  magasins,  de  chantiers  et  d'usines,  filèrent 
comme  deux  larges  rubans  que  l'on  déroule. 

Un  jeune  homme  de  dix-nuit  ans,  à  longs  che- 
veux et  qui  tenait  un  album  sous  son  bras,  restait 
auprès  du  gouvernail,  immobile.  A  travers  le 
brouillard,  il  contemplait  des  clochers,  des  édifices 
dont  il  ne  savait  pas  les  noms;  puis  il  embrassa, 
dans  un  dernier  coup  d'œil,  l'île  Saint- Louis,  la 
Cité,  Notre-Dame;  et  bientôt,  Paris  disparaissant, 
il  poussa  un  grand  soupir. 

M.  Frédéric  Moreau,  nouvellement  reçu  ba- 
chelier, s'en  retournait  à  Nogent-sur-Seine,  oii  il 
devait  languir  pendant  deux  mois,  avant  d'aller 
faire  son  droit.  Sa  mère,  avec  la  somme  indispen- 
sable, l'avait  envoyé  au  Havre  voir  un  oncle,  dont 
elle  espérait,  pour  lui,  l'héritage;  il  en  était  re- 
venu la  veille  seulement;  et  il  se  dédommageait 
de  ne  pouvoir  séjourner  dans  la  capitale,  en  re- 
gagnant sa  province  par  la  route  la  plus  longue. 

Le  tumulte  s'apaisait;  tous  avaient  pris  leur 
place;  quelques-uns,  debout,  se  chauffaient  au- 
tour de  la  machine,  et  la  cheminée  crachait  avec 
un  râle  ient  et  rythmique  son  panache  de  fumée 
noire;  des  gouttelettes  de  rosée  coulaient  sur  les 
cuivres;  le  pont  tremblait  sous  une  petite  vibra- 
tion intérieure,  et  les  deux  roues,  tournant  rapi- 
dement, battaient  l'eau. 

La  rivière  était  bordée  par  des  grèves  de  sable. 
On  rencontrait  des  trains  de  bois  qui  se  mettaient 
à  onduler  sous  le  remous  des  vagues,  ou  bien, 
dans  un  bateau  sans  voiles,  un  homme  assis 
péchait;  puis  ies  brumes  errantes  se  fondirent, 
le  soleil  parut,  la  colline  qui  suivait  à  droite  le 
cours  de  la  Seine  peu  à  peu  s'abaissa,  et  il  en 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  3 

surgit  une   autre,  plus   proche,  sur  la  rive  op- 
posée. 

Des  arbres  la  couronnaient  parmi  des  maisons 
basses  couvertes  de  toits  à  Titalienne.  Elles  avaient 
des  jardins  en  pente  que  divisaient  des  murs  neufs, 
des  grilles  de  fer,  des  gazons,  des  serres  chaudes, 
et  des  vases  de  géraniums,  espacés  réguhèrement 
sur  des  terrasses  où  l'on  pouvait  s  accouder.  Plus 
d'un,  en  apercevant  ces  coquettes  résidences,  si 
tranquilles,  enviait  d'en  être  le  propriétaire,  pour 
vivre  là  jusqu'à  la  fin  de  ses  jours,  avec  un  bon 
billard,  une  chaloupe,  une  femme  ou  quelque 
autre  rêve.  Le  plaisir  tout  nouveau  d'une  excur- 
sion maritime  facilitait  les  épanchements.  Déjà  les 
farceurs  commençaient  leurs  plaisanteries.  Beau- 
coup chantaient.  On  était  gai.  H  se  versait  des 
petits  verres. 

Frédéric  pensait  à  la  chambre  qu'il  occuperait 
là-bas,  au  plan  d'un  drame,  à  des  sujets  de  ta- 
bleaux, à  des  passions  futures.  Il  trouvait  que  le 
bonheur  mérité  par  l'excellence  de  son  âme  tar- 
dait à  venir.  11  se  déclama  des  vers  mélancoliques; 
il  marchait  sur  le  pont  à  pas  rapides  ;  il  s'avança 
jusqu'au  bout,  du  côté  de  la  cloche;  et,  dans  un 
cercle  de  passagers  et  de  matelots,  il  vit  un  mon- 
sieur qui  contait  des  galanteries  à  une  paysanne, 
tout  en  lui  maniant  la  croix  d'or  qu'elle  portait  sur 
la  poitrine.  C'était  un  gaillard  d'une  quarantaine 
d'années ,  à  cheveux  crépus.  Sa  taille  robuste  emplis- 
sait une  jaquette  de  velours  noir,  deux  émeraudes 
brillaient  à  sa  chemise  de  batiste,  et  son  large  pan- 
talon blanc  tombait  sur  d'étranges  bottes  rouges, 
en  cuir  de  Russie,  rehaussées  de  dessins  bleus. 

La  présence  de  Frédéric  ne  le  dérangea  pas. 


I . 


4  L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 

Il  se  tourna  vers  lui  plusieurs  fois,  en  Tinterpellant 
par  des  clins  d'œil;  ensuite  il  offrit  des  cigares 
à  tous  ceux  qui  Tentouraient.  Mais,  ennuyé  de  cette 
compagnie,  sans  doute,  il  alla  se  mettre  plus  loin. 
Frédéric  le  suivit. 

La  conversation  roula  d*abord  sur  les  diffé- 
rentes espèces  de  tabacs,  puis,  tout  naturellement, 
sur  les  femmes.  Le  monsieur  en  bottes  rouges 
donna  des  conseils  au  jeune  homme;  il  exposait 
des  théories,  narrait  des  anecdotes,  se  citait  lui- 
même  en  exemple,  débitant  tout  cela  d'un  ton 
paterne,  avec  une  ingénuité  de  corruption  diver- 
tissante. 

H  était  républicain;  il  avait  voyagé,  il  connais- 
sait rintérieur  des  théâtres,  des  restaurants,  des 
journaux,  et  tous  les  artistes  célèbres,  qu'il  appe- 
lait famihèrement  par  leurs  prénoms  ;  Frédéric  lui 
confia  bientôt  ses  projets;  il  les  encouragea. 

Mais  il  s'interrompit  pour  observer  le  tuyau  de 
la  cheminée,  puis  il  marmotta  vite  un  long  calcul, 
afin  de  savoir  «combien  chaque  coup  de  piston, 
à  tant  de  fois  par  minute,  devait,  etc.».  Et,  la 
somme  trouvée,  il  admira  beaucoup  le  paysage. 
II  se  disait  heureux  d'être  échappé  aux  affaires. 

Frédéric  éprouvait  un  certain  respect  pour  lui, 
et  ne  résista  pas  à  l'envie  de  savoir  son  nom. 
L'inconnu  répondit  tout  d'une  haleine  : 

—  Jacques  Arnoux,  propriétaire  de  Y  Art  in- 
dustriel, boulevard  Montmartre. 

Un  domestique  ayant  un  galon  d'or  à  la  cas- 
quette vint  lui  dire  : 

—  Si  Monsieur  voulait  descendre  ?  Mademoi- 
selle pleure. 

II  disparut. 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  J 

L'Art  industriel  était  un  établissement  hybride, 
comprenant  un  journal  de  peinture  et  un  magasin 
de  tableaux.  Frédéric  avait  vu  ce  titre-là,  plusieurs 
fois,  à  l'étalage  du  libraire  de  son  pays  natal,  sur 
d'immenses  prospectus,  où  le  nom  de  Jacques 
Arnoux  se  développait  magistralement. 

Le  soleil  dardait  d  aplomb ,  en  faisant  reluire  les 
gabillots  de  fer  autour  des  mâts,  les  plaques  du 
bastingage  et  la  surface  de  Feau  ;  elle  se  coupait 
à  la  proue  en  deux  sillons,  qui  se  déroulaient 
jusqu'au  bord  des  prairies,  A  chaque  détour  de  la 
rivière,  on  retrouvait  le  même  rideau  de  peupliers 
pâles.  La  campagne  était  toute  vide.  Il  y  avait 
dans  le  ciel  de  petits  nuages  blancs  arrêtés,  et 
Tennui,  vaguement  répandu,  semblait  alanguir  la 
marche  du  bateau  et  rendre  l'aspect  des  voyageurs 
plus  insignifiant  encore. 

A  part  quelques  bourgeois,  aux  Premières, 
c'étaient  des  ouvriers,  des  gens  de  boutique  avec 
leurs  femmes  et  leurs  enfants.  Comme  on  avait 
coutume  alors  de  se  vêtir  sordidement  en  voyage , 
presque  tous  portaient  de  vieilles  calottes  grecques 
ou  des  chapeaux  déteints,  de  maigres  habits  noirs 
râpés  par  le  frottement  du  bureau ,  ou  des  redin- 
gotes ouvrant  la  capsule  de  leurs  boutons  pour 
avoir  trop  servi  au  magasin;  çà  et  là,  quelque  gilet 
à  châle  laissait  voir  une  chemise  de  cahcot,  ma- 
culée de  café;  des  épingles  de  chrysocale  piquaient 
des  cravates  en  lambeaux;  des  sous-pieds  cousus 
retenaient  des  chaussons  de  hsière;  deux  ou  trois 

Îrredins  qui  tenaient  des  bambous  à  gance  de  cuir 
ançaient  des  regards  obhques,  et  des  pères  de 
famille  ouvraient  de  gros  yeux,  en  faisant  des 
questions.  Ils  causaient  debout,  ou  bien  accroupis 


6  L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 

sur  leurs  bagages;  d'autres  dormaient  dans  des 
coins;  plusieurs  mangeaient.  Le  pont  était  sali  par 
des  écales  de  noix,  des  bouts  de  cigares,  des  pe- 
lures de  poires,  des  détritus  de  charcuterie  appor- 
tée dans  du  papier;  trois  ébénistes,  en  blouse, 
stationnaient  devant  la  cantine;  un  joueur  de 
harpe  en  haillons  se  reposait,  accoudé  sur  son 
instrument;  on  entendait  par  intervalles  le  bruit 
du  charbon  de  terre  dans  le  fourneau,  un  éclat 
de  voix,  un  rire;  et  le  capitaine,  sur  la  passerelle, 
marchait  d'un  tambour  à  l'autre,  sans  s  arrêter. 
Frédéric,  pour  rejoindre  sa  place,  poussa  la  grille 
des  Premières,  dérangea  deux  chasseurs  avec 
leurs  chiens. 

Ce  fut  comme  une  apparition  : 

Elle  était  assise,  au  milieu  du  banc,  toute 
seule;  ou  du  moins  il  ne  distingua  personne,  dans 
l'éblouissement  que  lui  envoyèrent  ses  yeux.  En 
même  temps  qu'il  passait,  elle  leva  la  tête;  il  flé- 
chit involontairement  les  épaules;  et,  quand  il  se 
fut  mis  plus  loin,  du  même  coté,  il  la  regarda. 

Elle  avait  un  large  chapeau  de  paille,  avec  des 
rubans  roses,  qui  palpitaient  au  vent,  derrière  elle. 
Ses  bandeaux  noirs,  contournant  la  pointe  de 
ses  grands  sourcils,  descendaient  très  bas  et  sem- 
blaient presser  amoureusement  l'ovale  de  sa 
figure.  Sa  robe  de  mousseline  claire,  tachetée  de 
petits  pois,  se  répandait  à  plis  nombreux.  Elle 
était  en  train  de  broder  quelque  chose;  et  son  nez 
droit,  son  menton,  toute  sa  personne  se  découpait 
sur  le  fond  de  l'air  bleu. 

Comme  elle  gardait  la  même  attitude,  il  fit 
plusieurs  tours  de  droite  et  de  gauche  pour  dis- 
simuler sa  manœuvre  ;  puis  il  se  planta  tout  près 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  7 

de  son  ombrelle,  posée  contre  le  banc,  et  il  affec- 
tait d'observer  une  chaloupe  sur  la  rivière. 

Jamais  il  n*avait  vu  cette  splendeur  de  sa  peau 
brune,  la  séduction  de  sa  taille,  ni  cette  finesse 
des  doigts  que  la  lumière  traversait.  H  considérait 
son  panier  à  ouvrage  avec  ébahissement,  comme 
une  chose  extraordinaire.  Quels  étaient  son  nom , 
sa  demeure,  sa  vie,  son  passé?  II  souhaitait  con- 
naître les  meubles  de  sa  chambre,  toutes  les  robes 
qu'elle  avait  portées,  les  gens  qu'elle  fréquentait; 
et  le  désir  de  la  possession  physique  même  dispa- 
raissait sous  une  envie  plus  profonde,  dans  une 
curiosité  douloureuse  qui  n'avait  pas  de  limites. 

Une  négresse,  coiffée  d'un  foulard,  se  pré- 
senta, en  tenant  par  la  main  une  petite  fille,  déjà 
grande.  L'enfant,  dont  les  yeux  roulaient  des 
larmes,  venait  de  s'éveiller.  Elle  la  prit  sur  ses 
genoux  :  «Mademoiselle  n'était  pas  sage,  quoi- 
qu'elle eût  sept  ans  bientôt;  sa  mère  ne  l'aimerait 
plus  ;  on  lui  pardonnait  trop  ses  caprices,  »  Et  Fré- 
déric se  réjouissait  d'entendre  ces  choses,  comme 
s'il  eût  fait  une  découverte,  une  acquisition. 

Il  la  supposait  d'origine  andalouse ,  créole  peut- 
être;  elle  avait  ramené  des  îles  cette  négresse  avec 
elle. 

Cependant,  un  long  châle  à  bandes  violettes 
était  placé  derrière  son  dos,  sur  le  bordage  de 
cuivre.  Elle  avait  dû,  bien  des  fois,  au  milieu 
de  la  mer,  durant  les  soirs  humides,  en  enve- 
lopper sa  taille,  s'en  couvrir  les  pieds,  dormir 
dedans!  Mais,  entraîné  par  les  franges,  il  glissait 
peu  à  peu,  il  allait  tomber  dans  l'eau;  Frédéric 
fit  un  bond  et  le  rattrapa.  Elle  lui  dit  : 

—  Je  vous  remercie,  monsieur. 


8  L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 

Leurs  yeux  se  rencontrèrent. 

—  Ma  femme,  es -tu  prête?  cria  le  sieur 
Arnoux,  apparaissant  dans  le  capot  de  Tescalier. 

M"'  Martne  courut  vers  lui,  et,  cramponnée  à 
son  cou,  elle  tirait  ses  moustaches.  Les  sons  d'une 
harpe  retentirent,  elle  voulut  voir  la  musique;  et 
bientôt  le  joueur  d'instrument,  amené  par  la  né- 
gresse, entra  dans  les  Premières.  Arnoux  le  recon- 
nut pour  un  ancien  modèle;  il  le  tutoya,  ce  qui 
surprit  les  assistants.  Enfin  le  harpiste  rejeta  ses 
longs  cheveux  derrière  ses  épaules,  étendit  les 
bras  et  se  mit  à  jouer. 

C'était  une  romance  orientale,  oii  il  était  ques- 
tion de  poignards,  de  fleurs  et  d'étoiles.  L'homme 
en  haillons  chantait  cela  d'une  voix  mordante  ;  les 
battements  de  la  machine  coupaient  la  mélodie  à 
fausse  mesure  ;  il  pinçait  plus  fort  :  les  cordes  vi- 
braient, et  leurs  sons  métalliques  semblaient  exha- 
ler des  sanglots  et  comme  la  plainte  d'un  amour 
orgueilleux  et  vaincu.  Des  deux  côtés  de  la  rivière, 
des  bois  s'inclinaient  jusqu'au  bord  de  l'eau;  un 
courant  d'air  frais  passait  ;  M"'^  Arnoux  regardait 
au  loin  d'une  manière  vague.  Quand  la  musique 
s'arrêta,  elle  remua  les  paupières  plusieurs  fois, 
comme  si  elle  sortait  d'un  songe. 

Le  harpiste  s'approcha  d'eux,  humblement. 
Pendant  qu' Arnoux  cherchait  de  la  monnaie, 
Frédéric  allongea  vers  la  casquette  sa  main  fermée , 
et,  l'ouvrant  avec  pudeur,  il  y  déposa  un  louis 
d'or.  Ce  n'était  pas  la  vanité  qui  le  poussait  à  faire 
cette  aumône  devant  elle,  mais  une  pensée  de  bé- 
nédiction où  il  l'associait,  un  mouvement  de  cœur 
presque  religieux. 

Arnoux,  en  lui  montrant  le  chemin,  l'engagea 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  9 

cordialement  à  descendre.  Frédéric  affirma  qu'il 
venait  de  déjeuner;  il  se  mourait  de  faim,  au  con- 
traire; et  il  ne  possédait  plus  un  centime  au  fond 
de  sa  bourse. 

Ensuite  il  songea  qu'il  avait  bien  le  droit, 
comme  un  autre,  de  se  tenir  dans  la  cîiambre. 

Autour  des  tables  rondes,  des  bourgeois 
mangeaient,  un  garçon  de  café  circulait;  M.  et 
^me  Arnoux  étaient  dans  le  fond,  à  droite;  il 
s'assit  sur  la  longue  banquette  de  velours,  ayant 
ramassé  un  journal  qui  se  trouvait  là. 

Ils  devaient,  à  Montereau,  prendre  la  diligence 
de  Châlons.  Leur  voyage  en  Suisse  durerait  un 
mois.  M™'  Arnoux  blâma  son  mari  de  sa  faiblesse 
pour  son  enfant.  Il  chuchota  dans  son  oreille  une 
gracieuseté,  sans  doute,  car  elle  sourit.  Puis  il  se 
dérangea  pour  fermer  derrière  son  cou  le  rideau 
de  la  fenêtre. 

Le  plafond,  bas  et  tout  blanc,  rabattait  une 
lumière  crue.  Frédéric,  en  face,  distinguait  l'ombre 
de  ses  cils.  Elle  trempait  ses  lèvres  dans  son  verre, 
cassait  un  peu  de  croûte  entre  ses  doigts;  le  mé- 
daillon de  lapis-lazuli,  attaché  par  une  chaînette 
d'or  à  son  poignet,  de  temps  à  autre  sonnait 
contre  son  assiette.  Ceux  qui  étaient  là,  pourtant, 
n'avaient  pas  l'air  de  la  remarquer. 

Quelquefois,  par  les  hublots,  on  voyait  glisser 
le  flanc  d'une  barque  qui  accostait  le  navire  pour 
prendre  ou  déposer  des  voyageurs.  Les  gens  atta- 
blés se  penchaient  aux  ouvertures  et  nommaient 
les  pays  riverains. 

Arnoux  se  plaignait  de  la  cuisine;  il  se  récria 
considérablement  devant  l'addition,  et  il  la  fit  ré- 
duire. Puis  il  emmena  le  jeune  homme  à  l'avant 


lO  L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 

du  bateau  pour  boire  des  grogs.  Mais  Frédéric 
s*en  retourna  bientôt  sous  la  tente,  oii  M™°  Arnoux 
était  revenue.  Elle  lisait  un  mince  volume  à  cou- 
verture grise.  Les  deux  coins  de  sa  bouche  se  rele- 
vaient par  moments,  et  un  éclair  de  plaisir  illumi- 
nait son  front.  II  jalousa  celui  qui  avait  inventé  ces 
choses  dont  elle  paraissait  occupée.  Plus  il  la  con- 
templait, plus  il  sentait  entre  elle  et  lui  se  creuser 
des  abîmes.  II  songeait  qu'il  faudrait  la  quitter  tout 
à  rheure,  irrévocablement,  sans  en  avoir  arraché 
une  parole,  sans  lui  laisser  même  un  souvenir! 

Une  plaine  s'étendait  à  droite;  à  gauche  un 
herbage  allait  doucement  rejoindre  une  colline, 
où  l'on  apercevait  des  vignobles,  des  noyers,  un 
moulin  dans  la  verdure,  et  des  petits  chemins  au 
delà,  formant  des  zigzags  sur  la  roche  blanche  qui 
touchait  au  bord  du  ciel.  Quel  bonheur  de  monter 
côte  à  côte,  le  bras  autour  de  sa  taille,  pendant 
que  sa  robe  balayerait  les  feuilles  jaunies,  en  écou- 
tant sa  voix,  sous  le  rayonnement  de  ses  yeux! 
Le  bateau  pouvait  s'arrêter,  ils  n'avaient  qu'à  des- 
cendre ;  et  cette  chose  bien  simple  n'était  pas  plus 
facile,  cependant,  que  de  remuer  le  soleil! 

Un  peu  plus  loin,  on  découvrit  un  château,  à 
toit  pointu,  avec  des  tourelles  carrées.  Un  par- 
terre de  fleurs  s'étalait  devant  sa  façade;  et  des 
avenues  s'enfonçaient,  comme  des  voûtes  noires, 
sous  les  hauts  tilleuls.  II  se  la  figura  passant  au 
bord  des  charmilles.  A  ce  moment,  une  jeune 
dame  et  un  jeune  homme  se  montrèrent  sur  le 
perron,  entre  les  caisses  d'orangers.  Puis  tout  dis- 
parut. 

La  petite  fille  jouait  autour  de  lui.  Frédéric 
voulut  la  baiser.  Elle  se  cacha  derrière  sa  bonne; 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  I  I 

sa  mère  la  gronda  de  n'être  pas  aimable  pour  le 
monsieur  qui  avait  sauvé  son  châle.  Etait-ce  une 
ouverture  mdirecte? 

«  Va-t-elle  enfin  me  parler?»  se  demandait-il. 

Le  temps  pressait.  Comment  obtenir  une  invi- 
tation chez  Arnoux  ?  Et  il  n'imagina  rien  de  mieux 
que  de  lui  faire  remarquer  la  couleur  de  l'au- 
tomne, en  ajoutant  : 

—  Voilà  bientôt  l'hiver,  la  saison  des  bals  et 
des  dîners! 

Mais  Arnoux  était  tout  occupé  de  ses  bagages. 
La  côte  de  Surville  apparut,  les  deux  ponts  se 
rapprochaient,  on  longea  une  corderie,  ensuite 
une  rangée  de  maisons  basses;  il  y  avait,  en  des- 
sous, des  marmites  de  goudron,  des  éclats  de  bois; 
et  des  gamins  couraient  sur  le  sable,  en  faisant  la 
roue.  Frédéric  reconnut  un  homme  avec  un  gilet 
à  manches,  il  lui  cria  : 

—  Dépêche-toi. 

On  arrivait.  H  chercha  péniblement  Arnoux 
dans  la  foule  des  passagers,  et  l'autre  répondit  en 
lui  serrant  la  main  : 

—  Au  plaisir,  cher  monsieur  I 

Quand  il  fut  sur  le  quai,  Frédéric  se  retourna. 
Elle  était  près  du  gouvernail ,  debout.  II  lui  envoya 
un  regard  oii  il  avait  tâché  de  mettre  toute  son  âme  ; 
comme  s'il  n'eût  rien  fait,  elle  demeura  immobile. 
Puis,  sans  égard  aux  salutations  de  son  domes- 
tique : 

—  Pourquoi  n'as-tu  pas  amené  la  voiture  jus- 
qu'ici ? 

Le  bonhomme  s'excusait. 

—  Quel  maladroit  !  Donne-moi  de  l'argent  ! 
Et  il  alla  manger  dans  une  auberge. 


12  L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 

Un  quart  d'heure  après,  il  eut  envie  d'entrer 
comme  par  hasard  dans  la  cour  des  diligences.  II 
la  verrait  encore,  peut-être? 

«A  quoi  bon?»  se  dit-il. 

Et  l'américaine  l'emporta.  Les  deux  chevaux 
n'appartenaient  pas  à  sa  mère.  Elle  avait  emprunté 
celui  de  M.  Chambrion,Ie  receveur,  pour  l'atteler 
auprès  du  sien.  Isidore,  parti  la  veille ,  s'était  reposé 
à  Braj  jusqu'au  soir  et  avait  couché  à  Montereau, 
si  bien,  que  les  bêtes,  rafraîchies,  trottaient  leste- 
ment. 

Des  champs  moissonnés  se  prolongeaient  à 
n'en  plus  finir.  Deux  lignes  d'arbres  bordaient  la 
route,  les  tas  de  cailloux  se  succédaient;  et  peu  à 
peu,  Villeneuve-Saint-Georges,  Ablon,  Châtillon, 
Corbeil  et  les  autres  pays,  tout  son  voyage  lui 
revint  à  la  mémoire,  d'une  façon  si  nette  qu'il 
distinguait  maintenant  des  détails  nouveaux,  des 
particularités  plus  intimes;  sous  le  dernier  volant 
de  sa  robe,  son  pied  passait  dans  une  mince  bot- 
tine en  soie,  de  couleur  marron;  la  tente  de  coutil 
formait  un  large  dais  sur  sa  tête,  et  les  petits 
glands  rouges  de  la  bordure  tremblaient  à  la  brise, 
perpétuellement. 

Elle  ressemblait  aux  femmes  des  livres  roman- 
tiques. II  n'aurait  voulu  rien  ajouter,  rien  retran- 
cher à  sa  personne.  L'univers  venait  tout  à  coup 
de  s'élargir.  Elle  était  le  point  lumineux  où  l'en- 
semble des  choses  convergeait;  —  et,  bercé  par 
le  mouvement  de  la  voiture,  les  paupières  à  demi 
closes,  le  regard  dans  les  nuages,  il  s'abandonnait 
à  une  joie  rêveuse  et  infinie. 

A  Bray,  il  n'attendit  pas  qu'on  eût  donné 
l'avoine,  il  alla  devant,  sur  la  route,  tout  seul. 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  I  3 

Arnoux  l'avait  appelée  «Marie».  H  cria  très  haut  : 
((  Marie  !  »  Sa  voix  se  perdit  dans  Tair. 

Une  large  couleur  de  pourpre  enflammait  le 
ciel  à  Toccident.  De  grosses  meules  de  blé,  qui  se 
levaient  au  milieu  des  chaumes,  projetaient  des 
ombres  géantes.  Un  chien  se  mit  à  aboyer  dans 
une  ferme,  au  loin.  II  frissonna,  pris  d'une  inquié- 
tude sans  cause. 

Quand  Isidore  Teut  rejoint,  il  se  plaça  sur  le 
siège  pour  conduire.  Sa  défaillance  était  passée. 
II  était  bien  résolu  à  s'introduire,  n  importe  com- 
ment, chez  les  Arnoux,  et  à  se  lier  avec  eux.  Leur 
maison  devait  être  amusante.  Arnoux  lui  plaisait 
d ailleurs;  puis,  qui  sait?  Alors  un  flot  de  sang 
lui  monta  au  visage;  ses  tempes  bourdonnaient; 
il  fît  claquer  son  fouet,  secoua  les  rênes,  et  il 
menait  les  chevaux  d'un  tel  train,  que  le  vieux 
cocher  répétait  : 

—  Doucement!  mais  doucement!  vous  les 
rendrez  poussifs. 

Peu  à  peu  Frédéric  se  calma,  et  il  écouta  parler 
son  domestique. 

On  attendait  Monsieur  avec  grande  impatience. 
M"*  Louise  avait  pleuré  pour  partir  dans  la  voiture. 

—  Qu'est-ce  donc,  M^"  Louise? 

—  La  petite  à  M.  Roque,  vous  savez? 

—  Ah!  j'oubliais!  répliqua  Frédéric,  négli- 
gemment. 

Cependant,  les  deux  chevaux  n'en  pouvaient 
plus.  Ils  boitaient  l'un  et  l'autre;  et  neuf  heures 
sonnaient  à  Saint- Laurent  lorsqu'il  arriva  sur  la 
place  d'Armes,  devant  la  maison  de  sa  mère. 
Cette  maison,  spacieuse,  avec  un  jardin  donnant 
sur  la  campagne,  ajoutait  à  la  considération  de 


l4  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

M""*  Moreau,  qui  était  la  personne  du  pays  la  plus 
respectée. 

Elle  sortait  d'une  vieille  famille  de  gentils- 
hommes, éteinte  maintenant.  Son  mari,  un  plé- 
béien que  ses  parents  lui  avaient  fait  épouser, 
était  mort  d'un  coup  d'épée,  pendant  sa  gros- 
sesse, en  lui  laissant  une  fortune  compromise. 
Elle  recevait  trois  fois  la  semaine  et  donnait  de 
temps  à  autre  un  beau  dîner.  Mais  le  nombre  des 
bougies  était  calculé  d'avance,  et  elle  attendait 
impatiemment  ses  fermages.  Cette  gêne,  dissi- 
mulée comme  un  vice,  la  rendait  sérieuse.  Cepen- 
dant, sa  vertu  s'exerçait  sans  étalage  de  pruderie, 
sans  aigreur.  Ses  moindres  charités  semblaient  de 
grandes  aumônes.  On  la  consultait  sur  le  choix 
des  domestiques,  l'éducation  des  jeunes  filles, 
l'art  des  confitures,  et  Monseigneur  descendait 
chez  elle  dans  ses  tournées  épiscopales. 

M"°  Moreau   nourrissait   une   haute  ambition 

1)0ur  son  fils.  Elle  n'aimait  pas  à  entendre  blâmer 
e  Gouvernement,  par  une  sorte  de  prudence  an- 
ticipée. Il  aurait  besoin  de  protections  d'abord; 
puis,  grâce  à  ses  moyens,  il  deviendrait  conseiller 
d'Etat,  ambassadeur,  ministre.  Ses  triomphes  au 
collège  de  Sens  légitimaient  cet  orgueil;  il  avait 
remporté  le  prix  d  nonneur. 

Quand  il  entra  dans  le  salon,  tous  se  levèrent 
à  grand  bruit,  on  l'embrassa;  et  avec  les  fauteuils 
et  les  chaises  on  fit  un  large  demi-cercle  autour 
de  la  cheminée.  M.  Gamblin  lui  demanda  immé- 
diatement  son    opinion  sur   M"""   Lafarge*.  Ce 

*  En  raison  de  leur  importance,  les  notes  explicatives  des 
noms  suivis  d'un  astéricjue  sont  reportées  à  la  fin  du  volume  : 
voir  l'index. 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  1  5 

procès,  la  fureur  de  Tépoque,  ne  manqua  pas 
d'amener  une  discussion  violente;  M"^  Moreau 
larrêta,  au  regret  toutefois  de  M.  Gamblin;  il  la 
jugeait  utile  pour  le  jeune  homme,  en  sa  qualité 
de  futur  jurisconsulte,  et  il  sortit  du  salon,  piqué. 
H  Rien   ne  devait  surprendre  dans   un   ami  du 

père  Roque!  A  propos  du  père  Roque,  on  parla 
de  M.  Dambreuse,  qui  venait  d'acquérir  le  do- 
maine de  la  Fortelle.  Mais  le  percepteur  avait 
entraîné  Frédéric  à  l'écart,  pour  savoir  ce  qu'il 
pensait  du  dernier  ouvrage  de  M.  Guizot*.  Tous 
désiraient  connaître  ses  affaires;  et  M"*  Benoît  s'y 
prit  adroitement  en  s'informant  de  son  oncle. 
Comment  allait  ce  bon  parent?  II  ne  donnait  plus 
de  ses  nouvelles.  N'avait-il  pas  un  arrière-cousin 
en  Amérique? 

La  cuisinièrg^annonça  que  le  potage  de  Mon- 
sieUTetaiTservi.  On  s£_retira,  paraiscrétion.  fcilsT^ 

^gl!^^^^  ^^^iJBLgj^l^sTdans  la  salle,  sa  mère  lui 

it,  à  voix  basse  : 

'-^^T^ITbien  ? 
hJAr^  \Le  vieillard  favait  reçu  très  cordialement,  mais 
/H /^^ai^s  montrer  ses"intehtions."~'^  " 

'~M™'''Moreaïï~soupirà. 

«Où  est-elle,  à  présent?»  songeait-il. 

La  diligence  roulait,  et,  enveloppée  dans  le 
châle  sans  doute ,  elle  appuyait  contre  le  drap  du 
coupé  sa  belle  tête  endormie. 

Ils  montaient  dans  leurs  chambres  quand  un 
garçon  du  Cygne  de  la  Croix  apporta  un  billet. 

—  Qu'est-ce  donc? 

—  C'est  Deslauriers  qui  a  besoin  de  moi, 
dit-il. 

—  Ah  !  ton  camarade  !  fît  M"''  Moreau  avec  un 


l6  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

ricanement  de  mépris.  L'heure  est  bien  choisie, 
vraiment  I 

Frédéric  hésitait.  Mais  lamitié  fut  plus  forte. 
II  prit  son  chapeau. 

—  Au  moins,  ne  sois  pas  longtemps!  lui  dit 
sa  mère. 


II 


LE  père  de  Charles  Deslauriers,  ancien  capi- 
taine de  ligne,  démissionnaire  en  1818,  était 
revenu  se  marier  à  Nogent,  et,  avec  Targent 
de  la  dot,  avait  acheté  une  charge  d'huissier,  suf- 
fisant à  peine  pour  le  faire  vivre.  Aigri  par  de 
longues  injustices,  souffrant  de  ses  vieilles  bles- 
sures, et  toujours  regrettant  l'Empereur,  il  dégor- 
geait sur  son  entourage  les  colères  qui  fétouffaient. 
Peu  d'enfants  furent  plus  battus  que  son  fils.  Le 
gamin  ne  cédait  pas,  malgré  les  coups.  Sa  mère, 
quand  elle  tâchait  de  s'interposer,  était  rudoyée 
comme  lui.  Enfin ,  le  Capitaine  le  plaça  dans  son 
étude,  et  tout  le  long  du  jour,  il  le  tenait  courbé 

tsur  son  pupitre  à  copier  des  actes,  ce  qui  lui 
rendit  l'épaule  droite  visiblement  plus  forte  que 
l'autre. 

En  1833,  d'après  l'invitation  de  M.  le  président. 

Ile  Capitaine  vendit  son  étude.  Sa  femme  mourut 
d'un  cancer.  II  alla  vivre  à  Dijon  ;  ensuite  il  s'éta- 
blit marchand  d'hommes*  à  Troyes;  et,  ayant 
obtenu  pour  Charles  une  demi-bourse,  le  mit  au 


l8  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

avait  douze  ans,  l'autre  quinze;  d'ailleurs,  mille  dif- 
férences de  caractère  et  d'origine  les  séparaient. 

Frédéric  possédait  dans  sa  commode  toutes 
sortes  de  provisions,  des  choses  recherchées,  un 
nécessaire  de  toilette,  par  exemple.  II  aimait  à 
dormir  tard  le  matin,  à  regarder  les  hirondelles, 
à  lire  des  pièces  de  théâtre,  et,  regrettant  les  dou- 
ceurs de  la  maison,  il  trouvait  rude  la  vie  de 
collège. 

Elle  semblait  bonne  au  fils  de  l'huissier.  II  tra- 
vaillait si  bien,  qu'au  bout  de  la  seconde  année, 
il  passa  dans  la  classe  de  troisième.  Cependant, 
à  cause  de  sa  pauvreté,  ou  de  son  humeur  que- 
relleuse, une  sourde  malveillance  l'entourait.  Mais 
un  domestique,  une  fois,  l'ayant  appelé  enfant  de 
gueux,  en  pleine  cour  des  moyens,  il  lui  sauta  à 
la  gorge  et  l'aurait  tué,  sans  trois  maîtres  d'études 
qui  intervinrent.  Frédéric,  emporté  d'admiration, 
le  serra  dans  ses  bras.  A  partir  de  ce  Jour,  l'intimité 
fut  complète.  L'affection  d'un  grand,  sans  doute, 
flatta  la  vanité  du  petit,  et  l'autre  accepta  comme 
un  bonheur  ce  dévouement  qui  s'offrait. 

Son  père,  pendant  les  vacances,  le  laissait  au 
collège.  Une  traduction  de  Platon  ouverte  par 
hasard  l'enthousiasma.  Alors  il  s'éprit  d'études 
métaphysiques;  et  ses  progrès  furent  rapides,  car 
il  les  abordait  avec  des  forces  jeunes  et  dans  l'or- 
gueil d'une  intelligence  qui  s'affranchit;  Jouffroy, 
Cousin,  Laromiguière,  Malebranche,les  Écossais, 
tout  ce  que  la  bibliothèque  contenait  y  passa.  II 
avait  eu  besoin  d'en  voler  la  clef,  pour  se  procurer 
des  livres. 

Les  distractions  de  Frédéric  étaient  moins  sé- 
rieuses. II  dessina  dans  la  rue  des  Trois -Rois  la 


I 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  Ip 

généalogie  du  Christ,  sculptée  sur  un  poteau, 
puis  le  portail  de  la  cathédrale.  Après  les  drames 
moyen  âge,  il  entama  les  mémoires  :  Froissart, 
Comines,  Pierre  de  TEstoile,  Brantôme. 

Les  images  que  ces  lectures  amenaient  à  son 
esprit  l'obsédaient  si  fort,  qu'il  éprouvait  le  besoin 
de  les  reproduire.  II  ambitionnait  d'être  un  jour 
le  Walter  Scott  de  la  France.  Deslauriers  méditait 
un  vaste  système  de  philosophie,  qui  aurait  les 
applications  les  plus  lointaines. 

Ils  causaient  de  tout  cela,  pendant  les  récréa- 
tions, dans  la  cour,  en  face  de  l'inscription  morale 
peinte  sous  l'horloge;  ils  en  chuchotaient  dans  la 
chapelle,  à  la  barbe  de  saint  Louis;  ils  en  rêvaient 
dans  le  dortoir,  d'où  l'on  domine  un  cimetière. 
Les  jours  de  promenade ,  ils  se  rangeaient  derrière 
les  autres,  et  ils  parlaient  interminablement. 

Ils  parlaient  de  ce  qu'ils  feraient  plus  tard, 
quand  ils  seraient  sortis  du  collège.  D'abord,  ils 
entreprendraient  un  grand  voyage  avec  l'argent 
que  Frédéric  prélèverait  sur  sa  fortune,  à  sa 
majorité.  Puis  ils  reviendraient  à  Paris,  ils  tra- 
vailleraient ensemble,  ne  se  quitteraient  pas;  et, 
comme  délassement  à  leurs  travaux,  ils  auraient 
des  amours  de  princesses  dans  des  boudoirs  de 
satin,  ou  de  fulgurantes  orgies  avec  des  courti- 
sanes illustres.  Des  doutes  succédaient  à  leurs 
emportements  d'espoir.  Après  des  crises  de  gaieté 

Ierbeuse,  ils  tombaient  dans  des  silences  pro- 
5nds. 
Les  soirs  d'été,  quand  ils  avaient  marché  long- 
;mps  par  les  chemins  pierreux  au  bord  des 
ignés,  ou  sur  la  grande  route  en  pleine  cam- 
agne,  et  que  les  blés  ondulaient  au  soleil  Undis 
1 


20  L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 

que  des  senteurs  d*angélique  passaient  dans  Tair, 
une  sorte  d'étoufFement  les  prenait,  et  ils  s'éten- 
daient sur  le  dos,  étourdis,  enivrés.  Les  autres,  en 
manche  de  chemise,  jouaient  aux  barres  ou  fai- 
saient partir  des  cerfs-volants.  Le  pion  les  appelait. 
On  s'en  revenait,  en  suivant  les  jardins  que  tra- 
versaient de  petits  ruisseaux,  puis  les  boulevards 
ombragés  par  les  vieux  murs;  les  rues  désertes 
sonnaient  sous  leurs  pas;  la  grille  s'ouvrait,  on 
remontait  l'escalier;  et  ils  étaient  tristes  comme 
après  de  grandes  débauches. 

M.  le  censeur  prétendait  qu'ils  s'exakaient  mu- 
tuellement. Cependant,  si  Frédéric  travailla  dans 
les  hautes  classes,  ce  fut  par  les  exhortations  de 
son  ami;  et,  aux  vacances  de  1837,  il  l'emmena 
chez  sa  mère. 

Le  jeune  homme  déplut  à  M™"  Moreau.  II  man- 
gea extraordinairement,  il  refusa  d'assister  le  di- 
manche aux  offices,  il  tenait  des  discours  répu- 
blicains; enfin,  elle  crut  savoir  qu'il  avait  conduit 
son  fils  dans  des  lieux  déshonnêtes.  On  surveilla 
leurs  relations.  Ils  ne  s'en  aimèrent  que  davantage  ; 
et  les  adieux  furent  pénibles,  quand  Deslauriers, 
l'année  suivante,  partit  du  collège  pour  étudier  le 
droit  à  Paris. 

Frédéric  comptait  bien  l'y  rejoindre.  Ils  ne 
s'étaient  pas  vus  depuis  deux  ans;  et,  leurs  em- 
brassades étant  finies,  ils  allèrent  sur  les  ponts 
afin  de  causer  plus  à  l'aise. 

Le  Capitaine,  qui  tenait  maintenant  un  billard 
àVillenauxe,  s'était  fâché  rouge  lorsque  son  fils 
avait  réclamé  ses  comptes  de  tutelle,  et  même 
lui  avait  coupé  les  vivres,  tout  net.  Mais  comme 
il  voulait  concourir  plus  tard  pour  une  chaire  de 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  2  1 

professeur  à  l'École  et  qu  il  n  avait  pas  d'argent, 
Deslauriers  acceptait  à  Trojes  une  place  de 
mahre  clerc  chez  un  avoué.  A  force  de  privations, 
il  économiserait  quatre  mille  francs;  et,  s'il  ne 
devait  rien  toucher  de  la  succession  maternelle, 
il  aurait  toujours  de  quoi  travailler  hbrement 
pendant  trois  années,  en  attendant  une  position. 
II  fallait  donc  abandonner  leur  vieux  projet  de 
vivre  ensemble  dans  la  capitale,  pour  le  présent 
du  moins. 

Frédéric  baissa  la  tête.  C'était  le  premier  de  ses 
rêves  qui  s'écroulait. 

—  Console -toi,  dit  le  fils  du  Capitaine,  la  vie 
est  longue;  nous  sommes  jeunes.  Je  te  rejoindrai! 
N'y  pense  plus! 

II  le  secouait  par  les  mains,  et,  pour  le  distraire, 
lui  fit  des  questions  sur  son  voyage. 

Frédéric  n'eut  pas  grand'chose  à  narrer.  Mais, 
au  souvenir  de  M™'  Arnoux,  son  chagrin  s'éva- 
nouit. II  ne  parla  pas  d'elle,  retenu  par  une  pudeur. 
II  s'étendit  en  revanche  sur  Arnoux,  rapportant 
ses  discours,  ses  manières,  ses  relations;  et  Des- 
lauriers l'engagea  fortement  à  cultiver  cette  con- 
naissance. 

Frédéric,  dans  ces  derniers  temps,  n'avait  rien 
écrit;  ses  opinions  littéraires  étaient  changées  :  il 
estimait  par- dessus  tout  la  passion  ;  Werther, 
René,  Franck,  Lara,  Lélia  et  d'autres  plus  mé- 
diocres l'enthousiasmaient  presque  également. 
Quelquefois  la  musique  lui  semblait  seule  capable 
d'exprimer  ses  troubles  intérieurs;  alors,  il  rêvait 
[.des  symphonies;  ou  bien  la  surface  des  choses 
[l'appréhendait,  et  il  voulait  peindre.  II  avait  com- 
)Osé  des  vers,  pourtant;   Deslauriers  les  trouva 


22  ;.»EDU CATION  SENTIMENTALE. 

fort  beaux,  mais  sans  demander  une  autre  pièce. 

Quant  à  lui,  il  ne  donnait  plus  dans  la  méta- 
physique. L'économie  sociale  et  la  Révolution 
française  le  préoccupaient.  C'était,  à  présent,  un 
grand  diable  de  vingt-deux  ans,  maigre,  avec  une 
large  bouche,  l'air  résolu.  Il  portait,  ce  soir-là,  un 
mauvais  paletot  de  lasting;  et  ses  souliers  étaient 
blancs  de  poussière,  car  il  avait  fait  la  route  de 
Villenauxe  à  pied,  exprès  pour  voir  Frédéric. 

Isidore  les  aborda.  Madame  priait  Monsieur  de 
revenir,  et,  craignant  qu'il  n'eût  froid,  elle  lui 
envoyait  son  manteau. 

—  Reste  donc  I  dit  Deslauriers. 

Et  ils  continuèrent  de  se  promener  d'un  bout 
à  l'autre  des  deux  ponts  qui  s'appuient  sur  l'île 
étroite,  formée  par  le  canal  et  la  rivière. 

Quand  ils  allaient  du  coté  de  Nogent,  ils 
avaient,  en  face,  un  pâté  de  maisons  s'mclinant 
quelque  peu;  à  droite,  l'église  apparaissait  der- 
rière les  moulins  de  bois  dont  les  vannes  étaient 
fermées;  et,  à  gauche,  les  haies  d'arbustes,  le  long 
de  la  rive,  terminaient  des  jardins,  que  Ion  distin- 
guait à  peine.  Mais,  du  côté  de  Paris,  la  grande 
route  descendait  en  ligne  droite;  et  des  prairies 
se  perdaient  au  foin,  dans  les  vapeurs  de  la  nuit. 
Elle  était  silencieuse  et  d'une  clarté  blanchâtre. 
Des  odeurs  de  feuillage  humide  montaient  jus- 
qu'à eux;  la  chute  de  la  prise  d'eau,  cent  pas  plus 
loin,  murmurait,  avec  ce  gros  bruit  doux  que 
font  les  ondes  dans  les  ténèbres. 

Deslauriers  s'arrêta,  et  il  dit  : 

—  Ces  bonnes  gens  qui  dorment  tranquilles, 
c'est  drôle  !  Patience  !  un  nouveau  89  se  prépare  ! 
On  est  las  de  constitutions,  de  chartes,  de  subti- 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  23 

lités,  de  mensonges!  Ah!  si  J'avais  un  journal  ou 
une  tribune,  comme  Je  vous  secouerais  tout  cela! 
Mais,  pour  entreprendre  n'importe  quoi,  il  faut 
de  l'argent!  Quelle  malédiction  que  d'être  le  fils 
d'un  cabaretier  et  de  perdre  sa  Jeunesse  à  la  quête 
de  son  pain! 

Il  baissa  la  tête,  se  mordit  les  lèvres,  et  il  gre- 
lottait sous  son  vêtement  mince. 

Frédéric  lui  jeta  la  moitié  de  son  manteau  sur 
les  épaules.  Ils  s'en  enveloppèrent  tous  deux;  et, 
se  tenant  par  la  taille,  ils  marchaient  dessous, 
côte  à  côte. 

—  Comment  veux -tu  que  Je  vive  là -bas,  sans 
toi  ?  disait  Frédéric.  (  L'amertume  de  son  ami  avait 
ramené  sa  tristesse.)  J'aurais  fait  quelque  chose  avec 
une  femme  qui  m'eût  aimé. . .  Pourquoi  ris-tu? 
L'amour  est  la  pâture  et  comme  l'atmosphère  du 

Î renie.  Les  émotions  extraordinaires  produisent 
es  œuvres  sublimes.  Quant  à  chercher  celle  qu'il 
me  faudrait,  J'y  renonce!  D'ailleurs,  si  jamais  je 
la  trouve,  elle  me  repoussera.  Je  suis  de  la  race 
des  déshérités,  et  Je  m'éteindrai  avec  un  trésor 
qui  était  de  strass  ou  de  diamant,  je  n'en  sais 
rien. 

L'ombre  de  quelqu'un  s'allongea  sur  les  pavés, 
en  même  temps  qu'ils  entendirent  ces  mots  : 

—  Serviteur,  messieurs! 

Celui  qui  les  prononçait  était  un  petit  homme, 
habillé  d'une  ample  redingote  brune,  et  coiffé 
d'une  casquette  laissant  paraître  sous  la  visière  un 
nez  pointu. 

—  M.  Roque?  dit  Frédéric. 

—  Lui-même!  reprit  la  voix. 

Le  Nogentais  Justifia  sa  présence  en  contant 


24  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

qu*il  revenait  d*inspecter  ses  pièges  à  loup,  dans 
son  jardin,  au  bora  de  Teau. 

—  Et  vous  voilà  de  retour  dans  nos  pays7 
Très  bien  !  j'ai  appris  cela  par  ma  fillette.  La  santé 
est  toujours  bonne,  j'espère?  Vous  ne  partez  pas 
encore  ? 

Et  il  s'en  alla,  rebuté,  sans  doute,  par  Taccueil 
de  Frédéric. 

M"''  Moreau,  en  efFet,  ne  le  fréquentait  pas;  le 
père  Roque  vivait  en  concubinage  avec  sa  bonne, 
et  on  le  considérait  fort  peu,  bien  qu'il  fût  le  crou- 
pier d'élections*,  le  régisseur  de  M.  Dambreuse. 

—  Le  banquier  qui  demeure  rue  d'Anjou  ? 
reprit  Deslauriers.  Sais -tu  ce  que  tu  devrais  faire, 
mon  brave? 

Isidore  les  interrompit  encore  une  fois.  II  avait 
ordre  de  ramener  Frédéric,  définitivement.  Ma- 
dame s'inquiétait  de  son  absence. 

—  Bien,  bien!  on  y  va,  dit  Deslauriers;  il  ne 
découchera  pas. 

Et,  le  domestique  étant  parti  : 

—  Tu  devrais  prier  ce  vieux  de  t'introduire 
chez  les  Dambreuse;  rien  n'est  utile  comme  de 
fréquenter  une  maison  riche  !  Puisque  tu  as  un 
habit  noir  et  des  gants  blancs,  profites-en!  II  faut 
que  tu  ailles  dans  ce  monde -là!  Tu  m'y  mèneras 
plus  tard.  Un  homme  à  millions,  pense  donc! 
Arrange -toi  pour  lui  plaire,  et  à  sa  femme  aussi. 
Deviens  son  amant! 

Frédéric  se  récriait. 

—  Mais  je  te  dis  là  des  choses  classiques,  il  me 
semble?  Rappelle -toi  Rastignac  dans  la  Comédie 
humaine!  Tu  réussiras,  j'en  suis  sûr! 

Frédéric  avait  tant  de  confiance  en  Deslauriers, 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  25 

quil  se  sentit  ébranlé,  et  oubliant  M"*  Arnoux, 
ou  la  comprenant  dans   la  prédiction    faite  sur 
l'autre,  il  ne  put  s'empêcher  de  sourire. 
Le  clerc  ajouta  : 

—  Dernier  conseil  :  passe  tes  examens!  Un 
titre  est  toujours  bon;  et  lâche -moi  franchement 
tes  poètes  catholiques  et  sataniques,  aussi  avancés 
en  philosophie  qu'on  Tétait  au  xii*  siècle.  Ton 
désespoir  est  bête.  De  très  grands  particuliers  ont 
eu  des  commencements  plus  difficiles,  à  commen- 
cer par  Mirabeau.  D'ailleurs,  notre  séparation  ne 
sera  pas  si  longue.  Je  ferai  rendre  gorge  à  mon 
filou  de  père.  Il  est  temps  que  je  m'en  retourne, 
adieu!  As-tu  cent  sous  pour  que  je  paye  mon 
dîner? 

Frédéric  lui  donna  dix  francs,  le  reste  de  la 
somme  prise  le  matin  à  Isidore. 

Cependant  à  vingt  toises  des  ponts,  sur  la  rive 
gauche,  une  lumière  brillait  dans  la  lucarne  d'une 
maison  basse. 

Deslauriers  l'aperçut.  Alors,  il  dit  emphatique- 
ment, tout  en  retirant  son  chapeau  : 

—  Vénus,  reine  des  cieux,  serviteur!  Mais  la 
Pénurie  est  la  mère  de  la  Sagesse.  Nous  a-t-on 
assez  calomniés  pour  ça,  miséricorde! 

Cette'allusion  à  une  aventure  commune  les  mit 
en  joie.  Ils  riaient  très  haut,  dans  les  rues. 

Puis,  ayant  soldé  sa  dépense  à  l'auberge,  Des- 
auriers  reconduisit  Frédéric  jusqu'au  carrefour 
de  l'Hôtel-Dieu;  et  après  une  longue  étreinte,  les 
deux  amis  se  séparèrent. 


III 


DEUX  mois  plus  tard,  Frédéric,  débarqué  un 
matin  rue  Coq-Héron ,  songea  immédiate- 
ment à  faire  sa  grande  visite. 
Le  hasard  Tavait  servi.  Le  père  Roque  était 
venu  lui  apporter  un  rouleau  de  papiers,  en  le 

E riant  de  les  remettre  lui-même  chez  M.  Dam- 
reuse;  et  il  accompagnait  l'envoi  d'un  billet  dé- 
cacheté, oii  il  présentait  son  jeune  compatriote. 

M"'  Moreau  parut  surprise  de  cette  démarche. 
Frédéric  dissimula  le  plaisir  qu'elle  lui  causait. 

M.  Dambreuse  s'appelait  de  son  vrai  nom  le 
comte  d'Ambreuse;  mais,  dès  1825,  abandonnant 
peu  à  peu  sa  noblesse  et  son  parti,  il  s'était  tourné 
vers  l'industrie;  et,  l'oreille  dans  tous  ies  bureaux, 
la  main  dans  toutes  les  entreprises,  à  l'affût  des 
bonnes  occasions,  subtil  comme  un  Grec  et  labo- 
rieux comme  un  Auvergnat,  il  avait  amassé  une 
fortune  que  l'on  disait  considérable;  de  plus,  il 
était  officier  de  la  Légion  d'honneur,  membre  du 
conseil  général  de  l'Aube,  député,  pair  de  France 
un  de  ces  jours;  complaisant  du  reste,  il  fatiguait 
le  ministre  par  ses  demandes  continuelles  de  se- 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  27 

cours,  de  croix,  de  bureaux  de  tabac;  et,  dans 
ses  bouderies  contre  le  pouvoir,  il  inclinait  au 
centre  gauche*.  Sa  femme,  la  jolie  M"""  Dam- 
breuse ,  que  citaient  les  journaux  de  modes,  pré- 
sidait les  assemblées  de  charité.  En  cajolant  les 
duchesses ,  elle  apaisait  les  rancunes  du  noble  fau- 
bourg et  laissait  croire  que  M.  Dambreuse  pou- 
vait encore  se  repentir  et  rendre  des  services. 

Le  jeune  homme  était  troublé  en  allant  chez 
eux. 

—  J'aurais  mieux  fait  de  prendre  mon  habit. 
On  m'invitera  sans  doute  au  bal  pour  la  semaine 
prochaîne?   Que  va-t-on  me  dire? 

L'aplomb  lui  revint  en  songeant  que  M.  Dam- 
breuse n'était  qu'un  bourgeois,  et  il  sauta  gaillar- 
dement de  son  cabriolet*  sur  le  trottoir  de  la  rue 
d'Anjou. 

Quand  il  eut  poussé  une  des  dçux  portes 
cochères,  il  traversa  la  cour,  gravit  le  perron  et 
entra  dans  un  vestibule  pavé  en  marbre  de  cou- 
leur. 

Un  double  escalier  droit,  avec  un  tapis  rouge  à 
baguettes  de  cuivre,  s'appuyait  contre  les  hautes 
murailles  en  stuc  luisant.  11  y  avait,  au  bas  des 
marches,  un  bananier  dont  les  feuilles  larges  re- 
tombaient sur  le  velours  de  la  rampe.  Deux  can- 
délabres de  bronze  tenaient  des  globes  de  porce- 
laine suspendus  à  des  chaînettes;  les  soupiraux 
des  calorifères  béants  exhalaient  un  air  lourd;  et 
Ton  n'entendait  que  le  tic  tac  d'une  grande  hor- 
loge, dressée  à  l'autre  bout  du  vestibule,  sous  une 
panoplie. 

Un  timbre  sonna;  un  valet  parut,  et  introduisit 
Frédéric  dans  une  petite  pièce,  où  l'on  distinguait 


2  8  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

deux  coffres-forts,  avec  des  casiers  remplis  de  car- 
tons. M.  Dambreuse  écrivait  au  milieu,  sur  un 
bureau  à  cylindre. 

II  parcourut  la  lettre  du  père  Roque,  ouvrit 
avec  son  canif  la  toile  qui  enfermait  les  papiers, 
et  les  examina. 

De  loin,  à  cause  de  sa  taille  mince,  il  pouvait 
sembler  jeune  encore.  Mais  ses  rares  cheveux 
blancs,  ses  membres  débiles  et  surtout  la  pâleur 
extraordinaire  de  son  visage,  accusaient  un  tem- 
pérament délabré.  Une  énergie  impitoyable  repo- 
sait dans  ses  yeux  glauques,  plus  froids  que  des 
yeux  de  verre.  II  avait  les  pommettes  saillantes, 
et  des  mains  à  articulations  noueuses. 

Enfin,  s*étant  levé,  il  adressa  au  jeune  homme 
quelques  questions  sur  des  personnages  de  leur 
connaissance,  sur  Nogent,  sur  ses  études;  puis  il 
le  congédia  en  s  inclinant.  Frédéric  sortit  par  un 
autre  corridor,  et  se  trouva  dans  le  bas  de  la  cour, 
auprès  des  remises. 

Un  coupé  bleu,  attelé  d'un  cheval  noir,  sta- 
tionnait devant  le  perron.  La  portière  s'ouvrit, 
une  dame  y  monta  et  la  voiture,  avec  un  bruit 
sourd,  se  mit  à  rouler  sur  le  sable. 

Frédéric,  en  même  temps  qu'elle,  arriva  de 
fautre  coté,  sous  la  porte  cochère.  L'espace  n'étant 
pas  assez  large,  il  fut  contraint  d'attendre.  La  jeune 
femme,  penchée  en  dehors  du  vasistas,  parlait 
tout  bas  au  concierge.  II  n'apercevait  que  son  dos, 
couvert  d'une  mante  violette.  Cependant,  il  plon- 
geait dans  l'intérieur  de  la  voiture,  tendue  de  reps 
bleu,  avec  des  passementeries  et  des  effilés  de 
soie.  Les  vêtements  de  la  dame  l'emplissaient;  il 
s'échappait  de  cette   petite  boîte  capitonnée  un 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  29 

parfum  d'iris  et  comme  une  vague  senteur  d'élé- 
gances féminines.  Le  cocher  lâcha  les  rênes,  le 
cheval  frôla  la  borne  brusquement,  et  tout  disparut. 

Frédéric  s'en  revint  à  pied,  en  suivant  les  bou- 
levards. 

Il  regrettait  de  n'avoir  pu  distinguer  M""'  Dam- 
breuse. 

Un  peu  plus  haut  que  la  rue  Montmartre,  un 
embarras  de  voitures  lui  fit  tourner  la  tête;  et, 
de  lautre  côté,  en  face,  il  lut  sur  une  plaque 
de  marbre  : 

Jacques  Arnoux. 

Comment  n avait-il  pas  songé  à  elle,  plus  tôt? 
La  faute  venait  de  Deslauriers,  et  il  s  avança  vers 
la  boutique;  il  n'entra  pas,  cependant,  il  attendit 
qu'elle  parût. 

Les  hautes  glaces  transparentes  offraient  aux 
regards,  dans  une  disposition  habile,  des  sta- 
tuettes, des  dessins,  des  gravures,  des  catalogues, 
des  numéros  de  YArt  industriel;  et  les  prix  de 
l'abonnement  étaient  répétés  sur  la  porte,  que 
décoraient,  à  son  miheu,  les  initiales  de  l'éditeur. 
On  apercevait,  contre  les  murs,  de  grands  ta- 
bleaux dont  le  vernis  brillait,  puis,  dans  le  fond, 
deux  bahuts,  chargés  de  porcelaines,  de  bronzes, 
de  curiosités  alléchantes  ;  un  petit  escaher  les 
séparait,  fermé  dans  le  haut  par  une  portière  de 
moquette;  et  un  lustre  en  vieux  saxe,  un  tapis 
vert  sur  le  plancher,  avec  une  table  en  marque- 
terie, donnaient  à  cet  intérieur  plutôt  l'apparence 
d'un  salon  que  d'une  boutique. 

Frédéric  faisait  semblant  d'examiner  les  dessins. 
Après  des  hésitations  infinies,  il  entra. 


30  L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 

Un  employé  souleva  la  portière,  et  répondit 
que  Monsieur  ne  serait  pas  «au  magasin»  avant 
cinq  heures.  Mais  si  la  commission  pouvait  se 
transmettre . . . 

—  Non!  je  reviendrai,  répliqua  doucement 
Frédéric. 

Les  jours  suivants  furent  employés  à  se  cher- 
cher un  logement;  et  ii  se  décida  pour  une 
chambre  au  second  étage,  dans  un  hôtel  garni, 
rue  Saint-Hyacinthe. 

En  portant  sous  son  bras  un  buvard  tout  neuf, 
il  se  rendit  à  l'ouverture  des  cours.  Trois  cents 
jeunes  gens,  nu -tête,  emplissaient  un  amphi- 
théâtre où  un  vieillard  en  robe  rouge  dissertait 
d'une  voix  monotone;  des  plumes  grinçaient  sur 
le  papier.  II  retrouvait  dans  cette  salle  Todeur 
poussiéreuse  des  classes,  une  chaire  de  forme  pa- 
reille, le  même  ennui  I  Pendant  quinze  jours,  il  y 
retourna.  Mais  on  n'était  pas  encore  à  l'article  3, 
qu'il  avait  lâché  le  Code  civil,  et  il  abandonna  les 
Institutes  à  la  Summa  divisio  personarum. 

Les  joies  qu'il  s'était  promises  n'arrivaient  pas; 
et,  quand  il  eut  épuisé  un  cabinet  de  lecture, 
parcouru  les  collections  du  Louvre,  et  plusieurs 
fois  de  suite  été  au  spectacle,  il  tomba  dans  un 
désœuvrement  sans  fond. 

Mille  choses  nouvelles  ajoutaient  à  sa  tristesse. 
II  lui  fallait  compter  son  linge  et  subir  le  concierge, 
rustre  à  tournure  d'infirmier,  qui  venait  le  matin 
retaper  son  lit,  en  sentant  l'alcool  et  en  gromme- 
lant. Son  appartement,  orné  d'une  pendule  d'al- 
bâtre, lui  déplaisait.  Les  cloisons  étaient  minces; 
il  entendait  les  étudiants  faire  du  punch,  rire, 
chanter. 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  3I 

Las  de  cette  solitude,  il  rechercha  un  de  ses 
anciens  camarades  nommé  Baptiste  Martinon;  et 
il  le  découvrit  dans  une  pension  bourgeoise  de  la 
rue  Saint-Jacques,  bûchant  sa  procédure,  devant 
un  feu  de  charbon  de  terre. 

En  face  de  lui,  une  femme  en  robe  d'indienne 
reprisait  des  chaussettes. 

Martinon  était  ce  qu'on  appelle  un  fort  bel 
homme  :  grand,  joufHu,  la  physionomie  régu- 
lière et  des  yeux  bleuâtres  à  fîeur  de  tête;  son 
père,  un  gros  cuhivateur,  le  destinait  à  la  magis- 
trature, et,  voulant  déjà  paraître  sérieux,  il  por- 
tait sa  barbe  taillée  en  coHier. 

Comme  les  ennuis  de  Frédéric  n'avaient  point 
de  cause  raisonnable  et  qu'il  ne  pouvait  arguer 
d'aucun  malheur,  Martinon  ne  comprit  rien  à  ses 
lamentations  sur  l'existence.  Lui,  il  allait  tous  les 
matins  à  l'Ecole,  se  promenait  ensuite  dans  le 
Luxembourg,  prenait  le  soir  sa  demi-tasse  au  café, 
et,  avec  quinze  cents  francs  par  an  et  l'amour  de 
cette  ouvrière,  il  se  trouvait  parfaitement  heu- 
reux. 

«Quel  bonheur!»  exclama  intérieurement  Fré- 
déric. 

Il  avait  fait  à  l'Ecole  une  autre  connaissance, 
celle  de  M.  de  Cisy,  enfant  de  grande  famille  et 
qui  semblait  une  demoiselle,  à  la  gentillesse  de 
ses  manières. 

M.  de  Cisy  s'occupait  de  dessin,  aimait  le  go- 
thique. Plusieurs  fois  ils  allèrent  ensemble  admirer 
la  Sainte -Chapelle  et  Notre-Dame.  Mais  la  dis- 
tinction du  jeune  patricien  recouvrait  une  intelli- 
gence des  plus  pauvres.  Tout  le  surprenait;  il 
riait  beaucoup  à  la  moindre  plaisanterie,  et  mon- 


32  L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 

trait  une  ingénuité  si  complète,  que  Frédéric  le 
prit  d*abord  pour  un  farceur,  et  finalement  le  con- 
sidéra comme  un  nigaud. 

Les  épanchements  n'étaient  donc  possibles  avec 
personne  et  il  attendait  toujours  l'invitation  des 
Dambreuse. 

Au  jour  de  Fan,  il  leur  envoya  des  cartes  de 
visite,  mais  il  n'en  reçut  aucune. 

II  était  retourné  à  Y  Art  industriel. 

II  y  retourna  une  troisième  fois,  et  il  vit  enfin 
Arnoux  qui  se  disputait  au  milieu  de  cinq  à  six 
personnes  et  répondit  à  peine  à  son  salut;  Fré- 
déric en  fut  blessé.  II  n'en  chercha  pas  moins 
comment  parvenir  jusqu'à  elle. 

II  eut  d  abord  l'idée  de  se  présenter  souvent, 
pour  marchander  des  tableaux.  Puis  il  songea  à 
glisser  dans  la  boîte  du  journal  quelques  articles 
«très  forts»,  ce  qui  amènerait  des  relations.  Peut- 
être  valait-il  mieux  courir  droit  au  but,  déclarer 
son  amour?  Alors  il  composa  une  lettre  de 
douze  pages,  pleine  de  mouvements  lyriques  et 
d'apostrophes;  mais  il  la  déchira,  et  ne  fit  rien, 
ne  tenta  rien,  immobilisé  par  la  peur  de  l'in- 
succès. 

Au-dessus  de  la  boutique  d' Arnoux,  il  y  avait 
au  premier  étage  trois  fenêtres,  éclairées  chaque 
soir.  Des  ombres  circulaient  par  derrière,  une 
surtout,  c'était  la  sienne;  et  il  se  dérangeait  de  très 
loin  pour  regarder  ces  fenêtres  et  contempler  cette 
ombre. 

Une  négresse,  qu'il  croisa  un  jour  dans  les 
Tuileries,  tenant  une  petite  fille  par  la  main,  lui 
rappela  la  négresse  de  M"*"  Arnoux.  Elle  devait 
y  venir  comme  les  autres;  toutes  les  fois  qu'il 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  ^^ 

traversait  les  Tuileries,  son  cœur  battait,  espé- 
rant la  rencontrer.  Les  jours  de  soleil,  il  conti- 
nuait sa  promenade  jusqu'au  bout  des  Champs- 
Eljsées. 

Des  femmes,  nonchalamment  assises  dans  des 
calèches,  et  dont  les  voiles  flottaient  au  vent,  dé- 
filaient près  de  lui,  au  pas  ferme  de  leurs  che- 
vaux, avec  un  balancement  insensible  qui  faisait 
craquer  les  cuirs  vernis.  Les  voitures  devenaient 
plus  nombreuses,  et,  se  ralentissant  à  partir  du 
Kond- Point,  elles  occupaient  toute  la  voie.  Les 
crinières  étaient  près  des  crinières,  les  lanternes 
près  des  lanternes;  les  étriers  d'acier,  les  gour- 
mettes d'argent,  les  boucles  de  cuivre,  jetaient 
çà  et  là  des  points  lumineux  entré  les  culottes 
courtes,  les  gants  blancs,  et  les  fourrures  qui  re- 
tombaient sur  le  blason  des  portières.  Il  se  sentait 
comme  perdu  dans  un  monde  lointain.  Ses  yeux 
erraient  sur  les  têtes  féminines;  et  de  vagues  res- 
semblances amenaient  à  sa  mémoire  M""'  Arnoux. 
11  se  la  figurait,  au  milieu  des  autres,  dans  un  de 
ces  petits  coupés,  pareils  au  coupé  de  M""^  Dam- 
breuse.  Mais  le  soleil  se  couchait,  et  le  vent  froid 
soulevait  des  tourbillons  de  poussière.  Les  cochers 
baissaient  le  menton  dans  leurs  cravates,  les  roues 
se  mettaient  à  tourner  plus  vite,  le  macadam  grin- 
çait; et  tous  les  équipages  descendaient  au  grand 
trot  la  longue  avenue,  en  se  frôlant,  se  dépassant, 
s'écartant  les  uns  des  autres,  puis,  sur  la  place  de 
la  Concorde,  se  dispersaient.  Derrière  les  Tuile- 
ries, le  ciel  prenait  la  teinte  des  ardoises.  Les 
arbres  du  jardin  formaient  deux  masses  énormes, 
violacées  par  le  sommet.  Les  becs  de  gaz  s'allu- 
maient;   et   la   Seine,  verdâtre   dans   toute    son 


34  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

étendue,  se  déchirait  en  moires  d'argent  contre  les 
piles  des  ponts. 

II  allait  dîner,  moyennant  quarante-trois  sols  le 
cachet,  dans  un  restaurant,  rue  de  la  Harpe. 

II  regardait  avec  dédain  le  vieux  comptoir 
d'acajou,  les  serviettes  tachées,  l'argenterie  cras- 
seuse et  les  chapeaux  suspendus  contre  la  mu- 
raille. Ceux  qui  l'entouraient  étaient  des  étudiants 
comme  lui.  Ils  causaient  de  leurs  professeurs,  de 
leurs  maîtresses.  II  s'inquiétait  bien  des  profes- 
seurs I  Est-ce  qu'il  avait  une  maîtresse  !  Pour  éviter 
leurs  joies,  il  arrivait  le  plus  tard  possible.  Des 
restes  de  nourriture  couvraient  toutes  les  tables. 
Les  deux  garçons,  fatigués,  dormaient  dans  des 
coins,  et  une  odeur  de  cuisine,  de  quinquet  et  de 
tabac  emplissait  la  salle  déserte. 

Puis  il  remontait  lentement  les  rues.  Les  réver- 
bères se  balançaient,  en  faisant  trembler  sur  la 
boue  de  longs  reflets  jaunâtres.  Des  ombres  glis- 
saient au  bord  des  trottoirs,  avec  des  parapluies. 
Le  pavé  était  gras,  la  brume  tombait,  et  il  lui 
semblait  que  les  ténèbres  humides,  l'enveloppant, 
descendaient  indéfiniment  dans  son  cœur. 

Un  remords  le  prit.  Il  retourna  aux  cours.  Mais 
comme  il  ne  connaissait  rien  aux  matières  éluci- 
dées, des  choses  très  simples  l'embarrassèrent. 

II  se  mit  à  écrire  un  roman  intitulé  :  Sylvio,  le 
fils  du  pêcheur.  La  chose  se  passait  à  Venise.  Le 
héros,  c'était  lui-même;  l'héroïne,  M"^  Arnoux. 
Elle  s'appelait  Antonia;  et,  pour  l'avoir,  il  assassi- 
nait plusieurs  gentilshommes,  brûlait  une  partie 
de  la  ville  et  chantait  sous  son  balcon,  oii  palpi- 
taient à  la  brise  les  rideaux  en  damas  rouge  du 
boulevard   Montmartre.  Les   réminiscences   trop 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  3  5 

nombreuses  dont  il  s'aperçut  le  découragèrent; 
il  n'alla  pas  plus  loin,  et  son  désœuvrement  re- 
doubla. 

Alors,  il  supplia  Deslauriers  de  venir  partager 
sa  chambre.  Ils  s'arrangeraient  pour  vivre  avec  ses 
deux  mille  francs  de  pension  ;  tout  valait  mieux 
que  cette  existence  intolérable.  Deslauriers  ne 
pouvait  encore  quitter  Troyes.  Il  l'engageait  à  se 
distraire,  et  à  fréquenter  Sénécal. 

Sénécal  était  un  répétiteur  de  mathématiques, 
homme  de  forte  tête  et  de  convictions  républi- 
caines, un  futur  Saint-Just,  disait  le  clerc.  Frédéric 
avait  monté  trois  fois  ses  cinq  étages  sans  en  re- 
cevoir aucune  visite.  II  n'y  retourna  plus. 

II  voulut  s'amuser.  II  se  rendit  aux  bals  de 
l'Opéra.  Ces  gaietés  tumultueuses  le  glaçaient  dès 
la  porte.  D'ailleurs,  il  était  retenu  par  la  crainte 
d'un  affront  pécuniaire,  s'imaginant  qu'un  souper 
avec  un  domino  entraînait  à  des  frais  considé- 
rables, était  aucune  grosse  aventure. 

II  lui  semblait,  cependant,  qu'on  devait  l'aimer. 
Quelquefois,  il  se  réveillait  le  cœur  plein  d'espé- 
rance, s'habillait  soigneusement  comme  pour  un 
rendez-vous,  et  il  faisait  dans  Paris  des  courses 
interminables.  A  chaque  femme  qui  marchait  de- 
vant lui,  ou  qui  s'avançait  à  sa  rencontre,  il  se 
disait  :  «La  voilà!»  C'était  chaque  fois  une  dé- 
ception nouvelle.  L'idée  de  M""*  Arnoux  fortifiait 
ces  convoitises.  II  la  trouverait  peut-être  sur  son 
chemin;  et  il  imaginait,  pour  l'aborder,  des  com- 
plications du  hasard,  des  périls  extraordinaires 
dont  il  la  sauverait. 

Ainsi  les  jours  s'écoulaient,  dans  la  répétition 
des  mêmes  ennuis  et  des  habitudes  contractées. 


^6  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

II  feuilletait  des  brochures  sous  les  arcades  de 
rOdéon,  allait  lire  la  Revue  des  Deux  Mondes*  au 
café,  entrait  dans  une  salle  du  Collège  de  France, 
écoutait  pendant  une  heure  une  leçon  de  chinois 
ou  d'économie  politique.  Toutes  les  semaines, 
il  écrivait  longuement  à  Deslauriers,  dînait  de 
temps  en  temps  avec  Martinon,  voyait  quelque- 
fois M.  de  Cisy. 

II  loua  un  piano,  et  composa  des  valses  alle- 
mandes. 

Un  soir,  au  théâtre  du  Palais-Royal ^  il  aperçut, 
dans  une  loge  d'avant-scène,  Arnoux  près  d'une 
femme.  Etait-ce  elle?  L'écran  de  tafFetas  vert,  tiré 
au  bord  de  la  loge,  masquait  son  visage.  Enfin  la 
toile  se  leva;  l'écran  s'abattit.  C'était  une  longue 
personne,  de  trente  ans  environ,  fanée,  et  dont 
les  grosses  lèvres  découvraient,  en  riant,  des  dents 
splendides.  Elle  causait  familièrement  avec  Ar- 
noux et  lui  donnait  des  coups  d'éventail  sur  les 
doigts.  Puis  une  jeune  fille  blonde,  les  paupières 
un  peu  rouges  comme  si  elle  venait  de  pleurer, 
s'assit  entre  eux.  Arnoux  resta  dès  lors  à  demi 
penché  sur  son  épaule,  en  lui  tenant  des  discours 
qu'elle  écoutait  sans  répondre.  Frédéric  s'ingé- 
niait à  découvrir  la  condition  de  ces  femmes,  mo- 
destement habillées  de  robes  sombres,  à  cols  plats 
rabattus. 

A  la  fin  du  spectacle,  il  se  précipita  dans  les 
couloirs.  La  foule  les  remplissait.  Arnoux,  devant 
lui,  descendait  l'escalier,  marche  à  marche,  don- 
nant le  bras  aux  deux  femmes. 

Tout  à  coup,  un  bec  de  gaz  l'éclaira.  II  avait 
un  crêpe  à  son  chapeau.  Elle  était  morte,  peut- 
être  ?  (iette  idée  tourmenta  Frédéric  si  fortement, 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  -^J 

qu*il  courut  le  lendemain  à   XArt  industriel,   et, 
payant  vite  une  des  gravures  étalées  devant   la 
montre,  il  demanda  au  garçon  de  boutique  com- 
ment se  portait  M.  Arnoux. 
Le  garçon  répondit  : 

—  Mais  très  bien  ! 
Frédéric  ajouta  en  pâlissant  : 

—  Et  Madame  ? 

—  Madame ,  aussi  ! 

Frédéric  oublia  d'emporter  sa  gravure. 

L'hiver  se  termina.  Il  fut  moins  triste  au  prin- 
temps, se  mit  à  préparer  son  examen,  et,  l'ayant 
subi  d'une  façon  médiocre,  partit  ensuite  pour 
Nogent. 

Il  n'alla  point  àTroyes  voir  son  ami,  afin  d'évi- 
ter les  observations  de  sa  mère.  Puis,  à  la  rentrée, 
il  abandonna  son  logement  et  prit,  sur  le  quai 
Napoléon,  deux  pièces,  qu'il  meubla.  L'espoir 
d'une  invitation  chez  les  Dambreuse  l'avait  quitté  ; 
sa  grande  passion  pour  M™"  Arnoux  commençait 
à  s'éteindre. 


IV 


UN  matin  du  mois  de  décembre,  en  se  ren- 
dant au  cours  de  procédure,  il  crut  remar- 
quer dans  la  rue  Saint- Jacques  plus  d'ani- 
mation qu'à  l'ordinaire.  Les  étudiants  sortaient 
précipitamment  des  cafés,  ou,  par  les  fenêtres 
ouvertes,  ils  s'appelaient  d'une  maison  à  l'autre; 
les  boutiquiers,  au  milieu  du  trottoir,  regardaient 
d'un  air  inquiet;  les  volets  se  fermaient;  et,  quand 
il  arriva  dans  la  rue  Soufflot,  il  aperçut  un  grand 
rassemblement  autour  du  Panthéon. 

Des  jeunes  gens,  par  bandes  inégales  de  cinq 
à  douze,  se  promenaient  en  se  donnant  le  bras  et 
abordaient  les  groupes  plus  considérables  qui  sta- 
tionnaient çà  et  là;  au  fond  de  la  place,  contre  les 
grilles,  des  hommes  en  blouse  péroraient,  tandis 
que,  le  tricorne  sur  l'oreille  et  les  mains  derrière 
le  dos,  des  sergents  de  ville  erraient  le  long  des 
murs,  en  faisant  sonner  les  dalles  sous  leurs  fortes 
bottes. Tous  avaient  un  air  mystérieux,  ébahi;  on 
attendait  quelque  chose  évidemment;  chacun  re- 
tenait au  bord  des  lèvres  une  interrogation. 

Frédéric  se  trouvait  auprès  d'un  jeune  homme 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  39 

blond,  à  figure  avenante,  et  portant  moustache  et 
barbiche  comme  un  raffiné  du  temps  de  Louis  XIII. 
II  lui  demanda  la  cause  du  désordre. 

—  Je  n'en  sais  rien,  reprit  l'autre,  ni  eux  non 
plus!  C'est  leur  mode  à  présent!  quelle  bonne 
farce  ! 

Et  il  éclata  de  rire. 

Les  pétitions  pour  la  Réforme  *,  que  l'on  faisait 
signer  dans  la  garde  nationale,  jointes  au  recen- 
sement Humann*,  d'autres  événements  encore 
amenaient  depuis  six  mois,  dans  Paris,  d'inexpli- 
cables attroupements  ;  et  même  ils  se  renouvelaient 
si  souvent,  que  les  journaux  n'en  parlaient  plus. 

—  Cela  manque  de  galbe  et  de  couleur,  con- 
tinua le  voisin  de  Frédéric.  le  cuyde,  messire,  que 
nous  avons  dégénéré  !  A  la  bonne  époque  de  Lojs 
onzième,  voire  de  Benjamin  Constant,  il  y  avait 
plus  de  mutinerie  parmi  les  escholiers.  le  les 
treuve  pacifiques  comme  moutons,  bêtes  comme 
cornichons,  et  idoines  à  estre  épiciers,  Pasque- 
Dieu  !  Et  voilà  ce  qu'on  appelle  la  Jeunesse  des 
écoles  ! 

II  écarta  les  bras,  largement,  comme  Frederick 
Lemaître  dans  Robert  Macaire. 

—  Jeunesse  des  écoles,  je  te  bénis! 

Ensuite,  apostrophant  un  chiffonnier,  qui  re- 
muait des  écailles  d'huîtres  contre  la  borne  d'un 
marchand  de  vin  : 

—  En  fais -tu  partie,  toi,  de  la  Jeunesse  des 
écoles? 

Le  vieillard  releva  une  face  hideuse  où  l'on  dis- 
tinguait, au  milieu  d'une  barbe  grise,  un  nez 
rouge,  et  deux  yeux  avinés  stupides. 

—  Non  I  tu  me  parais  plutôt  un  de  ces  bommes  à 


4o  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

figure  patibulaire  que  l'on  voit,  dans  divers  groupes, 
semant  l'or  à  pleines  mains, ,  ,  Oh!  sème,  mon  pa- 
triarche, sème!  Corromps-moi  avec  les  trésors 
d'Albion  !  Areyou  Englisb  ?  Je  ne  repousse  pas  les 
présents  d'Artaxercès  !  Causons  un  peu  de  l'union 
douanière. 

Frédéric  sentit  quelqu'un  lui  toucher  à  Tépaule  ; 
il  se  retourna.  C'était  Martinon,  prodigieusement 
pâle. 

—  Eh  bien!  fit- il  en  poussant  un  gros  soupir, 
encore  une  émeute! 

II  avait  peur  d'être  compromis,  se  lamentait. 
Des  hommes  en  blouse,  surtout,  l'inquiétaient, 
comme  appartenant  à  des  sociétés  secrètes  *. 

—  Est-ce  qu'il  y  a  des  sociétés  secrètes?  dit 
le  jeune  homme  à  moustaches.  C'est  une  vieille 
blague  du  Gouvernement,  pour  épouvanter  les 
bourgeois  ! 

Martinon  l'engagea  à  parler  plus  bas,  dans  la 
crainte  de  la  police. 

—  Vous  croyez  encore  à  la  police,  vous?  Au 
fait,  que  savez- vous,  monsieur,  si  je  ne  suis  pas 
moi-même  un  mouchard? 

Et  il  le  regarda  d'une  telle  manière,  que  Mar- 
tinon, fort  ému,  ne  comprit  point  d'abord  la 
plaisanterie.  La  foule  les  poussait,  et  ils  avaient  été 
forcés,  tous  les  trois,  de  se  mettre  sur  le  petit 
escalier  conduisant,  par  un  couloir,  dans  le  nouvel 
amphithéâtre. 

Bientôt  la  multitude  se  fendit  d'elle-même  ;  plu- 
sieurs têtes  se  découvrirent;  on  saluait  l'illustre 
professeur  Samuel  Rondelot,  qui,  enveloppé  de 
sa  grosse  redingote,  levant  en  l'air  ses  lunettes 
d'argent  et  soufflant  de  son  asthme,  s'avançait  à 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  4^ 

pas  tranquilles,  pour  faire  son  cours.  Cet  homme 
était  une  des  gloires  judiciaires  du  xix''  siècle,  le 
rival  des  Zacharise,  des  Ruhdorff.  Sa  dignité  nou- 
velle de  pair  de  France  n'avait  modifié  en  rien  ses 
allures.  On  le  savait  pauvre,  et  un  grand  respect 
l'entourait. 

Cependant,  du  fond  de  la  place,  quelques-uns 
crièrent  : 

—  A  bas  Guizot  ! 

—  A  bas  Pritchard  *  ! 

—  A  bas  les  vendus  ! 

—  A  bas  Louis-Philippe  ! 

La  foule  oscilla,  et,  se  pressant  contre  la  porte 
de  la  cour  qui  était  fermée,  elle  empêchait  le  pro- 
fesseur d'aller  plus  loin.  11  s'arrêta  devant  l'esca- 
lier. On  l'aperçut  bientôt  sur  la  dernière  des  trois 
marches.  Il  parla;  un  bourdonnement  couvrit  sa 
voix.  Bien  qu'on  l'aimât  tout  à  l'heure,  on  le  haïs- 
sait maintenant,  car  il  représentait  l'Autorité. 
Chaque  fois  qu'il  essayait  de  se  faire  entendre,  les 
cris  recommençaient.  Il  fit  un  grand  geste  pour 
engager  les  étudiants  à  le  suivre.  Une  vocifération 
universelle  lui  répondit.  11  haussa  les  épaules  dé- 
daigneusement et  s'enfonça  dans  le  couloir.  Mar- 
tinon  avait  profité  de  sa  place  pour  disparaître  en 
même  temps. 

—  Quel  lâche  !  dit  Frédéric. 

—  11  est  prudent  !  reprit  l'autre. 

La  foule  éclata  en  applaudissements.  Cette  re- 
traite du  professeur  devenait  une  victoire  pour 
elle.  A  toutes  les  fenêtres,  des  curieux  regar- 
daient. Quelques-uns  entonnaient  la  Marseillaise; 
d'autres  proposaient  d'aller  chez  Déranger  *. 

—  Chez  Laffitte  *  ! 


42  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

—  Chez  Chateaubriand*! 

—  Chez  Voltaire  !  hurla  le  jeune  homme  à 
moustaches  blondes. 

Les  sergents  de  ville  tâchaient  de  circuler,  en 
disant  le  plus  doucement  qu'ils  pouvaient  : 

—  Partez,  messieurs,  partez,  retirez-vous I 
Quelqu'un  cria  : 

—  A  bas  les  assommeurs  ! 

C'était  une  injure  usuelle  depuis  les  troubles 
du  mois  de  septembre  *.  Tous  la  répétèrent.  On 
huait,  on  sifflait  les  gardiens  de  l'ordre  pubhc;  ils 
commençaient  à  pâhr;  un  d'eux  n'y  résista  plus, 
et,  avisant  un  petit  jeune  homme  qui  s'approchait 
de  trop  près,  en  lui  riant  au  nez,  il  le  repoussa  si 
rudement  qu'il  le  fit  tomber  cinq  pas  plus  loin, 
sur  le  dos,  devant  la  boutique  du  marchand  de 
vin.  Tous  s'écartèrent;  mais  presque  aussitôt  il 
roula  lui-même,  terrassé  par  une  sorte  d'Hercule 
dont  la  chevelure,  telle  qu'un  paquet  d'étoupes, 
débordait  sous  une  casquette  en  toile  cirée. 

Arrêté  depuis  quelques  minutes  au  coin  de  la 
rue  Saint- Jacques,  il  avait  lâché  bien  vite  un  large 
carton,  qu'il  portait,  pour  bondir  vers  le  sergent 
de  ville  et,  le  tenant  renversé  sous  lui,  il  labou- 
rait sa  face  à  grands  coups  de  poing.  Les  autres 
sergents  accoururent.  Le  terrible  garçon  était  si 
fort,  qu'il  en  fallut  quatre,  au  moins,  pour  le 
dompter.  Deux  le  secouaient  par  le  collet,  deux 
autres  le  tiraient  par  les  bras,  un  cinquième  lui 
donnait,  avec  le  genou,  des  bourrades  dans  les 
reins,  et  tous  l'appelaient  brigand,  assassin,  émeu- 
tier.  La  poitrine  nue  et  les  vêtements  en  lambeaux, 
il  protestait  de  son  innocence;  il  n'avait  pu,  de 
sang- froid,  voir  battre  un  enfant. 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  43 

—  Je  m'appelle  Dussardierl  chez  MM.  Valin- 
çart  frères,  dentelles  et  nouveautés,  rue  de  Cléry. 
Où  est  mon  carton  ?  Je  veux  mon  carton  ! 

II  répétait  : 

—  Dussardier  ! . . .  rue  de  Cléry.  Mon  carton  ! 
II  s'apaisa  pourtant,   et,  d'un  air  stoïque,  se 

laissa  conduire  vers  le  poste  de  la  rue  Descartes. 
Un  flot  de  monde  le  suivit.  Frédéric  et  le  jeune 
homme  à  moustaches  marchaient  immédiatement 
par  derrière,  pleins  d'admiration  pour  le  commis 
et  révoltés  contre  la  violence  du  Pouvoir. 

A  mesure  que  l'on  avançait,  la  foule  devenait 
moins  grosse. 

Les  sergents  de  ville,  de  temps  à  autre,  se  re- 
tournaient d'un  air  féroce  ;  et  les  tapageurs  n'ayant 
plus  rien  à  faire,  les  curieux  rien  à  voir,  tous  s'en 
allaient  peu  à  peu.  Des  passants,  que  l'on  croisait, 
considéraient  Dussardier  et  se  livraient  tout  haut 
à  des  commentaires  outrageants.Une  vieille  femme, 
sur  sa  porte,  s'écria  même  qu'il  avait  volé  un  pain  ; 
cette  injustice  augmenta  l'irritation  des  deux  amis. 
Enfin  on  arriva  devant  le  corps  de  garde.  Il  ne 
restait  qu'une  vingtaine  de  personnes.  La  vue  des 
soldats  suffît  pour  les  disperser. 

Frédéric  et  son  camarade  réclamèrent,  hardi- 
ment, celui  qu'on  venait  de  mettre  en  prison.  Le 
factionnaire  les  menaça,  s'ils  insistaient,  de  les  y 

I fourrer  eux-mêmes.  Ils  demandèrent  le  chef  du 
poste,  et  déclinèrent  leur  nom  avec  leur  qualité 
d'élèves  en  droit,  affirmant  que  le  prisonnier  était 
leur  condisciple. 
On  les  fit  entrer  dans  une  pièce  toute  nue,  où 
quatre  bancs  s'allongeaient  contre  les  murs  de 


44  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

Alors  parut  le  robuste  visage  de  Dussardier, 
qui,  dans  lé  désordre  de  sa  chevelure,  avec  ses 
petits  yeux  francs  et  son  nez  carré  du  bout, 
rappelait  confusément  la  physionomie  d'un  bon 
chien. 

—  Tu  ne  nous  reconnais  pas?  dit  Hussonnet. 
C'était  le  nom  du  jeune  homme  à  moustaches. 

—  Mais. . .,  balbutia  Dussardier. 

—  Ne  fais  donc  plus  l'imbécile,  reprit  l'autre; 
on  sait  que  tu  es,  comme  nous,  élève  en  droit. 

Malgré  leurs  clignements  de  paupières,  Dus- 
sardier ne  devinait  rien.  II  parut  se  recueillir,  puis 
tout  à  coup  : 

—  A-t-on  trouvé  mon  carton? 

Frédéric  leva  les  yeux,  découragé.  Hussonnet 
répliqua  : 

—  Ah!  ton  carton,  oii  tu  mets  tes  notes  de 
cours?  Oui,  oui!  rassure-toi! 

Ils  redoublaient  leur  pantomime.  Dussardier 
comprit  enfin  qu'ils  venaient  pour  le  servir  ;  et  i 
se  tut,  craignant  de  les  compromettre.  D'ailleurs, 
il  éprouvait  une  sorte  de  honte  en  se  voyant  haussé 
au  rang  social  d'étudiant  et  le  pareil  de  ces  jeunes 
hommes  qui  avaient  des  mains  si  blanches. 

—  Veux-tu  faire  dire  quelque  chose  à  quel- 
qu'un ?  demanda  Frédéric. 

—  Non,  merci,  à  personne! 

—  Mais  ta  famille? 

II  baissa  la  tête  sans  répondre  ;  le  pauvre  garçon 
était  bâtard.  Les  deux  amis  restaient  étonnés  de 
son  silence. 

—  As -tu  de  quoi  fumer?  reprit  Frédéric. 

II  se  palpa,  puis  retira  du  fond  de  sa  poche  les 
débris  d'une  pipe,  une  belle  pipe  en  écume  de 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  4  5 

mer,  avec  un  tuyau  en  bois  noir,  un  couvercle 
d'argent  et  un  bout  d'ambre. 

Depuis  trois  ans,  il  travaillait  à  en  faire  un  chef- 
d'œuvre.  II  avait  eu  soin  d'en  tenir  le  fourneau 
constamment  serré  dans  une  gaine  de  chamois,  de 
la  fumer  le  plus  lentement  possible,  sans  jamais 
la  poser  sur  du  marbre,  et,  chaque  soir,  de  la 
suspendre  au  chevet  de  son  lit.  A  présent,  il  en  se- 
couait les  morceaux  dans  sa  main  dont  les  ongles 
saignaient;  et,  le  menton  sur  la  poitrine,  les  pru- 
nelles fixes,  béant,  il  contemplait  ces  ruines  de  sa 
joie  avec  un  regard  d'une  ineffable  tristesse. 

—  Si  nous  lui  donnions  des  cigares,  hein  ?  dit  tout 
bas  Hussonnet,  en  faisant  le  geste  d'en  atteindre. 

Frédéric  avait  déjà  posé,  au  bord  du  guichet, 
un  porte-cigares  rempli. 

—  Prends  donc!  Adieu,  bon  courage! 

Dussardier  se  jeta  sur  les  deux  mains  qui  s'avan- 
çaient. II  les  serrait  frénétiquement,  la  voix  entre- 
coupée par  des  sanglots. 

—  Comment  ? ...  à  moi  ! ...  à  moi  ! . . . 

Les  deux  amis  se  dérobèrent  à  sa  reconnais- 
sance, sortirent,  et  allèrent  déjeuner  ensemble  au 
café  Tabourey,  devant  le  Luxembourg. 

Tout  en  séparant  le  beef steak,  Hussonnet 
apprit  à  son  compagnon  qu'il  travaillait  dans  des 
journaux  de  modes  et  fabriquait  des  réclames 
pour  l'Art  industriel, 

—  Chez  Jacques  Arnoux,  dit  Frédéric. 

—  Vous  le  connaissez? 

—  Oui!  non!...  C'est-à-dire  je  l'ai  vu,  je  Faî 
rencontré. 

II  demanda  négligemment  à  Hussonnet  s'il 
voyait  quelquefois  sa  femme. 


46  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

—  De  temps  à  autre,  reprit  le  bohème. 
Frédéric  n*osa   poursuivre    ses   questions;  cet 

homme  venait  de  prendre  une  place  démesurée 
dans  sa  vie;  il  paya  la  note  du  déjeuner,  sans  qu'il 
y  eût  de  la  part  de  l'autre  aucune  protestation. 

La  sympathie  était  mutuelle;  ils  échangèrent 
leurs  adresses,  et  Hussonnet  l'invita  cordialement 
à  l'accompagner  jusqu'à  la  rue  de  Fleurus. 

Ils  étaient  au  milieu  du  jardin  quand  l'employé 
d'Arnoux,  retenant  son  haleine,  contourna  son 
visage  dans  une  grimace  abominable,  et  se  mit  à 
faire  le  coq.  Alors  tous  les  coqs  qu'il  y  avait  aux 
environs  lui  répondirent  par  des  cocoricos  pro- 
longés. 

—  C'est  un  signal,  dit  Hussonnet. 

Ils  s'arrêtèrent  près  du  théâtre  Bobino,  devant 
une  maison  oii  l'on  pénétrait  par  une  allée.  Dans 
la  lucarne  d'un  grenier,  entre  des  capucines  et  des 
pois  de  senteur,  une  jeune  femme  se  montra,  nu- 
tête,  en  corset,  et  appuyant  ses  deux  bras  contre 
le  bord  de  la  gouttière. 

—  Bonjour,  mon  ange,  bonjour,  bibiche,  fit 
Hussonnet,  en  lui  envoyant  des  baisers. 

II  ouvrit  la  barrière  d'un  coup  de  pied,  et  dis- 
parut. 

Frédéric  l'attendit  toute  la  semaine.  II  n'osait 
aller  chez  lui,  pour  n'avoir  point  l'air  impatient 
de  se  faire  rendre  à  déjeuner;  mais  il  le  chercha 
par  tout  le  quartier  latin.  II  le  rencontra  un  soir, 
et  l'emmena  dans  sa  chambre  sur  le  quai  Napo- 
léon. 

La  causerie  fut  longue;  ils  s'épanchèrent.  Hus- 
sonnet ambitionnait  la  gloire  et  les  profits  du 
théâtre.  Il  collaborait  à  des  vaudevilles  non  reçus, 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  /^J 

avait  des  masses  de  plans,  tournait  le  couplet;  il 
en  chanta  quelques-uns.  Puis,  remarquant  dans 
l'étagère  un  volume  de  Hugo  et  un  autre  de  La- 
martine, il  se  répandit  en  sarcasmes  sur  Técole 
romantique.  Ces  poètes-là  n'avaient  ni  bon  sens 
ni  correction,  et  n'étaient  pas  Français,  surtout! 
Il  se  vantait  de  savoir  sa  langue  et  épluchait  les 
phrases  les  plus  belles  avec  cette  sévérité  har- 
gneuse, ce  goût  académique  qui  distinguent  les 
personnes  d'humeur  folâtre  quand  elles  abordent 
l'art  sérieux. 

Frédéric  fut  blessé  dans  ses  prédilections;  il 
avait  envie  de  rompre.  Pourquoi  ne  pas  hasarder, 
tout  de  suite,  le  mot  d'oii  son  bonheur  dépen- 
dait? II  demanda  au  garçon  de  lettres  s'il  pouvait 
le  présenter  chez  Arnoux. 

La  chose  était  facile,  et  ils  convinrent  du  jour 
suivant. 

Hussonnet  manqua  le  rendez-vous  ;  il  en  man- 
qua trois  autres.  Un  samedi,  vers  quatre  heures, 
il  apparut.  Mais,  profitant  de  la  voiture,  il  s'arrêta 
d'abord  au  Théâtre- Français  pour  avoir  un  cou- 
pon de  loge;  il  se  fit  descendre  chez  un  tailleur, 
chez  une  couturière;  il  écrivait  des  billets  chez  les 
concierges.  Enfin  ils  arrivèrent  boulevard  Mont- 
martre. Frédéric  traversa  la  boutique,  monta 
l'escalier.  Arnoux  le  reconnut  dans  la  glace  pla- 

Icée  devant  son  bureau;  et,  tout  en  continuant  à 
écrire,  lui  tendit  la  main  par-dessus  l'épaule. 
Cinq  ou  six  personnes,  debout,  emplissaient 
l'appartement  étroit,  qu'éclairait  une  seule  fenêtre 
donnant  sur  la  cour;  un  canapé  en  damas  de  laine 
brune  occupait  au  fond  l'intérieur  d'une  alcôve. 


48  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

cheminée  couverte  de  paperasses,  il  y  avait  une 
Vénus  en  bronze;  deux  candélabres,  garnis  de 
bougies  roses,  la  flanquaient  parallèlement.  A 
droite,  près  d'un  cartonnier,  un  homme  dans  un 
fauteuil  hsait  le  journal,  en  gardant  son  chapeau 
sur  sa  tête;  les  murailles  disparaissaient  sous  des 
estampes  et  des  tableaux,  gravures  précieuses  ou 
esquisses  de  maîtres  contemporains,  ornées  de 
dédicaces  qui  témoignaient  pour  Jacques  Arnoux 
de  TafFection  la  plus  sincère. 

—  Cela  va  toujours  bien  ?  fit-il  en  se  tournant 
vers  Frédéric. 

Et,  sans  attendre  sa  réponse,  il  demanda  bas  à 
Hussonnet. 

—  Comment  Tappelez-vous,  votre  ami? 
Puis  tout  haut  : 

—  Prenez  donc  un  cigare,  sur  le  cartonnier, 
dans  la  boîte. 

L'Arf  industriel f  posé  au  point  central  de  Paris, 
était  un  heu  de  rendez-vous  commode,  un  terrain 
neutre  où  les  rivahtés  se  coudoyaient  famihère- 
ment.  On  j  voyait,  ce  jour-là,  Anténor  Braive,  le 
portraitiste  des  rois;  Jules  Burrieu,  qui  commen- 
çait à  populariser  par  ses  dessins  les  guerres  d'Al- 
gérie; le  caricaturiste  Sombaz,  le  sculpteur  Vour- 
dat,  d'autres  encore,  et  aucun  ne  répondait  aux 
préjugés  de  l'étudiant.  Leurs  manières  étaient 
simples,  leurs  propos  hbres.  Le  mystique  Lova- 
rias  débita  un  conte  obscène;  et  l'inventeur  du 
paysage  oriental,  le  fameux  Dittmer,  portait  une 
camisole  de  tricot  sous  son  gilet,  et  prit  l'omnibus 
pour  s'en  retourner. 

II  fut  d'abord  question  d'une  nommée  Apol- 
lonie,  un  ancien  modèle,  que  Burrieu  prétendait 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  4^ 

avoir  reconnue  sur  le  bouievard,  dans  une  dau- 
mont.  Hussonnet  expliqua  cette  métamorphose 
par  la  série  de  ses  entreteneurs. 

—  Comme  ce  gaillard-Ià  connaît  les  filles  de 
Paris!  ditArnoux. 

—  Après  vous,  s'il  en  reste,  sire,  répliqua  le 
bohème,  avec  un  salut  mihtaire,  pour  imiter  le  gre- 
nadier offrant  sa  gourde  à  Napoléon. 

Puis  on  discuta  quelques  toiles,  oii  la  tête 
d'ApoIIonie  avait  servi.  Les  confrères  absents  fu- 
rent critiqués.  On  s'étonnait  du  prix  de  leurs 
œuvres;  et  tous  se  plaignaient  de  ne  point  gagner 
suffisamment,  lorsque  entra  un  homme  de  taille 
moyenne,  l'habit  fermé  par  un  seul  bouton,  les 
yeux  vifs,  l'air  un  peu  fou. 

—  Quel  tas  de  bourgeois  vous  êtes!  dit- il. 
Qu'est-ce  que  cela  fait,  miséricorde!  Les  vieux 
qui  confectionnaient  des  chefs-d'œuvre  ne  s'in- 
quiétaient pas  du  milhon,  Corrège,  Murillo... 

—  Ajoutez  Pellerin,  dit  Sombaz. 

Mais  sans  relever  l'épigramme,  il  continua  de 
discourir  avec  tant  de  véhémence,  qu'Arnoux  fut 
contraint  de  lui  répéter  deux  fois  : 

—  Ma  femme  a  besoin  de  vous,  jeudi.  N'ou- 
bliez pas. 

Cette  parole  ramena  la  pensée  de  Frédéric  sur 
M"'  Arnoux.  Sans  doute,  on  pénétrait  chez  elle 
par  le  cabinet  près  du  divan?  Arnoux,  pour 
prendre  un  mouchoir,  venait  de  l'ouvrir;  Frédé- 
ric avait  aperçu,  dans  le  fond,  un  lavabo.  Mais 
une  sorte  de  grommellement  sortit  du  coin  de 
la  cheminée;  c était  le  personnage  qui  hsait  son 
journal,  dans  le  fauteuil.  II  avait  cinq  pieds  neuf 
pouces,  les  paupières  un  peu  tombantes,  la  che- 

4 


50  L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 

velure   grise,    l'air  majestueux   —   et  s'appelait 
Regimbart. 

—  Qu'est-ce  donc,  Citoyen?  dit  Arnoux. 

—  Encore  une  nouvelle  canaillerie  du  Gou- 
vernement ! 

II  s'agissait  de  la  destitution  d'un  maître  d'école; 
Pellerin  reprit  son  parallèle  entre  Michel-Ange  et 
Shakspeare.  Dittmer  s'en  allait.  Arnoux  le  rat- 
trapa pour  lui  mettre  dans  la  main  deux  billets 
de  banque.  Alors,  Hussonnet,  croyant  le  moment 
favorable  : 

—  Vous  ne  pourriez  pas  m'avancer,  mon  cher 
patron?... 

Mais  Arnoux  s'était  rassis  et  gourmandait  un 
vieillard  d'aspect  sordide,  en  lunettes  bleues. 

—  Ah!  vous  êtes  joli,  père  Isaac!  Voilà  trois 
œuvres  décriées,  perdues!  Tout  le  monde  se  fiche 
de  moi  !  On  les  connaît  maintenant  !  Que  voulez- 
vous  que  j'en  fasse  ?  Il  faudra  que  je  les  envoie  en 
Californie!...  au  diable!  Taisez-vous! 

La  spécialité  de  ce  bonhomme  consistait  à 
mettre  au  bas  de  ces  tableaux  des  signatures  de 
maîtres  anciens.  Arnoux  refusait  de  le  payer;  il 
le  congédia  brutalement.  Puis,  changeant  de  ma- 
nières, il  salua  un  monsieur  décoré,  gourmé,  avec 
favoris  et  cravate  blanche. 

Le  coude  sur  Tespagnolette  de  la  fenêtre,  il  lui 
parla  pendant  longtemps  d'un  air  mielleux.  Enfin 
il  éclata  : 

—  Eh!  je  ne  suis  pas  embarrassé  d'avoir  des 
courtiers,  monsieur  le  comte! 

Le  gentilhomme  s'étant  résigné,  Arnoux  lui 
solda  vmgt-cinq  louis,  et,  dès  qu'il  fut  dehors  : 

—  Sont-ils  assommants,  ces  grands  seigneurs! 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  5  I 

—  Tous  des  misérables  !  murmura  Regimbart. 
A  mesure  que  l'heure  avançait,  les  occupations 

d'Arnoux  redoublaient;  il  classait  des  articles,  dé- 
cachetait des  lettres,  alignait  des  comptes  au  bruit 
du  marteau  dans  le  magasin,  sortait  pour  surveil- 
ler les  emballages,  puis  reprenait  sa  besogne;  et, 
tout  en  faisant  courir  sa  plume  de  fer  sur  le  papier, 
il  ripostait  aux  plaisanteries.  II  devait  dîner  le  soir 
chez  son  avocat,  et  partait  le  lendemain  pour  la 
Belgique. 

Les  autres  causaient  des  choses  du  jour  :  le  por- 
trait de  Chérubini,  l'hémicycle  des  Beaux- Arts, 
l'Exposition  prochaine.  Pellerin  déblatérait  contre 
rinstitut.  Les  cancans,  les  discussions  s'entre- 
croisaient. L'appartement,  bas  de  plafond,  était 
si  rempli,  qu'on  ne  pouvait  remuer;  et  la  lumière 
des  bougies  roses  passait  dans  la  fumée  des  cigares 
comme  des  rayons  de  soleil  dans  la  brume. 

La  porte,  près  du  divan,  s'ouvrit,  et  une  grande 
femme  mince  entra,  avec  des  gestes  brusques  qui 
faisaient  sonner  sur  sa  robe  en  taffetas  noir  toutes 
les  breloques  de  sa  montre. 

C'était  la  femme  entrevue,  l'été  dernier,  au 
Palais -Royal.  Quelques-uns,  l'appelant  par  son 
nom,  échangèrent  avec  elle  des  poignées  de  main. 
Hussonnet  avait  enfin  arraché  une  cinquantaine 
de  francs;  la  pendule  sonna  sept  heures;  tous  se 
retirèrent. 

Arnoux  dit  à  Pellerin  de  rester,  et  conduisit 
M"'  Vatnaz  dans  le  cabinet. 

Frédéric  n'entendait  pas  leurs  paroles;  ils  chu- 
chotaient. Cependant,  la  voix  féminine  s'éleva  : 

—  Depuis  six  mois  que  l'affaire  est  faite,  j'at- 
tends toujours  I 

4- 


52  L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 

Il  y  eut  un  long  silence,  M""  Vatnaz  reparut. 
Arnoux  lui  avait  encore  promis  quelque  chose. 

—  Ohl  oh!  plus  tard,  nous  verrons! 

—  Adieu,  homme  heureux!  dit-elle,  en  s'en 
allant. 

Arnoux  rentra  vivement  dans  le  cabinet,  écrasa 
du  cosmétique  sur  ses  moustaches,  haussa  ses  bre- 
telles pour  tendre  ses  sous-pieds,  et,  tout  en  se 
lavant  les  mains  : 

—  II  me  faudrait  deux  dessus  de  porte,  à  deux 
cent  cinquante  la  pièce,  genre  Boucher,  est-ce 
convenu  ? 

—  Soit,  dit  lartiste,  devenu  rouge. 

—  Bon  !  et  n'oubliez  pas  ma  femme  ! 
Frédéric  accompagna  Pellerin  jusqu'au  haut  du 

faubourg  Poissonnière,  et  lui  demanda  la  permis- 
sion de  venir  le  voir  quelquefois,  faveur  qui  fut 
accordée  gracieusement. 

Pellerin  lisait  tous  les  ouvrages  d'esthétique 
pour  découvrir  la  véritable  théorie  du  Beau,  con- 
vaincu, quand  il  l'aurait  trouvée,  de  faire  des 
chefs-d'œuvre.  II  s'entourait  de  tous  les  auxiliaires 
imaginables,  dessins,  plâtres,  modèles,  gravures; 
et  il  cherchait,  se  rongeait;  il  accusait  le  temps, 
ses  nerfs,  son  atelier,  sortait  dans  la  rue  pour  ren- 
contrer l'inspiration,  tressaillait  de  l'avoir  saisie, 
puis  abandonnait  son  œuvre  et  en  rêvait  une  autre 
qui  devait  être  plus  belle.  Ainsi  tourmenté  par  des 
convoitises  de  gloire  et  perdant  ses  jours  en  dis- 
cussions, croyant  à  mille  niaiseries,  aux  systèmes, 
aux  critiques,  à  l'importance  d'un  règlement  ou 
d'une  réforme  en  matière  d'art,  il  n'avait,  à  cin- 
quante ans,  encore  produit  que  des  ébauches.  Son 
orgueil  robuste  l'empêchait  de  subir  aucun  décou- 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  53 

ragement,  mais  il  était  toujours  irrité  et  dans  cette 
exaltation  à  la  fois  factice  et  naturelle  qui  consti- 
tue les  comédiens. 

On  remarquait  en  entrant  chez  lui  deux  grands 
tableaux,  où  les  premiers  tons,  posés  çà  et  là,  fai- 
saient sur  la  toile  blanche  des  taches  de  brun,  de 
rouge  et  de  bleu.  Un  réseau  de  lignes  à  la  craie 
s'étendait  par-dessus,  comme  les  mailles  vingt  fois 
reprises  d'un  filet;  il  était  même  impossible  d'y 
rien  comprendre.  Pellerin  expliqua  le  sujet  de  ces 
deux  compositions  en  indiquant  avec  le  pouce  les 

f)arties  qui  manquaient.  L'une  devait  représenter 
a  Démence  de  Nabucbodonosorf  l'autre  Ylncendie  de 
Rome  par  Néron,  Frédéric  les  admira. 

Il  admira  des  académies  de  femmes  échevelées, 
des  paysages  où  les  troncs  d'arbres  tordus  par  la 
tempête  foisonnaient,  et  surtout  des  caprices  à 
la  plume,  souvenirs  de  Callot,  de  Rembrandt  ou 
de  Goya,  dont  il  ne  connaissait  pas  les  modèles. 
Pellerin  n'estimait  plus  ces  travaux  de  sa  jeunesse  ; 
maintenant,  il  était  pour  le  grand  style;  il  dog- 
matisa sur  Phidias  et  Winckelmann,  éloquem- 
ment.  Les  choses  autour  de  lui  renforçaient  la 
puissance  de  sa  parole  :  on  voyait  une  tête  de 
mort  sur  un  prie -Dieu,  des  yatagans,  une  robe 
de  moine;  Frédéric  l'endossa. 

Quand  il  arrivait  de  bonne  heure,  il  le  sur- 
prenait dans  son  mauvais  lit  de  sangle ,  que 
cachait  un  lambeau  de  tapisserie  ;  car  Pellerin  se 
couchait  tard,  fréquentant  les  théâtres  avec  assi- 
duité. II  était  servi  par  une  vieille  femme  en  hail- 
lons, dînait  à  la  gargote  et  vivait  sans  maîtresse. 
Ses  connaissances,  ramassées  pêle-mêle,  rendaient 
ses  paradoxes  amusants.  Sa  haine  contre  le  com- 


54  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

mun  et  le  bourgeois  débordait  en  sarcasmes  d*un 
lyrisme  superbe,  et  il  avait  pour  les  maîtres  une 
telle  religion,  qu'elle  le  montait  presque  jus- 
qu'à eux. 

Mais  pourquoi  ne  parlait- il  jamais  de  M""*  Ar- 
noux?  Quant  à  son  mari,  tantôt  il  l'appelait  un 
bon  garçon,  d'autres  fois  un  charlatan.  Frédéric 
attendait  ses  confidences. 

Un  jour,  en  feuilletant  un  de  ses  cartons,  il 
trouva  dans  le  portrait  d'une  bohémienne  quelque 
chose  de  M"°  Vatnaz,  et,  comme  cette  personne 
l'intéressait,  il  voulut  savoir  sa  position. 

Elle  avait  été,  croyait  Pellerin,  d'abord  institu- 
trice en  province;  maintenant,  elle  donnait  des 
leçons  et  tâchait  d'écrire  dans  les  petites  feuilles. 

D'après  ses  manières  avec  Arnoux,  on  pouvait, 
selon  Frédéric,  la  supposer  sa  maîtresse. 

—  Ah  !  bah  1  il  en  a  d'autres  ! 

Alors,  le  jeune  homme,  en  détournant  son  visage 
qui  rougissait  de  honte  sous  l'infamie  de  sa  pen- 
sée, ajouta  d'un  air  crâne  : 

—  Sa  femme  le  lui  rend,  sans  doute? 

—  Pas  du  tout  !  elle  est  honnête  ! 

Frédéric  eut  un  remords,  et  se  montra  plus 
assidu  au  journal. 

Les  grandes  lettres  composant  le  nom  d'Arnoux 
sur  la  plaque  de  marbre,  au  haut  de  la  boutique, 
lui  semblaient  toutes  particuhères  et  grosses  de 
signification,  comme  une  écriture  sacrée.  Le  large 
trottoir,  descendant,  facihtait  sa  marche,  la  porte 
tournait  presque  d'elle-même;  et  la  poignée,  lisse 
au  toucher,  avait  la  douceur  et  comme  i'intelli- 
gence  d'une  main  dans  la  sienne.  Insensiblement, 
H  devint  aussi  ponctuel  que  Regimbart. 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  5  5 

Tous  les  jours,  Regimbart  s'asseyait  au  coin  du 
feu,  dans  son  fauteuil,  s'emparait  du  National*^ 
ne  le  quittait  plus,  exprimait  sa  pensée  par  des 
exclamations  ou  de  simples  haussements  d'épaules. 
De  temps  à  autre ,  il  s'essuyait  le  front  avec  son  mou- 
choir de  poche  roulé  en  boudin,  et  qu'il  portait  sur 
sa  poitrine,  entre  deux  boutons  de  sa  redingote 
verte.  II  avait  un  pantalon  à  plis,  des  souliers- 
bottes,  une  cravate  longue;  et  son  chapeau  à 
bords  retroussés  le  faisait  reconnaître,  de  loin, 
dans  les  foules. 

A  huit  heures  du  matin,  il  descendait  des  hau- 
teurs de  Montmartre,  pour  prendre  le  vin  blanc 
dans  la  rue  Notre -Dame -des -Victoires.  Son  dé- 
jeuner, que  suivaient  plusieurs  parties  de  billard, 
le  conduisait  jusqu'à  trois  heures.  II  se  dirigeait 
alors  vers  le  passage  des  Panoramas,  pour  prendre 
l'absinthe.  Après  la  séance  chez  Arnoux,  il  entrait 
à  l'estaminet  Bordelais,  pour  prendre  le  vermout; 
puis,  au  heu.  de  rejoindre  sa  femme,  souvent  il 
préférait  dîner  seul,  dans  un  petit  café  de  la  place 
Gaillon,  oii  il  voulait  qu'on  lui  servît  «des  plats 
de  ménage,  des  choses  naturelles»!  Enfin,  il  se 
transportait  dans  un  autre  billard,  et  y  restait  jus- 
qu'à minuit,  jusqu'à  une  heure  du  matin,  jusqu'au 
moment  011,  le  gaz  éteint  et  les  volets  fermés,  le 
maître  de  l'établissement,  exténué,  le  suppliait 
de  sortir. 

Et  ce  n'était  pas  l'amour  des  boissons  qui  atti- 
rait dans  ces  endroits  le  citoyen  Regimbart,  mais 
l'habitude  ancienne  d'y  causer  politique;  avec 
l'âge,  sa  verve  était  tombée,  il  n'avait  plus  qu'une 
morosité  silencieuse.  On  aurait  dit,  à  voir  le  sé- 
rieux de  son  visage,  qu'il  roulait  le  monde  dans 


5  6  L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 

sa  tête.  Rien  n'en  sortait;  et  personne,  même  de 
ses  amis,  ne  lui  connaissait  d'occupations,  bien 
qu'il  se  donnât  pour  tenir  un  cabinet  d'affaires. 

Arnoux  paraissait  l'estimer  infiniment.  Il  dit  un 
jour  à  Frédéric  : 

—  Celui-là  en  sait  long,  allez!  C'est  un  homme 
fort! 

Une  autre  fois,  Regimbart  étala  sur  son  pupitre 
des  papiers  concernant  des  mines  de  kaolin  en 
Bretagne;  Arnoux  s'en  rapportait  à  son  expé- 
rience. 

Frédéric  se  montra  plus  cérémonieux  pour  Re- 
gimbart, jusqu'à  lui  oflTrir  l'absinthe  de  temps  à 
autre;  et  quoiqu'il  le  jugeât  stupide,  souvent  il 
demeurait  dans  sa  compagnie  pendant  une  grande 
heure,  uniquement  parce  que  c'était  l'ami  de  Jac- 
ques Arnoux. 

Après  avoir  poussé  dans  leurs  débuts  des  maîtres 
contemporains,  le  marchand  de  tableaux,  homme 
de  progrès,  avait  tâché,  tout  en  conservant  des 
allures  artistiques,  d'étendre  ses  profits  pécuniaires. 
Il  recherchait  l'émancipation  des  arts,  le  sublime 
à  bon  marché.  Toutes  les  industries  du  luxe  pari- 
sien subirent  son  influence,  qui  fut  bonne  pour 
les  petites  choses,  et  funeste  pour  les  grandes. 
Avec  sa  rage  de  flatter  l'opinion,  il  détourna  de 
leur  voie  les  artistes  habiles,  corrompit  les  forts, 
épuisa  les  faibles  et  illustra  les  médiocres;  il  en 
disposait  par  ses  relations  et  par  sa  revue.  Les 
rapms  ambitionnaient  de  voir  leurs  œuvres  à  sa 
vitrine  et  les  tapissiers  prenaient  chez  lui  des  mo- 
dèles d'ameublement.  Frédéric  le  considérait  à 
la  fois  comme  millionnaire,  comme  dilettante, 
comme  homme  d'action.  Bien  des  choses  pour- 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  57 

tant  rétonnaient,  car  le  sieur  Arnoux  était  malicieux 
dans  soii  commerce. 

II  recevait  du  fond  de  TAIIemagne  ou  de  l'Italie 
une  toile  achetée  à  Paris  quinze  cents  francs,  et, 
exhibant  une  facture  qui  la  portait  à  quatre 
mille,  la  revendait  trois  mille  cinq  cents,  par  com- 
plaisance. Un  de  ses  tours  ordinaires  avec  les 
peintres  était  d'exiger  comme  pot-de-vin  une  ré- 
duction de  leur  tableau,  sous  prétexte  d'en  publier 
la  gravure;  il  vendait  toujours  la  réduction,  et  ja- 
mais la  gravure  ne  paraissait.  A  ceux  qui  se  plai- 
gnaient d'être  exploités,  il  répondait  par  une  tape 
sur  le  ventre.  Excellent  d'ailleurs,  il  prodiguait 
les  cigares,  tutoyait  les  inconnus,  s'enthousiasmait 
pour  une  œuvre  ou  pour  un  homme,  et,  s'obsti- 
nant  alors,  ne  regardant  à  rien,  multipliait  les 
courses,  les  correspondances,  les  réclames.  II  se 
croyait  fort  honnête,  et,  dans  son  besoin  d'ex- 
pansion, racontait  naïvement  ses  indélicatesses. 

Une  fois,  pour  vexer  un  confrère  qui  inaugurait 
un  autre  journal  de  peinture  par  un  grand  festin, 
il  pria  Frédéric  d'écrire  sous  ses  yeux,  un  peu  avant 
l'heure  du  rendez -vous,  des  billets  où  l'on  désin- 
vitaît  les  convives. 

—  Cela  n'attaque  pas  l'honneur,  vous  com- 
prenez ? 

Et  le  jeune  homme  n'osa  lui  refuser  ce  service. 

Le  lendemain,  en  entrant  avec  Hussonnet  dans 
son  bureau,  Frédéric  vit  par  la  porte  (celle  qui 
s'ouvrait  sur  l'escalier)  le  bas  d'une  robe  dispa- 
raître. 

—  Mille  excuses  !  dit  Hussonnet.  Si  j'avais  cru 
qu'il  y  eût  des  femmes... 

—  Oh!  pour  celle-là  c'est  la  mienne,  reprit 


5  8  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

Arnoux.  Elle  montait  me  faire  une  petite  visite 
en  passant. 

—  Comment?  dit  Frédéric. 

—  Mais  oui!  elle  s*en  retourne  chez  elle,  à  la 
maison. 

Le  charme  des  choses  ambiantes  se  retira  tout 
à  coup.  Ce  qu'il  y  sentait  confusément  épandu 
venait  de  s'évanouir,  ou  plutôt  n'y  avait  jamais  été. 
II  éprouvait  une  surprise  infinie  et  comme  la  dou- 
leur d'une  trahison. 

Arnoux,  en  fouillant  dans  son  tiroir,  souriait.  Se 
moquait-il  de  lui  ?  Le  commis  déposa  sur  la  table 
une  liasse  de  papiers  humides. 

—  Ah  !  les  affiches  !  s'écria  le  marchand.  Je  ne 
suis  pas  près  de  dîner  ce  soir  ! 

Regimbart  prenait  son  chapeau. 

—  Comment,  vous  me  quittez? 

—  Sept  heures  !  dit  Regimbart. 
Frédéric  le  suivit. 

Au  coin  de  la  rue  Montmartre,  il  se  retourna; 
il  regarda  les  fenêtres  du  premier  étage;  et  il  rit 
intérieurement  de  pitié  sur  lui-même,  en  se  rap- 
pelant avec  quel  amour  il  les  avait  si  souvent  con- 
templées! Où  donc  vivait-elle?  Comment  la  ren- 
contrer maintenant?  La  solitude  se  rouvrait  autour 
de  son  désir  plus  immense  que  jamais  ! 

—  Venez-vous  la  prendre?  dit  Regimbart. 

—  Prendre  qui? 

—  L'absinthe  ! 

Et,  cédant  à  ses  obsessions,  Frédéric  se  laissa 
conduire  à  l'estaminet  Bordelais.  Tandis  que  son 
compagnon,  posé  sur  le  coude,  considérait  la 
carafe,  il  jetait  les  yeux  de  droite  et  de  gauche. 
Mais  il  aperçut  le  profil  de  Pellerin  sur  le  trottoir; 


■ 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  59 

il  cogna  vivement  contre  le  carreau,  et  le  peintre 
n'était  pas  assis  que  Regimbart  lui  demanda  pour- 
quoi on  ne  le  voyait  plus  à  Y  Art  industriel. 

—  Que  je  crève  si  jy  retourne!  C'est  une 
brute,  un  bourgeois,  un  misérable,  un  drôle! 

Ces  injures  flattaient  la  colère  de  Frédéric.  II  en 
était  blessé  cependant,  car  il  lui  semblait  qu'elles 
atteignaient  un  peu  M™*  Arnoux. 

—  Qu'est-ce  donc  qu'il  vous  a  fait?  dit  Re- 
gimbart. 

Pellerin  battit  le  sol  avec  son  pied,  et  souffla 
fortement,  au  lieu  de  répondre. 

II  se  livrait  à  des  travaux  clandestins,  tels  que 
portraits  aux  deux  crayons  ou  pastiches  de  grands 
maîtres  pour  les  amateurs  peu  éclairés  ;  et,  comme 
ces  travaux  l'humiliaient,  il  préférait  se  taire,  géné- 
ralement. Mais  «la  crasse  d' Arnoux»  l'exaspérait 
trop.  II  se  soulagea. 

D'après  une  commande,  dont  Frédéric  avait  été 
le  témoin,  il  lui  avait  apporté  deux  tableaux.  Le 
marchand,  alors,  s'était  permis  des  critiques!  II 
avait  blâmé  la  composition,  la  couleur  et  le  dessin, 
le  dessin  surtout,  bref,  à  aucun  prix  n'en  avait 
voulu.  Mais,  forcé  par  l'échéance  d'un  billet,  Pel- 
lerin les  avait  cédés  au  juif  Isaac  ;  et  quinze  jours 
plus  tard,  Arnoux,  lui-même,  les  vendait  à  un 
Espagnol,  pour  deux  mille  francs. 

—  Pas  un  sou  de  moins  !  Quelle  gredinerie  I  et 
il  en  fait  bien  d'autres,  parbleu!  Nous  le  verrons, 
un  de  ces  matins,  en  cour  d'assises. 

—  Comme  vous  exagérez  !  dit  Frédéric  d'une 
voix  timide. 

—  Allons!  bon!  j'exagère!  s'écria  l'artiste,  en 
donnant  sur  la  table  un  grand  coup  de  poing. 


6o  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

Cette  violence  rendit  au  jeune  homme  tout  son 
aplomb.  Sans  doute,  on  pouvait  se  conduire  plus 
gentiment;  cependant,  si  Arnoux  trouvait  ces 
deux  toiles... 

—  Mauvaises!  lâchez  le  mot!  Les  connaissez- 
vous?  Est-ce  votre  métier?  Or,  vous  savez,  mon 
petit,  moi,  je  n'admets  pas  cela,  les  amateurs! 

—  Eh  !  ce  ne  sont  pas  mes  affaires  !  dit  Frédéric. 

—  Quel  intérêt  avez-vous  donc  à  le  défendre  ? 
reprit  froidement  Pellerin. 

Le  jeune  homme  balbutia  : 

—  Mais...  parce  que  je  suis  son  ami. 

—  Embrassez -le  de  ma  part!  bonsoir! 

Et  le  peintre  sortit  furieux,  sans  parler,  bien 
entendu,  de  sa  consommation. 

Frédéric  s'était  convaincu  lui-même,  en  défen- 
dant Arnoux.  Dans  réchauffement  de  son  élo- 
quence, il  fut  pris  de  tendresse  pour  cet  homme 
intelligent  et  bon,  que  ses  amis  calomniaient  et 

aui  maintenant  travaillait  tout  seul,  abandonné, 
ne  résista  pas  au  singuKer  besoin  de  le  revoir 
immédiatement.  Dix  minutes  après,  il  poussait  la 
porte  du  magasin. 

Arnoux  élaborait,  avec  son  commis,  des  affiches 
monstres  pour  une  exposition  de  tableaux. 

—  Tiens  !  qui  vous  ramène  ? 

Cette  question  bien  simple  embarrassa  Frédé- 
ric; et,  ne  sachant  que  répondre,  il  demanda  si 
Ton  n'avait  point  trouvé  par  hasard  son  calepin, 
un  petit  calepin  en  cuir  bleu. 

—  Celui  où  vous  mettez  vos  lettres  de  femmes? 
dit  Arnoux. 

Frédéric,  en  rougissant  comme  une  vierge,  se 
défendit  d'une  telle  supposition. 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  6l 

—  Vos  poésies,  alors?  répliqua  le  marchand. 
II  maniait  les  spécimens  étalés,  en  discutait  la 

forme,  la  couleur,  la  bordure;  et  Frédéric  se  sen- 
tait de  plus  en  plus  irrité  par  son  air  de  médita- 
tion, et  surtout  par  ses  mains  qui  se  promenaient 
sur  les  affiches,  de  grosses  mains,  un  peu  molles, 
à  ongles  plats.  Enfin  Arnoux  se  leva,  et,  en  di- 
sant :  «  Cest  fait  !  »  il  lui  passa  la  main  sous  le 
menton,  familièrement.  Cette  privante  déplut  à 
Frédéric,  il  se  recula;  puis  il  franchit  le  seuil  du 
bureau,  pour  la  dernière  fois  de  son  existence, 
croyait-il.  M""*  Arnoux,  elle-même,  se  trouvait 
comme  diminuée  par  la  vulgarité  de  son  mari. 

II  reçut,  dans  la  même  semaine,  une  lettre  oia 
Deslauriers  annonçait  qu'il  arriverait  à  Paris,  jeudi 
prochain.  Alors,  il  se  rejeta  violemment  sur  cette 
affection  plus  solide  et  plus  haute.  Un  pareil 
homme  valait  toutes  les  femmes.  II  n'aurait  plus 
besoin  de  Regimbart,  de  Pellerin,  d'Hussonnet, 
de  personne!  Afin  de  mieux  loger  son  ami,  il 
acheta  une  couchette  de  fer,  un  second  fauteuil, 
dédoubla  sa  literie;  et,  le  jeudi  matin,  il  s'habillait 
pour  aller  au-devant  de  Deslauriers  quand  un 
coup  de  sonnette  retentit  à  sa  porte.  Arnoux 
entra. 

—  Un  mot,  seulement!  Hier,  on  m'a  envoyé 
de  Genève  une  belle  truite;  nous  comptons  sur 
vous,  tantôt,  à  sept  heures  juste...  C'est  rue  de 
Choiseul,  24  bis,  N'oubhez  pas! 

Frédéric  fut  obligé  de  s'asseoir.  Ses  genoux 
chancelaient.  II  se  répétait:  «Enfin!  enfin!»  Puis 
il  écrivit  à  son  tailleur,  à  son  chapeher,  à  son  bot- 
tier; et  il  fit  porter  ces  trois  billets  par  trois  com- 
missionnaires différents.  La  clef  tourna  dans   la 


6l  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

serrure  et  le  concierge  parut,  avec  une  malle  sur 
l'épaule. 

Frédéric,  en  apercevant  Deslauriers,  se  mit  à 
trembler  comme  une  femme  adultère  sous  le 
regard  de  son  époux. 

—  Qu'est-ce  donc  qui  te  prend?  dit  Deslau- 
riers, tu  dois  cependant  avoir  reçu  de  moi  une 
lettre? 

Frédéric  n'eut  pas  la  force  de  mentir. 

Il  ouvrit  les  bras  et  se  jeta  sur  sa  poitrine. 

Ensuite,  le  clerc  conta  son  histoire.  Son  père 
n'avait  pas  voulu  rendre  ses  comptes  de  tutelle, 
s'imaginant  que  ces  comptes-là  se  prescrivaient 
par  dix  ans.  Mais,  fort  en  procédure,  Deslauriers 
avait  enfin  arraché  tout  l'héritage  de  sa  mère, 
sept  mille  francs  nets,  qu'il  tenait  là,  sur  lui,  dans 
un  vieux  portefeuille. 

—  C'est  une  réserve,  en  cas  de  malheur,  il 
faut  que  j'avise  à  les  placer  et  à  me  caser  moi- 
même,  dès  demain  matin.  Pour  aujourd'hui,  va- 
cance complète,  et  tout  à  toi,  mon  vieux! 

—  Oh!  ne  te  gêne  pas!  dit  Frédéric.  Si  tu 
avais  ce  soir  quelque  chose  d'important... 

—  Allons  donc!  je  serais  un  fier  misérable... 

Cette  épithète,  lancée  au  hasard,  toucha  Fré- 
déric en  plein  cœur,  comme  une  allusion  outra- 
geante. 

Le  concierge  avait  disposé  sur  la  table,  auprès 
du  feu,  des  côtelettes,  de  la  galantine,  une  lan- 
gouste, un  dessert,  et  deux  bouteilles  de  vin  de 
Bordeaux.  Une  réception  si  bonne  émut  Deslau- 
riers. 

—  Tu  me  traites  comme  un  roi,  ma  parole! 
Ils  causèrent  de  leur  passé,  de  l'avenir;  et,  de 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  6^ 

temps  à  autre,  ils  se  prenaient  les  mains  par-dessus 
la  table,  en  se  regardant  une  minute  avec  atten- 
drissement. Mais  un  commissionnaire  apporta  un 
chapeau  neuf.  Deslauriers  remarqua,  tout  haut, 
combien  la  coiffe  était  brillante. 

Puis  le  tailleur,  lui-même,  vint  remettre  fhabit 
auquel  il  avait  donné  un  coup  de  fer. 

—  On  croirait  que  tu  vas  te  marier,  dit  Deslau- 
riers. 

Une  heure  après,  un  troisième  individu  survint 
et  retira  d'un  grand  sac  noir  une  paire  de  bottes 
vernies,  splendides.  Pendant  que  Frédéric  les 
essayait,  le  bottier  observait  narquoisement  la 
chaussure  du  provincial. 

—  Monsieur  n*a  besoin  de  rien? 

—  Merci,  répliqua  le  clerc,  en  rentrant  sous 
sa  chaise  ses  vieux  souhers  à  cordons. 

Cette  humihation  gêna  Frédéric.  II  reculait  à 
faire  son  aveu.  Enfin,  il  s'écria,  comme  saisi  par 
une  idée  : 

—  Ah!  saprelotte,  j'oubliais! 

—  Quoi  donc? 

—  Ce  soir,  je  dîne  en  ville  ! 

—  Chez  les  Dambreuse?  Pourquoi  ne  m'en 
parles-tu  jamais  dans  tes  lettres  ? 

Ce  n'était  pas  chez  les  Dambreuse,  mais  chez 
les  Arnoux. 

—  Tu  aurais  dû  m'avertir!  dit  Deslauriers.  Je 
serais  venu  un  jour  plus  tard. 

—  Impossible!  répliqua  brusquement  Frédé- 
ric. On  ne  m'a  invité  que  ce  matin,  tout  à  l'heure. 

Et,  pour  racheter  sa  faute  et  en  distraire  son 
ami,  il  dénoua  les  cordes  emmêlées  de  sa  malle, 
il  arrangea  dans  la  commode  toutes  ses  affaires,  il 


64  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

voulait  lui  donner  son  propre  lit,  coucher  dans  le 
cabinet  au  bois.  Puis,  dès  quatre  heures,  il  com- 
mença les  préparatifs  de  sa  toilette. 

—  Tu  as  bien  le  temps  !  dit  Tautre. 

Enfin,  il  s'habilla,  il  partit. 

«Voilà  les  riches!»  pensa  Desïauriers. 

Et  il  alla  dîner  rue  Saint-Jacques,  chez  un  petit 
restaurateur  qu'il  connaissait. 

Frédéric  s'arrêta  plusieurs  fois  dans  l'escalier, 
tant  son  cœur  battait  fort.  Un  de  ses  gants  trop 
juste  éclata;  et,  tandis  qu'il  enfonçait  la  déchirure 
sous  la  manchette  de  sa  chemise,  Arnoux,  qui 
montait  par  derrière,  le  saisit  au  bras  et  le  fit 
entrer. 

L'antichambre,  décorée  à  la  chinoise,  avait 
une  lanterne  peinte,  au  plafond,  et  des  bambous 
dans  les  coins.  En  traversant  le  salon,  Frédéric 
trébucha  contre  une  peau  de  tigre.  On  n'avait 

Eoint  allumé  les  fîambeaux,  mais  deux  lampes 
rûlaient  dans  le  boudoir  tout  au  fond. 

M"^  Marthe  vint  dire  que  sa  maman  s'habillait. 
Arnoux  l'enleva  jusqu'à  la  hauteur  de  sa  bouche 
pour  la  baiser;  puis,  voulant  choisir  lui-même 
dans  la  cave  certaines  bouteilles  de  vin,  il  laissa 
Frédéric  avec  l'enfant. 

Elle  avait  grandi  beaucoup  depuis  le  voyage  de 
Montereau.  Ses  cheveux  bruns  descendaient  en 
longs  anneaux  frisés  sur  ses  bras  nus.  Sa  robe, 
plus  bouffante  que  le  jupon  d'une  danseuse,  lais- 
sait voir  ses  mollets  roses,  et  toute  sa  gentille  per- 
sonne sentait  frais  comme  un  bouquet.  Elle  reçut 
les  compliments  du  monsieur  avec  des  airs  de 
coquette,  fixa  sur  lui  ses  yeux  profonds,  puis,  se 
coulant  parmi  les  meubles,  disparut  comme  un  chat. 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  6^ 

II  n'éprouvait  plus  aucun  trouble.  Les  globes 
des  lampes,  recouverts  d'une  dentelle  en  papier, 
envoyaient  un  jour  laiteux  et  qui  attendrissait  la 
couleur  des  murailles,  tendues  de  satin  mauve.  A 
travers  les  lames  du  garde -feu,  pareil  à  un  gros 
éventail,  on  apercevait  les  charbons  dans  la  che- 
minée; il  y  avait,  contre  la  pendule,  un  coffret  à 
fermoirs  d'argent.  Çà  et  là,  des  choses  intimes 
traînaient  :  une  poupée  au  milieu  de  la  causeuse, 
un  fichu  contre  le  dossier  d'une  chaise,  et,  sur  la 
table  à  ouvrage ,  un  tricot  de  laine  d'où  pendaient 
en  dehors  deux  aiguilles  d'ivoire,  la  pointe  en 
bas.  C'était  un  endroit  paisible,  honnête  et  fami- 
lier tout  ensemble. 

Arnoux  rentra;  et,  par  l'autre  portière,  M'"^  Ar- 
noux  parut.  Comme  elle  se  trouvait  enveloppée 
d'ombre,  il  ne  distingua  d'abord  que  sa  tête.  Elle 
avait  une  robe  de  velours  noir  et,  dans  les  che- 
veux, une  longue  bourse  algérienne  en  filet  de 
soie  rouge  qui,  s'entortillant  à  son  peigne,  lui 
tombait  sur  l'épaule  gauche. 
Arnoux  présenta  Frédéric. 
—  Oh  !  je  reconnais  Monsieur  parfaitement, 
répondit-elle. 

Puis  les  convives  arrivèrent  tous,  presque  en 
même  temps  :  Dittmer,  Lovarias,  Burrieu,  le  com- 
positeur Rosenwald,  le  poète  Théophile  Lorris, 
Ideux  critiques  d'art  collègues  d'Hussonnet,  un 
fabricant  de  papier,  et  enfin  l'illustre  Pierre-Paul 
Meinsius,  le  dernier  représentant  de  la  grande 
peinture,  qui  portait  gaillardement  avec  sa  gloire 
ses  quatre-vingts  années  et  son  gros  ventre. 
Lorsqu'on  passa  dans  la  salle  à  manger,  M"'  Ar- 
noux prit  son  bras.  Une  chaise  était  restée  vide 


66  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

pour  Pellerin.  Arnoux  l'aimait,  tout  en  l'exploi- 
tant. D'ailleurs,  il  redoutait  sa  terrible  langue, 
si  bien  que,  pour  l'attendrir,  il  avait  publié  dans 
Y  Art  industriel  son  portrait  accompagné  d'éloges 
hyperboliques;  et  Pellerin,  plus  sensible  à  la 
gloire  qu'à  l'argent,  apparut  vers  huit  heures,  tout 
essoufflé.  Frédéric  s'imagina  qu'ils  étaient  récon- 
ciliés depuis  longtemps. 
^J  La  compagnie,  les  mets,  tout  lui  plaisait.  La 
salle,  telle  qu'un  parloir  moyen  âge,  était  tendue 
de  cuir  battu;  une  étagère  hollandaise  se  dressait 
devant  un  râteher  de  chibouques;  et,  autour  de  la 
table,  les  verres  de  Bohême,  diversement  colorés, 
faisaient  au  miheu  des  fleurs  et  des  fruits  comme 
une  illumination  dans  un  jardin. 

II  eut  à  choisir  entre  dix  espèces  de  moutarde. 
II  mangea  du  daspachio,  du  cari,  du  gingembre, 
des  merles  de  Corse,  des  lasagnes  romaines;  il 
but  des  vins  extraordinaires,  du  lip-fraoli  et  du 
tokaj.  Arnoux  se  piquait  effectivement  de  bien 
recevoir.  II  courtisait  en  vue  des  comestibles  tous 
les  conducteurs  de  malle-poste,  et  il  était  lié  avec 
des  cuisiniers  de  grandes  maisons  qui  lui  commu- 
niquaient des  sauces. 

Mais  la  causerie  surtout  amusait  Frédéric.  Son 
goût  pour  les  voyages  fut  caressé  par  Dittmer, 
qui  parla  de  l'Orient;  il  assouvit  sa  curiosité  des 
choses  du  théâtre  en  écoutant  Rosenwald  causer 
de  l'Opéra;  et  l'existence  atroce  de  la  bohème  lui 
parut  drôle,  à  travers  la  gaieté  d'Hussonnet,  lequel 
narra,  d'une  manière  pittoresque,  comment  il 
avait  passé  tout  un  hiver,  n'ayant  pour  nourri- 
ture que  du  fromage  de  Hollande.  Puis,  une 
discussion  entre  Lovarias  et  Burrieu,  sur  l'école 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  6j 

florentine,  lui  révéla  des  chefs-d'œuvre,  lui  ouvrit 
des  horizons,  et  il  eut  mal  à  contenir  son  enthou- 
siasme quand  Pellerin  s'écria  : 

—  Laissez -moi  tranquille  avec  votre  hideuse 
réalité!  Qu'est-ce  que  cela  veut  dire,  la  réalité? 
Les  uns  voient  noir,  d'autres  bleu,  la  multitude 
voit  bête.  Rien  de  moins  naturel  que  Michel- 
Ange,  rien  de  plus  fort!  Le  souci  de  la  vérité 
extérieure  dénote  la  bassesse  contemporaine;  et 
l'art  deviendra,  si  Ton  continue,  je  ne  sais  quelle 
rocambole  au-dessous  de  la  rehgion  comme 
poésie,  et  de  la  pohtique  comme  mtérêt.  Vous 
n'arriverez  pas  à  son  but,  —  oui,  son  but!  —  qui 
est  de  nous  causer  une  exaltation  impersonnelle, 
avec  de  petites  œuvres,  malgré  toutes  vos  finasse- 
ries d'exécution.  Voilà  les  tableaux  de  Bassoher, 
par  exemple  :  c'est  joh,  coquet,  propret,  et  pas 
lourd!  Ça  peut  se  mettre  dans  la  poche,  se 
prendre  en  voyage  !  Les  notaires  achètent  ça  vingt 
mille  francs,  il  y  a  pour  trois  sous  d'idées;  mais, 
sans  l'idée ,  rien  de  grand  !  sans  grandeur,  pas  de 
beau  !  L'Olympe  est  une  montagne  !  Le  plus  crâne 
monument,  ce  sera  toujours  les  Pyramides.  Mieux 
vaut  Texubérance  que  le  goût,  le  désert  qu'un 
trottoir,  et  un  sauvage  qu'un  coiffeur! 

Frédéric,  en  écoutant  ces  choses,  regardait 
M"^  Arnoux.  Elles  tombaient  dans  son  esprit 
comme  des  métaux  dans  une  fournaise,  s'ajou- 
taient à  sa  passion  et  faisaient  de  l'amour. 

II  était  assis  trois  places  au-dessous  d'elle,  sur 
le  même  côté.  De  temps  à  autre  elle  se  penchait 
un  peu ,  en  tournant  la  tête  pour  adresser  quelques 
mots  à  sa  petite  fille  ;  et,  comme  elle  souriait 
alors,  une  fossette  se  creusait  dans  sa  joue,  ce 


(58  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

qui  donnait  à  son  visage  un  air  de  bonté  plus  dé- 
licate. 

Au  moment  des  liqueurs,  elle  disparut.  La  con- 
versation devint  très  libre;  M.  Arnouxy  brilla,  et 
Frédéric  fut  étonné  du  cynisme  de  ces  hommes. 
Cependant,  leur  préoccupation  de  la  femme  éta- 
blissait entre  eux  et  lui  comme  une  égalité,  qui  le 
haussait  dans  sa  propre  estime. 

Rentré  au  salon,  il  prit,  par  contenance,  un 
des  albums  traînant  sur  la  table.  Les  grands  artistes 
de  répoque  l'avaient  illustré  de  dessins,  y  avaient 
mis  de  la  prose,  des  vers,  ou  simplement  leurs 
signatures;  parmi  les  noms  fameux,  il  s'en  trou- 
vait beaucoup  d'inconnus,  et  les  pensées  curieuses 
n'apparaissaient  que  sous  un  débordement  de  sot- 
tises. Toutes  contenaient  un  hommage  plus  ou 
moins  direct  à  M""  Arnoux.  Frédéric  aurait  eu  peur 
d'écrire  une  ligne  à  côté. 

Elle  alla  chercher  dans  son  boudoir  le  coffret 
à  fermoirs  d'argent  qu'il  avait  remarqué  sur  la 
cheminée.  C'était  un  cadeau  de  son  mari,  un  ou- 
vrage de  la  Renaissance.  Les  amis  d'Arnoux  le 
complimentèrent,  sa  femme  le  remerciait;  il  fut 
pris  d'attendrissement,  et  lui  donna  devant  le 
monde  un  baiser. 

Ensuite,  tous  causèrent  çà  et  là,  par  groupes; 
le  bonhomme  Meinsius  était  avec  M™'  Arnoux, 
sur  une  bergère,  près  du  feu  ;  elle  se  penchait  vers 
son  oreille,  leurs  têtes  se  touchaient;  et  Frédéric 
aurait  accepté  d'être  sourd,  infirme  et  laid  pour 
un  nom  illustre  et  des  cheveux  blancs,  enfin 
pour  avoir  quelque  chose  qui  l'intronisât  dans  une 
intimité  pareille.  II  se  rongeait  le  cœur,  furieux 
contre  sa  jeunesse. 


t 


\ 

L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  6^ 

Mais  elle  vint  dans  l'angle  du  salon  où  il  se  te- 
nait, lui  demanda  s*il  connaissait  quelques-uns  des 
convives,  s'il  aimait  la  peinture,  depuis  combien 
de  temps  il  étudiait  à  Paris.  Chaque  mot  qui  sor- 
tait de  sa  bouche  semblait  à  Frédéric  être  une 
chose  nouvelle,  une  dépendance  exclusive  de  sa 
personne.  Il  regardait  attentivement  les  effilés  de 
sa  coiffure,  caressant  par  le  bout  son  épaule  nue; 
et  il  n'en  détachait  pas  ses  yeux,  il  enfonçait  son 
âme  dans  la  blancheur  de  cette  chair  féminine; 
cependant,  il  n'osait  lever  ses  paupières,  pour  la 
voir  plus  haut,  face  à  face. 

Rosenwald  les  interrompit,  en  priant  M""  Ar- 
noux  de  chanter  quelque  chose.  II  préluda,  elle 
attendait;  ses  lèvres  s'entrouvrirent,  et  un  son  pur, 
long,  filé,  monta  dans  l'air. 

Frédéric  ne  comprit  rien  aux  paroles  ita- 
liennes. 

Cela  commençait  sur  un  rythme  grave,  tel 
qu'un  chant  d'église,  puis,  s'animant  crescendo, 
multipliait  les  éclats  sonores,  s'apaisait  tout  à  coup; 
et  la  mélodie  revenait  amoureusement,  avec  une 
oscillation  large  et  paresseuse. 

Elle  se  tenait  debout,  près  du  clavier,  les  bras 
tombants,  le  regard  perdu.  Quelquefois,  pour 
lire  la  musique,  elle  clignait  ses  paupières  en 
avançant  le  front,  un  instant.  Sa  voix  de  contralto 
prenait  dans  les  cordes  basses  une  intonation  lu- 
gubre qui  glaçait,  et  alors  sa  belle  tête,  aux 
grands  sourcils,  s'inclinait  sur  son  épaule;  sa  poi- 
trine se  gonflait,  ses  bras  s'écartaient,  son  cou 
d'où  s'échappaient  des  roulades  se  renversait  mol- 
lement comme  sous  des  baisers  aériens  ;  elle  lança 
trois  notes  aiguës,  redescendit,  en  jeta  une  plus 


70  L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 

haute  encore,  et,  après  un  silence,  termina  par  un 
point  d'orgue. 

Rosenwald  n'abandonna  pas  le  piano.  II  con- 
tinua de  jouer,  pour  lui-même.  De  temps  à  autre, 
un  des  convives  disparaissait.  A  onze  heures, 
comme  les  derniers  s'en  allaient,  Arnoux  sortit 
avec  Pellerin,  sous  prétexte  de  le  reconduire.  II 
était  de  ces  gens  qui  se  disent  malades  quand  ils 
n'ont  pas  fait  leur  tour  après  diner. 

^me  Arnoux  s'était  avancée  dans  l'antichambre , 
Dittmer  et  Hussonnet  la  saluaient,  elle  leur  tendit 
la  main  ;  elle  la  tendit  également  à  Frédéric,  et  il 
éprouva  comme  une  pénétration  à  tous  les  atomes 
de  sa  peau. 

II  quitta  ses  amis;  il  avait  besoin  d'être  seul. 
Son  cœur  débordait.  Pourquoi  cette  main  offerte  ? 
Etait-ce  un  geste  irréfléchi,  ou  un  encourage- 
ment? «Allons  donc!  je  suis  fou!»  Qu'importait 
d'ailleurs,  puisqu'il  pouvait  maintenant  la  fré- 
quenter tout  à  son  aise,  vivre  dans  son  atmo- 
sphère. 

Les  rues  étaient  désertes.  Quelquefois  une 
charrette  lourde  passait,  en  ébranlant  les  pavés. 
Les  maisons  se  succédaient  avec  leurs  façades 
grises,  leurs  fenêtres  closes;  et  il  songeait  dédai- 
gneusement à  tous  ces  êtres  humains  couchés  der- 
rière ces  murs,  qui  existaient  sans  la  voir,  et  dont 
pas  un  même  ne  se  doutait  qu'elle  vécût!  II  n'avait 
plus  conscience  du  milieu,  de  l'espace,  de  rien; 
et,  battant  le  sol  du  talon,  en  frappant  avec  sa 
canne  les  volets  des  boutiques,  il  allait  toujours 
devant  lui,  au  hasard,  éperdu,  entraîné.  Un  air 
humide  l'enveloppa;  il  se  reconnut  au  bord  des 
quais. 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  7I 

Les  réverbères  brillaient  en  deux  lignes  droites, 
indéfiniment,  et  de  longues  flammes  rouges  va- 
ciflaient  dans  la  profondeur  de  Teau.  Elle  était  de 
couleur  ardoise,  tandis  que  le  ciel,  plus  clair, 
semblait  soutenu  par  les  grandes  masses  d'ombre 
qui  se  levaient  de  chaque  côté  du  fleuve.  Des 
édifices,  que  Ton  n'apercevait  pas,  faisaient  des 
redoublements  d'obscurité.  Un  brouiflard  lumi- 
neux flottait  au  delà,  sur  les  toits;  tous  les  bruits 
se  fondaient  en  un  seul  bourdonnement  ;  un  vent 
léger  soufflait. 

II  s'était  arrêté  au  milieu  du  Pont-Neuf,  et, 
tête  nue,  poitrine  ouverte,  il  aspirait  l'air.  Ce- 
pendant, il  sentait  monter  du  fond  de  lui-même 
quelque  chose  d'intarissable,  un  afflux  de  ten- 
dresse qui  l'énervait,  comme  le  mouvement  des 
ondes  sous  ses  yeux.  A  l'horloge  d'une  église, 
une  heure  sonna,  lentement,  pareille  à  une  voix 
qui  l'eût  appelé. 

Alors,  il  fut  saisi  par  un  de  ces  frissons  de  l'âme 
où  il  vous  semble  qu'on  est  transporté  dans  un 
monde  supérieur.  Une  faculté  extraordinaire, 
dont  il  ne  savait  pas  l'objet,  lui  était  venue.  II 
se  demanda,  sérieusement,  s'il  serait  un  grand 
peintre  ou  un  grand  poète;  et  il  se  décida  pour 
la  peinture,  car  les  exigences  de  ce  métier  le  rap- 
procheraient de  M™  Arnoux.  II  avait  donc  trouvé 
sa  vocation  !  Le  but  de  son  existence  était  clair 
maintenant,  et  l'avenir  infaillible. 

Quand  il  eut  refermé  sa  porte,  il  entendit  quel- 
qu'un qui  ronflait,  dans  le  cabinet  noir,  près  de 
la  chambre.  C'était  l'autre.  II  n'y  pensait  plus. 

Son  visage  s'offrait  à  lui  dans  la  glace.  II  se 
trouva  beau ,  et  resta  une  minute  à  se  regarder. 


LE  lendemain,  avant  midi,  il  s'était  acheté 
une  boîte  de  couleurs,  des  pinceaux,  un 
chevalet.  Pellerin  consentit  à  lui  donner  des 
leçons,  et  Frédéric  Temmena  dans  son  logement 
pour  voir  si  rien  ne  manquait  parmi  ses  ustensiles 
de  peinture. 

Deslauriers  était  rentré.  Un  jeune  homme 
occupait  le  second  fauteuil.  Le  clerc  dit  en  le 
montrant  : 

—  Cest  lui  !  le  voilà  !  Sénécal  ! 

Ce  garçon  déplut  à  Frédéric.  Son  front  était 
rehaussé  par  la  coupe  de  ses  cheveux  taillés  en 
brosse.  Quelque  chose  de  dur  et  de  froid  perçait 
dans  ses  yeux  gris;  et  sa  longue  redingote  noire, 
tout  son  costume  sentait  le  pédagogue  et  Tecclé- 
siastique. 

D*abord,  on  causa  des  choses  du  jour,  entre 
autres  du  Stabat  de  Rossini;  Sénécal,  interrogé, 
déclara  qu'il  n'allait  jamais  au  théâtre.  Pellerin 
ouvrit  la  boîte  de  couleurs. 

—  Est-ce  pour  toi,  tout  cela?  dit  le  clerc. 

—  Mais  sans  doute  ! 


I 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  J^ 

—  Tiens  I  quelle  idée  ! 

Et  il  se  pencha  sûr  la  table,  où  le  répétiteur  de 
mathématiques  feuilletait  un  volume  de  Louis 
Blanc.  II  lavait  apporté  lui-même,  et  lisait  à  voix 
basse  des  passages,  tandis  que  Pellerin  et  Frédéric 
examinaient  ensemble  la  palette,  le  couteau,  les 
vessies;  puis  ils  vinrent  à  s'entretenir  du  dîner 
chez  Arnoux. 

—  Le  marchand  de  tableaux?  demanda  Sé- 
nécal.  Joli  monsieur,  vraiment! 

—  Pourquoi  donc?  dit  Pellerin. 
Sénécal  répliqua  : 

—  Un  homme  qui  bat  monnaie  avec  des  tur- 
pitudes politiques  ! 

Et  il  se  mit  à  parler  d'une  lithographie  célèbre, 
représentant  toute  la  famille  royale  livrée  à  des 
occupations  édifiantes  :  Louis-Philippe  tenait  un 
code,  la  reine  un  paroissien,  les  prmcesses  bro- 
daient, le  duc  de  Nemours  ceignait  un  sabre; 
M.  de  Joinville  montrait  une  carte  géographique 
à  ses  jeunes  frères;  on  apercevait,  dans  le  fond, 
un  lit  à  deux  compartiments.  Cette  image,  inti- 
tulée Une  bonne  famille,  avait  fait  les  délices  des 
bourgeois,  mais  l'affliction  des  patriotes.  Pellerin, 
d'un  ton  vexé  comme  s'il  en  était  l'auteur,  ré- 
pondit que  toutes  les  opinions  se  valaient  ;  Sénécal 
protesta.  L'art  devait  exclusivement  viser  à  la  mo- 
ralisation  des  masses  !  II  ne  fallait  reproduire  que 
des  sujets  poussant  aux  actions  vertueuses;  les 
autres  étaient  nuisibles. 

—  Mais  ça  dépend  de  l'exécution!  cria  Pel- 
lerin. Je  peux  faire  des  chefs-d'œuvre  ! 

—  Tant  pis  pour  vous,  alors!  on  n'a  pas  le 
droit... 


74  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

—  Comment? 

—  Non!  monsieur,  vous  n'avez  pas  le  droit 
de  m'intéresser  à  des  choses  que  Je  réprouve! 
Qu'avons-nous  besoin  de  laborieuses  bagatelles, 
dont  il  est  impossible  de  tirer  aucun  profit,  de 
ces  Vénus,  par  exemple,  avec  tous  vos  paysages? 
Je  ne  vois  pas  là  d'enseignement  pour  le  peuple  ! 
Montrez-nous  ses  misères,  plutôt!  enthousiasmez- 
nous  pour  ses  sacrifices!  Eh!  bon  Dieu,  les  sujets 
ne  manquent  pas  :  la  ferme,  l'atelier... 

Pellerin  en  balbutiait  d'indignation,  et,  croyant 
avoir  trouvé  un  argument  : 

—  Molière,  l'acceptez-vous ? 

—  Soit!  dit  Sénécal.  Je  l'admire  comme  pré- 
curseur de  la  Révolution  française. 

—  Ah  !  la  Révolution  !  Quel  art  !  Jamais  il  n'y 
a  eu  d'époque  plus  pitoyable  ! 

—  Pas  de  plus  grande,  monsieur  ! 

Pellerin  se  croisa  les  bras,  et,  le  regardant 
en  face  : 

—  Vous  m'avez  l'air  d'un  fameux  garde  na- 
tional ! 

Son  antagoniste,  habitué  aux  discussions,  ré- 
pondit : 

—  Je  n'en  suis  pas  !  et  je  la  déteste  autant  que 
vous.  Mais,  avec  des  principes  pareils,  on  cor- 
rompt ies  foules!  Ça  fait  le  compte  du  Gouverne- 
ment, du  reste;  il  ne  serait  pas  si  fort  sans  la 
complicité  d'un  tas  de  farceurs  comme  celui-là. 

Le  peintre  prit  la  défense  du  marchand,  car  les 
opinions  de  Sénécal  l'exaspéraient.  II  osa  même 
soutenir  que  Jacques  Arnoux  était  un  véritable 
cœur  d'or,  dévoué  à  ses  amis,  chérissant  sa 
femme. 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  75 

—  Oh  !  oh  !  si  on  lui  offrait  une  bonne  somme, 
il  ne  la  refuserait  pas  pour  servir  de  modèle. 

Frédéric  devint  blême. 

—  II  vous  a  donc  fait  bien  du  tort,  monsieur? 

—  A  moi?  non!  Je  Tai  vu,  une  fois,  au  café, 
avec  un  ami.  Voilà  tout. 

Sénécal  disait  vrai.  Mais  il  se  trouvait  agacé, 
quotidiennement,  par  les  réclames  de  Y  Art  indus- 
triel. Arnoux  était,  pour  lui,  le  représentant  d'un 
monde  qu'il  jugeait  funeste  à  la  démocratie.  Répu- 
blicain austère,  il  suspectait  de  corruption  toutes 
les  élégances,  n'ayant  d'ailleurs  aucun  besoin,  et 
étant  d'une  probité  inflexible. 

La  conversation  eut  peine  à  reprendre.  Le 
peintre  se  rappela  bientôt  son  rendez -vous,  le 
répétiteur  ses  élèves;  et,  quand  ils  furent  sortis, 
après  un  long  silence.  Deslauriers  fit  différentes 
questions  sur  Arnoux. 

—  Tu  m'y  présenteras  plus  tard,  n'est-ce  pas, 
mon  vieux? 

—  Certainement,  dit  Frédéric. 

Puis  ils  avisèrent  à  leur  installation.  Deslau- 
riers avait  obtenu,  sans  peine,  une  place  de  second 
clerc  chez  un  avoué,  pris  à  l'École  de  droit  son 
inscription,  acheté  les  livres  indispensables;  et  la 
vie  qu'ils  avaient  tant  rêvée  commença. 

Elle  fut  charmante,  grâce  à  la  beauté  de  leur 
jeunesse.  Deslauriers  n'ayant  parlé  d'aucune  con- 
vention pécuniaire,  Frédéric  n'en  parla  pas.  II  sub- 
venait à  toutes  les  dépenses,  rangeait  l'armoire, 
^^  s'occupait  du  ménage;  mais,  s'il  fallait  donner  une 
^m  mercuriale  au  concierge,  le  clerc  s'en  chargeait, 
^B  continuant,  comme  au  collège,  son  rôle  de  pro- 


7^  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

Séparés  tout  le  long  du  jour,  ils  se  retrouvaient 
le  soir.  Chacun  prenait  sa  place  au  coin  du  feu  et 
se  mettait  à  la  besogne.  Ils  ne  tardaient  pas  à  l'in- 
terrompre. C'étaient  des  épanchements  sans  fin, 
des  gaietés  sans  cause,  et  des  disputes  quelquefois, 
à  propos  de  la  lampe  qui  filait  ou  d'un  livre  égaré, 
colères  d'une  minute,  que  des  rires  apaisaient. 

La  porte  du  cabinet  au  bois  restant  ouverte,  ils 
bavardaient  de  loin ,  dans  leur  lit. 

Le  matin,  ils  se  promenaient  en  manches  de 
chemise  sur  leur  terrasse;  le  soleil  se  levait,  des 
brumes  légères  passaient  sur  le  fleuve,  on  enten- 
dait un  glapissement  dans  le  marché  aux  fleurs  à 
côté  ;  et  les  fumées  de  leurs  pipes  tourbiflonnaient 
dans  l'air  pur,  qui  rafraîchissait  leurs  yeux  encore 
bouffis;  ils  sentaient,  en  l'aspirant,  un  vaste  espoir 
épandu. 

Quand  il  ne  pleuvait  pas,  le  dimanche,  ils  sor- 
taient ensemble;  et,  bras  dessus  bras  dessous,  ils 
s'en  aflaient  par  les  rues.  Presque  toujours  la 
même  réflexion  leur  survenait  à  la  fois,  ou  bien 
ils  causaient,  sans  rien  voir  autour  d'eux.  Deslau- 
riers ambitionnait  la  richesse,  comme  moyen  de 
Euissance  sur  les  hommes.  II  aurait  voulu  remuer 
eaucoup  de  monde,  faire  beaucoup  de  bruit, 
avec  trois  secrétaires  sous  ses  ordres,  et  un  grand 
dîner  politique  une  fois  par  semaine.  Frédéric  se 
meublait  un  palais  à  la  moresque,  pour  vivre 
couché  sur  des  divans  de  cachemire,  au  murmure 
d'un  jet  d'eau ,  servi  par  des  pages  nègres  ;  et  ces 
choses  rêvées  devenaient  à  la  fin  tellement  précises, 
qu'elles  le  désolaient  comme  s'il  les  avait  perdues. 

—  A  quoi  bon  causer  de  tout  cela,  disait-il, 
puisque  jamais  nous  ne  l'aurons  ! 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  "JJ 

—  Qui  sait?  reprenait  Deslauriers. 

Malgré  ses  opinions  démocratiques,  il  renga- 
geait à  s'introduire  chez  les  Dambreuse.  L'autre 
objectait  ses  tentatives. 

—  Bah  !  retournes-y  !  On  t'invitera  ! 

Ils  reçurent,  vers  le  miheu  du  mois  de  mars, 
parmi  des  notes  assez  lourdes,  celle  du  restaura- 
teur qui  leur  apportait  à  dfner.  Frédéric,  n'ayant 
point  la  somme  suffisante,  emprunta  cent  écus  à 
Deslauriers;  quinze  jours  plus  tard,  il  réitéra  la 
même  demande,  et  le  clerc  le  gronda  pour  les 
dépenses  auxquelles  il  se  hvrait  chez  Arnoux. 

Effectivement,  il  n  j  mettait  point  de  modéra- 
tion. Une  vue  de  Venise,  une  vue  de  Naples  et 
une  autre  de  Constantinople  occupant  le  milieu 
des  trois  murailles,  des  sujets  équestres  d'Alfred 
de  Dreux  çà  et  là,  un  groupe  de  Pradier  sur  la 
cheminée,  des  numéros  de  XArt  industriel  sur 
le  piano,  et  des  cartonnages  par  terre  dans  les 
angles,  encombraient  le  logis  d'une  telle  façon, 
qu'on  avait  peine  à  poser  un  hvre,  à  remuer  les 
coudes.  Frédéric  prétendait  qu'il  lui  fallait  tout 
cela  pour  sa  peinture. 

II  travaillait  chez  Pellerin.  Mais  souvent  Pellerin 
était  en  courses,  ayant  coutume  d'assister  à  tous 
les  enterrements  et  événements  dont  les  journaux 
devaient  rendre  compte;  et  Frédéric  passait  des 
heures  entièrement  seul  dans  l'atelier.  Le  calme 
de  cette  grande  pièce,  où  l'on  n'entendait  que  le 
trottinement  des  souris,  la  lumière  qui  tombait  du 
plafond,  et  jusqu'au  ronflement  du  poêle,  tout  le 
plongeait  d'abord  dans  une  sorte  de  bien-être  in- 
tellectuel. Puis  ses  yeux ,  abandonnant  son  ouvrage , 
se  portaient  sur  les  écaillures  de  la  muraille,  parmi 


78  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

les  bibelots  de  l'étagère,  le  long  des  torses  où  la 
poussière  amassée  faisait  comme  des  lambeaux  de 
velours;  et,  tel  qu'un  voyageur  perdu  au  milieu 
d'un  bois  et  que  tous  les  chemins  ramènent  à  la 
même  place,  continuellement  il  retrouvait  au  fond 
de  chaque  idée  le  souvenir  de  M""*  Arnoux. 

II  se  fixait  des  jours  pour  aller  chez  elle  ;  arrivé 
au  second  étage,  devant  sa  porte,  il  hésitait  à 
sonner.  Des  pas  se  rapprochaient;  on  ouvrait,  et, 
à  ces  mots  :  «  Madame  est  sortie  » ,  c'était  une  dé- 
livrance, et  comme  un  fardeau  de  moins  sur  son 
cœur. 

II  la  rencontra,  pourtant.  La  première  fois,  il 
y  avait  trois  dames  avec  elle;  une  autre  après- 
midi,  le  maître  d'écriture  de  M'^^  Marthe  survint. 
D'ailleurs,  les  hommes  que  recevait  M"*  Arnoux 
ne  lui  faisaient  point  de  visites.  II  n'y  retourna 
plus,  par  discrétion. 

Mais  il  ne  manquait  pas,  pour  qu'on  l'invitât 
aux  dîners  du  jeudi,  de  se  présenter  à  Y  Art  indus- 
triel,  chaque  mercredi,  régulièrement;  et  il  y  res- 
tait après  tous  les  autres,  plus  longtemps  que 
Regimbart,  jusqu'à  la  dernière  minute,  en  fei- 
gnant de  regarder  une  gravure,  de  parcourir  un 
journal.  Enfin  Arnoux  lui  disait  :  «Êtes-vous  libre, 
demain  soir?»  II  acceptait  avant  que  la  phrase  fût 
achevée.  Arnoux  semblait  le  prendre  en  affection. 
II  lui  montra  l'art  de  reconnaître  les  vins,  à  brûler 
le  punch,  à  faire  des  salmis  de  bécasses;  Frédéric 
suivait  docilement  ses  conseils,  aimant  tout  ce  qui 
dépendait  de  M"'  Arnoux,  ses  meubles,  ses  do- 
mestiques, sa  maison,  sa  rue. 

II  ne  parlait  guère  pendant  ces  dîners;  il  la 
contemplait.  Elle  avait  à  droite,  contre  la  tempe, 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  7^ 

un  petit  grain  de  beauté;  ses  bandeaux  étaient 
plus  noirs  que  le  reste  de  sa  chevelure  et  toujours 
comme  un  peu  humides  sur  les  bords;  elle  les 
flattait  de  temps  à  autre,  avec  deux  doigts  seule- 
ment. II  connaissait  la  forme  de  chacun  de  ses 
ongles ,  il  se  délectait  à  écouter  le  sifflement  de  sa 
robe  de  soie  quand  elle  passait  auprès  des  portes , 
il  humait  en  cachette  la  senteur  de  son  mouchoir  ; 
son  peigne,  ses  gants,  ses  bagues  étaient  pour  lui 
des  choses  particulières,  importantes  comme  des 
œuvres  d'art,  presque  animées  comme  des  per- 
sonnes; toutes  lui  prenaient  le  cœur  et  augmen- 
taient sa  passion. 

Il  n'avait  pas  eu  la  force  de  la  cacher  à  Deslau- 
riers. Quand  il  revenait  de  chez  M""'  Arnoux,  il  le 
réveillait  comme  par  mégarde,  afin  de  pouvoir 
causer  d'elle. 

Deslauriers,  qui  couchait  dans  le  cabinet  au 
bois,  près  de  la  fontaine,  poussait  un  long  bâil- 
lement. Frédéric  s'asseyait  au  pied  de  son  lit. 
D'abord  il  parlait  du  dfner,  puis  il  racontait  mille 
détails  insignifiants,  où  il  voyait  des  marques  de 
mépris  ou  d'affection.  Une  fois,  par  exemple, 
elle  avait  refusé  son  bras,  pour  prendre  celui  de 
Dittmer,  et  Frédéric  se  désolait. 

—  Ah  !  quelle  bêtise  ! 

Ou  bien  elle  l'avait  appelé  son  «ami». 

—  Vas-y  gaiement,  alors! 

—  Mais  je  n'ose  pas,  disait  Frédéric. 

—  Eh  bien,  n'y  pense  plus!  Bonsoir. 

Deslauriers  se  retournait  vers  la  ruelle  et  s'en- 
dormait. II  ne  comprenait  rien  à  cet  amour,  qu'il 
regardait  comme  une  dernière  faiblesse  d'adoles- 
cence; et,  son  intimité  ne  lui  suffisant  plus,  sans 


8o  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

doute,  il  imagina  de  réunir  leurs  amis  communs 
une  fois  la  semaine. 

Ils  arrivaient  le  samedi,  vers  neuf  heures.  Les 
trois  rideaux  d'algérienne  étaient  soigneusement 
tirés  ;  la  lampe  et  quatre  bougies  brûlaient  ;  au  mi- 
lieu de  la  table,  le  pot  à  tabac,  tout  plein  de  pipes, 
s'étalait  entre  les  bouteilles  de  bière,  la  théière,  un 
flacon  de  rhum  et  des  petits  fours.  On  discutait 
sur  l'immortalité  de  l'âme,  on  faisait  des  parallèles 
entre  les  professeurs. 

Hussonnet,  un  soir,  introduisit  un  grand  jeune 
homme  habillé  d'une  redingote  trop  courte  des  poi- 
gnets, et  la  contenance  embarrassée.  C'était  le  gar- 
çon qu'ils  avaient  réclamé  au  poste,  l'année  dernière. 

N'ayant  pu  rendre  à  son  maître  le  carton  de 
dentelles  perdu  dans  la  bagarre,  celui-ci  l'avait 
accusé  de  vol,  menacé  des  tribunaux;  maintenant, 
il  était  commis  dans  une  maison  de  roulage.  Hus- 
sonnet, le  matin,  l'avait  rencontré  au  coin  d'une 
rue;  et  il  l'amenait,  car  Dussardier,  par  recon- 
naissance, voulait  voir  «l'autre». 

Il  tendit  à  Frédéric  le  porte-cigares  encore  plein , 
et  qu'il  avait  gardé  religieusement  avec  l'espoir 
de  le  rendre.  Les  jeunes  gens  l'invitèrent  à  revenir. 
II  n'y  manqua  pas. 

Tous  sympathisaient.  D'abord,  leur  haine  du 
Gouvernement  avait  la  hauteur  d'un  dogme  indis- 
cutable. Martinon  seul  tâchait  de  défendre  Louis- 
Philippe.  On  l'accablait  sous  les  lieux  communs 
traînant  dans  les  journaux  :  l'embastilïement  de 
Paris*,  les  lois  de  septembre*,  Pritchard,  lord 
Guizot*,  si  bien  que  Martinon  se  taisait,  craignant 
d'offenser  quelqu'un.  En  sept  ans  de  collège,  il 
n'avait  pas  mérité  de  pensum,  et,  à  l'École  de 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  «I 

droit,  il  savait  plaire  aux  professeurs.  II  portait 
ordinairement  une  grosse  redingote  couleur  mastic 
avec  des  claques  en  caoutchouc  ;  mais  il  apparut 
un  soir  dans  une  toilette  de  marié  :  gilet  de  velours 
à  châle,  cravate  blanche,  chaîne  d'or. 

L'étonnement  redoubla  quand  on  sut  qu'il  sor- 
tait de  chez  M.  Dambreuse.  En  effet,  le  banquier 
Dambreuse  venait  d'acheter  au  père  Martinon  une 
partie  de  bois  considérable;  le  bonhomme  lui 
ayant  présenté  son  fils,  il  les  avait  invités  à  dtner 
tous  les  deux. 

—  Y  avait-il  beaucoup  de  truffes,  demanda 
Deslauriers,  et  as-tu  pris  la  taille  à  son  épouse, 
entre  deux  portes,  sicut  decet? 

Alors,  la  conversation  s'engagea  sur  les  femjnes. 
Pellerin  n'admettait  pas  quil  y  eût  de  belles 
femmes  (il  préférait  les  tigres);  d'ailleurs,  la 
femelle  de  l'homme  était  une  créature  inférieure 
dans  la  hiérarchie  esthétique  : 

—  Ce  qui  vous  séduit  est  particulièrement  ce 
qui  la  dégrade  comme  idée  ;  je  veux  dire  les  seins, 
les  cheveux... 

—  Cependant,  objecta  Frédéric,  de  longs  che- 

Iveux  noirs,  avec  de  grands  yeux  noirs... 
—  Oh  !  connu  !  s  écria  Hussonnet.  Assez  d'An- 
dalouses  sur  la  pelouse  !  des  choses  antiques  ?  ser- 
viteur! Car  enfin,  voyons,  pas  de  blagues!  une 
lorette  est  plus  amusante  que  la  Vénus  de  Milo  ! 
Soyons  Gaulois,  nom  d'un  petit  bonhomme!  et 
Régence  si  nous  pouvons  ! 

Coulez,  bons  vins  ;  femmes,  daignez  sourire  I 

II  faut  passer  de  la  brune  à  la  blonde  !  —  Est-ce 
votre  avis,  père  Dussardier? 

6 


82  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

Dussardier  ne  répondit  pas.  Tous  le  pressèrent 
pour  connaître  ses  goûts. 

—  Eh  bien,  fit-il,  en  rougissant,  moi,  je  vou- 
drais aimer  la  même,  toujours! 

Cela  fut  dit  d'une  telle  façon,  qu'il  y  eut  un 
moment  de  silence,  les  uns  étant  surpris  de  cette 
candeur,  et  les  autres  y  découvrant,  peut-être,  la 
secrète  convoitise  de  leur  âme. 

Sénécal  posa  sur  le  chambranle  sa  chope  de 
bière,  et  déclara  dogmatiquement  que,  la  prosti- 
tution étant  une  tyrannie  et  le  mariage  une  immo- 
ralité, il  valait  mieux  s'abstenir.  Deslauriers  pre- 
nait les  femmes  comme  une  distraction,  rien  de 
plus.  M.  de  Cisy  avait  à  leur  endroit  toute  espèce 
de  crainte. 

Elevé  sous  les  yeux  d'une  grand'mère  dévote, 
il  trouvait  la  compagnie  de  ces  jeunes  gens  allé- 
chante comme  un  mauvais  lieu  et  instructive 
comme  une  Sorbonne.  On  ne  lui  ménageait  pas 
les  leçons;  et  il  se  montrait  plein  de  zèle,  jusqu'à 
vouloir  fumer,  en  dépit  des  maux  de  cœur  qui 
le  tourmentaient  chaque  fois,  régulièrement.  Fré- 
déric l'entourait  de  soins.  Il  admirait  la  nuance  de 
ses  cravates,  la  fourrure  de  son  paletot  et  surtout 
ses  bottes,  minces  comme  des  gants  et  qui  sem- 
blaient insolentes  de  netteté  et  de  délicatesse  ;  sa 
voiture  l'attendait  en  bas  dans  la  rue. 

Un  soir  qu'il  venait  de  partir,  et  que  la  neige 
tombait,  Sénécal  se  mit  à  plaindre  son  cocher. 
Puis  il  déclama  contre  les  gants  jaunes,  le  Jockey- 
Club.  Il  faisait  plus  de  cas  d'un  ouvrier  que  de  ces 
messieurs. 

—  Moi,  je  travaille,  au  moins!  je  suis 
pauvre  ! 


I 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  83 

—  Cela  se  voit,  dit  à  la  fin  Frédéric,  impa- 
tienté. 

Le  répétiteur  lui  garda  rancune  pour  cette  pa- 
role. 

Mais,  Regimbart  ayant  dit  qu'il  connaissait  un 
peu  Sénécal,  Frédéric,  voulant  faire  une  politesse 
à  l'ami  d'Amoux,  le  pria  de  venir  aux  réunions 
du  samedi,  et  la  rencontre  fut  agréable  aux  deux 
patriotes. 

lis  différaient  cependant. 

Sénécal  —  qui  avait  un  crâne  en  pointe  —  ne 
considérait  que  les  systèmes.  Regimbart,  au  con- 
traire, ne  voyait  dans  les  faits  que  les  faits.  Ce  qui 
rinquiétait  principalement,  c'était  la  frontière  du 
Rhin*.  11  prétendait  se  connaître  en  artillerie,  et 
se  faisait  habiller  par  le  tailleur  de  l'Ecole  poly- 
technique. 

Le  premier  jour,  quand  on  lui  offrit  des  gâ- 
teaux, il  leva  les  épaules  dédaigneusement,  en 
disant  que  cela  convenait  aux  femmes;  et  il  ne 
parut  guère  plus  gracieux  les  fois  suivantes.  Du 
moment  que  les  idées  atteignaient  une  certaine 
hauteur,  il  murmurait  :« Oh  I  pas  d'utopies,  pas 
de  rêves!»    En   fait  d'art  (bien  qu'il  fréquentât 
les  ateliers,  où  quelquefois  il  donnait,  par  com- 
plaisance, une   leçon    d'escrime),    ses   opinions 
n'étaient  point  transcendantes.  11  comparait  le  style 
de  M.  Marrast  à  celui  de  Voltaire*  et  M""  Vatnaz 
à  M""  de  Staël,  à  cause  d'une  ode  sur  la  Polo- 
gne, «où  il  y  avait  du  cœur».  Enfin,  Regimbart 
assommait  tout  le  monde  et  particulièrement  Des- 
lauriers, car  le  Citoyen  était  un  familier  d'Ar- 
noux.   Or  le  clerc   ambitionnait   de    fréquenter 
cette  maison,  espérant  y  faire  des  connaissances 

6. 


84  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

profitables.  «Quand  donc  m'y  mèneras-tu?»  di- 
sait-il. Arnoux  se  trouvait  surchargé  de  besogne, 
ou  bien  il  partait  en  voyage;  puis,  ce  n'était  pas 
la  peine,  les  dîners  allaient  finir. 

S'il  avait  fallu  risquer  sa  vie  pour  son  ami,  Fré- 
déric l'eût  fait.  Mais  comme  il  tenait  à  se  montrer 
le  plus  avantageusement  possible,  comme  il  sur- 
veillait son  langage,  ses  manières  et  son  costume 
jusqu'à  venir  au  bureau  de  Y  Art  industriel  toujours 
irréprochablement  ganté,  il  avait  peur  que  Des- 
lauriers,  avec  son  vieil  habit  noir,  sa  tournure 
de  procureur  et  ses  discours  outrecuidants,  ne 
déplût  à  M°"  Arnoux,  ce  qui  pouvait  le  compro- 
mettre, le  rabaisser  lui-même  auprès  d'elle.  II  ad- 
mettait bien  les  autres,  mais  celui-là,  précisément, 
l'aurait  gêné  mille  fois  plus.  Le  clerc  s'apercevait 

au'il  ne  voulait  pas  tenir  sa  promesse,  et  le  silence 
e  Frédéric  lui  semblait  une  aggravation  d'injure. 
II  aurait  voulu  le  conduire  absolument,  le  voir 
se  développer  d'après  l'idéal  de  leur  jeunesse  ;  et 
sa  fainéantise  le  révoltait,  comme  une  désobéis- 
sance et  comme  une  trahison.  D'ailleurs  Frédéric, 
plein  de  l'idée  de  M"""  Arnoux,  parlait  de  son  mari 
souvent;  et  Deslauriers  commença  une  intolé- 
rable scie,  consistant  à  répéter  son  nom  cent  fois 
par  jour,  à  la  fin  de  chaque  phrase,  comme  un 
tic  d'idiot.  Quand  on  frappait  à  sa  porte,  il  répon- 
dait :  «Entrez,  Arnoux!»  Au  restaurant,  il  de- 
mandait un  fromage  de  Brie  «  à  l'instar  d' Arnoux»  ; 
et,  la  nuit,  feignant  d'avoir  un  cauchemar,  il  ré- 
veillait son  compagnon  en  hurlant  :  «Arnoux! 
Arnoux!»  Enfin,  un  jour,  Frédéric,  excédé,  lui 
dit  d'une  voix  lamentable  : 

—  Mais  laisse-moi  tranquille  avec  Arnoux  ! 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  85 

,     —  Jamais  !  répondit  le  clerc. 

Toujours  lui  !  lui  partout!  ou  brûlante  ou  glacée, 
L'image  de  l'Arnoux... 

—  Tais-toi  donc  !  s'écria  Frédéric  en  levant  le 
poing. 

II  reprit  doucement  : 

—  Cest  un  sujet  qui  m'est  pénible,  tu  sais 
bien. 

—  Oh!  pardon,  mon  bonhomme,  répliqua 
Deslauriers  en  s'inclinant  très  bas,  on  respectera 
désormais  les  nerfs  de  Mademoiselle  !  Pardon  en- 
core une  fois.  Mille  excuses  ! 

Ainsi  fut  terminée  la  plaisanterie. 

Mais,  trois  semaines  après,  un  soir,  il  lui  dit: 

—  Eh  bien,  je  l'ai  vue  tantôt,  M™2  Arnoux! 

—  Où  donc? 

—  Au  Palais,  avec  Balandard,  avoué;  une 
femme  brune,  n'est-ce  pas,  de  taille  moyenne? 

Frédéric  fît  un  signe  d'assentiment.  II  attendait 
que  Desîauriers  parlât.  Au  moindre  mot  d'admi- 
ration, il  se  serait  épanché  largement,  était  tout 
prêt  à  le  chérir;  l'autre  se  taisait  toujours;  enfin, 
n'y  tenant  plus,  il  lui  demanda  d'un  air  indifférent 
ce  qu'il  pensait  d'elle. 

Deslauriers  la  trouvait  «pas  mal,  sans  avoir 
pourtant  rien  d'extraordinaire». 

—  Ah  !  tu  trouves,  dit  Frédéric. 

Arriva  le  mois  d'août,  époque  de  son  deuxième 
examen.  D'après  l'opinion  courante,  quinze  jours 
devaient  suffire  pour  en  préparer  les  matières. 
Frédéric,  ne  doutant  pas  de  ses  forces,  avala  d'em- 
blée les  quatre  premiers  livres  du  Code  de  procé- 
dure, les  trois  premiers  du  Code  pénal,  plusieurs 


86  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

morceaux  d'instruction  criminelle  et  une  partie  du 
Code  civil,  avec  les  annotations  de  M.  Poncelet. 
La  veille,  Deslauriers  lui  fit  faire  une  récapitula- 
tion qui  se  prolongea  jusqu'au  matin  ;  et,  pour 
mettre  à  profit  le  dernier  quart  d'heure,  il  con- 
tinua à  l'interroger  sur  le  trottoir,  tout  en  mar- 
chant. 

Comme  plusieurs  examens  âe  passaient  simul- 
tanément, il  j  avait  beaucoup  de  monde  dans  la 
cour,  entre  autres  Hussonnet  et  Cisy  ;  on  ne  man- 
quait pas  de  venir  à  ces  épreuves  quand  il  s'agis- 
sait des  camarades.  Frédéric  endossa  la  robe  noire 
traditionnelle;  puis  il  entra,  suivi  de  la  foule,  avec 
trois  autres  étudiants,  dans  une  grande  pièce, 
éclairée  par  des  fenêtres  sans  rideaux  et  garnie 
de  banquettes,  le  long  des  murs.  Au  milieu,  des 
chaises  de  cuir  entouraient  une  table,  décorée  d'un 
tapis  vert.  Elle  séparait  les  candidats  de  MM.  les 
examinateurs  en  robe  rouge,  tous  portant  des 
chausses  d'hermine  sur  l'épaule,  avec  des  toques 
à  galons  d'or  sur  le  chef. 

Frédéric  se  trouvait  l'avant-dernier  dans  la  série, 
position  mauvaise.  A  la  première  question  sur  la 
dîÉFérence  entre  une  convention  et  un  contrat, 
il  définit  l'une  pour  l'autre;  et  le  professeur,  un 
brave  homme,  lui  dit  : 

—  Ne  vous  troublez  pas,  monsieur,  remettez- 
vous! 

Puis,  ayant  fait  deux  demandes  faciles,  suivies 
de  réponses  obscures,  il  passa  enfin  au  quatrième. 
Frédéric  fut  démoralisé  par  ce  piètre  commence- 
ment. Deslauriers,  en  face,  dans  le  public,  lui  fai- 
sait signe  que  tout  n'était  pas  encore  perdu  ;  et  à  la 
deuxième  interrogation  sur  le  droit  criminel,  il  se 


L'ÉDUCATIOxN  SENTIMENTALE.  87 

montra  passable.  Mais,  après  la  troisième,  relative 
au  testament  mystique,  Texaminateur  étant  resté 
impassible  tout  le  temps,  son  angoisse  redoubla; 
car  Hussonnet  joignait  les  mains  comme  pour 
applaudir,  tandis  que  Deslauriers  prodiguait  les 
haussements  d'épaules.  Enfin,  le  moment  arriva 
où  il  fallut  répondre  sur  la  Procédure!  II  s'agis- 
sait de  la  tierce  opposition.  Le  professeur,  choqué 
d'avoir  entendu  des  théories  contraires  aux  siennes , 
lui  demanda  d'un  ton  brutal  : 

—  Et  vous,  monsieur,  est-ce  votre  avis?  Com- 
ment conciliez -vous  le  principe  de  l'article  135 1 
du  Code  civil  avec  cette  voie  d'attaque  extraordi- 
naire? 

Frédéric  se  sentait  un  grand  mal  de  tête  pour 
avoir  passé  la  nuit  sans  dormir.  Un  rayon  de  so- 
leil, entrant  par  l'intervalle  d'une  jalousie,  le  frap- 
pait au  visage.  Debout  derrière  la  chaise,  il  se 
dandinait  et  tirait  sa  moustache. 

—  J'attends  toujours  votre  réponse!  reprit 
l'homme  à  la  toque  d'or. 

Et,  comme  le  geste  de  Frédéric  l'agaçait  sans 
doute  : 

—  Ce  n'est  pas  dans  votre  barbe  que  vous  la 
trouverez  ! 

Ce  sarcasme  causa  un  rire  dans  l'auditoire;  le 
professeur,  flatté,  s'amadoua.  II  lui  fit  deux  ques- 
tions encore  sur  l'ajournement  et  sur  l'affaire  som- 
maire, puis  baissa  la  tête  en  signe  d'approbation; 
l'acte  public  était  fini.  Frédéric  rentra  dans  le  ves- 
tibule. 

Pendant  que  l'huissier  le  dépouillait  de  sa  robe, 
pour  la  repasser  à  un  autre  immédiatement,  ses 
amis  l'entourèrent  en  achevant  de  l'ahurir  avec 


88  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

leurs  opinions  contradictoires  sur  le  résultat  de 
l'examen.  On  le  proclama  bientôt  d'une  voix  so- 
nore, à  l'entrée  de  la  salle  :  «Le  troisième  était... 
ajourné  !  » 

—  Emballé  !  dit  Hussonnet,  allons-nous-en  ! 
Devant  la  loge  du  concierge,  ils  rencontrèrent 

Martinon,  rouge,  ému,  avec  un  sourire  dans  les 
yeux  et  l'auréole  du  triomphe  sur  le  front.  II  ve- 
nait de  subir  sans  encombre  son  dernier  examen. 
Restait  seulement  la  thèse.  Avant  quinze  jours,  il 
serait  licencié.  Sa  famille  connaissait  un  ministre, 
«une  belle  carrière»  s'ouvrait  devant  lui. 

—  Celui-là  t'enfonce  tout  de  même,  dit  Des- 
lauriers. 

Rien  n'est  humiliant  comme  de  voir  les  sots 
réussir  dans  les  entreprises  oii  l'on  échoue.  Fré- 
déric, vexé,  répondit  qu'il  s'en  moquait.  Ses  pré- 
tentions étaient  plus  hautes;  et,  comme  Hussonnet 
faisait  mine  de  s'en  aller,  il  le  prit  à  l'écart  pour 
lui  dire  : 

—  Pas  un  mot  de  tout  cela,  chez  eux,  bien 
entendu  ! 

Le  secret  était  facile,  puisque  Arnoux,  le  len- 
demain, partait  en  voyage  pour  l'Allemagne. 

Le  soir,  en  rentrant,  le  clerc  trouva  son  ami 
singulièrement  changé  :  il  pirouettait,  sifflait;  et, 
l'autre  s'étonnant  de  cette  humeur,  Frédéric  dé- 
clara qu'il  n'irait  pas  chez  sa  mère  ;  il  emploierait 
ses  vacances  à  travailler. 

A  la  nouvelle  du  départ  d' Arnoux,  une  joie 
l'avait  saisi.  II  pouvait  se  présenter  là-bas,  tout  à 
son  aise,  sans  crainte  d'être  interrompu  dans  ses 
visites.  La  conviction  d'une  sécurité  absolue  lui 
donnerait  du  courage.  Enfin  il  ne  serait  pas  éloi- 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  89 

§né,  ne  serait  pas  séparé  d'elle!  Quelque  chose 
e  plus  fort  qu'une  chaîne  de  fer  l'attachait  à 
Paris,  une  voix  intérieure  lui  criait  de  rester. 

Des  obstacles  s'y  opposaient.  II  les  franchit  en 
écrivant  à  sa  mère  ;  il  confessait  d'abord  son  échec, 
occasionné  par  des  changements  faits  dans  le  pro- 
gramme, un  hasard,  une  injustice;  d'ailleurs,  tous 
les  grands  avocats  (  il  citait  leurs  noms  )  avaient  été 
refusés  à  leurs  examens.  Mais  il  comptait  se  pré- 
senter de  nouveau  au  mois  de  novembre.  Or, 
n'ayant  pas  de  temps  à  perdre,  il  n'irait  point  à 
la  maison  cette  année;  et  il  demandait,  outre  l'ar- 
gent d'un  trimestre,  deux  cent  cinquante  francs, 
pour  des  répétitions  de  droit,  fort  utiles;  le  tout 
enguirlandé  de  regrets,  condoléances,  chatteries 
et  protestations  d'amour  filial. 

M™°  Moreau,  qui  l'attendait  le  lendemain,  fut 
chagrinée  doublement.  Elle  cacha  la  mésaventure 
de  son  fils,  et  lui  répondit  «de  venir  tout  de 
même».  Frédéric  ne  céda  pas.  Une  brouille  s'en- 
suivit. A  la  fin  de  la  semaine,  néanmoins,  il  reçut 
l'argent  du  trimestre  avec  la  somme  destinée  aux 
répétitions,  et  qui  servit  à  payer  un  pantalon  gris 
perle,  un  chapeau  de  feutre  blanc  et  une  badine 
à  pomme  d'or. 

Quand  tout  cela  fut  en  sa  possession  : 

«C'est  peut-être  une  idée  de  coiffeur  que  j'ai 
eue?»  songea-t-il. 

Et  une  grande  hésitation  le  prit. 

Pour  savoir  s'il  irait  chez  M'"'  Arnoux,  il  jeta 
par  trois  fois  dans  l'air,  des  pièces  de  monnaie. 
Toutes  les  fois,  le  présage  fut  heureux.  Donc,  la 
fatalité  l'ordonnait.  II  se  fit  conduire  en  fiacre  rue 
de  Choiseul. 


po  L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 

II  monta  vivement  l'escalier,  tira  le  cordon  de 
la  sonnette;  elle  ne  sonna  pas;  il  se  sentait  près 
de  défaillir. 

Puis  il  ébranla,  d'un  coup  furieux,  le  lourd 
gland  de  soie  rouge.  Un  carillon  retentit,  s'apaisa 
par  degrés  ;  et  l'on  n'entendait  plus  rien.  Frédéric 
eut  peur. 

II  colla  son  oreille  contre  la'porte  ;  pas  un  souffle  ! 
II  mit  son  œil  au  trou  de  la  serrure,  et  il  n'aper- 
cevait dans  l'antichambre  que  deux  pointes  de 
roseau,  sur  la  muraille,  parmi  les  fleurs  du  papier. 
Enfin,  il  tournait  les  talons  quand  il  se  ravisa. 
Cette  fois,  il  donna  un  petit  coup  léger.  La  porte 
s'ouvrit;  et,  sur  le  seuil,  les  cheveux  ébouriffés, 
la  face  cramoisie  et  l'air  maussade,  Arnoux  lui- 
même  parut. 

—  Tiens  I  Qui  diable  vous  amène  ?  Entrez  ! 

II  l'introduisit,  non  dans  le  boudoir  ou  dans  sa 
chambre,  mais  dans  la  salle  à  manger,  oii  l'on 
voyait  sur  la  table  une  bouteille  de  vin  de  Cham- 
pagne avec  deux  verres;  et,  d'un  ton  brusque  : 

—  Vous  avez  quelque  chose  à  me  demander, 
cher  ami  ? 

—  Non  !  rien  !  rien  !  balbutia  le  jeune  homme, 
cherchant  un  prétexte  à  sa  visite. 

Enfin,  il  dit  qu'il  était  venu  savoir  de  ses  nou- 
velles, car  il  le  croyait  en  Allemagne,  sur  le  rap- 
port d'Hussonnet. 

—  Nullement!  reprit  Arnoux.  Quelle  linotte 
que  ce  garçon-là,  pour  entendre  tout  de  travers  ! 

Afin  de  dissimuler  son  trouble,  Frédéric  mar- 
chait de  droite  et  de  gauche,  dans  la  salle.  En 
heurtant  le  pied  d'une  chaise,  il  fit  tomber  une 
ombrelle  posée  dessus  ;  le  manche  d'ivoire  se  brisa. 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  pi 

—  Mon  Dieu!  s*écria-t-il,  comme  je  suis  cha- 
grin d'avoir  brisé  Tombrelle  de  M"'  Arnoux. 

A  ce  mot,  le  marchand  releva  la  tête,  et  eut  un 
singulier  sourire.  Frédéric,  prenant  l'occasion  qui 
s'offrait  de  parler  d'elle,  ajouta  timidement  : 

—  Est-ce  que  je  ne  pourrai  pas  la  voir  ? 

Elle  était  dans  son  pays,  près  de  sa  mère  ma- 
lade. 

Il  n'osa  faire  de  questions  sur  la  durée  de  cette 
absence.  II  demanda  seulement  quel  était  le  pays 
de  M"^  Arnoux. 

—  Chartres  !  Cela  vous  étonne  ? 

—  Moi  ?  non  !  pourquoi  ?  Pas  le  moins  du 
monde  ! 

Us  ne  trouvèrent,  ensuite,  absolument  rien  à  se 
dire.  Arnoux,  qui  s'était  fait  une  cigarette,  tour- 
nait autour  de  la  table,  en  soufflant.  Frédéric, 
debout  contre  le  poêle,  contemplait  les  murs, 
l'étagère,  le  parquet;  et  des  images  charmantes 
défilaient  dans  sa  mémoire,  devant  ses  yeux  plu- 
tôt. Enfin  il  se  retira. 

Un  morceau  de  journal,  roulé  en  boule,  tra{- 
nait  par  terre,  dans  l'antichambre;  Arnoux  le 
prit;  et,  se  haussant  sur  la  pointe  des  pieds,  il 
l'enfonça  dans  la  sonnette,  pour  continuer,  dit-il, 
sa  sieste  interrompue.  Puis,  en  lui  donnant  une 
poignée  de  main  : 

—  Avertissez  le  concierge,  s'il  vous  plaft,  que 
je  n'y  suis  pas  ! 

Et  il  referma  la  porte  sur  son  dos,  violemment. 
Frédéric  descendit  l'escalier  marche  à  marche. 
L'insuccès  de  cette  première  tentative  le  découra- 
geait sur  le  hasard  des  autres.  Alors  commen- 
cèrent   trois    mois    d'ennui.    Comme    il    n'avait 


92  L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 

aucun  travail,  son  désœuvrement  renforçait  sa 
tristesse. 

II  passait  des  heures  à  regarder,  du  haut  de  son 
balcon,  la  rivière  qui  coulait  entre  les  quais  gri- 
sâtres, noircis  de  place  en  place,  par  la  bavure  des 
égouts,  avec  un  ponton  de  blanchisseuses  amarré 
contre  le  bord,  où  des  gamins  quelquefois  s'amu- 
saient, dans  la  vase,  à  faire  baigner  un  caniche. 
Ses  yeux,  délaissant  à  gauche  le  pont  de  pierre 
de  ÎNotre-Dame  et  trois  ponts  suspendus,  se  diri- 
geaient toujours  vers  le  quai  aux  Ormes,  sur  un 
massif  de  vieux  arbres,  pareils  aux  tilleuls  du 
port  de  Montereau.  La  tour  Saint-Jacques,  l'Hotel 
de  Ville,  Saint-Gervais,  Saint-Louis,  Saint-Paul  se 
levaient  en  face,  parmi  les  toits  confondus,  et  le 
Génie  de  la  colonne  de  Juillet  resplendissait  à 
Torient  comme  une  large  étoile  d'or,  tandis  qu'à 
fautre  extrémité  le  dôme  des  Tuileries  arrondis- 
sait, sur  le  ciel,  sa  lourde  masse  bleue.  C'était  par 
derrière,  de  ce  côté-là,  que  devait  être  la  maison 
de  M""'  Arnoux. 

II  rentrait  dans  sa  chambre;  puis,  couché  sur 
son  divan,  s'abandonnait  à  une  méditation  dés- 
ordonnée :  plans  d'ouvrages,  projets  de  conduite, 
élancements  vers  l'avenir.  Enfin,  pour  se  débar- 
rasser de  lui-même,  il  sortait. 

II  remontait,  au  hasard,  le  quartier  latin,  si  tu- 
multueux d'habitude,  mais  désert  à  cette  époque, 
car  les  étudiants  étaient  partis  dans  leurs  familles. 
Les  grands  murs  des  collèges,  comme  allongés 
par  le  silence,  avaient  un  aspect  plus  morne  en- 
core; on  entendait  toutes  sortes  de  bruits  pai- 
sibles, des  battements  d'ailes  dans  les  cages,  le 
ronflement  d'un  tour,  le  marteau  d'un  savetier; 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  ^^ 

et  les  marchands  d'habits,  au  miheu  des  rues, 
interrogeaient  de  l'œil  chaque  fenêtre,  inutile- 
ment. Au  fond  des  cafés  sohtaires,  la  dame  du 
comptoir  bâillait  entre  ses  carafons  remphs;  les 
journaux  demeuraient  en  ordre  sur  la  table  des 
cabinets  de  lecture;  dans  l'atelier  des  repasseuses, 
des  linges  frissonnaient  sous  les  bouffées  du  vent 
tiède.  De  temps  à  autre,  il  s'arrêtait  à  l'étalage 
d'un  bouquiniste;  un  omnibus,  qui  descendait  en 
frôlant  le  trottoir,  le  faisait  se  retourner;  et  par- 
venu devant  le  Luxembourg,  il  n'allait  pas  plus 
loin. 

Quelquefois,  l'espoir  d'une  distraction  l'attirait 
vers  les  boulevards.  Après  de  sombres  ruelles 
exhalant  des  fraîcheurs  humides,  il  arrivait  sur  de 
grandes  places  désertes,  éblouissantes  de  lumière, 
et  où  les  monuments  dessinaient  au  bord  du  pavé 
des  dentelures  d'ombre  noire.  Mais  les  charrettes, 
les  boutiques  recommençaient,  et  la  foule  l'étour- 
dissait, le  dimanche  surtout,  quand,  depuis  la 
Bastille  jusqu'à  la  Madeleine,  c'était  un  immense 
flot  ondulant  sur  l'asphake,  au  miheu  de  la  pous- 
sière, dans  une  rumeur  continue;  il  se  sentait  tout 
écœuré  par  la  bassesse  des  figures,  la  niaiserie  des 
propos,  la  satisfaction  imbécile  transpirant  sur  les 
fronts  en  sueur  1  Cependant,  la  conscience  de 
mieux  valoir  que  ces  hommes  atténuait  la  fatigue 
de  les  regarder. 

II  allait  tous  les  jours  à  Y  Art  industriel;  et  pour 
savoir  quand  reviendrait  M"""  Arnoux,  il  s'infor- 
mait de  sa  mère  très  longuement.  La  réponse 
d'Arnoux  ne  variait  pas  :  «le  mieux  se  continuait», 
sa  femme,  avec  la  petite,  serait  de  retour  la  se- 
maine prochaine.  Plus  elle  tardait  à  revenir,  plus 


^4  L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 

Frédéric  témoignait  d'inquiétude,  si  bien  qu'Ar- 
noux,  attendri  par  tant  d*afFection ,  Temmena  cinq 
ou  six  fois  dîner  au  restaurant. 

Frédéric,  dans  ces  longs  tête-à-tête,  reconnut 
que  le  marchand  de  peinture  n'était  pas  fort  spiri- 
tuel. Arnoux  pouvait  s'apercevoir  de  ce  refroidis- 
sement; et  puis  c'était  l'occasion  de  lui  rendre,  un 
peu,  ses  politesses. 

Voulant  donc  faire  les  choses  très  bien,  il  ven- 
dit à  un  brocanteur  tous  ses  habits  neufs,  moyen- 
nant la  somme  de  quatre-vingts  francs;  et,  l'ayant 
grossie  de  cent  autres  qui  lui  restaient,  il  vint  chez 
Arnoux  le  prendre  pour  dîner.  Regimbart  s'y 
trouvait.  Ils  s'en  allèrent  aux  Trois-Frères-Proven- 
çaux. 

Le  Citoyen  commença  par  retirer  sa  redingote , 
et,  sûr  de  la  déférence  des  deux  autres,  écrivit  la 
carte.  Mais  il  eut  beau  se  transporter  dans  la  cui- 
sine pour  parler  lui-même  au  chef,  descendre  à 
la  cave  dont  il  connaissait  tous  les  coins,  et  faire 
monter  le  maître  de  l'établissement,  auquel  il 
«donna  un  savon»,  il  ne  fut  content  ni  des  mets, 
ni  des  vins,  ni  du  service!  A  chaque  plat  nou- 
veau, à  chaque  bouteille  différente,  dès  la  pre- 
mière bouchée,  la  première  gorgée,  il  laissait  tom- 
ber sa  fourchette,  ou  repoussait  au  loin  son  verre  ; 
puis  s'accoudant  sur  la  nappe  de  toute  la  longueur 
de  son  bras,  il  s'écriait  qu'on  ne  pouvait  plus  dîner 
à  Paris!  Enfin,  ne  sachant  qu'imaginer  pour  sa 
bouche,  Regimbart  se  commanda  des  haricots 
à  l'huile,  «tout  bonnement»,  lesquels,  bien  qu'à 
moitié  réussis,  l'apaisèrent  un  peu.  Puis  il  eut, 
avec  le  garçon,  un  dialogue,  roulant  sur  les  an- 
ciens garçons  des  Provençaux  :  «  Qu'était  devenu 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  95 

Antoine?  Et  un  nommé  Eugène?  Et  Théodore, 
le  petit,  qui  servait  toujours  en  bas?  Il  y  avait  dans 
ce  temps-là  une  chère  autrement  distinguée,  et 
des  têtes  de  Bourgogne  comme  on  n'en  reverra 
plus  !  )) 

Ensuite,  il  fut  question  de  la  valeur  des  ter- 
rains dans  la  banheue,  une  spéculation  d'Arnoux, 
infaillible.  En  attendant,   il  perdait  ses  intérêts, 

Euisqu  il  ne  voulait  vendre  à  aucun  prix.  Regîm- 
art  lui  découvrirait  quelqu'un  ;  et  ces  deux  mes- 
sieurs firent,  avec  un  crajon,  des  calculs  jusqu'à 
la  fin  du  dessert. 

On  s'en  alla  prendre  le  café,  passage  du  Sau- 
mon, dans  un  estaminet,  à  l'entresol.  Frédéric 
assista,  sur  ses  jambes,  à  d'interminables  parties 
de  billard,  abreuvées  d'innombrables  chopes;  et 
il  resta  là,  jusqu'à  minuit,  sans  savoir  pourquoi, 
par  lâcheté,  par  bêtise,  dans  l'espérance  confuse 
d'un  événement  quelconque  favorable  à  son 
amour. 

Quand  donc  la  reverrait- il?  Frédéric  se  déses- 
pérait. Mais,  un  soir,  vers  la  fin  de  novembre, 
Arnoux  lui  dit  : 

—  Ma  femme  est  revenue  hier,  vous  savez  ! 
Le  lendemain,  à  cinq  heures,  il  entrait  chez 

elle. 

II  débuta  par  des  félicitations,  à  propos  de  sa 
mère ,  dont  la  maladie  avait  été  si  grave. 

—  Mais  non  !  Qui  vous  l'a  dit? 
■ —  Arnoux! 

Elle  fit  un  «ah»  léger,  puis  ajouta  qu'elle  avait 
eu,  d'abord,  des  craintes  sérieuses,  maintenant 
disparues. 

Elle  se  tenait  près  du  feu ,  dans  la  bergère  de 


^6  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

tapisserie.  Il  était  sur  le  canapé,  avec  son  chapeau 
entre  ses  genoux;  et  Tentretien  fut  pénible,  elle 
l'abandonnait  à  chaque  minute  ;  il  ne  trouvait  pas 
de  joint  pour  y  introduire  ses  sentiments.  Mais, 
comme  il  se  plaignait  d'étudier  la  chicane,  elle 
répliqua  :  «Oui...,  je  conçois...,  les  affaires...!» 
en  baissant  la  figure,  absorbée  tout  à  coup  par 
des  réflexions. 

II  avait  soif  de  les  connaître,  et  même  ne  son- 
geait pas  à  autre  chose.  Le  crépuscule  amassait  de 
l'ombre  autour  d'eux. 

Elle  se  leva,  ayant  une  course  à  faire,  puis  re- 
parut avec  une  capote  de  velours,  et  une  mante 
noire,  bordée  de  petit -gris.  II  osa  offrir  de  l'ac- 
compagner. 

On  n'y  voyait  plus;  le  temps  était  froid,  et  un 
lourd  brouillard,  estompant  la  façade  des  maisons, 
puait  dans  l'air.  Frédéric  le  humait  avec  délices  ; 
car  il  sentait  à  travers  la  ouate  du  vêtement  la 
forme  de  son  bras  ;  et  sa  main ,  prise  dans  un  gant 
chamois  à  deux  boutons,  sa  petite  main  qu'il  au- 
rait voulu  couvrir  de  baisers,  s'appuyait  sur  sa 
manche.  A  cause  du  pavé  glissant,  ils  oscillaient 
un  peu  ;  il  lui  semblait  qu'ils  étaient  tous  les  deux 
comme  bercés  par  le  vent,  au  milieu  d'un  nuage. 

L'éclat  des  lumières,  sur  le  boulevard,  le  remit 
dans  la  réalité.  L'occasion  était  bonne,  le  temps 
pressait.  II  se  donna  jusqu'à  la  rue  de  Richelieu 
pour  déclarer  son  amour.  Mais,  presque  aussitôt, 
devant  un  magasin  de  porcelaines,  elle  s'arrêta 
net,  en  lui  disant  : 

—  Nous  y  sommes,  je  vous  remercie  !  A  jeudi, 
n'est-ce  pas,  comme  d'habitude? 
_    Les  dîners  recommencèrent  ;  et  plus  il  fréquen- 


» 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  97 

tait  M°"  Arnoux,  plus  ses  langueurs  augmen- 
taient. 

La  contemplation  de  cette  femme  Ténervait, 
comme  l'usage  d'un  parfum  trop  fort.  Cela  des- 
cendit dans  les  profondeurs  de  son  tempérament, 
et  devenait  presque  une  manière  générale  de 
sentir,  un  mode  nouveau  d'exister. 

Les  prostituées  qu'il  rencontrait  aux  feux  du  gaz, 
les  cantatrices  poussant  leurs  roulades ,  les  écuyères 
sur  leurs  chevaux  au  galop,  les  bourgeoises  à  pied, 
les  grisettes  à  leur  fenêtre,  toutes  les  femmes  lui 
rappelaient  celle-là,  par  des  similitudes  ou  par 
des  contrastes  violents.  II  regardait,  le  long  des 
boutiques,  les  cachemires,  les  dentelles  et  les  pen- 
deloques de  pierreries,  en  les  imaginant  drapés 
autour  de  ses  reins,  cousues  à  son  corsage,  faisant 
des  feux  dans  sa  chevelure  noire.  A  l'éventaire  des 
marchandes,  les  fleurs  s'épanouissaient  pour  qu'elle 
les  choisit  en  passant;  dans  la  montre  des  cor- 
donniers, les  petites  pantoufles  de  satin  à  bordure 
de  cygne  semblaient  attendre  son  pied  ;  toutes  les 
rues  conduisaient  vers  sa  maison  ;  les  voitures  ne 
stationnaient  sur  les  places  que  pour  y  mener  plus 
vite  ;  Paris  se  rapportait  à  sa  personne,  et  la  grande 
ville,  avec  toutes  ses  voix,  bruissait,  comme  un 
immense  orchestre,  autour  d'elle. 

Quand  il  allait  au  Jardin  des  Plantes,  la  vue 
d'un  palmier  l'entraînait  vers  des  pays  lointains. 
Ils  voyageaient  ensemble,  au  dos  des  dromadaires, 
sous  le  tendelet  des  éléphants ,  dans  la  cabine  d'un 
yacht  parmi  des  archipels  bleus,  ou  côte  à  côte  sur 
deux  mulets  à  clochettes,  qui  trébuchent  dans  les 
herbes  contre  des  colonnes  brisées.  Quelquefois, 
il  s'arrêtait  au  Louvre  devant  de  vieux  taoleaux; 


5?  8  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

et  son  amour  l'embrassant  Jusque  dans  les  siècles 
disparus,  il  la  substituait  aux  personnages  des 
peintures.  Coiffée  d'un  hennin,  elle  priait  à  deux 
genoux  derrière  un  vitrage  de  plomb.  Seigneu- 
resse  des  Castilles  ou  des  Flandres,  elle  se  tenait 
assise,  avec  une  fraise  empesée  et  un  corps  de  ba- 
leines à  gros  bouillons.  Puis  elle  descendait  quelque 
grand  escalier  de  porphyre,  au  milieu  des  séna- 
teurs, sous  un  dais  de  plumes  d'autruche,  dans 
une  robe  de  brocart.  D'autres  fois,  il  la  rêvait  en 
pantalon  de  soie  jaune,  sur  ies  coussins  d'un 
harem;  et  tout  ce  qui  était  beau,  le  scintillement 
des  étoiles,  certains  airs  de  musique,  l'allure  d'une 
phrase,  un  contour,  l'amenaient  à  sa  pensée 
d'une  façon  brusque  et  insensible. 

Quant  à  essayer  d'en  faire  sa  maîtresse,  il  était 
sûr  que  toute  tentative  serait  vaine. 

Un  soir,  Dittmer,  qui  arrivait ,  la  baisa  sur  le 
front;  Lo varias  fît  de  même,  en  disant  : 

—  Vous  permettez,  n'est-ce  pas,  selon  le  pri- 
vilège des  amis? 

Frédéric  balbutia  : 

—  Il  me  semble  que  nous  sommes  tous  des 
amis? 

—  Pas  tous  des  vieux  !  reprit-elle. 

C'était  le  repousser  d'avance,  indirectement. 

Que  faire,  d'ailleurs?  Lui  dire  qu'il  l'aimait? 
Elle  réconduirait  sans  doute;  ou  oien,  s'indi- 
gnant,  le  chasserait  de  sa  maison!  Or  il  préférait 
toutes  les  douleurs  à  l'horrible  chance  de  ne  plus 
k  voir. 

11  enviait  le  talent  des  pianistes,  les  balafres 
des  soldats.  II  souhaitait  une  maladie  dangereuse, 
espérant  de  cette  façon  l'intéresser. 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  99 

Une  chose  Tétonnait,  c'est  qu'il  n'était  pas  ja- 
loux d'Arnoux  ;  et  il  ne  pouvait  se  la  figurer  autre- 
ment que  vêtue,  tant  sa  pudeur  semblait  naturelle, 
et  reculait  son  sexe  dans  une  ombre  mysté- 
rieuse. 

Cependant,  il  songeait  au  bonheur  de  vivre 
avec  elle,  de  la  tutoyer,  de  lui  passer  la  main  sur 
les  bandeaux  longuement,  ou  de  se  tenir  par  terre, 
à  genoux,  les  deux  bras  autour  de  sa  taille,  à  boire 
son  âme  dans  ses  yeux!  II  aurait  fallu,  pour  cela, 
subvertir  la  destinée;  et,  incapable  d'action,  mau- 
dissant Dieu  et  s'accusant  d'être  lâche,  il  tournait 
dans  son  désir,  comme  un  prisonnier  dans  son 
cachot.  Une  angoisse  permanente  l'étoufFait.  II  res- 
tait pendant  des  heures  immobile,  ou  bien  il  écla- 
tait en  larmes;  et,  un  jour  qu'il  n'avait  pas  eu  la 
force  de  se  contenir,  Deslauriers  lui  dit  : 

—  Mais,  saprelotte!  qu'est-ce  que  tu  as? 
Frédéric  souffrait  des  nerfs.  Deslauriers  n'en 

crut  rien.  Devant  une  pareille  douleur,  il  avait  senti 
se  réveiller  sa  tendresse,  et  il  le  réconforta.  Un 
homme  comme  lui  se  laisser  abattre,  quelle  sot- 
tise !  Passe  encore  dans  la  jeunesse,  mais  plus  tard, 
c'est  perdre  son  temps. 

—  Tu  me  gâtes  mon  Frédéric  !  Je  redemande 
fancien.  Garçon,  toujours  du  même!  II  me  plai- 
sait! Voyons,  fume  une  pipe,  animal!  Secoue-toi 
un  peu,  tu  me  désoles! 

— -  C'est  vrai ,  dit  Frédéric ,  je  suis  fou  ! 
Le  clerc  reprit  : 

—  Ah!  vieux  troubadour,  je  sais  bien  ce  qui 
t'afHige!  Le  petit  cœur?  Avoue-le!  Bah!  une  de 
perdue,  quatre  de  trouvées!  On  se  console  des 
femmes  vertueuses  avec  les  autres.  Veux-tu  que 


100  L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 

je  t'en  fasse  connaître,  des  femmes?  Tu  n*as  quà 
venir  à  TAIhambra. 

Cétait  un  bal  public  ouvert  récemment  au  haut 
des  Champs-Elysées,  et  qui  se  ruina  dès  la  seconde 
saison ,  par  un  luxe  prématuré  dans  ce  genre  d'é- 
tablissements. 

—  On  s'y  amuse  à  ce  qu'il  paraît.  AlIons-y! 
Tu  prendras  tes  amis  si  tu  veux  ;  je  te  passe  même 
Régi  m  bar  t  ! 

Frédéric  n'invita  pas  le  Citoyen.  Deslauriers 
se  priva  de  Sénécal.  Ils  emmenèrent  seulement 
Hussonnet  et  Cisy  avec  Dussardier;  et  le  même 
fiacre  les  descendit  tous  les  cinq  à  la  porte  de 
l'AIhambra. 

Deux  galeries  moresques  s'étendaient  à  droite 
et  à  gauche ,  parallèlement.  Le  mur  d'une  maison , 
en  face,  occupait  tout  le  fond,  et  le  quatrième 
côté  (celui  du  restaurant)  figurait  un  cloître  go- 
thique à  vitraux  de  couleurs.  Une  sorte  de  toiture 
chinoise  abritait  i'estrade  où  jouaient  les  musiciens  ; 
le  sol  autour  était  couvert  d'asphalte,  et  des  lan- 
ternes vénitiennes  accrochées  à  des  poteaux  for- 
maient, de  loin,  sur  les  quadrilles,  une  couronne 
de  feux  mukicolores.  Un  piédestal,  çà  et  là,  suppor- 
tait une  cuvette  de  pierre,  d'où  s'élevait  un  mince 
filet  d'eau.  On  apercevait  dans  les  feuillages  des 
statues  en  plâtre,  Hébés  ou  Cupidons  tout  gluants 
de  peinture  à  l'huile;  et  les  allées  nombreuses, 
garnies  d'un  sable  très  jaune  soigneusement  ratissé , 
faisaient  paraître  le  jardin  beaucoup  plus  vaste 
qu'il  ne  l'était. 

Des  étudiants  promenaient  leurs  maîtresses  ;  des 
commis  en  nouveautés  se  pavanaient,  une  canne 
entre  les  doigts  ;  des  collégiens  fumaient  des  réga- 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  lOI 

lias  ;  de  vieux  célibataires  caressaient  avec  un  peigne 
leur  barbe  teinte;  il  y  avait  des  Anglais,  des  Rus- 
ses, des  gens  de  l'Amérique  du  Sud,  trois  Orien- 
taux en  tarbouch.  Des  lorettes,  des  grisettes  et  des 
filles  étaient  venues  là,  espérant  trouver  un  pro- 
tecteur, un  amoureux,  une  pièce  d'or,  ou  simple- 
ment pour  le  plaisir  de  la  danse  ;  et  leurs  robes  à 
tunique  vert  d  eau,  bleue,  cerise,  ou  violette,  pas- 
saient, s'agitaient  entre  les  ébéniers  et  les  lilas. 
Presque  tous  les  hommes  portaient  des  étoffes 
à  carreaux,  quelques-uns  des  pantalons  blancs, 
malgré  la  fraîcheur  du  soir.  On  allumait  les  becs 
de  gaz. 

Hussonnet,  par  ses  relations  avec  les  journaux 
de  modes  et  les  petits  théâtres,  connaissait  beau- 
coup de  femmes  ;  il  leur  envoyait  des  baisers  par 
le  bout  des  doigts,  et,  de  temps  à  autre,  quittant 
ses  amis,  allait  causer  avec  elles. 

Deslauriers  fut  jaloux  de  ces  allures.  II  aborda 
cyniquement  une  grande  blonde,  vêtue  de  nankin. 
Après  l'avoir  considéré  d'un  air  mausade,  elle 
dit  :  «Non,  pas  de  confiance,  mon  bonhomme!» 
et  tourna  les  talons. 

II  recommença  près  d'une  grosse  brune,  qui 
était  folle  sans  doute,  car  elle  bondit  dès  le  pre- 
mier mot,  en  le  menaçant,  s'il  continuait,  d'ap- 
peler les  sergents  de  ville.  Deslauriers  s'efforça 
de  rire;  puis,  découvrant  une  petite  femme  assise 
à  l'écart  sous  un  réverbère,  il  lui  proposa  une 
contredanse. 

Les  musiciens,  juchés  sur  l'estrade,  dans  des 
postures  de  singe,  raclaient  et  soufflaient,  im- 
pétueusement. Le  chef  d'orchestre,  debout,  bat- 
tait la  mesure  d'une  façon  automatique.  On  était 


I02  L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 

tassé,  on  s*amusait;  les  brides  dénouées  des  cha- 
peaux effleuraient  les  cravates,  les  bottes  s'enfon- 
çaient sous  les  jupons  ;  tout  cela  sautait  en  cadence  ; 
Deslauriers  pressait  contre  lui  la  petite  femme,  et, 
gagné  par  le  délire  du  cancan,  se  démenait  au 
milieu  des  quadrilles  comme  une  grande  marion- 
nette. Cisy  et  Dussardier  continuaient  leur  pro- 
menade; le  jeune  aristocrate  lorgnait  les  filles,  et, 
malgré  les  exhortations  du  commis,  n'osait  leur 

f)arler,  s'imaginant  qu'il  y  avait  toujours  chez  ces 
emmes-Ià  «  un  homme  caché  dans  l'armoire  avec 
un  pistolet,  et  qui  en  sort  pour  vous  faire  sous- 
crire des  lettres  de  change». 

Ils  revinrent  près  de  Frédéric.  Deslauriers  ne 
dansait  plus;  et  tous  se  demandaient  comment 
finir  la  soirée,  quand  Hussonnet  s'écria  : 

—  Tiens  !  la  marquise  d'Amaëgui  I 

C'était  une  femme  pâle,  à  nez  retroussé,  avec 
des  mitaines  jusqu'aux  coudes  et  de  grandes  bou- 
cles noires  qui  pendaient  le  long  de  ses  joues, 
comme  deux  oreilles  de  chien.  Hussonnet  lui 
dit: 

—  Nous  devrions  organiser  une  petite  fête 
chez  toi,  un  raout  oriental?  Tâche  d'herboriser 
quelques-unes  de  tes  amies  pour  ces  chevaliers  fran- 
çais !  Eh  bien ,  qu'est-ce  qui  te  gêne  ?  Attendrais-tu 
ton  hidalgo? 

L'Andalouse  baissait  la  tête;  sachant  les  habi- 
tudes peu  luxueuses  de  son  ami,  elle  avait  peur 
d'en  être  pour  ses  rafraîchissements.  Enfin  au  mot 
d'argent  lâché  par  elle,  Cisy  proposa  cinq  napo- 
léons, toute  sa  bourse;  la  chose  fut  décidée.  Mais 
Frédéric  n'était  plus  là. 

II  avait  cru  reconnaître  la  voix  d'Arnoux,  avait 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  lOj 

aperçu  un  chapeau  de  femme ,  et  il  s'était  enfoncé 
bien  vite  dans  le  bosquet  à  côté. 

M"*  Vatnaz  se  trouvait  seule  avec  Arnoux. 

—  Excusez-moi  !  je  vous  dérange  ? 

—  Pas  le  moins  du  mondeJ  reprit  le  mar- 
chand, 

Frédéric,  aux  derniers  mots  de  leur  conver- 
sation, comprit  qu'il  était  accouru  à  TAIhambra 
pour  entretenir  M"'  Vatnaz  d'une  aflFaire  urgente  ; 
et  sans  doute  Arnoux  n'était  pas  complètement 
rassuré,  car  il  lui  dit  d'un  air  inquiet: 

—  Vous  êtes  bien  sûre  ? 

—  Très  sûre  !  on  vous  aime  !  Ah  !  quel  homme  ! 
Et  elle  lui  faisait  la  moue,  en  avançant  ses 

grosses  lèvres,  presque  sanguinolentes  à  force 
d'être  rouges.  Mais  eue  avait  d'admirables  yeux, 
fauves  avec  des  points  d'or  dans  les  prunelles,  tout 
pleins  d'esprit,  d'amour  et  de  sensualité.  Ils  éclai- 
raient, comme  des  lampes,  le  teint  un  peu  jaune 
de  sa  figure  maigre.  Arnoux  semblait  jouir  de  ses 
rebuffades.  U  se  pencha  de  son  côté  en  lui  di- 
sant : 

—  Vous  êtes  gentille,  embrassez-moi! 

Elle  le  prit  par  les  deux  oreilles,  et  le  baisa  sur 
le  front. 

A  ce  moment,  les  danses  s'arrêtèrent;  et,  à  la 
place  du  chef  d'orchestre,  parut  un  beau  jeune 
homme,  trop  gras  et  d'une  blancheur  de  cire.  Il 
avait  de  longs  cheveux  noirs  disposés  à  la  ma- 
nière du  Christ,  un  gilet  de  velours  azur  à  grandes 
palmes  d'or,  l'air  orgueilleux  comme  un  paon, 
bête  comme  un  dindon;  et  quand  il  eut  salué 
le  public,  il  entama  une  chansonnette.  C'était 
un  villageois  narrant  lui-même  son  voyage  dans 


Io4  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

la  capitale;  l'artiste  parlait  bas -normand,  faisait 
rhomme  soûl;  le  refrain  : 

Ah  !  j'ai  t'y  ri ,  j'ai  t'y  ri , 
Dans  ce  gucusard  de  Paris  ! 

soulevait  des  trépignements  d'enthousiasme.  Del- 
mas,  «chanteur  expressif»,  était  trop  malin  pour 
le  laisser  refroidir.  On  lui  passa  vivement  une  gui- 
tare, et  il  gémit  une  romance  intitulée  le  Frère  de 
r Albanaise, 

Les  paroles  rappelèrent  à  Frédéric  celles  que 
chantait  l'homme  en  haillons,  entre  les  tambours 
du  bateau.  Ses  jeux  s'attachaient  involontairement 
sur  le  bas  de  la  robe  étalée  devant  lui.  Après 
chaque  couplet,  il  y  avait  une  longue  pause,  et 
le  souffle  du  vent  dans  les  arbres  ressemblait  au 
bruit  des  ondes. 

M"'  Vatnaz,  en  écartant  d'une  main  les  branches 
d'un  troëne  qui  lui  masquait  la  vue  de  l'estrade, 
contemplait  le  chanteur,  fixement,  les  narines 
ouvertes,  les  cils  rapprochés,  et  comme  perdue 
dans  une  joie  sérieuse. 

—  Très  bien  I  dit  Arnoux.  Je  comprends  pour- 
quoi vous  êtes  ce  soîr  à  l'AIhambra  !  Delmas  vous 
plaît,  ma  chère. 

Elle  ne  voulut  rien  avouer. 

—  Ah!  quelle  pudeur! 
Et,  montrant  Frédéric  : 

—  Est-ce  à  cause  de  lui  ?  Vous  auriez  tort.  Pas 
de  garçon  plus  discret! 

Les  autres,  qui  cherchaient  leur  ami,  entrèrent 
dans  la  salle  de  verdure.  Hussonnet  les  présenta. 
Arnoux  fit  une  distribution  de  cigares  et  régala 
de  sorbets  la  compagnie. 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  105 

M"*  Vatnaz  avait  rougi  en  apercevant  Dussar- 
dier.  Elle  se  leva  bientôt,  et,  lui  tendant  la  main: 

—  Vous  ne  me  remettez  pas,  monsieur  Au- 
guste ? 

—  Comment  la  connaissez- vous?  demanda 
Frédéric. 

—  Nous  avons  été  dans  la  même  maison, 
reprit-il. 

Cisy  le  tirait  par  la  manche,  ils  sortirent;  et,  à 
peine  disparu.  M"'  Vatnaz  commença  l'éloge  de 
son  caractère.  Elle  ajouta  même  qu'il  avait  le  génie 
du  cœur. 

Puis  on  causa  de  Delmas,  qui  pourrait,  comme 
mime ,  avoir  des  succès  au  théâtre  ;  et  il  s'ensuivit 
une  discussion,  où  l'on  mêla  Shakspeare,  la  cen- 
sure, le  style,  le  peuple,  les  recettes  de  la  Porte- 
Saint-Martin,  Alexandre  Dumas,  Victor  Hugo  et 
Dumersan.  Arnoux  avait  connu  plusieurs  actrices 
célèbres;  les  jeunes  gens  se  penchaient  pour 
l'écouter.  Mais  ses  paroles  étaient  couvertes  par  le 
tapage  de  la  musique;  et,  sitôt  le  quadrille  ou 
la  pojka  .terminés,  tous  s'abattaient  sur  les  tables, 
appelaient  le  garçon,  riaient;  les  bouteilles  de 
bière  et  de  limonade  gazeuse  détonaient  dans  les 
feuillages,  des  femmes  criaient  comme  des  poules; 
quelquefois,  deux  messieurs  voulaient  se  battre; 
un  voleur  fut  arrêté. 

Au  galop,  les  danseurs  envahirent  les  allées. 
Haletant,  souriant,  et  la  face  rouge,  ils  défilaient 
dans  un  tourbillon  qui  soulevait  les  robes  avec  les 
basques  des  habits  ;  les  trombones  rugissaient  plus 
fort;  le  rythme  s'accélérait;  derrière  le  cloître 
moyen  âge,  on  entendit  des  crépitations,  des  pé- 
tards éclatèrent;  des  soleils  se  mirent  à  tourner; 


Io6  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

la  lueur  des  feux  de  Bengale,  couleur  d'émeraude, 
éclaira  pendant  une  minute  tout  le  Jardin;  et,  à 
la  dernière  fusée,  la  multitude  exhala  un  grand 
soupir. 

Elle  s'écoula  lentement.  Un  nuage  de  poudre 
à  canon  flottait  dans  Tair.  Frédéric  et  Deslauriers 
marchaient  au  milieu  de  la  foule  pas  à  pas,  quand 
un  spectacle  les  arrêta  :  Martinon  se  faisait  rendre 
de  la  monnaie  au  dépôt  des  parapluies  ;  et  il  ac- 
compagnait une  femme  d*une  cinquantaine  d'an- 
nées, laide,  magnifiquement  vêtue,  et  d'un  rang 
social  problématique. 

—  Ce  gaillard -là,  dit  Deslauriers,  est  moins 
simple  quon  ne  suppose.  Mais  où  est  donc 
Cisy? 

Dussardier  leur  montra  Testaminet,  où  ils 
aperçurent  le  fils  des  preux,  devant  un  bol  de 
punch ,  en  compagnie  d'un  chapeau  rose. 

Hussonnet,  qui  s'était  absenté  depuis  cinq 
minutes,  reparut  au  même  moment. 

Une  jeune  fille  s'appuyait  sur  son  bras,  en 
l'appelant  tout  haut  «mon  petit  chat».         • 

—  Mais  non  !  lui  disait-il.  Non  !  pas  en  public  ! 
Appelle-moi  vicomte,  plutôt  1  Ça  vous  donne  un 
genre  cavalier,  Louis  XIII  et  bottes  molles,  qui 
me  plah!  Oui,  mes  bons,  une  ancienne  I  N'est-ce 
pas  qu'elle  est  gentille  ? 

II  lui  prenait  le  menton. 

—  Salue  ces  messieurs  I  ce  sont  tous  des  fîls  de 
pairs  de  France  I  je  les  fréquente  pour  qu'ils  me 
nomment  ambassadeur  1 

—  Comme  vous  êtes  fou  !  soupira  M*^'  Vatnaz. 
Elle  pria  Dussardier  de  la  reconduire  jusqu'à 

sa  porte. 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  I  07 

Arnoux  les  regarda  s'éloigner,  puis,  se  tournant 
vers  Frédéric  : 

—  Vous  plairait -elle,  la  Vatnaz?  Au  reste, 
vous  n'êtes  pas  franc  là-dessus?  Je  crois  que  vous 
cachez  vos  amours? 

Frédéric,  devenu  blême,  jura  qu'il  ne  cachait 
rien. 

—  C'est  qu'on  ne  vous  connaît  pas  de  maî- 
tresse, reprit  Arnoux. 

Frédéric  eut  envie  de  citer  un  nom,  au  hasard. 
Mais  l'histoire  pouvait  lui  être  racontée.  H  répon- 
dit qu'effectivement,  il  n'avait  pas  de  maîtresse. 

Le  marchand  l'en  blâma. 

—  Ce  soir,  l'occasion  était  bonne!  Pourquoi 
n'avez -vous  pas  fait  comme  les  autres,  qui  s'en 
vont  tous  avec  une  femme? 

—  Eh  bien,  et  vous?  dit  Frédéric,  impatienté 
d'une  telle  persistance. 

—  Ah  !  moi  I  mon  petit  !  c'est  différent  !  Je  m'en 
retourne  auprès  de  la  mienne  ! 

II  appela  un  cabriolet,  et  disparut. 

Les  deux  amis  s'en  allèrent  à  pied.  Un  vent 
d'est  soufflait.  Ils  ne  parlaient  ni  l'un  ni  l'autre. 
Deslauriers  regrettait  de  n'avoir  pas  brillé  devant 
le  directeur  d'un  journal,  et  Frédéric  s'enfonçait 
dans  sa  tristesse.  Enfin,  il  dit  que  le  bastringue 
lui  avait  paru  stupide. 

—  A  qui  la  faute?  Si  tu  ne  nous  avais  pas 
lâchés  pour  ton  Arnoux! 

—  Bah  !  tout  ce  que  j'aurais  pu  faire  eût  été 
complètement  inutile. 

Mais  le  clerc  avait  des  théories.  II  suffisait  pour 
obtenir  les  choses,  de  les  désirer  fortement. 

—  Cependant,  toi-même,  tout  à  l'heure .. . 


Io8  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

—  Je  m'en  moquais  bien!  fit  Deslauriers, 
arrêtant  net  lallusion.  Est-ce  que  je  vais  m*empê- 
trer  de  femmes  ! 

Et  il  déclama  contre  leurs  mièvreries,  leurs 
sottises  ;  bref,  elles  lui  déplaisaient. 

—  Ne  pose  donc  pas  !  dit  Frédéric. 
Deslauriers  se  tut.  Puis,  tout  à  coup  : 

—  Veux -tu  parier  cent  francs  que  Je  fais  la 
première  qui  passe? 

—  Oui!  accepté! 

La  première  qui  passa  était  une  mendiante  hi- 
deuse; et  ils  désespéraient  du  hasard,  lorsqu'au 
milieu  de  la  rue  de  Rivoli,  ils  aperçurent  une 
grande  fille,  portant  à  la  main  un  petit  carton. 

Deslauriers  iaccosta  sous  les  arcades.  Elle 
inclina  brusquement  du  côté  des  Tuileries,  et  elle 
prit  bientôt  par  la  place  du  Carrousel;  elle  jetait 
des  regards  de  droite  et  de  gauche.  Elle  courut 
après  un  fiacre;  Deslauriers  la  rattrapa.  II  mar- 
chait près  d'elle,  en  lui  parlant  avec  des  gestes 
expressifs.  Enfin  elle  accepta  son  bras,  et  ils  con- 
tinuèrent le  long  des  quais.  Puis,  à  la  hauteur  du 
Châtelet,  pendant  vingt  minutes  au  moins,  ils  se 
promenèrent  sur  le  trottoir,  comme  deux  marins 
faisant  leur  quart.  Mais,  tout  à  coup,  ils  traver- 
sèrent le  pont  au  Change,  le  marché  aux  Fleurs, 
le  quai  Napoléon.  Frédéric  entra  derrière  eux. 
Deslauriers  lui  fit  comprendre  qu'il  les  gênerait, 
et  n'avait  qu'à  suivre  son  exemple. 

—  Combien  as-tu  encore  ? 

—  Deux  pièces  de  cent  sous! 

—  C'est  assez  !  bonsoir  ! 

Frédéric  fut  saisi  par  l'étonnement  que  l'on 
éprouve  à  voir  une  farce  réussir  :  «  II  se  moque  de 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  I  Op 

moi,  pensa-t-il,  si  je  remontais?»  Deslauriers 
croirait,  peut-être,  qu'il  lui  enviait  cet  amour? 
«Comme  si  je  n'en  avais  pas  un,  et  cent  fois 
plus  rare,  plus  noble,  plus  fort!»  Une  espèce  de 
colère  le  poussait.  II  arriva  devant  la  porte  de 
M"*  Arnoux. 

Aucune  des  fenêtres  extérieures  ne  dépendait 
de  son  logement.  Cependant,  il  restait  les  jeux 
collés  sur  la  façade,  comme  s'il  avait  cru,  par  cette 
contemplation,  pouvoir  fendre  les  murs.  Mainte- 
nant, sans  doute,  elle  reposait,  tranquille  comme 
une  fleur  endormie,  avec  ses  beaux  cheveux  noirs 
parmi  les  dentelles  de  l'oreiller,  les  lèvres  entre - 
closes,  la  tête  sur  un  bras. 

Celle  d'Arnoux  lui  apparut.  H  s'éloigna,  pour 
fuir  cette  vision. 

Le  conseil  de  Deslauriers  vint  à  sa  mémoire; 
il  en  eut  horreur.  Alors,  il  vagabonda  dans  les 
rues. 

Quand  un  piéton  s'avançait,  il  tachait  de  distin- 
guer son  visage.  De  temps  à  autre,  un  rayon  de 
lumière  lui  passait  entre  les  jambes,  décrivait  au 
ras  du  pavé  un  immense  quart  de  cercle  ;  et  un 
homme  surgissait,  dans  l'ombre,  avec  sa  hotte  et 
sa  lanterne.  Le  vent,  en  de  certains  endroits,  se- 
couait le  tuyau  de  tôle  d'une  cheminée  ;  des  sons 
lointains  s'élevaient,  se  mêlant  au  bourdonnement 
de  sa  tête,  et  il  croyait  entendre,  dans  les  airs,  la 
vague  ritournelle  des  contredanses.  Le  mouve- 
ment de  sa  marche  entretenait  cette  ivresse  ;  il  se 
trouva  sur  le  pont  de  la  Concorde. 

Alors,  il  se  ressouvint  de  ce  soir  de  l'autre 
hiver,  où,  sortant  de  chez  elle,  pour  la  première 
fois,  il  lui  avait  fallu  s'arrêter,  tant  son  cœur  bat- 


I  1  O  L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 

tait  vite  sous  l'étreinte  de  ses  espérances.  Toutes 
étaient  mortes,  maintenant! 

Des  nues  sombres  couraient  sur  la  face  de  la 
lune.  II  la  contempla,  en  rêvant  à  la  grandeur  des 
espaces,  à  la  misère  de  la  vie,  au  néant  de  tout. 
Le  jour  parut;  ses  dents  claquaient;  et,  à  moitié 
endormi,  mouillé  par  le  brouillard  et  tout  plein 
de  larmes,  il  se  demanda  pourquoi  n'en  pas  finir? 
Rien  qu'un  mouvement  à  faire  I  Le  poids  de  son 
front  l'entrainait,  il  voyait  son  cadavre  flottant  sur 
l'eau  ;  Frédéric  se  pencha.  Le  parapet  était  un  peu 
large,  et  ce  fut  par  lassitude  qu'il  n'essaya  pas  de 
le  Franchir. 

Une  épouvante  le  saisit.  II  regagna  les  boule- 
vards et  s'affaissa  sur  un  banc.  Des  agents  de  po- 
lice le  réveillèrent,  convaincus  qu'il  «avait  fait  la 
noce». 

II  se  remit  à  marcher.  Mais  comme  il  se  sentait 
grand' faim,  et  que  tous  les  restaurants  étaient  fer- 
més, il  alla  souper  dans  un  cabaret  des  Halles. 
Après  quoi,  jugeant  qu'il  était  encore  trop  tôt,  il 
flâna  aux  alentours  de  l'Hôtel  de  Ville,  jusqu'à 
huit  heures  et  un  quart. 

Deslauriers  avait  depuis  longtemps  congédié 
sa  donzelle;  et  il  écrivait  sur  la  table,  au  milieu 
de  la  chambre.  Vers  quatre  heures,  M.  de  Cisy 
entra. 

Grâce  à  Dussardier,  la  veille  au  soir,  il  s'était 
abouché  avec  une  dame  ;  et  même  il  l'avait  recon- 
duite en  voiture,  avec  son  mari,  jusqu'au  seuil 
de  sa  maison ,  où  elle  lui  avait  donné  rendez-vous. 

II  en  sortait.  On  ne  connaissait  pas  ce  nom-là  I 

—  Que  voulez-vous  que  j'y  fasse  ?  dit  Frédéric. 
Alors  le  gentilhomme  battit  ia  campagne;  il 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  I  I  I 

parla  de  M""  Vatnaz,  de  TAndalouse,  et  de  toutes 
les  autres.  Enfin,  avec  beaucoup  de  périphrases, 
il  exposa  le  but  de  sa  visite  :  se  fiant  à  la  discré- 
tion de  son  ami,  il  venait  pour  qu*il  l'assistât  dans 
une  démarche,  après  laquelle  il  se  regarderait 
définitivement  comme  un  homme;  et  Frédéric 
ne  le  refusa  pas.  II  conta  l'histoire  à  Deslauriers, 
sans  dire  la  vérité  sur  ce  qui  le  concernait  person- 
nellement. 

Le  clerc  trouva  qu'ail  allait  maintenant  très 
bien».  Cette  déférence  à  ses  conseils  augmenta  sa 
bonne  humeur. 

C'était  par  elle  qu'il  avait  séduit,  dès  le  pre- 
mier jour,  M""  Clémence  Daviou,  brodeuse  en  or 
pour  équipements  mihtaires,  la  plus  douce  per- 
sonne qui  fût,  et  svelte  comme  un  roseau,  avec 
de  grands  jeux  bleus,  continuellement  ébahis.  Le 
clerc  abusait  de  sa  candeur,  jusqu'à  lui  faire  croire 
qu'il  était  décoré;  il  ornait  sa  redingote  d'un 
ruban  rouge,  dans  leurs  tête-à-tête,  mais  s'en  pri- 
vait en  public,  pour  ne  point  humilier  son  patron, 
disait-ii.  Du  reste,  il  la  tenait  à  distance,  se  laissait 
caresser  comme  un  pacha,  et  l'appelait  «fille  du 
peuple»  par  manière  de  rire.  Elle  lui  apportait 
chaque  fois  de  petits  bouquets  de  violettes.  Fré- 
déric n'aurait  pas  voulu  d'un  tel  amour. 

Cependant,   lorsqu'ils    sortaient,   bras   dessus 

Ibras  dessous,  pour  se  rendre  dans  un  cabinet 
\  chez  Pinson  ou  chez  Barillot,  il  éprouvait  une 
I  singuhère  tristesse.  Frédéric  ne  savait  pas  combien , 
depuis  un  an,  chaque  jeudi,  il  avait  fait  souffrir 
Deslauriers,  quand  il  se  brossait  les  ongles,  avant 
d'aller  diner  rue  de  Choiseul  ! 

Un  soir  que,  du  haut  de  son  balcon,  il  venait 


I  I  2  L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 

de  les  regarder  partir,  il  vit  de  loin  Hussonnet  sur 
le  pont  a  Aréole.  Le  bohème  se  mit  à  l'appeler  par 
des  signaux,  et,  Frédéric  ayant  descendu  ses  cinq 
étages  : 

—  Voici  la  chose  :  C'est  samedi  prochain,  24, 
la  fête  de  M"""  Arnoux. 

—  Comment,  puisqu'elle  s'appelle  Marie? 

—  Angèle  aussi ,  n'importe  !  On  festoiera  dans 
leur  maison  de  campagne  à  Saint-CIoud;  je  suis 
chargé  de  vous  en  prévenir.  Vous  trouverez  un 
véhicule  à  trois  heures,  au  journal!  Ainsi  con- 
venu! Pardon  de  vous  avoir  dérangé.  Mais  j'ai 
tant  de  courses! 

Frédéric  n'avait  pas  tourné  les  talons  que  son 
portier  lui  remit  une  lettre  : 

«  Monsieur  et  Madame  Dambreuse  prient  Mon- 
sieur F.  Moreau  de  leur  faire  i'honneur  de  venir 
dîner  chez  eux  samedi  24  courant.  —  R.  S.  V.  P.  » 

«Trop  tard»,  pensa-t-il. 

Néanmoins,  il  montra  la  lettre  à  Deslauriers, 
lequel  s'écria  : 

—  Ah!  enfin!  Mais  tu  n'as  pas  l'air  content. 
Pourquoi  ? 

Frédéric,  ayant  hésité  quelque  peu,  dit  qu'il 
avait  le  même  jour  une  autre  invitation. 

—  Fais-moi  le  plaisir  d'envoyer  bouler  la  rue 
de  Choiseul.  Pas  de  bêtises!  Je  vais  répondre 
pour  toi ,  si  ça  te  gêne. 

Et  le  clerc  écrivit  une  acceptation,  à  la  troi- 
sième personne. 

N'ayant  jamais  vu  le  monde  qu'à  travers  la 
fièvre  de  ses  convoitises,  il  se  l'imaginait  comme 
une  création  artificielle,  fonctionnant  en  vertu 
de  lois  mathématiques.  Un  dîner  en  ville,  la  ren- 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  I  I  3 

contre  d'un  homme  en  place,  le  sourire  d'une  jolie 
femme  pouvaient,  par  une  série  d'actions  se  dé- 
duisant les  unes  des  autres,  avoir  de  gigantesques 
résultats.  Certains  salons  parisiens  étaient  comme 
ces  machines  qui  prennent  la  matière  à  l'état  brut 
et  la  rendent  centuplée  de  valeur.  II  croyait  aux 
courtisanes  conseillant  les  diplomates,  aux  riches 
mariages  obtenus  par  les  intrigues,  au  génie  des 
galériens,  aux  docilités  du  hasard  sous  la  main 
des  forts.  Enfin  il  estimait  la  fréquentation  des 
Dambreuse  tellement  utile,  et  il  parla  si  bien,  que 
Frédéric  ne  savait  plus  à  quoi  se  résoudre. 

II  n'en  devait  pas  moins,  puisque  c'était  la  fête 
de  M"*^  Arnoux,  lui  offrir  un  cadeau;  il  songea, 
naturellement,  à  une  ombrelle,  afin  de  réparer  sa 
maladresse.  Or,  il  découvrit  une  marquise  en  soie 
gorge -pigeon,  à  petit  manche  d'ivoire  ciselé,  et 
qui  arrivait  de  la  Chine.  Mais  cela  coûtait  cent 
soixante -quinze  francs  et  il  n'avait  pas  un  sou, 
vivant  même  à  crédit  sur  le  trimestre  prochain. 
Cependant,  il  la  voulait,  il  y  tenait,  et,  malgré  sa 
répugnance,  il  eut  recours  à  Deslauriers. 

Deslauriers  lui  répondit  qu'il  n'avait  pas  d'argent. 

—  J'en  ai  besoin,  dit  Frédéric,  grand  besoin! 
Et,  l'autre  ayant  répété  la   même   excuse,   il 

s'emporta. 

—  Tu  pourrais  bien,  quelquefois.  .  . 

—  Quoi  donc? 

—  Rien! 

Le  clerc  avait  compris.  II  leva  sur  sa  réserve  la 
somme  en  question,  et,  quand  il  l'eut  versée  pièce 
à  pièce  : 

—  Je  ne  te  réclame  pas  de  quittance,  puisque 
je  vis  à  tes  crochets  ! 

8 


I  l'4  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

Frédéric  lui  sauta  au  cou,  avec  mille  protesta- 
tions affectueuses.  Deslauriers  resta  froid.  Puis,  le 
lendemain,  apercevant  l'ombrelle  sur  le  piano  : 

—  Ah  I  c'était  pour  cela  I       * 

—  Je  l'enverrai  peut-être,  dit  lâchement  Fré- 
déric. 

Le  hasard  le  servit,  car  il  reçut,  dans  la  soirée, 
un  billet  bordé  de  noir,  et  où  M"°  Dambreuse, 
lui  annonçant  la  perte  d'un  oncle,  s'excusait  de 
remettre  à  plus  tard  le  plaisir  de  faire  sa  connais- 
sance. 

Il  arriva  dès  deux  heures  au  bureau  du  journal. 
Au  lieu  de  l'attendre  pour  le  mener  dans  sa  voi- 
ture, Arnoux  était  parti  la  veille,  ne  résistant  plus 
à  son  besoin  de  grand  air. 

Chaque  année,  aux  premières  feuilles,  durant 
plusieurs  jours  de  suite,  il  décampait  le  matin, 
faisait  de  longues  courses  à  travers  champs,  bu- 
vait du  lait  dans  les  fermes,  batifolait  avec  les  vil- 
lageoises, s'informait  des  récoltes,  et  rapportait 
des  pieds  de  salade  dans  son  mouchoir.  Enfin, 
réahsant  un  vieux  rêve,  il  s'était  acheté  une  maison 
de  campagne. 

Pendant  que  Frédéric  parlait  au  commis, 
M""  Vatnaz  survint,  et  fut  désappointée  de  ne  pas 
voir  Arnoux.  II  resterait  là-bas  encore  deux  jours, 
peut-être.  Le  commis  lui  conseilla  «d'y  aller»; 
elle  ne  pouvait  y  aller  ;  «  d'écrire  une  lettre  » ,  elle 
avait  peur  que  la  lettre  ne  fût  perdue.  Frédéric 
s'offrit  à  la  porter  lui-même.  Elle  en  fit  une  rapi- 
dement, et  le  conjura  de  la  remettre  sans  témoins. 

Quarante  minutes  après,  il  débarquait  à  Saint- 
Cloud. 

La  maison,  cent  pas  plus  loin  que  le  pont,  se 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  I  I  5 

trouvait  à  mi-hauteur  de  la  colline.  Les  murs  du 
jardin  étaient  cachés  par  deux  rangs  de  tilleuls,  et 
une  large  pelouse  descendait  jusqu'au  bord  de  la 
rivière.  La  porte  de  la  grille  étant  ouverte,  Fré- 
déric entra. 

Arnoux,  étendu  sur  Therbe,  jouait  avec  une 
portée  de  petits  chats.  Cette  distraction  paraissait 

I  absorber  infiniment.  La  lettre  de  M^"  Vatnaz  le 
tira  de  sa  torpeur. 

—  Diable,  diable!  c'est  ennuyeux I  elle  a 
raison  ;  il  faut  que  je  parte. 

Puis,  ayant  fourré  la  missive  dans  sa  poche,  il 
prit  plaisir  à  montrer  son  domaine.  II  montra 
tout,  récurie,  le  hangar,  la  cuisine.  Le  salon  était 
à  droite,  et,  du  côté  de  Paris,  donnait  sur  une 
varangue  en  treillage,  chargée  d'une  clématite. 
Mais,  au-dessus  de  leur  tête,  une  roulade  éclata; 
M""*  Arnoux,  se  croyant  seule,  s'amusait  à  chanter. 
Elle  faisait  des  gammes,  des  trilles,  des  arpèges. 

II  y  avait  de  longues  notes  qui  semblaient  se  tenir 
suspendues;  d'autres  tombaient  précipitées,  comme 
les  gouttelettes  d'une  cascade;  et  sa  voix,  passant 
par  la  jalousie,  coupait  le  grand  silence,  et  mon- 
tait vers  le  ciel  bleu. 

Elle  cessa  tout  à  coup,  quand  M.  et  M"'  Oudry , 
deux  voisins,  se  présentèrent. 

Puis  elle  parut  elle-même  au  haut  du  perron; 
et,  comme  elle  descendait  les  marches,  il  aperçut 
son  pied.  Elle  avait  de  petites  chaussures  décou- 
vertes, en  peau  mordorée,  avec  trois  pattes  trans- 
versales, ce  qui  dessinait  sur  ses  bas  un  grillage 
d'or. 

Les  invités  arrivèrent.  Sauf  M*  Lefaucheur, 
avocat,  c'étaient  les  convives  du  jeudi.  Chacun 

8. 


I  1 6  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

avait  apporté  quelque  cadeau  :  Dittmer  une 
écharpe  syrienne,  Rosenwald  un  album  de  ro- 
mances, Burrieu  une  aquarelle,  Sombaz  sa  propre 
caricature,  et  Pellerin  un  fusain,  représentant  une 
espèce  de  danse  macabre,  hideuse  fantaisie  d'une 
exécution  médiocre.  Hussonnet  s'était  dispensé 
de  tout  présent. 

Frédéric  attendit  après  les  autres,  pour  offrir  le 
sien. 

Elle  fen  remercia  beaucoup.  Alors,  il  dit  : 

—  Mais...  c'est  presque  une  dette!  Jai  été  si 
fâché... 

—  De  quoi  donc?  reprit-elle.  Je  ne  com- 
prends pas. 

—  A  table!  fît  Arnoux,  en  le  saisissant  par 
le  bras. 

Puis,  dans  l'oreille  : 

—  Vous  n'êtes  guère  malin,  vous! 

Rien  n'était  plaisant  comme  la  salle  à  manger, 
peinte  d'une  couleur  vert  d'eau.  A  l'un  des  bouts, 
une  nymphe  de  pierre  trempait  son  orteil  dans  un 
bassin  en  forme  de  coquille.  Par  les  fenêtres  ou- 
vertes, on  apercevait  tout  le  jardin  avec  la  longue 
pelouse  que  flanquait  un  vieux  pin  d'Ecosse,  aux 
trois  quarts  dépouillé;  des  massifs  de  fleurs  la 
bombaient  inégalement;  et,  au  delà  du  fleuve, 
se  développaient,  en  large  demi-cercle,  le  bois 
de  Boulogne,  Neuilly,  Sèvres,  Meudon.  Devant 
la  grille,  en  face,  un  canot  à  la  voile  prenait  des 
bordées. 

On  causa  d'abord  de  cette  vue  que  l'on  avait, 
puis  du  paysage  en  général;  et  les  discussions 
commençaient  quand  Arnoux  donna  l'ordre  à  son 
domestique  d'atteler  l'américaine  vers  les   neuf 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  I  I  7 

heures  et  demie.  Une  lettre  de  son  caissier  le  rap- 
pelait. 

—  Veux -tu  que  je  m'en  retourne  avec  toi?  dit 
M™  Arnoux. 

—  Mais  certainement! 

Et,  en  lui  faisant  un  beau  salut  : 

—  Vous  savez  bien,  Madame,  qu'on  ne  peut 
vivre  sans  vous  ! 

Tous  la  complimentèrent  d'avoir  un  si  bon 
mari. 

—  Ah  !  c'est  que  je  ne  suis  pas  seule  !  répliqua- 
t-elle  doucement,  en  montrant  sa  petite  fille. 

Puis,  la  conversation  ayant  repris  sur  la  pein- 
ture, on  parla  d'un  Ruysdaël,  dont  Arnoux 
espérait  des  sommes  considérables,  et  Pellerin  lui 
demanda  s'il  était  vrai  que  le  fameux  Saûl  Mathias, 
de  Londres,  fût  venu,  le  mois  passé,  lui  en  offrir 
vingt-trois  mille  francs. 

—  Rien  de  plus  vrai  ! 

Et,  se  tournant  vers  Frédéric  : 

—  C'est  même  le  monsieur  que  je  promenais 
l'autre  jour  à  l'AIhambra,  bien  malgré  moi,  je 
vous  assure,  car  ces  Anglais  ne  sont  pas  drôles  ! 

Frédéric,  soupçonnant  dans  la  lettre  de  M"°  Vat- 
naz  quelque  histoire  de  femme,  avait  admiré 
l'aisance  du  sieur  Arnoux  à  trouver  un  moyen 
honnête  de  déguerpir;  mais  son  nouveau  men- 
songe, absolument  inutile,  lui  fit  écarquiller  les 
yeux. 

Le  marchand  ajouta,  d'un  air  simple  : 

—  Comment  l'appelez- vous  donc,  ce  grand 
jeune  homme,  votre  ami? 

—  Deslauriers,  dit  vivement  Frédéric. 

Et,  pour  réparer  les  torts  qu'il  se  sentait  à  son 


I  1  8  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

endroit,  il  le  vanta  comme  une  intelligence  supé- 
rieure. 

—  Ah!  vraiment?  Mais  il  n'a  pas  Tair  si  brave 
garçon  que  l'autre,  le  commis  de  roulage. 

Frédéric  maudit  Dussardier.  Elle  aliait  croire 
qu'il  frayait  avec  les  gens  du  commun. 

Ensuite,  il  fut  question  des  embellissements  de 
la  capitale,  des  quartiers  nouveaux,  et  le  bon- 
homme Oudry  vint  à  citer,  parmi  les  grands  spé- 
culateurs, M.  Dambreuse. 

Frédéric,  saisissant  l'occasion  de  se  faire  valoir, 
dit  qu'il  le  connaissait.  Mais  Pellerin  se  lança  dans 
une  catilinaire  contre  les  épiciers;  vendeurs  de 
chandelles  ou  d'argent,  il  n'y  voyait  pas  de  diffé- 
rence. Puis,  Rosenwald  et  Burrieu  devisèrent  porce- 
laines; Arnoux  causait  jardinage  avec  M™'  Oudry; 
Sombaz,  loustic  de  la  vieille  école,  s'amusait  à 
blaguer  son  époux  :  il  l'appelait  Odry,  comme 
l'acteur,  déclara  qu'il  devait  descendre  d'Oudry, 
le  peintre  des  chiens,  car  la  bosse  des  animaux 
était  visible  sur  son  front.  H  voulut  même  lui  tâter 
le  crâne,  l'autre  s'en  défendait  à  cause  de  sa  per- 
ruque; et  le  dessert  finit  avec  des  éclats  de  rire. 

Quand  on  eut  pris  le  café,  sous  les  tilleuls,  en 
fumant,  et  fait  plusieurs  tours  dans  le  jardin,  on 
alla  se  promener  le  long  de  la  rivière. 

La  compagnie  s'arrêta  devant  un  pêcheur,  qui 
nettoyait   des   anguilles,    dans   une    boutique   à 

Eoisson.  M""  Marthe  voulut  les  voir.  II  vida  sa 
ohe  sur  l'herbe;  et  la  petite  fille  se  jetait  à  ge- 
noux  pour  les  rattraper,   riait   de   plaisir,   criait 
d'effroi.  Toutes  furent  perdues.  Arnoux  les  paya. 
II  eut,  ensuite,  l'idée  de  faire  une  promenade 
en  canot. 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  I  19 

Un  côté  de  l'horizon  commençait  à  pâlir,  tandis 

aue,  de  l'autre,  une  large  couleur  orange  s'étalait 
ans  le  ciel  et  était  plus  empourprée  au  fafte  des 
collines,  devenues  complètement  noires.  M"*  Ar- 
noux  se  tenait  assise  sur  une  grosse  pierre,  ayant 
cette  lueur  d'incendie  derrière  elle.  Les  autres 
personnes  flânaient,  çà  et  ià;  Hussonnet,  au  bas 
de  la  berge,  faisait  des  ricochets  sur  Teau. 

Arnoux  revint,  suivi  par  une  vieille  chaloupe, 
où,  malgré  les  représentations  les  plus  sages,  il 
empila  ses  convives.  Elle  sombrait;  il  fallut  dé- 
barquer. 

Déjà  des  bougies  brûlaient  dans  le  salon ,  tout 
tendu  de  perse,  avec  des  girandoles  en  cristal 
contre  les  murs.  La  mère  Oudrj  s'endormait  dou- 
cement dans  un  fauteuil,  et  les  autres  écoutaient 
M.  Lefaucheur,  dissertant  sur  les  gloires  du  bar- 
reau. M™'  Arnoux  était  seule  près  de  la  croisée, 
Frédéric  l'aborda. 

Ils  causèrent  de  ce  que  l'on  disait.  Elle  admi- 
rait les  orateurs;  lui,  il  préférait  la  gloire  des 
écrivains.  Mais  on  devait  sentir,  reprit-elle,  une 
plus  forte  jouissance  à  remuer  les  roules  directe- 
ment, soi-même,  à  voir  que  l'on  fait  passer  dans 
leur  âme  tous  les  sentiments  de  la  sienne.  Ces 
triomphes  ne  tentaient  guère  Frédéric,  qui  n'avait 
point  d'ambition. 

—  Ah!  pourquoi?  dit- elle.  Il  faut  en  avoir  un 
peul 

Ils  étaient  l'un  près  de  l'autre,  debout,  dans 
l'embrasure  de  la  croisée.  La  nuit,  devant  eux, 
s'étendait  comme  un  immense  voile  sombre,  piqué 
d'argent.  C'était  la  première  fois  qu'ils  ne  par- 
laient pas  de  choses  insignifiantes.  Il  vint  même  à 


I20  L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 

savoir  ses  antipathies  et  ses  goûts  :  certains  par- 
funms  lui  faisaient  mal,  les  livres  d'histoire  l'inté- 
ressaient, elle  croyait  aux  songes. 

II  entama  le  chapitre  des  aventures  sentimen- 
tales. Elle  plaignait  les  désastres  de  la  passion, 
mais  était  révoltée  par  les  turpitudes  hypocrites; 
et  cette  droiture  d'esprit  se  rapportait  si  bien  à  la 
beauté  régulière  de  son  visage,  qu'elle  semblait 
en  dépendre. 

Elle  souriait  quelquefois,  arrêtant  sur  lui  ses 
yeux,  une  minute.  Alors,  il  sentait  ses  regards 
pénétrer  son  âme,  comme  ces  grands  rayons  de 
soleil  qui  descendent  jusqu'au  fond  de  l'eau.  II 
l'aimait  sans  arrière -pensée,  sans  espoir  de  retour, 
absolument;  et,  dans  ces  muets  transports,  pareils 
à  des  élans  de  reconnaissance,  il  aurait  voulu  cou- 
vrir son  front  d'une  pluie  de  baisers.  Cependant, 
un  souffle  intérieur  l'enlevait  comme  hors  de  lui  ; 
c'était  une  envie  de  se  sacrifier,  un  besoin  de  dé- 
vouement immédiat,  et  d'autant  plus  fort  qu'il  ne 
pouvait  l'assouvir. 

II  ne  partit  pas  avec  les  autres,  Hussonnet  non 
plus.  Ils  devaient  s'en  retourner  dans  la  voiture; 
et  l'américaine  attendait  au  bas  du  perron,  quand 
Arnoux  descendit  dans  le  jardin ,  pour  cueillir  des 
roses.  Puis,  le  bouquet  étant  lié  avec  un  fil, 
comme  les  tiges  dépassaient  inégalement,  il  fouilla 
dans  sa  poche,  pleine  de  papiers,  en  prit  un  au 
hasard,  les  enveloppa,  consolida  son  œuvre  avec 
une  forte  épingle  et  il  l'offrit  à  sa  femme,  avec  une 
certaine  émotion. 

—  Tiens,  ma  chérie,  excuse -moi  de  t'avoir 
oubliée  ! 

Mais  elle  poussa  un  petit  cri;  l'épingle,  sotte- 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  121 

ment  mise,  lavait  blessée,  et  elle  remonta  dans  sa 
chambre.  On  l'attendit  près  d'un  quart  d'heure. 
Enfin  elle  reparut,  enleva  Marthe,  se  jeta  dans  la 
voiture. 

—  Et  ton  bouquet  ?  dit  Arnoux. 

—  Non  !  non  !  ce  n'est  pas  la  peine  ! 
Frédéric  courait  pour  l'aller  prendre;  elle  lui 

cria  : 

—  Je  n'en  veux  pas! 

Mais  il  l'apporta  bientôt,  disant  qu'il  venait  de 
le  remettre  dans  l'enveloppe,  car  il  avait  trouvé 
les  fleurs  à  terre.  Elle  les  enfonça  dans  le  tabher 
de  cuir,  contre  le  siège,  et  l'on  partit. 

Frédéric,  assis  près  d'elle,  remarqua  qu'elle 
tremblait  horriblement.  Puis,  quand  on  eut  passé 
le  pont,  comme  Arnoux  tournait  à  gauche  : 

—  Mais  non!  tu  te  trompes!  par  là,  à  droite! 
Elle   semblait  irritée;   tout   la   gênait.    Enfin, 

Marthe  ayant  fermé  les  yeux ,  elle  tira  le  bouquet 
et  le  lança  par  la  portière,  puis  saisit  au  bras  Fré- 
déric, en  lui  faisant  signe,  avec  l'autre  main,  de 
n'en  jamais  parler. 

Ensuite,  elle  apphqua  son  mouchoir  contre  ses 
lèvres,  et  ne  bougea  plus. 

Les  deux  autres,  sur  le  siège,  causaient  impri- 
merie, abonnés.  Arnoux,  qui  conduisait  sans  at- 
tention, se  perdit  au  miheu  du  bois  de  Boulogne. 
Alors,  on  s'enfonça  dans  de  petits  chemins.  Le 
cheval  marchait  au  pas;  les  branches  des  arbres  frô- 
laient la  capote.  Frédéric  n'apercevait  de  M"""  Ar- 
noux que  ses  deux  yeux,  dans  l'ombre;  Marthe 
s'était  allongée  sur  elle,  et  il  lui  soutenait  la 
tête. 

—  Elle  vous  fatigue  !  dit  sa  mère. 


122  L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 

II  répondit  : 

—  Non!  oh  non! 

De  lents  tourbillons  de  poussière  se  levaient; 
on  traversait  Auteuil;  toutes  les  maisons  étaient 
closes;  un  réverbère,  çà  et  là,  éclairait  langle  d'un 
mur,  puis  on  rentrait  dans  les  ténèbres;  une  fois, 
il  s'aperçut  qu'elle  pleurait. 

Était-ce  un  remords?  un  désir?  quoi  donc?  Ce 
chagrin,  qu'il  ne  savait  pas,  l'intéressait  comme 
une  chose  personnelle;  maintenant,  il  y  avait  entre 
eux  un  lien  nouveau,  une  espèce  de  complicité; 
et  il  lui  dit,  de  la  voix  la  plus  caressante  qu'il 
put: 

- —  Vous  souflFrez  ? 

—  Oui,  un  peu,  reprit-elle. 

La  voiture  roulait,  et  les  chèvrefeuilles  et  les 
seringats  débordaient  les  clôtures  des  jardins,  en- 
voyaient dans  la  nuit  des  bouffées  d'odeurs  amol- 
lissantes. Les  plis  nombreux  de  sa  robe  couvraient 
ses  pieds.  II  lui  semblait  communiquer  avec  toute 
sa  personne  par  ce  corps  d'enfant  étendu  entre 
eux.  II  se  pencha  vers  la  petite  fille,  et,  écartant 
ses  jolis  cheveux  bruns,  la  baisa  au  front,  douce- 
ment. 

—  Vous  êtes  bon  !  dit  M"'  Arnoux. 

—  Pourquoi? 

—  Parce  que  vous  aimez  les  enfants. 

—  Pas  tous  ! 

II  n'ajouta  rien,  mais  il  étendit  la  main  gauche 
de  son  côté  et  la  laissa  toute  grande  ouverte, 
s'imaginant  qu'elle  allait  faire  comme  lui,  peut- 
être,  et  qu'il  rencontrerait  la  sienne.  Puis  il  eut 
honte,  et  la  retira. 

On  arriva  bientôt  sur  le  pavé.  La  voiture  allait 


I 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  I23 

flus  vite,  les  becs  de  gaz  se  multiplièrent,  c'était 
aris.  Hussonnet,  devant  le  Garde-Meuble,  sauta 
du  siège.  Frédéric  attendit  pour  descendre  que 
l'on  fût  arrivé  dans  la  cour;  puis  il  s'embusqua 
au  coin  de  la  rue  de  Choiseul,  et  aperçut  Arnoux 
qui  remontait  lentement  vers  les  boulevards. 

Dès  le  lendemain,  il  se  mit  à  travailler  de  toutes 
ses  forces. 

II  se  voyait  dans  une  cour  d'assises,  par  un  soir 
d'hiver,  à  la  fin  des  plaidoiries,  quand  les  jurés 
sont  pâles  et  que  la  foule  haletante  fait  craquer 
les  cloisons  du  prétoire,  parlant  depuis  quatre 
heures  déjà,  résumant  toutes  ses  preuves,  en  dé- 
couvrant de  nouvelles,  et  sentant  à  chaque  phrase, 
à  chaque  mot,  à  chaque  geste,  le  couperet  de  la 
guillotine,  suspendu  derrière  lui,  se  relever;  puis, 
à  la  tribune  de  la  Chambre,  orateur  qui  porte  sur 
ses  lèvres  le  salut  de  tout  un  peuple,  noyant  ses 
adversaires  sous  ses  prosopopées,  les  écrasant 
d'une  riposte,  avec  des  foudres  et  des  intonations 
musicales  dans  la  voix,  ironique,  pathétique,  em- 
porté, sublime.  Elle  serait  là,  quelque  part,  au 
milieu  des  autres,  cachant  sous  son  voilé  ses  pleurs 
d'enthousiasme;  ils  se  retrouveraient  ensuite;  et 
les  découragements,  les  calomnies  et  les  injures 
ne  l'atteindraient  pas,  si  elle  disait  :  «Ah!  cela  est 
beau!»  en  lui  passant  sur  le  front  ses  mains  lé- 
gères. 

Ces  images  fulguraient,  comme  des  phares,  à 
l'horizon  de  sa  vie.  Son  esprit,  excité,  devint  plus 
leste  et  plus  fort.  Jusqu'au  mois  d'août,  il  s'en- 
ferma, et  fut  reçu  à  son  dernier  examen. 

Deslauriers,  qui  avait  eu  tant  de  mal  à  lui  se- 
riner encore  une  fois  le  deuxième  à  la  fin  de  dé- 


124  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

cembre  et  le  troisième  en  février,  s*étonnait  de  son 
ardeur.  Alors,  les  vieux  espoirs  revinrent.  Dans 
dix  ans,  il  fallait  que  Frédéric  fût  député;  dans 
quinze,  ministre;  pourquoi  pas?  Avec  son  pa- 
trimoine qu'il  allait  toucher  bientôt,  il  pouvait, 
d'abord,  fonder  un  Journal;  ce  serait  le  début; 
ensuite  on  verrait.  Quant  à  lui,  il  ambitionnait 
toujours  une  chaire  à  l'École  de  droit  ;  et  il  soutint 
sa  thèse  pour  le  doctorat  d'une  façon  si  remar- 
quable, qu'elle  lui  valut  les  compliments  des  pro- 
fesseurs. 

Frédéric  passa  la  sienne  trois  jours  après.  Avant 
de  partir  en  vacances,  il  eut  l'idée  d'un  pique- 
nique,  pour  clore  les  réunions  du  samedi. 

Il  s'y  montra  gai.  M""  Arnoux  était  maintenant 
près  de  sa  mère,  à  Chartres.  Mais  il  la  retrouve- 
rait bientôt,  et  finirait  par  être  son  amant. 

Deslauriers,  admis  le  jour  même  à  la  parlotte 
d'Orsay,  avait  fait  un  discours  fort  applaudi. 
Quoiqu'il  fût  sobre,  il  se  grisa  et  dit  au  dessert  à 
Dussardier  : 

—  Tu  es  honnête,  toi!  Quand  je  serai  riche, 
je  t'instituerai  mon  régisseur. 

Tous  étaient  heureux  ;  Cisy  ne  finirait  pas  son 
droit  ;  Martinon  allait  continuer  son  stage  en  pro- 
vince, oii  il  serait  nommé  substitut;  Pellerin  se 
disposait  à  un  grand  tableau  figurant  le  Génie  de 
la  Révolution;  Hussonnet,  la  semaine  prochaine, 
devait  hre  au  directeur  des  Délassements  le  plan 
d'une  pièce,  et  ne  doutait  pas  du  succès  : 

—  Car  la  charpente  du  drame,  on  me  l'ac- 
corde! Les  passions,  j'ai  assez  roulé  ma  bosse 
pour  m'y  connaître;  quant  aux  traits  d'esprit,  c'est 
mon  métier! 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  125 

Il  fit  un  saut,  retomba  sur  les  deux  mains,  et 
marcha  quelque  temps  autour  de  la  table,  les 
jambes  en  lair. 

Cette  gaminerie  ne  dérida  pas  Sénécal.  Il  ve- 
nait d'être  chassé  de  sa  pension,  pour  avoir  battu 
un  fils  d'aristocrate.  Sa  misère  augmentant,  il  s'en 
prenait  à  Tordre  social,  maudissait  les  riches;  et 
il  s'épancha  dans  le  sein  de  Regimbart,  lequel 
était  de  plus  en  plus  désillusionné,  attristé,  dé- 
goûté. Le  Citoyen  se  tournait,  maintenant,  vers 
les  questions  budgétaires,  et  accusait  la  Camarilla 
de  perdre  des  millions  en  Algérie  *. 

Comme  il  ne  pouvait  dormir  sans  avoir  sta- 
tionné à  l'estaminet  Alexandre,  il  disparut  dès 
onze  heures.  Les  autres  se  retirèrent  plus  tard; 
et  Frédéric,  en  faisant  ses  adieux  à  Hussonnet, 
apprit  que  M""*  Arnoux  avait  dû  revenir  la  veille. 

11  alla  donc  aux  Messageries  changer  sa  place 
pour  le  lendemain,  et,  vers  six  heures  du  soir,  se 
présenta  chez  elle.  Son  retour,  lui  dit  le  concierge, 
était  différé  d'une  semaine.  Frédéric  dîna  seul, 
puis  flâna  sur  les  boulevards. 

Des  nuages  roses,  en  forme  d'écharpe,  s'allon- 

Î reaient  au  delà  des  toits;  on  commençait  à  re- 
ever  les  tentes  des  boutiques;  des  tombereaux 
d'arrosage  versaient  une  pluie  sur  la  poussière,  et 
une  fraîcheur  inattendue  se  mêlait  aux  émanations 
des  cafés,  laissant  voir  par  leurs  portes  ouvertes, 
entre  des  argenteries  et  des  dorures,  des  fleurs  en 
gerbes  qui  se  miraient  dans  les  hautes  glaces.  La 
foule  marchait  lentement.  Il  y  avait  des  groupes 
d'hommes  causant  au  milieu  du  trottoir;  et  des 
femmes  passaient,  avec  une  mollesse  dans  les 
yeux  et  ce  teint  de  camélia  que  donne  aux  chairs 


126  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

féminines  la  lassitude  des  grandes  chaleurs.  Quel- 
que chose  d'énorme  s'épanchait,  enveloppait  les 
maisons.  Jamais  Paris  ne  lui  avait  semblé  si  beau. 
H  n'apercevait,  dans  l'avenir,  qu'une  interminable 
série  d'années  toutes  pleines  d  amour. 

II  s'arrêta  devant  le  théâtre  de  la  Porte- Saint- 
Martin  à  regarder  l'affiche;  et,  par  désœuvre- 
ment, prit  un  billet. 

On  jouait  une  vieille  féerie.  Les  spectateurs 
étaient  rares;  et,  dans  les  lucarnes  du  paradis,  le 
jour  se  découpait  en  petits  carrés  bleus,  tandis 
que  les  quinquets  de  la  rampe  formaient  une  seule 
ligne  de  lumières  jaunes.  La  scène  représentait  un 
marché  d'esclaves  à  Pékin,  avec  clochettes,  tam- 
tams,  sultanes,  bonnets  pointus  et  calembours. 
Puis,  la  toile  baissée,  il  erra  dans  le  foyer,  solitai- 
rement, et  admira  sur  le  boulevard,  au  bas  du 
perron,  un  grand  landau  vert,  attelé  de  deux 
chevaux  blancs,  tenus  par  un  cocher  en  culotte 
courte. 

II  regagnait  sa  place,  quand,  au  balcon,  dans  la 
première  loge  d'avant- scène,  entrèrent  une  dame 
et  un  monsieur.  Le  mari  avait  un  visage  pâle, 
bordé  d'un  filet  de  barbe  grise,  la  rosette  d'offi- 
cier, et  cet  aspect  glacial  qu'on  attribue  aux  di- 
plomates. 

Sa  femme,  de  vingt  ans  plus  jeune  pour  le 
moins,  ni  grande  ni  petite,  ni  laide  ni  jolie,  por- 
tait ses  cheveux  blonds  tirebouchonnés  à  l'anglaise, 
une  robe  à  corsage  plat,  et  un  large  éventail  de 
dentelle  noire.  Pour  que  des  gens  d'un  pareil 
monde  fussent  venus  au  spectacle  dans  cette  sai- 
son, il  fallait  supposer  un  hasard,  ou  l'ennui  de 
passer  leur  soirée  en  tête-à-tête.  La  dame  mordil- 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  12/ 

lait  son  éventail,  et  le  monsieur  bâillait.  Frédéric 
ne  pouvait  se  rappeler  où  il  avait  vu  cette  figure. 

A  l'entracte  suivant,  comme  il  traversait  un 
couloir,  il  les  rencontra  tous  les  deux;  sur  le 
vague  salut  qu'il  fit,  M.  Dambreuse,  le  recon- 
naissant, l'aborda  et  s'excusa,  tout  de  suite,  de 
négligences  impardonnables.  C'était  une  allusion 
aux  cartes  de  visite  nombreuses,  envoyées  d'après 
les  conseils  du  clerc.  Toutefois  il  confondait  les 
époques,  croyant  que  Frédéric  était  à  sa  seconde 
année  de  droit.  Puis  il  l'envia  de  partir  pour  la 
campagne.  II  aurait  eu  besoin  de  se  reposer,  mais 
les  affaires  le  retenaient  à  Paris. 

M""*  Dambreuse,  appuyée  sur  son  bras,  incli- 
nait la  tête,  légèrement;  et  l'aménité  spirituelle 
de  son  visage  contrastait  avec  son  expression  cha- 
grine de  tout  à  fheure. 

—  On  y  trouve  pourtant  de  belles  distractions  ! 
dit- elle,  aux  derniers  mots  de  son  mari.  Comme 
ce  spectacle  est  bête!  n'est-ce  pas,  monsieur? 

Et  tous  trois  restèrent  debout,  à  causer  théâtres  % 
et  pièces  nouvelles. 

Frédéric,  habitué  aux  grimaces  des  bourgeoises 
provinciales,  n'avait  vu  chez  aucune  femme  une 
pareille  aisance  de  manières,  cette  simplicité,  qui 
est  un  raffinement,  et  où  les  naïfs  aperçoivent  l'ex- 
pression d'une  sympathie  instantanée. 

On  comptait  sur  lui,  dès  son  retour;  M.  Dam- 
breuse le  chargea  de  ses  souvenirs  pour  le  père 
Roque. 

Frédéric  ne  manqua  pas,  en  rentrant,  de  conter 
cet  accueil  à  Deslauriers. 

—  Fameux!  reprit  le  clerc,  et  ne  te  laisse  pas 
entortiller  par  ta  maman  !  Reviens  tout  de  suite  ! 


128  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

Le  lendemain  de  son  arrivée,  après  leur  déjeu- 
ner, M°"  Moreau  emmena  son  fils  dans  le  jardin. 

Elle  se  dit  heureuse  de  iui  voir  un  état,  car  ils 
n'étaient  pas  aussi  riches  que  l'on  croyait  ;  la  terre 
rapportait  peu;  les  fermiers  payaient  mal;  elle 
avait  même  été  contrainte  de  vendre  sa  voiture. 
Enfin,  elle  lui  exposa  leur  situation. 

Dans  les  premiers  embarras  de  son  veuvage, 
un  homme  astucieux,  M.  Roque,  lui  avait  fait 
des  prêts  d'argent,  renouvelés,  prolongés  malgré 
elle.  II  était  venu  les  réclamer  tout  à  coup  ;  et  elle 
avait  passé  par  ses  conditions,  en  lui  cédant  à  un 
prix  dérisoire  la  ferme  de  Presles.  Dix  ans  plus 
tard,  son  capital  disparaissait  dans  la  faillite  d'un 
banquier,  à  Melun.  Par  horreur  des  hypothèques 
et  pour  conserver  des  apparences  utiles  à  l'avenir 
de  son  fils,  comme  le  père  Roque  se  présentait  de 
nouveau,  elle  l'avait  écouté,  encore  une  fois.  Mais 
elle  était  quitte,  maintenant.  Bref,  il  leur  restait 
environ  dix  mille  francs  de  rente,  dont  deux  mille 
trois  cents  à  lui,  tout  son  patrimoine! 

—  Ce  n'est  pas  possible  î  s'écria  Frédéric. 
Elle  eut  un  mouvement  de  tête  signifiant  que 

cela  était  très  possible. 

Mais  son  oncle  lui  laisserait  quelque  chose  ? 

Rien  n'était  moins  sûrl 

Et  ils  firent  un  tour  de  jardin,  sans  parler. 
Enfin  elle  l'attira  contre  son  cœur,  et,  d'une  voix 
que  les  larmes  étouffaient  : 

—  Ah!  mon  pauvre  garçon!  II  m'a  fallu  aban- 
donner bien  des  rêves  ! 

II  s'assit  sur  le  banc,  à  l'ombre  du  grand  acacia. 

Ce  qu'elle  lui  conseillait,  c'était  de  se  mettre 

clerc  chez  M.  Prouharam,  avoué,  lequel  lui  ce- 


I 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  12^ 

derait  son  étude;  s'il  la  faisait  bien  valoir,  il  pour- 
rait la  revendre,  et  trouver  un  bon  parti. 

Frédéric  n'entendait  plus.  II  regardait  machina- 
lement, par-dessus  la  haie,  dans  l'autre  jardin,  en 
face. 

Une  petite  fille  d'environ  douze  ans,  et  qui  avait 
les  cheveux  rouges,  se  trouvait  là,  toute  seule. 
Elle  s'était  fait  des  boucles  d'oreilles  avec  des  baies 
de  sorbier;  son  corset  de  toile  grise  laissait  à  dé- 
couvert ses  épaules,  un  peu  dorées  par  le  soleil; 
des  taches  de  confitures  maculaient  son  jupon 
blanc;  et  il  y  avait  comme  une  grâce  de  jeune 
bête  sauvage  dans  toute  sa  personne,  à  la  fois 
nerveuse  et  fluette.  La  présence  d'un  inconnu 
l'étonnait,  sans  doute,  car  elle  s'était  brusque- 
ment arrêtée,  avec  son  arrosoir  à  la  main,  en  dar- 
dant sur  lui  ses  prunelles,  d'un  vert-bleu  limpide. 

—  C'est  la  fille  de  M.  Roque,  dit  M"'  Moreau. 
II  vient  d'épouser  sa  servante  et  de  légitimer  son 
enfant. 


VI 


RUINÉ,  dépouillé,  perdu! 
II  était  resté  sur  le  banc,  comme  étourdi 
par  une  commotion.  II  maudissait  le  sort,  il 
aurait  voulu  battre  quelqu'un;  et,  pour  renforcer 
son  désespoir,  il  sentait  peser  sur  lui  une  sorte  d'ou- 
trage, un  déshonneur;  car  Frédéric  s*était  imaginé 
que  sa  fortune  paternelle  monterait  un  jour  à 
quinze  mille  livres  de  rentes,  et  il  l'avait  fait  sa- 
voir, d'une  façon  indirecte,  aux  Arnoux.  II  allait 
donc  passer  pour  un  hâbleur,  un  drôle,  un  obscur 
polisson,  qui  s'était  introduit  chez  eux  dans  l'espé- 
rance d'un  profit  quelconque!  Et  elle.  M""  Ar- 
noux, comment  la  revoir,  maintenant? 

Cela,  d'ailleurs,  était  complètement  impossible, 
n'ayant  que  trois  mille  francs  de  rente  !  II  ne  pou- 
vait loger  toujours  au  quatrième,  avoir  pour  do- 
mestique le  portier,  et  se  présenter  avec  de  pauvres 
gants  noirs  bleuis  du  bout,  un  chapeau  gras,  la 
même  redingote  pendant  un  an!  Non!  non!  ja- 
mais !  Cependant  l'existence  était  intolérable  sans 
elle.  Beaucoup  vivaient  bien  qui  n'avaient  pas  de 
fortune.  Deslauriers  entre  autres;  et  il  se  trouva 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  I  3  I 

lâche  d'attacher  une  pareille  importance  à  des 
choses  médiocres.  La  misère,  peut-être,  centuple- 
rait ses  facultés.  II  s*exalta,  en  pensant  aux  grands 
hommes  qui  travaillent  dans  les  mansardes.  Une 
âme  comme  celle  de  M""'  Arnoux  devait  s'émou- 
voir à  ce  spectacle,  et  elle  s'attendrirait.  Ainsi, 
cette  catastrophe  était  un  bonheur,  après  tout; 
comme  ces  tremblements  de  terre  qui  découvrent 
des  trésors,  elle  lui  avait  révélé  les  secrètes  opu- 
lences de  sa  nature.  Mais  il  n'existait  au  monde 
qu'un  seul  endroit  pour  les  faire  valoir  :  Paris! 
car,  dans  ses  idées,  l'art,  la  science  et  l'amour 
(ces  trois  faces  de  Dieu,  comme  eût  dit  Pellerin) 
dépendaient  exclusivement  de  la  capitale. 

II  déclara  le  soir,  à  sa  mère,  qu'il  y  retourne- 
rait. M"*  Moreau  fut  surprise  et  indignée.  C'était 
une  folie,  une  absurdité.  II  ferait  mieux  de  suivre 
ses  conseils,  c'est-à-dire  de  rester  près  d'elle,  dg^ns 
une  étude.  Frédéric  haussa  les  épaules  :  «Allons 
donc!»,  se  trouvant  insulté  par  cette  proposi- 
tion. 

Alors  la  bonne  dame  employa  une  autre  mé- 
thode. D'une  voix  tendre  et  avec  de  petits  san- 
glots, elle  se  mit  à  lui  parler  de  sa  solitude,  de  sa 
vieillesse,  des  sacrifices  qu'elle  avait  faits.  Mainte- 
nant qu'elle  était  plus  malheureuse,  il  l'abandon- 
nait. Puis,  faisant  allusion  à  sa  fin  prochaine  : 

—  Un  peu  de  patience,  mon  Dieu!  bientôt  tu 
seras  libre  ! 

Ces  lamentations  se  répétèrent  vingt  fois  par 

Ijour,  durant  trois  mois;  et,  en  même  temps,  les 
délicatesses  du  foyer  le  corrompaient;  il  jouissait 
d'avoir  un  lit  plus  mou,  des  serviettes  sans  déchi- 
rures; si  bien  que,  lassé,  énervé,  vaincu  enfin  par 


I  3  2  L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 

la  terrible  force  de  la  douceur,  Frédéric  se  laissa 
conduire  chez  maître  Prouharam. 

II  n  j  montra  ni  science  ni  aptitude.  On  Tavait 
considéré  jusqu'alors  comme  un  jeune  homme  de 
grands  moyens,  qui  devait  être  la  gloire  du  dé- 
partement. Ce  fut  une  déception  publique. 

D'abord  il  s'était  dit  :  «  II  faut  avertir  M"°  Ar- 
noux»,  et,  pendant  une  semaine,  il  avait  médité 
des  lettres  dithyrambiques,  et  de  courts  billets, 
en  style  lapidaire  et  sublime.  La  crainte  d'avouer 
sa  situation  le  retenait.  Puis  il  songea  qu'il  valait 
mieux  écrire  au  mari.  Arnoux  connaissait  la  vie  et 
saurait  le  comprendre.  Enfin,  après  quinze  jours 
d'hésitation  : 

«  Bah  !  je  ne  dois  plus  les  revoir  ;  qu'ils  m'ou- 
blient! Au  moins,  je  n'aurai  pas  déchu  dans  son 
souvenir!  Elle  me  croira  mort,  et  me  regret- 
tera... peut-être.» 

Comme  les  résolutions  excessives  lui  coûtaient 
peu,  il  s'était  juré  de  ne  jamais  revenir  à  Paris,  et 
même  de  ne  point  s'informer  de  M"^  Arnoux. 

Cependant,  il  regrettait  jusqu'à  la  senteur  du 
gaz  et  au  tapage  des  omnibus.  II  rêvait  à  toutes 
les  paroles  qu'on  lui  avait  dites,  au  timbre  de  sa 
voix,  à  la  lumière  de  ses  yeux,  et,  se  considérant 
comme  un  homme  mort,  il  ne  faisait  plus  rien, 
absolument. 

II  se  levait  très  tard,  et  regardait  par  sa  fenêtre 
les  attelages  de  rouliers  qui  passaient.  Les  six  pre- 
miers mois,  surtout,  furent  abominables. 

En  de  certains  jours ,  pourtant,  une  indignation 
le  prenait  contre  lui-même.  Alors,  il  sortait.  II 
s'en  allait  dans  les  prairies,  à  moitié  couvertes 
durant  l'hiver  par  les  débordements  de  la  Seine. 


I 


ï 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  I  3  3 

Des  lignes  de  peupliers  les  divisent.  Ça  et  là,  un 
petit  pont  s'élève.  II  vagabondait  jusquau  soir, 
roulant  les  feuilles  jaunes  sous  ses  pas,  aspirant 
la  brume,  sautant  les  fossés;  à  mesure  que  ses 
artères  battaient  plus  fort,  des  désirs  d  action 
furieuse  l'emportaient  ;  il  voulait  se  faire  trappeur 
en  Amérique,  servir  un  pacha  en  Orient,  s'em- 
barquer comme  matelot;  et  il  exhalait  sa  mélan- 
colie dans  de  longues  lettres  à  Deslauriers. 

Celui-là  se  démenait  pour  percer.  La  conduite 
lâche  de  son  ami  et  ses  éternelles  jérémiades  lui 
semblaient  stupides.  Bientôt,  leur  correspondance 
devint  presque  nulle.  Frédéric  avait  donné  tous 
ses  meubles  à  Deslauriers,  qui  gardait  son  loge- 
ment. Sa  mère  lui  en  parlait  de  temps  à  autre; 
un  jour  enfin,  il  déclara  son  cadeau,  et  elle  le 
grondait,  quand  il  reçut  une  lettre. 

—  Qu'est-ce  donc  ?  dit-elle ,  tu  trembles  ? 

—  Je  n'ai  rien!  répliqua  Frédéric. 
Deslauriers  lui  apprenait  qu'il  avait  recueilli 

Sénécal;  et,  depuis  quinze  jours,  ils  vivaient  en- 
semble. Donc,  Sénécal  s'étalait,  maintenant,  au 
milieu  des  choses  qui  provenaient  de  chez  Ar- 
noux!  II  pouvait  les  vendre,  faire  des  remarques 
dessus,  des  plaisanteries.  Frédéric  se  sentit  blessé, 
jusqu'au  fond  de  l'âme.  II  monta  dans  sa  chambre. 
II  avait  envie  de  mourir. 

Sa  mère  l'appela.  C'était  pour  le  consulter,  à 
propos  d'une  plantation  dans  le  jardin. 

Ce  jardin,  en  manière  de  parc  anglais,  était 
coupé  à  son  milieu  par  une  clôture  de  bâtons,  et 
la  moitié  appartenait  au  père  Roque ,  qui  en  pos- 
sédait un  autre,  pour  les  légumes,  sur  le  bord  de 
la  rivière.  Les  deux  voisins,  brouillés,  s'abstenaient 


134  L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 

d'y  paraître  aux  mêmes  heures.  Mais,  depuis  que 
Frédéric  était  revenu,  le  bonhomme  s'y  pro- 
menait plus  souvent  et  n'épargnait  pas  les  poli- 
tesses au  fils  de  M™'  Moreau.  II  le  plaignait 
d'habiter  une  petite  ville.  Un  jour,  il  raconta  que 
M.  Dambreuse  avait  demandé  de  ses  nouvelles. 
Une  autre  fois,  il  s'étendit  sur  la  coutume  de 
Champagne,  oii  le  ventre  anoblissait. 

—  Dans  ce  temps-là,  vous  auriez  été  un  sei- 
gneur, puisque  votre  mère  s'appelait  de  Fouvens. 
Et  on  a  beau  dire,  allez!  c'est  quelque  chose,  un 
nom!  Après  tout,  ajouta-t-il,  en  le  regardant  d'un 
air  malin,  cela  dépend  du  garde  des  sceaux. 

Cette  prétention  d'aristocratie  jurait  singuliè- 
rement avec  sa  personne.  Comme  il  était  petit,  sa 
grande  redingote  marron  exagérait  la  longueur  de 
son  buste.  Quand  il  était  sa  casquette,  on  aper- 
cevait un  visage  presque  féminin  avec  un  nez 
extrêmement  pointu;  ses  cheveux,  de  couleur 
jaune,  ressemblaient  à  une  perruque;  il  saluait  le 
monde  très  bas,  en  frisant  les  murs. 

Jusqu'à  cinquante  ans,  il  s'était  contenté  des 
services  de  Catherine,  une  Lorraine  du  même  âge 
que  lui,  et  fortement  marquée  de  petite  vérole. 
Mais,  vers  1834,  il  ramena  de  Paris  une  belle 
blonde,  à  figure  moutonnière,  à  «port  de  reine». 
On  la  vit  bientôt  se  pavaner  avec  de  grandes 
boucles  d'oreilles,  et  tout  fut  expliqué  par  la 
naissance  d'une  fille,  déclarée  sous  les  noms 
d'EIisabeth-OIympe-Louise  Roque. 

Catherine,  dans  sa  jalousie,  s'attendait  à  exécrer 
cette  enfant.  Au  contraire,  elle  l'aima.  Elle  l'en- 
toura de  soins,  d'attentions  et  de  caresses,  pour 
supplanter  sa  mère  et  la  rendre  odieuse,  entreprise 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  I  3  5 

facile,  car  M""  Eléonore  négligeait  complètement 
la  petite,  préférant  bavarder  chez  fes  fournisseurs. 
Dès  le  lendemain  de  son  mariage,  elle  alla  faire 
une  visite  à  la  sous-préfecture,  ne  tutoya  plus  les 
servantes,  et  crut  devoir,  par  bon  ton,  se  montrer 
sévère  pour  son  enfant.  Elle  assistait  à  ses  leçons; 
le  professeur,  un  vieux  bureaucrate  de  la  mairie, 
ne  savait  pas  s'y  prendre.  L'élève  s'insurgeait,  re- 
cevait des  gifles,  et  allait  pleurer  sur  les  genoux  de 
Catherine,  qui  lui  donnait  invariablement  raison. 
Alors,  les  deux  femmes  se  querellaient  ;  M.  Roque 
les  faisait  taire.  Il  s'était  marié  par  tendresse  pour 
sa  fille,  et  ne  voulait  pas  qu'on  la  tourmentât. 

Souvent  elle,  portait  une  robe  blanche  en  lam- 
beaux avec  un  pantalon  garni  de  dentelles;  et, 
aux  grandes  fêtes,  sortait  vêtue  comme  une  prin- 
cesse, afin  de  mortifier  un  peu  les  bourgeois,  qui 
empêchaient  leurs  marmots  de  la  fréquenter,  vu 
sa  naissance  illégitime. 

Elle  vivait  seule,  dans  son  jardin,  se  balançait 
à  l'escarpolette,  courait  après  les  papillons,  puis 
tout  à  coup  s'arrêtait  à  contempler  les  cétoines 
s'abattant  sur  les  rosiers.  C'étaient  ces  habitudes, 
sans  doute,  qui  donnaient  à  sa  figure  une  expres- 
sion à  la  fois  de  hardiesse  et  de  rêverie.  Elle  avait 
la  taille  de  Marthe,  d'ailleurs,  si  bien  que  Frédéric 
lui  dit,  dès  leur  seconde  entrevue  : 

—  Voulez- vous  me  permettre  de  vous  em- 
brasser, mademoiselle? 

La  petite  personne  leva  la  tête,  et  répondit  : 

—  Je  veux  bien  ! 

Mais  la  haie  de  bâtons  les  séparait  l'un  de  l'autre. 

—  Il  faut  monter  dessus,  dit  Frédéric. 

—  Non,  enlève-moi! 


I  3  6  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

II  se  pencha  par-dessus  la  haie  et  la  saisit  au 
bout  de  ses  bras,  en  la  baisant  sur  les  deux  joues; 
puis  il  la  remit  chez  elle,  par  le  même  procédé, 
qui  se  renouvela  les  fois  suivantes. 

Sans  plus  de  réserve  qu'une  enfant  de  quatre 
ans,  sitôt  qu'elle  entendait  venir  son  ami,  elle 
s'élançait  à  sa  rencontre,  ou  bien,  se  cachant 
derrière  un  arbre,  elle  poussait  un  jappement  de 
chien,  pour  l'effrajer. 

Un  jour  que  M""  Moreau  était  sortie,  il  la  fit 
monter  dans  sa  chambre.  Elle  ouvrit  tous  les  fla- 
cons d'odeur  et  se  pommada  les  cheveux  abon- 
damment; puis,  sans  la  moindre  gêne,  elle  se 
coucha  sur  le  lit  où  elle  restait  tout  de  son  long, 
éveillée. 

—  Je  m'imagine  que  je  suis  ta  femme,  disait-elle. 
Le  lendemam,  il  l'aperçut  tout  en  larmes.  Elle 

avoua  «qu'elle  pleurait  ses  péchés»,  et,  comme  il 
cherchait  à  les  connaître,  elle  répondit  en  baissant 
les  yeux  : 

—  Ne  m'interroge  pas  davantage  ! 

La  première  communion  approchait;  on  l'avait 
conduite  le  matin  à  confesse. 

Le  sacrement  ne  la  rendit  guère  plus  sage. 
Elle  entrait  parfois  dans  de  véritables  colères  ;  on 
avait  recours  à  M.  Frédéric  pour  la  calmer. 

Souvent  il  l'emmenait  avec  lui  dans  ses  prome- 
nades. Tandis  qu'il  rêvassait  en  marchant,  elle 
cueillait  des  coquelicots  au  bord  des  blés,  et, 
quand  elle  le  voyait  plus  triste  qu'à  l'ordinaire, 
elle  tâchait  de  le  consoler  par  de  gentilles  paroles. 
Son  cœur,  privé  d'amour,  se  rejeta  sur  cette  amitié 
d'enfant;  il  lui  dessinait  des  bonshommes,  lui  con- 
tait des  histoires,  et  il  se  mit  à  lui  faire  des  lectures. 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  137 

II  commença  par  les  Annales  romantiques ,  un 
recueil  de  vers  et  de  prose,  alors  célèbre.  Puis, 
oubliant  son  âge,  tant  son  intelligence  le  charmait, 
il  lut  successivement  Atala,  Cinq-Mars,  les  Feuilles 
d'automne.  Mais,  une  nuit  (le  soir  même,  elle  avait 
entendu  Macbetb,  dans  la  simple  traduction  de 
Letourneur  ) ,  elle  se  réveilla  en  criant  :  «  La  tache  ! 
la  tache  !  »  ;  ses  dents  claquaient,  elle  tremblait,  et, 
fixant  des  yeux  épouvantés  sur  sa  main  droite, 
elle  la  frottait  en  disant  :  «  Toujours  une  tache  !  » 
Enfin  arriva  le  médecin,  qui  prescrivit  d'éviter  les 
émotions. 

Les  bourgeois  ne  virent  là  dedans  qu'un  pro- 
nostic défavorable  pour  ses  mœurs.  On  disait  que 
(de  fils  Moreau»  voulait  en  faire  plus  tard  une 
actrice. 

Bientôt  îl  fut  question  d'un  autre  événement, 
à  savoir  l'arrivée  de  l'oncle  Barthélémy.  M""'  Mo- 
reau lui  donna  sa  chambre  à  coucher,  et  poussa  la 
condescendance  jusqu'à  servir  du  gras  les  jours 
maigres. 

Le  vieillard  fut  médiocrement  aimable.  C'étaient 
de  perpétuelles  comparaisons  entre  le  Havre  et 
Nogent,  dont  il  trouvait  l'air  lourd,  le  pain  mau- 
vais, les  rues  mal  pavées,  la  nourriture  médiocre 
et  les  habitants  des  paresseux. 

—  Quel  pauvre  commerce  chez  vous  ! 

II  blâma  les  extravagances  de  défunt  son  frère, 
tandis  que,  lui,  il  avait  amassé  vingt-sept  mille 
[ivres  de  rente!  Enfin,  il  partit  au  bout  de  la 
semaine,  et,  sur  le  marchepied  de  la  voiture,  lâcha 
:es  mots  peu  rassurants  : 

—  Je  suis  toujours  bien  aise  de  vous  savoir 
lans  une  bonne  position. 


I  3  8  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

—  Tu  n'auras  rien!  dit  M"""  Moreau  en  ren- 
trant dans  la  salle. 

II  n'était  venu  que  sur  ses  instances;  et,  huit 
jours  durant,  elle  avait  sollicité  de  sa  part  une 
ouverture,  trop  clairement  peut-être.  Elle  se  re- 
pentait d'avoir  agi,  et  restait  dans  son  fauteuil, 
la  tête  basse,  les  lèvres  serrées.  Frédéric,  en  face 
d'elle,  l'observait;  et  ils  se  taisaient  tous  les  deux, 
comme  il  y  avait  cinq  ans,  au  retour  de  Montereau. 
Cette  coïncidence,  s'offrant  même  à  sa  pensée,  lui 
rappela  M"""  Arnoux. 

A  ce  moment,  des  coups  de  fouet  retentirent 
sous  la  fenêtre,  en  même  temps  qu'une  voix  l'ap- 
pelait. 

C'était  le  père  Roque,  seul  dans  sa  tapissière. 

II  allait  passer  toute  la  journée  à  la  Fortelle,  chez 
M.  Dambreuse,  et  proposa  cordialement  à  Fré- 
déric de  l'y  conduire. 

—  Vous  n'avez  pas  besoin  d'invitation  avec 
moi  ;  soyez  sans  crainte  ! 

Frédéric  eut  envie  d'accepter.  Mais  comment 
expliquerait- il  son  séjour  définitif  à  Nogent?  II 
n'avait  pas  un  costume  d'été  convenable;  enfin 
que  dirait  sa  mère?  II  refusa. 

Dès  lors,  le  voisin  se  montra  moins  amical. 
Louise  grandissait;  M""*  Eléonore  tomba  malade 
dangereusement;  et  la  liaison  se  dénoua,  au  grand 
plaisir  de  M"*"  Moreau,  qui  redoutait  pour  l'éta- 
blissement de  son  fils  la  fréquentation  de  pareilles 
gens. 

Elle  rêvait  de  lui  acheter  le  greffe  du  tribunal  ; 
Frédéric  ne  repoussait  pas  trop  cette  idée.  Main- 
tenant, il  l'accompagnait  à  la  messe,  il  faisait  le 
soir  sa  partie  d'impériale,  il   s'accoutumait  à  la 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  139 

province,  s  j  enfonçait;  et  même  son  amour  avait 
pris  comme  une  douceur  funèbre,  un  charme 
assoupissant.  A  force  d'avoir  versé  sa  douleur 
dans  ses  lettres,  de  lavoir  mêlée  à  ses  lectures, 
promenée  dans  la  campagne  et  partout  épandue, 
il  l'avait  presque  tarie,  si  bien  que  M"°  Arnoux 
était  pour  lui  comme  une  morte  dont  il  s'étonnait 
de  ne  pas  connaître  le  tombeau,  tant  cette  affection 
était  devenue  tranquille  et  résignée. 

Un  jour,  le  12  décembre  1845  '  ^^^^  neuf  heures 
du  matin,  la  cuisinière  monta  une  lettre  dans  sa 
chambre.  L'adresse,  en  gros  caractères,  était  d'une 
écriture  inconnue;  et  Frédéric,  sommeillant,  ne 
se  pressa  pas  de  la  décacheter.  Enfin  il  lut  : 

«Justice  de  paix  du  Havre,  m'  arrondissement. 

«  Monsieur, 

«M.  Moreau,  votre  oncle,  étant  mort  ab  in- 
testat. . .  » 

II  héritait  ! 

Comme  si  un  incendie  eût  éclaté  derrière  le 
mur,  il  sauta  hors  de  son  lit,  pieds  nus,  en  che- 
mise; il  se  passa  la  main  sur  le  visage,  doutant 
de  ses  yeux,  croyant  qu'il  rêvait  encore,  et,  pour 
se  raffermir  dans  la  réalité,  il  ouvrit  la  fenêtre 
toute  grande. 

II  était  tombé  de  la  neige;  les  toits  étaient 
blancs;  et  même  il  reconnut  dans  la  cour  un 
baquet  à  lessive,  qui  l'avait  fait  trébucher  la  veille 
au  soir. 

II  relut  la  lettre  trois  fois  de  suite  ;  rien  de  plus 
[vrai  !  toute  la  fortune  de  l'oncle  I  Vingt-sept  mille 
ilivres  de  rente  !  et  une  joie  frénétique  le  boule- 


1 4o  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

versa,  à  l'idée  de  revoir  M"'  Arnoux.  Avec  la 
netteté  d'une  hallucination,  il  s'aperçut  auprès 
d'elle,  chez  elle,  lui  apportant  quelque  cadeau 
dans  du  papier  de  soie,  tandis  qu'à  la  porte  sta- 
tionnerait son  tilbury,  non,  un  coupé  plutôt!  un 
coupé  noir,  avec  un  domestique  en  livrée  brune  ; 
il  entendait  piafFer  son  cheval  et  le  bruit  de  la 
gourmette  se  confondant  avec  le  murmure  de 
leurs  baisers.  Cela  se  renouvellerait  tous  les  jours, 
indéfiniment.  II  les  recevrait  chez  lui,  dans  sa 
maison;  la  salle  à  manger  serait  en  cuir  rouge, 
le  boudoir  en  soie  jaune,  des  divans  partout!  et 
quelles  étagères!  quels  vases  de  Chine!  quels 
tapis!  Ces  images  arrivaient  si  tumultueusement, 
qu'il  sentait  la  tête  lui  tourner.  Alors,  il  se  rappela 
sa  mère;  et  il  descendit,  tenant  toujours  la  lettre 
à  sa  main. 

M""'  Moreau  tâcha  de  contenir  son  émotion  et 
eut  une  défaillance.  Frédéric  la  prit  dans  ses  bras 
et  la  baisa  au  front. 

—  Bonne  mère,  tu  peux  racheter  ta  voiture 
maintenant;  ris  donc,  ne  pleure  plus,  sois  heu- 
reuse ! 

Dix  minutes  après,  la  nouvelle  circulait  jus- 
qu'aux faubourgs.  Alors,  M''  Benoist,  M.  Gam- 
blin,  M.  Chambion,  tous  les  amis,  accoururent. 
Frédéric  s'échappa  une  minute  pour  écrire  à 
Deslauriers.  D'autres  visites  survinrent.  L'après- 
midi  se  passa  en  félicitations.  On  en  oubliait 
la  femme  Roque,  qui  était  cependant  «très 
bas». 

Le  soir,  quand  ils  furent  seuls,  tous  les  deux, 
M"°  Moreau  dit  à  son  fils  qu'elle  lui  conseillait 
de  s'établir  à  Troyes,  avocat.  Etant  plus  connu 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  l4l 

d^ns  son  pays  que  dans  un  autre,  il  pourrait  plus 
facilement  y  trouver  des  partis  avantageux. 

—  Ah  !  c'est  trop  fort  !  s'écria^  Frédéric. 

A  peine  avait-il  son  bonheur  entre  les  mains 
qu'on  voulait  le  lui  prendre.  II  signifia  sa  réso- 
lution formelle  d'habiter  Paris. 

—  Pour  quoi  y  faire? 

—  Rien! 

M""*  Moreau,  surprise  de  ses  façons,  lui  de- 
manda ce  qu'il  voulait  devenir. 

—  Ministre  !  répliqua  Frédéric. 

Et  il  affirma  qu'il  ne  plaisantait  nullement, 
qu'il  prétendait  se  lancer  dans  la  diplomatie,  que 
ses  études  et  ses  instincts  l'y  poussaient.  II  entre- 
rait d'abord  au  Conseil  d'Etat,  avec  la  protection 
de  M.  Dambreuse. 

—  Tu  le  connais  donc? 

—  Mais  oui  !  par  M.  Roque  ! 

—  Cela  est  singulier,  dit  M"^  Moreau. 

II  avait  réveillé  dans  son  cœur  ses  vieux  rêves 
d'ambition.  Elle  s'y  abandonna  intérieurement, 
et  ne  reparla  plus  des  autres. 

S'il  eût  écouté  son  impatience,  Frédéric  fut 
parti  à  l'instant  même.  Le  lendemain,  toutes  les 
places  dans  les  diligences  étaient  retenues;  il  se 
rongeu  jusqu'au  lendemain,  à  sept  heures  du 
soir. 

Ils  s'asseyaient  pour  dîner,  quand  tintèrent  à 
l'église  trois  longs  coups  de  cloche  ;  et  la  domes- 
tique, entrant,  annonça  que  M""'  Éléonore  venait 
de  mourir. 

Cette  mort,  après  tout,  n'était  un  malheur 
pour  personne,  pas  même  pour  son  enfant.  La 
jeune  fille  ne  s'en  trouverait  que  mieux,  plus  tard. 


14^  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

Comme  les  deux  maisons  se  touchaient,  gn 
entendait  un  grand  va-et-vient,  un  bruit  de  pa- 
roles; et  ridée  de  ce  cadavre  près  d'eux  jetait 
quelque  chose  de  funèbre  sur  leur  séparation. 
M"*  Moreau,  deux  ou  trois  fois,  s'essuya  les  yeux. 
Frédéric  avait  le  cœur  serré. 

Le  repas  fini,  Catherine  l'arrêta  entre  deux 
portes.  Mademoiselle  voulait,  absolument,  le 
voir.  Elle  l'attendait  dans  le  jardin.  II  sortit, 
enjamba  la  haie,  et,  tout  en  se  cognant  aux 
arbres  quelque  peu,  se  dirigea  vers  la  maison  de 
M.  Roque.  Des  lumières  brillaient  à  une  fenêtre 
au  second  étage  ;  puis  une  forme  apparut  dans  les 
ténèbres,  et  une  voix  chuchota  : 

—  C'est  moi. 

Elle  lui  sembla  plus  grande  qu'à  l'ordinaire,  à 
cause  de  sa  robe  noire,  sans  doute.  Ne  sachant 
par  quelle  phrase  l'aborder,  il  se  contenta  de  lui 
prendre  les  mains,  en  soupirant  : 

— -  Ah  !  ma  pauvre  Louise  !  ' 

Elle  ne  répondit  pas.  Elle  le  regarda  pro- 
fondément, pendant  longtemps.  Frédéric  avait 
peur  de  manquer  la  voiture;  il  croyait  en- 
tendre un  roulement  tout  au  loin,  et,  pour  en 
finir  : 

—  Catherine  m'a  prévenu  que  tu  avai^  quel- 
que chose . . . 

—  Oui,  c'est  vrai  !  je  voulais  vous  dire . . . 

Ce  vous  l'étonna;  et,  comme  elle  se  taisait  en- 
core : 

—  Eh  bien,  quoi? 

—  Je  ne  sais  plus.  J'ai  oublié  !  Est-ce  vrai  que 
vous  partez  ? 

—  Oui,  tout  à  l'heure. 


L'JÉDUCATION  SENTIMENTALE.  l43 

Elle  répéta  : 

—  Ah!  tout  à  l'heure?...  tout  à  fait?...  nous 
ne  nous  reverrons  plus?  • 

Des  sanglots  l'étoufFaient. 

—  Adieu  !  adieu  !  embrasse-moi  donc  ! 

Et  elle  le  serra  dans   ses  bras  avec  emporte- 
ment. 


DEUXIÈME  PARTIE. 


QUAND  il  fut  à  sa  place,  dans  le  coupé,  au 
fond,  et  que  la  diligence  s'ébranla,  em- 
portée par  les  cinq  chevaux  détalant  à  la 
fois,  il  sentit  une  ivresse  le  submerger. 
Comme  un  architecte  qui  fait  le  plan  d'un  palais, 
il  arrangea,  d'avance,  sa  vie.  Il  l'emplit  de  délica- 
tesses et  de  splendeurs;  elle  montait  jusqu'au  ciel; 
une  prodigalité  de  choses  y  apparaissait;  et  cette 

Iontemplation  était  si  profonde,  que  les  objets 
xtérieurs  avaient  disparu. 
'  Au  bas  de  la  côte  de  Sourdun,  il  s'aperçut  de 
endroit  oii  l'on  était.  On  n'avait  fait  que  cinq 
Icilomètres,  tout  au  plus!  II  fut  indigné.  Il  abattit 
l^pe  vasistas  pour  voir  la  route.  II  demanda  plu- 
sieurs fois  au  conducteur  dans  combien  de  temps, 
au  juste,  on  arriverait.  Il  se  calma  cependant,  et  il 
restait  dans  son  coin,  les  yeux  ouverts. 


l4^  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

La  lanterne,  suspendue  au  siège  du  postillon, 
éclairait  les  croupes  des  limoniers.  II  n'apercevait 
au  delà  que  les  crinières  des  autres  chevaux  qui 
ondulaient  comme  des  vagues  blanches;  leurs 
haleines  formaient  un  brouillard  de  chaque  côté 
de  l'attelage;  les  chaînettes  de  fer  sonnaient,  les 
glaces  tremblaient  dans  leurs  châssis  ;  et  la  lourde 
voiture,  d'un  train  égal,  roulait  sur  le  pavé.  Çà  et 
là,  on  distinguait  le  mur  d'une  grange,  ou  bien  une 
auberge,  toute  seule.  Parfois  en  passant  dans  les 
villages,  le  four  d'un  boulanger  projetait  des 
lueurs  d'incendie,  et  la  silhouette  monstrueuse 
des  chevaux  courait  sur  l'autre  maison  en  face. 
Aux  relais,  quand  on  avait  dételé,  il  se  faisait  un 
grand  silence,  pendant  une  minute.  Quelqu'un 
piétinait  en  haut,  sous  la  bâche,  tandis  qu'au  seuil 
d'une  porte,  une  femme,  debout,  abritait  sa  chan- 
delle avec  sa  main.  Puis,  le  conducteur  sautant  sur 
le  marchepied ,  la  diligence  repartait. 

A  Mormans,  on  entendit  sonner  une  heure  et 
un  quart. 

«C'est  donc  aujourd'hui,  pensa-t-il,  aujour- 
d'hui même,  tantôt!» 

Mais,  peu  à  peu,  ses  espérances  et  ses  souve- 
nirs, Nogent,  la  rue  de  Choiseul,  M""'  Arnoux, 
sa  mère,  tout  se  confondait. 

Un  bruit  sourd  de  planches  le  réveilla,  on  tra- 
versait le  pont  de  Charenton,  c'était  Paris.  Alors, 
ses  deux  compagnons,  ôtant  l'un  sa  casquette, 
l'autre  son  foulard,  se  couvrirent  de  leur  chapeau 
et  causèrent.  Le  premier,  un  gros  homme  rouge, 
en  redingote  de  velours,  était  un  négociant;  le 
second  venait  dans  la  capitale  pour  consulter 
un  médecin;  et,  craignant  de  l'avoir  incommodé 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  l  ij 

pendant  la  nuit,  Frédéric  lui  fit  spontanément 
des  excuses,  tant  il  avait  lame  attendrie  par  le 
bonheur. 

Le  quai  de  la  Gare  se  trouvant  inondé,  sans 
doute,  on  continua  tout  droit,  et  la  campagne 
recommença.  Au  loin,  de  hautes  cheminées 
d'usines  fumaient.  Puis  on  tourna  dans  Ivry.  On 
monta  une  rue;  tout  à  coup  il  aperçut  le  dôme 
du  Panthéon. 

La  plaine,  bouleversée,  semblait  de  vagues 
ruines.  L'enceinte  des  fortifications  y  faisait  un 
renflement  horizontal;  et,  sur  les  trottoirs  en 
terre  qui  bordaient  la  route,  de  petits  arbres 
sans  branches  étaient  défendus  par  des  lattes 
hérissées  de  clous.  Des  étabhssements  de  pro- 
duits chimiques  alternaient  avec  des  chantiers  de 
marchands  de  bois.  De  hautes  portes,  comme  il 
y  en  a  dans  les  fermes,  laissaient  voir,  par  leurs 
battants  entrouverts,  l'intérieur  d'ignobles  cours 
pleines  d'immondices,  avec  des  flaques  d'eau  sale 
au  miheu.  De  longs  cabarets,  couleur  sang  de 
bœuf,  portaient  à  leur  premier  étage,  entre  les 
fenêtres,  deux  queues  de  billard  en  sautoir  dans 
une  couronne  de  fleurs  peintes;  çà  et  là,  une  bi- 
coque de  plâtre  à  moitié  construite  était  aban- 
donnée. Puis,  la  double  ligne  de  maisons  ne  dis- 
continua plus;  et,  sur  la  nudité  de  leurs  façades, 
se  détachait,  de  loin  en  loin,  un  gigantesque  ci- 
gare de  fer- blanc,  pour  indiquer  un  débit  de 
tabac.  Des  enseignes  de  sage -femme  représen- 
taient une  matrone  en  bonnet,  dodelinant  un 
poupon  dans  une  courte-pointe  garnie  de  den- 
telles. Des  affiches  couvraient  l'angle  des  murs, 
et,  aux  trois  quarts  déchirées,  tremblaient  au  vent 


l48  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

comme  des  guenilles.  Des  ouvriers  en  blouse 
passaient,  et  des  haquets  de  brasseurs,  des  four- 
gons de  blanchisseuses,  des  carrioles  de  bou- 
chers; une  pluie  fine  tombait,  il  faisait  froid,  le 
ciel  était  pâle,  mais  deux  yeux  qui  valaient  pour 
lui  le  soleil  respleodissaient  derrière  la  brume. 

On  s'arrêta  longtemps  à  la  barrière,  car  des  co- 
quetiers, des  rouhers  et  un  troupeau  de  moutons 
y  faisaient  de  l'encombrement.  Le  factionnaire,  la 
capote  rabattue,  allait  et  venait  devant  sa  guérite 
pour  se  réchauffer.  Le  commis  de  l'octroi  grimpa 
sur  l'impériale,  et  une  fanfare  de  cornet  à  piston 
éclata.  On  descendit  le  boulevard  au  grand  trot, 
les  palonniers  battants,  les  traits  flottants.  La 
mèche  du  long  fouet  claquait  dans  l'air  humide. 
Le  conducteur  lançait  son  cri  sonore  :  «Allume! 
allume!  ohé!»,  et  les  balayeurs  se  rangeaient,  les 
piétons  sautaient  en  arrière,  la  boue  jaillissait 
contre  les  vasistas,  on  croisait  des  tombereaux, 
des  cabriolets,  des  omnibus.  Enfin  la  grille  du 
Jardin  des  Plantes  se  déploya. 

La  Seine,  jaunâtre,  touchait  presque  au  tabher 
des  ponts.  Une  fraîcheur  s'en  exhalait.  Frédéric 
l'aspira  de  toutes  ses  forces,  savourant  ce  bon  air 
de  Paris  qui  semble  contenir  des  effluves  amou- 
reux et  des  émanations  intellectuelles;  il  eut  un 
attendrissement  en  apercevant  le  premier  fiacre. 
Et  il  aimait  jusqu'au  seuil  des  marchands  de 
vin  garni  de  paille,  jusqu'aux  décrotteurs  avec 
leurs  boîtes,  jusqu'aux  garçons  épiciers  secouant 
leur  brûloir  à  café.  Des  femmes  trottinaient  sous 
des  parapluies;  il  se  penchait  pour  distinguer 
leur  figure,  un  hasard  pouvait  avoir  fait  sortir 
M"'  Arnoux. 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  l49 

Les  boutiques  défilaient,  la  foule  augmentait, 
le  bruit  devenait  plus  fort.  Après  le  quai  Saint- 
Bernard,  le  quai  de  la  Tournelle  et  le  quai  Mon- 
tebello,  on  prit  le  quai  Napoléon;  il  voulut  voir 
ses  fenêtres,  elles  étaient  loin.  Puis  on  repassa  la 
Seine  sur  le  Pont-Neuf,  on  descendit  jusqu'au 
Louvre;  et,  parles  rues  Saint-Honoré,  Croix-des- 
Petits- Champs  et  du  Bouloi,  on  atteignit  la  rue 
Coq-Héron,  et  l'on  entra  dans  la  cour  de  l'hôtel. 

Pour  faire  durer  son  plaisir,  Frédéric  s'habilla 
le  plus  lentement  possible,  et  même  il  se  rendit  à 
pied  au  boulevard  Montmartre  ;  il  souriait  à  l'idée 
de  revoir,  tout  à  l'heure,  sur  la  plaque  de  marbre, 
le  nom  chéri;  il  leva  les  jeux.  Plus  de  vitrines, 
plus  de  tableaux,  rien! 

11  courut  à  la  rue  de  Choiseul.  M.  et  M*""  Ar- 
noux  n'y  habitaient  pas,  et  une  voisine  gardait  la 
loge  du  portier;  Frédéric  l'attendit;  enfin,  il  pa- 
rut, ce  n'était  plus  le  même.  11  ne  savait  point 
leur  adresse. 

Frédéric  entra  dans  un  café,  et,  tout  en  déjeu- 
nant, consulta  l'Almanach  du  Commerce.  11  y 
avait  trois  cents  Arnoux,  mais  pas  de  Jacques 
Arnoux!  Oii  donc  logeaient- ils?  Pellerin  devait 
le  savoir. 

11  se  transporta  tout  en  haut  du  faubourg  Pois- 
sonnière, à  son  atelier.  La  porte  n'ayant  ni  son- 
nette ni  marteau,  il  donna  de  grands  coups  de 
poing,  et  il  appela,  cria.  Le  vide  seul  lui  ré- 
pondit. 

Il  songea  ensuite  à  Hussonnet.  Mais  oii  décou- 
vrir un  pareil  homme?  Une  fois,  il  l'avait  accom- 
pagné jusqu'à  la  maison  de  sa  maîtresse,  rue  de 
Fleurus.  Parvenu   dans  la  rue  de  Fleurus,  Fré- 


I 


150  L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 

déric  s'aperçut  qu'il  ignorait  le  nom  de  la  demoi- 
selle. 

II  eut  recours  à  la  Préfecture  de  police.  II  erra 
d'escalier  en  escalier,  de  bureau  en  bureau.  Celui 
des  renseignements  se  fermait.  On  lui  dit  de  re- 
passer le  lendemain. 

Puis  il  entra  chez  tous  les  marchands  de  ta- 
bleaux qu'il  put  découvrir,  pour  savoir  si  l'on  ne 
connaissait  point  Arnoux.  M.  Arnoux  ne  faisait 
plus  le  commerce. 

Enfin ,  découragé,  harassé,  malade,  il  s'en  revint 
à  son  hotel  et  se  coucha.  Au  moment  où  il  s'allon- 
geait entre  ses  draps,  une  idée  le  fit  bondir  de  joie  : 

«  Regimbart  !  quel  imbécile  je  suis  de  n'y  avoir 
pas  songé!» 

Le  lendemain,  dès  sept  heures,  il  arriva  rue 
Notre -Dame -des -Victoires,  devant  la  boutique 
d'un  rogomiste,  où  Regimbart  avait  coutume  de 
prendre  le  vin  blanc.  Elle  n'était  pas  encore  ou- 
verte; il  fit  un  tour  de  promenade  aux  environs, 
et,  au  bout  d'une  demi -heure,  s'y  présenta  de 
nouveau.  Regimbart  en  sortait.  Frédéric  s'élança 
dans  la  rue.  II  crut  même  apercevoir  au  loin  son 
chapeau;  un  corbillard  et  des  voitures  de  deuil 
s'interposèrent.  L'embarras  passé,  la  vision  avait 
disparu. 

Heureusement,  il  se  rappela  que  le  Citoyen 
déjeunait  tous  les  jours  à  onze  heures  précises 
chez  un  petit  restaurateur  de  la  place  Gaillon.  II 
s'agissait  de  patienter;  et,  après  une  interminable 
flânerie  de  la  Bourse  à  la  Madeleine,  et  de  la  Ma- 
deleine au  Gymnase,  Frédéric,  à  onze  heures  pré- 
cises ,  entra  d.ans  le  restaurant  de  la  place  Gaillon , 
s6r  d'y  trouver  son  Regimbart. 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  I  5  I 

—  Connais  pas!  dit  le  gargotier  d'un  ton 
rogue. 

Frédéric  insistait;  il  reprit  : 

—  Je  ne  le  connais  plus,  monsieur!  avec  un 
haussement  de  sourcils  majestueux  et  des  oscilla- 
tions de  la  tête,  qui  décelaient  un  mystère. 

Mais,  dans  leur  dernière  entrevue,  le  Citoyen 
avait  parlé  de  l'estaminet  Alexandre.  Frédéric 
avala  une  brioche,  et,  sautant  dans  un  cabriolet, 
s'enquit  près  du  cocher  s'il  n'y  avait  point  quelque 
part,  sur  les  hauteurs  de  Sainte -Geneviève,  un 
certain  café  Alexandre.  Le  cocher  le  conduisit 
rue  des  Francs-Bourgeois-Saint-Michel,  dans  un 
établissement  de  ce  nom-là,  et  à  sa  question  : 
«M.  Regimbart,  s'il  vous  plak?»  le  cafetier  lui 
répondit,  avec  un  sourire  extra-gracieux  : 

—  Nous  ne  l'avons  pas  encore  vu,  monsieur, 
tandis  qu'il  jetait  à  son  épouse,  assise  dans  le 
comptoir,  un  regard  d'intelhgence. 

Et  aussitôt  se  tournant  vers  l'horloge  : 

—  Mais  nous  l'aurons,  j'espère,  ci  ici  à  dix  mi- 
nutes, un  quart  d'heure  tout  au  plus.  —  Célestin, 
vite  les  feuilles  !  —  Qu'est-ce  que  monsieur  désire 
prendre  ? 

Quoique  n'ayant  besoin  de  rien  prendre,  Fré- 
déric avala  un  verre  de  rhum,  puis  un  verre  de 
kirsch,  puis  un  verre  de  curaçao,  puis  différents 
grogs,  tant  froids  que  chauds.  II  lut  tout  le  Siècle* 
du  jour,  et  le  relut;  il  examina,  jusque  dans  les 

Îrrains  du  papier,  la  caricature  du  Charivari*;  à 
a  fin,  il  savait  par  cœur  les  annonces.  De  temps 
à  autre,  des  bottes  résonnaient  sur  le  trottoir, 
c'était  lui!  et  la  forme  de  quelqu'un  se  profilait 
sur  les  carreaux  ;  mais  cela  passait  toujours  ! 


1  5  2  L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 

Afin  de  se  désennuyer,  Frédéric  changeait  de 
place  ;  il  alla  se  mettre  dans  le  fond ,  puis  à  droite , 
ensuite  à  gauche  ;  et  il  restait  au  miheu  de  la  ban- 
quette, les  deux  bras  étendus.  Mais  un  chat,  fou- 
lant délicatement  le  velours  du  dossier,  lui  faisait 
des  peurs  en  bondissant  tout  à  coup,  pour  lécher 
les  taches  de  sirop  sur  le  plateau  ;  et  l'enfant  de 
la  maison,  un  intolérable  mioche  de  quatre  ans, 
jouait  avec  une  crécelle  sur  les  marches  du  comp- 
toir. Sa  maman,  petite  femme  pâlotte,  à  dents  gâ- 
tées, souriait  d'un  air  stupide.  Que  pouvait  donc 
faire  Regimbart?  Frédéric  l'attendait,  perdu  dans 
une  détresse  ilhmitée. 

La  pluie  sonnait  comme  grêle  sur  la  capote  du 
cabriolet.  Par  l'écartement  des  rideaux  de  mousse- 
hne,  il  apercevait  dans  la  rue  le  pauvre  cheval, 
plus  immobile  qu'un  cheval  de  bois.  Le  ruisseau, 
devenu  énorme,  coulait  entre  deux  rayons  des 
roues,  et  le  cocher,  s'abritant  de  la  couverture, 
sommeillait  ;  mais  craignant  que  son  bourgeois  ne 
s*esquivât,  de  temps  à  autre  il  entr'ouvrait  la  porte, 
tout  ruisselant  comme  un  fleuve  ;  et  si  les  regards 
pouvaient  user  les  choses,  Frédéric  aurait  dissous 
l'horloge  à  force  d'attacher  dessus  les  yeux.  Elle 
marchait,  cependant.  Le  sieur  Alexandre  se  pro- 
menait de  long  en  large,  en  répétant  :  «  II  va  venir, 
allez!  il  va  venir!»,  et,  pour  le  distraire,  lui  tenait 
des  discours,  parlait  politique.  II  poussa  même  la 
complaisance  jusqu'à  lui  proposer  une  partie  de 
dominos. 

Enfin,  à  quatre  heures  et  demie,  Frédéric,  qui 
était  là  depuis  midi,  se  leva  d'un  bond,  déclarant 
qu'il  n'attendait  plus. 

—  Je  n'y  comprends  rien  moi-même,  répondit 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  I  J  3 

le  cafetier  d'un  air  candide,  c'est  la  première  fois 
que  manque  M.  Ledoux ! 

—  Comment,  M.  Ledoux? 

—  Mais  oui,  monsieur! 

—  J'ai  dit  Regimbart!  s'écria  Frédéric  exas- 
péré. 

—  Ah!  mille  excuses!  vous  faites  erreur!  — 
N'est-ce  pas,  madame  Alexandre,  monsieur  a  dit  : 
M.  Ledoux? 

Et  interpellant  le  garçon  : 

—  Vous  l'avez  entendu,  vous-même,  comme 
moi? 

Pour  se  venger  de  son  maître,  sans  doute,  le 
garçon  se  contenta  de  sourire. 

Frédéric  se  fît  ramener  vers  les  boulevards,  in- 
digné du  temps  perdu,  furieux  contre  le  Citoyen, 
implorant  sa  présence  comme  celle  d'un  dieu,  et 
bien  résolu  à  l'extraire  du  fond  des  caves  les  plus 
lointaines.  Sa  voiture  l'agaçait,  il  la  renvoya;  ses 
idées  se  brouillaient;  puis  tous  les  noms  des  cafés 
qu'il  avait  entendu  prononcer  par  cet  imbécile 
jaillirent  de  sa  mémoire,  à  la  fois,  comme  les 
mille  pièces  d'un  feu  d'artifice  :  café  Gascard, 
café  Grimbert,  café  Halbout,  estaminet  Bordelais, 
Havanais,  Havrais,  Bœuf-à-Ia-Mode,  brasserie  Alle- 
mande, Mère  Morel;  et  il  se  transporta  dans  tous 
successivement.  Mais,  dans  l'un,  Regimbart  ve- 
nait de  sortir;  dans  un  autre,  il  viendrait  peut-être; 
dans  un  troisième,  on  ne  l'avait  pas  vu  depuis 
six  mois;  ailleurs,  il  avait  commandé,  hier,  un 
gigot  pour  samedi.  Enfin,  chez  Vautier,  limona- 
dier, Frédéric,  ouvrant  la  porte,  se  heurta  contre 
le  garçon. 

—  Connaissez- vous  M.  Regimbart? 


I  5  4  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

—  Comment,  monsieur,  si  je  le  connais?  Cest 
moi  qui  ai  l'honneur  de  le  servir.  II  est  en  haut; 
il  achève  de  dîner! 

Et,  la  serviette  sous  le  bras,  le  maître  de  réta- 
blissement, lui-même,  l'aborda  : 

—  Vous  demandez  M.  Regimbart,  monsieur? 
il  était  ici  à  l'instant. 

Frédéric  poussa  un  juron,  mais  le  limonadier 
affirma  qu'il  le  trouverait  chez  Bouttevilain,  in- 
failliblement. 

—  Je  vous  en  donne  ma  parole  d'honneur  !  il 
est  parti  un  peu  plus  tôt  que  de  coutume,  car  il  a 
un  rendez-vous  d'affaires  avec  des  messieurs.  Mais 
vous  le  trouverez,  je  vous  le  répète,  chez  Boutte- 
vilain, rue  Saint- Martin,  92,  deuxième  perron, 
à  gauche,  au  fond  de  la  cour,  entresol,  porte  à 
droite  ! 

Enfin,  il  l'aperçut  à  travers  la  fumée  des  pipes, 
seul,  au  fond  de  l'arrière -buvette  après  le  billard, 
une  chope  devant  lui,  le  menton  baissé  et  dans 
une  attitude  méditative. 

—  Ah!  il  y  a  longtemps  que  je  vous  cher- 
chais, vous! 

Sans  s'émouvoir,  Regimbart  lui  tendit  deux 
doigts  seulement,  et  comme  s'il  l'avait  vu  la  veille, 
il  débita  plusieurs  phrases  insignifiantes  sur  l'ou- 
verture de  la  session. 

Frédéric  l'interrompit,  en  lui  disant,  de  l'air  le 
plus  naturel  qu'il  put  : 

— -  Arnoux  va  bien? 

La  'réponse  fut  longue  à  venir,  Regimbart  se 
gargarisait  avec  son  liquide. 

—  Oui,  pas  mal! 

—  Où  demeure-t-il  donc,  maintenant? 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  I  5  5 

—  Mais...  rue  Paradis -Poissonnière,  répondit 
le  Citoyen  étonné. 

—  Quel  numéro? 

—  Trente -sept,  parbleu,  vous  êtes  drôle! 
Frédéric  se  leva  : 

—  Comment,  vous  partez? 

—  Oui,  oui,  j'ai  une  course,  une  affaire  que 
j'oubliais!  Adieu! 

Frédéric  alla  de  Testaminet  chez  Arnoux, 
comme  soulevé  par  un  vent  tiède  et  avec  lai- 
sance  extraordinaire  que  Ton  éprouve  dans  les 
songes. 

II  se  trouva  bientôt  à  un  second  étage,  devant 
une  porte  dont  la  sonnette  retentissait;  une  ser- 
vante parut  ;  une  seconde  porte  s'ouvrit  ;  M""  Ar- 
noux était  assise  près  du  feu.  Arnoux  fît  un  bond 
et  l'embrassa.  Elle  avait  sur  ses  genoux  un  petit 
garçon  de  trois  ans,  à  peu  près;  sa  fille,  grande 
comme  elle  maintenant,  se  tenait  debout,  de 
l'autre  côté  de  la  cheminée. 

—  Permettez-moi  de  vous  présenter  ce  mon- 
sieur-là, dit  Arnoux,  en  prenant  son  fils  par  les 
aisselles. 

Et  il  s'amusa  quelques  minutes  à  le  faire  sauter 
en  l'air,  très  haut,  pour  le  recevoir  au  bout  de  ses 
bras. 

—  Tu  vas  le  tuer  !  ah  !  mon  Dieu  I  finis  donc  ! 
s'écriait  M"*"  Arnoux. 

Mais  Arnoux ,  jurant  qu'il  n'y  avait  pas  de  dan- 
ger, continuait,  et  même  zézayait  des  caresses  en 
patois  marseillais,  son  langage  natal. 

—  Ah!  brave  pichoûn,  mon  poulit  rossigno- 
let!! 

Puis  il  demanda  à  Frédéric  pourquoi  il  avait  été 


I  5  6  L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 

si  longtemps  sans  leur  écrire ,  ce  qu'il  avait  pu  faire 
là -bas,  ce  qui  le  ramenait. 

—  Moi,  à  présent,  cher  ami,  je  suis  marchand 
de  faïences.  Mais  causons  de  vous  I 

Frédéric  allégua  un  long  procès,  la  santé  de 
sa  mère;  il  insista  beaucoup  là-dessus,  afin  de  se 
rendre  intéressant.  Bref,  il  se  fixait  à  Paris,  défini- 
tivement cette  fois;  et  il  ne  dit  rien  de  l'héritage, 
dans  la  peur  de  nuire  à  son  passé. 

Les  rideaux,  comme  les  meubles,  étaient  en 
damas  de  laine  marron;  deux  oreillers  se  tou- 
chaient contre  le  traversin;  une  bouillotte  chauf- 
fait dans  les  charbons  ;  et  l'abat- jour  de  la  lampe 
posée  au  bord  de  la  commode  assombrissait  l'ap- 
partement. M"""  Arnoux  avait  une  robe  de  chambre 
en  mérinos  gros  bleu.  Le  regard  tourné  vers  les 
cendres  et  une  main  sur  l'épaule  du  petit  garçon, 
elle  défaisait,  de  l'autre,  le  lacet  de  la  brassière; 
le  mioche  en  chemise  pleurait  tout  en  se  grattant 
la  tête,  comme  M.  Alexandre  fils. 

Frédéric  s'était  attendu  à  des  spasmes  de  joie  ; 
mais  les  passions  s'étiolent  quand  on  les  dépayse, 
et,  ne  retrouvant  plus  M""  Arnoux  dans  le  mifieu 
oii  il  l'avait  connue ,  elle  lui  semblait  avoir  perdu 
quelque  chose,  porter  confusément  comme  une 
dégradation,  enfin  n'être  pas  la  même.  Le  calme 
de  son  cœur  le  stupéfiait.  II  s'informa  des  anciens 
amis,  de  Pellerin,  entre  autres. 

—  Je  ne  le  vois  pas  souvent,  dit  Arnoux. 
Elle  ajouta  : 

-;—  Nous  ne  recevons  plus,  comme  autrefois! 

Etait-ce  pour  l'avertir  qu'on  ne  lui  ferait  aucune 
invitation?  Mais  Arnoux,  poursuivant  ses, cordia- 
lités, lui  reprocha  de  n'être  pas  venu  dîner  avec 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  157 

eux,  àTimproviste;  et  il  expliqua  pourquoi  il  avait 
changé  d'industrie. 

—  Que  voulez -vous  faire  dans  une  époque  de 
décadence  comme  la  nôtre?  La  grande  peinture 
est  passée  de  mode!  D'ailleurs,  on  peut  mettre 
de  l'art  partout.  Vous  savez,  moi,  j'aime  le  Beau! 
il  faudra,  un  de  ces  jours,  que  je  vous  mène  à  ma 
fabrique. 

Et  il  voulut  lui  montrer,  immédiatement,  quel- 
ques-uns de  ses  produits  dans  son  magasin,  à 
l'entresol. 

Les  plats,  les  soupières,  les  assiettes  et  les  cu- 
vettes encombraient  le  plancher.  Contre  les  murs 
étaient  dressés  de  larges  carreaux  de  pavage  pour 
salles  de  bain  et  cabinets  de  toilette,  avec  sujets 
mythologiques  dans  le  style  de  la  Renaissance, 
tandis  qu'au  miheu  une  double  étagère,  montant 
jusqu'au  plafond,  supportait  des  vases  à  contenir 
la  glace,  des  pots  à  fleurs,  des  candélabres,  de 
petites  jardinières  et  de  grandes  statuettes  poly- 
chromes figurant  un  nègre  ou  une  bergère  pom- 
padour.  Les  démonstrations  d'Arnoux  ennuyaient 
Frédéric,  qui  avait  froid  et  faim. 

11  courut  au  Café  Anglais,  y  soupa  splendide- 
ment, et,  tout  en  mangeant,  il  se  disait  : 

«J'étais  bien  bon  là-bas  avec  mes  douleurs!  A 
peine  si  elle  m'a  reconnu  !  quelle  bourgeoise  !  » 

Et,  dans  un  brusque  épanouissement  de  santé, 
il  se  fit  des  résolutions  d'égoïsme.  Il  se  sentait  le 
cœur  dur  comme  la  table  011  ses  coudes  posaient. 
Donc,  il  pouvait,  maintenant,  se  jeter  au  milieu 
du  monde,  sans  peur.  L'idée  des  Dambreuse  lui 
vint;  il  les  utiliserait;  puis  il  se  rappela  Deslau- 
riers. «Ah!  ma  foi,  tant  pis!»  Cependant,  il  lui 


I  5  8  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

envoya,  par  un  commissionnaire,  un  billet  lui 
donnant  rendez -vous  le  lendemain  au  Palais- 
Royal,  afin  de  déjeuner  ensemble. 

La  fortune  n'était  pas  si  douce  pour  celui-là. 

II  s'était  présenté  au  concours  d'agrégation  avec 
une  thèse  sur  le  droit  de  tester,  oii  il  soutenait  qu'on 
devait  le  restreindre  autant  que  possible;  et,  son 
adversaire  l'excitant  à  lui  faire  dire  des  sottises,  il 
en  avait  dit  beaucoup,  sans  que  les  examinateurs 
bronchassent.  Puis  le  hasard  avait  voulu  qu'il  tirât 
au  sort,  pour  sujet  de  leçon,  la  Prescription.  Alors, 
Deslauriers  s'était  livré  à  des  théories  déplorables  ; 
les  vieilles  contestations  devaient  se  produire 
comme  les  nouvelles;  pourquoi  le  propriétaire 
serai^-il  privé  de  son  bien  parce  qu'il  n'en  peut 
fournir  les  titres  qu'après  trente  et  un  ans  révolus  ? 
C'était  donner  la  sécurité  de  l'honnête  homme  à 
l'héritier  du  voleur  enrichi.  Toutes  les  injustices 
étaient  consacrées  par  une  extension  de  ce  droit, 
qui  était  la  tyrannie,  l'abus  de  la  force!  II  s'était 
même  écrié  : 

—  AboIissons-Ie;  et  les  Franks  ne  pèseront 
plus  sur  les  Gaulois,  les  Anglais  sur  les  Irlandais, 
les  Yankees  sur  les  Peaux- Rouges,  les  Turcs  sur 
les  Arabes,  les  blancs  sur  les  nègres,  la  Pologne. . . 

Le  Président  l'avait  interrompu  : 

—  Bien  !  bien  !  monsieur  !  nous  n'avons  que 
faire  de  vos  opinions  politiques,  vous  vous  repré- 
senterez plus  tard  ! 

Deslauriers  n'avait  pas  voulu  se  représenter. 
Mais  ce  malheureux  titre  XX  du  III'  livre  du 
Code  civil  était  devenu  pour  lui  une  montagne 
d'achoppement.  II  élaborait  un  grand  ouvrage  sur 
la  Prescription,  considérée  comme  base  du  droit  civil  et 


I 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  I  59 

du  droit  naturel  des  peuples;  et  il  était  perdu  dans 
Dunod,  Rogerius,  Balbus,  Merlin,  Vazeille,  Sa- 
vigny,  Troplong  et  autres  lectures  considérables. 
Afin  de  s  j  livrer  plus  à  l'aise,  il  s'était  démis  de 
sa  place  de  maitre-cIerc.  H  vivait  en  donnant  des  ré- 
pétitions, en  fabriquant  des  thèses  ;  et,  aux  séances 
de  la  Parlotte ,  il  effrayait  par  sa  virulence  le  parti 
conservateur,  tous  les  jeunes  doctrinaires  issus  de 
M.  Guizot,  si  bien  qu'il  avait,  dans  un  certain 
monde,  une  espèce  de  célébrité,  quelque  peu 
mêlée  de  défiance  pour  sa  personne. 

Il  arriva  au  rendez -vous,  portant  un  gros  pa- 
letot doublé  de  flanelle  rouge,  comme  celui  de 
Sénécal  autrefois. 

Le  respect  humain,  à  cause  du  public  qui  pas- 
sait, les  empêcha  de  s'étreindre  longuement,  et  ils 
allèrent  jusque  chez  Véfour,  bras  dessus  bras  des- 
sous, en  ricanant  de  plaisir,  avec  une  larme  au 
fond  des  yeux.  Puis,  dès  qu'ils  furent  seuls.  Des- 
lauriers s'écria  : 

—  Ah  !  saprelotte,  nous  allons  nous  la  repasser 
douce,  maintenant! 

Frédéric  n'aima  point  cette  manière  de  s'asso- 
cier, tout  de  suite,  à  sa  fortune.  Son  ami  témoi- 
gnait trop  de  joie  pour  eux  deux,  et  pas  assez 
pour  lui  seul. 

Ensuite,  Deslauriers  conta  son  échec,  et  peu 
à  peu  ses  travaux,  son  existence,  parlant  de  lui- 
même  stoïquement  et  des  autres  avec  aigreur. 
Tout  lui  déplaisait.  Pas  un  homme  en  place  qui 
ne  fût  un  crétin  ou  une  canaille.  Pour  un  verre 
mal  rincé,  il  s'emporta  contre  le  garçon,  et,  sur 
le  reproche  anodin  de  Frédéric  : 

—  Comme  si  j'allais  me  gêner  pour  de  pareils 


l6o  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

COCOS,  qui  VOUS  gagnent  jusqu'à  des  six  et  huit 
mille  francs  par  an,  qui  sont  électeurs,  éligibles 
peut-être!  Ah  non,  non! 
Puis,  d'un  air  enjoué  : 

—  Mais  j'oublie  que  je  parle  à  un  capitaliste, 
à  un  Mondor,  car  tu  es  un  Mondor,  mainte- 
nant! 

Et,  revenant  sur  l'héritage,  il  exprima  cette 
idée  :  que  les  successions  collatérales  (chose  in- 
juste en  soi,  bien  qu'il  se  réjouit  de  celle-là)  se- 
raient abolies,  un  de  ces  jours,  à  la  prochaine 
révolution. 

—  Tu  crois?  dit  Frédéric. 

—  Compte  dessus!  répondit- il.  Ça  ne  peut 
pas  durer  !  on  souffre  trop  !  Quand  je  vois  dans  la 
misère  des  gens  comme  Sénécal... 

«Toujours  le  Sénécal!»  pensa  Frédéric. 

—  Q-Uoi  de  neuf,  du  reste?  Es -tu  encore 
amoureux  de  M"*  Arnoux?  C'est  passé,  hein? 

Frédéric,  ne  sachant  que  répondre,  ferma  les 
yeux  en  baissant  la  tête. 

A  propos  d'Arnoux,  Deslauriers  lui  apprit  que 
son  journal  appartenait  maintenant  à  Hussonnet, 
lequel  l'avait  transformé.  Cela  s'appelait  aUArt, 
institut  httéraire,  société  par  actions  de  cent  francs 
chacune;  capital  social  :  quarante  mille  francs», 
avec  la  facilké  pour  chaque  actionnaire  de  pousser 
là  sa  copie  ;  car  «  la  société  a  pour  but  de  publier 
les  œuvres  des  débutants,  d'épargner  au  talent, 
au  génie  peut-être,  les  crises  douloureuses  qui 
abreuvent,  etc.,  tu  vois  la  blague!»  Il  y  avait 
cependant  quelque  chose  à  faire,  c'était  de  hausser 
le  ton  de  ladite  feuille,  puis  tout  à  coup,  gardant 
les  mêmes  rédacteurs  et  promettant  la  suite  du 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  l6l 

feuilleton,  de  servir  aux  abonnés  un  journal  poli- 
tique ;  les  avances  ne  seraient  pas  énormes. 

—  Qu'en  penses-tu ,  voyons  !  veux-tu  t'y  mettre  ? 
Frédéric  ne  repoussa  pas  la  proposition.  Mais 

il  fallait  attendre  le  règlement  de  ses  affaires. 

—  Alors,  si  tu  as  besoin  de  quelque  chose... 

—  Merci,  mon  petit!  dit  Deslauriers. 
Ensuite,  ils  fumèrent  des  puros,  accoudés  sur 

la  planche  de  velours,  au  bord  de  la  fenêtre.  Le 
soleil  brillait,  fair  était  doux,  des  troupes  d'oi- 
seaux voletant  s'abattaient  dans  le  jardin;  les  sta- 
tues de  bronze  et  de  marbre,  lavées  par  la  pluie, 
miroitaient  ;  des  bonnes  en  tablier  causaient  assises 
sur  des  chaises  ;  et  l'on  entendait  les  rires  des  en- 
fants, avec  le  murmure  continu  que  faisait  la  gerbe 
du  jet  d'eau. 

Frédéric  s'était  senti  troublé  par  l'amertume  de 
Deslauriers;  mais,  sous  l'influence  du  vin  qui 
circulait  dans  ses  veines,  à  moitié  endormi,  en- 
gourdi, et  recevant  la  lumière  en  plein  visage, 
il  n'éprouvait  plus  qu'un  immense  bien-être,  vo- 
luptueusement stupide,  comme  une  plante  saturée 
de  chaleur  et  d'humidité.  Deslauriers,  les  pau- 
pières entre-closes,  regardait  au  loin,  vaguement. 
Sa  poitrine  se  gonflait,  et  il  se  mit  à  dire  : 

—  Ah!  c'était  plus  beau,  quand  Camille  Des- 
moulins, debout  là-bas  sur  une  table,  poussait  le 
peuple  à  la  Bastille  !  On  vivait  dans  ce  temps-là, 
on  pouvait  s'affirmer,  prouver  sa  force  !  De  sim- 
ples avocats  commandaient  à  des  généraux,  des 
va- nu -pieds  battaient  les  rois,  tandis  qu'à  pré- 
sent*... 

Il  se  tut,  puis  tout  à  coup  : 

—  Bah  !  l'avenir  est  gros  ! 

II 


l62  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

Et,  tambourinant  la  charge  sur  les  vitres,  il 
déclama  ces  vers  de  Barthélémy  : 

Elle  reparaîtra,  la  terrible  Assemblée 

Dont,  après  quarante  ans,  votre  tête  est  troublée. 

Colosse  qui  sans  peur  marche  d'un  pas  puissant. 

—  Je  ne  sais  plus  le  reste!  Mais  il  est  tard,  si 
nous  partions? 

Et  il  continua,  dans  la  rue,  à  exposer  ses 
théories. 

Frédéric,  sans  l'écouter,  observait  à  la  devan- 
ture des  marchands  les  étoffes  et  les  meubles  con- 
venables pour  son  installation  ;  et  ce  fut  peut-être 
la  pensée  de  M""  Arnoux  qui  le  fît  s'arrêter  à 
l'étalage  d'un  brocanteur,  devant  trois  assiettes  de 
faïence.  Elles  étaient  décorées  d'arabesques  jaunes, 
à  reflets  métalliques,  et  valaient  cent  écus  la  pièce. 
II  les  fit  mettre  de  coté. 

—  Moi,  à  ta  place,  dit  Deslauriers,  je  m'achè- 
terais plutôt  de  l'argenterie,  décelant,  par  cet 
amour  du  cossu,  l'homme  de  mince  origine. 

Dès  qu'il  fut  seul,  Frédéric  se  rendit  chez  le 
célèbre  Pomadère ,  oii  il  se  commanda  trois  pan- 
talons, deux  habits,  une  pelisse  de  fourrure  et 
cinq  gilets  ;  puis  chez  un  bottier,  chez  un  chemi- 
sier, et  chez  un  chapelier,  ordonnant  partout 
qu'on  se  hâtât  le  plus  possible. 

Trois  jours  après,  le  soir,  à  son  retour  du  Havre, 
il  trouva  chez  lui  sa  garde- robe  complète;  et,  im- 
patient de  s'en  servir,  il  résolut  de  faire  à  l'instant 
même  une  visite  aux  Dambreuse.  Mais  il  était  trop 
tôt,  huit  heures  à  peine. 

«Si  j'allais  chez  les  autres?»  se  dit-il. 

Arnoux,  seul,  devant  sa  glace,  était  en  train  de 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  I  63 

se  raser.  H  lui  proposa  de  le  conduire  dans  un  en- 
droit 011  il  s'amuserait,  et,  au  nom  de  M.  Dam- 
breuse  : 

—  Ah  !  ça  se  trouve  bien  !  Vous  verrez  là  de 
ses  amis  ;  venez  donc  !  ce  sera  drôle  ! 

Frédéric  s'excusait,  M""  Arnoux  reconnut  sa 
voix  et  lui  souhaita  le  bonjour  à  travers  la  cloison, 
car  sa  fille  était  indisposée,  elle-même  souffrante; 
et  l'on  entendait  le  bruit  d'une  cuiller  contre  un 
verre,  et  tout  ce  frémissement  de  choses  délica- 
tement remuées  qui  se  fait  dans  la  chambre  d'un 
malade.  Puis  Arnoux  disparut  pour  dire  adieu  à 
sa  femme.  II  entassait  les  raisons  : 

—  Tu  sais  bien  que  c'est  sérieux  I  II  faut  que 
j'y  aille ,  J'y  ai  besoin ,  on  m'attend. 

—  Va,  va,  mon  ami.  Amuse -toi! 
Arnoux  héla  un  fiacre. 

—  Palais -Royal!  galerie  Montpensier,  7. 
Et,  se  laissant  tomber  sur  les  coussins  : 

—  Ah!  comme  je  suis  las,  mon  cher!  j'en  crè- 
verai. Du  reste,  je  peux  bien  vous  le  dire,  à  vous. 

II  se  pencha  vers  son  oreille,  mystérieusement: 

—  Je  cherche  à  retrouver  le  rouge  de  cuivre 
des  Chinois. 

Et  il  expliqua  ce  qu'étaient  la  couverte  et  le 
petit  feu. 

Arrivé  chez  Chevet,  on  lui  remit  une  grande 
corbeille,  qu'il  fit  porter  sur  le  fiacre.  Puis  il  choi- 
sit pour  «sa  pauvre  femme»  du  raisin,  des  ananas, 
différentes  curiosités  de  bouche  et  recommanda 

au'elles  fussent  envoyées  de  bonne  heure,  le  len- 
emain. 
Us  allèrent  ensuite  chez  un  costumier  :  c'était 
d'un  bal  qu'il  s'agissait.  Arnoux  prit  une  culotte 


l64  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

de  velours  bleu,  une  veste  pareille,  une  perruque 
rouge;  Frédéric  un  domino;  et  ils  descendirent 
rue  de  Laval,  devant  une  maison  illuminée  au 
second  étage  par  des  lanternes  de  couleur. 

Dès  le  bas  de  Tescalier,  on  entendait  le  bruit 
des  violons. 

—  Où  diable  me  menez-vous?  dit  Frédéric. 

—  Chez  une  bonne  fille  I  n'ayez  pas  peur  ! 
Un  groom  leur  ouvrit  la  porte,  et  ils  entrèrent 

dans  l'antichambre,  oii  des  paletots,  des  man- 
teaux et  des  châles  étaient  jetés  en  pile  sur  des 
chaises.  Une  jeune  femme,  en  costume  de  dragon 
Louis  XV,  le  traversait  en  ce  moment-là.  C'était 
M""  Rose-Annette  Bron,  la  maîtresse  du  heu. 

—  Eh  bien  ?  dit  Arnoux. 

—  C'est  fait!  répondit- elle. 

—  Ah!  merci,  mon  ange! 
Et  il  voulut  l'embrasser. 

—  Prends  donc  garde  !  imbécile  !  tu  vas  gâter 
mon  maquillage. 

Arnoux  présenta  Frédéric. 

—  Tapez  là  dedans,  monsieur,  soyez  le  bien- 
venu! 

Elle  écarta  une  portière  derrière  elle,  et  se  mit 
à  crier  emphatiquement  : 

—  Le  sieur  Arnoux,  marmiton,  et  un  prince 
de  ses  amis  ! 

Frédéric  fut  d'abord  ébloui  par  les  lumières; 
il  n'aperçut  que  de  la  soie,  du  velours,  des  épaules 
nues,  une  masse  de  couleurs  qui  se  balançait  aux 
sons  d'un  orchestre  caché  par  des  verdures,  entre 
des  murailles  tendues  de  soie  jaune,  avec  des  por- 
traits au  pastel,  çà  et  là,  et  des  torchères  de  cristal 
en  style  Louis  XVL  De  hautes  lampes,  dont  les 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  165 

globes  dépolis  ressemblaient  à  des  boules  de  neige , 
dominaient  des  corbeilles  de  fleurs,  posées  sur  des 
consoles,  dans  les  coins;  et,  en  face,  après  une 
seconde  pièce  plus  petite,  on  distinguait,  dans 
une  troisième,  un  lit  à  colonnes  torses,  ayant  une 
glace  de  Venise  à  son  chevet. 

Les  danses  s'arrêtèrent,  et  il  y  eut  des  applau- 
dissements, un  vacarme  de  joie,  à  la  vue  d'Ar- 
noux  s'avançant  avec  son  panier  sur  la  tête;  les 
victuailles  faisaient  bosse  au  milieu. 

—  Gare  au  lustre  ! 

Frédéric  leva  les  yeux  :  c'était  le  lustre  en  vieux 
saxe  qui  ornait  la  boutique  de  Y  Art  industriel;  le 
souvenir  des  anciens  jours  passa  dans  sa  mémoire; 
mais  un  fantassin  de  la  ligne  en  petite  tenue,  avec 
cet  air  nigaud  que  la  tradition  donne  aux  conscrits, 
se  planta  devant  lui,  en  écartant  les  deux  bras 
pour  marquer  fétonnement;  et  il  reconnut,  malgré 
les  effroyables  moustaches  noires  extra- pointues 

Îui  le  défiguraient,  son  ancien  ami  Hussonnet. 
)ans  un  charabia  moitié  alsacien,  moitié  nègre, 
le  bohème  l'accablait  de  féhcitations,  l'appelant 
son  colonel.  Frédéric,  décontenancé  par  toutes 
ces  personnes,  ne  savait  que  répondre.  Un  archet 
ayant  frappé  sur  un  pupitre,  danseurs  et  danseuses 
se  mirent  en  place. 

Ils  étaient  une  soixantaine  environ,  les  femmes 
pour  la  plupart  en  villageoises  ou  en  marquises, 
et  les  hommes,  presque  tous  d'âge  mûr,  en  cos- 
tumes de  rouher,  de  débardeur  ou  de  matelot. 

Frédéric,  s'étant  rangé  contre  le  mur,  regarda 
le  quadrille  devant  lui. 

Un  vieux  beau,  vêtu,  comme  un  doge  vénitien, 
d'une  longue  simarre  de   soie  pourpre,  dansait 


I  66  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

avec  M""'  Rosanette,  qui  portait  un  habit  vert, 
une  culotte  de  tricot  et  des  bottes  molles  à  éperons 
d'or.  Le  couple  en  face  se  composait  d'un  Arnaute 
chargé  de  yatagans  et  d*une  Suissesse  aux  yeux 
bleus,  blanche  comme  du  lait,  potelée  comme 
une  caille,  en  manches  de  chemise  et  corset  rouge. 
Pour  faire  valoir  sa  chevelure  qui  lui  descendait 
jusquaux  jarrets,  une  grande  blonde,  marcheuse 
à rOpéra,  s'était  mise  en  femme  sauvage;  et,  par- 
dessus son  maillot  de  couleur  brune,  n'avait  qu'un 
pagne  de  cuir,  des  bracelets  de  verroterie,  et  un 
diadème  de  chnquant,  d'oia  s'élevait  une  haute 
gerbe  en  plumes  de  paon.  Devant  elle,  un  Pri- 
tchard,  affublé  d'un  habit  noir  grotesquement 
large,  battait  la  mesure  avec  son  coude  sur  sa  taba- 
tière. Un  petit  berger  Watteau,  azur  et  argent 
comme  un  clair  de  lune,  choquait  sa  houlette 
contre  le  thyrse  d'une  Bacchante,  couronnée  de 
raisins,  une  peau  de  léopard  sur  le  flanc  gauche 
et  des  cothurnes  à  rubans  d'or.  De  l'autre  côté 
une  Polonaise,  en  spencer  de  velours  nacarat,  ba- 
lançait son  jupon  de  gaze  sur  ses  bas  de  soie  gris- 
perle,  pris  dans  des  bottines  roses  cerclées  de 
fourrure  blanche.  Elle  souriait  à  un  quadragénaire 
ventru,  déguisé  en  enfant  de  chœur,  et  qui  gam- 
badait très  haut,  levant  d'une  main  son  surplis  et 
retenant  de  l'autre  sa  calotte  rouge.  Mais  la  reine, 
l'étoile,  c'était  M"^  Loulou,  célèbre  danseuse  des 
bals  publics.  Comme  elle  se  trouvait  riche  main- 
tenant, elle  portait  une  large  collerette  de  dentelle 
sur  sa  veste  de  velours  noir  uni  ;  et  son  large  pan- 
talon de  soie  ponceau,  collant  sur  la  croupe  et 
serré  à  la  taille  par  une  écharpe  de  cachemire, 
avait,  tout  le  long  de  la  couture,  des  petits  camé- 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  lôj 

lias  blancs  naturels.  Sa  mine  pâle,  un  peu  bouffie 
et  à  nez  retroussé,  semblait  plus  insolente  en- 
core par  l'ébourifFure  de  sa  perruque  où  tenait 
un  chapeau  d'homme,  en  feutre  gris,  phé  d'un 
coup  de  poing  sur  l'oreille  droite;  et,  dans  les 
bonds  qu'elle  faisait,  ses  escarpins  à  boucles  de 
diamants  atteignaient  presque  au  nez  de  son  voi- 
sin, un  grand  Baron  moyen  âge  tout  empêtré 
dans  une  armure  de  fer.  II  y  avait  aussi  un  Ange , 
un  glaive  d'or  à  la  main ,  deux  ailes  de  cygne  dans 
le  dos,  et  qui,  allant,  venant,  perdant  à  toute  mi- 
nute son  cavalier,  un  Louis  XIV,  ne  comprenait 
rien  aux  figures  et  embarrassait  la  contredanse. 

Frédéric,  en  regardant  ces  personnes,  éprouvait 
un  sentiment  d'abandon,  un  malaise.  II  songeait 
encore  à  M*"'  Arnoux  et  il  lui  semblait  participer  à 
quelque  chose  d'hostile  se  tramant  contre  elle. 

Quand  le  quadrille  fut  achevé.  M""'  Rosanette 
l'aborda.  Elle  haletait  un  peu,  et  son  hausse-col, 
poli  comme  un  miroir,  se  soulevait  doucement 
sous  son  menton. 

—  Et  vous,  monsieur,  dit-elle,  vous  ne  dansez 
pas? 

Frédéric  s'excusa,  il  ne  savait  pas  danser. 

—  Vraiment!  mais  avec  moi?  bien  sur? 

Et,  posée  sur  une  seule  hanche,  l'autre  genou 
un  peu  rentré,  en  caressant  de  la  main  gauche  le 
pommeau  de  nacre  de  son  épée,  elle  le  considéra 
pendant  une  minute,  d'un  air  moitié  suppliant, 
moitié  gouailleur.  Enfin  elle  dit  «Bonsoir!»,  fit 
une  pirouette ,  et  disparut. 

Frédéric,  mécontent  de  lui-même,  et  ne  sachant 
que  faire,  se  mit  à  errer  dans  le  bal. 

II  entra  dans   le   boudoir,  capitonné  de  soie 


l68  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

bleu  pâle  avec  des  bouquets  de  fleurs  des  champs , 
tandis  qu'au  plafond,  dans  un  cercle  de  bois  doré, 
des  Amours,  émergeant  d'un  ciel  d'azur,  batifo- 
laient sur  des  nuages  en  forme  d'édredon.  Ces 
élégances,  qui  seraient  aujourd'hui  des  misères 
pour  les  pareilles  de  Rosanette,  l'éblouirent  ;  et  il 
admira  tout  :  les  volubilis  artificiels  ornant  le  con- 
tour de  la  glace,  les  rideaux  de  la  cheminée,  le 
divan  turc,  et,  dans  un  renfoncement  de  la  mu- 
raille, une  manière  de  tente  tapissée  de  soie  rose, 
avec  de  la  mousseline  blanche  par- dessus.  Des 
meubles  noirs  à  marqueterie  de  cuivre  garnissaient 
la  chambre  à  coucher,  oii  se  dressait,  sur  une 
estrade  couverte  d*une  peau  de  cygne,  le  grand 
ht  à  baldaquin  et  à  plumes  d'autruche.  Des  épin- 
gles à  tête  de  pierreries  fichées  dans  des  pelotes, 
des  bagues  traînant  sur  des  plateaux,  des  médail- 
lons à  cercle  d'or  et  des  coffrets  d'argent  se  dis- 
tinguaient dans  l'ombre,  sous  la  iueur  qu'épan- 
chait une  urne  de  Bohême,  suspendue  à  trois 
chaînettes.  Par  une  petite  porte  entre-bâillée ,  on 
apercevait  une  serre  chaude  occupant  toute  la 
largeur  d'une  terrasse,  et  que  terminait  une  vohère 
à  l'autre  bout. 

C'était  bien  là  un  milieu  fait  pour  lui  plaire. 
Dans  une  brusque  révolte  de  sa  jeunesse,  il  se 
jura  d'en  jouir,  s'enhardit;  puis,  revenu  à  l'entrée 
du  salon ,  oii  il  y  avait  plus  de  monde  maintenant 
(tout  s'agitait  dans  une  sorte  de  pulvérulence 
lumineuse),  il  resta  debout  à  contempler  les  qua- 
drilles, chgnant  les  yeux  pour  mieux  voir,  et 
humant  les  molles  senteurs  de  femmes,  qui  circu- 
laient comme  un  immense  baiser  épandu. 

Mais  il  j  avait  près  de  lui,  de  l'autre  côté  de  la 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  I  69 

porte,  Pellerin;  Pellerin  en  grande  toilette,  le  bras 
gauche  dans  la  poitrine  et  tenant  de  la  droite, 
avec  son  chapeau,  un  gant  blanc,  déchiré. 

—  Tiens,  il  y  a  longtemps  qu'on  ne  vous  a 
vu  !  Oii  diable  étiez-vous  donc  ?  parti  en  voyage , 
en  Italie  ?  Poncif,  hein ,  l'Itahe  ?  pas  si  raide  qu'on 
dit?  N'importe!  apportez-moi  vos  esquisses,  un 
de  ces  jours? 

Et,  sans  attendre  sa  réponse,  l'artiste  se  mit  à 
parler  de  lui-même. 

II  avait  fait  beaucoup  de  progrès,  ayant  reconnu 
définitivement  la  têtise  de  la  Ligne.  On  ne  devait 
pas  tant  s'enquérir  de  la  Beauté  et  de  l'Unité, 
dans  une  œuvre,  que  du  caractère  et  de  la  diver- 
sité des  choses. 

—  Car  tout  existe  dans  la  nature,  donc  tout 
est  légitime,  tout  est  plastique.  II  s'agit  seulement 
d'attraper  la  note,  voilà.  J'ai  découvert  le  secret! 

Et  lui  donnant  un  coup  de  coude,  il  répéta 
plusieurs  fois  : 

—  J'ai  découvert  le  secret,  vous  voyez!  Ainsi 
regardez-moi  cette  petite  femme  à  coiffure  de 
sphinx  qui  danse  avec  un  Postillon  russe,  c'est 
net,  sec,  arrêté,  tout  en  méplats  et  en  tons  crus  : 
de  l'indigo  sous  les  yeux,  une  plaque  de  cinabre 
à  la  joue,  du  bistre  sur  les  tempes  ;  pif!  paf  ! 

Et  il  jetait,  avec  le  pouce,  comme  des  coups  de 
pinceau  dans  l'air. 

—  Tandis  que  la  grosse,  là-bas,  continua-t-il 
en  montrant  une  Poissarde,  en  robe  cerise  avec 
une  croix  d'or  au  cou  et  un  fichu  de  linon  noué 
dans  le  dos,  rien  que  des  rondeurs;  les  narines 
s'épatent  comme  les  ailes  de  son  bonnet,  les  coins 
de  la  bouche  se  relèvent,  le   menton  s'abaisse. 


I  70  L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 

tout  est  gras,  fondu,  copieux,  tranquille  et  soleil- 
lant,  un  vrai  Rubens!  Elles  sont  parfaites  cepen- 
dant !  Oia  est  le  type  alors  ? 
II  s'échauffait  : 

—  Qu'est-ce  qu'une  belle  femme?  Qu'est-ce 
que  le  Beau  ?  Ah  !  le  Beau  !  me  direz-vous . . . 

Frédéric  l'interrompit  pour  savoir  ce  qu'était 
un  Pierrot  à  profil  de  bouc,  en  train  de  bénir  tout 
les  danseurs  au  milieu  d'une  pastourelle, 

—  Rien  du  tout!  un  veuf,  père  de  trois  gar- 
çons. II  les  laisse  sans  culottes,  passe  sa  vie  au 
club,  et  couche  avec  la  bonne. 

—  Et  celui-là,  costumé  en  bailli,  qui  parle 
dans  l'embrasure  de  la  fenêtre  à  une  Marquise 
Pompadour? 

—  La  Marquise,  c'est  M""*  Vandaël,  l'ancienne 
actrice  du  Gymnase,  la  maîtresse  du  Doge,  le 
comte  de  Palazot.  Voilà  vingt  ans  qu'ils  sont  en- 
semble ;  on  ne  sait  pourquoi.  Avait-elle  de  beaux 
yeux,  autrefois,  cette  femme-là!  Quant  au  citoyen 
près  d'elle,  on  le  nomme  le  capitaine  d'Herbigny, 
un  vieux  de  la  vieille ,  qui  n'a  pour  toute  fortune 
que  sa  croix  d'honneur  et  sa  pension,  sert  d'oncle  " 
aux  grisettes  dans  les  solennités ,  arrange  les  duels 
et  dîne  en  ville. 

—  Une  canaille  ?  dit  Frédéric. 

—  Non  !  un  honnête  homme  ! 

—  Ah! 

L'artiste  lui  en  nomma  d'autres  encore,  quand, 
apercevant  un  monsieur  qui  portait,  comme  les 
médecins  de  Molière,  une  grande  robe  de  serge 
noire,  mais  bien  ouverte  de  haut  en  bas,  afin  de 
montrer  toutes  ses  breloques  : 

—  Ceci  vous  représente  le  docteur  Desrogis, 


I 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  17I 

enragé  de  n'être  pas  célèbre,  a  écrit  un  livre  de 
pornographie  médicale,  cire  volontiers  les  bottes 
dans  le  grand  monde,  est  discret;  ces  dames  l'ado- 
rent. Lui  et  son  épouse  (cette  maigre  Châtelaine 
en  robe  grise)  se  trimbalent  ensemble  dans  tous 
les  endroits  publics,  et  autres.  Malgré  la  gêne  du 
ménage,  on  a  un  jour ,  —  thés  artistiques  où  il  se 
dit  des  vers.  —  Attention  ! 

En  effet,  le  docteur  les  aborda;  et  bientôt  ils 
formèrent  tous  les  trois,  à  l'entrée  du  salon,  un 
groupe  de  causeurs,  oii  vint  s'adjoindre  Husson- 
net,  puis  l'amant  de  la  Femme  sauvage,  un  jeune 
poète,  exhibant,  sous  un  court  mantel  à  la  Fran- 
çois I*',  la  plus  piètre  des  anatomies,  et  enfin  un 
garçoji  d'esprit,  déguisé  en  Turc  de  barrière.  Mais 
sa  veste  à  galons  jaunes  avait  si  bien  voyagé  sur 
le  dos  des  dentistes  ambulants,  son  large  pan- 
talon à  phs  était  d'un  rouge  si  déteint,  son  turban 
roulé  comme  une  anguille  à  la  tartare  d'un  aspect 
si  pauvre ,  tout  son  costume  enfin  tellement  déplo- 
rable et  réussi,  que  les  femmes  ne  dissimulaient 
pas  leur  dégoût.  Le  docteur  l'en  consola  par  de 
grands  éloges  sur  la  Débardeuse,  sa  maîtresse. 
Ce  Turc  était  fils  d'un  banquier. 

Entre  deux  quadrilles,  Rosanette  se  dirigea 
vers  la  cheminée,  oii  était  installé,  dans  un  fau- 
teuil, un  petit  vieillard  replet,  en  habit  marron,  à 
boutons  d'or.  Malgré  ses  joues  flétries  qui  tom- 
baient sur  sa  haute  cravate  blanche,  ses  cheveux 
encore  blonds,  et  frisés  naturellement  comme  les 
poils  d'un  caniche ,  lui  donnaient  quelque  chose 
de  folâtre. 

Elle  fécouta,  penchée  vers  son  visage.  Ensuite, 
elle  lui  accommoda  un  verre  de  sirop  ;  et  rien  n'était 


172  L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 

mignon  comme  ses  mains  sous  leurs  manches 
de  dentelles  qui  dépassaient  les  parements  de 
l'habit  vert.  Quand  le  bonhomme  eut  bu,  il  les 
baisa. 

—  Mais  c'est  M.  Oudry,  le  voisin  d'Arnoux  ! 

—  II  l'a  perdu  I  dit  en  riant  Pellerin. 

—  Comment? 

Un  Postillon  de  Longjumeau  la  saisit  par  la 
taille,  une  valse  commençait.  Alors,  toutes  les 
femmes,  assises  autour  du  salon  sur-  les  ban- 
quettes, se  levèrent  à  la  file,  prestement;  et  leurs 
jupes,  leurs  écharpes,  leurs  coiffures  se  mirent  à 
tourner. 

Elles  tournaient  si  près  de  lui,  que  Frédéric 
distinguait  les  gouttelettes  de  leur  front;  .et  ce 
mouvement  giratoire  de  plus  en  plus  vif  et  régu- 
lier, vertigineux,  communiquant  à  sa  pensée  une 
sorte  d'ivresse,  y  faisait  surgir  d'autres  images, 
tandis  que  toutes  passaient  dans  le  même  éblouis- 
sement,  et  chacune  avec  une  excitation  particu- 
lière selon  le  genre  de  sa  beauté.  La  Polonaise, 
qui  s'abandonnait  d'une  façon  langoureuse,  lui 
inspirait  l'envie  de  la  tenir  contre  son  cœur,  en 
filant  tous  les  deux  dans  un  traîneau  sur  une 
plaine  couverte  de  neige.  Des  horizons  de  volupté 
tranquille,  au  bord  d'un  lac,  dans  un  chalet,  se 
déroulaient  sous  les  pas  de  la  Suissesse ,  qui  valsait 
le  torse  droit  et  les  paupières  baissées.  Puis,  tout 
à  coup,  la  Bacchante,  penchant  en  arrière  sa  tête 
brune,  le  faisait  rêver  à  des  caresses  dévoratrices , 
dans  des  bois  de  lauriers -roses,  par  un  temps 
d'orage,  au  bruit  confus  des  tambourins.  La  Pois- 
sarde, que  la  mesure  trop  rapide  essoufflait,  pous- 
sait des  rires;  et  il  aurait  voulu,  buvant  avec  elle 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  173 

aux  Percherons,  chiffonner  à  pleines  mains  son 
fichu,  comme  au  bon  vieux  temps.  Mais  la  Dé- 
bardeuse,  dont  les  orteils  légers  effleuraient  à 
peine  le  parquet,  semblait  receler  dans  la  sou- 
plesse de  ses  membres  et  le  sérieux  de  son  visage 
tous  les  raffinements  de  l'amour  moderne,  qui  a 
la  justesse  d'une  science  et  la  mobifité  d'un  oiseau. 
Rosanette  tournait,  le  poing  sur  la  hanche;  sa 
perruque  à  marteau,  sautillant  sur  son  collet,  en- 
voyait de  la  poudre  d'iris  autour  d'elle;  et,  à 
chaque  tour,  du  bout  de  ses  éperons  d'or,  elle 
manquait  d'attraper  Frédéric. 

Au  dernier  accord  de  la  valse.  M""  Vatnaz  pa- 
rut. Elle  avait  un  mouchoir  algérien  sur  la  tête, 
beaucoup  de  piastres  sur  le  front,  de  fantimoine 
au  bord  des  yeux,  avec  une  espèce  de  paletot  en 
cachemire  noir  tombant  sur  un  jupon  clair,  lamé 
d'argent,  et  elle  tenait  un  tambour  de  basque  à 
la  main. 

Derrière  son  dos  marchait  un  grand  garçon, 
dans  le  costume  classique  du  Dante,  et  qui  était 
(elle  ne  s'en  cachait  plus,  maintenant)  l'ancien 
chanteur  de  TAIhambra,  lequel,  s'appelant  Au- 
guste Delamare,  s'était  fait  appeler  primitivement 
Anténor  Dellamarre,  puis  Delmas,  puis  Belmar, 
et  enfin  Delmar,  modifiant  ainsi  et  perfectionnant 
son  nom ,  d'après  sa  gloire  croissante  ;  car  il  avait 
quitté  le  bastringue  pour  le  théâtre,  et  venait 
même  de  débuter  bruyamment  à  TAmbigu,  dans 
Gaspardo  le  Pêcheur, 

Hussonnet,  en  l'apercevant,  se  renfrogna.  De- 
puis qu'on  avait  refusé  sa  pièce,  il  exécrait  les 
comédiens.  On  n'imaginait  pas  la  vanité  de  ces 
messieurs,  de  celui-là  surtout! 


174  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

—  Quel  poseur,  voyez  donc  ! 

Après  un  léger  salut  à  Rosanette,  Delmar 
s'était  adossé  à  la  cheminée  ;  et  il  restait  immobile , 
une  main  sur  le  cœur,  le  pied  gauche  en  avant, 
les  yeux  au  ciel,  avec  sa  couronne  de  lauriers 
dorés  par-dessus  son  capuchon ,  tout  en  s'efForçant 
de  mettre  dans  son  regard  beaucoup  de  poésie, 
pour  fasciner  les  dames.  On  faisait,  de  loin,  un 
grand  cercle  autour  de  lui. 

Mais  la  Vatnaz,  quand  elle  eut  embrassé  lon- 
guement Rosanette,  s'en  vint  prier  Hussonnet  de 
revoir,  sous  le  point  de  vue  du  style,  un  ouvrage 
d'éducation  qu'elle  voulait  publier  :  La  Guirlande 
des  jeunes  personnes,  recueil  de  littérature  et  de 
morale.  L'homme  de  lettres  promit  son  concours. 
Alors,  elle  lui  demanda  s'il  ne  pourrait  pas,  dans 
une  des  feuilles  où  il  avait  accès,  faire  mousser 
quelque  peu  son  ami,  et  même  lui  confier  plus 
tard  un  rôle.  Hussonnet  en  oublia  de  prendre  un 
verre  de  punch. 

C'était  Arnoux  qui  favait  fabriqué;  et,  suivi 
par  le  groom  du  comte  portant  un  plateau  vide, 
il  l'offrait  aux  personnes  avec  satisfaction. 

Quand  il  vint  à  passer  devant  M.  Oudry,  Ro- 
sanette l'arrêta. 

—  Eh  bien ,  et  cette  affaire  ? 

II  rougit  quelque  peu;  enfin,  s'adressant  au 
bonhomme  : 

—  Notre  amie  m'a  dit  que  vous  auriez  l'obli- 
geance . . . 

—  Comment  donc,  mon  voisin!  tout  à 
vous. 

Et  le  nom  de  M.  Dambreuse  fut  prononcé; 
comme  ils  s'entretenaient  à  demi -voix,  Frédéric 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  175 

les  entendait  confusément;  il  se  porta  vers  l'autre 
coin  de  la  cheminée,  où  Rosanette  et  Delmar 
causaient  ensemble. 

Le  cabotin  avait  une  mine  vulgaire,  faite 
comme  les  décors  de  théâtre  pour  être  contem- 
plée à  distance,  des  mains  épaisses,  de  grands 
pieds,  une  mâchoire  lourde;  et  il  dénigrait  les 
acteurs  les  plus  illustres,  traitait  de  haut  les 
poètes,  disait  :  «mon  organe,  mon  physique,  mes 
moyens  » ,  en  émaillant  son  discours  de  mots  peu 
intelligibles  pour  lui-même,  et  qu'il  affectionnait, 
tels  que.  «morbidezza,  analogue  et  homogé- 
néité». 

Rosanette  fécoutait  avec  de  petits  mouvements 
de  tête  approbatifs.  On  voyait  l'admiration  s'épa- 
nouir sous  le  fard  de  ses  joues,  et  quelque  chose 
d'humide  passait  comme  un  voile  sur  ses  yeux 
clairs,  d'une  indéfinissable  couleur.  Comment  un 
pareil  homme  pouvait-il  la  charmer?  Frédéric 
s'excitait  intérieurement  à  le  mépriser  encore  plus, 
pour  bannir,  peut-être,  l'espèce  d'envie  qu'il  lui 
portait. 

M^*  Vatnaz  était  maintenant  avec  Arnoux;  et, 
tout  en  riant  très  haut,  de  temps  à  autre,  elle 
jetait  un  coup  d'œil  sur  son  amie,  que  M.  Oudry 
ne  perdait  pas  de  vue. 

Puis  Arnoux  et  la  Vatnaz  disparurent;  le  bon- 
homme vint  parler  bas  à  Rosanette. 

—  Eh  bien,  oui,  c'est  convenu!  Laissez-moi 
tranquille. 

Et  elle  pria  Frédéric  d'aller  voir  dans  la  cuisine 
si  M.  Arnoux  n'y  était  pas. 

Un  bataillon  de  verres  à  moitié  pleins  couvrait 
le  plancher;  et  les  casseroles,  les  marmites,  la 


\j6  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

turbotière,  la  poêle  à  frire  sautaient.  Arnoux  com- 
mandait aux  domestiques  en  les  tutoyant,  battait 
la  rémolade,  goûtait  les  sauces,  rigolait  avec  la 
bonne. 

—  Bien,  dit-il,  avertissez -la!  je  fais  servir. 
On  ne  dansait  plus,  les  femmes  venaient  de  se 

rasseoir,  les  hommes  se  promenaient.  Au  milieu 
du  salon,  un  des  rideaux  tendus  sur  une  fenêtre 
se  bombait  au  vent;  et  la  Sphinx,  malgré  les 
observations  de  tout  le  monde,  exposait  au  cou- 
rant d'air  ses  bras  en  sueur.  Oii  donc  était  Rosa- 
nette?  Frédéric  la  chercha  plus  loin,  jusque  dans 
le  boudoir  et  dans  la  chambre.  Quelques-uns, 
pour  être  seuls,  ou  deux  à  deux,  s  y  étaient  réfu- 
giés. L'ombre  et  les  chuchotements  se  mêlaient. 
II  y  avait  de  petits  rires  sous  des  mouchoirs,  et 
l'on  entrevoyait  au  bord  des  corsages  des  frémis- 
sements d'éventails,  lents  et  doux  comme  des 
battements  d'ailes  d'oiseau  blessé. 

En  entrant  dans  la  serre,  il  vit,  sous  les  larges 
feuilles  d'un  caladium ,  près  le  jet  d'eau ,  Delmar, 
couché  à  plat  ventre  sur  le  canapé  de  toile  ;  Rosa- 
nette ,  assise  près  de  lui ,  avait  la  main  passée  dans 
ses  cheveux  ;  et  ils  se  regardaient.  Au  même  mo- 
ment, Arnoux  entra  par  l'autre  côté,  celui  de  la 
volière.  Delmar  se  leva  d'un  bond,  puis  il  sortit 
à  pas  tranquilles  sans  se  retourner;  et  même,  il 
s'arrêta  près  de  la  porte,  pour  cueillir  une  fleur 
d'hibiscus  dont  il  garnit  sa  boutonnière.  Rosa- 
nette  pencha  le  visage;  Frédéric,  qui  la  voyait  de 
profil,  s'aperçut  qu'elle  pleurait. 

—  Tiens!  qu'as -tu  donc?  dit  Arnoux. 
Elle  haussa  les  épaules  sans  répondre. 

—  Est-ce  à  cause  de  lui?  reprit-il. 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  I  JJ 

Elle  étendit  les  bras  autour  de  son  cou,  et,  le 
baisant  au  front,  lentement  : 

—  Tu  sais  bien  que  je  t'aimerai  toujours,  mon 
gros.  N  y  pensons  plus  !  Allons  souper  ! 

Un  lustre  de  cuivre  à  quarante  bougies  éclai- 
rait la  salle,  dont  les  murailles  disparaissaient  sous 
de  vieilles  faïences  accrochées;  et  cette  lumière 
crue,  tombant  d aplomb,  rendait  plus  blanc  en- 
core, parmi  les  hors-d'œuvre  et  les  fruits,  un  gi- 
gantesque turbot  occupant  le  milieu  de  la  nappe, 
bordée  par  des  assiettes  pleines  de  potage  à  la 
bisque.  Avec  un  froufrou  d'étoffes,  les  femmes, 
tassant  leurs  jupes,  leurs  manches  et  leurs  écharpes, 
s'assirent  les  unes  près  des  autres;  les  hommes, 
debout,  s'établirent  dans  les  angles.  Pellerin  et 
M.  Oudry  furent  placés  près  de  Rosanette;  Ar- 
noux  était  en  face.  Palazot  et  son  amie  venaient 
de  partir. 

• —  Bon  voyage!  dit- elle,  attaquons! 

Et  l'Enfant  oe  chœur,  homme  facétieux,  en 
faisant  un  grand  signe  de  croix,  commença  le 
Benedicite. 

Les  dames  furent  scandalisées,  et  principale- 
ment la  Poissarde,  mère  d'une  fille  dont  elle  vou- 
lait faire  une  femme  honnête.  Arnoux,  non  plus, 
«n'aimait  pas  ça»,  trouvant  qu'on  devait  respecter 
la  religion. 

Une  horloge  allemande,  munie  d'un  coq,  ca- 

Iillonnant  deux  heures,  provoqua  sur  le  coucou 
brce  plaisanteries.  Toute  sorte  de  propos  s'ensui- 
rirent  :  calembours,  anecdotes,  vantardises,  ga- 
geures, mensonges  tenus  pour  vrais,  assertions 
mprobables,  un  tumulte  de  paroles  qui  bientôt 
'éparpilla  en  conversations  particulières.  Les  vins 

I  II 


178  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

circulaient,  les  plats  se  succédaient,  le  docteur 
découpait.  On  se  lançait  de  loin  une  orange,  un 
bouchon;  on  quittait  sa  place  pour  causer  avec 
quelqu'un.  Souvent  Rosanette  se  tournait  vers 
Delmar,  immobile  derrière  elle;  Pellerin  bavar- 
dait, M.  Oudry  souriait.  M^^  Vatnaz  mangea 
presque  à  elle  seule  le  buisson  d*écrevisses ,  et 
les  carapaces  sonnaient  sous  ses  longues  dents. 
L'Ange,  posée  sur  le  tabouret  du  piano  (seul  en- 
droit 011  ses  ailes  lui  permissent  de  s'asseoir), 
mastiquait  placidement,  sans  discontinuer. 

—  Quelle  fourchette  !  répétait  l'Enfant  de 
chœur  ébahi,  quelle  fourchette! 

Et  la  Sphinx  buvait  de  l'eau-de-vie,  criait  à 
plein  gosier,  se  démenait  comme  un  démon.  Tout 
à  coup  ses  joues  s'enflèrent,  et,  ne  résistant  plus 
au  sang  qui  l'étoufFait,  elle  porta  sa  serviette 
contre  ses  lèvres,  puis  la  jeta  sous  la  table. 

Frédéric  l'avait  vue. 

—  Ce  n'est  rien  ! 

Et,  à  ses  instances  pour  partir  et  se  soigner,  elle 
répondit  lentement  : 

—  Bah  !  à  quoi  bon  ?  autant  ça  qu'autre  chose  ! 
la  vie  n'est  pas  si  drôle  I 

Alors  il  frissonna,  pris  d'une  tristesse  glaciale, 
comme  s'il  avait  aperçu  des  mondes  entiers  de 
misère  et  de  désespoir,  un  réchaud  de  charbon 
près  d'un  lit  de  sangle,  et  les  cadavres  de  la 
Morgue  en  tablier  de  cuir,  avec  le  robinet  d'eau 
froide  qui  coule  sur  leurs  cheveux. 

Cependant,  Hussonnet,  accroupi  aux  pieds  de 
la  Femme  sauvage,  braillait  d'une  voix  enrouée, 
pour  imiter  l'acteur  Grassot  : 

—  Ne  sois  pas  cruelle,  ô  Celuta!  cette  petite 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  I  79 

fête  de  famille  est  charmante!  Enivrez -moi  de 
voluptés,  mes  amours!  Folichonnons !  folichon- 
nons! 

Et  il  se  mit  à  baiser  les  femmes  sur  Tépaule. 
Elles  tressaillaient,  piquées  par  ses  moustaches; 
puis  il  imagina  de  casser  contre  sa  tête  une  assiette , 
en  la  heurtant  d'un  petit  coup.  D'autres  l'imi- 
tèrent; les  morceaux  de  faïence  volaient  comme 
des  ardoises  par  un  grand  vent,  et  la  Débardeuse 
s'écria  : 

—  Ne  vous  gênez  pas  !  ça  ne  coûte  rien  !  Le 
bourgeois  qui  en  fabrique  nous  en  cadote  ! 

Tous  les  yeux  se  portèrent  sur  Arnoux.  II  ré- 
pliqua : 

—  Ah!  sur  facture,  permettez!  tenant,  sans 
doute,  à  passer  pour  n'être  pas,  ou  n'être  plus 
l'amant  de  Rosanette. 

Mais  deux  voix  furieuses  s'élevèrent  : 

—  Imbécile! 

—  Pohsson  ! 

—  A  vos  ordres  ! 

—  Aux  vôtres! 

C'était  le  Chevaher  moyen  âge  et  le  Postillon 
russe  qui  se  disputaient;  celui-ci  ayant  soutenu 
que  des  armures  dispensaient  d'être  brave,  l'autre 
avait  pris  cela  pour  une  injure.  II  voulait  se  battre, 
tous  s'interposaient,  et  le  Capitaine,  au  miheu  du 
tumulte,  tâchait  de  se  faire  entendre. 

—  Messieurs,  écoutez-moi!  un  mot!  J'ai  de 
l'expérience,  messieurs! 

Rosanette,  ayant  frappé  avec  son  couteau  sur 
un  verre,  finit  par  obtenir  du  silence;  et,  s'adres- 
sant  au  Chevaher  qui  gardait  son  casque,  puis  au 
Postillon  coiffé  d'un  bonnet  à  longs  poils  : 

la. 


l8o  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

—  Retirez  d abord  votre  casserole!  ça  m'é- 
chauffe! —  et  vous,  là-bas,  votre  tête  de  loup. 
—  Voulez -vous  bien  m*obéir,  saprelotte!  Re- 
gardez donc  mes  épaulettes  !  Je  suis  votre  Maré- 
chale ! 

Ils  s'exécutèrent,  et  tous  applaudirent  en 
criant  : 

—  Vive  la  Maréchale  !  vive  la  Maréchale  ! 
Alors,  elle  prit  sur  le  poêle  une  bouteille  de 

vin  de  Champagne,  et  elle  le  versa  de  haut,  dans 
les  coupes  qu'on  lui  tendait.  Comme  la  table 
était  trop  large,  les  convives,  les  femmes  surtout, 
se  portèrent  de  son  côté,  en  se  dressant  sur  la 
pointe  des  pieds,  sur  les  barreaux  des  chaises,  ce 
qui  forma  pendant  une  minute  un  groupe  pyra- 
midal de  coiffures,  d'épaules  nues,  de  bras  tendus, 
de  corps  penchés  ;  et  de  longs  jets  de  vin  rayon- 
naient dans  tout  cela,  car  le  Pierrot  et  Arnoux, 
aux  deux  angles  de  la  salle,  lâchant  chacun  une 
bouteille,  éclaboussaient  les  visages.  Les  petits 
oiseaux  de  la  vohère ,  dont  on  avait  laissé  la  porte 
ouverte,  envahirent  la  salle,  tout  effarouchés,  vo- 
letant autour  du  lustre,  se  cognant  contre  les 
carreaux,  contre  les  meubles;  et  quelques-uns, 
posés  sur  les  têtes,  faisaient  au  milieu  des  cheve- 
lures comme  de  larges  fleurs. 

Les  musiciens  étaient  partis.  On  tira  le  piano  de 
l'antichambre  dans  le  salon.  La  Vatnaz  s'y  mit,  et, 
accompagnée  de  l'Enfant  de  chœur  qui  battait 
du  tambour  de  basque,  elle  entama  une  contre- 
danse avec  furie,  tapant  les  touches  comme  un 
cheval  qui  piaffe,  et  se  dandinant  de  la  taille, 
pour  mieux  marquer  la  mesure.  La  Maréchale 
entraîna  Frédéric,  Hussonnet  faisait  la  roue,  la 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  I  8  I 

Débardcuse  se  disloquait  comme  un  clown,  le 
Pierrot  avait  des  façons  d'orang-outang,  la  Sau- 
vagesse,  les  bras  écartés,  imitait  TosciUation  d'une 
chaloupe.  Enfin  tous,  n'en  pouvant  plus,  s'arrê- 
tèrent; et  on  ouvrit  une  fenêtre. 

Le  grand  jour  entra,  avec  la  frakheur  du  matin. 
II  y  eut  une  exclamation  d'étonnement,  puis  un 
silence.  Les  flammes  jaunes  vacillaient,  en  faisant 
de  temps  à  autre  éclater  leurs  bobèches;  des  ru- 
bans, des  fleurs  et  des  perles  jonchaient  le  parquet; 
des  taches  de  punch  et  de  sirop  poissaient  les  con- 
soles; les  tentures  étaient  salies,  les  costumes  fri- 
pés, poudreux;  les  nattes  pendaient  sur  les  épaules; 
et  le  maquillage,  coulant  avec  la  sueur,  découvrait 
des  faces  blêmes,  dont  les  paupières  rouges  cli- 
gnotaient. 

La  Maréchale,  fraîche  comme  au  sortir  d'un 
bain,  avait  les  joues  roses,  les  yeux  brillants. 
Elle  jeta  au  loin  sa  perruque;  et  ses  cheveux 
tombèrent  autour  d'elle  comme  une  toison,  ne 
laissant  voir  de  tout  son  vêtement  que  sa  culotte, 
ce  qui  produisit  un  effet  à  la  fois  comique  et 
gentil. 

La  Sphinx,  dont  les  dents  claquaient  de  fièvre, 
eut  besoin  d'un  châle. 

Rosanette  courut  dans  sa  chambre  pour  le  cher- 
cher, et,  comme  l'autre  la  suivait,  elle  lui  ferma 
la  porte  au  nez  vivement. 

Le  Turc  observa,  tout  haut,  qu'on  n'avait  pas  vu 
sortir  M.  Oudrj.  Aucun  ne  releva  cette  malice, 
tant  on  était  fatigué. 

Puis,  en  attendant  les  voitures,  on  s'embobelina 
dans  les  capelines  et  les  manteaux.  Sept  heures 
sonnèrent.  L'Ange   était  toujours   dans  la   salle. 


I  82  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

attablée  devant  une  compote  de  beurre  et  de  sar- 
dines; et  la  Poissarde,  près  d'elle,  fumait  des  ciga- 
rettes, tout  en  lui  donnant  des  conseils  sur  l'exis- 
tence. 

Enfin,  les  fiacres  étant  survenus,  les  invités 
s'en  allèrent.  Hussonnet,  employé  dans  une  cor- 
respondance pour  la  province,  devait  lire  avant  son 
déjeuner  cinquante-trois  journaux  ;  la  Sauvagesse 
avait  une  répétition  à  son  théâtre,  Pellerin  un  mo- 
dèle, l'Enfant  de  chœur  trois  rendez -vous.  Mais 
i'Ange,  envahie  par  les  premiers  symptômes  d'une 
indigestion,  ne  put  se  lever.  Le  Baron  moyen  âge 
la  porta  jusqu'au  fiacre. 

—  Prends  garde  à  ses  ailes  !  cria  par  la  fenêtre 
la  Débardeuse. 

On  était  sur  le  palier  quand  M"*  Vatnaz  dit  à 
Rosanette  : 

—  Adieu,  chère I  C'était  très  bien  ta  soirée. 
Puis  se  penchant  à  son  oreille  : 

—  Garde -le! 

—  Jusqu'à  des  temps  meilleurs,  reprit  la  Maré- 
chale, en  tournant  le  dos,  lentement. 

Arnoux  et  Frédéric  s'en  revinrent  ensemble, 
comme  ils  étaient  venus.  Le  marchand  de  faïences 
avait  un  air  tellement  sombre,  que  son  compagnon 
le  crut  indisposé. 

—  Moi?  pas  du  tout! 

II  se  mordait  la  moustache,  fronçait  les  sourcils, 
et  Frédéric  lui  demanda  si  ce  n'était  pas  ses  affaires 
qui  le  tourmentaient. 

—  Nullement! 
Puis  tout  à  coup. 

—  Vous  le  connaissiez,  n'est-ce  pas,  le  père 
Oudry? 


I 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  I  8  3 

Et,  avec  une  expression  de  rancune  : 

—  II  est  riche,  le  vieux  gredin! 

Ensuite,  Arnoux  parla  d'une  cuisson  importante 
que  l'on  devait  finir  aujourd'hui,  à  sa  fabrique.  II 
voulait  la  voir.  Le  train  partait  dans  une  heure. 

—  II  faut  cependant  que  j'aille  embrasser  ma 
femme. 

«Ah!  sa  femme!»  pensa  Frédéric. 

Puis  il  se  coucha,  avec  une  douleur  intolérable 
à  l'occiput;  et  il  but  une  carafe  d'eau,  pour  calmer 
sa  soif. 

Une  autre  soif  lui  était  venue,  celle  des  femmes, 
du  luxe  et  de  tout  ce  que  comporte  l'existence 
parisienne.  II  se  sentait  quelque  peu  étourdi, 
comme  un  homme  qui  descend  d'un  vaisseau;  et, 
dans  l'hallucination  du  premier  sommeil,  il  voyait 
passer  et  repasser  continuellement  les  épaules  de 
la  Poissarde,  les  reins  de  la  Débardeuse,  les  mol- 
lets de  la  Polonaise,  la  chevelure  de  la  Sauvagesse. 
Puis  deux  grands  yeux  noirs,  qui  n'étaient  pas 
dans  le  bal,  parurent;  et  légers  comme  des  papil- 
lons, ardents  comme  des  torches,  ils  allaient,  ve- 
naient, vibraient,  montaient  dans  la  corniche,  des- 
cendaient jusqu'à  sa  bouche.  Frédéric  s'achar- 
nait à  reconnaître  ces  yeux  sans  y  parvenir.  Mais 
déjà  le  rêve  l'avait  pris;  il  lui  semblait  qu'il  était 
attelé  près  d' Arnoux,  au  timon  d'un  fiacre,  et  que 
la  Maréchale,  à  cahfourchon  sur  lui,  l'éventrait 
avec  ses  éperons  d'or. 


II 


FRÉDÉRIC  trouva,  au  coin  de  la  rue  Rumfort*, 
un  petit  hotel  et  il  s'acheta,  tout  à  la  fois,  le 
coupé,  le  cheval,  les  meubles  et  deux  jardi- 
nières prises  chez  Arnoux,  pour  mettre  aux  deux 
coins  de  la  porte  dans  son  salon.  Derrière  cet 
appartement,  étaient  une  chambre  et  un  cabinet. 
L'idée  lui  vint  d'y  loger  Deslauriers.  Mais,  com- 
ment la  recevrait-il,  elle,  sa  maîtresse  future?  La 
présence  d'un  ami  serait  une  gêne.  Il  abattit  le 
refend  pour  agrandir  le  salon ,  et  fit  du  cabinet  un 
fumoir. 

II  acheta  les  poètes  qu'il  aimait,  des  Voyages, 
des  Atlas,  des  Dictionnaires,  car  il  avait  des  plans 
de  travail  sans  nombre;  il  pressait  les  ouvriers, 
courait  les  magasins,  et,  dans  son  impatience  de 
Jouir,  emportait  tout  sans  marchander. 

D'après  les  notes  des  fournisseurs,  Frédéric 
s'aperçut  qu'il  aurait  à  débourser  prochainement 
une  quarantaine  de  mille  francs,  non  compris  les 
droits  de  succession,  lesquels  dépasseraient  trente- 
sept  mille  ;  comme  sa  fortune  était  en  biens  terri- 
toriaux, il  écrivit  au  notaire  du  Havre  d'en  vendre 


L'ÉDUCATION  SENTLMENTALE.  185 

une  partie,  pour  se  libérer  de  ses  dettes  et  avoir 
quelque  argent  à  sa  disposition.  Puis,  voulant  con- 
naître enfin  cette  chose  vague,  miroitante  et  indé- 
finissable qu'on  appelle  le  monde ,  il  demanda  par 
un  billet  aux  Dambreuse  s'ils  pouvaient  le  rece- 
voir. Madame  répondit  qu'elle  espérait  sa  visite 
pour  le  lendemain. 

C'était  jour  de  réception.  Des  voitures  station- 
naient dans  la  cour.  Deux  valets  se  précipitèrent 
sous  la  marquise,  et  un  troisième,  au  haut  de  l'es- 
calier, se  mit  à  marcher  devant  lui. 

Il  traversa  une  antichambre,  une  seconde  pièce, 
puis  un  grand  salon  à  hautes  fenêtres,  et  dont  la 
cheminée  monumentale  supportait  une  pendule 
en  forme  de  sphère,  avec  deux  vases  de  porce- 
laine monstrueux  où  se  hérissaient,  comme  deux 
buissons  d'or,  deux  faisceaux  de  bobèches.  Des 
tableaux  dans  la  manière  de  l'Espagnolet  étaient 
appendus  au  mur  ;  les  lourdes  portières  en  tapis- 
serie tombaient  majestueusement;  et  les  fauteuils, 
les  consoles,  les  tables,  tout  le  mobilier,  qui  était 
de  style  Empire,  avait  quelque  chose  d'imposant 
et  de  diplomatique.  Frédéric  souriait  de  plaisir, 
malgré  lui. 

Enfin,  il  arriva  dans  un  appartement  ovale, 
lambrissé  de  bois  de  rose,  bourré  de  meubles 
mignons  et  qu'éclairait  une  seule  glace  donnant 
sur  un  jardin.  M"'  Dambreuse  était  auprès  du  fisu, 
une  douzaine  de  personnes  formant  cercle  autour 
d'elle.  Avec  un  mot  aimable,  elle  lui  fit  signe  de 
s'asseoir,  mais  sans  paraître  surprise  de  ne  l'avoir 
pas  vu  depuis  longtemps. 

On  vantait,  quand  il  entra,  l'éloquence  de  l'abbé 
Cœur.  Puis  on  déplora  l'immoralité  des  dômes- 


l8(5  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

tiques,  à  propos  d'un  vol  commis  par  un  valet  de 
chambre  ;  et  les  cancans  se  déroulèrent.  La  vieille 
dame  de  Sommer j  avait  un  rhume,  M^"  de  Tur- 
visot  se  mariait,  les  Montcharron  ne  reviendraient 
pas  avant  la  fin  de  janvier,  les  Bretancourt  non 
plus,  maintenant  on  restait  tard  à  la  campagne; 
et  la  misère  des  propos  se  trouvait  comme  ren- 
forcée par  le  luxe  des  choses  ambiantes;  mais  ce 
qu'on  disait  était  moins  stupide  que  la  manière  de 
causer,  sans  but,  sans  suite  et  sans  animation.  Il  y 
avait  là,  cependant,  des  hommes  versés  dans  la 
vie,  un  ancien  ministre,  le  curé  d'une  grande  pa- 
roisse, deux  ou  trois  hauts  fonctionnaires  du  gou- 
vernement; ils  s'en  tenaient  aux  lieux  communs 
les  plus  rebattus.  Quelques-uns  ressemblaient  à 
des  douairières  fatiguées,  d'autres  avaient  des  tour- 
nures de  maquignon;  et  des  vieillards  accompa- 
gnaient leurs  femmes ,  dont  ils  auraient  pu  se  faire 
passer  pour  les  grands-pères. 

M"^  Dambreuse  les  recevait  tous  avec  grâce. 
Dès  qu'on  parlait  d'un  malade,  elle  fronçait  les 
sourcils  douloureusement,  et  prenait  un  air  joyeux 
s'il  était  question  de  bals  ou  de  soirées.  Elle  serait 
bientôt  contrainte  de  s'en  priver,  car  elle  allait  faire 
sortir  de  pension  une  nièce  de  son  mari,  une 
orphehne.  On  exalta  son  dévouement;  c'était  se 
conduire  en  véritable  mère  de  famille. 

Frédéric  l'observait.  La  peau  mate  de  son  visage 
paraissait  tendue,  et  d'une  fraîcheur  sans  éclat, 
comme  celle  d'un  fruit  conservé.  Mais  ses  cheveux, 
tirebouchonnés  à  l'anglaise,  étaient  plus  fins  que  de 
la  soie,  ses  yeux  d'un  azur  brillant,  tous  ses  gestes 
délicats.  Assise  au  fond,  sur  la  causeuse,  elle  ca- 
ressait les  floches  rouges  d'un  écran  japonais,  pour 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  I  87 

faire  valoir  ses  mains,  sans  doute,  de  longues  mains 
étroites,  un  peu  maigres,  avec  des  doigts  re- 
troussés par  le  bout.  Elle  portait  une  robe  de  moire 
grise,  à  corsage  montant,  comme  une  puritaine. 
Frédéric  lui  demanda  si  elle  ne  viendrait  pas 
cette  année  à  la  Fortelle.  M""'  Dambreuse  n  en 
savait  rien.  II  concevait  cela,  du  reste  :  Nogent 
devait  l'ennujer.  Les  visites  augmentaient.  C'était 
un  bruissement  continu  de  robes  sur  les  tapis  ;  les 
dames,  posées  au  bord  des  chaises,  poussaient  de 
petits  ricanements,  articulaient  deux  ou  trois  mots, 
et,  au  bout  de  cinq  minutes,  partaient  avec  leurs 
jeunes  filles.  Bientôt,  la  conversation  fut  impossible 
à  suivre,  et  Frédéric  se  retirait  quand  M"^  Dam- 
breuse lui  dit  : 

—  Tous  les  mercredis,  n'est-ce  pas,  M.  Moreau? 
rachetant  par  cette  seule  phrase  ce  qu  elle  avait 
montré  d'indifférence. 

II  était  content.  Néanmoins,  il  huma  dans  la 
rue  une  large  bouffée  d'air;  et,  par  besoin  d'un 
milieu  moins  artificiel,  Frédéric  se  ressouvint  qu'il 
devait  une  visite  à  la  Maréchale. 

La  porte  de  l'antichambre  était  ouverte.  Deux 
bichons  havanais  accoururent.  Une  voix  cria  : 

—  Delphine!  Delphine!  — -  Est-ce  vous, 
Félix? 

II  se  tenait  sans  avancer;  les  deux  petits  chiens 
jappaient  toujours.  Enfin  Rosanette  parut,  enve- 
loppée dans  une  sorte  de  peignoir  en  moussehne 
blanche  garnie  de  dentelles,  pieds  nus  dans  des 
babouches. 

—  Ah  !  pardon ,  monsieur  !  Je  vous  prenais 
pour  le  coiffeur.  Une  minute  !  je  reviens  ! 

Et  il  resta  seul  dans  la  salle  à  manger. 


I  8  8  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

Les  persiennes  en  étaient  closes.  Frédéric  la 
parcourait  des  yeux,  en  se  rappelant  le  tapage 
de  l'autre  nuit,  lorsqu'il  remarqua  au  milieu,  sur 
la  table,  un  chapeau  d'homme,  un  vieux  feutre 
bossue,  gras,  immonde.  A  qui  donc  ce  chapeau? 
Montrant  impudemment  sa  coiffe  décousue,  il 
semblait  dire  :  a  Je  m'en  moque  après  tout!  Je  suis 
le  maître  !  » 

La  Maréchale  survint.  Elle  le  prit,  ouvrit  la 
serre,  l'y  jeta,  referma  la  porte  (d'autres  portes, 
en  même  temps,  s'ouvraient  et  se  refermaient), 
et,  ayant  fait  passer  Frédéric  par  la  cuisine,  elle 
l'introduisit  dans  son  cabinet  de  toilette. 

On  voyait,  tout  de  suite,  que  c'était  l'endroit  de 
la  maison  le  plus  hanté,  et  comme  son  vrai  centre 
moral.  Une  perse  à  grands  feuillages  tapissait  les 
murs,  les  fauteuils  et  un  vaste  divan  élastique; 
sur  une  table  de  marbre  blanc  s'espaçaient  deux 
larges  cuvettes  en  faïence  bleue  ;  des  planches  de 
cristal  formant  étagère  au-dessus  étaient  encom- 
brées par  des  fioles,  des  brosses,  des  peignes,  des 
bâtons  de  cosmétique ,  des  boites  à  poudre  ;  le  feu 
se  mirait  dans  une  haute  psyché  ;  un  drap  pendait 
en  dehors  d'une  baignoire,  et  des  senteurs  de  pâte 
d'amandes  et  de  benjoin  s'exhalaient. 

—  Vous  excuserez  le  désordre  !  Ce  soir,  je  dîne 
en  ville. 

Et,  comme  elle  tournait  sur  ses  talons,  elle  faillit 
écraser  un  des  petits  chiens.  Frédéric  les  déclara 
charmants.  Elle  les  souleva  tous  les  deux ,  et  haus- 
sant jusqu'à  lui  leur  museau  noir  : 

—  Voyons,  faites  une  risette ,  baisez  le  monsieur. 
Un  homme,  habillé  d'une  sale  redingote  à  col- 
let de  fourrure,  entra  brusquement. 


I 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  I  89 

—  Félix,  mon  brave,  dit-elle,  vous  aurez  votre 
affaire  dimanche  prochain,  sans  faute. 

L'homme  se  mit  à  la  coiffer.  II  lui  apprenait  des 
nouvelles  de  ses  amies  :  M'^^de  Rochegune,  M'^'de 
Saint-Florentin ,  M"'  Lombard ,  toutes  étant  nobles 
comme  à  Thôtel  Dambreuse.  Puis  il  causa  théâtres  ; 
on  donnait  le  soir  à  l'Ambigu  une  représentation 
extraordinaire. 

—  Irez -vous? 

—  Ma  foi,  non!  Je  reste  chez  moi. 
Delphine  parut.  Elle  la  gronda  pour  être  sortie 

sans  sa  permission.  L'autre  jura  qu'elle  «  rentrait 
du  marché  ». 

—  Eh  bien,  apportez-moi  votre  livre  !  —  Vous 
permettez,  n'est-ce  pas? 

Et,  lisant  à  demi- voix  le  cahier,  Rosanette  faisait 
des  observations  sur  chaque  article.  L'addition 
était  fausse. 

—  Rendez -moi  quatre  sous! 

Delphine  les  rendit,  et,  quand  elle  l'eut  con- 
gédiée : 

—  Ah  !  Sainte-Vierge  !  est-on  assez  malheureux 
avec  ces  gens -là! 

Frédéric  fut  choqué  de  cette  récrimination.  Elle 
lui  rappelait  trop  les  autres,  et  établissait  entre  les 
deux  maisons  une  sorte  d'égalité  fâcheuse. 

Delphine,  étant  revenue,  s'approcha  de  la  Ma- 
réchale pour  chuchoter  un  mot  à  son  oreille. 

—  Eh  non  !  je  n'en  veux  pas  ! 
Delphine  se  présenta  de  nouveau. 

—  Madame,  elle  insiste. 

—  Ah!  quel  embêtement!  Flanque -la  dehors! 
Au   même   instant,  une  vieille  dame  habillée 

de  noir  poussa  la  porte.  Frédéric  n'entendit  rien. 


ipo  L'EDUCATION  SENTIMEiNTALE. 

ne  vit  rien;  Rosanette  s'était  précipitée  dans  la 
chambre,  à  sa  rencontre. 

Quand  elle  reparut,  elle  avait  les  pommettes 
rouges  et  elle  s'assit  dans  un  des  fauteuils,  sans 
parler.  Une  larme  tomba  sur  sa  joue  ;  puis  se  tour- 
nant vers  le  jeune  homme,  doucement  : 

—  Quel  est  votre  petit  nom  ? 

—  Frédéric. 

—  Ah  !  Fédérico  I  Ça  ne  vous  gêne  pas  que  je 
vous  appelle  comme  ça? 

Et  elle  le  regardait  d'une  façon  câline,  presque 
amoureuse.  Tout  à  coup,  elle  poussa  un  cri  de 
joie  à  la  vue  de  M"'  Vatnaz. 

La  femme  artiste  n'avait  pas  de  temps  à  perdre, 
devant,  à  six  heures  juste,  présider  sa  table  d'hôte; 
et  elle  haletait,  n'en  pouvant  plus.  D'abord,  elle 
retira  de  son  cabas  une  chaîne  de  montre  avec 
un  papier,  puis  différents  objets,  des  acquisi- 
tions. 

—  Tu  sauras  qu'il  y  a,  rue  Joubert,  des  gants 
de  Suède  à  trente-six  sous,  magnifiques!  Ton  tein- 
turier demande  encore  huit  jours.  Pour  la  guipure, 
j'ai  dit  qu'on  repasserait.  Bugneaux  a  reçu  l'a- 
compte. Voilà  tout,  il  me  semble?  C'est  cent 
quatre-vingt-cinq  francs  que  tu  me  dois! 

Rosanette  alla  prendre  dans  un  tiroir  dix  napo- 
léons. Aucune  des  deux  n'avait  de  monnaie,  Fré- 
déric en  offrit. 

—  Je  vous  les  rendrai ,  dit  la  Vatnaz ,  en  fourrant 
les  quinze  francs  dans  son  sac.  Mais  vous  êtes  un 
vilain.  Je  ne  vous  aime  plus,  vous  ne  m'avez  pas 
fait  danser  une  seule  fois ,  fautre  jour  !  —  Ah  !  ma 
chère,  j'ai  découvert,  quai  Vohaire,  à  une  bou- 
tique, un  cadre  d'oiseaux- mouches  empaillés  qui 


I 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  I91 

sont  des  amours.  A  ta  place,  je  me  les  donnerais. 
Tiens!  Comment  trouves-tu? 

Et  elle  exhiba  un  vieux  coupon  de  soie  rose 
qu'elle  avait  acheté  au  Temple  pour  faire  un  pour- 
point moyen  âge  à  Delmar. 

—  II  est  venu  aujourd'hui,  n'est-ce  pas? 

—  Non! 

—  C'est  singulier  ! 
Et,  une  minute  après  : 

—  Où  vas -tu  ce  soir? 

—  Chez  Alphonsine,  dit  Rosanette. 

Ce  qui  était  la  troisième  version  sur  la  manière 
dont  elle  devait  passer  la  soirée. 
M"'  Vatnaz  reprit  : 

—  Et  le  vieux  de  la  Montagne,  quoi  de  neuf? 
Mais,  d'un  brusque  clin  d'œil,  la  Maréchale  lui 

commanda  de  se  taire  ;  et  elle  reconduisit  Frédéric 
jusque  dans  l'antichambre,  pour  savoir  s'il  verrait 
bientôt  Arnoux. 

—  Priez -le  donc  de  venir;  pas  devant  son 
épouse,  bien  entendu! 

Au  haut  des  marches,  un  parapluie  était  posé 
contre  le  mur,  près  d'une  paire  de  socques. 

—  Les  caoutchoucs  de  la  Vatnaz ,  dit  Rosanette. 
Quel  pied,  hein  ?  Elle  est  forte,  ma  petite  amie. 

Et  d'un  ton  mélodramatique,  en  faisant  rouler 
la  dernière  lettre  du  mot  : 

—  Ne  pas  s'y  fierrr! 

Frédéric ,  enhardi  par  cette  espèce  de  confidence, 
voulut  la  baiser  sur  le  col.  Elle  dit  froidement  : 

—  Oh  !  faites  !  ça  ne  coûte  rien  ! 

II  était  léger  en  sortant  de  là,  ne  doutant  pas 

Îue  la  Maréchale  ne  devînt  bientôt  sa  maîtresse. 
!e  désir  en  éveilla  un  autre;  et,  malgré  l'espèce 


1^2  L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 

de  rancune  qu'il  lui  gardait,  il  eut  envie  de  voir 
M"'  Arnoux. 

D'ailleurs,  il  devait  y  aller  pour  la  commission 
de  Rosanette. 

«Mais,  à  présent,  songea-t-il  (six  heures  son- 
naient), Arnoux  est  chez  lui,  sans  doute.» 

II  ajourna  sa  visite  au  lendemain. 

Elle  se  tenait  dans  la  même  attitude  que  le  pre- 
mier jour,  et  cousait  une  chemise  d'enfant.  Le 
petit  garçon,  à  ses  pieds,  jouait  avec  une  ména- 
gerie de  bois;  Marthe,  un  peu  plus  loin,  écrivait. 

II  commença  par  la  complimenter  de  ses  en- 
fants. Elle  répondit  sans  aucune  exagération  de 
bêtise  maternelle. 

La  chambre  avait  un  aspect  tranquille.  Un  beau 
soleil  passait  par  les  carreaux,  les  angles  des  meu- 
bles reluisaient,  et,  comme  M""*  Arnoux  était  assise 
auprès  de  la  fenêtre,  un  grand  rayon,  frappant  les 
accroche -cœurs  de  sa  nuque,  pénétrait  d'un  fluide 
d'or  sa  peau  ambrée.  Alors,  il  dit  : 

—  Voilà  une  jeune  personne  qui  est  devenue 
bien  grande  depuis  trois  ans  !  Vous  rappelez- vous , 
mademoiselle,  quand  vous  dormiez  sur  mes  ge- 
noux ,  dans  la  voiture  ? 

Marthe  ne  se  rappelait  pas. 

—  Un  soir,  en  revenant  de  Saint- Cloud? 
M™^  Arnoux  eut  un  regard  singulièrement  triste. 

Etait-ce  pour  lui  défendre  toute  allusion  à  leur 
souvenir  commun  ? 

Ses  beaux  yeux  noirs,  dont  la  sclérotique  bril- 
lait, se  mouvaient  doucement  sous  leurs  paupières 
un  peu  lourdes,  et  il  y  avait  dans  la  profondeur  de 
ses  prunelles  une  bonté  infinie.  II  fut  ressaisi  par 
un  amour  plus  fort  que  jamais,  immense  :  c'était 


t 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  I93 

une  contemplation  qui  l'engourdissait,  il  la  secoua 
pourtant.  Comment  se  faire  valoir?  par  quels 
moyens?  Et,  ayant  bien  cherché,  Frédéric  ne 
trouva  rien  de  mieux  que  l'argent.  II  se  mit  à  par- 
ler du  temps,  lequel  était  moins  froid  qu'au  Havre. 

—  Vous  y  avez  été  ? 

—  Oui,  pour  une  affaire...  de  famille...  un 
héritage. 

—  Ah!  j'en  suis  bien  contente,  reprit-elle  avec 
un  air  de  plaisir  tellement  vrai,  qu'il  en  fut  touché 
comme  d'un  grand  service. 

Puis  elle  lui  demanda  ce  qu'il  voulait  faire,  un 
homme  devant  s'employer  à  quelque  chose.  II  se 
rappela  son  mensonge  et  dit  qu'il  espérait  par- 
venir au  Conseil  d'Etat,  grâce  à  M.  Dambreuse, 
le  député. 

—  Vous  le  connaissez  peut-être  ? 

—  De  nom,  seulement. 
Puis,  d'une  voix  basse  : 

—  //  vous  a  mené  au  bal,  l'autre  jour,  n'est-ce 
pas? 

Frédéric  se  taisait. 

—  C'est  ce  que  je  voulais  savoir,  merci. 

Ensuite,  elle  lui  fit  deux  ou  trois  questions  dis- 
crètes sur  sa  famille  et  sa  province.  C'était  bien 
aimable,  d'être  resté  là-bas  si  longtemps,  sans  les 
oublier. 

—  Mais . . . ,  le  pouvais-je  ?  reprit-il.  En  doutiez- 
vous? 

M"'  Arnoux  se  leva. 

—  Je  crois  que  vous  nous  portez  une  bonne 
et  solide  affection.  Adieu,...  au  revoir! 

Et  elle  tendit  sa  main,  d'une  manière  franche 
t  virile.  N'était-ce  pas  un  engagement,  une  pro- 

'5 


1^4  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

messe  ?  Frédéric  se  sentait  tout  joyeux  de  vivre  ; 
if  se  retenait  pour  ne  pas  chanter,  il  avait  besoin 
de  se  répandre,  de  faire  des  générosités  et  des  au- 
mônes. Il  regarda  autour  de  lui  s'il  n'y  avait  per- 
sonne à  secourir.  Aucun  misérable  ne  passait;  et 
sa  velléité  de  dévouement  s'évanouit,  car  ii  n'était 
pas  homme  à  en  chercher  au  loin  les  occasions. 

Puis  il  se  ressouvint  de  ses  amis.  Le  premier 
auquel  il  songea  fut  Hussonnet,  le  second  Pellerin. 
La  position  infime  de  Dussardier  commandait 
naturellement  des  égards;  quant  à  Cisy,  il  se  ré- 
jouissait de  lui  feire  voir  un  peu  sa  fortune.  Il 
écrivit  donc  à  tous  les  quatre  de  venir  pendre  la 
crémaillère  le  dimanche  suivant,  à  onze  heures 
juste,  et  il  chargea  Deslauriers  d'amener  Sénécal. 

Le  répétiteur  avait  été  congédié  de  son  troisième 
pensionnat  pour  n'avoir  point  voulu  de  distribu- 
tion de  prix,  usage  qu'il  regardait  comme  funçste 
à  l'égahté.  II  était  maintenant  chez  un  constructeur 
de  machines,  et  n'habitait  plus  avec  Deslauriers 
depuis  six  mois. 

Leur  séparation  n'avait  eu  rien  de  pénible. 
Sénécal,  dans  les  derniers  temps,  recevait  des 
hommes  en  blouse,  tous  patriotes,  tous  travailleurs, 
tous  braves  gens,  mais  dont  la  compagnie  sem- 
blait fastidieuse  à  l'avocat.  D'ailleurs,  certaines 
idées  de  son  ami,  excellentes  comme  armes  de 
goore,  lui  déplaisaient.  H  s'en  taisait  par  ambi- 
tion, tenant  à  le  ménager  pour  le  conduire,  car  il 
attendait  avec  impatience  un  grand  bouleverse- 
ment où  il  comptait  bien  faire  son  trou ,  avoir  sa 
place. 

Les  convictions  de  Sénécal  étaient  plus  désinté- 
ressées. Chaque  soir,  quand  sa  besogne  était  finie , 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  ipj 

il  regagnait  sa  mansarde,  et  il  cherchait  dans  les 
hvres  de  quoi  justifier  ses  rêves.  II  avait  annoté  le 
Contrat  social,  II  se  bourrait  de  la  Revue  indépen- 
dante*. II  connaissait  Mably,  Morelly,  Fourier*, 
Saint-Simon*,  Comte*,  Cabet*,  Louis  Blanc*,  la 
lourde  charretée  des  écrivains  socialistes,  ceux 
qui  réclament  pour  l'humanité  le  niveau  des  ca- 
sernes, ceux  qui  voudraient  la  divertir  dans  un 
lupanar  ou  la  plier  sur  un  comptoir;  et,  du  mélange 
de  tout  cela,  il  s'était  fait  un  idéal  de  démocratie 
vertueuse,  ayant  le  double  aspect  d'une  métairie 
et  d'une  filature,  une  sorte  de  Lacédémone  amé- 
ricaine où  findividu  n'existerait  que  pour  servir 
la  Société,  plus  omnipotente,  absolue,  infaillible 
et  divine  que  les  Grands  Lamas  et  les  Nabucho- 
donosors.  II  n'avait  pas  un  doute  sur  l'éventualité 
prochaine  de  cette  conception  ;  et  tout  ce  qu'il 
jugeait  lui  être  hostile,  Sénécal  s'acharnait  dessus , 
avec  des  raisonnements  de  géomètre  et  une  bonne 
foi  d'inquisiteur.  Les  titres  nobiliaires,  les  croix, 
les  panaches,  les  livrées  surtout,  et  même  les  répu- 
tations trop  sonores  le  scandalisaient,  ses  études 
comme  ses  souffrances  avivant  chaque  jour  sa 
haine  essentielle  de  toute  distinction  ou  supério- 
rité quelconque. 

—  Qu'est-ce  que  je  dois  à  ce  monsieur  pour 
lui  faire  des  politesses?  S'il  voulait  de  moi,  il 
pouvait  venir! 

Deslauriers  fentraina. 

Ils  trouvèrent  leur  ami  dans  sa  chambre  à  cou- 
cher. Stores  et  doubles  rideaux,  glace  de  Venise, 
rien  n'y  manquait  ;  Frédéric ,  en  veste  de  velours , 
était  renversé  dans  une  bergère,  oii  il  fumait  des 
cigarettes  de  tabac  turc. 


ipd  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

Sénécal  se  rembrunit,  comme  les  cagots  ame- 
nés dans  les  réunions  de  plaisir.  Deslauriers  em- 
brassa tout  d'un  seul  coup  d'œil;  puis,  le  saluant 
très  bas  : 

—  Monseigneur  !  je  vous  présente  mes  respects  ! 
Dussardier  lui  sauta  au  cou. 

—  Vous  êtes  donc  riche,  maintenant?  Ah! 
tant  mieux,  nom  d'un  chien,  tant  mieux! 

Cisy  parut,  avec  un  crêpe  à  son  chapeau. 
Depuis  la  mort  de  sa  grand'mère,  il  jouissait  d'une 
fortune  considérable,  et  tenait  moins  à  s'amuser 
qu'à  se  distinguer  des  autres,  à  n'être  pas  comme 
tout  le  monde,  enfin  à  «avoir  du  cachet».  C'était 
son  mot. 

II  était  midi  cependant,  et  tous  bâillaient;  Fré- 
déric attendait  quelqu'un.  Au  nom  d'Arnoux, 
Pellerin  fit  la  grimace.  II  le  considérait  comme  un 
renégat  depuis  qu'il  avait  abandonné  les  arts. 

—  Si  l'on  se  passait  de  lui  ?  qu'en  dites-vous  ? 
Tous  approuvèrent. 

Un  domestique  en  longues  guêtres  ouvrit  la 
porte,  et  l'on  aperçut  la  salle  à  manger  avec  sa 
haute  plinthe  en  chêne  relevée  d'or  et  ses  deux 
dressoirs  chargés  de  vaisselle.  Les  bouteilles  de 
vin  chauffaient  sur  le  poêle;  les  lames  des  cou- 
teaux neufs  miroitaient  près  des  huîtres;  il  y  avait 
dans  le  ton  laiteux  des  verres-mousseline  comme 
une  douceur  engageante,  et  la  table  disparaissait 
sous  du  gibier,  des  fruits,  des  choses  extraordi- 
naires. Ces  attentions  furent  perdues  pour  Sénécal. 

II  commença  par  demander  du  pain  de  mé- 
nage (le  plus  ferme  possible),  et,  à  ce  propos, 
parla  des  meurtres  de  Buzançais  et  de  la  crise 
des  subsistances*. 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  197 

Rien  de  tout  cela  ne  serait  survenu  si  on  proté- 
geait mieux  i agriculture,  si  tout  n'était  pas  livré 
à  la  concurrence,  à  lanarchie,  à  la  déplorable 
maxime  du  «  laissez  faire ,  laissez  passer  »  !  Voilà 
comment  se  constituait  la  féodalité  de  l'argent , 
pire  que  l'autre  !  Mais  qu'on  y  prenne  garde  !  le 
peuple,  à  la  fin,  se  lassera,  et  pourrait  faire  payer 
ses  souffrances  aux  détenteurs  du  capital,  soit  par 
de  sanglantes  proscriptions,  ou  par  le  pillage  de 
leurs  hôtels. 

Frédéric  entrevit,  dans  un  éclair,  un  flot 
d'hommes  aux  bras  nus  envahissant  le  grand 
salon  de  M™"  Dambreuse,  cassant  les  glaces  à 
coups  de  pique. 

Sénécal  continuait  :  fouvrier,  vu  l'insuffisance 
des  salaires,  était  plus  malheureux  que  l'ilote,  le 
nègre  et  le  paria,  s'il  a  des  enfants  surtout. 

—  Doit- il  s'en  débarrasser  par  l'asphyxie, 
comme  le  lui  conseille  je  ne  sais  plus  quel  docteur 
anglais,  issu  de  Malthus? 

Et  se  tournant  vers  Cisy  : 

—  En  serons-nous  réduits  aux  conseils  de  l'in- 
fâme Malthus? 

Cisy,  qui  ignorait  l'infamie  et  même  l'existence 
de  Malthus,  répondit  qu'on  secourait  pourtant 
beaucoup  de  misères,  et  que  les  classes  élevées... 

—  Ah!  les  classes  élevées!  dit,  en  ricanant,  le 
socialiste.  D'abord,  il  n'y  a  pas  de  classes  élevées; 
on  n'est  élevé  que  par  le  cœur!  Nous  ne  voulons 
pas  d'aumônes,  entendez -vous!  mais  l'égalité,  la 
juste  répartition  des  produits. 

Ce  qu'il  demandait,  c'est  que  l'ouvrier  pût 
devenir  capitaliste,  comme  le  soldat  colonel.  Les 
jurandes,    au    moins,    en    limitant    le    nombre 


198  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

des  apprentis,  empêchaient  l'encombrement  des 
travailleurs,  et  le  sentiment  de  la  fraternité  se 
trouvait  entretenu  par  les  fêtes ,  les  bannières. 

Hussonnet,  comme  poète,  regrettait  les  ban- 
nières; Peflerin  aussi,  prédilection  qui  lui  était 
venue  au  café  Dagneaux,  en  écoutant  causer 
des  phalanstériens  *.  11  déclara  Fourier  un  grand 
homme. 

—  Allons  doncl  dit  Deslauriers.  Une  vieille 
bête  !  qui  voit  dans  les  bouleversements  d'empires 
des  effets  de  la  vengeance  divine  I  C'est  comme 
le  sieur  Saint-Simon  et  son  église,  avec  sa  haine 
de  la  Révolution  française  :  un  tas  de  farceurs  qui 
voudraient  nous  refaire  le  catholicisme  ! 

M.  de  Cisy,  pour  s'éclairer,  sans  doute,  ou 
donner  de  lui  une  bonne  opinion,  se  mit  à  dire 
doucement  : 

—  Ces  deux  savants  ne  sont  donc  pas  de  l'avis 
de  Voltaire  ? 

—  Celui-là,  je  vous  l'abandonne!  reprit  Sé- 
nécal. 

—  Comment?  moi,  je  croyais 

—  Eh  non  !  il  n'aimait  pas  le  peuple  ! 

Puis  la  conversation  descendit  aux  événements 
contemporains  ;  les  mariages  espagnols*,  les  dila- 
pidations de  Rochefort*,  le  nouveau  chapitre 
de  Saint-Denis*,  ce  qui  amènerait  un  redouble- 
ment d'impôts.  Selon  Sénécal,  on  en  payait  assez , 
cependant  ! 

—  Et  pourquoi,  mon  Dieu?  pour  élever  des 
palais  aux  singes  du  Muséum,  faire  parader  sur 
nos  places  de  brillants  états -majors,  ou  soutenir, 
parmi  les  valets  du  Château,  une  étiquette  go- 
thique ! 


1 


■ 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  199 

—  J'ai  lu  dans  la  Mode,  dit  Cisy,  qu'à  la  Saint- 
Ferdinand,  au  bal  des  Tuileries,  tout  le  monde 
était  déguisé  en  chicards. 

—  Si  ce  n'est  pas  pitoyable  !  fit  le  socialiste , 
en  haussant  de  dégoût  les  épaules. 

—  Et  le  musée  de  Versailles  !  s'écria  Pellerin. 
Parlons-en!  Ces  imbéciles-Ià  ont  raccourci  un 
Delacroix  et  rallongé  un  Gros!  Au  Louvre,  on  a 
si  bien  restauré,  gratté  et  tripoté  toutes  les  toiles, 
oue,  dans  dix  ans,  peut-être  pas  une  ne  restera. 
Quant  aux  erreurs  du  catalogue,  un  Allemand  a 
écrit  dessus  tout  un  livre.  Les  étrangers,  ma  parole, 
se  fichent  de  nous  ! 

—  Oui,  nous  sommes  la  risée  de  l'Europe,  dit 
Sénécal. 

—  Cest  parce  que  TArt  est  inféodé  à  la  Cou- 
ronne. 

—  Tant  que  vous  n'aurez  pas  le  suffrage  uni- 
versel . . . 

—  Permettez  I  car  l'artiste,  refusé  depuis  vingt 
ans  à  tous  les  Salons,  était  furieux  contre  le  Pou- 
voir. —  Eh  !  qu'on  nous  laisse  tranquilles.  Moi,  je 
ne  demande  rien  !  seulement  les  Chambres  de- 
vraient statuer  sur  les  intérêts  de  l'Art  11  faudrait 
établir  une  chaire  d'esthétique,  et  dont  le  profes- 
seur, un  homme  à  la  fois  praticien  et  philosophe, 
parviendrait,  j'espère,  à  grou{>er  la  multitude.  Vous 
feriez  bien,  Hussonnet,  de  toucher  un  mot  de  ça 
dans  votre  journal  ? 

—  Est-ce  que  les  journaux  sont  libres  ?  est-ce 
que  nous  le  sommes  ?  dit  Deslauriers  avec  empor- 
tement. Quand  on  pense  qu'il  peut  y  avoir  jusqu'à 
vingt-huit  formalités  pour  établir  un  batelet  sur 
une  rivière,  ça  me  donne  envie  d  aller  vivre  chez 


200  L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 

les  anthropophages  !  Le  Gouvernement  nous  dé- 
vore! Tout  est  à  lui,  la  philosophie,  le  droit, 
les  arts,  l'air  du  ciel;  et  la  France  râle,  énervée, 
sous  la  botte  du  gendarme  et  la  soutane  du  ca- 
lotin  ! 

Le  futur  Mirabeau  épanchait  ainsi  sa  bile,  lar- 
gement. Enfin,  il  prit  son  verre,  se  leva,  et,  le 
poing  sur  la  hanche,  l'œil  allumé  : 

—  Je  bois  à  la  destruction  complète  de  l'ordre 
actuel,  c'est-à-dire  de  tout  ce  qu'on  nomme  Privi- 
lège, Monopole,  Direction,  Hiérarchie,  Autorité, 
Etat  !  —  et ,  d'une  voix  plus  haute  :  —  que  je  voudrais 
briser  comme  ceci,  en  lançant  sur  la  table  le  beau 
verre  à  patte,  qui  se  fracassa  en  mille  morceaux. 

Tous  applaudirent,  et  Dussardier  principale- 
ment. 

Le  spectacle  des  injustices  lui  faisait  bondir  le 
cœur.  II  s'inquiétait  de  Barbes*;  il  était  de  ceux 
qui  se  jettent  sous  les  voitures  pour  porter  secours 
aux  chevaux  tombés.  Son  érudition  se  bornait  à 
deux  ouvrages,  l'un  intitulé  Crimes  des  rois,  l'autre 
Mystères  du  Vatican,  II  avait  écouté  l'avocat  bouche 
béante,  avec  délices.  Enfin,  n'y  tenant  plus  : 

—  Moi,  ce  que  je  reproche  à  Louis-Philippe, 
c'est  d'abandonner  les  Polonais  *  ! 

—  Un  moment!  dit  Hussonnet.  D'abord,  la 
Pologne  n'existe  pas  ;  c'est  une  invention  de 
Lafayette!  Les  Polonais,  règle  générale,  sont  tous 
du  faubourg  Saint-Marceau,  les  véritables  s'étant 
noyés  avec  Poniatowski. 

Bref,  «il  ne  donnait  plus  là  dedans»,  il  était 
«  revenu  de  tout  ça  !  »  C'était  comme  le  serpent  de 
mer,  la  révocation  de  l'édit  de  Nantes  et  «cette 
vieille  blague  de  la  Saint-Barthélemy  !  » 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  20I 

Sénécal,  sans  défendre  les  Polonais,  releva  les 
derniers  mots  de  l'homme  de  lettres.  On  avait 
calomnié  les  papes*,  qui,  après  tout,  défendaient 
le  peuple,  et  il  appelait  la  Ligue  «faurore  de  la 
Démocratie,  un  grand  mouvement  égalitaire  contre 
rindividualisme  des  protestants». 

Frédéric  était  un  peu  surpris  par  ces  idées. 
Elles  ennuyaient  Cisy  probablement,  car  il  mit  la 
conversation  sur  les  tableaux  vivants  du  Gymnase, 
qui  attiraient  alors  beaucoup  de  monde. 

Sénécal  s'en  affligea.  De  tels  spectacles  corrom- 
paient les  filles  du  prolétaire;  puis  on  les  voyait 
étaler  un  luxe  insolent.  Aussi  approuvait- il  les 
étudiants  bavarois  qui  avaient  outragé  Lola  Mon- 
tes*. A  l'instar  de  Rousseau,  il  faisait  plus  de  cas 
de  la  femme  d'un  charbonnier  que  de  la  maîtresse 
d'un  roi. 

—  Vous  blaguez  les  truffes  !  répliqua  majes- 
tueusement Hussonnet. 

Et  il  prit  la  défense  de  ces  dames,  en  faveur 
de  Rosanette.  Puis,  comme  il  parlait  de  son  bal 
et  du  costume  d'Arnoux  : 

—  On  prétend  qu'il  branle  dans  le  manche? 
dit  Pellerin. 

Le  marchand  de  tableaux  venait  d'avoir  un 
procès  pour  ses  terrains  de  Belleville,  et  il  était 
actuellement  dans  une  compagnie  de  kaolin  bas- 
breton  avec  d'autres  farceurs  de  son  espèce. 

Dussardier  en  savait  davantage  ;  car  son  patron 
à  lui,  M.  Moussinot,  ayant  été  aux  informations 
Isur  Amoux  près  du  banquier  Oscar  Lefebvre, 
celui-ci  avait  répondu  qu'il  le  jugeait  peu  solide, 
^ connaissant  quelques-uns  de  ses  renouvelle- 
lents. 


202  L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 

Le  dessert  était  fini;  on  passa  dans  le  salon, 
tendu,  comme  celui  de  la  Maréchale,  en  damas 
jaune,  et  de  style  Louis  XVL 

Pellerin  blâma  Frédéric  de  n'avoir  pas  choisi, 
plutôt,  le  néo-grec;  Sénécal  frotta  des  allumettes 
contre  les  tentures;  Deslauriers  ne  fit  aucune 
observation.  Il  en  fit  dans  la  bibhothèque,  qu'il 
appela  une  bibliothèque  de  petite  fille,  La  plupart 
des  littérateurs  contemporains  s'y  trouvaient.  II  fut 
impossible  de  parler  de  leurs  ouvrages,  car  Hus- 
sonnet,  immédiatement,  contait  des  anecdotes 
sur  leurs  personnes,  critiquait  leurs  figures,  leurs 
mœurs,  leur  costume,  exaltant  les  esprits  de 
quinzième  ordre,  dénigrant  ceux  du  premier,  et 
déplorant,  bien  entendu,  la  décadence  moderne. 
Telle  chansonnette  de  villageois  contenait,  à  elle 
seule,  plus  de  poésie  que  tous  les  lyriques  du 
XK*  siècle;  Balzac  était  surfait,  Byron  démoli, 
Hugo  n'entendait  rien  au  théâtre,  etc. 

—  Pourquoi  donc,  dit  Sénécal,  n'avez -vous 
pas  les  volumes  de  nos  poètes-ouvriers? 

Et  M.  de  Cisy,  qui  s'occupait  de  littérature, 
s'étonna  de  ne  pas  voir  sur  la  table  de  Frédéric 
«quelques-unes  de  ces  physiologies  nouvelles, 
Physiologie  du  fumeur,  du  pêcheur  à  la  ligne,  de  rem- 
ployé de  barrière  ». 

lis  arrivèrent  à  l'agacer  tellement,  qu'il  eut  envie 
de  les  pousser  dehors  par  les  épaules  :  «Mais  je 
deviens  bête!»  Et,  prenant  Dussardier  à  l'écart, 
il  lui  demanda  s'il  pouvait  le  servir  en  quelque 
chose. 

Le  brave  garçon  fut  attendri.  Avec  sa  place  de 
caissier,  il  n'avait  besoin  de  rien. 

Ensuite,  Frédéric  emmena  Deslauriers  dans  sa 


4 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  203 

chambre,  et,  tirant  de  son  secrétaire  deux  mille 
francs  : 

—  Tiens,  mon  brave,  empoche!  C'e^t  le  reli- 
quat de  mes  vieilles  dettes. 

—  Mais ...  et  le  Journal  ?  dit  Tavocat.  J'en  ai 
parlé  à  Hussonnet,  tu  sais  bien. 

Et,  Frédéric  ayant  répondu  qu'il  se  trouvait 
«un  peu  gêné,  maintenant»,  l'autre  eut  un  mau- 
vais sourire. 

Après  les  liqueurs,  on  but  de  la  bière;  après  la 
bière,  des  grogs;  on  refuma  des  pipes.  Enfin,  à 
cinq  heures  du  soir,  tous  s'en  allèrent;  et  ils  mar- 
chaient les  uns  près  des  autres,  sans  parler,  quand 
Dussardier  se  mit  à  dire  que  Frédéric  les  avait 
reçus  parfaitement.  Tous  en  convinrent. 

Hussonnet  déclara  son  déjeuner  un  peu  trop 
lourd.  Sénécal  critiqua  la  futilité  de  son  intérieur. 
Cisj  pensait  de  même.  Cela  manquait  de  «  cachet  », 
absolument. 

—  Moi,  je  trouve,  dit  Pellerin,  qu'il  aurait 
bien  pu  me  commander  un  tableau. 

Deslauriers  se  taisait,  en  tenant  dans  la  poche 
de  son  pantalon  ses  billets  de  banque. 

Frédéric  était  resté  seul.  II  pensait  à  ses  amis,  et 
sentait  entre  eux  et  lui  comme  un  grand  fossé 
plein  d'ombre  qui  les  séparait.  II  leur  avait  tendu 
la  main  cependant,  et  ils  n'avaient  pas  répondu  à 
la  franchise  de  son  cœur. 

II  se  rappela  les  mots  de  Pellerin  et  de  Dussar- 
dier sur  Arnoux.  C'était  une  invention,  une  ca- 
lomnie sans  doute?  Mais  pourquoi  ?  Et  il  aperçut 
M""*  Arnoux,  ruinée,  pleurant,  vendant  ses  meu- 
bles. Cette  idée  le  tourmenta  toute  la  nuit;  le  len- 
demain, il  se  présenta  chez  elle. 


2o4  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

Ne  sachant  comment  s'y  prendre  pour  com- 
muniquer ce  qu'il  savait,  il  lui  demanda  en 
manière  de  conversation  si  Arnoux  avait  toujours 
ses  terrains  de  Belleville. 

—  Oui,  toujours. 

—  Il  est  mamtenant  dans  une  compagnie  pour 
du  kaolin  de  Bretagne,  je  crois? 

—  C'est  vrai. 

—  Sa  fabrique  marche  très  bien,  n'est-ce  pas? 

—  Mais...  je  le  suppose. 
Et,  comme  il  hésitait  : 

—  Qu'avez-vous  donc?  vous  me  faites  peur! 
II  lui  apprit  l'histoire  des  renouvellements.  Elle 

baissa  la  tête,  et  dit  : 

—  Je  m'en  doutais  ! 

En  effet,  Arnoux,  pour  faire  une  bonne  spécu- 
lation, s'était  refusé  à  vendre  ses  terrains,  avait 
emprunté  dessus  largement,  et,  ne  trouvant  point 
d'acquéreurs,  avait  cru  se  rattraper  par  l'établisse- 
ment d'une  manufacture.  Les  frais  avaient  dépassé 
les  devis.  Elle  n'en  savait  pas  davantage  ;  il  éludait 
toute  question  et  affirmait  continuellement  que 
«ça  allait  très  bien». 

Frédéric  tâcha  de  la  rassurer.  C'étaient  peut- 
être  des  embarras  momentanés.  Du  reste,  s'il 
apprenait  quelque  chose,  il  lui  en  ferait  part. 

—  Oh!  oui,  n'est-ce  pas?  dit-elle,  en  joignant 
ses  deux  mains,  avec  un  air  de  supplication  char- 
mant. 

II  pouvait  donc  lui  être  utile.  Le  voilà  qui  en- 
trait dans  son  existence,  dans  son  cœur! 
Arnoux  parut. 

—  Ah!  comme  c'est  gentil,  de  venir  me 
prendre  pour  dîner. 


I 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  205 

Frédéric  en  resta  muet. 

Arnoux  parla  de  choses  indifférentes,  puis 
avertit  sa  femme  qu'il  rentrerait  fort  tard,  ayant 
un  rendez-vous  avec  M.  Oudry. 

—  Chez  lui? 

—  Mais  certainement,  chez  lui. 

II  avoua,  tout  en  descendant  Tescalier,  que,  la 
Maréchale  se  trouvant  libre,  ils  allaient  faire 
ensemble  une  partie  fine  au  Moulin-Rouge;  et, 
comme  il  lui  fallait  toujours  quelqu'un  pour  rece- 
voir ses  épanchements,  il  se  fit  conduire  par  Fré- 
déric jusqu'à  la  porte. 

Au  lieu  d'entrer,  il  se  promena  sur  le  trottoir, 
en  observant  les  fenêtres  du  second  étage.  Tout 
à  coup  les  rideaux  s'écartèrent. 

—  Ah!  bravo!  le  père  Oudry  n'y  est  plus. 
Bonsoir  ! 

C'était  donc  le  père  Oudry  qui  l'entretenait? 
Frédéric  ne  savait  que  penser  mamtenant. 

A  partir  de  ce  jour-là,  Arnoux  fut  encore  plus 
cordial  qu'auparavant;  il  l'invitait  à  dîner  chez  sa 
maîtresse,  et  bientôt  Frédéric  hanta  tout  à  la  fois 
les  deux  maisons. 

Celle  de  Rosanette  l'amusait.  On  venait  là  le 
soir,  en  sortant  du  club  ou  du  spectacle;  on  pre- 
nait une  tasse  de  thé,  on  faisait  une  partie  de  loto; 
le  dimanche,  on  jouait  des  charades;  Rosanette, 
plus  turbulente  que  les  autres,  se  distinguait  par 
des  inventions  drolatiques,  comme  de  courir  à 
quatre  pattes  ou  de  s'affubler  d'un  bonnet  de 
coton.  Pour  regarder  les  passants  par  la  croisée, 
elle  avait  un  chapeau  de  cuir  bouilli;  elle  fumait 
des  chibouques,  elle  chantait  des  tyroliennes. 
L'après-midi,  par  désœuvrement,  elle  découpait 


2o6  L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 

des  fleurs  dans  un  morceau  de  toile  perse,  les  col- 
lait elle-même  sur  ses  carreaux,  barbouillait  de 
fard  ses  deux  petits  chiens,  faisait  brûler  des  pas- 
tilles, ou  se  tirait  la  bonne  aventure.  Incapable  de 
résister  à  une  envie,  elle  s'engouait  d'un  bibelot 
qu'elle  avait  vu,  n'en  doriTiait  pas,  courait  l'ache- 
ter, le  troquait  contre  un  autre,  et  gâchait  les 
étoffes,  perdait  ses  bijoux,  gaspillait  l'argent, 
aurait  vendu  sa  chemise  pour  une  loge  d'avant- 
scène.  Souvent,  elle  demandait  à  Frédéric  l'expii- 
cation  d'un  mot  qu'elle  avait  lu,  mais  n'écoutait 
pas  sa  réponse,  car  elle  sautait  vite  à  une  autre 
idée,  en  multipliant  les  questions.  Après  des 
spasmes  de  gaieté,  c'étaient  des  colères  enfantines; 
ou  bien  elle  rêvait,  assise  par  terre,  devant  le  feu, 
la  tête  basse  et  ïe  genou  dans  ses  deux  mains,  plus 
inerte  qu'une  couleuvre  engourdie.  Sans  y  prendre 
garde,  elle  s'habillait  devant  lui,  tirait  avec  len- 
teur ses  bas  de  soie,  puis  se  lavait  à  grande  eau  le 
visage,  en  se  renversant  la  taille  comme  une  naïade 
qui  frissonne;  et  ïe  rire  de  ses  dents  blanches,  Jes 
étincelles  de  ses  yeux,  sa  beauté,  sa  gaieté  éblouis- 
saient Frédéric,  et  lui  fouettaient  les  nerfs. 

Presque  toujours,  il  trouvait  M""  Arnoux  mon- 
trant à  hre  à  son  bambin ,  ou  derrière  la  chaise  de 
Marthe  qui  faisait  des  gammes  sur  son  piano; 
quand  elle  travaillait  à  un  ouvrage  de  couture, 
c'était  pour  lui  un  grand  bonheur  que  de  ra- 
masser, quelquefois,  ses  ciseaux.  Tous  ses  mouve- 
ments étaient  d'une  majesté  tranquille  ;  ses  petites 
mains  semblaient  faites  pour  épandre  des  au- 
mônes, pour  essuyer  des  pleurs;  et  sa  voix,  un 
peu  sourde  n^urellement,  avait  des  intonations 
caressantes  et  comme  des  légèretés  de  brise. 


I 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  207 

Elle  ne  s'exaltait  point  pour  la  littérature,  mais 
son  esprit  charmait  par  des  mots  simples  et  péné- 
trants. Elle  aimait  les  voyages,  le  bruit  du  vent 
dans  les  bois,  et  à  se  promener  tête  nue  sous  la 
pluie.  Frédéric  écoutait  ces  choses  délicieusement, 
croyant  voir  un  abandon  d  elle-même  qui  com- 
mençait. 

La  fréquentation  de  ces  deux  femmes  faisait 
dans  sa  vie  comme  deux  musiques  :  l'une  folâtre, 
emportée,  divertissante,  l'autre  grave  et  presque 
religieuse;  et,  vibrant  à  la  fois,  elles  augmen- 
taient toujours,  et  peu  à  peu  se  mêlaient;  car,  si 
M"'  Arnoux  venait  à  l'effleurer  du  doigt  seule- 
ment, l'image  de  l'autre,  tout  de  suite,  se  présen- 
tait à  son  désir,  parce  qu'il  avait,  de  ce  côté -là, 
une  chance  moins  lointaine;  et,  dans  la  compagnie 
de  Rosanette,  quand  il  lui  arrivait  d'avoir  le  cœur 
ému,  il  se  rappelait  immédiatement  son  grand 
amour. 

Cette  confusion  était  provoquée  par  des  simi- 
litudes entre  les  deux  logements.  Un  des  bahuts 
que  l'on  voyait  autrefois  boulevard  Montmartre 
ornait  à  présent  la  salle  à  manger  de  Rosanette, 
l'autre,  le  salon  de  M""*  Arnoux.  Dans  les  deux 
maisons,  les  services  de  table  étaient  pareils,  et 
l'on  retrouvait  jusqu'à  la  même  calotte  de  velours 
traînant  sur  les  bergères;  puis  une  foule  de  petits 
cadeaux,  des  écrans,  des  boftes,  des  éventails 
allaient  et  venaient  de  chez  la  maîtresse  chez 
l'épouse,  car,  sans  la  moindre  gêne,  Arnoux,  sou- 

Ivent,  reprenait  à  l'une  ce  qu'il  lui  avait  donné, 
pour  l'offrir  à  l'autre. 
'r     La  Maréchale  riait  avec  Frédéric  de  ses  mau- 


2o8  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

l'emmena  derrière  la  porte,  et  lui  fit  voir  dans  son 
paletot  un  sac  de  gâteaux ,  qu'il  venait  d'escamoter 
sur  la  table,  afin  clen  régaler,  sans  doute,  sa  petite 
famille.  M.  Arnoux  se  livrait  à  des  espiègleries 
côtoyant  la  turpitude.  C'était  pour  lui  un  devoir 
que  de  frauder  l'octroi  ;  il  n'allait  jamais  au  spec- 
tacle en  payant,  avec  un  billet  de  secondes  pré- 
tendait toujours  se  pousser  aux  premières,  et 
racontait  comme  une  farce  excellente  qu'il  avait 
coutume,  aux  bains  froids,  de  mettre  dans  le  tronc 
du  garçon  un  bouton  de  culotte  pour  une  pièce 
de  dix  sous;  ce  qui  n'empêchait  point  la  Maré- 
chale de  l'aimer. 

Un  jour,  cependant,  elle  dit,  en  parlant  de  lui  : 

—  Ah!  il  m'embête,  à  la  fin  !  J'en  ai  assez! 
Ma  foi,  tant  pis,  j'en  trouverai  un  autre! 

Frédéric  croyait  «l'autre»  déjà  trouvé  et  qu'il 
s'appelait  M.  Oudry. 

—  Eh  bien,  dit  Rosanette,  qu'est-ce  que  cela 
fait? 

Puis,  avec  des  larmes  dans  la  voix  : 

—  Je  lui  demande  bien  peu  de  chose,  pour- 
tant, et  il  ne  veut  pas,  l'animal!  II  ne  veut  pas! 
Quant  à  ses  promesses,  oh  !  c'est  différent. 

II  lui  avait  même  promis  un  quart  de  ses  béné- 
fices dans  les  fameuses  mines  de  kaolin;  aucun 
bénéfice  ne  se  montrait,  pas  plus  que  le  cache- 
mire dont  il  la  leurrait  depuis  six  mois. 

Frédéric  pensa,  immédiatement,  à  lui  en  faire 
cadeau.  Arnoux  pouvait  prendre  cela  pour  une 
leçon  et  se  fâcher. 

II  était  bon  cependant,  sa  femme  elle-même 
le  disait.  Mais  si  fou  !  Au  lieu  d'amener  tous  les 
jours  du  monde  à  dîner  chez   lui,  à  présent  il 


I 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  209 

traitait  ses  connaissances  chez  le  restaurateur.  II 
achetait  des  choses  complètement  inutiles,  telles 
que  des  chaînes  d*or,  des  pendules,  des  articles 
de  ménage.  M"*  Arnoux  montra  même  à  Fré- 
déric, dans  le  couloir;  une  énorme  provision  de 
bouillottes,  chaufferettes  et  samovars.  Enfin,  un 
jour,  elle  avoua  ses  inquiétudes  :  Arnoux  lui  avait 
fait  signer  un  billet,  souscrit  à  Tordre  de  M.  Dam- 
breuse. 

Cependant,  Frédéric  conservait  ses  projets  lit- 
téraires, par  une  sorte  de  point  d'honneur  vis-à- 
vis  de  lui-même.  II  voulut  écrire  une  histoire  de 
festhétique ,  résultat  de  ses  conversations  avec  Pel- 
lerin,  puis  mettre  en  drames  différentes  époques 
de  la  Révolution  française  et  composer  une  grande 
comédie,  par  finfluence  indirecte  de  Deslauriers 
et  d'Hussonnet.  Au  miheu  de  son  travail,  souvent 
le  visage  de  fune  ou  de  fautre  passait  devant  lui  ; 
il  luttait  contre  fenvie  de  la  voir,  ne  tardait  pas  à 
y  céder  ;  et  il  était  plus  triste  en  revenant  de  chez 
M™'  Arnoux. 

Un  matin  qu*il  ruminait  sa  mélancolie  au  coin 
de  son  feu.  Deslauriers  entra.  Les  discours  incen- 
diaires de  Sénécal  avaient  inquiété  son  patron, 
et,  une  fois  de  plus,  il  se  trouvait  sans  res- 
sources. 

—  Que  veux-tu  que  j'y  fasse?  dit  Frédéric. 

—  Rien!  tu  n'as  pas  d'argent,  je  le  sais.  Mais 
i  ne  te  gênerait  guère  de  lui  découvrir  une 
lace,  soit  par  M.  Dambreuse  ou  bien  Arnoux? 

Celui-ci  devait  avoir  besoin  d'ingénieurs  dans 
)n  étabhssement.  Frédéric  eut  une  inspiration  : 
énécal  pourrait  l'avertir  des  absences  du  mari, 
porter  des  lettres,  l'aider  dans  mille  occasions  qui 

14 


2IO  L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 

se  présenteraient.  D'homme  à  homme,  on  se  rend 
toujours  ces  services-là.  D'ailleurs,  il  trouverait 
moyen  de  l'employer  sans  qu'il  s'en  doutât.  Le 
hasard  lui  oifrait  un  auxihaire,  c'était  de  bon  au- 
gure, il  fallait  le  saisir;  et,  affectant  de  l'indifi^é- 
rence,  il  répondit  que  la  chose  peut-être  était 
faisable  et  qu*il  s'en  occuperait. 

II  s'en  occupa  tout  de  suite.  Arnoux  se  donnait 
beaucoup  de  peine  dans  sa  fabrique.  II  cherchait 
le  rouge  de  cuivre  des  Chinois;  mais  ses  couleurs 
se  volatilisaient  par  la  cuisson.  Afin  d'éviter  les 
gerçures  de  ses  faïences,  il  mêlait  de  la  chaux  à 
son  argile;  mais  les  pièces  se  brisaient  pour  la 
plupart,  l'émail  de  ses  peintures  sur  cru  bouillon- 
nait, ses  grandes  plaques  gondolaient;  et,  attri- 
buant ces  mécomptes  au  mauvais  outillage  de  sa 
fabrique,  il  voulait  se  faire  faire  d'autres  moulins 
à  broyer,  d'autres  séchoirs.  Frédéric  se  rappela 
quelques-unes  de  ces  choses;  et  il  l'aborda  en 
annonçant  qu'il  avait  découvert  un  homme  très 
fort,  capable  de  trouver  son  fameux  rouge.  Ar- 
noux en  fît  un  bond,  puis,  l'ayant  écouté,  répon- 
dit qu'il  n'avait  besoin  de  personne. 

Frédéric  exalta  les  connaissances  prodigieuses 
de  Sénécal,  tout  à  la  fois  ingénieur,  chimiste  et 
comptable,  étant  un  mathématicien  de  première 
force. 

Le  faïencier  consentit  à  le  voir. 

Tous  deux  se  chamaillèrent  sur  les  émolu- 
ments. Frédéric  s'interposa  et  parvint,  au  bout 
de  la  semaine,  à  leur  faire  conclure  un  arran- 
gement. 

Mais,  l'usine  étant  située  à  Creil,  Sénécal  ne 
pouvait    en    rien    l'aider.    Cette    réflexion,    très 


I 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  2  I  I 

simple,  abattit  son  courage  comme  une  més- 
aventure. 

Il  songea  que  plus  Arnoux  serait  détaché  de 
sa  femme,  plus  il  aurait  de  chance  auprès  d'elle. 
Alors,  il  se  mit  à  faire  Tapologie  de  Rosanette, 
continuellement;  il  lui  représenta  tous  ses  torts  à 
son  endroit,  conta  les  vagues  menaces  de  lautre 
jour,  et  même  parla  du  cachemire,  sans  taire 
qu'elle  l'accusait  d'avarice. 

Arnoux,  piqué  du  mot  (et,  d'ailleurs,  conce- 
vant des  inquiétudes),  apporta  le  cachemire  à 
Rosanette,  mais  la  gronda  de  s'être  plainte  à  Fré- 
déric ;  comme  elle  disait  lui  avoir  cent  fois  rappelé 
sa  promesse ,  il  prétendit  qu'il  ne  s'en  était  pas  sou- 
venu ,  ayant  trop  d'occupations. 

Le  lendemain,  Frédéric  se  présenta  chez  elle. 
Bien  qu'il  fût  deux  heures,  la  Maréchale  était  en- 
core couchée;  et,  à  son  chevet,  Delmar,  installé 
devant  un  guéridon ,  finissait  une  tranche  de  foie 
gras.  Elle  cria  de  loin  : 

—  Je  l'ai,  je  l'ai! 

Puis,  le  prenant  par  les  oreilles,  elle  l'embrassa 
au  front,  le  remercia  beaucoup,  le  tutoya,  voulut 
même  le  faire  asseoir  sur  son  lit.  Ses  jolis  yeux 
tendres  pétillaient,   sa  bouche  humide  souriait, 

Ises  deux  bras  ronds  sortaient  de  sa  chemise  qui 
n'avait  pas  de  manches;  et,  de  temps  à  autre,  il 
Sentait,  à  travers  la  batiste,  les  fermes  contours 
Ide  son  corps.  Delmar,  pendant  ce  temps-là,  roulait 
kes  prunelles. 
—  Mais,  véritablement,  mon  amie,  ma  chère 
amie  ! . . . 
I     11  en  fut  de  même  les  fois  suivantes.  Dès  que 


14, 


212  L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 

sin,  pour  qu'il  l'embrassât  mieux,  l'appelait  un 
mignon,  un  chéri,  mettait  une  fleur  à  sa  bou- 
tonnière, arrangeait  sa  cravate;  ces  gentillesses 
redoublaient  toujours  lorsque  Delmar  se  trou- 
vait là. 

Etaient-ce  des  avances?  Frédéric  le  crut.  Quant 
à  tromper  un  ami,  Arnoux,  à  sa  place,  ne  s'en 
gênerait  guère!  et  il  avait  bien  le  droit  de  n'être 
pas  vertueux  avec  sa  maîtresse,  l'ayant  toujours 
été  avec  sa  femme;  car  il  croyait  l'avoir  été,  ou 
plutôt  il  aurait  voulu  se  le  faire  accroire,  pour  la 
justification  de  sa  prodigieuse  couardise.  II  se  trou- 
vait stupide  cependant,  et  résolut  de  s'y  prendre 
avec  la  Maréchale  carrément. 

Donc,  une  après-midi,  comme  elle  se  baissait 
devant  sa  commode,  il  s'approcha  d'elle  et  eut 
un  geste  d'une  éloquence  si  peu  ambiguë,  qu'elle 
se  redressa  tout  empourprée.  II  recommença  de 
suite;  alors,  elle  fondit  en  larmes,  disant  qu'elle 
était  bien  malheureuse  et  que  ce  n'était  pas  une 
raison  pour  qu'on  la  méprisât. 

II  réitéra  ses  tentatives.  Elle  prit  un  autre 
genre,  qui  fut  de  rire  toujours.  II  crut  malin  de 
riposter  par  le  même  ton,  et  en  l'exagérant.  Mais 
il  se  montrait  trop  gai  pour  qu'elle  le  crût  sin- 
cère ;  et  leur  camaraderie  faisait  obstacle  à  Tépan- 
chement  de  toute  émotion  sérieuse.  Enfin,  un 
jour,  elle  répondit  qu'elle  n'acceptait  pas  les  restes 
d'une  autre. 

—  Quelle  autre? 

—  Eh  oui  I  va  retrouver  M*"*  Arnoux  ! 

Car  Frédéric  en  parlait  souvent;  Arnoux,  de 
son  côté,  avait  la  même  manie;  elle  s'impatien- 
tait, à   la  fin,   d'entendre  toujours  vanter  cette 


I 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  21  j 

femme;  et  son  imputation  était  une  espèce  de 
vengeance. 

Frédéric  lui  en  garda  rancune. 

Elle  commençait,  du  reste,  à  l'agacer  forte- 
ment. Quelquefois,  se  posant  comme  expéri- 
mentée, elle  disait  du  mal  de  l'amour  avec  un 
rire  sceptique  qui  donnait  des  démangeaisons  de 
la  gifler.  Un  quart  d'heure  après,  c'était  la  seule 
chose  qu'il  y  eût  au  monde,  et,  croisant  ses  bras 
sur  sa  poitrine,  comme  pour  serrer  quelqu'un, 
elle  murmurait  :  «Oh!  oui,  c'est  bon!  c'est  si 
bon!»  les  paupières  entre -closes  et  à  demi  pâmée 
d'ivresse.  Il  était  impossible  de  la  connaître,  de 
savoir,  par  exemple,  si  elle  aimait  Arnoux,  car 
elle  se  moquait  de  lui  et  en  paraissait  jalouse.  De 
même  pour  la  Vatnaz,  qu'elle  appelait  une  misé- 
rable, d'autres  fois  sa  meilleure  amie.  Elle  avait, 
enfin,  sur  toute  sa  personne  et  jusque  dans  le 
retroussement  de  son  chignon,  quelque  chose 
d'inexprimable  qui  ressemblait  à  un  défi  ;  et  il  la 
désirait,  pour  le  plaisir  surtout  de  la  vaincre  et  de 
la  dominer. 

Comment  faire?  car  souvent  elle  le  renvoyait 
sans  nulle  cérémonie,  apparaissant  une  minute 
entre  deux  portes  pour  chuchoter  :  «  Je  suis  occu- 
pée ;  à  ce  soir  !»  ;  ou  bien  il  la  trouvait  au  milieu 
de  douze  personnes;  et  quand  ils  étaient  seuls, 
on  aurait  juré  une  gageure,  tant  les  empêche- 
ments se  succédaient.  11  l'invitait  à  dîner,  elle 
refusait  toujours;  une  fois,  elle  accepta,  mais  ne 
vint  pas. 

Une  idée  machiavélique  surgit  dans  sa  cervelle. 

Connaissant  par  Dussardier  les  récriminations 
de   Pellerin   sur  son  compte,  il   imagina  de  lui 


2l4  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

commander  le  portrait  de  la  Maréchale,  un  por- 
trait grandeur  nature,  qui  exigerait  beaucoup  de 
séances  ;  il  n'en  manquerait  pas  une  seule  ;  l'in- 
exactitude habituelle  de  lartiste  faciliterait  les 
tète-à-tête.  Il  engagea  donc  Rosanette  à  se  faire 
.peindre ,  pour  offrir  son  visage  à  son  cher  Ar- 
noux.  Elle  accepta,  car  elle  se  voyait  au  milieu 
du  Grand  Salon,  à  la  place  d'honneur,  avec  une 
foule  devant  elle,  et  les  journaux  en  parleraient, 
ce  qui  «la  lancerait»  tout  à  coup. 

Quant  à  Pellerin,  il  saisit  la  proposition  avi- 
dement. Ce  portrait  devait  le  poser  en  grand 
homme,  être  un  chef-d'œuvre. 

II  passa  en  revue  dans  sa  mémoire  tous  les  por- 
traits de  mahre  qu'il  connaissait,  et  se  décida  fina- 
lement pour  un  Titien,  lequel  serait  rehaussé 
d'ornements  à  la  Véronèse.  Donc  il  exécuterait 
son  projet  sans  ombres  factices,  dans  une  lumière 
franche  éclairant  les  chairs  d'un  seul  ton,  et  fai- 
sant étinceler  les  accessoires. 

«Si  je  lui  mettais,  pensa-t-il,  une  robe  de  soie 
rose,  avec  un  burnous  oriental?  oh  non!  canaille 
le  burnous!  ou  plutôt  si  je  l'habillais  de  velours 
bleu,  sur  un  fond  gris,  très  coloré?  On  pourrait 
lui  donner  également  une  collerette  de  guipure 
blanche ,  avec  un  éventail  noir  et  un  rideau  d'écar- 
late  par  derrière?» 

Et,  cherchant  ainsi,  il  élargissait  chaque  jour 
sa  conception  et  s'en  émerveillait. 

II  eut  un  battement  de  cœur  quand  Rosanette, 
accompagnée  de  Frédéric,  arriva  chez  lui  pour  la 
première  séance.  Il  la  plaça  debout,  sur  une  ma- 
nière d'estrade,  au  milieu  de  l'appartement;  et, 
en  se  plaignant  du  jour  et  regrettant  son  ancien 


I 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  2  I  5 

atelier,  il  la  fit  d'abord  s'accouder  contre  un  pié- 
destal, puis  asseoir  dans  un  fauteuil,  et  tour  à 
tour  s'éloignant  d'elle  et  s'en  rapprochant  pour 
corriger  d'une  chiquenaude  les  phs  de  sa  robe,  il 
la  regardait  les  paupières  entre- closes,  et  consul- 
tait d'un  mot  Frédéric. 

—  Eh  bien,  non!  s'écria-t-il.  J'en  reviens  à 
mon  idée  !  Je  vous  flanque  en  Vénitienne. 

Elle  aurait  une  robe  de  velours  ponceau  avec 
une  ceinture  d'orfèvrerie,  et  sa  large  manche 
doublée  d'hermine  laisserait  voir  son  bras  nu  qui 
toucherait  à  la  balustrade  d'un  escaher  montant 
derrière  elle.  A  sa  gauche,  une  grande  colonne 
irait  jusqu'au  haut  de  la  toile  rejoindre  des  archi- 
tectures, décrivant  un  arc.  On  apercevrait  en  des- 
sous, vaguement,  des  massifs  d'orangers  presque 
noirs,  où  se  découperait  un  ciel  bleu,  rayé  de 
nuages  blancs.  Sur  le  balustre  couvert  d'un  tapis, 
il  y  aurait,  dans  un  plat  d'argent,  un  bouquet  de 
fleurs,  un  chapelet  d'ambre,  un  poignard  et  un 
coffret  de  vieil  ivoire  un  peu  jaune  dégorgeant 
des  sequins  d'or;  quelques-uns  même,  tombés 
par  terre  çà  et  là,  formeraient  une  suite  d'écla- 
boussures  brillantes,  de  manière  à  conduire  l'œil 
vers  la  pointe  de  son  pied,  car  elle  serait  posée 
sur  l'avant-dernière  marche,  dans  un  mouvement 
naturel  et  en  pleine  lumière. 

Il  alla  chercher  une  caisse  à  tableaux,  qu'il  mit 
sur  l'estrade  pour  figurer  la  marche;  puis  il  dis- 
posa comme  accessoires  sur  un  tabouret  en  guise 
de  balustrade,  sa  vareuse,  un  bouclier,  une  bohe 
de  sardines,  un  paquet  de  plumes,  un  couteau,  et, 
quand  il  eut  jeté  devant  Rosanette  une  douzaine 
de  gros  sous,  il  lui  fit  prendre  sa  pose. 


2  I  6  L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 

—  Imaginez-vous  que  ces  choses-là  sont  des 
richesses,  des  présents  splendides.  La  tête  un  peu 
à  droite!  Parfait!  et  ne  bougez  plus!  Cette  atti- 
tude majestueuse  va  bien  à  votre  genre  de  beauté. 

Elle  avait  une  robe  écossaise  avec  un  gros  man- 
chon et  se  retenait  pour  ne  pas  rire. 

—  Quant  à  la  coiffure,  nous  la  mêlerons  à  un 
tortis  de  perles  :  cela  fait  toujours  bon  effet  dans 
les  cheveux  rouges. 

La  Maréchale  se  récria,  disant  qu'elle  n'avait 
pas  les  cheveux  rouges. 

—  Laissez  donc!  Le  rouge  des  peintres  n'est 
pas  celui  des  bourgeois  ! 

Il  commença  à  esquisser  la  position  des  masses  ; 
et  il  était  si  préoccupé  des  grands  artistes  de  la 
Renaissance,  qu'il  en  parlait,  rendant  une  heure, 
il  rêva  tout  haut  à  ces  existences  magnifiques, 
pleines  de  génie,  de  gloire  et  de  somptuosités, 
avec  des  entrées  triomphales  dans  les  villes,  et  des 
galas  à  la  lueur  des  flambeaux,  entre  des  femmes 
à  moitié  nues,  belles  comme  des  déesses. 

—  Vous  étiez  faite  pour  vivre  dans  ce  temps- 
là.  Une  créature  de  votre  calibre  aurait  mérité  un 
monseigneur! 

Rosanette  trouvait  ses  compliments  fort  gentils. 
On  fixa  le  jour  de  la  séance  prochaine  ;  Frédéric 
se  chargeait  d'apporter  les  accessoires. 

Comme  la  chaleur  du  poêle  l'avait  étourdie 
quelque  peu,  ils  s'en  retournèrent  à  pied  par  la 
rue  du  Bac  et  arrivèrent  sur  le  pont  Rojal. 

II  faisait  un  beau  temps,  âpre  et  splendide.  Le 
soleil  s'abaissait;  quelques  vitres  de  maison,  dans 
la  Cité,  brillaient  au  loin  comme  des  plaques 
d'or,  tandis  que,  par  derrière,  à  droite,  les  tours 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  217 

de  Notre-Dame  se  profilaient  en  noir  sur  le  ciel 
bleu,  mollement  baigné  à  Thorizon  dans  des  va- 
peurs grises.  Le  vent  souffla;  et  Rosanette,  ayant 
déclaré  qu'elle  avait  faim,  ils  entrèrent  à  la  Pâtis- 
serie Anglaise. 

Des  jeunes  femmes,  avec  leurs  enfants,  man- 
geaient debout  contre  le  buffet  de  marbre,  011  se 
pressaient,  sous  des  cloches  de  verre,  les  assiettes 
de  petits  gâteaux.  Rosanette  avala  deux  tartes  à  la 
crème.  Le  sucre  en  poudre  faisait  des  moustaches 
au  coin  de  sa  bouche.  De  temps  à  autre,  pour 
Tessujer,  elle  tirait  son  mouchoir  de  son  man- 
chon; et  sa  figure  ressemblait,  sous  sa  capote 
de  soie  verte,  à  une  rose  épanouie  entre  ses 
feuilles. 

Ils  se  remirent  en  marche;  dans  la  rue  de  la 
Paix,  elle  s'arrêta,  devant  la  boutique  d'un  or- 
fèvre, à  considérer  un  bracelet;  Frédéric  voulut 
lui  en  faire  cadeau. 

—  Non,  dit- elle,  garde  ton  argent. 
II  fut  blessé  de  cette  parole. 

—  Qu'a  donc  le  mimi  ?  On  est  triste  ? 

Et,  la  conversation  s'étant  renouée,  il  en  vint, 
comme  d'habitude,  à  des  protestations  d'amour. 

—  Tu  sais  bien  que  c'est  impossible  ! 

—  Pourquoi? 

—  Ah  !  parce  que. . . 

Ils  allaient  côte  à  côte,  elle  appuyée  sur  son 
bras,  et  les  volants  de  sa  robe  lui  battaient  contre 
les  jambes.  Alors,  il  se  rappela  un  crépuscule 
d'hiver,  où,  sur  le  même  trottoir.  M"""  Arnoux 
marchait  ainsi  à  son  côté  ;  et  ce  souvenir  l'absorba 
tellement,  qu'il  ne  s'apercevait  plus  de  Rosanette 
et  n'y  songeait  pas. 


2  I  8  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

Elle  regardait,  au  hasard,  devant  elle,  tout  en 
se  laissant  un  peu  traîner,  comme  un  enfant  pa- 
resseux. C'était  l'heure  oii  l'on  rentrait  de  la  pro- 
menade, et  des  équipages  défdaient  au  grand  trot 
sur  le  pavé  sec.  Les  flatteries  de  Pellerin  lui  reve- 
nant sans  doute  à  la  mémoire,  elle  poussa  un 
soupir. 

—  Ah!  il  y  en  a  qui  sont  heureuses!  Je  suis 
faite  pour  un  homme  riche,  décidément. 

II  répliqua  d'un  ton  brutal  : 

—  Vous  en  avez  un,  cependant!  —  car  M.  Ou- 
dry  passait  pour  trois  fois  millionnaire. 

Elle  ne  demandait  pas  mieux  que  de  s'en  dé- 
barrasser. 

—  Qui  vous  en  empêche? 

Et  il  exhala  d'amères  plaisanteries  sur  ce  vieux 
bourgeois  à  perruque,  lui  montrant  qu'une  pa- 
reille liaison  était  indigne,  et  qu'elle  devait  la 
rompre  ! 

—  Oui,  répondit  la  Maréchale,  comme  se 
parlant  à  elle-même.  C'est  ce  que  je  finirai  par 
faire ,  sans  doute  ! 

Frédéric  fut  charmé  de  ce  désintéressement. 
Elle  se  ralentissait,  il  la  crut  fatiguée.  Elle  s'obs- 
tina à  ne  pas  vouloir  de  voiture  et  elle  le  congédia 
devant  sa  porte,  en  lui  envoyant  un  baiser  du 
bout  des  doigts. 

{(Ah!  quel  dommage!  et  songer  que  des  im- 
béciles me  trouvent  riche  !  » 

II  était  sombre  en  arrivant  chez  lui. 

Hussonnet  et  Deslauriers  l'attendaient. 

Le  bohème,  assis  devant  sa  table,  dessinait  des 
têtes  de  Turcs,  et  l'avocat,  en  bottes  crottées,  som- 
meillait sur  le  divan. 


■ 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  219 

—  Ah!  enfin,  s'écria-t-il.  Mais  quel  air  fa- 
rouche! Peux-tu  m*écouter? 

Sa  vogue  comme  répétiteur  diminuait,  car  il 
bourrait  ses  élèves  de  théories  défavorables  pour 
leurs  examens.  II  avait  plaidé  deux  ou  trois  fois, 
avait  perdu,  et  chaque  déception  nouvelle  le  reje- 
tait plus  fortement  vers  son  vieux  rêve  :  un  jour- 
nal où  il  pourrait  s'étaler,  se  venger,  cracher  sa 
bile  et  ses  idées.  Fortune  et  réputation,  d'ailleurs, 
s'ensuivraient.  C'était  dans  cet  espoir  qu'il  avait 
circonvenu  le  bohème,  Hussonnet  possédant  une 
feuille. 

A  présent,  il  la  tirait  sur  papier  rose  ;  il  inven- 
tait des  canards,  composait  des  rébus,  tâchait 
d'engager  des  polémiques,  et  même  (en  dépit  du 
local)  voulait  monter  des  concerts!  L'abonnement 
d'un  an  «donnait  droit  à  une  place  d'orchestre 
dans  un  des  principaux  théâtres  de  Paris;  de  plus, 
l'administration  se  chargeait  de  fournir  à  MM.  les 
étrangers  tous  les  renseignements  désirables,  ar- 
tistiques et  autres».  Mais  l'imprimeur  faisait  des 
menaces,  on  devait  trois  termes  au  propriétaire, 
toutes  sortes  d'embarras  surgissaient;  et  Husson- 
net aurait  laissé  périr  UArt,  sans  les  exhortations 
de  l'avocat,  qui  lui  chauffait  le  moral  quotidien- 
nement. II  l'avait  pris,  afin  de  donner  plus  de 
poids  à  sa  démarche. 

—  Nous  venons  pour  le  Journal,  dit-il. 

—  Tiens,  tu  y  penses  encore!  répondit  Frédé- 
ric, d'un  ton  distrait. 

—  Certainement  j'y  pense  ! 

Et  il  exposa  de  nouveau  son  plan.  Par  des 
comptes  rendus  de  la  Bourse,  ils  se  mettraient  en 
relations  avec  des  financiers,  et  obtiendraient  ainsi 


2  20  L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 

les  cent  mille  francs  de  cautionnement  indispen- 
sables. Mais,  pour  que  la  feuille  pût  être  transfor- 
mée en  journal  politique,  il  fallait  auparavant 
avoir  une  large  clientèle,  et,  pour  cela,  se  ré- 
soudre à  quelques  dépenses,  tant  pour  les  frais 
de  papeterie,  d'imprimerie,  de  bureau,  bref  une 
somme  de  quinze  mille  francs. 

—  Je  nai  pas  de  fonds,  dit  Frédéric. 

—  Et  nous  donc!  fit  Deslauriers  en  croisant 
ses  deux  bras. 

Frédéric,  blessé  du  geste,  répliqua  : 

—  Est-ce  ma  faute?... 

—  Ah!  très  bien!  Ils  ont  du  bois  dans  leur 
cheminée,  des  truffes  sur  leur  table,  un  bon  ht, 
une  bibliothèque  ,  une  voiture,  toutes  les  dou- 
ceurs! Mais  qu'un  autre  grelotte  sous  les  ardoises, 
dîne  à  vingt  sous,  travaille  comme  un  forçat  et 
patauge  dans  la  misère!  est-ce  leur  faute? 

Et  il  répétait  :  «Est-ce  leur  faute?»  avec  une 
ironie  cicéronienne  qui  sentait  le  Palais.  Frédéric 
voulait  parler. 

—  Du  reste,  je  comprends,  on  a  des  be- 
soins. . .  aristocratiques  ;  car  sans  doute. . .  quelque 
femme. . . 

—  Eh  bien,  quand  cela  serait?  Ne  suis- je  pas 
libre? 

—  Oh!  très  libre! 

Et,  après  une  minute  de  silence  : 

—  C'est  si  commode,  les  promesses! 

—  Mon  Dieu  !  je  ne  les  nie  pas  !  dit  Frédéric. 
L'avocat  continuait  : 

—  Au  collège,  on  fait  des  serments,  on  consti- 
tuera une  phalange,  on  imitera  les  Treize  de  Bal- 
zac! Puis,  quand  on  se  retrouve  :  Bonsoir,  mon 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  22  1 

vieux,  va  te  promener!  Car  celui  qui  pourrait 
servir  l'autre  retient  précieusement  tout,  pour  lui 
seul. 

—  Comment? 

—  Oui,  tu  ne  nous  as  pas  même  présenté  chez 
les  Dambreuse  ! 

Frédéric  le  regarda;  avec  sa  pauvre  redingote, 
ses  lunettes  dépolies  et  sa  figure  blême,  l'avocat 
lui  parut  un  tel  cuistre,  qu'il  ne  put  empêcher 
sur  ses  lèvres  un  sourire  dédaigneux.  Deslauriers 
l'aperçut,  et  rougit. 

II  avait  déjà  son  chapeau  pour  s'en  aller.  Hus- 
sonnet,  plein  d'inquiétude,  tâchait  de  l'adoucir 
par  des  regards  suppliants,  et,  comme  Frédéric 
lui  tournait  le  dos  : 

—  Voyons,  mon  petit!  Soyez  mon  Mécène! 
Protégez  les  arts  ! 

Frédéric,  dans  un  brusque  mouvement  de  ré- 
signation, prit  une  feuille  de  papier,  et,  ayant 
griffonné  dessus  quelques  lignes,  la  lui  tendit.  Le 
visage  du  bohème  s'illumina.  Puis,  repassant  la 
lettre  à  Deslauriers  : 

—  Faites  des  excuses,  seigneur! 

Leur  ami  conjurait  son  notaire  de  lui  envoyer, 
au  plus  vite,  quinze  mille  francs. 

—  Ah  !  je  te  reconnais  là  !  dit  Deslauriers. 

—  Foi  de  gentilhomme!  ajouta  le  bohème, 
vous  êtes  un  brave,  on  vous  mettra  dans  la  ga- 
lerie des  hommes  utiles!  ^ 

L'avocat  reprit  : 

—  Tu  n'y  perdras  rien,  la  spéculation  est 
excellente. 

—  Parbleu  !  s'écria  Hussonnet,  j'en  fourrerais 
ma  tête  sur  l'échafaud. 


22  2  L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 

Et  il  débita  tant  de  sottises  et  promit  tant  de 
merveilles  (auxquelles  il  croyait  peut-être),  que 
Frédéric  ne  savait  pas  si  c'était  pour  se  moquer 
des  autres  ou  de  lui-même. 

Ce  soir- là,  il  reçut  une  lettre  de  sa  mère. 

Elle  s'étonnait  de  ne  pas  le  voir  encore  mi- 
nistre, tout  en  le  plaisantant  quelque  peu.  Puis  elle 
parlait  de  sa  santé,  et  lui  apprenait  que  M.  Roque 
venait  maintenant  chez  elle.  «Depuis  qu'il  est 
veuf,  j'ai  cru  sans  inconvénient  de  le  recevoir. 
Louise  est  très  changée  à  son  avantage.»  Et  en 
post-scriptum  :  «Tu  ne  me  dis  rien  de  ta  belle 
connaissance,  M.  Dambreuse;  à  ta  place,  je  l'uti- 
liserais. » 

Pourquoi  pas?  Ses  ambitions  intellectuelles 
l'avaient  quitté,  et  sa  fortune  (il  s'en  apercevait) 
était  insuffisante;  car,  ses  dettes  payées  et  la 
somme  convenue  remise  aux  autres,  son  revenu 
serait  diminué  de  quatre  mille  francs,  pour  le 
moins!  D'ailleurs,  il  sentait  le  besoin  de  sortir  de 
cette  existence,  de  se  raccrocher  à  quelque  chose. 
Aussi,  le  lendemain,  en  dînant  chez  M"""  Arnoux, 
il  dit  que  sa  mère  le  tourmentait  pour  qu'il  em- 
brassât une  profession. 

—  Mais  je  croyais,  reprit- elle,  que  M.  Dam- 
breuse devait  vous  faire  entrer  au  Conseil  d'Etat  ? 
Cela  vous  irait  très  bien. 

Elle  le  voulait  donc.  Il  obéit. 

Le  banquier,  comme  la  première  fois,  était  assis 
à  son  bureau ,  et  d'un  geste  le  pria  d'attendre  quel- 
ques minutes,  car  un  monsieur,  tournant  le  dos  à 
la  porte,  l'entretenait  de  matières  graves.  Il  s'agis- 
sait de  charbons  de  terre  et  d'une  fusion  à  opérer 
entre  diverses  compagnies. 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  223 

Les  portraits  du  général  Foj  et  de  Louis- Phi- 
lippe se  faisaient  pendant  de  chaque  coté  de  la 
glace;  des  cartonniers  montaient  contre  les  lam- 
oris  jusqu'au  plafond,  et  il  y  avait  six  chaises  de 
paille,  M.  Dambreuse  n'ayant  pas  besoin  pour 
ses  affaires  d'un  appartement  plus  beau;  c'était 
comme  ces  sombres  cuisines  où  s'élaborent  de 
grands  festins.  Frédéric  observa  surtout  deux 
coffres  monstrueux,  dressés  dans  les  encoignures. 
II  se  demandait  combien  de  millions  y  pouvaient 
tenir.  Le  banquier  en  ouvrit  un,  et  la  planche  de 
fer  tourna,  ne  laissant  voir  à  l'intérieu;*  que  des 
cahiers  de  papier  bleu. 

Enfin  l'individu  passa  devant  Frédéric.  C'était 
le  père  Oudry.  Tous  deux  se  saluèrent  en  rougis- 
sant, ce  qui  parut  étonner  M.  Dambreuse.  Du 
reste,  il  se  montra  fort  aimable.  Rien  n'était  plus 
facile  que  de  recommander  son  jeune  ami  au  garde 
des  sceaux.  On  serait  trop  heureux  de  l'avoir;  et 
il  termina  ses  politesses  en  l'invitant  à  une  soirée 
qu'il  donnait  dans  quelques  jours. 

Frédéric   montait   en   coupé   pour  s'y   rendre 

3uand  arriva  un  billet  de  la  Maréchale.  A  la  lueur 
es  lanternes,  il  lut  : 

«  Cher,  j'ai  suivi  vos  conseils.  Je  viens  d'expulser 
mon  Osage.  A  partir  de  demain  soir,  liberté!  Dites 
que  je  ne  suis  pas  brave.  » 

Rien  de  plus  !  Mais  c'était  le  convier  à  la  place 
vacante.  11  poussa  une  exclamation,  serra  le  billet 
dans  sa  poche  et  partit. 

Deux  municipaux  à  cheval  stationnaient  dans 
la  rue.  Une  file  de  lampions  brûlaient  sur  les  deux 
portes  cochères;  et  des  domestiques,  dans  la  cour, 
criaient,  pour  faire  avancer  les  voitures  jusqu'au 


2  24  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

bas  du  perron  sous  la  marquise.  Puis,  tout  à  coup, 
le  bruit  cessait  dans  le  vestibule. 

De  grands  arbres  emplissaient  la  cage  de  l'esca- 
lier ;  les  globes  de  porcelaine  versaient  une  lu- 
mière qui  ondulait  comme  des  moires  de  satin 
blanc  sur  les  murailles.  Frédéric  monta  les  mar- 
ches allègrement.  Un  huissier  lança  son  nom; 
M.  Dambreuse  lui  tendit  la  main  ;  presque  aussi- 
tôt, M™"  Dambreuse  parut. 

Elle  avait  une  robe  mauve  garnie  de  dentelles, 
les  boucles  de  sa  coiffure  plus  abondantes  qu'à 
l'ordinaire,  et  pas  un  seul  bijou. 

Elle  se  plaignit  de  ses  rares  visites,  trouva 
moyen  de  dire  quelque  chose.  Les  invités  arrivaient  ; 
en  manière  de  salut,  ils  jetaient  leur  torse  de  coté, 
ou  se  courbaient  en  deux,  ou  baissaient  la  figure 
seulement;  puis  un  couple  conjugal,  une  famille 
passait,  et  tous  se  dispersaient  dans  le  salon  déjà 
plein. 

Sous  le  lustre,  au  milieu,  un  pouf  énorme 
supportait  une  jardinière,  dont  les  fleurs,  s'in- 
chnant  comme  des  panaches,  surplombaient  la 
tête  des  femmes  assises  en  rond  tout  autour,  tan- 
dis que  d'autres  occupaient  les  bergères  formant 
deux  hgnes  droites  interrompues  symétriquement 
par  les  grands  rideaux  des  fenêtres  en  velours 
nacarat  et  les  hautes  baies  des  portes  à  hnteau 
doré. 

La  foule  des  hommes  qui  se  tenaient  debout 
sur  le  parquet,  avec  leur  chapeau  à  la  main,  fai- 
sait de  loin  une  seule  masse  noire,  oii  les  ru- 
bans des  boutonnières  mettaient  des  points  rouges 
çà  et  là,  et  que  rendait  plus  sombre  la  monotone 
blancheur  des  cravates.  Sauf  de  petits  jeunes  gens 


i 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  225 

à  barbe  naissante,  tous  paraissaient  s'ennuyer; 
quelques  dandys,  d'un  air  maussade,  se  balan- 
çaient sur  leurs  talons.  Les  têtes  grises,  les  per- 
ruques étaient  nombreuses;  de  place  en  place,  un 
crâne  chauve  luisait;  et  les  visages,  ou  empour- 
prés ou  très  blêmes,  laissaient  voir  dans  leur 
flétrissure  la  trace  d'immenses  fatigues,  les  gens 
qu'il  y  avait  là  appartenant  à  la  politique  ou  aux 
affaires.  M.  Dambreuse  avait  aussi  invité  plusieurs 
savants,  des  magistrats,  deux  ou  trois  médecins 
illustres,  et  il  repoussait  avec  d'humbles  attitudes 
les  éloges  qu'on  lui  faisait  sur  sa  soirée  et  les  allu- 
sions à  sa  richesse. 

Partout,  une  valetaille  à  larges  galons  d'or  cir- 
culait. Les  grandes  torchères,  comme  des  bou- 
quets de  feu,  s'épanouissaient  sur  les  tentures; 
elles  se  répétaient  dans  les  glaces;  et,  au  fond 
de  la  salle  à  manger,  que  tapissait  un  treillage  de 
jasmin,  le  buffet  ressemblait  à  un  maître-autel 
de  cathédrale  ou  à  une  exposition  d'orfèvrerie, 
tant  il  y  avait  de  plats ,  de  cloches ,  de  couverts  et 
de  cuillers  en  argent  et  en  vermeil,  au  milieu  des 
cristaux  à  facettes  qui  entre -croisaient,  par- dessus 
les  viandes,  des  lueurs  irisées.  Les  trois  autres 
salons  regorgeaient  d'objets  d'art  :  paysages  de 
maîtres  contre  les  murs,  ivoires  et  porcelaines  au 
bord  des  tables,  chinoiseries  sur  les  consoles;  des 
paravents  de  laque  se  développaient  devant  les 
fenêtres,  des  touffes  de  camélias  montaient  dans 
.,    les  cheminées;  et  une  musique  légère  vibrait,  au 

Iloin,  comme  un  bourdonnement  d'abeilles. 
Les  quadrilles  n'étaient  pas  nombreux,  et  les 
danseurs,  à  la  manière  nonchalante  dont  ils  traî- 
naient leurs  escarpins,  semblaient  s'acquitter  d'un 


226  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

devoir.   Frédéric  entendait  des  phrases   comme 
celles-ci  : 

—  Avez-vous  été  à  la  dernière  fête  de  charité 
de  l'hôtel  Lambert,  mademoiselle? 

—  Non,  monsieur! 

—  Il  va  faire,  tout  à  Theure,  une  chaleur! 

—  Oh!  c'est  vrai,  étouffante! 

—  De  qui  donc  cette  polka  ? 

—  Mon  Dieu,  je  ne  sais  pas,  madame! 

Et,  derrière  lui,  trois  roquentins,  postés  dans 
une  embrasure,  chuchotaient  des  remarques  ob- 
scènes; d'autres  causaient  chemins  de  fer,  hbre- 
échange;  un  sportsman  contait  une  histoire  de 
chasse;  un  légitimiste  et  un  orléaniste  discu- 
taient. 

En  errant  de  groupe  en  groupe,  il  arriva  dans 
le  salon  des  joueurs,  oii,  dans  un  cercle  de  gens 
graves,  il  reconnut  Martinon,  «attaché  mamte- 
nant  au  parquet  de  la  Capitale». 

Sa  grosse  face  couleur  de  cire  emplissait  conve- 
nablement son  collier,  lequel  était  une  merveille, 
tant  les  poils  noirs  se  trouvaient  bien  égalisés;  et, 
gardant  un  juste  milieu  entre  l'élégance  voulue 
par  son  âge  et  la  dignité  que  réclamait  sa  profes- 
sion, il  accrochait  son  pouce  dans  son  aisselle  sui- 
vant l'usage  des  beaux,  puis  mettait  son  bras  dans 
son  gilet  à  la  façon  des  doctrinaires.  Bien  qu'il 
eût  des  bottes  extra- verni  es,  il  portait  les  tempes 
rasées ,  pour  se  faire  un  front  de  penseur. 

Après  quelques  mots  débités  froidement,  il  se 
retourna  vers  son  conciliabule.  Un  propriétaire 
disait  : 

—  C'est  une  classe  d'hommes  qui  rêvent  le 
bouleversement  de  la  société  ! 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  227 

—  Ils  demandent  lorganisation  du  travail  !  re- 
prit un  autre.  Conçoit-on  cela? 

—  Que  voulez -vous?  fit  un  troisième,  quand 
on  voit  M.  de  Genoude  donner  la  main  au 
Siècle*  \ 

—  Et  des  conservateurs,  eux-mêmes,  s'inti- 
tuler progressifs!  Pour  nous  amener,  quoi?  la 
République?  comme  si  elle  était  possible  en 
France  ! 

Tous  déclarèrent  que  la  République  était  im- 
possible en  France. 

—  N'importe,  remarqua  tout  haut  un  mon- 
sieur, on  s'occupe  trop  de  la  Révolution;  on  pu- 
blie là-dessus  un  tas  d'histoires,  de  hvres!... 

—  Sans  compter,  dit  Martinon,  qu'il  y  sl,  peut- 
être  ,  des  sujets  d'étude  plus  sérieux  ! 

Un  ministériel  s'en  prit  aux  scandales  du 
théâtre  : 

—  Ainsi,  par  exemple,  ce  nouveau  drame,  la 
Reine  Margot,  dépasse  véritablement  les  bornes! 
Où  était  le  besoin  qu'on  nous  parlât  des  Valois? 
Tout  cela  montre  la  royauté  sous  un  jour  défavo- 
rable! C'est  comme  votre  Presse!  Les  lois  de 
septembre,  on  a  beau  dire,  sont  infiniment  trop 
douces!  Moi,  je  voudrais  des  cours  martiales 
pour  bâillonner  les  journalistes!  A  la  moindre 
insolence,  traînés  devant  un  conseil  de  guerre! 
et  allez  donc! 

—  Oh  !  prenez  garde ,  monsieur,  prenez  garde  ! 
dit  un  professeur,  n'attaquez  pas  nos  précieuses 
conquêtes  de  1830  !  respectons  nos  libertés. 

11  fallait  décentraliser  plutôt,  répartir  l'excédent 
des  villes  dans  les  campagnes. 

—  Mais  elles  sont  gangrenées!  s'écria  un  ca- 

■ 


228  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

tholique*.  Faites  qu'on  raffermisse  la   Religion! 
Martinon  s'empressa  de  dire  : 

—  Effectivement,  c'est  un  frein! 

Tout  le  mal  gisait  dans  cette  envie  moderne  de 
s'élever  au-dessus  de  sa  classe,  d'avoir  du  luxe. 

—  Cependant,  objecta  un  industriel,  le  luxe 
favorise  le  commerce.  Aussi  j'approuve  le  duc  de 
Nemours  d'exiger  la  culotte  courte  à  ses  soirées. 

—  M.  Thiers  y  est  venu  en  pantalon.  Vous 
connaissez  son  mot? 

—  Oui,  charmant!  Mais  il  tourne  au  déma- 
gogue, et  son  discours  dans  la  question  des  incom- 
patibilités n'a  pas  été  sans  influence  sur  l'attentat 
du  12  mai. 

—  Ah!  bah! 

—  Eh! eh! 

Le  cercle  fut  contraint  de  s'entr'ouvrir  pour 
livrer  passage  à  un  domestique  portant  un  pla- 
teau, et  qui  tâchait  d'entrer  dans  le  salon  des 
joueurs. 

Sous  l'abat-jour  vert  des  bougies,  des  rangées 
de  cartes  et  de  pièces  d'or  couvraient  la  table. 
Frédéric  s'arrêta  devant  une  d'elles,  perdit  les 
quinze  napoléons  qu'il  avait  dans  sa  poche,  fit 
une  pirouette,  et  se  trouva  au  seuil  du  boudoir 
oii  était  alors  M""'  Dambreuse. 

Des  femmes  le  remplissaient,  les  unes  près  des 
autres,  sur  des  sièges  sans  dossier.  Leurs  longues 
jupes,  bouffant  autour  d'elles,  semblaient  des 
flots  d'où  leur  taille  émergeait,  et  les  seins  s'of- 
fraient aux  regards  dans  l'échancrure  des  corsages. 
Fresques  toutes  portaient  un  bouquet  de  violettes 
à  la  main.  Le  ton  mat  de  leurs  gants  faisait  res- 
sortir la  blancheur  humaine  de  leurs  bras;  des 


I 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  22^ 

effilés,  des  herbes,  leur  pendaient  sur  les  épaules, 
et  on  croyait  quelquefois,  à  certains  frissonne- 
ments, que  la  robe  allait  tomber.  Mais  la  dé- 
cence des  figures  tempérait  les  provocations  du 
costume;  plusieurs  même  avaient  une  placidité 
presque  bestiale,  et  ce  rassemblement  de  femmes 
demi-nues  faisait  songer  à  un  intérieur  de  harem  ; 
il  vint  à  l'esprit  du  jeune  homme  une  comparaison 
plus  grossière.  En  effet,  toutes  sortes  de  beautés  se 
trouvaient  là  :  des  Anglaises  à  profil  de  keepsake, 
une  Italienne  dont  les  yeux  noirs  fulguraient 
comme  un  Vésuve,  trois  sœurs  habillées  de  bleu, 
trois  Normandes,  fraîches  comme  des  pommiers 
d'avril,  une  grande  rousse  avec  une  parure  d'amé- 
thystes ;  et  les  blanches  scintillations  des  diamants 
qui  tremblaient  en  aigrettes  dans  les  chevelures, 
les  taches  lumineuses  des  pierreries  étalées  sur  les 
poitrines,  et  l'éclat  doux  des  perles  accompagnant 
les  visages  se  mêlaient  au  miroitement  des  anneaux 
d'or,  aux  dentelles,  à  la  poudre,  aux  plumes,  au 
vermillon  des  petites  bouches,  à  la  nacre  des 
dents.  Le  plafond,  arrondi  en  coupole,  donnait 
au  boudoir  la  forme  d'une  corbeille;  et  un  cou- 
nt  d'air  parfumé  circulait  sous  le  battement  des 
éventails. 

I  Frédéric,  campé  derrière  elles  avec  son  lorgnon 
lans  l'œil,  ne  jugeait  pas  toutes  les  épaules  irré- 
)rochabIes;  il  songeait  à  la  Maréchale,  ce  qui  re- 
culait ses  tentations,  ou  l'en  consolait. 
II  regardait  cependant  M"""  Dambreuse,  et  il 
a  trouvait  charmante,  malgré  sa  bouche  un  peu 
ongue  et  ses  narines  trop  ouvertes.  Mais  sa  grâce 
pétait  particulière.    Les   boucles  de  sa  chevelure 


230  L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 

front  couleur  d'agate  semblait  contenir  beaucoup 
de  choses  et  dénotait  un  maître. 

Elle  avait  mis  près  d'elle  la  nièce  de  son  mari, 
jeune  personne  assez  laide.  De  temps  à  autre,  elle 
se  dérangeait  pour  recevoir  celles  qui  entraient; 
et  le  murmure  des  voix  féminines,  augmentant, 
faisait  comme  un  caquetage  d'oiseaux. 

Il  était  question  des  ambassadeurs  tunisiens  et 
de  leurs  costumes.  Une  dame  avait  assisté  à  la 
dernière  réception  de  l'Académie;  une  autre  parla 
du  Don  Juan  de  Molière,  représenté  nouvellement 
aux  Français.  Mais,  désignant  sa  nièce  d'un  coup 
d'œil.  M""  Dambreuse  posa  un  doigt  contre  sa 
bouche,  et  un  sourire  qui  lui  échappa  démentait 
cette  austérité. 

Tout  à  coup,  Martinon  apparut,  en  face,  sous 
l'autre  porte.  Elle  se  leva.  11  lui  offrit  son  bras. 
Frédéric,  pour  le  voir  continuer  ses  galanteries, 
traversa  les  tables  de  jeu  et  les  rejoignit  dans  le 
grand  salon  ;  M™°  Dambreuse  quitta  aussitôt  son 
cavalier,  et  l'entretint  familièrement. 

Elle  comprenait  qu'il  ne  jouât  pas,  ne  dansât 
pas. 

—  Dans  la  jeunesse  on  est  triste  ! 

Puis  enveloppant  le  bal  d'un  seul  regard  : 

—  D'ailleurs,  tout  cela  n'est  pas  drôle!  pour 
certaines  natures  du  moins  ! 

Et  elle  s'arrêtait  devant  la  rangée  des  fauteuils, 
distribuant  çà  et  là  des  mots  aimables,  tandis  que 
des  vieux,  qui  avaient  des  binocles  à  deux  bran- 
ches, venaient  lui  faire  la  cour.  Elle  présenta  Fré- 
déric à  quelques-uns.  M.  Dambreuse  le  toucha  au 
coude  légèrement,  et  femmena  dehors  sur  la  ter- 
rasse. 


I 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  23  I 

II  avait  vu  le  ministre.  La  chose  n'était  pas  fa- 
cile. Avant  d'être  présenté  comme  auditeur  au 
Conseil  d'État,  on  devait  subir  un  examen;  Fré- 
déric, pris  d'une  confiance  inexplicable,  répondit 
qu'il  en  savait  les  matières. 

Le  financier  n'en  était  pas  surpris,  d'après  tous 
les  éloges  que  faisait  de  lui  M.  Roque. 

A  ce  nom,  Frédéric  revit  la  petite  Louise,  sa 
maison ,  sa  chambre  ;  et  il  se  rappela  des  nuits  pa- 
reilles, où  il  restait  à  sa  fenêtre,  écoutant  les  rou- 
liers  qui  passaient.  Ce  souvenir  de  ses  tristesses 
amena  la  pensée  de  M""  Arnoux;  et  il  se  taisait, 
tout  en  continuant  à  marcher  sur  la  terrasse.  Les 
croisées  dressaient  au  milieu  des  ténèbres  de 
longues  plaques  rouges  ;  le  bruit  du  bal  s'afFaiblis- 
sait;  les  voitures  commençaient  à  s'en  aller. 

—  Pourquoi  donc,  reprit  M.  Dambreuse, 
tenez- vous  au  Conseil  d'Etat? 

Et  il  affirma,  d'un  ton  de  libéral,  que  les  fonc- 
tions publiques  ne  menaient  à  rien,  il  en  savait 
Quelque  chose;  les  affaires  valaient  mieux.  Fré- 
éric  objecta  la  difficulté  de  les  apprendre. 

—  Ah  !  bah  !  en  peu  de  temps,  je  vous  y  met- 
trais. 

Voulait-il  l'associer  à  ses  entreprises? 
Le   jeune   homme  aperçut,  comme   dans  un 
éclair,  une  immense  fortune  qui  allait  venir. 

—  Rentrons,  dit  le  banquier.  Vous  soupez  avec 
nous,  n'est-ce  pas? 

II  était  trois  heures,  on  partait.  Dans  la  salle 
à  manger,  une  table  servie  attendait  les  intimes. 

M.  Dambreuse  aperçut  Martinon,  et,  s'appro- 
chant  de  sa  femme,  d'une  voix  basse  : 

—  C'est  vous  qui  l'avez  invité  ? 


1 


232  L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 

Elle  répliqua  sèchement  : 

—  Mais  oui  I 

La  nièce  n'était  pas  là.  On  but  très  bien,  on  rit 
très  haut;  et  des  plaisanteries  hasardeuses  ne  cho- 
quèrent point,  tous  éprouvant  cet  allégement  qui 
suit  les  contraintes  un  peu  longues.  Seul,  Mar- 
tinon  se  montra  sérieux  ;  il  refusa  de  boire  du  vin 
de  Champagne  par  bon  genre,  souple  d'ailleurs 
et  fort  poh,  car  M.  Dambreuse,  qui  avait  la  poi- 
trine étroite,  se  plaignant  d'oppression,  il  s'informa 
de  sa  santé  à  plusieurs  reprises;  puis  il  dirigeait 
ses  yeux  bleuâtres  du  côté  de  M""  Dambreuse. 

Elle  interpella  Frédéric,  pour  savoir  quelles 
jeunes  personnes  lui  avaient  plu.  II  n'en  avait  re- 
marqué aucune,  et  préférait,  d'ailleurs,  les  femmes 
de  trente  ans. 

—  Ce  n'est  peut-être  pas  bête!  répondit-elle. 
Puis,  comme  on  mettait  les  pelisses  et  les  pale- 
tots, M.  Dambreuse  lui  dit  : 

—  Venez  me  voir  un  de  ces  matins,  nous  cau- 
serons ! 

Martinon,  au  bas  de  l'escalier,  alluma  un  ci- 

Îrare;  et  il  offrait,  en  le  suçant,  un  profil  tellement 
ourd,  que  son  compagnon  lâcha  cette  phrase: 

—  Tu  as  une  bonne  tête,  ma  parole! 

—  Elle  en  a  fait  tourner  quelques-unes!  reprit 
le  jeune  magistrat,  d'un  air  à  la  fois  convaincu  et 
vexé. 

Frédéric,  en  se  couchant,  résuma  la  soirée. 
D'abord,  sa  toilette  (il  s'était  observé  dans  les 
glaces  plusieurs  fois),  depuis  la  coupe  de  l'habit 
jusqu'au  nœud  des  escarpins,  ne  laissait  rien  à  re- 

E rendre;  il  avait  parlé  à  des  hommes  considéra- 
les,  avait  vu  de  près  des  femmes  riches,  M.  Dam- 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  233 

breuse  s'était  montré  excellent  et  M"'  Dambreuse 
presque  engageante.  II  pesa  un  à  un  ses  moindres 
mots,  ses  regards,  mille  choses  inanalysables  et 
cependant  expressives.  Ce  serait  crânement  beau 
d avoir  une  pareille  maîtresse!  Pourquoi  non, 
après  tout?  II  en  valait  bien  un  autre!  Peut-être 
qu*elle  n'était  pas  si  difficile?  Martinon  ensuite 
revint  à  sa  mémoire;  et,  en  s'endormant,  il  sou- 
riait de  pitié  sur  ce  brave  garçon. 

L'idée  de  la  Maréchale  le  réveilla  ;  ces  mots  de 
son  billet  :  «A  partir  de  demain  soir»,  étaient 
bien  un  rendez-vous  pour  le  jour  même.  II  atten- 
dit jusqu'à  neuf  heures,  et  courut  chez  elle. 

Quelqu'un,  devant  lui,  qui  montait  l'escaher, 
ferma  la  porte.  II  tira  la  sonnette  ;  Delphine  vint 
ouvrir,  et  affirma  que  Madame  n'y  était  pas. 

Frédéric  insista,  pria.  II  avait  à  lui  communi- 

Ïuer  quelque  chose  de  grave,  un  simple  mot. 
nfin  l'argument  de  la  pièce  de  cent  sous  réussit, 
et  la  bonne  le  laissa  seul  dans  l'antichambre. 

Rosanette  parut.  Elle  était  en  chemise,  les  che- 
veux dénoués;  et,  tout  en  hochant  la  tête,  elle  fit 
de  loin,  avec  les  deux  bras,  un  grand  geste  expri- 
mant qu'elle  ne  pouvait  le  recevoir. 

Frédéric  descendit  l'escalier,  lentement.  Ce  ca- 
price-là dépassait  tous  les  autres.  II  n'y  comprenait 
rien. 

Devant  la  loge  du  portier.  M"'  Vatnaz  l'arrêta. 

—  Elle  vous  a  reçu  ? 

—  Non! 

—  On  vous  a  mis  à  la  porte? 

—  Comment  le  savez- vous? 

—  Ça  se  voit  !  Mais  venez  !  sortons  !  j'étouffe  ! 
Elle  l'emmena  dans  la  rue.  Elle  haletait.  II  sen- 


234  L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 

tait  son  bras  maigre  trembler  sur  le  sien.  Tout  à 
coup  elle  éclata. 

—  Ah  !  le  misérable  ! 

—  Qui  donc? 

—  Mais  c'est  lui  1  lui  1  Delmar  ! 

Cette  révélation  humilia  Frédéric  ;  il  reprit  : 

—  En  êtes-vous  bien  sûre? 

—  Mais  quand  je  vous  dis  que  je  lai  suivi! 
s'écria  la  Vatnaz;  je  Tai  vu  entrer  I  Comprenez- 
vous  maintenant?  Je  devais  m'y  attendre,  d'ail- 
leurs; c'est  moi,  dans  ma  bêtise,  qui  l'ai  mené 
chez  elle.  Et  si  vous  saviez,  mon  Dieu!  Je  l'ai  re- 
cueilli, je  l'ai  nourri,  je  l'ai  habillé;  et  toutes  mes 
démarches  dans  les  journaux  !  Je  l'aimais  comme 
une  mère! 

Puis,  avec  un  ricanement  : 

—  Ah!  c'est  qu'il  faut  à  Monsieur  des  robes 
de  velours!  une  spéculation  de  sa  part,  vous  pen- 
sez bien  !  Et  elle  !  Dire  que  je  l'ai  connue  confec- 
tionneuse de  hngerie  !  Sans  moi,  plus  de  vingt  fois 
elle  serait  tombée  dans  la  crotte.  Mais  je  l'y  plon- 
gerai !  oh  oui!  Je  veux  qu'elle  crève  à  l'hôpital I 
On  saura  tout  I 

Et,  comme  un  torrent  d'eau  de  vaisselle  qui 
charrie  des  ordures,  sa  colère  fit  passer  tumul- 
tueusement sous  Frédéric  les  hontes  de  sa  ri- 
vale. 

—  Elle  a  couché  avec  Jumillac,  avec  Flacourt, 
avec  le  petit  Allard,  avec  Bertinaux,  avec  Saint- 
Valéry,  le  grêlé.  Non  !  l'autre  !  Ils  sont  deux  frères, 
n'importe!  Et  quand  elle  avait  des  embarras,  j'ar- 
rangeais tout.  Qu'est-ce  que  j'y  gagnais?  Elle  est 
si  avare!  Et  puis,  vous  en  conviendrez,  c'était 
une  jolie  complaisance  que  de  la  voir,  car  enfin, 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  235 

nous  ne  sommes  pas  du  même  monde!  Est-ce  que 
je  suis  une  fille,  moi!  Est-ce  que  Je  me  vends! 
Sans  compter  qu'elle  est  bête  comme  un  chou  ! 
Elle  écrit  catégorie  par  un  th.  Au  reste,  ils  vont 
bien  ensemble;  ça  fait  la  paire,  quoiqu'il  s'intitule 
artiste  et  se  croie  du  génie!  Mais,  mon  Dieu!  s'il 
avait  seulement  de  l'intelligence,  il  n'aurait  pas 
commis  une  infamie  pareille!  On  ne  quitte  pas 
une  femme  supérieure  pour  une  coquine!  Je  m'en 
moque,  après  tout.  11  devient  laid!  Je  l'exècre! 
Si  je  le  rencontrais,  tenez,  je  lui  cracherais  à  la 
figure. 

Elle  cracha. 

—  Oui,  voilà  le  cas  que  j'en  fais  maintenant! 
Et  Arnoux,  hein?  N'est-ce  pas  abominable?  Il  lui 
a  tant  de  fois  pardonné  !  On  n'imagine  pas  ses  sa- 
crifices !  Elle  devrait  baiser  ses  pieds  !  II  est  si  gé- 
néreux, si  bon! 

Frédéric  jouissait  à  entendre  dénigrer  Delmar. 
II  avait  accepté  Arnoux.  Cette  perfidie  de  Rosa- 
nette  lui  semblait  une  chose  anormale,  injuste;  et, 
gagné  par  l'émotion  de  la  vieille  fille,  il  arrivait  à 
sentir  pour  lui  comme  de  l'attendrissement.  Tout 
à  coup,  il  se  trouva  devant  sa  porte;  M^^  Vatnaz, 
sans  qu'il  s'en  aperçût,  lui  avait  fait  descendre  le 
faubourg  Poissonnière. 

—  Nous  y  voilà,  dit-elle.  Moi,  je  ne  peux  pas 
monter.  Mais  vous,  rien  ne  vous  en  empêche. 

—  Pour  quoi  faire? 

—  Pour  lui  dire  tout,  parbleu! 

Frédéric,  comme  se  réveillant  en  sursaut,  com- 
prit l'infamie  où  on  le  poussait. 

—  Eh  bien?  reprit-elle. 

Il  leva  les  yeux  vers  le  second  étage.  La  lampe 


2jC  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

de  M""'  Arnoux  brûlait.   Rien  effectivement  ne 
Tempêchait  de  monter. 

—  Je  vous  attends  ici.  Allez  donc  ! 

Ce  commandement  acheva  de  le  refroidir,  et 
il  dit  : 

—  Je  serai  là-haut  longtemps.Vous  feriez  mieux 
de  vous  en  retourner.  J*irai  demain  chez  vous. 

—  Non ,  non  !  réphqua  la  Vatnaz ,  en  tapant 
du  pied.  Prenez-le I  emmenez-le?  faites  quil  les 
surprenne  ! 

—  Mais  Delmar  n'y  sera  plus  ! 
Elle  baissa  la  tête. 

—  Oui,  c'est  peut-être  vrai? 

Et  elle  resta  sans  parler,  au  milieu  de  la  rue, 
entre  les  voitures;  puis,  fixant  sur  lui  ses  yeux  de 
chatte  sauvage: 

—  Je  peux  compter  sur  vous,  n'est-ce  pas? 
Entre  nous  deux  maintenant,  c'est  sacré!  Faites 
donc.  A  demain! 

Frédéric,  en  traversant  le  corridor,  entendit  deux 
voix  qui  se  répondaient.  Celle  de  M"'  Arnoux 
disait  : 

—  Ne  mens  pas  !  ne  mens  donc  pas  ! 
II  entra.  On  se  tut. 

Arnoux  marchait  de  long  en  large,  et  Madame 
était  assise  sur  la  petite  chaise  près  du  feu,  extrê- 
mement pâle,  l'œil  fixe.  Frédéric  fit  un  mouve- 
ment pour  se  retirer.  Arnoux  lui  saisit  la  main, 
heureux  du  secours  qui  lui  arrivait. 

—  Mais  je  crains...,  dit  Frédéric. 

—  Restez  donc!  souffla  Arnoux  dans  son 
oreille. 

Madame  reprit  : 

—  II  faut  être  indulgent,  monsieur  Moreau! 


I 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 


^17 


Ce  sont  de  ces  choses  que  Ton  rencontre  parfois 
dans  les  ménages. 

—  C'est  qu'on  les  y  met,  dit  gaillardement 
Arnoux.  Les  femmes  vous  ont  des  lubies  !  Ainsi, 
celle-là,  par  exemple,  n'est  pas  mauvaise.  Non, 
au  contraire!  Eh  bien,  elle  s'amuse  depuis  une 
heure  à  me  taquiner  avec  un  tas  d'histoires. 

— "  Elle  sont  vraies!  réphqua  M"°  Arnoux  im- 
patientée. Car,  enfin,  tu  l'as  acheté. 

—  Moi? 

—  Oui,  toi-même!  au  Persan! 
«  Le  cachemire  !  »  pensa  Frédéric. 
H  se  sentait  coupable  et  avait  peur. 
Elle  ajouta,  de  suite  : 

—  C'était  l'autre  mois,  un  samedi,  le  14. 

—  Ah  !  ce  jour-là!  précisément,  j'étais  à  Creil  ! 
Ainsi,  tu  vois. 

—  Pas  du  tout!  Car  nous  avons  dîné  chez  les 
Bertin,  le  14. 

—  Le  14...?  fit  Arnoux,  en  levant  les  yeux 
comme  pour  chercher  une  date. 

—  Et  même,  le  commis  qui  t'a  vendu  était  un 
blond! 

—  Est-ce  que  je  peux  me  rappeler  le  commis  ! 

—  lia  cependant  écrit ,  sous  ta  dictée ,  l'adresse  : 
18,  rue  de  Laval. 

—  Comment  sais-tu?  dit  Arnoux  stupéfait. 
Elle  leva  les  épaules. 

—  Oh!  c'est  bien  simple  :  j'ai  été  pour  faire 
réparer  mon  cachemire,  et  un  chef  de  rayon  m'a 
appris  qu'on  venait  d'en  expédier  un  autre  pareil 
chez  M"*  Arnoux. 

—  Est-ce  ma  faute,  à  moi,  s'il  y  a  dans  la 
même  rue  une  dame  Arnoux? 


238  L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 

—  Oui!  mais  pas  Jacques  Arnoux,  reprit-elle. 
Alors,  il  se  mit  à  divaguer,  protestant  de  son 

innocence.  C'était  une  méprise,  un  hasard,  une 
de  ces  choses  inexphcables  comme  il  en  arrive. 
On  ne  devait  pas  condamner  les  gens  sur  de 
simples  soupçons,  des  indices  vagues;  et  il  cita 
l'exemple  de  l'infortuné  Lesurques. 

—  Enfin,  j'affirme  que  tu  te  trompes!  Veux-tu 
que  je  t'en  jure  ma  parole  ? 

—  Ce  n'est  point  la  peine  ! 

—  Pourquoi? 

Elle  le  regarda  en  face,  sans  rien  dire;  puis 
allongea  la  main,  prit  le  coffret  d'argent  sur  la 
cheminée,  et  lui  tendit  une  facture  grande  ou- 
verte. 

Arnoux  rougit  jusqu'aux  oreilles  et  ses  traits 
décomposés  s'enflèrent. 

—  Eh  bien? 

—  Mais...  répondit-il  lentement,  qu'est-ce  que 
ça  prouve? 

—  Ah!  fit-elle,  avec  une  intonation  de  voix 
singulière,  où  il  y  avait  de  la  douleur  et  de  l'iro- 
nie. —  Ah  ! 

Arnoux  gardait  la  note  entre  ses  mains,  et  la 
retournait,  n'en  détachant  pas  les  jeux,  comme 
s'il  avait  dû  y  découvrir  la  solution  d'un  grand 
problème. 

—  Oh!  oui,  oui,  je  me  rappelle,  dit-il  enfin. 
C'est  une  commission.  —  Vous  devez  savoir  cela, 
vous,  Frédéric? 

Frédéric  se  taisait. 

—  Une  commission  dont  j'étais  chargé... 
par...  par  le  père  Oudry. 

—  Et  pour  qui? 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 


239 


—  Pour  sa  maîtresse  I 

—  Pour  la  vôtre  !  s'écria  M'"^  Arnoux,  se  levant 
toute  droite. 

—  Je  te  Jure... 

—  Ne  recommencez  pas  !  Je  sais  tout  ! 

—  Ah  !  très  bien  !  Ainsi,  on  m'espionne? 
Elle  répliqua  froidement: 

—  Cela  blesse,  peut-être,  votre  délicatesse? 

—  Du  moment  qu'on  s'emporte,  reprit  Ar- 
noux, en  cherchant  son  chapeau,  et  qu'il  n'y  a 
pas  moyen  de  raisonner  ! . . . 

Puis,  avec  un  grand  soupir  : 

—  Ne  vous  mariez  pas,  mon  pauvre  ami, 
non,  croyez -moi! 

Et  il  décampa ,  ayant  besoin  de  prendre  l'air. 

Alors,  il  se  fit  un  grand  silence;  et  tout,  dans 
l'appartement,  sembla  plus  imnlobile.  Un  cercle 
lumineux,  au-dessus  de  la  carcel,  blanchissait 
le  plafond,  tandis  que,  dans  les  coins,  l'ombre 
s'étendait  comme  des  gazes  noires  superposées; 
on  entendait  le  tic  tac  de  la  pendule  avec  la  cré- 
pitation du  feu. 

M""  Arnoux  venait  de  se  rasseoir,  à  l'autre  angle 
de  la  cheminée,  dans  le  fauteuil;  elle  mordait  ses 
lèvres  en  grelottant;  ses  deux  mains  se  levèrent, 
un  sanglot  lui  échappa,  elle  pleurait. 

H  se  mit  sur  la  petite  chaise;  et,  d'une  voix 
caressante,  comme  on  fait  à  une  personne  ma- 
lade : 

—  Vous  ne  doutez  pas  que  je  ne  partage ...  ? 
Elle  ne  répondit  rien.  Mais,  continuant  tout 

haut  ses  réflexions  : 

—  Je  le  laisse  bien  libre!  II  n'avait  pas  besoin 
de  mentir! 


24o  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

—  Certainement,  dit  Frédéric. 

C'était  la  conséquence  de  ses  habitudes  sans 
doute,  il  ny  avait  pas  songé,  et  peut-être  que, 
dans  des  choses  plus  graves... 

—  Que  voyez-vous  donc  de  plus  grave? 

—  Oh I  rien! 

Frédéric  s'inchna,  avec  un  sourire  d'obéissance. 
Arnoux,  néanmoins,  possédait  certaines  quahtés; 
il  aimait  ses  enfants. 

—  Ah  I  et  il  fait  tout  pour  les  ruiner  ! 

Cela  venait  de  son   humeur  trop  facile;   car, 
enfin ,  c'était  un  bon  garçon. 
Elle  s'écria  : 

—  Mais  qu'est-ce  que  cela  veut  dire,  un  bon 
garçon  ? 

II  le  défendait  ainsi,  de  la  manière  la  plus  vague 
qu'il  pouvait  trouver,  et,  tout  en  le  plaignant,  il 
se  réjouissait,  se  délectait  au  fond  de  l'âme.  Par 
vengeance  ou  besoin  d'affection ,  elle  se  réfugierait 
vers  lui.  Son  espoir,  démesurément  accru,  ren- 
forçait son  amour. 

Jamais  elle  ne  lui  avait  paru  si  captivante,  si 
profondément  belle.  De  temps  à  autre,  une  aspi- 
ration soulevait  sa  poitrine;  ses  deux  yeux  fixes 
semblaient  dilatés  par  une  vision  intérieure,  et  sa 
bouche  demeurait  entre-close  comme  pour  donner 
son  âme.  Quelquefois,  elle  appuyait  dessus  forte- 
ment son  mouchoir;  il  aurait  voulu  être  ce  petit 
morceau  de  batiste  tout  trempé  de  larmes.  Mal- 
gré lui,  il  regardait  la  couche,  au  fond  de  l'alcove, 
en  imaginant  sa  tête  sur  l'oreiller  ;  et  il  voyait  cela 
si  bien,  qu'il  se  retenait  pour  ne  pas  la  saisir  dans 
ses  bras.  Elle  ferma  les  paupières,  apaisée,  inerte. 
Alors,  il  s'approcha  de  plus  près,  et,  penché  sur 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  2^1 

elle,  il  examinait  avidement  sa  figure.  Un  bruit 
de  bottes  résonna  dans  le  couloir,  c'était  l'autre. 
Ils  l'entendirent  fermer  la  porte  de  sa  chambre. 
Frédéric  demanda,  d'un  signe,  à  M"'  Arnoux,  s'il 
devait  y  aller. 

Elle  répliqua  «  oui  »  de  la  même  façon  ;  et  ce 
muet  échange  de  leurs  pensées  était  comme  un 
consentement,  un  début  d'adultère. 

Arnoux,  près  de  se  coucher,  défaisait  sa  redin- 
gote. 

—  Eh  bien ,  comment  va-t-elle  ? 

—  Oh  !  mieux  !  dit  Frédéric,  cela  se  passera  ! 
Mais  Arnoux  était  peiné. 

—  Vous  ne  la  connaissez  pas!  Elle  a  mainte- 
nant des  nerfs!...  Imbécile  de  commis!  Voilà  ce 
que  c'est  que  d'être  trop  bon!  Si  je  n'avais  pas 
donné  ce  maudit  châle  à  Rosanette  ! 

Ne  regrettez  rien  !  Elle  vous  est  on  ne  peut 
lus  reconnaissante  ! 

—  Vous  croyez  ? 
Frédéric   n'en    doutait  pas.   La    preuve,  c'est 

qu'elle  venait  de  congédier  le  père  Oudry. 

—  Ah  !  pauvre  biche  I 

Et,  dans  l'excès  de  son  émotion,  Arnoux  vou- 
ait courir  chez  elle. 

—  Ce  n'est  pas  la  peine!  j'en  viens.  Elle  est 
malade  ! 

—  Raison  de  plus  ! 

II  repassa  vivement  sa  redingote  et  avait  pris  son 
►ougeoir.  Frédéric  se  maudit  pour  sa  sottise,  et  lui 
eprésenta  qu'il  devait,  par  décence,  rester  ce  soir 
.uprès  de  sa  femme.  Il  ne  pouvait  l'abandonner, 
:e  serait  très  mal. 

—  Franchement,  vous  auriez  tort!  Rien   ne 

i6 


M' 


m. 


242  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

presse,  là-bas!  Vous  irez  demain  1  Voyons!  faites 
cela  pour  moi. 

Arnoux  déposa  son  bougeoir,  et  lui  dit,  en 
l'embrassant  : 

—  Vous  êtes  bon ,  vous  ! 


III 


ALORS  commença  pour  Frédéric  une  exis- 
tence misérable.  II  fut  le  parasite  de  la 
maison. 
Si  quelqu'un  était  indisposé,  il  venait  trois  fois 
par  jour  savoir  de  ses  nouvelles,  allait  chez  l'ac- 
cordeur de  piano,  inventait  mille  prévenances; 
et  il  endurait,  d'un  air  content,  les  bouderies  de 
M^"  Marthe  et  les  caresses  du  jeune  Eugène,  qui 
lui  passait  toujours  ses  mains  sales  sur  la  figure. 
II  assistait  aux  dfners  où  Monsieur  et  Madame,  en 
face  l'un  de  l'autre,  n'échangeaient  pas  un  mot; 
ou  bien  Arnoux  agaçait  sa  femme  par  des  re- 
marques saugrenues.  Le  repas  terminé,  il  jouait 
dans  la  chambre  avec  son  fils,  se  cachait  derrière 
les  meubles,  ou  le  portait  sur  son  dos,  en  mar- 
chant à  quatre  pattes,  comme  le  Béarnais.  II  s'en 
allait  enfin  ;  et  elle  abordait  immédiatement  l'éter- 
nel sujet  de  plainte  :  Arnoux. 

Ce  n'était  pas  son  inconduite  qui  l'indignait. 
Mais  elle  paraissait  souffrir  dans  son  orgueil,  et 
laissait  voir  sa  répugnance  pour  cet  homme  sans 
délicatesse,  sans  dignité,  sans  honneur. 

\6, 


244 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 


—  Ou  plutôt  il  est  fou  !  disait-elle. 
Frédéric  sollicitait  adroitement  ses  confidences. 

Bientôt,  il  connut  toute  sa  vie. 

Ses  parents  étaient  de  petits  bourgeois  de  Char- 
tres. Un  jour,  Arnoux,  dessinant  au  bord  de  la 
rivière  (il  se  croyait  peintre  dans  ce  temps -là), 
l'avait  aperçue  comme  elle  sortait  de  Téglise  et 
demandée  en  mariage;  à  cause  de  sa  fortune,  on 
n'avait  pas  hésité.  D'ailleurs,  il  l'aimait  éperdu- 
ment.  Elle  ajouta  : 

—  Mon  Dieu,  il  m*aime  encore  !  à  sa  manière  ! 
Ils  avaient,  les  premiers  mois,  voyagé  en  Italie  ! 
Arnoux,  malgré  son  enthousiasme  devant  les 

paysages  et  les  chefs-d'œuvre ,  n'avait  fait  que  gé- 
mir sur  le  vin,  et  organisait  des  pique-niques  avec 
des  Anglais,  pour  se  distraire.  Quelques  tableaux 
bien  revendus  l'avaient  poussé  au  commerce  des 
arts.  Puis  il  s'était  engoué  d'une  manufacture  de 
faïence.  D'autres  spéculations,  à  présent,  le  ten- 
taient; et,  se  vulgarisant  de  plus  en  plus,  il  pre- 
nait des  habitudes  grossières  et  dispendieuses. 
Elle  avait  moins  à  lui  reprocher  ses  vices  que 
toutes  ses  actions.  Aucun  changement  ne  pouvait 
survenir,  et  son  malheur  à  elle  était  irréparable. 

Frédéric  affirmait  que  son  existence,  de  même, 
se  trouvait  manquée. 

Il  était  bien  jeune  cependant.  Pourquoi  déses- 
pérer? Et  elle  lui  donnait  de  bons  conseils  : 
«Travaillez!  mariez -vous  !  »  Il  répondait  par  des 
sourires  amers  ;  car,  au  lieu  d'exprimer  le  véritable 
motif  de  son  chagrin,  il  en  feignait  un  autre, 
sublime,  faisant  un  peu  l'Antony,  le  maudit,  lan- 
gage, du  reste,  qui  ne  dénaturait  pas  complète- 
ment sa  pensée. 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  245 

L'action,  pour  certains  hommes,  est  d'autant 
plus  impraticable  que  le  désir  est  plus  fort.  La 
méfiance  d'eux-mêmes  les  embarrasse,  la  crainte 
de  déplaire  les  épouvante  ;  d'ailleurs,  les  affections 
profondes  ressemblent  aux  honnêtes  femmes; 
elles  ont  peur  d'être  découvertes,  et  passent  dans 
la  vie  les  yeux  baissés. 

Bien  qu'il  connût  M""*  Arnoux  davantage  (à 
cause  de  cela,  peut-être),  il  était  encore  plus 
lâche  qu'autrefois.  Chaque  matin,  il  se  jurait 
d'être  hardi.  Une  invincible  pudeur  l'en  empê- 
chait; et  il  ne  pouvait  se  guider  d'après  aucun 
exemple,  puisque  celle-là  différait  des  autres.  Par 
la  force  de  ses  rêves,  il  l'avait  posée  en  dehors 
des  conditions  humaines.  II  se  sentait,  à  côté 
d'elle,  moins  important  sur  la  terre  que  les  brin- 
dilles de  soie  s'échappant  de  ses  ciseaux. 

Puis  il  pensait  à  des  choses  monstrueuses,  ab- 
surdes, telles  que  des  surprises,  la  nuit,  avec  des 
narcotiques  et  des  fausses  clefs ,  tout  lui  paraissant 
plus  facile  que  d'affronter  son  dédain. 

D'ailleurs,  les  enfants,  les  deux  bonnes,  la 
disposition  des  pièces  faisaient  d'insurmontables 
obstacles.  Donc,  il  résolut  de  la  posséder  à  lui 
seul,  et  d'aller  vivre  ensemble  bien  loin,  au  fond 
d'une  solitude  ;  il  cherchait  même  sur  quel  lac 
assez  bleu,  au  bord  de  quelle  plage  assez  douce, 
sî  ce  serait  l'Espagne,  la  Suisse  ou  l'Orient;  et, 
choisissant  exprès  les  jours  où  elle  semblait  plus 
irritée,  il  lui  disait  qu'il  faudrait  sortir  de  là,  ima- 
giner un  moyen,  et  qu'il  n'en  voyait  pas  d'autre 
qu'une  séparation.  Mais,  pour  l'amour  de  ses  en- 
fants, jamais  elle  n'en  viendrait  à  une  telle  extré- 
mité. Tant  de  vertu  augmenta  son  respect. 


246  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

Ses  après-midi  se  passaient  à  se  rappeler  la  vi- 
site de  la  veille,  à  désirer  celle  du  soir.  Quand 
il  ne  dînait  pas  chez  eux,  vers  neuf  heures,  il  se 
postait  au  coin  de  la  rue;  et,  dès  qu'Arnoux  avait 
tiré  la  grande  porte,  Frédéric  montait  vivement 
les  deux  étages  et  demandait  à  la  bonne  d'un  air 
ingénu  : 

—  Monsieur  est  là  ? 

Puis  faisait  l'homme  surpris  de  ne  pas  le  trouver. 

Arnoux,  souvent,  rentrait  à  l'improviste.  Alors, 
il  fallait  le  suivre  dans  un  petit  café  de  la  rue 
Sainte-Anne,  que  fréquentait  maintenant  Regim- 
bart. 

Le  Citoyen  commençait  par  articuler  contre  la 
Couronne  quelque  nouveau  grief.  Puis  ils  cau- 
saient en  se  disant  amicalement  des  injures  ;  car 
le  fabricant  tenait  Regimbart  pour  un  penseur  de 
haute  volée,  et,  chagriné  de  voir  tant  de  moyens 
perdus,  il  le  taquinait  sur  sa  paresse.  Le  Citoyen 
jugeait  Arnoux  plein  de  cœur  et  d'imagination, 
mais  décidément  trop  immoral  ;  aussi  le  traitait-il 
sans  la  moindre  indulgence  et  refusait  même  de 
dîner  chez  lui,  parce  que  «la  cérémonie  l'embê- 
tait ». 

Quelquefois,  au  moment  des  adieux,  Arnoux 
était  pris  Je  fringale.  Il  «  avait  besoin  »  de  manger 
une  omelette  ou  des  pommes  cuites  ;  et,  les 
comestibles  ne  se  trouvant  jamais  dans  l'établis- 
sement, il  les  envoyait  chercher.  On  attendait. 
Regimbart  ne  s'en  allait  pas,  et  finissait,  en  grom- 
melant, par  accepter  quelque  chose. 

Il  était  sombre  néanmoins,  car  il  restait  pen- 
dant des  heures,  en  face  du  même  verre  à  moitié 
plein.    La  Providence    ne  gouvernant  point  les 


I 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  2.^J 

choses  selon  ses  idées,  il  tournait  à  l'hypocon- 
driaque, ne  voulait  même  plus  lire  les  journaux, 
et  poussait  des  rugissements  au  seul  nom  de  TAn- 
gleterre.  II  s'écria  une  fois,  à  propos  d'un  garçon 
qui  le  servait  mal  : 

—  Est-ce  que  nous  n'avons  pas  assez  des  affronts 
de  rÉtranger! 

En  dehors  de  ces  crises,  il  se  tenait  taciturne, 
méditant  «  un  coup  infaillible  pour  faire  péter 
toute  la  boutique  ». 

Tandis  qu'il  était  perdu  dans  ses  réflexions, 
Arnoux,  d'une  voix  monotone  et  avec  un  regard 
un  peu  ivre,  contait  d'incroyables  anecdotes  oii 
il  avait  toujours  brillé,  grâce  à  son  aplomb;  et 
Frédéric  (cela  tenait  sans  doute  à  des  ressem- 
blances profondes)  éprouvait  un  certain  entraî- 
nement pour  sa  personne.  II  se  reprochait  cette 
faiblesse,  trouvant  qu'il  aurait  dû  le  haïr,  au 
contraire. 

Arnoux  se  lamentait  devant  lui  sur  l'humeur 
de  sa  femme,  son  entêtement,  ses  préventions 
injustes.  Elle  n'était  pas  comme  cela  autrefois. 

—  A  votre  place,  disait  Frédéric,  je  lui  ferais 
une  pension,  et  je  vivrais  seul. 

Arnoux  ne  répondait  rien  ;  et,  un  moment 
après,  entamait  son  éloge.  Elle  était  bonne,  dé- 
vouée, intelligente,  vertueuse;  et,  passant  à  ses 
qualités  corporelles,  il  prodiguait  les  révélations, 
avec  l'étourderie  de  ces  gens  qui  étalent  leurs 
trésors  dans  les  auberges. 

Une  catastrophe  dérangea  son  équilibre. 

II  était  entré,  comme  membre  du  conseil  de 
surveillance,  dans  une  compagnie  de  kaolin. 
Mais,  se  fiant  à  tout  ce  qu'on  lui  disait,  il  avait 


248  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

signé  des  rapports  inexacts  et  approuvé,  sans 
vérification,  les  inventaires  annuels  frauduleu- 
sement dressés  par  le  gérant.  Or,  la  compagnie 
avait  croulé,  et  Arnoux,  civilement  responsaLle, 
venait  d'être  condamné,  avec  les  autres,  à  la 
garantie  des  dommages-intérêts,  ce  qui  lui  faisait 
une  perte  d'environ  trente  mille  francs,  aggravée 
par  les  motifs  du  jugement. 

Frédéric  apprit  cela  dans  un  journal,  et  se  pré- 
cipita vers  la  rue  de  Paradis. 

On  le  reçut  dans  la  chambre  de  Madame. 
C'était  l'heure  du  premier  déjeuner.  Des  bols  de 
café  au  lait  encombraient  un  guéridon  auprès  du 
feu.  Des  savates  traînaient  sur  le  tapis,  des  vête- 
ments sur  les  fauteuils.  Arnoux,  en  caleçon  et  en 
veste  de  tricot,  avait  les  yeux  rouges  et  la  cheve- 
lure ébouriffée;  le  petit  Eugène,  à  cause  de  ses 
oreillons,  pleurait,  tout  en  grignotant  sa  tartine; 
sa  sœur  mangeait  tranquillement;  M"'  Arnoux, 
un  peu  plus  pâle  que  d'habitude,  les  servait  tous 
les  trois. 

—  Eh  bien,  dit  Arnoux,  en  poussant  un  gros 
soupir,  vous  savez  ! 

Et  Frédéric  ayant  fait  un  geste  de  compassion  : 

—  Voilà!  J'ai  été  victime  de  ma  confiance! 
Puis  il  se    tut;  et  son  abattement  était  si  fort, 

qu'il  repoussa  le  déjeuner.  M*"'  Arnoux  leva  les 

freux,  avec  un  haussement  d'épaules.  II  se  passa 
es  mains  sur  le  front. 

—  Après  tout,  je  ne  suis  pas  coupable.  Je 
n'ai  rien  à  me  reprocher.  C'est  un  malheur!  On 
s'en  tirerai  Ah!  ma  foi,  tant  pis! 

Et  il  entama  une  brioche,  obéissant,  du  reste, 
aux  sollicitations  de  sa  femme. 


I 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  24^ 

Le  soir,  il  voulut  dîner  seul,  avec  elle,  dans 
un  cabinet  particulier,  à  la  Maison -d'Or.  M™°  Ar- 
noux  ne  comprit  rien  à  ce  mouvement  de  cœur, 
s'oflfensant  même  d'être  traitée  en  lorette;  ce  qui, 
de  la  part  d'Arnoux,  au  contraire,  était  une  preuve 
d'affection.  Puis,  comme  il  s'ennuyait,  il  alla  se 
distraire  chez  la  Maréchale. 

Jusqu'à  présent,  on  lui  avait  passé  beaucoup 
de  choses,  grâce  à  son  caractère  bonhomme.  Son 
procès  le  classa  parmi  les  gens  tarés.  Une  solitude 
se  fit  autour  de  sa  maison. 

Frédéric,  par  point  d'honneur,  crut  devoir  les 
fréquenter  plus  que  jamais.  II  loua  une  baignoire 
aux  Italiens  et  les  y  conduisit  chaque  semaine. 
Cependant,  ils  en  étaient  à  cette  période  où,  dans 
les  unions  disparates,  une  invincible  lassitude 
ressort  des  concessions  que  Ton  s'est  faites  et  rend 
l'existence  intolérable.  M"'  Arnoux  se  retenait 
pour  ne  pas  éclater,  Arnoux  s'assombrissait  ;  et  le 
spectacle  de  ces  deux  êtres  malheureux  attristait 
Frédéric. 

Elle  l'avait  chargé,  puisqu'il  possédait  sa  con- 
fiance, de  s'enquérir  de  ses  affaires.  Mais  il  avait 
honte,  il  souffrait  de  prendre  ses  dîners  en  ambi- 
tionnant sa  femme.  II  continuait  néanmoins,  se 
donnant  pour  excuse  qu'il  devait  la  défendre,  et 
qu'une  occasion  pouvait  se  présenter  de  lui  être 
utile. 

Huit  jours  après  le  bal,  il  avait  fait  une  visite  à 
M.  Dambreuse.  Le  financier  lui  avait  offert  une 
vingtaine  d'actions  dans  son  entreprise  de  houilles  ; 
Frédéric  n'y  était  pas  retourné.  Deslauriers  lui 
écrivait  des  lettres  ;  il  les  laissait  sans  réponse. 
Pellerin  l'avait  engagé  à  venir  voir  le  portrait; 


250  L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 

il  réconduisait  toujours.  II  céda  cependant  à  Cisy, 
qui  l'obsédait  pour  faire  la  connaissance  de  Rosa- 
nette. 

Elle  le  reçut  fort  gentiment,  mais  sans  lui  sau- 
ter au  cou,  comme  autrefois.  Son  compagnon  fut 
heureux  d'être  admis  chez  une  impure,  et  surtout 
de  causer  avec  un  acteur;  Delmar  se  trouvait  là. 

Un  drame,  où  il  avait  représenté  un  manant 
qui  fait  la  leçon  à  Louis  XIV  et  prophétise  89, 
l'avait  mis  en  telle  évidence,  qu'on  lui  fabriquait 
sans  cesse  le  même  rôle;  et  sa  fonction,  mainte- 
nant, consistait  à  bafouer  les  monarques  de  tous 
les  pays.  Brasseur  anglais,  il  invectivait  Charles  P""; 
étudiant  de  Salamanque,  maudissait  Phihppe  II  ; 
ou,  père  sensible,  s'indignait  contre  la  Pompadour, 
c'était  le  plus  beau!  Les  gamins,  pour  le  voir, 
l'attendaient  à  la  porte  des  coulisses  ;  et  sa  bio- 
graphie, vendue  dans  les  entr'actes,  le  dépeignait 
comme  soignant  sa  vieille  mère,  lisant  l'Evangile, 
assistant  les  pauvres,  enfin  sous  les  couleurs  d'un 
saint  Vincent  de  Paul  mélangé  de  Brutus  et  de 
Mirabeau.  On  disait  :  «  Notre  Delmar.  »  II  avait 
une  mission,  il  devenait  Christ. 

Tout  cela  avait  fasciné  Rosanette  ;  et  elle  s'était 
débarrassée  du  père  Oudry,  sans  se  soucier  de 
rien,  n'étant  pas  cupide. 

Arnoux,  qui  la  connaissait,  en  avait  profité 
pendant  longtemps  pour  l'entretenir  à  peu  de 
frais;  le  bonhomme  était  venu,  et  ils  avaient  eu 
soin,  tous  les  trois,  de  ne  point  s'expliquer  fran- 
chement. Puis,  s'imaginant  qu'elle  congédiait 
l'autre  pour  lui  seul,  Arnoux  avait  augmenté  sa 
pension.  Mais  ses  demandes  se  renouvelaient  avec 
une  fréquence  inexplicable,  car  elle  menait  un 


I 


I 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  2  5  I 

train  moins  dispendieux;  elle  avait  même  vendu 
jusqu'au  cachemire,  tenant  à  s'acquitter  de  ses 
vieilles  dettes,  disait-elle;  et  il  donnait  toujours, 
elle  l'ensorcelait,  elle  abusait  de  lui,  sans  pitié. 
Aussi  les  factures,  les  papiers  timbrés  pleuvaient 
dans  la  maison.  Frédéric  sentait  une  crise  pro- 
chaine. 

Un  jour,  il  se  présenta  pour  voir  M"""  Arnoux. 
Elle  était  sortie.  Monsieur  travaillait  en  bas  dans 
le  magasin. 

En  effet,  Arnoux,  au  milieu  de  ses  potiches, 
tachait  d'enfoncer  de  jeunes  mariés,  des  bourgeois 
de  la  province.  II  parlait  du  tournage  et  du  tour- 
nassage,  du  truite  et  du  glacé;  les  autres,  ne  vou- 
lant pas  avoir  Tair  de  ny  rien  comprendre,  fai- 
saient des  signes  d'approbation  et  achetaient. 

Quand  les  chalands  furent  dehors,  il  conta 
qu'il  avait  eu,  le  matin,  avec  sa  femme,  une 
petite  altercation.  Pour  prévenir  les  observations 
sur  la  dépense,  il  avait  affirmé  que  la  Maréchale 
n'était  plus  sa  maîtresse. 

—  Je  lui  ai  même  dit  que  c'était  la  vôtre. 
Frédéric  fut  indigné  ;  mais  des  reproches  pou- 
vaient le  trahir,  il  balbutia  : 

—  Ah  !  vous  avez  eu  tort,  grand  tort! 

—  Qu'est-ce  que  ça  fait?  dit  Arnoux.  Où 
est  le  déshonneur  de  passer  pour  son  amant? 
Je  le  suis  bien,  moi!  Ne  seriez-vous  pas  flatté 
de  l'être? 

Avait-elle  parlé  ?  Était-ce  une  allusion  ?  Frédéric 
se  hâta  de  répondre  : 

—  Non  !  pas  du  tout!  au  contraire! 

—  Eh  bien,  alors? 

—  Oui,  c'est  vrai!  cela  n'y  fait  rien. 


252  L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 

Arnoux  reprit  : 

—  Pourquoi  ne  venez-voUs  plus  là-bas  ? 
Frédéric  promit  d  y  retourner. 

—  Ah!  j'oubliais!  vous  devriez...,  en  causant 
de  Rosanette . . . ,  lâcher  à  ma  femme  quelque 
chose...  je  ne  sais  quoi,  mais  vous  trouverez... 
quelque  chose  qui  la  persuade  que  vous  êtes 
son  amant.  Je  vous  demande  cela  comme  un  ser- 
vice, hein? 

Le  jeune  homme,  pour  toute  réponse,  fit  une 
grimace  ambiguë.  Cette  calomnie  le  perdait.  II 
alla  le  soir  même  chez  elle,  et  jura  que  l'alléga- 
tion d' Arnoux  était  fausse. 

—  Bien  vrai  ? 

II  paraissait  sincère;  et,  quand  elle  eut  respiré 
largement,  elle  lui  dit  :  «Je  vous  crois»,  avec  un 
beau  sourire;  puis  elle  baissa  la  tête,  et,  sans  le 
regarder  : 

—  Au  reste,  personne  na  de  droit  sur  vous! 
Elle  ne  devinait  donc  rien,  et  elle  le  méprisait, 

puisqu'elle  ne  pensait  pas  qu'il  pût  assez  l'aimer 
pour  lui  être  fidèle!  Frédéric,  oubliant  ses  tenta- 
tives près  de  l'autre,  trouvait  la  permission  outra- 
geante. 

Ensuite,  elle  le  pria  d'aller  quelquefois  «  chez 
cette  femme»,  pour  voir  un  peu  ce  qui  en  était. 

Arnoux  survint,  et,  cinq  minutes  après,  voulut 
l'entraîner  chez  Rosanette. 

La  situation  devenait  intolérable. 

II  en  fut  distrait  par  une  lettre  du  notaire  qui 
devait  lui  envoyer  le  lendemain  quinze  mille  francs  ; 
et,  pour  réparer  sa  négligence  envers  Deslauriers, 
il  alla  lui  apprendre  tout  de  suite  cette  bonne 
nouvelle. 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  253 

L'avocat  logeait  rue  des  Trois -Maries,  au  cin- 
quième étage,  sur  une  cour.  Son  cabinet,  petite 
pièce  carrelée,  froide,  et  tendue  d*un  papier  gri- 
sâtre, avait  pour  principale  décoration  une  mé- 
daille en  or,  son  prix  de  doctorat,  insérée  dans  un 
cadre  d'ébène  contre  la  glace.  Une  bibliothèque 
d'acajou  enfermait  sous  vitres  cent  volumes,  à 
peu  près.  Le  bureau,  couvert  de  basane,  tenait  le 
milieu  de  l'appartement.  Quatre  vieux  fauteuils 
de  velours  vert  en  occupaient  les  coins  ;  et  des 
copeaux  flambaient  dans  la  cheminée,  oii  il  y 
avait  toujours  un  fagot  prêt  à  allumer  au  coup 
de  sonnette.  C'était  l'heure  de  ses  consultations; 
l'avocat  portait  une  cravate  blanche. 

L'annonce  des  quinze  mille  francs  (il  n'y  comp- 
tait plus,  sans  doute)  lui  causa  un  ricanement  de 
plaisir. 

—  C'est  bien,  mon  brave,  c'est  bien,  c'est 
très  bien! 

Il  jeta  du  bois  dans  le  feu,  se  rassit,  et  parla 
immédiatement  du  Journal.  La  première  chose 
à  faire  était  de  se  débarrasser  d'Hussonnet. 

—  Ce  crétin -là  me  fatigue!  Quant  à  desservir 
une  opinion,  le  plus  équitable,  selon  moi,  et  le 
plus  fort,  c'est  de  n'en  avoir  aucune. 

Frédéric  parut  étonné. 

—  Mais  sans  doute  !  Il  serait  temps  de  traiter 
la  Politique  scientifiquement.  Les  vieux  du 
xviii*  siècle  commençaient,  quand  Rousseau, 
les  littérateurs,  y  ont  introduit  la  philanthropie, 
la  poésie  et  autres  blagues,  pour  la  plus  grande 
joie  des  catholiques;  alliance  naturelle,  du  reste, 
puisque  les  réformateurs  modernes  (je  peux  le 
prouver)  croient  tous  à  la  Révélation.  Mais  si  vous 


2  54  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

chantez  des  messes  pour  la  Pologne,  si  à  la  place 
du  Dieu  des  dominicains,  qui  était  un  bourreau, 
vous  prenez  le  Dieu  des  romantiques,  qui  est  un 
tapissier;  si,  enfin,  vous  n'avez  pas  de  l'Absolu 
une  conception  plus  large  que  vos  aïeux,  la  mo- 
narchie percera  sous  vos  formes  répubhcaines,  et 
votre  bonnet  rouge  ne  sera  jamais  qu'une  calotte 
sacerdotale!  Seulement,  le  régime  cellulaire  aura 
remplacé  la  torture,  l'outrage  à  la  Religion  le 
sacrilège,  le  concert  européen  la  Sai n te- Alliance  ; 
et  dans  ce  bel  ordre  qu'on  admire,  fait  de  débris 
louis -quatorziens,  de  ruines  voltairiennes,  avec 
du  badigeon  impérial  par-dessus  et  des  fragments 
de  constitution  anglaise,  on  verra  les  conseils  mu- 
nicipaux tâchant  de  vexer  le  maire,  les  conseils 
généraux  leur  préfet,  les  chambres  le  roi,  la  presse 
le  pouvoir,  l'administration  tout  le  monde  !  Mais 
les  bonnes  âmes  s'extasient  sur  le  Code  civil, 
œuvre  fabriquée,  quoi  qu'on  dise,  dans  un  esprit 
mesquin,  tyrannique;  carie  législateur,  au  lieu  de 
faire  son  état,  qui  est  de  régulariser  la  coutume, 
a  prétendu  modeler  la  société  comme  un  Ly- 
curgue  I  Pourquoi  la  loi  gêne-t-elle  le  père  de 
famille  en  matière  de  testament?  Pourquoi  entra ve- 
t-elle  la  vente  forcée  des  immeubles?  Pourquoi 
punit-elle  comme  délit  le  vagabondage,  lequel 
ne  devrait  pas  être  même  une  contravention  !  Et 
il  y  en  a  d'autres!  Je  les  connais!  aussi  je  vais 
écrire  un  petit  roman  intitulé  Histoire  de  Vidée  de 
justice,  qui  sera  drôle  !  Mais  j'ai  une  soif  abomi- 
nable 1  et  toi  ? 

Il  se  pencha  par  la  fenêtre,  et  cria  au  portier 
d'aller  chercher  des  grogs  au  cabaret. 

—  En  résumé,  je  vois  trois  partis. . .,  non  !  trois 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  255 

groupes,  et  dont  aucun  ne  m'intéresse  :  ceux  qui 
ont,  ceux  qui  n'ont  plus,  et  ceux  qui  tâchent 
d'avoir.  Mais  tous  s'accordent  dans  l'idolâtrie 
imbécile  de  l'Autorité  !  Exemples  :  Mably  recom- 
mande qu'on  empêche  les  philosophes  de  publier 
leurs  doctrines;  M.  Wronski,  géomètre,  appelle 
en  son  langage  la  censure  «  répression  critique  de 
la  spontanéité  spéculative  »  ;  le  père  Enfantin  * 
bénit  les  Hapsbourg  «  d'avoir  passé  par-dessus 
les  Alpes  une  main  pesante  pour  comprimer 
l'Italie  »  ;  Pierre  Leroux  *  veut  qu'on  vous  force 
à  entendre  un  orateur,  et  Louis  Blanc  incline  à 
une  religion  d'Etat,  tant  ce  peuple  de  vassaux 
a  la  rage  du  gouvernement!  Pas  un  cependant 
n'est  légitime,  malgré  leurs  sempiternels  principes. 
Mais  y  principe  signifiant  origine ^  il  faut  se  reporter 
toujours  à  une  révolution,  à  un  acte  de  violence,  , 
à  un  fait  transitoire.  Ainsi,  le  principe  du  nôtre 
est  la  souveraineté  nationale,  comprise  dans  la 
forme  parlementaire,  quoique  le  parlement  n'en 
convienne  pas  !  Mais  en  quoi  la  souveraineté  du 
peuple  serait-elle  plus  sacrée  que  le  droit  divin  ? 
L'un  et  l'autre  sont  deux  fictions  !  Assez  de  méta- 
physique, plus  de  fantômes!  Pas  n'est  besoin  de  ' 
dogmes  pour  faire  balayer  les  rues  !  On  dira  que 
je  renverse  la  société?  Eh  bien,  après?  où  serait 
le  mal?  Elle  est  propre,  en  effet,  la  société. 

Frédéric  aurait  eu  beaucoup  de  choses  à  lui 
répondre.  Mais,  le  voyant  loin  des  théories  de 
Sénécal,  il  était  plein  d'indulgence.  Il  se  contenta 
d'objecter  qu'un  pareil  système  les  ferait  haïr 
généralement. 

—  Au  contraire,  comme  nous  aurons  donné 
à  chaque  parti    un    gage   de    haine   contre  son 


256  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

voisin,  tous  compteront  sur  nous.  Tu  vas  ty 
mettre  aussi,  toi,  et  nous  faire  de  la  critique 
transcendante  ! 

JI  fallait  attaquer  les  idées  reçues,  TAcadémie, 
rÉcoIe  normale,  le  Conservatoire,  la  Comédie- 
Française ,  tout  ce  qui  ressemblait  à  une  institution. 
C'est  par  là  qu'ils  donneraient  un  ensemble  de 
doctrine  à  leur  Revue.  Puis,  quand  elle  serait 
bien  posée,  le  journal  tout  à  coup  deviendrait 
quotidien  ;  alors,  ils  s'en  prendraient  aux  per- 
sonnes. 

—  Et  on  nous  respectera,  sois-en  sûr! 
Deslauriers  touchait   à  son  vieux  rêve  :  une 

rédaction  en  chef,  c'est-à-dire  au  bonheur  inex- 
primable de  diriger  les  autres,  de  tailler  en  plein 
dans  leurs  articles,  d'en  commander,  d*en  refuser. 
Ses  yeux  pétillaient  sous  ses  lunettes,  il  s'exahait 
et  buvait  des  petits  verres,  coup  sur  coup,  machi- 
nalement. 

—  H  faudra  que  tu  donnes  un  dîner  une  fois 
la  semaine.  C'est  indispensable,  quand  même  la 
moitié  de  ton  revenu  y  passerait!  On  voudra  y 
venir,  ce  sera  un  centre  pour  les  autres,  un  levier 

[)Our  toi  ;  et,  maniant  l'opinion  par  les  deux  bouts, 
ittérature  et  politique,  avant  six  mois,  tu  verras, 
nous  tiendrons  le  haut  du  pavé  dans  Paris. 

Frédéric,  en  Técoutant,  éprouvait  une  sensation 
de  rajeunissement,  comme  un  homme  qui,  après 
un  long  séjour  dans  une  chambre,  est  transporté 
au  grand  air.  Cet  enthousiasme  le  gagnait. 

—  Oui,  j*ai  été  un  paresseux,  un  imbécile,  tu 
as  raison  ! 

—  A  la  bonne  heure  !  s'écria  Deslauriers  ;  je 
retrouve  mon  Frédéric  ! 


I 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  257 

Et,  lui  mettant  le  poing  sous  la  mâchoire  : 

—  Ah  !  tu  m'as  fait  souffrir.  N'importe  !  je 
t'aime  tout  de  même. 

Ils  étaient  debout  et  se  regardaient,  attendris 
fun  et  l'autre,  et  près  de  s'embrasser. 

Un  bonnet  de  femme  parut  au  seuil  de  l'anti- 
chambre. 

—  Qui  t'amène  ?  dit  Deslauriers. 
C'était  M"°  Clémence,  sa  maîtresse. 

Elle  répondit  que,  passant  devant  sa  maison 
par  hasard,  elle  n'avait  pu  résister  au  désir  de  le 
voir;  et,  pour  faire  une  petite  collation  ensemble, 
elle  lui  apportait  des  gâteaux,  qu'elle  déposa  sur 
la  table. 

—  Prends  garde  à  mes  papiers!  reprit  aigre- 
ment l'avocat.  D'ailleurs,  c'est  la  troisième  fois 
que  je  te  défends  de  venir  pendant  mes  consul- 
tations. 

Elle  voulut  l'embrasser. 

—  Bien  !  va-t'en  !  file  ton  nœud  ! 

II  la  repoussait,  elle  eut  un  grand  sanglot. 

—  Ah!  tu  m'ennuies,  à  la  fin! 

—  C'est  que  je  t'aime  1 

—  Je  ne  demande  pas  qu'on  m'aime,  mais 
qu'on  m'oblige. 

Ce  mot,  si  dur,  arrêta  les  larmes  de  Clémence. 
Elle  se  planta  devant  la  fenêtre,  et  y  restait  im- 
mobile, le  front  posé  contre  le  carreau. 

Son  attitude  et  son  mutisme  agaçaient  Deslau- 
riers. 

—  Quand  tu  auras  fini,  tu  commanderas  ton 
carrosse ,  n'est-ce  pas  ? 

Elle  se  retourna  en  sursaut. 

—  Tu  me  renvoies  ! 


258  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

—  Parfaitement! 

Elle  fixa  sur  lui  ses  grands  jeux  bleus,  pour 
une  dernière  prière  sans  doute,  puis  croisa  les 
deux  bouts  de  son  tartan,  attendit  une  minute 
encore  et  s'en  alla. 

—  Tu  devrais  la  rappeler,  dit  Frédéric. 

—  Allons  donc  ! 

Et,  comme  il  avait  besoin  de  sortir,  Deslauriers 
passa  dans  sa  cuisine,  qui  était  son  cabinet  de 
toilette.  II  y  avait  sur  la  dalle,  près  d'une  paire 
de  bottes,  les  débris  d'un  maigre  déjeuner,  et  un 
matelas  avec  une  couverture  était  roulé  par  terre 
dans  un  coin. 

—  Ceci  te  démontre,  dit-il,  que  je  reçois  peu 
de  marquises!  On  s'en  passe  aisément,  va!  et  des 
autres  aussi.  Celles  qui  ne  coûtent  rien  prennent 
votre  temps;  c'est  de  l'argent  sous  une  autre 
forme  ;  or,  je  ne  suis  pas  riche  !  Et  puis  elles  sont 
toutes  si  bêtes  !  si  bêtes  !  Est-ce  que  tu  peux  causer 
avec  une  femme,  toi  ? 

Ils  se  séparèrent  à  l'angle  du  Pont-Neuf. 

—  Ainsi,  c'est  convenu!  tu  m'apporteras  la 
chose  demain,  dès  que  tu  l'auras. 

—  Convenu  !  dit  Frédéric. 

Le  lendemain,  à  son  réveil,  il  reçut  par  la  poste 
un  bon  de  quinze  mille  francs  sur  la  Banque. 

Ce  chiffon  de  papier  lui  représenta  quinze  gros 
sacs  d'argent  ;  et  il  se  dit  qu'avec  une  somme  pa- 
reille, il  pourrait  :  d'abord  garder  sa  voiture  pen- 
dant trois  ans,  au  lieu  de  la  vendre  comme  il 
J  serait  forcé  prochainement,  ou  s'acheter  deux 
elles  armures  damasquinées  qu'il  avait  vues  sur 
le  quai  Voltaire,  puis  quantité  de  choses  encore, 
des  peintures,  des  livres  et  combien  de  bouquets 


I 


I 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  259 

de  fleurs,  de  cadeaux  pour  M""'  Arnoux!  Tout, 
enfin,  aurait  mieux  valu  que  de  risquer,  que  de 
perdre  tant  d'argent  dans  ce  journal  !  Deslauriers 
lui  semblait  présomptueux,  son  insensibilité  de 
la  veille  le  refroidissant  à  son  endroit,  et  Frédéric 
s'abandonnait  à  ces  regrets  quand  il  fut  tout  sur- 
pris de  voir  entrer  Arnoux,  lequel  s'assit  sur  le 
bord  de  sa  couche,  pesamment,  comme  un  homme 
accablé. 

—  Q.u'y  a-t-il  donc  ? 

—  Je  suis  perdu  ! 

II  avait  à  verser,  le  jour  même,  en  l'étude  de 
M"  Beauminet,  notaire  rue  Sainte-Anne,  dix-huit 
mille  francs,  prêtés  par  un  certain  Vanneroy. 

—  C'est  un  désastre  inexplicable!  je  lui  ai 
donné  une  hypothèque  qui  devait  le  tranquilli- 
ser, pourtant!  Mais  il  me  menace  d'un  comman- 
dement, s'il  n'est  pas  payé  cette  après-midi, 
tantôt  ! 

—  Et  alors  ? 

—  Alors,  c'est  bien  simple!  II  va  faire  expro- 
prier mon  immeuble.  La  première  affiche  me 
ruine,  voilà  tout!  Ah!  si  je  trouvais  quelqu'un 
pour  m'avancer  cette  maudite  somme-là,  il  pren- 
drait la  place  de  Vanneroy  et  je  serais  sauvé! 
Vous  ne  l'auriez  pas,  par  hasard? 

Le  mandat  était  resté  sur  la  table  de  nuit,  près 
d'un  livre,  Frédéric  souleva  le  volume  et  k  posa 
par-dessus,  en  répondant  : 

—  Mon  Dieu,  non,  cher  ami! 

Mais  il  lui  coûtait  de  refuser  à  Arnoux. 

—  Comment,  vous  ne  trouvez  personne  qui 
veuille...? 

—  Personne!  et  songer  que,  d'ici  à  huit  jours. 


26 O  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

j  aurai  des  rentrées  !  On  me  doit  peut-être . . .  cin- 
quante mille  francs  pour  la  fin  du  mois  ! 

—  Est-ce  que  vous  ne  pourriez  pas  prier  les 
individus  qui  vous  doivent  d'avancer...? 

—  Ah  bien,  oui! 

—  Mais  vous  avez  des  valeurs  quelconques, 
des  billets? 

—  Rien! 

—  Que  faire?  dit  Frédéric. 

—  C'est  ce  que  je  me  demande,  reprit  Ar- 
noux. 

II  se  tut,  et  il  marchait  dans  la  chambre  de 
long  en  large. 

—  Ce  n'est  pas  pour  moi,  mon  Dieu!  mais 
pour  mes  enfants,  pour  ma  pauvre  femme  ! 

Puis,  en  détachant  chaque  mot  : 

—  Enfin...  je  serai  fort...,  j'emballerai  tout 
cela...  et  j'irai  chercher  fortune...  je  ne  sais  où! 

—  Impossible  !  s'écria  Frédéric. 
Arnoux  répliqua  d'un  air  calme  : 

—  Comment  voulez-vous  que  je  vive  à  Paris, 
maintenant  ? 

II  y  eut  un  long  silence. 
Frédéric  se  mit  à  dire  : 

—  Quand  le  rendriez-vous,  cet  argent? 
Non  pas  qu*il  l'eût  ;  au  contraire  !  Mais  rien 

ne  l'empêchait  de  voir  des  amis,  de  faire  des  dé- 
marches. Et  il  sonna  son  domestique  pour  s'ha- 
biller. Arnoux  le  remerciait. 

—  C'est  dix-huit  mille  francs  qu'il  vous  faut, 
n'est-ce  pas? 

—  Oh  !  je  me  contenterais  bien  de  seize  mille  ! 
Car  j'en  ferai  bien  deux  mille  cinq  cents,  trois 
mille  avec  mon  argenterie,  si  Vanneroj,  toutefois, 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  26 1 

m'accorde  jusqu'à  demain;  et,  je  vous  le  répète, 
vous  pouvez  affirmer,  jurer  au  prêteur  que,  dans 
huit  jours,  peut-être  même  dans  cinq  ou  six, 
l'argent  sera  remboursé.  D'ailleurs,  l'hypothèque 
en  répond.  Ainsi,  pas  de  danger,  vous  com- 
prenez ? 

Frédéric  assura  qu'il  comprenait  et  qu'il  allait 
sortir  immédiatement. 

II  resta  chez  lui,  maudissant  Deslauriers,  car 
il  voulait  tenir  sa  parole,  et  cependant  obliger 
Arnoux. 

«  Si  je  m'adressais  à  M.  Dambreuse?  Mais  sous 
quel  prétexte  demander  de  l'argent?  C'est  à  moi, 
au  contraire,  d'en  porter  chez  lui  pour  ses  actions 
de  houilles  !  Ah  !  qu'il  aille  se  promener  avec  ses 
actions  !  Je  ne  les  dois  pas  !  » 

Et  Frédéric  s'applaudissait  de  son  indépen- 
dance, comme  s'il  eût  refusé  un  service  à  M.  Dam- 
breuse. 

«  Eh  bien,  se  dit-il  ensuite,  puisque  je  fais  une 
perte  de  ce  côté -là,  car  je  pourrais,  avec  quinze 
mille  francs,  en  gagner  cent  mille!  A  la  Bourse, 
ça  se  voit  quelquefois . . .  Donc,  puisque  je  manque 
à  l'un,  ne  suis-je  libre?...  D'ailleurs,  quand  Des- 
lauriers attendrait!  —  Non,  non,  c'est  mal, 
allons-y  !  » 

II  regarda  sa  pendule. 

«  Ah  1  rien  ne  presse  !  la  Banque  ne  ferme  qu'à 
cinq  heures.  » 

Et,  à  quatre  heures  et  demie,  quand  il  eut  tou-. 
ché  son  argent  : 

«C'est  inutile,  maintenant!  Je  ne  le  trouverais 
pas;  j'irai  ce  soir!  »  se  donnant  ainsi  le  moyen  de 
revenir  sur  sa  décision,  car  il  reste  toujours  dans 


l6l  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

la  conscience  quelque  chose  des  sophismes  qu'on 
y  a  versés  ;  elle  en  garde  l'arrière -goût,  comme 
d'une  liqueur  mauvaise. 

II  se  promena  sur  les  boulevards,  et  dîna  seul 
au  restaurant.  Puis  il  entendit  un  acte  au  Vaude- 
ville, pour  se  distraire.  Mais  ses  billets  de  banque 
le  gênaient,  comme  s'il  les  eût  volés.  II  n'aurait 
pas  été  chagrin  de  les  perdre. 

En  rentrant  chez  lui,  il  trouva  une  lettre  con- 
tenant ces  mots  : 

«  Quoi  de  neuf? 

«Ma  femme  se  Joint  à  moi,  cher  ami,  dans 
l'espérance,  etc. 

«A  vous,» 

Et  un  parafe. 

«  Sa  femme  I  elle  me  prie  !  » 

Au  même  moment,  parut  Arnoux,  pour  savoir 
s'il  avait  trouvé  la  somme  urgente. 

—  Tenez ,  la  voilà  !  dit  Frédéric. 

Et,  vingt- quatre  heures  après,  il  répondit  à 
Deslauriers  : 

—  Je  n'ai  rien  reçu. 

L'avocat  revint  trois  jours  de  suite.  II  le  pres- 
sait d'écrire  au  notaire.  II  offrit  même  de  faire  le 
voyage  du  Havre. 

—  Non  î  c'est  inutile  I  je  vais  y  aller  I 

La  semaine  finie,  Frédéric  demanda  timide- 
ment au  sieur  Arnoux  ses  quinze  mille  francs. 

Arnoux  le  remit  au  lendemain,  puis  au  surlen- 
demain. Frédéric  se  risquait  dehors  à  la  nuit  close, 
craignant  d'être  surpris  par  Deslauriers. 

Un  soir,  quelqu'un  le  heurta  au  coin  de  la  Ma- 
deleine. C'était  lui. 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  26^ 

—  Je  vais  les  chercher,  cjit-il. 

Et  Deslauriers  l'accompagna  jusqu'à  la  porte 
d'une  maison,  dans  le  faubourg  Poissonnière, 

—  Attends-moi! 

Il  attendit.  Enfin,  après  quarante-trois  minutes» 
Frédéric  sortit  avec  Arnoux,  et  lui  fit  signe  de  pa- 
tienter encore  un  peu.  Le  marchand  de  faïences  et 
son  compagnon  montèrent,  bras  dessus  bras  des- 
sous, la  rue  Hauteville,  prirent  ensuite  la  rue  de 
Chabrol. 

La  nuit  était  sombre,  avec  des  rafales  de  vent 
tiède.  Arnoux  marchait  doucement,  tout  en  par- 
lant des  Galeries  du  Commerce  :  une  suite  de 
passages  couverts  qui  auraient  mené  du  boulevard 
Saint-Denis  au  Châtelet,  spéculation  merveilleuse, 
où  il  avait  grande  envie  d'entrer  ;  et  il  s'arrêtait  de 
temps  à  autre,  pour  voir  aux  carreaux  des  bou- 
tiques la  figure  des  grisettes,  puis  reprenait  son 
discours. 

Frédéric  entendait  les  pas  de  Deslauriers  der- 
rière lui,  comme  des  reproches,  comme  des  coups 
frappant  sur  sa  conscience.  Mais  il  n'osait  faire  sa 
réclamation,  par  mauvaise  honte,  et  dans  la  crainte 
qu'elle  ne  fût  inutile.  L'autre  se  rapprochait.  Il  se 
décida. 

Arnoux,  d'un  ton  fort  dégagé,  dit  que,  ses  re- 
couvrements n'ayant  pas  eu  heu,  il  ne  pouvait 
rendre  actuellement  les  quinze  mille  francs. 

—  Vous  n'en  avez  pas  besoin,  j'imagine? 

A  ce  moment.  Deslauriers  accosta  Frédéric, 
et,  le  tirant  à  l'écart  : 

—  Sois  franc,  les  as-tu,  oui  ou  non? 

—  Eh  bien,  non!  dit  Frédéric,  je  les  ai  per- 
dus! 


264  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

—  Ah  I  et  à  quoi  ? 

—  Au  Jeu  ! 

Deslauriers  ne  répondit  pas  un  mot,  salua  très 
bas,  et  partit.  Arnoux  avait  profité  de  roccasion 
pour  allumer  un  cigare  dans  un  débit  de  tabac.  II 
revint  en  demandant  quel  était  ce  Jeune  homme. 

—  Rien  !  un  ami  ! 

Pifis,  trois  minutes  après,  devant  la  porte  de 
Rosanette  : 

—  Montez  donc,  dit  Arnoux,  elle  sera  con- 
tente de  vous  voir.  Quel  sauvage  vous  êtes  main- 
tenant ! 

Un  réverbère,  en  face,  l'éclairait;  et  avec  son 
cigare  entre  ses  dents  blanches  et  son  air  heureux, 
il  avait  quelque  chose  d'intolérable. 

—  Ah!  à  propos,  mon  notaire  a  été  ce  matin 
chez  le  votre,  pour  cette  inscription  d'hypo- 
thèque. C'est  ma  femme  qui  me  l'a  rappelé. 

—  Une  femme  de  tête  !  reprit  machinalement 
Frédéric. 

—  Je  crois  bien  ! 

Et  Arnoux  recommença  son  éloge.  Elle  n'avait 
pas  sa  pareille  pour  l'esprit,  le  cœur,  l'économie; 
il  ajouta  d'une  voix  basse,  en  roulant  des  yeux  : 

—  Et  comme  corps  de  femme  I 

—  Adieu  !  dit  Frédéric. 
Arnoux  fit  un  mouvement. 

—  Tiens!  pourquoi? 

Et,  la  main  à  demi  tendue  vers  lui,  il  l'exami- 
nait, tout  décontenancé  par  la  colère  de  son  vi- 
sage. 

Frédéric  répliqua  sèchement  : 

—  Adieu! 

II  descendit  la  rue  de  Bréda  comme  une  pierre 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  26  j 

qui  déroule,  furieux  contre  Arnoux,  se  faisant  le 
serment  de  ne  jamais  plus  le  revoir,  ni  elle  non 
plus,  navré,  désolé.  Au  lieu  de  la  rupture  qu'il 
attendait,  voilà  que  lautre,  au  contraire,  se  met- 
tait à  la  chérir  et  complètement,  depuis  le  bout 
des  cheveux  jusqu'au  fond  de  l'âme.  La  vulgarité 
de  cet  homme  exaspérait  Frédéric.  Tout  lui  appar- 
tenait donc,  à  celui-là!  Il  le  retrouvait  sur  le  seuil 
de  la  lorette;  et  la  mortification  d'une  rupture 
s'ajoutait  à  la  rage  de  son  impuissance.  D'ailleurs , 
l'honnêteté  d'Arnoux  offrant  des  garanties  pour 
son  argent  l'humihait;  il  aurait  voulu  l'étrangler; 
et  par-dessus  son  chagrin  planait  dans  sa  con- 
science, comme  un  brouillard,  le  sentiment  de  sa 
lâcheté  envers  son  ami.  Des  larmes  l'étouffaient. 

Deslauriers  dévalait  la  rue  des  Martyrs,  en 
jurant  tout  haut  d'indignation;  car  son  projet,  tel 
qu'un  obéhsque  abattu,  lui  paraissait  maintenant 
d'une  hauteur  extraordinaire.  II  s'estimait  volé, 
comme  s'il  avait  subi  un  grand  dommage.  Son 
amitié  pour  Frédéric  était  morte,  et  il  en  éprou- 
vait de  la  joie;  c'était  une  compensation!  Une 
haine  l'envahit  contre  les  riches.  II  pencha  vers 
les  opinions  de  Sénécal  et  se  promettait  de  les 
servir. 

Arnoux,  pendant  ce  temps-là,  commodément 
assis  dans  une  bergère,  auprès  du  feu,  humait  sa 
tasse  de  thé,  en  tenant  la  Maréchale  sur  ses  ge- 
noux. 

Frédéric  ne  retourna  point  chez  eux  ;  et,  pour 
se  distraire  de  sa  passion  calamiteuse,  adoptant  le 
premier  sujet  qui  se  présenta,  il  résolut  de  compo- 
ser une  Histoire  de  ta  Renaissance.  II  entassa  pêle- 
mêle  sur  sa  table  les  humanistes,  les  philosophes 


266  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

et  les  poètes;  il  allait  au  Cabinet  des  estampes, 
voir  les  gravures  de  Marc-Antoine  ;  il  tâchait  d'en- 
tendre Machiavel.  Peu  à  peu,  la  sérénité  du  tra- 
vail Tapaisa.  En  plongeant  dans  la  personnalité 
des  autres,  il  oublia  la  sienne,  ce  qui  est  la  seule 
manière  peut-être  de  n'en  pas  souffrir. 

Un  jour  qu'il  prenait  des  notes,  tranquille- 
ment, la  porte  s'ouvrit  et  le  domestique  annonça 
M"""  Arnoux. 

C'était  bien  elle  !  seule  ?  Mais  non  î  car  elle 
tenait  par  la  main  le  petit  Eugène,  suivi  de  sa 
bonne  en  tablier  blanc.  Elle  s'assit;  et,  quand  elle 
eut  toussé  : 

—  H  y  a  longtemps  que  vous  n'êtes  venu  à  la 
maison. 

Frédéric  ne  trouvant  pas  d'excuse,  elle  ajouta  : 

—  C'est  une  déhcatesse  de  votre  part  1 
II  reprit  : 

—  Quelle  délicatesse? 

—  Ce  que  vous  avez  fait  pour  Arnoux  1  dit- 
elle. 

Frédéric  eut  un  geste  signifiant  :  «Je  m'en 
moque  bien  !  c'était  pour  vous  !  » 

Elle  envoya  son  enfant  jouer  avec  la  bonne, 
dans  le  salon.  Ils  échangèrent  deux  ou  trois  mots 
sur  leur  santé,  puis  l'entretien  tomba. 

Elle  portait  une  robe  de  soie  brune,  de  la  cou- 
leur d'un  vin  d'Espagne,  avec  un  paletot  de  ve- 
lours noir,  bordé  de  martre;  cette  fourrure  don- 
nait envie  de  passer  les  mains  dessus,  et  ses  longs 
bandeaux,  bien  lissés,  attiraient  les  lèvres.  Mais 
une  émotion  la  troublait,  et,  tournant  les  yeux 
du  côté  de  la  porte  : 

—  II  fait  un  peu  chaud,  ici! 


I 

I 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  l6j 

Frédéric  devina  l'intention  prudente  de  son 
regard. 

—  Pardon  I  les  deux  battants  ne  sont  que 
poussés. 

—  Ah  !  c'est  vrai  ! 

Et  elle  sourit,  comme  pour  dire  :  «  Je  ne  crains 
rien.  » 

H  lui  demanda  immédiatement  ce  qui  Tame- 
nait. 

—  Mon  mari,  reprit- elle  avec  effort,  m'a  en- 
gagée à  venir  chez  vous,  n'osant  faire  cette  dé- 
marche lui-même. 

—  Et  pourquoi  ? 

—  Vous  connaissez  M.  Dambreuse,  n'est-ce 
pas? 

—  Oui,  un  peu! 

—  Ah  !  un  peu. 
Elle  se  taisait. 

—  N'importe  !  achevez. 

Alors,  elle  conta  que  l'avant- veille,  Arnoux 
n'avait  pu  payer  quatre  billets  de  mille  francs 
souscrits  à  l'ordre  du  banquier,  et  sur  lesquels  il 
lui  avait  fait  mettre  sa  signature.  Elle  se  repentait 
d'avoir  compromis  la  fortune  de  ses  enfants. 
Mais  tout  valait  mieux  que  le  déshonneur;  et 
si  M.  Dambreuse  arrêtait  les  poursuites,  on  le 
payerait  bientôt,  certainement;  car  elle  allait 
vendre,  à  Chartres,  une  petite  maison  qu'elle 
avait. 

—  Pauvre  femme  !  murmura  Frédéric.  — J'irai, 
comptez  sur  moi. 

—  Merci! 

Et  elle  se  leva  pour  partir. 

—  Oh  !  rien  ne  vous  presse  encore  ! 


268  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

Elle  resta  debout,  examinant  le  trophée  de 
flèches  mongoles  suspendu  au  plafond,  la  biblio- 
thèque, les  reliures,  tous  les  ustensiles  pour 
écrire  ;  elle  souleva  la  cuvette  de  bronze  qui  con- 
tenait les  plumes;  ses  talons  se  posèrent  à  des 
places  différentes  sur  le  tapis.  Elle  était  venue 
plusieurs  fois  chez  Frédéric,  mais,  toujours  avec 
Arnoux.  Ils  se  trouvaient  seuls,  maintenant,  seuls 
dans  sa  propre  maison  ;  c'était  un  événement 
extraordinaire,  presque  une  bonne  fortune. 

Elle  voulut  voir  son  jardinet;  il  lui  offrit  le 
bras  pour  lui  montrer  ses  domaines,  trente  pieds 
de  terrain,  enclos  par  des  maisons,  ornés  d'ar- 
bustes dans  les  angles  et  d'une  plate -bande  au 
milieu. 

On  était  aux  premiers  jours  d'avril.  Les  feuilles 
des  hias  verdoyaient  déjà,  un  souffle  pur  se  rou- 
lait dans  l'air,  et  de  petits  oiseaux  pépiaient, 
alternant  leur  chanson  avec  le  bruit  lointain  que 
faisait  la  forge  d'un  carrossier. 

Frédéric  afla  chercher  une  pefle  à  feu;  et, 
tandis  qu'ils  se  promenaient  côte  à  côte,  l'enfant 
élevait  des  tas  de  sable  dans  l'aflée. 

M"""  Arnoux  ne  croyait  pas  qu'il  eût  plus  tard 
une  grande  imagination,  mais  il  était  d'humeur 
caressante.  Sa  sœur,  au  contraire,  avait  une  séche- 
resse naturefle  qui  la  blessait  quelquefois. 

—  Cela  changera,  dit  Frédéric.  II  ne  faut 
jamais  désespérer. 

Elle  répliqua  : 

—  II  ne  faut  jamais  désespérer  ! 

Cette  répétition  machinale  de  sa  phrase  lui 
parut  une  sorte  d'encouragement;  il  cueillit  une 
rose,  la  seule  du  jardin. 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  26^ 

—  Vous  rappelez -VOUS...  un  certain  bouquet 
de  roses,  un  soir,  en  voiture? 

Elle  rougit  quelque  peu;  et,  avec  un  air  de 
compassion  railleuse  : 

—  Ah  !  j'étais  bien  jeune  ! 

—  Et  celle-là,  reprit  à  voix  basse  Frédéric,  en 
sera-t-il  de  même  ? 

Elle  répondit,  tout  en  faisant  tourner  la  tige 
entre  ses  doigts,  comme  le  fil  d'un  fuseau  : 

—  Non  !  je  la  garderai  ! 

Elle  appela  d'un  geste  la  bonne,  qui  prit  Ten- 
fant  sur  son  bras  :  puis,  au  seuil  de  la  porte,  dans 
la  rue,  M"^  Arnoux  aspira  la  fleur,  en  inclinant  la 
tête  sur  son  épaule,  et  avec  un  regard  aussi  doux 
qu'un  baiser. 

Quand  il  fut  remonté  dans  son  cabinet,  il  con- 
templa le  fauteuil  où  elle  s'était  assise  et  tous  les 
objets  qu'elle  avait  touchés.  Quelque  chose  d'elle 
circulait  autour  de  lui.  La  caresse  de  sa  présence 
durait  encore. 

«  Elle  est  donc  venue  là  !  »  se  disait-il. 

Et  les  flots  d'une  tendresse  infinie  le  submer- 
geaient. 

Le  lendemain,  à  onze  heures,  il  se  présenta 
chez  M.  Dambreusc.  On  le  reçut  dans  la  safle  à 
manger.  Le  banquier  déjeunait  en  face  de  sa 
femme.  Sa  nièce  était  près  d'efle,  et  de  l'autre 
côté  l'institutrice,  une  Anglaise,  fortement  mar- 
quée de  petite  vérole. 

M.  Dambreuse  invita  son  jeune  ami  à  prendre 
place  au  miheu  d'eux,  et,  sur  son  refus  : 

—  A  quoi  puis-je  vous  être  bon?  Je  vous 
écoute. 

Frédéric  avoua,  en  affectant  de  l'indifférence. 


270  L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 

qu'il  venait   faire    une  requête  pour  un  certain 
Arnoux. 

—  Ah!  ahl  l'ancien  marchand  de  tableaux, 
dit  le  banquier,  avec  un  rire  muet  découvrant  ses 
gencives.  Oudry  le  garantissait,  autrefois;  on  s'est 
fâché. 

Et  il  se  mit  à  parcourir  les  lettres  et  les  jour- 
naux posés  près  de  son  couvert. 

Deux  domestiques  servaient,  sans  faire  de  bruit 
sur  le  parquet;  et  la  hauteur  de  la  salle,  qui  avait 
trois  portières  en  tapisserie  et  deux  fontaines  de 
marbre  blanc,  le  poli  des  réchauds,  la  disposi- 
tion des  hors- d'oeuvre,  et  jusqu'aux  plis  raides 
des  serviettes,  tout  ce  bien-être  luxueux  éta- 
bhssait  dans  la  pensée  de  Frédéric  un  contraste 
avec  un  autre  déjeuner  chez  Arnoux.  II  n'osait 
interrompre  M.  Dambreuse. 

Madame  remarqua  son  embarras. 

—  Voyez-vous  quelquefois  notre  ami  Mar- 
tinon? 

—  II  viendra  ce  soir,  dit  vivement  la  jeune 
fille. 

—  Ah  !  tu  le  sais  ?  répliqua  sa  tante,  en  arrêtant 
sur  elle  un  regard  froid. 

Puis,  un  des  valets  s'étant  penché  à  son  oreille  : 

—  Ta  couturière,  mon  enfant!...  miss  John! 
Et  l'institutrice,  obéissante,  disparut  avec  son 

élève. 

M.  Dambreuse,  troublé  par  le  dérangement  des 
chaises,  demanda  ce  qu'il  y  avait. 

—  C'est  M"*'  Regimbart. 

—  Tiens!  Regimbart!  Je  connais  ce  nom-là. 
J'ai  rencontré  sa  signature. 

Frédéric  aborda  enfin  la  question  ;  Arnoux  mé- 


I 


I 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  27  I 

ritait  de  l'intérêt;  il  allait  même,  dans  le  seul  but 
de  remplir  ses  engagements,  vendre  une  maison 
à  sa  femme. 

—  Elle  passe  pour  très  jolie,  dit  M""'  Dam- 
fa  reuse. 

Le  banquier  ajouta  d'un  air  bonhomme  : 

—  Étes-vous  leur  ami . . .  intime  ? 
Frédéric,  sans  répondre  nettement,  dit  qu'il  lui 

serait  fort  obligé  de  prendre  en  considération . . . 

—  Eh  bien,  puisque  cela  vous  fait  plaisir,  soitl 
on  attendra!  J'ai  du  temps  encore.  Si  nous  des- 
cendions dans  mon  bureau,  voulez-vous? 

Le  déjeuner  était  fini  ;  M"*  Dambreuse  s'inchna 
légèrement,  tout  en  souriant  d'un  rire  singulier, 
plein  à  la  fois  de  pohtesse  et  d'ironie.  Frédéric 
n'eut  pas  le  temps  d'j  réfléchir,  car  M.  Dam- 
breuse, dès  qu'ils  furent  seuls  : 

—  Vous  n'êtes  pas  venu  chercher  vos  actions. 
Et,  sans  lui  permettre  de  s'excuser  : 

—  Bien  !  bien  !  il  est  juste  que  vous  connais- 
siez l'affaire  un  peu  mieux. 

II  lui  offrit  une  cigarette  et  commença. 

V  Union  générale  des  Houilles  françaises  était  con- 
stituée; on  n'attendait  plus  que  l'ordonnance.  Le 
fait  seul  de  la  fusion,  diminuant  les  frais  de  sur- 
veillance et  de  main-d'œuvre,  augmentait  les  bé- 
néfices. De  plus,  la  Société  imaginait  une  chose 
nouvelle,  qui  était  d'intéresser  les  ouvriers  à  son 
entreprise.  Elle  leur  bâtirait  des  maisons,  des  loge- 
ments salubres;  enfin  elle  se  constituait  le  four- 
nisseur de  ses  employés,  leur  livrait  tout  à  prix 
de  revient. 

—  Et  ils  gagneront,  monsieur;  voilà  du  véri- 
table progrès;  c'est  répondre  victorieusement  à 


2/2  L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 

certaines  criailleries  républicaines!  Nous  avons 
dans  notre  conseil, —  il  exhiba  le  prospectus,  — 
un  pair  de  France,  un  savant  de  l'Institut,  un  offi- 
cier supérieur  du  génie  en  retraite,  des  noms 
connus  !  De  pareils  éléments  rassurent  les  capitaux 
craintifs  et  appellent  les  capitaux  intelligents  !  La 
Compagnie  aurait  pour  elle  les  commandes  de 
TEtat,  puis  les  chemins  de  fer,  la  marine  à  vapeur, 
les  établissements  métallurgiques,  le  gaz,  les  cui- 
sines bourgeoises.  Ainsi  nous  chauffons,  nous 
éclairons,  nous  pénétrons  jusqu'au  foyer  des  plus 
humbles  ménages.  Mais  comment,  medirez-vous, 
pourrons -nous  assurer  la  vente  ?  Grâce  à  des 
droits  protecteurs,  cher  monsieur,  et  nous  les  ob- 
tiendrons; cela  nous  regarde!  Moi,  du  reste,  je 
suis  franchement  prohibitionniste  !  le  Pays  avant 
tout! 

On  lavait  nommé  directeur  ;  mais  le  temps  lui 
manquait  pour  s'occuper  de  certains  détails,  de  la 
rédaction  entre  autres. 

—  Je  suis  un  peu  brouillé  avec  mes  auteurs, 
j'ai  oubhé  mon  grec!  J'aurais  besoin  de  quel- 
qu'un... qui  pût  traduire  mes  idées. 

Et  tout  à  coup  : 

—  Voulez-vous  être  cet  homme-là,  avec  le 
titre  de  secrétaire  général? 

Frédéric  ne  sut  que  répondre. 

—  Eh  bien,  qui  vous  empêche? 

Ses  fonctions  se  borneraient  à  écrire,  tous  les 
ans,  un  rapport  pour  les  actionnaires.  II  se  trou- 
verait en  relations  quotidiennes  avec  les  hommes 
les  plus  considérables  de  Paris.  Représentant  la 
Compagnie  près  les  ouvriers,  il  s'en  ferait  adorer, 
naturellement,  ce  qui  lui  permettrait,  plus  tard. 


I 

I 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  2.^:^ 

de  se  pousser  au  conseil  général,  à  la  députation. 

Les  oreilles  de  Frédéric  tintaient.  D'où  prove- 
nait cette  bienveillance  ?  II  se  confondit  en  remer- 
ciements. 

Mais  il  ne  fallait  point,  dit  le  banquier,  qu'il 
fût  dépendant  de  personne.  Le  meilleur  moyen, 
c'était  de  prendre  des  actions,  «placement  su- 
perbe d'ailleurs,  car  votre  capital  garantit  votre 
position,  comme  votre  position  votre  capital». 

—  A  combien,  environ,  doit-il  se  monter?  dit 
Frédéric. 

—  Mon  Dieu!  ce  qui  vous  plaira,  de  qua- 
rante à  soixante  mille  francs,  je  suppose. 

Cette  somme  était  si  minime  pour  M.  Dam- 
breuse  et  son  autorité  si  grande,  que  le  Jeune 
homme  se  décida  immédiatement  à  vendre  une 
ferme.  II  acceptait.  M.  Dambreuse  fixerait  un  de 
ces  jours  un  rendez-vous  pour  terminer  leurs 
arrangements. 

—  Ainsi,  je  puis  dire  à  Jacques  Arnoux...? 

—  Tout  ce  que  vous  voudrez!  le  pauvre 
garçon  !  Tout  ce  que  vous  voudrez  ! 

Frédéric  écrivit  aux  Arnoux  de  se  tranquilliser, 
et  il  fit  porter  la  lettre  par  son  domestique  auquel 
on  répondit  :  «Très  bien!» 

Sa  démarche,  cependant  méritait  mieux.  II 
s'attendait  à  une  visite,  à  une  lettre  tout  au  moins. 
II  ne  reçut  pas  de  visite.  Aucune  lettre  n'arriva. 

Y  avait-il  oubh  de  leur  part  ou  intention?  Puis- 
que M™**  Arnoux  était  venue  une  fois,  qui  l'em- 
pêchait de  revenir?  L'espèce  de  sous-entendu, 
d'aveu  qu'elle  lui  avait  fait,  n'était  donc  qu'une 
manœuvre  exécutée  par  intérêt?  «Se  sont-ils  joués 
de  moi?  est-elle  complice?»  Une  sorte  de  pudeur, 


2/4  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.     ^ 

malgré  son  envie,  l'empêchait  de  retourner  chez 
eux. 

Un  matin  (trois  semaines  après  leur  entrevue), 
M.  Dambreuse  lui  écrivit  qu'il  l'attendait  le  jour 
même,  dans  une  heure. 

En  route,  l'idée  des  Arnoux  l'assaiHit  de  nou- 
veau; et,  ne  découvrant  point  de  raison  à  leur 
conduite,  il  fut  pris  par  une  angoisse,  un  pres- 
sentiment funèbre.  Pour  s'en  débarrasser,  il  appela 
un  cabriolet  et  se  fît  conduire  rue  Paradis. 

Arnoux  était  en  voyage. 

—  Et  Madame? 

—  A  la  campagne,  à  la  fabrique! 

—  Quand  revient  Monsieur? 

—  Demain,  sans  faute! 

II  la  trouverait  seule  ;  c'était  le  moment.  Quel- 
que chose  d'impérieux  criait  dans  sa  conscience  : 
«  Vas-y  donc  !  » 

Mais  M.  Dambreuse?  «Eh  bien,  tant  pis!  Je 
dirai  que  j'étais  malade.  »  II  courut  à  la  gare  ;  puis, 
dans  le  wagon  :  «J'ai  eu  tort,  peut-être?  Ah  bah  ! 
qu'importe  !  )) 

A  droite  et  à  gauche,  des  plaines  vertes  s'éten- 
daient; le  convoi  roulait;  les  maisonnettes  des 
stations  glissaient  comme  des  décors,  et  la  fumée 
de  la  locomotive  versait  toujours  du  même  coté 
ses  gros  flocons  qui  dansaient  sur  l'herbe  quelque 
temps,  puis  se  dispersaient. 

Frédéric,  seul  sur  sa  banquette,  regardait  cela, 
par  ennui,  perdu  dans  cette  langueur  que  donne 
l'excès  même  de  l'inipatience.  Mais  des  grues,  des 
magasins  parurent.  C'était  Creiï. 

La  ville,  construite  au  versant  de  deux  collines 
basses  (dont  la  première  est  nue  et  la  seconde 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  275 

couronnée  par  un  bois),  avec  la  tour  de  son 
église,  ses  maisons  inégales  et  son  pont  de  pierre, 
lui  semblait  avoir  quelque  chose  de  gai,  de  dis- 
cret et  de  bon.  Un  grand  bateau  plat  descendait 
au  fil  de  l'eau,  qui  clapotait  fouettée  par  le  vent; 
des  poules,  au  pied  du  calvaire,  picoraient  dans 
la  paille;  une  femme  passa,  portant  du  linge 
mouillé  sur  la  tête. 

Après  le  pont,  il  se  trouva  dans  une  fie,  où  Ton 
voit  sur  la  droite  les  ruines  d'une  abbaye.  Un 
moulin  tournait,  barrant  dans  toute  sa  largeur  le 
second  bras  de  l'Oise,  que  surplombe  la  manu- 
facture. L'importance  de  cette  construction  étonna 
grandement  Frédéric.  H  en  conçut  plus  de  respect 
pour  Arnoux.  Trois  pas  plus  loin,  il  prit  une 
ruelle,  terminée  au  fond  par  une  grille. 

II  était  entré.  La  concierge  le  rappela  en  lui 
criant  : 

—  Avez-vous  une  permission? 

—  Pourquoi? 

—  Pour  visiter  l'établissement  ! 

Frédéric,  d'un  ton  brutal,  dit  qu'il  venait  voir 
M.  Arnoux. 

—  Qu'est-ce  que  c*est  que  M.  Arnoux? 

—  Mais  le  chef,  le  maître,  le  propriétaire, 
enfin! 

—  Non,  monsieur,  c'est  ici  la  fabrique  de 
MM.  Lebœuf  et  Millietl 

La  bonne  femme  plaisantait  sans  doute.  Des 
ouvriers  arrivaient;  il  en  aborda  deux  ou  trois; 
leur  réponse  fut  la  même. 

Frédéric  sortit  de  la  cour,  en  chancelant  comme 
un  homme  ivre;  il  avait  l'air  tellement  ahuri  que, 
sur  le  pont  de  la  Boucherie,  un  bourgeois  en  train 


Xjd  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

de  fumer  sa  pipe  lui  demanda  s*il  cherchait  quel- 
que chose.  Celui-là  connaissait  la  manufacture 
a  Arnoux.  Elle  était  située  à  Montataire. 

Frédéric  s*enquit  d'une  voiture.  On  n'en  trou- 
vait qu'à  la  gare.  II  y  retourna.  Une  calèche 
disloquée,  attelée  d'un  vieux  cheval  dont  les 
harnais  décousus  pendaient  dans  les  brancards, 
stationnait  devant  le  bureau  des  bagages,  solitai- 
rement. 

Un  gamin  s'offrit  à  découvrir  «le  père  Pilon». 
II  revint  au  bout  de  dix  minutes;  le  père  Pilon 
déjeunait.  Frédéric,  n'y  tenant  plus,  partit.  Mais 
la  barrière  du  passage  était  close.  II  fallut  attendre 
que  deux  convois  eussent  défilé.  Enfin  il  se  pré- 
cipita dans  la  campagne. 

La  verdure  monotone  la  faisait  ressembler  à  un 
immense  tapis  de  billard.  Des  scories  de  fer  étaient 
rangées,  sur  les  deux  bords  de  la  route,  comme 
des  mètres  de  cailloux.  Un  peu  plus  loin,  des 
cheminées  d'usine  fumaient  les  unes  près  des 
autres.  En  face  de  lui  se  dressait,  sur  une  colline 
ronde,  un  petit  château  à  tourelles,  avec  le  clocher 
quadrangulaire  d'une  église.  De  longs  murs,  en 
dessous,  formaient  des  lignes  irrégulières  parmi 
les  arbres;  et,  tout  en  bas,  les  maisons  du  village 
s'étendaient. 

Elles  sont  à  un  seul  étage,  avec  des  escaliers 
de  trois  marches,  faites  de  blocs  sans  ciment.  On 
entendait,  par  intervalles,  la  sonnette  d'un  épicier. 
Des  pas  lourds  s'enfonçaient  dans  la  boue  noire, 
et  une  pluie  fine  tombait,  coupant  de  mille  ha- 
chures le  ciel  pâle. 

.Frédéric  suivit  le  milieu  du  pavé;  puis  il  ren- 
contra sur  sa  gauche,  à  l'entrée  d'un  chemin,  un 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  277 

grand  arc  de  boîs  qui  portait  écrit  en  lettres  d'or  : 

FAÏENCES. 

Ce  n'était  pas  sans  but  que  Jacques  Arnoux 
avait  choisi  le  voisinage  de  Creil;  en  plaçant  sa 
manufacture  le  plus  près  possible  de  l'autre  (ac- 
créditée depuis  longtemps),  il  provoquait  dans 
le  public  une  confusion  favorable  à  ses  intérêts. 

Le  principal  corps  de  bâtiment  s'appuyait  sur 
le  bord  même  d'une  rivière  qui  traverse  la  prairie. 
La  maison  de  maître,  entourée  d'un  jardin,  se 
distinguait  par  son  perron,  orné  de  quatre  vases 
où  se  hérissaient  des  cactus.  Des  amas  de  terre 
blanche  séchaient  sous  des  hangars  ;  il  y  en  avait 
d'autres  à  l'air  libre;  et  au  milieu  de  la  cour  se 
tenait  Sénécal,  avec  son  éternel  paletot  bleu, 
doublé  de  rouge. 

L'ancien  répétiteur  tendit  sa  main  froide. 

—  Vous  venez  pour  le  patron  ?  11  n'est  pas  là. 
Frédéric,  décontenancé,  répondit  bêtement  : 

—  Je  le  savais. 

Mais  se  reprenant  aussitôt  : 

—  C'est  pour  une  affaire  qui  concerne  M™*  Ar- 
noux. Peut-elle  me  recevoir? 

—  Ah  !  je  ne  l'ai  pas  vue  depuis  trois  jours,  dit 
Sénécal. 

Et  il  entama  une  kyrielle  de  plaintes.  En  accep- 
tant les  conditions  du  fabricant,  il  avait  entendu 
demeurer  à  Paris,  et  non  s'enfouir  dans  cette  cam- 
pagne, loin  de  ses  amis,  privé  de  journaux.  N'im- 
porte! il  avait  passé  par  là-dessus!  Mais  Arnoux 
ne  paraissait  faire  nulle  attention  à  son  mérite. 
Il  était  borné  d'ailleurs,  et  rétrograde,  ignorant 
comme  pas  un.  Au  lieu  de  chercher  des  perfec- 
tionnements artistiques,  mieux  aurait  valu  intro- 


278  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

duire  des  chauffages  à  la  houille  et  au  gaz.  Le 
bourgeois  s'enfonçait;  Sénécal  appuya  sur  le  mot. 
Bref,  ses  occupations  lui  déplaisaient  ;  et  il  somma 
presque  Frédéric  de  parler  en  sa  faveur,  afin  qu'on 
augmentât  ses  émoluments. 

—  Soyez  tranquille  !  dit  l'autre. 

II  ne  rencontra  personne  dans  l'escalier.  Au 
premier  étage,  il  avança  la  tête  dans  une  pièce 
vide;  c'était  le  salon.  II  appela  très  haut.  On  ne 
répondit  pas;  sans  doute,  la  cuisinière  était  sortie, 
la  bonne  aussi;  enfin,  parvenu  au  second  étage,  il 
poussa  une  porte.  M""*  Arnoux  était  seule,  devant 
une  armoire  à  glace.  La  ceinture  de  sa  robe  de 
chambre  entrouverte  pendait  le  long  de  ses 
hanches.  Tout  un  coté  de  ses  cheveux  lui  faisait 
un  flot  noir  sur  Tépaule  droite;  et  elle  avait  les 
deux  bras  levés,  retenant  d'une  main  son  chignon, 
tandis  que  l'autre  y  enfonçait  une  épingle.  Elle 
jeta  un  cri,  et  disparut. 

Puis  elle  revint  correctement  habillée.  Sa  taille, 
ses  yeux,  le  bruit  de  sa  robe,  tout  l'enchanta.  Fré- 
déric se  retenait  pour  ne  pas  la  couvrir  de  baisers. 

—  Je  vous  demande  pardon,  dit-elle,  mais 
je  ne  pouvais... 

II  eut  la  hardiesse  de  l'interrompre  : 

—  Cependant...,  vous  étiez  très  bien...  tout 
à  l'heure. 

Elle  trouva  sans  doute  le  compliment  un  peu 
grossier,  car  ses  pommettes  se  colorèrent.  II  crai- 
gnait de  l'avoir  offensée.  Elle  reprit  : 

—  Par  quel  bon  hasard  êtes-vous  venu? 

II  ne  sut  que  répondre;  et,  après  un  petit  rica- 
nement qui  lui  donna  le  temps  de  réfléchir  : 

—  Si  je  vous  le  disais,  me  croiriez- vous? 


I 

I 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  279 

—  Pourquoi  pas? 

Frédéric  conta  qu'il  avait  eu,  lautre  nuit,  un 
songe  affreux  : 

—  J  ai  rêvé  que  vous  étiez  gravement  malade, 
près  de  mourir. 

—  Oh  !  ni  moi,  ni  mon  mari  ne  sommes  jamais 
malades  ! 

—  Je  n*ai  rêvé  que  de  vous,  dit-il. 
Elle  le  regarda  d  un  air  calme. 

—  Les  rêves  ne  se  réalisent  pas  toujours. 
Frédéric  balbutia,  chercha  ses  mots,  et  se  lança 

enfin  dans  une  longue  période  sur  l'affinité  des 
âmes.  Une  force  existait  qui  peut,  à  travers  les  es- 
paces, mettre  en  rapport  deux  personnes,  les 
avertir  de  ce  qu'elles  éprouvent  et  les  faire  se 
rejoindre. 

Elle  l'écoutait  la  tête  basse,  tout  en  souriant 
de  son  beau  sourire.  II  l'observait  du  coin  de  fœil, 
avec  joie,  et  épanchait  son  amour  plus  librement 
sous  la  facilité  d'un  lieu  commun.  Elle  proposa 
de  lui  montrer  la  fabrique;  et,  comme  elle  insis- 
tait, il  accepta. 

Pour  le  distraire  d'abord  par  quelque  chose 
d'amusant,  elle  lui  fit  voir  l'espèce  de  musée  qui 
décorait  l'escalier.  Les  spécimens  accrochés  contre 
les  murs  ou  posés  sur  des  planchettes  attestaient 
les  efforts  et  les  engouements  successifs  d'Arnoux. 
Après  avoir  cherché  le  rouge  des  cuivres  des 
Chinois,  il  avait  voulu  faire  des  majoliques, 
des  faënza,  de  l'étrusque,  de  l'oriental,  tenté  enfin 
quelques-uns  des  perfectionnements  réalisés  plus 
tard.  Aussi  remarquait-on,  dans  la  série,  de  gros 
vases  couverts  de  mandarins,  des  écuelles  a  un 
mordoré  chatoyant,  des  pots  rehaussés  d'écritures 


2  8o  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

arabes,  des  buires  dans  le  goût  de  la  Renaissance, 
et  de  larges  assiettes  avec  deux  personnages,  qui 
étaient  comme  dessinés  à  la  sanguine,  d'une  façon 
mignarde  et  vaporeuse.  II  fabriquait  maintenant 
des  lettres  d'enseigne,  des  étiquettes  à  vin;  mais 
son  intelligence  n'était  pas  assez  haute  pour  at- 
teindre jusqu'à  l'Art,  ni  assez  bourgeoise  non  plus 
pour  viser  exclusivement  au  profit,  si  bien  que, 
sans  contenter  personne,  il  se  ruinait.  Tous  deux 
considéraient  ces  choses,  quand  M""  Marthe  passa. 

—  Tu  ne  le  reconnais  donc  pas?  lui  dit  sa 
mère. 

—  Si  fait!  reprit-elle  en  le  saluant,  tandis  que 
son  regard  limpide  et  soupçonneux,  son  regard 
de  vierge  semblait  murmurer  :  «Que  viens-tu 
faire  ici,  toi?»  et  elle  montait  les  marches,  la  tête 
un  peu  tournée  sur  l'épaule. 

jjjme  Arnoux  emmena  Frédéric  dans  la  cour, 
puis  elle  expliqua  d'un  ton  sérieux  comment  on 
broie  les  terres,  on  les  nettoie,  on  les  tamise. 

-^  L'important,  c'est  la  préparation  des  pâtes. 

Et  elle  l'introduisit  dans  une  salle  que  remplis- 
saient des  cuves,  où  virait  sur  lui-même  un  axe 
vertical  armé  de  bras  horizontaux.  Frédéric  s'en 
voulait  de  n'avoir  pas  refusé  nettement  sa  propo- 
sition, tout  à  l'heure. 

—  Ce  sont  les  patouillards ,  dit- elle. 

II  trouva  le  mot  grotesque,  et  comme  incon- 
venant dans  sa  bouche. 

De  larges  courroies  filaient  d'un  bout  à  l'autre 
du  plafond,  pour  s'enrouler  sur  des  tambours,  et 
tout  s'agitait  d'une  façon  continue,  mathématique, 
agaçante. 

Ils   sortirent  de   là,    et  passèrent   près   d'une 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  28  I 

cabane  en  ruines,  qui  avait  autrefois  servi  à  mettre 
des  instruments  de  jardinage. 

—  Elle  n  est  plus  utile,  dit  M"'  Arnoux. 
II  répliqua  d'une  voix  tremblante  : 

—  Le  bonheur  peut  y  tenir! 

Le  tintamarre  de  la  pompe  à  feu  couvrit  ses 
paroles,  et  ils  entrèrent  dans  Tatelier  des  ébau- 
chages. 

Des  hommes,  assis  à  une  table  étroite,  posaient 
devant  eux,  sur  un  disque  tournant,  une  masse 
de  pâte;  leur  main  gauche  en  raclait  l'intérieur, 
leur  droite  en  caressait  la  surface  et  Ton  voyait 
s'élever  des  vases,  comme  des  fleurs  qui  s'épa- 
nouissent. 

M™**  Arnoux  fît  exhiber  lés  moules  pour  les  ou- 
vrages plus  difficiles. 

Dans  une  autre  pièce,  on  fabriquait  les  filets, 
les  gorges,  les  lignes  saillantes.  A  l'étage  supérieur, 
on  enlevait  les  coutures,  et  l'on  bouchait  avec  du 
plâtre  les  petits  trous  que  les  opérations  précé- 
dentes avaient  laissés. 

Sur  des  claires- voies,  dans  des  coins,  au  milieu 
des  corridors,  partout  s'alignaient  des  poteries. 

Frédéric  commençait  à  s'ennuyer. 

—  Cela  vous  fatigue  peut-être?  dit-elle. 
Craignant  qu'il  ne  fallût  borner  là  sa  visite,  il 

affecta,  au  contraire,  beaucoup  d'enthousiasme. 
II  regrettait  même  de  ne  s'être  pas  voué  à  cette 
industrie. 

Elle  parut  surprise. 

—  Certainement!  j'aurais  pu  vivre  près  de 
vous! 

Et,  comme  il  cherchait  son  regard.  M"' Arnoux, 
afin  de  l'éviter,  prit  sur  une  console  des  boulettes 


282  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

de  pâte,  provenant  des  rajustages  manques,  les 
aplatit  en  une  galette,  et  imprima  dessus  sa 
main. 

—  Puis- je  emporter  cela?  dit  Frédéric. 

—  Étes-vous  assez  enfant,  mon  Dieu  ! 
II  allait  répondre,  Sénécal  entra. 

M.  le  sous-directeur,  dès  le  seuil,  s'aperçut  d'une 
infraction  au  règlement.  Les  ateliers  devaient  être 
balayés  toutes  les  semaines;  on  était  au  samedi, 
et,  comme  les  ouvriers  n*en  avaient  rien  fait,  Sé- 
nécal leur  déclara  qu'ils  auraient  à  rester  une  heure 
de  plus.  «Tant  pis  pour  vous!» 

Ils  se  penchèrent  sur  leurs  pièces,  sans  mur- 
murer; mais  on  devinait  leur  colère  au  souffle 
rauque   de  leur  poitrine.   Ils  étaient,  d'ailleurs, 

[)eu  faciles  à  conduire,  tous  ayant  été  chassés  de 
a  grande  fabrique.  Le  républicain  les  gouvernait 
durement.  Homme  de  théories,  il  ne  considérait 
que  les  masses  et  se  montrait  impitoyable  pour 
les  individus. 

Frédéric,  gêné  par  sa  présence,  demanda  bas  à 
M"'  Arnoux  s'il  n'y  avait  pas  moyen  de  voir  les 
fours.  Ils  descendirent  au  rez-de-chaussée;  et  elle 
était  en  train  d'expliquer  l'usage  des  cassettes, 
quand  Sénécal,  qui  les  avait  suivis,  s'interposa 
entre  eux. 

II  continua  de  lui-même  la  démonstration,  s'é- 
tendit sur  les  différentes  sortes  de  combustibles, 
l'enfournement,  les  pyroscopes,  les  alandiers,  les 
englobes,  les  lustres  et  les  métaux,  prodiguant 
les  termes  de  chimie,  chlorure,  sulfure,  borax, 
carbonate.  Frédéric  n'y  comprenait  rien,  et  à 
chaque  minute  se  retournait  vers  M"*'  Arnoux. 

- —  Vous  n'écoutez  pas,  dit-elle.  M.  Sénécal 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  283 

pourtant  est  très  clair.  II  sait  toutes  ces  choses 
beaucoup  mieux  que  moi. 

Le  mathématicien,  flatté  de  cet  éloge,  proposa 
de  faire  voir  le  posage  des  couleurs.  Frédéric 
interrogea  d'un  regard  anxieux  M"''  Arnoux.  Elle 
demeura  impassible,  ne  voulant  sans  doute  ni 
être  seule  avec  lui,  ni  le  quitter  cependant.  II  lui 
ofFrit  son  bras. 

—  Non!  merci  bien!  lescalier  est  trop  étroit! 

Et,  quand  ils  furent  en  haut,  Sénécal  ouvrit  la 
porte  d'un  appartement  rempli  de  femmes. 

Elles  maniaient  des  pinceaux,  des  fioles,  des 
coquilles,  des  plaques  de  verre.  Le  long  de  la 
corniche,  contre  le  mur,  s'alignaient  des  planches 
gravées;  des  bribes  de  papier  fin  voltigeaient; 
et  un  poêle  de  fonte  exhalait  une  température 
écœurante,  où  se  mêlait  l'odeur  de  la  térében- 
thine. 

Les  ouvrières,  presque  toutes,  avaient  des  cos- 
tumes sordides.  On  en  remarquait  une,  cepen- 
dant, qui  portait  un  madras  et  de  longues  boucles 
d'oreilles.  Tout  à  la  fois  mince  et  potelée,  elle 
avait  de  gros  yeux  noirs  et  les  lèvres  charnues 
d'une  négresse.  Sa  poitrine  abondante  saillissait 
sous  sa  chemise,  tenue  autour  de  sa  taille  par  le 
cordon  de  sa  jupe;  et,  un  coude  sur  l'étabh,  tan- 
dis que  l'autre  bras  pendait,  elle  regardait  vague- 
ment, au  loin  dans  la  campagne.  A  côté  delIe 
traînaient  une  bouteille  de  vin  et  de  la  charcu- 
terie. 

Le  règlement  interdisait  de  manger  dans  les 
ateliers,  mesure  de  propreté  pour  la  besogne  et 
d'hygiène  pour  les  travailleurs. 

Sénécal,  par  sentiment  du  devoir  ou  besoin  de 


2  84  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

despotisme,  s'écria  de  loin,  en  indiquant  une  af- 
fiche dans  un  cadre  : 

—  Hé!  là-bas,  la  Bordelaise!  lisez-moi  tout 
haut  Farticle  9. 

—  Eh  bien,  après? 

—  Après,  mademoiselle?  Cest  trois  francs 
d'amende  que  vous  payerez  ! 

Elle  le  regarda  en  face,  impudemment. 

—  Qu'est-ce  que  ça  me  fait?  Le  patron,  à  son 
retour,  la  lèvera  votre  amende!  Je  me  fiche  de 
vous,  mon  bonhomme! 

Sénécal,  qui  se  promenait  les  mains  derrière  le 
dos,  comme  un  pion  dans  une  salle  d'étude,  se 
contenta  de  sourire. 

—  Article  13 ,  insubordination ,  dix  francs  ! 

La  Bordelaise  se  remit  à  sa  besogne.  M"°  Ar- 
noux,  par  convenance,  ne  disait  rien,  mais  ses 
sourcils  se  froncèrent.  Frédéric  murmura  : 

—  Ah!  pour  un  démocrate,  vous  êtes  bien 
dur! 

L'autre  répondit  magistralement  : 

—  La  Démocratie  n'est  pas  le  dévergondage 
de  l'individualisme.  C'est  le  niveau  commun  sous 
la  loi,  la  répartition  du  travail,  l'ordre! 

—  Vous  oubliez  l'humanité  !  dit  Frédéric. 
M""'  Arnoux  prit  son  bras;  Sénécal,  offensé 

peut-être  de  cette  approbation  silencieuse,  s'en 
alla. 

Frédéric  en  ressentit  un  immense  soulagement. 
Depuis  le  matin,  il  cherchait  l'occasion  de  se  dé- 
clarer; elle  était  venue.  D'ailleurs  le  mouvement 
spontané  de  M"'  Arnoux  lui  semblait  contenir 
des  promesses;  et  il  demanda,  comme  pour  se 
réchauffer  les  pieds,  à  monter  dans  sa  chambre. 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  285 

Mais,  quand  il  fut  assis  près  d'elle,  son  embarras 
commença;  le  point  de  départ  lui  manquait.  Sé- 
nécal,  heureusement,  vint  à  sa  pensée. 

—  Rien  de  plus  sot,  dit- il,  que  cette  punition  ! 
M""  Arnoux  reprit  : 

—  H  y  a  des  sévérités  indispensables. 

—  Comment,  vous  qui  êtes  si  bonne!  Oh!  je 
me  trompe  !  car  vous  vous  plaisez  quelquefois  à 
faire  souffrir! 

—  Je  ne  comprends  pas  les  énigmes,  mon 
ami. 

Et  son  regard  austère,  plus  encore  que  le  mot, 
larrêta.  Frédéric  était  déterminé  à  poursuivre.  Un 
volume  de  Musset  se  trouvait  par  hasard  sur  la 
commode.  II  en  tourna  quelques  pages,  puis  se 
mit  à  parler  de  l'amour,  de  ses  désespoirs  et  de 
ses  emportements. 

Tout  cela,  suivant  M"°  Arnoux,  était  criminel 
ou  factice. 

Le  jeune  homme  se  sentit  blessé  par  cette  né- 
gation; et,  pour  la  combattre,  il  cita  en  preuve 
les  suicides  qu'on  voit  dans  les  journaux,  exalta 
les  grands  types  littéraires,  Phèdre,  Didon,  Ro- 
méo, Desgrieux.  II  s'enferrait. 

Le  feu  dans  la  cheminée  ne  brûlait  plus,  la 

Eluie  fouettait  contre  les  vitres.  M""' Arnoux,  sans 
ouger,  restait  les  deux  mains  sur  les  bras  de 
son  fauteuil  ;  les  pattes  de  son  bonnet  tombaient 
comme  les  bandelettes  d'un  sphinx;  son  profil 
pur  se  découpait  en  pâleur  au  milieu  de  l'ombre. 
II  avait  envie  de  se  jeter  à  ses  genoux.  Un  cra- 
quement se  fit  dans  le  couloir,  il  n'osa. 

II  était  empêché,  d'ailleurs,  par  une  sorte  de 
crainte  religieuse.  Cette  robe,  se  confondant  avec 


2^6  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

les  ténèbres,  lui  paraissait  démesurée,  infinie,  in- 
soulevable;  et  précisément  à  cause  de  cela  son 
désir  redoublait.  Mais,  la  peur  de  faire  trop  et  de 
ne  pas  faire  assez  lui  otait  tout  discernement. 

«Si  je  lui  déplais,  pensait- il,  qu*elle  me  chasse  I 
Si  elle  veut  de  moi,  qu'elle  m'encourage!» 

II  dit  en  soupirant  : 

—  Donc,  vous  n'admettez  pas  qu'on  puisse 
aimer...  une  femme? 

^me  Arnoux  répliqua  : 

—  Quand  elle  est  à  marier,  on  l'épouse  ;  lors- 
qu'elle appartient  à  un  autre,  on  s'éloigne. 

—  Amsi  le  bonheur  est  impossible  ? 

—  Non!  mais  on  ne  le  trouve  jamais  dans  le 
mensonge,  les  inquiétudes  et  le  remords. 

—  Qu'importe!  s'il  est  payé  par  des  joies  su- 
blimes. 

—  L'expérience  est  trop  coûteuse  ! 
II  voulut  l'attaquer. par  l'ironie. 

—  La  vertu  ne  serait  donc  que  de  la  lâ- 
cheté? 

—  Dites  de  la  clairvoyance,  plutôt.  Pour  celles 
même  qui  oublieraient  le  devoir  ou  la  religion,  le 
simple  bon  sens  peut  suffire.  L'égoïsme  fait  une 
base  solide  à  la  sagesse. 

—  Ah!  quelles  maximes  bourgeoises  vous 
avez! 

—  Mais  je  ne  me  vante  pas  d'être  une  grande 
dame  ! 

A  ce  moment- là,  le  petit  garçon  accourut. 

—  Maman,  viens -tu  dîner? 

—  Oui,  tout  à  l'heure! 

Frédéric  se  leva;  en  même  temps  Marthe 
parut. 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  287 

II  ne  pouvait  se  résoudre  à  s'en  aller;  et,  avec 
un  regard  tout  plein  de  supplications  : 

—  Ces  femmes  dont  vous  parlez  sont  donc 
bien  insensibles? 

—  Non  !  mais  sourdes  quand  il  le  faut. 

Et  elle  se  tenait  debout,  sur  le  seuil  de  sa 
chambre,  avec  ses  deux  enfants  à  ses  côtés.  II  s'in- 
clina sans  dire  un  mot.  Elle  répondit  silencieuse- 
ment à  son  salut. 

Ce  qu'il  éprouva  d'abord,  ce  fut  une  stupéfac- 
tion infinie.  Cette  manière  de  lui  faire  comprendre 
l'inanité  de  son  espoir  l'écrasait.  II  se  sentait  perdu 
comme  un  homme  tombé  au  fond  d'un  abîme, 
qui  sait  qu'on  ne  le  secourra  pas  et  qu'il  doit 
mourir. 

II  marchait  cependant,  mais  sans  rien  voir,  au 
hasard;  il  se  heurtait  contre  les  pierres;  il  se 
trompa  de  chemin.  Un  bruit  de  sabots  retentit 
près  de  son  oreille  ;  c'étaient  les  ouvriers  qui  sor- 
taient de  la  fonderie.  Alors  il  se  reconnut. 

A  l'horizon  les  lanternes  du  chemin  de  fer  tra- 
çaient une  ligne  de  feu.  II  arriva  comme  un  con- 
voi partait,  se  laissa  pousser  dans  un  wagon,  et 
s'endormit. 

Une  heure  après,  sur  les  boulevards,  la  gaieté 
de  Paris  le  soir  recula  tout  à  coup  son  voyage 
dans  un  passé  déjà  loin.  II  voulut  être  fort,  et 
allégea  son  cœur  en  dénigrant  M"*  Arnoux  par 
des  épithètes  injurieuses  : 

«C'est  une  imbécile,  une  dinde,  une  brute, 
n'y  pensons  plus  !  » 

Rentré  chez  lui,  il  trouva  dans  son  cabinet  une 
lettre  de  huit  pages  sur  papier  à  glaçure  bleue  et 
signée  des  initiales  R.  A. 


2  88  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

Cela  commençait  par  des  reproches  amicaux  : 

«Que  devenez- vous,  mon  cher?  je  m'ennuie.» 

Mais  l'écriture  était  si  abominable,  que  Fré- 
déric allait  rejeter  tout  le  paquet  quand  il  aper- 
çut en  post-scriptum  : 

«  Je  compte  sur  vous  demain  pour  me  conduire 
aux  courses.» 

Que  signifiait  cette  invitation?  était-ce  encore 
un  tour  de  la  Maréchale?  Mais  on  ne  se  moque 
pas  deux  fois  du  même  homme  à  propos  de  rien  ; 
et  pris  de  curiosité,  il  relut  la  lettre  attentive- 
ment. 

Frédéric  distingua  :  «Malentendu...  avoir  fait 
fausse  route . . .  désillusions . . .  Pauvres  enfants  que 
nous  sommes  ! . . .  Pareils  à  deux  fleuves  qui  se  re- 
joignent! etc.» 

Ce  style  contrastait  avec  le  langage  ordinaire 
de  la  lorette.  Quel  changement  était  donc  sur- 
venu? 

II  garda  longtemps  les  feuilles  entre  ses  doigts. 
Elles  sentaient  l'iris;  et  il  j  avait,  dans  la  forme 
des  caractères  et  l'espacement  irrégulier  des 
lignes,  comme  un  désordre  de  toilette  qui  le 
troubla. 

«Pourquoi  n'irais- je  pas?  se  dit- il  enfin.  Mais 
si  M""*"  Arnoux  le  savait?  Ah!  qu'elle  le  sache! 
Tant  mieux!  et  qu'elle  en  soit  jalouse!  ça  me 
vengera  I  » 


IV 


LA  Maréchale  était  prête  et  lattendait. 
—  C'est  gentil,  cela!  dit- elle,  en  fixant 
sur  lui  ses  jolis  yeux,  à  la  fois  tendres  et 
gais. 

Quand  elle  eut  fait  le  nœud  de  sa  capote,  elle 
s'assit  sur  le  divan  et  resta  silencieuse. 

—  Partons-nous  ?  dit  Frédéric. 
Elle  regarda  la  pendule. 

—  Oh!  non!  pas  avant  une  heure  et  demie! 
comme  si  elle  eût  posé  en  elle-même  cette  hmite 
à  son  incertitude. 

Enfin  l'heure  ayant  sonné  : 

—  Eh  bien,  andiamo,  caro  miol 

Et  elle  donna  un  dernier  tour  à  ses  bandeaux, 
fit  des  recommandations  à  Delphine. 

—  Madame  revient  dîner? 

—  Pourquoi  donc?  Nous  dînerons  ensemble 
quelque  part,  au  Café  Anglais,  oii  vous  voudrez! 

—  Soit! 

Ses  petits  chiens  jappaient  autour  d'elle. 

—  On  peut  les  emmener,  n'est-ce  pas  ? 
Frédéric  les  porta,  lui-même,  jusqu'à  la  voi- 

«9 


290  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

ture.  C'était  une  berline  de  louage  avec  deux 
chevaux  de  poste  et  un  postillon;  il  avait  mis  sur 
le  siège  de  derrière  son  domestique.  La  Maré- 
chale parut  satisfaite  de  ses  prévenances;  puis, 
dès  qu'elle  fut  assise,  lui  demanda  s'il  avait  été 
chez  Arnoux,  dernièrement. 

—  Pas  depuis  un  mois,  dit  Frédéric. 

—  Moi,  je  l'ai  rencontré  avant- hier,  il  serait 
même  venu  aujourd'hui.  Mais  il  a  toute  sorte 
d'embarras,  encore  un  procès,  je  ne  sais  quoi. 
Quel  drôle  d'homme! 

—  Oui!  très  drôle! 

Frédéric  ajouta  d'un  air  indifférent  : 

—  A  propos,  voyez- vous  toujours...  comment 
donc  l'appelez -vous?...  cet  ancien  chanteur..., 
Delmar? 

Elle  répliqua  sèchement  : 

—  Non!  c'est  fini! 

Ainsi,  leur  rupture  était  certaine.  Frédéric  en 
conçut  de  l'espoir. 

Ils  descendirent  au  pas  le  quartier  Bréda;  les 
rues,  à  cause  du  dimanche,  étaient  désertes,  et 
des  figures  de  bourgeois  apparaissaient  derrière 
des  fenêtres.  La  voiture  prit  un  train  plus  rapide; 
le  bruit  des  roues  faisait  se  retourner  les  passants, 
le  cuir  de  la  capote  rabattue  brillait,  le  domes- 
tique se  cambrait  la  taille,  et  les  deux  havanais  l'un 
près  de  l'autre  semblaient  deux  manchons  d'her- 
mine, posés  sur  les  coussins.  Frédéric  se  laissait 
aller  au  bercement  des  soupentes.  La  Maréchale 
tournait  la  tête,  à  droite  et  à  gauche,  en  sou- 
riant. 

Son  chapeau  de  paille  nacrée  avait  une  garni- 
ture de  dentelle  noire.  Le  capuchon  de  son  bur- 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  29  I 

nous  flottait  au  vent;  et  elle  s'abritait  du  soleil, 
sous  une  ombrelle  de  satin  lilas,  pointue  par  le 
haut  comme  une  pagode. 

—  Quels  amours  de  petits  doigts!  dit  Fré- 
déric, en  lui  prenant  doucement  l'autre  main,  la 
gauche,  ornée  d'un  bracelet  d'or  en  forme  de 
gourmette.  Tiens,  c'est  mignon;  d'oii  cela  vient-il  ? 

—  Oh!  il  y  a  longtemps  que  je  l'ai,  dit  la 
Maréchale. 

Le  jeune  homme  n'objecta  rien  à  cette  réponse 
hypocrite.  II  aima  mieux  «profiter  de  la  cir- 
constance». Et,  lui  tenant  toujours  le  poignet, 
il  appuya  dessus  ses  lèvres,  entre  le  gant  et  la 
manchette. 

—  Finissez,  on  va  nous  voir! 

—  Bah  !  qu'est-ce  que  cela  fait  ! 

Après  la  place  de  la  Concorde,  ils  prirent  par 
le  quai  de  la  Conférence  et  le  quai  de  Billy,  où 
l'on  remarque  un  cèdre  dans  un  jardin.  Rosanette 
croyait  le  Liban  situé  en  Chine  ;  elle  rit  elle-même 
de  son  ignorance  et  pria  Frédéric  de  lui  donner 
des  leçons  de  géographie.  Puis,  laissant  à  droite 
le  Trocadéro,  ils  traversèrent  le  pont  d'Iéna,  et 
s'arrêtèrent  enfin,  au  milieu  du  Champ  de  Mars, 
près  des  autres  voitures,  déjà  rangées  dans  l'Hip- 
podrome. 

Les  tertres  de  gazon  étaient  couverts  de  menu 
peuple.  On  apercevait  des  curieux  sur  le  balcon 
de  l'ncole  militaire;  et  les  deux  pavillons  en  de- 
hors du  pesage,  les  deux  tribunes  comprises  dans 
son  enceinte,  et  une  troisième  devant  celle  du 
Roi,  se  trouvaient  remplies  d'une  foule  en  toilette 
qui  témoignait,  par  son  maintien,  de  la  révérence 
pour  ce  divertissement  encore  nouveau.  Le  public 


292  L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 

des  courses,  plus  spécial  dans  ce  temps- là,  avait 
un  aspect  moins  vulgaire;  c'était  l'époque  des 
sous- pieds,  des  collets  de  velours  et  des  gants 
blancs.  Les  femmes,  vêtues  de  couleurs  brillantes, 
portaient  des  robes  à  taille  longue,  et,  assises  sur 
les  gradins  des  estrades,  elles  faisaient  comme  de 
grands  massifs  de  fleurs,  tachetés  de  noir,  ça  et 
là,  par  les  sombres  costumes  des  hommes.  Mais 
tous  les  regards  se  tournaient  vers  le  célèbre  Al- 
gérien Bou-Maza*,  qui  se  tenait  impassible,  entre 
deux  officiers  d'état-major,  dans  une  des  tribunes 
particuhères.  Celle  du  Jockey-Club  contenait  ex- 
clusivement des  messieurs  graves. 

Les  plus  enthousiastes  s'étaient  placés,  en  bas, 
contre  la  piste,  défendue  par  deux  hgnes  de  bâ- 
tons supportant  des  cordes;  dans  l'ovale  immense 
que  décrivait  cette  allée,  des  marchands  de  coco 
agitaient  leur  crécelle,  d'autres  vendaient  le  pro- 
gramme des  courses,  d'autres  criaient  des  cigares, 
un  vaste  bourdonnement  s'élevait;  les  gardes 
municipaux  passaient  et  repassaient;  une  cloche, 
suspendue  à  un  poteau  couvert  de  chiffres,  tinta. 
Cinq  chevaux  parurent,  et  on  rentra  dans  les  tri- 
bunes. 

Cependant,  de  gros  nuages  effleuraient  de 
leurs  volutes  la  cime  des  ormes,  en  face.  Rosa- 
nette  avait  peur  de  la  pluie. 

—  J'ai  des  riflards,  dit  Frédéric,  et  tout  ce 
qu'il  faut  pour  se  distraire,  ajouta-t-il  en  soule- 
vant le  coffre,  où  il  y  avait  des  provisions  de 
bouclie  dans  un  panier. 

—  Bravo  !  nous  nous  comprenons  ! 

—  Et  on  se  comprendra  encore  mieux,  n'est- 
ce  pas? 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  293 

—  Cela  se  pourrait!  fit-elIe  en  rougissant. 
Les  jockeys,   en   casaque   de   soie,    tâchaient 

d'aligner  leurs  chevaux  et  les  retenaient  à  deux 
mains.  Quelqu'un  abaissa  un  drapeau  rouge. 
Alors,  tous  les  cinq,  se  penchant  sur  les  crinières, 
partirent.  Ils  restèrent  d'abord  serrés  en  une  seule 
masse;  bientôt  elle  s'allongea,  se  coupa;  celui  qui 
portait  la  casaque  jaune,  au  milieu  du  premier 
tour,  faillit  tomber;  longtemps  il  y  eut  de  l'incer- 
titude entre  Filly  et  Tibi;  puis  Tom-Pouce  parut 
en  tête;  mais  Clubstick,  en  arrière  depuis  le  dé- 
part, les  rejoignit  et  arriva  premier,  battant  Sir- 
Charles  de  deux  longueurs;  ce  fut  une  surprise; 
on  criait;  les  baraques  de  planches  vibraient  sous 
les  trépignements. 

—  Nous  nous  amusons  !  dit  la  Maréchale.  Je 
t'aime,  mon  chéri! 

Frédéric  ne  douta  plus  de  son  bonheur;  ce  der- 
nier mot  de  Rosanette  le  confirmait. 

A  cent  pas  de  lui,  dans  un  cabriolet  milord, 
une  dame  parut.  Elle  se  penchait  en  dehors  de  la 
portière,  puis  se  renfonçait  vivement;  cela  recom- 
mença plusieurs  fois,  Frédéric  ne  pouvait  distin- 
guer sa  figure.  Un  soupçon  le  saisit,  il  lui  sembla 
que  c'était  M™'  Arnoux.  Impossible,  cependant! 
Pourquoi  serait-elle  venue? 

II  descendit  de  voiture,  sous  prétexte  de  flâner 
au  pesage. 

—  Vous  n'êtes  guère  galant!  dit  Rosanette.  ■» 
II  n'écouta  rien  et  s'avança.  Le  milord,  tour- 
nant bride,  se  mit  au  trot. 

Frédéric,  au  même  moment,  fut  happé  par  Cisj. 

—  Bonjour,  cher!  comment  allez-vous?  Hus- 
sonnet  est  là-bas  !  Ecoutez  donc  ! 


2^4  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

Frédéric  tâchait  de  se  dégager  pour  rejoindre 
le  milord.  La  Maréchale  lui  faisait  signe  de  re- 
tourner près  d'elle.  Cisy  l'aperçut,  et  voulait 
obstinément  lui  dire  bonjour. 

Depuis  que  le  deuil  de  sa  grand'mère  était  fini, 
il  réalisait  son  idéal,  parvenait  à  avoir  du  cachet. 
Gilet  écossais,  habit  court,  larges  bouffettes  sur 
l'escarpin  et  carte  d'entrée  dans  la  ganse  du  cha- 
peau, rien  ne  manquait  effectivement  à  ce  qu'il 
appelait  lui-même  son  «chic»,  un  chic  anglomane 
et  mousquetaire.  II  commença  par  se  plaindre  du 
Champ  de  Mars,  turf  exécrable,  parla  ensuite 
des  courses  de  Chantilly  et  des  farces  qu'on  y 
faisait,  jura  qu'il  pouvait  boire  douze  verres  de  vin 
de  Champagne  pendant  les  douze  coups  de  mi- 
nuit, proposa  à  la  Maréchale  de  parier,  caressait 
doucement  ses  deux  bichons;  et  de  l'autre  coude 
s'appujant  sur  la  portière,  il  continuait  à  débiter 
des  sottises,  le  pommeau  de  son  stick  dans  la 
bouche,  les  jambes  écartées,  les  reins  tendus.  Fré- 
déric, à  c6té  de  lui,  fumait,  tout  en  cherchant  à 
découvrir  ce  que  le  milord  était  devenu. 

La  cloche  ayant  tinté,  Cisy  s'en  alla,  au  grand 
plaisir  de  Rosanette,  qu'il  ennuyait  beaucoup, 
disait-elle. 

La  seconde  épreuve  n'eut  rien  de  particulier, 
la  troisième  non  plus,  sauf  un  homme  qu'on  em- 
porta sur  un  brancard.  La  quatrième,  oi!i  huit 
chevaux  disputèrent  le  prix  de  la  ville,  fut  plus 
intéressante. 

Les  spectateurs  des  tribunes  avaient  grimpé  sur 
les  bancs.  Les  autres,  debout  dans  les  voitures, 
suivaient  avec  des  lorgnettes  à  la  main  l'évolution 
des  jockeys;  on  les  voyait  filer  comme  des  taches 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  29  5 

rouges,  jaunes,  blanches  et  bleues  sur  toute  la 
longueur  de  la  foule,  qui  bordait  le  tour  de 
l'Hippodrome.  De  loin,  leur  vitesse  n'avait  pas 
l'air  excessive;  à  l'autre  bout  du  Champ  de  Mars, 
ils  semblaient  même  se  ralentir,  et  ne  plus  avan- 
cer que  par  une  sorte  de  glissement,  où  les 
ventres  des  chevaux  touchaient  la  terre  sans  que 
leurs  jambes  étendues  pliassent.  Mais,  revenant 
bien  vite,  ils  grandissaient;  leur  passage  coupait 
le  vent,  le  sol  tremblait,  les  cailloux  volaient;  l'air, 
s'engoufFrant  dans  les  casaques  des  jockeys,  les 
faisait  palpiter  comme  des  voiles;  à  grands  coups 
de  cravache,  ils  fouaillaient  leurs  bêtes  pour 
atteindre  le  poteau,  c'était  le  but.  On  enlevait 
les  chiffres,  un  autre  était  hissé,  et,  au  milieu 
des  applaudissements,  le  cheval  victorieux  se 
traînait  jusqu'au  pesage,  tout  couvert  de  sueur, 
les  genoux  raidis,  l'encolure  basse,  tandis  que 
son  cavalier,  comme  agonisant  sur  sa  selle,  se 
tenait  les  côtes. 

Une  contestation  retarda  le  dernier  départ.  La 
foule  qui  s'ennuyait  se  répandit.  Des  groupes 
d'hommes  causaient  au  bas  des  tribunes.  Les  pro- 
pos étaient  libres;  des  femmes  du  monde  par- 
tirent, scandalisées  par  le  voisinage  des  lorettes. 

Il  y  avait  aussi  des  illustrations  de  bals  pubhcs, 
des  comédiennes  du  boulevard;  et  ce  n'était  pas 
les  plus  belles  qui  recevaient  le  plus  d'hommages. 
La  vieille  Georgine  Aubert,  celle  qu'un  vaude- 
villiste appelait  le  Louis  XI  de  la  prostitution, 
horriblement  maquillée  et  poussant  de  temps  à 
autre  une  espèce  de  rire  pareil  à  un  grognement, 
restait  tout  étendue  dans  sa  longue  calèche,  sous 
une  palatine  de  martre  comme  en  plein  hiver. 


2^6  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

M™'  de  Remoussot,  mise  à  la  mode  par  son  pro- 
cès, trônait  sur  le  siège  d'un  break  en  compagnie 
d'Américains;  et  Thérèse  Bachelu,  avec  son  air 
de  vierge  gothique,  emplissait  de  ses  douze  fal- 
balas l'intérieur  d'un  escargot  qui  avait,  à  la  place 
du  tablier,  une  jardinière  pleine  de  roses.  La  Ma- 
réchale fut  jalouse  de  ces  gloires  ;  pour  qu'on  la 
remarquât,  elle  se  mit  à  faire  de  grands  gestes  et 
à  parler  très  haut. 

Des  gentlemen  la  reconnurent,  lui  envoyèrent 
des  saluts.  Elle  y  répondait  en  disant  leurs  noms 
à  Frédéric.  C'étaient  tous  comtes,  vicomtes,  ducs 
et  marquis;  et  il  se  rengorgeait,  car  tous  les  yeux 
exprimaient  un  certain  respect  pour  sa  bonne  for- 
tune. 

Cisy  n'avait  pas  Fair  moins  heureux  dans  le 
cercle  d'hommes  mûrs  qui  l'entourait.  Ils  sou- 
riaient du  haut  de  leurs  cravates,  comme  se  mo- 
quant de  lui;  enfin  il  tapa  dans  la  main  du  plus 
vieux  et  s'avança  vers  la  Maréchale. 

Elle  mangeait  avec  une  gloutonnerie  affectée 
une  tranche  de  foie  gras;  Frédéric,  par  obéis- 
sance, l'imitait,  en  tenant  une  bouteille  de  vin 
sur  ses  genoux. 

Le  milord  reparut,  c'était  M"*'  Arnoux.  Elle 
pâlit  extraordinairement. 

—  Donne-moi  du  Champagne  I  dit  Rosanette. 
Et,  levant  le  plus  haut  possible  son  verre  rem- 
pli, elle  s'écria  : 

—  Ohé  là-bas!  les  femmes  honnêtes,  l'épouse 
de  mon  protecteur,  ohé  ! 

Des  rires  éclatèrent  autour  d'elle,  le  milord  dis- 
parut. Frédéric  la  tirait  par  sa  robe,  il  allait  s'em- 
porter. Mais  Cisy  était  là,  dans  la  même  attitude 


I 


I 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  297 

que  tout  à  l'heure;  et,  avec  un  surcroît  d'aplomb, 
il  invita  Rosanette  à  dîner  pour  le  soir  même. 

—  Impossible!  répondit-elle.  Nous  allons  en- 
semble au  Café  Anglais. 

Frédéric,  comme  s'il  n*eùt  rien  entendu,  de- 
meura muet;  et  Cisj  quitta  la  Maréchale  d'un  air 
désappointé. 

Tandis  qu'il  lui  parlait,  debout  contre  la  por- 
tière de  droite,  Hussonnet  était  survenu  du  côté 
gauche,  et,  relevant  ce  mot  de  Café  Anglais  : 

—  C'est  un  joli  établissement!  si  l'on  y  cassait 
une  croûte,  hein? 

—  Comme  vous  voudrez,  dit  Frédéric,  qui, 
affaissé  dans  le  coin  de  la  berhne,  regardait  à  l'ho- 
rizon le  milord  disparaître,  sentant  qu'une  chose 
irréparable  venait  de  se  faire  et  qu'il  avait  perdu 
son  grand  amour.  Et  l'autre  était  là,  près  de  lui, 
l'amour  joyeux  et  facile!  Mais  lassé,  plein  de  dé- 
sirs contradictoires  et  ne  sachant  même  plus  ce 
qu'il  voulait,  il  éprouvait  une  tristesse  démesurée, 
une  envie  de  mourir. 

Un  grand  bruit  de  pas  et  de  voix  lui  fît  relever 
la  tête;  les  gamins,  enjambant  les  cordes  de  la 
piste,  venaient  regarder  les  tribunes;  on  s'en  allait. 
Quelques  gouttes  de  pluie  tombèrent.  L'embarras 
des  voitures  augmenta.  Hussonnet  était  perdu. 

—  Eh  bien,  tant  mieux!  dit  Frédéric. 

—  On  préfère  être  seul?  reprit  la  Maréchale, 
en  posant  la  main  sur  la  sienne. 

Alors  passa  devant  eux,  avec  des  miroitements 
de  cuivre  et  d'acier,  un  splendide  landau  attelé  de 
quatre  chevaux,  conduits  à  la  Daumont  par  deux 
jockeys  en  veste  de  velours,  à  crépines  d'or. 
M"'  Dambreuse  était  près  de  son  mari,  Martinon 


298  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

sur  l'autre  banquette  en  face;  tous  les  trois  avaient 
des  figures  étonnées. 

—  Ils  m'ont  reconnu  !  se  dit  Frédéric. 

Rosanette  voulut  qu'on  arrêtât,  pour  mieux 
voir  le  défilé.  M""  Arnoux  pouvait  reparaître.  H 
cria  au  postillon  : 

— ■  Va  donc  !  va  donc  !  en  avant  ! 

Et  ia  berline  se  lança  vers  les  Champs-Elysées 
au  milieu  des  autres  voitures,  calèches,  briskas, 
wurts,  tandems,  tilburys,  dog-carts,  tapissières  à 
rideaux  de  cuir  où  chantaient  des  ouvriers  en  go- 
guette, demi -fortunes  que  dirigeaient  avec  pru- 
dence des  pères  de  famille  eux-mêmes.  Dans  des 
victorias  bourrées  de  monde,  quelque  garçon, 
assis  sur  les  pieds  des  autres,  laissait  pendre  en 
dehors  ses  deux  jambes.  De  grands  coupés  à  siège 
de  drap  promenaient  des  douairières  qui  sommeil- 
laient; ou  bien  un  stopper  magnifique  passait, 
emportant  une  chaise,  simple  et  coquette  comme 
l'habit  noir  d'un  dandy.  L'averse  cependant  re- 
doublait. On  tirait  les  parapluies,  les  parasols,  les 
mackintosh  ;  on  se  criait  de  loin  :  «  Bonjour  !  — 
Ça  va  bien  ?  —  Oui  I  —  Non  !  —  A  tantôt  I  » ,  et 
les  figures  se  succédaient  avec  une  vitesse  d'om- 
bres chinoises.  Frédéric  et  Rosanette  ne  se  par- 
laient pas,  éprouvant  une  sorte  d'hébétude  à  voir 
auprès  d'eux,  continuellement,  toutes  ces  roues 
tourner. 

Par  moments,  les  files  de  voitures,  trop  pres- 
sées, s'arrêtaient  toutes  à  la  fois  sur  plusieurs 
lignes.  Alors,  on  restait  les  uns  près  des  autres, 
et  l'on  s'examinait.  Du  bord  des  panneaux  armo- 
riés, des  regards  indifférents  tombaient  sur  la 
foule  ;  des  yeux  pleins  d'envie  brillaient  au  fond 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  25)9 

des  fiacres;  des  sourires  de  dénigrement  répon- 
daient aux  ports  de  tête  orgueilleux  ;  des  bouches 
grandes  ouvertes  exprimaient  des  admirations  im- 
béciles; et,  çà  et  là,  quelque  flâneur,  au  milieu 
de  la  voie,  se  rejetait  en  arrière  d'un  bond  pour 
éviter  un  cavalier  qui  galopait  entre  les  voitures 
et  parvenait  à  en  sortir.  Puis  tout  se  remettait  en 
mouvement;  les  cochers  lâchaient  les  rênes,  abais- 
saient leurs  longs  fouets;  les  chevaux,  animés, 
secouant  leur  gourmette,  jetaient  de  l'écume  au- 
tour d'eux  ;  et  les  croupes  et  les  harnais  humides 
fumaient,  dans  la  vapeur  d'eau  que  le  soleil  cou- 
chant traversait.  Passant  sous  l'Arc  de  Triomphe, 
il  allongeait  à  hauteur  d'homme  une  lumière  rous- 
sâtre,  qui  faisait  étinceler  les  moyeux  des  roues, 
les  poignées  des  portières,  le  bout  des  timons,  les 
anneaux  des  sellettes,  et,  sur  les  deux  côtés  de  la 
grande  avenue,  pareille  à  un  fleuve  oii  ondulaient 
des  crinières,  des  vêtements,  des  têtes  humaines, 
les  arbres  tout  reluisants  de  pluie  se  dressaient, 
comme  deux  murailles  vertes.  Le  bleu  du  ciel, 
au-dessus,  reparaissant  à  de  certaines  places,  avait 
des  douceurs  de  satin. 

Alors  Frédéric  se  rappela  les  jours  déjà  loin  oii 
il  enviait  l'inexprimable  bonheur  de  se  trouver 
dans  une  de  ces  voitures,  à  côté  d'une  de  ces 
femmes.  Il  le  possédait,  ce  bonheur-là,  et  il  n'en 
était  pas  plus  joyeux. 

La  pluie  avait  fini  de  tomber.  Les  passants,  ré- 
fugiés entre  les  colonnes  du  Garde -Meuble,  s'en 
allaient.  Des  promeneurs,  dans  la  rue  Royale,  re- 
montaient vers  le  boulevard.  Devant  l'hôtel  des 
Affaires  Etrangères,  une  file  de  badauds  station- 
nait sur  les  marches. 


300  L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 

A  la  hauteur  des  Bains  Chinois,  comme  il  y 
avait  des  trous  dans  le  pavé,  la  berhne  se  ralentit. 
Un  homme  en  paletot  noisette  marchait  au  bord 
du  trottoir.  Une  éclaboussure,  jaillissant  de  des- 
sous les  ressorts,  s'étala  dans  son  dos.  L'homme 
se  retourna,  furieux.  Frédéric  devint  pâle;  il  avait 
reconnu  Deslauriers. 

A  la  porte  du  Café  Anglais,  il  renvoya  la  voi- 
ture. Rosanette  était  montée  devant  lui,  pendant 
qu'il  payait  le  postillon. 

II  la  retrouva  dans  l'escalier,  causant  avec  un 
monsieur.  Frédéric  prit  son  bras.  Mais,  au  milieu 
du  corridor,  un  deuxième  seigneur  l'arrêta. 

—  Va  toujours,  dit-elle,  je  suis  à  toi  ! 

Et  il  entra  seul  dans  le  cabinet.  Par  les  deux 
fenêtres  ouvertes,  on  apercevait  du  monde  aux 
croisées  des  autres  maisons,  vis-à-vis.  De  larges 
moires  frissonnaient  sur  Tasphaïte  qui  séchait,  et 
un  magnolia  posé  au  bord  du  balcon  embaumait 
l'appartement.  Ce  parfum  et  cette  fraîcheur  dé- 
tendirent ses  nerfs;  et  il  s'affaissa  sur  le  divan 
rouge,  au-dessous  de  la  glace. 

La  Maréchale  revint;  et,  le  baisant  au  front  : 

—  On  a  des  chagrins,  pauvre  mimi? 

—  Peut-être  !  répliqua-t-il. 

—  Tu  n'es  pas  le  seul,  va! 

Ce  qui  voulait  dire  :  «Oublions  chacun  les 
nôtres  dans  une  félicité  commune  !  » 

Puis  elle  posa  un  pétale  de  fleur  entre  ses 
lèvres,  et  le  lui  tendit  à  becqueter.  Ce  mouve- 
ment, d'une  grâce  et  presque  d'une  mansuétude 
lascive,  attendrit  Frédéric. 

—  Pourquoi  me  fais-tu  de  la  peine?  dit-il,  en 
songeant  à  M*"*  Arnoux. 


I 


I 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  301 

—  Moi,  de  la  peine? 

Et,  debout  devant  lui,  elle  le  regardait,  les  cils 
rapprochés  et  les  deux  mains  sur  les  épaules. 

Toute  sa  vertu,  toute  sa  rancune  sombra  dans 
une  lâcheté  sans  fond. 

II  reprit  : 

—  Puisque  tu  ne  veux  pas  m'aimer  !  en  l'atti- 
rant sur  ses  genoux. 

Elle  se  laissait  faire;  il  lui  entourait  la  taille  à 
deux  bras  ;  le  pétillement  de  sa  robe  de  soie  Ten- 
flammait. 

—  Oii  sont-ils?  dit  la  voix  d'Hussonnet  dans 
le  corridor. 

La  Maréchale  se  leva  brusquement,  et  alla  se 
mettre  à  l'autre  bout  du  cabinet,  tournant  le  dos 
à  la  porte. 

Elle  demanda  des  huîtres  et  ils  s'attablèrent. 

Hussonnet  ne  fut  pas  drôle.  A  force  d'écrire 
quotidiennement  sur  toute  sorte  de  sujets,  de 
lire  beaucoup  de  journaux,  d'entendre  beaucoup 
de  discussions  et  d'émettre  des  paradoxes  pour 
éblouir,  il  avait  fini  par  perdre  la  notion  exacte 
des  choses,  s'aveuglant  lui-même  avec  ses  faibles 
pétards.  Les  embarras  d'une  vie  légère  autrefois, 
mais  à  présent  difficile,  l'entretenaient  dans  une 
agitation  perpétuelle;  et  son  impuissance,  qu'il  ne 
voulait  pas  s'avouer,  le  rendait  hargneux,  sar- 
castique.  A  propos  (ïOzaïf  un  ballet  nouveau,  il 
fit  une  sortie  à  fond  contre  la  danse,  et,  à  propos 
de  la  danse,  contre  l'Opéra;  puis,  à  propos  de 
l'Opéra,  contre  les  Italiens,  remplacés,  mainte- 
nant, par  une  troupe  d'acteurs  espagnols,  «comme 
si  l'on  n'était  pas  rassasié  des  Castilles  !  »  Frédéric 
fut  choqué  dans  son  amour  romantique  de  l'Es- 


I 


302  L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 

pagne;  et,  afin  de  rompre  la  conversation,  il  s'in- 
forma du  Collège  de  France,  d'oii  Ton  venait 
d'exclure  Edgar  Quinet*  et  Mickiewicz*.  Mais 
Hussonnet,  admirateur  de  M.  de  Maistre,  se  dé- 
clara pour  l'Autorité  et  le  Spiritualisme.  11  doutait, 
cependant,  des  faits  les  mieux  prouvés,  niait  l'his- 
toire, et  contestait  les  choses  les  plus  positives, 
jusqu'à  s'écrier  au  mot  géométrie  :  «  Quelle  blague 
que  la  géométrie  !  »  Le  tout  entremêlé  d'imitations 
d'acteurs.  Sainville  était  particulièrement  son  mo- 
dèle. 

Ces  calembredaines  assommaient  Frédéric. 
Dans  un  mouvement  d'impatience,  il  attrapa, 
avec  sa  botte,  un  des  bichons  sous  la  table. 

Tous  deux  se  mirent  à  aboyer  d'une  façon 
odieuse. 

— ■  Vous  devriez  les  faire  reconduire!  dit- il 
brusquement. 

Rosanette  n'avait  confiance  en  personne. 

Alors,  il  se  tourna  vers  le  bohème. 

—  Voyons,  Hussonnet,  dévouez-vous! 

—  On!  oui,  mon  petit!  Ce  serait  bien  ai- 
mable ! 

Hussonnet  s'en  alla,  sans  se  faire  prier. 

De  quelle  manière  payait-on  sa  complaisance  ? 
Frédéric  n'y  pensa  pas.  Il  commençait  même  à  se 
réjouir  du  tête-à-tête,  lorsqu'un  garçon  entra. 

—  Madame,  quelqu'un  vous  demande  ! 

—  Comment  !  encore? 

—  Il  faut  pourtant  que  je  voie  !  dit  Rosanette. 
II  en  avait  soif,  besoin.  Cette  disparition  lui 

semblait  une  forfaiture,  presque  une  grossièreté. 
Que  voulait-elle  donc?  n'était-ce  pas  assez  d'avoir 
outragé  M."""  Arnoux?  Tant  pis  pour  celle-là,  du 


^ 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  303 

reste!  Maintenant  il  haïssait  toutes  les  femmes; 
et  des  pleurs  l'étoufFaient,  car  son  amour  était 
méconnu  et  sa  concupiscence  trompée. 

La  Maréchale  rentra,  et,  lui  présentant  Cisy  : 

—  J'ai  invité  monsieur.  J'ai  bien  fait,  n'est-ce 
pas? 

—  Comment  donc  !  certainement  ! 
Frédéric,  avec  un  sourire  de  supphcié,  fit  signe 

au  gentilhomme  de  s'asseoir. 

La  Maréchale  se  mit  à  parcourir  la  carte,  en 
s'arrêtant  aux  noms  bizarres. 

—  Si  nous  mangions,  je  suppose,  un  turban 
de  lapins  à  la  Richelieu  et  un  pudding  à  la  d'Or- 
léans ? 

—  Oh  !  pas  d'Orléans  !  s'écria  Cisy,  lequel 
était  légitimiste  et  crut  faire  un  mot. 

—  Aimez -vous  mieux  un  turbot  à  la  Cham- 
bord  ?  reprit-elle. 

Cette  politesse  choqua  Frédéric. 

La  Maréchale  se  décida  pour  un  simple  tourne- 
dos, des  écrevisses,  des  truffes,  une  salade  d'ana- 
nas, des  sorbets  à  la  vanille. 

—  Nous  verrons  ensuite.  Allez  toujours.  Ah  ! 
j'oubliais  !  Apportez-moi  un  saucisson  !  pas  à  l'ail  ! 

Et  elle  appelait  le  garçon  «jeune  homme», 
frappait  son  verre  avec  son  couteau,  jetait  au  pla- 
fond la  mie  de  son  pain.  Elle  voulut  boire  tout 
de  suite  du  vin  de  Bourgogne. 

—  On  n'en  prend  pas  dès  le  commencement, 
dit  Frédéric. 

Cela  se  faisait  quelquefois,  suivant  le  vicomte. 

—  Eh  non  !  jamais  ! 

—  Si  fait,  je  vous  assure! 

—  Ah  !  tu  vois  I 


3o4  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

Le  regard  dont  elle  accompagna  cette  phrase 
signifiait  :  «C'est  un  homme  riche,  celui-là, 
écoute-le  ?  » 

Cependant,  la  porte  s'ouvrait  à  chaque  minute, 
les  garçons  glapissaient,  et,  sur  un  infernal  piano, 
dans  le  cabinet  d'à  coté,  quelqu'un  tapait  une 
valse.  Puis  les  courses  amenèrent  à  parler  d'équi- 
tation  et  des  deux  systèmes  rivaux.  Cisj  défendait 
Baucher,  Frédéric  le  comte  d'Aure,  quand  Rosa- 
nette  haussa  les  épaules. 

—  Assez,  mon  Dieu  !  il  s'y  connaît  mieux  que 
toi ,  va  ! 

Elle  mordait  dans  une  grenade,  le  coude  posé 
sur  la  table  ;  les  bougies  du  candélabre  devant  elle 
tremblaient  au  vent;  cette  lumière  blanche  péné- 
trait sa  peau  de  tons  nacrés,  mettait  du  rose  à  ses 
paupières,  faisait  briller  les  globes  de  ses  yeux;  la 
rougeur  du  fruit  se  confondait  avec  la  pourpre  de 
ses  lèvres,  ses  narines  minces  battaient;  et  toute 
sa  personne  avait  quelque  chose  d'insolent,  d'ivre 
et  de  noyé  qui  exaspérait  Frédéric,  et  pourtant 
lui  Jetait  au  cœur  des  désirs  fous. 

Puis  elle  demanda,  d'une  voix  calme,  à  qui 
appartenait  ce  grand  landau  avec  une  hvrée  mar- 
ron. 

—  A  la  comtesse  Dambreuse,  réphqua  Cisy. 

—  Ils  sont  très  riches,  n'est-ce  pas? 

—  Oh  !  très  riches  I  bien  que  M"*"  Dambreuse, 
qui  est,  tout  simplement,  une  demoiselle  Bou- 
tron,  la  fille  d'un  préfet,  ait  une  fortune  mé- 
diocre. 

Son  mari,  au  contraire,  devait  recueilhr  plu- 
sieurs héritages,  Cisy  les  énuméra;  fréquentant 
les  Dambreuse,  il  savait  leur  histoire. 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  305 

Frédéric,  pour  lui  être  désagréable,  s'entêta  à 
le  contredire.  Il  soutint  que  M""*  Dambreuse  s'ap- 
pelait de  Boutron,  certifiait  sa  noblesse. 

—  N'importe  !  Je  voudrais  bien  avoir  son  équi- 
page! dit  la  Maréchale,  en  se  renversant  sur  le 
fauteuil. 

Et  la  manche  de  sa  robe,  glissant  un  peu,  dé- 
couvrit, à  son  poignet  gauche,  un  bracelet  orné 
de  trois  opales. 

Frédéric  faperçut. 

—  Tiens!  mais... 

Ils  se  considérèrent  tous  les  trois,  et  rougirent. 

La  porte  s'entre -bâilla  discrètement,  le  bord 

d'un  chapeau  parut,  puis  le  profil  d'Hussonnet. 

—  Excusez,  si  Je  vous  dérange,  les  amou- 
reux ! 

Mais  il  s'arrêta,  étonné  de  voir  Cisy  et  de  ce 
que  Cisy  avait  pris  sa  place. 

On  apporta  un  autre  couvert;  et  comme  il 
avait  grand'faim,  il  empoignait  au  hasard,  parmi 
les  restes  du  dîner,  de  la  viande  dans  un  plat,  un 
fruit  dans  une  corbeille,  buvait  d'une  main,  se 
servait  de  l'autre,  tout  en  racontant  sa  mission. 
Les  deux  toutous  étaient  reconduits.  Rien  de  neuf 
au  domicile.  Il  avait  trouvé  la  cuisinière  avec  un 
soldat,  histoire  fausse,  uniquement  inventée  pour 
produire  de  l'effet. 

La  Maréchale  décrocha  de  la  patère  sa  capote. 
Frédéric  se  précipita  sur  la  sonnette  en  criant  de 
loin  au  garçon  : 

—  Une  voiture  ! 

—  J'ai  la  mienne,  dit  le  vicomte. 

—  Mais,  monsieur! 

—  Cependant,  monsieur! 

ao 


^o6  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

Et  ils  se  regardaient  dans  les  prunelles,  pâles 
tous  les  deux  et  les  mains  tremblantes. 

Enfin,  la  Maréchale  prit  le  bras  de  Cisy,  et,  en 
montrant  le  bohème  attablé  : 

—  Soignez-le  donc  !  il  s'étoufFe.  Je  ne  voudrais 
pas  que  son  dévouement  pour  mes  roquets  le  fit 
mourir  I 

La  porte  retomba. 

—  Eh  bien?  dit  Hussonnet. 

—  Eh  bien,  quoi? 

—  Je  croyais... 

—  Qu'est-ce  que  vous  croyiez  ? 

—  Est-ce  que  vous  ne ...  ? 

II  compléta  sa  phrase  par  un  geste. 

—  Eh  non  !  jamais  de  la  vie  ! 
Hussonnet  n'insista  pas  davantage. 

II  avait  eu  un  but  en  s'invitant  à  dîner.  Son 
journal,  qui  ne  s'appelait  plus  VArt,  mais  le  Flam- 
bard,  avec  cette  épigraphe  :  «Canonniers,  à  vos 
pièces!»  ne  prospérant  nullement,  il  avait  envie 
de  le  transformer  en  une  revue  hebdomadaire, 
seul,  sans  le  secours  de  Deslauriers.  II  reparla  de 
l'ancien  projet,  et  exposa  son  plan  nouveau, 

Frédéric,  ne  comprenant  pas  sans  doute,  ré- 
pondit par  des  choses  vagues.  Hussonnet  em- 
poigna plusieurs  cigares  sur  la  table,  dit  :  ((Adieu, 
mon  bon»,  et  disparut. 

Frédéric  demanda  la  note.  Elle  était  longue  ;  et 
le  garçon,  la  serviette  sous  le  bras,  attendait  son 
argent,  quand  un  autre,  un  individu  blafard  qui 
ressemblait  à  Martinon,  vint  lui  dire  : 

—  Faites  excuse,  on  a  oublié  au  comptoir  de 
porter  le  fiacre. 

—  Quel  fiacre? 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  307 

—  Celui  que  ce  monsieur  a  pris  tantôt,  pour 
les  petits  chiens. 

Et  la  figure  du  garçon  s'allongea,  comme  s'il 
eût  plaint  le  pauvre  jeune  homme.  Frédéric  eut 
envie  de  le  gifler.  li  donna  de  pourboire  les  vingt 
francs  qu'on  lui  rendait. 

—  Merci,  Monseigneur!  dit  l'homme  à  la  ser- 
viette, avec  un  grand  salut. 

Frédéric  passa  la  journée  du  lendemain  à  ru- 
miner sa  colère  et  son  humiliation.  II  se  reprochait 
de  n'avoir  pas  souffleté  Cisy.  Quant  à  la  Maré- 
chale, il  se  jura  de  ne  plus  la  revoir;  d'autres  aussi 
belles  ne  manquaient  pas;  et,  puisqu'il  fallait  de 
l'argent  pour  posséder  ces  femmes-là,  il  jouerait 
à  la  Bourse  le  prix  de  sa  ferme,  il  serait  riche,  il 
écraserait  de  son  luxe  la  Maréchale  et  tout  le 
monde.  Le  soir  venu,  il  s'étonna  de  n'avoir  pas 
songé  à  M"'  Arnoux. 

((Tant  mieux  !  à  quoi  bon  ?  » 

Le  surlendemain,  dès  huit  heures,  Pellerin  vint 
lui  faire  visite.  II  commença  par  des  admirations 
sur  le  mobilier,  des  cajoleries.  Puis,  brusque- 
ment : 

—  Vous  étiez  aux  courses,  dimanche? 

—  Oui,  hélas! 

Alors,  le  peintre  déclama  contre  l'anatomie  des 
chevaux  anglais,  vanta  les  chevaux  de  Géricault, 
les  chevaux  du  Parthénon. 

—  Rosanette  était  avec  vous? 

Et  il  entama  son  éloge,  adroitement. 

La  froideur  de  Frédéric  le  décontenança.  Il  ne 
savait  comment  en  venir  au  portrait. 

Sa  première  intention  avait  été  de  faire  un  Ti- 
tien. Mais,  peu  à  peu,  la  coloration  variée  de  son 


308  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

modèle  Tavait  séduit;  et  il  avait  travaillé  franche- 
ment, accumulant  pâte  sur  pâte  et  lumière  sur  lu- 
mière. Rosanette  fut  enchantée  d'abord  ;  ses  rendez- 
vous  avec  Dehnar  avaient  interrompu  les  séances 
et  laissé  à  Pellerin  tout  le  temps  de  s'éblouir. 
Puis,  l'admiration  s'apaisant,  il  s'était  demandé  si 
sa  peinture  ne  manquait  point  de  grandeur.  II  avait 
été  revoir  les  Titien,  avait  compris  la  distance, 
reconnu  sa  faute;  et  il  s'était  mis  à  repasser  ses 
contours,  simplement.  Ensuite  il  avait  cherché, 
en  les  rongeant,  à  y  perdre,  à  y  mêler  les  tons  de 
la  tête  et  ceux  des  fonds;  et  la  figure  avait  pris 
de  la  consistance,  les  ombres  de  la  vigueur;  tout 
paraissait  plus  ferme.  Enfin  la  Maréchale  était  re- 
venue. Elle  s'était  même  permis  des  objections; 
l'artiste,  naturellement,  avait  persévéré.  Après  de 
grandes  fureurs  contre  sa  sottise,  il  s'était  dit 
qu'elle  pouvait  avoir  raison.  Alors  avait  com- 
mencé l'ère  des  doutes,  tiraillements  de  la  pen- 
sée qui  provoquent  les  crampes  d'estomac,  les 
insomnies,  la  fièvre,  le  dégoût  de  soi-même; 
il  avait  eu  le  courage  de  faire  des  retouches, 
mais  sans  cœur  et  sentant  que  sa  besogne  était 
mauvaise. 

II  se  plaignit  seulement  d'avoir  été  refusé  au 
Salon,  puis  reprocha  à  Frédéric  de  ne  pas  être 
venu  voir  le  portrait  de  la  Maréchale. 

—  Je  me  moque  bien  de  la  Maréchale  ! 
Une  déclaration  pareille  l'enhardit. 

—  Croiriez-vous  que  cette  bête -là  n'en  veut 
plus,  maintenant? 

Ce  qu'il  ne  disait  point,  c'est  qu'il  avait  réclamé 
d'elle  mille  écus.  Or  la  Maréchale  s'était  peu 
souciée  de  savoir  qui  payerait,  et,  préférant  tirer 


I 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  3  09 

JArnoux  des  choses  plus  urgentes,  ne  lui  en 
avait  même  pas  parlé. 

— •  Eh  bien,  et  Arnoux?  dit  Frédéric. 

Elle  lavait  relancé  vers  lui.  L'ancien  marchand 
de  tableaux  n  avait  que  faire  du  portrait. 

—  II  soutient  que  ça  appartient  à  Rosanette. 

—  En  eflFet,  c'est  à  elle. 

—  Comment!  c'est  elle  qui  m'envoie  vers 
vous!  répliqua  Pellerin. 

S'il  eût  cru  à  l'excellence  de  son  œuvre,  il  n'eût 
pas  songé,  peut-être,  à  l'exploiter.  Mais  une 
somme  (et  une  somme  considérable)  serait  un 
démenti  à'  la  critique,  un  raffermissement  pour 
lui-même.  Frédéric,  afin  de  s'en  délivrer,  s'enquit 
de  ses  conditions,  courtoisement. 

L'extravagance  du  chiffre  le  révolta,  il  répondit  : 

—  Non,  ah!  non! 

—  Vous  êtes  pourtant  son  amant,  c'est  vous 
qui  m'avez  fait  la  commande  ! 

—  J'ai  été  l'intermédiaire,  permettez! 

—  Mais  je  ne  peux  pas  rester  avec  ça  sur  les 
bras  ! 

L'artiste  s'emportait. 

—  Ah  !  je  ne  vous  croyais  pas  si  cupide. 

—  Ni  vous  si  avare  !  Serviteur  ! 

II  venait  de  partir  que  Sénécal  se  présenta. 
Frédéric,  troublé,  eut  un  mouvement  d'inquié- 
tude. 

—  Qu'y  a-t-il? 
Sénécal  conta  son  histoire. 

—  Samedi,  vers  neuf  heures.  M""  Arnoux  a 
reçu  une  lettre  qui  l'appelait  à  Paris  ;  comme  per- 
sonne, par  hasard,  ne  se  trouvait  là  pour  aller  à 
Creil  chercher  une  voiture,  elle  avait  envie  de 


3  I  O  L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 

m  j  faire  aller  moi-même.  J'ai  refusé,  car  ça  ne 
rentre  pas  dans  mes  fonctions.  Elle  est  partie,  et 
revenue  dimanche  soir.  Hier  matin,  Arnoux  tombe 
à  la  fabrique.  La  Bordelaise  s'est  plainte.  Je  ne  sais 
pas  ce  qui  se  passe  entre  eux,  mais  il  a  levé  son 
amende  devant  tout  le  monde.  Nous  avons  échangé 
des  paroles  vives.  Bref,  il  m'a  donné  mon  compte, 
et  me  voilà  ! 

Puis,  détachant  ses  paroles  : 

—  Au  reste,  je  ne  me  repens  pas,  j'ai  fait  mon 
devoir.  N'importe,  c'est  à  cause  de  vous. 

—  Comment?  s'écria  Frédéric,  ayant  peur 
que  Sénécal  ne  l'eût  deviné. 

Sénécal  n'avait  rien  deviné,  car  il  reprit  : 

—  C'est-à-dire  que,  sans  vous,  j'aurais  peut- 
être  trouvé  mieux. 

Frédéric  fut  saisi  d'une  espèce  de  remords. 

—  En  quoi  puis- je  vous  servir,  maintenant? 
Sénécal  demandait  un  emploi  quelconque,  une 

place. 

—  Cela  vous  est  facile.  Vous  connaissez  tant 
de  monde,  M.  Dambreuse  entre  autres,  à  ce  que 
m'a  dit  Deslauriers. 

Ce  rappel  de  Deslauriers  fut  désagréable  à  son 
ami.  II  ne  se  souciait  guère  de  retourner  chez  les 
Dambreuse  depuis  la  rencontre  du  Champ  de 
Mars. 

—  Je  ne  suis  pas  suffisamment  intime  dans  la 
maison  pour  recommander  quelqu'un. 

Le  démocrate  essuya  ce  refus  stoïquement,  et, 
après  une  minute  de  silence  : 

—  Tout  cela,  j'en  suis  sûr,  vient  de  la  Borde- 
laise et  aussi  de  votre  M""*  Arnoux. 

Ce  votre  ota  du  cœur  de  Frédéric  le  peu  de  bon 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  3  I  I 

vouloir  qu'il  gardait.  Par  délicatesse,  cependant, 
il  atteignit  la  clef  de  son  secrétaire. 
Sénécal  le  prévint. 

—  Merci! 

Puis,  oubliant  ses  misères,  il  parla  des  choses 
de  la  patrie,  les  croix  d'honneur  prodiguées  à  la 
fête  du  Roi,  un  changement  de  cabinet,  les 
affaires  Drouillard  et  Bénier*,  scandales  de 
l'époque,  déclama  contre  les  bourgeois  et  prédit 
une  révolution. 

Un  crid  japonais  suspendu  contre  le  mur  arrêta 
ses  yeux.  Il  le  prit,  en  essaya  le  manche,  puis  le 
rejeta  sur  le  canapé,  avec  un  air  de  dégoût. 

—  Allons,  adieu!  Il  faut  que  j'aille  à  Notre- 
Dame  de  Lorette. 

—  Tiens  !  pourquoi  ? 

—  Cest  aujourd'hui  le  service  anniversaire  de 
Godefroy  Cavaignac  *.  Il  est  mort  à  l'œuvre, 
celui-là!  Mais  tout  n'est  pas  fini!...  Qui  sait? 

Et  Sénécal  tendit  sa  main ,  bravement. 

—  Nous  ne  nous  reverrons  peut-être  jamais! 
adieu  I 

Cet  adieu,  répété  deux  fois,  son  froncement  de 
sourcils  en  contemplant  le  poignard,  sa  résigna- 
tion et  son  air  solennel,  surtout,  firent  rêver  Fré- 
déric, qui  bientôt  n'y  pensa  plus. 

Dans  la  même  semaine,  son  notaire  du  Havre 
lui  envoya  le  prix  de  sa  ferme,  cent  soixante - 
quatorze  mille  francs.  Il  en  fit  deux  parts,  plaça 
la  première  sur  l'Etat,  et  alla  porter  la  seconde 
chez  un  agent  de  change  pour  la  risquer  à  la 
Bourse. 

11  mangeait  dans  les  cabarets  à  la  mode,  fré- 
quentait les  théâtres  et  tachait  de  se   distraire. 


3  I  2  L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 

quand  Hussonnet  lui  adressa  une  lettre,  où  il 
narrait  gaiement  que  la  Maréchale,  dès  le  lende- 
main des  courses,  avait  congédié  Cisy.  Frédéric 
en  fut  heureux,  sans  chercher  pourquoi  le  bohème 
lui  apprenait  cette  aventure. 

Le  hasard  voulut  qu'il  rencontrât  Cisy,  trois 
jours  après.  Le  gentilhomme  fit  bonne  conte- 
nance, et  l'invita  même  à  dîner  pour  le  mercredi 
suivant. 

Frédéric,  le  matin  de  ce  jour-là,  reçut  une  noti- 
fication d'huissier,  oii  M.  Charles -Jean -Baptiste 
Oudry  lui  apprenait  qu'aux  termes  d'un  jugement 
du  tribunal,  il  s'était  rendu  acquéreur  d'une  pro- 
priété sise  à  Belleville  appartenant  au  sieur  Jacques 
Arnoux,  et  qu'il  était  prêt  à  payer  les  deux  cent 
vingt-trois  mille  francs  montant  du  prix  de  la 
vente.  Mais  il  résultait  du  même  acte  que,  la 
somme  des  hypothèques  dont  l'immeuble  était 
grevé  dépassant  le  prix  de  l'acquisition ,  la  créance 
de  Frédéric  se  trouvait  complètement  perdue. 

Tout  le  mal  venait  de  n'avoir  pas  renouvelé  en 
temps  utile  une  inscription  hypothécaire.  Arnoux 
s'était  chargé  de  cette  démarche,  et  l'avait  ensuite 
oubliée.  Frédéric  s'emporta  contre  lui,  et,  quand 
sa  colère  fut  passée  : 

«Eh  bien,  après...,  quoi?  si  cela  peut  le 
sauver,  tant  mieux!  je  n'en  mourrai  pas!  n'y  pen- 
sons plus  !  » 

Mais,  en  remuant  ses  paperasses  sur  sa  table, 
il  rencontra  la  lettre  d'Hussonnet,  et  aperçut  le 
post-scriptum,  qu'il  n'avait  point  remarquera  pre- 
mière fois.  Le  bohème  demandait  cinq  mille  francs, 
tout  juste,  pour  mettre  l'affaire  du  journal  en  train. 

«Ah!  celui-là  m'embête!» 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  3  I  3 

Et  il  le  refusa  brutalement  dans  un  billet  laco- 
nique. Après  quoi,  il  s'habilla  pour  se  rendre  à 
la  Maison -d'Or. 

Cisj  présenta  ses  convives,  en  commençant 
par  le  plus  respectable,  un  gros  monsieur  à  che- 
veux blancs  : 

—  Le  marquis  Gilbert  des  Aulnays,  mon  par- 
rain. M.  Ansehïie  de  Forchambeaux,  dit-il  ensuite 
(c'était  un  jeune  homme  blond  et  fluet,  déjà 
chauve);  puis,  désignant  un  quadragénaire  d'al- 
lures simples  : 

—  Joseph  Boffreu,  mon  cousin;  et  voici  mon 
ancien  professeur  M.  Vezou  (personnage  moitié 
charretier,  moitié  séminariste,  avec  de  gros  favoris 
et  une  longue  redingote  boutonnée  dans  le  bas 
par  un  seul  bouton,  de  manière  à  faire  châle  sur 
la  poitrine). 

Cisy  attendait  encore  quelqu'un,  le  baron  de 
Comaing,  «qui  peut-être  viendra,  ce  n'est  pas 
sûr».  II  sortait  à  chaque  minute,  paraissait  inquiet; 
enfin,  à  huit  heures,  on  passa  dans  une  salle 
éclairée  magnifiquement  et  trop  spacieuse  pour 
le  nombre  des  convives.  Cisj  I  avait  choisie  par 
pompe,  tout  exprès. 

Un  surtout  de  vermeil,  chargé  de  fleurs  et  de 
fruits,  occupait  le  miheu  de  la  table,  couverte 
de  plats  d'argent,  suivant  la  vieille  mode  française  ; 
des  raviers,  pleins  de  salaisons  et  d'épices,  for- 
maient bordure  tout  autour;  des  cruches  de  vin 
rosat  frappé  de  glace  se  dressaient  de  distance  en 
distance  ;  cinq  verres  de  hauteur  différente  étaient 
ahgnés  devant  chaque  assiette  avec  des  choses 
dont  on  ne  savait  pas  l'usage,  mille  ustensiles  de 
bouche  ingénieux;  et  il  y  avait,  rien  que  pour  le 


3  1 4  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

premier  service  :  une  hure  d'esturgeon  mouillée 
de  Champagne,  un  jambon  d'York  au  tokaj,  des 
grives  au  gratin,  des  cailles  rôties,  un  vol-au-vent 
Béchamel,  un  sauté  de  perdrix  rouges,  et,  aux 
deux  bouts  de  tout  cela,  des  effilés  de  pommes  de 
terre  qui  étaient  mêlés  à  des  truffes.  Un  lustre  et 
des  girandoles  illuminaient  l'appartement,  tendu 
de  damas  rouge.  Quatre  domestiques  en  habit 
noir  se  tenaient  derrière  les  fauteuils  de  maroquin. 
A  ce  spectacle,  les  convives  se  récrièrent,  le  pré- 
cepteur surtout. 

—  Notre  amphitryon,  ma  parole,  a  fait  de 
véritables  folies  !  C'est  trop  beau  ! 

—  Ça  ?  dit  le  vicomte  de  Cisy,  allons  donc  ! 
Et,  dès  la  première  cuillerée  : 

—  Eh  bien,  mon  vieux  des  Auïnays,  avez- 
vous  été  au  Palais-Royal,  voir  Père  et  Portier? 

—  Tu  sais  bien  que  je  n'ai  pas  le  temps!  réph- 
qua  le  marquis. 

Ses  matinées  étaient  prises  par  un  cours  d'arbo- 
riculture, ses  soirées  par  le  Cercle  agricole,  et 
toutes  ses  après-midi  par  des  études  dans  les  fa- 
briques d'instruments  aratoires.  Habitant  la  Sain- 
tonge  les  trois  quarts  de  l'année,  il  profitait  de  ses 
voyages  dans  la  capitale  pour  s'instruire;  et  son 
chapeau  à  larges  bords,  posé  sur  une  console, 
était  plein  de  brochures. 

Mais  Cisy,  s'apercevant  que  M.  de  Forcham- 
beaux  refusait  du  vin  : 

—  Buvez  donc,  sap relotte!  Vous  n'êtes  pas 
crâne  pour  votre  dernier  repas  de  garçon  ! 

A  ce  mot,  tous  s'inchnèrent,  on  le  congratulait. 

—  Et  la  jeune  personne,  dit  le  précepteur,  est 
charmante ,  j'en  suis  sûr  ? 


I 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  3  I  5 

—  Parbleu!  s'écria  Cisy.  N'importe,  il  a  tort; 
c'est  si  bête,  le  mariage  ! 

—  Tu  parles  légèrement,  mon  amîl  répliqua 
M.  des  Aulnajs,  tandis  qu'une  larme  roulait  dans 
ses  yeux,  au  souvenir  de  sa  défunte. 

Et  Forchambeaux  répéta  plusieurs  fois  de  suite, 
en  ricanant  : 

—  Vous  y  viendrez  vous-même,  vous  y  vien- 
drez! 

Cisy  protesta.  II  aimait  mieux  se  divertir,  a  être 
Régence».  II  voulait  apprendre  la  savate,  pour 
visiter  les  tapis-francs  de  la  Cité,  comme  le  prince 
Rodolphe  des  Mystères  de  Paris  *,  tira  de  sa  poche 
un  brûle-gueule,  rudoyait  les  domestiques,  buvait 
extrêmement;  et,  afin  de  donner  de  lui  bonne 
opinion ,  dénigrait  tous  les  plats.  II  renvoya  même 
les  truffes,  et  le  précepteur,  qui  s'en  délectait,  dit 
par  bassesse  : 

—  Cela  ne  vaut  pas  les  œufs  à  la  neige  de 
Madame  votre  grand'mère  ! 

Puis  il  se  remit  à  causer  avec  son  voisin  l'agro- 
nome, lequel  trouvait  au  séjour  de  la  campagne 
beaucoup  d'avantages,  ne  serait-ce  que  de  pouvoir 
élever  ses  filles  dans  des  goûts  simples.  Le  précep- 
teur applaudissait  à  ses  idées  et  le  flagornait,  lui 
supposant  de  l'influence  sur  son  élève,  dont  il 
désirait  secrètement  être  l'homme  d'affaires. 

Frédéric  était  venu  plein  d'humeur  contre 
Cisy;  sa  sottise  l'avait  désarmé.  Mais  ses  gestes, 
sa  figure,  toute  sa  personne  lui  rappelant  le  dîner 
^        afé  Anglais,  l'agaçait  de  plus  en  plus;  et  il 


du 


écoutait  les  remarques  désobligeantes  que  faisait  à 
demi-voix  le  cousin  Joseph,  un  brave  garçon  sans 
fortune,  amateur  de  chasse,  et  boursier.  Cisy,  par 


3  I  6  L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 

manière  de  rire,  l'appela  «voleur))  plusieurs  fois; 
puis,  tout  à  coup  : 

—  Ah  !  le  baron  ! 

Alors  entra  un  gaillard  de  trente  ans,  qui  avait 
quelque  chose  de  rude  dans  la  physionomie,  de 
souple  dans  les  membres,  le  chapeau  sur  l'oreille, 
et  une  fleur  à  la  boutonnière.  C'était  l'idéal  du 
vicomte.  II  fut  ravi  de  le  posséder;  et,  sa  présence 
l'excitant,  il  tenta  même  un  calembour,  car  il  dit, 
comme  on  passait  un  coq  de  bruyère  : 

—  Voilà  le  meilleur  des  caractères  de  La 
Bruyère  ! 

Ensuite,  il  adressa  à  M.  de  Comaing  une  foule 
de  questions  sur  des  personnes  inconnues  à  la 
société;  puis,  comme  saisi  d'une  idée  : 

—  Dites  donc!  avez- vous  pensé  à  moi? 
L'autre  haussa  les  épaules. 

—  Vous  n'avez  pas  l'âge,  mon  petiot!  Impos- 
sible ! 

Cisy  l'avait  prié  de  le  faire  admettre  à  son  club. 
Mais  le  baron,  ayant  sans  doute  pitié  de  son 
amour-propre  : 

—  Ah  !  j'oubliais  !  Mille  félicitations  pour  votre 
pari,  mon  cher! 

—  Quel  pari  ? 

—  Celui  que  vous  avez  fait,  aux  courses, 
d'aller  le  soir  même  chez  cette  dame. 

Frédéric  éprouva  comme  la  sensation  d'un 
coup  de  fouet.  II  fut  calmé  tout  de  suite,  par  la 
figure  décontenancée  de  Cisy. 

En  effet,  la  Maréchale,  dès  le  lendemain,  en 
était  aux  regrets,  quand  Arnoux,  son  premier 
amant,  son  homme,  s'était  présenté  ce  jour-là 
même.  Tous  deux   avaient   fait  comprendre  au 


i 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 


1^7 


vicomte  quil  «gênait»,  et  on  l'avait  flanqué  de- 
hors, avec  peu  de  cérémonie. 

II  eut  l'air  de  ne  pas  entendre.  Le  baron  ajouta  : 

—  Que  devient- elle,  cette  brave  Rose?... 
a-t-elle  toujours  d'aussi  jolies  jambes?  prouvant 
par  ce  mot  qu'il  la  connaissait  intimement. 

Frédéric  fut  contrarié  de  la  découverte. 

—  Il  n'y  a  pas  de  quoi  rougir,  reprit  le  baron  ; 
c'est  une  bonne  affaire  ! 

Cisj  claqua  de  la  langue. 

—  Peuh  !  pas  si  bonne  ! 

—  Ah! 

—  Mon  Dieu,  oui!  D'abord,  moi,  je  ne  lui 
trouve  rien  d'extraordinaire,  et  puis  on  en  récolte 
de  pareilles  tant  qu'on  veut,  car  enfin...  elle  est  à 
vendre  ! 

—  Pas  pour  tout  le  monde!  reprit  aigrement 
Frédéric. 

—  II  se  croit  différent  des  autres  !  répliqua  Cisy, 
quelle  farce  ! 

Et  un  rire  parcourut  la  table. 

Frédéric  sentait  les  battements  de  son  cœur  l'é- 
touffer. II  avala  deux  verres  d'eau,  coup  sur  coup. 

Mais  le  baron  avait  gardé  bon  souvenir  de  Rosa- 
nette. 

—  Est-ce  qu'elle  est  toujours  avec  un  certain 
Arnoux? 

—  Je  n'en  sais  rien,  dit  Cisy.  Je  ne  connais  pas 
ce  monsieur! 

II  avança,  néanmoins,  que  c'était  une  manière 
d'escroc. 

—  Un  moment!  s'écria  Frédéric. 

—  Cependant,  la  chose  est  certaine  !  II  a  même 
eu  un  procès. 


3  I  8  L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 

—  Ce  n'est  pas  vrai  ! 

Frédéric  se  mit  à  défendre  Arnoux.  II  garan- 
tissait sa  probité,  finissait  par  y  croire,  inventait 
des  chiffres,  des  preuves.  Le  vicomte,  plein  de 
rancune,  et  qui  était  gris  d'ailleurs,  s'entêta  dans 
ses  assertions,  si  bien  que  Frédéric  lui  dit  grave- 
ment : 

—  Est-ce  pour  m'offenser,  monsieur? 

Et  il  le  regardait,  avec  des  prunelles  ardentes 
comme  son  cigare. 

—  Oh!  pas  du  tout!  je  vous  accorde  même 
qu'il  a  quelque  chose  de  très  bien  :  sa  femme. 

—  Vous  la  connaissez  ? 

—  Parbleu!  Sophie  Arnoux,  tout  le  monde 
connaît  ça! 

—  Vous  dites? 

Cisy,  qui  s'était  levé,  répéta  en  balbutiant  : 

—  Tout  le  monde  connaît  ça  ! 

—  Taisez -vous!  Ce  ne  sont  pas  celles-là  que 
vous  fréquentez  ! 

—  Je  m'en  flatte! 

Frédéric  lui  lança  son  assiette  au  visage. 

Elle  passa  comme  un  éclair  par-dessus  la  table, 
renversa  deux  bouteilles,  démolit  un  compotier, 
et,  se  brisant  contre  le  surtout  en  trois  morceaux, 
frappa  le  ventre  du  vicomte. 

Tous  se  levèrent  pour  le  retenir.  II  se  débattait, 
en  criant,  pris  d'une  sorte  de  frénésie  ;  M.  des  Aul- 
nays  répétait  : 

—  Calmez-vous!  voyons!  cher  enfant! 

—  Mais  c'est  épouvantable!  vociférait  le  pré- 
cepteur. 

Forchambeaux,  livide  comme  les  prunes, 
tremblait;  Joseph   riait  aux   éclats;   les  garçons 


I 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  319 

épongeaient  le  vin,  ramassaient  par  terre  les  dé- 
bris; et  le  baron  alla  fermer  la  fenêtre,  car  le 
tapage,  malgré  le  bruit  des  voitures,  aurait  pu 
s'entendre  du  boulevard. 

Comme  tout  le  monde,  au  moment  où  Tassiette 
avait  été  lancée,  parlait  à  la  fois,  il  fut  impossible 
de  découvrir  la  raison  de  cette  offense,  si  c'était 
à  cause  d'Arnoux,  de  M""'  Arnoux,  de  Rosanette 
ou  d'un  autre.  Ce  qu'il  y  avait  de  certain,  c'était 
la  brutalité  inqualifiable  de  Frédéric  ;  il  se  refusa 
positivement  à  en  témoigner  le  moindre  regret. 

M.  des  Aulnays  tâcha  de  l'adoucir,  le  cousin 
Joseph,  le  précepteur,  Forchambeaux  lui-même. 
Le  baron,  pendant  ce  temps-là,  réconfortait  Cisy, 
qui,  cédant  à  une  faiblesse  nerveuse,  versait  des 
larmes.  Frédéric,  au  contraire,  s'irritait  de  plus  en 
plus  ;  et  l'on  serait  resté  là  jusqu'au  jour  si  le  baron 
n'avait  dit  pour  en  finir  : 

—  Le  vicomte,  monsieur,  enverra  demain  chez 
vous  ses  témoins. 

—  Votre  heure? 

—  A  midi,  s'il  vous  plaît. 

—  Parfaitement,  monsieur. 

Frédéric,  une  fois  dehors,  respira  à  pleins  pou- 
mons. Depuis  trop  longtemps,  il  contenait  son 
cœur.  II  venait  de  le  satisfaire  enfin  ;  il  éprouvait 
comme  un  orgueil  de  virilité,  une  surabondance 
de  forces  intimes  qui  l'enivraient.  II  avait  besoin 
de  deux  témoins.  Le  premier  auquel  il  songea  fut 
Regimbart;  et  il  se  dirigea  tout  de  suite  vers  un 
estaminet  de  la  rue  Saint-Denis.  La  devanture  était 
close.  Mais  de  la  lumière  brillait  à  un  carreau ,  au- 
dessus  de  la  porte.  Elle  s'ouvrit,  et  il  entra,  en  se 
courbant  très  bas  sous  l'auvent. 


320  L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 

Une  chandelle,  au  bord  du  comptoir,  éclairait 
la  salle  déserte.  Tous  les  tabourets,  les  pieds  en 
l'air,  étaient  posés  sur  les  tables.  Le  maître  et  la 
maîtresse  avec  leur  garçon  soupaient  dans  langle 
près  de  la  cuisine;  et  Regimbart,  le  chapeau  sur 
îa  tête,  partageait  leur  repas,  et  même  gênait  le 
garçon ,  qui  était  contraint  à  chaque  bouchée  de  se 
tourner  de  côté,  quelque  peu.  Frédéric,  lui  ayant 
conté  la  chose  brièvement,  réclama  son  assistance. 
Le  Citoyen  commença  par  ne  rien  répondre;  il 
roulait  des  yeux,  avait  lair  de  réfléchir,  -fit  plu- 
sieurs tours  dans  la  salle,  et  dit  enfin  : 

—  Oui,  volontiers! 

Et  un  sourire  homicide  le  dérida,  en  apprenant 
que  ladversaire  était  noble. 

—  Nous  le  ferons  marcher  tambour  battant, 
soyez  tranquille  !  D'abord , . . .  avec  l'épée . . . 

—  Mais  peut-être,  objecta  Frédéric,  que  je 
n'ai  pas  le  droit... 

—  Je  vous  dis  qu'il  faut  prendre  l'épée  !  réph- 
qua  brutalement  le  Citoyen.  Savez-vous  tirer? 

—  Un  peu. 

—  Ah  !  un  peu  I  voilà  comme  ils  sont  tous  !  Et 
ils  ont  la  rage  de  faire  assaut!  Qu'est-ce  que  ça 

Erouve,  la  salle  d'armes?  Ecoutez-moi  :  tenez-vous 
ien  à  distance  en  vous  enfermant  toujours  dans 
des  cercles,  et  rompez!  rompez!  C'est  permis. 
Fatiguez -le.  Puis  fendez -vous  dessus,  franche- 
ment! Et  surtout  pas  de  mahce,  pas  de  coups  à  la 
La  Fougère  !  non  !  de  simples  une-deux,  des  déga- 
gements. Tenez,  voyez-vous?  en  tournant  le  poi- 
gnet comme  pour  ouvrir  une  serrure.  —  Père 
Yauthier,  donnez-moi  votre  canne!  Ah!  cela 
suffît. 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  3  2  1 

II  empoigna  la  baguette  qui  servait  à  allumer 
le  gaz,  arrondit  le  bras  gauche,  plia  le  droit,  et  se 
mit  à  pousser  des  bottes  contre  la  cloison.  II  frap- 
pait du  pied,  s'animait,  feignait  même  de  rencon- 
trer des  difficultés,  tout  en  criant  :  «Y  es-tu,  là? 
y  es-tu  ?  »,  et  sa  silhouette  énorme  se  projetait  sur 
la  muraille  avec  son  chapeau  qui  semblait  tou- 
cher au  plafond.  Le  limonadier  disait  de  temps 
en  temps  :  «  Bravo  !  très  bien  !  »  Son  épouse  éga- 
lement Tadmirait,  quoique  émue;  et  Théodore, 
un  ancien  soldat,  en  restait  cloué  d'ébahissement, 
étant,  du  reste,  fanatique  de  M.  Regimbart. 

Le  lendemain,  de  bonne  heure,  Frédéric  cou- 
rut au  magasin  de  Dussardier.  Après  une  suite 
de  pièces,  toutes  remplies  d*étofFes  garnissant  des 
rayons,  ou  étendues  en  travers  sur  des  tables, 
tandis  que,  çà  et  là,  des  champignons  de  bois 
supportaient  des  châles,  il  l'aperçut  dans  une 
espèce  de  cage  grillée,  au  milieu  de  registres,  et 
écrivant  debout  sur  un  pupitre.  Le  brave  garçon 
lâcha  immédiatement  sa  besogne. 

Les  témoins  arrivèrent  à  midi.  Frédéric,  par 
bon  goût,  crut  devoir  ne  pas  assister  à  la  confé- 
rence. 

Le  baron  et  M.  Joseph  déclarèrent  qu'ils  se  con- 
tenteraient des  excuses  les  plus  simples.  Mais  Re- 
gimbart, ayant  pour  principe  de  ne  céder  jamais, 
et  qui  tenait  à  défendre  l'honneur  d'Arnoux  (Fré- 
déric ne  lui  avait  point  parlé  d'autre  chose),  de- 
manda que  le  vicomte  fît  des  excuses.  M.  de  Co- 
maing  fut  révolté  de  l'outrecuidance.  Le  Citoyen 
n'en  voulut  pas  démordre.  Toute  conciliation  de- 
venant impossible,  on  se  battrait. 

D'autres  difficultés  surgirent;  car  le  choix  des 


322  L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 

armes,  légalement,  appartenait  à  Cisj,  l'ofFensé. 
Mais  Regimbart  soutint  que,  par  l'envoi  du  cartel, 
il  se  constituait  l'offenseur.  Ses  témoins  se  ré- 
crièrent qu'un  soufflet,  cependant,  était  la  plus 
cruelle  des  offenses.  Le  Citoyen  épilogua  sur  les 
mots,  un  coup  n'étant  pas  un  soufflet.  Enfin, 
on  décida  qu'on  s'en  rapporterait  à  des  mili- 
taires; et  les  quatre  témoins  sortirent,  pour  aller 
consulter  des  officiers  dans  une  caserne  quel- 
conque. 

Ils  s'arrêtèrent  à  celle  du  quai  d'Orsay.  M.  de 
Comaing,  ayant  abordé  deux  capitaines,  leur  ex- 
posa la  contestation. 

Les  capitaines  n'y  comprirent  goutte,  embrouil- 
lée qu'elle  fut  par  les  phrases  incidentes  du  Citoyen. 
Bref,  ils  conseillèrent  à  ces  messieurs  d'écrire  un 
procès-verbal  ;  après  quoi,  ils  décideraient.  Alors, 
on  se  transporta  dans  un  café;  et  même,  pour 
faire  les  choses  plus  discrètement,  on  désigna  Cisy 
par  un  H  et  Frédéric  par  un  K. 

Puis  on  retourna  à  la  caserne.  Les  officiers  étaient 
sortis.  Ils  reparurent,  et  déclarèrent  qu'évidem- 
ment le  choix  des  armes  appartenait  à  M.  H.  Tous 
s'en  revinrent  chez  Cisy.  Regimbart  et  Dussardier 
restèrent  sur  le  trottoir. 

Le  vicomte,  en  apprenant  la  solution,  fut  pris 
d'un  si  grand  trouble,  qu'il  se  la  fit  répéter  plu- 
sieurs fois  ;  et  quand  M.  de  Comaing  en  vint  aux 
prétentions  de  Regimbart,  il  murmura  «  cepen- 
dant», n'étant  pas  loin,  en  lui-même,  d'y  obtem- 
pérer. Puis  il  se  laissa  choir  dans  un  fauteuil,  et 
déclara  qu'il  ne  se  battrait  pas. 

—  Hein?  Comment?  dit  le  baron. 

Alors,  Cisy  s'abandonna  à  un  flux  labial  désor- 


ï 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  323 

donné.  II  voulait  se  battre  au  tromblon,  à  bout 
portant,  avec  un  seul  pistolet. 

—  Ou  bien  on  mettra  de  l'arsenic  dans  un 
verre,  qui  sera  tiré  au  sort.  Ça  se  fait  quelquefois  ; 
je  l'ai  lu  ! 

Le  baron,  peu  endurant  naturellement,  le  ru- 
doya. 

—  Ces  messieurs  attendent  votre  réponse.  C'est 
indécent,  à  la  fin!  Que  prenez-vous?  voyons! 
Est-ce  l'épée? 

Le  vicomte  répliqua  «oui»,  par  un  signe  de 
tête  ;  et  le  rendez-vous  fut  fixé  pour  le  lendemain, 
à  la  porte  Maillot,  à  sept  heures  juste. 

Dussardier  étant  contraint  de  s'en  retourner  à 
ses  aflPaires,  Regimbart  alla  prévenir  Frédéric. 

On  l'avait  laissé  toute  la  journée  sans  no.uvelles  ; 
son  impatience  était  devenue  intolérable. 

—  Tant  mieux!  s'écria-t-il. 

Le  Citoyen  fut  satisfait  de  sa  contenance. 

—  On  réclamait  de  nous  des  excuses,  croiriez- 
vous?  Ce  n'était  rien,  un  simple  mot!  Mais  je  les 
ai  envoyés  joliment  bouler!  Comme  je  le  devais, 
n'est-ce  pas  ? 

—  Sans  doute,  dit  Frédéric  tout  en  songeant 
qu'il  eût  mieux  fait  de  choisir  un  autre  témom. 

Puis,  quand  il  fut  seul,  il  se  répéta  tout  haut, 
plusieurs  fois  : 

«Je  vais  me  battre.  Tiens,  je  vais  me  battre! 
C'est  drole  !  » 

Et  comme  il  marchait  dans  sa  chambre,  en  pas- 
sant devant  sa  glace,  il  s'aperçut  qu'il  était  pâle. 

«  Est-ce  que  j'aurais  peur?  » 

Une  angoisse  abominable  le  saisit  à  l'idée 
d'avoir  peur  sur  le  terrain. 

2 1 . 


324  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

«  Si  j'étais  tué,  cependant?  Mon  père  est  mort 
de  la  même  façon.  Oui,  je  serai  tué!  » 

Et,  tout  à  coup,  il  aperçut  sa  mère,  en  robe 
noire  ;  des  images  incohérentes  se  déroulèrent  dans 
sa  tête.  Sa  propre  lâcheté  l'exaspéra.  II  fut  pris 
d'un  paroxysme  de  bravoure,  d'une  soif  carnas- 
sière. Un  bataillon  ne  l'eût  pas  fait  reculer.  Cette 
fièvre  calmée,'  il  se  sentit,  avec  joie,  inébranlable. 
Pous  se  distraire,  il  se  rendit  à  l'Opéra,  où  l'on 
donnait  un  ballet.  II  écouta  la  musique,  lorgna  les 
danseuses,  et  but  un  verre  de  punch,  pendant 
l'entr'acte.  Mais,  en  rentrant  chez  lui,  la  vue  de 
son  cabinet,  de  ses  meubles,  où  il  se  retrouvait 
peut-être  pour  la  dernière  fois,  lui  causa  une  fai- 
blesse. 

II  descendit  dans  son  jardin.  Les  étoiles  bril- 
laient; il  les  contempla.  L'idée  de  se  battre  pour 
une  femme  le  grandissait  à  ses  yeux,  l'ennoblissait. 
Puis  il  alla  se  coucher  tranquillement. 

II  n'en  fut  pas  de  même  de  Cisy.  Après  le  dé- 
part du  baron,  Joseph  avait  taché  de  remonter  son 
moral,  et,  comme  le  vicomte  demeurait  froid  : 

—  Pourtant,  mon  brave,  si  tu  préfères  en  rester 
là,  j'irais  le  dire. 

Cisy  n'osa  répondre  «  certainement  » ,  mais  il  en 
voulut  à  son  cousin  de  ne  pas  lui  rendre  ce  service 
sans  en  parler. 

II  souhaita  que  Frédéric,  pendant  la  nuit,  mou- 
rût d'une  attaque  d'apoplexie,  ou  qu'une  émeute 
survenant,  il  y  eût  le  lendemain  assez  de  barri- 
cades pour  fermer  tous  les  abords  du  bois  de 
Boulogne,  et  qu'un  événement  empêchât  un  des 
témoins  de  s'y  rendre;  car  le  duel  faute  de  té- 
moins manquerait.  II  avait  envie  de  se  sauver  par 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  325 

un  train  express  n'importe  où.  II  regretta  de  ne  pas 
savoir  la  médecine  pour  prendre  quelque  chose 

Sui,  sans  exposer  ses  jours,  ferait  croire  à  sa  mort, 
arriva  jusqu'à  désirer  être  malade,  gravement. 
Afin  d'avoir  un  conseil,  un  secours,  il  envoya 
chercher  M.  des  Aulnajs.  L'excellent  homme  était 
retourné  en  Saintonge,  sur  une  dépêche  lui  appre- 
nant l'indisposition  d'une  de  ses  filles.  Cela  parut 
de  .mauvais  augure  à  Cisy.  Heureusement  que 
M.  Vezou,  son  précepteur,  vint  le  voir.  Alors, 
il  s'épancha. 

—  Comment  faire,  mon  Dieu  !  comment 
faire  ? 

—  Moi,  à  votre  place.  Monsieur  le  Comte,  je 
payerais  un  fort  de  la  halle  pour  lui  flanquer 
une  raclée. 

—  II  saurait  toujours  de  qui  ça  vient!  reprit 
Cisy. 

Et,  de  temps  à  autre,  il  poussait  un  gémisse- 
ment ;  puis  : 

—  Mais  est-ce  qu'on  a  le  droit  de  se  battre 
en  duel? 

—  C'est  un  reste  de  barbarie!  Que  voulez- 
vous  ! 

Par  complaisance,  le  pédagogue  s'invita  lui- 
même  à  dîner.  Son  élève  ne  mangea  rien,  et,  après 
le  repas,  sentit  le  besom  de  faire  un  tour. 

II  dit  en  passant  devant  une  église  : 

—  Si  nous  entrions  un  peu...  pour  voir? 

M.  Vezou  ne  demanda  pas  mieux,  et  même  lui 
présenta  de  l'eau  bénite. 

C'était  le  mois  de  Marie,  des  fleurs  couvraient 
l'autel,  des  voix  chantaient,  l'orgue  résonnait.  Mais 
il  lui  fut  impossible  de  prier,  les  pompes  de  la 


32(5  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

religion  lui  inspirant  des  idées  de  funérailles;  il 
entendait  comme  des  bourdonnement  de  De  pro- 
fundis. 

—  AlIons-nous-en  !  Je  ne  me  sens  pas  bien  I 
Ils  employèrent  toute  la  nuit  à  jouer  aux  cartes. 

Le  vicomte  s'efforça  de  perdre,  afin  de  conjurer  la 
mauvaise  chance,  ce  dont  M.  Vezou  profita.  Enfin, 
au  petit  jour,  Cisy,  qui  n'en  pouvait  plus,  s'af- 
faissa sur  le  tapis  vert,  et  eut  un  sommeil  plein  dfl 
songes  désagréables. 

Si  le  courage,  pourtant,  consiste  à  vouloir  do- 
miner sa  faiblesse,  le  vicomte  fut  courageux,  car, 
à  la  vue  de  ses  témoins  qui  venaient  le  chercher,  il 
se  roidit  de  toutes  ses  forces,  la  vanité  lui  faisant 
comprendre  qu'une  reculade  le  perdrait.  M.  de 
Comaing  le  comphmenta  sur  sa  bonne  mine. 

Mais,  en  route,  le  bercement  du  fiacre  et  la 
chaleur  du  soleil  matinal  l'énervèrent.  Son  énergie 
était  retombée.  II  ne  distinguait  même  plus  où  l'on 
était. 

Le  baron  se  divertit  à  augmenter  sa  frayeur,  en 
parlant  du  «  cadavre  » ,  et  de  la  manière  de  le 
rentrer  en  ville,  clandestinement.  Joseph  donnait 
la  réplique;  tous  deux,  jugeant  l'affaire  ridicule, 
étaient  persuadés  qu'elle  s'arrangerait. 

Cisy  gardait  sa  tête  sur  sa  poitrine  ;  il  la  releva 
doucement  et  fit  observer  qu'on  n'avait  pas  pris 
de  médecin. 

—  C'est  inutile,  dit  le  baron. 

—  II  n'y  a  pas  de  danger,  alors  ? 
Joseph  répliqua  d'un  ton  grave  : 

—  Espérons-le! 

Et  personne  dans  la  voiture  ne  parla  plus. 

A  sept  heures  dix  minutes,  on  arriva  devant 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  327 

la  porte  Maillot.  Frédéric  et  ses  témoins  s  y  trou- 
vaient, habillés  de  noir  tous  les  trois.  Regimbart, 
au  lieu  de  cravate,  avait  un  col  de  crin  comme  un 
troupier;  et  il  portait  une  espèce  de  longue  boîte 
à  violon,  spéciale  pour  ce  genre  d'aventures.  On 
échangea  froidement  un  salut.  Puis  tous  s'enfon- 
cèrent dans  le  bois  de  Boulogne,  par  la  route  de 
Madrid,  afin  dy  trouver  une  place  convenable. 
Regimbart  dit  à  Frédéric,  qui  marchait  entre 
lui  et  Dussardier  : 

—  Eh  bien,  et  cette  venette,  qu'en  fait- on? 
Si  vous  avez  besoin  de  quelque  chose,  ne  vous 
gênez  pas,  je  connais  çal  La  crainte  est  naturelle 
à  l'homme. 

Puis,  à  voix  basse  : 

—  Ne  fumez  plus,  ça  amollit  ! 

Frédéric  jeta  son  cigare  qui  le  gênait,  et  conti- 
nua d'un  pied  ferme.  Le  vicomte  avançait  par  der- 
rière, appuyé  sur  le  bras  de  ses  deux  témoins. 

De  rares  passants  les  croisaient.  Le  ciel  était 
bleu,  et  on  entendait,  par  moments,  des  lapins 
bondir.  Au  détour  d'un  sentier,  une  femme  en  ma- 
dras causait  avec  un  homme  en  blouse,  et,  dans  la 
grande  avenue,  sous  les  marronniers,  des  domes- 
tiques en  veste  de  toile  promenaient  leurs  chevaux. 
Cisy  se  rappelait  les  jours  heureux  où,  monté  sur 
son  alezan  et  le  lorgnon  dans  l'œil,  il  chevauchait 
à  la  portière  des  calèches  ;  ces  souvenirs  renfor- 
çaient son  angoisse  ;  une  soif  intolérable  le  brûlait  ; 
la  susurration  des  mouches  se  confondait  avec  le 
battement  de  ses  artères;  ses  pieds  enfonçaient 
dans  le  sable  ;  il  lui  semblait  qu'il  était  en  train  de 
marcher  depuis  un  temps  infini. 

Les  témoins,  sans  s'arrêter,  fouillaient  de  l'œil  les 


328  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

deux  bords  de  la  route.  On  délibéra  si  l'on  irait  à 
la  croix  Catelan  ou  sous  les  murs  de  Bagatelle.  Enfin 
on  prit  à  droite  ;  et  on  s'arrêta  dans  une  espèce  de 
quinconce,  entre  des  pins. 

L'endroit  fut  choisi  de  manière  à  répartir  égale- 
ment le  niveau  du  terrain.  On  marqua  les  deux 
places  où  les  adversaires  devaient  se  poser.  Puis 
Regimbart  ouvrit  sa  boîte.  Elle  contenait,  sur  un 
capitonnage  de  basane  rouge,  quatre  épées  char- 
mantes, creuses  au  milieu,  avec  des  poignées  gar- 
nies de  fîhgrane.  Un  rayon  lumineux,  traversant 
les  feuilles,  tomba  dessus  ;  et  elles  parurent  à  Cisy 
briller  comme  des  vipères  d'argent  sur  une  mare 
de  sang. 

Le  Citoyen  fit  voir  qu'elles  étaient  de  longueur 
pareille;  il  prit  la  troisième  pour  lui-même,  afin 
de  séparer  les  combattants  en  cas  de  besoin. 
M.  de  Comaing  tenait  une  canne.  II  y  eut  un  si- 
lence. On  se  regarda.  Toutes  les  figures  avaient 
quelque  chose  d'effaré  ou  de  cruel. 

Frédéric  avait  mis  bas  sa  redingote  et  son  gilet. 
Joseph  aida  Cisy  à  faire  de  même  ;  sa  cravate  étant 
retirée,  on  aperçut  à  son  cou  une  médaille  bénite. 
Cela  fit  sourire  de  pitié  Regimbart. 

Alors,  M.  de  Comaing  (pour  laisser  à  Frédéric 
encore  un  moment  de  réflexion  )  tâcha  d'élever  des 
chicanes.  II  réclama  le  droit  de  mettre  un  gant, 
celui  de  saisir  l'épée  de  son  adversaire  avec  la 
main  gauche;  Regimbart,  qui  était  pressé,  ne  s'y 
refusa  pas.  Enfin  le  baron,  s'adressant  à  Frédéric  : 

—  Tout  dépend  de  vous,  monsieur!  II  n'y  a 
jamais  de  déshonneur  à  reconnaître  ses  fautes. 

Dussardier  l'approuvait  du  geste.  Le  Citoyen 
s'indigna. 


I 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  329 

—  Croyez-vous  que  nous  sommes  ici  pour 
plumer  les  canards,  fichtre?...  En  garde! 

Les  adversaires  étaient  Tun  devant  l'autre,  leurs 
témoins  de  chaque  coté.  II  cria  le  signal  : 

—  Allons! 

Cisj  devint  effroyablement  pâle.  Sa  lame  trem- 
blait par  le  bout,  comme  une  cravache.  Sa  tête  se 
renversait,  ses  bras  s'écartèrent,  il  tomba  sur  le 
dos,  évanoui.  Joseph  le  releva,  et,  tout  en  lui 
poussant  sous  les  narines  un  flacon,  il  le  secouait 
fortement.  Le  vicomte  rouvrit  les  yeux,  puis  tout 
à  coup,  bondit  comme  un  furieux  sur  son  épée. 
Frédéric  avait  gardé  la  sienne;  et  il  lattendait, 
l'œil  fixe,  la  main  haute. 

—  Arrêtez,  arrêtez  !  cria  une  voix  qui  venait  de 
la  route,  en  même  temps  que  le  bruit  d'un  cheval 
au  galop;  et  la  capote  d'un  cabriolet  cassait  les 
branches!  Un  homme  penché  en  dehors  agitait 
un  mouchoir,  et  criait  toujours  :  «Arrêtez!  ar- 
rêtez !  » 

M.  de  Comaing,  croyant  à  une  intervention  de 
la  police,  leva  sa  canne. 

—  Finissez  donc  !  le  vicomte  saigne  ! 

—  Moi  ?  dit  Cisy. 

En  effet,  il  s'était,  dans  sa  chute,  écorché  le 
pouce  de  la  main  gauche. 

—  Mais,  c'est  en  tombant,  ajouta  le  Citoyen. 
Le  baron  feignit  de  ne  pas  entendre. 
Arnoux  avait  sauté  du  cabriolet. 

—  J'arrive  trop  tard  !  Non  !  Dieu  soit  loué  ! 

II  tenait  Frédéric  à  pleins  bras,  le  palpait,  lui 
couvrait  le  visage  de  baisers. 

—  Je  sais  le  motif;  vous  avez  voulu  défendre 
votre  vieil  ami  !  C'est  bien,  cela,  c'est  bien  !  Jamais 


3  30  L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 

Je  ne  Toublierai  !  Comme  vous  êtes  bon  !  Ah  !  cher 
enfant! 

Il  le  contemplait  et  versait  des  larmes,  tout  en 
ricanant  de  bonheur.  Le  baron  se  tourna  vers  Jo- 
seph. 

—  Je  crois  que  nous  sommes  de  trop  dans  cette 
petite  fête  de  famille.  C'est  fini,  n'est-ce  pas,  mes- 
sieurs?—  Vicomte,  mettez  votre  bras  en  écharpe  ; 
tenez,  voilà  mon  foulard. 

Puis,  avec  un  geste  impérieux  : 

—  Allons  !  pas  de  rancune  !  Cela  se  doit  ! 

Les  deux  combattants  se  serrèrent  la  main, 
mollement.  Le  vicomte,  M.  de  Comaing  et  Joseph 
disparurent  d'un  côté,  et  Frédéric  s'en  alla  de 
l'autre  avec  ses  amis. 

Comme  le  restaurant  de  Madrid  n'était  pas 
loin,  Arnoux  proposa  de  s'y  rendre  pour  boire 
un  verre  de  bière. 

—  On  pourrait  même  déjeuner,  dit  Regim- 
bart. 

Mais,  Dussardier  n'en  ayant  pas  le  loisir,  ils  se 
bornèrent  à  un  rafraîchissement,  dans  le  jardin. 
Tous  éprouvaient  cette  béatitude  qui  suit  les  dé- 
nouements heureux.  Le  Citoyen,  cependant,  était 
fâché  qu'on  eût  interrompu  le  duel  au  bon  mo- 
ment. 

Arnoux  en  avait  eu  connaissance  par  un  'nommé 
Compain,  ami  de  Regimbart;  et  dans  un  élan  de 
cœur,  il  était  accouru  pour  l'empêcher,  croyant, 
du  reste,  en  être  la  cause.  Il  pria  Frédéric  de  lui 
fournir  là-dessus  quelques  détails.  Frédéric,  ému 
par  les  preuves  de  sa  tendresse,  se  fit  scrupule 
d'augmenter  son  illusion  : 

—  De  grâce,  n'en  parlons  plus! 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  3  3  I 

Arnoux  trouva  cette  réserve  fort  délicate.  Puis 
avec  sa  légèreté  ordinaire,  passant  à  une  autre 
idée  : 

—  Quoi  de  neuf,  Citoyen  ? 

Et  ils  se  mirent  à  causer  traites ,  échéances.  Afin 
d'être  plus  commodément,  ils  allèrent  même  chu- 
choter à  l'écart  sur  une  autre  table. 

Frédéric  distingua  ces  mots  :  «  Vous  allez  me 
souscrire.  —  Oui!  mais,  vous,  bien  entendu... 
—  Je  Tai  négocié  enfin  pour  trois  cents  !  —  Jolie 
commission ,  ma  foi  !  »  Bref,  il  était  clair  qu'Ar- 
noux  tripotait  avec  le  Citoyen  beaucoup  de  choses. 

Frédéric  songea  à  lui  rappeler  ses  quinze  mille 
francs.  Mais  sa  démarche  récente  interdisait  les 
reproches,  même  les  plus  doux.  D'ailleurs,  il  se 
sentait  fatigué.  L'endroit  n'était  pas  convenable. 
Il  remit  cela  à  un  autre  jour. 

Arnoux,  assis  à  l'ombre  d'un  troène,  fumait 
d'un  air  hilare.  II  leva  les  yeux  vers  les  portes  des 
cabinets  donnant  toutes  sur  le  jardin,  et  dit  qu'il 
était  venu  là,  autrefois,  bien  souvent. 

—  Pas  seul,  sans  doute?  répliqua  le  Citoyen. 

—  Parbleu  ! 

—  Quel  polisson  vous  faites  !  un  homme  ma- 
rié! 

—  Eh  bien,  et  vous  donc  !  reprit  Arnoux. 
Et,  avec  un  sourire  indulgent  : 

—  Je  suis  même  sûr  que  ce  gredin-Ià  possède, 
quelque  part,  une  chambre,  où  il  reçoit  des  pe- 
tites filles  ! 

Le  Citoyen  confessa  que  c'était  vrai,  par  un 
simple  haussement  de  sourcils.  Alors,  ces  deux 
messieurs  exposèrent  leurs  goûts  :  Arnoux  préfé- 
rait maintenant  la  jeunesse,  Tes  ouvrières;  Regim- 


^^2  L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 

bart  détestait  «  les  mijaurées  »  et  tenait,  avant  tout, 
au  positif.  La  conclusion  fournie  par  le  marchand 
de  faïences  fut  qu'on  ne  devait  pas  traiter  les 
femmes  sérieusement. 

«Cependant,  il  aime  la  sienne!»,  songeait  Fré- 
déric, en  s'en  retournant;  et  il  le  trouvait  un  mal- 
honnête homme.  II  lui  en  voulait  de  ce  duel, 
comme  si  c'eût  été  pour  lui  qu'il  avait,  tout  à 
l'heure,  risqué  sa  vie. 

Mais  il  était  reconnaissant  à  Dussardier  de  son 
dévouement;  le  commis,  sur  ses  instances,  arriva 
bientôt  à  lui  faire  une  visite  tous  les  jours. 

Frédéric  lui  prêtait  des  livres  :  Thiers*,  Du- 
laure  *,  Barante  *,  les  Girondins  *  de  Lamartine. 
Le  brave  garçon  l'écoutait  avec  recueillement  et 
acceptait  ses  opinions  comme  celles  d'un  maître. 

II  arriva  un  soir  tout  effaré. 

Le  matin,  sur  le  boulevard,  un  homme  qui 
courait  à  perdre  haleine  s'était  heurté  contre  lui  ; 
et,  l'ayant  reconnu  pour  un  ami  de  Sénécal,  lui 
avait  dit  : 

—  On  vient  de  le  prendre,  je  me  sauve  ! 

Rien  de  plus  vrai.  Dussardier  avait  passé  la 
journée  aux  informations.  Sénécal  était  sous  les 
verrous,  comme  prévenu  d'attentat  politique. 

Fils  d'un  contre-maître ,  né  à  Lyon  et  ayant  eu 
pour  professeur  un  ancien  disciple  de  Chalier, 
dès  son  arrivée  à  Paris,  il  s'était  fait  recevoir  de 
la  Société  des  Familles*;  ses  habitudes  étaient 
connues;  la  police  le  surveillait.  II  s'était  battu 
dans  l'affaire  de  mai  1839  *;  et,  depuis  lors,  se  te- 
nait à  l'ombre;  mais  s'exaltant  de  plus  en  plus, 
fanatique  d'AIibaud  *,  mêlant  ses  griefs  contre  la 
société  à  ceux  du  peuple  contre  la  monarchie,  et 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  333 

s'éveillant  chaque  matin  avec  l'espoir  d'une  révo- 
lution qui,  en  quinze  jours  ou  un  mois,  change- 
rait le  monde.  Enfin,  écœuré  par  la  mollesse  de 
ses  frères,  furieux  des  retards  qu'on  opposait  à 
ses  rêves  et  désespérant  de  la  patrie,  il  était  entré 
comme  chimiste  dans  le  complot  des  bombes 
incendiaires;  et  on  l'avait  surpris  portant  de  la 
poudre  qu'il  allait  essayer  à  Montmartre,  tentative 
suprême  pour  étabhr  la 'Répubhque. 

Dussardier  ne  la  chérissait  pas  moins,  car  elle 
signifiait,  croyait-il,  affranchissement  et  bonheur 
universel.  Un  jour,  à  quinze  ans,  dans  la  rue 
Transnonain  *,  devant  la  boutique  d'un  épicier, 
il  avait  vu  des  soldats,  la  baïonnette  rouge  de 
sang,  avec  des  cheveux  collés  à  la  crosse  de  leur 
fusil;  depuis  ce  temps-là  le  Gouvernement  l'exas- 
pérait comme  l'incarnation  même  de  l'Injustice.  II 
confondait  un  peu  les  assassins  et  les  gendarmes  ; 
un  mouchard  valait,  à  ses  yeux,  un  parricide. 
Tout  le  mal  répandu  sur  la  terre,  il  l'attribuait 
naïvement  au  Pouvoir  ;  et  il  le  haïssait  d'une  haine 
essentielle,  permanente,  qui  lui  tenait  tout  le 
cœur  et  raffinait  sa  sensibilité.  Les  déclamations 
de  Sénécal  l'avaient  ébloui.  Qu'il  fût  coupable  ou 
non,  et  sa  tentative  odieuse,  peu  importait!  Du 
moment  qu'il  était  la  victime  de  l'Autorité,  on 
devait  le  servir. 

—  Les  Pairs  le  condamneront,  certainement! 
Puis  il  sera  emmené  dans  une  voiture  cellulaire, 
comme  un  galérien  et  on  l'enfermera  au  Mont- 
Saint-Michel,  où  le  Gouvernement  les  fait  mourir! 
Austen  est  devenu  fou  !  Steuben  s'est  tué  !  Pour 
transférer  Barbes  dans  un  cachot,  on  l'a  tiré  par 
les  jambes,  par  les  cheveux!  On  lui  piétinait  le 


3  34  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

corps,  et  sa  tête  rebondissait  à  chaque  marche 
tout  le  long  de  l'escalier.  Quelle  abomination  î  les 
misérables  ! 

Des  sanglots  de  colère  l'étouffaient,  et  il  tour- 
nait dans  la  chambre,  comme  pris  d'une  grande 
angoisse. 

—  II  faudrait  faire  quelque  chose,  cependant! 
Voyons  !  moi,  je  ne  sais  pas  !  Si  nous  tâchions  de 
le  délivrer,  hein  ?  Pendant  qu'on  le  mènera  au 
Luxembourg,  on  peut  se  Jeter  sur  l'escorte  dans 
le  couloir!  Une  douzaine  d'hommes  déterminés, 
ça  passe  partout. 

II  y  avait  tant  de  flamme  dans  ses  yeux,  que 
Frédéric  en  tressaillit. 

Sénécal  lui  apparut  plus  grand  qu'il  ne  croyait. 
II  se  rappela  ses  souffrances,  sa  vie  austère;  sans 
avoir  pour  lui  l'enthousiasme  de  Dussardier,  il 
éprouvait  néanmoins  cette  admiration  qu'inspire 
tout  homme  se  sacrifiant  à  une  idée.  II  se  disait 
que,  s'il  l'eût  secouru,  Sénécal  n'en  serait  pas  là; 
et  les  deux  amis  cherchèrent  laborieusement 
quelque  combinaison  pour  le  sauver. 

II  leur  fut  impossible  de  parvenir  jusqu'à  lui. 

Frédéric  s'enquérait  de  son  sort  dans  les  jour- 
naux, et  pendant  trois  semaines  fréquenta  les  ca- 
binets de  lecture. 

Un  jour,  plusieurs  numéros  du  Flambard  lui 
tombèrent  sous  la  main.  L'article  de  fond,  inva- 
riablement, était  consacré  à  démolir  un  homme 
illustre.  Venaient  ensuite  les  nouvelles  du  monde, 
les  cancans.  Puis,  on  blaguait  l'Odéon,  Carpen- 
tras,  la  pisciculture,  et  les  condamnés  à  mort 
quand  il  y  en  avait.  La  disparition  d'un  paquebot 
fournit  matière  à  plaisanteries    pendant  un  an. 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  335 

Dans  la  troisième  colonne,  un  courrier  des  arts 
donnait,  sous  forme  d anecdote  ou  de  conseil, 
des  réclames  de  tailleurs,  avec  des  comptes  rendus 
de  soirées,  des  annonces  de  ventes,  des  analyses 
d'ouvrages,  traitant  de  la  même  encre  un  volume 
de  vers  et  une  paire  de  bottes.  La  seule  partie  sé- 
rieuse était  la  critique  des  petits  théâtres,  oili  Ton 
s'acharnait  sur  deux  ou  trois  directeurs  ;  et  les  in- 
térêts de  l'Art  étaient  invoqués  à  propos  des  dé- 
cors des  Funambules  ou  d'une  amoureuse  des 
Délassements. 

Frédéric  allait  rejeter  tout  cela  quand  ses  yeux 
rencontrèrent  un  article  intitulé  :  Une  poulette  entre 
trois  cocos.  C'était  l'histoire  de  son  duel,  narrée  en 
style  sémillant,  gaulois.  II  se  reconnut  sans  peine, 
car  il  était  désigné  par  cette  plaisanterie,  laquelle 
revenait  souvent  :  «  Un  jeune  homme  du  collège 
de  Sens  et  qui  en  manque.»  On  le  représentait 
même  comme  un  pauvre  diable  de  provincial,  un^ 
obscur  nigaud  tâchant  de  frayer  avec  les  grands 
seigneurs.  Quant  au  vicomte,  il  avait  le  beau 
rôle,  d'abord  dans  le  souper,  où  il  s'introduisait 
de  force,  ensuite  dans  le  pari,  puisqu'il  emmenait 
la  demoiselle,  et  finalement  sur  le  terrain,  oii  il  se 
comportait  en  gentilhomme.  La  bravoure  de  Fré- 
déric n'était  pas  niée,  précisément,  mais  on  faisait 
comprendre  qu'un  intermédiaire,  le  protecteur  lui- 
même,  était  survenu  juste  à  temps.  Le  tout  se  ter- 
minait par  cette  phrase,  grosse,  peut-être,  de  per- 
fidies : 

«  D'oij  vient  leur  tendresse?  Problème!  et, 
comme  dit  Basile,  qui  diable  est-ce  qu'on  trompe 
ici  ?  » 

C'était,  sans  le  moindre  doute,  une  vengeance 


^^6  L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 

d'Hussonnet  contre  Frédéric,  pour  son  refus  des 
cinq  mille  francs. 

Que  faire?  S'il  lui  en  demandait  raison,  le  bo- 
hème protesterait  de  son  innocence,  et  il  ny  ga- 
gnerait rien.  Le  mieux  était  d'avaler  la  chose 
silencieusement.  Personne,  après  tout,  ne  lisait 
le  Flamhard. 

En  sortant  du  cabinet  de  lecture,  il  aperçut  du 
monde  devant  la  boutique  d'un  marchand  de 
tableaux.  On  regardait  un  portrait  de  femme, 
avec  cette  hgne  écrite  au  bas  en  lettres  noires  : 
«M""  Rose-Annette  Bron,  appartenant  à  M.  Fré- 
déric Moreau,  de  Nogent.» 

C'était  bien  elle,  ou  à  peu  près,  vue  de  face, 
les  seins  découverts,  les  cheveux  dénoués,  et  te- 
nant dans  ses  mains  une  bourse  de  velours  rouge, 
tandis  que,  par  derrière,  un  paon  avançait  son 
bec  sur  son  épaule,  en  couvrant  la  muraille  de  ses 
grandes  plumes  en  éventail. 

Pellerin  avait  fait  cette  exhibition  pour  con- 
traindre Frédéric  au  payement,  persuadé  qu'il 
était  célèbre  et  que  tout  Paris,  s'animant  en  sa 
faveur,  allait  s'occuper  de  cette  misère. 

Etait-ce  une  conjuration  ?  Le  peintre  et  le  jour- 
nahste  avaient-ils  monté  leur  coup  ensemble  ? 

Son  duel  n'avait  rien  empêché.  II  devenait  ridi- 
cule, tout  le  monde  se  moquait  de  lui. 

Trois  jours  après,  à  la  fin  de  juin,  les  actions 
du  Nord  ayant  fait  quinze  francs  de  hausse, 
comme  il  en  avait  acheté  deux  mille  l'autre  mois, 
il  se  trouva  gagner  trente  mille  francs.  Cette  ca- 
resse de  la  fortune  lui  redonna  confiance.  II  se  dit 
qu'il  n'avait  besoin  de  personne,  que  tous  ses  em- 
barras venaient  de  sa  timidité,  de  ses  hésitations. 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  337 

II  aurait  dû  commencer  avec  la  Maréchale  bruta- 
lement, refuser  Hussonnet  dès  le  premier  jour, 
ne  pas  se  compromettre  avec  Pellerin;  et,  pour 
montrer  que  rien  ne  le  gênait,  il  se  rendit  chez 
M°*  Dambreuse,  à  une  de  ses  soirées  ordinaires. 
Au  milieu  de  l'antichambre,  Martinon,  qui  ar- 
rivait en  même  temps  que  lui ,  se  retourna. 

—  Comment,  tu  viens  ici,  toi?  avec  Tair  sur- 
pris et  même  contrarié  de  le  voir. 

—  Pourquoi  pas? 

Et,  tout  en  cherchant  la  cause  d'un  tel  abord, 
Frédéric  s'avança  dans  le  salon. 

La  lumière  était  faible,  malgré  les  lampes  po- 
sées dans  les  coins  ;  car  les  trois  fenêtres ,  grandes 
ouvertes,  dressaient  parallèlement  trois  larges 
carrés  d'ombre  noire.  Des  jardinières,  sous  les 
tableaux,  occupaient,  jusqu'à  hauteur  d'homme, 
les  intervalles  de  la  muraille  ;  et  une  théière  d'ar- 
gent avec  un  samovar  se  mirait  au  fond,  dans  une 
glace.  Un  murmure  de  voix  discrètes  s'élevait. 
On  entendait  des  escarpins  craquer  sur  le  tapis. 

II  distingua  des  habits  noirs,  puis  une  table 
ronde  éclairée  par  un  grand  abat-jour,  sept  ou 
huit  femmes  en  toilettes  d'été,  et,  un  peu  plus 
loin.  M""*  Dambreuse  dans  un  fauteuil  à  bascule. 
Sa  robe  de  taffetas  lilas  avait  des  manches  à  crevés, 
d'oii  s'échappaient  des  bouillons  de  mousseline, 
le  ton  doux  de  l'étoffe  se  mariant  à  la  nuance  de 
ses  cheveux;  et  elle  se  tenait  quelque  peu  ren- 
versée en  arrière,  avec  le  bout  de  son  pied  sur  un 
coussin,  tranquille  comme  une  œuvre  d'art  pleine 
de  délicatesse,  une  fleur  de  haute  culture. 

M.  Dambreuse  et  un  vieillard  à  chevelure 
blanche  se  promenaient  dans  toute  la  longueur 


338  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

du  salon.  Quelques-uns  s'entretenaient  au  bord 
des  petits  divans,  çà  et  là;  les  autres,  debout, 
formaient  un  cercle  au  milieu. 

Ils  causaient  de  votes,  d'amendements,  de  sous- 
amendements,  du  discours  de  M.  Grandin,  de  la 
réplique  de  M.  Benoist*.  Le  tiers  parti  décidé- 
ment allait  trop  loin  !  Le  centre  gauche  aurait  dû 
se  souvenir  un  peu  mieux  de  ses  origines  !  Le  mi- 
nistère avait  reçu  de  graves  atteintes!  Ce  qui 
devait  rassurer  pourtant,  c'est  qu'on  ne  lui  voyait 
point  de  successeur.  Bref,  la  situation  était  com- 
plètement analogue  à  celle  de  1834. 

Comme  ces  choses  ennuyaient  Frédéric,  il  se 
rapprocha  des  femmes.  Martinon  était  près  d'elles, 
debout,  le  chapeau  sous  le  bras,  la  figure  de 
trois  quarts,  et  si  convenable,  qu'il  ressemblait  à 
de  la  porcelaine  de  Sèvres.  II  prit  une  Revue  des 
Deux  Mondes  traînant  sur  la  table,  entre  une  Imi- 
tation et  un  Annuaire  de  Gotha,  et  jugea  de  haut 
un  poète  illustre,  dit  qu'il  allait  aux  conférences 
de  Saint-François,  se  plaignit  de  son  larynx,  ava- 
lait de  temps  à  autre  une  boule  de  gomme;  et 
cependant,  parlait  musique,  faisait  le  léger.  M"'  Cé- 
cile, la  nièce  de  M.  Dambreuse,  qui  se  brodait 
une  paire  de  manchettes,  le  regardait  en  dessous, 
avec  ses  prunelles  d'un  bleu  pâle;  et  miss  John, 
l'institutrice  à  nez  camus,  en  avait  lâché  sa  tapis- 
serie ;  toutes  deux  paraissaient  s'écrier  intérieure- 
ment :  «  Qu'il  est  beau  I  » 

M™^  Dambreuse  se  tourna  vers  lui. 

—  Donnez-moi  donc  mon  éventail,  qui  est  sur 
cette  console,  là-bas.  Vous  vous  trompez!  Tautre! 

Elle  se  leva;  et,  comme  il  revenait,  ils  se  ren- 
contrèrent au  milieu  du  salon,  face  à  face;  elle 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  3  3p 

lui  adressa  quelques  mots,  vivement,  des  repro- 
ches sans  doute,  à  en  juger  par  Texpression  al- 
tière  de  sa  figure;  Martinon  tâchait  de  sourire; 
puis  il  alla  se  mêler  au  concihabule  des  hommes 
sérieux.  M""^  Dambreuse  reprit  sa  place,  et,  se 
penchant  sur  le  bras  de  son  fauteuil,  elle  dit  à 
Frédéric  : 

—  J'ai  vu  quelqu'un,  avant-hier,  qui  m'a  parlé 
de  vous,  M.  de  Cisy;  vous  le  connaissez,  n'est-ce 
pas? 

—  Oui...  un  peu. 

Tout  à  coup.  M""** Dambreuse  s'écria; 

—  Duchesse,  ah!  quel  bonheur! 

Et  elle  s'avança  jusqu'à  la  porte,  au-devant 
d'une  vieille  petite  dame,  qui  avait  une  robe  de 
taffetas  carméhte  et  un  bonnet  de  guipure,  à  lon- 
gues pattes.  Fille  d'un  compagnon  d'exil  du 
comte  d'Artois  et  veuve  d'un  maréchal  de  l'Em- 
pire créé  pair  de  France  en  1830,  elle  tenait  à 
l'ancienne  cour  comme  à  la  nouvelle  et  pouvait 
obtenir  beaucoup  de  choses.  Ceux  qui  causaient 
debout  s'écartèrent,  puis  reprirent  leur  discussion. 

Maintenant,  elle  roulait  sur  le  paupérisme  *, 
dont  toutes  les  peintures,  d'après  ces  messieurs, 
étaient  fort  exagérées. 

—  Cependant,  objecta  Martinon,  la  misère 
existe,  avouons-le!  Mais  le  remède  ne  dépend  ni 
de  la  Science  ni  du  Pouvoir.  C'est  une  question 
purement  individuelle.  Quand  les  basses  classes 
voudront  se  débarrasser  de  leurs  vices,  elles  s'af- 

I  franchiront  de  leurs  besoins.  Que  le  peuple  soit 
plus  moral  et  il  sera  moins  pauvre  ! 
Suivant  M.  Dambreuse,  on  n'arriverait  à  rien 
de  bien  sans  une  surabondance  du  capital.  Donc, 


34o  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

le  seul  moyen  possible  était  de  confier,  «comme 
ie  voulaient,  du  reste,  les  saint-simoniens  (mon 
Dieu,  ils  avaient  du  bon  !  soyons  justes  envers  tout 
le  monde),  de  confier,  dis-je,  la  cause  du  Progrès 
à  ceux  qui  peuvent  accroître  la  fortune  publique». 
Insensiblement  on  aborda  les  grandes  exploita- 
tions industrielles,  les  chemins  de  fer,  la  houille. 
Et  M.  Dambreuse,  s'adressant  à  Frédéric,  lui  dit 
tout  bas  : 

—  Vous  n'êtes  pas  venu  pour  notre  affaire. 
Frédéric  allégua  une  maladie  ;  mais  sentant  que 

l'excuse  était  trop  bête  : 

—  D'ailleurs,  j'ai  eu  besoin  de  mes  fonds. 

—  Pour  acheter  une  voiture  ?  reprit  M""  Dam- 
breuse, qui  passait  près  de  lui,  une  tasse  de  thé 
à  la  main,  et  elle  le  considéra  pendant  une  minute, 
la  tête  un  peu  tournée  sur  son  épaule. 

Elle  le  croyait  l'amant  de  Rosanette;  l'allusion 
était  claire.  II  sembla  même  à  Frédéric  que  toutes 
les  dames  le  regardaient  de  loin,  en  chuchotant. 
Pour  mieux  voir  ce  qu'elles  pensaient,  il  se  rap- 
procha d'elles,  encore  une  fois. 

De  l'autre  côté  de  la  table,  Martinon,  auprès 
de  M**"  Cécile,  feuilletait  un  album.  C'étaient  des 
lithographies  représentant  des  costumes  espa- 
gnols. II  lisait  tout  haut  les  légendes  :  «Femme 
de  Séville,  —  Jardinier  de  Valence,  —  Picador 
andalou»  ;  et,  descendant  une  fois  jusqu'au  bas  de 
la  page,  il  continua  d'une  haleine  : 

—  Jacques  Arnoux,  éditeur. . .  Un  de  tes  amis, 
hein? 

—  C'est  vrai,  dit  Frédéric,  blessé  par  son  air. 
M"""  Dambreuse  reprit  : 

—  En  effet,  vous  êtes  venu ,  un  matin . . .  pour . . . 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  34  I 

une  maison,  je  crois?  oui,  une  maison  apparte- 
nant à  sa  femme. 

Cela  signifiait  :  «  C'est  votre  maîtresse.  » 
II  rougit  jusqu'aux  oreilles;  et  M.  Dambreuse, 
qui  arrivait  au  même  moment,  ajouta: 

—  Vous  paraissiez  même  vous  intéresser  beau- 
coup à  eux. 

Ces  derniers  mots  achevèrent  de  décontenancer 
Frédéric.  Son  trouble,  que  Ton  voyait,  pensait-il, 
allait  confirmer  les  soupçons  quand  M.  Dam- 
breuse lui  dit  de  plus  près,  d'un  ton  grave  : 

—  Vous  ne  faites  pas  d'affaires  ensemble,  je 
suppose  ? 

II  protesta  par  des  secousses  de  tête  multi- 
pliées, sans  comprendre  l'intention  du  capitaliste, 
qui  voulait  lui  donner  un  conseil. 

II  avait  envie  de  partir.  La  peur  de  sembler 
lâche  le  retint.  Un  domestique  enlevait  les  tasses 
de  thé;  M'"*'  Dambreuse  causait  avec  un  diplo- 
mate en  habit  bleu;  deux  jeunes  filles,  rappro- 
chant leurs  fronts,  se  faisaient  voir  une  bague; 
les  autres,  assises  en  demi-cercle  sur  des  fauteuils, 
remuaient  doucement  leurs  blancs  visages,  bordés 
de  chevelures  noires  ou  blondes  ;  personne  enfin 
ne  s'occupait  de  lui.  Frédéric  tourna  les  talons;  et, 
par  une  suite  de  longs  zigzags,  il  avait  presque 
gagné  la  porte,  quand,  passant  près  d'une  con- 
sole, il  remarqua  dessus,  entre  un  vase  de  Chine 
et  la  boiserie,  un  journal  plié  en  deux.  II  le  tira 
quelque  peu,  et  lut  ces  mots  :  le  Flambard, 

Qui  l'avait  apporté?  Cisy!  Pas  un  autre  évi- 
demment. Qu'importait,  du  reste!  ils  allaient 
croire,  tous  déjà  croyaient  peut-être  à  l'article. 
Pourquoi    cet   acharnement?   Une   ironie   silen- 


34^  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

cieuse  l'enveloppait.  II  se  sentait  comme  perdu 
dans  un  désert.  Mais  la  voix  de  Martinon  s'éleva  : 

—  A  propos  d'Arnoux,  jai  lu  parmi  les  préve- 
nus des  bombes  incendiaires,  le  nom  d'un  de  ses 
employés,  Sénécal.  Est-ce  le  nôtre? 

—  Lui-même,  dit  Frédéric. 
Martinon  répéta,  en  criant  très  haut  : 

—  Comment?  notre  Sénécal!  notre  Sénécal! 
Alors,  on   le   questionna   sur  le   complot;  sa 

place  d'attaché  au  Parquet  devait  lui  fournir  des 
renseignements. 

II  confessa  n'en  pas  avoir.  Du  reste,  il  connais- 
sait fort  peu  le  personnage,  l'ayant  vu  deux  ou 
trois  fois  seulement,  il  le  tenait  en  définitive 
pour  un  assez  mauvais  droIe.  Frédéric,  indigné, 
s'écria  : 

—  Pas  du  tout!  c'est  un  très  honnête  gar- 
çon! 

—  Cependant,  monsieur,  dit  un  propriétaire, 
on  n'est  pas  honnête  quand  on  conspire! 

La  plupart  des  hommes  qui  étaient  là  avaient 
servi,  au  moins,  quatre  gouvernements;  et  ils 
auraient  vendu  la  France  ou  le  genre  humain, 
pour  garantir  leur  fortune,  s'épargner  un  malaise, 
un  embarras,  ou  même  par  simple  bassesse,  ado- 
ration instinctive  de  la  force.  Tous  déclarèrent 
les  crimes  politiques  inexcusables.  II  fallait  plutôt 
pardonner  à  ceux  qui  provenaient  du  besoin  !  Et 
on  ne  manqua  pas  de  mettre  en  avant  l'éternel 
exemple  du  père  de  famille,  volant  l'éternel  mor- 
ceau de  pain  chez  l'éternel  boulanger. 

Un  administrateur  s'écria  même  : 

—  Moi,  monsieur,  si  j'apprenais  que  mon  frère 
conspire,  je  le  dénoncerais! 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  ^4^ 

Frédéric  invoqua  le  droit  de  résistance;  et,  se 
rappelant  quelques  phrases  que  lui  avait  dites 
Deslauriers,  il  cita  Desolmes,  Blackstone,  le  bill 
des  droits  en  Angleterre,  et  l'article  2  de  la  Con- 
stitution de  91.  C'était  même  en  vertu  de  ce  droit-là 
qu'on  avait  proclamé  la  déchéance  de  Napoléon  ; 
il  avait  été  reconnu  en  1830,  inscrit  en  tête  de  la 
Charte. 

—  D'ailleurs,  quand  le  souverain  manque  au 
contrat,  la  justice  veut  qu'on  le  renverse. 

—  Mais  c'est  abominable  !  exclama  la  femme 
d'un  préfet. 

Toutes  les  autres  se  taisaient,  vaguement  épou- 
vantées, comme  si  elles  eussent  entendu  le  bruit 
des  balles.  M"*  Dambreuse  se  balançait  dans  son 
fauteuil,  et  l'écoutait  parler  en  souriant. 

Un  industriel,  ancien  carbonaro*,  tâcha  de  lui 
démontrer  que  les  d'Orléans  étaient  une  belle 
famille  ;  sans  doute ,  il  y  avait  des  abus . . , 

— -  Eh  bien,  alors? 

—  Mais  on  ne  doit  pas  les  dire,  cher  mon- 
sieur !  Si  vous  saviez  comme  toutes  ces  criailleries 
de  l'Opposition  nuisent  aux  affaires  ! 

—  Je  me  moque  des  affaires  !  reprit  Fré- 
déric. 

La  pourriture  de  ces  vieux  l'exaspérait*  et, 
emporté  par  la  bravoure  qui  saisit  quelquefois  les 
plus  timides,  il  attaqua  les  financiers,  les  députés, 
le  Gouvernement,  le  Roi,  prit  la  défense  des 
Arabes,  débitait  beaucoup  de  sottises.  Quelques- 
uns  l'encourageaient  ironiquement  :  «Allez  donc  ! 
continuez  !  »  tandis  que  d'autres  murmuraient  : 
«Diable!  quelle  exaltation!»  Enfin,  il  jugea  con- 
venable de  se  retirer;  et,  comme  il  s'en  allait. 


344  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

M.  Dambreuse  lui  dit,  faisant  allusion  à  la  place 
de  secrétaire  : 

—  Rien  n*est  terminé  encore  !  Mais  dépêchez- 
vous! 

Et  M""  Dambreuse  : 

—  A  bientôt,  n'est-ce  pas? 

Frédéric  jugea  leur  adieu  une  dernière  moque- 
rie. II  était  déterminé  à  ne  jamais  revenir  dans 
cette  maison,  à  ne  plus  fréquenter  tous  ces  gens- 
là.  II  croyait  les  avoir  blessés,  ne  sachant  pas  quel 
large  fonds  d'indifférence  le  monde  possède  !  Ces 
femmes  surtout  l'indignaient.  Pas  une  qui  feût 
soutenu,  même  du  regard.  II  leur  en  voulait  de 
ne  pas  les  avoir  émues.  Quant  à  M""  Dambreuse , 
il  lui  trouvait  quelque  chose  à  la  fois  de  langou- 
reux et  de  sec,  qui  empêchait  de  la  définir  par 
une  formule.  Avait-elle  un  amant?  Quel  amant? 
Etait-ce  le  diplomate  ou  un  autre?  Martinon, 
peut-être?  Impossible!  Cependant,  il  éprouvait 
une  espèce  de  jalousie  contre  lui,  et  envers  elle 
une  malveillance  inexplicable. 

Dussardier,  venu  ce  soir-là  comme  d'habitude, 
l'attendait.  Frédéric  avait  le  cœur  gonflé  ;  il  le 
dégorgea  et  ses  griefs,  bien  que  vagues  et  diffi- 
ciles à  comprendre,  attristèrent  le  brave  commis; 
il  se  plaignait  même  de  son  isolement.  Dussar- 
dier, en  hésitant  un  peu,  proposa  de  se  rendre 
chez  Deslauriers. 

Frédéric,  au  nom  de  l'avocat,  fut  pris  par  un 
besoin  extrême  de  le  revoir.  Sa  solitude  intellec- 
tuelle était  profonde,  et  la  compagnie  de  Dussar- 
dier insuffisante.  II  lui  répondit  d'arranger  les 
choses  comme  il  voudrait. 

Deslauriers,   également,   sentait    depuis    leur 


I 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  345 

brouille  une  privation  dans  sa  vie.  II  céda  sans 
peine  à  des  avances  cordiales. 

Tous  deux  s'embrassèrent,  puis  se  mirent  à 
causer  de  choses  indifférentes. 

La  réserve  de  Deslauriers  attendrit  Frédéric; 
et,  pour  lui  faire  une  sorte  de  réparation,  il  lui 
conta  le  lendemain  sa  perte  de  quinze  mille  francs, 
sans  dire  que  ces  quinze  mille  francs  lui  étaient 
primitivement  destinés.  L'avocat  n'en  douta  pas, 
néanmoins.  Cette  mésaventure,  qui  lui  donnait 
raison  dans  ses  préjugés  contre  Arnoux,  désarma 
tout  à  fait  sa  rancune,  et  il  ne  parla  point  de  l'an- 
cienne promesse. 

Frédéric,  trompé  par  son  silence,  crut  qu'il 
l'avait  oubliée.  Quelques  jours  après,  il  lui  de- 
manda s'il  n'existait  pas  de  moyens  de  rentrer 
dans  ses  fonds. 

On  pouvait  discuter  les  hypothèques  précé- 
dentes, attaquer  Arnoux  comme  stellionataire, 
faire  des  poursuites  au  domicile  contre  la  femme. 

—  Non!  non!  pas  contre  elle!  s'écria  Fré- 
déric. 

Et,  cédant  aux  questions  de  l'ancien  clerc,  il 
avoua  la  vérité.  Deslauriers  fut  convaincu  qu'il  ne 
la  disait  pas  complètement,  par  délicatesse  sans 
doute.  Ce  défaut  de  confiance  le  blessa. 

Ils  étaient,  cependant,  aussi  liés  qu'autrefois, 
et  même  ils  avaient  tant  de  plaisir  à  se  trouver 
ensemble,  que  la  présence  de  Dussardier  les  gê- 
nait. Sous  prétexte  de  rendez-vous,  ils  arrivèrent 
à  s'en  débarrasser  peu  à  peu.  H  y  a  des  hommes 
n'ayant  pour  mission  parmi  les  autres  que  de 
servir  d'intermédiaires;  on  les  franchit  comme 
des  ponts,  et  l'on  va  plus  loin. 


34<^  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

Frédéric  ne  cachait  rien  à  son  ancien  ami.  II 
lui  dit  l'affaire  des  houilles,  avec  la  proposition 
de  M.  Dambreuse. 

L'avocat  devint  rêveur. 

—  C'est  drôle!  il  faudrait  pour  cette  place 
quelqu'un  d'assez  fort  en  droit! 

—  Mais  tu  pourras  m'aider,  reprit  Fré- 
déric. 

—  Oui...,  tiens...,  parbleu!  certainement. 
Dans   la   même   semaine,  il   lui   montra  une 

lettre  de  sa  mère. 

^me  Moreau  s'accusait  d'avoir  mal  Jugé  M.  Ro- 
que, lequel  avait  donné  de  sa  conduite  des  expli- 
cations satisfaisantes.  Puis  elle  parlait  de  sa  for- 
tune, et  de  la  possibilité,  pour  plus  tard,  d'un 
mariage  avec  Louise. 

—  Ce  ne  serait  peut-être  pas  bête  !  dit  Deslau- 
riers. 

Frédéric  s'en  rejeta  loin;  le  père  Roque,  d'ail- 
leurs, était  un  vieux  filou.  Cela  n'y  faisait  rien, 
selon  l'avocat. 

A  la  fin  de  juillet,  une  baisse  inexplicable  fit 
tomber  les  actions  du  Nord.  Frédéric  n'avait  pas 
vendu  les  siennes  ;  il  perdit  d'un  seul  coup  soixante 
mille  francs.  Ses  revenus  se  trouvaient  sensible- 
ment diminués.  II  devait  ou  restreindre  sa  dé- 
pense, ou  prendre  un  état,  ou  faire  un  beau 
mariage. 

Alors,  Deslauriers  lui  parla  de  M"^  Roque.  Rien 
ne  l'empêchait  d'aller  voir  un  peu  les  choses  par 
lui-même.  Frédéric  était  un  peu  fatigué;  la  pro- 
vince et  la  maison  maternelle  le  délasseraient. 
II  partit. 

L'aspect  des  rues  de  Nogent,  qu'il  monta  sous 


i 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  ^ij 

le  clair  de  la  lune,  le  reporta  dans  de  vieux 
souvenirs;  et  il  éprouvait  une  sorte  d angoisse, 
comme  ceux  qui  reviennent  après  de  longs 
voyages. 

II  y  avait  chez  sa  mère  tous  les  habitués  d  au- 
trefois :  MM.  Gamblin,  Heudras  et  Chambrion, 
la  famille  Lebrun,  «ces  demoiselles  Auger»;  de 
plus,  le  père  Roque,  et,  en  face  de  M""^  Moreau, 
devant  une  table  de  jeu,  M^*  Louise.  C'était  une 
femme,  à  présent.  Elle  se  leva  en  poussant  un 
cri.  Tous  s'agitèrent.  Elle  était  restée  immobile, 
debout;  et  les  quatre  flambeaux  d'argent  posés 
sur  la  table  augmentaient  sa  pâleur.  Quand  elle 
se  remit  à  jouer,  sa  main  tremblait.  Cette  émotion 
flatta  démesurément  Frédéric,  dont  l'orgueil  était 
malade  ;  il  se  dit  :  «Tu  m'aimeras,  toi  !»  et,  prenant 
sa  revanche  des  déboires  qu'il  avait  essuyés  là-bas, 
il  se  mit  à  faire  le  Parisien,  le  lion,  donna  des 
nouvelles  des  théâtres ,  rapporta  des  anecdotes  du 
monde,  puisées  dans  les  petits  journaux,  enfin 
éblouit  ses  compat  iotes. 

Le  lendemain,  M""^ Moreau  s'étendit  sur  les  qua- 
lités de  Louise;  puis  énuméra  les  bois,  les  fermes 
qu  elle  posséderait.  La  fortune  de  M.  Roque  était 
considérable. 

II  l'avait  acquise  en  faisant  des  placements  pour 
M.  Dambreuse;  car  il  prêtait  à  des  personnes 
pouvant  offrir  de  bonnes  garanties  hypothé- 
caires, ce  qui  lui  permettait  de  demander  des 
suppléments  ou  des  commissions.  Le  capital, 
grâce  à  une  surveillance  active,  ne  risquait  rien. 
D'ailleurs,  le  père  Roque  n'hésitait  jamais  de- 
vant une  saisie;  puis  il  rachetait  à  bas  prix  les 
biens  hypothéqués,  et  M.   Dambreuse,  voyant 


348  L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 

ainsi  rentrer  ses  fonds,  trouvait  ses  affaires  très 
bien  faites. 

Mais  cette  manipulation  extra- légale  le  com- 
promettait vis-à-vis  de  son  régisseur.  Il  n'avait  rien 
à  lui  refuser.  C'était  sur  ses  instances  qu'il  avait  si 
bien  accueilli  Frédéric. 

En  effet,  le  père  Roque  couvait  au  fond  de  son 
âme  une  ambition.  II  voulait  que  sa  fille  fût  com- 
tesse; et,  pour  j  parvenir,  sans  mettre  en  jeu  le 
bonheur  de  son  enfant,  il  ne  connaissait  pas 
d'autre  jeune  homme  que  celui-là. 

Par  la  protection  de  M.  Dambreuse,  on  lui 
ferait  avoir  le  titre  de  son  aïeul,  M"'^  Moreau  étant 
la  fille  d'un  comte  de  Fouvens,  apparentée, 
d'ailleurs,  aux  plus  vieilles  familles  champenoises, 
les  Lavernade,  les  d'Etrigny.  Quant  aux  Moreau, 
une  inscription  gothique,  près  des  moulins  de 
VilIeneuve-I'Archevêque,  parlait  d'un  Jacob  Mo- 
reau qui  les  avait  réédifiés  en  1596;  et  la  tombe 
de  son  fils,  Pierre  Moreau,  premier  écuyer  du  roi 
sous  Louis  XIV,  se  voyait  dans  la  chapelle  Saint- 
Nicolas. 

Tant  d'honorabilité  fascinait  M.  Roque,  fils 
d'un  ancien  domestique.  Si  la  couronne  comtale  ne 
venait  pas,  il  s'en  consolerait  sur  autre  chose;  car 
Frédéric  pouvait  parvenir  à  la  députation  quand 
M.  Dambreuse  serait  élevé  à  la  pairie,  et  alors 
l'aider  dans  ses  affaires,  lui  obtenir  des  fournitures, 
des  concessions.  Le  jeune  homme  lui  plaisait,  per- 
sonnellement. Enfin  il  le  voulait  pour  gendre, 
parce  que,  depuis  longtemps,  il  s'était  féru  de 
cette  idée,  qui  ne  faisait  que  s'accroître. 

Maintenant,  il  fréquentait  l'église;  et  il  avait 
séduit  M™"  Moreau  par  l'espoir  du  titre,  surtout. 


I 


I 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  ^i^ 

Elle  s'était  gardée  cependant  de  faire  une  réponse 
décisive. 

Donc,  huit  jours  après,  sans  qu'aucun  engage- 
ment eût  été  pris,  Frédéric  passait  pour  «le  futur» 
de  M"^  Louise;  et  le  père  Roque,  peu  scrupuleux, 
les  laissait  ensemble  quelquefois. 


DESLAURIERS  avait  emporté  de  chez  Fré- 
déric la  copie  de  l'acte  de  subrogation, 
avec  une  procuration  en  bonne  forme  lui 
conférant  de  pleins  pouvoirs;  mais,  quand  il  eut 
remonté  ses  cinq  étages,  et  qu'il  fut  seul,  au  mi- 
lieu de  son  triste  cabinet,  dans  son  fauteuil  de 
basane,  la  vue  du  papier  timbré  l'écœura. 

II  était  las  de  ces  choses,  et  des  restaurants  à 
trente-deux  sous,  des  voyages  en  omnibus,  de  sa 
misère,  de  ses  efforts.  II  prit  les  paperasses; 
d'autres  se  trouvaient  à  côté;  c'étaient  les  pro- 
spectus de  la  compagnie  houillère  avec  la  liste 
des  mines  et  le  détail  de  leur  contenance,  Frédéric 
lui  ayant  laissé  tout  cela  pour  avoir  dessus  son 
opinion. 

Une  idée  lui  vint  :  celle  de  se  présenter  chez 
M.  Dambreuse  et  de  demander  la  place  de  secré- 
taire. Cette  place,  bien  sûr,  n'allait  pas  sans  l'achat 
d'un  certain  nombre  d'actions.  II  reconnut  la  folie 
de  son  projet  et  se  dit  : 

«  Oh  non  I  ce  serait  mal.  » 

Alors,  il  chercha  comment  s'y  prendre  pour 


I 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  3  5  I 

recouvrer  les  quinze  mille  francs.  Une  pareille 
somme  n'était  rien  pour  Frédéric!  Mais,  s'il  lavait 
eue,  lui,  quel  levier!  Et  l'ancien  clerc  s'indigna 
que  la  fortune  de  l'autre  fût  grande. 

«  II  en  fait  un  usage  pitoyable.  C'est  un  égoïste. 
Eh  !  je  me  moque  bien  de  ses  quinze  mille  francs  !  » 

Pourquoi  les  avait-il  prêtés?  Pour  les  beaux 
yeux  de  M""'  Arnoux.  Elle  était  sa  maîtresse  !  Des- 
lauriers  n'en  doutait  pas.  «Voilà  une  chose  de  plus 
à  quoi  sert  l'argent  !  »  Des  pensées  haineuses  l'en- 
vahirent. 

Puis,  il  songea  à  la  personne  même  de  Fré- 
déric. Elle  avait  toujours  exercé  sur  lui  un  charme 
presque  féminin  ;  et  il  arriva  bientôt  à  l'admirer 
pour  un  succès  dont  il  se  reconnaissait  inca- 
pable. 

Cependant,  est-ce  que  la  volonté  n'était  pas 
l'élément  capital  des  entreprises?  et,  puisque 
avec  elle  on  triomphe  de  tout... 

«Ah  !  ce  serait  drôle  !  » 

Mais  il  eut  honte  de  cette  perfidie,  et,  une  mi- 
nute après  : 

«Bah!  est-ce  que  j'ai  peur?» 

M""  Arnoux  (à  force  d'en  entendre  parler) 
avait  fini  par  se  peindre  dans  son  imagination 
extraordinairement.  La  persistance  de  cet  amour 
l'irritait  comme  un  problème.  Son  austérité  un  peu 
théâtrale  l'ennuyait  maintenant.  D'ailleurs,  la 
femme  du  monde  (ou  ce  qu'il  jugeait  telle) 
éblouissait  l'avocat  comme  le  symbole  et  le  ré- 
sumé de  mille  plaisirs  inconnus.  Pauvre,  il  con- 
voitait le  luxe  sous  sa  forme  la  plus  claire. 

«Après  tout,  quand  il  se  fâcherait,  tant  pisi  II 
s'est  trop  mal  comporté  envers  moi,  pour  que  je 


3  5  2.  L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 

me  gêne  !  Rien  ne  m  assure  qu'elle  est  sa  maîtresse. 
II  me  l'a  nié.  Donc,  je  suis  libre!» 

Le  désir  de  cette  démarche  ne  le  quitta  plus. 
C'était  une  épreuve  de  ses  forces  qu'il  voulait 
faire;  si  bien  qu'un  jour,  tout  à  coup,  il  vernit 
lui-même  ses  bottes,  acheta  des  gants  blancs,  et  se 
mit  en  route,  se  substituant  à  Frédéric  et  s'imagi- 
nant  presque  être  lui,  par  une  singulière  évolu- 
tion intellectuelle  oii  il  y  avait  à  la  fois  de  la  ven- 
geance et  de  la  sympathie,  de  l'imitation  et  de 
l'audace. 

II  fit  annoncer  «le  docteur  Deslauriers  ». 

M"""  Arnoux  fut  surprise ,  n'ayant  réclamé  aucun 
médecin. 

—  Ah  !  mille  excuses  I  c'est  docteur  en  droit. 
Je  viens  pour  les  intérêts  de  M.  Moreau. 

Ce  nom  parut  la  troubler. 

«Tant  mieux!  pensa  l'ancien  clerc;  puisqu'elle 
a  bien  voulu  de  lui,  elle  voudra  de  moi!»  s'en- 
courageant  par  l'idée  reçue  qu'il  est  plus  facile 
de  supplanter  un  amant  qu'un  mari. 

II  avait  eu  le  plaisir  de  la  rencontrer,  une  fois, 
au  Palais  ;  il  cita  même  la  date.  Tant  de  mémoire 
étonna  M™"  Arnoux.  II  reprit  d'un  ton  douce- 
reux : 

—  Vous  aviez  déjà...  quelques  embarras... 
dans  vos  affaires  ! 

Elle  ne  répondit  rien;  donc,  c'était  vrai. 

II  se  mit  à  causer  de  choses  et  d'autres,  de  son 
logement,  de  la  fabrique;  puis,  apercevant,  aux 
bords  de  la  glace,  des  médaillons  : 

—  Ah!  des  portraits  de  famille,  sans  doute? 
II  remarqua  celui  d'une  vieille  femme,  la  mère 

de  M"*  Arnoux. 


I 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  3  5  3 

—  Elle  a  lair  d'une  excellente  personne,  un 
type  méridional. 

Et,  sur  Tobjection  qu'elle  était  de  Chartres  : 

—  Chartres  !  jolie  ville. 

II  en  vanta  la  cathédrale  et  les  pâtés;  puis  re- 
venant au  portrait,  y  trouva  des  ressemblances 
avec  M"'^  Arnoux,  et  lui  lançait  des  flatteries  indi- 
rectement. Elle  n'en  fut  pas  choquée.  II  prit  con- 
fiance et  dit  qu'il  connaissait  Arnoux  depuis 
longtemps. 

—  C'est  un  brave  garçon  !  mais  qui  se  com- 
promet! Pour  cette  hypothèque,  par  exemple,  on 
n'imagine  pas  une  étourderie . . . 

—  Oui!  je  sais,  dit-elle,  en  haussant  les 
épaules. 

Ce  témoignage  involontaire  de  mépris  engagea 
Deslauriers  à  poursuivre. 

—  Son  histoire  de  kaolin,  vous  l'ignorez  peut- 
être,  a  failli  tourner  très  mal,  et  même  sa  réputa- 
tion... 

Un  froncement  de  sourcils  l'arrêta. 

Alors  se  rabattant  sur  les  généralités,  il  plaignit 
les  pauvres  femmes  dont  les  époux  gaspillent  la 
fortune . . . 

—  Mais  elle  est  à  lui,  monsieur  :  moi,  je  n'ai 
rien! 

N'importe  !  On  ne  savait  pas. . .  Une  personne 
d'expérience  pouvait  servir.  II  fit  des  offres  de 
dévouement,  exalta  ses  propres  mérites;  et  il  la 
regardait  en  face,  à  travers  ses  lunettes  qui  miroi- 
taient. 
i^.  Une  torpeur  vague  la  prenait;  mais,   tout  à 

^m  coup  : 
^^H       —  Voyons  l'affaire,  je  vous  prie! 
I 


3  }  4  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

II  exhiba  le  dossier. 

—  Ceci  est  la  procuration  de  Frédéric.  Avec 
un  titre  pareil  aux  mains  d'un  huissier  qui  fera 
un  commandement,  rien  n'est  plus  simple  :  dans 
les  vîngt-quatre  heures...  (Elle  restait  impassible, 
il  changea  de  manœuvre.)  Moi,  du  reste,  je  ne 
comprends  pas  ce  qui  le  pousse  à  réclamer  cette 
somme  ;  car  enfin  il  n'en  a  aucun  besoin  ! 

—  Comment!  M.  Moreau  s'est  montré  assez 
bon... 

—  Ohl  d'accord  J 

Et  Deslauriers  entama  son  éloge,  puis  vint  9,  le 
dénigrer,  tout  doucement,  le  donnant  pour  ou- 
blieux, personnel,  avare. 

—  Je  le  croyais  votre  ami,  monsieur? 

—  Cela  ne  m'empêche  pas  de  voir  ses  défauts. 
Ainsi,  il  reconnaît  bien  peu...  comment  dirais- je  ? 
la  sympathie. . . 

M""*  Arnoux  tournait  les  feuilles  du  gros  cahier. 
Elle  l'interrompit,  pour  avoir  l'explication  d'un 
mot. 

11  se  pencha  sur  son  épaule,  et  si  près  d'elle, 
qu'il  effleura  sa  joue.  Elle  rougit;  cette  rougeur 
enflamma  Deslauriers;  il  lui  baisa  la  main  vora- 
cement 

—  Que  faites- vous,  monsieur? 

Et,  debout  contre  la  muraille,  elle  le  main- 
tenait immobile,  sous  ses  grands  yeux  noirs 
irrités.  , 

—  Ecoutez-moi  I  Je  vous  aimel 

Elle  partit  d'un  éclat  de  rire,  un  rire  aigu, 
désespérant,  atroce.  Desïauriers  sentit  une  colère 
à  l'étrangler.  II  se  contint;  et,  avec  la  mine  d'un 
vaincu  demandant  grâce  ; 


I 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  3  5  5 

—  Ah!  VOUS  avez  tort!  Moi,  je  n'irais  pas 
comme  lui... 

—  De  qui  donc  parlez-vous? 

—  De  Frédéric! 

—  Eh!  M.  Moreau  m'inquiète  peu,  je  vous 
l'ai  dit  ! 

—  Oh  !  pardon  ! . . .  pardon  1 

Puis,  d'une  voix  mordante,  et  faisant  traîner 
ses  phrases  : 

—  Je  croyais  même  que  vous  vous  intéressiez 
suffisamment  à  sa  personne  pour  apprendre  avec 
plaisir.... 

Elle  devint  toute  pâle.  L'ancien  clerc  ajouta  : 

—  II  va  se  marier. 

—  Lui! 

—  Dans  un  mois ,  au  plus  tard ,  avec  M"'  Roque , 
la  fille  du  régisseur  de  M.  Dambreuse.  II  est  même 
parti  à  Nogent,  rien  que  pour  cela. 

Elle  porta  la  main  sur  son  cœur,  comme  au 
choc  d'un  grand  coup  ;  mais  tout  de  suite  elle  tira 
la  sonnette.  Deslauriers  n'attendit  pas  qu'on  le 
mft  dehors.  Quand  elle  se  retourna,  il  avait  dis- 
paru. 

M"*  Arnoux  suffoquait  un  peu.  Elle  s'approcha 
de  la  fenêtre  pour  respirer. 

De  l'autre  côté  de  la  rue,  sur  le  trottoir,  un 
emballeur  en  manches  de  chemise  clouait  une 
caisse.  Des  fiacres  passaient.  Elle  ferma  la  croisée 
et  vint  se  rasseoir.  Les  hautes  maisons  voisines 
interceptant  le  soleil,  un  jour  froid  tombait  dans 
ippartement.  Ses  enfants  étaient  sortis,  rien  ne 
bougeait  autour  d'elle.  C'était  comme  une  désertion 

imense. 

«Il  va  se  marier!  est-ce  possible!» 


3  5<^  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

Et  un  tremblement  nerveux  la  saisit. 

«Pourquoi  cela?  est-ce  que  je  l'aime?)) 

Puis,  tout  à  coup  : 

«  Mais-  oui ,  je  l'aime  ! . . .  je  l'aime  !  )) 

II  lui  semblait  descendre  dans  quelque  chose 
de  profond,  qui  n'en  finissait  plus.  La  pendule 
sonna  trois  heures.  Elle  écouta  les  vibrations  du 
timbre  mourir.  Et  elle  restait  au  bord  de  son 
fauteuil,  les  prunelles  fixes,  et  souriant  toujours. 

(La    même    après-midi,    au    même    moment^ 
Frédéric  et  M"^  Louise  se  promenaient  dans  le 
jardin  que  M.  Roque  possédait  au  bout  de  l'île. 
La  vieille  Catherine  les  surveillait,  de  loin;  ils 
marchaient  cote  à^te,  et  Frédéric  disait  : 

—  Vous  souvenez-vous  quand  je  vous  em- 
menais dans  la  campagne  ? 

—  Comme  vous  étiez  bon  pour  moi!  répondit- 
elle.  Vous  m'aidiez  à  faire  des  gâteaux  avec  du 
sable,  à  remplir  mon  arrosoir,  à  me  balancer  sur 

.  l'escarpolette  ! 

—  Toutes  vos  poupées,  qui  avaient  des  noms 
de  reines  ou  de  marquises,  que  sont- elles  deve- 
nues? 

—  Ma  foi,  je  n'en  sais  rien! 

—  Et  votre  roquet  Moricaud  ? 

—  II  s'est  noyé ,  le  pauvre  chéri  ! 

—  Et  le  Don  Quichotte ^  dont  nous  colorions 
ensemble  les  gravures? 

—  Je  l'ai  encore! 

^  II  lui  rappela  le  jour  de  sa  première  communion , 
et  comme  elle  était  gentille  aux  vêpres,  avec  son 
voile  blanc  et  son  grand  cierge,  pendant  qu'elles 
défilaient  toutes  autour  du  chœur,  et  que  la  cloche 
tintait. 


I 


I 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  357 

^Ces  souvenirs,  sans  doute,  avaient  peu  de 
charme  pour  M""  Roque;  elle  ne  trouva  rien  à 
répondre  ;  et  une  minute  après  : 

—  Méchant  !  qui  ne  m'a  pas  donné  une  seule 
fois  de  ses  nouvelles  ! 

Frédéric  objecta  ses  nombreux  travaux. 

—  Qu'est-ce  donc  que  vous  faites? 

Il  fut  embarrassé  de  la  question,  puis  dit  qu'il 
étudiait  la  pohtique. 

—  Ah! 

Et,  sans  en  demander  davantage  : 

—  Cela  vous  occupe,  mais  moi!... 

Alors,  elle  lui  conta  l'aridité  de  son  existence, 
n'ayant  personne  à  voir,  pas  le  moindre  plaisir, 
la  moindre  distraction!  Elle  désirait  monter  à 
cheval. 

CQ  —  Le  vicaire  prétend  que  c'est  inconvenant 
pour  une  Jeune  fille  ;  est-ce  bête,  les  convenances  ! 
Autrefois,  on  me  laissait  faire  tout  ce  que  je  vou- 
lais; à  présent,  rien!  /    . 

—  Votre  père  vous  aime,  pourtant!  --^^  y-^sJ^"'' Y'^    ''^ ^é< 

—  Oui;  mais... 

Elle  poussa  un  soupir,  qui  signifiait  :  «  Cela  ne 
suffit  pas  à  mon  bonheur.» 

^"^  Puis,  il  y  eut  un  silence.  Ils  n'entendaient  que 
le  craquenient  du  sable  sous  leurs  pieds  avec  le 
murmure  de  la  chute  d'eau;  car  la  Seine,  au- 
dessus  de  Nogent,  est  coupée  en  deux  bras.  Celui 
qui  fait  tourner  les  moulins  dégorge  en  cet  endroit 
la  surabondance  de  ses  ondes,  pour  rejoindre 
plus  bas  le  cours  naturel  du  fleuve;  et,  lorsqu'on 
vient  des  ponts,  on  aperçoit,  à  droite  sur  l'autre 
berge,  un  talus  de  gazon  que  domine  une  maison 
blanche.  A  gauche,  dans  la  prairie,  des  peupliers 


3  5  8  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

s'étendent,  et  l'horizon,  en  face,  est  borné  par  une 
courbe  de  la  rivière;  elle  était  plate  comme  un 
miroir;  de  grands  insectes  patinaient  sur  Teau 
tranquille.  Des  touffes  de  roseaux  et  des  joncs  la 
bordent  inégalement;  toutes  sortes  de  plantes 
venues  là  s'épanouissaient  en  boutons  d'or,  lais- 
saient pendre  des  grappes  jaunes,  dressaient  des 
quenouilles  de  fleurs  amarante,  faisaient  au  ha- 
sard des  fusées  vertes.  Dans  une  anse  du  rivage, 
des  nymphéas  s'étalaient;  et  un  rang  de  vieux 
saules  cachant  des  pièges  à  loup  était,  de  ce  côté 
de  Fîle,  toute  la  défense  du  jardin. 

En  deçà,  dans  l'intérieur,  quatre  murs  à  cha- 
peron d'ardoises  enfermaient  le  potager,  où  les 
carrés  de  terre,  labourés  nouvellement,  formaient 
des  plaques  brunes.  Les  cloches  des  melons  bril- 
laient à  la  file  sur  leur  couche  étroite;  les  arti- 
chauts, les  haricots,  les  épinards,  ies  carottes  et 
les  tomates  alternaient  jusqu'à  un  plan  d'asperges, 
qui  semblait  un  petit  bois  de  plumes.  £.*";! i^/^-'it  c^^ 

Tout  ce  terrain  avait  été,  sous  le  Directoire,  ce 
qu'on  appelait  une  folie.  Les  arbres,  depuis  lors, 
avaient  démesurément  grandi.  De  la  clématite 
embarrassait  les  charmilles,  les  allées  étaient  cou- 
vertes de  mousse,  partout  les  ronces  foisonnaient. 
Des  tronçons  de  statue  émiettaient  leur  plâtre 
sous  les  herbes.  On  se  prenait  en  marchant  dans 
quelques  débris  d'ouvrage  en  fil  de  fer.  II  ne 
restait  plus  du  pavillon  que  deux  chambres  au 
rez-de-chaussée  avec  des  lambeaux  de  papier  bleu. 
Devant  la  façade  s'allongeait  une  treille  à  l'ita- 
lienne, ou,  sur  des  piliers  en  brique,  un  grillage 
de  bâtons  supportait  une  vigne. 

Ils  vinrent  là-dessous  tous  les  deux,  et,  comme 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  5  ^9 

la  lumière  torabait  par  les^  trous  inégaux  de  la 
verdure,  Frédéric,  en  parlant  à  Louise  de  côté, 
observait  l'ombre  des  feuilles  sur  son  visage,    .p^^/^il^  j-i/. 

Elle  avait  dans  ses  cheveux  rouges,  à  son 
chignon,  une  aiguille  terminée  par  une  boule  de 
verre  imitant  l'émeraude  ;  et  elle  portait,  malgré 
son  deuil  (tant  son  mauvais  goût  était  naïf),  des 
pantoufles  en  paille  garnies  de  satin  rose,  curiosité 
vulgaire,  achetées  sans  doute  dans  quelque  foire. 

Il  s'en  aperçut,  et  l'en  compUmenta  ironi- 
quement. 

—  Ne  vous  moquez  pas  de  moi!  reprit-elle. 
Puis,   le  considérant  tout  entier,  depuis  son 

chapeau  de  feutre  gris  jusqu'à  ses  chaussettes  de 
soie  :  ^i^f^^-AJ/sy^^^^^ 

—  Comme  vous  êtes  coquet  F    r  r^n-J^^si    , 
Ensuite,  elle  le  pria  de  lui  indiquer  des  ou- 
vrages à  lire.  II  en  nomma  plusieurs;  et  elle  dit  : 

—  Oh  !  comme  vous  êtes  savant  ! 

Toute  petite,  elle  s'était  prise  d'un  de  ces 
amours  d'enfant  qui  ont  à  la  fois  la  pureté  d'une 
religion  et  la  violence  d'un  besoin.  II  avait  été 
son  camarade,  son  frère,  son  maître,  avait  amusé 
son  esprit,  fait  battre  son  cœur  et  versé  invo- 
lontairement jusqu'au  fond  d'elle-même  une 
ivresse  latente  et  continue.  Puis  il  l'avait  quittée 
en  pleine  crise  tragique,  sa  mère  à  peine  morte, 
les  deux  désespoirs  se  confondant.  L'absence 
l'avait  idéalisé  dans  son  souvenir  ;  il  revenait  avec 
une  sorte  d'auréole,  et  e{fe  se  livrait  ingénument 
au  bonheur  de  le  voir.  6'"--  i^^-..  '\^A  '^  '^^i^n/f^i^-^^^  v^^  ^ 
,  Pour  la  première  fois  de  sa  vie,  Frédéric  se  '^^  • 
sentait  aimé;  et  ce  plaisir  nouveau,  qui  n'excédait 
pas  l'ordre  des  sentiments  agréables,  lui  causait 


3^0  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

comme  un  gonflement  intime  ;  si  bien  qu'il  écarta 
les  deux  bras,  en  se  renversant  la  tête.  t^{^^V(>'^j^'^' 
Un  gros  nuage  passait  alors  sur  le  ciel. 

—  n  va  du  côté  de  Paris,  dit  Louise;  vous 
voudriez  le  suivre,  n'est-ce  pas? 

—  Moi!  pourquoi? 

—  Qui  sait? 

Et,  le  fouillant  d'un  regard  aigu  : 

—  Peut-être  que  vous  avez  là-bas...  (elle 
chercha  le  mot)  quelque  aff'ection.  ^ 

—  Eh  I  je  n  ai  pas  dj.ffeçtioji  !  '-^^Ap^'    ^ 

—  Bien  sûr? 

—  Mais  oui,  mademoiselle,  bien  sûr! 

En  moins  d'un  an ,  il  s'était  fait  dans  la  jeune 
fille  une  transformatimi..£g:traordinaire  qui  éton- 
nait Frédéric.f  Après  une  minute  de  silence,  il 
ajouta  :  ^  ^  ^^y^L)^^^^^'Qy ■  ^^y..^-^  ■  •-  -•  ^ 

—  Nous  devrions  noustutoyer,  comme  autre- 
fois; voulez -vous? 

—  Non. 

—  Pourquoi? 

—  Parce  que! 

II  insistait.  Elle  répondit,  en  baissant  la  tête  :     ci<^ 

Ils  étaient  arrives  au  bout  du  jardin,  sur  la 
grève  du  Livon.  Frédéric,  par  gaminerie,  se  mit  à 
faire  des  ricochets  avec  un  caillou.  Elle  lui  or- 
donna de  s'asseoir.  II  obéit;  puis,  en  regardant  la 
chute  d'eau  : 

—  C'est  comme  le  Niagara  ! 

II  vint  à  parler  des  contrées  lointaines  et  de 
grands  voyages.  L'idée  d'en  faire  la  charmait. 
Elle  n'aurait  eu  peur  de  rien,  ni  des  tempêtes, 
ni  des  lions.  fK)n/vNefcvN>(/vç|/v^ 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  3^1 

Assis,  Tun  près  cie  Fautre,  ils  ramassaient 
devant  eux  des  poignées  de  sable,  puis  les  fai- 
saient couler  de  leurs  mains  tout  en  causant;  et  le 
vent  chaud  qui  arrivait  des  plaines  leur  apportait 
par  bouffées  des  senteurs  de  lavande,  avec  le 
parfum  du  goudron  s'échappant  d'une  barque, 
derrière  récluse,  te  soleil  frappait  la  cascade; 
les  blocs  verdâtres  du  petit  mur  oii  l'eau  coulait 
apparaissaient  comme  sous  une  gaze  d'argent  se 
déroulant  toujours.  Une  longue  barre  d'écume 
rejaillissait  au  pied,  en  cadence.  Cela  formait  en- 
suite des  bouillonnements,  des  tourbillons,  mille 
courants  opposés,  et  qui  finissaient  par  se  con-^  y^ 
fondre  en  une  seule  nappe  limpide.  t«>^^"^  ""    ^' 

Louise  murmura  qu'elle  enviait  l'existence  des 
poissons. 

—  Ça  doit  être  si  doux  de  se  rouler  là  dedans, 
à  son  aise,  de  se  sentir  caressé  partout. 

Et  elle  frémissait,  avec  des  mouvements  d'une 
câlinerie  sensuelle. 
Mais  une  voix  cria  : 

—  Où  es-tu? 

—  Votre  bonne  vous  appelle,  dit  Frédéric. 

—  Bien  !  bien  ! 

Louise  ne  se  dérangeait  pas. 

—  Elle  va  se  fâcher,  reprit- il. 

—  Cela  m'est  égal  !  et  d'ailleurs. . . 

M"°  Roque  faisait  comprendre,  par^un  ggste^ 
qu'elle  la  tenait  à  sa  discrétion. 

Elle  se  leva  pourtant,  puis  se  plaignit  de  mal 
de  tête.  Et,  comme  ils  passaient  devant  un  vaste 
hangar  qui  contenait  des  bourrées  : 

—  Si  nous  nous  mettions  dessous,  à  Yégaud? 
II  feignit  de  ne  pas  comprendre  ce  mot  de 


3^2  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

patois,  et  même  la  taquina  sur  son  accent.  Peu  à 
peu,  les  coins  de  sa  bouche  se  pincèrent,  elle  mor- 
dait ses  lèvres  ;  elle  s'écarta  pour  bouder. 

Frédéric  la  rejoignit,  jura  qu'il  n'avait  pas  voulu 
lui  faire  de  mal  et  qu'il  l'aimait  beaucoup. 

—  Est-ce  vrai?  s'écria- t-elle,  en  le  regardant 
avec  un  sourire  qui  éclairait  tout  son  visage,  un 
peu  semé  de  taches  de  son. 

II  ne  résista  pas  à  cette  bravoure  de  sentiment, 
à  la  fraîcheur  de  sa  jeunesse,  et  il  reprit  : 

—  Pourquoi  te  mentirais- je  ?. . .  tu  en  doutes. . . 
hein?  en  lui  passant  le  bras  gauche  autour  de  la 
taille. 

Un  cri,  suave  comme  un  roucoulement,  jaillit 
de  sa  gorge  ;  sa  tête  se  renversa,  elle  défaillit,  il  la 
soutint.  Et  les  scrupules  de  sa  probité  furent  in- 
utiles; devant  cette  vierge  qui  s'offrait,  une  peur 
l'avait  saisi.  II  l'aida  ensuite  à  faire  quelques  pas, 
doucement.  Ses  caresses  de  langage  avaient  cessé , 
et  ne  voulant  plus  dire  que  des  choses  insigni- 
fiantes, il  lui  parlait  des  personnes  de  la  société 
nogentaise. 

Tout  à  coup  elle  le  repoussa,  et,  d'un  ton  amer  : 

—  Tu  n'aurais  pas  le  courage  de  m'emmener  ! 
II  resta  immobile  avec  un  grand  air  d'ébahis- 

sement.  Elle  éclata  en  sanglots,  et  s'enfonçant  sa 
tête  dans  sa  poitrine  : 

—  Est-ce  que  je  peux  vivre  sans  toi  I 

II  tâchait  de  la  calmer.  Elle  lui  mit  ses  deux 
mains  sur  les  épaules  pour  le  mieux  voir  en  face, 
et,  dardant  contre  les  siennes  ses  prunelles  vertes, 
d'une  humidité  presque  féroce  : 

—  Veux-tu  être  mon  mari? 

—  Mais...,  répliqua  Frédéric,  cherchant  quel 


1 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  3^3 

que  réponse,  sans  doute,..  Je  ne  demande  pas 
mieux. 

A  ce  moment  la  casquette  de  M.  Roque  apparut 
derrière  un  lilas/^ 

II  emmena  son  «jeune  ami»  pendant  deux  jours 
faire  un  petit  voyage  aux  environs,  dans  ses  pro- 
priétés; et  Frédéric,  lorsqu'il  revint,  trouva  chez 
sa  mère  trois  lettres. 

La  première  était  un  billet  de  M.  Dambreuse 
l'invitant  à  dîner  pour  le  mardi  précédent.  A 
propos  de  quoi  cette  politesse?  On  lui  avait  donc 
pardonné  son  incartade? 

La  seconde  était  de  Rosanette.  Elle  le  remer- 
ciait d'avoir  risqué  sa  vie  pour  elle;  Frédéric  ne 
comprit  pas  d'abord  ce  qu'elle  voulait  dire  ;  enfin , 
après  beaucoup  d'ambages,  elle  implorait  de  lui, 
en  invoquant  son  amitié,  se  fiant  à  sa  délicatesse, 
à  deux  genoux,  disait-elle,  vu  la  nécessité  pres- 
sante, et  comme  on  demande  du  pain,  un  petit 
secours  de  cinq  cents  francs.  II  se  décida  tout  de 
suite  à  les  fournir. 

La  troisième  lettre,  venant  de  Deslauriers, 
parlait  de  la  subrogation  et  était  longue,  obscure. 
L'avocat  n'avait  pris  encore  aucun  parti.  II  l'en- 
gageait à  ne  pas  se  déranger  :  «C'est  inutile  que 
tu  reviennes!»,  appuyant  même  là-dessus  avec 
une  insistance  bizarre. 

Frédéric  se  perdit  dans  toutes  sortes  de  conjec- 
tures, et  il  eut  envie  de  s'en  retourner  là-bas  ;  cette 
prétention  au  gouvernement  de  sa  conduite  le 
révoltait. 

D'ailleurs,  la  nostalgie  du  boulevard  com- 
mençait à  le  prendre  ;  et  puis  sa  mère  le  pressait 
tellement,  M.  Roque  tournait  si  bien  autour  de 


^64r  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

lui  et  M"*  Louise  l'aimait  si  fort,  qu*il  ne  pouvait 
rester  plus  longtemps  sans  se  déclarer.  Il  avait 
besoin  de  réfléchir,  il  jugerait  mieux  les  choses 
dans  l'éloignement. 

Pour  motiver  son  voyage,  Frédéric  inventa  une 
histoire;  et  il  partit,  en  disant  à  tout  le  monde  et 
croyant  lui-même  qu'il  reviendrait  bientôt. 


I 


VI 


SON  retour  à  Paris  ne  lui  causa  point  de  plai- 
sir; c'était  le  soir,  à  la  fin  du  mois  d'août, 
le  boulevard  semblait  vide,  les  passants  se 
succédaient  avec  des  mines  renfrognées,  çà  et  là 
une  chaudière  d'asphalte  fumait,  beaucoup  de 
maisons  avaient  leurs  persiennes  entièrement 
closes  ;  il  arriva  chez  lui  :  de  la  poussière  couvrait 
les  tentures;  et,  en  dînant  tout  seul,  Frédéric  fut 
pris  par  un  étrange  sentiment  d'abandon;  alors 
il  songea  à  M"'  Roque. 

L'idée  de  se  marier  ne  lui  paraissait  plus  exorbi- 
tante. Us  voyageraient,  ils  iraient  en  Italie,  en 
Orient!  Et  il  l'apercevait  debout  sur  un  monticule, 
contemplant  un  paysage,  ou  bien  appuyée  à  son 
bras  dans  une  galerie  florentine,  s'arrêtant  devant 
les  tableaux.  Quelle  joie  ce  serait  que  de  voir  ce 
bon  petit  être  s'épanouir  aux  splendeurs  de  l'Art 
et  de  la  Nature!  Sortie  de  son  miheu,  en  peu  de 
temps,  elle  ferait  une  compagne  charmante.  La 
fortune  de  M.  Roque  le  tentait  d'ailleurs.  Cepen- 
dant, une  pareille  détermination  lui  répugnait 
comme  une  faiblesse,  un  avilissement. 


^66  L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 

Mais  il  était  bien  résolu  (quoi  qu'il  dût  faire)  à 
changer  d'existence,  c'est-à-dire  à  ne  plus  perdre 
son  cœur  dans  des  passions  infructueuses,  et 
même  il  hésitait  à  remplir  la  commission  dont 
Louise  l'avait  chargé.  C'était  d'acheter  pour  elle, 
chez  Jacques  Arnoux,  deux  grandes  statuettes 
polychromes  représentant  des  nègres,  comme 
ceux  qui  étaient  à  la  préfecture  de  Troyes.  Elle 
connaissait  le  chiffre  du  fabricant,  n'en  voulait 
pas  d'un  autre.  Frédéric  avait  peur,  s'il  retournait 
chez  eux,  de  tomber  encore  une  fois  dans  son  vieil 
amour. 

Ces  réflexions  l'occupèrent  toute  la  soirée;  et 
il  allait  se  coucher  quand  une  femme  entra. 

—  C'est  moi,  dit  en  riant  M^''  Vatnaz.  Je  viens 
de  la  part  de  Rosanette. 

Elles  s'étaient  donc  réconcihées  ? 

—  Mon  Dieu,  oui!  Je  ne  suis  pas  méchante, 
vous  savez  bien.  Au  surplus,  la  pauvre  fille...  Ce 
serait  trop  long  à  vous  conter. 

Bref,  la  Maréchale  désirait  le  voir,  elle  attendait 
une  réponse,  sa  lettre  s'étant  promenée  de  Paris 
à  Nogent;  M*^^  Vatnaz  ne  savait  point  ce  qu'elle 
contenait.  Alors,  Frédéric  s'informa  de  la  Maré- 
chale. 

Elle  était,  maintenant,  avec  un  homme  très 
riche,  un  Russe,  le  prince  Tzernoukofï,  qui  l'avait 
vue  aux  courses  du  Champ  de  Mars,  l'été  dernier. 

—  On  a  trois  voitures,  cheval  de  selle,  livrée, 
groom  dans  le  chic  anglais,  maison  de  campagne, 
loge  aux  Italiens,  un  tas  de  choses  encore.  Voilà, 
mon  cher. 

Et  la  Vatnaz,  comme  si  elle  eût  profité  à  ce 
changement  de  fortune,  paraissait  plus  gaie,  tout 


I 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  7,6j 

heureuse.  Elle  retira  ses  gants  et  examina  dans  la 
chambre  les  meubles  et  les  bibelots.  Elle  les  cotait 
à  leur  prix  juste,  comme  un  brocanteur.  II  aurait 
dû  la  consuher  pour  les  obtenir  à  meilleur  compte; 
et  elle  le  féhcitait  de  son  bon  goût  : 

—  Ah!  c'est  mignon,  extrêmement  bien!  II 
n'y  a  que  vous  pour  ces  idées. 

Puis,  apercevant  au  chevet  de  l'alcôve  une 
porte  : 

—  C'est  par  là  qu'on  fait  sortir  les  petites 
femmes,  hein? 

Et,  amicalement,  elle  lui  prit  le  menton.  II 
tressaillit  au  contact  de  ses  longues  mains,  tout  à 
la  fois  maigres  et  douces.  Elle  avait  autour  des 
poignets  une  bordure  de  dentelle  et,  sur  le  cor- 
sage de  sa  robe  verte,  des  passementeries,  comme 
un  hussard.  Son  chapeau  de  tulle  noir,  à  bords 
descendants,  lui  cachait  un  peu  le  front;  ses  yeux 
brillaient  là-dessous;  une  odeur  de  patcnouli 
s'échappait  de  ses  bandeaux;  la  carcel  posée  sur 
un  guéridon,  en  l'éclairant  d'en  bas  comme  une 
rampe  de  théâtre,  faisait  saillir  sa  mâchoire;  — 
et  tout  à  coup,  devant  cette  femme  laide  qui  avait 
dans  la  taille  des  ondulations  de  panthère,  Frédéric 
sentit  une  convoitise  énorme,  un  désir  de  volupté 
bestiale. 

Elle  lui  dit  d'une  voix  onctueuse,  en  tirant  de 
son  porte- monnaie  trois  carrés  de  papier  : 

—  Vous  allez  me  prendre  ça  ! 

C'était  trois  places  pour  une  représentation  au 
bénéfice  de  Delmar. 

—  Comment I  lui? 

—  Certainement! 

M""  Vatnaz,  sans  s'expliquer  davantage,  ajouta 


368  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

qu'elle  Tadorait  plus  que  jamais.  Le  comédien,  à 
Ten  croire,  se  classait  définitivement  parmi  «les 
sommités  de  l'époque».  Et  ce  n'était  pas  tel  ou  tel 
personnage  qu'il  représentait,  mais  le  génie  même 
de  la  France,  le  Peuple!  II  avait  «l'âme  humani- 
taire ;  il  comprenait  le  sacerdoce  de  l'Art  »  !  Frédéric, 
pour  se  délivrer  de  ces  éloges,  lui  donna  l'argent 
des  trois  places. 

—  Inutile  que  vous  en  parliez  là-bas!  — 
Comme  il  est  tard,  mon  Dieu  !  II  faut  que  je  vous 
quitte.  Ah  !  j'oubliais  l'adresse  :  c'est  rue  Crange- 
Batelière,  14. 

Et,  sur  le  seuil  : 

—  Adieu ,  homme  aimé  ! 

«Aimé  de  qui?  se  demanda  Frédéric.  Quelle 
singulière  personne  !  » 

Et  il  se  ressouvint  que  Dussardier  lui  avait  dit 
un  jour,  à  propos  d'elle  :  «  Oh  !  ce  n'est  pas  grand'- 
chose!»,  comme  faisant  allusion  à  des  histoires 
peu  honorables. 

Le  lendemain,  il  se  rendit  chez  la  Maréchale. 
Elle  habitait  une  maison  neuve,  dont  les  stores 
avançaient  sur  la  rue.  II  j  avait  à  chaque  palier 
une  glace  contre  le  mur,  une  jardinière  rustique 
devant  les  fenêtres,  tout  le  long  des  marches  un 
tapis  de  toile;  et,  quand  on  arrivait  du  dehors,  la 
fraîcheur  de  l'escalier  délassait. 

Ce  fut  un  domestique  mâle  qui  vint  ouvrir,  un 
valet  en  gilet  rouge.  Dans  l'antichambre,  sur  la 
banquette,  une  femme  et  deux  hommes,  des  four- 
nisseurs sans  doute,  attendaient,  comme  dans  un 
vestibule  de  ministre.  A  gauche,  la  porte  de  la 
salle  à  manger,  entre-bâillée ,  laissait  apercevoir  des 
bouteilles  vides  sur  les  buffets,  des  serviettes  au 


4 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  3^9 

dos  des  chaises;  et  parallèlement  s'étendait  une 
galerie,  oii  des  bâtons  couleur  d'or  soutenaient 
un  espalier  de  roses.  En  bas,  dans  la  cour,  deux 
garçons,  les  bras  nus,  frottaient  un  landau.  Leur 
voix  montait  jusque-là,  avec  le  bruit  inter- 
mittent d'une  étrille  que  l'on  heurtait  contre  une 
pierre. 

Le  domestique  revint.  «  Madame  allait  recevoir 
Monsieur»;  et  il  lui  fit  traverser  une  deuxième 
antichambre,  puis  un  grand  salon,  tendu  de  bro- 
catelle  jaune,  avec  des  torsades  dans  les  coins  qui 
se  rejoignaient  sur  le  plafond  et  semblaient  con- 
tinuées par  les  rinceaux  du  lustre  ayant  la  forme 
de  câbles.  On  avait  sans  doute  festoyé  la  nuit  der- 
nière. De  la  cendre  de  cigare  était  restée  sur  les 
consoles. 

Enfin,  il  entra  dans  une  espèce  de  boudoir 
qu'éclairaient  confusément  des  vitraux  de  couleur. 
Des  trèfles  en  bois  découpé  ornaient  le  dessus  des 
portes;  derrière  une  balustrade,  trois  matelas  de 
pourpre  formaient  divan ,  et  le  tuyau  d'un  narghilé 
de  platine  traînait  dessus.  La  cheminée,  au  heu  de 
miroir,  avait  une  étagère  pyramidale,  offrant  sur 
ses  gradins  toute  une  collection  de  curiosités  :  de 
vieilles  montres  d'argent,  des  cornets  de  Bohême, 
des  agrafes  en  pierreries,  des  boutons  de  jade,  des 
émaux,  des  magots,  une  petite  vierge  byzantine 
à  chape  de  vermeil  ;  et  tout  cela  se  fondait  dans 
un  crépuscule  doré,  avec  la  couleur  bleuâtre  du 
tapis,  le  reflet  de  nacre  des  tabourets,  le  ton  fauve 
des  murs  couverts  de  cuir  marron.  Aux  angles, 
sur  des  piédouches,  des  vases  de  bronze  conte- 
naient des  touffes  de  fleurs  qui  alourdissaient  l'at- 
mosphère. 


370  L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 

Rosanette  parut,  habillée  d'une  veste  de  satin 
rose,  avec  un  pantalon  de  cachemire  blanc,  un 
coHier  de  piastres,  et  une  calotte  rouge  entourée 
d'une  branche  de  jasmin. 

Frédéric  fit  un  mouvement  de  surprise;  puis 
dit  qu'il  apportait  «la  chose  en  question»,  en  lui 
présentant  le  billet  de  banque. 

Elle  le  regarda  fort  ébahie;  et,  comme  il  avait 
toujours  le  billet  à  la  main,  sans  savoir  oii  le 
poser  : 

— ^  Prenez-le  donc  ! 

Elle  le  saisit;  puis,  Tajant  jeté  sur  le  di- 
van : 

—  Vous  êtes  bien  aimable. 

C'était  pour  solder  un  terrain  à  Bellevue, 
qu'elle  payait  ainsi  par  annuités.  Un  tel  sans  façon 
blessa  Frédéric.  Du  reste,  tant  mieux  !  cela  le  ven- 
geait du  passé. 

—  Asseyez-vous!  dit-elle,  là,  plus  près. 
Et,  d'un  ton  grave  : 

—  D'abord,  j'ai  à  vous  remercier,  mon  cher, 
d'avoir  risqué  votre  vie. 

- —  Oh  I  ce  n'est  rien  ! 

—  Comment,  mais  c'est  très  beau  ! 

Et  la  Maréchale  lui  témoigna  une  gratitude 
embarrassante;  car  elle  devait  penser  qu'il  s'était 
battu  exclusivement  pour  Arnoux,  celui-ci,  qui 
se  l'imaginait,  ayant  dû  céder  au  besoin  de  le 
dire. 

«Elle  se  moque  de  moi,  peut-être»,  songeait 
Frédéric. 

Il  n'avait  plus  rien  à  faire,  et,  alléguant  un 
rendez-vous,  il  se  leva. 

—  Eh  non  !  Restez  I 


■ 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  371 

H  se  rassit  et  la  complimenta  sur  son  costume. 
Elle  répondit,  avec  un  air  d'accablement  : 

—  C'est  le  prince  qui  m'aime  comme  ça!  Et 
il  faut  fumer  des  machines  pareilles,  ajouta  Rosa- 
nette,  en  montrant  le  narghilé.  Si  nous  en  goû- 
tions? voulez- vous? 

On  apporta  du  feu  ;  le  tombac  s'allumant  diffi- 
cilement, elle  se  mit  à  trépigner  d'impatience. 
Puis  une  langueur  la  saisit;  et  elle  restait  immobile 
sur  le  divan,  un  coussin  sous  l'aisselle,  le  corps 
un  peu  tordu,  un  genou  plié,  l'autre  jambe  toute 
droite.  Le  long  serpent  de  maroquin  rouge,  qui 
formait  des  anneaux  par  terre,  s'enroulait  à  son 
bras.  Elle  en  appuyait  le  bec  d'ambre  sur  ses 
lèvres  et  regardait  Frédéric,  en  clignant  les  yeux, 
à  travers  la  fumée  dont  les  volutes  l'enveloppaient. 
L'aspiration  de  sa  poitrine  faisait  gargouiller  l'eau, 
et  elle  murmurait  de  temps  à  autre  : 

—  Ce  pauvre  mignon  !  ce  pauvre  chéri  ! 

Il  tachait  de  trouver  un  sujet  de  conversation 
agréable  ;  l'idée  de  la  Vatnaz  lui  revint. 

L     II  dit  qu'elle  lui  avait  semblé  fort  élégante. 

F  —  Parbleu  !  reprit  la  Maréchale.  Elle  est  bien 
heureuse  de  m'avoir,  celle-là  !  sans  ajouter  un  mot 
de  plus,  tant  il  y  avait  de  restriction  dans  leurs 
propos. 

Tous  les  deux  sentaient  une  contrainte,  un 
obstacle.  En  effet,  le  duel  dont  Rosanette  se 
croyait  la  cause  avait  flatté  son  amour-propre. 
Puis  elle  s'était  fort  étonnée  qu'il  n'accourût  pas 
se  prévaloir  de  son  action;  et,  pour  le  contraindre 
à  revenir,  elle  avait  imaginé  ce  besoin  de  cinq 
cents  francs.  Comment  se  faisait- il  que  Frédéric 
ne  demandait  pas  en  retour  un  peu  de  tendresse? 

»4. 


372  L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 

C'était  un  raffinement  qui  l'émerveillait,  et,  dans 
un  élan  de  cœur,  elle  lui  dit  : 

—  Voulez -vous  venir  avec  nous  aux  bains  de 
mer? 

—  Qui  cela,  nous? 

—  Moi  et  mon  oiseau  ;  je  vous  ferai  passer  pour 
mon  cousin,  comme  dans  les  vieilles  comédies. 

—  Mille  grâces  ! 

—  Eh  bien,  alors,  vous  prendrez  un  logement 
près  du  nôtre. 

L'idée  de  se  cacher  d'un  homme  riche  l'humi- 
liait. 

—  Non  !  cela  est  impossible. 

—  A  votre  aise  ! 

Rosanette  se  détourna,  ayant  une  larme  aux 
paupières.  Frédéric  l'aperçut;  et,  pour  lui  marquer 
de  l'intérêt,  il  se  dit  heureux  de  la  voir,  enfin, 
dans  une  excellente  position. 

Elle  fit  un  haussement  d'épaules.  Qui  donc 
l'affligeait?  Était-ce,  par  hasard,  qu'on  ne  l'aimait 
pas? 

—  Oh  !  moi,  on  m'aime  toujours  ! 
Elle  ajouta  : 

—  Reste  à  savoir  de  quelle  manière. 

Se  plaignant  «d'étouffer  de  chaleur»,  la  Maré- 
chale défit  sa  veste  ;  et,  sans  autre  vêtement  autour 
des  reins  que  sa  chemise  de  soie,  elle  inchnait  la 
tête  sur  son  épaule,  avec  un  air  d'esclave  plein  de 
provocations. 

Un  homme  d'un  égoïsme  moins  réfîéchi  n'eût 
pas  songé  que  le  vicomte,  M.  de  Comaing  ou  un 
autre  pouvait  survenir.  Mais  Frédéric  avait  été 
trop  de  fois  la  dupe  de  ces  mêmes  regards  pour 
se  compromettre  dans  une  humihation  nouvelle. 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  ^y^ 

Elle  voulut  connaître  ses  relations,  ses  amuse- 
ments; elle  arriva  même  à  s'informer  de  ses 
affaires,  et  à  offrir  de  lui  prêter  de  Targent,  s'il  en 
avait  besoin.  Frédéric,  n'y  tenant  plus,  prit  son 
chapeau. 

—  Allons,  ma  chère,  bien  du  plaisir  là- bas; 
au  revoir! 

Elle  écarquilla  les  yeux  ;  puis,  d'un  ton  sec  : 

—  Au  revoir  ! 

Il  repassa  par  le  salon  jaune  et  par  la  seconde 
antichambre.  II  y  avait  sur  la  table,  entre  un  vase 
plein  de  cartes  de  visite  et  une  écritoire,  un  coffret 
d'argent  ciselé.  C'était  celui  de  M"*  Arnoux  !  Alors, 
il  éprouva  un  attendrissement,  et  en  même  temps 
comme  le  scandale  d'une  profanation.  H  avait 
envie  d'y  porter  les  mains,  de  l'ouvrir.  II  eut  peur 
d'être  aperçu,  et  s'en  alla. 

Frédéric  fut  vertueux.  II  ne  retourna  point  chez 
Arnoux. 

II  envoya  son  domestique  acheter  les  deux 
nègres,  lui  ayant  fait  toutes  les  recommandations 
indispensables;  et  la  caisse  partit,  le  soir  même, 
pour  Nogent.  Le  lendemain,  comme  il  se  rendait 
chez  Deslauriers,  au  détour  de  la  rue  Vivienne  et 
du  boulevard.  M™'  Arnoux  se  montra  devant  lui, 
face  à  face. 

Leur  premier  mouvement  fut  de  reculer;  puis, 
le  même  sourire  leur  vint  aux  lèvres,  et  ils  s'abor- 
dèrent. Pendant  une  minute,  aucun  des  deux  ne 
parla. 

Le  soleil  l'entourait;  et  sa  figure  ovale,  ses 
longs  sourcils,  son  châle  de  dentelle  noire,  mou- 
lant la  forme  de  ses  épaules,  sa  robe  de  soie 
gorge-de-pigeon ,  le  bouquet  de  violettes  au  coin 


374  L»EDUCATION  SENTIMENTALE. 

de  sa  capote,  tout  lui  parut  d'une  splendeur  extra- 
ordinaire. Une  suavité  infinie  s'épanchait  de  ses 
beaux  yeux;  et,  balbutiant,  au  hasard,  les  pre- 
mières paroles  venues  : 

—  Comment  se  porte  Arnoux?  dit  Frédéric. 

—  Je  vous  remercie  ! 

—  Et  vos  enfants? 

—  lis  vont  très  bien  ! 

—  Ah  ! ...  ah  !  —  Quel  beau  temps  nous  avons , 
n'est-ce  pas  ? 

—  Magnifique,  c'est  vrai! 

—  Vous  faites  des  courses? 

—  Oui. 

Et  avec  une  lente  inchnation  de  tête  : 

—  Adieu! 

Elle  ne  lui  avait  pas  tendu  la  main,  n'avait  pas 
dit  un  seul  mot  affectueux,  ne  l'avait  même 
pas  invité  à  venir  chez  elle,  n'importe  !  il  n*eût 
point  donné  cette  rencontre  pour  la  plus  belle 
des  aventures,  et  il  en  ruminait  la  douceur  tout 
en  continuant  sa  route. 

Deslauriers,  surpris  de  le  voir,  dissimula  son 
dépit,  car  il  conservait  par  obstination  quelque 
espérance  encore  du  côté  de  M°^  Arnoux;  et  il 
avait  écrit  à  Frédéric  de  rester  là-bas,  pour  être 
plus  libre  dans  ses  manœuvres. 

II  dit  cependant  qu'il  s'était  présenté  chez  elle, 
afin  de  savoir  si  leur  contrat  stipulait  la  commu- 
nauté :  alors,  on  aurait  pu  recourir  contre  la 
femme, 

—  Et  elle  a  fait  une  drole  de  mine  quand  Je 
lui  ai  appris  ton  mariage. 

—  Tiens  !  quelle  invention  ! 

—  Il  le   fallait,   pour   montrer  que  tu   avais 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  375 

besoin  de  tes  capitaux  !  Une  personne  indifférente 
n'aurait  pas  eu  l'espèce  de  syncope  qui  l'a  prise. 

—  Vraiment?  s'écria  Frédéric. 

—  Ahl  mon  gaillard,  tu  te  trahis!  Sois  franc, 
voyons  ! 

Une  lâcheté  immense  envahit  l'amoureux  de 
M'"^  Arnoux. 

— -  Mais  non  I ...  je  t'assure  ! . . .  ma  parole  d'hon- 
neur! 

Ces  molles  dénégations  achevèrent  de  con- 
vaincre Deslauriers.  II  lui  fît  des  compliments.  II 
lui  demanda  «des  détails».  Frédéric  n'en  donna 
pas,  et  même  résista  à  l'envie  d'en  inventer. 

Quant  à  l'hypothèque,  il  lui  dit  de  ne  rien 
faire,  d'attendre.  Deslauriers  trouva  qu'il  avait 
tort,  et  même  fut  brutal  dans  ses  remontrances. 

Il  était  d'ailleurs  plus  sombre,  malveillant  et 
irascible  que  jamais.  Dans  un  an,  si  la  fortune  ne 
changeait  pas,  il  s'embarquerait  pour  l'Amérique 
ou  se  ferait  sauter  la  cervelle.  Enfin  il  paraissait  si 
furieux  contre  tout  et  d'un  radicalisme  tellement 
absolu,  que  Frédéric  ne  put  s'empêcher  de  lui 
dire  : 

—  Te  voilà  comme  Sénécal. 

Deslauriers,  à  ce  propos,  lui  apprit  qu'il  était 
sorti  de  Sainte-Pélagie,  l'instruction  n'ayant  point 
fourni  assez  de  preuves,  sans  doute,  pour  le 
mettre  en  jugement. 

Dans  la  joie  de  cette  délivrance,  Dussardier 
voulut  «offrir  un  punch»,  et  pria  Frédéric  «d'en 
être»,  en  l'avertissant  toutefois  qu'il  se  trouverait 
avec  Hussonnet,  lequel  s'était  montré  excellent 
pour  Sénécal. 

En  efTet,  le  Flamhard  venait  de  s'adjoindre  un 


37<^  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

cabinet  d'affaires,  portant  sur  ses  prospectus  : 
«  Comptoir  des  vignobles. — Office  de  publicité. — 
Bureau  de  recouvrements  et  renseignements,  etc.  » 
Mais  le  bohème  craignait  que  son  industrie  ne  fît 
du  tort  à  sa  considération  littéraire,  et  il  avait  pris 
le  mathématicien  pour  tenir  les  comptes.  Bien  que 
la  place  fût  médiocre,  Sénécal,  sans  elle,  serait 
mort  de  faim.  Frédéric  ne  voulant  point  affliger 
le  brave  commis,  accepta  son  invitation. 

Dussardier,  trois  jours  d'avance,  avait  ciré  lui- 
même  les  pavés  rouges  de  sa  mansarde,  battu  le 
fauteuil  et  épousseté  la  cheminée,  oii  Ton  voyait 
sous  un  globe  une  pendule  d'albâtre  entre  une 
stalactite  et  un  coco.  Comme  ses  deux  chandeliers 
et  son  bougeoir  n'étaient  pas  suffisants,  il  avait 
emprunté  au  concierge  deux  flambeaux;  et  ces 
cinq  luminaires  brillaient  sur  la  commode,  que 
recouvraient  trois  serviettes,  afin  de  supporter  plus 
décemment  des  macarons,  des  biscuits,  une  brioche 
et  douze  bouteilles  de  bière.  En  face,  contre  la 
muraille  tendue  d'un  papier  jaune,  une  petite 
bibhothèque  en  acajou  contenait  les  Fables  de 
Lacbambeaudie* ,  les  Mystères  de  Paris ,  le  Napoléon, 
de  Norvins*,  et,  au  miheu  de  l'alcove,  souriait, 
dans  un  cadre  de  pahssandre,  le  visage  de  Bé- 
ranger  ! 

Les  convives  étaient  (outre  Deslauriers  et  Séné- 
cal)  un  pharmacien  nouvellement  reçu,  mais  qui 
n'avait  pas  les  fonds  nécessaires  pour  s'établir; 
un  jeune  homme  de  sa  maison,  un  placeur  de 
vins,  un  architecte  et  un  monsieur  employé  dans 
les  assurances.  Regimbart  n'avait  pu  venir.  On  le 
regretta. 

Ils  accueillirent  Frédéric  avec  de  grandes  mar- 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  ^JJ 

ques  de  sympathie,  tous  connaissant  par  Dussar- 
aier  son  langage  chez  M.  Dambreuse.  Sénécal  se 
contenta  de  lui  offrir  la  main,  d'un  air  digne. 

II  se  tenait  debout  contre  la  cheminée.  Les 
autres,  assis  et  la  pipe  aux  lèvres,  Técoutaient 
discourir  sur  le  suffrage  universel*,  d*oii  devait 
résulter  le  triomphe  de  la  Démocratie,  l'applica- 
tion des  principes  de  l'Évangile.  Du  reste,  le 
moment  approchait;  les  banquets  réformistes  se 
multipliaient  dans  les  provinces*,  le  Piémont*, 
Naples*,  la  Toscane*... 

—  C'est  vrai,  dit  Deslauriers,  lui  coupant 
net  la  parole,  ça  ne  peut  pas  durer  plus  long- 
temps ! 

Et  il  se  mit  à  faire  un  tableau  de  la  situation. 

Nous  avions  sacrifié  la  Hollande  pour  obtenir 
de  l'Angleterre  la  reconnaissance  de  Louis-Phi- 
lippe*;  et  cette  fameuse  alliance  anglaise,  elle 
était  perdue,  grâce  aux  .mariages  espagnols*.  En 
Suisse,  M.Guizot,  à  la  remorque  de  l'Autrichien, 
soutenait  les  traités  de  i8k  *.  La  Prusse  avec  son 
ZoIIverein  nous  préparait  des  embarras*.  La 
question  d'Orient  restait  pendante*. 

—  Ce  n'est  pas  une  raison  parce  que  le  grand- 
duc  Constantin  envoie  des  présents  à  M.  d'Au- 
male  pour  se  fier  à  la  Russie.  Quant  à  l'intérieur, 
jamais  on  n'a  vu  tant  d'aveuglement,  de  bêtise! 
Leur  majorité  même  ne  se  tient  plus!  Partout, 
enfin,  c'est,  selon  le  mot  connu,  rien!  rien!  rien! 
Et,  devant  tant  de  hontes,  poursuivit  l'avocat  en 
mettant  ses  poings  sur  ses  hanches,  ils  se  décla- 
rent satisfaits. 

Cette  allusion  à  un  vote  célèbre  provoqua  des 
applaudissements.  Dussardier  déboucha  une  bou- 


^y^  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

teille  de  bière;  la  mousse  éclaboussa  les  rideaux, 
il  u  j  prit  garde;  il  chargeait  les  pipes,  coupait  la 
brioche,  en  offrait,  était  descendu  plusieurs  fois 
pour  voir  si  le  punch  allait  venir;  et  on  ne  tarda 
pas  à  s'exalter,  tous  ayant  contre  le  Pouvoir  la 
même  exaspération.  Elle  était  violente,  sans  autre 
cause  que  la  haine  de  l'injustice;  et  ils  mêlaient 
aux  griefs  légitimes  les  reproches  les  plus  bêtes. 
Le  pharmacien  gémit  sur  l'état  pitoyable  de 
notre  flotte.  Le  courtier  d'assurances  ne  tolérait 

[)as  les  deux  sentinelles  du  maréchal  Soult.  Des- 
auriers  dénonça  les  jésuites,  qui  venaient  de 
s'installer  à  Lille,  publiquement.  Sénécal  exécrait 
bien  plus  M.  Cousin*,  car  l'éclectisme,  ensei- 
gnant à  tirer  la  certitude  de  la  raison,  développait 
régoïsme,  détruisait  la  solidarité;  le  placeur  de 
vins,  comprenant  peu  ces  matières,  remarqua  tout 
haut  qu'il  oubliait  bien  des  infamies  : 

—  Le  wagon  royal  de  la  ligne  du  Nord  doit 
coûter  quatre- vingt  mille  francs!  Qui  le  payera? 

—  Oui,  qui  le  payera?  reprit  l'employé  de 
commerce,  furieux  comme  si  on  eût  puisé  cet 
argent  dans  sa  poche. 

Il  s'ensuivit  des  récriminations  contre  les  loups- 
cerviers  de  la  Bourse*  et  la  corruption  des  fonc- 
tionnaires*. On  devait  remonter  plus  haut,  selon 
Sénécal,  et  accuser,  tout  d'abord,  les  princes,  qui 
ressuscitaient  les  mœurs  de  la  Régence. 

—  N'avez-vous  pas  vu,  dernièrement,  les  amis 
du  duc  de  Montpensier  revenir  de  Vincennes, 
ivres  sans  doute,  et  troubler  par  leurs  chansons 
les  ouvriers  du  faubourg  Saint-Antoine? 

—  On  a  même  crié  :  A  bas  les  voleurs!  dit 
le  pharmacien.  J'y  étais,  j'ai  crié! 


â 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  ^y^ 

—  Tant  mieux!  le  peuple  enfin  se  réveille 
depuis  le  procès  Teste-Cubières  *. 

—  Moi,  ce  procès-là  ma  fait  de  la  peine,  dit 
Dussardier,  parce  que  ça  déshonore  un  vieux 
soldat  ! 

—  Savez -vous,  continua  Sénécal,  qu'on  a  dé- 
couvert chez  la  duchesse  de  Prashn *...  ? 

Mais  un  coup  de  pied  ouvrit  la  porte.  Hus- 
sonnet  entra. 

—  Salut,  messeigneurs  I  dit-il  en  s'asseyant  sur 
le  ht. 

Aucune  allusion  ne  fut  faite  à  son  article,  qu'il 
regrettait,  du  reste,  la  Maréchale  l'en  ayant  tancé 
vertement. 

II  venait  de  voir,  au  théâtre  de  Dumas,  le  Che- 
valier de  Maison-Rouge,  et  «trouvait  ça  embêtant». 

Un  jugement  pareil  étonna  les  démocrates,  ce 
drame,  par  ses  tendances,  ses  décors  plutôt,  ca- 
ressant leurs  passions.  Ils  protestèrent.  Sénécal, 
pour  en  finir,  demanda  si  la  pièce  servait  la  Démo- 
cratie. 

—  Oui...,  peut-être;  mais  c'est  d'un  style... 

—  Eh  bien,  elle  est  bonne,  alors;  qu'est-ce 
que  le  style  ?  c'est  l'idée  I 

Et,  sans  permettre  à  Frédéric  de  parler  : 

—  J'avançais  donc  que ,  dans  l'affaire  Prasiin . . . 
Hussonnet  l'interrompit. 

—  Ah!  voilà  encore  une  rengaine,  celle-là! 
M'embête-t-elle! 

—  Et  d'autres  que  vous  !  répliqua  Deslauriers. 
Elle  a  fait  saisir  rien  que  cinq  journaux  !  Ecoutez- 
moi  cette  note. 

Et,  ayant  tiré  son  calepin,  il  lut  : 

«Nous  avons  subi,  depuis  l'établissement  de 


380  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

la  meilleure  des  républiques,  douze  cent  vingt- 
neuf  procès  de  presse,  d'où  il  est  résulté  pour  les 
écrivains  :  trois  mille  cent  quarante  et  un  ans  de 
prison,  avec  la  légère  somme  de  sept  millions  cent 
dix  mille  cinq  cents  francs  d'amende.»  —  C'est 
coquet,  hein? 

Tous  ricanèrent  amèrement.  Frédéric,  animé 
comme  les  autres,  reprit  : 

—  La  Démocratie  pacifique*  a  un  procès  pour 
son  feuilleton,  un  roman  intitulé  la  Part  des 
Femmes. 

—  Allons!  bon!  dit  Hussonnet.  Si  on  nous 
défend  notre  part  des  femmes  ! 

—  Mais  qu'est-ce  qui  n'est  pas  défendu  ?  s'écria 
Deslauriers.  II  est  défendu  de  fumer  dans  le 
Luxembourg,  défendu  de  chanter  l'hymne  à 
Pie  IX! 

—  Et  on  interdit  le  banquet  des  typographes  ! 
articula  une  voix  sourde. 

C'était  celle  de  l'architecte ,  caché  par  l'ombre 
de  l'alcôve,  et  silencieux  jusqu'à  présent.  II  ajouta 
que,  la  semaine  dernière,  on  avait  condamné 
pour  outrages  au  Roi,  un  nommé  Rouget. 

—  Rouget  est  frit  !  dit  Hussonnet. 

Cette  plaisanterie  parut  tellement  inconvenante 
à  Sénécal,  qu'il  lui  reprocha  de  défendre  «le  jon- 
gleur de  l'Hôtel  de  Ville*,  l'ami  du  traître  Du- 
mouriez*». 

—  Moi,  au  contraire  ! 

II  trouvait  Louis- Philippe  poncif,  garde  natio- 
nal, tout  ce  qu'il  y  avait  de  plus  épicier  et  bonnet 
de  coton*!  Et,  mettant  la  main  sur  son  cœur, 
le  bohème  débita  les  phrases  sacramentelles  : 
«C'est  toujours  avec  un  nouveau  plaisir... —  La 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  381 

nationalité  polonaise  ne  périra  pas...  —  Nos 
grands  travaux  seront  poursuivis...  —  Donnez- 
moi  de  Targent  pour  ma  petite  famille ...»  Tous 
riaient  beaucoup,  le  proclamant  un  gaillard  déli- 
cieux, plein  d'esprit;  la  joie  redoubla  à  la  vue  du 
bol  de  punch  qu'un  limonadier  apportait. 

Les  flammes  de  l'alcool  et  celles  des  bougies 
échauffèrent  vite  l'appartement  ;  et  la  lumière  de 
la  mansarde,  traversant  la  cour,  éclairait  en  face 
le  bord  d'un  toit,  avec  le  tuyau  d'une  cheminée 
qui  se  dressait  en  noir  sur  la  nuit.  Ils  parlaient  très 
haut,  tous  à  la  fois;  ils  avaient  retiré  leurs  redin- 
gotes; ils  heurtaient  les  meubles,  ils  choquaient 
les  verres. 

Hussonnet  s'écria  : 

—  Faites  monter  des  grandes  dames,  pour 
que  ce  soit  plus  Tour  de  Nesie,  couleur  locale, 
et  rembranesque,  palsambleu! 

Et  le  pharmacien ,  qui  tournait  le  punch  indéfi- 
niment, entonna  à  pleine  poitrine  : 

J'ai  deux  grands  bœufs  dans  mon  étabic, 
Deux  grands  bœufs  blancs... 

Sénécal  lui  mit  la  main  sur  la  bouche,  il  n'ai- 
mait pas  le  désordre;  et  les  locataires  apparais- 
saient à  leurs  carreaux,  surpris  du  tapage  insolite 
qui  se  faisait  dans  le  logement  de  Dussardier. 

Le  brave  garçon  était  heureux,  et  dit  que  ça  lui 
rappelait  leurs  petites  séances  d'autrefois,  au  quai 
Napoléon  :  plusieurs  manquaient  cependant, 
«ainsi  Pellerin...». 

—  On  peut  s'en  passer,  reprit  Frédéric. 
Et  Deslauriers  s'informa  de  Martinon. 

—  Que  devient- il,  cet  intéressant  monsieur? 


382  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

Aussitôt  Frédéric,  épanchant  le  mauvais  vou- 
loir qu'il  lui  portait,  attaqua  son  esprit,  son  carac- 
tère, sa  fausse  élégance,  l'homme  tout  entier. 
C'était  bien  un  spécimen  de  paysan  parvenu  ! 
L'aristocratie  nouvelle,  la  bourgeoisie,  ne  valait 
pas  l'ancienne,  la  noblesse.  II  soutenait  cela;  et 
les  démocrates  approuvaient,  comme  s'il  avait  fait 
partie  de  l'une  et  qu'ils  eussent  fréquenté  l'autre  *. 
On  fut  enchanté  de  lui.  Le  pharmacien  le  com- 
para même  à  M.  d'AIton-Shée*  qui,  bien  que 
pair  de  France,  défendait  la  cause  du  Peuple. 

L'heure  de  s'en  aller  était  venue.  Tous  se  sépa- 
rèrent avec  de  grandes  poignées  de  main  ;  Dus- 
sardier,  par  tendresse,  reconduisit  Frédéric  et 
Deslauriers.  Dès  qu'ils  furent  dans  la  rue ,  l'avocat 
eut  l'air  de  réfléchir,  et,  après  un  moment  de 
silence  : 

—  Tu  lui  en  veux  donc  beaucoup,  à  Pel- 
lerin  ? 

Frédéric  ne  cacha  pas  sa  rancune. 

Le  peintre,  cependant,  avait  retiré  de  la  montre 
le  fameux  tableau.  On  ne  devait  pas  se  brouiller 
pour  des  vétilles!  A  quoi  bon  se  faire  un  en- 
nemi? 

—  II  a  cédé  à  un  mouvement  d'humeur,  excu- 
sable dans  un  homme  qui  n'a  pas  le  sou.  Tu  ne 
peux  pas  comprendre  ça,  toi  ! 

Et,  Deslauriers  remonté  chez  lui,  le  commis 
ne  lâcha  point  Frédéric;  il  l'engagea  même  à 
acheter  le  portrait.  En  effet,  Pellerin,  désespérant 
de  l'intimider,  les  avait  circonvenus  pour  que, 
grâce  à  eux,  il  prît  la  chose. 

Deslauriers  en  reparla,  insista.  Les  prétentions 
de  l'artiste  étaient  raisonnables. 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  383 

— •  Je  suis  sûr  que,  moyennant,  peut-être,  cinq 
cents  francs... 

—  Ah!  donne-les!  tiens,  les  voici,  dit  Fré- 
déric. 

Le  soir  même,  le  tableau  fut  apporté.  II  lui 
parut  plus  abominable  encore  que  la  première 
fois.  Les  demi-teintes  et  les  ombres  s'étaient  plom- 
bées sous  les  retouches  trop  nombreuses,  et  elles 
semblaient  obscurcies  par  rapport  aux  lumières, 
qui,  demeurées  brillantes  çà  et  là,  détonnaient 
dans  l'ensemble. 

Frédéric  se  vengea  de  l'avoir  payé,  en  le  déni- 
grant amèrement.  Deslauriers  le  crut  sur  parole 
et  approuva  sa  conduite,  car  il  ambitionnait  tou- 
jours de  constituer  une  phalange  dont  il  serait 
le  chef;  certains  hommes  se  réjouissent  de  faire 
faire  à  leurs  amis  des  choses  qui  leur  sont  dés- 
agréables. 

Cependant,  Frédéric  n'était  pas  retourné  chez 
les  Dambreuse.  Les  capitaux  lui  manquaient.  Ce 
seraient  des  explications  à  n'en  plus  finir;  il  ba- 
lançait à  se  décider.  Peut-être  avait-il  raison  ?  Rien 
n'était  sûr,  maintenant,  l'affaire  des  houilles  pas 
plus  qu'une  autre  ;  il  fallait  abandonner  un  pareil 
monde;  enfin.  Deslauriers  le  détourna  de  l'entre- 
prise. A  force  de  haine,  il  devenait  vertueux;  et 
puis  il  aimait  mieux  Frédéric  dans  la  médiocrité. 
De  cette  manière,  il  restait  son  égal  et  en  com- 
munion plus  intime  avec  lui. 

La  commission  de  M^  Roque  avait  été  fort  mal 
exécutée.  Son  père  l'écrivit,  en  fournissant  les  ex- 
plications les  plus  précises,  et  terminait  sa  lettre 
par  cette  badinerie  :  «Au  risque  de  vous  donner 
un  mal  de  nègre.  » 


384  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

Frédéric  ne  pouvait  faire  autrement  que  de  re- 
tourner chez  Arnoux.  II  monta  dans  le  magasin, 
et  ne  vit  personne.  La  maison  de  commerce 
croulant,  les  employés  imitaient  Tincurie  de  leur 
patron. 

II  côtoya  la  longue  étagère,  chargée  de 
faïences,  qui  occupait  d*un  bout  à  l'autre  le  mi- 
lieu de  lappartement;  puis,  arrivé  au  fond,  de- 
vant le  comptoir,  il  marcha  plus  fort  pour  se  faire 
entendre. 

La  portière  se  relevant.  M"**  Arnoux  parut. 

—  Comment,  vous  ici!  vous! 

—  Oui,  balbutia-t-elle,  un  peu  troublée.  Je 
cherchais . . . 

II  aperçut  son  mouchoir  près  du  pupitre,  et 
devina  qu'elle  était  descendue  chez  son  mari 
pour  se  rendre  compte,  éclaircir  sans  doute  une 
inquiétude. 

—  Mais . . .  vous  avez  peut-être  besoin  de  quel- 
que chose?  dit-elle. 

—  Un  rien ,  madame. 

—  Ces  commis  sont  intolérables!  ils  s'absen- 
tent toujours. 

On  ne  devait  pas  les  blâmer.  Au  contraire,  il 
se  félicitait  de  la  circonstance. 
Elle  le  regarda  ironiquement. 

—  Eh  bien ,  et  ce  mariage  ? 

—  Quel  mariage? 

—  Le  votre  ! 

—  Moi  ?  Jamais  de  la  vie  ! 
Elle  fit  un  geste  de  dénégation. 

—  Quand  cela  serait,  après  tout?  On  se  réfu- 
gie dans  le  médiocre,  par  désespoir  du  beau 
qu'on  a  rêvé  ! 


I 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  385 

—  Tous  VOS  rêves,  pourtant,  n'étaient  pas  si. . . 
candides  I 

—  Que  voulez-vous  dire  ? 

—  Quand  vous  vous  promenez  aux  courses 
avec...  des  personnes! 

II  maudit  la  Maréchale.  Un   souvenir  lui  re- 
vint. 

—  Maisc'est  vous-même,  autrefois,  qui  m'avez 
prié  de  la  voir,  dans  l'intérêt  d'Arnoux  ! 

Elle  répliqua  en  hochant  la  tête  : 

—  Et  vous  en  profitiez  pour  vous  distraire. 

—  Mon  Dieu  !  oublions  toutes  ces  sottises  ! 

—  C'est  juste ,  puisque  vous  allez  vous  marier  ! 
Et  elle  retenait  son   soupir,   en   mordant   ses 

lèvres. 

Alors,  il  s'écria  : 

—  Mais  je  vous  répète  que  non  !  Pouvez-vous 
croire  que,  moi,  avec  mes  besoins  d'intelligence, 
mes  habitudes,  j'aille  m'enfouir  en  province  pour 
jouer  aux  cartes,  surveiller  des  maçons,  et  me 
promener  en  sabots!  Dans  quel  but,  alors?  On 
vous  a  conté  qu'elle  était  riche,  n'est-ce  pas  ?  Ah  ! 
je  me  moque  bien  de  l'argent!  Est-ce  qu'après 
avoir  désiré  tout  ce  qu'il  j  a  de  plus  beau,  de 
plus  tendre,  de  plus  enchanteur,  une  sorte  de  pa- 
radis sous  forme  humaine,  et  quand  je  l'ai  trouvé 
enfin,  cet  idéal,  quand  cette  vision  me  cache 
toutes  les  autres... 

Et,  lui  prenant  la  tête  à  deux  mains,  il  se  mit 
à  la  baiser  sur  les  paupières,  en  répétant  : 

—  Non  I  non  !  non  !  jamais  je  ne  me  marierai  ! 
jamais  !  jamais  ! 

Elle  acceptait  ces  caresses,  figée  par  la  surprise 
et  par  le  ravissement. 


386  L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 

La  porte  du  magasin  sur  l'escalier  retomba. 
Elle  fit  un  bond;  et  elle  restait  la  main  étendue, 
comme  pour  lui  commander  le  silence.  Des  pas 
se  rapprochèrent.  Puis  quelqu'un  dit  au  dehors  : 

—  Madame  est-elle  là? 

—  Entrez! 

M™^  Arnoux  avait  le  coude  sur  le  comptoir  et 
roulait  une  plume  entre  ses  doigts,  tranquille- 
ment, quand  le  teneur  de  livres  ouvrit  la  por- 
tière. 

Frédéric  se  leva. 

—  Madame,  j'ai  bien  l'honneur  de  vous  sa- 
luer. Le  service,  n'est-ce  pas,  sera  prêt?  Je  puis 
compter  dessus? 

Elle  ne  répondit  rien.  Mais  cette  complicité 
silencieuse  enflamma  son  visage  de  toutes  les 
rougeurs  de  l'adultère. 

Le  lendemain,  il  retourna  chez  elle,  on  le  re- 
çut; et,  afin  de  poursuivre  ses  avantages,  immé- 
diatement, sans  préambule,  Frédéric  commença 
par  se  justifier  de  la  rencontre  au  Champ  de 
Mars.  Le  hasard  seul  l'avait  fait  se  trouver  avec 
cette  femme.  En  admettant  qu'elle  fût  jolie  (ce 
qui  n'était  pas  vrai),  comment  pourrait- elle  arrê- 
ter sa  pensée,  même  une  minute,  puisqu'il  en 
aimait  une  autre  ! 

—  Vous  le  savez  bien,  je  vous  l'ai  dit. 
M""  Arnoux  baissa  la  tête. 

—  Je  suis  fâchée  que  vous  me  l'ayez  dit. 

—  Pourquoi? 

—  Les  convenances  les  plus  simples  exigent 
maintenant  que  je  ne  vous  revoie  plus! 

II  protesta  de  l'innocence  de  son  amour.  Le 
passé  devait  lui  répondre  de  l'avenir  ;  il  s'était  pro- 


I 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  387 

mis  à  lui-même  de  ne  pas  troubler  son  existence, 
de  ne  pas  l'étourdir  de  ses  plaintes. 

—  Mais,  hier,  mon  cœur  débordait. 

—  Nous  ne  devons  plus  songer  à  ce  moment- 
là,  mon  ami! 

Cependant,  où  serait  le  mal,  quand  deux 
pauvres  êtres  confondraient  leur  tristesse  ? 

—  Car  vous  n'êtes  pas  heureuse  non  plus  ! 
Oh!  je  vous  connais,  vous  n'avez  personne  qui 
réponde  à  vos  besoins  d'affection,  de  dévoue- 
ment; je  ferai  tout  ce  que  vous  voudrez!  Je  ne 
vous  offenserai  pas  ! . . .  je  vous  le  jure. 

Et  il  se  laissa  tomber  sur  les  genoux,  malgré 
lui,  s  affaissant  sous  un  poids  intérieur  trop  lourd. 

—  Levez-vous!  dit-elle,  je  le  veux! 

Et  elle  lui  déclara  impérieusement  que,  s*il  n'o- 
béissait pas,  il  ne  la  reverrait  jamais. 

—  Ah  !  je  vous  en  défie  bien  !  reprit  Frédéric. 
Qu'est-ce  que  j'ai  à  faire  dans  le  monde?  Les 
autres  s'évertuent  pour  la  richesse,  la  célébrité, 
le  pouvoir!  Moi,  je  n'ai  pas  d'état,  vous  êtes  mon 
occupation  exclusive,  toute  ma  fortune,  le  but, 
le  centre  de  mon  existence,  de  mes  pensées.  Je 
ne  peux  pas  plus  vivre  sans  vous  que  sans  l'air  du 
ciel  !  Est-ce  que  vous  ne  sentez  pas  l'aspiration 
de  mon  âme  monter  vers  la  vôtre,  et  qu'elles  doi- 
vent se  confondre,  et  que  j'en  meurs? 

j^me  Arnoux  se  mit  à  trembler  de  tous  ses 
membres. 

—  Oh  !  allez-vous-en  !  je  vous  en  prie  ! 
L'expression  bouleversée  de  sa  figure  l'arrêta. 

Puis  il  fit  un  pas.  Mais  elle  se  reculait,  en  joignant 
les  deux  mains. 

—  Laissez-moi  !  au  nom  du  ciel  !  de  grâce  ! 


388  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

Et  Frédéric  l'aimait  tellement,  qu'il  sortit. 

Bientôt,  il  fut  pris  de  colère  contre  lui-même, 
se  déclara  un  imbécile,  et,  vingt-quatre  heures 
après,  il  revint. 

Madame  n'y  était  pas.  II  resta  sur  le  palier, 
étourdi  de  fureur  et  d'indignation.  Arnoux  parut, 
et  lui  apprit  que  sa  femme,  le  matin  même,  était 
partie  s'installer  dans  une  petite  maison  de  cam- 
pagne qu'ils  louaient  à  Auteuil,  ne  possédant  plus 
celle  de  Saint-CIoud. 

—  C'est  encore  une  de  ses  lubies!  Enfin, 
puisque  ça  l'arrange  !  et  moi  aussi,  du  reste;  tant 
mieux  !  Dînons-nous  ensemble  ce  soir? 

Frédéric  allégua  une  affaire  urgente,  puis  cou- 
rut à  Auteuil. 

M""  Arnoux  laissa  échapper  un  cri  de  joie. 
Alors,  toute  sa  rancune  s'évanouit. 

II  ne  parla  point  de  son  amour.  Pour  lui  inspi- 
rer plus  de  confiance,  il  exagéra  même  sa  réserve; 
et,  lorsqu'il  demanda  s'il  pouvait  revenir,  elle  ré- 
pondit :  «Mais  sans  doute»,  en  offrant  sa  main, 
qu'elle  retira  presque  aussitôt. 

Frédéric,  dès  lors,  multiplia  ses  visites.  II  pro- 
mettait au  cocher  de  gros  pourboires.  Mais  sou- 
vent, la  lenteur  du  cheval  l'impatientant,  il  des- 
cendait; puis,  hors  d'haleine,  grimpait  dans  un 
omnibus  ;  et  comme  il  examinait  dédaigneusement 
les  figures  des  gens  assis  devant  lui,  et  qui  n'al- 
laient pas  chez  elle  ! 

II  reconnaissait  de  loin  sa  maison,  à  un  chèvre- 
feuille énorme  couvrant,  d'un  seul  côté,  les 
planches  du  toit;  c'était  une  manière  de  chalet 
suisse  peint  en  rouge,  avec  un  balcon  extérieur. 
II  y  avait  dans  le  jardin  trois  vieux  marronniers. 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  389 

et  au  milieu,  sur  un  tertre,  un  parasol  en  chaume 
que  soutenait  un  tronc  d'arbre.  Sous  Tardoise  des 
murs,  une  grosse  vigne  mal  attachée  pendait  de 
place  en  place,  comme  un  câble  pourri.  La  son- 
nette de  la  grille,  un  peu  rude  à  tirer,  prolongeait 
son  carillon,  et  on  était  toujours  longtemps  avant 
de  venir.  Chaque  fois,  il  éprouvait  une  angoisse, 
une  peur  indéterminée. 

Puis  il  entendait  claquer,  sur  le  sable,  les  pan- 
toufles de  la  bonne  ;  ou  bien  M™^  Arnoux  elle- 
même  se  présentait.  II  arriva,  un  jour,  derrière 
son  dos,  comme  elle  était  accroupie,  devant  le 
gazon,  à  chercher  de  la  violette. 

L'humeur  de  sa  fille  l'avait  forcée  de  la  mettre 
au  couvent.  Son  gamin  passait  l'après-midi  dans 
une  école,  Arnoux  faisait  de  longs  déjeuners  au 
Palais-Royal,  avec  Regimbart  et  l'ami  Compain. 
Aucun  fâcheux  ne  pouvait  les  surprendre. 

II  était  bien  entendu  qu'ils  ne  devaient  pas  s'ap- 
partenir. Cette  convention,  qui  les  garantissait  du 
péril,  facihtait  leurs  épanchements. 

Elle  lui  dit  son  existence  d'autrefois,  à  Chartres, 
chez  sa  mère  ;  sa  dévotion  vers  douze  ans  ;  puis  sa 
fureur  de  musique,  lorsqu'elle  chantait  jusqu'à 
la  nuit,  dans  sa  petite  chambre,  d'où  l'on  dé- 
couvrait les  remparts.  II  lui  conta  ses  mélancolies 
au  collège,  et  comment  dans  son  ciel  poé- 
tique resplendissait  un  visage  de  femme,  si  bien 
qu'en  la  voyant  pour  la  première  fois,  il  l'avait 
reconnue. 

Ces  discours  n'embrassaient,  d'habitude,  que 
les  années  de  leur  fréquentation.  II  lui  rappelait 
d'insignifiants  détails,  la  couleur  de  sa  robe  à  telle 
époque,  quelle  personne  un  jour  était  survenue, 


390  L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 

ce  qu'elle  avait  dit  une  autre  fois  ;  et  elle  répon- 
dait tout  émerveillée  : 

—  Oui,  je  me  rappelle! 

Leurs  goûts,  leurs  jugements  étaient  les  mêmes. 
Souvent  celui  des  deux  qui  écoutait  l'autre  s'é- 
criait : 

—  Moi  aussi  ! 

Et  l'autre  à  son  tour  reprenait  : 

—  Moi  aussi  ! 

Puis  c'étaient  d'interminables  plaintes  sur  la 
Providence  : 

—  Pourquoi  le  ciel  ne  Tà-t-il  pas  voulu  !  Si 
nous  nous  étions  rencontrés  ! . . . 

—  Ah!  si  j'avais  été  plus  jeune!  soupirait- 
elle. 

—  Non  !  moi,  un  peu  plus  vieux. 

Et  ils  s'imaginaient  une  vie  exclusivement 
amoureuse,  assez  féconde  pour  remplir  les  plus 
vastes  solitudes,  excédant  toutes  joies,  défiant 
toutes  les  misères,  où  les  heures  auraient  disparu 
dans  un  continuel  épanchement  d'eux-mêmes,  et 
qui  aurait  fait  quelque  chose  de  resplendissant 
et  d'élevé  comme  la  palpitation  des  étoiles. 

Presque  toujours,  ils  se  tenaient  en  plein  air 
au  haut  de  l'escaher;  des  cimes  d'arbres  jaunies 
par  l'automne  se  mamelonnaient  devant  eux,  iné- 
galement jusqu'au  bord  du  ciel  pâle  ;  ou  bien  ils 
allaient  au  bout  de  l'avenue,  dans  un  pavillon 
ayant  pour  tout  meuble  un  canapé  de  toile  grise. 
Des  points  noirs  tachaient  la  glace  ;  les  murailles 
exhalaient  une  odeur  de  moisi;  et  ils  restaient  là, 
causant  d'eux-mêmes,  des  autres,  de  n'importe 
quoi,  avec  ravissement.  Quelquefois  les  rayons 
du  soleil,  traversant  la  jalousie,  tendaient  depuis 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  39  I 

le  plafond  jusque  sur  les  dalles  comme  les  cordes 
d'une  lyre,  des  brins  de  poussière  tourbillon- 
naient dans  ces  barres  lumineuses.  Elle  s'amusait 
à  les  fendre,  avec  sa  main  ;  Frédéric  la  saisissait, 
doucement;  et  il  contemplait  l'entrelacs  de  ses 
veines,  les  grains  de  sa  peau,  la  forme  de  ses  doigts. 
Chacun  de  ses  doigts  était,  pour  lui,  plus  qu'une 
chose,  presque  une  personne. 

Elle  lui  donna  ses  gants,  la  semaine  d'après 
son  mouchoir.  Elle  l'appelait  «  Frédéric»,  il  l'ap- 
pelait «Marie»,  adorant  ce  nom-là,  fait  exprès, 
disait-il,  pour  être  soupiré  dans  l'extase,  et  qui 
semblait  contenir  des  nuages  d'encens,  des  jon- 
chées de  roses. 

Ils  arrivèrent  à  fixer  d'avance  le  jour  de  ses 
visites;  et,  sortant  comme  par  hasard,  elle  allait 
au-devant  de  lui,  sur  la  route. 

Elle  ne  faisait  rien  pour  exciter  son  amour, 
perdue  dans  cette  insouciance  qui  caractérise  les 
grands  bonheurs.  Pendant  toute  la  saison,  elle 
porta  une  robe  de  chambre  en  soie  brune,  bordée 
de  velours  pareil,  vêtement  large,  convenant  à  la 
mollesse  de  ses  attitudes  et  de  sa  physionomie 
sérieuse.  D'ailleurs,  elle  touchait  au  mois  d'août 
des  femmes,  époque  tout  à  la  fois  de  réflexion  et 
de  tendresse,  où  la  maturité  qui  commence  colore 
le  regard  d'une  flamme  plus  profonde,  quand  la 
force  du  cœur  se  mêle  à  l'expérience  de  la  vie, 
et  que,  sur  la  fin  de  ses  épanouissements,  l'être 
complet  déborde  de  richesses  dans  l'harmonie  de 
sa  beauté.  Jamais  elle  n'avait  eu  plus  de  douceur, 
d'indulgence.  Sûre  de  ne  pas  faillir,  elle  s'aban- 
donnait à  un  sentiment  qui  lui  semblait  un 
droit  conquis  par  ses  chagrins.  Cela  était  si  bon 


392  L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 

du  reste,  et  si  nouveau  !  Quel  abîme  entre  la 
grossièreté  d'Arnoux  et  les  adorations  de  Fré- 
déric ! 

Il  tremblait  de  perdre  par  un  mot  tout  ce  qu'il 
croyait  avoir  gagné,  se  disant  qu'on  peut  ressaisir 
une  occasion  et  qu'on  ne  rattrape  jamais  une 
sottise.  II  voulait  qu'elle  se  donnât,  et  non  la 
prendre.  L'assurance  de  son  amour  le  délectait 
comme  un  avant-goût  de  la  possession ,  et  puis  le 
charme  de  sa  personne  lui  troublait  le  cœur  plus 
que  les  sens.  C'était  une  béatitude  indéfinie,  un 
tel  enivrement,  qu'il  en  oubliait  jusqu'à  la  possi- 
bilité d'un  bonheur  absolu.  Loin  d'elle,  des  con- 
voitises furieuses  le  dévoraient. 

Bientôt  il  y  eut  dans  leurs  dialogues  de  grands 
intervalles  de  silence.  Quelquefois,  une  sorte  de 
pudeur  sexuelle  les  faisait  rougir  l'un  devant 
l'autre.  Toutes  les  précautions  pour  cacher  leur 
amour  le  dévoilaient;  plus  il  devenait  fort,  plus 
leurs  manières  étaient  contenues.  Par  l'exercice 
d'un  tel  mensonge,  leur  sensibilité  s'exaspéra. 
Ils  jouissaient  délicieusement  de  la  senteur  des 
feuilles  humides,  ils  souffraient  du  vent  d'est,  ils 
avaient  des  irritations  sans  cause,  des  pressenti- 
ments funèbres;  un  bruit  de  pas,  le  craquement 
d'une  boiserie  leur  causaient  des  épouvantes 
comme  s'ils  avaient  été  coupables  ;  ils  se  sentaient 
poussés  vers  un  abîme  ;  une  atmosphère  orageuse 
les  enveloppait;  et,  quand  des  doléances  échap- 
paient à  Frédéric,  elle  s'accusait  elle-même. 

—  Oui  !  je  fais  mai  !  j'ai  l'air  d'une  coquette  ! 
Ne  venez  donc  plus  ! 

Alors,  il  répétait  les  mêmes  serments,  qu'elle 
écoutait  chaque  fois  avec  plaisir. 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 


393 


Son  retour  à  Paris  et  les  embarras  du  jour  de 
l'an  suspendirent  un  peu  leurs  entrevues.  Quand 
il  revint,  il  avait,  dans  les  allures,  quelque  chose 
de  plus  hardi.  Elle  sortait  à  chaque  minute  pour 
donner  des  ordres,  et  recevait,  malgré  ses  prières, 
tous  les  bourgeois  qui  venaient  la  voir.  On  se 
livrait  alors  à  des  conversations  sur  Léotade, 
M.  Guizot,  le  Pape*,  l'insurrection  de  Palerme* 
et  le  banquet  du  xii*  arrondissement  *,  lequel 
inspirait  des  inquiétudes.  Frédéric  se  soulageait 
en  déblatérant  contre  le  Pouvoir;  car  il  souhaitait, 
comme  Deslauriers,  un  bouleversement  univer- 
sel, tant  il  était  maintenant  aigri.  M"^  Arnoux,  de 
son  côté,  devenait  sombre. 

Son  mari,  prodiguant  les  extravagances,  entre- 
tenait une  ouvrière  de  la  manufacture,  celle  qu'on 
appelait  la  Bordelaise.  M"*  Arnoux  l'apprit  elle- 
même  à  Frédéric.  11  voulait  tirer  de  là  un  argu- 
ment «puisqu'on  la  trahissait  ». 

—  Oh  !  je  ne  m'en  trouble  guère  !  dit-elle. 
Cette  déclaration  lui  parut  affermir  complète- 
ment leur  intimité.  Arnoux  s'en  méfiait-il? 

—  Non  !  pas  maintenant  ! 

Elle  lui  conta  qu'un  soir,  il  les  avait  laissés  en 
tête-à-tête,  puis  était  revenu,  avait  écouté  derrière 
la  porte,  et,  comme  tous  deux  parlaient  de  choses 
indifférentes,  il  vivait,  depuis  ce  temps-là,  dans 
une  entière  sécurité  : 

—  Avec  raison,  n'est-ce  pas?  dit  amèrement 
Frédéric. 

—  Oui,  sans  doute  ! 

Elle  aurait  fait  mieux  de  ne  pas  risquer  un  pa- 
reil mot. 

Un  Jour,  elle  ne  se  trouva  point  chez  elle,  à 


3^4  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

l'heure  où  il  avait  coutume  d'y   venir.  Ce  fut, 
pour  lui,  comme  une  trahison. 

II  se  fâcha  ensuite  de  voir  les  fleurs  qu'il  appor- 
tait toujours  plantées  dans  un  verre  d'eau. 

—  Où  voulez-vous  donc  qu'elles  soient? 

—  Oh!  pas  là!  Du  reste,  elles  y  sont  moins 
froidement  que  sur  votre  cœur. 

Quelque  temps  après,  il  lui  reprocha  d'avoir 
été  la  veille  aux  Italiens,  sans  le  prévenir.  D'autres 
l'avaient  vue ,  admirée,  aimée  peut-être;  Frédéric 
s'attachait  à  ses  soupçons  uniquement  pour  la 
quereller,  la  tourmenter;  car  il  commençait  à 
la  haïr,  et  c'était  bien  le  moins  qu'elle  eût  une 
part  de  ses  souffrances! 

Une  après-midi  (vers  le  milieu  de  février),  il 
la  surprit  fort  émue.  Eugène  se  plaignait  de  mal 
à  la  gorge.  Le  docteur  avait  dit  pourtant  que  ce 
n'était  rien,  un  gros  rhume,  la  grippe.  Frédéric 
fut  étonné  par  l'air  ivre  de  l'enfant.  II  rassura  sa 
mère  néanmoins,  cita  en  exemple  plusieurs  bam- 
bins de  son  âge  qui  venaient  d'avoir  des  affections 
semblables  et  s'étaient  vite  guéris. 

—  Vraiment? 

—  Mais  oui,  bien  sûr! 

—  Oh  !  comme  vous  êtes  bon  ! 

Et  elle  lui  prit  la  main.  Il  l'étreignit  dans  la  sienne. 

—  Oh  !  laissez-Ia  ! 

—  Qu'est-ce  que  cela  fait,  puisque  c'est  au 
consolateur  que  vous  l'offrez  ! . . .  Vous  me  croyez 
bien  pour  ces  choses,  et  vous  doutez  de  moi... 
quand  je  vous  parle  de  mon  amour  ! 

—  Je  n'en  doute  pas,  mon  pauvre  ami  ! 

—  Pourquoi  cette  défiance,  comme  si  j'étais 
un  misérable  capable  d'abuser  ! . . . 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  395 

—  Oh!  non!... 

—  Si  j'avais  seulement  une  preuve  ! . . . 

—  Quelle  preuve  ? 

—  Celle  qu'on  donnerait  au  premier  venu, 
celle  que  vous  m'avez  accordée  à  moi-même. 

Et  il  lui  rappela  qu'une  fois  ils  étaient  sortis 
ensemble,  par  un  crépuscule  d'hiver,  un  temps 
de  brouillard.  Tout  cela  était  bien  loin,  mainte- 
nant !  Qui  donc  l'empêchait  de  se  montrer  à  son 
bras,  devant  tout  le  monde,  sans  crainte  de  sa 
part,  sans  arrière-pensée  de  la  sienne,  n'ayant  per- 
sonne autour  d'eux  pour  les  importuner  ? 

—  Soit!  dit-elle,  avec  une  bravoure  de  déci- 
sion qui  stupéfia  d'abord  Frédéric. 

Mais  il  reprit  vivement  : 

—  Voulez-vous  que  je  vous  attende  au  coin  de 
la  rue  Tronchet  et  de  la  rue  de  la  Ferme  ? 

—  Mon  Dieu  !  mon  ami. . . ,  balbutiait  M"*  Ar- 
noux. 

Sans  lui  donner  le  temps  de  réfléchir,  il  ajouta  : 

—  Mardi  prochain,  je  suppose? 

—  Mardi? 

—  Oui,  entre  deux  et  trois  heures! 

—  J'y  serai  ! 

Et  elle  détourna  son  visage,  par  un  mouvement 
de  honte.  Frédéric  lui  posa  ses  lèvres  sur  la  nuque. 

—  Oh  !  ce  n'est  pas  bien ,  dit-elle.  Vous  me  fe- 
riez repentir. 

II  s'écarta,  redoutant  la  mobilité  ordinaire  des 
femmes.  Puis,  sur  le  seuil,  murmura,  doucement, 
comme  une  chose  bien  convenue  : 

—  A  mardi  ! 

Elle  baissa  ses  beaux  yeux  d'une  façon  discrète 
et  résignée. 


39^  L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 

Frédéric  avait  un  plan. 

II  espérait  que,  grâce  à  la  pluie  ou  au  soleil, 
il  pourrait  la  faire  s'arrêter  sous  une  porte,  et 
qu'une  fois  sous  la  porte,  elle  entrerait  dans  la 
maison.  Le  difficile  était  d'en  découvrir  une  con- 
venable. 

II  se  mit  donc  en  recherche,  et,  vers  le  milieu 
de  la  rue  Tronchet,  il  lut  de  loin,  sur  une  en- 
seigne :  Appartements  meublés. 

Le  garçon,  comprenant  son  intention,  lui  mon- 
tra tout  de  suite,  à  l'entresol,  une  chambre  et  un 
cabinet  avec  deux  sorties.  Frédéric  la  retint  pour 
un  mois  et  paya  d'avance. 

Puis  il  alla  dans  trois  magasins  acheter  la  parfu- 
merie la  plus  rare  ;  il  se  procura  un  morceau  de 
fausse  guipure  pour  remplacer  l'affreux  couvre- 
pieds  de  coton  rouge,  il  choisit  une  paire  de  pan- 
toufles en  satin  bleu  ;  la  crainte  seule  de  paraître 
grossier  le  modéra  dans  ses  emplettes;  il  revint 
avec  elles  ;  et  plus  dévotement  que  ceux  qui  font 
des  reposoirs,  il  changea  les  meubles  de  place, 
drapa  lui-même  les  rideaux,  mit  des  bruyères 
sur  la  cheminée,  des  violettes  sur  la  commode;  il 
aurait  voulu  paver  la  chambre  tout  en  or.  «  C'est 
demain,  se  disait-il,  oui,  demain  !  je  ne  rêve  pas.» 
Et  il  sentait  battre  son  cœur  à  grands  coups 
sous  le  déhre  de  son  espérance;  puis,  quand  tout 
fut  prêt,  il  emporta  la  clef  dans  sa  poche,  comme 
si  le  bonheur,  qui  dormait  là,  avait  pu  s'en  en- 
voler. 

Une  lettre  de  sa  mère  l'attendait  chez  lui. 

«  Pourquoi  une  si  longue  absence  ?  Ta  con- 
duite commence  à  paraître  ridicule.  Je  com- 
prends que,  dans  une   certaine  mesure,  tu  aies 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  l()J 

d abord  hésité  devant  cette  union;  cependant, 
réfléchis  !  » 

Et  elle  précisait  les  choses  :  quarante-cinq  mille 
hvres  de  rente.  Du  reste,  «on  en  causait»;  et 
M.  Roque  attendait  une  réponse  définitive.  Quant 
à  la  jeune  personne,  sa  position,  véritablement, 
était  embarrassante.  «  Elle  t  aime  beaucoup.  » 

Frédéric  rejeta  la  lettre  sans  la  finir,  et  en  ou- 
vrit une  autre,  un  billet  de  Deslauriers. 

«Mon  vieux, 

«La  ipoxre  est  mûre.  Selon  ta  promesse,  nous 
comptons  sur  toi.  On  se  réunit  demain  au  petit 
jour,  place  du  Panthéon.  Entre  au  café  SoufHot. 
II  faut  que  je  te  parle  avant  la  manifestation.  » 

«  Oh  !  je  les  connais,  leurs  manifestations.  Mille 
grâces  !  j'ai  un  rendez-vous  plus  agréable.  » 

Et,  le  lendemain,  dès  onze  heures,  Frédéric 
était  sorti.  II  voulait  donner  un  dernier  coup 
d'œil  aux  préparatifs  ;  puis,  qui  sait,  elle  pouvait, 
par  un  hasard  quelconque,  être  en  avance?  En 
débouchant  de  la  rue  Tronchet,  il  entendit  der- 
rière la  Madeleine  une  grande  clameur;  il  s'a- 
vança; et  il  aperçut  au  fond  de  la  place,  à  gauche, 
des  gens  en  blouse  et  des  bourgeois. 

En  effet,  un  manifeste  publié  dans  les  journaux 
avait  convoqué  à  cet  endroit  tous  les  souscripteurs 
du  banquet  réformiste.  Le  Ministère,  presque  im- 
médiatement, avait  affiché  une  proclamation  l'in- 
terdisant. La  veille  au  soir,  l'opposition  parle- 
mentaire y  avait  renoncé;  mais  les  patriotes,  qui 
ignoraient  cette  résolution  des  chefs,  étaient  venus 
au  rendez- vous,  suivis  par  un  grand  nombre  de 
curieux.  Une  députation  des  écoles  s'était  portée 


398  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

tout  à  rheure  chez  Odilon  Barrot.  Elle  était  main- 
tenant aux  Affaires  Etrangères  ;  et  on  ne  savait  pas 
si  le  banquet  aurait  lieu,  si  le  Gouvernement  exé- 
cuterait sa  menace,  si  les  gardes  nationaux  se  pré- 
senteraient. On  en  voulait  aux  Députés  comme 
au  Pouvoir.  La  foule  augmentait  de  plus  en  plus, 
quand  tout  à  coup  vibra  dans  les  airs  le  refrain 
de  la  Marseillaise, 

C'était  la  colonne  des  étudiants  qui  arrivait.  Ils 
marchaient  au  pas,  sur  deux  files,  en  bon  ordre, 
l'aspect  irrité,  les  mains  nues,  et  tous  criant  par 
intervalles  : 

—  Vive  la  Réforme  !  à  bas  Guizot  ! 

Les  amis  de  Frédéric  étaient  là,  bien  sûr.  Ils 
allaient  l'apercevoir  et  l'entraîner.  II  se  réfugia 
vivement  dans  la  rue  de  l'Arcade. 

Quand  les  étudiants  eurent  fait  deux  fois  le  tour 
de  la  Madeleine,  ils  descendirent  vers  la  place  de 
la  Concorde.  Elle  était  remplie  de  monde  ;  et  la 
foule  tassée  semblait,  de  loin,  un  champs  d'épis 
noirs  qui  oscillaient. 

Au  même  moment,  des  soldats  de  la  ligne  se 
rangèrent  en  bataille,  à  gauche  de  l'église. 

Les  groupes  stationnaient,  cependant.  Pour  en 
finir,  des  agents  de  police  en  bourgeois  saisissaient 
les  plus  mutins  et  les  emmenaient  au  poste,  bru- 
talement. Frédéric,  malgré  son  indignation,  resta 
muet;  on  aurait  pu  le  prendre  avec  les  autres,  et 
il  aurait  manqué  M"°  Arnoux. 

Peu  de  temps  après,  parurent  les  casques  des 
municipaux.  Ils  frappaient  autour  d'eux,  à  coups 
de  plat  de  sabre.  Un  cheval  s'abattit;  on  courut 
lui  porter  secours  :  et,  dès  que  le  cavalier  fut  en 
selle,  tous  s'enfuirent. 


I 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  399 

Alors,  il  y  eut  un  grand  silence.  La  pluie  fine, 
qui  avait  mouillé  l'asphalte,  ne  tombait  plus.  Des 
nuages  s'en  allaient,  balayés  mollement  par  le 
vent  d'ouest. 

Frédéric  se  mit  à  parcourir  la  rue  Tronchet, 
en  regardant  devant  lui  et  derrière  lui. 

Deux  heures  enfin  sonnèrent. 

«  Ah  !  c'est  maintenant  !  se  dit-il,  elle  sort  de  sa 
maison,  elle  approche  »;  et,  une  minute  après  : 
((  Elle  aurait  eu  le  temps  de  venir.  »  Jusqu'à  trois 
heures,  il  tâcha  de  se  calmer.  «  Non,  elle  n'est  pas 
en  retard  ;  un  peu  de  patience  I  » 

Et,  par  désœuvrement,  il  examinait  les  rares 
boutiques  :  un  libraire,  un  selher,  un  magasin  de 
deuil.  Bientôt  il  connut  tous  les  noms  des  ou- 
vrages, tous  les  harnais,  toutes  les  étoffes.  Les 
marchands,  à  force  de  le  voir  passer  et  repasser 
continuellement,  furent  étonnés  d'abord,  puis 
effrayés,  et  ils  fermèrent  leur  devanture. 

Sans  doute,  elle  avait  un  empêchement,  et  elle 
en  souffrait  aussi.  Mais  quelle  joie  tout  à  l'heure  ! 
Car  elle  allait  venir,  cela  était  certain  !  «  Elle  me 
l'a  bien  promis!»  Cependant,  une  angoisse  in- 
tolérable le  gagnait. 

Par  un  mouvement  absurde,  il  rentra  dans  l'hô- 
tel, comme  si  elle  avait  pu  s  y  trouver.  A  l'instant 
même,  elle  arrivait  peut-être  dans  la  rue.  Il  s'y 
jeta.  Personne  !  Et  il  se  remit  à  battre  le  trottoir. 

Il  considérait  les  fentes  des  pavés,  la  gueule 
des  gouttières,  les  candélabres,  les  numéros  au- 
dessus  des  portes.  Les  objets  les  plus  minimes 
devenaient  pour  lui  des  compagnons,  ou  plutôt 
des  spectateurs  ironiques  ;  et  les  façades  régulières 
des  maisons  lui  semblaient  impitoyables.  Il  souf- 


4oO  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

frait  du  froid  aux  pieds.  II  se  sentait  dissoudre 
d'accablement.  La  répercussion  de  ses  pas  lui 
secouait  la  cervelle. 

'  Quand  il  vit  quatre  heures  à  sa  montre,  il 
éprouva  comme  un  vertige,  une  épouvante.  II  tâ- 
cna  de  se  répéter  des  vers,  de  calculer  n'importe 

3uoi,  d'inventer  une  histoire  !  Impossible  !  l'image 
e  M""  Arnoux  l'obsédait.  Il  avait  envie  de  courir 
à  sa  rencontre.  Mais  quelle  route  prendre  pour  ne 
pas  se  croiser? 

II  aborda  un  commissionnaire,  lui  mit  dans  la 
main  cinq  francs,  et  le  chargea  d'aller  rue  Paradis, 
chez  Jacques  Arnoux,  pour  s'enquérir  près  du 
portier  «  si  Madame  était  chez  elle  ».  Puis  il  se 
planta  au  coin  de  la  rue  de  la  Ferme  et  de  la  rue 
Tronchet,  de  manière  à  voir  simultanément  dans 
toutes  les  deux.  Au  fond  de  la  perspective,  sur  le 
boulevard,  des  masses  confuses  glissaient.  Il  dis- 
tinguait parfois  l'aigrette  d'un  dragon ,  un  chapeau 
de  femme  ;  et  il  tendait  ses  prunelles  pour  la  re- 
connaître. Un  enfant  déguenillé  qui  montrait  une 
marmotte,  dans  une  boîte,  lui  demanda  l'aumône, 
en  souriant. 

L'homme  à  la  veste  de  velours  reparut.  «  Le  por- 
tier ne  l'avait  pas  vue  sortir.  »  Qui  la  retenait  ?  Si 
elle  était  malade ,  on  l'aurait  dit  !  Etait-ce  une  visite  ? 
Rien  de  plus  facile  que  de  ne  pas  recevoir.  Il  se 
frappa  le  front. 

«  Ah  !  je  suis  bête  !  C'est  l'émeute  !  »  Cette  expli- 
cation naturelle  le  soulagea.  Puis,  tout  à  coup  : 
«  Mais  son  quartier  est  tranquille.  »  Et  un  doute 
abominable  t'assaillit.  «  Si  elle  allait  ne  pas  venir? 
si  sa  promesse  n'était  qu'une  parole  pour  m'évin- 
cer  ?  Non  !  non  !  »  Ce  qui  l'empêchait  sans  doute, 


I 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  4o  l 

c'était  un  hasard  extraordinaire,  un  de  ces  événe- 
ments qui  déjouent  toute  prévoyance.  Dans  ce 
cas -là,  elle  aurait  écrit.  Et  il  envoya  le  garçon 
d'hôtel  à  son  domicile,  rue  Rumfort,  pour  savoir 
s'il  n'y  avait  point  de  lettre  ? 

On  n'avait  apporté  aucune  lettre.  Cette  absence 
de  nouvelles  le  rassura. 

Du  nombre  des  pièces  de  monnaie  prises  au 
hasard  dans  sa  main,  de  la  physionomie  des  pas- 
sants, de  la  couleur  des  chevaux,  il  tirait  des  pré- 
sages; et,  quand  l'augure  était  contraire,  il  s'effor- 
çait de  ne  pas  y  croire.  Dans  ses  accès  de  fureur 
contre  M'"^  Arnoux,  il  l'injuriait  à  demi-voix.  Puis 
c'étaient  des  faiblesses  à  s'évanouir,  et  tout  à  coup 
des  rebondissements  d'espérance.  Elle  allait  pa- 
raître. Elle  était  là,  derrière  son  dos.  II  se  retour- 
nait :  rien  !  Une  fois,  il  aperçut,  à  trente  pas  envi- 
ron, une  femme  de  même  taille,  avec  la  même 
robe.  II  la  rejoignit  ;  ce  n'était  pas  elle  !  Cinq  heures 
arrivèrent  I  cinq  heures  et  demie  !  six  heures  !  Le 
gaz  s'allumait.  M™"  Arnoux  n'était  pas  venue. 

Elle  avait  rêvé,  la  nuit  précédente,  qu'elle  était 
sur  le  trottoir  de  la  rue  Tronchet  depuis  long- 
temps. Elle  y  attendait  quelque  chose  d'indéter- 
miné, de  considérable  néanmoins,  et,  sans  savoir 
pourquoi,  elle  avait  peur  d'être  aperçue.  Mais  un 
maudit  petit  chien,  acharné  contre  elle,  mordillait 
le  bas  de  sa  robe.  II  revenait  obstinément  et  aboyait 
toujours  plus  fort.  M™"  Arnoux  se  réveilla.  L'aboie- 
ment du  chien  continuait.  Elle  tendit  l'oreille.  Cela 
partait  de  la  chambre  de  son  fils.  Elle  s'y  précipita 

F^ieds  nus.  C'était  l'enfant  lui-même  qui  toussait. 
1  avait  les  mains  brûlantes,  la  face  rouge  et  la 
voix   singulièrement  rauque.   L'embarras   de   sa 

26 


4o2  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

respiration  augmentait  de  minute  en  minute.  Elle 
resta  jusqu'au  jour,  penchée  sur  sa  couverture,  à 
l'observer. 

A  huit  heures,  le  tambour  de  la  garde  nationale 
vint  prévenir  M.  Arnoux  que  ses  camarades  l'at- 
tendaient. Il  s'habilla  vivement  et  s'en  alla,  en  pro- 
mettant de  passer  tout  de  suite  chez  leur  médecin, 
M.  Colot.  A  dix  heures,  M.  Colot  n'étant  pas 
venu,  M™®  Arnoux  expédia  sa  femme  de  chambre. 
Le  docteur  était  en  voyage,  à  la  campagne,  et  le 
jeune  homme  qui  le  remplaçait  faisait  des  courses. 

Eugène  tenait  sa  tête  de  côté,  sur  le  traversin, 
en  fronçant  toujours  ses  sourcils,  en  dilatant  ses 
narines  ;  sa  pauvre  petite  figure  devenait  plus  blême 
que  ses  draps;  et  il  s'échappait  de  son  larynx  un 
sifflement  produit  par  chaque  inspiration ,  de  plus 
en  plus  courte,  sèche,  et  comme  métallique.  Sa 
toux  ressemblait  au  bruit  de  ces  mécaniques  bar- 
bares qui  font  japper  les  chiens  de  carton. 

]y[me  arnoux  fut  saisie  d'épouvante.  Elle  se  jeta 
sur  les  sonnettes,  en  appelant  au  secours,  en 
criant  : 

—  Un  médecin  !  un  médecin  ! 

Dix  minutes  après,  arriva  un  vieux  monsieur 
en  cravate  blanche  et  à  favoris  gris,  bien  taillés.  Il 
fit  beaucoup  de  questions  sur  les  habitudes,  l'âge 
et  le  tempérament  du  jeune  malade,  puis  examina 
sa  gorge ,  s'appliqua  la  tête  dans  son  dos  et  écrivit 
une  ordonnance.  L'air  tranquille  de  ce  bonhomme 
était  odieux.  11  sentait  l'embaumement.  Elle  aurait 
voulu  le  battre.  Il  dit  qu'il  reviendrait  dans  la 
soirée. 

Bientôt  les  horribles  quintes  recommencèrent. 
Quelquefois,   l'enfant   se   dressait  tout   à  coup. 


I 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  4^3 

Des  mouvements  convulsifs  lui  secouaient  les 
muscles  de  la  poitrine,  et,  dans  ses  aspirations, 
son  ventre  se  creusait  comme  s'il  eût  suffoqué 
d'avoir  couru.  Puis  il  retombait  la  tête  en  arrière 
et  la  bouche  grande  ouverte.  Avec  des  précau- 
tions infinies,  M"^  Arnoux  tâchait  de  lui  faire  ava- 
ler le  contenu  des  fioles,  du  sirop  d'ipécacuanha, 
une  potion  kermétisée.  Mais  il  repoussait  la  cuiller, 
en  gémissant  d'une  voix  faible.  On  aurait  dit  qu'il 
soufïlait  ses  paroles. 

De  temps  à  autre,  elle  relisait  l'ordonnance.  Les 
observations  du  formulaire  l'effrayaient  ;  peut-être 
que  le  pharmacien  s'était  trompé  !  Son  impuissance 
la  désespérait.  L'élève  de  M.  Colot  arriva. 

C'était  un  jeune  homme  d'allures  modestes, 
neuf  dans  le  métier,  et  qui  ne  cacha  point  son  im- 
pression. 11  resta  d'abord  indécis,  par  peur  de  se 
compromettre,  et  enfin  prescrivit  l'application  de 
morceaux  de  glace.  On  fut  longtemps  à  trouver 
de  la  glace.  La  vessie  qui  contenait  les  morceaux 
creva.  11  fallut  changer  la  chemise.  Tout  ce  déran- 
gement provoqua  un  nouvel  accès  plus  terrible. 

L'enfant  se  mit  à  arracher  les  linges  de  son  cou, 
comme  s'il  avait  voulu  retirer  l'obstacle  qui  l'étouf- 
fait,  et  il  égratignait  le  mur,  saisissait  les  rideaux 
de  sa  couchette ,  cherchant  un  point  d'appui  pour 
respirer.  Son  visage  était  bleuâtre  maintenant,  et 
tout  son  corps,  trempé  d'une  sueur  froide,  parais- 
sait maigrir.  Ses  yeux  hagards  s'attachaient  sur  sa 
mère  avec  terreur.  11  lui  jetait  les  bras  autour  du 
cou,  s'y  suspendait  d'une  façon  désespérée;  et, 
en  repoussant  ses  sanglots,  elle  balbutiait  des 
paroles  tendres. 

—  Oui,  mon  amour,  mon  ange,  mon  trésor! 

z6. 


4o4  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

Puis,  des  moments  de  calme  survenaient. 

Elle  alla  chercher  des  joujoux,  un  polichinelle, 
une  collection  d'images,  et  les  étala  sur  son  ht, 
pour  le  distraire.  Elle  essaya  même  de  chanter. 

Elle  commença  une  chanson  qu'elle  lui  disait 
autrefois,  quand  elle  le  berçait  en  l'emmaillotant 
sur  cette  même  petite  chaise  de  tapisserie.  Mais  il 
frissonna  dans  la  longueur  entière  de  son  corps, 
comme  une  onde  sous  un  coup  de  vent  ;  les  glooes 
de  ses  yeux  saillissaient  :  elle  crut  qu'il  allait  mou- 
rir, et  se  détourna  pour  ne  pas  le  voir. 

Un  instant  après,  elle  eut  la  force  de  le  regar- 
der. Il  vivait  encore.  Les  heures  se  succédèrent, 
lourdes,  mornes,  interminables,  désespérantes;  et 
elle  n'en  comptait  plus  les  minutes  qu'à  la  pro- 
gression de  cette  agonie.  Les  secousses  de  sa  poi- 
trine le  jetaient  en  avant  comme  pour  le  briser; 
à  la  fin,  il  vomit  quelque  chose  d'étrange,  qui 
ressemblait  à  un  tube  de  parchemin.  Qu'était-ce? 
Elle  s'imagina  qu'il  avait  rendu  un  bout  de  ses  en- 
trailles. Mais  il  respirait  largement,  régulièrement. 
Cette  apparence  de  bien-être  l'efFraya  plus  que 
tout  le  reste;  elle  se  tenait  comme  pétrifiée,  les 
bras  pendants,  les  yeux  fixes,  quand  M.  Colot 
survint.  L'enfant,  selon  lui,  était  sauvé. 

Elle  ne  comprit  pas  d'abord ,  et  se  fit  répéter  la 
phrase.  N'était-ce  pas  une  de  ces  consolations 
propres  aux  médecins  ?  Le  docteur  s'en  alla  d'un 
air  tranquille.  Alors,  ce  fut  pour  elle  comme  si  les 
cordes  qui  serraient  son  cœur  se  fussent  dénouées. 

Sauvé  I  Est-ce  possible  ! 

Tout  à  coup  l'idée  de  Frédéric  lui  apparut 
d'une  façon  nette  et  inexorable.  C'était  un  aver- 
tissement de   la   Providence.   Mais  le  Seigneur, 


I 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  4^5 

dans  sa  miséricorde,  n'avait  pas  voulu  la  punir 
tout  à  fait!  Quelle  expiation,  plus  tard,  si  elle 
persévérait  dans  cet  amour!  Sans  doute,  on  insul- 
terait son  fils  à  cause  d'elle  ;  et  M""'  Arnoux  l'aper- 
çut jeune  homme,  blessé  dans  une  rencontre, 
rapporté  sur  un  brancard,  mourant.  D'un  bond, 
elle  se  précipita  sur  la  petite  chaise  ;  et  de  toutes 
ses  forces,  lançant  son  âme  dans  les  hauteurs, 
elle  offrit  à  Dieu,  comme  un  holocauste,  le  sacri- 
fice de  sa  première  passion,  de  sa  seule  faiblesse. 

Frédéric  était  revenu  chez  lui.  II  restait  dans  son 
fauteuil,  sans  même  avoir  la  force  de  la  maudire. 
Une  espèce  de  sommeil  le  gagna;  et,  à  travers 
son  cauchemar,  il  entendait  la  pluie  tomber,  en 
croyant  toujours  qu'il  était  là-bas,  sur  le  trottoir. 

Le  lendemain,  par  une  dernière  lâcheté,  il  en- 
voya encore  un  commissionnaire  chez  M™*  Ar- 
noux. 

Soit  que  le  Savoyard  ne  fit  pas  la  commission, 
ou  qu'elle  eût  trop  de  choses  à  dire  pour  s'expli- 
quer d'un  mot,  la  même  réponse  fut  rapportée. 
L'insolence  était  trop  forte  !  Une  colère  d'orgueil 
le  saisit.  II  se  jura  de  n'avoir  plus  même  un  désir  ; 
et,  comme  un  feuillage  emporté  par  un  ouragan, 
son  amour  disparut.  II  en  ressentit  un  soulage- 
ment, une  joie  stoïque,  puis  un  besoin  d'actions 
violentes;  et  il  s'en  alla  au  hasard,  par  les  rues. 

Des  hommes  des  faubourgs  passaient,  armés 
de  fusils,  de  vieux  sabres,  quelques-uns  portant 
des  bonnets  rouges,  et  tous  chantant  la  Marseillaise 
ou  les  Girondins.  Çà  et  là,  un  garde  national  se 
hâtait  pour  rejoindre  sa  mairie.  Des  tambours,  au 
loin,  résonnaient.  On  se  battait  à  la  porte  Saint- 
Martin.  II  y  avait  dans  l'air  quelque  chose  de  gail- 


4o6  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

lard  et  de  belliqueux.  Frédéric  marchait  toujours. 
L'agitation  de  la  grande  ville  le  rendait  gai. 

A  la  hauteur  de  Frascati ,  il  aperçut  les  fenêtres 
de  la  Maréchale  ;  une  idée  folle  lui  vint,  une  réac- 
tion de  jeunesse.  II  traversa  le  boulevard. 

On  fermait  la  porte  cochère;  et  Delphine,  la 
femme  de  chambre,  en  train  d'écrire  dessus  avec 
un  charbon  :  «Armes  données»,  lui  dit  vivement: 

—  Ah  !  Madame  est  dans  un  bel  état  !  Elle  a 
renvoyé  ce  matin  son  groom  qui  l'insultait.  Elle 
croit  qu'on  va  piller  partout  !  Elle  crève  de  peur  ! 
d'autant  plus  que  Monsieur  est  parti  ! 

—  Quel  monsieur? 

—  Le  Prince! 

Frédéric  entra  dans  le  boudoir.  La  Maréchale 
parut,  en  jupon,  les  cheveux  sur  le  dos,  boule- 
versée. 

—  Ah  !  merci  !  tu  viens  me  sauver  !  c'est  la  se- 
conde fois  !  tu  n'en  demandes  jamais  le  prix,  toi  ! 

—  Mille  pardons  !  dit  Frédéric,  en  lui  saisissant 
la  taille  dans  les  deux  mains. 

—  Comment?  que  fais-tu?  balbutia  la  Maré- 
chale, à  la  fois  surprise  et  égajée  par  ces  ma- 
nières. 

II  répondit  : 

—  Je  suis  la  mode,  je  me  réforme. 

Elle  se  laissa  renverser  sur  le  divan,  et  conti- 
nuait à  rire  sous  ses  baisers. 

Ils  passèrent  l'après-midi  à  regarder,  de  leur 
fenêtre,  le  peuple  dans  la  rue.  Puis  il  l'emmena 
dîner  aux  Trois- Frères-Provençaux.  Le  repas  fut 
long,  délicat.  Ils  s'en  revinrent  à  pied,  faute  de 
voiture. 

A  la  nouvelle  d'un  changement  de  ministère, 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  J[oj 

Paris  avait  changé.  Tout  le  monde  était  en  joie  ; 
des  promeneurs  circulaient,  et  des  lampions  à 
chaque  étage  faisaient  une  clarté  comme  en  plein 
jour.  Les  soldats  regagnaient  lentement  leurs 
casernes,  harassés,  Tair  triste.  On  les  saluait,  en 
criant  :  «  Vive  la  ligne  !  »  Ils  continuaient  sans 
répondre.  Dans  la  garde  nationale,  au  contraire, 
les  officiers,  rouges  d'enthousiasme,  brandissaient 
leur  sabre  en  vociférant  :  a  Vive  la  réforme  !  »  et  ce 
mot-là,  chaque  fois,  faisait  rire  les  deux  amants. 
Frédéric  blaguait,  était  très  gai. 

Par  la  rue  Duphot,  ils  atteignirent  les  boule- 
vards. Des  lanternes  vénitiennes,  suspendues  aux 
maisons,  formaient  des  guirlandes  de  feux.  Un 
fourmillement  confus  s'agitait  en  dessous  ;  au  mi- 
lieu de  cette  ombre,  par  endroits,  brillaient  des 
blancheurs  de  baïonnettes.  Un  grand  brouhaha 
s'élevait.  La  foule  était  trop  compacte,  le  retour 
direct  impossible  ;  et  ils  entraient  dans  la  rue  Cau- 
martin,  quand,  tout  à  coup,  éclata  derrière  eux 
un  bruit,  pareil  au  craquement  d'une  immense 
pièce  de  soie  que  l'on  déchire.  C'était  la  fusillade 
du  boulevard  des  Capucines. 

—  Ah!  on  casse  quelques  bourgeois,  dit  Fré- 
déric tranquillement. 

Car  il  j  a  des  situations  où  l'homme  le  moins 
cruel  est  si  détaché  des  autres,  qu'il  verrait  périr 
le  genre  humain  sans  un  battement  de  cœur. 

La  Maréchale,  cramponnée  à  son  bras,  claquait 
des  dents.  Elle  se  déclara  incapable  de  faire  vingt 
pas  de  plus.  Alors,  par  un  raffinement  de  haine, 
pour  mieux  outrager  en  son  âme  M"°  Arnoux,  il 
l'emmena  jusqu'à  l'hôtel  de  la  rue  Tronchet,  dans 
le  logement  préparé  pour  l'autre. 


4o8  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

Les  fleurs  n'étaient  pas  flétries.  La  guipure  s'éta- 
lait sur  le  lit.  Il  tira  de  l'armoire  les  petites  pan- 
toufles. Rosanette  trouva  ces  prévenances  fort 
délicates. 

Vers  une  heure,  elle  fut  réveillée  par  des  rou- 
lements lointains;  et  elle  le  vit  qui  sanglotait,  la 
tête  enfoncée  dans  l'oreiller. 

—  Qu'as-tu  donc,  cher  amour? 

—  C'est  excès  de  bonheur,  dit  Frédéric.  Il  y 
avait  trop  longtemps  que  je  te  désirais  ! 


I 


TROISIÈME  PARTIE 


LE  bruit  d'une  fusillade  le  tira  brusquement 
de  son  sommeil;  et,  malgré  les  instances 
de  Rosanette ,  Frédéric ,  à  toute  force ,  vou- 
lut aller  voir  ce  qui  se  passait.  II  descen- 
dait les  Champs-Elysées,  d*où  les  coups  de  feu 
étaient  partis.  A  l'angle  de  la  rue  Saint-Honoré, 
des  hommes  en  blouse  le  croisèrent  en  criant  : 
—  Non!  pas  par  là!  au  Palais-Rojal! 
Frédéric  les  suivit.  On  avait  arraché  les  grilles 
de  l'Assomption.  Plus  loin,  il  remarqua  trois  pa- 
vés au  milieu  de  la  voie,  le  commencement  d'une 
barricade,  sans  doute,  puis  des  tessons  de  bou- 
teilles, et  des  paquets  de  fil  de  fer  pour  embarras- 
ser la  cavalerie;  quand  tout  à  coup  s'élança  d'une 
ruelle  un  grand  jeune  homme  pâle,  dont  les  che- 
veux noirs  flottaient  sur  les  épaules,  prises  dans 
une  espèce  de  maillot  à  pois  de  couleur.  II  tenait 


4  I  O  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

un  long  fusil  de  soldat,  et  courait  sur  la  pointe  de 
ses  pantoufles,  avec  l'air  d'un  somnambule  et  leste 
comme  un  tigre.  On  entendait,  par  intervalles, 
une  détonation. 

La  veille  au  soir,  le  spectacle  du  chariot  con- 
tenant cinq  cadavres  recueillis  parmi  ceux  du  bou- 
levard des  Capucines  avait  changé  les  dispositions 
du  peuple;  et,  pendant  qu'aux  Tuileries  les  aides 
de  camp  se  succédaient,  et  que  M.  MoIé,  en  train 
de  faire  un  cabinet  nouveau,  ne  revenait  pas,  et 
que  M.  Thiers  tâchait  d'en  composer  un  autre, 
et  que  le  Roi  chicanait,  hésitait,  puis  donnait  à 
Bugeaud  le  commandement  général  pour  l'empê- 
cher de  s'en  servir,  l'insurrection,  comme  dirigée 
par  un  seul  bras,  s'organisait  formidablement.  Des 
hommes  d'une  éloquence  frénétique  haranguaient 
la  foule  au  coin  des  rues  ;  d'autres  dans  les  éghses 
sonnaient  le  tocsin  à  pleine  volée  ;  on  coulait  du 
plomb,  on  roulait  des  cartouches;  les  arbres  des 
boulevards,  les  vespasiennes,  les  bancs,  les  grilles, 
les  becs  de  gaz,  tout  fut  arraché,  renversé;  Paris, 
le  matin,  était  couvert  de  barricades.  La  résistance 
ne  dura  pas;  partout  la  garde  nationale  s'inter- 
posait; si  bien  qu'à  huit  heures,  le  peuple,  de  bon 
gré  ou  de  force,  possédait  cinq  casernes,  presque 
toutes  les  mairies,  les  points  stratégiques  les  plus 
sûrs.  D'elle-même,  sans  secousses,  !a  Monarchie 
se  fondait  dans  une  dissolution  rapide  ;  et  on  atta- 
quait maintenant  le  poste  du  Château-d'Eau,  pour 
déhvrer  cinquante  prisonniers,  qui  n'y  étaient  pas. 

Frédéric  s'arrêta  forcément  à  l'entrée  de  la 
place.  Des  groupes  en  armes  l'emplissaient.  Des 
compagnies  de  la  ligne  occupaient  les  rues  Saint- 
Thomas  et  Fromanteau.  Une  barricade  énorme 


i 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  4 1  ' 

bouchait  la  rue  de  Valois.  La  fumée  qui  se  balan- 
çait à  sa  crête  s'entr'ouvrit,  des  hommes  couraient 
dessus  en  faisant  de  grands  gestes,  ils  disparurent; 
puis  la  fusillade  recommença.  Le  poste  j  répondait, 
sans  qu'on  vît  personne  à  fintérieur;  ses  fenêtres, 
défendues  par  des  volets  de  chêne,  étaient  percées 
de  meurtrières;  et  le  monument  avec  ses  deux 
étages,  ses  deux  ailes,  sa  fontaine  au  premier  et  sa 
petite  porte  au  milieu,  commençait  à  se  mouche- 
ter  de  taches  blanches  sous  le  heurt  des  balles. 
Son  perron  de  trois  marches  restait  vide. 

A  côté  de  Frédéric,  un  homme  en  bonnet  grec 
et  portant  une  giberne  par-dessus  sa  veste  de  tricot 
se  disputait  avec  une  femme  coiffée  d'un  madras. 
Elle  lui  disait  : 

—  Mais  reviens  donc  !  reviens  donc  ! 

—  Laisse- moi  tranquille  !  répondait  le  mari. 
Tu  peux  bien  surveiller  la  loge  toute  seule.  Ci- 
toyen, je  vous  le  demande,  est-ce  juste?  J'ai  fait 
mon  devoir  partout,  en  1830,  en  32,  en  34,  en 
39!  Aujourd'hui,  on  se  bat.  Il  faut  que  je  me 
batte!  — Va- t'en! 

Et  la  portière  finit  par  céder  à  ses  remontrances 
et  à  celles  d'un  garde  national  près  d'eux,  quadra- 
génaire dont  la  figure  bonasse  était  ornée  d'un 
collier  de  barbe  blonde.  Il  chargeait  son  arme  et 
tirait,  tout  en  conversant  avec  Frédéric,  aussi  tran- 

3uille  au  milieu  de  l'émeute  qu'un  horticulteur 
ans  son  jardin.  Un  jeune  garçon  en  serpillière  le 
cajolait  pour  obtenir  des  capsules,  afin  d'utiliser 
son  fusil,  une  belle  carabine  de  chasse  que  lui 
avait  donnée  a  un  monsieur». 

—  Empoigne  dans  mon  dos,  dit  le  bourgeois, 
et  efface-toi!  tu  vas  te  faire  tuer! 


4  I  2  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

Les  tambours  battaient  la  charge.  Des  cris  aigus, 
des  hourras  de  triomphe  s'élevaient.  Un  remous 
continuel  faisait  osciller  la  multitude.  Frédéric, 
pris  entre  deux  masses  profondes,  ne  bougeait 
pas,  fasciné  d'ailleurs  et  s'amusant  extrêmement. 
Les  blessés  qui  tombaient,  les  morts  étendus 
n'avaient  pas  l'air  de  vrais  blessés,  de  vrais  morts. 
II  lui  semblait  assister  à  un  spectacle. 

Au  milieu  de  la  houle,  par-dessus  des  têtes,  on 
aperçut  un  vieillard  en  habit  noir  sur  un  cheval 
blanc,  à  selle  de  velours.  D'une  main,  il  tenait  un 
rameau  vert,  de  l'autre  un  papier,  et  les  secouait 
avec  obstination.  Enfin,  désespérant  de  se  faire 
entendre,  il  se  retira. 

La  troupe  de  ligne  avait  disparu  et  les  munici- 
paux restaient  seuls  à  défendre  le  poste.  Un  flot 
d'intrépides  se  rua  sur  le  perron;  ils  s'abattirent, 
d'autres  survinrent;  et  la  porte,  ébranlée  sous  des 
coups  de  barre  de  fer,  retentissait;  les  municipaux 
ne  cédaient  pas.  Mais  une  calèche  bourrée  de  foin , 
et  qui  brûlait  comme  une  torche  géante,  fut  traî- 
née contre  les  murs.  On  apporta  vite  des  fagots, 
de  la  paille,  un  baril  d'esprit-de-vin.  Le  feu  monta 
le  long  des  pierres  ;  l'édifice  se  mit  à  fumer  par- 
tout comme  une  solfatare;  et  de  larges  flammes, 
au  sommet,  entre  les  balustres  de  la  terrasse, 
s'échappaient  avec  un  bruit  strident.  Le  premier 
étage  du  Palais -Royal  s'était  peuplé  de  gardes 
nationaux.  De  toutes  les  fenêtres  de  la  place,  on 
tirait;  les  balles  sifflaient,  l'eau  de  la  fontaine  cre- 
vée se  mêlait  avec  le  sang,  faisait  des  flaques  par 
terre;  on  glissait  dans  la  boue  sur  des  vêtements, 
des  shakos,  des  armes;  Frédéric  sentit  sous  son 
pied  quelque  chose  de  mou  ;  c'était  la  main  d'un 


I 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  4  I  3 

sergent  en  capote  grise,  couché  la  face  dans  le 
ruisseau.  Des  bandes  nouvelles  de  peuple  arri- 
vaient toujours,  poussant  les  combattants  sur  le 
poste.  La  fusillade  devenait  plus  pressée.  Les  mar- 
chands de  vins  étaient  ouverts  ;  on  allait  de  temps 
à  autre  y  fumer  une  pipe,  boire  une  chope,  puis 
on  retournait  se  battre.  Un  chien  perdu  hurlait. 
Cela  faisait  rire. 

Frédéric  fut  ébranlé  par  le  choc  d*un  homme 
qui,  une  balle  dans  les  reins,  tomba  sur  son 
épaule,  en  râlant.  A  ce  coup,  dirigé  peut-être 
contre  lui,  il  se  sentit  furieux;  et  il  se  jetait  en 
avant  quand  un  garde  national  l'arrêta. 

—  C'est  inutile  !  le  Roi  vient  de  partir.  Ah  !  si 
vous  ne  me  croyez  pas,  allez -y  voir! 

Une  pareille  assertion  calma  Frédéric.  La  place 
du  Carrousel  avait  un  aspect  tranquille.  L'hôtel 
de  Nantes  s'y  dressait  toujours  solitairement;  et 
les  maisons  par  derrière,  le  dôme  du  Louvre  en 
face,  la  longue  galerie  de  bois  à  droite  et  le  vague 
terrain  qui  ondulait  jusqu'aux  baraques  des  étala- 
gistes, étaient  comme  noyés  dans  la  couleur  grise 
de  l'air,  où  de  lointains  murmures  semblaient  se 
confondre  avec  la  brume,  tandis  qu'à  l'autre  bout 
de  la  place,  un  jour  cru,  tombant  par  un  écarte- 
ment  des  nuages  sur  la  façade  des  Tuileries,  dé- 
coupait en  blancheur  toutes  ses  fenêtres.  Il  y  avait 
près  de  l'Arc  de  Triomphe  un  cheval  mort,  étendu. 
Derrière  les  grilles,  des  groupes  de  cinq  à  six 
personnes  causaient.  Les  portes  du  château  étaient 
ouvertes,  les  domestiques  sur  le  seuil  laissaient 
entrer. 

En  bas,  dans  une  petite  salle,  des  bols  de  café 
au  lait  étaient  servis.  Quelques-uns  des  curieux 


4l4  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

s'attablèrent  en  plaisantant;  les  autres  restaient 
debout,  et,  parmi  ceux-là,  un  cocher  de  fiacre. 
II  saisit  à  deux  mains  un  bocal  plein  de  sucre 
en  poudre,  jeta  un  regard  inquiet  de  droite  et  de 
gauche,  puis  se  mit  à  manger  voracement,  son 
nez  plongeant  dans  le  goulot.  Au  bas  du  grand 
escalier,  un  homme  écrivait  son  nom  sur  un  re- 
gistre. Frédéric  le  reconnut  par  derrière. 

—  Tiens,  HussonnetI 

—  Mais  oui,  répondit  le  bohème.  Je  m'intro- 
duis à  la  Cour.  Voilà  une  bonne  farce ,  hein  ? 

—  Si  nous  montions? 

Et  ils  arrivèrent  dans  la  salle  des  Maréchaux. 
Les  portraits  de  ces  illustres,  sauf  celui  de  Bu- 
geaud  percé  au  ventre,  étaient  tous  intacts.  Ils 
se  trouvaient  appuyés  sur  leur  sabre,  un  affût 
de  canon  derrière  eux,  et  dans  des  attitudes 
formidables  jurant  avec  la  circonstance.  Une 
grosse  pendule  marquait  une  heure  vingt  mi- 
nutes. 

Tout  à  coup  la  Marseillaise  retentit.  Hussonnet 
et  Frédéric  se  penchèrent  sur  la  rampe.  C'était  le 
peuple.  II  se  précipita  dans  l'escalier,  en  secouant 
à  flots  vertigineux  des  têtes  nues,  des  casques, 
des  bonnets  rouges ,  des  baïonnettes  et  des  épaules , 
si  impétueusement,  que  des  gens  disparaissaient 
dans  cette  masse  grouillante  qui  montait  toujours, 
comme  un  fleuve  refoulé  par  une  marée  d'équi- 
noxe,  avec  un  long  mugissement,  sous  une  im- 
pulsion irrésistible.  En  haut,  elle  se  répandit,  et  le 
chant  tomba. 

On  n'entendait  plus  que  les  piétinements  de 
tous  les  souliers,  avec  le  clapotement  des  voix. 
La  foule  inoffensive  se  contentait  de  regarder. 


I 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  4  I  5 

Mais,  de  temps  à  autre,  un  coude  trop  à  l'étroit 
enfonçait  une  vitre;  ou  bien  un  vase,  une  sta- 
tuette déroulait  d'une  console,  par  terre.  Les  boi- 
series pressées  craquaient.  Tous  les  visages  étaient 
rouges  ;  la  sueur  en  coulait  à  larges  gouttes  ;  Hus- 
sonnet  fit  cette  remarque  : 

—  Les  héros  ne  sentent  pas  bon  ! 

—  Ah!  vous  êtes  agaçant,  reprit  Frédéric. 

Et  poussés  malgré  eux,  ils  entrèrent  dans  un 
appartement  oii  s'é  endait  au  plafond,  un  dais 
de  velours  rouge.  Sur  le  trône,  en  dessous,  était 
assis  un  prolétaire  à  barbe  noire,  la  chemise 
entr'ouverte ,  l'air  hilare  et  stupide  comme  un 
magot.  D'autres  gravissaient  l'estrade  pour  s'as- 
seoir à  sa  place. 

—  Quel  mythe  !  dit  Hussonnet.  Voilà  le  peuple 
souverain  ! 

Le  fauteuil  fut  enlevé  à  bout  de  bras,  et  tra- 
versa toute  la  salle  en  se  balançant. 

— ;  Saprelotte  !  comme  il  chaloupe  !  Le  vaisseau 
de  l'Etat  est  ballotté  sur  une  mer  orageuse!  Can- 
cane-t-il!  cancane-t-il! 

On  l'avait  approché  d'une  fenêtre,  et,  au  milieu 
des  sifflets,  on  le  lança. 

—  Pauvre  vieux  !  dit  Hussonnet  en  le  voyant 
tomber  dans  le  jardin,  où  il  fut  repris  vivement 
pour  être  promené  ensuite  jusqu'à  la  Bastille,  et 
brûlé. 

Alors,  une  joie  frénétique  éclata,  comme  si,  à 
la  place  du  trône,  un  avenir  de  bonheur  illimité 
avait  paru  ;  et  le  peuple,  moins  par  vengeance  que 
pour  affirmer  sa  possession,  brisa,  lacéra  les  glaces 
et  les  rideaux,  les  lustres,  les  flambeaux,  les 
tables,  les  chaises,  les  tabourets,  tous  les  meubles, 


I 


^l6  L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 

jusqu'à  des^  albums  de  dessins,  jusqu'à  des  cor- 
beilles de  tapisserie.  Puisqu'on  était  victorieux, 
ne  fallait-il  pas  s'amuser  !  La  canaille  s'afFubla  iro- 
niquement de  dentelles  et  de  cachemires.  Des 
crépines  d'or  s'enroulèrent  aux  manches  des 
blouses,  des  chapeaux  à  plumes  d'autruche  or- 
naient la  tête  des  forgerons,  des  rubans  de  la 
Légion  d'honneur  firent  des  ceintures  aux  prosti- 
tuées. Chacun  satisfaisait  son  caprice  ;  les  uns  dan- 
saient, d'autres  buvaient.  Dans  la  chambre  de  la 
reine,  une  femme  lustrait  ses  bandeaux  avec  de 
la  pommade  ;  derrière  un  paravent,  deux  amateurs 
jouaient  aux  cartes  ;  Hussonnet  montra  à  Frédéric 
un  individu  qui  fumait  son  brûle-gueule  accoudé 
sur  un  balcon;  et  le  délire  redoublait  son  tinta- 
marre continu  des  porcelaines  brisées  et  des  mor- 
ceaux de  cristal  qui  sonnaient,  en  rebondissant, 
comme  des  lames  d'harmonica. 

Puis  la  fureur  s'assombrit.  Une  curiosité  obscène 
fît  fouiller  tous  les  cabinets,  tous  les  recoins,  ou- 
vrir tous  les  tiroirs.  Des  galériens  enfoncèrent 
leurs  bras  dans  la  couche  des  princesses,  et  se 
roulaient  dessus  par  consolation  de  ne  pouvoir  les 
violer.  D'autres,  à  fîgures  plus  sinistres,  erraient 
silencieusement,  cherchant  à  voler  quelque  chose  ; 
mais  la  multitude  était  trop  nombreuse.  Par  les 
baies  des  portes,  on  n'apercevait  dans  l'enfîlade 
des  appartements  que  la  sombre  masse  du  peuple 
entre  les  dorures,  sous  un  nuage  de  poussière. 
Toutes  les  poitrines  haletaient;  la  chaleur  de  plus 
en  plus  devenait  suffocante;  les  deux  amis,  crai- 
gnant d'être  étouffés,  sortirent. 

Dans  l'antichambre,  debout  sur  un  tas  de  vê- 
tements, se  tenait  une  fille  pubhque,  en  statue  de 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  4^7 

la  Liberté,  immobile,  les  jeux  grands  ouverts, 
effrayante. 

Ils  avaient  fait  trois  pas  dehors,  quand  un  pe- 
loton de  gardes  municipaux  en  capotes  s'avança 
vers  eux,  et  qui,  retirant  leurs  bonnets  de  police, 
et  découvrant  à  la  fois  leurs  crânes  un  peu  chauves, 
saluèrent  le  peuple  très  bas.  A  ce  témoignage  de 
respect,  les  vainqueurs  déguenillés  se  rengor- 
gèrent. Hussonnet  et  Frédéric  ne  furent  pas  non 
plus  sans  en  éprouver  un  certain  plaisir. 

Une  ardeur  les  animait.  Ils  s'en  retournèrent 
au  Palais- Royal.  Devant  la  rue  Fromanteau,  des 
cadavres  de  soldats  étaient  entassés  sur  de  la 
paille.  Ils  passèrent  auprès  impassiblement,  étant 
même  fiers  de  sentir  qu'ils  faisaient  bonne  con- 
tenance. 

Le  palais  regorgeait  de  monde.  Dans  la  cour 
intérieure,  sept  bûchers  flambaient.  On  lançait 
par  les  fenêtres  des  pianos,  des  commodes  et  des 
pendules.  Des  pompes  à  incendie  crachaient  de 
l'eau  jusqu'aux  toits.  Des  chenapans  tâchaient 
de  couper  des  tuyaux  avec  leurs  sabres.  Frédéric 
engagea  un  polytechnicien  à  s'interposer.  Le 
polytechnicien  ne  comprit  pas,  semblait  imbé- 
cile, d'ailleurs.  Tout  autour,  dans  les  deux  gale- 
ries, la  populace,  maîtresse  des  caves,  se  livrait 
à  une  horrible  godaille.  Le  vin  coulait  en  ruis- 
seaux, mouillait  les  pieds,  les  voyous  buvaient 
dans  des  culs  de  bouteille,  et  vociféraient  en 
titubant. 

—  Sortons  de  là,  dit  Hussonnet,  ce  peuple 
me  dégoûte. 

Tout  le  long  de  la  galerie  d'Orléans,  des  bles- 
sés gisaient  par  terre  sur  des  matelas,  ayant  pour 


4l8  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

couvertures  des  rideaux  de  pourpre  ;  et  de  petites 
bourgeoises  du  quartier  leur  apportaient  des 
bouillons,  du  linge. 

—  N'importe!  dit  Frédéric,  moi,  je  trouve  le 
peuple  sublime. 

Le  grand  vestibule  était  rempli  par  un  tour- 
billon de  gens  furieux,  des  hommes  voulaient 
monter  aux  étages  supérieurs  pour  achever  de 
détruire  tout;  des  gardes  nationaux  sur  les  marches 
s'efforçaient  de  les  retenir.  Le  plus  intrépide  était 
un  chasseur,  nu-tête,  la  chevelure  hérissée,  les 
bufïïeteries  en  pièces.  Sa  chemise  faisait  un  bour- 
relet entre  son  pantalon  et  son  habit,  et  il  se 
débattait  au  milieu  des  autres  avec  acharnement. 
Hussonnet,  qui  avait  la  vue  perçante,  reconnut  de 
loin  Arnoux. 

Puis  ils  gagnèrent  le  jardin  des  Tuileries,  pour 
respirer  plus  à  l'aise.  Ils  s'assirent  sur  un  banc  ;  et 
ils  restèrent  pendant  quelques  minutes  les  pau- 
pières closes,  tellement  étourdis,  qu'ils  n'avaient 
pas  la  force  de  parler.  Les  passants,  autour  d'eux, 
s'abordaient.  La  duchesse  d'Orléans  était  nommée 
régente  ;  tout  était  fini  ;  et  on  éprouvait  cette  sorte 
de  bien-être  qui  suit  les  dénouements  rapides, 
quand,  à  chacune  des  mansardes  du  château, 
parurent  des  domestiques  déchirant  leurs  habits 
de  livrée.  Ils  les  jetaient  dans  le  jardin,  en 
signe  d'abjuration.  Le  peuple  les  hua.  Ils  se  reti- 
rèrent. 

L'attention  de  Frédéric  et  d'Hussonnet  fut 
distraite  par  un  grand  gaillard  qui  marchait  vive- 
ment entre  les  arbres,  avec  un  fusil  sur  l'épaule. 
Une  cartouchière  lui  serrait  à  la  taille  sa  vareuse 
rouge,  un  mouchoir  s'enroulait  à  son  front  sous 


I 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  4^9 

sa  casquette.  II  tourna  la  tête.  C'était  Dussardier; 
et,  se  jetant  dans  leurs  bras  : 

—  Ah  !  quel  bonheur,  mes  pauvres  vieux  ! 
sans  pouvoir  dire  autre  chose,  tant  il  haletait  de 
joie  et  de  fatigue. 

Depuis  quarante -huit  heures,  il  était  debout. 
II  avait  travaillé  aux  barricades  du  quartier  Latin , 
s'était  battu  rue  Rambuteau ,  avait  sauvé  trois  dra- 
gons, était  entré  aux  Tuileries  avec  la  colonne 
Dunoyer,  s'était  porté  ensuite  à  la  Chambre,  puis 
à  l'Hôtel  de  Ville. 

—  J'en  arrive  !  tout  va  bien  !  le  peuple  triomphe  ! 
les  ouvriers  et  les  bourgeois  s'embrassent!  Ah!  si 
vous  saviez  ce  que  j'ai  vu  !  quels  braves  gens  ! 
comme  c'est  beau  ! 

Et  sans  s'apercevoir  qu'ils  n'avaient  pas  d'armes  : 

—  J'étais  bien  sûr  de  vous  trouver  là!  Ça  été 
rude  un  moment,  n'importe! 

Une  goutte  de  sang  lui  coulait  sur  la  joue,  et, 
aux  questions  des  deux  autres  : 

—  Oh  !  rien  !  l'éraflure  d'une  baïonnette  I 

—  II  faudrait  vous  soigner  pourtant. 

—  Bah!  je  suis  solide!  qu'est-ce  que  ça  fait? 
La  République  est  proclamée!  on  sera  heureux 
maintenant!  Des  journalistes  qui  causaient  tout  à 
l'heure  devant  moi,  disaient  qu'on  va  affranchir  la 
Pologne  et  l'Italie!  Plus  de  rois!  comprenez- vous? 
Toute  la  terre  libre  !  toute  la  terre  libre  ! 

Et,  embrassant  l'horizon  d'un  seul  regard,  il 
écarta  les  bras  dans  une  attitude  triomphante. 
Mais  une  longue  file  d'hommes  couraient  sur  la 
terrasse,  au  bord  de  l'eau. 

—  Ah!  saprelotte!  j'oubliais!  Les  forts  sont 
occupés.  II  faut  que  j'y  aille  !  adieu  ! 

»7- 


420  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

II  se  retourna  pour  leur  crier,  tout  en  brandis- 
sant son  fusil  : 

—  Vive  la  République  I 

Des  cheminées  du  château,  il  s'échappait  d'é- 
normes tourbillons  de  fumée  noire,  qui  empor- 
taient des  étincelles.  La  sonnerie  des  cloches 
faisait,  au  loin,  comme  des  bêlements  effarés. 
De  droite  et  de  gauche,  partout,  les  vainqueurs 
déchargeaient  leurs  armes.  Frédéric,  bien  qu'il  ne 
fût  pas  guerrier,  sentit  bondir  son  sang  gaulois. 
Le  magnétisme  des  foules  enthousiastes  l'avait 
pris.  II  humait  voluptueusement  l'air  orageux, 
plein  des  senteurs  de  la  poudre  ;  et  cependant  il 
frissonnait  sous  les  effluves  d'un  immense  amour, 
d'un  attendrissement  suprême  et  universel,  comme 
si  le  cœur  de  l'humanité  tout  entière  avait  battu 
dans  sa  poitrine. 

Hussonnet  dit,  en  bâillant  : 

—  II  serait  temps,  peut-être,  d'aller  instruire 
les  populations  ! 

Frédéric  le  suivit  à  son  bureau  de  correspon- 
dance place  de  la  Bourse  ;  et  il  se  mit  à  composer 
pour  le  journal  de  Troyes  un  compte  rendu 
des  événements  en  style  lyrique,  un  véritable 
morceau,  qu'il  signa.  Puis  ils  dînèrent  ensemble 
dans  une  taverne.  Hussonnet  était  pensif;  les 
excentricités  de  la  Révolution  dépassaient  les 
siennes. 

Après  le  café ,  quand  ils  se  rendirent  à  l'Hôtel  de 
Ville,  pour  savoir  du  nouveau,  son  naturel  gamin 
avait  repris  le  dessus.  Il  escaladait  les  barricades, 
comme  un  chamois,  et  répondait  aux  sentinelles 
des  gaudrioles  patriotiques. 

Ils  entendirent,  à  la  lueur  des  torches,  procla- 


i 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  4^1 

mer  le  Gouvernement  provisoire.  Enfin,  à  minuit, 
Frédéric,  brisé  de  fatigue,  regagna  sa  maison. 

—  Eh  bien,  dit-il  à  son  domestique  en  train 
de  le  déshabiller,  es- tu  content? 

—  Oui,  sans  doute,  monsieur!  Mais  ce  que 
je  n*aime  pas,  c'est  ce  peuple  en  cadence! 

Le  lendemain,  à  son  réveil,  Frédéric  pensa  à 
Deslauriers.  II  courut  chez  lui.  L  avocat  venait  de 
partir,  étant  nommé  commissaire  en  province*. 
Dans  la  soirée  de  la  veille,  il  était  parvenu  jusqu'à 
Ledru-RoIIin,  et  Tobsédant  au  nom  des  Etoles, 
en  avait  arraché  une  place,  une  mission.  Du  reste, 
disait  le  portier,  il  devait  écrire  la  semaine  pro- 
chaine, pour  donner  son  adresse. 

Après  quoi,  Frédéric  s'en  alla  voir  la  Maré- 
chale. Elle  le  reçut  aigrement,  car  elle  lui  en  vou- 
lait de  son  abandon.  Sa  rancune  s'évanouit  sous 
des  assurances  de  paix  réitérées.  Tout  était  tran- 
quille, maintenant,  aucune  raison  d'avoir  peur;  il 
l'embrassait;  et  elle  se  déclara  pour  la  République, 
comme  avait  déjà  fait  Monseigneur  l'Archevêque 
de  Paris,  et  comme  devaient  faire  avec  une  pres- 
tesse de  zèle  merveilleuse,  la  Magistrature,  le 
Conseil  d'Etat,  l'Institut,  les  Maréchaux  de  France, 
Changarnier,  M.  de  Falloux,  tous  les  bonapar- 
tistes, tous  les  légitimistes,  et  un  nombre  consi- 
dérable d'orléanistes. 

La  chute  de  la  Monarchie  avait  été  si  prompte, 
que,  la  première  stupéfaction  passée,  il  y  eut  chez 
les  bourgeois  comme  un  étonnement  de  vivre  en- 
core. L'exécution  sommaire  de  quelques  voleurs, 
fusillés  sans  jugements,  parut  une  chose  très  juste. 
On  se  redit,  pendant  un  mois,  la  phrase  de  La- 
martine sur  le  drapeau  rouge,  «qui  n'avait  fait  que 


422  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

le  tour  du  Champ  de  Mars,  tandis  que  le  drapeau 
tricolore»,  etc.;  et  tous  se  rangèrent  sous  son 
ombre,  chaque  parti  ne  voyant  des  trois  couleurs 
que  la  sienne  et  se  promettant  bien,  dès  qu'il  se- 
rait le  plus  fort,  d'arracher  les  deux  autres. 

Comme  les  affaires  étaient  suspendues,  l'in- 
quiétude et  la  badauderie  poussaient  tout  le 
monde  hors  de  chez  soi.  Le  néghgé  des  costumes 
atténuait  la  différence  des  rangs  sociaux,  la  haine 
se  cachait,  les  espérances  s'étalaient,  la  foule  était 
pleine  de  douceur.  L'orgueil  d'un  droit  conquis 
éclatait  sur  les  visages.  On  avait  une  gaieté  de  car- 
naval, des  allures  de  bivac;  rien  ne  fut  amusant 
comme  l'aspect  de  Paris,  les  premiers  jours. 

Frédéric  prenait  la  Maréchale  à  son  bras  ;  et  ils 
flânaient  ensemble  dans  les  rues.  Elle  se  divertis- 
sait des  rosettes  décorant  toutes  les  boutonnières, 
des  étendards  suspendus  à  toutes  les  fenêtres,  des 
affiches  de  toute  couleur  placardées  contre  les  mu- 
railles, et  jetait  çà  et  là  quelque  monnaie  dans 
le  tronc  pour  les  blessés,  étabh  sur  une  chaise,  au 
milieu  de  la  voie.  Puis  elle  s'arrêtait  devant  des 
caricatures  qui  représentaient  Louis-Phihppe  en 
pâtissier,  en  saltimbanque,  en  chien,  en  sangsue. 
Mais  les  hommes  de  Caussidière  *  avec  leur  sabre 
et  leur  écharpe,  l'effrayaient  un  peu.  D'autres  fois, 
c'était  un  arbre  de  la  Liberté  qu'on  plantait. 
MM.  les  ecclésiastiques  concouraient  à  la  cérémo- 
nie, bénissant  la  Répubhque,  escortés  par  des  ser- 
viteurs à  galons  d'or  ;  et  la  multitude  trouvait  cela 
très  bien.  Le  spectacle  le  plus  fréquent  était  celui 
des  députations  de  n'importe  quoi,  allant  récla- 
mer quelque  chose  à  l'Hôtel  de  Ville,  car  chaque 
métier,  chaque  industrie  attendait  du  Gouverne- 


I 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  4^.3 

ment  la  fin  radicale  de  sa  misère.  Quelques-uns, 
il  est  vrai,  se  rendaient  près  de  lui  pour  le  con- 
seiller, ou  le  féliciter,  ou  tout  simplement  pour 
lui  faire  une  petite  visite,  et  voir  fonctionner  la 
machine. 

Vers  le  milieu  du  mois  de  mars,  un  jour  qu'il 
traversait  le  pont  d'Arcole ,  ayant  à  faire  une  com- 
mission pour  Rosanette  dans  le  quartier  Latin, 
Frédéric  vit  s'avancer  une  colonne  d'individus  à 
chapeaux  bizarres,  à  longues  barbes.  En  tête  et 
battant  du  tambour  marchait  un  nègre,  un  ancien 
modèle  d'atelier,  et  l'homme  qui  portait  la  ban- 
nière sur  laquelle  flottait  au  vent  cette  inscrip- 
tion :  «Artistes  peintres»,  n'était  autre  que 
Pellerin. 

11  fit  signe  à  Frédéric  de  l'attendre,  puis  repa- 
rut cinq  minutes  après,  ayant  du  temps  devant 
lui,  car  le  Gouvernement  recevait  à  ce  moment-là 
les  tailleurs  de  pierre.  Il  allait  avec  ses  collègues 
réclamer  la  création  d'un  Forum  de  l'Art,  une 
espèce  de  Bourse  où  l'on  débattrait  les  intérêts  de 
l'Esthétique  ;  des  œuvres  sublimes  se  produiraient 

f)uisque  les  travailleurs  mettraient  en  commun 
eur  génie.  Paris,  bientôt,  serait  couvert  de  mo- 
numents gigantesques;  il  les  décorerait;  il  avait 
même  commencé  une  figure  de  la  République. 
Un  de  ses  camarades  vint  le  prendre,  car  ils 
étaient  talonnés  par  la  députation  du  commerce 
de  la  volaille. 

—  Quelle  bêtise  1  grommela  une  voix  dans  la 
foule.  Toujours  des  blagues  !  Rien  de  fort  ! 

C'était  Regimbart.  11  ne  salua  pas  Frédéric, 
mais  profita  de  l'occasion  pour  épandre  son  amer- 
tume. 


424  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

Le  Citoyen  employait  ses  jours  à  vagabonder 
dans  les  rues,  tirant  sa  moustache,  roulant  des 
yeux,  acceptant  et  propageant  des  nouvelles 
lugubres  ;  et  il  n*avait  que  deux  phrases  :  «  Prenez 
garde,  nous  allons  être  débordés!»  ou  bien  : 
«Mais,  sacrebleu!  on  escamote  la  Répubhque!» 
II  était  mécontent  de  tout,  et  particulièrement  de 
ce  que  nous  n'avions  pas  repris  nos  frontières 
naturelles.  Le  nom  seul  de  Lamartine*  lui  faisait 
hausser  les  épaules.  II  ne  trouvait  pas  Ledru- 
Rollin*  ((suffisant  pour  le  problème»,  traita  Du- 
pont (de  TEure)*  de  vieille  ganache;  Albert*, 
d'idiot;  Louis  Blanc,  d'utopiste;  Blanqui*, 
d'homme  extrêmement  dangereux;  et,  quand 
Frédéric  lui  demanda  ce  qu'il  aurait  fallu  faire, 
il  répondit  en  lui  serrant  le  bras  à  le  broyer  : 

—  Prendre  le  Rhin,  je  vous  dis,  prendre  le 
Rhin!  fichtre! 

Puis  il  accusa  la  réaction. 

Elle  se  démasquait.  Le  sac  des  châteaux  de 
Neuilly  et  de  Suresne  *,  l'incendie  des  Bati- 
gnolles,  les  troubles  de  Lyon*,  tous  les  excès, 
tous  les  griefs,  on  les  exagérait  à  présent,  en  y 
ajoutant  la  circulaire  de  Ledru-Rolhn*,  le  cours 
forcé  des  billets  de  Banque*,  la  rente  tombée  à 
soixante  francs,  enfin,  comme  iniquité  suprême, 
comme  dernier  coup,  comme  surcroît  d'horreur, 
l'impôt  des  quarante-cinq  centimes*!  Et,  par- 
dessus tout  cela,  il  y  avait  encore  le  Socialisme! 
Bien  que  ces  théories,  aussi  neuves  que  le  jeu 
d'oie,  eussent  été  depuis  quarante  ans  suffisam- 
ment débattues  pour  emplir  des  bibhothèques, 
elles  épouvantèrent  les  bourgeois,  comme  une 
grêle  d'aérolithes ;  et  on  fut  indigné,  en  vertu  de 


I 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  4^5 

cette  haine  que  provoque  l'avènement  de  toute 
idée  parce  que  c'est  une  idée,  exécration  dont 
elle  tire  plus  tard  sa  gloire,  et  qui  fait  que  ses 
ennemis  sont  toujours  au-dessous  d'elle,  si  mé- 
diocre qu'elle  puisse  être. 

Alors,  la  Propriété  monta  dans  les  respects  au 
niveau  de  la  Religion  et  se  confondit  avec  Dieu. 
Les  attaques  qu'on  lui  portait  parurent  du  sacri- 
lège, presque  de  l'anthropophagie.  Malgré  la 
législation  la  plus  humaine  qui  fut  jamais,  le 
spectre  de  93  reparut,  et  le  couperet  de  la  guillo- 
tine vibra  dans  toutes  les  syllabes  du  mot  Répu- 
blique ;  ce  qui  n'empêchait  pas  qu'on  la  méprisait 
pour  sa  faiblesse.  La  France,  ne  sentant  plus  de 
maître,  se  mit  à  crier  d'effarement,  comme  un 
aveugle  sans  bâton,  comme  un  marmot  qui  a 
perdu  sa  bonne. 

De  tous  les  Français,  celui  qui  tremblait  le  plus 
fort  était  M.  Dambreuse.  L'état  nouveau  des 
choses  menaçait  sa  fortune,  mais  surtout  dupait 
son  expérience.  Un  système  si  bon,  un  roi  si 
sage!  était-ce  possible!  La  terre  allait  crouler! 
Dès  le  lendemain,  il  congédia  trois  domestiques, 
vendit  ses  chevaux,  s'acheta,  pour  sortir  dans  les 
rues,  un  chapeau  mou,  pensa  même  à  laisser 
croître  sa  barbe;  et  il  restait  chez  lui,  prostré,  se 
repaissantamèrement  des  journaux  les  plus  hostiles 
à  ses  idées,  et  devenu  tellement  sombre,  que  les 
plaisanteries  sur  la  pipe  de  Flocon*  n'avaient  pas 
même  la  force  de  le  faire  sourire. 

Comme  soutien  du  dernier  règne,  il  redoutait 
les  vengeances  du  peuple  sur  ses  propriétés  de  la 
Champagne,  quand  félucubration  de  Frédéric  lui 
tomba  dans  les  mains.  Alors  il  s'imagina  que  son 


^26  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

jeune  ami  était  un  personnage  très  influent  et 
qu'il  pourrait  sinon  le  servir,  du  moins  le  dé- 
fendre; de  sorte  qu'un  matin,  M.  Dambreuse  se 
présenta  chez  lui,  accompagné  de  Martinon. 

Cette  visite  n'avait  pour  but,  dit- il,  que  de 
le  voir  un  peu  et  de  causer.  Somme  toute,  il  se 
réjouissait  des  événements,  et  il  adoptait  de  grand 
cœur  «  notre  sublime  devise  :  Liberté,  Egalité ,  Fra- 
ternité,  ayant  toujours  été  républicain,  au  fond». 
S'il  votait,  sous  l'autre  régime,  avec  le  ministère, 
c'était  simplement  pour  accélérer  une  chute  inévi- 
table. 11  s'emporta  même  contre  M.  Guizot,  «qui 
nous  a  mis  dans  un  joli  pétrin,  convenons-en!» 
En  revanche,  il  admirait  beaucoup  Lamartine, 
lequel  s'était  montré  «magnifique,  ma  parole 
d'honneur,  quand,  à  propos  du  drapeau  rouge. . .  ». 

—  Oui!  je  sais,  dit  Frédéric. 

Après  quoi,  il  déclara  sa  sympathie  pour  les 
ouvriers. 

—  Car  enfin,  plus  ou  moins,  nous  sommes 
tous  ouvriers  I 

Et  il  poussait  l'impartialité  jusqu'à  reconnaître 
que  Proudhon  avait  de  la  logique.  «  Oh  !  beau- 
coup de  logique!  diable!»  Puis,  avec  le  détache- 
ment d'une  intelligence  supérieure,  il  causa  de 
l'exposition  de  peinture,  oii  il  avait  vu  le  ta- 
bleau de  Pellerin.  11  trouvait  cela  original,  bien 
touché. 

Martinon  appuyait  tous  ses  mots  par  des  re- 
marques approbatives  ;  lui  aussi  pensait  qu'il 
fallait  «se  rallier  franchement  à  la  République», 
et  il  parla  de  son  père  laboureur,  faisait  le  paysan, 
l'homme  du  peuple.  On  arriva  bientôt  aux  élec- 
tions pour  l'Assemblée  nationale,  et  aux  candi- 


I 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  4^-7 

dats  dans  larrondissement  de  la  Fortelle.  Celui 
de  Topposition  n'avait  pas  de  chances. 

—  Vous  devriez  prendre  sa  place  !  dit  M.  Dam- 
breuse. 

Frédéric  se  récria. 

—  Eh  !  pourquoi  donc  ?  car  il  obtiendrait  les 
suffrages  des  ultras,  vu  ses  opinions  personnelles, 
celui  des  conservateurs,  à  cause  de  sa  famille. 

—  Et  peut-être  aussi ,  ajouta  le  banquier  en  sou- 
riant, grâce  un  peu  à  mon  mfluence. 

Frédéric  objecta  qu'il  ne  saurait  comment  s'y 
prendre.  Rien  de  plus  facile ,  en  se  faisant  recom- 
mander aux  patriotes  de  l'Aube  par  un  club  de 
la  capitale.  II  s'agissait  de  lire,  non  une  profession 
de  foi  comme  on  en  voyait  quotidiennement, 
mais  une  exposition  de  principes  sérieuse. 

—  Apportez-moi  cela;  je  sais  ce  qui  convient 
dans  la  localité!  Et  vous  pourriez,  je  vous  le  ré- 
pète, rendre  de  grands  services  au  pays,  à  nous 
tous,  à  moi-même. 

Par  des  temps  pareils,  on  devait  s'entr'aider, 
et,  si  Frédéric  avait  besoin  de  quelque  chose,  lui, 
ou  ses  amis. . . 

—  Oh!  mille  grâces,  cher  monsieur! 

—  A  charge  de  revanche,  bien  entendu! 

Le  banquier  était  un  brave  homme,  décidé- 
ment. 

Frédéric  ne  put  s'empêcher  de  réfléchir  à  son 
conseil;  et  bientôt,  une  sorte  de  vertige  l'éblouit. 

Les  grandes  figures  de  la  Convention  passèrent 
devant  ses  yeux.  11  lui  sembla  qu'une  aurore  ma- 
gnifique allait  se  lever.  Rome,  Vienne,  Berlin, 
étaient  en  insurrection,  les  Autrichiens  chassés 
de  Venise  ;  toute  l'Europe  s'agitait.  C'était  l'heure 


428  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

de  se  précipiter  dans  le  mouvement,  de  laccélérer 

f)eut-être  ;  et  puis  il  était  séduit  par  le  costume  que 
es  députés,  disait-on,  porteraient.  Déjà,  il  se 
voyait  en  gilet  à  revers  avec  une  ceinture  trico- 
lore; et  ce  prurit,  cette  hallucination  devint  si 
forte,  qu'il  s'en  ouvrit  à  Dussardier. 

L'enthousiasme  du  brave  garçon  ne  faiblissait 
pas. 

—  Certainement,  bien  sûr!  présentez-vous! 

Frédéric,  néanmoins,  consuha  Deslauriers. 
L'opposition  idiote  qui  entravait  le  commissaire 
dans  sa  province  avait  augmenté  son  libéralisme. 
II  lui  envoya  immédiatement  des  exhortations 
violentes. 

Cependant  Frédéric  avait  besoin  d'être  approuvé 
par  un  plus  grand  nombre  ;  et  il  confia  la  chose  à 
Rosanette,  un  jour  que  M^'  Vatnaz  se  trouvait  là. 

Elle  était  une  de  ces  céhbataires  parisiennes 
qui,  chaque  soir,  quand  elles  ont  donné  leurs 
leçons,  ou  tâché  de  vendre  de  petits  dessins,  de 
placer  de  pauvres  manuscrits,  rentrent  chez  elles 
avec  de  la  crotte  à  leurs  jupons,  font  leur  dîner, 
le  mangent  toutes  seules,  puis,  les  pieds  sur  une 
chaufferette,  à  la  lueur  d'une  lampe  malpropre, 
rêvent  un  amour,  une  famille,  un  foyer,  la  for- 
tune, tout  ce  qui  leur  manque.  Aussi,  comme 
beaucoup  d'autres,  avait- elle  salué  dans  la  Révo- 
lution l'avènement  de  la  vengeance;  et  elle  se 
livrait  à  une  propagande  socialiste  effrénée. 

L'affranchissement  du  prolétaire,  selon  la  Vat- 
naz, n'était  possible  que  par  l'affranchissement  de 
la  femme.  Elle  voulait  son  admissibilité  à  tous  les 
emplois,  la  recherche  de  la  paternité,  un  autre 
code,  l'abohtion,  ou  tout  au  moins  «une  régie- 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  4^^ 

mentation  du  mariage  plus  intelligente)).  Alors, 
chaque  Française  serait  tenue  d'épouser  un  Fran- 
çais ou  d'adopter  un  vieillard.  Il  fallait  que  les 
nourrices  et  les  accoucheuses  fussent  des  fonc- 
tionnaires salariés  par  l'État;  qu'il  y  eût  un  jury 
pour  examiner  les  œuvres  de  femmes,  des  édi- 
teurs spéciaux  pour  les  femmes,  une  école  poly- 
technique pour  les  femmes,  une  garde  nationale 
pour  les  femmes,  tout  pour  les  femmes!  Et, 
puisque  le  Gouvernement  méconnaissait  leurs 
droits,  elles  devaient  vaincre  la  force  par  la  force. 
Dix  mille  citoyennes,  avec  de  bons  fusils,  pou- 
vaient faire  trembler  l'Hôtel  de  Ville! 

La  candidature  de  Frédéric  lui  parut  favorable 
à  ses  idées.  Elle  l'encouragea,  en  lui  montrant  la 
gloire  à  l'horizon.  Rosanette  se  réjouit  d'avoir  un 
nomme  qui  parlerait  à  la  Chambre. 

—  Et  puis  on  te  donnera,  peut-être,  une  bonne 
place. 

Frédéric,  homme  de  toutes  les  faiblesses,  fut 
gagné  par  la  démence  universelle.  II  écrivit  un 
discours,  et  alla  le  faire  voir  à  M.  Dambreuse. 

Au  bruit  de  la  grande  porte  qui  retombait,  un 
rideau  s'entr'ouvrit  derrière  une  croisée;  une 
femme  y  parut.  II  n*eut  pas  le  temps  de  la  recon- 
naître; mais,  dans  l'antichambre,  un  tableau 
l'arrêta,  le  tableau  de  Pellerin,  posé  sur  une  chaise, 
provisoirement  sans  doute. 

Cela  représentait  la  République,  ou  le  Progrès, 
ou  la  Civilisation,  sous  la  figure  de  Jésus-Christ 
conduisant  une  locomotive,  laquelle  traversait 
une  forêt  vierge.  Frédéric,  après  une  minute  de 
contemplation ,  s'écria  : 

—  Quelle  turpitude  I 


43 O  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

—  N'est-ce  pas,  hein?  dit  M.  Dambreuse, 
survenu  sur  cette  parole  et  s'imaginant  qu'elle 
concernait  non  la  peinture,  mais  la  doctrine  glo- 
rifiée par  le  tableau. 

Martinon  arriva  au  même  moment.  Ils  passèrent 
dans  le  cabinet;  et  Frédéric  tirait  un  papier  de  sa 
poche,  quand  M""  Cécile,  entrant  tout  à  coup, 
articula  d'un  air  ingénu  : 

—  Ma  tante  est-elle  ici? 

—  Tu  sais  bien  que  non,  répliqua  le  banquier. 
N'importe!  faites  comme  chez  vous,  mademoiselle. 

—  Oh  !  merci  !  je  m'en  vais. 

A  peine  sortie,  Martinon  eut  l'air  de  chercher 
son  mouchoir. 

—  Je  l'ai  oublié  dans  mon  paletot,  excusez- 
moi! 

-;—  Bien  !  dit  M.  Dambreuse. 

Evidemment,  il  n'était  pas  dupe  de  cette  ma- 
nœuvre, et  même  semblait  la  favoriser.  Pourquoi? 
Mais  bientôt  Martinon  reparut,  et  Frédéric  en- 
tama son  discours.  Dès  la  seconde  page,  qui 
signalait  comme  une  honte  la  prépondérance  des 
intérêts  pécuniaires,  le  banquier  fit  la  grimace. 
Puis,  abordant  les  réformes,  Frédéric  demandait 
la  hberté  du  commerce. 

—  Comment...?  mais  permettez! 

L'autre  n'entendait  pas,  et  continua.  II  récla- 
mait l'impôt  sur  la  rente,  l'impôt  progressif,  une 
fédération  européenne,  et  l'instruction  du  peuple, 
des  encouragements  aux  beaux-arts  les  plus 
larges. 

«Quand  le  pays  fournirait  à  des  hommes 
comme  Delacroix  ou  Hugo  cent  mille  francs  de 
rente,  où  serait  le  mal?» 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  4^  I 

Le  tout  finissait  par  des  conseils  aux  classes 
supérieures. 

«N'épargnez  rien,  6  riches!  donnez!  donnez!» 

II  s'arrêta,  et  resta  debout.  Les  deux  auditeurs 
assis  ne  parlaient  pas;  Martinon  écarquillait  les 
yeux,  M.  Dambreuse  était  tout  pâle.  Enfin  dissi- 
mulant son  émotion  sous  un  aigre  sourire  : 

—  C'est  parfait,  votre  discours! 

Et  il  en  vanta  beaucoup  la  forme,  pour  n'avoir 
pas  à  s'exprimer  sur  le  fond. 

Cette  virulence  de  la  part  d'un  jeune  homme 
inoffensif  l'effrayait,  surtout  comme  symptôme. 
Martinon  tâcha  de  le  rassurer.  Le  parti  conserva- 
teur, d'ici  peu,  prendrait  sa  revanche,  certaine- 
ment; dans  plusieurs  villes  on  avait  chassé  les 
commissaires  du  Gouvernement  provisoire;  les 
élections  n'étaient  fixées  qu'au  23  avril,  on  avait 
du  temps;  bref,  il  fallait  que  M.  Dambreuse,  lui- 
même,  se  présentât  dans  l'Aube;  et,  dès  lors, 
Martinon  ne  le  quitta  plus,  devint  son  secrétaire 
et  l'entoura  de  soins  filiaux. 

Frédéric  arriva  fort  content  de  sa  personne  chez 
Rosanette.  Delmar  y  était,  et  lui  apprit  que  «dé- 
finitivement» il  se  portait  comme  candidat  aux 
élections  de  la  Seine.  Dans  une  affiche  adressée 
«au  Peuple»  et  où  il  le  tutoyait,  l'acteur  se  van- 
tait de  le  comprendre,  «lui»,  et  de  s'être  fait, 
pour  son  salut,  «crucifier  par  l'Art»,  si  bien  qu'il 
était  son  incarnation,  son  idéal;  croyant  effective- 
ment avoir  sur  les  masses  une  influence  énorme, 
jusqu'à  proposer  plus  tard  dans  un  bureau  de 
ministère  de  réduire  une  émeute  à  lui  seul;  et, 
quant  aux  moyens  qu'il  emploierait,  il  fit  cette 
réponse  : 


4^2  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

—  N*ayez  pas  peur!  Je  leur  montrerai  ma 
tête! 

Frédéric,  pour  le  mortifier,  lui  notifia  sa  propre 
candidature.  Le  cabotin,  du  moment  que  son  futur 
collègue  visait  la  province,  se  déclara  son  servi- 
teur et  offrit  de  le  piloter  dans  les  clubs. 

II  les  visitèrent  tous,  ou  presque  tous,  les 
rouges  et  les  bleus,  les  furibonds  et  les  tran- 
quilles, les  puritains,  les  débraillés,  les  mystiques 
et  les  pochards,  ceux  où  Ton  décrétait  la  mort  des 
rois,  ceux  oii  l'on  dénonçait  les  fraudes  de  TEpi- 
cerie;  et,  partout,  les  locataires  maudissaient  les 
propriétaires,  la  blouse  s'en  prenait  à  l'habit,  et 
les  riches  conspiraient  contre  les  pauvres.  Plu- 
sieurs voulaient  des  indemnités  comme  anciens 
martyrs  de  la  police,  d'autres  imploraient  de 
l'argent  pour  mettre  en  jeu  des  inventions,  ou 
bien  c'étaient  des  plans  de  phalanstères,  des  pro- 
jets de  bazars  cantonaux,  des  systèmes  de  félicité 
publique;  puis,  çà  et  là,  un  éclair  d'esprit  dans 
ces  nuages  de  sottise,  des  apostrophes,  soudaines 
comme  des  éclaboussures,  le  droit  formulé  par  un 
Juron,  et  des  fleurs  d'éloquence  aux  lèvres  d'un 
goujat,  portant  à  cru  le  baudrier  d'un  sabre  sur  sa 
poitrine  sans  chemise.  Quelquefois  aussi,  figurait 
un  monsieur,  aristocrate  humble  d'allures,  disant 
des  choses  plébéiennes,  et  qui  ne  s'était  pas  lavé 
les  mains  pour  les  faire  paraître  calleuses.  Un  pa- 
triote le  reconnaissait,  les  plus  vertueux  le  hous- 
pillaient :  et  il  sortait  la  rage  dans  l'âme.  On  devait, 
par  affectation  de  bon  sens,  dénigrer  toujours 
les  avocats,  et  servir  le  plus  souvent  possible  ces 
locutions  :  «apporter  sa  pierre  à  l'édifice,  —  pro- 
blème social,  — atelier». 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  43  3 

Delmar  ne  ratait  pas  les  occasions  d'empoigner 
la  parole;  et,  quand  il  ne  trouvait  plus  rien  à 
dire,  sa  ressource  était  de  se  camper  le  poing  sur 
la  hanche,  l'autre  bras  dans  le  gilet,  en  se  tour- 
nant de  profil,  brusquement,  de  manière  à  bien 
montrer  sa  tête.  Alors  des  applaudissements  écla- 
taient, ceux  de  M"°  Vatnaz  au  fond  de  la  salle. 

Frédéric,  malgré  la  faiblesse  des  orateurs, 
n'osait  se  risquer.  Tous  ces  gens  lui  semblaient 
trop  incultes  ou  trop  hostiles. 

Mais  Dussardier  se  mit  en  recherche,  et  lui 
annonça  qu'il  existait,  rue  Saint-Jacques,  un  club 
intitulé  le  Club  de  l' Intelligence.  Un  nom  pareil 
donnait  bon  espoir.  D'ailleurs,  il  amènerait  des 
amis. 

Il  amena  ceux  qu'il  avait  invités  à  son  punch; 
le  teneur  de  livres,  le  placeur  de  vins,  l'archi- 
tecte; Pellerin  même  était  venu,  peut-être  qu'Hus- 
sonnet  allait  venir;  et  sur  le  trottoir,  devant  la 
porte,  stationnait  Regimbart  avec  deux  individus, 
dont  le  premier  était  son  fidèle  Compain,  homme 
un  peu  courtaud,  marqué  de  petite  vérole,  les 
yeux  rouges;  et  le  second,  une  espèce  de  singe- 
nègre,  extrêmement  chevelu,  et  qu'il  connaissait 
seulement  pour  être  «patriote  de  Barcelone». 

Ils  passèrent  par  une  allée,  puis  furent  intro- 
duits dans  une  grande  pièce,  à  usage  de  menui- 
sier sans  doute,  et  dont  les  murs  encore  neufs 
sentaient  le  plâtre.  Quatre  quinquets  accrochés 
parallèlement  y  faisaient  une  lumière  désagréable. 
Sur  une  estrade,  au  fond,  il  y  avait  un  bureau 
avec  une  sonnette,  en  dessous  une  table  figurant 
la  tribune,  et  de  chaque  côté  deux  autres  plus 
basses,  pour  les  secrétaires.  L'auditoire  qui  garnis- 


434  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

sait  les  bancs  était  composé  de  vieux  rapins,  de 
pions,  d'hommes  de  lettres  inédits.  Sur  ces  lignes 
de  paletots  à  collets  gras,  on  voyait  de  place  en 
place  le  bonnet  d'une  femme  ou  le  bourgeron 
d'un  ouvrier.  Le  fond  de  la  salle  était  même  plein 
d'ouvriers,  venus  là,  sans  doute,  par  désœuvre- 
ment, ou  qu'avaient  introduits  des  orateurs  pour 
se  faire  applaudir. 

Frédéric  eut  soin  de  se  mettre  entre  Dussardier 
et  Regimbart,  qui,  à  peine  assis,  posa  ses  deux 
mams  sur  sa  canne,  son  menton  sur  ses  deux 
mains  et  ferma  les  paupières,  tandis  qu'à  l'autre 
extrémité  de  la  salle,  Delmar,  debout,  dominait 
l'assemblée. 

Au  bureau  du  président,  Sénécal  parut. 

Cette  surprise,  avait  pensé  le  bon  commis, 
plairait  à  Frédéric.  Elle  le  contraria. 

La  foule  témoignait  à  son  président  une  grande 
déférence.  Il  était  de  ceux  qui,  le  25  février, 
avaient  voulu  forganisation  immédiate  du  tra- 
vail*, le  lendemain,  au  Prado,  il  s'était  prononcé 
pour  qu'on  attaquât  l'Hôtel  de  Ville;  et,  comme 
chaque  personnage  se  réglait  alors  sur  un  modèle, 
l'un  copiant  Saint- Just,  l'autre  Danton,  l'autre 
Marat,  lui,  il  tâchait  de  ressembler  à  Blanqui, 
lequel  imitait  Robespierre.  Ses  gants  noirs  et  ses 
cheveux  en  brosse  lui  donnaient  un  aspect  rigide, 
extrêmement  convenable. 

Il  ouvrit  la  séance  par  la  déclaration  des  Droits 
de  l'homme  et  du  citoyen,  acte  de  foi  habituel. 
Puis  une  voix  vigoureuse  entonna  les  Souvenirs  du 
peuple,  de  Béranger. 

D'autres  voix  s'élevèrent  : 

—  Non  I  non  !  pas  ça  ! 


I 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  43  5 

—  La  Casquette!  se  mirent  à  hurler,  au  fond, 
les  patriotes. 

Et  ils  chantèrent  en  chœur  la  poésie  du  jour  : 

Chapeau  bas  devant  ma  casquette, 
A  genoux  devant  l'ouvrier  ! 

Sur  un  mot  du  président,  l'auditoire  se  tut. 
Un  des  secrétaires  procéda  au  dépouillement  des 
lettres. 

((  Des  jeunes  gens  annoncent  qu'ils  brûlent 
chaque  soir  devant  le  Panthéon  un  numéro  de 
l'Assemblée  nationale* ^  et  ils  engagent  tous  les  pa- 
triotes à  suivre  leur  exemple.  » 

—  Bravo  !  adopté  !  répondit  la  foule. 

a  Le  citoyen  Jean- Jacques  Langreneux,  typo- 
graphe, rue  Dauphine,  voudrait  qu'on  élevât 
un  monument  à  la  mémoire  des  martyrs  de 
thermidor.  »  ^ 

«  Michel -Evariste-Népomucène  Vincent,  ex- 
professeur, émet  le  vœu  que  la  démocratie  euro- 
péenne adopte  l'unité  de  langage.  On  pourrait  se 
servir  d'une  langue  morte,  comme,  par  exemple, 
du  latin  perfectionné.  » 

—  Non  !  pas  de  latin  !  s'écria  l'architecte. 

—  Pourquoi  ?  reprit  un  maître  d'études. 

Et  ces  deux  messieurs  engagèrent  une  discus- 
sion, où  d'autres  se  mêlèrent,  chacun  jetant  son 
mot  pour  éblouir,  et  qui  ne  tarda  pas  à  devenir 
tellement  fastidieuse,  que  beaucoup  s'en  allaient. 

Mais  un  petit  vieillard,  portant  au  bas  de  son 
front  prodigieusement  haut  des  lunettes  vertes, 
réclama  la  parole  pour  une  communication  ur- 
gente. 

C'était  un  mémoire  sur  la  répartition  des  im- 

28. 


4^6  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

pots.  Les  chiffres  découlaient,  cela  n'en  finissait 
plus!  L'impatience  éclata  d'abord  en  murmures, 
en  conversations;  rien  ne  le  troublait.  Puis  on  se 
mit  à  siffler,  on  appelait  «Azor»;  Sénécal  gour- 
manda  le  public;  l'orateur  continuait  comme  une 
machine.  Il  fallut,  pour  l'arrêter,  le  prendre  par  le 
coude.  Le  bonhomme  eut  l'air  de  sortir  d'un  songe, 
et,  levant  tranquillement  ses  lunettes  : 

—  Pardon!  citoyens!  pardon!  Je  me  retire! 
mille  excuses! 

L'insuccès  de  cette  lecture  déconcerta  Frédéric. 
Il  avait  son  discours  dans  sa  poche,  mais  une  im- 
provisation eût  mieux  valu. 

Enfin,  le  président  annonça  qu'ils  allaient 
passer  à  l'affaire  importante,  la  question  électo- 
rale. On  ne  discuterait  pas  les  grandes  listes  répu- 
blicaines. Cependant,  le  Club  de  l Intelligence  avait 
bien  le  droit,  comme  un  autre,  d'en  former  une, 
«n'en  déplaise  à  MM.  les  pachas  de  l'Hôtel  de 
Ville»,  et  les  citoyens  qui  briguaient  le  mandat 
populaire  pouvaient  exposer  leurs  titres. 

—  Allez-y  donc  !  dit  Dussardier. 

Un  homme  en  soutane,  crépu,  et  de  physio- 
nomie pétulante,  avait  déjà  levé  la  main.  Il  déclara, 
en  bredouillant,  s'appeler  Ducretot,  prêtre  et 
agronome,  auteur  d'un  ouvrage  intitulé  Des  en- 
grais. On  le  renvoya  vers  un  cercle  horticole. 

Puis  un  patriote  en  blouse  gravit  la  tribune. 
Celui-là  était  un  plébéien,  large  d'épaules,  une 
grosse  figure  très  douce  et  de  longs  cheveux  noirs. 
Il  parcourut  l'assemblée  d'un  regard  presque  vo- 
luptueux, se  renversa  la  tête,  et  enfin,  écartant 
les  bras  : 

—  Vous  avez  repoussé  Ducretot,  6  mes  frères! 


I 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  i^J 

et  VOUS  avez  bien  fait,  mais  ce  n'est  pas  par  irré- 
ligion, car  nous  sommes  tous  religieux. 

Plusieurs  écoutaient  la  bouche  ouverte,  avec 
des  airs  de  catéchumènes,  des  poses  extatiques. 

—  Ce  n*est  pas,  non  plus,  parce  qu'il  est 
prêtre,  car,  nous  aussi,  nous  sommes  prêtres! 
L'ouvrier  est  prêtre,  comme  Tétait  le  fondateur 
du  socialisme,  notre  Maître  à  tous,  Jésus-Christ! 

Le  moment  était  venu  d'inaugurer  le  règne  de 
Dieu  !  L'Évangile  conduisait  tout  droit  à  89 1  Après 
l'abolition  de  l'esclavage,  l'abolition  du  proléta- 
riat. On  avait  eu  Tâge  de  haine,  allait  commencer 
l'âge  d'amour. 

—  Le  christianisme  est  la  clef  de  voûte  et  le 
fondement  de  l'édifice  nouveau... 

—  Vous  fîchez-vous  de  nous  ?  s'écria  le  placeur 
d'alcools.  Qu'est-ce  qui  m'a  donné  un  calotin 
pareil  ! 

Cette  interruption  causa  un  grand  scandale. 
Presque  tous  montèrent  sur  les  bancs,  et,  le  poing 
tendu,  vociféraient  :  «Athée!  aristocrate!  ca- 
naille!», pendant  que  la  sonnette  du  président 
tintait  sans  discontinuer  et  que  les  cris  «A  l'ordre  ! 
à  l'ordre!»  redoublaient.  Mais,  intrépide,  et  sou- 
tenu d'ailleurs  par  «trois  cafés»  pris  avant  de 
venir,  il  se  débattait  au  milieu  des  autres. 

—  Comment,  moi!  un  aristocrate?  allons 
donc  ! 

Admis  enfin  à  s'expliquer,  il  déclara  qu'on  ne 
serait  jamais  tranquille  avec  les  prêtres,  et,  puis- 
qu'on avait  parlé  tout  à  l'heure  d'économies,  c'en 
serait  une  fameuse  que  de  supprimer  les  églises, 
les  samts  ciboires,  et  finalement  tous  les  cultes. 

Quelqu'un  lui  objecta  qu'il  allait  loin. 


4^%  L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 

—  Oui  1  je  vais  loin  !  Mais  quand  un  vaisseau 
est  surpris  par  la  tempête... 

Sans  attendre  la  nn  de  la  comparaison,  un 
autre  lui  répondit  : 

—  D'accord  I  mais  c'est  démolir  d'un  seul 
coup,  comme  un  maçon  sans  discernement... 

—  Vous  insultez  les  maçons  !  hurla  un  ci- 
toyen couvert  de  plâtre. 

Et,  s'obstinant  à  croire  qu'on  l'avait  provoqué, 
il  vomit  des  injures,  voulait  se  battre,  se  cram- 
ponnait à  son  banc.  Trois  hommes  ne  furent  pas 
de  trop  pour  le  mettre  dehors. 

Cependant,  l'ouvrier  se  tenait  toujours  à  la  tri- 
bune. Les  deux  secrétaires  l'avertirent  d'en  des- 
cendre. II  protesta  contre  le  passe-droit  qu'on  lui 
faisait. 

—  Vous  ne  m'empêcherez  pas  de  crier  :  amour 
éternel  à  notre  chère  France  !  amour  éternel  aussi 
à  la  République! 

—  Citoyens!  dit  alors  Compain,  citoyens! 

Et,  à  force  de  répéter  :  «Citoyens»,  ayant  ob- 
tenu un  peu  de  silence,  il  appuya  sur  la  tribune 
ses  deux  mains  rouges,  pareilles  à  des  moignons, 
se  porta  le  corps  en  avant,  et,  clignant  des  yeux  : 

— -  Je  crois  qu'il  faudrait  donner  une  plus  large 
extension  à  la  tête  de  veau. 

Tous  se  taisaient,  croyant  avoir  mal  entendu. 

—  Oui  !  la  tête  de  veau  I 

Trois  cents  rires  éclatèrent  d'un  seul  coup.  Le 
plafond  trembla.  Devant  toutes  ces  faces  boule- 
versées par  la  joie,  Compain  se  reculait.  II  reprit 
d'un  ton  furieux  : 

—  Comment!  vous  ne  connaissez  pas  la  tête 
de  veau? 


1 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  4^9 

Ce  fut  un  paroxysme,  un  délire.  On  se  pressait 
les  cotes.  Quelques-uns  même  tombaient  par 
terre,  sous  les  bancs.  Compain,  n y  tenant  plus, 
se  réfugia  près  de  Regimbart  et  il  voulait  Ten- 
traîner. 

—  Non!  je  reste  jusqu'au  bout!  dit  le  Ci- 
toyen. 

Cette  réponse  détermina  Frédéric;  et,  comme 
il  cherchait  de  droite  et  de  gauche  ses  amis  pour 
le  soutenir,  il  aperçut,  devant  lui,  Pellerin  à  la 
tribune.  L'artiste  le  prit  de  haut  avec  la  foule. 

—  Je  voudrais  savoir  un  peu  oii  est  le  can- 
didat de  l'Art  dans  tout  cela?  Moi,  j'ai  fait  un 
tableau . . . 

—  Nous  n'avons  que  faire  des  tableaux!  dit 
brutalement  un  homme  maigre,  ayant  des  plaques 
rouges  aux  pommettes. 

Pellerin  se  récria  qu'on  l'interrompait. 
Mais  l'autre,  d'un  ton  tragique  : 

—  Est-ce  que  le  Gouvernement  n'aurait  pas 
dû  déjà  abolir,  par  un  décret,  la  prostitution  et 
la  misère? 

Et,  cette  parole  lui  ayant  livré  tout  de  suite  la 
faveur  du  peuple,  il  tonna  contre  la  corruption 
des  grandes  villes. 

—  Honte  et  infamie!  On  devrait  happer  les 
bourgeois  au  sortir  de  la  Maison-d'Or  et  leur  cra- 
cher à  la  figure!  Au  moins,  si  le  Gouvernement 
ne  favorisait  pas  la  débauche  !  Mais  les  employés 
de  l'octroi  sont  envers  nos  filles  et  nos  sœurs  d'une 
indécence!... 

Une  voix  proféra  de  loin  : 

—  C'est  rigolo! 

—  A  la  porte  ! 


44o  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

—  On  tire  de  nous  des  contributions  pour 
solder  le  libertinage!  Ainsi,  les  forts  appointe- 
ments d'acteur... 

—  A  moi  !  s'écria  Delmar. 

II  bondit  à  la  tribune,  écarta  tout  le  monde, 
prit  sa  pose;  et,  déclarant  qu'il  méprisait  d'aussi 
plates  accusations,  s'étendit  sur  la  mission  civili- 
satrice du  comédien.  Puisque  le  théâtre  était  le 
foyer  de  l'instruction  nationale,  il  votait  pour  la 
réforme  du  théâtre;  et,  d'abord,  plus  de  direc- 
tions, plus  de  privilèges! 

—  Oui  I  d'aucune  sorte  ! 

Le  jeu  de  l'acteur  échauffait  la  multitude,  et 
des  motions  subversives  se  croisaient. 

—  Plus  d'académies!  Plus  d'Institut! 

—  Plus  de  missions  ! 

—  Plus  de  baccalauréat! 

—  A  bas  les  grades  universitaires  ! 

—  Conservons -les,  dit  Sénécal,  mais  qu'ils 
soient  conférés  par  le  suffrage  universel,  par  le 
Peuple,  seul  vrai  juge! 

Le  plus  utile,  d'ailleurs,  n'était  pas  cela.  II  fal- 
lait d'abord  passer  le  niveau  sur  la  tête  des  riches  ! 
Et  il  les  représenta  se  gorgeant  de  crimes  sous 
leurs  plafonds  dorés,  tandis  que  les  pauvres,  se 
tordant  de  faim  dans  leurs  galetas,  cultivaient 
toutes  les  vertus.  Les  applaudissements  devinrent 
si  forts,  qu'il  s'interrompit.  Pendant  quelques 
minutes,  il  resta  les  paupières  closes,  la  tête  ren- 
versée et  comme  se  berçant  sur  cette  colère  qu'il 
soulevait. 

Puis,  il  se  remit  à  parler  d'une  façon  dogma- 
tique, en  phrases  impérieuses  comme  des  lois. 
L'Etat  devait  s'emparer  de  la  Banque  et  des  Assu- 


I 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  44^ 

rances.  Les  héritages  seraient  abolis.  On  établirait 
un  fonds  social  pour  les  travailleurs.  Bien  d'autres 
mesures  étaient  bonnes  dans  l'avenir.  Celles-là, 
pour  le  moment,  suffisaient;  et,  revenant  aux 
élections  : 

—  H  nous  faut  des  citoyens  purs,  des  hommes 
entièrement  neufs  !  Quelqu'un  se  présente-t-il  ? 

Frédéric  se  leva.  Il  y  eut  un  bourdonnement 
d'approbation  causé  par  ses  amis.  Mais  Sénécal, 
prenant  une  figure  à  la  Fouquier-Tinville,  se  mit 
à  l'interroger  sur  ses  nom,  prénoms,  antécédents, 
vie  et  mœurs. 

Frédéric  lui  répondait  sommairement  et  se 
mordait  les  lèvres.  Sénécal  demanda  si  quelqu'un 
voyait  un  empêchement  à  cette  candidature. 

—  Non!  non! 

Mais  lui,  il  en  voyait.  Tous  se  penchèrent  et 
tendirent  les  oreilles.  Le  citoyen  postulant  n'avait 
pas  livré  une  certaine  somme  promise  pour  une 
fondation  démocratique,  un  journal.  De  plus,  le 
22  février,  bien  que  suffisamment  averti,  il  avait 
manqué  au  rendez-vous,  place  du  Panthéon. 

—  Je  jure  qu'il  était  aux  Tuileries  !  s'écria 
Dussardier. 

—  Pouvez-vous  jurer  l'avoir  vu  au  Panthéon? 
Dussardier  baissa  la  tête.  Frédéric  se   taisait; 

ses  amis  scandalisés  le  regardaient  avec  inquié- 
tude. 

—  Au  moins,  reprit  Sénécal,  connaissez- 
vous  un  patriote  qui  nous  réponde  de  vos  prin- 
cipes ? 

—  Moi  !  dit  Dussardier. 

—  Oh  !  cela  ne  suffit  pas  !  un  autre  ! 
Frédéric  se  tourna  vers  Pellerin.  L'artiste  lui 


442.  LȃDUCATION  SENTIMENTALE. 

répondit  par  une  abondance  de  gestes  qui  signi- 
fiait : 

—  Ah  !  mon  cher,  ils  m'ont  repoussé  !  Diable  ! 
que  voulez-vous? 

Alors,  Frédéric  poussa  du  coude  Regimbart. 

—  Oui  !  c*est  vrai  !  il  est  temps  !  j'y  vais  ! 

Et  Regimbart  enjamba  l'estrade;  puis,  mon- 
trant l'Espagnol  qui  l'avait  suivi  : 

—  Permettez-moi,  citoyens,  de  vous  présenter 
un  patriote  de  Barcelone  ! 

Le  patriote  fit  un  grand  salut,  roula  comme  un 
automate  ses  yeux  d'argent,  et,  la  main  sur  le 
cœur  : 

—  Ciudadanos  !  mucho  aprecio  el  honor  que 
me  dispensais,  y  si  grande  es  vuestra  bondad 
mayor  es  vuestra  atencion. 

—  Je  réclame  la  parole  !  cria  Frédéric. 

—  Desde  que  se  proclamo  la  constitucion  de 
Cadiz,  ese  pacto  fundamental  de  las  libertades 
espaholas,  hasta  la  ultima  revolucion,  nuestra 
patria  cuenta  numerosos  y  heroicos  martires. 

Frédéric,  encore  une  fois,  voulut  se  faire  en- 
tendre : 

—  Mais  citoyens!... 
L'Espagnol  continuait  : 

—  El  martes  proximo  tendra  lugar  en  la  igle- 
sia  de  la  Magdalena  un  servicio  funèbre. 

—  C'est  absurde  à  la  fin!  personne  ne  com- 
prend ! 

Cette  observation  exaspéra  la  foule. 

—  A  la  porte  !  à  la  porte  ! 

—  Qui?  moi?  demanda  Frédéric. 

—  Vous-même  !  dit  majestueusement  Sénécal. 
Sortez  ! 


L»±DU CATION  SENTIMENTALE.  443 

II  se  leva  pour  sortir;  et  la  voix  de.  Tlbérien  le 
poursuivait  : 

—  Y  todos  los  Espanoles  descarian  ver  allî  re- 
unidas  las  deputaciones  de  los  clubs  j  de  la  milicia 
nacional.  Una  oracion  funèbre,  en  nonor  de  la  li- 
bertad  espanola  y  del  mundo  entero,  sera  pro- 
nunciada  por  un  miembro  del  clero  de  Paris  en 
la  sala  Bonne-Nouvelle.  Honor  al  pueblo  frances, 
que  Ilamaria  jo  el  primero  pueblo  del  mundo, 
sino  fuese  ciudadano  de  otra  nacion  ! 

—  Aristo!  glapit  un  voyou,  en  montrant  le 
poing  à  Frédéric,  qui  s'élançait  dans  la  cour, 
indigné. 

Il  se  reprocha  son  dévouement,  sans  réfléchir 
que  les  accusations  portées  contre  lui  étaient 
justes,  après  tout.  Quelle  fatale  idée  que  cette 
candidature!  Mais  quels  ânes,  quels  crétins!  II 
se  comparait  à  ces  hommes,  et  soulageait  avec 
leur  sottise  la  blessure  de  son  orgueil. 

Puis  il  éprouva  le  besoin  de  voir  Rosanette. 
Après  tant  de  laideurs  et  d'emphase,  sa  gentille 
personne  serait  un  délassement.  Elle  savait  qu'il 
avait  dû,  le  soir,  se  présenter  dans  un  club.  Ce- 
pendant, lorsqu'il  entra,  elle  ne  lui  fit  pas  même 
une  question. 

Elle  se  tenait  près  du  feu,  décousant  la  dou- 
blure d'une  robe.  Un  pareil  ouvrage  le  surprit. 

—  Tiens?  qu'est-ce  que  tu  fais? 

—  Tu  le  vois,  dit-elle  sèchement.  Je  raccom- 
mode mes  hardes  !  C'est  ta  République. 

—  Pourquoi  ma  République? 

—  C'est  la  mienne,  peut-être? 

Et  elle  se  mit  à  lui  reprocher  tout  ce  qui  se 
passait  en   France  depuis  deux  mois,  l'accusant 


444  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

d*avoir  fait  la  révolution,  d'être  cause  qu'on  était 
ruiné,  que  les  gens  riches  abandonnaient  Paris, 
et  qu'elle  mourrait  plus  tard  à  l'hôpital. 

—  Tu  en  parles  à  ton  aise,  toi,  avec  tes  rentes  ! 
Du  reste,  au  train  dont  ça  va,  tu  ne  les  auras  pas 
longtemps,  tes  rentes. 

—  Cela  se  peut,  dit  Frédéric,  les  plus  dévoués 
sont  toujours  méconnus;  et,  si  l'on  n'avait  pour 
soi  sa  conscience,  les  brutes  avec  qui  l'on  se  com- 
promet vous  dégoûteraient  de  l'abnégation  ! 

Rosanette  le  regarda,  les  cils  rapprochés. 

—  Hein  ?  Quoi  ?  Quelle  abnégation  ?  Mon- 
sieur n'a  pas  réussi,  à  ce  qu'il  paraît?  Tant 
mieux!  ça  t'apprendra  à  faire  des  dons  patrio- 
tiques. Oh  !  ne  mens  pas  !  Je  sais  que  tu  leur  as 
donné  trois  cents  francs,  car  elle  se  fait  entretenir, 
ta  République!  Eh  bien,  amuse-toi  avec  elle, 
mon  bonhomme! 

Sous  cette  avalanche  de  sottises,  Frédéric  pas- 
sait de  son  autre  désappointement  à  une  décep- 
tion plus  lourde. 

II  s'était  retiré  au  fond  de  la  chambre.  Elle 
vint  à  lui. 

—  Voyons!  raisonne  un  peu!  Dans  un  pays 
comme  clans  une  maison,  il  faut  un  maître;  au- 
trement, chacun  fait  danser  l'anse  du  panier. 
D'abord,  tout  le  monde  sait  que  Ledru-Rollin 
est  couvert  de  dettes!  Quant  à  Lamartine,  com- 
ment veu3t-tu  qu'un  poète  s'entende  à  la  politique? 
Ah!  tu  as  beau  hocher  la  tête  et  te  croire  plus 
d'esprit  que  les  autres,  c'est  pourtant  vrai  !  Mais 
tu  ergotes  toujours;  on  ne  peut  pas  placer  un  mot 
avec  toi!  Voilà,  par  exemple,  Fournier- Fontaine, 
des  magasins  de  Saint-Roch  :  sais-tu  de  combien 


4 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  445 

il  manque  ?  De  huit  cent  mille  francs  !  Et  Gomer, 
l'emballeur  d'en  face,  un  autre  républicain,  celui- 
là,  il  cassait  les  pincettes  sur  la  tête  de  sa  femme, 
et  il  a  bu  tant  d'absinthe,  qu'on  va  le  mettre  dans 
une  maison  de  santé.  C'est  comme  ça  qu'ils  sont 
tous,  les  répubhcains!  Une  République  à  vingt- 
cinq  pour  cent  !  Ah  oui  !  vante-toi  ! 

Frédéric  s'en  alla.  L'ineptie  de  cette  fille,  se 
dévoilant  tout  à  coup  dans  un  langage  popula- 
cier,  le  dégoûtait.  II  se  sentit  même  un  peu  rede- 
venu patriote. 

La  mauvaise  humeur  de  Rosanette  ne  fît  que 
s'accroître.  M""  Vatnaz  l'irritait  par  son  enthou- 
siasme. Se  croyant  une  mission,  elle  avait  la  rage 
de  pérorer,  de  catéchiser,  et,  plus  forte  que  son 
amie  dans  ces  matières,  l'accablait  d'arguments. 

Un  jour,  elle  arriva  tout  indignée  contre  Hus- 
sonnet,  qui  venait  de  se  permettre  des  polisson- 
neries au  club  des  femmes.  Rosanette  approuva 
cette  conduite,  déclarant  même  qu'elle  prendrait 
des  habits  d'homme  pour  aller  «  leur  dire  leur 
fait,  à  toutes,  et  les  fouetter».  Frédéric  entrait  au 
même  moment. 

—  Tu  m'accompagneras,  n'est-ce  pas? 

Et,  malgré  sa  présence,  elles  se  chamaillèrent, 
l'une  faisant  la  bourgeoise,  l'autre  la  philosophe. 

Les  femmes,  selon  Rosanette,  étaient  nées  ex- 
clusivement pour  l'amour  ou  pour  élever  des 
enfants,  pour  tenir  un  ménage. 

D'après  M"'  Vatnaz,  la  femme  devait  avoir  sa 
place  dans  l'Etat.  Autrefois,  les  Gauloises  légifé- 
raient, les  Anglo-Saxonnes  aussi,  les  épouses  des 
Hurons  faisaient  partie  du  Conseil.  L'œuvre  civi- 
lisatrice était  commune.   II  fallait  toutes  y  con- 


446  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

courir,  et  substituer  enfin  à  l'égoïsme  la  fraternité, 
à  rindividualisme  Tassociation,  au  morcellement 
la  grande  culture. 

—  Allons,  bon!  tu  te  connais  en  culture,  à 
présent  ! 

—  Pourquoi  pas?  D'ailleurs,  il  s'agit  de  l'hu- 
manité, de  son  avenir! 

—  Mêle-toi  du  tien  ! 

—  Ça  me  regarde  ! 

Elles  se  fâchaient.  Frédéric  s'interposa.  LaVat- 
naz  s'échauffait,  et  arriva  même  à  soutenir  le  Com- 
munisme. 

—  Quelle  bêtise!  dit  Rosanette.  Est-ce  que 
jamais  ça  pourra  se  faire? 

L'autre  cita  en  preuve  les  Esséniens,  les  frères 
Moraves,  les  Jésuites  du  Paraguay,  la  famille  des 
Pingons,  près  deThiers  en  Auvergne;  et,  comme 
elle  gesticulait  beaucoup,  sa  chaîne  de  montre  se 
prit  dans  son  paquet  de  breloques,  à  un  petit 
mouton  d'or  suspendu. 

Tout  à  coup,  Rosanette  pâlit  extraordinai re- 
ment. 

M^**  Vatnaz  continuait  à  dégager  son  bibelot. 

—  Ne  te  donne  pas  tant  de  mal,  dit  Rosanette, 
maintenant,  je  connais  tes  opinions  politiques. 

—  Quoi  ?  reprit  la  Vatnaz ,  devenue  rouge 
comme  une  vierge. 

—  Oh  !  oh  !  tu  me  comprends  ! 

Frédéric  ne  comprenait  pas.  Entre  elles,  évi- 
demment, il  était  survenu  quelque  chose  de  plus 
capital  et  de  plus  intime  que  le  socialisme. 

—  Et  quand  cela  serait,  répliqua  la  Vatnaz,  se 
redressant  intrépidement.  C'est  un  emprunt,  ma 
chère,  dette  pour  dette! 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  44? 

—  Parbleu  !  je  ne  nie  pas  les  miennes  !  Pour 
quelques  mille  francs,  belle  histoire!  J'emprunte 
au  moins;  je  ne  vole  personnel 

M^^  Vatnaz  s'efforça  de  rire. 

—  Oh  !  j'en  mettrais  ma  main  au  feu. 

—  Prends  garde!  Elle  est  assez  sèche  pour 
brûler. 

La  vieille  fille  lui  présenta  sa  main  droite,  et, 
la  gardant  levée  juste  en  face  d'elle  : 

—  Mais  il  y  a  de  tes  amis  qui  la  trouvent  à 
leur  convenance  ! 

—  Des  Andalous,  alors?  comme  castagnettes! 

—  Gueuse! 

La  Maréchale  fit  un  grand  salut. 

—  On  n'est  pas  plus  ravissante  ! 

M"'  Vatnaz  ne  Vépondit  rien.  Des  gouttes  de 
sueur  parurent  à  ses  tempes.  Ses  yeux  se  fixaient 
sur  le  tapis.  Elle  haletait.  Enfin,  elle  gagna  la 
porte,  et,  la  faisant  claquer  vigoureusement  : 

—  Bonsoir  !  Vous  aurez  de  mes  nouvelles  ! 

—  A  l'avantage  !  dit  Rosanette. 

Sa  contrainte  l'avait  brisée.  Elle  tomba  sur  le 
divan,  toute  tremblante,  balbutiant  des  injures, 
versant  des  larmes.  Etait-ce  cette  menace  de  la 
Vatnaz  qui  la  tourmentait?  Eh  non!  elle  s'en  mo- 
quait bien  I  A  tout  compter,  l'autre  lui  devait  de 
l'argent,  peut-être?  C'était  le  mouton  d'or,  un 
cadeau;  et,  au  milieu  de  ses  pleurs,  le  nom  de 
Delmar  lui  échappa.  Donc,  elle  aimait  le  cabotin  ! 

«Alors,  pourquoi  m'a-t-elle  pris?  se  demanda 
Frédéric.  D'où  vient  qu'il  est  revenu?  Qui  la 
force  à  me  garder  ?  Quel  est  le  sens  de  tout  cela?» 

Les  petits  sanglots  de  Rosanette  continuaient. 
Elle  était  toujours  au  bord  du  divan,  étendue  de 


448  LȃDU CATION  SENTIMENTALE. 

côté,  la  joue  droite  sur  ses  deux  mains,  et  sem- 
blait un  être  si  délicat,  inconscient  et  endolori, 
au'il  se  rapprocha  d'elle,  et  la  baisa  au  front, 
oucement. 

Alors,  elle  lui  fit  des  assurances  de  tendresse; 
le  Prince  venait  de  partir,  ils  seraient  libres.  Mais 
elle  se  trouvait,  pour  le  moment,...  gênée.  «Tu 
l'as  vu  toi-même  l'autre  jour,  quand  j'utilisais  mes 
vieilles  doublures.»  Plus  d'équipages  à  présent! 
Et  ce  n'était  pas  tout;  les  tapissiers  menaçaient  de 
reprendre  les  meubles  de  la  chambre  et  du  grand 
salon.  Elle  ne  savait  que  faire. 

Frédéric  eut  envie  de  répondre  :  «  Ne  t'inquiète 
pas  !  je  payerai  î  »  Mais  la  dame  pouvait  mentir. 
L'expérience  l'avait  instruit.  II  se  borna  simple- 
ment à  des  consolations. 

Les  craintes  de  Rosanette  n'étaient  pas  vaines; 
il  fallut  rendre  les  meubles  et  quitter  le  bel  ap- 
partement de  la  rue  Drouot.  Elle  en  prit  un  autre, 
sur  le  boulevard  Poissonnière,  au  quatrième.  Les 
curiosités  de  son  ancien  boudoir  furent  suffisantes 
pour  donner  aux  trois  pièces  un  air  coquet.  On 
eut  des  stores  chinois,  une  tente  sur  la  terrasse, 
dans  le  salon  un  tapis  de  hasard  encore  tout  neuf, 
avec  des  poufs  de  soie  rose.  Frédéric  avait  con- 
tribué largement  à  ces  acquisitions;  il  éprouvait 
la  joie  d'un  nouveau  marié  qui  possède  enfin  une 
maison  à  lui,  une  femme  à  lui;  et,  se  plaisant  là 
beaucoup,  il  venait  y  coucher  presque  tous  les 
soirs. 

Un  matin,  comme  il  sortait  de  l'antichambre, 
il  aperçut  au  troisième  étage,  dans  l'escalier,  le 
shako  d'un  garde  national  qui  montait.  Oii  allait-il 
donc?  Frédéric  attendit.  L'homme  montait  tou- 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  4^9 

jours,  la  tête  un  peu  baissée  :  il  leva  les  yeux. 
C'était  le  sieur  Arnoux.  La  situation  était  claire. 
Ils  rougirent  en  même  temps,  saisis  par  le  même 
embarras. 

Arnoux,  le  premier,  trouva  moyen  d'en  sortir. 

—  Elle  va  mieux,  n'est- il  pas  vrai?  comme  si, 
Rosanette  étant  malade,  il  se  fût  présenté  pour 
avoir  de  ses  nouvelles. 

Frédéric  profita  de  cette  ouverture. 

—  Oui,  certainement!  Sa  bonne  me  l'a  dit, 
du  moins,  voulant  faire  entendre  qu'on  ne  l'avait 
pas  reçu. 

Puis  ils  restèrent  face  à  face,  irrésolus  l'un  et 
l'autre,  et  s'observant.  C'était  à  qui  des  deux  ne 
s'en  irait  pas.  Arnoux,  encore  une  fois,  trancha 
la  question. 

—  Ah!  bah!  je  reviendrai  plus  tard!  Où  vou- 
liez-vous  aller?  Je  vous  accompagne! 

Et,  quand  ils  furent  dans  la  rue,  il  causa  aussi 
naturellement  que  d'habitude.  Sans  doute,  il 
n'avait  point  le  caractère  jaloux,  ou  bien  il  était 
trop  bonhomme  pour  se  fâcher. 

D'ailleurs,  la  patrie  le  préoccupait.  Mainte- 
nant il  ne  quittait  plus  l'uniforme.  Le  29  mars, 
il  avait  défendu  les  bureaux  de  la  Presse*.  Quand 
on  envahit  la  Chambre*,  il  se  signala  par  son 
courage,  et  il  fut  du  banquet  ofiPert  à  la  garde 
nationale  d'Amiens. 

Hussonnet,  toujours  de  service  avec  lui,  pro- 
fitait, plus  que  personne,  de  sa  gourde  et  de  ses 
cigares;  mais,  irrévérencieux  par  nature,  il  se 
plaisait  à  le  contredire,  dénigrant  le  style  peu 
correct  des  décrets,  les  conférences  du  Luxem- 
bourg*, les  vésuviennes,  les  tyroliens,  tout,  jus- 

29 


k 


450  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

qu'au  char  de  l'Agriculture,  traîné  par  des  che- 
vaux à  la  place  de  bœufs  et  escorté  de  jeunes 
filles  laides.  Arnoux,  au  contraire,  défendait  le 
Pouvoir  et  rêvait  la  fusion  des  partis.  Cependant, 
ses  affaires  prenaient  une  tournure  mauvaise.  II 
s'en  inquiétait  médiocrement. 

Les  relations  de  Frédéric  et  de  la  Maréchale  ne 
l'avaient  point  attristé  ;  car  cette  découverte  l'au- 
torisa (dans  sa  conscience)  à  supprimer  la  pension 
qu'il  lui  refaisait  depuis  le  départ  du  Prince.  II 
allégua  l'embarras  des  circonstances,  gémit  beau- 
coup, et  Rosanette  fut  généreuse.  Alors  M.  Ar- 
noux se  considéra  comme  l'amant  de  cœur,  ce  qui 
le  rehaussait  dans  son  estime,  et  le  rajeunit.  Ne 
doutant  pas  que  Frédéric  ne  payât  la  Maréchale, 
il  s'imaginait  «faire  une  bonne  farce»,  arriva 
même  à  s'en  cacher,  et  lui  laissait  le  champ  libre 
quand  ils  se  rencontraient. 

Ce  partage  blessait  Frédéric;  et  les  politesses 
de  son  rival  lui  semblaient  une  gouaillerie  trop 
prolongée.  Mais,  en  se  fâchant,  il  se  fût  oté  toute 
chance  d'un  retour  vers  l'autre,  et  puis  c'était  le 
seul  moyen  d'en  entendre  parler.  Le  marchand  de 
faïences,  suivant  son  usage,  ou  par  malice  peut- 
être,  la  rappelait  volontiers  dans  sa  conversation, 
et  lui  demandait  même  pourquoi  il  ne  venait  plus 
la  voir. 

Frédéric,  ayant  épuisé  tous  les  prétextes,  assura 
qu'il  avait  été  chez  M"**  Arnoux  plusieurs  fois, 
inutilement.  Arnoux  en  demeura  convaincu,  car 
souvent  il  s'extasiait  devant  elle  sur  l'absence 
de  leur  ami,  et  toujours  elle  répondait  avoir  man- 
qué sa  visite;  de  sorte  que  ces  deux  mensonges, 
au  lieu  de  se  couper,  se  corroboraient. 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  4  5  I 

La  douceur  du  jeune  homme  et  la  joie  de 
l'avoir  pour  dupe  faisaient  qu'Arnoux  le  chéris- 
sait davantage.  II  poussait  la  familiarité  jusqu'aux 
dernières  bornes,  non  par  dédain,  mais  par  con- 
fiance. Un  jour,  il  lui  écrivit  qu'une  affaire  urgente 
l'attirait  pour  vingt-quatre  heures  en  province;  il 
le  priait  de  monter  la  garde  à  sa  place.  Frédéric 
n'osa  le  refuser,  et  se  rendit  au  poste  du  Carrousel. 

II  eut  à  subir  la  société  des  gardes  nationaux! 
et,  sauf  un  épurateur,  homme  facétieux  qui  bu- 
vait d'une  manière  exorbitante,  tous  lui  parurent 
plus  bêtes  que  leur  giberne.  L'entretien  capital 
fut  sur  le  remplacement  des  bufïleteries  par  le 
ceinturon.  D'autres  s'emportaient  contre  les  ate- 
liers nationaux*.  On  disait  :  «Oii  allons-nous?» 
Celui  qui  avait  reçu  l'apostrophe  répondait  en 
ouvrant  les  yeux,  comme  au  bord  d'un  abîme  : 
«Où  allons-nous?»  Alors  un  plus  hardi  s'écriait  : 
«Ça  ne  peut  pas  durer!  il  faut  en  finir!  »  Et,  les 
mêmes  discours  se  répétant  jusqu'au  soir,  Fré- 
déric s'ennuya  mortellement. 

Sa  surprise  fut  grande,  quand,  à  onze  heures, 
il  vit  paraître  Arnoux,  lequel,  tout  de  suite,  dit 
qu'il  accourait  pour  le  libérer,  son  affaire  étant 
finie. 

Il  n'avait  pas  eu  d'affaire.  C'était  une  invention 
pour  passer  vingt- quatre  heures,  seul,  avec  Ro- 
sanette.  Mais  le  brave  Arnoux  avait  trop  présumé 
[•de  lui-même,  si  bien  que,  dans  sa  lassitude,  un 
remords  l'avait  pris.  Il  venait  faire  des  remercie- 
ments à  Frédéric  et  lui  offrir  à  souper. 

—  Mille  grâces!  je  n'ai  pas  faim!  je  ne  de- 
mande que  mon  lit! 

—  Raison  de  plus  pour  déjeuner  ensemble. 


4j2.  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

tantôt!  Quel  mollasse  vous  êtes!  On  ne  rentre 
pas  chez  soi  maintenant  !  II  est  trop  tard  !  Ce  serait 
dangereux  ! 

Frédéric,  encore  une  fois,  céda.  Arnoux,  qu'on 
ne  s'attendait  pas  à  voir,  fut  choyé  de  ses  frères 
d'armes,  principalement  de  l'épurateur.  Tous  l'ai- 
maient; et  il  était  si  bon  garçon,  qu'il  regretta  la 
présence  d'Hussonnet.  Mais  il  avait  besoin  de  fer- 
mer l'œil  une  minute,  pas  davantage. 

—  Mettez- vous  près  de  moi,  dit- il  à  Frédéric, 
tout  en  s'allongeant  sur  le  lit  de  camp,  sans  oter 
ses  bufHeteries. 

Par  peur  d'une  alerte,  en  dépit  du  règlement, 
il  garda  même  son  fusil;  puis  balbutia  quelques 
mots  :  «  Ma  chérie  !  mon  petit  ange  !  »,  et  ne  tarda 
pas  à  s'endormir. 

Ceux  qui  parlaient  se  turent;  et  peu  à  peu  il  se 
fit  dans  le  poste  un  grand  silence.  Frédéric,  tour- 
menté par  les  puces,  regardait  autour  de  lui.  La 
muraille,  peinte  en  jaune,  avait  à  moitié  de  sa  hau- 
teur une  longue  planche  où  les  sacs  formaient  une 
suite  de  petites  bosses,  tandis  qu'au-dessous,  les 
fusils,  couleur  de  plomb,  étaient  dressés  les  uns 
près  des  autres;  et  il  s'élevait  des  ronflements,  pro- 
duits par  les  gardes  nationaux,  dont  les  ventres  se 
dessinaient  d'une  manière  confuse,  dans  l'ombre. 
Une  bouteille  vide  et  des  assiettes  couvraient  le 
poêle.  Trois  chaises  de  paille  entouraient  la  table, 
oii  s'étalait  un  jeu  de  cartes.  Un  tambour,  au  mi- 
lieu du  banc,  laissait  pendre  sa  bricole.  Le  vent 
chaud  arrivant  par  la  porte,  faisait  fumer  le  quin- 
quet.  Arnoux  dormait  les  deux  bras  ouverts; 
et  comme  son  fusil  était  posé  la  crosse  en  bas  un 
peu  obliquement,  la  gueule   du   canon   lui  ar- 


4 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  4^3 

rivait  sous  Taisselle.  Frédéric  le  remarqua  et  fut 
effrayé. 

«  Mais  non  I  j'ai  tort  !  il  n  y  a  rien  à  craindre  ! 
S'il  mourait  cependant. . .  » 

Et,  tout  de  suite,  des  tableaux  à  n*en  plus  finir 
se  déroulèrent.  II  s'aperçut  avec  elle,  la  nuit,  dans 
une  chaise  de  poste  ;  puis  au  bord  d'un  fleuve  par 
un  soir  d'été,  et  sous  le  reflet  d'une  lampe,  chez 
eux,  dans  leur  maison.  II  s'arrêtait  même  à  des 
calculs  de  ménage,  des  dispositions  domestiques, 
contemplant,  palpant  déjà  son  bonheur;  et,  pour 
le  réaliser,  il  aurait  fallu  seulement  que  le  chien  du 
fusil  se  levât  !  On  pouvait  le  pousser  du  bout  de 
l'orteil;  le  coup  partirait,  ce  serait  un  hasard,  rien 
de  plus  ! 

Frédéric  s'étendit  sur  cette  idée,  comme  un  dra- 
maturge qui  compose.  Tout  à  coup,  il  lui  sembla 
qu'elle  n'était  pas  loin  de  se  résoudre  en  action,  et 
qu'il  allait  y  contribuer,  qu'il  en  avait  envie  ;  alors, 
une  grande  peur  le  saisit.  Au  milieu  de  cette  an- 
goisse, il  éprouvait  un  plaisir,  et  s'y  enfonçait  de 
plus  en  plus,  sentant  avec  effroi  ses  scrupules 
disparaître;  dans  la  fureur  de  sa  rêverie,  le  reste 
du  monde  s'effaçait;  et  il  n'avait  conscience  de 
lui-même  que  par  un  intolérable  serrement  à  la 
poitrine. 

—  Prenons-nous  le  vin  blanc?  dit  l'épurateur 
qui  s'éveillait. 

Arnoux  sauta  par  terre;  et  le  vin  blanc  étant 

Ipris,  voulut  monter  la  faction  de  Frédéric. 
Puis  il  l'emmena  déjeuner  rue  de  Chartres,  chez 
Parly;  et,  comme  il  avait  besoin  de  se  refaire,  il 
se  commanda  deux  plats  de  viande,  un  homard. 


454  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

arrosé  d'un  sauterne  1819,  avec  un  romance  42, 
sans  compter  le  Champagne  au  dessert,  et  les 
liqueurs. 

Frédéric  ne  le  contraria  nullement.  II  était  gêné, 
comme  si  l'autre  avait  pu  découvrir,  sur  son  visage, 
les  traces  de  sa  pensée. 

Les  deux  coudes  au  bord  de  la  table,  et  penché 
très  bas,  Arnoux,  en  le  fatiguant  de  son  regard, 
lui  confiait  ses  imaginations. 

II  avait  envie  de  prendre  à  ferme  tous  les  rem- 
blais de  la  ligne  du  Nord  pour  y  semer  des  pom- 
mes de  terre,  ou  bien  d'organiser  sur  les  boule- 
vards une  cavalcade  monstre,  011  les  «célébrités  de 
l'époque»  figureraient.  II  louerait  toutes  les  fenê- 
tres, ce  qui,  à  raison  de  trois  francs  en  moyenne, 
produirait  un  joli  bénéfice.  Bref,  il  rêvait  un  grand 
coup  de  fortune  par  un  accaparement.  II  était 
moral,  cependant,  blâmait  les  excès,  l'inconduite, 
parlait  de  son  «pauvre  père»,  et,  tous  les  soirs, 
disait- il,  faisait  son  examen  de  conscience,  avant 
d'offrir  son  âme  à  Dieu. 

—  Un  peu  de  curaçao,  hein? 

—  Comme  vous  voudrez. 

Quant  à  la  République,  les  choses  s'arrange- 
raient; enfin,  il  se  trouvait  l'homme  le  plus  heu- 
reux de  la  terre  ;  et,  s'oubliant,  il  vanta  les  quahtés 
de  Rosanette,  la  compara  même  à  sa  femme.  C'é- 
tait bien  autre  chose  !  On  n'imaginait  pas  d'aussi 
belles  cuisses. 

—  A  votre  santé  ! 

Frédéric  trinqua.  II  avait,  par  complaisance,  un 
peu  trop  bu;  d'ailleurs,  le  grand  soleil  l'éblouissait; 
et,  quand  ils  remontèrent  ensemble  la  rueVivienne, 
leurs  épaulettes  se  touchaient  fraternellement. 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  45  5 

Rentré  chez  lui,  Frédéric  dormit  jusqu'à  sept 
heures.  Ensuite,  il  s'en  alla  chez  la  Maréchale.  Elle 
était  sortie  avec  quelqu'un.  Avec  Arnoux,  peut- 
être?  Ne  sachant  que  faire,  il  continua  sa  prome- 
nade sur  le  boulevard,  mais  ne  put  dépasser  la 
porte  Saint-Martin ,  tant  il  y  avait  de  monde. 

La  misère  abandonnait  à  eux-mêmes  un  nombre 
considérable  d'ouvriers;  et  ils  venaient  là,  tous  les 
soirs,  se  passer  en  revue  sans  doute,  et  attendre  un 
signal.  Malgré  la  loi  contre  les  attroupements*, 
ces  clubs  du  désespoir  augmentaient  d'une  manière 
effrayante  ;  et  beaucoup  de  bourgeois  s'y  rendaient 
quotidiennement,  par  bravade,  par  mode. 

Tout  à  coup,  Frédéric  aperçut,  à  trois  pas  de 
distance,  M.  Dambreuse  avec  Martinon;  il  tourna 
la  tête,  car  M.  Dambreuse  s'étant  fait  nommer 
représentant,  il  lui  gardait  rancune.  Mais  le  capita- 
liste l'arrêta. 

—  Un  mot,  cher  monsieur!  J'ai  des  explica- 
tions à  vous  fournir. 

—  Je  n'en  demande  pas. 

—  De  grâce  !  écoutez-moi. 

Ce  n'était  nullement  sa  faute.  On  l'avait  prié, 
contraint  en  quelque  sorte.  Martinon,  tout  de 
suite,  appuya  ses  paroles  :  des  Nogentais  en  dépu- 
tation  s'étaient  présentés  chez  lui. 

—  D'ailleurs,  j'ai  cru  être  libre,  du  moment... 
Une  poussée  de  monde  sur  le  trottoir  força 

M.  Dambreuse  à  s'écarter.  Une  minute  après,  il 
reparut,  en  disant  à  Martinon  : 

—  C'est  un  vrai  service,  celai  Vous  n'aurez  pas 
à  vous  repentir... 

Tous  les  trois  s'adossèrent  contre  une  boutique, 
afin  de  causer  plus  à  l'aise. 


4^6  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

On  criait  de  temps  en  temps  :  «Vive  Napo- 
léon* !  vive  Barbes  !  à  bas  Marie*  !  »  La  foule  innom- 
brable parlait  très  haut;  et  toutes  ces  voix,  réper- 
cutées par  les  maisons,  faisaient  comme  le  bruit 
continuel  des  vagues  dans  un  port.  A  de  certains 
moments,  elles  se  taisaient;  alors,  la  Marseillaise 
s*élevait.  Sous  les  portes  cochères,  des  hommes 
d'allures  mystérieuses  proposaient  des  cannes  à 
dard.  Quelquefois,  deux  individus,  passant  l'un 
devant  l'autre,  clignaient  de  l'œil,  et  s'éloignaient 
prestement.  Des  groupes  de  badauds  occupaient 
les  trottoirs;  une  multitude  compacte  s'agitait  sur 
le  f>avé.  Des  bandes  entières  d'agents  de  police, 
sortant  des  ruelles,  y  disparaissaient  à  peine  en- 
trés. De  petits  drapeaux  rouges,  çà  et  là,  semblaient 
des  fîammes;  les  cochers,  du  haut  de  leur  siège, 
faisaient  de  grands  gestes,  puis  s'en  retournaient. 
C'était  un  mouvement,  un  spectacle  des  plus 
drôles. 

—  Comme  tout  cela,  dit  Martinon,  aurait 
amusé  M"''  Cécile  ! 

—  Ma  femme,  vous  savez  bien,  n*aime  pas  que 
ma  nièce  vienne  avec  nous,  reprit  en  souriant 
M.  Dambreuse. 

On  ne  l'aurait  pas  reconnu.  Depuis  trois  mois 
il  criait  :  «Vive  la  Répubhque!  »  et  même  il  avait 
voté  le  bannissement  des  d'Orléans*.  Mais  les 
concessions  devaient  finir.  II  se  montrait  furieux 
jusqu'à  porter  un  casse-tête  dans  sa  poche. 

Martinon,  aussi,  en  avait  un.  La  magistrature 
n'étant  plus  inamovible,  il  s'était  retiré  du  Parquet, 
si  bien  qu'il  dépassait  en  violences  M.  Dam- 
breuse. 

Le  banquier  haïssait  particulièrement  Lamartine 


i 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  457 

(pour  avoir  soutenu  Ledru-RoIIin),  et  avec  lui 
Pierre  Leroux,  Proudhon*,  Considérant*,  Lamen- 
nais, tous  les  cerveaux  brûlés,  tous  les  socia- 
listes. 

—  Car  enfin ,  que  veulent-ils  ?  On  a  supprimé 
l'octroi  sur  la  viande  et  la  contrainte  par  corps  ; 
maintenant,  on  étudie  le  projet  d'une  banque 
hypothécaire  ;  l'autre  jour,  c'était  une  banque  na- 
tionale !  et  voilà  cinq  milhons  au  budget  pour  les 
ouvrier^  Mais  heureusement  c'est  fini,  grâce  à 
M.  deFalIoux*.  Bon  voyage!  qu'ils  s'en  aillent! 

En  effet,  ne  sachant  comment  nourrir  les 
cent  trente  mille  hommes  des  atehers  nationaux, 
le  ministre  des  travaux  pubhcs  avait,  ce  jour-là 
même,  signé  un  arrêté  qui  invitait  tous  les  citoyens 
entre  dix -huit  et  vingt  ans  à  prendre  du  service 
comme  soldats,  ou  bien  à  partir  vers  les  provinces 
pour  y  remuer  la  terre. 

Cette  alternative  les  indigna,  persuadés  qu'on 
voulait  détruire  la  République.  L'existence  loin 
de  la  capitale  les  affligeait  comme  un  exil  ;  ils  se 
voyaient  mourants  par  Tes  fièvres,  dans  des  régions 
farouches.  Pour  beaucoup,  d'ailleurs,  accoutumés 
à  des  travaux  déhcats,  l'agriculture  semblait  un 
avilissement;  c'était  un  leurre  enfin,  une  dérision, 
le  déni  formel  de  toutes  les  promesses.  S'ils  résis- 
taient, on  emploierait  la  force;  ils  n'en  doutaient 
pas  et  se  disposaient  à  la  prévenir. 

Vers  neuf  heures,  les  attroupements  formés  à  la 
Bastille  et  au  Châtelet  refluèrent  sur  le  boulevard. 
De  la  porte  Saint-Denis  à  la  porte  Saint-Martin, 
cela  ne  faisait  plus  qu'un  grouillement  énorme, 
une  seule  masse  d'un  bleu  sombre,  presque  noir. 
Les  hommes  que  l'on  entrevoyait  avaient  tous  les 


45  8  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

prunelles  ardentes ,  le  teint  pâle ,  des  figures  amai- 
gries par  la  faim,  exaltées  par  l'injustice.  Cepen- 
dant, des  nuages  s'amoncelaient;  le  ciel  orageux 
chauffant  l'électricité  de  la  multitude,  elle  tour- 
billonnait sur  elle-même,  indécise,  avec  un  large 
balancement  de  houle  ;  et  Ton  sentait  dans  ses  pro- 
fondeurs une  force  incalculable,  et  comme  l'éner- 
gie d'un  élément.  Puis  tous  se  mirent  à  chanter  : 
«  Des  lampions  !  des  lampions  !  »  Plusieurs  fenêtres 
ne  s'éclairaient  pas;  des  cailloux  furent  lancés  dans 
leurs  carreaux.  M.  Dambreuse  jugea  prudent 
de  s'en  aller.  Les  deux  jeunes  gens  le  recondui- 
sirent. 

Il  prévoyait  de  grands  désastres.  Le  peuple, 
encore  une  fois,  pouvait  envahir  la  Chambre,  et, 
à  ce  propos,  il  raconta  comment  il  serait, mort  le 
15  mai,  sans  le  dévouement  d'un  garde  national. 

—  Mais  c'est  votre  ami,  j'oubliais!  votre  ami, 
le  fabricant  de  faïences,  Jacques  Arnoux! 

Les  gens  de  l'émeute  l'étoufFaient  ;  ce  brave 
citoyen  l'avait  pris  dans  ses  bras  et  déposé  à  l'é- 
cart. Aussi,  depuis  lors,  une  sorte  de  liaison  s'était 
faite. 

—  Il  faudra  un  de  ces  jours  dîner  ensemble, 
et,  puisque  vous  le  voyez  souvent,  assurez -le 
que  je  l'aime  beaucoup.  C'est  un  excellent  homme, 
calomnié,  selon  moi;  et  il  a  de  l'esprit,  le  mâtin  ! 
Mes  compliments  encore  une  fois  !  bien  le  bon- 
soir ! . . . 

Frédéric,  après  avoir  quitté  M.  Dambreuse, 
retourna  chez  la  Maréchale;  et,  d'un  air  très 
sombre,  dit  qu'elle  devait  opter  entre  lui  et  Ar- 
noux. Elle  répondit  avec  douceur  qu'elle  ne  com- 
prenait goutte  à  des  «ragots  pareils»,  n'aimait  pas 


■ 


I 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  459 

Amoux,  ny  tenait  aucunement.  Frédéric  avait 
soif  d'abandonner  Paris.  Elle  ne  repoussa  pas 
cette  fantaisie,  et  ils  partirent  pour  Fontainebleau 
dès  le  lendemain. 

L'hôtel  où  ils  logèrent  se  distinguait  des  autres 
par  un  Jet  d'eau  clapotant  au  milieu  de  sa  cour. 
Les  portes  des  chambres  s'ouvraient  sur  un  cor- 
ridor, comme  dans  les  monastères.  Celle  qu'on 
leur  donna  était  grande,  fournie  de  bons  meubles, 
tendue  d'indienne,  et  silencieuse,  vu  la  rareté  des 
voyageurs.  Le  long  des  maisons,  des  bourgeois 
inoccupés  passaient;  puis,  sous  leurs  fenêtres, 
quand  le  jour  tomba,  des  enfants  dans  la  rue  firent 
une  partie  de  barres;  —  et  cette  tranquillité,  suc- 
cédant pour  eux  au  tumulte  de  Paris,  leur  causait 
une  surprise,  un  apaisement. 

Le  matin,  de  bonne  heure,  ils  allèrent  visiter 
le  château.  Comme  ils  entraient  par  la  grille,  ils 
aperçurent  sa  façade  tout  entière,  avec  les  cinq 
pavillons  à  toits  aigus  et  son  escalier  en  fer  à  che- 
val se  déployant  au  fond  de  la  cour,  que  bordent 
de  droite  et  de  gauche  deux  corps  de  bâtiments  plus 
bas.  Des  lichens  sur  les  pavés  se  mêlent  de  loin 
au  ton  fauve  des  briques;  et  l'ensemble  du  palais, 
couleur  de  rouille  comme  une  vieille  armure, 
avait  quelque  chose  de  royalement  impassible,  une 
sorte  de  grandeur  militaire  et  triste. 

Enfin,  un  domestique,  portant  un  trousseau  de 
clefs,  parut.  H  leur  montra  d'abord  les  apparte- 
ments des  reines,  l'oratoire  du  Pape,  la  galerie  de 
François  I"",  la  petite  table  d'acajou  sur  laquelle 
l'Empereur  signa  son  abdication,  et,  dans  une 
des  pièces  qui  divisaient  l'ancienne  galerie  des 
Cerfs,  l'endroit  où  Christine  fit  assassiner  Monal- 


4<^0  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

deschi.  Rosanette  écouta  cette  histoire  attentive- 
ment; puis,  se  tournant  vers  Frédéric  : 

—  C'était  par  jalousie,  sans  doute?  Prends 
garde  à  toi  ! 

Ensuite,  ils  traversèrent  la  salle  du  Conseil,  la 
salle  des  Gardes,  la  salle  du  Trône,  le  salon  de 
Louis  XIII.  Les  hautes  croisées,  sans  rideaux, 
épanchaient  une  lumière  blanche  ;  de  la  poussière 
ternissait  légèrement  les  poignées  des  espagno- 
lettes, le  pied  de  cuivre  des  consoles;  des  nappes 
de  grosses  toiles  cachaient  partout  des  fauteuils;  on 
voyait  au-dessus  des  portes  des  chasses  Louis  XV, 
et  çà  et  là  des  tapisseries  représentant  les  dieux  de 
rOIympe,  Psyché  ou  les  batailles  d'Alexandre. 

Quand  elle  passait  devant  les  glaces,  Rosa- 
nette s'arrêtait  une  minute  pour  lisser  ses  ban- 
deaux. 

Après  la  cour  du  donjon  et  la  chapelle  Saint- 
Saturnin,  ils  arrivèrent  dans  la  salle  des  Fêtes. 

Ils  furent  éblouis  par  la  splendeur  du  plafond, 
divisé  en  compartiments  octogones ,  rehaussé  d'or 
et  d'argent,  plus  ciselé  qu'un  bijou,  et  par  l'abon- 
dance des  peintures  qui  couvrent  les  murailles, 
depuis  la  gigantesque  cheminée  où  des  croissants 
et  des  carquois  entourent  les  armes  de  France, 
jusqu'à  la  tribune  pour  les  musiciens,  construite 
à  l'autre  bout,  dans  la  largeur  de  la  salle.  Les  dix 
fenêtres  en  arcades  étaient  grandes  ouvertes;  le 
soleil  faisait  briller  les  peintures,  le  ciel  bleu  con- 
tinuait indéfiniment  l'outremer  des  cintres;  et,  du 
fond  des  bois,  dont  les  cimes  vaporeuses  emplis- 
saient l'horizon,  il  semblait  venir  un  écho  des  hal- 
lalis poussés  dans  les  trompes  d'ivoire,  et  des 
ballets  mythologiques,  assemblant  sous  le  feuil- 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  4'^I 

lage  des  princesses  et  des  seigneurs  travestis  en 
nymphes  et  en  syl vains,  époque  de  science  in- 
génue, de  passions  violentes  et  dart  somptueux, 
quand  l'idéal  était  d'emporter  le  monde  dans  un 
rêve  des  Hespérides,  et  que  les  maîtresses  des  rois 
se  confondaient  avec  les  astres.  La  plus  belle  de 
ces  fameuses  s'était  fait  peindre  à  droite,  sous  la 
figure  de  Diane  chasseresse,  et  même  en  Diane 
infernale,  sans  doute  pour  marquer  sa  puissance 
jusque  par  delà  le  tombeau.  Tous  ces  symboles 
confirment  sa  gloire  ;  et  il  reste  là  quelque  chose 
d'elle,  une  voix  indistincte,  un  rayonnement  qui 
se  prolonge. 

Frédéric  fut  pris  par  une  concupiscence  rétro- 
spective et  inexprimable.  Afin  de  distraire  son 
désir,  il  se  mit  à  considérer  tendrement  Rosanette, 
en  lui  demandant  si  elle  n'aurait  pas  voulu  être 
cette  femme. 

—  Quelle  femme? 

—  Diane  de  Poitiers  ! 
H  répéta  : 

—  Diane  de  Poitiers,  la  maîtresse  d'Henri  II. 
Elle  fit  un  petit  :  «Ah!»  Ce  fut  tout. 

Son  mutisme  prouvait  clairement  qu'elle  ne 
savait  rien,  ne  comprenait  pas,  si  bien  que  par 
complaisance  il  lui  dit  : 

—  Tu  t'ennuies  peut-être  ? 

—  Non,  non,  au  contraire! 

Et,  le  menton  levé,  tout  en  promenant  à  l'en- 
tour  un  regard  des  plus  vagues,  Rosanette  lâcha 
ce  mot  : 

—  Ça  rappelle  des  souvenirs  I 
Cependant,    on  apercevait   sur   sa    mine   un 

effort,    une    intention    de    respect;    et,    comme 


I- 


462  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

cet  air  sérieux  la   rendait    plus    jolie,    Frédéric 
l'excusa. 

L*étang  des  carpes  la  divertit  davantage.  Pen- 
dant un  quart  d'heure,  elle  jeta  des  morceaux  de 
pain  dans  l'eau,  pour  voir  les  poissons  bondir. 

Frédéric  s'était  assis  près  d'elle,  sous  les  tilleuls. 
Il  songeait  à  tous  les  personnages  qui  avaient  hanté 
ces  murs,  Charles- Quint,  les  Valois,  Henri  IV, 
Pierre  le  Grand,  Jean -Jacques  Rousseau  et  «les 
belles  pleureuses  des  premières  loges»,  Voltaire, 
Napoléon,  Pie  VII,  Louis-Philippe;  il  se  sentait 
environné,  coudoyé  par  ces  morts  tumultueux; 
une  telle  confusion  d'images  l'étourdissait,  bien 
qu'il  j  trouvât  du  charme  pourtant. 

Enfin  ils  descendirent  dans  le  parterre. 

C'est  un  vaste  rectangle,  laissant  voir  d'un  seul 
coup  d'œil  ses  larges  allées  jaunes,  ses  carrés  de 
gazon,  ses  rubans  de  buis,  ses  ifs  en  pyramide,  ses 
verdures  basses  et  ses  étroites  plates- bandes,  où 
des  fleurs  clairsemées  font  des  taches  sur  la  terre 
grise.  Au  bout  du  jardin,  un  parc  se  déploie,  tra- 
versé dans  toute  son  étendue  par  un  long  canal. 

Les  résidences  royales  ont  en  elles  une  mélan- 
colie particulière,  qui  tient  sans  doute  à  leurs 
dimensions  trop  considérables  pour  le  petit  nombre 
de  leurs  hôtes,  au  silence  qu'on  est  surpris  d'y 
trouver  après  tant  de  fanfares ,  à  leur  luxe  immo- 
bile prouvant  par  sa  vieillesse  la  fugacité  des 
dynasties,  l'éternelle  misère  de  tout;  et  cette  ex- 
halaison des  siècles,  engourdissante  et  funèbre 
comme  un  parfum  de  momie,  se  fait  sentir  même 
aux  têtes  naïves.  Rosanette  bâillait  démesurément. 
Ils  s'en  retournèrent  à  l'hotel. 

Après  leur  déjeuner,  on  leur  amena  une  voiture 


■ 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  4^^ 

découverte.  Ils  sortirent  de  Fontainebleau  par  un 
large  rond-point,  puis  montèrent  au  pas  une  route 
sablonneuse  dans  un  bois  de  petits  pins.  Les  arbres 
devinrent  plus  grands;  et  le  cocher,  de  temps  à 
autre,  disait  :  «Voici  les  Frères-Siamois,  le  Phara- 
mond,  le  Bouquet- du- Roi...  »,  n'oubliant  aucun 
des  sites  célèbres,  parfois  même  s'arrêtant  pour 
les  faire  admirer. 

Ils  entrèrent  dans  la  futaie  de  Franchard.  La 
voiture  glissait  comme  un  traîneau  sur  le  gazon  ; 
des  pigeons  qu'on  ne  voyait  pas  roucoulaient; 
tout  à  coup ,  un  garçon  de  café  parut  ;  et  ils  des- 
cendirent devant  la  barrière  d'un  jardin  où  il  y 
avait  des  tables  rondes.  Puis,  laissant  à  gauche  les 
murailles  d'une  abbaye  en  ruines,  ils  marchèrent 
sur  de  grosses  roches  et  atteignirent  bientôt  le 
fond  de  la  gorge. 

Elle  est  couverte,  d'un  côté,  par  un  entremê- 
lement  de  grès  et  de  genévriers,  tandis  que,  de 
l'autre,  le  terrain  presque  nu  s'incline  vers  le  creux 
du  vallon,  oii,  dans  la  couleur  des  bruyères,  un 
sentier  fait  une  ligne  pâle  ;  et  on  aperçoit  tout  au 
loin  un  sommet  en  cône  aplati,  avec  la  tour  d'un 
télégraphe  par  derrière. 

Une  demi -heure  après,  ils  mirent  pied  à  terre 
encore  une  fois  pour  gravir  les  hauteurs  d'As- 
premont. 

Le  chemin  fait  des  zigzags  entre  les  pins  trapus 
sous  des  rochers  à  profils  anguleux  ;  tout  ce  coin 
de  la  forêt  a  quelque  chose  d'étouffé,  d'un  peu 
sauvage  et  de  recueilli.  On  pense  aux  ermites, 
compagnons  des  grands  cerfs  portant  une  croix 
de  feu  entre  leurs  cornes,  et  qui  recevaient  avec 
de  paternels  sourires  les  bons  rois  de  France,  âge- 


4^4  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

nouilles  devant  leur  grotte.  Une  odeur  résineuse 
emplissait  Tair  chaud,  des  racines  à  ras  du  sol 
s'entre-croisaient  comme  des  veines.  Rosanette 
trébuchait  dessus,  était  désespérée,  avait  envie 
de  pleurer. 

Mais,  tout  au  haut,  la  joie  lui  revint,  en  trou- 
vant sous  un  toit  de  branchages  une  manière  de 
cabaret,  oii  l'on  vend  des  bois  sculptés.  Elle  but 
une  bouteille  de  limonade,  s'acheta  un  bâton  de 
houx;  et,  sans  donner  un  coup  d'œil  au  paysage 
que  l'on  découvre  du  plateau,  elle  entra  dans  la 
Caverne -des -Brigands,  précédée  d'un  gamin  por- 
tant une  torche. 

Leur  voiture  les  attendait  dans  le  Bas-Bréau. 

Un  peintre  en  blouse  bleue  travaillait  au  pied 
d'un  chêne,  avec  sa  boîte  à  couleurs  sur  les  ge- 
noux. II  leva  la  tête  et  les  regarda  passer. 

Au  milieu  de  la  cote  de  Chailly,  un  nuage, 
crevant  tout  à  coup,  leur  fit  rabattre  la  capote. 
Presque  aussitôt  la  pluie  s'arrêta  ;  et  les  pavés  des 
rues  brillaient  sous  le  soleil  quand  ils  rentrèrent 
dans  la  ville. 

Des  voyageurs,  arrivés  nouvellement,  leur  ap- 
prirent qu'une  bataille  épouvantable  ensanglantait 
Paris.  Rosanette  et  son  amant  n'en  furent  pas  sur- 
pris. Puis  tout  le  monde  s'en  alla,  l'hôtel  redevint 
paisible,  le  gaz  s'éteignit,  et  ils  s'endormirent  au 
murmure  du  jet  d'eau  dans  la  cour. 

Le  lendemain,  ils  allèrent  voir  la  Gorge-au-Loup, 
la  Mare -aux -Fées,  le  Long- Rocher,  la  Marlotte; 
le  surlendemain,  ils  recommencèrent  au  hasard, 
comme  leur  cocher  voulait,  sans  demander  oii 
ils  étaient,  et  souvent  même  négligeant  les  sites 
fameux. 


■ 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  4<^5 

Ils  se  trouvaient  si  bien  dans  leur  vieux  landau , 
bas  comme  un  sofa  et  couvert  d'une  toile  à  raies 
déteintes  !  Les  fossés  pleins  de  broussailles  filaient 
sous  leurs  yeux,  avec  un  mouvement  doux  et  con- 
tinu. Des  rayons  blancs  traversaient  comme  des 
flèches  les  hautes  fougères;  quelquefois,  un  che- 
min, qui  ne  servait  plus,  se  présentait  devant  eux, 
en  hgne  droite  ;  et  des  herbes  s  y  dressaient  çà  et 
là,  mollement.  Au  centre  des  carrefours,  une  croix 
étendait  ses  quatre  bras  ;  ailleurs,  des  poteaux  se 
penchaient  comme  des  arbres  morts,  et  de  petits 
sentiers  courbes,  en  se  perdant  sous  les  feuilles, 
donnaient  envie  de  les  suivre  ;  au  même  moment, 
le  cheval  tournait,  ils  y  entraient,  on  enfonçait 
dans  la  boue  ;  plus  loin,  de  la  mousse  avait  poussé 
au  bord  des  ornières  profondes. 

Ils  se  croyaient  loin  des  autres,  bien  seuls.  Mais 
tout  à  coup  passait  un  garde-chasse  avec  son  fusil , 
ou  une  bande  de  femmes  en  haillons,  traînant  sur 
leur  dos  de  longues  bourrées. 

Quand  la  voiture  s'arrêtait,  il  se  faisait  un  silence 
universel;  seulement  on  entendait  le  souffle  du 
cheval  dans  les  brancards,  avec  un  cri  d'oiseau 
^s  faible,  répété. 

LLa  lumière,  à  de  certaines  places  éclairant  la 
lisière  du  bois,  laissait  les  fonds  dans  Tombre  ;  ou 
lien,  atténuée  sur  les  premiers  plans  par  une  sorte 
[e  crépuscule,  elle  étalait  dans  les  lointains  des 
rapeurs  violettes,  une  clarté  blanche.  Au  milieu  < 
lu  jour,  le  soleil,  tombant  d'aplomb  sur  les  larges 
^erdures,  les  éclaboussait,  suspendait  des  gouttes 
irgentines  à  la  pointe  des  branches,  rayait  le  gazon 
le  traînées  d'émeraudes,  jetait  des  taches  d'or  sur 
les  couches  de  feuilles  mortes;  en  se  renversant 


466  NL'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

la  tête,  on  apercevait  le  ciel,  entre  les  cimes  des 
arbres.  Quelques-uns,  d'une  altitude  démesurée, 
avaient  des  airs  de  patriarches  et  d'empereurs, 
ou,  se  touchant  par  le  bout,  formaient  avec  leurs 
longs  fûts  comme  des  arcs  de  triomphe  ;  d'autres, 
poussés  dès  le  bas  obliquement,  semblaient  des 
colonnes  près  de  tomber. 

Cette  foule  de  grosses  lignes  verticales  s'en- 
tr'ouvrait.  Alors,  d'énormes  flots  verts  se  dérou- 
laient en  bosselages  inégaux  jusqu'à  la  surface  des 
vallées  oii  s'avançait  la  croupe  d'autres  collines 
dominant  des  plaines  blondes,  qui  finissaient  par 
se  perdre  dans  une  pâleur  indécise. 

Debout,  l'un  près  de  l'autre,  sur  quelque  émi- 
nence  du  terrain,  ils  sentaient,  tout  en  humant  le 
vent,  leur  entrer  dans  l'âme  comme  l'orgueil  d'une 
vie  plus  libre,  avec  une  surabondance  de  forces, 
une  joie  sans  cause. 

La  diversité  des  arbres  faisait  un  spectacle  chan- 
geant. Les  hêtres,  à  l'écorce  blanche  et  lisse,  en- 
tremêlaient leurs  couronnes  ;  des  frênes  courbaient 
mollement  leurs  glauques  ramures  ;  dans  les  cépées 
de  charmes,  des  houx  pareils  à  du  bronze  se  héris- 
saient; puis  venait  une  file  de  minces  bouleaux, 
inclinés  dans  des  attitudes  élégiaques;  et  les  pins, 
symétriques  comme  des  tuyaux  d'orgue,  en  se 
balançant  continuellement,  semblaient  chanter.  11 
y  avait  des  chênes  rugueux,  énormes,  qui  se  con- 
vulsaient,  s'étiraient  du  sol,  s'étreignaient  les  uns 
les  autres,  et,  fermes  sur  leurs  troncs,  pareils  à  des 
torses,  se  lançaient  avec  leurs  bras  nus  des  appels 
de  désespoir,  des  menaces  furibondes,  comme  un 
groupe  de  Titans  immobilisés  dans  leur  colère. 
Quelque  chose  de  plus  lourd,  une  langueur  fié- 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  4:^J 

vreuse  planait  au-dessus  des  mares,  découpant  la 
nappe  de  leurs  eaux  entre  des  buissons  d'épines; 
les  lichefns  de  leur  berge,  où  les  loups  viennent 
boire,  sont  couleur  de  soufre,  brûlés  comme  par 
le  pas  des  sorcières,  et  le  coassement  ininterrompu 
des  grenouilles  répond  au  cri  des  corneilles  qui 
tournoient.  Ensuite,  ils  traversaient  des  clairières 
monotones ,  plantées  d'un  baliveau  çà  et  là.  Un  bruit 
de  fer,  des  coups  drus  et  nombreux  sonnaient; 
c'était,  au  fîanc  d'une  colline,  une  compagnie  de 
carriers  battant  les  roches.  Elles  se  multipliaient 
de  plus  en  plus,  et  finissaient  par  emplir  tout  le 
paysage,  cubiques  comme  des  maisons,  plates 
comme  des  dalles,  s'étayant,  se  surplombant, 
se  confondant,  telles  que  les  ruines  méconnais- 
sables et  monstrueuses  de  quelque  cité  disparue. 
Mais  la  furie  même  de  leur  chaos  fait  plutôt  rêver 
à  des  volcans,  à  des  déluges,  aux  grands  cata- 
clysmes ignorés.  Frédéric  disait  qu'ils  étaient  là 
depuis  le  commencement  du  monde  et  resteraient 
ainsi  jusqu'à  la  fin;  Rosanette  détournait  la  tête, 
en  affirmant  que  «  ça  la  rendrait  folle  » ,  et  s'en 
allait  cueillir  des  bruyères.  Leurs  petites  fleurs 
violettes,  tassées  les  unes  près  des  autres,  for- 
maient des  plaques  inégales,  et  la  terre  qui  s'écrou- 
lait de  dessous  mettait  comme  des  franges  noires 
au  bord  des  sables  pailletés  de  mica. 

»IIs  arrivèrent  un  jour  à  mi-hauteur  d'une  coHine 
tout  en  sable.  Sa  surface,  vierge  de  pas,  était  rayée 
en  ondulations  symétriques;  çà  et  là,  tels  que  des 
promontoires  sur  le  lit  desséché  d'un  océan,  se  le- 
vaient des  roches  ayant  de  vagues  formes  d'ani- 
maux, tortues  avançant  la  tête,  phoques  qui  ram- 
pent,  hippopotames   et  ours.   Personne.  Aucun 

30. 


4^8  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

bruit.  Les  sables ,  frappés  par  le  soleil ,  éblouissaient  ; 
et  tout  à  coup,  dans  cette  vibration  de  la  lumière, 
les  bêtes  parurent  remuer.  Ils  s*en  retournèrent 
vite,  fuyant  le  vertige,  presque  effrayés. 

Le  sérieux  de  la  forêt  les  gagnait;  et  il  avaient 
des  heures  de  silence  oii,  se  laissant  aller  au  ber- 
cement des  ressorts,  ils  demeuraient  comme  en- 
gourdis dans  une  ivresse  tranquille.  Le  bras  sous 
la  taille"  il  l'écoutait  parler  pendant  que  les  oiseaux 
gazouillaient,  observait  presque  du  même  coup 
d'œil  les  raisins  noirs  de  sa  capote  et  les  baies  des 
genévriers,  les  draperies  de  son  voile,  les  volutes 
des  nuages;  et  quand  il  se  penchait  vers  elle,  la 
fraîcheur  de  sa  peau  se  mêlait  au  grand  parfum 
des  bois.  Ils  s'amusaient  de  tout;  ils  se  montraient, 
comme  une  curiosité,  des  fils  de  la  Vierge  sus- 
pendus aux  buissons,  des  trous  plein  d'eau  au 
milieu  des  pierres,  un  écureuil  sur  les  branches, 
le  vol  de  deux  papillons  qui  les  suivaient  ;  ou  bien , 
à  vingt  pas  d'eux,  sous  les  arbres,  une  biche  mar- 
chait, tranquillement,  d'un  air  noble  et  doux,  avec 
son  faon  côte  à  côte.  Rosanette  aurait  voulu  courir 
après,  pour  l'embrasser. 

Elle  eut  bien  peur  une  fois,  quand  un  homme, 
se  présentant  tout  à  coup,  lui  montra  dans  une 
boîte  trois  vipères.  Elle  se  jeta  vivement  contre 
Frédéric  ;  il  fut  heureux  de  ce  qu'elle  était  faible 
et  de  se  sentir  assez  fort  pour  la  défendre. 

Ce  soir-là,  ils  dînèrent  dans  une  auberge,  au 
bord  de  la  Seine.  La  table  était  près  de  la  fenêtre, 
Rosanette  en  face  de  lui;  et  il  contemplait  son  petit 
nez  fin  et  blanc,  ses  lèvres  retroussées,  ses  yeux 
clairs,  ses  bandeaux  châtains  qui  bouffaient,  sa 
jolie  figure  ovale.  Sa  robe  de  foulard  écru  collait  à 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  4^9 

ses  épaules  un  peu  tombantes;  et,  sortant  de  leurs 
manchettes  tout  unies,  ses  deux  mains  décou- 
paient, versaient  à  boire,  s'avançaient  sur  la  nappe. 
On  leur  servit  un  poulet  avec  les  quatre  membres 
étendus,  une  matelote  d  anguilles  dans  un  com- 
potier en  terre  de  pipe,  du  vin  râpeux,  du  pain 
trop  dur,  des  couteaux  ébréchés.  Tout  cela  aug- 
mentait le  plaisir,  Tillusion.  Ils  se  croyaient  presque 
au  milieu  d'un  voyage,  en  Italie,  dans  leur  lune 
de  miel. 

Avant  de  repartir,  ils  allèrent  se  promener  le 
long  de  la  berge. 

Le  ciel,  d'un  bleu  tendre,  arrondi  comme  un 
dôme,  s'appuyait  à  l'horizon  sur  la  dentelure  des 
bois.  En  face,  au  bout  de  la  prairie,  il  y  avait  un 
clocher  dans  un  village;  et,  plus  loin,  à  gauche, 
le  toit  d'une  maison  faisait  une  tache  rouge  sur  la 
rivière,  qui  semblait  immobile  dans  toute  la  lon- 
gueur de  sa  sinuosité.  Des  joncs  se  penchaient 
pourtant,  et  l'eau  secouait  légèrement  des  perches 
plantées  au  bord  pour  tenir  des  filets  ;  une  nasse 
d'osier,  deux  ou  trois  vieilles  chaloupes  étaient  la. 
Près  de  l'auberge,  une  fille  en  chapeau  de  paille 
tirait  des  seaux  d'un  puits  ;  chaque  fois  qu'ils  re- 
montaient, Frédéric  écoutait  avec  une  jouissance 
inexprimable  le  grincement  de  la  chaîne. 

II  ne  doutait  pas  qu'il  ne  fût  heureux  pour  jus- 
qu'à la  fin  de  ses  jours,  tant  son  bonheur  lui  pa- 
raissait naturel,  inhérent  à  sa  vie  et  à  la  personne 
Ide  cette  femme.  Un  besoin  le  poussait  à  lui  dire 
des  tendresses.  Elle  y  répondait  par  de  gentilles 
paroles,  de  petites  tapes  sur  l'épaule,  des  douceurs 
dont  la  surprise  le  charmait.  Il  lui  découvrait  enfin 


4/0  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

que  le  reflet  des  choses  ambiantes,  à  moins  que 
leurs  virtualités  secrètes  ne  l'eussent  fait  s'épanouir. 

Quand  ils  se  reposaient  au  milieu  de  la  cam- 
pagne, il  s'étendait  la  tête  sur  ses  genoux,  à  l'abri 
de  son  ombrelle;  ou  bien,  couchés  sur  le  ventre 
au  milieu  de  l'herbe,  ils  restaient  l'un  en  face  de 
l'autre,  à  se  regarder,  plongeant  dans  leurs  pru- 
nelles, altérés  d'eux-mêmes,  s'en  assouvissant  tou- 
jours, puis,  les  paupières  entre-fermées,  ne  parlant 
plus. 

Quelquefois,  ils  entendaient  tout  au  loin  des  rou- 
lements de  tambour.  C'était  la  générale  que  l'on 
battait  dans  les  villages,  pour  aller  défendre  Paris. 

—  Ah!  tiens!  l'émeute!  disait  Frédéric  avec 
une  pitié  dédaigneuse,  toute  cette  agitation  lui 
apparaissant  misérable  à  côté  de  leur  amour  et 
de  la  nature  éternelle. 

Et  ils  causaient  de  n'importe  quoi,  de  choses 
qu'ils  savaient  parfaitement,  de  personnes  qui  ne 
les  intéressaient  pas,  de  mille  niaiseries.  Elle  l'en- 
tretenait de  sa  femme  de  chambre  et  de  son  coif- 
feur. Un  jour,  elle  s'oublia  à  dire  son  âge  :  vingt- 
neuf  ans  ;  elle  devenait  vieille. 

En  plusieurs  fois,  sans  le  vouloir,  elle  lui  apprit 
des  détails  sur  elle-même.  Elle  avait  été  «  demoi- 
selle dans  un  magasin  » ,  avait  fait  un  voyage  en 
Angleterre,  commencé  des  études  pour  être  ac- 
trice; tout  cela  sans  transitions,  et  il  ne  pouvait 
reconstruire  un  ensemble.  Elle  en  conta  plus  long, 
un  jour  qu'ils  étaient  assis  sous  un  platane,  au  re- 
vers d'un  pré.  En  bas,  sur  le  bord  de  la  route,  une 
petite  fille,  nu-pieds  dans  la  poussière,  faisait  paître 
une  vache.  Dès  qu'elle  les  aperçut,  elle  vint  leur 
demander  l'aumone;  et,  tenant  d'une  main  son 


I 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  4/1 

jupon  en  lambeaux ,  elle  grattait  de  l'autre  ses  che- 
veux noirs  qui  entouraient,  comme  une  perruque 
à  la  Louis  XIV,  toute  sa  tête  brune,  illuminée  par 
des  yeux  splendides. 

—  Elle  sera  bien  jolie  plus  tard,  dit  Frédéric. 

—  Quelle  chance  pour  elle  si  elle  n*a  pas  de 
mère  !  reprit  Rosanette. 

—  Hein?  comment? 

—  Mais  oui  ;  moi,  sans  la  mienne... 

Elle  soupira,  et  se  mit  à  parler  de  son  enfance. 
Ses  parents  étaient  des  canuts  de  la  Croix-Rousse. 
Elle  servait  son  père  comme  apprentie.  Le  pauvre 
bonhomme  avait  beau  s'exténuer,  sa  femme  l'in- 
vectivait  et  vendait  tout  pour  aller  boire.  Rosanette 
voyait  leur  chambre,  avec  les  métiers  rangés  en 
longueur  contre  les  fenêtres,  le  pot-bouilIe  sur  le 
poêle,  le  ht  peint  en  acajou,  une  armoire  en  face, 
et  la  soupente  obscure  oii  elle  avait  couché  jus- 
qu'à quinze  ans.  Enfin  un  monsieur  était  venu,  un 
homme  gras,  la  figure  couleur  de  buis,  des  façons 
de  dévot,  habillé  de  noir.  Sa  mère  et  lui  eurent 
ensemble  une  conversation,  si  bien  que,  trois 
jours  après...  Rosanette  s'arrêta,  et,  avec  un 
regard  plein  d'impudeur  et  d'amertume  : 

—  C'était  fait! 

Puis,  répondant  au  geste  de  Frédéric  : 

—  Comme  il  était  marié  (il  aurait  craint  de  se 
compromettre  dans  sa  maison  ),  on  m'emmena  dans 
un  cabinet  de  restaurateur,  et  on  m'avait  dit  que  je 
serais  heureuse,  que  je  recevrais  un  beau  cadeau. 

«  Dès  la  porte,  la  première  chose  qui  m'a  frappée, 
c'était  un  candélabre  de  vermeil,  sur  une  table  oii 
il  y  avait  deux  couverts.  Une  glace  au  plafond 
les  reflétait,  et  les  tentures  des  murailles,  en  soie 


/^J^  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

bleue ,  faisaient  ressembler  tout  l'appartement  à  une 
alcôve.  Une  surprise  m'a  saisie.  Tu  comprends, 
un  pauvre  être  qui  n*a  jamais  rien  vu  !  Malgré  mon 
éblouissement  j'avais  peur.  Je  désirais  m'en  aller. 
Je  suis  restée  pourtant. 

«  Le  seul  siège  qu'il  y  eût  était  un  divan  contre 
la  table.  II  a  cédé  sous  moi  avec  mollesse,  la  bouche 
du  calorifère  dans  le  tapis  m'envoyait  une  haleine 
chaude,  et  je  restai  là  sans  rien  prendre.  Le  garçon 
qui  se  tenait  debout  m'a  engagée  à  manger.  II  m'a 
versé  tout  de  suite  un  grand  verre  de  vin  ;  la  tête 
me  tournait,  j'ai  voulu  ouvrir  la  fenêtre,  il  m'a  dit  : 
—  Non,  mademoiselle,  c'est  défendu.  Et  il  m*a 
quittée.  La  table  était  couverte  d'un  tas  de  choses 
que  je  ne  connaissais  pas.  Rien  ne  m'a  semblé 
bon.  Alors  je  me  suis  rabattue  sur  un  pot  de 
confitures,  et  j'attendais  toujours.  Je  ne  sais  quoi 
l'empêchait  de  venir.  II  était  très  tard,  minuit 
au  moins,  je  n'en  pouvais  plus  de  fatigue;  en 
repoussant  un  des  oreillers  pour  mieux  m'étendre, 
je  rencontre  sous  ma  main  une  sorte  d'album,  un 
cahier;  c'étaient  des  images  obscènes...  Je  dor- 
mais dessus,  quand  il  est  entré. 

Elle  baissa  la  tête  et  demeura  pensive. 

Les  feuilles  autour  d'eux  susurraient  ;  dans  un 
fouillis  d'herbes,  une  grande  digitale  se  balançait, 
la  lumière  coulait  comme  une  onde  sur  le  ga- 
zon ;  et  le  silence  était  coupé  à  intervalles  rapides 
par  le  broutement  de  la  vache  qu'on  ne  voyait 
plus. 

Rosanette  considérait  un  point  par  terre,  à 
trois  pas  d'elle,  fixement,  les  narines  battantes, 
absorbée.  Frédéric  lui  prit  la  main. 

—  Comme  tu  as  souffert,  pauvre  chérie  ! 


I 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  4? 3 

—  Oui,  dit-elle,  plus  que  tu  ne  crois!...  Jus- 
qu'à vouloir  en  finir  ;  on  ma  repêchée. 

—  Comment? 

—  Ah  !  n'y  pensons  plus  !...  Je  t'aime,  je  suis 
heureuse  !  embrasse-moi. 

Et  elle  ôta,  une  à  une,  les  brindilles  de  chardons 
accrochées  dans  le  bas  de  sa  robe. 

Frédéric  songeait  surtout  à  ce  qu'elle  n'avait 
pas  dit.  Par  quels  degrés  avait-elle  pu  sortir  de  la 
misère  ?  A  quel  amant  devait-elle  son  éducation  ? 
Que  s'était -il  passé  dans  sa  vie  jusqu'au  jour  oii 
il  était  venu  chez  elle  pour  la  première  fois  ?  Son 
dernier  aveu  interdisait  les  questions.  II  lui  de- 
manda, seulement,  comment  elle  avait  fait  la 
connaissance  d'Arnoux. 

—  Par  la  Vatnaz. 

—  N'était-ce  pas  toi  que  j'ai  vue,  une  fois,  au 
Palais-Ro  jal ,  avec  eux  deux  ? 

II  cita  la  date  précise.  Rosanette  fit  un  effort. 

—  Oui ,  c'est  vrai  ! . . .  Je  n'étais  pas  gaie  dans 
ce  temps-là  ! 

Mais  Arnoux  s'était  montré  excellent.  Frédéric 
n'en  doutait  pas;  cependant,  leur  ami  était  un 
drôle  d'homme,  plein  de  défauts;  il  eut  soin  de 
les  rappeler.  Elle  en  convenait. 

—  N'importe!...  On  l'aime  tout  de  même, 
ce  chameau-là  ! 

—  Encore  maintenant?  dit  Frédéric. 

Elle  se  mit  à  rougir,  moitié  riante,  moitié 
fâchée. 

—  Eh  !  non  !  C'est  de  l'histoire  ancienne.  Je  ne 
te  cache  rien.  Quand  même  cela  serait,  lui,  c'est 
différent!  D'ailleurs,  je  ne  te  trouve  pas  gentil 
pour  ta  victime. 


iy4  LȃDUCATION  SENTIMENTALE. 

—  Ma  victime? 
Rosanette  lui  prit  le  menton. 

—  Sans  doute  ! 

Et,  zézayant  à  la  manière  des  nourrices  : 

—  Avons  pas  toujours  été  bien  sage  !  Avons 
fait  dodo  avec  sa  femme  I 

—  Moi  !  jamais  de  la  vie  ! 

Rosanette  sourit.  II  fut  blessé  de  son  sourire, 
preuve  d'indifférence,  crut- il.  Mais  elle  reprit 
doucement,  et  avec  un  de  ces  regards  qui  implo- 
rent le  mensonge  : 

- —  Bien  sûr? 

—  Certainement! 

Frédéric  jura  sa  parole  d'honneur  qu'il  n'avait 
jamais  pensé  à  M"^  Arnoux,  étant  trop  amoureux 
d'une  autre. 

—  De  qui  donc? 

—  Mais  de  vous,  ma  toute  belle! 

— -  Ah  I  ne  te  moque  pas  de  moi  !  Tu  m'agaces  ! 

II  jugea  prudent  d'inventer  une  histoire,  une 
passion.  II  trouva  des  détails  circonstanciés.  Cette 
personne,  du  reste,  lavait  rendu  fort  malheureux. 

—  Décidément,  tu  n'as  pas  de  chance!  dit 
Rosanette. 

—  Oh  !  oh  !  peut-être  !  voulant  faire  entendre 
par  là  plusieurs  bonnes  fortunes,  afin  de  donner 
de  lui  meilleure  opinion,  de  même  que  Rosanette 
n'avouait  pas  tous  ses  amants  pour  qu'il  l'estimât 
davantage;  car  au  milieu  des  confidences  les  plus 
intimes,  il  y  a  toujours  des  restrictions,  par  fausse 
honte,  délicatesse,  pitié.  On  découvre  chez  l'autre 
ou  dans  soi-même  des  précipices  ou  des  fanges  qui 
empêchent  de  poursuivre;  on  sent,  d'ailleurs, 
que  l'on   ne   serait  pas  compris;  il  est   difficile 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  4/5 

d'exprimer  exactement  quoi  que  ce  soit;  aussi  les 
unions  complètes  sont  rares. 

La  pauvre  Maréchale  n'en  avait  jamais  connu 
de  meilleur.  Souvent,  quand  elle  considérait  Fré- 
déric, des  larmes  lui  arrivaient  aux  paupières; 
puis  elle  levait  les  yeux,  ou  les  projetait  vers  l'ho- 
rizon ,  comme  si  elle  avait  aperçu  quelque  grande 
aurore,  des  perspectives  de  félicité  sans  bornes. 
Enfin,  un  jour,  elle  avoua  qu'elle  souhaitait  faire 
dire  une  messe  «  pour  que  ça  porte  bonheur  à 
notre  amour». 

D'où  venait  donc  qu'elle  lui  avait  résisté  pen- 
dant si  longtemps  ?  Elle  n'en  savait  rien  elle-même. 
Il  renouvela  plusieurs  fois  sa  question  ;  et  elle 
répondait  en  le  serrant  dans  ses  bras  : 

—  C'est  que  j'avais  peur  de  t'aimer  trop,  mon 
chéri  ! 

Le  dimanche  matin ,  Frédéric  lut  dans  un  jour- 
nal, sur  une  liste  de  blessés,  le  nom  de  Dussar- 
dier.  Il  jeta  un  cri,  et,  montrant  le  papier  à  Rosa- 
nette,  déclara  qu'il  allait  partir  immédiatement. 

—  Pourquoi  faire  ? 

—  Mais  le  voir,  le  soigner  I 

—  Tu  ne  vas  pas  me  laisser  seule,  j'imagine? 

—  Viens  avec  moi. 

—  Ah  !  que  j'aille  me  fourrer  dans  une  bagarre 
pareille  ?  Merci  bien  ! 

—  Cependant,  je  ne  peux  pas... 

—  Ta  ta  ta  !  comme  si  on  manquait  d'infirmiers 
dans  les  hôpitaux!  Et  puis,  qu'est-ce  que  ça  le 
regardait  encore,  celui-là?  Chacun  pour  soi! 

II  fut  indigné  de  cet  égoïsme;  et  il  se  reprocha 
de  n'être  pas  là- bas  avec  les  autres.  Tant  d'indif- 
férence aux  malheurs  de  la  patrie  avait  quelque 


47^  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

chose  de  mesquin  et  de  bourgeois.  Son  amour  lui 
pesa  tout  à  coup  comme  un  crime.  Ils  se  boudèrent 
pendant  une  heure. 

Puis  elle  le  supplia  d  attendre ,  de  ne  pas  s'ex- 
poser. 

—  Si  par  hasard  on  te  tue  ! 

—  Eh  !  je  n'aurai  fait  que  mon  devoir  ! 
Rosanette  bondit.  D'abord,  son  devoir  était  de 

l'aimer.  C'est  qu'il  ne  voulait  plus  d'elle,  sans 
doute  !  Ça  n'avait  pas  le  sens  commun  !  Quelle 
idée,  mon  Dieu! 

Frédéric  sonna  pour  avoir  la  note.  Mais  il  n'était 
pas  facile  de  s'en  retourner  à  Paris.  La  voiture  des 
messageries  Leioir  venait  de  partir,  les  berlines 
Lecomte  ne  partiraient  pas,  la  diligence  du  Bour- 
bonnais ne  passerait  que  tard  dans  la  nuit,  et  serait 
peut-être  pleine;  on  n'en  savait  rien.  Quand  il 
eut  perdu  beaucoup  de  temps  à  ces  informations, 
l'idée  lui  vint  de  prendre  la  poste.  Le  maître  de 
poste  refusa  de  fournir  des  chevaux,  Frédéric 
n'ayant  point  de  passeport.  Enfin,  il  loua  une 
calèche  (la  même  qui  les  avait  promenés),  et  ils 
arrivèrent  devant  l'hôtel  du  Commerce,  à  Meïun, 
vers  cinq  heures. 

La  place  du  Marché  était  couverte  de  faisceaux 
d'armes.  Le  préfet  avait  défendu  aux  gardes  natio- 
naux de  se  porter  sur  Paris.  Ceux  qui  n'étaient  pas 
de  son  département  voulaient  continuer  leur  route. 
On  criait.  L'auberge  était  pleine  de  tumulte. 

Rosanette,  prise  de  peur,  déclara  qu'elle  n'irait 
pas  plus  loin,  et  le  supplia  encore  de  rester.  L'au- 
bergiste et  sa  femme  se  joignirent  à  elle.  Un 
brave  homme  qui  dînait  s'en  mêla,  affirmant  que 
la  bataille  serait  terminée  d'ici  à  peu;  d'ailleurs, 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  4/7 

il  fallait  faire  son  devoir.  Alors,  la  Maréchale 
redoubla  de  sanglots.  Frédéric  était  exaspéré. 
II  lui  donna  sa  bourse,  Tembrassa  vivement,  et 
disparut. 

Arrivé  à  Corbeil,  dans  la  gare,  on  lui  apprit 
que  les  insurgés  avaient  de  distance  en  distance 
coupé  les  rails,  et  le  cocher  refusa  de  le  conduire 
plus  loin;  ses  chevaux,  disait-il,  étaient  «rendus». 

Par  sa  protection  cependant,  Frédéric  obtint 
un  mauvais  cabriolet  qui,  pour  la  somme  de 
soixante  francs,  sans  compter  le  pourboire,  con- 
sentit à  le  mener  jusqu'à  la  barrière  d'Italie.  Mais, 
à  cent  pas  de  la  barrière,  son  conducteur  le  fit 
descendre  et  s'en  retourna.  Frédéric  marchait  sur 
la  route,  quand  tout  à  coup  une  sentinelle  croisa 
la  baïonnette.  Quatre  hommes  l'empoignèrent  en 
vociférant  : 

—  C'en  est  un!  Prenez  garde!  Fouillez-Ie  ! 
Brigand  !  Canaille  ! 

Et  sa  stupéfaction  fut  si  profonde,  qu'il  se 
laissa  entraîner  au  poste  de  la  barrière,  dans  le 
rond-point  même  oii  convergent  les  boulevards 
des  Gobelins  et  de  l'Hôpital  et  les  rues  Godefroy 
et  Mouffetard. 

Quatre  barricades  formaient,  au  bout  des  quatre 
voies,  d'énormes  talus  de  pavés;  des  torches  çà  et 
là  grésillaient;  malgré  la  poussière  qui  s'élevait, 
il  distingua  des  fantassins  de  la  ligne  et  des  gardes 
nationaux,  tous  le  visage  noir,  débraillés,  hagards. 
Ils  venaient  de  prenore  la  place,  avaient  fusillé 
plusieurs  hommes;  leur  colère  durait  encore. 
Frédéric  dit  qu'il  arrivait  de  Fontainebleau  au 
secours  d'un  camarade  blessé  logeant  rue  Belle- 
fond;  personne  d'abord  ne  voulut  le  croire;  on 


4/8  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

examina  ses  mains,  on  flaira  même  son  oreille  pour 
s'assurer  qu'il  ne  sentait  pas  la  poudre. 

Cependant,  à  force  de  répéter  la  même  chose, 
il  finit  par  convaincre  un  capitaine,  qui  ordonna 
à  deux  fusiliers  de  le  conduire  au  poste  du  Jardin 
des  Plantes. 

Ils  descendirent  le  boulevard  de  l'Hôpital.  Une 
forte  bise  soufflait.  Elle  le  ranima. 

Ils  tournèrent  ensuite  par  la  rue  du  Marché-aux- 
Chevaux.  Le  Jardin  des  Plantes,  à  droite,  faisait 
une  grande  masse  noire;  tandis  qu'à  gauche,  la 
façade  entière  de  la  Pitié,  éclairée  à  toutes  ses 
fenêtres,  flambait  comme  un  incendie,  et  des 
ombres  passaient  rapidement  sur  les  carreaux. 

Les  deux  hommes  de  Frédéric  s'en  allèrent.  Un 
autre  l'accompagna  jusqu'à  l'Ecole  polytechnique. 

La  rue  Saint- Victor  était  toute  sombre,  sans  un 
bec  de  gaz  ni  une  lumière  aux  maisons.  De  dix 
minutes  en  dix  minutes,  on  entendait  : 

—  Sentinelles  !  prenez  garde  à  vous  ! 

Et  ce  cri,  jeté  au  milieu  du  silence,  se  prolon- 
geait comme  la  répercussion  d'une  pierre  tom- 
bantdans  un  abîme. 

Quelquefois,  un  battement  de  pas  lourds  s  ap- 
prochait. C'était  une  patrouille  de  cent  hommes 
au  moins;  des  chuchotements,  de  vagues  clique- 
tis de  fer  s'échappaient  de  cette  masse  confuse; 
et,  s'éloignant  avec  un  balancement  rythmique, 
elle  se  fondait  dans  l'obscurité. 

II  y  avait  au  centre  des  carrefours  un  dragon  à 
cheval,  immobile.  De  temps  en  temps,  une  esta- 
fette passait  au  grand  galop,  puis  le  silence  recom- 
mençait. Des  canons  en  marche  faisaient  au  loin 
sur  le  pavé  un  roulement  sourd  et  formidable; 


à 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  4/9 

le  cœur  se  serrait  à  ces  bruits  différant  de  tous  les 
bruits  ordinaires.  Ils  semblaient  même  élargir  le 
silence,  qui  était  profond,  absolu,  un  silence  noir. 
Des  hommes  en  blouse  blanche  abordaient  les 
soldats,  leur  disaient  un  mot,  et  s'évanouissaient 
comme  des  fantômes. 

Le  poste  de  i'EcoIe  polytechnique  regorgeait 
de  monde.  Des  femmes  encombraient  le  seuil, 
demandant  à  voir  leur  fils  ou  leur  mari.  On  les  ren- 
voyait au  Panthéon  transformé  en  dépôt  de  ca- 
davres, et  on  n'écoutait  pas  Frédéric.  II  s'obstina, 
jurant  que  son  ami  Dussardier  l'attendait,  allait 
mourir.  On  lui  donna  enfin  un  caporal  pour  le 
mener  au  haut  de  la  rue  Saint-Jacques,  à  la  mairie 
du  XII*  arrondissement. 

La  place  du  Panthéon  était  pleine  de  soldats 
couchés  sur  de  la  paille.  Le  jour  se  levait.  Les 
feux  de  bivac  s'éteignaient. 

L'insurrection  avait  laissé  dans  ce  quartier-là 
des  traces  formidables.  Le  sol  des  rues  se  trouvait, 
d'un  bout  à  l'autre,  inégalement  bosselé.  Sur  les 
barricades  en  ruine,  il  restait  des  omnibus,  des 
tuyaux  de  gaz,  des  roues  de  charrettes;  de  petites 
flaques  noires,  en  de  certains  endroits,  devaient 
être  du  sang.  Les  maisons  étaient  criblées  de  pro- 
jectiles, et  leur  charpente  se  montrait  sous  les 
écaillures  du  plâtre.  Des  jalousies,  tenant  par  un 
clou,  pendaient  comme  des  haillons.  Les  escaliers 
ayant  croulé,  des  portes  s'ouvraient  sur  le  vide. 
On  apercevait  l'intérieur  des  chambres  avec  leurs 
papiers  en  lambeaux;  des  choses  délicates  s'y 
étaient  conservées,  quelquefois.  Frédéric  observa 
une  pendule,  un  bâton  de  perroquet,  des  gra- 
vures. 


48 O  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

QjLiand  il  entra  dans  la  mairie,  les  gardes  natio- 
naux bavardaient  intarissablement  sur  les  morts 
de  Bréa  *  et  de  Négrier  *,  du  représentant  Char- 
bonnel  *  et  de  l'archevêque  de  Paris  *.  On  disait 
que  le  duc  d'Aumale  était  débarqué  à  Boulogne, 
Barbes,  enfui  de  Vincennes;  que  lartillerie  arri- 
vait de  Bourges  et  que  les  secours  de  la  province 
affluaient.  Vers  trois  heures,  quelqu'un  apporta  de 
bonnes  nouvelles;  des  parlementaires  de  l'émeute 
étaient  chez  le  président  de  l'Assemblée. 

Alors,  on  se  rejouit;  et,  comme  il  avait  encore 
douze  francs,  Frédéric  fît  venir  douze  bouteilles 
de  vin ,  espérant  par  là  hâter  sa  déhvrance.  Tout 
à  coup,  on  crut  entendre  une  fusillade.  Les  liba- 
tions s'arrêtèrent  ;  on  regarda  l'inconnu  avec  des 
yeux  méfiants  ;  ce  pouvait  être  Henri  V. 

Pour  n'avoir  aucune  responsabilité ,  ils  le  trans- 
portèrent à  la  mairie  du  xi'  arrondissement,  d'oii 
on  ne  lui  permit  pas  de  sortir  avant  neuf  heures 
du  matin. 

II  alla  en  courant  jusqu'au  quai  Voltaire.  A  une 
fenêtre  ouverte,  un  vieillard  en  manches  de  che- 
mise pleurait,  les  yeux  levés.  La  Seine  coulait  pai- 
siblement. Le  ciel  était  tout  bleu  ;  dans  les  arbres 
des  Tuileries,  des  oiseaux  chantaient. 

Frédéric  traversait  le  Carrousel  quand  une  ci- 
vière vint  à  passer.  Le  poste,  tout  de  suite,  pré- 
senta les  armes,  et  l'officier  dit  en  mettant  la  main 
à  son  shako  : 

—  Honneur  au  courage  malheureux  ! 

Cette  parole  était  devenue  presque  obligatoire  ; 
celui  qui  la  prononçait  paraissait  toujours  solen- 
nellement ému.  Un  groupe  de  gens  furieux  escor- 
tait la  civière,  en  criant  : 


I 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  4^  I 

—  Nous  VOUS  vengerons!  nous  vous  venge- 
rons ! 

Les  voitures  circulaient  sur  le  boulevard,  et  des 
femmes  devant  les  portes  faisaient  de  la  charpie. 
Cependant,  l'émeute  était  vaincue  ou  à  peu  près; 
une  proclamation  de  Cavaignac,  affichée  tout  à 
rheure,  l'annonçait.  Au  haut  de  la  rue  Vivienne, 
un  peloton  de  mobiles  parut.  Alors,  les  bourgeois 
poussèrent  des  cris  d'enthousiasme;  ils  levaient 
leurs  chapeaux,  applaudissaient,  dansaient,  vou- 
laient les  embrasser,  leur  offrir  à  boire,  et  des 
fleurs  jetées  par  des  dames  tombaient  des  balcons. 

Enfin,  à  dix  heures,  au  moment  où  le  canon 
grondait  pour  prendre  le  faubourg  Saint-Antoine, 
Frédéric  arriva  chez  Dussardier.  Il  le  trouva  dans 
sa  mansarde,  étendu  sur  le  dos  et  dormant.  De 
la  pièce  voisine  une  femme  sortit  à  pas  muets, 
M^^  Vatnaz. 

Elle  emmena  Frédéric  à  l'écart,  et  lui  apprit 
comment  Dussardier  avait  reçu  sa  blessure. 

ILe  samedi,  au  haut  d'une  barricade,  dans  la 
rue  Lafayette,  un  gamin  enveloppé  d'un  drapeau 
tricolore  criait  aux  gardes  nationaux  :  «  Allez-vous 
tirer  contre  vos  frères!  »  Comme  ils  s'avançaient, 
Dussardier  avait  jeté  bas  son  fusil,  écarté  les 
autres,  bondi  sur  la  barricade,  et,  d'un  coup  de 
savate,  abattu  l'insurgé  en  lui  arrachant  le  dra- 
peau. On  l'avait  retrouvé  sous  les  décombres,  la 
cuisse  percée  d'un  lingot  de  cuivre.  11  avait  fallu 
débrider  la  plaie,  extraire  le  projectile.  M""  Vatnaz 
était  arrivée  le  soir  même,  et,  depuis  ce  temps-là, 
ne  le  quittait  plus. 

Elle  préparait  avec  intelligence  tout  ce  qu'il 
fallait  pour  les  pansements,  l'aidait  à  boire,  épiait 


482  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

ses  moindres  désirs,  aJIait  et  venait  plus  légère 
qu'une  mouche,  et  le  contemplait  avec  des  jeux 
tendres. 

Frédéric,  pendant  deux  semaines,  ne  manqua 
pas  de  revenir  tous  les  matins.  Un  jour  qu'il  par- 
fait du  dévouement  de  la  Vatnaz,  Dussardier 
haussa  les  épaules. 

—  Eh  non  !  C'est  par  intérêt  I 

—  Tu  crois? 
II  reprit  : 

—  J'en  suis  sûr!  sans  vouloir  s'expliquer  da- 
vantage. 

Elle  le  comblait  de  prévenances,  jusqu'à  lui 
apporter  les  journaux  où  l'on  exaltait  sa  belle 
action.  Ces  hommages  paraissaient  l'importuner. 
Il  avoua  même  à  Frédéric  l'embarras  de  sa  con- 
science. 

Peut-être  qu'il  aurait  dû  se  mettre  de  l'autre 
bord,  avec  les  blouses;  car  enfin  on  leur  avait 
promis  un  tas  de  choses  qu'on  n'avait  pas  tenues. 
Leurs  vainqueurs  détestaient  la  République;  et 
puis,  on  s'était  montré  bien  dur  pour  eux!  Ils 
avaient  tort,  sans  doute,  pas  tout  à  fait,  cependant; 
et  le  brave  garçon  était  torturé  par  cette  idée  qu'il 
pouvait  avoir  combattu  la  justice. 

Sénécal,  enfermé  aux  Tuileries  sous  la  terrasse 
du  bord  de  l'eau*,  n'avait  rien  de  ces  angoisses. 

Ils  étaient  là,  neuf  cents  hommes,  entassés  dans 
l'ordure,  pêle-mêle,  noirs  de  poudre  et  de  sang 
caillé,  grelottant  la  fièvre,  criant  de  rage;  et  on 
ne  retirait  pas  ceux  qui  venaient  à  mourir  parmi 
les  autres.  Quelquefois,  au  bruit  soudain  d'une 
détonation,  ils  croyaient  qu'on  allait  tous  les  fu- 
siller; alors,  ils  se  précipitaient  contre  les  murs. 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  i^  ^ 

puis  retombaient  à  leur  place,  tellement  hébétés 
par  la  douleur,  qu'il  leur  semblait  vivre  dans  un 
cauchemar,  une  hallucination  funèbre.  La  lampe 
suspendue  à  la  voûte  avait  Tair  d'une  tache  de 
sang  ;  et  de  petites  flammes  vertes  et  jaunes  volti- 
geaient, produites  par  les  émanations  du  caveau. 
Dans  la  crainte  des  épidémies,  une  commission 
fut  nommée.  Dès  les  premières  marches,  le  prési- 
dent se  rejeta  en  arrière,  épouvanté  par  Todeur 
des  excréments  et  des  cadavres.  Quand  les  prison- 
niers s'approchaient  d'un  soupirail,  les  gardes 
nationaux  qui  étaient  de  faction  pour  les  empê- 
cher d'ébranler  les  grilles,  fourraient  des  coups 
de  baïonnette,  au  hasard,  dans  le  tas. 

Us  furent,  généralement,  impitoyables.  Ceux 

ui  ne  s'étaient  pas  battus  voulaient  se  signaler. 

'était  un  débordement  de  peur.  On  se  vengeait 
à  la  fois  des  journaux,  des  clubs,  des  attroupe- 
ments, des  doctrines,  de  tout  ce  qui  exaspérait 
depuis  trois  mois  ;  et,  en  dépit  de  la  victoire,  l'éga- 
iité  (comme  pour  le  châtiment  de  ses  défenseurs 
et  la  dérision  de  ses  ennemis)  se  manifestait  triom- 
phalement, une  égahté  de  bêtes  brutes,  un  même 
niveau  de  turpitudes  sanglantes  ;  car  le  fanatisme 
des  intérêts  équihbra  les  délires  du  besoin,  l'aris- 
tocratie eut  les  fureurs  de  la  crapule,  et  le  bonnet 
de  coton  ne  se  montra  pas  moins  hideux  que  le 
bonnet  rouge.  La  raison  publique  était  troublée 

omme  après  les  grands  bouleversements  de  la 

ature.  Des  gens  a  esprit  en  restèrent  idiots  pour 
oute  leur  vie. 

Le  père  Roque  était  devenu  très  brave,  presque 
téméraire.  Arrivé  le  26  à  Paris  avec  les  Nogentais, 
au  lieu  de  s'en  retourner  en  même  temps  qu'eux, 

3'- 


ï 


484  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

il  avait  été  s'adjoindre  à  la  garde  nationale  qui 
campait  aux  Tuileries  ;  et  il  fut  très  content  d'être 
placé  en  sentinelle  devant  la  terrasse  du  bord  de 
l'eau.  Au  moins,  là,  il  les  avait  sous  lui,  ces  bri- 
gands! II  jouissait  de  leur  défaite,  de  leur  abjec- 
tion ,  et  ne  pouvait  se  retenir  de  les  invectiver. 

Un  d'eux,  un  adolescent  à  longs  cheveux 
blonds,  mit  sa  face  aux  barreaux  en  deman- 
dant du  pain.  M.  Roque  lui  ordonna  de  se  taire. 
Mais  le  jeune  homme  répétait  d'une  voix  lamen- 
table : 

—  Du  pain  ! 

—  Est-ce  que  j'en  ai,  moi  ! 

D'autres  prisonniers  apparurent  dans  le  soupi- 
rail, avec  leurs  barbes  hérissées,  leurs  prunelles 
flamboyantes,  tous  se  poussant  et  hurlant  : 

—  Du  pain  ! 

Le  père  Roque  fut  indigné  de  voir  son  autorité 
méconnue.  Pour  leur  faire  peur,  il  les  mit  en  joue  ; 
et,  porté  jusqu'à  la  voûte  par  le  flot  qui  l'étoufFait, 
le  jeune  homme,  la  tête  en  arrière,  cria  encore  une 
fois  : 

—  Du  pain  ! 

—  Tiens!  en  voilà!  dit  le  père  Roque,  en 
lâchant  son  coup  de  fusil*. 

II  y  eut  un  énorme  hurlement,  puis,  rien.  Au 
bord  du  baquet,  quelque  chose  de  blanc  était 
resté. 

Après  quoi,  M.  Roque  s'en  retourna  chez  lui; 
car  il  possédait,  rue  Saint-Martin,  une  maison  où 
il  s'était  réservé  un  pied-à-terre  ;  et  les  dommages 
causés  par  l'émeute  à  la  devanture  de  son  im- 
meuble n'avaient  pas  contribué  médiocrement  à 
le  rendre  furieux.  II  lui  sembla,  en  la  revoyant. 


â 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  4^5 

qu'il  s'était  exagéré  le  mal.  Son  action  de  tout  à 
l'heure  l'apaisait,  comme  une  indemnité. 

Ce  fut  sa  fille  elle-même  qui  lui  ouvrit  la  porte. 
Elle  lui  dit,  tout  de  suite,  que  son  absence  trop 
longue  l'avait  inquiétée  ;  elle  avait  craint  un  mal- 
heur, une  blessure. 

Cette  preuve  d'amour  fihal  attendrit  le  père 
Roque.  II  s'étonna  qu'elle  se  fut  mise  en  route 
sans  Catherine. 

—  Je  l'ai  envoyée  faire  une  commission,  ré- 
pondit Louise. 

Et  elle  s'informa  de  sa  santé,  de  choses  et 
d'autres;  puis,  d'un  air  indifférent,  lui  demanda 
si  par  hasard  il  n'avait  pas  rencontré  Frédéric. 

—  Non  !  pas  le  moins  du  monde  ! 

C'était  pour  lui  seul  qu'elle  avait  fait  le  voyage. 
Quelqu'un  marcha  dans  le  corridor. 

—  Ah  !  pardon ... 
Et  elle  disparut. 

Catherine  n'avait  point  trouvé  Frédéric.  II  était 
absent  depuis  plusieurs  jours,  et  son  ami  in- 
time, M.  Deslauriers,  habitait  maintenant  la  pro- 
vince. 

Louise  reparut  toute  tremblante,  sans  pouvoir 

I parler.  Elle  s'appuyait  contre  les  meubles. 
—  Qu'as-tu?  qu'as-tu  donc?  s'écria  son  père. 
Elle  fit  signe  que  ce  n'était  rien,  et  par  un 
grand  effort  de  volonté  se  remit. 
Le  traiteur  d'en  face  apporta  la  soupe.  Mais  le 
père  Roque  avait  subi  une  trop  violente  émotion. 
«  Ça  ne  pouvait  pas  passer»,  et  il  eut  au  dessert 
une  espèce  de  défaillance.  On  envoya  chercher 
vivement  un  médecin,  qui  prescrivit  une  potion. 


4^6  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

le  plus  de  couvertures  possible,  pour  se  faire  suer. 
II  soupirait,  il  geignait. 

—  Merci,  ma  bonne  Catherine!  —  Baise  ton 
pauvre  père,  ma  poulette!  Ah!  ces  révolutions! 

Et,  comme  sa  fille  le  grondait  de  s'être  rendu 
malade  en  se  tourmentant  pour  elle,  il  répliqua  : 

—  Oui  !  tu  as  raison  !  Mais  c'est  plus  fort  que 
moi  !  Je  suis  trop  sensible  ! 


i 


II 


MADAME  Dambreuse,  dans   son  boudoir, 
entre  sa  nièce  et  miss  John,  écoutait  parler 
M.  Roque,  contant  ses  fatigues  militaires. 
Elle  se  mordait  les  lèvres,  semblait  souffrir. 

—  Oh!  ce  n'est  rien  !  ça  se  passera  ! 
Et,  d'un  air  gracieux  : 

—  Nous  aurons  à  dîner  une  de  vos  connais- 
sances, M.  Moreau. 

Louise  tressaillit. 

—  Puis  seulement  quelques  intimes,  Alfred 
de  Cisy,  entre  autres. 

Et  elle  vanta  ses  manières,  sa  figure,  et  princi- 
palement ses  mœurs. 

M"°  Dambreuse  mentait  moins  qu'elle  ne 
croyait;  le  vicomte  rêvait  le  mariage.  Il  l'avait  dit 
à  Martinon,  ajoutant  qu'il  était  sûr  de  plaire  à 
M"*"  Cécile  et  que  ses  parents  l'accepteraient. 

Pour  risquer  une  telle  confidence,  il  devait 
avoir  sur  la  dot  des  renseignements  avantageux. 
Or  Martinon  soupçonnait  Cécile  d'être  la  fille 
naturelle  de  M.  Dambreuse;  et  il  eût  été,  proba- 
blement, très  fort  de  demander  sa  main  à  tout 


488  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

hasard.  Cette  audace  offrait  des  dangers;  aussi 
Martinon,  jusqu'à  présent,  s'était  conduit  de  ma- 
nière à  ne  pas  se  compromettre;  d'ailleurs,  il  ne 
savait  comment  se  débarrasser  de  la  tante.  Le  mot 
de  Cisy  le  détermina  ;  et  il  avait  fait  sa  requête  au 
banquier,  lequel,  n'y  voyant  pas  d'obstacle,  venait 
d'en  prévenir  M""  Dambreuse. 
Cisy  parut.  Elle  se  leva,  dit  : 

—  Vous  nous  oubliez...  Cécile,  shake  hands! 
Au  même  moment,  Frédéric  entrait. 

—  Ah!  enfin!  on  vous  retrouve!  s'écria  le 
père  Roque.  J'ai  été  trois  fois  chez  vous,  avec 
Louise,  cette  semaine  ! 

Frédéric  les  avait  soigneusement  évités.  II 
allégua  qu'il  passait  tous  ses  jours  près  d'un  cama- 
rade blessé.  Depuis  longtemps,  du  reste,  un  tas 
de  choses  l'avaient  pris;  et  il  cherchait  des  his- 
toires. Heureusement,  les  convives  arrivèrent  : 
d'abord  M.  Paul  de  Grémonville,  le  diplomate 
entrevu  au  bal;  puis  Fumichon,  cet  industriel 
dont  le  dévouement  conservateur  l'avait  un  soir 
scandalisé;  la  vieille  duchesse  de  Montreuil-Nantua 
les  suivait. 

Mais  deux  voix  s'élevèrent  dans  l'antichambre. 

—  J'en  suis  certaine,  disait  l'une. 

—  Chère  belle  dame!  chère  belle  dame!  ré- 
pondait l'autre,  de  grâce,  calmez-vous  ! 

C'était  M.  de  Nonancourt,  un  vieux  beau,  l'air 
momifié  dans  du  cold-cream,  et  M""*'  de  Larsillois, 
l'épouse  d'un  préfet  de  Louis-Philippe.  Elle  trem- 
blait'extrêmement,  car  elle  avait  entendu,  tout 
à  l'heure,  sur  un  orgue,  une  polka  qui  était  un 
signal  entre  les  insurgés.  Beaucoup  de  bourgeois 
avaient  des  imaginations  pareilles  ;  on  croyait  que 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  4^^ 

des  hommes,  dans  les  catacombes,  allaient  faire 
sauter  le  faubourg  Saint-Germain  ;  des  rumeurs 
s'échappaient  des  caves  ;  il  se  passait  aux  fenêtres 
des  choses  suspectes. 

Tout  le  monde  s'évertua  cependant  à  tranquil- 
liser M""  de  Larsillois.  L'ordre  était  rétabh.  Plus 
rien  à  craindre.  «  Cavaignac  nous  a  sauvés  !  » 
Comme  si  les  horreurs  de  l'insurrection  n'eussent 
pas  été  suffisamment  nombreuses,  on  les  exagé- 
rait. II  y  avait  eu  vingt-trois  mille  forçats  du  coté 
des  socialistes,  pas  moins  ! 

On  ne  doutait  nullement  des  vivres  empoi- 
sonnés, des  mobiles  sciés  entre  deux  planches,  et 
des  inscriptions  des  drapeaux  qui  réclamaient  le 
pillage,  l'incendie. 

—  Et  quelque  chose  de  plus  !  ajouta  l'ex-pré- 
fete. 

—  Ah  !  chère  !  dit  par  pudeur  M"'''  Dambreuse , 
en  désignant  d'un   coup  d'œil  les   trois  jeunes 

M.  Dambreuse  sortit  de  son  cabinet  avec  Mar- 
tinon.  Elle  détourna  la  tête,  et  répondit  aux  saluts 
de  Pellerin  qui  s'avançait.  L'artiste  considérait 
les  murailles  cl'une  façon  inquiète.  Le  banquier  le 
prit  à  part,  et  lui  fit  comprendre  qu'il  avait  dû, 
pour  le  moment,  cacher  sa  toile  révolutionnaire. 

—  Sans  doute  !  dit  Pellerin,  son  échec  au  Club 
de  rintelligence  ayant  modifié  ses  opinions. 

M.  Dambreuse  glissa  fort  poliment  qu'il  lui 
commanderait  d'autres  travaux. 

—  Mais  pardon  ! . . .  —  Ah  !  cher  ami  !  quel 
bonheur  ! 

Arnoux  et  M°*  Arnoux  étaient  devant  Frédéric. 
II  eut  comme  un  vertige.  Rosanette,  avec  son 


4^0  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

admiration  pour  les  soldats,  l'avait  agacé  toute 
l'après-midi  ;  et  le  vieil  amour  se  réveilla. 

Le  maître  d'hôtel  vint  annoncer  que  Madame 
était  servie.  D'un  regard,  elle  ordonna  au  vicomte 
de  prendre  le  bras  de  Cécile,  dit  tout  bas  à  Martinon  : 
«  Misérable  !  »,  et  on  passa  dans  la  salle  à  manger. 

Sous  les  feuilles  vertes  d'un  ananas,  au  milieu  de 
la  nappe,  une  dorade  s'allongeait,  le  museau  tendu 
vers  un  quartier  de  chevreuil  et  touchant  de  sa 
queue  un  buisson  d'écrevisses.  Des  figues,  des 
cerises  énormes,  des  poires  et  des  raisins  (pri- 
meurs de  la  culture  parisienne)  montaient  en 
pyramides  dans  des  corbeilles  de  vieux  saxe  ;  une 
touffe  de  fleurs,  par  intervalles,  se  mêlait  aux 
claires  argenteries;  les  stores  de  soie  blanche, 
abaissés  devant  les  fenêtres,  emphssaient  l'appar- 
tement d,'une  lumière  douce  ;  il  était  rafraîchi  par 
deux  fontaines  où  il  y  avait  des  morceaux  de 
glace;  et  de  grands  domestiques  en  culotte  courte 
servaient.  Tout  cela  semblait  meilleur  après  l'émo- 
tion des  jours  passés.  On  rentrait  dans  la  jouis- 
sance des  choses  que  l'on  avait  eu  peur  de  perdre  ; 
et  Nonancourt  exprima  le  sentiment  général  en 
disant  : 

—  Ah!  espérons  que  MM.  les  républicains 
vont  nous  permettre  de  dîner  ! 

—  Malgré  leur  fraternité  !  ajouta  spirituelle- 
ment le  père  Roque. 

Ces  deux  honorables  étaient  à  la  droite  et  à  la 
gauche  de  M™°Dambreuse,  ayant  devant  elle  son 
mari,  entre  M"'*'  de  Larsillois,  flanquée  du  diplo- 
mate et  la  vieille  duchesse,  que  Fumichon  cou- 
doyait. Puis  venaient  le  peintre,  le  marchand  de 
faïences,  M"°  Louise,  et  grâce  à  Martinon,  qui  lui 


I 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  49^ 

avait  enlevé  sa  place  pour  se  mettre  auprès  de 
Cécile,  Frédéric  se  trouvait  à  côté  de  M'"^  Arnoux. 
Elle  portait  une  robe  de  barège  noir,  un  cercle 
d'or  au  poignet,  et,  comme  le  premier  jour  où 
il  avait  dîné  chez  elle,  quelque  chose  de  rouge 
dans  les  cheveux,  une  branche  de  fuchsia  entor- 
tillée à  son  chignon.  II  ne  put  s'empêcher  de  lui 
dire  : 

—  Voilà  longtemps  que  nous  ne  nous  sommes 
vus! 

—  Ah  !  répliqua-t-elle  froidement. 

II  reprit,  avec  une  douceur  dans  la  voix  qui 
atténuait  l'impertinence  de  sa  question  : 

—  Avez-vous  quelquefois  pensé  à  moi  ? 

—  Pourquoi  y  penserais-je  ? 
Frédéric  fut  blessé  par  ce  mot. 

—  Vous  avez  peut-être  raison,  après  tout. 
Mais,  se  repentant  vite,  il  jura  qu'il  n'avait  pas 

vécu  un  seul  jour  sans  être  ravagé  par  son  sou- 
venir. 

—  Je  n'en  crois  absolument  rien,  monsieur. 

—  Cependant,  vous  savez  que  je  vous  aime. 
M™°  Arnoux  ne  répondit  pas. 

—  Vous  savez  que  je  vous  aime. 
Elle  se  taisait  toujours. 

«Eh  bien,  va  te  promener!»  se  dit  Frédéric. 

Et,  levant  les  yeux,  il  aperçut,  à  l'autre  bout 
de  la  table,  M^^  Roque. 

'  Elle  avait  cru  coquet  de  s'habiller  tout  en  vert, 
couleur  qui  jurait  grossièrement  avec  le  ton  de  ses 
cheveux  rouges.  Sa  boucle  de  ceinture  était  trop 
haute,  sa  collerette  l'engonçait;  ce  peu  d'élégance 
avait  contribué  sans 'doute  au  froid  abord  de  Fré- 
déric. Elle  l'observait  de  loin,  curieusement;  et 


4^2  L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 

Arnoux,  près  d'elle,  avait  beau  prodiguer  les  ga- 
lanteries, il  n'en  pouvait  tirer  trois  paroles,  si  bien 
que,  renonçant  à  plaire,  il  écouta  la  conversation. 
Elle  roulait  maintenant  sur  les  purées  d'ananas  du 
Luxembourg. 

Louis  Blanc,  d'après  Fumichon,  possédait  un 
hôtel  rue  Saint-Dominique  et  refusait  de  louer 
aux  ouvriers. 

—  Moi,  ce  que  je  trouve  drole,  dit  Nonan- 
court,  c'est  Ledru-RoIIin  chassant  dans  les  do- 
maines de  la  Couronne  ! 

—  II  doit  vingt  mille  francs  à  un  orfèvre! 
ajouta  Cis j  ;  et  même  on  prétend. . . 

M"""  Dambreuse  l'arrêta. 

—  Ah  !  que  c'est  vilain  de  s'échauffer  pour  la 
politique!  Un  jeune  homme,  fi  donc!  Occupez- 
vous  plutôt  de  votre  voisine  ! 

Ensuite,  les  gens  sérieux  attaquèrent  les  jour- 
naux. 

Arnoux  prit  leur  défense  ;  Frédéric  s'en  mêla, 
les  appelant  des  maisons  de  commerce  pareilles 
aux  autres.  Leurs  écrivains,  généralement,  étaient 
des  imbéciles,  ou  des  blagueurs  ;  il  se  donna  pour 
les  connaître,  et  combattait  par  des  sarcasmes  les 
sentiments  généreux  de  son  ami.  M""  Arnoux  ne 
voyait  pas  que  c'était  une  vengeance  contre  elle. 

Cependant,  le  vicomte  se  torturait  l'intellect 
afin  de  conquérir  M"'  Cécile.  D'abord,  il  étala  des 
goûts  d'artiste,  en  blâmant  la  forme  des  carafons 
et  la  gravure  des  couteaux.  Puis  il  parla  de  son 
écurie,  de  son  tailleur  et  de  son  chemisier;  enfin, 
il  aborda  le  chapitre  de  la  religion  et  trouva 
moyen  de  faire  entendre  qu'il  accomplissait  tous 
ses  devoirs. 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  4:93 

Martinon  s  y  prenait  mieux.  D'un  train  mono- 
tone, et  en  la  regardant  continuellement,  il  vantait 
son  profil  d'oiseau,  sa  fade  chevelure  blonde,  ses 
mains  trpp  courtes.  La  laide  jeune  fille  se  délec- 
tait sous  cette  averse  de  douceurs. 

On  ne  pouvait  rien  entendre,  tous  parlant  très 
haut.  M.  Roque  voulait  pour  gouverner  la  France 
((  un  bras  de  fer  ».  Nonancourt  regretta  même  que 
l'échafaud  pohtique  fût  aboh.  On  aurait  dû  tuer 
en  masse  tous  ces  gredins-Ià  ! 

—  Ce  sont  même  des  lâches,  dit  Fumichon. 
Je  ne  vois  pas  de  bravoure  à  se  mettre  derrière 
les  barricades! 

—  A  propos,  parlez -nous  donc  de  Dussar- 
dier!  dit  M.  Dambreuse  en  se  tournant  vers 
Frédéric. 

Le  brave  commis  était  maintenant  un  héros, 
comme  Sallesse,  les  frères  Jeanson,  la  femme 
Péquillet,  etc. 

Frédéric,  sans  se  faire  prier,  débita  l'histoire 
de  son  ami  ;  il  lui  en  revint  une  espèce  d'au- 
réole. 

On  arriva,  tout  naturellement,  à  relater  diffé- 
rents traits  de  courage.  Suivant  le  diplomate,  il 
n'était  pas  difficile  d'affronter  la  mort,  témoin 
ceux  qui  se  battent  en  duel. 

—  On  peut  s'en  rapporter  au  vicomte,  dit 
Martinon. 

Le  vicomte  devint  très  rouge. 
Les  convives  le  regardaient;  et  Louise,  plus 
étonnée  que  les  autres,  murmura  : 

—  Qu'est-ce  donc  ? 

—  Il  a  calé  devant  Frédéric,  reprit  tout  bas 
Arnoux. 


494  L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 

—  Vous  savez  quelque  chose,  mademoiselle? 
demanda  aussitôt  Nonancourt. 

Et  il  dit  sa  réponse  à  M"^  Dambreuse, 
qui,  se  penchant  un  peu,  se  mit  à  regarder 
Frédéric. 

Martinon  n'attendit  pas  les  questions  de  Cécile. 
II  lui  apprit  que  cette  affaire  concernait  une  per- 
sonne inqualifiable.  La  jeune  fille  se  recula  légè- 
rement sur  sa  chaise,  comme  pour  fuir  le  contact 
de  ce  libertin. 

La  conversation  avait  recommencé.  Les  grands 
vins  de  Bordeaux  circulaient,  on  s'animait;  Pel- 
lerin  en  voulait  à  la  révolution  à  cause  du  musée 
espagnol,  définitivement  perdu.  C'était  ce  qui 
l'affligeait  le  plus,  comme  peintre.  A  ce  mot, 
M.  Roque  l'interpella. 

—  Ne  seriez -vous  pas  l'auteur  d'un  tableau 
très  remarquable  ? 

—  Peut-être!  Lequel? 

—  Cela  représente  une  dame  dans  un  cos- 
tume. . .  ma  foi  ! ...  un  peu. . .  léger,  avec  une  bourse 
et  un  paon  derrière. 

Frédéric  à  son  tour  s'empourpra.  Pellerin  fai- 
sait semblant  de  ne  pas  entendre, 

—  Cependant  c'est  bien  de  vous  !  Car  il  y  a 
votre  nom  écrit  au  bas,  et  une  ligne  sur  le  cadre 
constatant  que  c'est  la  propriété  de  M.  Mo- 
reau. 

Un  jour  que  le  père  Roque  et  sa  fille  l'atten- 
daient chez  lui,  ils  avaient  vu  le  portrait  de  la 
Maréchale.  Le  bonhomme  l'avait  même  pris  pour 
«  un  tableau  gothique  ». 

—  Non!  dit  Pellerin  brutalement;  c'est  un 
portrait  de  femme. 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  4^5 

Martinon  ajouta  : 

—  D'une  femme  très  vivante!  N'est-ce  pas, 
Cisy? 

—  Eh  !  je  n'en  sais  rien. 

—  Je  croyais  que  vous  la  connaissiez.  Mais 
du  moment  que  ça  vous  fait  de  la  peine,  mille 
excuses  ! 

Cis j  baissa  les  yeux ,  prouvant  par  son  embar- 
ras qu'il  avait  dû  jouer  un  rôle  pitoyable  à  l'oc- 
casion de  ce  portrait.  Quant  à  Frédéric,  le  modèle 
ne  pouvait  être  que  sa  maîtresse.  Ce  fut  une  de 
ces  convictions  qui  se  forment  tout  de  suite,  et 
les  figures  de  l'assemblée  la  manifestaient  claire- 
ment. 

«  Comme  il  me  mentait  !  »  se  dit  M™*  Arnoux. 

«  C'est  donc  pour  cela  qu'il  m'a  quittée  !  » 
pensa  Louise. 

Frédéric  s'imaginait  que  ces  deux  histoires  pou- 
vaient le  compromettre;  et  quand  on  fut  dans  le 
jardin,  il  en  fît  des  reproches  à  Martinon. 

L'amoureux  de  M"**  Cécile  lui  éclata  de  rire  au 
nez. 

—  Eh  !  pas  du  tout  !  ça  te  servira  !  Va  de 
l'avant  ! 

Que  voulait-il  dire?  D'ailleurs,  pourquoi  cette 
bienveillance  si  contraire  à  ses  habitudes?  Sans 
rien  expliquer,  il  s'en  alla  vers  le  fond,  oii  les 
dames  étaient  assises.  Les  hommes  se  tenaient 
debout,  et  Pellerin,  au  milieu  d'eux,  émettait  des 
idées.  Ce  qu'il  y  avait  de  plus  favorable  pour  les 
arts,  c'était  une  monarchie  bien  entendue.  Les 
temps  modernes  le  dégoûtaient,  «quand  ce  ne 
serait  qu'à  cause  de  la  garde  nationale  » ,  il  regret- 
tait le  moyen  âge,  Louis  XIV;  M.  Roque  le  féli- 


4^6  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

cita  de  ses  opinions,  avouant  même  qu'elles  ren- 
versaient tous  ses  préjugés  sur  les  artistes.  Mais  il 
s'éloigna  presque  aussitôt,  attiré  par  la  voix  de 
Fumichon.  Arnoux  tâchait  d'établir  qu'il  y  a  deux 
socialismes,  un  bon  et  un  mauvais.  L'industriel 
n'y  voyait  pas  de  différence,  la  tête  lui  tournant 
de  colère  au  mot  propriété. 

—  C'est  un  droit  écrit  dans  la  nature  !  Les  en- 
fants tiennent  à  leurs  joujoux;  tous  les  peuples 
sont  de  mon  avis,  tous  les  animaux  ;  le  lion  même, 
s'il  pouvait  parler,  se  déclarerait  propriétaire! 
Ainsi,  moi,  messieurs,  j'ai  commencé  avec  quinze 
mille  francs  de  capital  !  Pendant  trente  ans,  savez- 
vous,  je  me  levais  régulièrement  à  quatre  heures 
du  matin  !  J'ai  eu  un  mal  des  cinq  cents  diables  à 
faire  ma  fortune  !  Et  on  viendra  me  soutenir  que 
je  n'en  suis  pas  le  maître,  que  mon  argent  n'est 
pas  mon  argent,  enfin,  que  la  propriété,  c'est  le 
vol! 

—  Mais  Proudhon... 

—  Laissez -moi  tranquille,  avec  votre  Prou- 
dhon !  S'il  était  là,  je  crois  que  je  l'étranglerais  ! 

II  l'aurait  étranglé.  Après  les  liqueurs  surtout, 
Fumichon  ne  se  connaissait  plus  ;  et  son  vi- 
sage apoplectique  était  près  d'éclater  comme  un 
obus. 

—  Bonjour,  Arnoux,  dit  Hussonnet,  qui  passa 
lestement  sur  le  gazon. 

II  apportait  à  M.  Dambreuse  la  première  feuille 
d'une  brochure  intitulée  VHydre,  le  bohème  dé- 
fendant les  intérêts  d'un  cercle  réactionnaire,  et 
le  banquier  le  présenta  comme  tel  à  ses  hôtes. 

Hussonnet  les  divertit,  en  soutenant  d'abord 
que  les    marchands  de  suif  payaient  trois  cent 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  497 

quatre-vingt-douze  gamins  pour  crier  chaque  soir  : 
«Des  lampions!)),  puis  en  blaguant  les  principes 
de  89,  Taffranchissement  des  nègres,  les  orateurs 
de  la  gauche;  il  se  lança  même  jusqu'à  faire 
Pmdbomme  sur  une  barricade,  peut-être  par  TefFet 
d'une  jalousie  naïve  contre  ces  bourgeois  qui 
avaient  bien  dîné.  La  charge  plut  médiocrement. 
Leurs  figures  s'allongèrent. 

Ce  n'était  pas  le  moment  de  plaisanter,  du 
reste;  Nonancourt  le  dit,  en  rappelant  la  mort 
de  M^  Affre  et  celle  du  général  de  Bréa.  Elles 
étaient  toujours  rappelées;  on  en  faisait  des 
arguments.  M.  Roque  déclara  le  trépas  de  l'Arche- 
vêque «  tout  ce  qu'il  y  avait  de  plus  subhme  ))  ; 
Fumichon  donnait  la  palme  au  militaire  ;  et,  au 
heu  de  déplorer  simplement  ces  deux  meurtres, 
on  discuta  pour  savoir  lequel  devait  exciter  la  plus 
forte  indignation.  Un  second  parallèle  vint  après , 
celui  de  Lamoricière*  et  de  Cavaignac*,  M.  Dam- 
breuse  exaltant  Cavaignac  et  Nonancourt  Lamo- 
ricière. Personne  de  la  compagnie,  sauf  Arnoux, 
n'avait  pu  les  voir  à  l'œuvre.  Tous  n'en  formu- 
lèrent pas  moins  sur  leurs  opérations  un  juge- 
ment irrévocable.  Frédéric  s'était  récusé,  confes- 
sant qu'il  n'avait  pas  pris  les  armes.  Le  diplomate 
et  M.  Dambreuse  lui  firent  un  signe  de  tête  ap- 
probatif.  En  effet,  avoir  combattu  l'émeute,  c'était 
avoir  défendu  la  Répubhque.  Le  résultat,  biei 
que  favorable,  la  consohdait;  et,  maintenant  qu'on 
était  débarrassé  des  vaincus,  on  souhaitait  l'être 
des  vainqueurs. 

A  peine  dans  le  jardin.  M"""  Dambreuse,  pre- 
nant Cisj,  l'avait  gourmande  de  sa  maladresse  ;  à 
la  vue  de  Martinon,  elle  le  congédia,  puis  voulut 


4^^  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

savoir  de  son  futur  neveu  la  cause  de  ses  plaisan- 
teries sur  le  vicomte. 

—  II  ny  en  a  pas. 

—  Et  tout  cela  comme  pour  la  gloire  de 
M.  Moreau  I  Dans  quel  but? 

—  Dans  aucun.  Frédéric  est  un  charmant 
garçon.  Je  l'aime  beaucoup. 

—  Et  moi  aussi!  Qu'il  vienne!  Allez  le 
chercher  ! 

Après  deux  ou  trois  phrases  banales,  elle  com- 
mença par  déprécier  légèrement  ses  convives,  ce 
qui  était  le  mettre  au-dessus  d'eux.  II  ne  manqua 
pas  de  dénigrer  un  peu  les  autres  femmes,  ma- 
nière habile  de  lui  adresser  des  compliments. 
Mais  elle  le  quittait  de  temps  en  temps,  c'était 
soir  de  réception ,  des  dames  arrivaient  ;  puis  elle 
revenait  à  sa  place,  et  la  disposition  toute  for- 
tuite des  sièges  leur  permettait  de  n'être  pas 
entendus. 

Elle  se  montra  enjouée,  sérieuse,  mélancolique 
et  raisonnable.  Les  préoccupations  du  jour  l'inté- 
ressaient médiocrement;  il  y  avait  tout  un  ordre 
de  sentiments  moins  transitoires.  Elle  se  plaignit 
des  poètes  qui  dénaturent  la  vérité,  puis  elle  leva 
les  yeux  vers  le  ciel,  en  lui  demandant  le  nom 
d'une  étoile. 

On  avait  mis  dans  les  arbres  deux  ou  trois  lan- 
ternes chinoises;  le  vent  les  agitait,  des  rayons 
colorés  tremblaient  sur  sa  robe  blanche.  Elle  se 
tenait,  comme  d'habitude,  un  peu  en  arrière  dans 
son  fauteuil,  avec  un  tabouret  devant  elle;  on 
apercevait  la  pointe  d'un  soulier  de  satin  noir; 
et  M"""  Dambreuse,  par  intervalles,  lançait  une 
parole  plus  haute,  quelquefois  même  un  rire. 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  ^99 

Ces  coquetteries  n'atteignaient  pas  Martinon, 
occupé  de  Cécile;  mais  elles  allaient  frapper  la 
petite  Roque,  qui  causait  avec  M"""  Arnoux. 
C'était  la  seule,  parmi  ces  femmes,  dont  les  ma- 
nières ne  lui  semblaient  pas  dédaigneuses.  Elle 
était  venue  s'asseoir  à  coté  d'elle;  puis,  cédant 
à  un  besoin  d'épanchement  : 

—  N'est-ce  pas  qu'il  parle  bien,  Frédéric  Mo- 
reau? 

—  Vous  le  connaissez? 

—  Oh!  beaucoup!  Nous  sommes  voisins,  il 
m'a  fait  jouer  toute  petite. 

M"*  Arnoux  lui  jeta  un  long  regard  qui  signi- 
fiait :  «Vous  ne  l'aimez  pas,  j'imagine?» 

Celui  de  la  jeune  fîlîe  répliqua  sans  trouble  : 
((  Si  !  )) 

—  Vous  le  voyez  souvent,  alors? 

—  Oh  !  non  I  seulement  quand  il  vient  chez 
sa  mère.  Voilà  dix  mois  qu'il  n'est  venu  !  Il  avait 
promis  cependant  d'être  plus  exact. 

—  II  ne  faut  pas  trop  croire  aux  promesses  des 
hommes,  mon  enfant. 

—  Mais  il  ne  m'a  pas  trompée,  moi! 

—  Comme  d'autres  ! 

Louise  frissonna  :  «Est-ce  que,  par  hasard, 
il  lui  aurait  aussi  promis  quelque  chose,  à 
elle?»  et  sa  figure  était  crispée  de  défiance  et  de 
haine. 

M'"^  Arnoux  en  eut  presque  peur;  elle  aurait 
voulu  rattraper  son  mot.  Puis,  toutes  deux  se 
turent. 

Comme  Frédéric  se  trouvait  en  face,  sur  un 
pliant,  elles  le  considéraient,  l'une  avec  décence, 
du  coin  des  paupières,   l'autre  franchement,  la 


500  L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 

bouche  ouverte,  si  bien  que  M™**  Dambreuse  lui 
dit  : 

—  Tournez -vous  donc,  pour  qu'elle  vous 
voie! 

—  Qui  cela? 

—  Mais  la  fille  de  M.  Roque  ! 

Et  elle  le  plaisanta  sur  l'amour  de  cette  jeune 
provinciale.  II  s'en  défendait,  en  tâchant  de  rire. 

—  Est-ce  croyable  !  je  vous  le  demande  !  Une 
laideron  pareille  ! 

Cependant,  il  éprouvait  un  plaisir  de  vanité 
immense.  II  se  rappelait  l'autre  soirée,  celle  dont 
il  était  sorti,  le  cœur  plein  d'humiliations;  et  il 
respirait  largement;  il  se  sentait  dans  son  vrai 
milieu,  presque  dans  son  domaine,  comme  si  tout 
cela,  y  compris  l'hôtel  Dambreuse,  lui  avait  ap- 

Fartenu.  Les  dames  formaient  un  demi-cercle  en 
écoutant,  et,  afin  de  briller,  il  se  prononça  pour 
le  rétablissement  du  divorce,  qui  devait  être  facile 
jusqu'à  pouvoir  se  quitter  et  se  reprendre  indéfi- 
niment, tant  qu'on  voudrait.  Elles  se  récrièrent; 
d'autres  chuchotaient  ;  il  j  avait  de  petits  éclats  de 
voix  dans  l'ombre,  au  pied  du  mur  couvert  d'aris- 
toloches. C'était  comme  un  caquetage  de  poules 
en  gaieté;  et  il  développait  sa  théorie,  avec  cet 
•  aplomb  que  la  conscience  du  succès  procure.  Un 
domestique  apporta  dans  la  tonnelle  un  plateau 
chargé  de  glaces.  Les  messieurs  s'en  rapprochè- 
rent. Ils  causaient  des  arrestations. 

Alors,  Frédéric  se  vengea  du  vicomte  en  lui 
faisant  accroire  qu'on  allait  peut-être  le  poursuivre 
comme  légitimiste.  L'autre  objectait  qu'il  n'avait 
pas  bougé  de  sa  chambre;  son  adversaire  accu- 
mula les  chances  mauvaises  ;  MM.  Dambreuse  et 


I 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  501 

de  Grémonville  eux-mêmes  s'amusaient.  Puis  ils 
complimentèrent  Frédéric,  tout  en  regrettant 
qu'il  n'employât  pas  ses  facultés  à  la  défense  de 
Tordre  ;  et  leur  poignée  de  main  fut  cordiale  ;  il 
pouvait  désormais  compter  sur  eux.  Enfin,  comme 
tout  le  monde  s'en  allait,  le  vicomte  s'inclina  très 
bas  devant  Cécile  : 

—  Mademoiselle,  j'ai  bien  l'honneur  de  vous 
souhaiter  le  bonsoir. 

Elle  répondit  d'un  ton  sec  : 

—  Bonsoir! 

Mais  elle  envoya  un  sourire  à  Martinon. 

Le  père  Roque,  pour  continuer  sa  discussion 
avec  Arnoux,  lui  proposa  de  le  reconduire  «ainsi 
que  madame»,  leur  route  étant  la  même.  Louise 
et  Frédéric  marchaient  devant.  Elle  avait  saisi  son 
bras  ;  et  quand  elle  fut  un  peu  loin  des  autres  : 

—  Ah  !  enfin  !  enfin  !  Ai-je  assez  souffert  toute 
la  soirée  ?  Comme  ces  femmes  sont  méchantes  ! 
Quels  airs  de  hauteur  ! 

II  voulut  les  défendre. 

—  D'abord,  tu  pouvais  bien  me  parler  en  en- 
trant, depuis  un  an  que  tu  n'es  venu! 

—  II  n'y  a  pas  un  an,  dit  Frédéric,  heureux 
de  la  reprendre  sur  ce  détail  pour  esquiver  les 

,^.  autres. 
^^H  —  Soit!  Le  temps  m'a  paru  long,  voilà  tout! 
^^HMais,  pendant  cet  abominable  dîner,  c'était  à 
^^H croire  que  tu  avais  honte  de  moi!  Ah!  je  com- 
^^B prends,  je  n'ai  pas  ce  qu'il  faut  pour  plaire, 
^^B comme  elles. 

^^B      —  Tu  te  trompes,  dit  Frédéric. 
v^Ê     —  Vraiment!  Jure-moi  que  tu  n'en  aimes  aur 

I 


502  L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 

Il  jura. 

—  Et  c'est  moi  seule  que  tu  aimes  ? 

—  Parbleu! 

Cette  assurance  la  rendit  gaie.  Elle  aurait  voulu 
se  perdre  dans  les  rues,  pour  se  promener  en- 
semble toute  la  nuit. 

—  J'ai  été  si  tourmentée  là-bas  !  On  ne  parlait 

aue  de  barricades!  Je  te  voyais  tombant  sur  le 
os,  couvert  de  sang!  Ta  mère  était  dans  son  lit 
avec  ses  rhumatismes.  Elle  ne  savait  rien.  II  fallait 
me  taire  !  Je  n'y  tenais  plus  !  Alors,  j'ai  pris  Cathe- 
rine. 

Et  elle  lui  conta  son  départ,  toute  sa  route,  et 
le  mensonge  fait  à  son  père. 

—  II  me  ramène  dans  deux  jours.  Viens  de- 
main soir,  comme  par  hasard,  et  profites-en  pour 
me  demander  en  mariage. 

Jamais  Frédéric  n'avait  été  plus  loin  du  ma- 
riage. D'ailleurs,  M^^  Roque  lui  semblait  une 
petite  personne  assez  ridicule.  Quelle  différence 
avec  une  femme  comme  M"°  Dambreuse!  Un 
bien  autre  avenir  lui  était  réservé  !  II  en  avait  la 
certitude  aujourd'hui;  aussi  n'était-ce  pas  le  mo- 
ment de  s'engager,  par  un  coup  de  cœur,  dans 
une  détermination  de  cette  importance.  II  fallait 
maintenant  être  positif;  et  puis  il  avait  revu 
]y[me  Arnoux.  Cependant  la  franchise  de  Louise 
l'embarrassait.  II  répliqua  : 

—  As-tu  bien  réfléchi  à  cette  démarche  ? 

—  Comment!  s'écria-t-elle,  glacée  de  surprise 
et  d'indignation. 

II  dit  que  se  marier  actuellement  serait  une 
folie. 

—  Ainsi  tu  ne  veux  pas  de  moi  ? 


h 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  503 

—  Mais  tu  ne  me  comprends  pas  ! 

Et  il  se  lança  dans  un  verbiage  très  embrouillé, 
j>our  lui  faire  entendre  qu'il  était  retenu  par  des 
considérations  majeures,  qu'il  avait  des  affaires  a 
n'en  plus  finir,  que  même  sa  fortune  était  com- 
promise (Louise  tranchait  tout,  d'un  mot  net), 
enfin  que  les  circonstances  pofitiques  s'j  oppo- 
saient. Donc,  le  plus  raisonnable  était  de  patienter 
quelque  temps.  Les  choses  s'arrangeraient,  sans 
doute;  du  moins,  il  l'espérait;  et,  comme  il  ne 
trouvait  plus  de  raisons,  il  feignit  de  se  rappeler 
brusquement  qu'il  aurait  dû  être  depuis  deux 
heures  chez  Dussardier. 

Puis,  ayant  salué  les  autres,  il  s'enfonça  dans 
la  rue  Hauteville,  fit  le  tour  du  Gymnase,  revint 
sur  le  boulevard,  et  monta  en  courant  les  quatre 
étages  de  Rosanette. 

M.  et  M'^^  Arnoux  quittèrent  le  père  Roque  et 
sa  fille,  à  l'entrée  de  la  rue  Saint-Denis.  Ils  s'en 
retournèrent  sans  rien  dire;  lui,  n'en  pouvant  plus 
d'avoir  bavardé,  et  elle,  éprouvant  une  grande 
lassitude;  elle  s'appuyait  même  sur  son  épaule. 
C'était  le  seul  homme  qui  eût  montré  pendant 
la  soirée  des  sentiments  honnêtes.  Elle  se  sentit 
pour  lui  pleine  d'indulgence.  Cependant,  il  gar- 
dait un  peu  de  rancune  contre  Frédéric. 

—  As -tu  vu  sa  mine,  lorsqu'il  a  été  question 
du  portrait?  Quand  je  te  disais  qu'il  est  son 
amant?  Tu  ne  voulais  pas  me  croire! 

—  Oh!  oui,  j'avais  tort! 

Arnoux,  content  de  son  triomphe,  insista. 

—  Je  parie  même  qu'il  nous  a  lâchés,  tout  à 
l'heure,  pour  aller  la  rejoindre!  11  est  maintenant 
chez  elle,  va!  Il  passe  la  nuit. 


M 


5o4  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

M""  Arnoux  avait  rabattu  sa  capeline  très  bas. 

—  Mais  tu  trembles  ! 

—  Cest  que  j'ai  froid,  reprit-elïe. 

Dès  que  son  père  fut  endormi,  Louise  entra 
dans  la  chambre  de  Catherine,  et,  la  secouant  par 
I*épaule  : 

—  Lève-toi  ! . . .  vite  !  plus  vite  !  et  va  me  cher- 
cher un  fiacre. 

Catherine  lui  répondit  qu'il  n'y  en  avait  plus 
à  cette  heure. 

—  Tu  vas  m'y  conduire  toi-même,  alors? 

—  Où  donc? 

—  Chez  Frédéric! 

—  Pas  possible  I  A  cause  ? 

C'était  pour  lui  parler.  Elle  ne  pouvait  attendre. 
Elle  voulait  le  voir  tout  de  suite. 

—  Y  pensez-vous!  Se  présenter  comme  ça 
dans  une  maison,  au  miheu  de  la  nuit  !  D'ailleurs, 
à  présent,  il  dort! 

—  Je  le  réveillerai  ! 

—  Mais  ce  n'est  pas  convenable  pour  une  de- 
moiselle ! 

—  Je  ne  suis  pas  une  demoiselle!  Je  suis  sa 
femme  !  Je  l'aime  !  Allons,  mets  ton  châle. 

Catherine,  debout  au  bord  de  son  ht,  réflé- 
chissait. Elle  finit  par  dire  : 

—  Non  !  je  ne  veux  pas  ! 

—  Eh  bien ,  reste  !  Moi ,  j'y  vais  ! 

Louise  ghssa  comme  une  couleuvre  dans  l'es- 
caher.  Catherine  s'élança  par  derrière,  la  rejoignit 
sur  le  trottoir.  Ses  représentations  furent  inutiles  ; 
et  elle  la  suivait,  tout  en  achevant  de  nouer  sa 
camisole.  Le  chemin  lui  parut  extrêmement  long. 
Elle  se  plaignait  de  ses  vieilles  jambes. 


I 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  505 

—  Après  ça,  moi,  je  n'ai  pas  ce  qui  vous 
pousse,  dame! 

Puis  elle  s'attendrissait. 

—  Pauvre  cœur  !  II  n  y  a  encore  que  ta  Catau , 
vois-tu  ! 

Des  scrupules,  de  temps  en  temps,  la  repre- 
naient. 

—  Ah  !  vous  me  faites  faire  quelque  chose  de 
joli!  Si  votre  père  se  réveillait!  Seigneur  Dieu! 
Pourvu  qu'un  malheur  n'arrive  pas  ! 

Devant  le  théâtre  des  Variétés,  une  patrouille 
de  gardes  nationaux  les  arrêta.  Louise  dit  tout  de 
suite  qu'elle  allait  avec  sa  bonne  dans  la  rue  Rum- 
fort  chercher  un  médecin.  On  les  laissa  passer. 

Au  coin  de  la  Madeleine,  elles  rencontrèrent 
une  seconde  patrouille,  et,  Louise  ayant  donné 
la  même  explication ,  un  des  citoyens  reprit  : 

—  Est-ce  pour  une  maladie  ae  neuf  mois,  ma 
petite  chatte  ? 

—  Gougibaud!  s'écria  le  capitaine,  pas  de 
polissonneries  dans  les  rangs!  —  Mesdames,  cir- 
culez ! 

Malgré  l'injonction,  les  traits  d'esprit  conti- 
nuèrent : 

—  Bien  du  plaisir! 

—  Mes  respects  au  docteur  ! 

—  Prenez  garde  au  loup  ! 

—  Ils  aiment  à  rire,  remarqua  tout  haut 
Catherine.  C'est  jeune! 

Enfin,  elles  arrivèrent  chez  Frédéric.  Louise 
tira  la  sonnette  avec  vigueur,  plusieurs  fois.  La 
porte  s'entre-bâilla  et  le  concierge  répondit  à  sa 
demande  : 

—  Non! 


506  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

—  Mais  il  doit  être  couché  ? 

—  Je  vous  dis  que  non  !  Voilà  près  de  trois 
mois  qu*il  ne  couche  pas  chez  lui  ! 

Et  le  petit  carreau  de  la  loge  retomba  nette- 
ment, comme  une  guillotine.  Elles  restaient  dans 
l'obscurité,  sous  la  voûte.  Une  voix  furieuse  leur 
cria  : 

—  Sortez  donc! 

La  porte  se  rouvrit  ;  elles  sortirent. 

Louise  fut  obligée  de  s'asseoir  sur  une  borne  ; 
et  elle  pleura,  la  tête  dans  ses  mains,  abondam- 
ment, de  tout  son  cœur.  Le  jour  se  levait,  des 
charrettes  passaient. 

Catherine  la  ramena  en  la  soutenant,  en  la  bai- 
sant, en  lui  disant  toutes  sortes  de  bonnes  choses 
tirées  de  son  expérience.  Il  ne  fallait  pas  se  faire 
tant  de  mal  pour  les  amoureux.  Si  celui-là  man- 
quait, elle  en  trouverait  d'autres  ! 


III 


I 


QUAND  Tenthousiasme  de  Rosanette  pour  les 
gardes  mobiles  se  fut  calmé,  elle  redevint 
plus  charmante  que  jamais,  et  Frédéric  prit 
l'habitude  insensiblement  de  vivre  chez  elle. 

Le  meilleur  de  la  journée,  c'était  le  matin  sur 
leur  terrasse.  En  caraco  de  batiste  et  pieds  nus 
dans  ses  pantoufles,  elle  allait  et  venait  autour  de 
lui,  nettoyait  la  cage  de  ses  serins,  donnait  de  Teau 
à  ses  poissons  rouges,  et  jardinait  avec  une  pelle 
à  feu  dans  la  caisse  remplie  de  terre,  d'oii  s'éle- 
vait un  treillage  de  capucines  garnissant  le  mur. 
Puis,  accoudés  sur  leur  balcon,  ils  regardaient 
ensemble  les  voitures,  les  passants;  et  on  se  chauf- 
fait au  soleil,  on  faisait  des  projets  pour  la  soirée. 
Il  s'absentait  pendant  deux  heures  tout  au  plus  ; 
ensuite,  ils  allaient  dans  un  théâtre  quelconque; 
aux  avant-scènes;  et  Rosanette,  un  gros  bouquet 
de  fleurs  à  la  main,  écoutait  lesinstruments,  tandis 
que  Frédéric,  penché  à  son  oreille,  lui  contait  des 
choses  joviales  ou  galantes.  D'autres  fois,  ils  pre- 
naient une  calèche  pour  les  conduire  au  bois  de 
Boulogne;  ils  se  promenaient  tard,  jusqu'au  milieu 


5o8  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

de  la  nuit.  Enfin,  ils  s'en  revenaient  par  l'Arc  de 
Triomphe  et  la  grande  avenue,  en  humant  Tair, 
avec  les  étoiles  sur  leur  tête,  et,  jusqu'au  fond  de 
la  perspective,  tous  les  becs  de  gaz  alignés  comme 
un  double  cordon  de  perles  lumineuses. 

Frédéric  l'attendait  toujours  quand  ils  devaient 
sortir;  elle  était  fort  longue  à  disposer  autour  de 
son  menton  les  deux  rubans  de  sa  capote  ;  et  elle 
se  souriait  à  elle-même ,  devant  son  armoire  à  glace. 
Puis  elle  passait  son  bras  sur  le  sien  et  le  forçant 
à  se  mirer  près  d'elle  : 

—  Nous  faisons  bien  comme  cela,  tous  les 
deux  côte  à  cote  !  Ah  !  pauvre  amour,  je  te  man- 
gerais ! 

Il  était  maintenant  sa  chose,  sa  propriété.  Elle 
en  avait  sur  le  visage  un  rayonnement  continu,  en 
même  temps  qu'elle  paraissait  plus  langoureuse 
de  manières,  plus  ronde  dans  ses  formes  ;  et,  sans 
pouvoir  dire  de  quelle  façon,  il  la  trouvait  chan- 
gée, cependant. 

Un  jour,  elle  lui  apprit  comme  une  nouvelle 
très  importante  que  le  sieur  Arnoux  venait  de 
monter  un  magasin  de  blanc  à  une  ancienne  ou- 
vrière de  sa  fabrique;  il  y  venait  tous  les  soirs, 
«dépensait  beaucoup,  pas  plus  tard  que  l'autre 
semaine,  il  lui  avait  même  donné  un  ameuble- 
ment de  palissandre». 

—  Comment  le  sais-tu  ?  dit  Frédéric. 

—  Oh  !  j'en  suis  sûre  ! 

Delphine,  exécutant  ses  ordres,  avait  pris  des 
informations.  Elle  aimait  donc  bien  Arnoux,  pour 
s'en  occuper  si  fortement!  Il  se  contenta  de  lui 
répondre  : 

—  Qu'est-ce  que  cela  te  fait? 


I 


L'EDUCATION  SEiNTIMENTALE.  509 

Rosanette  eut  l'air  surprise  de  cette  demande. 

—  Mais  la  canaille  me  doit  de  l'argent  !  N'est- 
ce  pas  abominable  de  le  voir  entretenir  des 
gueuses? 

Puis,  avec  une  expression  de  haine  triom- 
phante : 

—  Au  reste,  elle  se  moque  de  lui  johment! 
Elle  a  trois  autres  particuhers.  Tant  mieux!  et 
qu'elle  le  mange  jusqu'au  dernier  hard,  j'en  serai 
contente  ! 

Arnoux,  en  effet,  se  laissait  exploiter  par  la 
Bordelaise,  avec  l'indulgence  des  amours  séniles. 

Sa  fabrique  ne  marchait  plus  ;  l'ensemble  de  ses 
affaires  était  pitoyable;  si  bien  que,  pour  les  re- 
mettre à  flot,  il  pensa  d'abord  à  étabhr  un  café 
chantant,  où  l'on  n'aurait  chanté  rien  que  des 
œuvres  patriotiques  ;  le  ministre  lui  accordant  une 
subvention,  cet  étabhssement  serait  devenu  tout  à 
la  fois  un  foyer  jde  propagande  et  une  source  de 
bénéfices.  La  direction  du  Pouvoir  ayant  changé 
c'était  une  chose  impossible.  Maintenant,  il  rêvait, 
une  grande  chapellerie  militaire.  Les  fonds  lui 
manquaient  pour  commencer. 

Il  n'était  pas  plus  heureux  dans  son  intérieur 
domestique.  M""'  Arnoux  se  montrait  moins  douce 
pour  lui,  parfois  même  un  peu  dure.  Berthe  se 
rangeait  toujours  du  coté  de  son  père.  Cela  aug- 
mentait le  désaccord,  et  la  maison  devenait  into- 
lérable. Souvent,  il  en  partait  dès  le  matin,  passait 
sa  journée  à  faire  de  longues  courses,  pour  s'étour- 
dir, puis  dînait  dans  un  cabaret  de  campagne,  en 
s'abandonnant  à  ses  réflexions. 

L'absence  prolongée  de  Frédéric  troublait  ses 
habitudes.  Donc,  il  parut,  une    après-midi,   le 


5  I  O  L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 

supplia  de  venir  le  voir  comme  autrefois,  et  en 
obtmt  la  promesse. 

Frédéric  n'osait  retourner  chez  M'"^  Arnoux.  H 
lui  semblait  l'avoir  trahie.  Mais  cette  conduite 
était  bien  lâche.  Les  excuses  manquaient.  Il  fau- 
drait en  finir  par  làl  et,  un  soir,  il  se  mit  en 
marche. 

Comme  la  pluie  tombait,  il  venait  d'entrer 
dans  le  passage  JoufFroy  quand,  sous  la  lumière 
des  devantures,  un  gros  petit  homme  en  casquette 
Taborda.  Frédéric  n'eut  pas  de  peine  à  recon- 
naître Compain ,  cet  orateur  dont  la  motion  avait 
causé  tant  de  rires  au  club.  Il  s'appuyait  sur  le 
bras  d'un  individu  affublé  d'un  bonnet  rouge  de 
zouave,  la  lèvre  supérieure  très  longue,  le  teint 
jaune  comme  une  orange,  la  mâchoire  couverte 
d'une  barbiche,  et  qui  le  contemplait  avec  de 
gros  yeux,  lubrifiés  d'admiration. 

Compain,  sans  doute,  en  était  fier,  car  il  dit  : 

—  Je  vous  présente  ce  gaillard-là  I  C'est  un 
bottier  de  mes  amis,  un  patriote!  Prenons -nous 
quelque  chose? 

Frédéric  l'ayant  remercié,  il  tonna  immédia- 
tement contre  la  proposition  Râteau*,  une  ma- 
nœuvre des  aristocrates.  Pour  en  finir,  il  fallait 
recommencer  93  !  Puis,  il  s'informa  de  Regimbart 
et  de  quelques  autres,  aussi  fameux,  tels  que 
Masselin,  Sanson,  Lecornu,  Maréchal,  et  un  cer- 
tain Deslauriers,  compromis  dans  l'affaire  des  cara- 
bines interceptées  dernièrement  à  Troyes. 

Tout  cela  était  nouveau  pour  Frédéric.  Com- 
pain n'en  savait  pas  davantage.  Il  le  quitta,  en 
disant  : 

—  A  bientôt,  n'est-ce  pas,  car  vous  en  êtes? 


i 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  5  I  I 

—  De  quoi? 

—  De  la  tête  de  veau  ! 

—  Quelle  tête  de  veau  ? 

—  Ah  !  farceur  !  reprit  Compain ,  en  lui  don- 
nant une  tape  sur  le  ventre. 

Et  les  deux  terroristes  s'enfoncèrent  dans  un  café. 

Dix  minutes  après,  Frédéric  ne  songeait  plus 
à  Deslauriers.  II  était  sur  le  trottoir  de  la  rue 
Paradis,  devant  une  maison;  et  il  regardait  au 
second  étage,  derrière  les  rideaux,  la  lueur  d'une 
lampe. 

Enfin,  il  monta  Tescalier. 

—  Arnoux  y  est-il  ? 

La  femme  de  chambre  répondit  : 

—  Non  !  mais  entrez  tout  de  même. 
Et,  ouvrant  brusquement  une  porte  : 

—  Madame,  c'est  M.  Moreau! 

Elle  se  leva  plus  pâle  que  sa  collerette.  Elle 
tremblait. 

—  Qui  me  vaut  l'honneur...  d'une  visite... 
aussi  imprévue? 

—  Rien  !  Le  plaisir  de  revoir  d'anciens  amis  ! 
Et,  tout  en  s'asseyant  : 

—  Comment  va  ce  bon  Arnoux? 

—  Parfaitement  !  II  est  sorti. 

—  Ah!  je  comprends I  toujours  ses  vieilles 
habitudes  du  soir;  un  peu  de  distraction! 

—  Pourquoi  pas?  Après  une  journée  de  cal- 
culs, la  tête  a  besoin  de  se  reposer! 

Elle  vanta  même  son  mari,  comme  travailleur. 
Cet  éloge  irritait  Frédéric;  et,  désignant  sur  ses 
genoux  un  morceau  de  drap  noir,  avec  des  sou- 
taches  bleues  : 

Qu'est-ce  que  vous  faites-Ià? 


5  I  2  L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 

—  Une  veste  que  j'arrange  pour  ma  fille. 

—  A  propos,  je  ne  laperçois  pas,  où  est- elle 
donc? 

—  Dans  une  pension,  reprit  M"'  Arnoux. 

Des  larmes  lui  vinrent  aux  yeux  :  elle  les  rete- 
nait, en  poussant  son  aiguille  rapidement.  II  avait 
pris  par  contenance  un  numéro  de  V Illustration , 
sur  la  table,  près  d'elle. 

—  Ces  caricatures  de  Cham  sont  très  drôles, 
n'est-ce  pas? 

—  Oui. 

Puis  ils  retombèrent  dans  leur  silence. 
Une  rafale  ébranla  tout  à  coup  les  carreaux. 

—  Quel  temps  !  dit  Frédéric. 

—  En  effet,  c'est  bien  aimable  d'être  venu  par 
cette  horrible  pluie  ! 

—  Oh  !  moi  !  je  m'en  moque  I  Je  ne  suis  pas 
comme  ceux  qu'elle  empêche,  sans  doute,  d'aller 
à  leurs  rendez-vous  ! 

—  Quels  rendez-vous? demanda-t-elle  naïve- 
ment. 

—  Vous  ne  vous  rappelez  pas  ? 

Un  frisson  la  saisit,  et  elle  baissa  la  tête. 
II  lui  posa  doucement  la  main  sur  le  bras. 

—  Je  vous  assure  que  vous  m'avez  fait  bien 
souffrir  ! 

Elle  reprit,  avec  une  sorte  de  lamentation  dans 
la  voix  : 

—  Mais  j'avais  peur  pour  mon  enfant  ! 

Elle  lui  conta  la  maladie  du  petit  Eugène  et 
toutes  les  angoisses  de  cette  journée. 

—  Merci!  merci!  Je  ne  doute  plus!  je  vous 
aime  comme  toujours  ! 

—  Eh  non  !  ce  n'est  pas  vrai  ! 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  5  I  3 

—  Pourquoi? 

Elle  le  regarda  froidement. 

—  Vous  oubliez  l'autre!  Celle  que  vous  pro- 
menez aux  courses  !  La  femme  dont  vous  avez  le 
portrait,  votre  maîtresse! 

—  Eh  bien,  oui!  s'écria  Frédéric.  Je  ne  nie 
rien  !  Je  suis  un  misérable  !  écoutez -moi  ! 

S'il  l'avait  eue,  c'était  par  désespoir,  comme 
on  se  suicide.  Du  reste,  il  l'avait  rendue  fort 
malheureuse,  pour  se  venger  sur  elle  de  sa  propre 
honte. 

—  Quel  supphce  !  Vous  ne  comprenez  pas  ? 
M"'^  Arnoux  tourna  son  beau  visage,  en   lui 

tendant  la  main;  et  ils  fermèrent  les  yeux,  ab- 
sorbés dans  une  ivresse  qui  était  comme  un  ber- 
cement doux  et  infini.  Puis  ils  restèrent  à  se  con- 
templer, face  à  face,  l'un  près  de  l'autre. 

—  Est-ce  que  vous  pouviez  croire  que  je  ne 
vous  aimais  plus? 

Elle  répondit  d'une  voix  basse,  pleine  de  ca- 
resses : 

—  Non!  en  dépit  de  tout,  je  sentais  au  fond 
de  mon  cœur  que  cela  était  impossible  et  qu'un 
jour  l'obstacle  entre  nous  deux  s'évanouirait  ! 

—  Moi  aussi!  et  j'avais  des  besoins  de  vous 
revoir,  à  en  mourir! 

—  Une  fois,  reprit-elle,  dans  le  Palais -Royal, 
Ij'ai  passé  à  côté  de  vous  ! 

—  Vraiment? 

Et  il  lui  dit  le  bonheur  qu'il  avait  eu  en  la 
retrouvant  chez  les  Dambreuse. 

—  Mais  comme  je  vous  détestais,  le  soir,  en 
sortant  de  là  ! 

—  Pauvre  garçon  ! 

33 


5  I  4  fe'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

—  Ma  vie  est  si  triste  ! 

—  Et  la  mienne  I . . .  S'il  n'y  avait  que  les  cha- 
grins, les  inquiétudes,  les  humiliations,  tout  ce 
que  j*endure  comme  épouse  et  comme  mère, 
puisqu'on  doit  mourir,  Je  ne  me  plaindrais  pas; 
ce  qu'il  y  a  d'afiPreux,  c'est  ma  solitude,  sans  per- 
sonne... 

—  Mais  Je  suis  là,  moi  ! 

—  Oh!  oui! 

Un  sanglot  de  tendresse  l'avait  soulevée.  Ses 
bras  s'écartèrent;  et  ils  s'étreignirent  debout,  dans 
un  long  baiser. 

Un  craquement  se  fit  sur  le  parquet.  Une 
femme  était  près  d'eux,  Rosanette.  M""*  Arnoux 
l'avait  reconnue  ;  ses  yeux,  ouverts  démesurément, 
l'examinaient,  tout  pleins  de  surprise  et  d'indi- 
gnation. Enfin,  Rosanette  lui  dit  : 

—  Je  viens  parler  à  M.  Arnoux,  pour  affaires. 

—  II  n'y  est  pas,  vous  le  voyez. 

—  Ah  !  c'est  vrai  !  reprit  la  Maréchale ,  votre 
bonne  avait  raison  !  Mille  excuses  ! 

Et,  se  tournant  vers  Frédéric  : 

—  Te  voilà  ici,  toi? 

Ce  tutoiement,  donné  devant  elle,  fit  rougir 
M"^  Arnoux,  comme  un  soufflet  en  plein  visage. 

—  II  n'y  est  pas,  je  vous  le  répète  ! 

Alors,  la  Maréchale,  qui  regardait  çà  et  là,  dit 
tranquillement  : 

—  Rentrons-nous?  J'ai  un  fiacre  en  bas. 
II  faisait  semblant  de  ne  pas  entendre. 

—  Allons,  viens! 
— -  Ah  !  oui  !  c'est  une  occasion  !  Partez  !  partez  ! 

dit  M"'  Arnoux. 

Ils  sortirent.  Elle  se  pencha  sur  la  rampe  pour 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  5  I  5 

les  voir  encore;  et  un  rire  aigu,  déchirant,  tomba 
sur  eux,  du  haut  de  l'escaher.  Frédéric  poussa 
Rosanette  dans  le  fiacre,  se  mit  en  face  d'elle, 
et,  pendant  toute  la  route,  ne  prononça  pas  un 
mot. 

L'infamie  dont  le  rejailhssement  l'outrageait, 
c'était  lui-même  qui  en  était  causé.  II  éprouvait 
tout  à  la  fois  la  honte  d'une  humiliation  écrasante 
et  le  regret  de  sa  félicité  ;  quand  il  allait  enfin  la 
saisir,  elle  était  devenue  irrévocablement  impos- 
sible! et  par  la  faute  de  celle-là,  de  cette  fille,  de 
cette  catin.  II  aurait  voulu  l'étrangler;  il  étouffait. 
Rentrés  chez  eux,  il  jeta  son  chapeau  sur  un 
meuble,  arracha  sa  cravate. 

—  Ah!  tu  viens  de  faire  quelque  chose  de 
propre,  avoue -le! 

Elle  se  campa  fièrement  devant  lui. 

—  Eh  bien,  après?  Où  est  le  mal? 

—  Comment  !  Tu  m'espionnes  ? 

—  Est-ce  ma  faute  ?  Pourquoi  vas-tu  te  divertir 
chez  les  femmes  honnêtes? 

—  N'importe!  Je  ne  veux  pas  que  tu  les  in- 
sultes. 

—  En  quoi  l'ai- je  insultée? 
II  n'eut  rien  à  répondre;  et,  d'un  accent  plus 

haineux  : 

—  Mais ,  l'autre  fois ,  au  Champ  de  Mars . . . 

—  Ah  !  tu  nous  ennuies  avec  tes  anciennes  ! 

—  Misérable  I 
II  leva  le  poing. 

—  Ne  me  tue  pas  !  Je  suis  enceinte  ! 
Frédéric  se  recula. 

—  Tu  mens! 

—  Mais  regarde -moi! 

33- 


5  I  6  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

Elle  prit  un  flambeau,  et,  montrant  son  vi- 
sage : 

—  T*y  connais-tu  ? 

De  petites  taches  jaunes  maculaient  sa  peau, 
qui  était  singulièrement  bouffie.  Frédéric  ne  nia 
pas  Tévidence.  II  alla  ouvrir  la  fenêtre,  fit  quel- 
ques pas  de  long  en  large,  puis  s  affaissa  dans  un 
fauteuil. 

Cet  événement  était  une  calamité,  qui  d*abord 
ajournait  leur  rupture,  et  puis  bouleversait  tous 
ses  projets.  L'idée  d'être  père,  d'ailleurs,  lui  pa- 
raissait grotesque,  inadmissible.  Mais  pourquoi? 
Si,  au  lieu  de  la  Maréchale. . .  ?  Et  sa  rêverie  devint 
tellement  profonde,  qu'il  eut  une  sorte  d'halluci- 
nation. II  voyait  là,  sur  le  tapis,  devant  la  che- 
minée, une  petite  fille.  Elle  ressemblait  à  M"°  Ar- 
noux  et  à  lui-même,  un  peu;  brune  et  blanche, 
avec  des  jeux  noirs,  de  très  grands  sourcils,  un 
ruban  rose  dans  ses  cheveux  bouclants!  Oh! 
comme  il  l'aurait  aimée!  Et  il  lui  semblait  en- 
tendre sa  voix  :  «  Papa  !  papa  !  » 

Rosanette,  qui  venait  de  se  déshabiller,  s'ap- 
procha de  lui,  aperçut  une  larme  à  ses  paupières, 
et  le  baisa  sur  le  front,  gravement.  II  se  leva,  en 
disant  : 

—  Parbleu!  On  ne  le  tuera  pas,  ce  marmot! 
Alors,  elle    bavarda   beaucoup.  Ce  serait   un 

garçon,  bien  sûr!  On  l'appellerait  Frédéric.  II 
fallait  commencer  son  trousseau;  et,  en  la  voyant 
si  heureuse,  une  pitié  le  prit.  Comme  il  ne  res- 
sentait, maintenant,  aucune  colère,  il  voulut  savoir 
la  raison  de  sa  démarche,  tout  à  fheure. 

C'est  que    M"°  Vatnaz    lui  avait  envoyé,   ce 
jour-là  même,  un  billet  protesté  depuis  long 


â 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  5  I  7 

temps  ;  et  elle  avait  couru  chez  Arnoux  pour  avoir 
de  l'argent. 

—  Je  t*en  aurais  donné  !  dit  Frédéric. 

—  C'était  plus  simple  de  prendre  là-bas  ce 
qui  m'appartient,  et  de  rendre  à  l'autre  ses 
mille  francs. 

—  Est-ce  au  moins  tout  ce  que  tu  lui  dois  ? 
Elle  répondit  : 

'  —  Certainement! 

Le  lendemain,  à  neuf  heures  du  soir  (heure 
indiquée  par  le  portier),  Frédéric  se  rendit  chez 
M'^^  Vatnaz. 

/  II  se  cogna  dans  l'antichambre  contre  les 
meubles  entassés.  Mais  un  bruit  de  voix  et  de 
musique  le  guidait.  II  ouvrit  une  porte  et  tomba 
au  milieu  d'un  raout.  Debout,  devant  le  piano 
que  touchait  une  demoiselle  en  lunettes,  Delmar, 
sérieux  comme  un  pontife,  déclamait  une  poésie 
humanitaire  sur  la  prostitution  ;  et  sa  voix  caver- 
neuse roulait,  soutenue  par  les  accords  plaqués. 
Un  rang  de  femmes  occupait  la  muraille,  vêtues 
généralement  de  couleurs  sombres,  sans  col  de 
chemises  ni  manchettes.  Cinq  ou  six  hommes, 
tous  des  penseurs,  étaient  çà  et  là,  sur  des  chaises. 
II  y  avait,  dans  un  fauteuil,  un  ancien  fabuliste, 
^^^une  ruine;  et  l'odeur  acre  de  deux  lampes  se 
I^B mêlait  à  l'arome  du  chocolat,  qui  emplissait  des 
bols  encombrant  la  table  à  jeu. 

•  M""  Vatnaz,  une  écharpe  orientale  autour  des 
reins,  se  tenait  à  un  coin  de  la  cheminée.  Dus- 
sardier  était  à  l'autre  bout,  en  face;  il  avait  l'air 
un  peu  embarrassé  de  sa  position.  D'ailleurs,  ce 
milieu  artistique  l'intimidait. 

La  Vatnaz  en  avait-elle  fini  avec  Delmar?  non. 


5  I  8  L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 

peut-être.  Cependant,  elfe  semblait  jalouse  du 
brave  commis;  et,  Frédéric  ayant  réclamé  d'elle 
un  mot  d'entretien,  elle  lui  fit  signe  de  passer 
avec  eux  dans  sa  chambre.  Quand  les  mille  francs 
furent  alignés,  elle  demanda,  en  plus,  les  intérêts. 

—  Ça  n'en  vaut  pas  la  peine  !  dit  Dussardier. 

—  Tais-toi  donc  ! 

Cette  lâcheté  d'un  homme  si  courageux  fut 
agréable  à  Frédéric  comme  une  justification  de  la 
sienne.  II  rapporta  le  billet,  et  ne  reparla  jamais 
de  l'esclandre  chez  M""^  Arnoux.  Mais,  dès  lors, 
toutes  les  défectuosités  de  la  Maréchale  lui  appa- 
rurent. 
/  Elle  avait  un  mauvais  goût  irrémédiable, ^jme 
incompréhensible  paresseTuneTgnorance  de  sau- 
vage, jusqu'à  consictêrer  comme  très  célébré  le 
docteur  Desrogis  ;  et  elle  était  fière  de  le  recevoir, 
lui  et  son  épouse,  parce  que  c'étaient  «des  gens 
mariés».  Elle  régentait  d'un  air  pédantesque  sur 
les  choses  de  la  vie  M^  Irma,  pauvre  petite  créa- 
ture douée  d'une  petite  voix,  ayant  pour  protec- 
teur un  monsieur  «très  bien»,  ex -employé  dans 
les  douanes,  et  fort  aux  tours  de  cartes;  Rosanette 
l'appelait  «mon  gros  loulou».  Frédéric  ne  pouvait 
souffrir,  non  plus,  la  répétition  de  ses  mots  bêtes, 
tels  que  :  «  Du  flan  !  A  Chaillot  !  On  n'a  jamais 
pu  savoir,  etc.  »  ;  et  elle  s'obstinait  à  épousseter  le 
matin  ses  bibelots  avec  une  paire  de  vieux  gants 
blancs  !  II  était  révolté  surtout  par  ses  façons  envers 
sa  bonne ,  dont  les  gages  étaient  sans  cesse  arriérés, 
et  qui  même  lui  prêtait  de  l'argent.  Les  jours 
qu'elles  réglaient  leurs  comptes,  elles  se  chamail- 
laient comme  deux  poissardes,  puis  on  se  récon- 
ciliait en   s'embrassant.   Le   tête-à-tête    devenait 


i 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  5  I  9 

triste.  Ce  fut  un  soulagement  pour  lui,  quand  les 
soirées  de  M""  Dambreuse  recommencèrent. 
^  Celle-là,  au  moins,  l'amusait!  Elle  savait  les 
intrigues  du  monde ,  les  mutations  d'ambassadeurs , 
le  personnel  des  couturières;  et^s'il  lui  échappait 
des  lieux  communs,  /c'était  dans  une  formule 
tellement  convenue,  que  sa  phrase  pouvait  passer 
pour  une  déférence  ou  pour  une  ironie.\  Il  fallait 
la  voir  au  milieu  de  vingt  personnes  qui  causaient, 
n'en  oubliant  aucune,  amenant  les  réponses  qu'elle 
voulait,  évitant  les  périlleuses!  Des  choses  très 
simples,  racontées  par  elle,  semblaient  des  confi- 
dences; le  moindre  de  ses  sourires  faisait  rêver, 
son  charme  enfin,  comme  l'exquise  odeur  qu'elle 
portait  ordinairement,  était  complexe  et  indéfi- 
nissable. Frédéric,  dans  sa  compagnie,  éprouvait 
chaque  fois  le  plaisir  d'une  découverte  ;  et  cepen- 
dant, il  la  retrouvait  toujours  avec  sa  même  séré- 
nité, pareille  au  miroitement  des  eaux  limpides. 
Mais  pourquoi  ses  manières  envers  sa  nièce  avaient- 
elles  tant  de  froideur?  Elle  lui  lançait  même,  par 
moments ,  de  singuliers  coups  d'œil. 

Dès  qu'il  fut  question  de  mariage,  elle  avait 
objecté  à  M.  Dambreuse  la  santé  de  la  «chère 
enfant»,  et  l'avait  emmenée  tout  de  suite  aux 
bains  de  Balaruc.  A  son  retour,  des  prétextes 
nouveaux  avaient  surgi  :  le  jeune  homme  man- 
quait de  position,  ce  grand  amour  ne  paraissait 
pas  sérieux,  on  ne  risquait  rien  d'attendre.  Mar- 
tinon  avait  répondu  qu'il  attendrait.  Sa  conduite 
fut  sublime.  Il  prôna  Frédéric.  Il  fit  plus  :  il  le 
renseigna  sur  les  moyens  de  plaire  à  M"°  Dam- 
breuse, laissant  même  entrevoir  qu'il  connaissait, 
par  la  nièce,  les  sentiments  de  la  tante. 


520  L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 

Quant  à  M.  Dambreuse,  loin  de  montrer  de 
la  jalousie,  il  entourait  d'égards  son  jeune  ami,  le 
consultait  sur  différentes  choses,  s'inquiétait  même 
de  son  avenir,  si  bien  qu'un  jour,  comme  on 
parlait  du  père  Roque,  il  lui  dit  à  l'oreille,  d'un 
air  finaud  : 

—  Vous  avez  bien  fait. 

Et  Cécile,  miss  John,  les  domestiques,  le 
portier,  pas  un  qui  ne  fût  charmant  pour  lui, 
dans  cette  maison.  II  y  venait  tous  les  soirs,  aban- 
donnant Rosanette.  Sa  maternité  future  la  rendait 
plus  sérieuse,  même  un  peu  triste,  comme  si  des 
inquiétudes  l'eussent  tourmentée.  A  toutes  les 
questions,  elle  répondait  : 

—  Tu  te  trompes  !  Je  me  porte  bien  ! 
C'étaient   cinq   billets    qu'elle   avait    souscrits 

autrefois;  et,  n'osant  le  dire  à  Frédéric  après  le 
payement  du  premier,  elle  était  retournée  chez 
Arnoux,  lequel  lui  avait  promis,  par  écrit,  le  tiers 
de  ses  bénéfices  dans  l'éclairage  au  gaz  des  villes 
du  Languedoc  (une  entreprise  merveilleuse!), 
en  lui  recommandant  de  ne  pas  se  servir  de  cette 
lettre  avant  l'assemblée  des  actionnaires;  l'assem- 
blée était  remise  de  semaine  en  semaine. 
/  Cependant,  la  Maréchale  avait  besoin  d'argent. 
Elle  serait  morte  plutôt  que  d'en  demander  à 
Frédéric.  Elle  n'en  voulait  pas  de  lui.  Cela  aurait 
gâté  leur  amour.  II  subvenait  bien  aux  frais  du 
ménage;  mais  une  petite  voiture  louée  au  mois, 
et  d'autres  sacrifices  indispensables  depuis  qu'il 
fréquentait  les  Dambreuse,  l'empêchaient  d'en 
faire  plus  pour  sa  maîtresse.  Deux  ou  trois  fois,  en 
rentrant  à  des  heures  inaccoutumées,  il  crut  voir 
des  dos  masculins  disparaître  entre  les  portes  ;  et 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  521 

elle  sortait  souvent  sans  vouloir  dire  où  elle  allait. 
Frédéric  n'essaya  pas  de  creuser  les  choses.  Un 
de  ces  jours,  il  prendrait  un  parti  définitif.  II 
rêvait  une  autre  vie,  qui  serait  plus  amusante  et 
plus  noble.  Un  pareil  idéal  le  rendait  indulgent 
pour  l'hôtel  Dambreuse. 

-/  C'était  une  succursale  intime  de  la  rue  de 
Poitiers.  II  y  rencontra  le  grand  M.  A. ,  l'illustre  B. , 
le  profond  C,  l'éloquent  Z.,  l'immense  Y.,  les 
vieux  ténors  du  centre  gauche,  les  paladins  de  la 
droite,  les  burgraves  du  juste  milieu,  les  éternels 
bonshommes  de  la  comédie.  II  fut  stupéfait  par 
leur  exécrable  langage,  leurs  petitesses,  leurs 
rancunes,  leur  mauvaise  foi,  tous  ces  gens  qui 
avaient  voté  la  Constitution  s'évertuant  à  la  dé- 
molir; et  ils  s'agitaient  beaucoup,  lançaient  des 
manifestes,  des  pamphlets,  des  biographies;  celle 
de  Fumichon  par  Hussonnet  fut  un  chef-d'œuvre. 
Nonancourt  s'occupait  de  la  propagande  dans 
les  campagnes,  M.  de  Grémonville  travaillait  le 
clergé,  Martinon  ralliait  de  jeunes  bourgeois. 
Chacun,  selon  ses  moyens,  s'employa,  jusqu'à 
Cisy  lui-même.  Pensant  maintenant  aux  choses 
sérieuses,  tout  le  long  de  la  journée,  il  faisait  des 
courses  en  cabriolet,  pour  le  parti. 
.y  M.  Dambreuse,  tel  qu'un  baromètre,  en  expri- 
mait constamment  la  dernière  variation.  On  ne 
parlait  pas  de  Lamartine  sans  qu'il  citât  ce  mot 
d'un  homme  du  peuple  :  «  Assez  de  lyre  *  I  » 
Cavaignac  n'était  plus,  à  ses  yeux,  qu'un  traître. 
Le  Président ,  qu'il  avait  admiré  pendant  trois  mois , 
commençait  à  déchoir  dans  son  estime  (ne  lui 
trouvant  pas  «l'énergie  nécessaire»);  et,  comme  il 
lui  fallait  toujours  un  sauveur,  sa  reconnaissance. 


5  22  L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 

depuis  TafFaire  du  Conservatoire*,  appartenait  à 
Changarnier  :  «Dieu  merci,  Changarnier...  Es- 
pérons que  Changarnier...  Oh!  rien  à  craindre 
tant  que  Changarnier*...» 

*^On  exaltait  avant  tout  M.  Thiers  pour  son  vo- 
lume contre  le  Socialisme,  où  il  s'était  montré 
aussi  penseur  qu'écrivain.  On  riait  énormément 
de  Pierre  Leroux,  qui  citait  à  la  Chambre  des 
passages  des  philosophes.  On  faisait  des  plai- 
santeries sur  la  queue  phalanstérienne.  On  allait 
applaudir  la  Foire  aux  Idées;  et  on  comparait  les 
auteurs  à  Aristophane.  Frédéric  y  alla,  comme 
les  autres. 

Le  verbiage  pohtique  et  la  bonne  chère  en- 
gourdissaient sa  morahté.  Si  médiocres  que  lui 
parussent  ces  personnages,  il  était  fier  de  les 
connaître  et  intérieurement  souhaitait  la  consi- 
dération bourgeoise.  Une  maîtresse  comme 
M°"  Dambreuse  le  poserait.,! 

Il  se  mit  à  faire  tout  ce  qu'il  faut. 

II  se  trouvait  sur  son  passage  à  la  prome- 
nade, ne  manquait  pas  d'aller  la  saluer  dans  sa 
loge  au  théâtre;  et,  sachant  les  heures  où  elle 
se  rendait  à  l'église,  il  se  campait  derrière  un 
pilier  dans  une  pose  mélancolique.  Pour  des  indi- 
cations de  curiosités,  des  renseignements  sur  un 
concert,  des  emprunts  de  livres  ou  de  revues, 
c'était  un  échange  continuel  de  petits  billets. 
Outre  sa  visite  du  soir,  il  lui  en  faisait  quelquefois 
une  autre  vers  la  fin  du  Jour;  et  il  avait  une  gra- 
dation de  joies  à  passer  successivement  par  la 
grande  porte,  par  la  cour,  par  l'antichambre,  par 
les  deux  salons;  enfin,  il  arrivait  dans  son  boudoir, 
discret  comme  un  tombeau,  tiède  comme  une 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  523 

alcôve,  OÙ  Ton  se  heurtait  aux  capitons  des  meu- 
bles parmi  toute  sorte  d'objets  çà  et  là  :  chiffon- 
nières, écrans,  coupes  et  plateaux  en  laque,  en 
écaille,  en  ivoire,  en  malachite,  bagatelles  dis- 
pendieuses, souvent  renouvelées.  II  y  en  avait 
de  simples  :  trois  galets  d'Etretat  pour  servir  de 
presse -papier,  un  bonnet  de  Frisonne  suspendu  à 
un  paravent  chinois;  toutes  ces  choses  s'harmo- 
nisaient cependant;  on  était  même  saisi  par  la 
noblesse  de  l'ensemble,  ce  qui  tenait  peut-être  à 
la  hauteur  du  plafond,  à  l'opulence  des  portières 
et  aux  longues  crépines  de  soie,  flottant  sur  les 
bâtons  dorés  des  tabourets. 

Elle  était  presque  toujours  sur  une  petite  cau- 
seuse, près  de  la  jardinière  garnissant  l'embrasure 
de  la  fenêtre.  Assis  au  bord  d'un  gros  pouf  à 
roulettes,  il  lui  adressait  les  compliments  les  plus 
justes  possible;  et  elle  le  regardait,  la  tête  un  peu 
de  côté,  la  bouche  souriante. 

Il  lui  lisait  des  pages  de  poésie,  en  y  mettant 
toute  son  âme,  afin  de  l'émouvoir,  et  pour  se 
faire  admirer.  Elle  l'arrêtait  par  une  remarque 
dénigrante  ou  une  observation  pratique;  et  leur 
causerie  retombait  sans  cesse  dans  l'éternelle  ques- 
tion de  l'Amour!  Ils  se  demandaient  ce  qui  l'oc- 
casionnait, si  les  femmes  le  sentaient  mieux  que 
les  hommes,  quelles  étaient  là-dessus  leurs  diffé- 
rences. Frédéric  tâchait  d'émettre  son  opinion, 
en  évitant  à  la  fois  la  grossièreté  et  la  fadeur.  Cela 
devenait  une  espèce  de  lutte,  agréable  par  mo- 
ments, fastidieuse  en  d'autres. 

Il  n'éprouvait  pas  à  ses  côtés  ce  ravissement  de 
tout  son  être  qui  l'emportait  vers  M""*  Arnoux,  ni 
le  désordre  gai  où  l'avait  mis  d'abord  Rosanette. 


524  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

Mais  il  la  convoitait  comme  une  chose  anormale 
et  difficile,  parce  qu'elle  était  noble,  parce  qu'elle 
était  riche,  parce  qu'elle  était  dévote,  se  figurant 
qu'elle  avait  des  délicatesses  de  sentiment,  rares 
comme  ses  dentelles,  avec  des  amulettes  sur  la 
peau  et  des  pudeurs  dans  la  dépravation. 

II  se  servit  du  vieil  amour.  II  lui  conta,  comme 
inspiré  par  elle,  tout  ce  que  M"^  Arnoux  autrefois 
lui  avait  fait  ressentir,  ses  langueurs,  ses  appré- 
hensions, ses  rêves.  Elle  recevait  cela  comme  une 
personne  accoutumée  à  ces  choses,  sans  le  re- 
pousser formellement  ne  cédait  rien;  et  il  n'ar- 
rivait pas  plus  à  la  séduire  que  Martinon  à  se 
marier.  Pour  en  finir  avec  famoureux  de  sa  nièce, 
elle  l'accusa  même  de  viser  à  l'argent,  et  pria 
son  mari  d'en  faire  l'épreuve.  M.  Dambreuse  dé- 
clara donc  au  jeune  homme  que  Cécile,  étant 
l'orpheline  de  parents  pauvres,  n'avait  aucune 
«  espérance  »  ni  dot. 

Martinon ,  ne  croyant  pas  que  cela  fût  vrai ,  ou 
trop  avancé  pour  se  dédire,  ou  par  un  de  ces 
entêtements  d'idiot  qui  sont  des  actes  de  génie, 
répondit  que  son  patrimoine,  quinze  mille  livres 
de  rente,  leur  suffirait.  Ce  désintéressement  im- 
prévu toucha  le  banquier.  II  lui  promit  un  caution- 
nement de  receveur,  en  s'engageant  à  obtenir  la 
place;  et,  au  mois  de  mai  1850,  Martinon  épousa 
M"°  Cécile.  II  n'y  eut  pas  de  bal.  Les  jeunes  gens 
partirent  le  soir  même  pour  fltalie.  Frédéric,  le 
lendemain,  vint  faire  une  visite  à  M""  Dambreuse. 
Elle  lui  parut  plus  pâle  que  d'habitude.  Elle  le 
contredit  avec  aigreur  sur  deux  ou  trois  sujets 
sans  importance.  Du  reste,  tous  les  hommes 
étaient  des  égoïstes. 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  525 

n  y  en  avait  pourtant  de  dévoués,  quand  ce  ne 
serait  que  lui. 

—  Ah  bah  !  comme  les  autres  ! 

Ses  paupières  étaient  rouges;  elle  pleurait. 
Puis,  en  s'efForçant  de  sourire. 

—  Excusez-moi  !  J  ai  tort  !  C'est  une  idée  triste 
qui  m'est  venue  I 

II  n  y  comprenait  rien. 

«N'importe!  elle  est  moins  forte  que  je  ne 
croyais»,  pensa-t-il. 

Elle  sonna  pour  avoir  un  verre  d'eau,  en  but 
une  gorgée,  le  renvoya,  puis  se  plaignit  de  ce 
qu'on  la  servait  horriblement.  Afin  de  l'amuser, 
il  s'offrit  comme  domestique,  se  prétendant  ca- 
pable de  donner  des  assiettes,  d'épousseter  les 
meubles,  d'annoncer  le  monde,  d'être  enfin  un 
valet  de   chambre  ou  plutôt  un  chasseur,  bien 

3ue  la  mode  en  fût  passée.  II  aurait  voulu  se  tenir 
errière  sa  voiture  avec  un  chapeau  de  plumes 
de  coq. 

—  Et  comme  je  vous  suivrais  à  pied  majes- 
tueusement, en  portant  sur  le  bras  un  petit  chien! 

—  Vous  êtes  gai,  dit  M"^  Dambreuse. 

'  N'était-ce  pas  une  folie,  reprit-il,  de  considérer 
tout  sérieusement?  II  y  avait  bien  assez  de  misères 
sans  s'en  forger.  Rien  ne  méritait  la  peine  d'une 
douleur.  M'"^  Dambreuse  leva  les  sourcils,  d'une 
manière  de  vague  approbation. 

Cette  parité  de  sentiments  poussa  Frédéric  à 
plus  de  hardiesse.  Ses  mécomptes  d'autrefois  lui 
faisaient,  maintenant,  une  clairvoyance.  II  pour- 
suivit : 

—  Nos  grands-pères  vivaient  mieux.  Pour- 
quoi ne  pas  obéir  à  l'impulsion  qui  nous  pousse? 


5  2(5  L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 

L'amour,  après  tout,  n'était  pas  en  soi  une 
chose  si  importante. 

—  Mais  c'est  immoral,  ce  que  vous  dites  là! 
Elle  s'était  remise  sur  la  causeuse.  II  s'assit  au 

bord,  contre  ses  pieds. 

—  Ne  voyez-vous  pas  que  je  mens  !  Car,  pour 
plaire  aux  femmes,  il  faut  étaler  une  insouciance 
de  bouffon  ou  des  fureurs  de  tragédie  !  Elles  se 
moquent  de  nous  quand  on  leur  dit  qu'on  les 
aime,  simplement!  Moi,  je  trouve  ces  hyperboles 
où  elles  s'amusent  une  profanation  de  l'amour 
vrai;  si  bien  qu'on  ne  sait  plus  comment  l'ex- 
primer, surtout  devant  celles...  qui  ont...  beau- 
coup d'esprit. 

Elle  le  considérait,  les  cils  entre-clos.  II  baissait 
la  voix,  en  se  penchant  sur  son  visage. 

—  Oui!  vous  me  faites  peur!  Je  vous  offense, 
peut-être?...  Pardon!...  Je  ne  voulais  pas  dire 
tout  cela!  Ce  n'est  pas  ma  faute!  Vous  êtes  si 
belle! 

M"°  Dambreuse  ferma  les  yeux,  et  il  fut  surpris 
par  la  facilité  de  sa  victoire.  Les  grands  arbres 
du  jardin  qui  frissonnaient  mollement  s'arrêtèrent. 
Des  nuages  immobiles  rayaient  le  ciel  de  longues 
bandes  rouges,  et  il  y  eut  comme  une  suspension 
universelle  des  choses.  Alors,  des  soirs  semblables, 
avec  des  silences  pareils,  revinrent  dans  son 
esprit,  confusément.  Où  était-ce?... 

II  se  mit  à  genoux,  prit  sa  main,  et  lui  jura  un 
amour  éternel.  Puis,  comme  il  partait,  elle  le  rap- 
pela d'un  signe  et  lui  dit  tout  bas  : 

—  Revenez  dîner!  Nous  serons  seuls! 

II  semblait  à  Frédéric,  en  descendant  l'escaher, 
qu'il  était  devenu  un  autre  homme,  que  la  tempe- 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  527 

rature  embaumante  des  serres  chaudes  Fentourait, 
qu'il  entrait  définitivement  dans  le  monde  supé- 
rieur des  adultères  patriciens  et  des  hautes  intrigues. 
Pour  y  tenir  la  première  place,  il  suffisait  d'une 
femme  comme  celle-là.  Avide,  sans  doute,  de 
pouvoir  et  d'action,  et  mariée  à  un  homme  mé- 
diocre qu'elle  avait  prodigieusement  servi,  elle 
désirait  quelqu'un  de  fort  pour  le  conduire.  Rien 
d'impossible  maintenant!  II  se  sentait  capable  de 
faire  deux  cents  lieues  à  cheval,  de  travailler  pen- 
dant plusieurs  nuits  de  suite,  sans  fatigue;  son 
cœur  débordait  d'orgueil. 

Sur  le  trottoir,  devant  lui,  un  homme  couvert 
d'un  vieux  paletot  marchait  la  tête  basse,  et  avec 
un  tel  air  d'accablement,  que  Frédéric  se  retourna, 
pour  le  voir.  L'autre  releva  sa  figure.  C'était  Des- 
lauriers. II  hésitait.  Frédéric  lui  sauta  au  cou. 

—  Ah  !  mon  pauvre  vieux  !  Comment  !  c'est 
toi! 

Et  il  l'entraîna  dans  sa  maison,  en  lui  faisant 
beaucoup  de  questions  à  la  fois. 

L'ex-commissaire  de  Ledru-RoIIin  conta, 
d'abord,  les  tourments  qu'il  avait  eus.  Comme  il 
prêchait  la  fraternité  aux  conservateurs  et  le  res- 
pect des  lois  aux  socialistes,  les  uns  lui  avaient  tiré 
des  coups  de  fusil,  les  autres  apporté  une  corde 

Eour  le  pendre.  Après  Juin,  on  l'avait  destitué 
rutalement.  II  s'était  jeté  dans  un  complot,  celui 
des  armes  saisies  à  Troyes.  On  l'avait  relâché, 
faute  de  preuves.  Puis,  le  comité  d'action  l'avait 
envoyé  à  Londres,  où  il  s'était  flanqué  des  gifles 
avec  ses  frères,  au  milieu  d'un  banquet.  De  retour 
à  Paris . . . 

—  Pourquoi  n'es -tu  pas  venu  chez  moi? 


528  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

—  Tu  étais  toujours  absent.  Ton  suisse  avait 
des  allures  mystérieuses,  je  ne  savais  que  penser; 
et  puis  je  ne  voulais  pas  reparaître  en  vaincu. 

II  avait  frappé  aux  portes  de  la  Démocratie, 
s'ofFrant  à  la  servir  de  sa  plume,  de  sa  parole,  de 
ses  démarches  ;  partout  on  lavait  repoussé  ;  on  se 
méfiait  de  lui;  et  il  avait  vendu  sa  montre,  sa  bi- 
bliothèque, son  linge. 

—  Mieux  vaudrait  crever  sur  les  pontons  de 
Belle-Isie  *,  avec  Sénécal  ! 

Frédéric,  qui  arrangeait  alors  sa  cravate,  n'eut 
pas  Tair  très  ému  par  cette  nouvelle. 

—  Ah!  il  est  déporté,  ce  bon  Sénécal? 
Deslauriers  répliqua,  en   parcourant  les   mu- 
railles d'un  air  envieux  : 

—  Tout  le  monde  n'a  pas  ta  chance  ! 

—  Excuse- moi,  dit  Frédéric,  sans  remarquer 
l'allusion,  mais  je  dîne  en  ville.  On  va  te  faire  à 
manger;  commande  ce  que  tu  voudras!  Prends 
même  mon  lit! 

Devant  une  cordialité  si  complète,  l'amertume 
de  Deslauriers  disparut. 

—  Ton  ht?  Mais...  ça  te  gênerait! 

—  Eh  non  !  J'en  ai  d'autres  ! 

—  Ah!  très  bien,  reprit  l'avocat  en  riant.  Où 
dînes-tu  donc? 

—  Chez  M"'  Dambreuse. 

—  Est-ce  que . . .  par  hasard ...  ce  serait ...  ? 

—  Tu  es  trop  curieux,  dit  Frédéric  avec  un 
sourire,  qui  confirmait  cette  supposition. 

Puis,  ayant  regardé  la  pendule,  il  se  rassit. 

—  C'est  comme  ça  !  il  ne  faut  pas  désespérer, 
vieux  défenseur  du  peuple  ! 

—  Miséricorde!  que  d'autres  s'en  mêlent! 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  529 

L'avocat  détestait  les  ouvriers,  pour  en  avoir 
souffert  dans  sa  province,  un  pays  de  houille. 
Chaque  puits  d'extraction  avait  nommé  un  gou- 
vernement provisoire  lui  intimant  des  ordres. 

—  D'ailleurs,  leur  conduite  a  été  charmante 
partout  :  à  Lyon,  à  Lille,  au  Havre,  à  Paris!  Car, 
à  l'exemple  des  fabricants  qui  voudraient  exclure 
les  produits  de  fétranger,  ces  messieurs  réclament 
pour  qu'on  bannisse  Tes  travailleurs  anglais,  alle- 
mands, belges  et  savoyards!  Quant  à  leur  intelli- 
gence, à  quoi  a  servi,  sous  la  Restauration,  leur 
fameux  compagnonnage?  En  1830,  ils  sont  entrés 
dans  la  garde  nationale,  sans  même  avoir  le  bon 
sens  de  la  dominer!  Est-ce  que,  dès  le  lendemain 
de  48,  les  corps  de  métiers  n'ont  pas  reparu  avec 
des  étendards  à  eux  !  Ils  demandaient  même  des 
représentants  du  peuple  à  eux,  lesquels  n'auraient 
parlé  que  pour  eux  !  Tout  comme  les  députés  de 
la  betterave  ne  s'inquiètent  que  de  la  betterave  ! 
Ah!  j'en  ai  assez  de  ces  cocos-là,  se  prosternant 
tour  à  tour  devant  l'échafaud  de  Robespierre,  les 
bottes  de  l'Empereur,  le  parapluie  de  Louis-Phi- 
lippe,  racaille  éternellement  dévouée  à  qui  lui 
jette  du  pain  dans  la  gueule!  On  crie  toujours 
contre  la  vénahté  de  Talleyrand  et  de  Mirabeau  ; 
mais  le  commissionnaire  d'en  bas  vendrait  la  pa- 
trie pour  cinquante  centimes,  si  on  lui  promettait 
de  tarifer  sa  course  à  trois  francs!  Ah!  quelle 
faute!  Nous  aurions  dû  mettre  le  feu  aux  quatre 
coins  de  l'Europe  ! 

Frédéric  lui  répondit  : 

—  L'étincelle  manquait!  Vous  étiez  simple- 
ment de  petits  bourgeois,  et  les  meilleurs  d'entre 
vous,  des  cuistres!  Quant  aux  ouvriers,  ils  peu- 

34 


530  L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 

vent  se  plaindre;  car,  si  Ton  excepte  un  million 
soustrait  à  la  liste  civile,  et  que  vous  leur  avez 
octroyé  avec  la  plus  basse  flagornerie,  vous  n'avez 
rien  fait  pour  eux  que  des  phrases!  Le  livret  de- 
meure aux  mains  du  patron,  et  le  salarié  (même 
devant  la  justice)  reste  l'inférieur  de  son  maître 
puisque  sa  parole  n'est  pas  crue.  Enfin,  la  Répu- 
blique me  paraît  vieille.  Qui  sait?  Le  Progrès, 
peut-être,  n'est  réalisable  que  par  une  aristocratie 
ou  par  un  homme?  L'initiative  vient  toujours 
d'en  haut  !  Le  peuple  est  mineur,  quoi  qu'on  pré- 
tende ! 

—  C'est  peut-être  vrai,  dit  Deslauriers. 
Selon  Frédéric,  la  grande  masse  des  citoyens 

n'aspirait  qu'au  repos  (il  avait  profité  à  l'hotel 
Dambreuse),  et  toutes  les  chances  étaient  pour 
les  conservateurs.  Ce  parti -là,  cependant,  man- 
quait d'hommes  neufs. 

—  Si  tu  te  présentais,  je  suis  sûr... 

II  n'acheva  pas.  Deslauriers  comprit,  se  passa 
les  deux  mains  sur  le  front;  puis,  tout  à  coup  : 

—  Mais  toi  ?  Rien  ne  t'empêche  ?  Pourquoi  ne 
serais-tu  pas  député? 

Par  suite  d'une  double  élection ,  il  y  avait  dans 
l'Aube,  une  candidature  vacante.  M.  Dambreuse, 
réélu  à  la  Législative,  appartenait  à  un  autre  ar- 
rondissement. 

—  Veux-tu  que  je  m'en  occupe? 

Il  connaissait  beaucoup  de  cabaretiers,  d'insti- 
tuteurs, de  médecins,  de  clercs  d'étude  et  leurs 
patrons. 

—  D'ailleurs,  on  fait  accroire  aux  paysans 
tout  ce  qu'on  veut! 

Frédéric  sentait  se  rallumer  son  ambition. 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  5  j  I 

Deslauriers  ajouta  : 

—  Tu  devrais  bien  me  trouver  une  place  à 
Paris. 

—  Oh!  ce  ne  sera  pas  difficile,  par  M.  Dam- 
breuse. 

—  Puisque  nous  parlions  de  houilles,  reprit 
lavocat,  que  devient  sa  grande  société?  C'est 
une  occupation  de  ce  genre  qu'il  me  faudrait! 
et  je  leur  serais  utile,  tout  en  gardant  mon  indé- 
pendance. 

Frédéric  promit  de  le  conduire  chez  le  ban- 
quier avant  trois  jours. 

Son  repas  en  tête-à-tête  avec  M""*  Dambreuse 
fut  une  chose  exquise.  Elle  souriait  en  face  de 
lui,  de  l'autre  côté  de  la  table,  par-dessus  des 
fleurs  dans  une  corbeille,  à  la  lumière  de  la  lampe 
suspendue;  et,  comme  la  fenêtre  était  ouverte,  on 
apercevait  des  étoiles.  Ils  causèrent  fort  peu,  se 
méfiant  d'eux-mêmes,  sans  doute;  mais,  dès  que 
les  domestiques  tournaient  le  dos,  ils  s'envoyaient 
un  baiser,  du  bout  des  lèvres.  Il  dit  son  iciée  de 
candidature.  Elle  l'approuva,  s'engageant  même 
à  y  faire  travailler  M.  Dambreuse. 

Le  soir,  quelques  amis  se  présentèrent  pour  la 
féliciter  et  pour  la  plaindre  :  elle  devait  être  si 
chagrine  de  n'avoir  plus  sa  nièce?  C'était  fort 
bien,  d'ailleurs,  aux  jeunes  mariés  de  s'être  mis 
en  voyage;  plus  tard,  les  embarras,  les  enfants 
surviennent  !  Mais  l'Italie  ne  répondait  pas  à  fidée 

au'on  s'en  faisait.  Après  cela,  ils  étaient  dans  l'âge 
es  illusions  !  et  puis  la  lune  de  miel  embellissait 
.    tout!  Les  deux  derniers  qui  restèrent  furent  M.  de 
'"rrémonville  et  Frédéric.  Le  diplomate  ne  voulait 
Ppas  s'en  aller.  Enfin,  à  minuit,  il  se  leva.  M™^  Dam- 

54. 


532  L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 

breuse  fit  signe  à  Frédéric  de  partir  avec  lui,  et  le 
remercia  de  cette  obéissance  par  une  pression  de 
main,  plus  suave  que  tout  le  reste. 

La  Maréchale  poussa  un  cri  de  joie  en  le  re- 
voyant. Elle  l'attendait  depuis  cinq  heures.  II 
donna  pour  excuse  une  démarche  indispensable 
dans  l'intérêt  de  Deslauriers.  Sa  figure  avait  un 
air  de  triomphe,  une  auréole,  dont  Rosanette  fut 
éblouie. 

—  C'est  peut-être  à  cause  de  ton  habit  noir 
qui  te  va  bien;  mais  je  ne  t'ai  jamais  trouvé  si 
beau  !  Comme  tu  es  beau  ! 

Dans  un  transport  de  sa  tendresse,  elle  se  jura 
intérieurement  de  ne  plus  appartenir  à  d'autres, 
quoi  qu'il  advînt,  quand  elle  devrait  crever  de 
misère  ! 

Ses  jolis  yeux  humides  pétillaient  d'une  pas- 
sion tellement  puissante,  que  Frédéric  l'attira  sur 
ses  genoux  et  il  se  dit  :  «  Q.ueIIe  canaille  je  fais  !  » 
en  s'applaudissant  de  sa  perversité. 


IV 


MONSIEUR  Dambreuse,  quand  Deslauriers 
se  présenta  chez  lui,  songeait  à  raviver  sa 
grande  affaire  de  houilles.  Mais  cette  fu- 
sion de  toutes  les  compagnies  en  une  seule  était 
mal  vue;  on  criait  au  monopole,  comme  s'il  ne 
fallait  pas,  pour  de  telles  exploitations,  d'im- 
menses capitaux  ! 

Deslauriers,  qui  venait  de  hre  exprès  fouvrage 
de  Gobet  et  les  articles  de  M.  Chappe  dans  le 
Journal  des  Mines ,  connaissait  la  question  parfaite- 
K  ment.  H  démontra  que  la  loi  de  1810  étabhssait  au 
profit  du  concessionnaire  un  droit  impermutable. 
D'ailleurs,  on  pouvait  donner  à  l'entreprise  une 
couleur  démocratique  :  empêcher  les  réunions 
houillères  était  un  attentat  contre  le  principe 
même  d'association. 

M.  Dambreuse  lui  confia  des  notes  pour  rédi- 
ger un  mémoire.  Quant  à  la  manière  dont  il  paye- 
rait son  travail,  il  fit  des  promesses  d'autant  meil- 
leures qu'elles  n'étaient  pas  précises. 

Deslauriers  s'en  revint  chez  Frédéric  et  lui 
rapporta  la   conférence.    De   plus,    il   avait   vu 


5  34  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

M"*  Dambreuse  au  bas  de  l'escalier,  comme  il 
sortait. 

—  Je  t'en  fais  mes  compliments,  saprelotte  ! 
Puis  ils  causèrent  de  l'élection.  II  j  avait  quel- 
que chose  à  inventer. 

Trois  jours  après.  Deslauriers  reparut  avec 
une  feuille  d'écriture  destinée  aux  journaux  et 
qui  était  une  lettre  familière,  oii  M.  Dambreuse 
approuvait  la  candidature  de  leur  ami.  Soutenue 
par  un  conservateur  et  prônée  par  un  rouge,  elle 
devait  réussir.  Comment  le  capitaliste  signait- il 
une  pareille  élucubration  ?  L'avocat,  sans  le 
moindre  embarras,  de  lui-même,  avait  été  la 
montrer  à  M™^  Dambreuse,  qui,  la  trouvant  fort 
bien,  s'était  chargée  du  reste. 

Cette  démarche  surprit  Frédéric.  Il  l'approuva 
cependant;  puis,  comme  Deslauriers  s'abouchait 
avec  M.  Roque,  il  lui  conta  sa  position  vis-à-vis 
de  Louise. 

—  Dis-leur  tout  ce  que  tu  voudras,  que  mes 
affaires  sont  troubles;  je  les  arrangerai;  elle  est 
assez  jeune  pour  attendre  ! 

Deslauriers  partit;  et  Frédéric  se  considéra 
comme  un  homme  très  fort.  Il  éprouvait,  d'ail- 
leurs, un  assouvissement,  une  satisfaction  pro- 
fonde. Sa  joie  de  posséder  une  femme  riche 
n'était  gâtée  par  aucun  contraste;  le  sentiment 
s'harmonisait  avec  le  milieu.  Sa  vie,  maintenant, 
avait  des  douceurs  partout. 

La  plus  exquise,  peut-être,  était  de  contempler 
M™"  Dambreuse,  entre  plusieurs  personnes,  dans 
son  salon.  La  convenance  de  ses  manières  le  fai- 
sait rêver  à  d'autres  attitudes;  pendant  qu'elle 
causait  d'un  ton  froid,   il  se  rappelait  ses  mots 


I 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  5  3  5 

d'amour  balbutiés  ;  tous  les  respects  pour  sa  vertu 
le  délectaient  comme  un  hommage  retournant 
vers  lui  ;  et  il  avait  parfois  des  envies  de  s'écrier  : 
((Mais  je  la  connais  mieux  que  vous!  Elle  est  à 
moi  I  » 

Leur  liaison  ne  tarda  pas  à  être  une  chose  con- 
venue, acceptée.  M""*  Dambreuse,  durant  tout 
l'hiver,  traîna  Frédéric  dans  le  monde. 

Il  arrivait  presque  toujours  avant  elle;  et  il  la 
voyait  entrer,  les  bras  nus,  l'éventail  à  la  main, 
des  perles  dans  les  cheveux.  Elle  s'arrêtait  sur  le 
seuil ,  le  hnteau  de  la  porte  l'entourait  comme  un 
cadre,  et  elle  avait  un  léger  mouvement  d'indé- 
cision, en  chgnant  les  paupières,  pour  découvrir 
s'il  était  là.  Elle  le  ramenait  dans  sa  voiture;  la 
pluie  fouettait  les  vasistas;  les  passants,  tels  que 
des  ombres,  s'agitaient  dans  la  boue;  et,  serrés 
l'un  contre  l'autre,  ils  apercevaient  tout  cela  con- 
fusément, avec  un  dédain  tranquille.  Sous  des 
C rétextes  différents,  il  restait  encore  une  bonne 
eure  dans  sa  chambre. 

C'était  par  ennui,  surtout,  que  M"^  Dambreuse 
avait  cédé.  Mais  cette  dernière  épreuve  ne  devait 
pas  être  perdue.  Elle  voulait  un  grand  amour, 
elle  se  mit  à  le  combler  d'adulations  et  de  ca- 
resses. 

Elle  lui  envoyait  des  fleurs;  elle  lui  fit  une 
chaise  en  tapisserie;  elle  lui  donna  un  porte- 
cigares,  une  écritoire,  mille  petites  choses  d'un 
usage  quotidien,  pour  qu'il  n'eût  pas  une  action 
indépendante  de  son  souvenir.  Ces  prévenances 
le  charmèrent  d'abord,  et  bientôt  lui  parurent 
toutes  simples. 

Elle  montait  dans  un  fiacre,  le  renvoyait  à  fen- 


5  3^  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

trée  d'un  passage,  sortait  par  l'autre  bout;  puis, 
se  glissant  le  long  des  murs,  avec  un  double  voile 
sur  le  visage,  elle  atteignait  la  rue  où  Frédéric  en 
sentinelle  lui  prenait  le  bras,  vivement,  pour  la 
conduire  dans  sa  maison.  Ses  deux  domestiques 
se  promenaient,  le  portier  faisait  des  courses;  elle 
jetait  les  yeux  tout  à  l'entour  ;  rien  à  craindre  !  et 
elle  poussait  comme  un  soupir  d'exilé  qui  re- 
voit sa  patrie.  La  chance  les  enhardissait.  Leurs 
rendez- vous  se  multiplièrent.  Un  soir  même,  elle 
se  présenta  tout  à  coup  en  grande  toilette  de  bal. 
Ces  surprises  pouvaient  être  dangereuses;  il  la 
blâma  de  son  imprudence;  elle  lui  déplut,  du 
reste.  Son  corsage  ouvert  découvrait  trop  sa  poi- 
trine maigre. 
y  y  II  reconnut  alors  ce  qu'il  s'était  caché,  la  dés- 
illusion de  ses  sens.  Il  n'en  feignait  pas  moins 
de  grandes  ardeurs;  mais  pour  les  ressentir,  il 
lui  fallait  évoquer  l'image  de  Rosanette  ou  de 
M"^  Arnoux. 

Cette  atrophie  sentimentale  lui  laissait  la  tête 
entièrement  libre,  et  plus  que  jamais  il  ambition- 
nait une  haute  position  dans  le  monde.  Puisqu'il 
avait  un  marchepied  pareil,  c'était  bien  le  moins 
qu'il  s'en  servît. 

Vers  le  milieu  de  janvier,  un  matin,  Sénécal 
entra  dans  son  cabinet;  et  à  son  exclamation 
d'étonnement,  répondit  qu'il  était  secrétaire  de 
Deslauriers.  II  lui  apportait  même  une  lettre. 
Elle  contenait  de  bonnes  nouvelles,  et  le  blâmait 
cependant  de  sa  négligence;  il  fallait  venir  là- 
bas. 

Le  futur  député  dit  qu'il  se  mettrait  en  route 
le  surlendemain. 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  537 

Sénécal  n'exprima  pas  d'opinion  sur  cette  can- 
didature. II  parla  de  sa  personne,  et  des  affaires 
du  pays. 

Si  lamentables  qu'elles  fussent,  elles  le  réjouis- 
saient; car  on  marchait  au  communisme.  D'abord, 
l'Administration  y  menait  d'elle-même,  puisque, 
chaque  jour,  il  j  avait  plus  de  choses  régies  par  le 
Gouvernement.  Quant  à  la  Propriété,  la  Consti- 
tution de  48,  malgré  ses  faiblesses,  ne  l'avait  pas 
ménagée;  au  nom  de  l'utilité  publique,  l'Etat  pou- 
vait prendre  désormais  ce  qu'il  jugeait  lui  conve- 
nir. Sénécal  se  déclara  pour  l'Autorité;  et  Fré- 
déric aperçut  dans  ses  discours  l'exagération  de 
ses  propres  paroles  à  Deslauriers.  Le  républicain 
tonna  même  contre  l'insuffisance  des  masses. 

—  Robespierre,  en  défendant  le  droit  du  petit 
nombre,  amena  Louis  XVI  devant  la  Convention 
nationale,  et  sauva  le  peuple.  La  fin  des  choses 
les  rend  légitimes.  La  dictature  est  quelquefois 
indispensable.  Vive  la  tyrannie,  pourvu  que  le 

^tyran  fasse  le  bien  ! 

Leur  discussion  dura  longtemps,  et,  comme 

Kl  s'en  allait,  Sénécal  avouait  (c'était  le  but  de  sa 
visite,  peut-être)  que  Deslauriers  s'impatientait 

■beaucoup  du  silence  de  M.  Dambreuse. 

Mais  M.  Dambreuse  était  malade.  Frédéric  le 

[voyait  tous  les  jours,  sa  qualité  d'intime  le  faisant 

[admettre  près  de  lui. 

La  révocation  du  général  Changarnier  avait 
;mu  extrêmement  le  capitahste.  Le  soir  même,  il 
fut  pris  d'une  grande  chaleur  dans  la  poitrine, 
ivec  une  oppression  à  ne  pouvoir  se  tenir  couché. 
)es  sangsues  amenèrent  un  soulagement  immé- 
[iat.  La  toux  sèche  disparut,  la  respiration  devint 


538  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

plus  calme;  et,  huit  jours  après,  il  dit  en  avalant 
un  bouillon  : 

—  Ah  !  ça  va  mieux  !  Mais  j'ai  manqué  faire  le 
grand  voyage  î 

—  Pas  sans  moi  !  s'écria  M"'^  Dambreuse ,  noti- 
fiant par  ce  mot  qu'elle  n'aurait  pu  lui  survivre. 

Au  lieu  de  répondre ,  il  étala  sur  elle  et  sur  son 
amant  un  singulier  sourire,  où  ii  y  avait  à  la  fois 
de  la  résignation,  de  l'indulgence,  de  l'ironie, 
et  même  comme  une  pointe,  un  sous-entendu 
presque  gai. 

Frédéric  voulut  partir  pour  Nogent,  M""  Dam- 
breuse s'y  opposa;  et  il  défaisait  et  refaisait  tour 
à  tour  ses  paquets,  selon  les  ahernatives  de  la 
maladie. 

Tout  à  coup,  M.  Dambreuse  cracha  le  sang 
abondamment,  a  Les  princes  de  la  science  » ,  con- 
sultés, n'avisèrent  à  rien  de  nouveau.  Ses  jambes 
enflaient,  et  la  faiblesse  augmentait.  II  avait  té- 
moigné plusieurs  fois  le  désir  de  voir  Cécile,  qui 
était  à  l'autre  bout  de  la  France,  avec  son  mari, 
nommé  receveur  depuis  un  mois.  II  ordonna  ex- 
pressément qu'on  la  fit  venir.  M™^  Dambreuse 
écrivit  trois  lettres,  et  les  lui  montra. 

Sans  se  fier  même  à  la  religieuse,  elle  ne  le 
quittait  pas  d'une  seconde,  ne  se  couchait  plus. 
Les  personnes  qui  se  faisaient  inscrire  chez  le 
concierge  s'informaient  d'elle  avec  admiration; 
et  les  passants  étaient  saisis  de  respect  devant  la 
quantité  de  paille  qu'il  y  avait  dans  la  rue,  sous 
les  fenêtres. 

Le  12  février,  à  cinq  heures,  une  hémoptysie 
effrayante  se  déclara.  Le  médecin  de  garde  dit 
le  danger.  On  courut  vite  chez  un  prêtre. 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  539 

Pendant  la  confession  de  M.  Dambreuse,  Ma- 
dame le  regardait  de  loin,  curieusement.  Après 
quoi,  le  jeune  docteur  posa  un  vésicatoire,  et  at- 
tendit. 

La  lumière  des  lampes,  masquée  par  des 
meubles,  éclairait  la  chambre  inégalement.  Frédé- 
ric et  M"®  Dambreuse,  au  pied  de  la  couche,  ob- 
servaient le  moribond.  Dans  l'embrasure  d'une 
croisée,  le  prêtre  et  le  médecin  causaient  à  demi- 
voix;  la  bonne  sœur,  à  genoux,  marmottait  des 
prières. 

Enfin,  un  râle  s'éleva.  Les  mains  se  refroidis- 
saient, la  face  commençait  à  pâhr.  Quelquefois, 
il  tirait  tout  à  coup  une  respiration  énorme;  elles 
devinrent  de  plus  en  plus  rares;  deux  ou  trois 
paroles  confuses  lui  échappèrent;  il  exhala  un 
petit  souffle  en  même  temps  qu'il  tournait  ses 
yeux,  et  la  tête  retomba  de  côté  sur  l'oreiller. 

Tous,  pendant  une  minute,  restèrent  immo- 
biles. 

M°*  Dambreuse  s'approcha,  et,  sans  effort, 
avec  la  simphcité  du  devoir,  elle  lui  ferma  les 
paupières. 

Puis  elle  écarta  les  deux  bras,  en  se  tordant  la 
taille  comme  dans  le  spasme  d'un  désespoir  con- 
tenu, et  sortit  de  l'appartement,  appuyée  sur  le 
médecin  et  la  rehgieuse.  Un  quart  d'heure  après, 
Frédéric  monta  dans  sa  chambre. 

On  y  sentait  une  odeur  indéfinissable,  émana- 
tion des  choses  délicates  qui  l'emplissaient.  Au 
milieu  du  lit,  une  robe  noire  s'étalait,  tranchant 
sur  le  couvre -pieds  rose. 

M"""  Dambreuse  était  au  coin  de  la  cheminée, 
debout.  Sans  lui  supposer  de  violents  regrets,  il 


54o  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

la  croyait  un  peu  triste;  et,  d'une  voix  dolente  : 

—  Tu  souffres? 

—  Moi?  Non,  pas  du  tout. 

Comme  elle  se  retournait,  elle  aperçut  la 
robe,  l'examina;  puis  elle  lui  dit  de  ne  pas  se 
gêner. 

—  Fume  si  tu  veux  !  Tu  es  chez  moi  ! 
Et,  avec  un  grand  soupir  : 

—  Ah  !  sainte  Vierge  !  quel  débarras  ! 
Frédéric  fut  étonné  de  l'exclamation.  II  reprit 

en  lui  baisant  la  main  : 

—  On  était  libre,  pourtant! 

Cette  allusion  à  l'aisance  de  leurs  amours  parut 
blesser  M™^  Dambreuse. 

—  Eh!  tu  ne  sais  pas  les  services  que  je  lui 
rendais,  ni  dans  quelles  angoisses  j'ai  vécu! 

—  Comment? 

r 

—  Mais  oui!  Etait-ce  une  sécurité  que  d'avoir 
toujours  près  de  soi  cette  bâtarde,  une  enfant  in- 
troduite dans  la  maison  au  bout  de  cinq  ans  de 
ménage,  et  qui,  sans  moi,  bien  sûr,  l'aurait  amené 
à  quelque  sottise? 

Alors,  elle  expliqua  ses  affaires.  Ils  s'étaient 
mariés  sous  le  régime  de  la  séparation.  Son  patri- 
moine était  de  trois  cent  mille  francs.  M.  Dam- 
breuse, par  leur  contrat,  lui  avait  assuré,  en  cas 
de  survivance,  quinze  mille  livres  de  rente  avec 
la  propriété  de  l'hotel.  Mais,  peu  de  temps  après, 
il  avait  fait  un  testament  oii  il  lui  donnait  toute 
sa  fortune;  et  elle  l'évaluait,  autant  qu'il  était  pos- 
sible de  le  savoir  maintenant,  à  plus  de  trois 
millions. 

Frédéric  ouvrit  de  grands  yeux. 

—  Ça  en  valait  la  peine,  n'est-ce  pas?  J'y  ai 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  54  I 

contribué,    du   reste!   C'était  mon   bien   que  je 
défendais;  Cécile  m'aurait  dépouillée,  injustement. 

—  Pourquoi  n'est-elle  pas  venue  voir  son 
père?  dit  Frédéric. 

A  cette  question,  M™^  Dambreuse  le  considéra; 
puis,  d'un  ton  sec  : 

—  Je  n'en  sais  rien  !  Faute  de  cœur,  sans 
doute!  Oh!  je  la  connais!  Aussi  elle  n'aura  pas 
de  moi  une  obole  ! 

Elle  n'était  guère  gênante,  du  moins  depuis 
'*son  mariage. 

—  Ah  !  son  mariage  !  fit  en  ricanant  M""^  Dam- 
breuse. 

Et  elle  s'en  voulait  d'avoir  trop  bien  traité  cette 
pécore-Ià,  qui  était  jalouse,  intéressée,  hypocrite. 
«Tous  les  défauts  de  son  père!»  Elle  le  dénigrait 
de  plus  en  plus.  Personne  d'une  fausseté  aussi 
profonde,  impitoyable  d'ailleurs,  dur  comme 
un  caillou,  «un  mauvais  homme!  un  mauvais 
homme  !  » 

II  échappe  des  fautes,  même  aux  plus  sages. 
M"^  Dambreuse  venait  d'en  faire  une,  par  ce  dé- 
bordement de  haine.  Frédéric,  en  face  d'elle, 
dans  une  bergère,  réfléchissait,  scandalisé. 

Elle  se  leva,  se  mit  doucement  sur  ses  genoux. 

—  Toi  seul  es  bon!  II  n'y  a  que  toi  que 
j'aime  ! 

En  le  regardant,  son  cœur  s'amollit,  une  réac- 
tion nerveuse  lui  amena  des  larmes  aux  pau- 
pières, et  elle  murmura  : 

—  Veux-tu  m'épouser? 

II  crut  d'abord  n'avoir  pas  compris.  Cette  ri- 
chesse l'étourdissait.  Elle  répéta  plus  haut  : 

—  Veux -tu  m'épouser? 


54^  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

Enfin,  il  dit  en  souriant  : 

—  Tu  en  doutes? 

Puis  une  pudeur  le  prit  et,  pour  faire  au  dé- 
funt une  sorte  de  réparation ,  il  s'offrit  à  le  veiller 
lui-même.  Mais,  comme  il  avait  honte  de  ce  pieux 
sentiment,  il  ajouta  d'un  ton  dégagé  : 

—  Ce  serait  peut-être  plus  convenable. 

—  Oui,  peut-être  bien,  dit-elle,  à  cause  des 
domestiques  ! 

On  avait  tiré  le  lit  complètement  hors  de  l'al- 
côve. La  religieuse  était  au  pied;  et  au  chevet 
se  tenait  un  prêtre,  un  autre,  un  grand  homme 
maigre,  l'air  espagnol  et  fanatique.  Sur  la  table  de 
nuit,  couverte  d'une  serviette  blanche,  trois  flam- 
beaux brûlaient. 

Frédéric  prit  une  chaise ,  et  regarda  le  mort. 

Son  visage  était  jaune  comme  de  la  paille  ;  un 
peu  d'écume  sanguinolente  marquait  les  coins  de 
sa  bouche.  II  avait  un  foulard  autour  du  crâne, 
un  gilet  de  tricot,  et  un  crucifix  d'argent  sur  la 
poitrine,  entre  ses  bras  croisés. 

Elle  était  finie,  cette  existence  pleine  d'agita- 
tions! Combien  n'avait-il  pas  fait  de  courses  dans 
les  bureaux,  aligné  de  chiffres,  tripoté  d'affaires, 
entendu  de  rapports!  Que  de  boniments,  de  sou- 
rires, de  courbettes!  Car  il  avait  acclamé  Napo- 
léon, les  Cosaques,  Louis  XVIII,  1830,  les  ou- 
vriers, tous  les  régimes,  chérissant  le  Pouvoir 
d*un  tel  amour,  qu'il  aurait  payé  pour  se  vendre. 

Mais  il  laissait  le  domaine  de  la  Fortelle,  trois 
manufactures  en  Picardie,  le  bois  de  Crancé  dans 
l'Yonne,  une  ferme  près  d'Orléans,  des  valeurs 
mobilières  considérables. 

Frédéric  fit  ainsi  la  récapitulation  de  sa  for- 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  543 

tune;  et  elle  allait,  pourtant,  lui  appartenir!  II 
songea  d'abord  à  «ce  qu'on  dirait»,  à  un  cadeau 
pour  sa  mère,  à  ses , futurs  attelages,  à  un  vieux 
cocher  de  sa  famille  dont  il  voulait  faire  le  con- 
cierge. La  livrée  ne  serait  plus  la  même,  naturel- 
lement. II  prendrait  le  grand  salon  comme  cabi- 
net de  travail.  Rien  n'empêchait,  en  abattant  trois 
murs,  d'avoir,  au  second  étage,  une  galerie  de 
tableaux.  II  y  avait  moyen,  peut-être,  d'organiser 
en  bas  une  salle  de  bains  turcs.  Quant  au  bureau 
de  M.  Dambreuse,  pièce  déplaisante,  à  quoi  pou- 
vait-elle servir? 

Le  prêtre  qui  venait  à  se  moucher,  ou  la  bonne 
sœur  arrangeant  le  feu ,  interrompait  brutalement 
ces  imaginations.  Mais  la  réalité  les  confirmait  ;  le 
cadavre  était  toujours  là.  Ses  paupières  s'étaient 
rouvertes;  et  les  pupilles,  bien  que  noyées  dans 
des  ténèbres  visqueuses,  avaient  une  expression 
énigmatique,  intolérable.  Frédéric  croyait  y  voir 
comme  un  jugement  porté  sur  lui,  et  il  sentait 
presque  un  remords,  car  il  n'avait  jamais  eu  à 
se  plaindre  de  cet  homme,  qui,   au  contraire... 
«Allons  donc  !  un  vieux  misérable  !»  ;  et  il  le  con- 
sidérait de  plus  près,  pour  se  raffermir,  en  lui 
criant  mentalement  : 
^ft      «Eh  bien,  quoi?  Est-ce  que  je  t'ai  tué?» 
^^      Cependant,  le  prêtre  lisait  son  bréviaire;  la  re- 
*.    ligieuse,  immobile,  sommeillait;  les  mèches  des 
I^Btrois  flambeaux  s'allongeaient. 
^^Ê     On  entendit,  pendant  deux  heures,  le  roule- 
^^Bment  sourd  des  charrettes  défilant  vers  les  Halles. 
^^HLes  carreaux  blanchirent,  un  fiacre  passa,  puis 
^^Bune  compagnie  d'ânesses  qui  trottinaient  sur  le 


I 


544  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

deurs  ambulants,  des  éclats  de  trompette;  tout 
déjà  se  confondait  dans  la  grande  voix  de  Paris 
qui  s'éveille. 

Frédéric  se  mit  en  courses.  II  se  transporta  pre- 
mièrement à  la  mairie  pour  faire  la  déclaration; 
puis,  quand  le  médecin  des  morts  eut  donné  un 
certificat,  il  revint  à  la  mairie  dire  quel  cimetière 
la  famille  choisissait,  et  pour  s'entendre  avec  le 
bureau  des  pompes  funèbres. 

L'employé  exhiba  un  dessin  et  un  programme, 
l'un  indiquant  les  diverses  classes  d'enterrement, 
l'autre  le  détail  complet  du  décor.  Voulait- on  un 
char  avec  galerie- ou  un  char  avec  panaches,  des 
tresses  aux  chevaux,  des  aigrettes  aux  valets, 
des  initiales  ou  un  blason,  des  lampes  funèbres, 
un  homme  pour  porter  les  honneurs,  et  combien 
de  voitures  ?  Frédéric  fut  large  ;  M"''  Dambreuse 
tenait  à  ne  rien  ménager. 

Puis  il  se  rendit  à  l'église. 

Le  vicaire  des  convois  commença  par  blâmer 
l'exploitation  des  pompes  funèbres  ;  ainsi  l'officier 
pour  les  pièces  d'honneur  était  vraiment  inutile; 
beaucoup  de  cierges  valait  mieux!  On  convint 
d'une  messe  basse  relevée  de  musique.  Frédéric 
signa  ce  qui  était  convenu,  avec  obligation  soli- 
daire de  payer  tous  les  frais. 

II  alla  ensuite  à  l'Hôtel  de  Ville  pour  l'achat 
du  terrain.  Une  concession  de  deux  mètres  en 
longueur  sur  un  de  largeur  coûtait  cinq  cents 
francs.  Etait-ce  une  concession  mi-séculaire  ou 
perpétuelle? 

—  Oh  !  perpétuelle  !  dit  Frédéric. 

II  prenait  la  chose  au  sérieux,  se  donnait  du 
mal.  Dans  la  cour  de  l'hotel,  un  marbrier  l'atten- 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  545 

dait  pour  luî  montrer  des  devis  et  plans  de  tom- 
beaux grecs,  égyptiens,  moresques;  mais  Tarchi- 
tecte  de  la  maison  en  avait  déjà  conféré  avec 
Madame;  et,  sur  la  table,  dans  le  vestibule,  il  y 
avait  toute  sorte  de  prospectus  relatifs  au  nettoyage 
des  matelas,  à  la  désinfection  des  chambres,  à  di- 
vers procédés  d*embaumement. 

Après  son  dîner,  il  retourna  chez  le  tailleur 
pour  le  deuil  des  domestiques  ;  et  il  dut  faire  une 
dernière  course,  car  il  avait  commandé  des  gants 
de  castor,  et  c'étaient  des  gants  de  filoselle  qui 
convenaient. 

Quand  il  arriva  le  lendemain,  à  dix  heures, 
le  grand  salon  s'emplissait  de  monde,  et  presque 
tous,  en  s'abordant  d'un  air  mélancolique,  di- 
saient : 

—  Moi  qui  Fai  encore  vu  il  y  a  un  mois! 
Mon  Dieu  !  c'est  notre  sort  à  tous  ! 

—  Oui  ;  mais  tâchons  que  ce  soit  le  plus  tard 
possible  I 

Alors,  on  poussait  un  petit  rire  de  satisfaction, 
et  même  on  engageait  des  dialogues  parfaitement 
étrangers  à  la  circonstance.  Enfin,  le  maître  des 
cérémonies,  en  habit  noir  à  la  française  et  culotte 
courte,  avec  manteau,  pleureuses,  brette  au  côté 
et  tricorne  sous  le  bras,  articula,  en  saluant,  les 

Ilots  d'usage  : 
—  Messieurs,  quand  il  vous  fera  plaisir. 
On  partit. 
C'était  jour  de  marché  aux  fîeurs  sur  la  place 
e  la  Madeleine.  II  faisait  un  temps  clair  et  doux; 
t  la  brise,  qui  secouait  un  peu  les  baraques  de 
oile,  gonflait,  par  les  bords,  l'immense  drap  noir 
'     accroché  sur  le  portail.  L'écusson  de  M.  Dam- 

35 


j4^  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

breuse,  occupant  un  carré  de  velours,  s'y  répétait 
trois  fois.  II  était  de  sable  au  sénestrocbère  d'or,  à  poing 
fermé,  ganté  d'argent,  avec  couronne  de  comte,  et 
cette  devise  :  Par  toutes  voies» 

Les  porteurs  montèrent  jusqu'au  haut  de  l'es- 
calier le  lourd  cercueil,  et  Ton  entra. 

Les  six  chapelles,  l'hémicycle  et  les  chaises 
étaient  tendus  de  noir.  Le  catafalque  au  bas  du 
chœur  formait,  avec  ses  grands  cierges,  un  seul 
foyer  de  lumières  jaunes.  Aux  deux  angles,  sur 
des  candélabres,  des  flammes  d'esprit-de-vin  brû- 
laient. 

Les  plus  considérables  prirent  place  dans  le 
sanctuaire,  les  autres  dans  la  nef;  et  l'office  com- 
mença. 

A  part  quelques-uns,  l'ignorance  religieuse  de 
tous  était  si  profonde,  que  le  maître  des  cérémo- 
nies, de  temps  à  autre,  leur  faisait  signe  de  se 
lever,  de  s'agenouiller,  de  se  rasseoir.  L'orgue  et 
deux  contrebasses  alternaient  avec  les  voix  ;  dans 
les  intervalles  de  silence,  on  entendait  le  marmot- 
tement du  prêtre  à  l'autel  ;  puis  la  musique  et  les 
chants  reprenaient. 

Un  jour  mat  tombait  des  trois  coupoles  ;  mais 
la  porte  ouverte  envoyait  horizontalement  comme 
un  fleuve  de  clarté  blanche  qui  frappait  toutes  les 
têtes  nues  ;  et  dans  l'air,  à  mi-hauteur  du  vaisseau , 
flottait  une  ombre,  pénétrée  par  le  reflet  des  ors 
décorant  la  nervure  des  pendentifs  et  le  feuillage 
des  chapiteaux. 

Frédéric,  pour  se  distraire,  écouta  le  Dies  irœ; 
il  considérait  les  assistants,  tâchait  de  voir  les 
peintures  trop  élevées  qui  représentent  la  vie  de 
Madeleine.  Heureusement,  Pellerin  vint  se  mettre 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  547 

près  de  lui,  et  commença  tout  de  suite,  à  propos 
de  fresques,  une  longue  dissertation.  La  cloche 
tinta.  On  sortit  de  l'église. 

Le  corbillard,  orné  de  draperies  pendantes  et  de 
hauts  plumets,  s'achemina  vers  le  Père-Lachaise , 
tiré  par  quatre  chevaux  noirs  ayant  des  tresses 
dans  la  crinière,  des  panaches  sur  la  tête,  et  qu'en- 
veloppaient jusqu'aux  sabots  de  larges  caparaçons 
brodés  d'argent.  Leur  cocher,  en  bottes  à  l'écu- 
yère,  portait  un  chapeau  à  trois  cornes  avec  un 
long  crêpe  retombant.  Les  cordons  étaient  tenus 
par  quatre  personnages  :  un  questeur  de  la 
Chambre  des  députés,  un  membre  du  Conseil 
général  de  l'Aube,  un  délégué  des  houilles,  et 
Fumichon,  comme  ami.  La  calèche  du  défunt 
et  douze  voitures  de  deuil  suivaient.  Les  conviés, 
par  derrière,  emplissaient  le  milieu  du  boulevard. 
Pour  voir  tout  cela,  les  passants  s'arrêtaient; 
des  femmes,  leur  marmot  entre  les  bras,  mon- 
taient sur  des  chaises,  et  des  gens  qui  prenaient 
des  chopes  dans  les  cafés  apparaissaient  aux  fe- 
nêtres, une  queue  de  billard  à  la  main. 

La  route  était  longue  ;  et,  comme  dans  les  repas 
de  cérémonie  oii  l'on  est  réservé  d'abord,  puis 
expansif,  la  tenue  générale  se  relâcha  bientôt. 
On  ne  causait  que  du  refus  d'allocation  fait  par 
la  Chambre  au  Président*.  M.  Piscatory*  s'était 
montré  trop  acerbe,  Montalembert  *,  «magni- 
fique, comme  d'habitude  »,  et  MM.  Chambolle*, 

fc.  Pidoux,  Creton,  enfin  toute  la  commission  aurait 
dû  suivre,  peut-être,  l'avis  de  MM.  Quentin-Bau- 
chard  et  Du  four. 

Ces  entretiens  continuèrent  dans  la  rue  de  la 

1^  Roquette,  bordée  par  des  boutiques,  où  l'on  ne 

I 


548  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

voit  que  des  chaînes  en  verre  de  couleur  et  des 
rondelles  noires  couvertes  de  dessins  et  de  lettres 
d'or,  ce  qui  les  fait  ressembler  à  des  grottes  pleines 
de  stalactites  et  à  des  magasins  de  faïence.  Mais , 
devant  la  grille  du  cimetière ,  tout  le  monde ,  instan- 
tanément, se  tut. 

Les  tombes  se  levaient  au  milieu  des  arbres, 
colonnes  brisées,  pyramides,  temples,  dolmens, 
obélisques,  caveaux  étrusques  à  porte  de  bronze. 
On  apercevait  dans  quelques-uns  des  espèces  de 
boudoirs  funèbres,  avec  des  fauteuils  rustiques  et 
des  pliants.  Des  toiles  d'araignée  pendaient  comme 
des  haillons  aux  chaînettes  des  urnes;  et  de  la 
poussière  couvrait  les  bouquets  de  rubans  de  satin 
et  les  crucifix.  Partout,  entre  les  balustres,  sur  les 
tombeaux,  des  couronnes  d*immortelles  et  des 
chandeliers,  des  vases,  des  fleurs,  des  disques 
noirs  rehaussés  de  lettres  d'or,  des  statuettes  de 
plâtre  :  petits  garçons  et  petites  demoiselles  ou 
petits  anges  tenus  en  Tair  par  un  fil  de  laiton  : 
plusieurs  même  ont  un  toit  de  zinc  sur  la  tête. 
D'énormes  câbles  en  verre  filé,  noir,  blanc  et  azur, 
descendent  du  haut  des  stèles  jusqu'au  pied  des 
dalles,  avec  de  longs  replis,  comme  des  ooas.  Le 
soleil,  frappant  dessus,  les  faisait  scintiller  entre 
les  croix  de  bois  noir;  et  le  corbillard  s'avançait 
dans  les  grands  chemins,  qui  sont  pavés  comme 
les  rues  d'une  ville.  De  temps  à  autre,  les  essieux 
claquaient.  Des  femmes  à  genoux,  la  robe  traî- 
nant dans  l'herbe,  parlaient  doucement  aux  morts. 
Des  fumignons  blanchâtres  sortaient  de  la  ver- 
dure des  ifs.  C'étaient  des  offrandes  abandonnées, 
des  débris  que  l'on  brûlait. 

La  fosse  de  M.  Dambreuse  était  dans  le  voisi- 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  ^4:9 

nage  de  Manuel  et  de  Benjamin  Constant.  Le  ter- 
rain dévale,  en  cet  endroit,  par  une  pente  abrupte. 
On  a  sous  les  pieds  des  sommets  d'arbres  verts  ; 
plus  loin,  des  cheminées  de  pompes  à  feu,  puis 
toute  la  grande  ville. 

Frédéric  put  admirer  le  paysage  pendant  qu'on 
prononçait  les  discours. 

Le  premier  fut  au  nom  de  la  Chambre  des  dé- 

Futés,  le  deuxième,  au  nom  du  Conseil  général  de 
Aube,  le  troisième,  au  nom  de  la  Société  houil- 
lère de  Sa6ne-et-Loire,  le  quatrième,  au  nom  de 
la  Société  d'agriculture  de  l'Yonne  ;  et  il  y  en  eut 
un  autre,  au  nom  d'une  Société  philanthropique. 
Enfin,  on  s'en  allait,  lorsqu'un  inconnu  se  mit  à 
lire  un  sixième  discours,  au  nom  de  la  Société 
des  antiquaires  d'Amiens. 

Et  tous  profitèrent  de  l'occasion  pour  tonner 
contre  le  Socialisme,  dont  M.  Dambreuse  était 
mort  victime.  C'était  le  spectacle  de  l'anarchie  et 
son  dévouement  à  l'ordre  qui  avaient  abrégé  ses 
jours.  On  exalta  ses  lumières,  sa  probité,  sa  géné- 
rosité et  même  son  mutisme  comme  représentant 
du  peuple,  car,  s'il  n'était  pas  orateur,  il  possédait 
en  revanche  ces  qualités  solides,  mille  fois  préfé- 
rables, etc avec  tous  les  mots  qu'il  faut  dire  : 

«  Fin  prématurée ,  —  regrets  éternels  ;  —  l'autre 
patrie,  —  adieu,  ou  plutôt  non,  au  revoir!  » 

La  terre,  mêlée  de  cailloux,  retomba;  et  il  ne 
devait  plus  en  être  question  dans  le  monde. 

On  en  parla  encore  un  peu  en  descendant  le 
cimetière  ;  et  on  ne  se  gênait  pas  pour  l'apprécier. 
Hussonnet  qui  devait  rendre  compte  de  l'enterre- 
ment dans  les  journaux,  reprit  même,  en  blague, 
tous  les  discours  ;  car  enfin  le  bonhomme  Dam- 


5  5  O  L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 

breuse  avait  été  un  des  potdevinistes  les  plus  distin- 
gués du  dernier  règne.  Puis  les  voitures  de  deuil 
reconduisirent  les  bourgeois  à  leurs  affaires,  la 
cérémonie  n*avait  pas  duré  trop  longtemps  ;  on 
s'en  félicitait. 

Frédéric,  fatigué,  rentra  chez  lui. 

Quand  il  se  présenta  le  lendemain  à  Thôtel 
Dambreuse,  on  l'avertit  que  Madame  travaillait 
en  bas,  dans  le  bureau.  Les  cartons,  les  tiroirs 
étaient  ouverts  pêle-mêle,  les  livres  de  comptes 
jetés  de  droite  et  de  gauche  ;  un  rouleau  de  pape- 
rasses ayant  pour  titre  :  «  Recouvrements  désespé- 
rés » ,  traînait  par  terre  ;  il  manqua  tomber  dessus 
et  le  ramassa.  M""  Dambreuse  disparaissait  ense- 
vehe  dans  le  grand  fauteuil. 

—  Eh  bien?  Où  êtes-vous  donc?  qu'y  a-t-il? 
Elle  se  leva  d'un  bond. 

—  Ce  qu'il  y  a?  Je  suis  ruinée,  ruinée!  en- 
tends-tu ? 

M.  Adolphe  Langlois,  le  notaire,  l'avait  fait 
venir  en  son  étude,  et  lui  avait  communiqué  un 
testament  écrit  par  son  mari,  avant  leur  mariage. 
11  léguait  tout  à  Cécile  ;  et  l'autre  testament  était 
perdu.  Frédéric  devint  très  pâle.  Sans  doute  elle 
avait  mal  cherché  ? 

—  Mais  regarde  donc  !  dit  M"^  Dambreuse,  en 
lui  montrant  l'appartement. 

Les  deux  coffres- forts  bâillaient,  défoncés  à 
coups  de  merlin,  et  elle  avait  retourné  le  pupitre, 
fouillé  les  placards,  secoué  les  paillassons,  quand 
tout  à  coup,  poussant  un  cri  aigu,  elle  se  préci- 
pita dans  un  angle  où  elle  venait  d'apercevoir  une 
petite  boîte  à  serrure  de  cuivre;  elle  l'ouvrit, 
rien  I 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  5  5  l 

—  Ah  !  le  misérable  !  Moi  qui  l'ai  soigné  avec 
tant  de  dévouement  ! 

Puis  elle  éclata  en  sanglots. 

—  II  est  peut-être  ailleurs  ?  dit  Frédéric. 

—  Eh  non  !  il  était  là!  dans  ce  cofFre-fort.  Je 
Tai  vu  dernièrement.  Il  est  brûlé!  j'en  suis  cer- 
taine ! 

Un  Jour,  au  commencement  de  sa  maladie, 
M.  Dambreuse  était  descendu  pour  donner  des 
signatures. 

—  C'est  alors  qu'il  aura  fait  le  coup  ! 

Et  elle  retomba  sur  une  chaise,  anéantie.  Une 
mère  en  deuil  n'est  pas  plus  lamentable  près 
d'un  berceau  vide  que  ne  l'était  M"*^  Dambreuse 
devant  les  cofFres-forts  béants.  Enfin ,  sa  douleur, 
malgré  la  bassesse  du  motif,  semblait  tellement 
profonde,  qu'il  tâcha  de  la  consoler,  en  lui  di- 
sant qu'après  tout,  elle  n'était  pas  réduite  à  la 
misère. 

—  C'est  la  misère,  puisque  je  ne  peux  pas 
t'offrir  une  grande  fortune  ! 

Elle  n'avait  plus  que  trente  mille  livres  de 
rente,  sans  compter  l'hotel  qui  en  valait  de  dix- 
huit  à  vingt,  peut-être. 

Bien  que  ce  fût  de  l'opulence  pour  Frédéric, 
il  n'en  ressentait  pas  moins  une  déception.  Adieu 
ses  rêves  et  toute  la  grande  vie  qu'il  aurait  menée  ! 
L'honneur  le  forçait  à  épouser  M'"^  Dambreuse. 
Il  réfléchit  une  minute;  puis,  d'un  air  tendre  : 

—  J'aurai  toujours  ta  personne  ! 

Elle  se  jeta  dans  ses  bras  ;  et  il  la  serra  contre 
sa  poitrine ,  avec  un  attendrissement  où  il  y  avait 
un  peu  d'admiration  pour  lui-même.  M""  Dam- 
breuse, dont  les  larmes  ne  coulaient  plus,  releva 


5  5  2  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

sa  figure,  toute  rayonnante  de  bonheur,  et,  lui 
prenant  la  main  : 

—  Ah!  je  n*ai  Jamais  douté  de  toi!  J'y  comp- 
tais! 

Cette  certitude  anticipée  de  ce  qu'il  regardait 
comme  une  belle  action  déplut  au  jeune  homme. 

Puis  elle  l'emmena  dans  sa  chambre,  et  ils  firent 
des  projets.  Frédéric  devait  songer  maintenant  à 
se  pousser.  Elle  lui  donna  même  sur  sa  candida- 
ture d'admirables  conseils. 

Le  premier  point  était  de  savoir  deux  ou  trois 
phrases  d'économie  politique.  II  fallait  prendre 
une  spécialité,  comme  les  haras,  par  exemple, 
écrire  plusieurs  mémoires  sur  une  question  d'in- 
térêt local ,  avoir  toujours  à  sa  disposition  des  bu- 
reaux de  poste  ou  de  tabac,  rendre  une  foule  de 
petits  services.  M.  Dambreuse  s'était  montré  là- 
dessus  un  vrai  modèle.  Ainsi,  une  fois,  à  la  cam- 
pagne, il  avait  fait  arrêter  son  char  à  bancs,  plein 
d'amis,  devant  l'échoppe  d'un  savetier,  avait  pris 
pour  ses  hôtes   douze  paire  de  chaussures,  et, 

Four  lui,  des  bottes  épouvantables,  qu'il  eut  iriême 
héroïsme  de  porter  durant  quinze  jours.  Cette 
anecdote  les  rendit  gais.  Elle  en  conta  d'autres,  et 
avec  un  revif  de  grâce ,  de  jeunesse  et  d'esprit. 

Elle  approuva  son  idée  d'un  voyage  immédiat 
à  Nogent,  Leurs  adieux  furent  tendres;  puis,  sur 
le  seuil,  elle  murmura  encore  une  fois  : 

—  Tu  m'aimes,  n'est-ce  pas? 

—  Éternellement  !  répondit-il. 

Un  commissionnaire  l'attendait  chez  lui  avec 
un  mot  au  crayon,  le  prévenant  que  Rosanette 
allait  accoucher.  II  avait  eu  tant  d'occupation ,  de- 
puis quelques  jours,  qu'il  n'y  pensait  plus.  Elle 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  5  5  3 

s'était  mise  dans  un  établissement  spécial,  à  Chail- 
lot. 

Frédéric  prit  un  fiacre  et  partit. 

Au  coin  de  la  rue  de  Marbeuf,  il  lut  sur  une 
planche  en  grosses  lettres  :  «  Maison  de  santé  et 
d'accouchement  tenue  par  M°'  Alessandri,  sage- 
femme  de  première  classe,  ex -élève  de  la  Mater- 
nité, auteur  de  divers  ouvrages,  etc.»  Puis,  au 
miheu  de  la  rue,  sur  la  porte,  une  petite  porte 
bâtarde,  l'enseigne  répétait  (sans  le  mot  accou- 
chement) :  «  Maison  de  santé  de  M"'  Alessandri  », 
avec  tous  ses  titres. 

Frédéric  donna  un  coup  de  marteau. 

Une  femme  de  chambre,  à  tournure  de  sou- 
brette, l'introduisit  dans  le  salon,  orné  d'une  table 
en  acajou,  de  fauteuils  en  velours  grenat,  et  d'une 
pendule  sous  globe. 

Presque  aussitôt,  Madame  parut.  C'était  une 
grande  brune  de  quarante  ans,  la  taille  mince,  de 
beaux  yeux,  Tusage  du  monde.  Elle  apprit  à  Fré- 
déric l'heureuse  délivrance  de  la  mère,  et  le  fit 
monter  dans  sa  chambre. 

Rosanette  se  mit  à  sourire  ineffablement ;  et, 
comme  submergée  sous  les  flots  d'amour  qui 
l'étouffaient,  elle  dit  d'une  voix  basse  : 

—  Un  garçon,  là,  là!  en  désignant  près  de  son 
lit  une  barcelonnette. 

Il  écarta  les  rideaux,  et  aperçut,  au  milieu  des 
linges,  quelque  chose  d'un  rouge  jaunâtre,  extrê- 
mement ridé,  qui  sentait  mauvais  et  vagissait. 

—  Embrasse-le! 

Il  répondit,  pour  cacher  sa  répugnance  : 

—  Mais  j'ai  peur  de  lui  faire  mal  ? 

—  Non!  non  ! 


5  54  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

Alors ,  il  baisa,  du  bout  des  lèvres,  son  enfant. 

—  Comme  il  te  ressemble  ! 

Et,  de  ses  deux  bras  faibles,  elle  se  suspendit 
à  son  cou,  avec  une  effusion  de  sentiment  qu'il 
n'avait  jamais  vue. 

Le  souvenir  de  M™"  Dambreuse  lui  revint.  Il  se 
reprocha  comme  une  monstruosité  de  trahir  ce 
pauvre  être,  qui  aimait  et  souffrait  dans  toute  la 
franchise  de  sa  nature.  Pendant  plusieurs  jours, 
il  lui  tint  compagnie  jusqu'au  soir. 

Elle  se  trouvait  heureuse  dans  cette  maison  dis- 
crète ;  les  volets  de  la  façade  restaient  même  con- 
stamment fermés;  sa  chambre,  tendue  en  perse 
claire,  donnait  sur  un  grand  jardin;  M™"  Alessan- 
dri,  dont  le  seul  défaut  était  de  citer  comme 
intimes  les  médecins  illustres,  l'entourait  d'atten- 
tions; ses  compagnes,  presque  toutes  des  demoi- 
selles de  province,  s'ennuyaient  beaucoup,  n'ayant 
personne  qui  vînt  les  voir;  Rosanette  s'aperçut 
qu'on  l'enviait,  et  le  dit  à  Frédéric  avec  fierté.  11 
fallait  parler  bas,  cependant;  les  cloisons  étaient 
minces  et  tout  le  monde  se  tenait  aux  écoutes 
malgré  le  bruit  continuel  des  pianos. 

11  allait  enfin  partir  pour  Nogent,  quand  il  reçut 
une  lettre  de  Deslauriers. 

Deux  candidats  nouveaux  se  présentaient,  l'un 
conservateur,  l'autre  rouge;  un  troisième,    quel 

3u'il  fût,  n'avait  pas  de  chances.  C'était  la  faute 
e  Frédéric  ;  il  avait  laissé  passer  le  bon  moment, 
il  aurait  dû  venir  plus  tôt,  se  remuer.  «  On  ne  t'a 
même  pas  vu  aux  comices  agricoles  !  »  L'avocat 
le  blâmait  de  n'avoir  aucune  attache  dans  les 
journaux.  «  Ah  !  si  tu  avais  suivi  autrefois  mes  con- 
seils !  Si  nous  avions  une  feuille  publique  à  nous  !  » 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  555 

II  insistait  là-dessus.  Du  reste,  beaucoup  de  per- 
sonnes qui  auraient  voté  en  sa  faveur,  par  consi- 
dération pour  M.  Dambreuse,  l'abandonneraient 
maintenant.  Deslauriers  était  de  ceux-là.  N'ajant 
plus  rien  à  attendre  du  capitaliste,  il  lâchait  son 
protégé. 

Frédéric  porta  sa  lettre  à  M"^  Dambreuse. 

—  Tu  n'as  donc  pas  été  à  Nogent  ?  dit-elle. 

—  Pourquoi  ? 

—  C'est  que  j'ai  vu  Deslauriers  il  y  a  trois 
jours. 

Sachant  la  mort  de  son  mari ,  l'avocat  était  venu 
rapporter  des  notes  sur  les  houilles  et  lui  offrir 
ses  services  comme  homme  d'affaires.  Cela  parut 
étrange  à  Frédéric;  et  que  faisait  son  ami,  là-bas? 

M™^  Dambreuse  voulut  savoir  l'emploi  de  son 
temps  depuis  leur  séparation. 

—  J'ai  été  malade,  répondit-il. 

—  Tu  aurais  dû  me  prévenir,  au  moins. 

—  Oh  !  cela  n'en  valait  pas  la  peine. 
D'ailleurs,  il  avait  eu  une  foule  de  dérange- 
ments, des  rendez-vous,  des  visites. 

Il  mena  dès  lors  une  existence  double,  cou- 
chant religieusement  chez  la  Maréchale  et  passant 
l'après-midi  chez  M"^  Dambreuse,  si  bien  qu'il 
lui  restait  à  peine,  au  milieu  de  la  journée,  une 
heure  de  liberté. 

L'enfant  était  à  la  campagne,  à  Andilly.  On 
allait  le  voir  toutes  les  semaines. 

La  maison  de  la  nourrice  se  trouvait  sur  la  hau- 
teur du  village,  au  fond  d'une  petite  cour  sombre 
comme  un  puits,  avec  de  la  paille  par  terre,  des 
'  ►ouïes  çà  et  là,  une  charrette  à  légumes  sous 
[e  hangar.  Rosanette  commençait  par  baiser  fré- 


5  5  ^  L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 

nétiquement  son  poupon  ;  et,  prise  d'une  sorte  de 
délire,  allait  et  venait,  essayait  de  traire  la  chèvre, 
mangeait  du  gros  pain,  aspirait  Todeur  du  fumier, 
voulait  en  mettre  un  peu  dans  son  mouchoir. 

Puis  ils  faisaient  de  grandes  promenades;  elle 
entrait  chez  les  pépiniéristes,  arrachait  les  bran- 
ches de  hias  qui  pendaient  en  dehors  des  murs, 
criait  :  «  Hue,bourriquet!  »  aux  ânes  traînant  une 
carriole,  s'arrêtait  à  contempler  par  la  grille  l'in- 
térieur  des  beaux  jardins;  ou  bien  la  nourrice 
prenait  Tenfant,  on  le  posait  à  Tombre  sous  un 
noyer;  et  les  deux  femmes  débitaient,  pendant 
des  heures,  d'assommantes  niaiseries. 

Frédéric,  près  d'elles,  contemplait  les  carrés  de 
vignes  sur  les  pentes  du  terrain,  avec  la  touffe 
d'un  arbre  de  place  en  place,  les  sentiers  pou- 
dreux pareils  à  des  rubans  grisâtres,  les  maisons 
étalant  dans  la  verdure  des  taches  blanches  et 
rouges;  et,  quelquefois,  la  fumée  d'une  locomo- 
tive allongeait  horizontalement,  au  pied  des 
coHines  couvertes  de  feuillages,  comme  une  gi- 
gantesque plume  d'autruche  dont  le  bout  léger 
s'envolait. 

Puis  ses  yeux  retombaient  sur  son  fils.  11  se  le 
figurait  jeune  homme,  il  en  ferait  son  compa- 
gnon ;  mais  ce  serait  peut-être  un  sot,  un  mal- 
heureux à  coup  sûr.  L'illégalité  de  sa  naissance 
l'opprimerait  toujours;  mieux  aurait  valu  pour 
lui  ne  pas  naître,  et  Frédéric  murmurait  :  «  Pauvre 
enfant  !  »  le  cœur  gonflé  d'une  incompréhensible 
tristesse. 

Souvent,  ils  manquaient  le  dernier  départ. 
Alors,  M""'  Dambreuse  le  grondait  de  son  in- 
exactitude. Il  lui  faisait  une  histoire. 


I 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  557 

II  fallait  en  inventer  aussi  pour  Rosanette.  Elle 
ne  comprenait  pas  à  quoi  il  employait  toutes  ses 
soirées;  et,  quand  on  envoyait  chez  lui,  il  n'y 
était  jamais  !  Un  Jour,  comme  il  s  y  trouvait,  elles 
apparurent  presque  à  la  fois.  II  fit  sortir  la  Maré- 
chale et  cacha  M"'  Dambreuse ,  en  disant  que  sa 
mère  allait  arriver. 

J^  Bientôt  ces  mensonges  le  divertirent  ;  il  répé- 
tait à  Tune  le  serment  qu'il  venait  de  faire  à 
l'autre ,  leur  envoyait  deux  bouquets  semblables, 
leur  écrivait  en  même  temps,  puis  établissait  entre 
elles  des  comparaisons  ;  il  y  en  avait  une  troisième 
toujours  présente  à  sa  pensée.  L'impossibilité  de 
l'avoir  le  justifiait  de  ses  perfidies,  qui  avivaient 
le  plaisir,  en  y  mettant  de  l'alternance  ;  et  plus  il 
avait  trompé  n'importe  laquelle  des  deux,  plus 
elle  l'aimait,  comme  si  leurs  amours  se  fussent 
échauffés  réciproquement  et  que,  dans  une  sorte 
d'émulation,  chacune  eût  voulu  lui  faire  oublier 
l'autre.     I 

—  Admire  ma  confiance  !  lui  dit  un  jour 
M*""  Dambreuse,  en  dépliant  un  papier  où  on  la 
prévenait  que  M.  Moreau  vivait  conjugalement 
avec  une  certaine  Rose  Bron. 

—  Est-ce  la  demoiselle  des  courses,  par  ha- 
sard? 

—  Quelle  absurdité  !  reprit-il.  Laisse-moi  voir. 
La  lettre,  écrite  en  caractères  romains,  n'était 

pas  signée.  M"'  Dambreuse,  au  début,  avait  toléré 
cette  maîtresse  qui  couvrait  leur  adultère.  Mais, 

Isa  passion  devenant  plus  forte,  elle  avait  exigé 
une  rupture,  chose  faite  depuis  longtemps,  selon 
Frédéric;  et,  quand  il  eut  fini  ses  protestations, 
elle  répliqua,  tout  en  clignant  ses  paupières  où 


I 


558  L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 

brillait  un  regard  pareil  à  la  pointe  d'un  stylet 
sous  de  la  mousseline  : 

—  Eh  bien,  et  l'autre? 

—  Quelle  autre  ? 

—  La  femme  du  faïencier  ! 

Il  leva  les  épaules  dédaigneusement.  Elle  n'in- 
sista pas. 

Mais,  un  mois  plus  tard,  comme  ils  parlaient 
d'honneur  et  de  loyauté,  et  qu'il  vantait  la  sienne 
(d'une  manière  incidente,  par  précaution),  elle 
lui  dit  : 

—  C'est  vrai,  tu  es  honnête,  tu  n'y  retournes 
plus. 

Frédéric,  qui  pensait  à  la  Maréchale,  balbutia  : 

—  Où  donc? 

—  Chez  M"''  Arnoux. 

II  la  supplia  de  lui  avouer  d'oii  elle  tenait  ce 
renseignement.  C'était  par  sa  couturière  en  se- 
cond, M"'  Regimbart. 

Ainsi,  elle  connaissait  sa  vie,  et  lui  ne  savait 
rien  de  la  sienne  ! 

Cependant,  il  avait  découvert  dans  son  cabinet 
de  toilette  la  miniature  d'un  monsieur  à  longues 
moustaches  :  était-ce  le  même  sur  lequel  on  lui 
avait  conté  autrefois  une  vague  histoire  de  sui- 
cide? Mais,  il  n'existait  aucun  moyen  d'en  savoir 
davantage!  A  quoi  bon,  du  reste?  Les  cœurs  des 
femmes  sont  comme  ces  petits  meubles  à  secret, 
pleins  de  tiroirs  emboîtés  les  uns  dans  les  autres  ; 
on  se  donne  du  mal,  on  se  casse  les  ongles,  et  on 
trouve  au  fond  quelque  fleur  desséchée,  des  brins 
de  poussière  ou  le  vide  !  Et  puis  il  craignait  peut- 
être  d'en  trop  apprendre. 

Elle  lui  faisait  refuser  les  invitations  011  elle  ne 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  559 

pouvait  se  rendre  avec  lui,  le  tenait  à  ses  côtés, 
avait  peur  de  le  perdre;  et,  malgré  cette  union 
chaque  jour  plus  grande,  tout  à  coup  des  abîmes 
se  découvraient  entre  eux,  à  propos  de  choses 
insignifianteSjTappréciation  d'une  personne,  d'une 
œuvre  d'art. 

Elle  avait  une  façon  de  jouer  du  piano,  cor- 
recte et  dure.  Son  spirituahsme  (M™*  Dambreuse 
croyait  à  la  transmigration  des  âmes  dans  les 
étoiles)  ne  l'empêchait  pas  de  tenir  sa  caisse  admi- 
rablement. Elle  était  hautaine  avec  ses  gens  ;  ses 
jeux  restaient  secs  devant  les  haillons  des  pau- 
vres. Un  égoïsme  ingénu  éclatait  dans  ses  locu- 
tions ordinaires  :  «  Qu'est-ce  que  cela  me  fait?  je 
serais  bien  bonne  !  est-ce  que  j'ai  besoin  !  »  et  mille 
petites  actions  inanalysables,  odieuses.  Elle  aurait 
écouté  derrière  les  portes;  elle  devait  mentir  à 
son  confesseur.  Par  esprit  de  domination,  elle 
voulut  que  Frédéric  l'accompagnât  le  dimanche 
à  l'église.  Il  obéit,  et  porta  le  livre. 

La  perte  de  son  héritage  l'avait  considérable- 
ment changée.  Ces  marques  d'un  chagrin  qu'on 
attribuait  à  la  mort  de  M.  Dambreuse  la  rendaient 
intéressante;  et,  comme  autrefois,  elle  recevait 
beaucoup  de  monde.  Depuis  l'insuccès  électoral 
de  Frédéric,  elle  ambitionnait  pour  eux  deux  une 
légation  en  Allemagne  ;  aussi  la  première  chose  à 
faire  était  de  se  soumettre  aux  idées  régnantes. 

Les  uns  désiraient  l'Empire,  d'autres  les  Or- 
léans, d'autres  le  comte  de  Chambord  ;  mais  tous 
s'accordaient  sur  l'urgence  de  la  décentralisation, 
;.     et  plusieurs  moyens   étaient  proposés,  tels  que 

I ceux-ci  :  couper  Paris  en  une  foule  de  grandes 
rues  afin  d'y  établir  des  villages,  transférer  à  Ver- 


5^0  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

sailles  le  siège  du  gouvernement,  mettre  à  Bour- 
ges les  écoles,  supprimer  les  bibliothèques,  con- 
fier tout  aux  généraux  de  division  ;  et  on  exaltait 
les  campagnes,  l'homme  illettré  ayant  naturelle- 
ment plus  de  sens  que  les  autres  !  Les  haines  foi- 
sonnaient :  haine  contre  les  instituteurs  primaires 
et  contre  les  marchands  de  vin ,  contre  les  classes 
de  philosophie,  contre  les  cours  d'histoire,  contre 
les  romans,  les  gilets  rouges,  les  barbes  longues, 
contre  toute  indépendance,  toute  manifestation 
individuelle  ;  car  il  fallait  «  relever  le  principe 
d'autorité  »  ;  qu'elle  s'exerçât  au  nom  de  n'importe 
qui,  qu'elle  vînt  de  n'importe  où,  pourvu  que  ce 
îAt  la  Force,  l'Autorité î  Les  conservateurs  par- 
laient maintenant  comme  Sénécal.  Frédéric  ne 
comprenait  plus  ;  et  il  retrouvait  chez  son  ancienne 
maîtresse  les  mêmes  propos,  débités  par  les  mêmes 
hommes! 

Les  salons  des  filles  (c'est  de  ce  temps-là  que 
date  leur  importance)  étaient  un  terrain  neutre, 
où  les  réactionnaires  de  bords  différents  se  ren- 
contraient. Hussonnet,  qui  se  livrait  au  dénigre- 
ment des  gloires  contemporaines  (bonne  chose 
pour  la  restauration  de  l'Ordre),  inspira  l'envie  à 
Rosanette  d'avoir,  comme  une  autre,  ses  soirées; 
il  en  ferait  des  comptes  rendus  ;  et  il  amena  d'abord 
un  homme  sérieux,  Fumichon;  puis  parurent  No- 
nancourt,  M.  de  Grémonville,  le  sieur  de  Larsil- 
lois,  ex-préfet,  et  Cisy,  qui  était  maintenant  agro- 
nome, bas  breton  et  plus  que  jamais  chrétien. 

Il  venait,  en  outre,  d'anciens  amants  de  la  Ma- 
réchale, tels  que  le  baron  de  Comaing,  le  comte 
de  Jumillac  et  quelques  autres  ;  la  liberté  de  leurs 
allures  blessait  Fréd!eric. 


I 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  56 1 

Afin  de  se  poser  comme  le  maître,  H  augmenta 
le  train  de  la  maison.  Alors,  on  prit  un  groom, 
on  changea  de  logement,  et  on  eut  un  mobilier 
nouveau.  Ces  dépenses  étaient  utiles  pour  faire 
paraître  son  mariage  moins  disproportionné  à  sa 
fortune.  Aussi  diminuait- elle  effroyablement;  et 
Rosanette  ne  comprenait  rien  à  tout  cela! 

Bourgeoise  déclassée,  elle  adorait  la  vie  de  mé- 
nage, un  petit  intérieur  paisible.  Cependant,  elle 
était  contente  d'avoir  «un  jour»;  disait  :  «Ces 
femmes-là!»  en  parlant  de  ses  pareilles;  voulait 
être  «une  dame  du  monde»,  s  en  croyait  une. 
Elle  le  pria  de  ne  plus  fumer  dans  le  salon,  essaya 
de  lui  faire  faire  maigre,  par  bon  genre. 

Elle  mentait  à  son  rôle  enfin,  carpelle  devenait 
sérieuse,  et  même,  avant  de  se  coucher,  montrait 
toujours  un  peu  de  mélancolie,  comme  il  y  a  des 
cyprès  à  la  porte  d'un  cabaret, 

II  en  découvrit  la  cause  :  elle  rêvait  mariage, 
elle  aussi!  Frédéric  en  fut  exaspéré.  D'ailleurs,  il 
se  rappelait  son  apparition  chez  M™'  Arnoux,  et 
puis  il  lui  gardait  rancune  pour  sa  longue  ré- 
sistance. 

II  n'en  cherchait  pas  moins  quels  avaient  été 
ses  amants.  Elle  les  niait  tous.  Une  sorte  de  jalou- 
sie l'envahit.  II  s'irrita  des  cadeaux  qu'elle  avait 
reçus,  qu'elle  recevait;  et,  à  mesure  que  le  fond 
même  de  sa  personne  l'agaçait  davantage ,  un  goût 
des  sens  âpre  et  bestial  I  entraînait  vers  elle,  illu- 
sions d'une  minute  qui  se  résolvaient  en  haine. 

Ses  paroles,  sa  voix,  son  sourire,  tout  vint  à 
lui  déplaire,  ses  regards  surtout,  cet  œil  de  femme 
éternellement  limpide  et  inepte.  Il  s'en  trouvait 
tellement  excédé  quelquefois,  qu'il  l'aurait  vue 

3^ 


562  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

mourir  sans  émotion.  Mais  comment  se  fâcher? 
Elle  était  d'une  douceur  désespérante. 

Deslauriers  reparut,  et  expliqua  son  séjour  à 
Nogent  en  disant  qu'il  y  marchandait  une  étude 
d'avoué.  Frédéric  fut  heureux  de  le  revoir;  c'était 
quelqu'un  !  Il  le  mit  en  tiers  dans  la  compagnie. 

L'avocat  dînait  chez  eux  de  temps  à  autre,  et, 
quand  il  s'élevait  de  petites  contestations,  se  dé- 
clarait toujours  pour  Rosanette,  si  bien  qu'une 
fois  Frédéric  lui  dit  : 

—  Eh  !  couche  avec  elle  si  ça  t'amuse  !  tant  il 
souhaitait  un  hasard  qui  l'en  débarrassât. 

Vers  le  milieu  du  mois  de  juin,  elle  reçut  un 
commandement  où  maître  Athanase  Gautherot, 
huissier,  lui  enjoignait  de  solder  quatre  mille 
francs  dus  à  la  demoiselle  Clémence  Vatnaz; 
sinon,  qu'il  viendrait  le  lendemain  la  saisir. 

En  effet,  des  quatre  billets  autrefois  souscrits, 
un  seul  était  payé,  l'argent  qu'elle  avait  pu  avoir 
depuis  lors  ayant  passé  à  d'autres  besoins. 

Elle  courut  chez  Arnoux.  11  habitait  le  fau- 
bourg Saint-Germain,  et  le  portier  ignorait  la  rue. 
Elle  se  transporta  chez  plusieurs  amis,  ne  trouva 
personne,  et  rentra  désespérée.  Elle  ne  voulait 
rien  dire  à  Frédéric,  tremblant  que  cette  nouvelle 
histoire  ne  fit  du  tort  à  son  mariage. 

Le  lendemain  matin.  M"  Athanase  Gautherot 
se  présenta,  flanqué  de  deux  acolytes,  l'un  blême, 
à  figure  chafouine,  l'air  dévoré  d'envie,  l'autre 
portant  un  faux  col  et  des  sous-pieds  très  tendus, 
avec  un  délot  de  taffetas  noir  à  l'index;  et  tous 
deux,  ignoblement  sales,  avec  des  cols  gras,  des 
manches  de  redingote  trop  courtes. 

Leur  patron,  un  fort  bel  homme,  au  contraire, 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  5^3 

commença  par  s'excuser  de  sa  mission  pénible, 
tout  en  regardant  Tappartement,  «plein  de  jolies 
choses,  ma  parole  d'honneur!»  H  ajouta  «outre 
celles  qu'on  ne  peut  saisir».  Sur  un  geste,  les 
deux  recors  disparurent. 

Alors,  ses  comphments  redoublèrent.  Pouvait- 
on  croire  qu'une  personne  aussi...  charmante 
n'eût  pas  d'ami  sérieux!  Une  vente  par  autorité 
de  justice  était  un  véritable  malheur  !  On  ne  s'en 
relève  jamais.  Il  tâcha  de  l'efFrayer;  puis,  la  voyant 
émue,  prit  subitement  un  ton  paterne.  II  con- 
naissait le  monde,  il  avait  eu  affaire  à  toutes  ces 
dames;  et,  en  les  nommant,  il  examinait  les  cadres 
sur  les  murs.  C'étaient  d'anciens  tableaux  du 
brave  Arnoux,  des  esquisses  de  Sombaz,  des 
aquarelles  de  Burieu,  trois  paysages  de  Dittmer. 
Rosanette  n'en  savait  pas  le  prix,  évidemment. 
Maître  Gautherot  se  tourna  vers  elle  : 

—  Tenez  !  Pour  vous  montrer  que  je  suis  un 
bon  garçon,  faisons  une  chose  :  cédez -moi  ces 
Dittmer-là  !  et  je  paye  tout.  Est-ce  convenu  ? 

A  ce  moment,  Frédéric,  que  Delphine  avait 
instruit  dans  l'antichambre  et  qui  venait  de  voir 
les  deux  praticiens,  entra  le  chapeau  sur  la  tête, 
d'un  air  brutal.  Maître  Gautherot  reprit  sa  dignité; 
et,  comme  la  porte  était  restée  ouverte  : 

—  Allons,  messieurs,  écrivez  !  Dans  la  seconde 
pièce,  nous  disons  :  une  table  de  chêne,  avec  ses 
deux  rallonges,  deux  buffets... 

I  Frédéric  l'arrêta,  demandant  s'il  n'y  avait  pas 
uelque  moyen  d'empêcher  la  saisie. 
—  Oh  I  parfaitement  !  Qui  a  payé  les  meubles? 
—  Moi. 
—  Eh  bien,  formulez  une  revendication  ;  c'est 


5(54  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

toujours  du  temps  que  vous  aurez  devant  vous. 

Maître  Gautherot  acheva  vivement  ses  écri- 
tures, et,  dans  le  procès-verbal,  assigna  en  référé 
M"'  Bron,  puis  se  retira. 

Frédéricne  fit  pas  un  reproche.  II  contemplait, 
sur  le  tapis,  les  traces  de  boue  laissées  par  les 
chaussures  des  praticiens;  et,  se  parlant  à  lui- 
même  : 

—  II  va  falloir  chercher  de  l'argent  ! 

—  Ah!  mon  Dieu,  que  je  suis  bête!  dit  la 
Maréchale. 

Elle  fouilla  dans  un  tiroir,  prit  une  lettre,  et 
s*en  alla  vivement  à  la  Société  d'éclairage  du  Lan- 
guedoc, afin  d'obtenir  le  transfert  de  ses  actions. 

Elle  revint  une  heure  après.  Les  titres  étaient 
vendus  à  un  autre  !  Le  commis  lui  avait  répondu 
en  examinant  son  papier,  la  promesse^  écrite  par 
Arnoux  : 

—  Cet  acte  ne  vous  constitue  nullement  pro- 
priétaire. La  Compagnie  ne  connaît  pas  cela. 

Bref,  il  l'avait  congédiée,  elle  en  suffoquait;  et 
Frédéric  devait  se  rendre  à  l'instant  même  chez 
Arnoux,  pour  éclaircir  la  chose. 

Mais  Arnoux  croirait,  peut-être,  qu'il  venait 
pour  recouvrer  indirectement  les  quinze  mille 
francs  de  son  hypothèque  perdue  !  et  puis  cette 
réclamation  à  un  homme  qui  avait  été  l'amant  de 
sa  maîtresse  lui  semblait  une  turpitude.  Choisis- 
sant un  moyen  terme,  il  alla  prendre  à  l'hôtel 
Dambreuse  l'adresse  de  M"""  Regimbart,  envoya 
chez  elle  un  commissionnaire,  et  connut  ainsi  le 
café  que  hantait  maintenant  le  Citoyen. 

C'était  un  petit  café  sur  la  place  de  la  Bastille, 
où  il  se  tenait  toute  la  journée,  dans  le  coin  de 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  5^5 

droite,  au  fond,  ne  bougeant  pas  plus  que  s*il  avait 
fait  partie  de  I*immeuble. 

Après  avoir  passé  successivement  par  la  demi- 
tasse,  le  grog,  le  bischof,  le  vin  chaud  et  même 
l'eau  rougie,  il  était  revenu  à  la  bière;  et,  de 
demi-heure  en  demi-heure,  laissait  tomber  ce  mot  : 
«Bock!»  ayant  réduit  son  langage  à  l*indispen- 
sable.  Frédéric  lui  demanda  s'il  voyait  quelque- 
fois Arnoux. 

—  Non! 

—  Tiens,  pourquoi? 

—  Un  imbécile  I 

La  politique,  peut-être,  les  séparait,  et  Frédéric 
crut  bien  faire  de  s'informer  de  Compain. 

—  Qiielle  brute  !  dit  Regimbart. 

—  Comment  cela? 

—  Sa  tête  de  veau  ! 

—  Ah  !  apprenez-moi  ce  que  c'est  que  la  tête 
de  veau  I 

Regimbart  eut  un  sourire  de  pitié. 

—  Des  bêtises! 

Frédéric,  après  un  long  silence,  reprit  : 

—  II  a  donc  changé  de  logement  r 

—  Qui? 

—  Arnoux? 

—  Oui  :  rue  de  Fleurus  I 

—  Quel  numéro? 

—  Est-ce  que  je  fréquente  les  jésuites  ! 

—  Comment,  jésuites! 

Le  Citoyen  répondit,  furieux  : 

—  Avec  l'argent  d'un  patriote  que  je  lui  aï  fait 
connaître,  ce  cochon -là  s'est  étabfi  marchand  de 
chapelets  ! 

—  Pas  possible  I 


j66  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

—  Allez-y  voir  ! 

Rien  de  plus  vrai;  Arnoux,  affaibli  par  une 
attaque,  avait  tourné  à  la  religion;  d'ailleurs,  «il 
avait  toujours  eu  un  fonds  de  religion»,  et  (avec 
l'alliage  de  mercantilisme  et  d'ingénuité  qui  lui 
était  naturel),  pour  faire  son  salut  et  sa  fortune, 
il  s'était  mis  dans  le  commerce  des  objets  reli- 
gieux. 

Frédéric  n'eut  pas  de  mal  à  découvrir  son  éta- 
blissement, dont  l'enseigne  portait  :  a  Aux  arts  go- 
thiques. —  Restauration  du  culte.  —  Ornements 
d'église.  —  Sculpture  polychrome.  —  Encens  des 
rois  mages,  etc.,  etc.» 

Aux  deux  coins  de  la  vitrine  s'élevaient  deux 
statues  en  bois,  bariolées  d'or,  de  cinabre  et  d'azur; 
un  saint  Jean-Baptiste  avec  sa  peau  de  mouton,  et 
une  sainte  Geneviève,  des  roses  dans  son  tablier 
et  une  quenouille  sous  son  bras  ;  puis  des  groupes 
en  plâtre  ;  une  bonne  sœur  instruisant  une  petite 
fille,  une  mère  à  genoux  près  d'une  couchette, 
trois  collégiens  devant  la  sainte  table.  Le  plus  joli 
était  une  manière  de  chalet  figurant  l'intérieur  de 
la  crèche  avec  l'âne,  le  bœuf  et  l'enfant  Jésus 
étalé  sur  de  la  paille,  de  la  vraie  paille.  Du  haut 
en  bas  des  étagères,  on  voyait  des  médailles  à  la 
douzaine,  des  chapelets  de  toute  espèce,  des  bé- 
nitiers en  forme  de  coquille  et  les  portraits  des 
gloires  ecclésiastiques,  parmi  lesquelles  brillaient 
M^  AfFre  et  notre  Saint-Père,  tous  deux  souriant. 

Arnoux,  à  son  comptoir,  sommeillait  la  tête 
basse.  Il  était  prodigieusement  vieilli,  avait  même 
autour  des  tempes  une  couronne  de  boutons 
roses,  et  le  reflet  des  croix  d'or  frappées  par  le 
soleil  tombait  dessus. 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  567 

Frédéric,  devant  cette  décadence,  fut  pris  de 
tristesse.  Par  dévouement  pour  la  Maréchale,  il  se 
résigna  cependant,  et  il  s'avançait;  au  fond  de  la 
boutique.  M"""  Arnoux  parut;  alors,  il  tourna  les 
talons. 

—  Je  ne  l'ai  pas  trouvé,  dit-il  en  rentrant. 

Et  il  eut  beau  reprendre  qu'il  allait  écrire,  tout 
de  suite,  à  son  notaire  du  Havre  pour  avoir  de 
l'argent,  Rosanette  s'emporta.  On  n'avait  jamais 
vu  un  homme  si  faible,  si  mollasse;  pendant 
qu'elle  endurait  mille  privations,  les  autres  se  go- 
bergeaient. 

Frédéric  songeait  à  la  pauvre  M"""  Arnoux,  se 
figurant  la  médiocrité  navrante  de  son  intérieur. 
11  s'était  mis  au  secrétaire  ;  et,  comme  la  voix  aigre 
de  Rosanette  continuait  : 

—  Ah  I  au  nom  du  ciel ,  tais-toi  ! 

—  Vas-tu  les  défendre,  par  hasard? 

—  Eh  bien  oui!  s'écria-t-il,  car  d'où  vient  cet 
acharnement  ? 

—  Mais  toi,  pourquoi  ne  veux-tu  pas  qu'ils 
payent  ?  C'est  dans  la  peur  d'affliger  ton  ancienne, 
avoue-le  ! 

Il  eut  envie  de  l'assommer  avec  la  pendule  ;  les 
paroles  lui  manquèrent.  11  se  tut.  Rosanette,  tout 
en  marchant  dans  la  chambre,  ajouta  : 

—  Je  vais  lui  flanquer  un  procès,  à  ton  Arnoux. 
Oh  I  je  n'ai  pas  besoin  de  toi  I 

Et,  pinçant  les  lèvres  : 

—  Je  consulterai. 

Trois  jours  après,  Delphine  entra  brusque- 
ment. 

—  Madame,  madame,  il  y  a  là  un  homme 
avec  un  pot  de  colle  qui  me  fait  peur. 


5^8  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

Rosanette  passa  dans  la  cuisine,  et  vît  un  che- 
napan, la  face  criblée  de  petite  vérole,  paraly- 
tique d'un  bras,  aux  trois  quarts  ivre  et  bre- 
douillant. 

C'était  l'afficheur  de  maître  Gautherot.  L'oppo- 
sition à  la  saisie  ayant  été  repoussée,  la  vente, 
naturellement,  s'ensuivait. 

Pour  sa  peine  d'avoir  monté  l'escalier,  il  ré- 
clama d'abord  un  petit  verre  ;  puis  il  implora  une 
autre  faveur,  à  savoir  des  billets  de  spectacle, 
croyant  que  Madame  était  une  actrice.  Il  fut  en- 
suite plusieurs  minutes  à  faire  des  cHgnements 
d'yeux  incompréhensibles;  enfin,  il  déclara  que, 
moyennant  quarante  sous,  il  déchirerait  les  coins 
de  l'affiche  déjà  posée  en  bas,  contre  la  porte. 
Rosanette  s'y  trouvait  désignée  par  son  nom, 
rigueur  exceptionnelle  qui  marquait  toute  la  haine 
de  la  Vatnaz. 

Elle  avait  été  sensible  autrefois,  et  même,  dans 
une  peine  de  cœur,  avait  écrit  à  Béranger  pour  en 
obtenir  un  conseil.  Mais  elle  s'était  aigrie  sous  les 
bourrasques  de  l'existence,  ayant,  tour  à  tour, 
donné  des  leçons  de  piano,  présidé  une  table 
d'hôte,  collaboré  à  des  journaux  de  modes,  sous- 
loué  des  appartements,  fait  le  trafic  des  dentelles 
dans  le  monde  des  femmes  légères,  où  ses  rela- 
tions iui  permirent  d'obliger  beaucoup  de  per- 
sonnes, Arnoux  entre  autres.  Elle  avait  travaillé 
auparavant  dans  une  maison  de  commerce. 

Elle  y  soldait  les  ouvrières  ;  et  il  y  avait  pour 
chacune  d'elles  deux  livres,  dont  l'un  restait  tou- 
jours entre  ses  mains.  Dussardier,  qui  tenait  par 
obligeance  celui  d'une  nommée  Hortense  Basiin, 
se  présenta  un  jour  à  la  caisse  au  moment  où 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  5^9 

M"'  Vatnaz  apportait  le  compte  de  cette  fille, 
1,682  francs  que  le  caissier  lui  paya.  Or,  la  veille 
même,  Dussardier  n'en  avait  inscrit  que  1,082  sur 
le  livre  de  la  Basiin.  II  le  redemanda  sous  un  pré- 
texte ;  puis,  voulant  ensevelir  cette  histoire  de  vol, 
lui  conta  qu'il  Tavait  perdu.  L'ouvrière  redit  naïve- 
ment son  mensonge  à  M""  Vatnaz;  celle-ci,  pour 
en  avoir  le  cœur  net,  d'un  air  indifférent,  vint 
en  parler  au  brave  commis.  II  se  contenta  de  ré- 

!)ondre  :  «Je  l'ai  brùIé»;  ce  fut  tout.  Elle  quitta 
a  maison  peu  de  temps  après,  sans  croire  à 
l'anéantissement  du  livre  et  s'imaginant  que  Dus- 
sardier le  gardait. 

A  la  nouvelle  de  sa  blessure,  elle  était  accou- 
rue chez  lui  dans  l'intention  de  le  reprendre. 
Puis,  n'ayant  rien  découvert,  malgré  les  perqui- 
sitions les  plus  fines,  elle  avait  été  saisie  de  res- 
pect, et  bientôt  d'amour,  pour  ce  garçon,  si  loyal, 
si  doux,  si  héroïque  et  si  fort!  Une  pareille 
bonne  fortune  à  son  âge  était  inespérée.  Elle  se 
Jeta  dessus  avec  un  appétit  d'ogresse;  et  elle 
en  avait  abandonné  la  littérature,  le  socialisme, 
«les  doctrines  consolantes  et  les  utopies  géné- 
reuses», le  cours  qu'elle  professait  sur  la  Désubal- 
temisation  de  la  femme,  tout,  Delmar  lui-même; 
enfin,  elle  offrit  à  Dussardier  de  s'unir  par  un 
mariage. 

Bien  qu'elle  fût  sa  maîtresse,  il  n'en  était  nulle- 
ment amoureux.  D'ailleurs,  il  n'avait  pas  oublié 
son  vol.  Puis  elle  était  trop  riche.  II  la  refusa. 
Alors  elle  lui  dit,  en  pleurant,  les  rêves  qu'elle 
avait  faits  :  c'était  d'avoir  à  eux  deux  un  magasin 
de  confection.  Elle  possédait  les  premiers  fonds 
indispensables,   qui  s'augmenteraient  de  quatre 


570  L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 

mille  francs  la  semaine  prochaine;  et  elle  narra 
ses  poursuites  contre  la  Maréchale. 

Dussardier  en  fut  chagrin,  à  cause  de  son  ami. 
II  se  rappelait  le  porte -cigares  offert  au  corps  de 
garde,  les  soirs  du  quai  Napoléon,  tant  de  bonnes 
causeries,  de  livres  prêtés,  les  mille  complaisances 
de  Frédéric.  Il  pria  la  Vatnaz  de  se  désister. 

Elle  le  railla  de  sa  bonhomie,  en  manifestant 
contre  Rosanette  une  exécration  incompréhen- 
sible ;  elle  ne  souhaitait  même  la  fortune  que  pour 
l'écraser  plus  tard  avec  son  carrosse. 

Ces  aiDÎmes  de  noirceur  effrayèrent  Dussar- 
dier; et,  quand  il  sut  positivement  le  jour  de  la 
vente,  il  sortit.  Dès  le  lendemain  matin,  il  entrait 
chez  Frédéric  avec  une  contenance  embarrassée. 

—  J'ai  des  excuses  à  vous  faire. 

—  De  quoi  donc? 

—  Vous  devez  me  prendre  pour  un  ingrat, 
moi  dont  elle  est... 

II  balbutiait  : 

—  Oh  !  je  ne  la  verrai  plus,  je  ne  serai  pas  son 
complice  I 

Et,  l'autre  le  regardant  tout  surpris  : 

—  Est-ce  qu'on  ne  va  pas,  dans  trois  jours, 
vendre  les  meubles  de  votre  maîtresse? 

—  Qui  vous  a  dit  cela  ? 

—  Elle-même,  la  Vatnaz!  Mais  j'ai  peur  de 
vous  offenser. . . 

—  Impossible,  cher  ami  I 

—  Ah  !  c'est  vrai ,  vous  êtes  si  bon  î 

Et  il  lui  tendit,  d'une  main  discrète,  un  petit 
portefeuille  de  basane. 

C'était  quatre  mille  francs,  toutes  ses  éco- 
nomies. 


I 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  57  I 

—  Comment  !  Ah  !  non  !  —  non  ! . . . 

—  Je  savais  bien  que  je  vous  blesserais,  ré- 
pliqua Dussardier,  avec  une  larme  au  bord  des 
jeux. 

Frédéric  lui  serra  la  main;  et  le  brave  garçon 
reprit  d'une  voix  dolente  : 

—  Acceptez-les!  Faites-moi  ce  plaisir-Iàl  Je 
suis  tellement  désespéré  !  Est-ce  que  tout  n*est  pas 
fini,  d'ailleurs?  J'avais  cru,  quand  la  révolution 
est  arrivée,  qu'on  serait  heureux.  Vous  rappelez- 
vous  comme  c'était  beau!  comme  on  respirait 
bien  !  Mais  nous  voilà  retombés  pire  que  jamais. 

Et,  fixant  ses  yeux  à  terre  : 

—  Maintenant,  ils  tuent  notre  République*, 
comme  ils  ont  tué  l'autre,  la  romaine  !  et  la  pauvre 
Venise*,  la  pauvre  Pologne*,  la  pauvre  Hon- 
grie*! Quelles  abominations!  D'abord,  on  a 
abattu  les  arbres  de  la  Liberté*,  puis  restreint 
le  droit  de  suffrage*,  fermé  les  clubs*,  rétabh  la 
censure*  et  livré  l'enseignement  aux  prêtres*, 
en  attendant  l'Inquisition.  Pourquoi  pas?  Des  con- 
servateurs nous  souhaitent  bien  les  Cosaques*! 
On  condamne  les  journaux  quand  ils  parlent 
contre  la  peine  de  mort,  Paris  regorge  de  baïon- 
nettes, seize  départements  sont  en  état  de  siège; 
et  l'amnistie  qui  est  encore  une  fois  repoussée  ! 

Il  se  prit  le  front  à  deux  mains;  puis,  écartant 
les  bras  comme  dans  une  grande  détresse  : 

—  Si  on  tâchait,  cependant!  Si  on  était  de 
bonne  foi,  on  pourrait  s'entendre!  Mais  non  !  Les 
[ouvriers  ne  valent  pas  mieux  que  les  bourgeois, 
voyez-vous!  A  Elbeuf,  dernièrement,  ils  ont  re- 
fusé leur  secours  dans  un   incendie.  Des  misé- 


572  L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 

moque  du  peuple,  ils  veulent  nommer  à  la  pré- 
sidence Nadaud*,  un  maçon,  je  vous  demande 
un  peu  I  Et  il  n'y  a  pas  de  moyen  î  pas  de  remède  I 
Tout  le  monde  est  contre  nous!  Moi,  je  n'ai 
jamais  fait  de  mal;  et,  pourtant,  c'est  comme  un 
poids  qui  me  pèse  sur  l'estomac.  J'en  deviendrai 
fou,  si  ça  contmue.  J'ai  envie  de  me  faire  tuer.  Je 
vous  dis  que  je  n'ai  pas  besoin  de  mon  argent! 
Vous  me  le  rendrez ,  parbleu  !  je  vous  le  prête. 

Frédéric,  que  la  nécessité  contraignait,  finit  par 
prendre  ses  quatre  mille  francs.  Ainsi ,  du  c6té  de 
la  Vatnaz,  ils  n'avaient  plus  d'inquiétude. 

Mais  Rosanette  perdit  bientôt  son  procès  contre 
Arnoux,  et,  par  entêtement,  voulait  en  appeler. 

Deslauriers  s'exténuait  à  lui  faire  comprendre 
que  la  promesse  d'Arnoux  ne  constituait  ni  une 
donation  ni  une  cession  régulière  ;  elle  n'écoutait 
même  pas,  trouvant  la  loi  injuste;  c'est  parce 
qu'elle  était  une  femme,  les  nommes  se  soute- 
naient entre  eux!  A  la  fin,  cependant,  elle  suivit 
ses  conseils. 

II  se  gênait  si  peu  dans  la  maison,  que,  plu- 
sieurs fois,  il  .amena  Sénécal  y  dîner.  Ce  sans- 
façon  déplut  à  Frédéric,  qui  lui  avançait  de  l'ar- 
gent, le  faisait  même  habiller  par  son  tailleur;  et 
l'avocat  donnait  ses  vieilles  redingotes  au  socia- 
liste, dont  les  moyens  d'existence  étaient  in- 
connus. 

II  aurait  voulu  servir  Rosanette,  cependant. 
Un  jour  qu'elle  lui  montrait  douze  actions  de  la 
Compagnie  du  kaolin  (cette  entreprise  qui  avait 
fait  condamner  Arnoux  à  trente  mille  francs),  il 
lui  dit  : 

—  Mais  c'est  véreux  !  c'est  superbe  ! 


II 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  )'J^ 

Elle  avait  le  droit  de  l'assigner  pour  le  rem- 
boursement de  ses  créances.  Elle  prouverait 
d'abord  qu'il  était  tenu  solidairement  à  payer  tout 
le  passif  de  la  Compagnie,  puisqu'il  avait  déclaré 
comme  dettes  collectives  des  dettes  personnelles, 
enfin,  qu'il  avait  diverti  plusieurs  effets  à  la  So- 
ciete. 

—  Tout  cela  le  rend  coupable  de  banque- 
route frauduleuse,  articles  586  et  587  du  Code 
de  commerce;  et  nous  l'emballerons,  soyez -en 
sûre,  ma  mignonne. 

Rosanette  lui  sauta  au  cou.  Il  la  recommanda 
le  lendemain  à  son  ancien  patron,  ne  pouvant 
s'occuper  lui-même  du  procès,  car  il  avait  besoin 
à  Nogent;  Sénécal  lui  écrirait,  en  cas  d'urgence. 

Ses  négociations  pour  l'achat  d'une  étude 
étaient  un  prétexte.  11  passait  son  temps  chez 
M.  Roque,  où  il  avait  commencé,  non  seulement 
par  faire  l'éloge  de  leur  ami,  mais  par  l'imiter 
d'allures  et  de  langage  autant  que  possible;  ce 
qui  lui  avait  obtenu  la  confiance  de  Louise, 
tandis  qu'il  gagnait  celle  de  son  père  en  se  dé- 
chaînant contre  Ledru-Rollin. 

Si  Frédéric  ne  revenait  pas,  c'est  qu'il  fréquen- 
tait le  grand  monde;  et  peu  à  peu  Deslauriers 
leur  apprit  qu'il  aimait  quelqu'un,  qu'il  avait  un 
enfant,  qu'il  entretenait  une  créature. 

Le  désespoir  de  Louise  fut  immense,  l'indi- 
gnation de  M"*  Moreau  non  moins  forte.  Elle 
voyait  son  fils  tourbillonnant  vers  le  fond  d'un 
gouffre  vague,  était  blessée  dans  sa  religion 
des  convenances  et  en  éprouvait  comme  un 
déshonneur  personnel,  quand  tout  à  coup  sa 
physionomie  changea.  Aux  questions   qu'on  lui 


574  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

faisait  sur  Frédéric,  elle  répondait  d'un  air  nar- 
quois : 

—  II  va  bien,  très  bien. 

Elle  savait  son  mariage  avec  M"***  Dambreuse. 

L'époque  en  était  fixée;  et  même  il  cherchait 
comment  faire  avaler  la  chose  à  Rosanette. 

Vers  le  milieu  de  l'automne,  elle  gagna  son 
procès  relatif  aux  actions  du  kaolin,  Frédéric 
l'apprit  en  rencontrant  à  •  sa  porte  Sénécal  qui 
sortait  de  l'audience. 

On  avait  reconnu  M.  Arnoux  complice  de 
toutes  les  fraudes;  et  l'ex- répétiteur  avait  un  tel 
air  de  s'en  réjouir,  que  Frédéric  l'empècha  d'aller 
plus  loin,  en  assurant  qu'il  se  chargeait  de  sa 
commission  près  de  Rosanette.  11  entra  chez  elle 
la  figure  irritée. 

—  Eh  bien,  te  voilà  contente  ! 
Mais,  sans  remarquer  ces  paroles  : 

—  Regarde  donc  I 

Et  elle  lui  montra  son  enfant  couché  dans  un 
berceau,  près  du  feu.  Elle  l'avait  trouvé  si  mal 
le  matin  chez  sa  nourrice,  qu'elle  l'avait  ramené 
à  Paris. 

Tous  ses  membres  étaient  maigris  extraordi- 
nairement  et  ses  lèvres  couvertes  de  points  blancs, 
qui  faisaient  dans  l'intérieur  de  sa  bouche  comme 
des  caillots  de  lait. 

—  Qu'a  dit  le  médecin  ? 

—  Ah  !  le  médecin  !  il  prétend  que  le  voyage 
a  augmenté  son...  je  ne  sais  plus,  un  nom  en  ite... 
enfin  qu'il  a  le  muguet.  Connais-tu  cela  ? 

Frédéric  n'hésita  pas  à  répondre  :  «Certaine- 
ment», ajoutant  que  ce  n'était  rien. 

Mais  dans  la  soirée,  il  fut  effrayé  par  l'aspect 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  575 

débile  de  l'enfant  et  le  progrès  de  ces  taches  blan- 
châtres, pareilles  à  de  la  moisissure,  comme  si  la 
vie,  abandonnant  déjà  ce  pauvre  petit  corps,  n'eût 
laissé  qu'une  matière  oii  la  végétation  poussait. 
Ses  mains  étaient  froides  ;  il  ne  pouvait  plus  boire, 
maintenant;  et  la  nourrice,  une  autre  que  le  por- 
tier avait  été  prendre  au  hasard  dans  un  bureau, 
répétait  : 

—  II  me  paraît  bien  bas,  bien  bas! 
Rosanette  fut  debout  toute  la  nuit. 
Le  matin,  elle  alla  trouver  Frédéric. 

—  Viens  donc  voir.  II  ne  remue  plus. 

En  effet,  il  était  mort.  Elle  le  prit,  le  secoua, 
l'étreignait  en  l'appelant  des  noms  les  plus  doux, 
le  couvrait  de  baisers  et  de  sanglots,  tournait  sur 
elle-même  éperdue,  s'arrachait  les  cheveux,  pous- 
sait des  cris;  et  se  laissa  tomber  au  bord  du  divan, 
où  elle  restait  la  bouche  ouverte,  avec  un  flot  de 
larmes  tombant  de  ses  yeux  fixes.  Puis  une  tor- 
peur la  gagna,  et  tout  devint  tranquille  dans 
l'appartement.  Les  meubles  étaient  renversés. 
Deux  ou  trois  serviettes  traînaient.  Six  heures 
sonnèrent.  La  veilleuse  s'éteignit. 

Frédéric,  en  regardant  tout  cela,  croyait 
presque  rêver.  Son  cœur  se  serrait  d'angoisse.  II 
lui  semblait  que  cette  mort  n'était  qu'un  commen- 
cement, et  qu'il  y  avait  par  derrière  un  malheur 
plus  considérable  près  de  survenir. 

Tout  à  coup  Rosanette  dit  d'une  voix  tendre  : 

—  Nous  le  conserverons,  n'est-ce  pas? 

Elle  désirait  le  faire  embaumer.  Bien  des  rai- 
sons s'y  opposaient.  La  meilleure,  selon  Frédéric, 
c'est  que  la  chose  était  impraticable  sur  des  enfants 
si  jeunes.  Un  portrait  valait  mieux.  Elle  adopta 


5^6  L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 

cette  idée.  II  écrivit  un  mot  à  Pellerin,  et  Delphine 
courut  le  porter. 

Pellerin  arriva  promptement,  voulant  effacer 
par  ce  zèle  tout  souvenir  de  sa  conduite.  Il  dit 
d'abord  : 

—  Pauvre  petit  ange!  Ah!  mon  Dieu,  quel 
malheur  ! 

Mais,  peu  à  peu,  l'artiste  en  lui  l'emportant, 
il  déclara  qu'on  ne  pouvait  rien  faire  avec  ces 
yeux  bistrés,  cette  face  livide;  que  c'était  une 
véritable  nature  morte;  qu'il  faudrait  beaucoup 
de  talent;  et  il  murmurait  : 

—  Oh  !  pas  commode  !  pas  commode  ! 

—  Pourvu  que  ce  soit  ressemblant,  objecta 
Rosanette. 

—  Eh!  je  me  moque  de  la  ressemblance!  A 
bas  le  Réalisme  !  C'est  l'esprit  qu'on  peint  !  Laissez- 
moi  !  Je  vais  tâcher  de  me  figurer  ce  que  ça  devait 


1 


être. 


II  réfléchit,  le  front  dans  la  main  gauche,  le 
coude  dans  la  droite;  puis,  tout  à  coup  : 

—  Ah  !  une  idée  !  un  pastel  !  Avec  des  demi- 
teintes  colorées,  passées  presque  à  plat,  on  peut 
obtenir  un  beau  modelé,  sur  les  bords  seulement. 

II  envoya  la  femme  de  chambre  chercher  sa 
boîte;  puis,  ayant  une  chaise  sous  les  pieds  et 
une  autre  près  de  lui,  il  commença  à  jeter  de 
grands  traits,  aussi  calme  que  s'il  eût  travaillé 
d'après  la  bosse.  II  vantait  les  petits  saint  Jean  de 
Corrège,  l'infante  Rose  de  Vélasquez,  les  chairs 
lactées  de  Reynolds,  la  distinction  de  Lawrence, 
et  surtout  l'enfant  aux  longs  cheveux  qui  est  sur 
les  genoux  de  lady  Glower. 

—  D'ailleurs,  peut- on  trouver  rien  de  plus 


I 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  577 

charmant  que  ces  crapauds-là  !  Le  type  du  sublime 
(Raphaël  Ta  prouvé  par  ses  madones),  c'est  peut- 
être  une  mère  avec  son  enfant  ! 

Rosanette,  qui  suffoquait,  sortit;  et  Pellerindit 
aussitôt  : 

—  Eh  bien,  Arnoux!...  vous  savez  ce  qui 
arrive  ? 

—  Non!  Quoi? 

—  Ça  devait  finir  comme  ça,  du  reste! 

—  Qu'est-ce  donc? 

—  II  est  peut-être  maintenant...  Pardon  ! 
L'artiste  se  leva  pour  exhausser  la  tête  du  petit 

cadavre. 

—  Vous  disiez . . . ,  reprit  Frédéric. 

Et  Pellerin ,  tout  en  clignant  pour  mieux  prendre 
ses  mesures  : 

—  Je  disais  que  notre  ami  Arnoux  est  peut- 
être,  maintenant,  coffré  ! 

Puis,  d'un  ton  satisfait  : 

—  Regardez  un  peu  !  Est-ce  ça? 

—  Oui,  très  bien!  Mais  Arnoux? 
Pellerin  déposa  son  crayon. 

—  D'après  ce  que  j'ai  pu  comprendre,  il  se 
[trouve  poursuivi  par  un  certain  Mignot,  un  intime 
de  Regimbart,  une  bonne  tête,  celui-là,  hein? 
iQuel  idiot  !  Figurez-vous  qu'un  jour. . . 

—  Eh  !  il  ne  s'agit  pas  de  Regimbart  ! 

—  C'est  vrai.  En  bien,  Arnoux,  hier  au  soir, 
levait  trouver  douze  mille  francs,  sinon,  il  était 
►erdu. 

—  Oh  !  c'est  peut-être  exagéré,  dit  Frédéric. 

—  Pas  le  moins  du  monde  !  Ça  m'avait  l'air 
;rave ,  très  grave  ! 

Rosanette,  à  ce  moment,  reparut  avec  des  rou- 

37 


578  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

geurs  SOUS  les  paupières,  ardentes  comme  dés 
plaques  de  fard.  Elle  se  mit  près  du  carton  et  re- 
garda. Pellerin  fit  signe  qu'il  se  taisait  à  cause 
d'elle.  Mais  Frédéric,  sans  y  prendre  garde  : 

—  Cependant,  je  ne  peux  pas  croire... 

—  Je  vous  répète  que  je  l'ai  rencontré  hier,  dit 
l'artiste,  à  sept  heures  du  soir,  rue  Jacob.  Il  avait 
même  son  passeport,  par  précaution;  et  il  parlait 
de  s'embarquer  au  Havre,  lui  et  toute  sa  smala. 

—  Comment  !  Avec  sa  femme  ? 

—  Sans  doute  !  Il  est  trop  bon  père  de  famille 
pour  vivre  tout  seul. 

—  Et  vous  en  êtes  sûr?... 

—  Parbleu  !  Oii  voulez-vous  qu'il  ait  trouvé 
douze  mille  francs? 

Frédéric  fit  deux  ou  trois  tours  dans  la  chambre. 
11  haletait,  se  mordait  les  lèvres,  puis  saisit  son 
chapeau. 

—  Où  vas-tu  donc  ?  dit  Rosanette. 
II  ne  répondit  pas,  et  disparut. 


IL  fallait  douze  mille  francs,  ou  bien  il  ne  re- 
verrait plus  M™"  Arnoux  ;  et,  jusqu'à  présent, 
un  espoir  invincible  lui  était  resté.  Est-ce  qu'elle 
ne  faisait  pas  comme  la  substance  de  son  cœur, 
le  fond  même  de  sa  vie  ?  II  fut  pendant  quelques 
minutes  à  chanceler  sur  le  trottoir,  se  rongeant 
d'angoisses,  heureux  néanmoins  de  n'être  plus 
chez  l'autre. 

Où  avoir  de  l'argent?  Frédéric  savait  par  lui- 
même  combien  il  est  difficile  d'en  obtenir  tout  de 
suite,  à  n'importe  quel  prix.  Une  seule  personne 
pouvait  l'aider,  M""  Dambreuse.  Elle  gardait 
toujours  dans  son  secrétaire  plusieurs  billets  de 
banque.  11  alla  chez  elle;  et,  d'un  ton  hardi  : 

—  As-tu  douze  mille  francs  à  me  prêter  ? 
k     —  Pourquoi  ? 

"  C'était  le  secret  d'un  autre.  Elle  voulait  le  con- 
naître. 11  ne  céda  pas.  Tous  deux  s'obstinaient.* 
Enfin,  elle  déclara  ne  rien  donner,  avant  de  savoir 
dans  quel  but.  Frédéric  devint  très  rouge.  Un  de 
ses  camarades  avait  commis  un  vol.  La  somme 
devait  être  restituée  aujourd'hui  même. 

37- 


580  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

—  Tu  l'appelles  ?  Son  nom  ?  Voyons ,  son  nom  ? 

—  Dussardier  I 

Et  il  se  jeta  à  ses  genoux,  en  la  suppliant  de 
n'en  rien  dire, 

—  Quelle  idée  as-tu  de  moi  ?  reprit  M°*  Dam- 
breuse.  On  croirait  que  tu  es  le  coupable.  Finis 
donc  tes  airs  tragiques  !  Tiens,  les  voilà  !  et  grand 
bien  lui  fasse  I 

Il  courut  chez  Arnoux.  Le  marchand  n*était 
pas  dans  sa  boutique.  Mais  il  logeait  toujours 
rue  Paradis,  car  il  possédait  deux  domiciles. 

Rue  Paradis,  le  portier  jura  que  M.  Arnoux 
était  absent  depuis  la  veille  ;  quant  à  Madame,  il 
n'osait  rien  dire;  et  Frédéric,  ayant  monté  l'esca- 
lier comme  une  flèche,  colla  son  oreille  contre 
la  serrure.  Enfin,  on  ouvrit.  Madame  était  partie 
avec  Monsieur.  La  bonne  ignorait  quand  ils  re- 
viendraient ;  ses  gages  étaient  payés  ;  elle-même 
s*en  allait. 

Tout  à  coup  un  claquement  de  porte  se  fit  en- 
tendre. 

—  Mais  il  y  a  quelqu'un  ? 

—  Oh  !  non,  monsieur  !  C'est  le  vent. 
Alors,  il  se  retira.  N'importe,  une  disparition  si 

prompte  avait  quelque  chose  d'inexplicable. 

Regimbart,  étant  l'intime  de  Mignot,  pouvait 
peut-être  l'éclairer?  Et  Frédéric  se  fit  conduire  chez 
lui,  à  Montmartre,  rue  de  l'Empereur. 

Sa  maison  était  flanquée  d'un  jardinet,  clos  par 
une  grille  que  bouchaient  des  plaques  de  fer.  Un 
perron  de  trois  marches  relevait  la  façade  blanche  ; 
et  en  passant  sur  le  trottoir,  on  apercevait  les  deux 
pièces  du  rez-de-chaussée,  dont  la  première  était 
un  salon  avec  des  robes  partout  sur  les  meubles, 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  5  8  I 

et  la  seconde  l'atelier  où  se  tenaient  les  ouvrières 
de  M""  Regimbart. 

Toutes  étaient  convaincues  que  Monsieur  avait 
de  grandes  occupations,  de  grandes  relations,  que 
c'était  un  homme  complètement  hors  ligne.  Quand 
il  traversait  le  couloir,  avec  son  chapeau  à  bords 
retroussés,  sa  longue  figure  sérieuse  et  sa  redin- 
gote verte,  elles  en  interrompaient  leur  besogne. 
D'ailleurs,  il  ne  manquait  pas  de  leur  adresser  tou- 
jours quelque  mot  d'encouragement,  une  politesse 
sous  forme  de  sentence;  et  plus  tard,  dans  leur 
ménage,  elles  se  trouvaient  malheureuses,  parce 
qu'elles  l'avaient  gardé  pour  idéal. 

Aucune  cependant  ne  l'aimait  comme  M"*  Re- 
gimbart, petite  personne  intelhgente,  qui  le  faisait 
vivre  avec  son  métier. 

Dès  que  M.  Moreau  eut  dit  son  nom,  elle  vint 
prestement  le  recevoir,  sachant  par  les  domes- 
tiques ce  qu'il  était  à  M°"  Dambreuse.  Son  mari 
((  rentrait  à  l'instant  même  »  ;  et  Frédéric,  tout  en  la 
suivant,  admira  la  tenue  du  logis  et  la  profusion  de 
toile  cirée  qu'il  y  avait.  Puis  il  attendit  quelques 
minutes,  dans  une  manière  de  bureau,  oii  le  Ci- 
toyen se  retirait  pour  penser. 

Son  accueil  fut  moins  rébarbatif  que  d'habitude. 

Il  conta  l'histoire  d'Arnoux.  L'ex-fabricant  de 
faïences  avait  enguirlandé  Mignot,  un  patriote, 
possesseur  de  cent  actions  du  Siècle ,  en  lui  démon- 
trant qu'il  fallait,  au  point  de  vue  démocratique, 
changer  la  gérance  et  la  rédaction  du  journal  ;  et, 
sous  prétexte  de  faire  triompher  son  avis  dans  la 
prochaine  assemblée  des  actionnaires,  il  lui  avait 
demandé  cinquante  actions,  en  disant  qu'il  les  re- 
passerait à  des  amis  sûrs,  lesquels  appuieraient 


582  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

son  vote;  Mignot  n'aurait  aucune  responsabilité, 
ne  se  fâcherait  avec  personne;  puis,  le  succès 
obtenu,  il  lui  ferait  avoir  dans  l'administration  une 
bonne  place,  de  cinq  à  six  mille  francs  pour  le 
moins.  Les  actions  avaient  été  livrées.  Mais  Arnoux , 
tout  de  suite,  les  avait  vendues;  et,  avec  l'ar- 
gent, s'était  associé  à  un  marchand  d'objets  reh- 
gieux.  Là-dessus,  réclamations  de  Mignot,  lan- 
ternements  d'Arnoux  ;  enfin ,  ie  patriote  l'avait 
menacé  d'une  plainte  en  escroquerie,  s'il  ne  resti- 
tuait ses  titres  ou  la  somme  équivalente  :  cin- 
quante mille  francs. 

Frédéric  eut  l'air  désespéré. 

—  Ce  n'est  pas  tout,  dit  le  Citoyen.  Mignot, 
qui  est  un  brave  homme,  s'est  rabattu  sur  le  quart. 
Nouvelles  promesses  de  l'autre,  nouvelles  farces 
naturellement.  Bref,  avant-hier  matin,  Mignot  l'a 
sommé  d'avoir  à  lui  rendre,  dans  les  vingt- quatre 
heures,  sans  préjudice  du  reste,  douze  mille  francs. 

—  Mais  je  les  ai  I  dit  Frédéric. 

Le  Citoyen  se  retourna  lentement  : 

—  Blagueur  ! 

—  Pardon!  Ils  sont  dans  ma  poche.  Je  les 
apportais. 

—  Comme  vous  y  allez ,  vous  !  Nom  d'un  petit 
bonhomme!  Du  reste,  il  n'est  plus  temps;  la 
plainte  est  déposée,  et  Arnoux  parti. 

—  Seul? 

—  Non  !  avec  sa  femme.  On  les  a  rencontrés 
à  la  gare  du  Havre. 

Frédéric  pâlit  extraordinairement.  M"*  Regim- 
bart  crut  qu'il  allait  s'évanouir.  Il  se  contint,  et 
même  il  eut  la  force  d'adresser  deux  ou  trois  ques- 
tions sur  l'aventure.  Regimbart  s'en  attristait,  tout 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  583 

cela  en  somme  nuisant  à  la  Démocratie.  Arnoux 
avait  toujours  été  sans  conduite  et  sans  ordre. 

—  Une  vraie  tête  de  linotte  !  II  brûlait  la  chan- 
delle par  les  deux  bouts!  Le  cotillon  l'a  perdu! 
Ce  n'est  pas  lui  que  je  plains,  mais  sa  pauvre 
femme  ! 

Car  le  Citoyen  admirait  les  femmes  vertueuses, 
et  faisait  grand  cas  de  M™**  Arnoux. 

—  Elle  a  dû  joliment  souffrir  ! 

Frédéric  lui  sut  gré  de  cette  sympathie;  et, 
comme  s'il  en  avait  reçu  un  service,  il  serra  sa 
main  avec  effusion. 

—  As-tu  fait  toutes  les  courses  nécessaires?  dit 
Rosanette  en  le  revoyant. 

11  n'en  avait  pas  eu  le  courage,  répondit- il, 
et  avait  marché  au  hasard,  dans  les  rues,  pour 
s'étourdir. 

A  huit  heures,  ils  passèrent  dans  la  salle  à  man- 
ger; mais  ils  restèrent  silencieux  l'un  devant 
l'autre,  poussaient  par  intervalle  un  long  soupir  et 
renvoyaient  leur  assiette.  Frédéric  but  de  l'eau- 
de-vie.  11  se  sentait  tout  délabré,  écrasé,  anéanti, 
n'ayant  plus  conscience  de  rien  que  d'une  ex- 
trême fatigue. 

Elle  alla  chercher  le  portrait.  Le  rouge,  le  jaune, 
le  vert  et  l'indigo  s'y  heurtaient  par  taches  vio- 
lentes, en  faisaient  une  chose  hideuse,  presque 
dérisoire. 

D'ailleurs,  le  petit  mort  était  méconnaissable 
maintenant.  Le  ton  violacé  de  ses  lèvres  augmen- 
tait la  blancheur  de  sa  peau  ;  les  narines  étaient 
encore  plus  minces,  les  yeux  plus  caves;  et  sa 
tête  reposait  sur  un  oreiller  de  taffetas  bleu,  entre 
des  pétales  de  camélias,  de  roses  d'automne  et  des 


584  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

violettes  ;  c'était  une  idée  de  la  femme  de  chambre  ; 
elles  Tavaient  ainsi  arrangé  toutes  les  deux ,  dévo- 
tement. La  cheminée,  couverte  d'une  housse  en 
guipure,  supportait  des  flambeaux  de  vermeil  es- 
j>acés  par  des  bouquets  de  buis  bénit;  aux  coins, 
dans  les  deux  vases,  des  pastilles  du  sérail  brû- 
laient ;  tout  cela  formait  avec  le  berceau  une  ma- 
nière de  reposoir  ;  et  Frédéric  se  rappela  sa  veillée 
près  de  M.  Dambreuse. 

Tous  les  quarts  d'heure,  à  peu  près,  Rosa- 
nette  ouvrait  les  rideaux  pour  contempler  son 
enfant.  Elle  l'apercevait,  dans  quelques  mois 
d'ici,  commençant  à  marcher,  puis  au  collège  au 
milieu  de  la  cour,  jouant  aux  barres;  puis  à 
vingt  ans,  jeune  homme;  et  toutes  ces  images, 
qu'elle  se  créait,  lui  faisaient  comme  autant  de 
nls  qu'elle  aurait  perdus,  l'excès  de  la  douleur 
multipliant  sa  maternité. 

Frédéric,  immobile  dans  l'autre  fauteuil,  pen- 
sait à  M"""  Arnoux. 

Elle  était  en  chemin  de  fer,  sans  doute,  le  vi- 
sage au  carreau  d'un  wagon ,  et  regardant  la  cam- 
Eagne  s'enfuir  derrière  elle  du  côté  de  Paris,  ou 
ien  sur  le  pont  d'un  bateau  à  vapeur,  comme 
la  première  fois  qu'il  l'avait  rencontrée;  mais 
celui-là  s'en  allait  indéfiniment  vers  des  pays  d'oii 
elle  ne  sortirait  plus.  Puis  il  la  voyait  dans  une 
chambre  d'auberge,  avec  des  malles  par  terre, 
un  papier  de  tenture  en  lambeaux,  la  porte  qui 
tremblait  au  vent.  Et  après?  que  deviendrait- 
elle?  Institutrice,  dame  de  compagnie,  femme 
de  chambre,  peut-être?  Elle  était  livrée  à  tous  les 
hasards  de  la  misère.  Cette  ignorance  de  son  sort 
le  torturait.  H  aurait  dû  s'opposer  à  sa  fuite  ou 


I 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  585 

partir  derrière  elle.  N'était- il  pas  son  véritable 
époux?  Et,  en  songeant  qu'il  ne  la  retrouverait 
jamais,  que  c'était  Bien  fini,  qu'elle  était  irrévo- 
cablement perdue,  il  sentait  comme  un  déchire- 
ment de  son  être  ;  ses  larmes  accumulées  depuis 
le  matin  débordèrent. 
Rosanette  s'en  aperçut. 

—  Ah!  tu  pleures  comme  moi!  Tu  as  du 
chagrin  ? 

—  Oui  !  oui  !  j'en  ai  !.. . 

II  la  serra  contre  son  cœur,  et  tous  deux  san- 
glotaient en  se  tenant  embrassés. 

M°"  Dambreuse  aussi  pleurait,  couchée  sur 
son  lit,  à  plat  ventre,  la  tête  dans  ses  mains. 

Olympe  Regimbart,  étant  venue  le  soir  lui 
essayer  sa  première  robe  de  couleur,  avait  conté 
la  visite  de  Frédéric,  et  même  qu'il  tenait  tout 
prêts  douze  mille  francs  destinés  à  M.  Arnoux. 

Ainsi  cet  argent,  son  argent  à  elle,  était  pour 
empêcher  le  départ  de  l'autre,  pour  se  conserver 
une  maîtresse  ! 

Elle  eut  d'abord  un  accès  de  rage  ;  et  elle  avait 
résolu  de  le  chasser  comme  un  laquais.  Des  larmes 
abondantes  la  calmèrent.  II  valait  mieux  tout  ren- 
fermer, ne  rien  dire. 

Frédéric,  le  lendemain,  rapporta  les  douze 
mille  francs. 

Elle  le  pria  de  les  garder,  en  cas  de  besoin ,  pour 
son  ami,  et  elle  l'interrogea  beaucoup  sur  ce 
monsieur.  Qui  donc  l'avait  poussé  à  un  tel  abus 
de  confiance?  Une  femme,  sans  doute!  Les 
femmes  vous  entraînent  à  tous  les  crimes. 

Ce  ton  de  persiflage  décontenança  Frédéric.  Il 
éprouvait   un   grand   remords   de  sa   calomnie. 


5  85  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

Ce  qui  le  rassurait,  c*est  que  M"°  Dambreuse  ne 
pouvait  connaître  la  vérité. 

Elle  y  mit  de  l'entêtement,  cependant;  car,  le 
surlendemain,  elle  s'informa  encore  de  son  petit 
camarade,  puis  d'un  autre,  de  Deslauriers. 

—  Est-ce  un  homme  sûr  et  intelligent? 

Frédéric  le  vanta. 

— -  Priez-le  de  passer  à  la  maison  un  de  ces 
matins  ;  je  désirerais  le  consulter  pour  une  affaire. 

Elle  avait  trouvé  un  rouleau  de  paperasses  con- 
tenant des  billets  d'Arnoux  parfaitement  protestés , 
et  sur  lesquels  M""'  Arnoux  avait  mis  sa  signature. 
C'était  pour  ceux-là  que  Frédéric  était  venu  une 
fois  chez  M.  Dambreuse  pendant  son  déjeuner; 
et,  bien  que  le  capitaliste  n'eût  pas  voulu  en  pour- 
suivre le  recouvrement,  il  avait  fait  prononcer 
par  le  Tribunal  de  commerce,  non  seulement  la 
condamnation  d'Arnoux,  mais  celle  de  sa  femme, 
qui  l'ignorait,  son  mari  n'ayant  pas  jugé  conve- 
nable de  l'en  avertir. 

C'était  une  arme,  cela!  M""  Dambreuse  n'en 
doutait  pas.  Mais  son  notaire  lui  conseillerait 
peut-être  l'abstention  ;  elle  eût  préféré  quelqu'un 
d'obscur;  et  elle  s'était  rappelé  ce  grand  diable,  à 
mine  impudente,  qui  lui  avait  offert  ses  services. 

Frédéric  fit  naïvement  sa  commission. 

L'avocat  fut  enchanté  d'être  mis  en  rapport  avec 
une  si  grande  dame. 

Il  accourut. 

Elle  le  prévint  que  la  succession  appartenait  à 
sa  nièce,  motif  de  plus  pour  liquider  ces  créances 
qu'elle  rembourserait,  tenant  à  accabler  les  époux 
Martinon  des  meilleurs  procédés. 

Deslauriers  comprit  qu'il  y  avait  là-dessous  un 


fl 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  587 

mystère  ;  il  rêvait  en  considérant  les  billets.  Le 
nom  de  M"'  Arnoux,  tracé  par  elle-même,  lui 
remit  devant  les  yeux  toute  sa  personne  et  Tou- 
trage  qu'il  en  avait  reçu.  Puisque  la  vengeance 
s'offrait,  pourquoi  ne  pas  la  saisir? 

11  conseilla  donc  à  M"*  Dambreuse  de  faire 
vendre  aux  enchères  les  créances  désespérées  qui 
dépendaient  de  la  succession.  Un  homme  de 
paille  les  rachèterait  en  sous-main  et  exercerait 
les  'poursuites.  Il  se  chargeait  de  fournir  cet 
homme-là. 

Vers  la  fin  du  mois  de  novembre,  Frédéric,  en 
passant  dans  la  rue  de  M"'  Arnoux,  leva  les  yeux 
vers  ses  fenêtres,  et  aperçut  contre  la  porte  une 
affiche,  où  il  y  avait  en  grosses  lettres  : 

a  Vente  d'un  riche  mobilier,  consistant  en  bat- 
terie de  cuisine,  linge  de  corps  et  de  table,  che- 
mises, dentelles.  Jupons,  pantalons,  cachemires 
français  et  de  l'Inde,  piano  d'Erard,  deux  bahuts 
de  chêne  Renaissance,  miroirs  de  Venise,  poteries 
de  Chine  et  du  Japon.  » 

«  C'est  leur  mobilier  !  »  se  dit  Frédéric  ;  et  le 
portier  confirma  ses  soupçons. 

Quant  à  la  personne  qui  faisait  vendre,  il 
l'ignorait.  Mais  le  commissaire -priseur,  M*  Ber- 
thelmot,  donnerait  peut-être  des  éclaircissements. 

L'officier  ministériel  ne  voulut  point,  tout 
d'abord,  dire  quel  créancier  poursuivait  la  vente, 
Frédéric  insista.  C'était  un  sieur  Sénécal,  agent 
d'affaires  ;  et  M"  Berthelmot  poussa  même  la  com- 
plaisance jusqu'à  prêter  son  journal  des  Petites- 
Affiches, 

Frédéric,  en  arrivant  chez  Rosanette,  le  jeta  sur 
la  table  tout  ouvert. 


588  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

—  Lis  donc  ! 

—  Eh  bien,  quoi?  dit- elle,  avec  une  figure 
tellement  placide  qu'il  en  fut  révolté. 

—  Ah  !  garde  ton  innocence  I 

—  Je  ne  comprends  pas. 

—  C'est  toi  qui  fais  vendre  M"'  Arnoux  ? 
Elle  relut  l'annonce. 

—  0\i  est  son  nom  ? 

—  Eh  !  c'est  son  mobilier  !  Tu  le  sais  mieux 
que  moi  I 

—  Qu'est-ce  que  ça  me  fait?  dit  Rosanette  en 
haussant  les  épaules. 

—  Ce  que  ça  te  fait?  Mais  tu  te  venges,  voilà 
tout  !  C'est  la  suite  de  tes  persécutions  î  Est-ce  que 
tu  ne  l'as  pas  outragée  jusqu'à  venir  chez  elle  !  Toi , 
une  fîlle  de  rien.  La  femme  la  plus  sainte,  la  plus 
charmante  et  la  meilleure  !  Pourquoi  t'acharnes-tu 
à  la  ruiner  ? 

—  Tu  te  trompes,  je  t'assure! 

—  Allons  donc  I  Comme  si  tu  n'avais  pas  mis 
Sénécal  en  avant  ! 

—  Quelle  bêtise  ! 

Alors  une  fureur  l'emporta. 

—  Tu  mens  !  tu  mens  !  misérable  !  Tu  es  jalouse 
d'elle  !  Tu  possèdes  une  condamnation  contre  son 
mari!  Sénécal  s'est  déjà  mêlé  de  tes  affaires!  II 
déteste  Arnoux,  vos  deux  haines  s'entendent.  J'ai 
vu  sa  joie  quand  tu  as  gagné  ton  procès  pour  le 
kaolin.  Le  nieras-tu,  celui-là? 

—  Je  te  donne  ma  parole... 

—  Oh  !  je  la  connais,  ta  parole  ! 

Et  Frédéric  lui  rappela  ses  amants,  par  leurs 
noms,  avec  des  détails  circonstanciés.  Rosanette, 
toute  pâlissante,  se  reculait. 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  585) 

—  Cela  t'étonne  !  Tu  me  croyais  aveugle  parce 
que  je  fermais  les  yeux.  J'en  ai  assez,  aujourd'hui! 
On  ne  meurt  pas  pour  les  trahisons  d'une  femme 
de  ton  espèce.  Quand  elles  deviennent  trop 
monstrueuses,  on  s'en  écarte  ;  ce  serait  se  dégrader 
que  de  les  punir  ! 

Elle  se  tordait  les  bras. 

—  Mon  Dieu,  qu'est-ce  donc  qui  t'a  changé? 

—  Pas  d'autres  que  toi-même  ! 

—  Et  tout  cela,  pour  M"' Arnoux  I . . .  s'écria 
Rosanette  en  pleurant. 

II  reprit  froidement  : 

—  Je  n'ai  jamais  aimé  qu'elle. 

A  cette  insulte,  ses  larmes  s'arrêtèrent.* 

—  Ça  prouve  ton  bon  goût!  Une  personne 
d'un  âge  mûr,  le  teint  couleur  de  réglisse,  la  taille 
épaisse,  des  yeux  grands  comme  des  soupiraux  de 
cave,  et  vides  comme  eux  !  Puisque  ça  te  plak,  va 
la  rejoindre  ! 

—  C'est  ce  que  j'attendais  !  Merci  ! 
Rosanette  demeura  immobile,  stupéfiée  par  ces 

façons  extraordinaires.  Elle  laissa  même  la  porte 
se  refermer;  puis,  d'un  bond,  elle  le  rattrapa 
dans  l'antichambre,  et,  l'entourant  de  ses  bras  : 

—  Mais  tu  es  fou  !  tu  es  fou  !  c'est  absurde  ! 
Je  t'aime  I 

Elle  le  suppliait  : 

- —  Mon  Dieu,  au  nom  de  notre  petit  enfant! 

—  Avoue  que  c'est  toi  qui  as  fait  le  coup  !  dit 
Frédéric. 

Elie  protesta  encore  de  son  innocence. 

—  Tu  ne  veux  pas  avouer? 

—  Non! 

—  Eh  bien,  adieu!  et  pour  toujours! 


55^0  L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 

—  Ecoute-moi. 
Frédéric  se  retourna. 

—  Si  tu  me  connaissais  mieux,  tu  saurais  que 
ma  décision  est  irrévocable  I 

—  Oh  !  oh  I  tu  me  reviendras  I 

—  Jamais  de  la  vie  ! 

Et  il  fit  claquer  la  porte  violemment. 

Rosanette  écrivit  à  Deslauriers  qu'elle  avait 
besoin  de  lui  tout  de  suite. 

li  arriva  cinq  jours  après,  un  soir;  et,  quand 
elle  eut  conté  sa  rupture  : 

—  Ce  n'est  que  ça  !  Beau  malheur  ! 

Elle  avait  cru  d'abord  qu'il  pourrait  lui  rame- 
ner Frédéric;  mais,  à  présent,  tout  était  perdu. 
Eile  avait  appris,  par  son  portier,  son  prochain 
mariage  avec  M""  Dambreuse. 

Deslauriers  lui  fit  de  la  morale,  se  montra 
même  singulièrement  gai,  farceur;  et,  comme  il 
était  fort  tard,  demanda  la  permission  de  passer 
la  nuit  sur  un  fauteuil.  Puis,  le  lendemain  matin, 
il  repartit  pour  Nogent,  en  la  prévenant  qu'il  ne 
savait  pas  quand  ils  se  reverraient;  d'ici  à  peu, 
il  y  aurait  peut-être  un  grand  changement  dans 
sa  vie. 

Deux  heures  après  son  retour,  la  ville  était 
en  révolution.  On  disait  que  M.  Frédéric  allait 
épouser  M""'  Dambreuse.  Enfin,  les  trois  demoi- 
selles Auger,  n'y  tenant  plus,  se  transportèrent 
chez  M"*'Moreau,  qui  confirma  cette  nouvelle  avec 
orgueil.  Le  père  Roque  en  fut  malade.  Louise 
s'enferma.  Le  bruit  courut  même  qu'elle  était 
folle. 

Cependant,  Frédéric  ne  pouvait  cacher  sa  tris- 
tesse.  M""  Dambreuse,   pour  l'en  distraire  sans 


1 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  59  I 

doute,  redoublait  d'attentions.  Toutes  les  après- 
midi,  elle  le  promenait  dans  sa  voiture;  et,  une 
fois  qu'ils  passaient  sur  la  place  de  la  Bourse,  elle 
eut  l'idée  d'entrer  dans  l'hôtel  des  commissaires- 
priseurs,  par  amusement. 

C'était  le  f  décembre,  jour  même  où  devait  se 
faire  la  vente  de  M"*"  Arnoux.  Il  se  rappela  la  date, 
et  manifesta  sa  répugnance,  en  déclarant  ce  lieu 
intolérable,  à  cause  de  la  foule  et  du  bruit.  Elle 
désirait  y  jeter  un  coup  d'œil  seulement.  Le  coupé 
s'arrêta.  Il  fallait  bien  la  suivre. 

On  voyait,  dans  la  cour,  des  lavabos  sans  cu- 
vettes, des  bois  de  fauteuils,  de  vieux  paniers,  des 
tessons  de  porcelaine,  des  bouteilles  vides,  des 
matelas;  et  des  hommes  en  blouse  ou  en  sale 
redingote ,  tout  gris  de  poussière ,  la  figure  ignoble , 
quelques-uns  avec  des  sacs  de  toile  sur  l'épaule, 
causaient  par  groupes  distincts  ou  se  hélaient 
tumultueusement. 

Frédéric  objecta  les  inconvénients  d'aller  plus 
loin. 

—  Ah  bah! 

Et  ils  montèrent  l'escalier. 

Dans  la  première  salle,  à  droite,  des  messieurs, 
un  catalogue  à  la  main ,  examinaient  des  tableaux  ; 

Idans  une  autre,  on  vendait  une  collection  d'armes 
chinoises  ;  M""  Dambreuse  voulut  descendre.  Elle 
regardait  les  numéros  au-dessus  des  portes,  et  elle 
le  mena  jusqu'à  l'extrémité  du  corridor,  vers  une 
pièce  encombrée  de  monde. 
Il  reconnut  immédiatement  les  deux  étagères 
de  VArt  industriel,  sa  table  à  ouvrage,  tous  ses 
meubles!  Entassés  au  fond,  par  rang  de  taille,  ils 


55^2  L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 

qu'aux  fenêtres  ;  et,  sur  les  autres  côtés  de  Tappar- 
tement,  les  tapis  et  les  rideaux  pendaient  droit  le 
long  des  murs.  II  y  avait,  en  dessous,  des  gradins 
occupés  par  de  vieux  bonshommes  qui  sommeil- 
laient. A  gauche,  s'élevait  une  espèce  de  comp- 
toir, où  le  commissaire-priseur,  en  cravate  blanche, 
brandissait  légèrement  un  petit  marteau.  Un  jeune 
homme,  près  de  lui,  écrivait;  et,  plus  bas,  debout, 
un  robuste  gaillard,  tenant  du  commis  voyageur 
et  du  marchand  de  contremarques,  criait  les 
meubles  à  vendre.  Trois  garçons  les  apportaient 
sur  une  table,  que  bordaient,  assis  en  ligne,  des 
brocanteurs  et  des  revendeuses.  La  foule  circulait 
derrière  eux. 

Quand  Frédéric  entra,  les  jupons,  les  fichus, 
les  mouchoirs,  et  jusqu'aux  chemises  étaient  passés 
de  main  en  main,  retournés;  quelquefois,  on  les 
jetait  de  loin,  et  des  blancheurs  traversaient  l'air 
tout  à  coup.  Ensuite,  on  vendit  ses  robes,  puis 
un  de  ses  chapeaux  dont  la  plume  cassée  retom- 
bait, puis  ses  fourrures,  puis  trois  paires  de  bot- 
tines; et  le  partage  de  ses  reliques,  oii  il  retrou- 
vait confusément  les  formes  de  ses  membres,  lui 
semblait  une  atrocité,  comme  s'il  avait  vu  des 
corbeaux  déchiquetant  son  cadavre.  L'atmosphère 
de  la  salle,  toute  chargée  d'haleines,  l'écœurait. 
M""  Dambreuse  lui  offrit  son  flacon  ;  elle  se  diver- 
tissait beaucoup,  disait-elle. 

On  exhiba  les  meubles  de  la  chambre  à  cou- 
cher. 

M'  Berthelmot  annonçait  un  prix.  Le  crieur, 
tout  de  suite,  le  répétait  plus  fort;  et  les  trois 
commissaires  attendaient  tranquillement  le  coup 
de  marteau,  puis  emportaient  l'objet  dans  une 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  593 

pièce  contiguë.  Ainsi  disparurent,  les  uns  après 
les  autres,  le  grand  tapis  bleu  semé  de  camélias 
que  ses  pieds  mignons  frôlaient  en  venant  vers 
lui,  la  petite  bergère  de  tapisserie  oii  il  s'asseyait 
toujours  en  face  d'elle  quand  ils  étaient  seuls  ;  les 
deux  écrans  de  la  cheminée,  dont  Tivoire  était 
rendu  plus  doux  par  le  contact  de  ses  mains;  une 
pelote  de  velours,  encore  hérissée  d'épingles. 
C'était  comme  des  parties  de  son  cœur  qui  s'en 
allaient  avec  ces  choses;  et  la  monotonie  des 
mêmes  voix,  des  mêmes  gestes  l'engourdissait 
de  fatigue,  lui  causait  une  torpeur  funèbre,  une 
dissolution. 

Un  craquement  de  soie  se  fît  à  son  oreille; 
Rosanette  le  touchait. 

Elle  avait  eu  connaissance  de  cette  vente  par 
Frédéric  lui-même.  Son  chagrin  passé ,  l'idée  d'en 
tirer  profit  lui  était  venue.  Elle  arrivait  pour  la 
voir,  en  gilet  de  satin  blanc  à  boutons  de  perles, 
avec  une  robe  à  falbalas,  étroitement  gantée,  l'air 
vainqueur. 

Il  pâlit  de  colère.  Elle  regarda  la  femme  qui 
l'accompagnait. 

M"""  Dambreuse  l'avait  reconnue;  et,  pendant 

Iune  minute,  elles  se  considérèrent  de  naut  en 
bas,  scrupuleusement,  afin  de  découvrir  le  défaut, 
ta  tare,  l'une  enviant  peut-être  la  jeunesse  de 
l'autre ,  et  celle-ci  dépitée  par  l'extrême  bon  ton , 
la  simplicité  aristocratique  de  sa  rivale. 

Enfin,  M""*  Dambreuse  détourna  la  tête,  avec 
un  sourire  d'une  insolence  inexprimable. 

Le  crieur  avait  ouvert  un  piano,  son  piano < 
Tout  en  restant  debout,  il  fit  une  gamme  de  la 
main  droite,  et  annonça  l'instrument  pour  douze 

}8 


594  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

cents  francs,  puis  se  rabattit  à  mille,  à  huit  cents, 
à  sept  cents. 

M"*  Dambreuse,  d'un  ton  folâtre,  se  moquait 
du  sabot. 

On  posa  devant  les  brocanteurs  un  petit  cof- 
fret avec  des  médaillons,  des  angles  et  des  fer- 
moirs d'argent,  le  même  qu'il  avait  vu  au  premier 
dîner  dans  la  rue  de  Choiseul,  qui  ensuite  avait 
été  chez  Rosanette ,  était  revenu  chez  M""  Amoux  ; 
souvent,  pendant  leurs  conversations,  ses  yeux 
le  rencontraient;  il  était  lié  à  ses  souvenirs  les 
plus  chers,  et  son  âme  se  fondait  d'attendrisse- 
ment, quand   M™'  Dambreuse  dit  tout  à  coup  : 

—  Tiens  !  je  vais  l'acheter. 

—  Mais  ce  n'est  pas  curieux,  reprit-il. 

Elle  Je  trouvait,  au  contraire,  fort  joli;  et  le 
crieur  en  prônait  la  délicatesse  : 

—  Un  bijou  de  la  Renaissance  !  Huit  cents  francs , 
messieurs!  En  argent  presque  tout  entier!  Avec 
un  peu  de  blanc  d'Espagne,  ça  brillera! 

Et,  comme  elle  se  poussait  dans  la  foule  : 

—  Quelle  singulière  idée  I  dit  Frédéric. 

—  Cela  vous  fâche  ? 

—  Non!  Mais  que  f)eut-on  faire  de  ce  bi- 
belot? 

—  Qui  sait?  y  mettre  des  lettres  d'amour, 
peut-être  I 

Elle  eut  un  regard  qui  rendait  l'allusion  fort 
claire. 

—  Raison  de  plus  pour  ne  pas  dépouiller  les 
morts  de  leurs  secrets. 

—  Je  ne  la  croyais  pas  si  morte. 
Elle  ajouta  distinctement: 

—  Huit  cent  quatre-vingts  francs  I 


I 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  595 

—  Ce  que  vous  faites  n*est  pas  bien ,  murmura 
Frédéric. 

Elle  riait. 

—  Mais,  chère  amie,  c'est  la  première  grâce 
que  je  vous  demande. 

—  Mais  vous  ne  serez  pas  un  mari  aimable, 
savez -vous? 

Quelqu'un  venait  de  lancer  une  surenchère; 
elle  leva  la  main  : 

—  Neuf  cents  francs  ! 

—  Neuf  cents  francs!  répéta  M*  Berthelmot. 

—  Neuf  cent  dix...  quinze...  vingt...  trente! 
glapissait  le  crieur,  tout  en  parcourant  du  regard 
l'assistance,  avec  des  hochements  de  tête  sac- 
cadés. 

—  Prouvez-moi  que  ma  femme  est  raisonnable , 
dit  Frédéric. 

II  l'entraîna  doucement  vers  la  porte. 
Le  commissaire-priseur  continuait. 

—  Allons,  allons,  messieurs,  neuf  cent  trente! 
Y  a-t-il  marchand  à  neuf  cent  trente? 

M'°*  Dambreuse,  qui  était  arrivée  sur  le  seuil, 
s'arrêta;  et,  d'une  voix  haute  : 

—  Mille  francs! 

II  y  eut  un  frisson  dans  le  public,  un  silence. 

—  Mille  francs,  messieurs,  mille  francs!  Per- 
sonne ne  dit  rien?  bien  vu?  mille  francs!  — 
Adjugé! 

Le  marteau  d'ivoire  s'abattit. 
Elle  fit  passer  sa  carte,  on  lui  envoya  le  coffret. 
Elle  le  plongea  dans  son  manchon. 
r    Frédéric  sentit  un  grand  froid  lui  traverser  le 
/  cœur. 

(^     M""  Dambreuse  n'avait  pas  quitté  son  bras  ;  et 

38. 


59<^  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

elle  n'osa  le  regarder  en  face  jusque  dans  la  rue, 
où  l'attendait  sa  voiture. 

Elle  s'y  jeta  comme  un  voleur  qui  s'échappe , 
et,  quand  elle  fut  assise,  se  retourna  vers  Frédéric. 
H  avait  son  chapeau  à  la  main. 

—  Vous  ne  montez  pas  ? 

—  Non,  Madame! 

Et,  la  saluant  froidement,  il  ferma  la  portière, 
puis  fît  signe  au  cocher  de  partir. 

H  éprouva  d'abord  un  sentiment  de  joie  et 
d'indépendance  reconquise.  Il  était  fier  d'avoir 
vengé  M""  Arnoux  en  lui  sacrifiant  une  fortune  ; 
puis  il  fut  étonné  de  son  action,  et  une  courba- 
ture infinie  Taccabla. 

Le  lendemain  matin ,  son  domestique  lui  apprit 
les  nouvelles.  L*état  de  siège  était  aécrété,  l'As- 
semblée dissoute,  et  une  partie  des  représentants 
du  peuple  à  Mazas.  Les  affaires  publiques  le  lais- 
sèrent indifférent,  tant  il  était  préoccupé  des 
siennes. 

n  écrivit  à  des  fournisseurs  pour  décommander 
plusieurs  emplettes  relatives  à  son  mariage,  qui 
lui  apparaissait  maintenant  comme  une  spécu- 
lation un  peu  ignoble;  et  il  exécrait  M"' Dam- 
breuse  parce  qu'il  avait  manqué,  à  cause  d'elle, 
commettre  une  bassesse.  II  en  oubliait  la  Maré- 
chale, ne  s*inquiétait  même  pas  de  M™'  Arnoux, 
ne  songeant  qu'à  lui,  à  lui  seul,  perdu  dans  les 
décombres  de  ses  rêves,  malade,  plein  de  douleur 
et  de  découragement;  et,  en  haine  du  milieu  fac- 
tice oii  il  avait  tant  souffert,  il  souhaita  la  fraîcheur 
de  l'herbe,  le  repos  de  la  province,  une  vie  som- 
nolente passée  à  l'ombre  du  toit  natal  avec  des 
cœurs  ingénus.  Le  mercredi  soir  enfin ,  il  sortit. 


L'EDUCATIOxN  SENTIMENTALE.  597 

Des  groupes  nombreux  stationnaient  sur  le 
boulevard.  De  temps  à  autre,  une  patrouille  les 
dissipait;  ils  se  reformaient  derrière  elle.  On  parlait 
librement,  on  vociférait  contre  la  troupe  des  plai- 
santeries et  des  injures,  sans  rien  de  plus. 

—  Comment  !  est-ce  qu'on  ne  va  pas  se  battre  ? 
dit  Frédéric  à  un  ouvrier. 

L*homme  en  blouse  lui  répondit  : 

—  Pas  si  bêtes  de  nous  faire  tuer  pour  les 
bourgeois!  Qu'ils  s'arrangent! 

Et  un  monsieur  grommela,  tout  en  regardant 
de  travers  le  faubourien  : 

—  Canailles  de  socialistes  !  Si  on  pouvait ,  cette 
fois,  les  exterminer? 

Frédéric  ne  comprenait  rien  à  tant  de  rancune 
et  de  sottise.  Son  dégoût  de  Paris  en  augmenta; 
et,  le  surlendemain,  n  partit  pour  Nogent  par  le 
premier  convoi. 

Les  maisons  bientôt  disparurent,  la  campagne 
s'élargit.  Seul  dans  son  wagon  et  les  pieds  sur  la 
banquette,  il  ruminait  les  événements  des  derniers 
jours,  tout  son  passé.  Le  souvenir  de  Louise  lui 
revint. 

«Elle  m'aimait,  celle-là!  J'ai  eu  tort  de  ne  pas 
saisir  ce  bonheur...  Bah!  n'y  pensons  plus! 

Puis,  cinq  minutes  après  : 

«Qui  sait,  cependant?...  plus  tard,  pourquoi 

Ipas  ?  » 
Sa  rêverie,  comme  ses  yeux,  s'enfonçait  dans 
de  vagues  horizons. 
«Elle  était  naïve,  une  paysanne,  presque  une 
sauvage,  mais  si  bonne!» 
A  mesure  qu'il  avançait  vers  Nogent,  elle  se 


59^  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

de  Sourdun,  il  l'aperçut  sous  les  peupliers  comme 
autrefois,  coupant  des  joncs  au  bord  des  flaques 
d'eau;  on  arrivait;  il  descendit. 

Puis  il  s'accouda  sur  le  pont,  pour  revoir  l'île 
et  le  jardin  oii  ils  s'étaient  promenés  un  jour  de 
soleil  ;  et  l'étourdissement  du  voyage  et  du  grand 
air,  la  faiblesse  qu'il  gardait  de  ses  émotions  ré- 
centes, lui  causant  une  sorte  d'exaltation,  il  se 
dit: 

«Elle  est  peut-être  sortie;  si  j'allais  la  rencon- 
trer !  » 

La  cloche  de  Saint-Laurent  tintait  ;  et  il  y  avait 
sur  la  place,  devant  l'église,  un  rassemblement 
de  pauvres,  avec  une  calèche,  la  seule  du  pays 
(celle  qui  servait  pour  les  noces),  quand,  sous  le 
portail,  tout  à  coup,  dans  un  flot  de  bourgeois  en 
cravate  blanche,  deux  nouveaux  mariés  parurent. 

11  se  crut  halluciné.  Mais  non!  C'était  bien 
elle,  Louise!  couverte  d'un  voile  blanc  qui  tom- 
bait de  ses  cheveux  rouges  à  ses  talons  ;  et  c'était 
bien  lui.  Deslauriers!  portant  un  habit  bleu  brodé 
d'argent,  un  costume  de  préfet.  Pourquoi  donc? 

Frédéric  se  cacha  dans  l'angle  d'une  maison, 
pour  laisser  passer  le  cortège. 

Honteux,  vaincu,  écrasé,  il  retourna  vers  le 
chemin  de  fer,  et  s'en  revint  à  Paris. 

Son  cocher  de  fiacre  assura  que  les  barricades 
étaient  dressées  depuis  le  Château-d'Eau  jusqu'au 
Gymnase,  et  prit  par  le  faubourg  Saint -Martin. 
Au  coin  de  la  rue  de  Provence,  Frédéric  mit  pied 
à  terre  pour  gagner  les  boulevards. 

11  était  cinq  heures,  une  pluie  fine  tombait.  Des 
bourgeois  occupaient  le  trottoir  du  c6té  de  l'Opéra. 
Les  maisons  d'en  face  étaient  closes.   Personne 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  599 

aux  fenêtres.  Dans  toute  la  largeur  du  boulevard, 
des  dragons  galopaient,  à  fond  de  train,  penchés 
sur  leurs  chevaux,  le  sabre  nu  ;  et  les  crinières  de 
leurs  casques,  et  leurs  grands  manteaux  blancs 
soulevés  derrière  eux  passaient  sur  la  lumière  des 
becs  de  gaz,  qui  se  tordaient  au  vent  dans  la 
brume.  La  foule  les  regardait,  muette,  terrifiée. 

Entre  les  charges  de  cavalerie,  des  escouades 
de  sergents  de  ville  survenaient,  pour  faire  refluer 
le  monde  dans  les  rues. 

Mais,  sur  les  marches  de  Tortoni,  un  homme, 
Dussardier,  remarquable  de  loin  à  sa  haute  taille , 
restait  sans  plus  bouger  qu'une  cariatide. 

Un  des  agents  qui  marchait  en  tête,  le  tricorne 
sur  les  yeux,  le  menaça  de  son  épée. 

L'autre  alors,  s'avançant  d'un  pas,  se  mit  à 
crier  : 

—  Vive  la  République  ! 

Il  tomba  sur  le  dos,  les  bras  en  croix. 

Un  hurlement  d'horreur  s'éleva  de  la  foule. 
L'agent  fît  un  cercle  autour  de  lui  avec  son  regard  ; 
et  Frédéric,  béant,  reconnut  Sénécal. 


VI 


IL  voyagea. 
H  connut  la  mélancolie  des  paquebots,  les 
froids  réveils  sous  la  tente,  i*étourdissement 
des  paysages  et  des  ruines,  Tamertume  des  sym- 
pathies interrompues. 

II  revint. 

II  fréquenta  le  monde ,  et  il  eut  d'autres  amours 
encore.  Mais  le  souvenir  continuel  du  premier  les 
lui  rendait  insipides;  et  puis  la  véhémence  du 
désir,  la  fleur  même  de  la  sensation  était  perdue. 
Ses  ambitions  d'esprit  avaient  également  diminué. 
Des  années  passèrent;  et  il  supportait  le  désœu- 
vrement de  son  intelligence  et  l'inertie  de  son  cœur. 

Vers  la  fin  de  mars  1867,  à  la  nuit  tombante, 
comme  il  était  seul  dans  son  cabinet,  une  femme 
entra. 

—  Madame  Arnoux  I 

—  Frédéric! 

Elle  le  saisit  par  les  mains,  l'attira  doucement 
vers  la  fenêtre,  et  elle  le  considérait  tout  en  répé- 
tant : 

—  C'est  lui  !  C'est  donc  lui  ! 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  6oï 

Dans  la  pénombre  du  crépuscule,  il  n'aperce- 
vait que  ses  yeux  sous  la  voilette  de  dentelle  noire 
qui  masquait  sa  figure. 

Quand  elle  eut  déposé  au  bord  de  la  cheminée 
un  petit  portefeuille  de  velours  grenat,  elle  s'assit. 
Tous  deux  restèrent  sans  pouvoir  parler,  se  sou- 
riant Tun  à  Tautre. 

Enfin,  il  lui  adressa  quantité  de  questions  sur 
elle  et  sur  son  mari. 

Ils  habitaient  le  fond  de  la  Bretagne,  pour  vivre 
économiquement  et  payer  leurs  dettes.  Arnoux, 
presque  toujours  malade,  semblait  un  vieillard 
maintenant.  Sa  fille  était  mariée  à  Bordeaux,  et 
son  fils  en  garnison  à  Mostaganem.  Puis  elle 
releva  la  tête  : 

—  Mais  je  vous  revois  !  Je  suis  heureuse  ! 

Il  ne  manqua  pas  de  lui  dire  qu'à  la  nouvelle 
de  leur  catastrophe,  il  était  accouru  chez  eux. 

—  Je  le  savais  I 

—  Comment? 

Elle  l'avait  aperçu  dans  la  cour,  et  s'était  ca- 
chée. 

—  Pourquoi? 

Alors,  d'une  voix  tremblante,  et  avec  de  longs 
intervalles  entre  ses  mots  : 

—  J'avais  peur!  Oui...  peur  de  vous...  de 
moi! 

Cette  révélation  lui  donna  comme  un  saisisse- 
ment de  volupté.  Son  cœur  battait  à  grands  coups. 
Elle  reprit  : 

—  Èxcusez-moi  de  n'être  pas  venue,  plus  tôt. 
Et  désignant  le  petit  portefeuille  grenat  couvert 

de  palmes  d'or  : 

—  Je  l'ai  brodé  à  votre  intention,  tout  exprès. 


6o2  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

II  contient  cette  somme,  dont  les  terrains  de  Belle- 
ville  devaient  répondre. 

Frédéric  la  remercia  du  cadeau,  tout  en  la 
blâmant  de  s'être  dérangée. 

—  Non  !  Ce  n'est  pas  pour  cela  que  je  suis 
venue  I  Je  tenais  à  cette  visite,  puis  je  m'en  retour- 
nerai... là-bas. 

Et  elle  lui  parla  de  l'endroit  qu'elle  habitait. 

C'était  une  maison  basse,  à  un  seul  étage,  avec 
un  jardin  rempli  de  buis  énormes  et  une  double 
avenue  de  châtaigniers  montant  jusqu'au  haut  de 
la  colline,  d'où  l'on  découvre  la  mer. 

—  Je  vais  m'asseoir  là,  sur  un  banc,  que  j'ai 
appelé  le  banc  Frédéric. 

Puis  elle  se  mit  à  regarder  les  meubles,  les 
bibelots,  les  cadres,  avidement,  pour  les  emporter 
dans  sa  mémoire.  Le  portrait  de  la  Maréchale  était 
à  demi  caché  par  un  rideau.  Mais  les  ors  et  les 
blancs,  qui  se  détachaient  au  miheu  des  ténèbres, 
l'attirèrent. 

—  Je  connais  cette  femme,  il  me  semble? 

—  Impossible  !  dit  Frédéric.  C'est  une  vieille 
peinture  italienne. 

Elle  avoua  qu'elle  désirait  faire  un  tour  à  son 
bras,  dans  les  rues. 

Ils  sortirent. 

La  lueur  des  boutiques  éclairait,  par  intervalles, 
son  profil  pâle;  puis  l'ombre  l'enveloppait  de 
nouveau;  et,  au  milieu  des  voitures,  de  la  foule 
et  du  bruit,  ils  allaient  sans  se  distraire  d'eux- 
mêmes,  sans  rien  entendre,  comme  ceux  qui 
marchent  ensemble  dans  la  campagne,  sur  un  lit 
de  feuilles  mortes. 

Ils  se  racontèrent  leurs  anciens  jours,  les  dîners 


I 


I 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  6o^ 

du  temps  de  VArt  industriel,  les  manies  d'Arnoux, 
sa  façon  de  tirer  les  pointes  de  son  faux  col, 
d'écraser  du  cosmétique  sur  ses  moustaches, 
d'autres  choses  plus  intimes  et  plus  profondes. 
Quel  ravissement  il  avait  eu  la  première  fois, 
en  l'entendant  chanter!  Comme  elle  était  belle, 
le  jour  de  sa  fête,  à  Saint-CIoud!  II  lui  rappela  le 
petit  jardin  d'Auteuil,  des  soirs  au  théâtre,  une 
rencontre  sur  le  boulevard,  d'anciens  domes- 
tiques, sa  négresse. 

Elle  s'étonnait  de  sa  mémoire.  Cependant,  elle 
lui  dit  : 

—  Quelquefois,  vos  paroles  me  reviennent 
comme  un  écho  lointain,  comme  le  son  d'une 
cloche  apporté  par  le  vent;  et  il  me  semble  que 
vous  êtes  là,  quand  je  lis  des  passages  d'amour 
dans  les  livres. 

—  Tout  ce  qu'on  y  blâme  d'exagéré,  vous  me 
l'avez  fait  ressentir,  dit  Frédéric.  Je  comprends 
Werther  que  ne  dégoûtent  pas  les  tartines  de 
Charlotte. 

—  Pauvre  cher  ami  I 

Elle  soupira;  et,  après  un  long  silence  : 

—  N'importe,  nous  nous  serons  bien  aimés. 

—  Sans  nous  appartenir,  pourtant! 

—  Cela  vaut  peut-être  mieux,  reprit-elle. 

—  Non  !  non  !  Quel  bonheur  nous  aurions  eu  ! 

—  Oh!  je  le  crois,  avec  un  amour  comme  le 
vôtre  I 

Et  il  devait  être  bien  fort  pour  durer  après  une 
séparation  si  longue  I 

Frédéric  lui  demanda  comment  elle  l'avait  dé- 
couvert. 

—  C'est  un  soir  que  vous  m'avez  baisé  le  poi- 


6o4  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

gnet  entre  le  gant  et  la  manchette.  Je  me  suis  dit  : 
«Mais  il  m*aime...  il  m'aime.»  J'avais  peur  de 
m'en  assurer,  cependant.  Votre  réserve  était  si 
charmante,  que  j'en  jouissais  comme  d'un  hom- 
mage involontaire  et  continu. 

Il  ne  regretta  rien.  Ses  souffrances  d'autrefois 
étaient  payées. 

Quand  ils  rentrèrent.  M"**  Arnoux  ôta  son  cha- 
peau. La  lampe,  posée  sur  une  console,  éclaira 
ses  cheveux  blancs.  Ce  fut  comme  un  heurt  en 
pleine  poitrine. 

Pour  lui  cacher  cette  déception,  il  se  posa  par 
terre  à  ses  genoux,  et,  prenant  ses  mains,  se  mit 
à  lui  dire  des  tendresses. 

—  Votre  personne ,  vos  moindres  mouvements 
me  semblaient  avoir  dans  le  monde  une  impor- 
tance extra-humaine.  Mon  cœur,  comme  cle  la 
poussière,  se  soulevait  derrière  vos  pas.  Vous  me 
faisiez  l'effet  d'un  clair  de  lune  par  une  nuit  d'été , 
quand  tout  est  parfums,  ombres  douces,  blan- 
cheurs, infini  ;  et  les  déhces  de  la  chair  et  de  l'âme 
étaient  contenues  pour  moi  dans  votre  nom  que 
je  me  répétais,  en  tâchant  de  le  baiser  sur  mes 
lèvres.  Je  n'imaginais  rien  au  delà.  C'était  M""  Ar- 
noux telle  que  vous  étiez,  avec  ses  deux  enfants, 
tendre ,  sérieuse ,  belle  à  éblouir,  et  si  bonne  I  Cette 
image-là  effaçait  toutes  les  autres.  Est-ce  que  j'y 
pensais,  seulement!  puisque  j'avais  toujours  au 
fond  de  moi-même  la  musique  de  votre  voix  et 
la  splendeur  de  vos  yeux  ! 

Elle  acceptait  avec  ravissement  ces  adorations 
pour  la  femme  qu'elle  n'était  plus.  Frédéric,  se 
grisant  par  ses  paroles,  arrivait  à  croire  ce  qu'il 
disait.  M"'  Arnoux,  le  dos  tourné  à  la  lumière,  se 


I 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  6o  5 

penchait  vers  luf.  Il  sentait  sur  son  front  la  caresse 
de  son  haleine,  à  travers  ses  vêtements  le  contact 
indécis  de  tout  son  corps.  Leurs  mains  se  ser- 
rèrent ;  la  pointe  de  sa  bottine  s'avançait  un  peu 
sous  sa  robe,  et  il  lui  dit,  presque  défaillant  : 

—  La  vue  de  votre  pied  me  trouble. 

Un  mouvement  de  pudeur  la  fit  se  lever.  Puis, 
immobile,  et  avec  l'intonation  singulière  des  som- 
nambules : 

—  A  mon  âge!  lui!  Frédéric!...  Aucune  n'a 
jamais  été  aimée  comme  moi!  Non,  non!  à  quoi 
sert  d'être  jeune?  Je  m'en  moque  bien  !  |e  les  mé- 
prise, toutes  celles  qui  viennent  ici! 

—  Oh!  il  n'en  vient  guère!  reprit-il  complai- 
samment.  \ 

Son  visage  s'épanouit,  et  elle  voulut  savoir  s'il 
se  marierait. 

II  jura  que  non. 

—  Bien  sûr?  pourquoi? 

—  A  cause  de  vous,  dit  Frédéric  en  la  serrant 
dans  ses  bras. 

Elle  y  restait,  la  taille  en  arrière,  la  bouche 
entr'ouverte ,  les  yeux  levés.  Tout  à*  coup,  elle 
le  repoussa  avec  un  air  de  désespoir  ;  et,  comme 
il  la  suppliait  de  lui  répondre,  elle  dit  en  baissant 
la  tête  : 

—  J'aurais  voulu  vous  rendre  heureux. 
Frédéric  soupçonna  M°"  Arnoux  d'être  venue 

pour  s'offrir;  et  il  était  repris  par  une  convoitise 
plus  forte  que  jamais,  furieuse,  enragée.  Cepen- 
dant, il  sentait  quelque  chose  d'inexprimable, 
une  répulsion,  et  comme  l'effroi  d'un  inceste. 
Une  autre  crainte  l'arrêta,  celle  d'en  avoir  dégoût 
plus  tard.  D'ailleurs,  quel  embarras  ce  serait!  et 


6o6  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

tout  à  la  fois  par  prudence  et  pour  ne  pas  dégra- 
der son  idéal,  il  tourna  sur  ses  talons  et  se  mit- à 
faire  une  cigarette. 

Elle  le  contemplait,  tout  émerveillée. 

—  Comme  vous  êtes  délicat!  II  n'y  a  que 
vous  I  II  n  y  a  que  vous  1 

Onze  heures  sonnèrent 

—  Déjà!  dit- elle;  au  quart,  je  m'en  irai. 
Elle  se  rassit;  mais  elle  observait  la  pendule, 

et  il  continuait  à  marcher  en  fumant.  Tous  les 
deux  ne  trouvaient  plus  rien  à  se  dire.  II  y  a  un 
moment,  dans  les  séparations,  où  la  personne 
aimée  n'est  déjà  plus  avec  nous. 

Enfin,  l'aiguille  ayant  dépassé  les  vingt-cinq 
minutes,  elle  prit  son  chapeau  par  les  brides, 
lentement. 

—  Adieu,  mon  ami,  mon  cher  ami!  Je  ne 
vous  reverrai  jamais!  C'était  ma  dernière  dé- 
marche de  femme.  Mon  âme  ne  vous  quittera 
pas.  Que  toutes  les  bénédictions  du  ciel  soient 
sur  vous! 

Et  elle  le  baisa  au  front  comme  une  mère. 

Mais  elle  parut  chercher  quelque  chose,  et  lui 
demanda  des  ciseaux. 

Elle  défit  son  peigne;  tous  ses  cheveux  blancs 
tombèrent. 

Elle  s'en  coupa,  brutalement,  à  la  racine,  une 
longue  mèche. 

—  Gardez -les!  adieu! 

Quand  elle  fut  sortie,  Frédéric  ouvrit  sa  fe- 
nêtre, M"*  Arnoux,  sur  le  trottoir,  fit  signe  d'avan- 
cer à  un  fiacre  qui  passait.  Elle  monta  dedans.  La 
voiture  disparut. 

Et  ce  fut  tout. 


VII 


VERS  le  commencement  de  cet  hiver,  Fré- 
déric et  Deslauriers  causaient  au  coin  du 
feu,  réconciliés  encore  une  fois,  par  la  fa- 
talité de  leur  nature  qui  les  faisait  toujours  se  re- 
joindre et  s'aimer. 

^  L'un  expliqua  sommairement  sa  brouille  avec 
M""'  Dambreuse,  laquelle  s'était  remariée  à  un 
Anglais. 

L'autre,  sans  dire  comment  il  avait  épousé 
M"^  Roque,  conta  que  sa  femme,  un  beau  jour, 
s'était  enfuie  avec  un  chanteur.  Pour  se  laver  un 
peu  du  ridicule,  il  s'était  compromis  dans  sa 
préfecture  par  des  excès  de  zèle  gouvernemental. 
On  l'avait  destitué.  Il  avait  été,  ensuite,  chef  de 
colonisation  en  Algérie,  s^rétaire  d'un  pacha, 
gérant  d'un  journal,  courtier  d'annonces,  pour 
être  finalement  employé  au  contentieux  dans 
une  compagnie  industrielle. 

Quant  à  Frédéric,  ayant  mangé  les  deux  tiers 
de  sa  fortune,  il  vivait  en  petit  bourgeois. 

Puis,  ils  s'informèrent  mutuellement  de  leurs 
amis. 


(5o8  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

Martinon  était  maintenant  sénateur. 

Hussonnet  occupait  une  haute  place,  où  il  se 
trouvait  avoir  sous  la  main  tous  les  théâtres  et 
toute  la  presse. 

Cisy,  enfoncé  dans  la  rehgion  et  père  de  huit 
enfants,  habitait  le  château  de  ses  aïeux. 

Pellerin,  après  avoir  donné  dans  le  fourié- 
risme, l'homéopathie,  les  tables  tournantes,  Tart 
gothique  et  la  peinture  humanitaire,  était  devenu 
photographe;  et  sur  toutes  les  murailles  de  Paris, 
on  le  voyait  représenté  en  habit  noir  avec  un 
corps  minuscule  et  une  grosse  tête. 

—  Et  ton  intime  Sénécal?  demanda  Frédéric. 

—  Disparu!  Je  ne  sais!  Et  toi,  ta  grande  pas- 
sion, M"' Arnoux? 

—  Elle  doit  être  à  Rome  avec  son  fils,  lieute- 
nant de  chasseurs. 

—  Et  son  mari? 

—  Mort  Tannée  dernière. 

—  Tiens  !  dit  lavocat. 
Puis  se  frappant  le  front  : 

—  A  propos,  l'autre  jour,  dans  une  boutique, 
jai  rencontré  cette  bonne  Maréchale,  tenant  par 
la  main  un  petit  garçon  qu'elle  a  adopté.  Elle  est 
veuve  d'un  certain  M.  Oudry,  et  très  grosse  main- 
tenant, énorme.  Quelle  décadence!  Elle  qui  avait 
autrefois  la  taille  si  mince. 

Deslauriers  ne  cacha  pas  qu'il  avait  profité  de 
son  désespoir  pour  s'en  assurer  par  lui-même. 

—  Comme  tu  me  l'avais  permis,  du  reste. 
Cet  aveu  était  une  compensation   au  silence 

qu'il  gardait  touchant  sa  tentative  près  de  M"*  Ar- 
noux.  Frédéric  l'eût  pardonnée,  puisqu'elle  n'avait 
pas  réussi. 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE.  609 

Bien  que  vexé  un  peu  de  la  découverte,  il  fit 
semblant  d'en  rire  ;  et  l'idée  de  la  Maréchale  lui 
amena  celle  de  la  Vatnaz. 

Deslauriers  ne  l'avait  jamais  vue,  non  plus  que 
bien  d'autres  qui  venaient  chez  Arnoux;  mais  il 
se  souvenait  parfaitement  de  Regimbart. 

—  Vit-il  encore? 

—  A  peine!  Tous  les  soirs,  régulièrement, 
depuis  la  rue  de  Grammont  jusqu'à  la  rue  Mont- 
martre, il  se  traîne  devant  les  cafés,  affaibh,  courbé 
en  deux,  vidé,  un  spectre! 

—  Eh  bien,  et  Compain? 

Frédéric  poussa  un  cri  de  joie,  et  pria  l'ex- 
délégué  du  Gouvernement  provisoire  de  lui  ap- 
prendre le  mystère  de  la  tête  de  veau. 

—  C'est  une  importation  anglaise.  Pour  paro- 
dier la  cérémonie  que  les  rojahstes  célébraient  le 
30  janvier,  des  indépendants  fondèrent  un  ban- 
quet annuel  où  l'on  mangeait  des  têtes  de  veau, 
et  où  l'on  buvait  du  vin  rouge  dans  des  crânes  de 
veau  en  portant  des  toasts  à  l'extermination  des 
Stuarts.  Après  thermidor,  des  terroristes  organi- 
sèrent une  confrérie  toute  pareille,  ce  qui  prouve 
que  la  bêtise  est  féconde. 

—  Tu  me  parais  bien  calmé  sur  la  politique? 

—  Effet  de  lage,  dit  l'avocat. 
Et  ils  résumèrent  leur  vie. 

Ils  l'avaient  manquée  tous  les  deux,  celui  qui 
avait  rêvé  l'amour,  celui  qui  avait  rêvé  le  pou- 
voir. Quelle  en  était  la  raison? 

—  C'est  peut-être  le  défaut  de  ligne  droite, 
dit  Frédéric. 

—  Pour  toi,  cela  se  peut.  Moi,  au  contraire, 
j*ai  péché  par  excès  de  rectitude,  sans  tenir  compte 

39 


6lO  L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 

de  mille  choses  secondaires,  plus  fortes  que  tout. 
J'avais  trop  de  logique,  et  toi  de  sentiment. 

Puis,  ils  accusèrent  le  hasard,  les  circonstances, 
l'époque  où  ils  étaient  nés. 

Frédéric  reprit  : 

—  Ce  n'est  pas  là  ce  que  nous  croyions  deve- 
nir autrefois,  à  Sens,  quand  tu  voulais  faire  une 
histoire  critique  de  la  Philosophie,  et  moi,  un 
grand  roman  moyen  âge  sur  Nogent,  dont  j'avais 
trouvé  le  sujet  dans  Froissart  :  Comment  messire 
Brokars  de  Fénestranges  et  l'évêque  de  Troyes 
assaillirent  messire  Eustache  d'Ambrecicourt.  Te 
rappelles -tu? 

Et,  exhumant  leur  jeunesse,  à  chaque  phrase, 
ils  se  disaient  : 

—  Te  rappelles -tu? 

Ils  revoyaient  la  cour  du  collège,  la  chapelle, 
le  parloir,  la  salle  d'armes  au  bas  de  l'escalier,  des 
figures  de  pions  et  d'élèves,  un  nommé  Angel- 
marre,  de  Versailles,  qui  se  taillait  des  sous-pieds 
dans  de  vieilles  bottes;  M.  Mirbal  et  ses  favoris 
rouges  ;  les  deux  professeurs  de  dessin  linéaire  et 
de  grand  dessin,  Varaud  et  Suriret,  toujours  en 
dispute,  et  le  Polonais,  le  compatriote  de  Coper- 
nic, avec  son  système  planétaire  en  carton,  astro- 
nome ambulant  dont  on  avait  payé  la  séance  par 
un  repas  au  réfectoire  ;  puis  une  terrible  ribote  en 
promenade,  leurs  premières  pipes  fumées,  les 
distributions  des  prix,  la  joie  des  vacances. 

C'était  pendant  celles  de  1837  qu'ils  avaient  été 
chez  la  Turque. 

On  appelait  ainsi  une  femme  qui  se  nommait 
de  son  vrai  nom  Zoraïde  Turc;  et  beaucoup  de 
personnes    la    croyaient    une    musulmane,    une 


y 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE.  6  I  I 

Turque,  ce  qui  ajoutait  à  la  poésie  de  son  établis- 
sement, situé  au  bord  de  l'eau,  derrière  le  rem- 
part; même  en  plein  été,  il  y  avait  de  Tombre 
autour  de  sa  maison,  reconnaissable  à  un  bocal 
de  poissons  rouges  près  d'un  pot  de  réséda  sur 
une  fenêtre.  Des  demoiselles ,  en  camisole  blanche , 
avec  du  fard  aux  pommettes  et  de  longues  boucles 
d'oreilles,  frappaient  aux  carreaux  quand  on  pas- 
sait, et,  le  soir,  sur  le  pas  de  la  porte,  chanton- 
naient doucement  d'une  voix  rauque. 

Ce  heu  de  perdition  projetait  dans  tout  l'arron- 
dissement un  éclat  fantastique.  On  le  désignait 
par  des  périphrases  :  «L'endroit  que  vous  savez, 
—  une  certaine  rue,  —  au  bas  des  Ponts.»  Les 
fermières  des  alentours  en  tremblaient  pour  leurs 
maris,  les  bourgeoises  le  redoutaient  pour  leurs 
bonnes,  parce  que  la  cuisinière  de  M.  le  Sous- 
Préfet  y  avait  été  surprise  ;  et  c'était,  bien  entendu, 
l'obsession  secrète  de  tous  les  adolescents. 

Or,  un  dimanche,  pendant  qu'on  était  aux 
vêpres,  Frédéric  et  Deslauriers,  s'étant  fait  préa- 
lablement friser,  cueilhrent  des  fleurs  dans  le  jar- 
din de  M'""  Moreau,  puis  sortirent  par  la  porte 
des  champs,  et,  après  un  grand  détour  dans  les 
vignes,  revinrent  par  la  Pêcherie  et  se  glissèrent 
chez  la  Turque,  en  tenant  toujours  leurs  gros 
bouquets. 

Frédéric  présenta  le  sien,  comme  un  amoureux 
à  sa  fiancée.  Mais  la  chaleur  qu'il  faisait,  l'appré- 
hension de  l'inconnu,  une  espèce  de  remords,  et 
jusqu'au  plaisir  de  voir,  d'un  seul  coup  d'œil, 
tant  de  femmes  à  sa  disposition,  l'émurent  telle- 
ment, qu'il  devint  très  pâle  et  restait  sans  avancer, 
sans  rien  dire.  Toutes  riaient,  joyeuses  de   son 

k  39- 


6  I  2  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

embarras;  croyant  qu'on  s'en  moquait,  il  s'enfuit; 
et,  comme  Frédéric  avait  l'argent,  Deslauriers  fut 
bien  obligé  de  le  suivre. 

On  les  vit  sortir.  Cela  fit  une  histoire  qui  n'était 
pas  oubliée  trois  ans  après. 

Ils  se  la  contèrent  prolixement,  chacun  com- 
plétant les  souvenirs  de  l'autre;  et,  quand  ils 
eurent  fini  : 

—  C'est  là  ce  que  nous  avons  eu  de  meilleur  ! 
dit  Frédéric. 

—  Oui,  peut-être  bien?  c'est  là  ce  que  nous 
avons  eu  de  meilleur!  dit  Deslauriers. 


I 


FIN. 


I 


NOTICE. 


I 


Un  des  grands  chagrins  de  Flaubert  fut  l'échec  de  l'Éducation 
sentimentale.  D'abord  les  circonstances  se  prêtèrent  assez  mal  à  un 
succès;  on  était  à  la  veille  des  événements  de  1870,  et  Flaubert 
a  pu  dire  que  la  guerre  avait  «tué»  son  livre <^\  II  y  eut  aussi  un 
véritable  courant  d'hostilité.  La  critique  fut  presque  unanimement 
malveillante. 

«Votre  vieux  troubadour  est  fortement  dénigré  par  les  feuilles, 
écrivait  Flaubert  à  George  Sand.  Lisez  le  Constitutionnel  de  lundi 
dernier,  le  Gaulois  de  ce  matin,  c'est  carré  et  net.  On  me  traite 
de  crétin  et  de  canaille.  L'article  de  Barbey  d'Aurevilly  (  Consti- 
tutionnel) est,  en  ce  genre,  un  modèle,  et  celui  du  bon  Sarcey, 
quoique  moins  violent,  ne  lui  cède  en  rien.  Ces  messieurs  récla- 
ment au  nom  de  la  morale  et  de  l'idéal!  J'ai  eu  aussi  des  érein- 
tements  dans  le  Figaro  et  dans  Paris  par  Cesena  et  Duranty. 
Je  m'en  fiche  profondément  !  Ce  qui  n'empêche  pas  que  je  suis 
étonné  par  tant  de  haine  et  de  mauvaise  loi.  La  Tribune,  le  Pays 
et  l'Opinion  nationale  m'ont  en  revanche  fort  exalté.  . .  ^^h» 

Dans  une  seconde  lettre  à  George  Sand  : 

«Votre  vieux  troubadour  est  trépigné  et  d'une  façon  inouïe. 
Les  gens,  qui  ont  lu  mon  roman,  craignent  de  m'en  parler,  par 
peur  de  se  compromettre  ou  par  pitié  pour  moi.  Les  plus  indul- 
gents trouvent  que  je  n'ai  fait  que  des  tableaux  et  que  la  compo- 
sition, le  dessin  manquent  absolument.  Saint-Victor,  qui  prone 
les  livres  d'Arsène  Houssaye,  ne  veut  pas  faire  d'article  sur  le 
mien,  le  trouvant  trop  mauvais.»  Et  il  termine  avec  amertume  : 
«Voilà.  Théo  est  absent,  et  personne,  absolument  personne,  ne 
prend  ma  défense^').» 

''*  Maxime  Du  Camp.  Souvenirs  littéraires,  t.  II,  p.  391. 
">   Correspondance ,  4'  série.      , 


'•^)  Id 


em. 


6l4  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

«Sans  méconnaître  les  qualités,  qui  font  de  M.  Flaubert  un 
écrivain  d'une  certaine  originalité,  écrivait  Saint-René-Taillandier 
dans  la  Revue  des  Deux  Mondes,  nous  n'admirons  sans  réserves  ni 
son  art,  ni  son  style.  Qu'est-ce  qu'un  art  dont  le  résultat  est  de 
supprimer  la  composition,  de  rendre  l'unité  impossible,  de  sub- 
stituer une  série  d'esquisses  à  un  tableau ...  ? 


«Oui  certes  M.  Flaubert  est  un  artiste,  il  sait  peindre,  il  sait 
graver  à  l'eau -forte,  il  a  des  touches  puissantes,  qui  font  saillir 
en  plein  relief  certains  aspects  de  la  réalité,  mais  il  écrit  comme 
ceux  oui  possèdent  le  don  du  style,  sans  en  connaître  suffisam- 
ment les  lois^').)) 

Cuvillier-Fleury,  dans  le  Journal  des  Débats,  disait  que  Flau- 
bert n'avait  pas  fait  un  roman,  mais  une  satire;  encore  trouvait-il 
la  satire  bien  exagérée  ^^). 

Schérer,  dans  le  Temps,  reprenait  la  même  accusation  sous  une 
autre  forme  :  «Son  livre  n  est  pas  un  roman,  c'est  un  récit 
d'aventures,  ce  sont  des  mémoires.  A  force  d'être  réaliste  il  est 
réel,  sans  doute,  mais  à  force  d'être  réel  il  cesse  de  nous  inté- 
resser (').» 

Dans  le  Figaro,  Amédée  de  Cesena  faisait  grief  à  Flaubert  de 
«ses  fréquentes  excursions  dans  le  domaine  de  la  politique»,  et 
concluait  :  «Ce  n'est  pas  pour  y  retrouver  les  déclamations  des 
réunions  publiques  que  les  femmes  ouvrent  un  roman  (*>.» 

George  Sand  avait  le  courage  de  prendre  la  défense  du  livre 
ainsi  attaaué  :  «Il  n'y  a  pas  de  question  morale,  comme  on  l'en- 
tend, soulevée  dans  ce  livre,  écrivait-elle  dans  la  Liberté.  Toutes 
les  questions  solidaires  les  unes  des  autres  s'y  présentent  en  bloc 
à  l'esprit,  et  cïiaque  opinion  s'y  juge  elle-même.  Quand  il  sait  si 
bien  faire  vivre  les  figures  de  sa  création,  l'auteur  n'a  que  faire  de 
montrer  la  sienne.  Chaque  pensée,  chaque  parole,  chaque  geste 
de  chaque  rôle  exprime  clairement  à  chaque  conscience  l'erreur 
ou  la  vérité  qu'il  porte  en  soi.  Dans  un  travail  si  bien  fouillé,  la 
lumière  jaillit  de  partout  et  se  passe  d'un  résumé  dogmatique. 
Ce  n'est  pas  être  sceptique  que  de  se  dispenser  d'être  pédant. 

«Il  (Flaubert)  a  mis  devant  nos  yeux  un  miroir  en  disant  : 
«Regardez -vous;  si  votre  image  n'est  pas  ressemblante,  celle  de 
«votre  voisin  le  sera  peut-être.»  Et  en  effet  nous  avons  tous  trouvé 

<''  Revue  des  Deux  Mondes,  15  décembre  1869.  ^'^i'"  Opinions  de  la  presse. 
'*'  Journal  des  Débats,  14  décembre  1869.  Voir  Opinions  de  la  presse. 
'^*   Temps,  7  décembre  1869.  Voir  Opinions  de  la  presse. 
'*>  Figaro,  20  novembre  1869. 


NOTICE.  615 

le  voisin  ressemblant.  C'est  à  vous  de  conclure  et  de  vous  de- 
mander si  notre  époque  est  effectivement  médiocre,  ridicule  et 
condamnée  à  réternel  avortement  de  ses  aspirations  ^^^)» 

Et  en  réalité  l'opinion  de  George  Sand  n'était  pas  aussi  favo- 
rable qu'elle  voulait  bien  le  dire  aux  lecteurs  de  la  Liberté.  Elle  ne 
s'en  cachait  pas  à  Flaubert  : 

«11  n'est  pas  inutile,  lui  écrivait -elle  le  9  janvier  1870,  de  sa- 
voir l'opinion  des  bonnes  gens  et  des  jeunes  gens.  Les  jeunes 
disent  que  l'Education  sentimentale  les  a  rendus  tristes. 

«Ils  ne  s'y  sont  pas  reconnus,  eux  qui  n'ont  pas  encore  vécu, 
mais  ils  ont  des  illusions  et  disent  :  «Pourquoi  cet  homme  si  bon, 
«si  aimable,  si  gai,  si  simple,  si  sympathique,  veut-il  nous  décou- 
«  rager  de  vivre?»  C'est  mal  raisonné,  ce  qu  ils  disent,  mais  comme 
c'est  instinctif,  il  faut  peut-être  en  tenir  compte  (^^.» 

Cinq  années  plus  tard  (19  décembre  1875)  George  Sand  re- 
venait encore  sur  ce  sujet;  elle  reprochait  au  roman  le  manque 
d'action  des  personnages  sur  eux-mêmes  :  «On  est  homme  avant 
tout.  On  veut  trouver  l'homme  au  fond  de  toute  histoire  et  de 
tout  fait.  C'a  été  le  défaut  de  l'Education  sentimentale,  à  laquelle 
j'ai  tant  réfléchi  depuis,  me  demandant  pourquoi  tant  d'humeur 
contre  un  ouvrage  si  bien  lait  et  si  solide.  Ce  défaut,  c'était 
l'absence  d'action  des  personnages  sur  eux-mêmes.  Ils  subissent 
les  faits  et  ne  s'en  emparent  jamais  (•■'\» 

Rappelons  pour  mémoire  les  violentes  attaques  de  Barbey 
d'Aurevilly  qui  peuvent  se  résumer  dans  cette  phrase  :  «Je  dis 
enfin  qu'il  n'y  a  plus  à  s'occuper  de  Flaubert  qu'au  seul  cas  où  il 
changerait  de  système  et  de  manière,  et  il  n'en  changera  pas^*).» 

Depuis,  la  critique  a  été  plus  favorable.  M.  Faguet,  sans  se 
ranger  au  nombre  de  ceux  qu  il  appelle  «les  fanatiques  de  V Edu- 
cation» y  a  reconnu  que  «si  Flaubert  n'avait  pas  écrit  Madame  Bo- 
vary, il  aurait  cependant  son  chef-d'œuvre,  il  faut  bien  qu'un  au- 
teur en  ait  un.  Et  je  ne  crois  pas  que  ce  fût  Salammbô,  et  je  crois 
que  ce  serait  V Education» '^^K 

Flaubert  eut  toujours  un  faible  pour  cet  ouvrage.  11  en 
était  même  arrivé  à  regretter  Madame  Bovary,  que  ton  acco- 
lait  toujours  a  son  nom.  «Un  jour,  raconte  Maxime  Du  Camp,  il 
(Flaubert)  me  dit  :  «Je  voudrais  faire  un  coup  de  bourse  et  ga- 
«gner  une  grosse  somme.  Pourquoi?  Pour  racheter*  n'importe  à 


'■'  Liberté,  22  décembre  1869.  Voir  Opinions  de  la  presse. 

f'^'  Correspondance  entre  George  Sand  et  Gustave  Flaubert,  p.  196. 

'''  Jdem,  p.  433. 

'*'  Barbey  d'Aurevilly.  Le  Roman  contemporain,  p.  105. 

'*'  Faguet.  Flaubert,  p.  126. 


6  1(5  L'ÉDUCATlOiN  SENTIMENTALE. 

«quel  prix,  tous  les  exemplaires  de  la  Bovary,  les  jeter  au  feu  et 
«ne  plus  jamais  en  entendre  parler.»  En  revanche  il  a  toujours  cru 
que  V Education  sentimentale  était  un  chef-d'œuvre  (').  » 


II 


Cette  prédilection  s'explique  mieux  encore  lorsqu'on  sait  que 
Flaubert  avait  mis  dans  ce  roman  une  «tranche  de  sa  vie»  ('^). 
Comme  son  héros,  Flaubert  aima  une  M""  Arnoux^''^  «En  1838, 
alors  qu'il  avait  seize  ans  et  demi,  il  avait  été  passer  ses  vacances 
à  Trouville  avec  sa  famille ,  qui  y  possédait  une  terre  assez  consi- 
dérable. .  . 

«II  rencontra  ou,  pour  mieux  dire,  il  aperçut  une  femme  qui 
avait  alors  vingt-huit  ans,  car  elle  est  née  en  1810.  Il  la  legarda. 
Il  l'admira  et,  comme  il  le  disait,  eut  vers  elle  une  grande  aspi- 
ration. Elle  était  jolie  et  surtout  étrange . . . 

«Inconnue  elle  ne  le  fut  pas  longtemps,  car  elle  avait  un  mari 
avec  lequel  il  n'était  pas  difficile  d  entrer  en  relations.  C'était  un 
brasseur  d'affaires,  qui  avait  les  mains  dans  vingt  opérations  à  la 
fois,  dirigeait  à  Pans  une  importante  maison  de  commerce,  flai- 
rant les  truffes  de  loin  et  aoandonnant  sa  femme  pour  courir 
après  le  premier  cotillon  qui  tournait  au  coin  des  rues,  passé 
maître  en  fait  de  réclame,  jetant  les  pièces  d'or  par  les  fenêtres 
et  se  baissant  pour  ramasser  un  sou.  Flaubert  se  prit  à  l'admirer  et 
restait  bouche  béante  à  écouter  le  récit  de  ses  conquêtes.  II  fut 
admis  dans  l'intimité  du  ménage,  et  continua,  sans  plus,  à  con- 
templer la  femme.  En  1839,  en  1840,  il  les  chercha  a  Trouville, 
où  il  revint;  ils  n'y  étaient  pas.  Il  les  retrouva  plus  tard  à  Paris, 
persista  à  admirer  le  mari,  persista  à  regarder  la  femme  et  per- 
sista à  se  taire.  C'est  là  le  grand  amour  dont  il  disait  :  «J'en  ai 
«été  ravagé (*l» 

On  retrouve  dans  l'Education  plusieurs  détails,  qui  se  ratta- 
chent à  l'existence  de  Flaubert.  Le  pays  de  Frédéric  Moreau  est 
Nogcnt- sur- Seine.  Là  était  précisément  le  berceau  de  la  famille 
paternelle  de  Flaubert;  son  grand-père  y  avait  été  vétérinaire ('''. 

Lui-même  pouvait  rattacher  à  cette  ville  des  souvenirs  d'en- 

"'  Faguet.  Flaubert,  p.  344. 

'*'  Idem,  p.  338. 

O  Correspondance,  i"  séiie. 

'*'  Maxime  Du  Camp.  Souvenirs  littéraires,  t.  II,  p.  337  et  338. 

'•'  Caroline  Commanville.  Souvenirs  sur  Gustave  Flaubert,  p.  14. 


NOTICE.  6  I  7 

fance.  «Tous  les  deux  ans  la  famille  entière  se  rendait  à  Nogent- 
sur-Seine,  chez  les  parents  Flaubert.  C'était  un  vrai  voyage  qu'on 
faisait  en  chaise  de  poste,  à  petites  journées,  comme  au  bon 
vieux  temps.  Cela  avait  laissé  d'amusants  souvenirs  à  mon 
oncle...  (').» 

Frédéric  prend  ses  repas  dans  un  restaurant  de  la  rue  de  la 
Harpe  ^^).  «Je  descends  rue  de  la  Harpe,  écrivait  Flaubert  étudiant 
à  sa  sœur,  et  je  vais  dîner  pour  30  sous''^.» 

Dans  les  débuts  de  l'existence  de  Frédéric  à  Paris  on  peut  re- 
marquer des  particularités  de  l'existence  de  Flaubert.  «A  Paris  il 
(Flaubert)  haoitait  rue  de  l'Est  un  petit  appartement  de  garçon 
où  il  se  trouvait  mal  installé.  Les  plaisirs  bru^yants  et  faciles  de  ses 
camarades  lui  semblaient  bêtes,  il  n'y  participait  guère.  Alors  il 
restait  seul,  s'enfermait,  ouvrait  un  livre  de  droit  qu'il  rejetait 
aussitôt,  s'étendait  sur  son  lit,  fumait  et  rêvait  beaucoup.  II  s'en- 
nuyait démesurément  et  devenait  sombre  ^*^  y 


III 


Il  serait  injuste  de  considérer  l'Éducation  comme  une  simple 
autobiographie.  Le  dessein  de  Flaubert  a  été  visiblement  de  nous 
faire  pénétrer  dans  la  société  française  de  la  fin  du  règne  de 
Louis -Philippe  et  la  seconde  République.  Il  a  voulu  surtout 
nous  faire  connaître  les  idées  et  les  sentiments  de  la  génération 
qui  arrivait  à  l'âge  d'homme  entre  1840  et  1848. 

Un  des  traits  dominants  de  cette  génération  a  été  Vinjluence 
romantique.  Quelle  était  au  juste  cette  influence  et  à  quelle  époque 
surtout  s'est- elle  fait  sentir?  «Le  romantisme,  à  donner  au  mot 
sa  signification  la  plus  étendue,  commence  au  point  précis  oii 
l'imagination  et  la  sensibilité,  l'imagination  surtout,  usurpent  le 
rôle  qui  devrait  toujours  être  réservé  normalement  à  l'intelligence 

,  ,T       .  ,  ',,  ,  «  I      r        I    /  I        I  .0. 

et  a  la  raison ,  et  ou  1  on  s  en  remet  a  la  taculte  la  plus  capricieuse 
du  soin  de  connaître  de  toutes  choses  et  finalement  de  nous 
conduire  (*^» 

M.  Maigron  nous  donne  à  l'appui  de  sa  thèse  des  documents 

?ui  s'étendent  de   1832  à   1847^*',  précisément   la   période  de 
Education  sentimentale.  Et  de  quels  témoins  émanent  ces  docu- 


'■'  Caroline  CoMMANViLLE.  Souvenïn  sur  Gustave  Flaubert,  p.  30. 

'*'  L'Education  sentimentale ,  p.  34. 

'*'  Correspondance ,  i"  série. 

'*'  Caroline  CoMMANViLLE.  Souvenirs  sur  Gustave  Flaubert,  p.  35. 

''*'  Louis  Maigron.  Le  Romantisme  et  les  mœurs,  préface,  p.  m. 

'*>  Idein,  p.  m. 


6lS  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

ments  ?  «  Leur  origine  est  fort  diverse.  II  en  est ,  assez  peu  à  la  vérité , 
qui  furent  écrits  par  des  mains  aristocratiques,  d'autres,  un  peu 

£Ius  nombreux,  que  signèrent  de  simples  rapins  ou  des  bohèmes, 
lais  la  plupart  émanent  de  jeunes  gens  et  de  jeunes  femmes  qui, 
sans  avoir  jamais  eu,  semble-t-il,  une  personnalité  bien  marquée, 
appartiennent  cependant  à  cette  catégorie  sociale  qui  forme  en 
France  la  meilleure  et  la  plus  sûre  clientèle  des  écrivains,  surtout 
quand  ces  écrivains  sont  des  romanciers  ou  des  auteurs  drama- 
tiques. Ces  témoins,  nous  venons  de  le  dire,  sont  jeunes  en 
général  :  on  ne  subit  d'influence  vraiment  sérieuse  qu'autant  que 
la  formation  intellectuelle  et  morale  reste  encore  inachevée,  c'est- 
à-dire  pendant  la  jeunesse.  Leur  rang  social  enfin,  étudiants, 
«apprentis  hommes  de  lettres»,  avocats,  fonctionnaires,  petites 
bourgeoises  et  femmes  de  fonctionnaires,  leur  rang  social  nous 
est  une  garantie  qu'ils  sont  bien  représentatifs  des  classes  moyennes 
de  leur  temps.  Il  semble  donc  qu'ils  puissent  servir  à  mesurer 
avec  assez  d  exactitude  l'action  qu'à  une  époque  déterminée  le 
romantisme  a  exercée  sur  les  mœurs,  et  la  vraie  nature  et  la 
portée  réelle  de  cette  action  (^).)) 

Ne  retrouvons-nous  pas  là  tous  ou  presque  tous  les  personnages 
de  l'Education  sentimentale?  Frédéric,  Deslauriers,  bénécal,  Ar- 
noux,  etc.,  appartiennent  à  ces  milieux,  qui  subissaient  l'in- 
fluence romantique  aux  environs  de  18^0. 

L'état  d'esprit  des  personnages  de  Flaubert  répond  bien  à  cette 
définition  de  M.  Maigron  :  «Impatience  d'abord,  puis  mépris  et 
dégoût  des  humbles  réalités  familières,  qui  ont  le  tort  inévitable 
de  ne  pas  se  conformer  à  l'éblouissante  idée  qu'on  s'en  était  forgé 
dans  des  rêveries  naïves;  enthousiasme  et  exaltation  constants, 
culte  de  la  passion  tenue  pour  signe  éclatant  de  force  morale, 
considérée  comme  source  de  toute  générosité,  de  toute  noblesse, 
de  toute  vertu;  haine  enfin  de  tout  ce  qui  peut  faire  obstacle  à 
l'exercice  de  l'individualisme  ou  de  la  passion,  c'est-à-dire  la 
société  et  ses  institutions  essentielles  :  ce  sont  bien  les  traits 
caractéristiques  et  c'est  bien  ainsi  que  l'école  de  1830  l'a  repré- 
sentée vivant  ou  essayant  de  vivre  sa  vie  ^^\  » 

Dès  le  début,  Flaubert  nous  présente  son  héros  sous  des  traits 
romantiques  bien  caractérisés  :  «  Frédéric  pensait . . .  au  plan  d'un 
drame,  à  des  sujets  de  tableaux,  à  des  passions  futures.  II 
trouvait  que  le  bonheur  mérité  par  l'excellence  de  son  âme  tardait 
à  venir.  Il  se  déclama  des  vers  mélancoliques  (•''^» 

Et  quand  il  aperçoit  pour  la  première  fois  M™*  Arnoux  :  «Elle 
ressernblait  aux  femmes  des  livres  romantiques.  II  n'aurait  voulu 

'''  Louis  Maigron.  Le  Romantisme  et  les  mœurs,  préface,  p.  ix  et  x. 

'"'  Idem,  p.  2. 

*'''  L'Education  sentimentale ,  p.  3. 


NOTICE.  619 

rien  ajouter,  rien  retrancher  à  sa  personne.  L'univers  venait  tout 
à  coup  de  s'élargir.  Elle  était  le  point  lumineux  011  l'ensemble 
des  choses  convergeait.  . .  ^').)) 

Ce  qui  est  encore  bien  romantique,  c'est  que  Frédéric  est 
un  maniaque  d'exotisme,  cette  tendance  de  l'imagination  à  émi- 
grer  dans  l'espace  ou  dans  le  temps,  parce  qu'on  se  trouve  mal  à 
l'aise  dans  son  pays  ou  dans  son  époque. 

11  suppose  de  suite  que  M""  Arnoux  vient  d'un  pays  étranger; 
et  ce  pays  il  le  recule  a  plaisir,  il  le  met  autant  que  possible  au 
delà  des  mers.  «Il  la  supposait  d'origine  andalouse,  créole  peut- 
être;  elle  avait  ramené  des  îles  cette  négresse  avec  elle^'^» 

Son  rêve  emporte  facilement  l'image  de  M"'  Arnoux  dans  un 
cadre  cher  aux  romantiques,  à  Venise  :  «Il  se  mit  à  écrire  un 
roman  intitulé  :  Sylvio,  le  fils  du  pêcheur.  La  chose  se  passait  à 
Venise.  Ce  héros,  c'était  lui-même;  l'héroïne.  M'""  Arnoux.  Elle 
s'appelait   Antonia  ;    et,   pour    l'avoir,    il    assassinait    plusieurs 

fentilshommes,  brûlait  une  partie  de  la  ville  et  chantait  sous  son 
alcon^').» 

.  .  .  «Quand  il  allait  au  Jardin  des  Plantes,  la  vue  d'un  palmier 
l'entramait  vers  des  pays  lointains.  Ils  voyageaient  ensemole,  au 
dos  des  dromadaires,  sous  le  tendelet  des  éléphants,  dans  la 
cabine  d'un  yacht  parmi  des  archipels  bleus,  ou  côte  à  côte  sur 
deux  mulets  à  clochettes ,  qui  trébuchent  dans  les  herbes  contre 
des  colonnes  brisées.  Quelquefois,  il  s'arrêtait  au  Louvre  devant 
de  vieux  tableaux;  et  son  amour  l'embrassant  jusque  dans  les 
siècles  disparus,  il  la  substituait  aux  personnages  des  peintures. 
Coiffée  d'un  hennin ,  elle  priait  à  deux  genoux  derrière  un  vitrage 
de  plomb.  Seigneuresse  des  Castilles  ou  des  Flandres ,  elle  se  tenait 
assise,  avec  une  fraise  empesée  et  un  corps  de  baleines  à  gros 
bouillons.  Puis  elle  descendait  quelque  grand  escalier  de  porphyre , 
au  milieu  des  sénateurs,  sous  un  dais  de  plumes  d  autruche, 
dans  une  robe  de  brocart.  .  .(*^.» 

On  retrouve  toujours  chez  lui  la  hantise  de  l'Orient  :  «Frédéric 
se  meublait  un  palais  à  la  moresque ,  pour  vivre  couché  sur  des 
divans  de  cachemire,  au  murmure  d'un  jet  d'eau,  servi  par  des 
pages  nègres  (^).)) 

Un  jour  il  a  des  velléités  d'action,  il  veut  «se  faire  trappeur 
en  Amérique,  servir  un  pacha  en  Orient,  s'embarquer  comme 
matelot.  .  .  ^^h). 


'■'  L'Éducation  sentimentale , 

'''  Idem,  p.  7. 

'*'  Idem,  p.  34. 

'*'  Idem,  p.  97  et  98. 

'*'  Idem,  p.  76. 

'"*  Idem,  p.  133. 


/ 


620  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

La  haine  de  la  société,  obstacle  au  bonheur,  et  des  autorités 
sociales,  causes  de  toutes  les  injustices  et  de  tous  les  maux,  était 
un  des  sentiments  en  vogue.  «Est  presque  toujours  méprisable 
et  vil  quiconque  a  une  place  dans  les  cadres  réguliers  de  la 
société;  et  généralement  aussi  l'abjection  du  personnage  est  en 
raison  directe  de  son  importance  sociale^').» 

Deslauriers  porte  un  toast,  qui  peut  nous  paraître  fantaisiste, 
mais  n'en  synthétise  pas  moms  les  aspirations  d'une  grande 
partie  de  la  jeunesse  de  1847  :  «Je  bois  à  la  destruction  complète 
de  l'ordre  actuel,  c'est-à-dire  de  tout  ce  qu'on  nomme  Privilège, 
Monopole,  Direction,  Hiérarchie,  Autorité,  Etat!  —  et,  d'une 
voix  plus  haute  :  —  que  je  voudrais  briser  comme  ceci,  en  lançant 
sur  la  table  le  beau  verre  à  patte ,  qui  se  fracassa  en  mille  mor- 
ceaux W.» 

Prenons  les  idées  du  brave  Dussardier,  un  des  rares  person- 
nages sympathiques  du  livre.  «Tout  le  mal  répandu  sur  la  terre, 
il  I  attribuait  naïvement  au  Pouvoir;  et  il  le  haïssait  d'une  haine 
essentielle,  permanente,  qui  lui  tenait  tout  le  cœur  et  raffinait  sa 
sensibilité...  Qu'il  (Sénécal)  fût  coupable  ou  non,  et  sa  tentative 
odieuse,  peu  importait!  Du  moment  qu'il  était  la  victime  de 
l'Autorité,  on  devait  le  servir ^'\» 

Flaubert  nous  fait  l'esquisse  d'un  comédien  de  vingt-cinquième 
ordre,  qui,  à  ce  point  de  vue,  est  tout  à  fait  dans  le  goût  du 
temps  :  «Un  drame,  où  il  avait  représenté  un  manant  qui  fait  la 
leçon  à  Louis  XIV  et  prophétise  89,  l'avait  mis  en  telle  évidence, 
qu'on  lui  fabriquait  sans  cesse  le  même  rôle;  et  sa  fonction, 
maintenant,  consistait  à  bafouer  les  monarques  de  tous  les  pays. 
Brasseur  anglais,  il  insultait  Charles  I";  étudiant  de  Salamanque, 
maudissait  rhilippe  II;  ou,  père  sensible,  s'indignait  contre  la 
Pompadour,  c'était  le  plus  beau^*^» 

M.  Maigron  nous  signale  encore  comme  caractéristique  la 
prétention  à  être  littérateur  ou  artiste.  «Tout  le  monde  en  ambi- 
tionne le  titre  et  la  qualité,  comme  s'il  y  avait  enclos  dans  ce 
vocable,  on  ne  sait  quel  charme  magique,  et  quel  pouvoir 
mystérieux  (*\» 

Frédéric,  dès  le  collège,  a  une  vocation  bien  arrêtée;  il  veut 
être  «leWalter  Scott  de  la  France»  (^^ 

Puis  il  hésite,  il  est  attiré  à  la  fois  par  la  prose,  par  la  poésie, 
par  la  musique,  par  la  peinture  :  «Frédéric,  dans  ces  derniers 


'■'  Louis  Maigron.  Le  Romantisme  et  les  mœurs,  p.  361. 

'*'  L'Education  sentimentale,  p.  200. 

'^'  Idem,  p.  333. 

'*'  Idem,  p.  250. 

'''  Louis  Maigron.  Le  Romantisme  et  les  mœurs,  p.  ^JJ^. 


f)  L'Education  sentimentale. 


p.  19. 


NOTICE.  621 

temps,  n'avait  rien  écrit;  ses  opinions  littéraires  étaient  changées  : 
il  estimait  par-dessus  tout  la  passion;  Werther,  René,  Franck, 
Lara,  Lélia  et  d'autres  plus  médiocres  l'enthousiasmaient  presaue 
également.  Quelquefois  la  musique  lui  semblait  seule  capable 
d  exprimer  ses  troubles  intérieurs;  alors  il  rêvait  des  symphonies; 
ou  bien  la  surface  des  choses  l'appréhendait,  et  il  voulait  peindre. 
II  avait  composé  des  vers.  .  .  ^^K» 

«...  Une  faculté  extraordinaire,  dont  il  ne  savait  pas  l'objet, 
lui  était  venue.  Il  se  demanda,  sérieusement,  s'il  serait  un  grand 

f)eintre  ou  un  grand  poète;  et  il  se  décida  pour  la  peinture,  car 
es  exigences  de  ce  métier  le  rapprocheraient  de  M"*  Arnoux^^^.» 

Frédéric  est  un  paresseux.  II  songe  bien  au  Conseil  d'Etat, 
mais  ne  prépare  pas  l'examen  ;  il  a  des  velléités  d'être  député , 
mais  n'arrironte  pas  la  campagne,  électorale.  Seule,  la  perspective 
d'éaire  le  décide  à  aborder  le  travail.  «...  II  résolut  de  composer 
une  Histoire  de  la  Renaissance.  Il  entassa  pêle-mêle  sur  sa  table  les 
humanistes,  les  philosophes  et  les  poètes;  il  allait  au  Cabinet  des 
estampes  voir  les  gravures  de  Marc-Antoine  ;  il  tâchait  d'entendre 
Machiavel^').)) 

II  manifeste  ce  culte  de  l'art  et  de  la  littérature  jusque  dans 
son  ébauche  de  profession  de  foi  électorale  en  1848  :  «Quand  le 
pays  fournirait  a  des  hommes  comme  Delacroix  ou  Hugo  cent 
mille  francs  de  rente,  oili  serait  le  mal^*)?» 

M.  Maigron  nous  rapporte,  dans  cet  ordre  d'idées,  une 
conversation,  qui  aurait  pu  être  tenue  par  des  personnages 
de  l'Education  sentimentale.  Elle  vaut  la  peine  d'être  citée;  par 
comparaison  nous  pouvons  juger  avec  quelle  exactitude  Flaubert 
a  peint  cette  époque  :  «Deux  camarades  de  collège  se  rencontrent 
sur  le  boulevard,  après  plus  de  quinze  ans  qu'ils  s'étaient  perdus 
de  vue.  L'un  a  une  situation  brillante  dans  l'industrie,  en  pro- 
vince; il  est  marié,  père  de  famille,  considéré,  déjà  influent. 
L'autre  est  resté  à  Paris,  il  a  écrit  quelques  vagues  pièces  qu'il 
n'a  encore  pu  faire  recevoir  à  aucun  théâtre,  mais  «son  tour 
«viendra,  il  en  est  sûr». 

«En  attendant  il  est  dépenaillé,  et  sa  mine  dit  avec  assez  d'élo- 
quence qu'il  ne  dîne  peut-être  pas  tous  les  jours.  L'ingénieur 
invite  l'homme  de  lettres.  Menu  abondant  et  délicat,  qu'un 
appétit  trop  aiguisé  empêche  évidemment  le  convive  de  savourer. 
L'neure  est  venue  de  se  quitter.  «Alors,  demande  le  bohème, 
tu  retournes  à  tes  fourneaux,  à  tes  ouvriers?» 


'''  L'Education  sentimentale ,  p. 

'^'  Idem,  p.  71. 

'''  Idem,  p.  265  et  266. 

'*'  Idem,  p.  430. 


022  L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 

«Mais  où  retournerais-je? 

«Eh  bien,  mon  cher,  je  te  plains  ^^^» 

Frédéric  n'est  pas  le  seul  des  héros  de  l'Education  à  agir  d'après 
ces  sentiments. 

Deslauriers  est  un  garçon  pauvre.  II  est  intelligent,  il  est 
doué  de  la  ténacité  qui  manque  à  Frédéric,  mais  il  est  atteint 
d'une  hypertrophie  d'ambition  par  trop  romantique.  Il  n'a  aucune 

Î)rétention  au  httérateur  ou  à  1  artiste,  mais  il  ne  veut  pas  vivre 
a  vie  moyenne.  Le  bon  sens  lui  conseillerait  de  chercher  une 
honnête  petite  situation,  mais  c'est  là  chose  sans  importance  et 
indigne  de  son  intérêt.  «Deslauriers  ambitionnait  la  richesse, 
comme  moyen  de  puissance  sur  les  hommes.  Il  aurait  voulu 
remuer  beaucoup  de  monde,  faire  beaucoup  de  bruit,  avec  trois 
secrétaires  sous  ses  ordres,  et  un  grand  dîner  politique  une  fois 
par  semaine  ^*\)) 

Des  expériences  malheureuses  ne  le  font  pas  changer  :  «Chaque 
déception  nouvelle  le  rejetait  plus  fortement  vers  son  vieux  rêve  : 
un  journal  où  il  pourrait  s'étaler,  se  venger,  cracher  sa  bile  et 
ses  idées.  Fortune  et  réputation,  d'ailleurs,  s'ensuivraient ('^.w 

Cette  disproportion  entre  le  rêve  et  la  réalité  conduit  néces- 
sairement à  des  échecs  à  la  fois  lamentables  et  douloureux.  C'est 
le  sort  des  héros  de  l'Education.  De  là  l'impression  d'amer  pessi- 
misme qui  se  dégage  de  ce  roman. 

Frédéric,  après  avoir  mangé  les  deux  tiers  de  sa  fortune,  est 
contraint  de  vivre  en  petit  bourgeois,  lui  qui  ne  trouvait  aucune 
situation  à  la  hauteur  de  ses  talents. 

Deslauriers,  qui  personnifiait  l'arriviste,  comme  nous  disons 
aujourdTîul ,  qui  n'avait  que  l'ambition  comme  règle  de  conduite, 
et  aucun  scrupule,  devient  préfet,  puis  descend  toujours  un 
échelon  plus  bas;  il  est  successivement  chef  de  colonisation  en 
Algérie,  secrétaire  d'un  pacha,  gérant  d'un  journal,  courtier  d'as- 
surances, enfin  employé  dans  un  contentieux. 

Et  cela  n'est  rien  à  côté  de  l'ironie  féroce  qui  se  dégage  de  la 
destinée  de  Sénécal.  Ce  républicain  austère,  fanatique  a  Alibaud, 
ce  conspirateur  impliqué  dans  l'attàire  des  bombes  incendiaires, 
toutes  les  fois  qu'on  le  retrouve  dans  les  pages  du  livre,  on  se 
demande  sur  quelle  barricade  il  va  tomber  ou  dans  quelle  geôle 
il  sera  martyr  de  la  Liberté  !  Tout  cela  pour  le  voir  finir  agent  de 
police  au  2  décembre  et  meurtrier  d'un  de  ses  amis. 

Ce  pessimisme  général  de  l'œuvre  n'était  pas  goûté  de  George 
Sand.  «Tous  les  personnages  de  ce  livre  sont  faibles  et  avortent, 
écrivait-elle  à  Flaubert,  sauf  ceux  qui  ont  de  mauvais  instincts... 

'"'  Louis  Maigron.  Le  Romantisme  et  les  moeurs,  préface,  p.  91  et  92. 
'*'  L'Education  sentimentale ,  p.  76. 
'''  Idem,  p.  219. 


NOTICE.  (52  3 

Si  l'on  m'eût  apporté  ton  livre  sans  signature,  je  l'aurais  trouvé 
beau,  mais  étrange,  et  je  me  serais  demandé  si  tu  étais  un  im- 
moral, un  sceptique,  un  indiflérent  ou  un  navré <').» 

Au  reste  le  pessimisme  faisait  le  fond  du  caractère  de  Flaubert. 
Les  Concourt  ne  disaient-ils  pas  de  lui  qu'il  semblait  «porter  la 
fatigue  de  la  vaine  escalade  de  quelque  ciel»?  Lui-même  a  laissé 
échapper  cet  aveu  :  «Je  n'ai  jamais  vu  un  enfant  sans  penser 
qu'il  deviendrait  vieillard,  ni  un  berceau  sans  songer  à  une 
tombe  ^').)) 

On  peut  mettre  en  regard  de  l'Education  sentimentale  l'opinion 
de  l'historien  de  la  Monarchie  de  Juillet,  M.  Thureau-Dangin, 
sur  la  même  époque  :  «Pour  le  vulgaire,  la  gouaillerie  cynique 
de  Vautrin  ou  de  Robert  Macaire,  pour  les  raffînés  le  dégoût 
désespéré  de  Rolla,  est-ce  donc  là  qu'est  arrivée,  en  quelques 
années,  cette  génération  que  nous  avions  vue,  à  la  fin  de  la 
Restauration,  si  riche  d'espérances,  si  confiante  dans  son  orgueil, 
et  qui  avait  cru  trouver  dans  la  révolution  de  1830  le  signal  de 
sa  pleine  victoire  ?  Après  ce  départ  d'une  allure  si  joyeuse  et  si 
conquérante,  cet  arrêt  plein  de  lassitude,  de  malaise  et  d'im- 
puissance; après  des  dithyrambes  et  des  affirmations  si  hautaines, 
un  ricanement  si  grossier  ou  un  sanglot  si  navrant;  après  avoir 
si  sincèrement  et  si  fastueusement  proclamé  l'amour  de  l'huma- 
nité et  prédit  son  progrès  indéfini,  une  misanthropie  si  désolée 
et  si  méprisante;  tant  de  scepticisme  ironique  ou  découragé, 
violent  ou  mélancolique,  après  ce  que  M.  Guizot  a  appelé 
«l'excessive  confiance  dans  l'intelligence  humaine»;  tant  de 
désillution,  de  sécheresse  ou  de  rouerie,  après  tant  de  vaniteuse 
et  généreuse  candeur;  tant  d'avortement  et  de  stérilité,  après 
tant  de  promesses  et  d'espoirs  de  fécondité  !  Quel  contraste  et 
quelle  leçon  ^U 


ly 


Il  n'est  pas  douteux  que  Flaubert  n'ait  voulu  traiter  d'histoire 
politique  en  écrivant  l'Education  sentimentale.  «Il  s'imaginait... 
avoir  résumé  dans  ces  deux  volumes  la  science  économique  de 
notre  temps,  avoir  expliqué  les  aspirations  sociales,  les  tenaances 
révolutionnaires  dont  la  France  est  tourmentée  et  avoir  ainsi 
produit  une  œuvre  d'un  intérêt  exceptionnel^*).» 


'■'  Correspondance  entre  George  Sand  et  Gustave  Flaubert,  p.  442. 

'"'  Correspondance ,  i"  série. 

C  Thureau-Dangin.  Histoire  de  la  Monarchie  de  Juillet,  t.  I,  p.  383. 

'*>  Maxime  Du  Camp.  Souvenirs  littéraires,  t.  II,  p.  341. 


024  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

Au  reste  il  avait  travaillé  dans  ce  sens.  Le  côté  historique  du 
livre  le  préoccupait  beaucoup.  «Je  brûle  la  Révolution  de  48 
avec  fureur,  écrivait-il  à  son  ami  Louis  Bouilhet.  Sais-tu  combien 
j'ai  lu  et  annoté  de  volumes  depuis  six  semaines?  27,  mon  bon, 
ce  qui  ne  m'a  pas  empêché  d'écrire  dix  pages  (').» 

Enfin,  il  avait  vécu  les  années  qu'il  voulait  raconter  et  il 
utilisait  ses  souvenirs  personnels  :  «Je  connais  le  livre  de  Tenot, 
qui  ne  m'a,  rien  appris  de  neuf,  car  j'ai  assisté  de  ma  personne 
au  coup  d'Etat,  et  j'ai  même  manque  rester  sur  le  trottoir.  Des 
gens  ont  été  tués  sous  mes  yeux;  je  ne  sais  comment  je  l'ai 
échappé  (').  » 

Flaubert  manquait  absolument  de  sens  politique.  Ses  opinions 
diverses  et  contradictoires,  qu'il  émet  dans  sa  correspondance, 
nous  le  prouvent  surabondamment (".  Il  n'aimait  pas  la  politique, 
elle  ne  l'intéressait  pas.  Maxime  Du  Camp  nous  rapporte  a  ce 
sujet  une  anecdote  de  l'année  1866  :  «  .  .  .  LTn  lundi  soir,  Flaubert 
arriva  chez  moi,  furieux  et  rugissant.  Il  me  raconta  qu'il  venait 
de  quitter  le  dîner  où  ses  amis  étaient  rassemblés,  parce  que 
l'on  y  parlait  politique  et  que  c'était  indécent  pour  des  gens 
d'esprit.  «La  Prusse,  disait-il,  l'Autriche,  qu'est-ce  que  cela  peut 
«nous  faire!  Ces  hommes-là  ont  des  prétentions  à  être  des  pnilo- 
«sophes,  et  ils  s'occupent  de  savoir  si  les  habits  bleus  ont  battu 
«les  habits  blancs;  ce  ne  sont  que  des  bourgeois,  et  ça  me  fait 
«pitié  de  voir  X  et  Y  et  Z  perdre  leur  temps  à  discuter  des 
«annexions,  des  ratifications  de  frontières,  des  dislocations,  des 
«reconstitutions  de  pays,  comme  s'il  n'y  avait  rien  de  mieux  à 
«faire,  comme  s'il  n'y  avait  plus  de  beaux  vers  à  reciter  et  de 
«prose  sonore  à  écrire!...  Nous  ne  sommes  ni  Français,  ni 
«Algonquins;  nous  sommes  artistes,  l'art  est  notre  patrie;  au 
«diable  soient  ceux  qui  en  ont  une  autre!»  Parole  emportée, 
qui  n'impliquait  rien  contre  le  patriotisme,  car  Flaubert  a  souffert 
jusqu'aux  larmes,  jusqu'à  la  maladie,  lorsque  la  France  recula 
devant  l'Allemagne  (*).  » 

Flaubert  lui-même  disait  que  de  toute  la  politique  il  ne  com- 
prenait qu'une  chose  :  «l'émeute»  (*). 

Que  cela  tienne  à  son  inaptitude  ou  à  son  pessimisme  il  n'a 
pris  parti  à  aucun  passage  de  son  livre.  C'est  à  peine,  si,  en 
rapprochant  certaines  pages  de  sa  correspondance  d'un  discours 
de  Deslauriers  [il  serait  temps  de  traiter  la  politique  scientifiquement.. . , 
p.  253),  on  peut  trouver  des  idées  personnelles  de  fauteur.  Et 


'■'  Correspondance ,  3°  série. 
'^'  Correspondance ,  4.°  série. 

'*'  Correspondance,  4*  série.  Voir   notamment   ses  appréciations   sur 
guerre  de  1870. 

'*'  Maxime  Du  Camp.  Souvenirs  littéraires,  t.  II,  p.  291  et  292. 
'*'  Correspondance ,  1"  série. 


I 


NOTICE.  62  5 

encore  faut- il  connaître  la  correspondance;  la  seule  lecture  de 
cette  tirade  n'indique  pas  que  Flaubert  ait  voulu  faire  sien  le 
programme  exposé  par  un  personnage  somme  toute  désagréable. 

Une  chose  le  disposait  a  juger  sévèrement  le  gouvernement 
et  la  société  de  la  Monarchie  de  Juillet,  c'était  son  hostilité  à 
l'égard  de  tout  ce  qui  était  bourgeois.  «...  Car  il  avait  la  haine 
du  «bourgeois»  et  employait  constamment  ce  terme,  mais  dans 
sa  bouche  il  était  synonyme  d'être  médiocre,  envieux,  ne  vivant 
que  d'apparence  de  vertu  et  insultant  toute  grandeur  et  toute 
beauté  ^^'.  » 

La  personne  de  Louis -Philippe  était  plutôt  antipathique  à 
Flaubert,  si  nous  en  croyons  cette  anecdote  racontée  par  lui- 
même  à  sa  sœur  (26  juillet  1842)  :  «Voilà  qu'on  s'avise  de  parler 
de  Louis -Philippe  et  que  je  déblatère  contre  lui  à  propos  du 
musée  de  Versailles.  Figure-toi,  en  effet,  que  ce  porc-là,  trouvant 
qu'un  tableau  de-  Gros  n'était  pas  assez  grand  pour  remplir  un 
panneau  de  muraille,  a  imaginé  d'arracher  un  côté  du  cadre  et 
de  faire  ajouter  deux  ou  trois  pieds  de  toile  peinte  par  un 
artiste  quelconque.  Je  voudrais  voir  la  mine  de  cet  artiste -là. 
Donc,  M.  et  M"'  D***,  qui  sont  philippistes  enragés,  qui  vont 
à  la  cour  et  qui,  conséquerament,  comme  M"*  de  Sévigné  après 
avoir  dansé  avec  Louis  XIV,  disent  :  Quel  grand  roi!  ont  été  très 
choqués  de  la  manière  dont  je  traitais  celui-ci.  Mais  tu  sais  que 
plus  j'indigne  les  bourgeois,  plus  je  suis  content,  ainsi  j'ai  été 
très  satisfait  de  ma  soirée,  ils  m'auront  sans  doute  pris  pour  un 
légrtimiste,  parce  que  je  me  suis  également  «gaudy»  sur  le 
compte  des  hommes  de  l'opposition  ^^^  » 

Le  personnage  de  l'Education  qui  symbolise  la  bourgeoisie 
orléaniste  est  M.  Dambrcuse.  Flaubert  le  campe  ainsi  moitié 
homme  d'affaires,  moitié  politicien  (il  fait  penser  à  plus  d'un 
personnage  connu  de  la  Monarchie  de  Juillet)  :  «M.  Dambreuse 
s'appelait  de  son  vrai  nom  le  comte  d'Ambreuse;  mais,  dès  1825 , 
abandonnant  peu  à  peu  sa  noblesse  et  son  parti,  il  s'était 
tourné  vers  findustrie;  et,  l'oreille  dans  tous  les  bureaux,  la 
main  dans  toutes  les  entreprises,  à  l'aflut  des  bonnes  occasions, 
subtil  comme  un  Grec  et  laoorieux  comme  un  Auvergnat,  il  avait 
amassé  une  fortune  que  l'on  disait  considérable;  de  plus,  il 
était  officier  de  la  Légion  d'honneur,  membre  du  Conseil  général 
de  l'Aube ,  député ,  pair  de  France  un  de  ces  jours  ;  complaisant 
du  reste,  il  fatiguait  le  ministre  par  ses  demandes  continuelles 
de  secours,  de  croix,  de  bureaux  ae  tabac;  et,  dans  ses  bouderies 
contre  le  pouvoir,  il  inclinait  au  centre  gauche  C'^» 

Parfois  Flaubert  laisse  couler  sa  haine  et  son  mépris  à  pleins 


'■'  Caroline  CoMMANViLLE.  Souvenirs  sur  Gustave  Flaubert,  p.  23, 

•''  Correspondance ,  i"  série. 

*''  L'Education  sentimentale ,  p.  26  et  27. 

40 


626  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

bords  :  «La  plupart  des  hommes  qui  étaient  là  (chez  M.  Dam- 
breuse)  avaient  servi,  au  moins,  quatre  gouvernements;  et  ils 
auraient  vendu  la  France  ou  le  genre  humain,  pour  garantir 
leur  fortune,  s'épargner  un  malaise,  un  embarras,  ou  même  par 
simple  bassesse,  adoration  instinctive  de  la  force C^» 

Il  a  bien  observé  l'évolution  politique  de  cette  bourgeoisie, 
qui,  libérale  avant  1830,  était  devenue  férocement  réactionnaire 
une  fois  au  pouvoir.  Un  des  convives  de  M.  Dambreuse  traduit 
ainsi  cet  état  d'esprit  :  «C'est  comme  votre  Presse!  Les  lois  de  sep- 
tembre. .  .  sont  infiniment  trop  douces!  Moi,  je  voudrais  des 
cours  martiales  pour  bâillonner  les  joumahstes!  A  la  moindre 
insolence,  traîné  devant  un  conseil  de  guerre ^^U. . .» 

Il  note  au  passage  son  égoïsme  à  l'égard  des  ouvriers,  égoïsme 
que  Martinon  résume  dans  cette  phrase  hypocrite  et  prudhom- 
mesque  :  «Quand  les  basses  classes  voudront  se  débarrasser  de 
leurs  vices,  elles  s'aflranchiront  de  leurs  besoins.  Que  le  peuple 
soit  plus  moral  et  il  sera  moins  pauvre  ^^M» 

On  pourra  objecter  qu'il  a  exagéré,  qu'il  a  été  aveuglé  par  sa 
haine  du  «bourgeois»,  et  cependant  M.  Thureau-Dangin,  peu 
suspect  de  partager  les  antipathies  de  Flaubert,  ne  porte  pas  un 
jugement  très  favorable  à  la  bourgeoisie  :  «On  prétendait  que  le 
règne  de  cette  classe  aboutissait  à  rétablir  une  nouvelle  féodalité, 
la  «  féodalité  financière  » ,  ou  pour  parler  comme  Proudhon ,  à 
remplacer  l'aristocratie  par  la  «  bancocratie  » . .  . 

«Depuis  qu'elle  était  maîtresse,  la  bourgeoisie  avait  fait  preuve 
de  sérieuses  qualités;  elle  s'était  montrée  sensée,  instruite,  labo- 
rieuse, honnête.  Mais  elle  avait  deux  causes  de  faiblesse  :  l'une 
était  sa  rupture  avec  l'aristocratie  de  naissance,  que  l'aristocratie 
d'argent  ne  suppléait  pas;  l'autre  était  la  part  insuffisante  faite, 
dans  sa  vie  morale,  au  christianisme,  que  ne  pouvait  pas  non  plus 
remplacer  la  philosophie  éclectique,  alors  omciellement  investie 
du  gouvernement  des  âmes,  mais  incapable  de  répondre  à  toutes 
leurs  questions,  de  satisfaire  à  tous  leurs  besoins. .  .  <*).» 

Ailleurs,  M.  Thureau-Dangin  cite  ces  paroles  de  Renan  au 
sujet  de  la  bourgeoisie  de  la  fin  du  règne  de  Louis -Philippe  : 
«Le  matérialisme  en  politique  produit  les  mêmes  effets  qu'en 
morale;  il  ne  saurait  mspirer  le  sacrifice,  ni  par  conséquent  la 
fidélité.  .  .  On  dira  peut-être  que  ses  intérêts  bien  entendus,  en 
faisant  sentir  au  bourgeois  le  besoin  de  la  stabilité,  suppléeront 
aux  principes  et  l'attacheront  solidement  à  son  parti  :  il  n'en  est 

'■'  L'Éducation  sentimentale,  p.  342.  A  rapprocher  d'une  appréciation 
de  Renan  citée  plus  loin. 
'''  Idem,  p.  227. 
"'  Idem,  p.  339. 
'*>  Thureau-Dangin    t.  VI,  p.  48  et  49. 


NOTICE.  627 

rien.  Loin  de  lui  conseiller  la  fermeté ,  ses  intérêts  le  porteront  à 
être  toujours  de  Tavis  du  plus  fort.  De  là  ce  type  fatal ,  sorti  de 
nos  révolutions,  l'homme  d'ordre,  comme  on  l'appelle,  prêt  à 
tout  subir,  même  ce  qu'il  déteste.  L'intérêt  ne  saurait  rien  fonder, 
car,  ayant  horreur  des  grandes  choses  et  des  dévouements 
héroïques ,  il  amène  un  état  de  faiblesse  et  de  corruption  où  une 
minonté  décidée  suffit  à  renverser  le  pouvoir  établi  ^^\  » 

Tout  ce  que  Flaubert  nous  raconte  de  la  bourgeoisie  après  la 
révolution  de  Février  est  un  véritable  commentaire  de  cette  page 
de  Renan. 

Tout  d'abord  les  bourgeois  sont  désemparés  :  leur  système  de 
gouvernement  est  renversé,  ils  n'ont  plus  le  pouvoir  et  n'ont 

i'amais  eu  de  principes;  c'est  l'efTondrement  pur  et  simple;  Flau- 
)ert  s'en  donne  à  cœur  joie  aux  dépens  des  «hommes  pondérés», 
qui  croient  prévoir  les  événements  et  les  trois  quarts  du  temps 
sont  trompés  par  eux.  «De  tous  les  Français,  celui  qui  tremblait 
le  plus  fort  était  M.  Dambreuse.  L'état  nouveau  des  choses  me- 
naçait sa  fortune,  mais  surtout  dupait  son  expérience.  Un  système 
si  bon,  un  roi  si  sage!  était-ce  possible!  La  terre  allait  crouler! 
Dès  le  lendemain,  n  congédia  trois  domestiques,  vendit  ses  che- 
vaux, s'acheta,  pour  sortir  dans  les  rues,  un  chapeau  mou,  pensa 
même  à  laisser  croître  sa  barbe;  et  il  restait  chez  lui,  prostré,  se 
repaissant  amèrement  des  journaux  les  plus  hostiles  à  ses  idées, 
et  devenu  tellement  sombre,  que  les  plaisanteries  sur  la  pipe  de 
Flocon  n'avaient  pas  même  la  force  de  le  faire  sourire  (^).)) 

Le  premier  moment  de  stupeur  passé,  la  bourgeoisie,  orléa- 
niste la  veille,  se  ralhe  à  la  République;  celle-ci  n'est- elle  pas  le 
Gouvernement,  par  conséquent  le  plus  fort?  Et  ce  ralliement 
est  tout  de  lâcheté,  de  mensonge,  de  petitesse  et  d'arrière- 
pensée  : 

«Somme  toute,  il  (Dambreuse)  se  réjouissait  des  événements, 
et  il  adoptait  de  grand  cœur  «  notre  sublime  devise  :  Liberté,  Éga- 
(dité,  Fraternité,  ayant  toujours  été  républicain  au  fond».  S'il 
votait,  sous  l'autre  régime,  avec  le  ministère,  c'était  simplement 
pour  accélérer  une  chute  inévitable.  II  s'emporta  même  contre 
M.  Guizot,  «qui  nous  a  mis  dans  un  joli  pétrin,  convenons-en!» 
En  revanche,  il  admirait  beaucoup  Lamartine,  lequel  s'était 
montré  «magnifique,  ma  parole  d'honneur,  quand  à  propos  du 
«drapeau  rou^e.  .  .». 

«Après  quoi,  il  déclara  sa  sympathie  pour  les  ouvriers.  —  Car 
enfin,  plus  ou  moins,  nous  sommes  tous  des  ouvriers I  —  Et  il 

f)oussait  l'impartialité  jusqu'à  reconnaître  que  Proudhon  avait  de 
a  logique .  .  . 


''>  Thureau-Dangin,  t.  VI,  p.  53  et  54. 
'*>  L'Education  sentimentale ,  p.  425. 


40, 


628  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 


li  (  Martinon  )  pensait  qu'il  fallait  «  se  rallier  franche-  ^M 
République»,  et  il  parla  de  son  père  laboureur,  fai-  JH 
in,  l'homme  du  peuple (^\))  ^^| 


«Lui  aussi 
«ment  à  l  ,        ,  ^ 

sait  le  paysan,  l'homme  du  peuple (^\)) 

Au  moment  des  journées  de  Juin,  c'est  la  pleine  panique. 
Alors  les  légendes  les  plus  effarantes  et  les  plus  stupides  se  don- 
nent libre  cours  :  «Elle  (M°"  de  Larsillois)  tremblait  extrême- 
ment, car  elle  avait  entendu,  tout  à  l'heure,  sur  un  orgue,  une 
polka  qui  était  un  signal  entre  les  insurgés.  Beaucoup  de  bour- 
geois avaient  des  imaginations  pareilles;  on  croyait  que  des 
hommes,  dans  les  catacombes,  allaient  faire  sauter  le  faubourg 
Saint- Germain;  des  rumeurs  s'échappaient  des  caves;  il  se  pas- 
sait aux  fenêtres  des  choses  suspectes  (').» 

Puis  c'est  la  répression  féroce  :  «Ils  (les  gardes  nationaux) 
furent,  généralement,  impitoyables.  Ceux  qui  ne  s'étaient  pas 
battus  voulaient  se  signaler.  C'était  un  débordement  de  peur.  On 
se  vengeait  à  la  fois  des  journaux,  des  clubs,  des  attroupements, 
des  doctrines,  de  tout  ce  qui  exaspérait  depuis  trois  mois;  et, 
en  dépit  de  la  victoire,  l'égalité  (comme  pour  le  châtiment  de 
ses  défenseurs  et  la  dérision  de  ses  ennemis)  se  manifestait 
triomphalement,  une  égalité  de  bêtes  brutes,  un  même  niveau  de 
turpitudes  sanglantes.  .  .  ^''l» 

Les  salons  conservateurs  retentissent  de  calomnies  ridicules 
contre  les  répubhcains;  ce  sont  les  échos  des  pamphlets  de  la 
rue  de  Poitiers  :  «Louis  Blanc,  d'après  Fumichon,  possédait  un 
hôtel  rue  Saint-Dominique  et  refusait  de  louer  aux  ouvriers.  — 
Moi,  ce  que  je  trouve  drôle,  dit  Nonancourt,  c'est  Ledru-Rollin 
chassant  dans  les  domaines  de  la  Couronne!  —  Il  doit  vingt 
mille  francs  à  un  orfèvre ,  ajouta  Cisy .  .  .  (*).» 

La  bourgeoisie  avait  peur  de  la  Képubhque,  mais  ne  savait 
par  quoi  ou  par  qui  la  remplacer.  Son  imagination  troublée  lui 
fabriquait  des  sauveurs  d'un  jour,  idoles  qu'elle  renversait  le  len- 
demain. «  M.  Dambreuse ,  tel  qu'un  baromètre ,  en  exprimait 
constamment  la  dernière  variation.  On  ne  parlait  pas  de  Lamar- 
tine sans  qu'il  citât  ce  mot  d'un  homme  du  peuple  :  «Assez  de 
«  lyre  !  »  Cavaignac  n'était  plus ,  à  ses  yeux ,  qu  un  traître.  Le  Pré- 
sident, qu'il  avait  admire  pendant  trois  mois,  commençait  à 
déchoir  dans  son  estime  (ne  lui  trouvant  pas  «l'énergie  néces- 
«saire»);  et,  comme  il  lui  fallait  toujours  un  sauveur,  sa  recon- 
naissance, depuis  l'affaire  du  Conservatoire,  appartenait  à  Chan- 
garnicr  :  «  Dieu  merci,  Changamicr...  Espérons  que  Changamicr... 
Oh!  rien  à  craindre  tant  que  Changarnier.  .  .  (*).» 


"'  L'Éducation  sentimentale ,  p.  4.26. 

«»>  Idem,  p.  488  et  489. 

<»'  Idem,  p.  483. 

**'  Idem,  p.  492. 


••'  Idem,  p.  521  et  jaa. 


NOTICE.  629 

Pour  le  2  décembre  Flaubert  semble  avoir  tiré  bon  parti  de  ses 
souvenirs  personnels.  En  quelques  lignes  sobres  il  donne  la  note 
des  événements  : 

«Comment!  est-ce  qu'on  ne  va  pas  se  battre?»  dit  Frédéric 
à  un  ouvrier. 

«L'homme  en  blouse  lui  répondit  :  «Pas  si  bêtes  de  nous  faire 
«tuer  pour  les  bourgeois!  Qu'ils  s'arrangent!» 

«Et  un  monsieur  grommela,  tout  en  regardant  de  travers  le 
faubourien  :  «  Canailles  de  socialistes  !  Si  on  pouvait  cette  fois  les 
«extermmer^'^?» 

Sur  l'état  d'esprit  des  ouvriers  au  2  décembre,  rapprochons  du 
témoignage  de  Flaubert  celui  d'Eugène  Ténot  :  «Nlourrissant... 
depuis  Jum,  de  profondes  rancunes  contre  la  bourgeoisie  qui 
s'était  montrée  impitoyable  contre  eux,  ils  ne  jugèrent  pas  devoir 
se  préoccuper  outre  mesure  de  ce  qui  leur  parut,  au  premier 
abord,  une  simple  querelle  entre  Louis -Napoléon  et  les  classes 
moyennes  ^'^» 

Il  nous  a  montré  de  façon  excellente  l'influence  de  la  Révolu- 
tion française  sur  la  jeune  génération  de  1840  à  1848.  Les  ou- 
vrages de  Thiers,  de  Mignet,  et  surtout  les  Girondins  de  Lamar- 
tine avaient  donné  un  regain  de  mode  à  tout  ce  qui  touchait  à 
la  Révolution.  Cette  jeunesse,  dégoûtée  d'un  présent  qu'elle 
trouvait  plat,  se  faisait  un  idéal  d'avenir  tout  d'action  à  l'image 
de  1789  et  de  1793. 

Lamartine  rappelait  avec  complaisance  une  parole  de  Talley- 
rand  lui  prédisant  qu'il  serait  le  Mirabeau  d'une  nouvelle  révo- 
lution^'). Combien  d'autres,  aussi  ambitieux  et  plus  obscurs,  se 
taillaient  des  rôles  à  l'avance  dans  la  future  révolution  et  s'ap- 
prêtaient à  jouer  les  conventionnels  ou  les  généraux  «de  vingt 
ans  ». 

Deslauriers  et  Frédéric  se  confient  leurs  projets,  Deslauriers 
les  mêle  aussitôt  à  une  idée  de  révolution  :  «...  Patience  !  un 
nouveau  80  se  prépare  !  On  est  las  de  constitutions ,  de  chartes , 
de  subtilités ,  de  mensonges  "^  ' 


(*)l 


Plus  tard  la  vue  du  Palais -Royal  provoque  chez  lui  cette  évo- 
cation de  la  Révolution  française  :  «Ah!  c'était  plus  beau,  quand 
Camille  Desmoulins ,  debout  là-bas  sur  une  table ,  poussait  le  peuple 
à  la  Bastille!  On  vivait  dans  ce  temps -là,  on  pouvait  s'afrirmer, 
prouver  sa  force  !  De  simples  avocats  commandaient  à  des  géné- 
raux, des  va-nu-pieds  battaient  les  rois,  tandis  qu'à  présent. .  .» 

"'  L'Education  sentimentale,  p.  597. 

'*'  Eugène  TÉNOT.  Paris  en  décembre  18^1,  p.  132. 

f*'  Thureau-Dangin,  t.  V,  p.  144. 

'*'  L'Education  sentimentale ,  p.  22. 


630  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

Il  se  tut,  puis  tout  à  coup  :  «Bah!  l'avenir  est  gros  !  »  Et,  tambou- 
rinant sur  les  vitres ,  il  déclama  ces  vers  de  Barthélémy  : 

Elle  reparaîtra,  la  terrible  Assemblée 

Dont,  après  quarante  ans,  votre  tête  est  troublée, 

Colosse  qui  sans  peur  marche  d'un  pas  puissant ^^'>\)) 

Après  les  journées  de  Février,  lorsque  Frédéric  songe  à  se  pré- 
senter k  l'assemblée  constituante,  il  pense  aussitôt  aux  représen- 
tants de  93  :  «Les  grandes  figures  de  la  Convention  passèrent 
devant  ses  yeux^*).» 

Flaubert  nous  montre  encore  cette  archéologie  révolutionnaire 
au  Club  de  l'Intelligence  :  «...  Et,  comme  chaque  personnage  se 
réglait  alors  sur  un  modèle,  l'un  copiant  Saint-Just,  l'autre  Dan- 
ton, l'autre  Marat,  lui  (Sénécal),  il  tâchait  de  ressembler  à  Blan- 
qui,  lequel  imitait  Robespierre  (').» 

Flaubert  ne  néglige  pas  les  petits  côtés  de  l'histoire.  Il  rappelle 
d'un  mot,  en  passant,  M"*  Lafarge,  les  affaires  Teste -Cubieres, 
Praslin,  Drouillard  et  Bénier,  etc.  Il  nous  introduit  dans  un 
poste  de  gardes  nationaux  en  1848.  Son  aptitude  à  saisir  le  ridi- 
cule nous  vaut  la  description  si  vivante  du  Club  de  l'Intelligence, 
qui  est  un  vrai  chef-d'œuvre. 

Le  croquis  des  députations  à  l'Hôtel  de  Ville  est  très  j.8  :  «Le 
spectacle  le  plus  fréquent  était  celui  des  députations  de  n  importe 
quoi,  allant  réclamer  quelque  chose  à  l'Hôtel  de  Ville,  car  chaque 
métier,  chaque  industrie  attendait  du  Gouvernement  la  fin  radi- 
cale de  sa  misère.  .  A^K» 

Le  féminisme  n'est  pas  oublié  avec  la  Vatnaz  :  «Elle  était  une 
de  ces  célibataires  parisiennes,  qui,  chaque  soir,  quand  elles  ont 
donné  leurs  leçons  ou  tâché  de  vendre  de  petits  dessins ,  de  pla- 
cer de  pauvres  manuscrits,  rentrent  chez  elles  avec  de  la  crotte  à 
leurs  jupons,  font  leur  dîner,  le  mangent  toutes  seules,  puis,  les 
pieds  sur  une  chaufferette,  â  la  lueur  d'une  lampe  malpropre, 
rêvent  un  amour,  une  famille,  un  foyer,  la  fortune,  tout  ce  qui 
leur  manque.  Aussi,  comme  beaucoup  d'autres,  avait -elle  salué 
dans  la  Révolution  l'avènement  de  la  vengeance  ;  et  elle  se  livrait 
à  une  propagande  socialiste  effrénée  (*).  » 

Il  y  a  aussi  bien  des  lacunes. 

Flaubert  avait  cherché  à  se  renseigner  sur  le  mouvement  catho- 

'''  L'Education  sentimentale ,  p.  161  et  i6a. 

'**  Idem,  p.  427. 

'''  Idem,  p.  434, 

'*'  Idem,  p.  422  et  423. 

f^)  Idem,  p.  428. 


NOTICE.  63  I 

liquc  sous  Louis-Philippe  ('^.  Et  il  ne  nous  donne  rien  à  ce  sujet. 
II  y  avait  là  cependant  un  mouvement  intéressant  par  sa  généro- 
sité et  sa  nouveauté,  et  par  la  valeur  de  ses  chefs. 

II  n'y  a  presque  rien  sur  le  socialisme.  II  y  a  un  socialiste, 
Sénécai;  Flaubert  nous  expose  assez  longuement  ses  origines,  son 
caractère,  ses  lectures,  ses  aspirations,  mais  rien  ne  nous  fait 
connaître  ses  idées  précises.  Après  avoir  lu  l'Education  sentimen- 
tale on  ignore  les  doctrines  des  diverses  écoles  socialistes  sous 
la  Monarchie  de  Juillet. 

Rien  non  plus  sur  le  napoléonisme ,  qui  fut  cependant  très  en 
vogue  de  1830  à  1848  et  prépara  le  second  Empire. 

Avec  Hussonnet,  Flaubert  pouvait  nous  faire  pénétrer  dans  le 
monde  de  la  presse.  L'histoire  d'une  très  vague  feuille  (le  Flam- 
bard)  est  insuffisante  pour  nous  faire  connaître  le  journalisme  du 
temps.  Et  cependant  il  y  avait  beaucoup  à  dire.  C'est  à  cette 
époque,  sous  Louis -Philippe,  que  la  presse  a  pris  des  allures 
commerciales. 


V 


Flaubert  disait  une  fois,  en  1 871,, en  montrant  les  ruines  des 
Tuileries  :  «Si  l'on  avait  compris  l'Education  sentimentale,  rien  de 
tout  cela  ne  serait  arrivé  ^'l»  Ces  paroles  sont  bien  obscures.  II 
est  difficile  de  trouver  quel  sens  Flaubert  pouvait  exactem^ent  leur 
donner.  Par  contre  il  n'est  pas  exagéré  de  dire  que  l'Education 
nous  fournit,  en  quelque  sorte,  la  clef  de  ces  événements;  elle 
nous  fait  mieux  comprendre  la  politique  extérieure  du  second 
Empire. 

II  y  avait  une  fermentation  extraordinaire  dans  toute  l'Europe 
à  la  fin  du  règne  de  Louis-Philippe  ;  c'était  la  conséquence  directe 
des  agitations  nationales  provoquées  par  les  guerres  de  Napo- 
léon I"'^  Des  Insurrections  éclatent  dans  toute  l'Italie.  En  Alle- 
magne, le  roi  de  Prusse  devient  constitutionnel.  Ces  mouvements 
rencontrent  d'autant  plus  de  sympathie  dans  l'opinion  française, 
qu'ils  sont  dirigés  contre  l'Autriche,  l'Autriche  abhorrée,  sym- 
bole vivant  des  traités  de  Vienne,  de  la  Sainte-Alliance,  de 
l'ancien  régime  féodal  !  Lorsque  Frédéric  Moreau  et  ses  amis 
s'entretiennent  de  leurs  espérances  politiques,  l'horizon  pour  eux 
n'est  pas  limité  à  la  France  :  «Du  reste  le  moment  approchait...; 
le  Piémont,  Naples,  la  Toscane.  .  .(').» 

II  faut  bien  reconnaître  que  la  diplomatie  de  Louis-Philippe  fut 

/ 

'''  Correspondance ,  3*  s^rie. 

'*•  Maxime  Du  Camp.  Souvenirs  litte'r aires ,  t.  II,  p.  342. 

'''  L'Education  sentimentaU ,  p.  377. 


632  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

plus  clairvoyante  en  cette  matière  que  l'opinion  publique  et  n'en 
subit  pas  les  entraînements.  Une  des  raisons  pour  lesquelles 
Thiers  avait  été  congédié  du  ministère  était  le  réveil  national 
que  sa  politique  belliqueuse  provoquait  en  Allemagne.  En  184.7, 
Cuizot  envisageait  de  façon  presque  prophétique  le  rôle  de  la 
Prusse  en  Allemagne,  si  l'on  en  juge  par  cette  note  adressée  à 
l'ambassadeur  de  France  à  Vienne  :  «  Un  fait  considérable  vient 
de  s'accomplir  en,  Allemagne.  Le  roi  de  Prusse  a  donné  une 
constitution  à  ses  Etats  ;  ce  que  lord  Palmerston  voit  surtout  dans 
cet  événement,  c'est  un  triomphe  de  l'esprit  libéral.  .  .  et  c'est 
dans  ce  sens  qu'il  travaille  à  attirer  l'événement  et  à  l'exploiter. 
Nous  n'avons  certes  aucun  éloignement  pour  l'extension  du 
régime  constitutionnel  en  Europe,  et  nous  aussi,  au  moins  autant 
que  l'Angleterre,  nous  pouvons  la  regarder  comme  possible.  Mais 
nous  voyons  dans  ce  qui  se  passe  en  Prusse  deux  choses  :  d'une 
part,  le  fait  purement  intérieur  pour  la  Prusse,  le  changement 
apporté  dans  son  mode  de  gouvernement  au  dedans  ;  d'autre  part , 
le  fait  extérieur  et  germanique ,  la  situation  nouvelle  que,  par  suite 
de  ce  changement,  la  Prusse  prend  ou  pourra  prendre  en  Alle- 
magne. Nous  n'avons ,  quant  au  premier  de  ces  faits ,  aucun  rôle 
à  jouer,  aucune  influence  à  exercer;  le  changement  des  institu- 
tions intérieures  de  la  Prusse  excite  notre  intérêt  sans  appeler 
notre  action.  Le  changement  de  sa  situation  en  Allemagne,  au 
contraire,  nous  préoccupe  fort,  et  notre  politique  y  est  fort  en- 
gagée. Nous  sommes  frappés  du  grand  parti  que  la  Prusse  ambitieuse 
pourrait  désormais  tirer,  en  Allemagne,  des  deux  idées  qu'elle  tend  évidem- 
ment à  s'approprier  :  l'unité  germanique  et  l'esprit  libéral.  Elle  pourrait , 
à  l'aide  de  ces  deux  leviers,  saper  mu  à  peu  l'indépendance  des  États 
allemands  secondaires,  et  les  attirer,  les  entraîner,  les  enchaîner  à  sa  suite, 
de  manière  à  altérer  profondément  l'ordre  germanique  actuel  et,  par 
suite,  l'ordre  européen.  Or  l'indépendance,  l'existence  tranquille  et 
forte  des  Etats  secondaires  de  l'Allemagne  nous  importent  infini- 
ment, et  nous  ne  pouvons  entrevoir  la  chance  qu'ils  soient  com- 
promis ou  seulement  affaiblis  au  profit  d'une  puissance  unique, 
sans  tenir  grand  compte  de  cette  chance  et  la  faire  entrer  pour 
beaucoup  dans  notre  politique.  Il  y  a  donc  pour  nous,  dans  ce 
qui  se  passe  en  Prusse,  tout  autre  chose  que  ce  que  paraît  y  voir 
lord  Palmerston,  et  nous  y  regarderons  de  très  près.  Qu'en 
pense  le  prince  de  Metternich?  Quelle  conduite  l'Autriche  tien- 
dra-t-elle  en  cette  circonstance?  Nous  avons  grand  intérêt  à  le 
savoir  (^).  » 

A  l'égard  de  l'Italie,  Guizot  montrait  la  même  prudence.  L'opi- 
nion française  et  ses  organes  favoris  ne  partageaient  pas  la  ma- 
nière de  voir  du  Gouvernement  ;  les  intérêts  étaient  laissés  de  côté  ; 
on  ne  voulait  voir  que  la  question  de  sentiments,  et  l'on  repro- 

c  Thureau-Dangin,  t.  VII,  p.  167  et  168. 


NOTICE.  6^  3 

chait  à  Guizot  de  marcher  d'accord  avec  l'Autriche  réactionnaire 
contre  la  Prusse  constitutionnelle  et  l'Italie  libérale  f^). 

Nous  retrouvons  dans  l'Education  sentimentale  un  écho  de  ces 
accusations.  Deslauriers  reproche  à  Guizot  d'être  «à  la  remorque 
de  l'Autrichien» ('). 

Au  reste,  Guizot  ne  tarde  pas  à  disparaître,  avec  Louis-Phi- 
lippe, derrière  les  barricades  de  Février.  Ce  jour-là,  Dussardicr, 
qui  a  fait  le  coup  de  feu ,  ne  borne  pas  sa  joie  à  l'avènement  de 
la  République  Française,  il  salue  l'affranchissement  de  l'Europe 
entière  ('). 

Et  l'on  put  se  demander  un  instant  s'il  n'avait  pas  raison;  la 
Révolution  était  partout.  Frédéric  Moreau  en  frémissait  d'enthou- 
siasme :  «  Il  lui  sembla  qu'une  aurore  magnifique  allait  se  lever. 
Rome,  Vienne,  Berlin  étaient  en  insurrection,  les  Autrichiens 
chassés  de  Venise,  toute  l'Europe  s'agitait  (*) .  .  .» 

En  i8^i,  ce  sont  des  déceptions  et  des  découragements  que 
Dussardier  confie  à  Frédéric.  Il  ne  se  lamente  pas  seulement  sur 
l'écrasement  des  républicains  et  le  triomphe  de  la  réaction  en 
France,  mais  sur  f(Iaj>auvrc  Pologne»,  «la  pauvre  Venise»,  «la 
pauvre  Hongrie »('^).  Ecœuré,  désespéré,  il  va  se  faire  tuer,  lors 
du  coup  d'Etat  du  2  décembre,  devant  Tortoni  ^^\ 

...  Le  Prince,  qui  arrivait  au  pouvoir  ce  jour-là,  devait  s'in- 
spirer des  idées  de  Dussardier  en  politique  extérieure.  Le  résultat, 
nous  le  connaissons  !  Le  réveil  lamentable  après  le  rêve  magni- 
fique ;  un  échec  dans  l'ordre  politique  comparable  à  l'échec  des 
personnages  de  l'Education  dans  l'ordre  individuel. 

Le  peuple,  qui  incarnait  avec  tant  d'héroïsme  la  nationalité 
opprimée,  la  Pologne,  est  resté  dans  les  fers.  La  nation  de  proie 
par  excellence,  la  Prusse,  a  réussi  à  former  autour  d'elle  la  natio- 
nalité allemande.  Et  tout  cela,  grâce  aux  «aberrations»  de  la  poli- 
tique extérieure,  de  l'Empire,  pour  employer  l'expression  d'un 
écrivain  bonapartiste  ('). 

Napoléon  III  avait  eu  dans  sa  jeunesse  les  aspirations  de  Dus- 
sardier. Carbonaro,  il  avait  rêvé  l'affranchissement  de  l'Italie; 
empereur,  il  voulut  la  réaliser.  C'était  déjà  une  incompréhension 
excessive  des  intérêts  français  :  «A  ne  considérer  que  les  intérêts 
égoïstes,  la  formation  du  royaume  d'Italie  fut  désavantageuse 
pour  la  France.  En  eff'et,  malgré  la  cession  de  la  Savoie  et  de 
Nice,  la  sécurité  sur  la  frontière  du  Sud-Est  n'est  plus  aujourd'hui 
aussi  grande  qu'avant  1 860 ,  au  temps  de  l'Italie  morcelée.  Il  a 

f  Thureau-Dangin,  t.  VII,  p.  171. 

'*'  L'Education  sentimentale ,  p.  377. 

'*'  Idem,  p.  419. 

'*'  Idem,  p.  4,27. 

'*'  Idem,  p.  571. 

'•'  Idem,  p.  599. 

'''  Jules  Delafosse.  Revue  hebdomadaire,  19  février  1910,  p.  331. 


634  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

fallu  consacrer  d'importantes  ressources  et  une  bonne  partie  de 
nos  forces  militaires  à  l'organisation  de  la  défense  dans  la  région 
du  Rhône.  D'autre  part,  la  France  a  cessé  d'être  la  seule  grande 

Puissance  sur  la  Méditerranée,  et  son  influence  séculaire  dans  le 
evant  est  aujourd'hui  menacée  par  l'active  et  intelligente  concur- 
rence de  l'Italie  (').» 

Et  ce  n'est  pas  tout.  Solférino,  Castelfidardo ,  Sadowa  et  Sedan 
sont  les  quatre  étapes  de  la  même  route. 

En  1866,  toujours  pour  servir  l'Italie,  Napoléon  III  préparc 
l'unité  allemande.  «Hanté  du  désir  d'assurer  la  possession  de  la 
Vénétie  à  Victor-Emmanuel,  il  lui  conseilla  d'adhérer  aux  propo- 
sitions d'entente  faites  par  Bismarck  et  l'engagea  à  traiter  avec  la 
Prusse  contre  l'Autriche  '*>.  » 

Cette  politique  n'eût  pas  été  possible  sans  la  complicité  de 
l'opinion  publique  française.  Et  cette  opinion  était  en  grande 
partie  celle  de  contemporains  de  Frédéric  Moreau,  de  ceux  qui 
étaient  arrivés  à  l'âge  d'homme  entre  1840  et  1848,  et  avaient 
fait  leur  éducation  politique  à  cette  époque  sous  des  influences 
romantiques.  Ils  voyaient  dans  la  politique  extérieure  de  Napo- 
léon III  la  réalisation  d'une  partie  de  leurs  rêves  de  jeunesse  et 
ne  prévoyaient  pas  les  conséquences,  qui  pèsent  aujourd'hui  si 
lourdement  sur  nous  et  sur  l'Europe. 


NOTES. 


LES  EBAUCHES. 

Au  mois  de  novembre  1863,  Flaubert  achevait  le  Château  des 
Coeurs,  dont  il  ne  lui  restait  plus  que  les  vers  à  écrire,  et  au 
mois  de  février  suivant,  il  écrivait  aux  frères  de  Concourt  :  «J'ai 
fait  le  plan  de  deux  livres  qui  ne  me  satisfont  ni  l'un  ni  l'autre. 
Le  premier  est  une  série  d  analyses  et  de  potins  médiocres  sans 
grandeur  ni  beauté.  »  C'est  sous  cet  aspect  que ,  pour  la  première 
fois,  nous  apparaît  l'idée  de  l'Education  sentimentale.  Jusqu'au 
mois  de  septembre,  Flauoert  rassemble,  selon  son  procédé  rigou- 
reux d'exactitude,  une  importante  documentation,  et  d'après  les 
scénarios  multiples  trouves  dans  ses  papiers,  nous  voyons  peu 
à  peu  le  hvre  atteindre  une  ampleur  imprévue  dès  le  début.  Après 

'•>  Albert  Malet.  Histoire  contemporaine ,  p.  444. 
**'  Idem,  p.  4.62. 


NOTES.  6^  5 

avoir  lu  Lamennais,  Saint-Simon,  Fourier,  Proudhon  (lettre  à 
M""  Roger  des  Gcnettes),  accompli  le  voyage  de  Paris  à  Monte- 
reau  (lettre  à  Jules  Duplan),  dont  il  décrira  les  paysages  dans 
le  premier  chapitre  de  son  livre,  visité  la  forêt  de  Fontaine- 
bleau, dont  il  fait  un  croquis  que  nous  publions  plus  loin 
et  qu'il  développera  lors  de  la  promenade  de  Frédéric  et  de 
Rosanette  (p.  405),  après  s'être  assuré  des  moyens  de  com- 
munication et,  en  les  parcourant,  des  routes  établies  à  l'époque 
(lettre  à  Jules  Duplan),  Flaubert  commence  l'écriture  de  son 
roman  et,  cette  fois,  c'est  sous  cette  forme  qu'il  l'annonce  à 
M"'  Leroyer  de  Chantepie  :  «  Je  veux  faire  l'histoire  morale  des 
hommes  de  ma  génération,  sentimentale  serait  plus  vrai.  C'est 
un  livre  d'amour,  de  passion,  mais  de  passion  telle  qu'elle  peut 
exister  maintenant,  c  est- à- dire  inactive.»  En  1866  et  1807,  il 
étudie  la  Révolution  de  1848;  il  consulte  Sainte-Beuve,  George 
Sand,  Duruy,  Michelet,  Armand  Barbes  (voir  Correspondance,  lit), 
il  annote  27  volumes  sur  cette  époque  (lettre  à  Louis  Bouilhet). 
Un  peu  plus  tard,  en  1868,  alors  qu'il  doit  décrire  le  cérémo- 
nial funéraire  déployé  aux  obsèques  de  M.  Dambreuse  (p.  544), 
il  quitte  Croisset  pour  Paris  :  «Je  viens  de  relire  mon  plan.  Tout 
ce  que  j'ai  encore  à  écrire  m'épouvante,  ou  plutôt  m'écœure 
à  vomir.  .  .  Je  me  suis  trimballé  aux  Pompes  funèbres,  au  Père- 
Lachaisc,  etc.»  (lettre  à  George  Sand,  voir  Correspondance,  111). 

Nous  avons  trouvé  mêlé  aux  ébauches  le  plan  du  champ  de 
courses  établi  au  Champ  de  Mars.  Les  notes  descriptives  qui  en  cou- 
vraient les  marges  indiquent  avec  quel  scrupule  Flaubert  tenait  à 
l'exactitude  des  détails.  (Voir,  p.  296,  la  rencontre  de  Frédéric 
et  de  Rosanette  avec  M""  Arnoux  sur  le  champ  de  courses.) 

Sur  2,355  feuillets  écrits  au  recto  et  au  verso,  s'étend  l'ébauche 
de  l'Education  sentimentale.  Selon  son  habitude,  Flaubert  écrit 
d'esquisse  en  esquisse,  raye  de  diagonales  sa  première  ébauche 
et  la  reprend  au  verso.  C'est  d'après  ce  texte  qu'il  écrit  son 
manuscrit  définitif.  L'aspect  de  ces  2,355  feuillets,  criblés  d'ali- 
néas entiers  couverts  de  larges  traits  a  encre,  de  phrases  suppri- 
mées, de  ratures  en  tous  sens,  de  marges  encombrées  de  notes 
surchargées,  est  incomparable.  Nous  avons  cherché  en  vain  à 
suivre  Flaubert  dans  quelques-uns  de  ses  développements  pour  en 
donner  ici  l'indication,  il  nous  a  été  impossible  de  le  faire.  Nous 
avons  choisi  parmi  ces  ébauches  les  pages  les  plus  claires  pour 
les  reproduire,  et  elles  sont  de  la  dernière  reprise.  Cependant 
nous  avons  pu  constater,  d'après  certains  mots  ou  quelques 
phrases  retranscrites  presque  intégralement,  que  le  premier  cha- 
pitre avait  été  esquissé  sept  fois  et  que  la  description  de  la  forêt 
de  Fontainebleau,  qui  forme  quatre  pages  du  livre,  avait  donné 
lieu  à  des  reprises  multiples  couvrant  72  feuillets;  des  pages  sont 
entièrement  sacrifiées.  «Moi,  je  travaille  furieusement.  Je  viens 
de  faire  une  description  de  la  forêt  de  Fontainebleau  qui  m'a 


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Page  de  première  ébauche  de  l'Education  sentimentale. 


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Page  de  deuxième  cbauclic  de  l'Éducation  sentimentale. 


638  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

donné  envie  de  me  pendre  à  un  de  ses  arbres»,  écrit-il  à  George 
Sand.  Quant  aux  émeutes  de  la  Révolution  de  184.8,  nous  avons 
renoncé  à  en  suivre  l'écriture  sous  l'encombrement  des  surcharges , 
le  dialogue  paraît  avoir  donné  lieu  à  de  grosses  difficultés,  et 
d'importantes  simplifications  ont  été  faites  en  raison  de  nom- 
breux feuillets  rayés  des  deux  côtés;  ce  n'est  qu'au  début  de 
l'année  1868  que  l'exécution  en  a  été  commencée. 

Parmi  ces  2,355  feuillets,  nous  avons  trouvé  des  fragments 
de  nombreux  scénarios  et  des  scénarios  entiers  du  roman,  mais 
ils  sont  indéchiflrables  et  leur  développement  nous  met  dans 
l'impossibilité  de  les  publier.  Nous  avons  distingué  un  feuillet 
contenant  l'esquisse  d'après  nature  que  fit  Flaubert  de  la  forêt  de 
Fontainebleau  (voir  développement,  p.  465).  Nous  la  publions 
en  conservant  sa  disposition  originale  : 

Fontainebleau. 

Notes  de  mon  carnet. 

Feuilles  de  cliêne,  sèches  par  terre  —  Le  soleil  y  fait  comme 
des  taches  d'or  sur  un  tapis  Lrun. 

Silence  —  Un  petit  cri  d'oiseau  très  faible  —  Le  cheval  souffle. 

Ecureuil  noir  mangeant  un  champignon. 

L'homme  aux  vipères  avec  une  boîte  grillée. 

Parfois  le  i"plan  dans  l'ombre  et  les  tonds  éclairés.  Entre  les 
pieds  des  grands  arbres  espacés,  les  fougères  comme  des  dan- 
seuses avec  leurs  |^pes  —  La  lumière  sur  les  cimes  des  arbres. 
Ciel  bleu. 

Dans  les  tranchées  de  sable,  le  sable  coupé  est  si  fin  et  si  doux 
qu'il  ressemble  presqu'à  du  pain. 

Dans  les  grandes  futaies,  les  longs  troncs  ont  des  positions 
différentes,  quelques-uns  obliques  au  milieu  des  autres  tout  droits. 

A  de  certaines  places,  l'herbe  est  rase  comme  un  tapis  de 
billard  râpé. 

Parfois  dans  les  anciennes  routes  abandonnées ,  l'herbe  repousse. 

Une  biche  avec  son  faon. 

Différence  d'aspects  suivant  les  espèces  d'arbres  (bouleaux, 
pins,  chênes,  genévriers)  et  les  heures  du  jour. 

L'ombre  d'un  grand  tronc  fait,  en  plein  soleil,  une  barre  sur  la 
route,  on  marche  dessus. 

Nature  à  la  fois  mélancolique,  riante. 

Toutes  ces  choses  magnifiques  qui  ne  pensent  pas  donnent  à 
penser. 

La  solitude  pousse  à  la  révolte  —  renaître  l'instinct  sauvage. 

Une  république  de  cirons  travaille  le  pied  d'un  chêne  —  une 
araignée  enveloppée  de  sa  toile  guette  un  moucheron  —  des  fils 
de  la  Vierge  se  balancent  aux  buissons  —  gazouillements ,  susur- 


NOTES.  6^^ 

rements,  appels  d'oiseau  à  oiseau,  d'insecte  à  insecte,  de  fleur  à 
fleur. 

Les  pins  font  une  plainte  d'orgue  —  houle  de  la  verdure  — 
perspective  à  vol  d'oiseau  —  sentir  de  la  pluie  nouvellement 
tombée. 

Un  fluide  voluptueux  anime  plantes,  fleurs,  insectes,  oiseaux 
papillons. 


LE  MANUSCRIT  DÉFINITIF. 


Le  manuscrit  définitif  se  compose  de  498  feuiflets,  paginés  i  à 
498,  de  grand  papier  dit  écolier,  écrits  d'un  seul  côté.  Comme 
tous  les  manuscrits  de  Flaubert,  il  a  l'aspect  très  correct  d'un 
manuscrit  mis  au  net.  Les  quelques  corrections  au'il  comporte 
ne  sont,  pour  la  plupart,  que  des  suppressions.  Il  est  enfermé 
dans  un  dossier  en  carton  doublé  de  percaline  grise,  sur  lequel 
Flaubert  a  écrit  : 

L'ÉDUCATION   SENTIMENTALE. 

histoire  d'un  jeune  homme. 

Gustave  Flaubert. 
i"  septembre  186^.  —  16  mai  186^. 

Posés  sur  la  première  feuille  du  manuscrit,  nous  avons  trouvé 
12  feuillets  sur  lesquels  Maxime  Du  Camp  a  relevé  des  incorrec- 
tions. Flaubert  a  écrit  au  bas  du  dernier  feuillet  : 

2_5i  remarques,  j'en  ai  envoyé  promener  87 

et  sur  de  petits  feuillets,  il  réfute,  s'autorisant  de  Littré,  les  fautes 
qui  lui  sont  reprochées.  D'autre  part  Louis  Bouilhet  avait  indiqué 
au  crayon  de  nombreuses  corrections. 

Nous  donnons  ci-dessous  quelques-unes  de  ces  remarques  : 

Page  3,  ligne  10,  Enviaient  d'en  être  les  propriétaires.  —  Est-ce 
français  f  j'en  doute  fort. 

Page  3,  ligne  14,  Maritime,  sur  la  Seine!  —  Si  c'est  ironique, 
c'est  peu  indiqué. 

Page  3,  ligne  16,  Beaucoup  chantaient,  on  était  gai,  il  se  ver- 
sait des  petits  verres;  —  trois  sujets  diflerents  dans  la  même 
page  —  qui  ça,  il? 


/  il 


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:7^   ^'^^•'^     ' 


Page  du  manuscrit  définitif. 


NOTES.  6/il 

Page  7,  ligne  22,  Une  découverte,  une  acquisition  —  supprime 
ce  dernier  mot  qui  n'est  pas  bon  et  affaiblit  le  premier. 

Page  17,  ramenait  les  choses  dans  leur  exactitude  —  on  ra- 
mène à  —  exactitude?  n'est-ce  pas  proportion  que  tu  as  voulu 
dire  ?  (La  correction  de  l'auteur  a  fait  disparaître  la  faute  signalée.) 

Page  21,  ligne  20,  une  pudeur.  —  Une  pudeur  quoi  ?  Pour- 
quoi pas  alors  deux  ou  trois  pudeurs?  La  pudeur  est  une  ou  bien 
elle  est  qualifiée. 

Page  22,  ligne  i,  mais  sans  demander  une  autre  pièce  —  prends 
garde,  c'est  de  l'argot  d'homme  de  lettres  et  tu  n'es  plus  intelfigibic. 

Page  28,  ligne  26,  II  n'y  a  pas  deux  portes  cochères,  mais 
il  y  a  deux  battants  à  la  porte  cochère. 

Page  42 ,  ligne  4 ,  sergents  de  ville  —  deux  lignes  après  sergent 
—  mets  agents. 

Page  46 ,  Dans  un  Daumont  —  non  dans  une  Daumont.  (La 
correction  de  l'auteur  a  fait  disparaître  la  faute  signalée.) 

Page  5_5 ,  ligne  7,  L'ouverture  de  sa  redingote  —  qu'est-ce  que 
ça  signifie? 

Page  60,  ligne  15,  Consommation  —  ce  mot  revient  plusieurs 
fois ,  mets-le ,  tant  que  tu  voudras ,  dans  la  bouche  du  garçon  de 
café;  mais  toi,  écrivain,  ne  l'emploie  jamais  dans  ce  sens-là  — 
[Flaubert  mit  en  regard  de  cette  observation  :  (Littré).] 

Page  68,  ligne  3,  Au  moment  des  liqueurs  —  qu'est-ce  que  c'est 
que  ça?  Dirais-tu  au  moment  du  gigot? 

Page  71,  ligne  13,  Poitrine  ouverte  —  tu  as  voulu  dire  décou- 
verte —  ouverte  dépasse  ton  but  et  fait  une  image  impossible. 

Page  71,  ligne  18,  Une  heure  sonne  lentement  —  ça  c'est 
farce  —  comment  veux -tu  qu'un  coup  sonne  lentement?  deux 
ou  trois  à  la  bonne  heure. 

Page  78,  ligne  28,  //  lui  montra  comment  reconnaître  les  vins  — ■ 
bonne  faute  de  français  —  il  lui  montra  comment  on  reconnaît, 
ou  il  lui  apprit  à  reconnaître. 

Page  94,  ligne  10,  Quel  costume? 

Page  94,  ligne  14,  Aux  Trois -Frères -Provençaux.  —  Prends 
garde,  tu  as  une  tendance  à  parler  l'argot  des  gens  de  lettres 
qui,  entre  eux  et  en  causant,  n'emploient  que  des  diminutifs  : 
(Jhampfîeury,  au  lieu  de  pommes  de  terre  frites ,  écrit  des  frites. 

Page  100,  ligne  30,  Plus  vaste  qu'il  n'était  —  non;  qu'il  ne 
l'était. 

Page  107,  ligne  26,  Un  spectacle  —  Trouve  un  autre  mot, 
celui-là  ne  rend  pas  ta  pensée  et  est  excessif 

Page  m,  Pourquoi  a  ouvrant  la  bouche»?  —  tu  feras  rire,  Fré- 
déric ne  peut  pas  parier  sans  ouvrir  la  bouche,  le  mot  enfn  dit 

41 


64t2  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

tout  ce  qu'il  faut.  (La  correction  de  l'auteur  a  fait  disparaître  la  faute 
signalée.) 

Page  120,  ligne  lo,  Le  fixer  n'est  pas  français  —  on  fixe  les 
yeux  sur  —  ôte  cela,  tu  vas  regimber,  mais  c'est  inadmissible. 

Page  163,  ligne  4,  J'y  ai  besoin  —  est  du  charabias. 

Page  163,  ligne  8,  Ne  mets  pas  indisposée,  qui  est  ridicule  et 
a  tant  d'acceptions  différentes,  si  tu  ne  veux  pas  mettre  malade, 
mets  souffrante. 

Page  i6_5,  ligne  2^,  Crois-tu  que  ce  soit  l'archet  lui-même 
qui  eut  frappé  sur  le  pupitre  —  sous  prétexte  de  couleur  et  de 
vivacité,  de  mouvements,  tu  te  fous  trop  de  la  grammaire. 

Page  165,  ligne  27,  La  foule  :  tu  viens  de  dire  qu'il  y  a 
60  personnes. 

Page  178,  ligne  20,  indisposé  —  non,  c'est  du  langage  d'apo- 
thicaire. 

Page  217,  ligne  i,  à  cette  époque,  la  Sainte  Chapelle  était 
invisible  du  Pont-Neuf,  car  la  flèche  n'avait  pas  été  reconstruite. 

Page  224,  ligne  13,  tu  veux  dire  de  la  rareté  de  ses  visites  :  ses 
rares  visites  signifient  tout  autre  chose. 

Page  226,  ligne  28,  Q,uel  rapport  entre  Bottes  vernies  et  les 
tempes  rasées,  pourquoi  alors  bien  que. 

Page  227,  ligne  12,  Observa  un  monsieur  —  Ah!  mais  non,  on 
fait  observer,  on  remarque  —  si  l'on  observe  c'est  un  objet  — 
tu  te  feras  moquer  de  toi  par  le  petit  papier  si  tu  laisses  cela. 

Page  231,  ligne  33,  S'approchant  de  Madame,  tu  veux  dire  de 
sa  femme;  les  Dourgeois  seuls  disent  madame  et  tu  n'en  es 
pas  un. 

Page  2 «7,  ligne  5,  Non,  pas  prêts  à  s'embrasser  (c'est-à-dire 
préparés  a),  mais  près  de  s'embrasser,  c'est-à-dire  sur  le  point  de. 

Page  294,  ligne  14,  du  vin  de  Champagne  et  non  pas  du 
Champagne. 

Page  357,  ligne  19,  On  me  laissait  faire  tout  ce  que  je  veux  — 
non,  tout  ce  que  je  voulais. 

Page  398,  ligne  4,  La  garde  nationale  —  Les  gardes  nationales 
du  royaume  —  Les  gardes  nationaux  de  Paris. 

Page  553,/aiVe  à  manger  —  pas  raide  et  bougrement  gargote. 
(La  correction  de  l'auteur  a  fait  disparaître  la  faute  signalée.) 

Nous  empruntons  à  Maxime  du  Camp  ce  passage  de  ses  Sou- 
venirs littéraires  relatif  aux  discussions  grammaticales  qui  s'éle- 
vaient souvent  entre  Flaubert  et  lui  ; 

«J'étais  guéri  depuis  longtemps  des  discussions  littéraires 
lorsque  Flaubert  m'apporta  l'Education  sentimentale;  mais  pour  lui 


NOTES.  (543 

que  n'aurais-je  pas  fait  !  II  avait  beau  regimber,  s'irriter,  m'appeler 
Lhomond,  Boiste,  Noël  et  Chapsal,  me  traiter  de  pion  et  de 
grammairien  détraqué,  il  s'attendrissait,  avait  les  larmes  aux 
yeux  et  éclatait  de  rire  quand  je  lui  disais  :  «Au  nom  de  ta 
«gloire,  respecte  la  règle  des  possessifs!»  Il  prétendait,  il  a  tou- 
jours prétendu  que  l'écrivain  est  iibre,  selon  les  exigences  de  son 
style,  d'accepter  ou  de  rejeter  les  prescriptions  grammaticales 
qui  régissent  la  langue  française,  et  que  les  seules  lois  auxquelles 
il  faut  se  soumettre  sont  les  lois  de  l'harmonie.  Ainsi  il  n'eût  pas 
hésité  à  dire  :  Je  voudrais  que  vous  alliez,  au  lieu  de  :  je  vou- 
drais que  vous  allassiez,  parce  que  l'imparfait  du  subjonctif  est 
d'une  tonalité  déplaisante.  —  Du  reste  George  Sand  était  ainsi. 
—  Là- dessus  nous  discutions  sans  désemparer.  Un  soir,  nous 
avions  travaillé,  —  c'était  le  mot  de  Flaubert,  —  jusqu'à  une 
heure  du  matin.  Vers  trois  heures,  je  fus  réveillé  par  un 
effroyable  vacarme  à  ma  porte  :  coups  de  sonnette  et  coups  de 
pied;  je  me  lève  tout  effaré,  je  vais  ouvrir.  Sur  le  palier,  Flau- 
bert me  crie  :  «  Oui ,  vieux  pédagogue ,  l'accord  des  temps  est 
«une  ineptie,  j'ai  le  droit  de  dire  :  Je  voudrais  que  la  grammaire 
«soit  à  tous  les  diables  et  non  pas  :  fût,  entends -tu?»  Puis  il 
dégringola  les  escaliers  sans  même  attendre  ma  réponse.  Il  disait 
que  le  style  et  la  grammaire  sont  choses  différentes;  il  citait  les 
plus  grands  écrivains,  qui' presque  tous  ont  été  incorrects,  et 
faisait  remarquer  que  nul  grammairien  n'a  jamais  su  écrire.  Sur 
ces  points  nous  étions  du  même  avis,  car  son  opinion  s'appuyait 
sur  de  tels  exemples  qu'elle  est  indiscutable.» 

Comme  de  tous  les  manuscrits  de  Flaubert,  il  fut  fait  une 
copie  du  manuscrit  définitif  qui  servit  à  l'impression.  Flaubert 
la  revit,  elle  ne  comporte  que  très  peu  de  corrections.  Cette 
copie  forme  654  feuillets  enfermés  également  dans  un  dossier  sur 
lequel  Flaubert  a  écrit  : 

L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE 

histoire  d'un  jeune  homme. 

Gustave  Flaubert. 

L'Education  sentîmentaîe  parut  en  librairie  le  16  novembre  1869 , 
chez  Calmann-Lévy,  en  2  volumes  in -8°.  Peu  apprécié  par 
la  presse,  qui  fut  rigoureuse,  accueilli  froidement  par  le  public, 
qui  ne  le  comprit  pas,  le  livre  n'eut  pas  de  retentissement  et 
Flaubert  en  fut  irrité. 

Nous  donnons  plus  loin  quelques-uns  des  articles  principaux 
consacrés  à  l'Education  sentimentale ,  en  même  temps  que  l'opinion 
personnelle  de  quelques  personnalités  littéraires  de  Fépoque. 

41. 


644  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 


INDEX. 


Page  14.  M""  Lafarge.  —  M""*  Lafarge  (1816-1852)  passionna 
longtemps  la  curiosité  publique.  Accusée  d'avoir  empoisonné  son 
mari,  mort  le  14  janvier  1040,  elle  comparut  devant  la  cour 
d'assises  de  la  Corrèze  le  2  septembre  suivant.  Après  douze  jours 
de  débats  palpitants ,  elle  fut  d!eclarée  coupable  avec  circonstances 
atténuantes  et  condamnée  aux  travaux  forcés  à  perpétuité. 

Page  15.  M.  Guizot.  —  M.  Guizot  (i  787-1874)  avait  déjà 
été  plusieurs  fois  ministre  à  l'époque  où  se  place  le  récit  de 
Flaubert,  et  était  à  la  veille  de  devenir  président  du  Conseil. 
Le  29  octobre  1840,  Louis -Philippe  lui  confiait,  avec  le  porte- 
feuille des  Affaires  étrangères,  la  direction  effective  du  Cabinet, 
que  présidait  nominalement  le  maréchal  Soult.  Guizot  était  le 
chef  mcontesté  des  conservateurs. 

Page  17.  a  . . .  Ensuite  il  s'établit  marchand  d'hommes  à  Troves.  » 
—  Les  marchands  d'hommes  procuraient  des  remplaçants  pour 
le  service  militaire. 

Page  24.  Croupier  d'élections.  —  «Les  collèges  électoraux  (sous 
Louis -Philippe)  se  composaient  en  général  de  peu  d'électeurs; 
beaucoup  en  comptaient  à  peine  200,  parmi  lesquels  nombre  de 
fonctionnaires.  La  corruption  était  donc  facile  :  les  fonctionnaires 
obéissaient  aux  ordres  reçus,  et  l'on  achetait  l'électeur  ordinaire 
en  donnant  à  ses  protégés  des  bureaux  de  tabac,  des  bourses  de 
collèges,  ou  en  lui  donnant  à  lui-même  quelque  importante 
fonction  administrative. »  (Albert  Malet,  Histoire  contemporaine , 
?'  350-) 


Page  27.  Centre  eauche.  —  A  partir  de  1836,  le  parti  conscr- 

teur,  le  «parti  de  Ta  résistance»,  comme  on  disait  en  1830,  s'était 

partagé  en  deux  fractions  :  le  centre  droit,  dirigé  par  Uuizot,  et 


le  centre  gauche,  sous  la  conduite  de  Thiers.  Ces  deux  hommes 
étaient  séparés  non  seulement  par  une  rivalité  d'ambitions  mi- 
nistérielles, mais  encore  par  des  doctrines  opposées.  «Le  trône, 
disait  Guizot,  n'est  pas  un  fauteuil  vide.»  Pour  Thiers,  au  con- 
traire, il  fallait  que  «le  roi  règne  et  ne  gouverne  pas». 

Page  27.  Le  cabriolet  ou  voiture  à  deux  roues  et  à  deux  places, 


INDEX.  645 

dont  celle  du  cocher,  fit  son  apparition  à  Paris  en  1800.  C'était, 
avec  le  fiacre,  la  seule  catégorie  de  voiture  de  place  d'alors.  Le 
tarif,  fixé  à  i  franc  la  course,  fut  porté  plus  tard  à  i  fi-.  25. 

Page  36.  Revue  des  Deux  Mondes.  —  La  Revue  des  Deux  Mondes 
fut  fondée,  en  1829,  par  Ségur,  Dupeyron  et  Mauroy,  mais  son 
existence  ne  date  réellement  qyie  de  1831  avec  la  direction  de 
Buloz.  Sous  la  Monarchie  de  Juillet,  ses  principaux  collaborateurs 
furent  Sainte-Beuve,  Victor  Hugo,  Alfred  de  Vigny,  Alfred  de 
Musset,  George  Sand,  Balzac,  Alexandre  Dumas. 

Page  39.  Réforme.  —  A  partir  de  1 841,  la  réforme  électorale 
devint  la  plate -forme  de  l'opposition,  qui  réclamait  l'abaisse- 
ment du  cens  à  100  francs  ou  tout  au  moins  le  droit  de  vote 
pour  certaines  capacite's,  bacheliers,  officiers  de  la  garde  natio- 
nale, etc.  La  campagne  des  «banquets  réformistes»  avait  commencé 
le  2  juin  184.0  dans  le  X*  arrondissement.  D'autres  banquets 
avaient  eu  lieu  dans  le  courant  de  la  même  année  à  Paris,  Li- 
moges ,  Tours ,  Auxerre , Toulouse ,  Lille ,  Metz ,  Rouen ,  Marseille. 

Page  39.  Recensement  Humann.  —  Humann  était  ministre  des 
Finances  dans  le  cabinet  Guizot.  Le  recensement,  ordonné  en 
vertu  de  la  loi  du  14  juillet  1838,  avait  pour  but  de  relever  des 
taxes.  Les  agents  du  fisc,  chargés  de  cette  opération,  ne  se 
firent  pas  accompagner  des  commissaires  répartiteurs,  dont  la 
loi  de  1832  exigeait  la  présence.  De  là  protestations  de  plusieurs 
conseils  municipaux.  Des  troubles,  parfois  sanglants,  eurent  lieu 
à  ce  sujet,  dans  le  courant  de  l'année  1841,  à  Toulouse,  Stras- 
bourg, Bordeaux,  Lille,  Montpellier,  Clermont-Ferrand,  Lyon 
et  à  Paris. 

Page  40.  Sociétés  secrètes.  —  Les  principales  sociétés  secrètes 
sous  Louis -Philippe  furent  :  les  Amis  du  Peuple,  la  société  des 
Droits  de  l'Homme,  la  société  des  Familles,  la  société  des  Saisons. 

La  société  des  Amis  du  Peuple  fut  fondée  en  septembre  1830. 
Ses  principaux  membres  étaient  Godefroy  Cavaignac,  Audry 
de  Puyraveau,  Marrast,  Raspail,  Trélat,  Flocon,  Ëlanqui,  De- 
iescluze,  Lamarque,  Cabet. 

La  société  des  Droits  de  l'Homme  fut  fondée  à  la  fin  de  1832. 
Le  comité  directeur  comprenait  parmi  ses  membres  Audry  de 
Puyraveau ,  Vo ver  d'Argenson,  de  Kersausie,  Godefroy  Cavai- 
gnac, Trélat,  Guinard.  Les  sections  étaient  placées  sous  le  pa- 
tronage de  Robespierre,  Marat,  Babeuf,  Louvel,  etc. 

Le  mot  de  sociétés  secrètes,  appliqué  à  ces  sociétés,  n'est  pas 
tout  à  fait  juste.  Il  serait  plus  exact  de  les  appeler  sociétés  plus 
ou  moins  secrètes.  Elles  n'eurent  pas  le  caractère  mystérieux  du 
Carbonarisme  sous  la  Restauration. 


646  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

Pour  la  société  des  Familles,  qui  devint  ensuite  la  société  des 
Saisons,  voir  la  note  consacrée  à  cette  société. 

Page  .11.  A  bas  Pritchard!  —  Flaubert  commet  une  erreur  en 
parlant  de  l'affaire  Pritchard  en  1841;  elle  n'est  en  réalité  que 
de  1844.  Rappelons  en  passant  cette  fameuse  affaire,  qui  eut 
un  retentissement  immense.  Le  contre -amiral  Dupetit-Tnouars 
avait  occupé  en  Océanie  les  îles  Marquises,  et  la  reine  de 
Taïti,  Pomaré,  s'était  placée  sous  le  protectorat  de  la  France. 
Un  Anglais  nommé  Pritchard,  à  la  fois  consul,  commerçant  et 
missionnaire  protestant,  excita  la  reine  Pomaré  contre  nous  et 
souleva  les  indigènes,  qui  massacrèrent  plusieurs  de  nos  ma- 
telots. L'amiral  fit  arrêter  Pritchard.  Les  Anglais  demandèrent 
immédiatement  une  réparation;  l'opinion  française  se  prononça 
énergiquement  contre  cette  solution.  En  Angleterre,  les  so- 
ciétés bibliques  poussaient  le  fanatisme  protestant  à  une  gallo-. 
phobie  enragée.  En  France,  toutes  les  vieilles  haines  contre  l'An- 
gleterre se  reveillèrent  avec  une  intensité  extraordinaire  ;  dans  les 
théâtres  on  réclamait  le  fameux  air  :  Jamais  en  France,  jamais 
l'Anglais  ne  régnera.  Le  gouvernement  de  Guizot  se  refusa  aux 
satisfactions  reclamées  par  l'Angleterre,  mais  accorda  une  indem- 
nité à  Pritchard.  Lorsque  cette  affaire  fut  portée  à  la  tribune 
de  la  Chambre,  le  gouvernement  n'obtint  qu'une  majorité  de 
huit  voix.  L'attitude  de  Louis-Philippe  et  de  Guizot  froissa  vive- 
ment l'opinion  publique ,  et  iusqu  en  1 848  il  fut  souvent  ques- 
tion, dans  les  attaques  de  l'opposition,  de  Pritchard  et  des 
Pritcbardistes. 

Page  41.  Béranger.  —  Béranger  (1780- 1857)  était  républicain. 
En  1830  il  s'était  montré  favorable  à  l'avènement  de  Louis- 
Philippe,  mais  ne  considérait  la  Monarchie  de  Juillet  que  comme 
une  transaction.  «Je  fais  comme  les  Savoyards,  avait-il  dit;  quand 
il  pleut,  je  jette  une  planche  sur  le  ruisseau.»  Pendant  tout  le 
règne  de  Louis -Philippe  il  se  tint  à  l'écart  des  faveurs  officielles 
et  refusa  même  la  Légion  d'honneur,  que  le  roi  lui  avait  fait 
offrir. 

Page  41.  Laffitte.  —  Laffitte  (1767- 1844)  siégea  dans  les  rangs 
de  l'opposition  depuis  sa  sortie  du  Ministère  (13  mars  1831)  jus- 
qu'à sa  mort. 

Page  42.  Chateaubriand.  —  Chateaubriand  était  en  coquetterie 
réglée  avec  le  parti  républicain  sous  la  Monarchie  de  Juillet 
(comme  il  l'avait  été  avec  le  parti  libéral  sous  la  Restauration^. 
Tout  en  manifestant  une  fidélité  de  grand  apparat  à  la  Légitimité, 
il  prophétisait  avec  complaisance  l'avènement  de  la  Démocratie. 

«  Ce  qui  donne  une  saveur  irritante  à  ce  caractère ,  c'est  que 


I 


INDEX.  6/iy 

Chateaubriand,  barde  de  la  Reli^on,  de  la  Légitimité,  de  la 
Charte,  altier  et  solennel  à  souhait  dans  ce  rôle  où,  en  un  sens, 
il  ne  ment  pas,  est  d'ailleurs  le  naturel  le  moins  disciplinable,  le 
plus  débridé.  Le  clergé,  la  noblesse,  les  conservateurs,  illustre 
clientèle  étrangement  accordée  autour  de  lui  avec  la  jeunesse 
romantique  et  les  émeutiers  de  juillet,  ne  recherchent  pas  de  trop 
près  ce  au'il  y  a  de  piété  dans  sa  religion,  de  subordination 
mdividuelle  dans  son  royalisme ,  de  foi  en  l'homme  dans  ses  idées 
constitutionnelles.  Ils  font  bien.  Des  grandes  institutions  et  doc- 
trines humaines.  Chateaubriand  aime  le  décor,  la  façade  histo- 
rique, autant  dire  le  passé,  la  ruine.  Comme  gouvernantes  réelles 
et  actives  de  l'homme  moral,  il  ne  les  entend  même  pas...» 
(Pierre  Lasserre,  Le  Romantisme  français ,  p.  138  et  139.) 

Page  42.  Troubles  du  mois  de  septembre.  —  Allusion  aux  troubles , 
provoques  par  le  recensement  Humann ,  qui  eurent  lieu  au  mois 
de  septembre  184,1  dans  plusieurs  villes  de  France. 

Page  55.  Le  National.  —  Le  National  avait  été  fondé,  le  3  jan- 
vier 1830,  par  Thiers,  Mignet  et  Carrel.  Son  rôle  dans  la  Révo- 
lution de  1830  fut  prépondérant.  Au  lendemain  des  journées  de 
juillet,  Thiers  et  Mignet  quittèrent  le  National;  Armand  Carrel 
en  devint  alors  le  rédacteur  en  chef.  Il  attaqua  le  ministère 
Casimir  Périer  et,  à  partir  de  1832,  devint  franchement  répu- 
blicain. Après  la  mort  d'Armand  Carrel  (1826),  le  National  fut 
dirigé  par  Thomas,  Trélat,  Bastide,  Armand  Marrast  et  Duclerc. 
Jusqu'à  la  fin  du  règne  de  Louis-Philippe  il  resta  un  journal  d'op- 
position, mais  dans  des  limites  plutôt  indécises  entre  la  gauche 
dynastique  et  le  parti  républicain. 

Page  80.  Uembastillement  de  Paris.  —  En  1833,  le  Gouverne- 
ment avait  présenté  à  la  Chambre  des  députés  une  demande  de 
crédits  pour  fortifier  Paris.  La  Chambre  repondit  par  un  refus  à 
la  suite  d'une  vigoureuse  campagne  de  l'opposition.  Le  général 
Demarçay  qualifia  les  forts  de  «  Bastilles  dirigées  au  moins  pour 
moitié  contre  la  population  de  Paris». 


r  lois  de  septembre.  —  Les  lois  de  septembre  1825 
ées  à  la  suite  de  l'attentat  de  Fieschi  (28  juillet 


Page  80.  Les 
avaient  été  votées 

1835).  Elles  avaient  été  présentées  par  M.  de  Broglie,  président 
du  Conseil. 

La  première,  relative  au  jury,  réduisait  de  huit  à  sept,  sur 
douze,  le  nombre  de  voix  nécessaires  à  la  condamnation  et  dé- 
cidait que  le  vote  des  jurés  serait  secret. 

La  seconde  permettait  au  Ministre  de  la  justice  de  créer  autant 
de  cours  d'assises  qu'il  le  croirait  nécessaire  pour  juger  les  actes 
de  rébellion. 


M 


(548  L'EDUCATION  SEiNTIMENTALE. 

0 

La  troisième,  concernant  la  presse,  punissait  d'une  amende 
de  10,000  à  50,000  francs  l'outrage  à  la  personne  du  roi  et 
toute  attaque  contre  le  principe  du  Gouvernement,  par  le  moyen 
de  la  presse.  Elle  soumettait  les  journaux  à  une  discipline  sé- 
vère; elle  interdisait  de  jouer  aucune  pièce  de  théâtre  et  de 
mettre  en  vente  aucun  dessin  sans  autorisation  préalable. 

Page  80.  Lord  Guizot.  —  L'opposition  reprochait  à  Guizot  ses 
complaisances  anglophiles.  M.  Thureau-Dangin  rapporte  que  le 
jour  de  l'entrée  des  cendres  de  Napoléon  à  Paris,  il  y  eut  des 
cris  de  :  A  bas  Guizot  !  A  bas  les  traîtres  !  A  bas  les  Anglais  ! 

Page  83.  Ce  qui  l'inquiétait  principalement,  c'était  la  frontière  du 
Rhin.  —  Au  lendemain  de  la  Révolution  de  1830,  lorsqu'on 
put  craindre  une  nouvelle  coalition  de  l'Europe  contre  la  France, 
il  y  eut  une  explosion  patriotique  extraordinaire.  Les  républi- 
cains évoquèrent  les  souvenirs  de  1792  et  se  montrèrent  chauds 
partisans  d'une  guerre,  qui  nous  permettrait  de  déchirer  les 
traités  de  18 15  et  de  prendre  la  rive  gauche  du  Rhin;  on  peut 
dire  qu'ils  étaient  les  interprètes  d'une  très  grande  partie  de 
l'opinion  française.  La  Révolution  de  1830, qui  avait  arboré  pour 
la  première  fois  depuis  quinze  ans  le  drapeau  tricolore ,  semblait 
aussi  nationale  que  libérale,  une  sorte  de  revanche  contre  les 
Alliés.  Tout  fut  calmé  par  la  politique  pacifique  de  Casimir 
Périer. 

En  1 840 ,  lors  des  difficultés  relatives  à  l'Egypte ,  il  y  eut  une 
explosion  toute  pareille.  On  se  mit  à  chanter  la  Marseillaise  et  à 
parler  de  la  rive  gauche  du  Rhin.  La  brochure  d'Edgar  Quinet, 
jS/5  et  18^0,  est  très  significative  à  cet  égard.  Les  Allemands 
ripostèrent  en  évoquant  les  souvenirs  de  18 13;  ce  fut  alors  que 
Becker  composa  son  chant  fameux  :  «Ils  ne  l'auront  pas,  le  libre 
Rhin  allemand.»  Musset  répondit,  en  1841,  par  son  «Rhin  alle- 
mand». 

Il  est  à  noter  que  cette  préoccupation  des  libéraux  et  des  ré- 
publicains français  relative  à  la  frontière  du  Rhin  avait  été  celle 
de  Charles  X.  En  1830,  il  avait  traité  secrètement  à  ce  sujet  avec 
le  tsar  de  Russie;  la  France  devait  s'emparer  de  la  rive  gauche 
du  Rhin  et  appuyait  la  Russie  du  côté  des  provinces  danubiennes. 

Page  83.  //  comparait  le  style  de  M.  Marrast  à  celui  de  Voltaire. 
—  Marrast  (i 801-1852)  était  un  ancien  maître  d'études  du  lycée 
Louis -le -Grand  et  de  l'École  normale.  Au  début  du  règne  de 
Louis -Philippe  il  dirigeait  le  journal  républicain,  la  Tribune,  ce 
qui  lui  valut  de  nombreuses  condamnations.  Après  l'insurrec- 
tion d'avril,  Marrast  fut  emprisonné,  mais  réussit  a  s'évader  avec 
plusieurs  de  ses  codétenus.  II  vécut  à  l'étranger  jusqu'à  l'am- 
nistie. Rentré  en  France,  il  devint  à  la  mort  de  Carrel  le  prin- 


i 


INDEX.  64^ 

cipal  rédacteur  du  National,  et  ses  luttes  de  presse  contre  le 
gouvernement  de  Louis -Philippe  ne  furent  pas  sans  un  certain 
éclat.  II  fut  secrétaire  du  Gouvernement  provisoire  de  1848,  puis 
président  de  l'Assemblée  constituante.  II  ne  fut  pas  réélu  à  I  As- 
semblée législative  et  mourut  dans  la  misère  en  18^2.  Marrast 
avait  fait  paraître  en  1846  un  certain  nombre  de  ses  articles  du 
National  et  de  la  Tribune  sous  le  titre  de  Galerie  des  pritcbardistes. 

Page  125.  Le  Citoyen . . .  accusait  la  Camarilla  de  perdre  des  millions 
en  Algérie.  —  A  la  suite  de  la  victorieuse  expédition  de  1844. 
contre  les  Marocains,  la  France  n^  réclama  même  pas  les  frais 
de  la  guerre,  qui  s'élevaient  à  20  millions  de  francs.  L'opposition 
reprocna  vivement  au  Gouvernement  de  gaspiller  l'argent  du 
pays.  Guizot  répondit  par  l'organe  d'un  des  prmcipaux  journaux 
ministériels  (le  Journal  des  Débats)  :  «La  France  est  assez  riche 
pour  payer  sa  gloire.  » 

Page  151.  Le  Siècle.  —  Le  Siècle  fut  fondé ,  en  1836,  par  Armand 
Dutacq,  sous  le  patronage  des  principaux  députés  de  l'opposi- 
tion constitutionnelle,  Jacques  Laffite,  Dupont  de  l'Eure,  Sa- 
verte,  Odilon  Barrot,  Chapuis-Montlaville.  Le  Siècle  était  l'organe 
de  la  gauche  dynastique. 

Page  151.  Le  Cbarivari.  —  Le  Charivari  fut  fondé  le  i"  dé- 
cembre 1832  par  Charles  Philipon.  II  combattit  avec  beaucoup 
de  verve  la  Monarchie  de  Juillet.  Ses  principaux  collaborateurs 
étaient  Louis  Desnoyers,  Altaroche,  Albert  Clerc,  Louis  Huart, 
Taxile  Delord,  Clément  Caraguel,  Laurent  Jan. 

Page  161.  De  simples  avocats  commandaient  à  des  généraux,  des  va- 
nu -pieds  battaient  les  rois...  —  Les  œuvres  de  Thiers,  Mignet, 
Michelet,  Louis  Blanc,  et  surtout  l'Histoire  des  Girondins,  de  La- 
martine, avaient  inspiré  aux  jeunes  générations  le  culte  de  la 
Révolution.  Le  public  lisait  avec  une  véritable  passion  tout  ce 
qui  se  rapportait  à  cette  époque.  II  n'est  pas  exagéré  de  dire  que 
le  succès  de  ces  œuvres  a  été  un  facteur  important  de  la  Révo- 
lution de  184.8. 

Page  1 84.  —  La  rue  Rumford  et  non  Rumfort  allait  de  la  rue 
Lavoisier  à  la  rue  de  la  Pépinière,  aux  n°*  37  et  37  bis.  Elle  fut 
ouverte  en  1838,  autorisée  et  dénoncée  en  1840  (Félix  LAZARE, 
Dictionnaire  administratif  des  rues  de  Paris,  1844).  Cette  rue 
disparut  dans  la  percée  du  boulevard  Malesherbes. 

Page  195.  La  Revue  Indépendante.  —  La  Revue  Indépendante  parut 
du  i"  novembre  1841  au  24  février  1848.  Ses  principaux  colla- 
borateurs étaient  Pierre  Leroux ,  George  Sand  et  Louis  Viardot. 


650  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

Le  but  de  cette  revue  était  de  traiter,  au  point  de  vue  démocra- 
tique, toutes  les  questions  à  l'ordre  du  jour. 

Page  195.  Fourier.  —  Fourier  (1772-1837)  basait  ses  doctrines 
sur  la  loi  de  l'attraction.  Chaque  homme  doit  chercher  à  satisfaire 
ses  passions.  Le  travail,  dans  la  société  nouvelle,  ne  sera  plus 
pénible,  car  il  ne  sera  plus  imposé;  il  deviendra  si  attrayant  que 
tous  les  oisifs  d'aujourd'hui  s'y  livreront  avec  plaisir.  Si  les  pas- 
sions sans  frein  ont  été  funestes  jusqu'à  présent,  il  n'en  sera  pas 
de  même  lorsqu'elles  auront  trouvé  le  milieu  convenable,  c'est- 
à-dire  l'association  organisée  suivant  «l'ordre  combiné».  Une 
association  de  dix -huit  cents  membres  constitue  un  phalanstère, 
le  phalanstère  se  subdivise  en  phalanges ,  la  phalange  en  séries , 
la  série  en  groupes ,  le  groupe  se  compose  de  sept  ou  neuf  indi- 
vidus. 

Fourier  était  hostile  aux  saint-simoniens  qu'il  appelait  des  «his- 
trions sacerdotaux». 

Après  la  mort  de  Fourier,  son  école  fut  dirigée  par  Victor 
Considérant,  et  joua  un  rôle  important  jusqu'à  la  Révolution 
de  1848. 

Page  195.  Saint-Simon.  —  Saint-Simon  était  mort  en  1825.  Son 
école  fut  florissante  surtout  aux  environs  de  1830.  Les  princi- 
paux adeptes  furent  Augustin  Thierry,  Auguste  Comte,  Olinde 
Rodrigues,  Bailly  de  Blois,  Léon  Halévy,  Duvergier,  Bazard, 
Enfantin,  Cerclet,  Bûchez,  CarnQt,  Michel  Chevalier,  Pierre 
Leroux,  Jean  Regnaud,  E.  Péreire,  Félicien  David,  Guéroult, 
Charton,  etc.  Les  saint-simoniens  se  dispersèrent  en  1832  (voir 
à  ce  sujet  la  note  consacrée  au  père  Enfantin  ).  Le  saint-simonisme 
eut  une  influence  énorme  sur  les  écoles  socialistes  qui  suivirent. 

Page  195.  Comte.  —  Auguste  Comte  (1795-18 57)  avait  publié 
le  Système  de  politique  positive  (1828)  et  le  (Oours  de  philosophie  po- 
sitive (1839 -1842). 
« 

Page  195.  Cahet.  —  Cabet  (1788-1856)  avait  été  avocat  à  Di- 
jon, puis  à  Paris.  Après  la  Révolution  de  1830  il  fut  nommé  pro- 
cureur général  en  Corse,  mais  révoqué  l'année  suivante  pour 
outrages  au  gouvernement  de  Louis -Philippe.  Les  électeurs  de 
Dijon  l'envoyèrent  à  la  Chambre  des  députés  (1831).  Il  fit  pa- 
raître une  Histoire  de  la  Révolution  de  i8^o ,  et  fonda  un  journal  : 
le  Populaire. 

En  1834,  il  fut  condamné  à  deux  ans  de  prison  pour- offense 
au  roi  et  se  réfugia  en  Angleterre.  II  posa  les  principes  d'une 
société  communiste  dans  ses  Douze  lettres  d'un  communiste  à  un 
réformiste  et  dans  son  Voyage  en  Icarie  (1842). 

En  1847,  Cabet  acheta  des   terrains   considérables   dans  le 


INDEX.  651 

Texas  et  réunit  150  Icariens.  Une  première  expédition  d'émi- 
grants  (2  février  184,8)  échoua  complètement.  Cabet  revint  en 
France,  mais  retourna  en  Amérique  a  la  fin  de  l'année  1848.  II 
trouva  la  communauté  divisée  en  deux  camps.  Après  avoir  rallié 
la  majorité,  il  l'établit  à  Nauvoo. 

Page  195.  Louis  Blanc. —  Louis  Blanc  (18 12-1882)  était  devenu 
célèbre  en  1840  par  la  publication  de  son  livre  l'Organisation  du 
travail.  «Les  idées  essentielles  en  étaient  que  tout  homme  a  droit 
au  travail  et  que  la  société  a  le  devoir  de  procurer  du  travail  à 
tous.  L'Etat,  représentant  la  société,  doit  être  «le  banquier  des 
pauvres».  Il  fournira  donc  aux  ouvriers  l'argent  nécessaire  à  la 
Fondation,  pour  chaque  industrie,  d'ateliers  sociaux,  où  les  travail- 
leurs se  dirigeraient  eux-mêmes  et  toucheraient,  en  dehors  de 
leur  salaire,  un  quart  des  bénéfices  nets.  Les  idées  de  Louis 
Blanc  eurent  un  grand  succès  parmi  les  ouvriers.  Il  les  développa, 
aidé  par  Ledru-Rollin,  dans  la  Réforme,  qui  devint  ainsi  le  prin- 
cipal organe  des  socialistes  et  le  lien  entre  eux  et  les  républicains 
radicaux,  partisans  du  suffrage  universel.»  (Albert  Malet,  His- 
toire contemporaine,  p.  355.) 

Page  106.  Les  meurtres  de  Buzançais  et  la  crise  des  subsistances.  — 
L'hiver  1046- 1847  fut  marqué  par  la  disette.  Le  département  de 
l'Indre  fut  un  des  plus  éprouves.  Dans  une  commune  de  ce  dé- 
partement, à  Buzançais,  les  affamés  se  réunirent  en  bandes  et 
repoussèrent  les  gendarmes  envoyés  pour  les  disperser.  Ils  incen- 
dièrent les  fermes,  pillèrent  les  boulangeries  et  proférèrent  des 
menaces  contre  les  gros  propriétaires,  qu'ils  accusaient  d'être  les 
auteurs  de  la  famine.  Le  13  janvier  1847  ils  égorgèrent  un  pro- 
priétaire de  Buzançais,  nommé  Chambert-Huard.  Quelques  jours 
après  c'était  le  tour  d'un  propriétaire  de  Bélabre,  nommé  Robm- 
1  ailland.  Le  Gouvernement  décida  de  se  montrer  impitoyable. 
Trente  des  émeutiers  furent  traduits  devant  la  cour  d'assises  de 
l'Indre.  Cinq  furent  condamnés  à  mort,  quatre  aux  travaux  forcés 
à  perpétuité ,  dix-huit  aux  travaux  forcés  à  temps.  Les  condamnés 
à  mort  furent  exécutés  le  11  avril  1847,  sur  la  place  de  Bu- 
zançais. 

Page  198.  Les  pbalanstériens.  —  Phalanstériens  ou  fouriéristes. 

Page  198.  Les  mariages  espagnols.  —  Louis-Philippe  désirait  re- 
prendre la  politique  traditionnelle  de  la  France  en  Espagne.  II 
en  avait  été  empêché  jusque-là  par  la  crainte  de  mécontenter 
l'Angleterre.  Dans  l'afiaire  des  mariages  espagnols,  il  agit  au 
contraire  avec  une  grande  énergie  contre  les  prétentions  anglaises. 
La  reine -mère  d'Espagne,  Marie -Christine,  se  proposait  de  ma- 
rier  ses   deux    filles,   l'une,   la   reine    Isabelle,  à   son   cousin 


(5  5  2  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

don  François  d'Assises,  et  l'autre,  Louisa-Fernanda,  au  duc 
de  Montpensier,  fils  de  Louis-Philippe.  L'Angleterre  souhaitait 
vivement  voir  la  reine  Isabelle  accorder  sa  main  au  prince  Léopold 
de  Saxe-Cobourg,  cousin  de  la  reine  Victoria.  Lord  Palmerston, 
chef  du  Cabinet  anglais,  mit  tout  en  œuvre  pour  aboutir  à  ce 
résultat.  II  fut  victorieusement  battu  en  brèche,  grâce  au  tact  de 
l'ambassadeur  de  France  à  Madrid,  M.  Bresson,  et,  il  faut  bien 
le  reconnaître,  grâce  à  la  fermeté  de  Louis-Philippe.  Le  2^  sep- 
tembre 1846,  Palmerston  s'adressait  directement  a  Guizot  et  lui 
envoyait  une  protestation  formelle  en  invoquant  le  traité  d'Utrecht. 
Le  10  octobre  suivant  était  célébré,  à  Madrid,  le  double  mariage 
d'Isabelle  avec  don  François  d'Assises,  et  de  Louisa-Fernanda 
avec  le  duc  de  Montpensier. 

Page  198.  Les  dilapidations  de  Rocbefort.  — Allusion  à  un  scandale 
de  l'époque.  Un  contrôleur,  nommé  Sanson,  dénonça  des  mal- 
versations qui  auraient  été  commises  dans  les  ateliers  et  les  maga- 
sins de  Rocnefort.  Le  ministre  de  la  marine  et  le  préfet  maritime 
ne  donnèrent  aucune  suite  à  la  plainte  de  Sanson.  Ce  dernier 
s'adressa  alors  aux  tribunaux.  Il  fit  traduire  en  justice  trente -six 
employés  et  en  fit  condamner  cinq  (13  janvier  1847).  Le  chef  des 
subsistances  de  Rochefort  s'était  suicidé  pour  échapper  aux  pour- 
suites. L'opposition  reprocha  au  Gouvernement  sa  mollesse  dans 
cette  affaire. 

Page  iq8.  Le  nouveau  chapitre  de  Saint-Denis.  —  Un  projet  de  ré- 
organisation du  chapitre  de  Saint -Denis  avait  été  adopté  par  la 
Chambre  des  pairs  au  début  de  1847.  En  184,8  il  n  avait  pas 
encore  été  présenté  à  la  Chambre  des  députés. 

Page  200.  Barbes.  —  Armand  Barbes  (1809- 1870).  Proudhonle 
surnomma  le  Bayard  de  la  démocratie.  Né  à  la  Guadeloupe,  i[  fit 
ses  études  à  Sorrèze,  dans  le  même  collège  que  Berryer.  Etu- 
diant en  droit  à  Paris,  il  devint  un  ardent  républicain.  Affilié  à 
la  Société  des  Droits  de  l'Homme,  il  fut  emprisonné  après  l'insurrec- 
tion d'avril  1834,  puis  après  l'attentat  de  Fieschi  (1835  )•  Qvielques 
mois  après  il  était  condamné  à  un  an  d'emprisonnement  pour 
fabrication  clandestine  de  poudre.  Le  12  mai  1829,  Barbes  joua 
un  rôle  prépondérant  dans  l'émeute  de  la  Société  des  Saisons.  Con- 
damné à  mort,  puis  gracié,  il  resta  en  prison  jusqu'à  la  Révolu- 
tion de  février. 

Page  200.  Moi,  ce  que  je  reproche  à  Louis  -  Philippe ,  c'est  d'aban- 
donner les  Polonais.  —  Une  grande  partie  de  l'opinion  française 
reprochait  à  Louis-Philippe  de  n'être  pas  intervenu  en  faveur  des 
Polonais  en  1830. 

A  la  nouvelle  de  la  prise  de  Varsovie,  une  véritable  émeute 


i 


a 
ouee 


INDEX.  (^5  3 

avait  eu  lieu  à  Paris.  Est- il  besoin  de  rappeler  les  fameuses  pa- 
roles du  ministre  Sébastiani ,  auxquelles  les  événements  donnaient 
une  ironie  sinistre  :  «L'ordre  règne  à  Varsovie»? 

Pendant  toute  la  durée  de  la  Monarchie  de  Juillet,  la  Chambre 
des  députés  fit  souvent  entendre  des  protestations  en  faveur  de 
la  nationalité  polonaise. 

Page  201.  On  avait  calomnié  les  papes ,  qui,  après  tout,  défendaient 
le  peuple;  et  il  appelait  la  Ligue  «l'aurore  de  la  démocratie,  un  grand 
mouvement  égalitaire  contre  l'individualisme  des  protestants  » .  —  11  est 
impossible  de  ne  pas  voir  dans  ces  paroles  une  réminiscence  de 
la  doctrine  de  Bûchez,  qui  essayait  alors  de  réunir  le  catholicisme 
et  la  Révolution. 

«II  est  vrai  que  la  justification  appliquée  par  lui  (Bûchez)  à  1 
Terreur  s'étend  à  l'Inquisition,  que  la  baint-Barthélemy  est  loué 
par  les  mêmes  raisons  que  les  massacres  de  septembre,  et  que  la 
faction  des  Seize ,  sous  la  Ligue ,  est  exaltée  au  même  titre  que 
le  Comité  de  salut  public.  Dans  ces  divers  événements,  l'auteur 
voit  l'application  d'un  principe  qu'il  affirme  être  commun  au  ca- 
tholicisme et  à  la  Révolution,  la  «souveraineté  du  peuple».  C'est 
même  par  là  que  le  catholicisme  se  distingue,  à  ses  yeux,  du 
protestantisme,  fondé  sur  l'individualisme,  sur  la  «souveraineté 
du  moi.»  (Thureau-Dangin,  Histoire  de  la  Monarchie  de  Juillet, 
t.  VI,  p.  88.) 

Page  201.  Lola  Montes.  —  Lola  Montes  était  la  célèbre  favorite 
du  roi  de  Bavière. 

Page  227.  Quand  on  voit  M.  de  Genoude  donner  la  main  au  Siècle! 
—  M.  de  Genoude,  directeur  du  grand  journal  légitimiste  la 
Gazette  de  France,  préconisa,  dès  le  lendemain  de  la  Révolution 
de  Juillet,  l'alliance  des  légitimistes  et  des  républicains.  De  1830 
à  1848,  il  réclama  le  suffrage  universel.  Son  programme  était 
d'appuyer  la  monarchie  traditionnelle  sur  la  souveraineté  popu- 
laire. 

Page  228.  Un  catholique.  —  «Tout  le  monde  parlait  alors  du 
«mouvement  religieux»,  de  la  «réaction  chrétienne».  On  en  dis- 
cutait l'origine  et  la  portée  ;  nul  n'en  contestait  la  réalité.  Aussi 
bien,  pour  s'en  convaincre,  suffisait-il  de  voir  la  foule  inaccou- 
tumée qui,  depuis  quelques  années,  se  pressait  au  pied  des 
autels ...  Le  Comfifu f lonn^t  constatait,  d'un  ton  boudeur  et  inquiet, 
ce  phénomène  auquel  il  ne  comprenait  rien.  «Qu'est-ce  que  cela 
«veut  dire?  lui  répondait  en  raillant  le  Journal  des  DeTjats.Le  sen- 
«timent  religieux  n'est  donc  pas  détruit?  Le  catholicisme  n'est 
«donc  pas  mort?  L'esprit  de  Voltaire  n'est  donc  plus  l'esprit  do- 


6^4  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

«minant?  ...»  (Thureau-Dangin,  Histoire  de  la  Monarchie  de 
Juillet,  t.  II,  p.  354  et  355.) 

Page  255.  Le  -père, Enfantin.  —  Enfantin  (1706-1864)  était  un 
ancien  éfeve  de  l'Ecole  polytechnique.  II  était  directeur  de  la 
Caisse  hypothécaire,  lorsqu'il  rencontra  Saint-Simon  et  s'attacha 
à  ses  doctrines  (1825).  Il  fonda,  avec  Olinde  Rodrigues,  le  Pro- 
ducteur. Après  1830,  l'école  saint -simonienne  prit  un  grand  dé- 
veloppement sous  la  direction  d'Enfantin  et  de  Bazard,  mais  les 
idées  d'Enfantin  sur  l'amour  et  le  mariage  amenèrent  un  schisme 
qui  fut  nuisible  à  la  propagande  saint- simonienne.  En  1832, 
Enfantin  et  ses  disciples  furent  traduits  en  cour  d'assises  sous 
l'inculpation  d'attentat  à  la  morale  et  d'association  illégale.  Après 
deux  jours  d'audience  (27  et  28  août  1832)  ils  furent  déclarés 
coupables.  Enfantin  fut  condamné  à  un  an  de  prison  et  100,  francs 
d'amende.  A  sa  sortie  de  prison,  il  passa  deux  ans  en  Egypte. 
Revenu  en  France,  il  fut  successivement  maître  de  poste,  membre 
de  la  Commission  scientifique  de  l'Algérie,  directeur,  puis  admi- 
nistrateur du  chemin  de  fer  de  Lyon. 

Page  25  «.  Pierre  Leroux.  —  Pierre  Leroux  (i  797-1 831)  fut 
d'abord  saint- simonien;  puis,  s'étant  brouillé  avec  le  père  En- 
fantin, exposa  ses  doctrines  personnelles.  L'homme,  d'après  lui, 
est  sensation,  sentiment,  connaissance.  A  cette  division  corres- 
pond la  division  de  la  société,  qui  se  compose  des  savants  ou 
nommes  de  la  connaissance,  des  artistes  ou  hommes  du  senti- 
ment, et  des  industriels  ou  hommes  de  la  sensation.  De  là  la 
triade  qui,  selon  Pierre  Leroux,  est  le  premier  élément  social. 
Une  réunion  de  triades  forme  un  atelier,  une  , réunion  d'ateliers 
une  commune ,  une  réunion  de  communes  un  Etat. 

Page  292.  Le  célèbre  Algérien  Bou-Maza.  —  Bou-Maza  avait  été 
un  des  plus  redoutables  adversaires  de  l'armée  française  en 
Algérie.  Fait  prisonnier  par  Saint- Arnaud  en  1847,  il  fut  traité 
avec  beaucoup  d'égards  par  le  gouvernement  de  Louis-Philippe. 
On  lui  assigna  Paris  comme  résidence  avec  une  pension  de 
15,000  francs.  Somptueusement  installé  avenue  des  Champs- 
Elysées,  il  fit  bientôt  figure  de  «personnalité  bien  parisienne». 

Page  302.  Edgar  Quinet.  —  Edgar  Quinet  (1803- 1875)  avait 
été,  en  1839,  professeur  de  littérature  étrangère  à  la  Faculté 
des  lettres  de  Lyon.  En  1840,  il  avait  fait  une  incursion  dans  la 
politique  par  sa  brochure  181  ^  et  18^0 ,  qui  eut  un  grand  retentis- 
sement. En  1842,  Quinet  obtenait  au  Collège  de  France  la  chaire 
des  langues  et  littératures  de  l'Europe  méridionale.  On  discutait 
alors  la  question  de  la  liberté  de  l'enseignement.  Quinet  publia 
en  1843,  avec  Michelet,  un  livre  sur  les  Jésuites.  Dans  ses  cours 


1 


I 


INDEX.  6^j 

il  attaquait  violemment  non  seulement  les  jésuites,  mais  le  ca- 
tholicisme. Bientôt  le  Collège  de  France  devmt  le  théâtre  de  ma- 
nifestations. En  184.6  le  Gouvernement  retira  à  Quinet  sa  chaire 
de  professeur. 

Page  302.  Michiewicz. —  Adam  Mickiewicz  (i 798-1 855)  occu- 
pait la  chaire  des  langues  et  littératures  slaves  au  Collège  de 
France.  Grand  écrivain,  il  joua  aussi  un  grand  rôle  comme  pa- 
triote polonais.  Il  lut  en  relations  avec  Goethe,  Montalembert, 
Lamennais,  Cousin,  Quinet,  Michelet.  Ses  principaux  ouvrages 
sont  :  Grazyna,  Dziady,  Conrad  Wallenrod,  le  Livre  des  pèlerins 
polonais,  etc.  Ses  cours  au  Collège  de  France  provoquèrent  une 
véritable  émotion.  Le  gouvernement  de  Louis -Philippe  les  sus- 
pendit. En  1848,  Mickiewicz  fonda  un  journal  :  la  Tribune  des 
peuples.  Au  moment  de  la  guerre  de  Crimée,  il  espéra  un  contre- 
coup favorable  à  la  Pologne  et  alla  dans  ce  but  en  Turquie.  II 
mourut  à  Constantinople  le  26  novembre  1855.  II  fut  enterré 
d'abord  en  France ,  au  cimetière  polonais  de  Montmorency,  puis 
à  Cracovie,  dans  le  caveau  des  rois  de  Pologne. 

Page  311.  Les  affaires  Brouillard  et  Bénier.  —  Drouillard  était  un 
banquier  parisien  qui  fut  condamné  le  17  février  1847,  par  la 
cour  d'assises  de  Maine-et-Loire,  sous  l'inculpation  d'avoir  em- 
ployé une  somme  de  150,000  francs  pour  acheter  des  voix  d'élec- 
teurs. 

Bénier  était  directeur  de  la  Manutention  générale  des  vivres. 
II  avait  été  accusé  de  malversations  par  un  chef  de  bureau 
nommé  Tessier,  mais  l'affaire  avait  été  étouffée,  A  la  mort  de 
Bénier  (31  mai  1845)  on  découvrit  dans  sa  caisse  un  déficit  de 
300,000  francs.  Lanjuinais  interpella  le  Gouvernement  à  ce 
sujet  (5  juin  1846),  et  la  Chambre  des  députés  ordonna  une 
enquête.  Deux  intendants  militaires  furent  mis  à  la  retraite. 

Page  311.  Godefroy  Cavaignac.  —  Godefroy  Cavaignac  (1801- 
1845)  ^^^'^  ^^  ^'^  ^^  conventionnel  et  le  frère  du  général.  Il  prit 
part  à  la  Révolution  de  1830,  fut  un  des  fondateurs  de  la  société 
des  Amis  du  peuple  et  de  celle  des  Droits  de  l'Homme.  Il  fut  plu- 
sieurs fois  poursuivi  et  acquitté.  Le  6  avril  1831,  devant  la  cour 
d'assises  de  la  Seine,  Godefroy  Cavaignac  avait  fait  entendre  la 

Eremière  piofession  de  foi  républicaine  depuis  l'avènement  de 
ouis- Philippe.  «Nous  ne  conspirons  pas,  dit- il,  nous  nous  te- 
nons prêts.»  Il  fut  acquitté. 

Condamné  à  la  suite  des  journées  d'avril  1834,  ^^  s'évada  de 
Sainte-Pélagie  et  vécut  à  l'étranger  jusqu'à  l'amnistie.  Il  fut  l'un 
des  principaux  rédacteurs  de  la  Réforme. 

Godefroy  Cavaignac  est  une  des  plus  nobles  figures  du  parti 
républicain. 


6j6  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

Son  désintéressement  et  son  courage  commandaient  la  sympa- 
thie et  même  l'admiration.  Chez  lui,  le  culte  de  la  République 
se  confondait  de  façon  touchante  avec  le  culte  de  son  père,  le 
conventionnel.  Louis  Blanc  raconte  que  Godefroy  Cavaignac  lui 
disait  une  fois,  parlant  d'un  chapitre  de  V Histoire  de  dix  ans  : 
«Sais-tu  ce  qui,  dans  ce  chapitre,  m'a  particulièrement  touché? 
C'est  la  note  qui  apprend  au  lecteur  que  le  Cavaignac  d'Afrique 
est  mon  frère.  Mais  pourquoi  n'as-tu  pas  ajouté  qu'il  est  le  fils 
de  cet  autre  Cavaignac?» 

« II  regarda  le  ciel,  dit  Louis  Blanc ,  et  ne  put  continuer,  tant 
il  était  ému.» 

Page  315.  Les  Mystères  de  Paris.  —  Les  Mystères  de  Paris,  d'Eu- 
gène Sue,  parus  en  feuilleton  dans  le  Journal  des  Débats  en  184,2 
et  1843,  eurent  un  immense  succès. 

«L'auteur  ne  crut  pas  devoir  se  gêner  avec  ceux  qui  se  mon- 
traient d'accueil  si  facile.  Au  contraire,  on  eût  dit  qu'il  prenait 
un  plaisir  de  gamin  à  voir  jusqu'où  il  pourrait  mener  les  hon- 
nêtes abonnés  de  la  feuille  ministérielle.  Il  se  mit  à  les  promener 
par  les  ruelles  infâmes,  les  arrêta  dans  les  bouges,  les  assit  aux 
tapis  francs,  en  société  de  prostituées  et  de  forçats,  leur  parla 
argot,  ne  leur  procurant  d'autre  diversion  à  ces  vilaines  odeurs 
que  l'acre  parfum  des  scènes  lubriques .  .  . 

«En  somme,  dans  le  monde  même  qui  eût  dû  leur  être  le 
plus  sévère ,  le  succès  des  Mystères  de  Paris  fut  immense. 

«L'exemple,  d'ailleurs,  était  donné  de  haut.  Un  matin,  M.  Du- 
châtel  entrait  précipitamment  dans  le  cabinet  de  ses  attachés, 
avec  un  air  qui  semblait  annoncer  un  gros  événement  politique  : 
«Eh  bien,  dit -il,  vous  savez!  La  Louve  est  morte!»  La  Louve 
était  une  des  héroïnes  des  Mystères  de  Paris,  Un  autre  ministre, 
le  maréchal  Soult,  se  mettait  en  colère  quand  le  feuilleton  man- 
quait; Eugène  Sue,  ayant  été  mis  en  prison  pour  négligence 
obstinée  dans  son  service  de  garde  national,  menaçait  de  ne  pas 
donner  de  «copie»  tant  qu'il  serait  sous  les  verrous;  le  maréchal 
se  hâta  de  lui  faire  ouvrir  les  portes.»  (Thureau-Dangin,  His- 
toire de  la  Monarchie  de  Juillet,  t.  VI,  p.  74,  75  et  76.) 

Page  332.  Tbiers.  —  Thiers  avait  fait  paraître  son  Histoire  de 
la  Révolution  française  de  1823  à  1827.  La  pubhcation  de  V Histoire 
du  Consulat  et  de  l'Empire  commença  en  iS^^. 

Page  332.  Dulaure.  —  Dulaure  (1755-1835).  L'ouvrage,  dont 
il  est  question  ici,  est  sans  doute  Esquisses  historiques  de  la  Révo- 
lution. 


I 


INDEX.  657 

Page  332.  Barante.  —  De  Barante  (1782- 1866).  II  est  sans 
doute  question  ici  de  son  Histoire  des  ducs  de  Bourgrogme  (12  vol., 
.824-1^26).  SS      l  ' 

Page  332.  Les  Girondins.  —  L'Histoire  des  Girondins,  de  Lamar- 
tine, parut  du  20  mars  au  12  juin  1847.  Elle  eut  un  succès  pro- 
digieux. 

Page  3^2.  Société  des  Familles.  —  «Quelques  républicains  socia- 
listes avaient  organisé  une  société  secrète  qu'ils  nommèrent 
d'abord  Société  des  Familles,  mais  qui  porta  ensuite  le  titre  de  So- 
ciété des  Saisons ,  à  partir  de  1837.  Leur  doctrine  était  la  suivante  : 
«Le  peuple  et  les  travailleurs  utiles,  produisant  tout,  ont  droit 
«  exclusit  à  tout.  L'établissement  de  la  République  est  moins  un 
«but  qu'un  moyen  de  faire  passer  les  biens  des  possesseurs  qui 
«  ne  travaillent  pas ,  aux  travailleurs  qui  ne  possèdent  rien.»  Cette 
société  secrète,  organisée  d'une  manière  particulière,  se  compo- 
sait d'un  comité  suprême,  dont  chaque  membre,  ayant  la  qualité 
d'agent  révolutionnaire,  dirigeait  quatre  groupes  ou  saisons,  pla- 
cées sous  les  ordres  d'un  cher  nommé  printemps.  Une  saison  com- 
f)renait  trois  mois,  commandés  chacun  par  un  chef,  qui  recevait 
e  titre  de  juillet.  Dans  un  mois  il  y  avait  quatre  semaines;  enfin 
chaque  semaine  était  formée  de  sept  membres,  dont  un  chef; 
c'est-à-dire  que  le  mois  comptait  28  hommes,  la  saison  84  et  le 
bataillon  de  chaque  agent  révolutionnaire  336  hommes.  Les  asso- 
ciés étaient  étrangers  les  uns  aux  autres  et  les  différents  chefs 
n'avaient  de  rapports  qu'avec  leurs  supérieurs  immédiats.  Chacun, 
en  entrant  dans  la  société,  jurait  de  répondre  au  premier  appel 
qui  lui  serait  fait. 

«Le  comité  suprême  comprenait  des  hommes  d'une  grande 
énergie,  tels  que  l'ouvrier  typographe  Martin  Bernard,  le  jeune 
et  riche  créole  Armand  Barbes ,  et  le  conspirateur  de  profession 
Auguste  Blanqui.»  (Jules  Trousset,  Histoire  d'un  siècle,  t.  VIII, 
p.  215  et  216.) 

Page  332.  Affaire  de  mai  i8^ç.  —  L'émeute  du  12  mai  1839 
fut  organisée  par  la  Société  des  Saisons. 

«Les  affiliés,  au  nombre  d'environ  600,  furent  convoqués  pour 
le  12  mai  1839.  lis  se  réunirent  par  une  belle  journée  de  prin- 
temps, vers  une  heure,  dans  la  rue  Bourg -l'Abbé,  fixée  pour 
ilieu  de  rendez-vous.  La  plupart  d'entre  eux  ignoraient  ce  que 
fl'on  allait  faire  et  ne  savaient  même  pas  le  nom  de  leurs  chefs. 
Tout  à  coup  Blanqui,  Barbes  et  Martin  Bernard  se  firent  con- 
naître et  crièrent  :  «Aux  armes!»  Il  y  eut  d'abord  de  l'hésitation; 
nul  n'avait  d'armes;  où  s'en  procurer?  Sur  un  ordre  de  Martin 
Bernard,  les  plus  résolus  se  jetèrent  dans  l'importante  fabrique 
de  l'armurier  Lepage,  et  en  quelques  minutes,  ceux  qui  vou- 

42 


6j^  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

lurent  participer  à  cette  folle  entreprise  furent  pourvus  de  fusils, 
de  pistolets  et  de  sabres.  Sans  perdre  un  instant,  la  troupe  d'in- 
surgés se  divisa  en  deux  colonnes.  L'une,  commandée  par  Martin 
Bernard  et  Blanqui,  se  dirigea  vers  la  Préfecture  par  la  place  du 
Châtelet  ;  la  seconde ,  énergiquement  enlevée  par  Barbes ,  marcha 
vers  le  Palais  de  justice  par  le  quai  aux  Fleurs.  Il  y  avait,  à  la 
Conciergerie,  un  poste  de  municipaux  comprenant  une  trentaine 
d'hommes.  A  la  vue  des  insurgés  en  armes,  le  lieutenant  Droui- 
neau,  chef  du  poste,  s'avança  pour  savoir  de  quoi  il  s'agissait. 
«Bas  les  armes  ou  la  mort!  lui  cria  l'un  des  assaillants.  —  Plutôt 
«la  mort!»  lui  répondit  le  lieutenant.  Un  coup  de  feu  lui  ré- 
pliqua, et  il  tomba  mortellement  blessé.  Une  décharge  générale 
faite  à  brûle-pourpoint  par  les  insurgés  blessa  une  dizaine  de  mu- 
nicipaux; les  autres  s'enfuirent  en  laissant  le  poste  au  pouvoir  de 
Barbes. 

«La  bande  continua  sa  route  vers  le  Palais  de  justice,  mais 
l'alarme  était  déjà  donnée  ;  les  portes  étaient  fermées  et  gardées  ; 
les  fenêtres  garnies  de  soldats.  Barbes,  forcé  de  rétrograder,  se 
replia  sur  la  place  du  Châtelet,  où  il  rallia  l'autre  colonne  qui  s'y 
était  arrêtée  sans  rien  entreprendre. 

«Les  deux  colonnes,  réunies  en  une  seule,  coururent  à  l'Hôtel 
de  Ville  où  personne  ne  se  doutait  de  rien.  En  peu  d'instants ,  les 
insurgés  s'emparèrent  de  l'Hôtel  de  Ville,  du  poste  de  la  place 
Saint-Jean  et  de  la  mairie  du  IV*  arrondissement,  non  sans  tuer 
ou  blesser  quelques-uns  des  soldats  qui  essayèrent  de  résister. 

«  Quelques  barricades  furent  construites  ;  mais  déjà  les  troupes 
arrivaient  de  tous  côtés;  deux  brigades,  commandées  par  Bu- 
geaud,  occupaient  les  boulevards,  depuis  la  porte  Saint-Denis 
jusqu'à  la  Bastille.  D'autres  soldats,  sous  les  ordres  du  général 
Trezel,  reprirent  l'Hôtel  de  Ville  et  s'échelonnèrent  le  long  de 
la  rue  Saint-Antoine.  Les  insurgés,  refoulés  dans  les  rues  Beau- 
bourg, Transnonain  et  Grenétat,  s'y  défendirent  jusqu'à  dix 
heures  du  soir.  Enveloppés  de  tous  côtés,  et  n'ayant  pas  réussi 
à  soulever  la  population  indifférente,  ils  se  débandèrent.  Barbes, 
atteint  de  plusieurs  blessures ,  dont  une  assez  grave  à  la  tête ,  fut 
arrêté  par  les  gardes  municipaux  dans  la  rue  du  Grand-Hurleur, 
chez  un  marchand  de  vin,  où  il  était  entré  pour  se  faire  panser. 

«  Le  lendemain  matin ,  les  insurgés  élevèrent  une  barricade 
dans  la  rue  Saint- Denis  :,  quelques -uns  se  présentèrent  en  por- 
tant un  cadavre  devant  l'Ecole  polytechnique,  mais  les  élèves  ne 
bougèrent  pas;  la  barricade  fut  enlevée,  et  à  midi  tout  était  ter- 
mine. Martin  Bernard  tomba,  peu  de  temps  après,  entre  les 
mains  de  la  police.  Quant  à  Blanqui,  il  échappa  pendant  six  mois 
à  toutes  les  recherchés . . . 

«Elle  (la  Chambre  des  pairs)  s'érigea  ensuite  en  cour  de  jus- 
tice pour  juger  les  prisonniers  faits  pendant  et  après  l'insurrection 


I 


INDEX.  ^59 

du  12  mai.  Les  débats  commencèrent  le  27  juin  et  se  terminèrent 
le  12  juillet.  Barbes,  accusé  d'avoir  assassiné  le  lieutenant  Drour- 
neau,  avec  préméditation  et  guet-apens,  repoussa  énergiquement 
la  responsabilité  de  ce  meurtre.  II  n'en  fut  pas  moins  condamné 
à  la  peine  de  mort  ;  Martin  Bernard  à  la  déportation  ;  Mialon  aux 
travaux  forcés  à  perpétuité  pour  avoir  tué  un  brigadier  de  la 
garde  municipale;  Delsade  et  Auster  à  quinze  années  de  déten- 
tion; les  autres,  sauf  quatre  qui  furent  acquittés,  à  des  peines 
variant  de  six  années  de  détention  à  deux  ans  de  prison. 

«La  condamnation  de  Barbés  parut  excessive,  parce  que  l'ac- 
cusation n'avait  pu  prouver  qu'il  fut  le  véritable  assassin  de  l'ofiPi- 
cier  Drouineau.  Le  jour  même  où  fut  prononcé  le  verdict,  les 
écoles  s'agitèrent  et  firent  une  manifestation  en  faveur  d'une 
commutation  de  peine.  Victor  Hugo  en  appela  à  la  clémence 
royale  dans  cette  strophe  éloquente  où  il  fit  une  touchante  allu- 
sion à  la  mort  récente  de  la  princesse  Marie ,  décédée  en  janvier 
1839,  et  à  la  naissance  du  comte  de  Paris  : 

Par  votre  ange  envolée  ainsi  qu'une  colombe, 
Par  ce  royal  enfant,  doux  et  frêle  roseau! 
Grâce,  encore  une  fois!  Grâce  au  nom  de  la  tombe! 
Grâce  au  nom  du  berceau  ! 

«M°*  Cari,  sœur  de  Barbes,  vint  se  jeter  aux  pieds  de  Louis- 
Philippe,  qui  lui  promit  une  conamutation.  Ce  fut  en  vain  que 
les  ministres  voulurent  le  faire  revenir  sur  sa  parole  :  «J'ai  promis 
«à  la  sœur,  dit-il,  le  frère  ne  peut  mourir»;  et,  plus  humain  que 
ses  conseillers,  il  usa  de  son  droit  de  grâce  en  commuant  la  peine 
de  Barbes  en  celle  de  la  prison  perpétuelle.»  (Jules  Trousset, 
Histoire  d'un  siècle,  t.  VIII,  p.  216,  217,  218,  219  et  220.) 

Page  352.  Alihaud,  —  Alibaud  (18 10-1836)  tira  un  coup  de 
fusil  sur  Louis -Philippe  au  Pont-Royal,  le  25  juin  1836.  Il  fut 
condamné  à  mort  par  la  Chambre  des  pairs  le  3  juillet,  et  exé- 
cuté le  1 1 . 

Page  333.  Rue  Transnonain.  —  Le  13  avril  1834,  à  la  nouvelle 
du  soulèvement  de  Lyon,  les  républicains  avaient  organisé  une 
émeute  à  Paris.  Elle  fut  promptement  réprimée,  dès  le  matin 
du  14,  par  le  général  Bugeaud.  «Un  terrible  massacre  marqua  la 
fin  du  soulèvement.  Un  officier,  qu'on  transportait  blessé,  ayant 
été  atteint  de  nouveau  d'un  coup  de  feu  tiré  des  fenêtres  du 
numéro  12,  rue  Transnonain,  ses  soldats  se  ruèrent  dans  la 
maison  et  tuèrent  tous  les  habitants,  les  femmes  même  et  les 
enfants.»  (Albert  Malet,  Histoire  contemporaine ,  p.  334.) 

Le  sanglant  souvenir  de  la  rue  Transnonam  fut  évoqué  sou- 
vent par  l'opposition  républicaine  sous  le  règne  de  Louis -Phi- 
lippe. 

4^. 


66o  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

Page  538.  M.  Benoist.  —  II  s'agit  sans  doute  de  Benoist  d'Azy, 
député  légitimiste  sous  la  Monarchie  de  Juillet,  qui  fut  vice-pré- 
sident de  l'Assemblée  législative. 

Page  339.  Le  paupérisme.  —  «...  Le  premier  résultat  de  ce  dé- 
veloppement industriel,  dont  notre  siècle  s'enorgueillissait,  sem- 
blait être  l'apparition  d'un  mal  nouveau,  d'une  forme  spéciale  de 
paupérisme  qu'on  appelait  précisément  le  paupérisme  industriel  : 
misère  matérielle  et  morale,  parfois  plus  hideuse  que  tout  ce 
qu'on  avait  vu  à  des  époques  réputées  moins  prospères,  et  sur- 
tout rendue  plus  insupportable  par  le  voisinage  et  le  contraste  de 
la  richesse  que  ces  misérables  contribuaient  à  créer.»  (Thureau- 
Dangin,  Histoire  de  la  Monarchie  de  Juillet,  t.  VI,  p.  148.) 

Page  343.  Ancien  carbonaro.  —  Parmi  les  défenseurs  de  «l'ordre» 
sous  la  Monarchie  de  Juillet  se  trouvaient  beaucoup  d'anciens 
carbonari,  qui  avaient  conspiré  jadis  sous  la  Restauration  dans 
les  Ventes  de  la  Cbarbonnerie.  Au  début  du  règne,  dans  un  procès 
politique,  un  des  accusés  déclara  qu'il  avait  autrefois  juré  haine 
a  la  royauté  sur  le  même  poignard  que  l'ancien  carbonaro  Barthe, 
devenu  conservateur  et  garde  des  sceaux  de  Louis -Philippe. 

Page  543.  La  pourriture  de  ces  vieux  l'exaspérait.  —  Guizot  écrivait 
plus  tard,  en  parlant  de  son  parti  ;  «Trop  étroit  de  base,  trop 
petit  de  taille,  trop  froid  ou  trop  faible  de  cœur;  voulant  sin- 
cèrement l'ordre  dans  la  liberté,  et  n'acceptant  ni  les  principes 
de  l'ordre,  ni  les  conséquences  de  la  liberté;  plein  de  petites  ja- 
lousies et  de  craintes  ;  étranger  aux  grands  désirs  et  aux  grandes 
espérances,  les  repoussant  même  comme  un  trouble  ou  un  péril 
pour  son  repos.» 

Le  fils  de  Louis -Philippe,  le  duc  d'Orléans,  parlait  avec  mé- 
pris de  ces  bourgeois,  «qui  ne  voyaient  dans  la  France  qu'une 
ferme  ou  une  maison  de  commerce». 

Page  376.  Les  fables  de  Lacbambeaudie.  —  Lachambeaudie  (I8o6- 
l872)  avait  publié  à  Roanne  les  Échos  de  la  Loire,  petite  revue 
poétique,  à  laquelle  collabora  M.  de  Persigny.  II  vmt  à  Paris, 
Tut  samt-simonicn,  et,  grâce  à  l'appui  d'Enmntin,  publia  en  1839 
ses  Fables  populaires,  qui  eurent  un  grand  succès  et  furent  cou- 
ronnées par  l'Académie.  En  1 848 ,  Lachambeaudie  fit  partie  du 
club  de  Blanqui.  Arrêté  après  les  journées  de  juin,  il  fut  relâché 
à  la  suite  de  l'intervention  de  Béranger.  II  fut  encore  arrêté  au 
coup  d'Etat  de  décembre,  mais  son  ancien  collaborateur  Per- 
signy le  sauva  de  la  déportation  à  Cayenne. 

Page  376.  Le  Napoléon  de  Norvins.  —  De  Norvins  (1769 -1854) 


1 


I 


INDEX.  6(5 1 

fit  paraître  en  1827  une  Histoire  de  Napoléon  en  4  volumes  in-S", 
qui  fut  souvent  réimprimée  et  eut  un  grand  succès. 

Page  377.  Le  suffrage  universel.  —  Un  certain  nombre  de  répu- 
blicains ,  notamment  Ledru  -  RoIIin ,  réclamaient  le  suffrage  uni- 
versel. On  les  appelait  les  radicaux. 

Page  277.  Les  banquets  réformistes  se  multipliaient  dans  les  provinces . 
—  De  juillet  à  décembre  1847,  l'opposition  organisa  des  ban- 
quets dans  toute  la  France  en  faveur  de  la  réforme  électorale. 

Duvergier  de  Hauranne  avait  proposé  à  la  Chambre  des  dé- 
putés d'abaisser  à  100  francs  le  cens  électoral.  M.  de  Rémusat 
demandait  d'exclure  les  fonctionnaires  de  la  députation.  Ces 
deux  propositions  furent  repoussées.  L'opposition  avait  d'autant 
moins  de  chances  d'aboutir,  que  les  élections  de  1846  avaient 
renforcé  la  majorité  conservatrice;  elle  décida  alors  d'agiter  le 
pays  par  la  campagne  des  «  banquets  réformistes  ».  Le  9  juillet 
1847  eut  lieu  à  raris  le  banquet  du  Château -Rouge.  Il  fut  suivi 
de  nombreux  banquets  en  province. 

A  Mâcon,  Lamartine  termina  son  discours  par  ces  paroles 
menaçantes  :  «Elle  tombera,  cette  royauté,  soyez -en  sûrs;  elle 
tombera,  non  dans  le  sang,  comme  celle  de  89,  mais  elle  tom- 
bera dans  son  piège!  Et  après  avoir  eu  les  révolutions  de  la 
liberté  et  les  contre-révolutions  de  la  gloire,  vous  aurez  la  révo- 
lution de  la  conscience  publique  et  la  révolution  du  mépris.» 

A  Châlons,  un  toast  fut  porté  à  la  Convention. 

D'autres  banquets  eurent  lieu  à  Colmar,  Pontoisc,  Reims, 
Strasbourg,  Dijon,  etc. 

Page  377.  Le  Piémont. ..  —  Au  début  de  l'année  1848,  le  Pié- 
mont était  très  agité,  comme  toute  l'Italie.  Le  30  octobre  1847, 
le  roi  Charles-Aloert,  cédant  à  la  pression  de  son  peuple,  avait 
congédié  son  ministre  réactionnaire  et  annoncé  plusieurs  ré- 
formes libérales  :  élection  des  administrateurs  locaux,  égalité  des 
classes  dans  les  conseils  des  villes ,  abolition  des  tribunaux  d'excep- 
tion, etc. 

Page  377.  . . .  Naples ...  —  Le  roi  Ferdinand  II  de  Naples  avait 
été  oblige  d'accorder,  le  24  janvier  1848,  une  constitution  cal- 
quée sur  la  charte  française  de  1 8îo.  Le  fait  était  d'autant  plus 
significatif  que  le  roi  Ferdinand  II  était  de  tous  les  princes  ita- 
lien le  plus  hostile  aux  idées  libérales.  Son  attitude  jusqu'à  ce 
jour  lui  avait  même  valu  les  félicitations  du  tsar  Nicolas,  boa 
juge  en  matière  d'absolutisme. 

Page  377.  ...La  Toscane. . .  —  M.Thureau-Dangin  caractérise 
ainsi  Ta  situation  de  la  Toscane  au  début  de  1848  : 


662  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

«Point  de  gouvernement,  une  presse  sans  frein,  une  garde 
civique  en  grande  partie  aux  mains  des  radicaux,  les  manifesta- 
tions de  la  rue  à  l'état  pemianent  et  dégénérant  souvent  en 
émeute,  partout  le  cri  de  guerre  contre  l'Autriche. 

«Le  grand- duc  de  Toscane  est  à  la  dérive,  sans  savoir  où  il 
«jettera  l'ancre»,  écrit  M.  de  Barante.»  (Thureau-Dangin, 
Histoire  de  la  Monarchie  de  Juillet,  t.  VII,  p.  278.) 

Page  377.  Nous  avions  sacrifie'  la  Hollande  pour  obtenir  de  l'Angle- 
terre la  reconnaissance  de  Louis  -  Philippe .. .  —  En  réalité,  l'Angle- 
terre ne  fit  aucune  difficulté  pour  reconnaître  Louis-Philippe. 

«...  Si  le  renversement  de  Charles  X  blessait  les  tories  dans 
leurs  principes,  il  flattait  les  ressentiments  cju'avait  éveillés  chez 
eux  la  politique  extérieure  de  la  Restauration.  L'Angleterre  ne 
s'était-eile  pas  sentie  naguère  menacée  d'isolement  par  Iç  rappro- 
chement de  la  France  avec  les  puissances  continentales?  N'avait- 
elie  pas  été  surtout  indisposée  et  effrayée  par  les  projets  d'alliance 
franco-russe?  Tout  récemment,  l'expédition  d'Alger  ne  venait- 
elle  pas  de  raviver  de  vieilles  jalousies  britanniques  que  déjà, 
Plusieurs  années  auparavant,  la  guerre  d'Espagne  avait  irritées? 
es  hommes  d'Etat  d'outre- Manche  en  voulaient  même  particu- 
lièrement à  M.  de  Polignac,  sur  lequel,  pendant  son  ambassade 
à  Londres ,  ils  s'étaient  imaginés  avoir  mis  la  main.  La  Révolution , 
si  déplaisante  qu'elle  leur  parût  à  d'autres  égards,  leur  offrait 
donc  cette  compensation  qu'elle  frappait  un  gouvernement  dont 
ils  croyaient  avoir  à  se  plaindre,  et  qu'elle  empêchait  la  France 
de  reprendre,  au  moins  avant  longtemps,  la  politique  qui  les 
avait  inquiétés.»  (Thureau-Dangin,  Histoire  de  la  Monarchie 
de  Juillet,  t.  I,  p.  61  et  62.) 

Page  377.  . .,  Et  cette  fameuse  alliance  anglaise,  elle  était  perdue, 
grâce  aux  mariages  espagnols.  —  Lapolitique  de  Guizot  dans  1  affaire 
des  mariages  espagnols  fut  très  énergique.  Il  était  imbu  de  cette 
idée  que  la  France  ne  pouvait  perdre  la  clientèle  de  l'Espagne  en 
la  laissant  passer  sous  l'influence  de  l'Angleterre.  L'entente  cor- 
diale était  compromise,  mais  nous  n'étions  plus  dans  la  même 
situation  qu'au  début  du  règne  de  Louis -Philippe;  nous  entre- 
tenions de  bonnes  relations  avec  toutes  les  puissances  euro- 
EEennes,  il  était  donc  inutile  de  tout  sacrifiera  l'alliance  anglaise, 
ord  Palmerston  essaya  d'entraîner  les  cabinets  d'Europe  contre 
la  France    il  échoua  piteusement. 

Page  377.  . . .  En  Suisse,  M,  Guizot,  à  la  remorque  de  l'Autrichien, 
soutenait  les  traités  de  181^.  —  Depuis  1830,  il  y  avait  une  sourde 
agitation  en  Suisse.  Le  parti  radical  tendait  à  centraliser.  En  1845 , 
les  sept  cantons  catholiques  de  Fribourg,  Lucerne,  Schwitz,  Un- 
terwaiden,  Uri,  Valais  et  Zug  formèrent  une  ligue,  le  Sonder- 


I 


r 


INDEX.  663 

bund,  et  refusèrent  de  faire  exécuter  le  décret  de  la  diète  fédérale 
expulsant  les  ordres  religieux.  Les  cantons  protestants  se  liguèrent 
de  leur  côté.  Les  catholiques,  vaincus  à  Fribourg  et  à  Lucerne 
(1847),  furent  contraints  de  dissoudre  le  Sonderbund  et  d'exécuter 
les  décrets  d'expulsion. 

L'Autriche  et  la  France  entreprirent  une  intervention  diplo- 
matique en  faveur  des  catholiques,  pour  garantir  la  liberté  can- 
tonale accordée  à  chaque  canton  par  les  traités  de  1815.  M.  de 
Metternich  était  même  partisan  dune  action  militaire,  mais  ce 
projet  fut  peu  goûté  par  Guizot.  L'Angleterre  prit  en  main  la 
cause  des  radicaux,  ce  qui  empêcha  toute  intervention  franco- 
autrichienne.  La  question  était  toujours  pendante  en  184.8. 

Page  377.  ...La  Prusse  avec  son  Zollverein  nous  préparait  des  em- 
barras ...  —  Le  zollverein  était  en  effet  très  favorable  à  la  Prusse.  II 
date  de  1833.  En  1847  se  passait  un  événement  plus  important  :  le 
roi  de  Prusse  donnait  une  constitution  à  ses  Etats.  Guizot  semble 
avoir  été  très  clairvoyant  en  cette  circonstance,  si  l'on  en  juge 
par  cette  lettre  à  l'ambassadeur  de  France  à  Vienne  ^25  février 
1847)  :  ((Un  fait  considérable  vient  de  s'accomplir  en  Allemagne. 
Le  roi  de  Prusse  a  donné  une  constitution  à  ses  Etats;  ce  que 
lord  Palmerston  voit  surtout,  c'est  un  triomphe  de  l'esprit  libéral. . . 

«Nous  sommes  frappés  du  grand  parti  que  la  Prusse  ambitieuse 
pourrait  désormais  tirer,  en  Allemagne,  des  deux  idées  qu'elle 
tend  évidemment  à  s'approprier  :  l'unité  germanique  et  l  esprit 
libéral.  Elle  pourrait,  a, l'aide  de  ces  deux  leviers,  saper  peu  à 

f)eu  l'indépendance  des  Etats  allemands  secondaires,  et  les  attirer, 
es  entraîner,  les  enchaîner  à  sa  suite,  de  manière  à  altérer  pro- 
fondément l'ordre  germanique  actuel  et,  par  suite,  l'ordre  e,uro- 
péen.  Or  l'indépendance,  l'existence  tranquille  et  forte  des  Etats 
secondaires  de  l'Allemagne  nous  importent  infiniment,  et  nous 
ne  pouvons  entrevoir  la  chance  qu'ils  soient  compromis  ou  seu- 
lement affaiblis  au  profit  d'une  puissance  unique,  sans  tenir  grand 
compte  de  cette  chance  et  la  faire  entrer  pour  beaucoup  dans 
notre  politique.» 

Page  377.  La  question  d'Orient  restait  pendante.  —  La  question 
d'Orient  en  était  alors  à  la  Convention  des  Détroits  (13  juillet 
1841),  en  vertu  de  laquelle  la  Turquie  avait  le  droit  d'interdire 
l'entrée  des  Dardanelles  et  du  Bosphore  aux  vaisseaux  de  guerre 
de  toutes  les  nations.  C'était  un  avantage  pour  l'Angleterre  ..et 
un  échec  aux  prétentions  de  la  Russie  à  accaparer  la  mer  Noire. 

Page  378.  M.  Cousin.  — ,  Cousin  fut  en  quelque  sorte  le  grand 
maître  de  la  philosophie  d'Etat  sous  Louis-rhilippe.  Les  doctrines 
de  l'école  éclectique   étaient   enseignées  d'office  dans  tous  les 


664  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

lycées  et  toutes  les  Facultés  de  France.  Cette  question  fut  agitée 
au  moment  des  discussions  sur  la  liberté  de  l'enseignement.  Plu- 
sieurs mandements  d'évêques  reprochèrent  à  la  philosophie  offi- 
cielle ses  tendances  rationalistes  et  panthéistes. 

Page  378.  Les  loups-cerviers  de  la  Bourse.  —  L'agiotage  s'était 
beaucoup  développé  après  les  premiers  chemins  de  fer. 

«  Ce  tut  comme  un  débordement  de  compagnies  nouvelles 
qui  se  disputaient  les  concessions,  rivalisaient  de  promesses  dans 
leurs  prospectus,  recherchaient,  pour  en  décorer  leurs  conseils, 
les  ducs  et  les  princes ,  les  notabilités  politiques  et  administratives , 
ou  même  les  généraux  et  les  amiraux.  Bouche  béante,  le  public 
était  prêt  à  mordre  à  tous  les  hameçons.  Excité  par  le  spectacle 
de  quelques  fortunes  rapides,  chacun  croyait  voir  là  un  trésor 
et  se  précipitait  pour  mettre  la  main  dessus.  A  quelles  étranges 
sollicitations  certains  fondateurs  de  sociétés  n'étaient- ils  pas  en 
butte  !  A  peine  émises  ou  même  avant  de  l'être ,  les  actions 
étaient  l'objet  d'une  spéculation  effrénée  qui  tenait  les  convoitises 
en  haleine.  C'était  la  préoccupation  dominante ,  universelle.  Non 
seulement  à  la  Bourse,  mais  à  la  Chambre,  dans  les  journaux, 
dans  les  salons,  on  ne  parlait  presque  pas  d'autre  chose.  La  con- 
currence que  se  faisaient  ces  nombreuses  sociétés  dans  la  pour- 
suite des  concessions  les  poussaient  à  offrir  des  conditions  extrê- 
mement onéreuses  pour  elles . . . 

«Parfois,  du  reste,  on  s'inquiétait  moins  du  chemin  de  fer  à 
établir  que  de  la  prime  à  réaliser  par  la  plus-value  des  actions. 
Certaines  sociétés  sans  base  réelle  se  fondaient,  non  pour  vivre, 
mais  pour  vendre  leur  mort  à  des  concurrents  plus  solides.  Ce 
n'était  même  plus  de  la  spéculation,  c'était  du  pur  agiotage,  avec 
les  désordres  et  les  scandales  qui  en  sont  fa  suite,  brusques 
alternatives  de  hausse  et  de  baisse,  engouements  et  paniques, 
fortunes  faites  et  défaites  en  un  instant.  Le  marché  public  était 
livré  à  des  coups  de  main  dont  les  naïfs  et  les  faibles  étaient  gé- 
néralement les  victimes.»  (Thureau-Dangin,  Histoire  de  la 
Monarchie  de  Juillet,  t.  VI,  p.  33  et  34.) 

Page  378.  La  corruption  des  fonctionnaires.  —  La  corruption  des 
fonctionnaires  fut  une  des  accusations  favorites  de  l'opposition 
contre  le  gouvernement  de  Louis -Philippe,  surtout  à  la  fin  du 
règne.  (Voir,  à  ce  sujet,  les  notes  consacrées  au  procès  Teste- 
Cubières,  au  scandale  de  Rochefort,  etc.) 

Page  379.  Le  procès  Teste-Cuhières.  —  Teste,  président  de  chambre 
à  la  Cour  de  cassation  et  grand  officier  de  la  Légion  d'honneur, 
fut  poursuivi  sous  l'inculpation  d'avoir,  étant  Ministre  des  travaux 
publics,  en  184.2,  reçu  100,000  francs  pour  accorder  une  con- 


i 


INDEX.  665 

cession  de  mine  de  sel  gemme.  L'intermédiaire  avait  été  le  gé- 
néral Cubières,  pair  de  France  et  deux  fois  ministre,  en  1839 
et  1840. 

Teste  fut  condamné  le  17  juillet  1847,  par  la  Chambre  des 
pairs,  à  la  dégradation  civique,  à  94,000  francs  d'amende  et  à 
trois  années  d'emprisonnement.  Le  général  Cubières  et  ses  com- 
plices Pellapra  et  rarmentier  furent  condamnés  à  la  dégradation 
civique  et  chacun  à  10,000  francs  d'amende. 

Page  379.  La  duchesse  de  Praslin.  —  La  duchesse  de  Choiseul- 
Praslin,  fiIie  du  maréchal  Sébastiani,  fut  assassinée  dans  la  nuit 
du  17  au  18  août  1847.  Elle  vivait  en  mauvaise  intelligence  avec 
son  mari;  celui-ci  fut  convaincu  par  l'instruction,  malgré  ses  dé- 
négations, d'avoir  été  l'auteur  du  crime.  Emprisonné,  et  sur  le 
f)omt  de  comparaître  devant  la  Chambre  des  pairs,  il  se  suicida 
e  21  août  sans  avoir  avoué.  L'opinion  se  passionna  pour  cette 
affaire.  II  se  trouva  même  des  gens  pour  prétendre  que  le  duc 
de  Choiseul  ne  s'était  pas  suicide,  mais  avait  réussi  à  s'évader  et 
vivait  en  Angleterre. 

Page  380.  La  Démocratie  pacifique.  —  La  Démocratie  pacifique, 
«journal  des  intérêts  des  gouvernements  et  des  peuples»,  était  un 
organe  fouriériste,  qui  parut  du  i"  août  1843  au  30  novembre 
i8_5i  sous  la  direction  ae  Victor  Considérant. 

Page  380.  Le  jongleur  de  l'Hôtel  de  Ville.  —  Allusion  à  une  cari- 
cature qui  eut  beaucoup  de  succès  sous  Louis-Philippe  et  qui  re- 
présentait le  roi  en  escamoteur  :  «Tenez,  messieurs,  disait- il, 
voici  trois  muscades  :  la  première  s'appelle  Juillet,  la  seconde  Ré- 
volution et  la  troisième  Liberté.  Je  prends  la  Révolution  qui 
était  à  gauche ,  je  la  mets  à  droite  ;  ce  qui  était  à  droite ,  je  le 
mets  à  gauche.  Je  fais  un  micmac  auquel  le  diable  ne  comprend 
goutte,  ni  moi  non  plus  :  je  mets  tout  cela  sous  le  gobelet  du 
juste  milieu,  et  avec  un  peu  de  poudre  de  non-intervention,  je 
dis  passe,  impasse  et  contre-passe.  . .  Tout  est  passé,  messieurs; 
pas  plus  de  Liberté  et  de  Révolution  que  dans  ma  main ...  A  un 
autre,  messieurs.» 

Page  380.  L'ami  du  traître  Dumouriez.  —  En  179^,  Louis-Phi- 
lippe, alors  duc  de  Chartres,  servait  comme  général  sous  les 
ordres  de  Dumouriez;  il  prit  la  fuite  avec  ce  dernier  pour  éviter 
d'être  arrêté  par  les  commissaires  de  la  Convention. 

Page  380.  //  trouvait  Louis-Philippe  poncif,  garde  national,  tout  ce 
qu'il  y  avait  de  plus  épicier  et  bonnet  de  coton.  —  Ces  reproches 
furent  adressés  a  Louis -Philippe  pendant  tout  son  règne  et  con- 


666  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

tribuèrent  beaucoup  à  affaiblir  le  prestige  de  sa  monarchie  dans 
l'opinion  du  pays. 

Page  382.  L'aristocratie  nouvelle,  la  bourgeoisie,  ne  valait  pas  l'an- 
cienne, la  noblesse.  Il  soutenait  cela;  et  les  démocrates  approuvaient, 
comme  s'il  avait  fait  partie  de  l'une  et  qu'ib  eussent  fréquenté  l'autre. 
—  «On  prétendait  que  le  règne  de  cette  classe  (la  bourgeoisie) 
aboutissait  à  rétablir  une  nouvelle  féodalité ,  la  «  féodalité  fînan- 
«cière»,  ou,  pour  parler  comme  Proudhon,  à  remplacer  l'aristo- 
cratie par  la  «bancocratie».  II  semblait,  du  reste,  qu'on  fût  bien- 
venu, dans  ce  temps,  à  mal  parler  de  la  bourgeoisie.  C'était 
désormais  contre  elle  que  s'exerçait  la  satire,  que  s'acharnait  la 
caricature;  c'était  d'elle  que  l'on  se  moquait  sous  les  traits  de 
Prudhomme  ou  de  Paturot.  Sa  prépondérance  avait  éveillé  la  ja- 
lousie. La  noblesse,  qu'elle  traitait  en  vaincue,  et  le  peuple, 
qu'elle  traitait  en  suspect,  étaient  également  empresses  a  la 
trouver  en  faute,  et  tous  deux  s'accordaient  à  lui  reprocker  un 
matérialisme  dont  ils  se  flattaient  de  n'être  pas  atteints  au  même 
degré.»  (Thureau-Dangin,  Histoire  de  la  Monarchie  de  Juillet, 
t.  VI,  p.  48  et  49.)  » 


Page  382.  M.  d'Alton-Sbée.  —  Le  comte  d'AIton-Shée  (1810- 
1874]  entra  à  la  Chambre  des  pairs  en  1836.  Il  vota  d'abord 
avec  les  conservateurs,  soutint  la  politique  de  Guizot,  puis,  en 
1847,  passa  subitement  à  l'opposition.  En  1848,  il  devint  répu- 
blicain très  avancé. 

Page  393.  Le  Pape...  —  PieJX  avait  été  proclamé  pape  le 
17  juin  1846.  II  fît,  dans  ses  États,  plusieurs  réformes,  qui  lui 
valurent  une  grande  popularité.  Dans  les  premiers  jours  de  1848, 
le  Pape  ne  pouvait  apparaître  dans  Rome  sans  être  l'objet  d'ova- 
tions enthousiastes.  «C'est  le  dimanche  des  Rameaux  qui  précède 
la  passion»,  dit  le  clairvoyant  pontife.  En  effet,  son  refus  de  se 
mettre  à  la  tête  d'une  sorte  de  croisade  italienne  contre  l'Au- 
triche (^  février  1 848  )  fut  le  prélude  de  la  révolution  et  de  la  pro- 
clamation de  la  republique  romaine. 

Page  393.  L'insurrection  de  Palerme.  —  En  janvier  1848,  Palerme 
insurgée  avait  repoussé  les  troupes  du  roi  de  Naples,  réclamé 
l'autonomie  de  la  Sicile  et  la  constitution  libérale  de  18 12. 

Page  393.  Le  banquet  du  XIl'  arrondissement.  —  L'opposition 
avait  organisé,  pour  le  13  janvier  1848,  un  banquet  réformiste 
dans  le  xif  arrondissement  de  Paris  (quartier  du  Panthéon ).  Le 
préfet  de  police  refusa  l'autorisation  nécessaire.  Le  7  février, 
M.  Duvergier  de  Hauranne  porta  la  question  à  la  tribune  de  la 
Chambre  des  députés.  La  discussion  se  prolongea  plusieurs  jours. 


I 


INDEX.  667 

Le  I  a  février,  le  Gouvernement  ne  l'emportait  qu'à  43  voix  de 
majorité. 

Page  421.  L'avocat  venait  de  partir,  étant  nommé  commissaire  en 
province.  —  «Le  Gouvernement  avait  partout  remplacé  les  anciens 
préfets  et  les  sous -préfets  par  des  commissaires,  choisis,  autant 
que  possible,  parmi  les  républicains  de  la  veille,  c'est-à-dire 
parmi  ceux  qui  n'avaient  pas  attendu  la  proclamation  de  la  Ré- 
publiaue  pour  se  déclarer  ses  partisans.  Mais  le  nombre  de  ces 
républicams  de  race  et  d'instinct  était  si  restreint  que  force  avait 
été  de  choisir  un  grand  nombre  de  commissaires  parmi  les  répu- 
blicains du  lendemain,  hommes  de  toutes  les  opinions,  ou  pour 
mieux  dire  sans  opinion,  qui  s'étaient  bruyamment  ralliés  à  la 
République  après  l'événement.»  (Jules  Trousset,  Histoire  d'un 
siècle,  t.  IX,  p.  62.)  ^  i 

Page  422.  . ..  Les  hommes  de  Caussidière.  —  Caussidière  (1808- 
1861)  avait  été  dessinateur  à  Lyon.  II  prit  part  à  l'insurrection 
d'avril  1834  et  fut  condamné  par  la  Cour  des  pairs.  II  fut  am- 
nistié en  1837.  Caussidière  devint  préfet  de  police  après  la  Révo- 
lution de  1848.  Il  organisa,  sous  le  nom  de  Montagnards,  un 
corps  de  police ,  composé  d'anciens  combattants  de  Février  et  de 
membres  des  sociétés  secrètes.  Ces  policiers  improvisés  portaient 
des  blouses  bleues,  des  ceintures  rouges  et  des  grands  sabres. 
Caussidière  fut  accusé  de  complicité  dans  l'affaire  du  1^5  mai 
1848;  le  26  août,  l'Assemblée  constituante  autorisa  des  pour- 
suites contre  lui.  Caussidière  se  réfugia  à  Londres  et  ne  rentra 
en  France  qu'en  1861. 

Page  424.  Lamartine,  —  Lamartine  eut  d'abord  un  immense 
succès  au  lendemain  de  la  Révolution  de  Février.  Il  fut  élu  à 
l'Assemblée  constituante  par  dix  départements,  et  la  Seine  le 
plaça  avec  2^50, 000  voix  a  la  tête  de  ses  34  représentants.  Mais 
une  réaction  ne  tarda  pas  à  se  produire  contre  lui.  Le  10  mai 
1848,  il  ne  fut  placé  que  le  quatrième  sur  la  liste  des  cinq  mem- 
bres nommés  par  l'Assemblée  pour  la  Commission  executive.  H 
quitta  le  pouvoir  avec  ses  collègues  lors  des  journées  de  Juin  et 
son  rôle  devint  fort  effacé.  Il  ne  réunit  que  7,910  voix  pour 
l'élection  à  la  présidence  de  la  République.  Il  ne  fut  pas  réélu  en 
1849  et  n'entra  à  l'Assemblée  législative  que  grâce  à  une  élection 
partielle  dans  le  département  du  Loiret. 

Page  424.  Ledru-Rollin.  —  Ledru-Roffin  (i 809-1 874)  fut  élu 
député  du  Mans  en  1 841.  Il  prit  part  à  la  campagne  des  oanquets 
rélormistes.  En  1848,  il  devint  membre  du  Gouvernement  pro- 
visoire et  ministre  de  l'Intérieur.  Trois  départements,  la  Seine, 
la  Saône -et- Loire  et  l'Algérie  l'envoyèrent  à  l'Assemblée  consti- 


668  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

tuante.  L'étoile  de  Ledru-RoIIin  ne  tarda  pas  à  pâlir.  II  ne  fut 
nommé  que  le  dernier  comme  membre  de  la  Commission  execu- 
tive. Candidat  à  la  présidence  de  la  République  contre  Louis- 
Napoléon  et  Cavaignac,  il  n'obtint  que  370,000  voix.  Ledru- 
Rollin  fut  réélu  à  1  Assemblée  législative.  Chef  de  l'émeute  du 
Conservatoire  (13  juin  1849),  il  passa  en  Angleterre  et  fut  con- 
damné par  contumace  à  la  déportation.  En  1070,  il  fut  élu  dé- 
puté à  F  Assemblée  nationale  par  trois  départements,  mais  donna 
bientôt  sa  démission  et  se  retira  de  la  politique. 

Page  424.  Dupont  (de  l'Eure).  —  Dupont  (de  l'Eure)  [1767- 
1855J  était  un  ancien  avocat  au  Parlement  de  Normandie.  Il  fut 
membre  du  Conseil  des  Cinq -Cents,  président  à  la  Cour  impé- 
riale de  Rouen,  député  en  18 14  et  pendant  les  Cent-Jours.  Réélu 
constamment  de  1817  a  1848 ,  il  fut  un  des  chefs  du  parti  libéral 
sous  la  Restauration,  garcie  des  sceaux  après  la  Révolution  de 
Juillet  jusqu'au  27  décembre  1830,  député  de  l'opposition  sous 
Louis-Philippe,  président  du  Gouvernement  provisoire  en  1848, 
député  à  l'Assemblée  constituante;  il  ne  fut  pas  réélu  en  1849. 


t 


4.  ^wert.  —  i\iDcn  avaix  eie  successivement  ouvrier 

,  puis   employé  chez  un   fabricant  de  boutons.  En 

ra.it  fondé  le  journal  l'Atelier.  En  1848  il  prit  part  à  la 

de  Février  et  fut*  nommé  membre  du  Gouvernement 


Page  424.  Albert.  —  Albert  avait  été  successivement  ouvrier 
mécanicien, 
1840,  il  avait 

Révolution  de  Février  et  fut  nommé  membre 
provisoire,  surtout  à  titre  de  représentant  des  ouvriers.  Albert 
fut  vice -président  de  la  Commission  du  Luxembourg  et  député 
de  la  Seine  à  l'Assemblée  constituante.  A  la  suite  de  la  journée 
du  15  mai,  il  fut  déporté  à  Belle -Isle. 

Page  424.  Blanqui.  —  Blanqui  avait  été  enfermé  au  Mont- 
Saint-Michel  après  l'affaire  du  12  mai  1839.  Mis  en  liberté  après 
la  Révolution  de  Février,  il  vint  à  Paris  et  fonda  le  club  de  la 
Société  républicaine  centrale.  Il  prit  une  part  prépondérante  à 
la  journée  du  15  mai  1848,  puis  fut  emprisonné  à  JBelIe-lsle. 

Page  424.  Le  sac  des  châteaux  de  Neuilly  et  de  Suresne.  —  Le  châ- 
teau de  Neuilly,  résidence  de  prédilection  de  Louis-Philippe,  fut 
mis  à  sac  le  25  février  1848. 

Le  château  de  Rothschild,  à  Suresnes,  subit  le  même  sort  au 
milieu  des  cris  de  ;  «  A  l'accapareur  !  » 

Page  424.  Les  troubles  de  Lyon.  —  A  Lyon,  les  ouvriers  avaient 
dévasté  les  manufactures  et  détruit  les  machines. 

Page  424.  La  circulaire  de  Ledru-Rollin.  —  Avant  les  élections 
à  l'Assemblée  constituante,  Ledru-Rollin,  ministre  de  l'Intérieur, 
envoya  une  circulaire  aux  commissaires  du  Gouvernement  provi- 


I 


INDEX.  66^ 

soire  pour  leur  recommander  de  préparer  le  succès  des  républi- 
cains, éprouvés ,  «les  républicains  de  la  veille»,  comme  on  disait 
alors. 

Page  424.  Le  cours  forcé  des  billets  de  Banque.  —  L'argent  s'était 
épuise  et  la  Banque  de  France  fut  sur  le  point  de  suspendre  ses 
payements.  On  décréta  le  cours  forcé  des  billets  de  banque  ; 
mais ,  pour  éviter  une  dépréciation ,  l'émission  des  billets  à  cours 
forcé  fut  limitée  à  250  millions. 

Page  4.24.  L'impôt  des  quarante-cinq  centimes.  —  Le  1 6  mars  1 848 , 
sur  la  proposition  de  Garnier-Pagès ,  le  Gouvernement  provisoire 
décida  une  augmentation  de  4^  centimes  p.  100  sur  les  quatre 
contributions  directes.  Cette  mesure  mécontenta  beaucoup  le 
pays. 

Page  425.  Flocon.  —  Flocon  (1800-1866)  avait  été  rédacteur  en 
chef  de  la  Réforme.  En  1 848 ,  il  fut  membre  du  Gouvernement 
provisoire,  ministre  du  Commerce,  député  de  la  Seine  à  l'Assem- 
blée constituante. 

Flocon  échoua  aux  élections  de  1849  a.  l'Assemblée  législative, 
dirigea  un  journal  à  Colmar,  fut  proscrit  lors  du  coup  d'Etat  et 
mourut  en  Suisse. 

Page  434.  Il  était  de  ceux  qui,  le  2^  février,  avaient  voulu  l'organi- 
sation immédiate  du  travail.  —  Le  25  février  1848,  une  manifes- 
tation tumultueuse  eut  lieu  à  l'Hôtel  de  Ville.  «C'est  la  question 
sociale  qui  surgit.  Ceux  oui  ont  fait  la  Révolution  vont-ils  mourir 
de  faim,  comme  après  1830?  Telle  est,  en  réalité,  le  point  d'in- 
terrogation qui  se  dresse  en  ce  moment. 

«On  ouvre  la  pétition.  Elle  demande  :  l'organisation  du  travail  ; 
le  droit  au  travail  garanti;  le  minimum  assuré  pour  l'ouvrier  et 
sa  famille  en  cas  de  maladie;  le  travailleur  sauvé  de  la  misère, 
lorsqu'il  est  incapable  de  travailler. 

«En  quelques  mots,  le  pétitionnaire ,  dont  l'animation  ne  tarde 
pas  à  cesser,  invoque  les  souffrances  et  la  vie  précaire  des  ou- 
vriers, qui  meurent  de  privation  au  milieu  des  richesses  qu'ils 
f)roduisent  ;  cette  question  qui  se  dresse  tout  à  coup ,  surprend 
a  plupart  des  membres  du  Gouvernement  provisoire,  qui  n'y 
sont  pas  préparés.  Lamartine  et  plusieurs  autres  ont  ignoré  jus- 
que-la qu'il  y  eût  vraiment  une  question  sociale.  Ils  croyaient 
que  quelques  esprits  dévoyés  avaient  imaginé  ce  moyen  de  se 
mettre  en  évidence.  Ils  se  révoltèrent  d'abord  à  l'idée  de  donner 
satisfaction  aux  prolétaires  :  «Vous  me  couperez  la  main  avant 
«que  je  signe  cela!»,  s'écria  Lamartine.  Mais  Louis  Blanc  plaida 
chaleureusement  la  cause  des  ouvriers,  Garnier-Pagès  se  laissa 
convertir  le  premier,  et  paraissant  à  une  fenêtre ,  apaisa  la  muiti- 


670  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

tude  en  lui  faisant  des  promesses.  La  proclamation  suivante  fut 
aussitôt  rédigée  et  signée  par  tous  les  membres  du  Gouverne- 
ment :  «Le  Gouvernement  provisoire  de  la  République  française 
«s'engage  à  garantir  l'existence  de  l'ouvrier  par  le  travail  et  à  ga- 
«  rantir  du  travail  à  tous  les  citoyens  ;  il  reconnaît  aue  les  ouvriers 
«doivent  s'associer  entre  eux  pour  jouir  du  bénéfice  légitime  de 
«leur  travail;  il  rend  aux  ouvriers,  auxquels  il  appartient,  le 
«million  qui  va  échoir  de  la  liste  civile.»  (Jules  Trousset, 
Histoire  d'un  siècle,  t.  IX,  p.  40.) 

Page  435.  L'Assemblée  nationale  fut  fondée  le  29  février  184.8. 
Rédigée  par  d'anciens  fonctionnaires  de  la  Monarchie  de  Juillet, 
elle  comoattit  la  politique  du  Gouvernement  provisoire.  Sus- 
pendue après  les  journées  de  Juin,  elle  reparut  le  7  août  suivant. 

Page  449.  Il  avait  défendu  les  bureaux, de  la  Presse.  —  Avant  les 
élections  a  l'Assemblée  constituante,  Emile  de  Girardin  avait 
posé,  dans  la  Presse,  la  question  de  savoir  ce  que  ferait  le  Gou- 
vernement provisoire  si  les  députés  ne  proclamaient  pas  la  Répu- 
blique. De  là  cette  agression  organisée  par  des  clubistes  contre 
son  journal. 

Page  449.  Quand  on  envahit  la  Chambre. . .  —  Le  i^  mai  1848, 
la  Chambre  fut  envahie  par  des  manifestants,  qui  l'occupèrent 
pendant  plusieurs  heures,  proclamant  la  dissolution  de  l'Assem- 
blée et  un  nouveau  Gouvernement  provisoire.  L'émeute  fut  ré- 
primée par  la  garde  nationale  et  la  garde  mobile. 

Page  449.  Les  conférences  du  Luxembourg.  —  «Le  28  février,  une 
députation  des  disciples  et  des  partisans  de  la  doctrine  éta- 
tiste  de  Louis  Blanc,  suivie  d'environ  2,000  ouvriers,  se  pré- 
senta à  l'Hôtel  de  Ville  pour  demander  la  création  d'un  ministère 
du  progrès,  destiné  à  organiser  le  travail.  Louis  Blanc  insista  vive- 
ment pour  donner  à  la  résolution  un  sens  social  en  mettant  un 
terme  à  l'exploitation  des  prolétaires. 

«  La  majorité  du  Conseil  répondit  qu'il  existait  un  ministère  des 
Travaux  publics  et  que  cela  paraissait  suffisant.  La  discussion 
devint  pénible.  Louis  Blanc,  que  l'on  avait  admis,  ainsi  qiie  les 
autres  secrétaires,  à  faire  partie  du  Gouvernement  provisoire, 
offrit  de  donner  sa  démission,  ce  qui,  dans  les  circonstances  pré- 
sentes, aurait  eu  des  circonstances  désastreuses  et  pouvait  même 
faire  naître  une  guerre  civile.  Ses  collègues  refusèrent  sa  démis- 
sion ,  et  pour  concilier  toutes  les  opinions ,  offrirent  une  transac- 
tion qui  consistait  à  nommer  une  commission  qui  élaborerait 
toutes  les  questions  relatives  au  travail  et  à  l'amélioration  maté- 
rielle des  ouvriers.  Louis  Blanc ,  nommé  président  de  cette  Com- 


INDEX.  6^1 

mission,  avec  Albert  pour  vice-président,  rédigea  de  suite  un  dé- 
cret constitutif ,  dont  il  donna  lecture  au  peuple  assemblé  sur  la 
place  de  l'Hôtel  de  Ville.  Les  ouvriers  se  retirèrent  en  criant  : 
vive  la  République!  et  en  chantant  la  Marseillaise. 

«Le  siège  de  la  Commission  fut  fixé  au  Luxembourg,  La  pre- 
mière séance  eut  lieu  le  i"  mars. 

«  Cette  création  fut  d'abord  accueillie  avec  une  certaine  sym- 
pathie, parce  qu'on  espéra  que  des  discussions  paisibles  entre 
Eatrons  et  ouvriers  produiraient  la  conciliation  et  l'apaisement, 
es  premières  questions  que  l'on  débattit  furent  celles  des  heures 
de  travail  et  du  marchandage.  Après  une  discussion  approfondie, 
des  résolutions  furent  adoptées  et  soumises  au  Gouvernement 
qui  les  formula  en  décret  le  2  mars.  La  journée  de  travail  fut 
diminuée  d'une  heure,  et  réduite,  à  Paris, de  onze  à  dix  heures; 
en  province,  de  douze  à  onze  heures. 

« Xe  marchandage  fut  aboli ,  c'est-à-dire  qu'il  fut  défendu  à  des 
ouvriers  de  prendre  à  tâche  un  travail  pour  le  faire  faire  par 
d'autres  ouvriers,  sur  lesquels  ils  prélèvent  un  bénéfice  qui  va 
quelquefois  jusqu'à  la  moitié  du  pnx  payé  par  le  patron.  Le  mar- 
chandage est  un  abus ,  sans  doute  ;  mais  c'est  l'un  des  mille  détails 
de  la  question  sociale.  Son  abolition  fut  très  maladroite  en  ce 
moment  de  crise.  Les  intermédiaires  ont  souvent  leur  utilité  et 
sont  quelquefois  même  indispensables  à  certaines  industries; 
l'abus  réside  surtout  dans  les  bénéfices  exagérés  qu'ils  prélèvent 
sur  l'ouvrier,  ce  qui  leur  a  valu  le  nom  populaire  de  buveurs  de 
sueur.  Le  décret  qui  les  supprimait  devait  rester  sans  effet.  Il  ne 
fit  que  mécontenter  une  foule  de  petits  bourgeois  qui  avaient  ac- 
clamé la  Révolution  de  Février.  Ce  ne  fut  pas  son  seul  résultat. 
Les  intermédiaires  ne  prirent,  pendant  quelque  temps,  de  l'ou- 
vrage que  pour  eux  seuls  et  n  en  donnèrent  pas  aux  ouvriers, 
2ui  restèrent  sans  travail  et  encombrèrent  les  ateliers  nationaux, 
es  patrons,  dont  les  affaires  périclitaient,  par  suite  de  la  crise, 
ne  firent  presque  plus  travailler.  .  . 

«Au  Luxembourg,  la  Commission  présidée  par  Louis  Blanc 
siégeait  dans  la  salle  éclatante  d'or,  de  peintures  et  de  moulures , 
où  les  pairs  de  France  se  réunissaient  auparavant.  La  conférence 

f)renait  un  aspect  grave  et  presque  solennel,  comme  pour  mériter 
e  titre  de  pairie  ouvrière,  qu'on  lui  donnait  quelquefois;  là  se 
trouvaient  des  économistes,  des  socialistes,  des  ouvriers  et  des 
patrons  soucieux  de  résoudre  le  problème  si  intéressant,  mais 
si  complexe  de  l'organisation  du  travail.  Parmi  ce  parlement  en 
blouse,  on  remarquait  trois  bonnets  féminins  :  c'étaient  trois  dé- 
léguées des  brocheuses,  des  coloristes  et  des  pileuses.  Les  huis- 
siers de  l'ancienne  pairie,  en  grand  costume,  avec  frac  noir,  cra- 
vate blanche  et  épée,  faisaient  leur  service  comme  si  rien  n'eût 
été  changé.  Les  délégués  des  corporations  ne  discutaient  que  les 


6jl.  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

théories  de  Louis  Blanc,  ce  qui  enlevait  à  leur  enquête  tout 
caractère  d'indépendance...»  (Jules  Trousset,  Histoire  d'un 
siècle,  t.  IX,  p.  52,  53,  54,  60  et  61.) 

Page  4^  I .  Les  ateliers  nationaux.  —  «Les  Ateliers  nationaux,  ou- 
verts en  vertu  du  décret  du  27  février,  avaient  été  constitués  de 
la  manière  suivante.  Tous  les  ouvriers  sans  travail  y  étaient  admis  ; 
ils  étaient  groupés  militairement  par  escouades,  brigades,  com- 
pagnies. Quel  que  fût  leur  métier,  maçons ,  ciseleurs ,  tapissiers , 
ébénistes,  cordonniers,  terrassiers  de  profession,  ils  étaient  uni- 
formément employés  à  des  terrassements,  en  particulier  aux  ter- 
rassements nécessités  par  la  construction  de  la  gare  Saint-Lazare 
et  de  la  gare  Montparnasse.  Le  salaire  était  de  deux  francs  par 
jour  :  on  eut  dès  le  premier  jour  dix  mille  ouvriers.  Comme  on 
ne  pouvait  pas  les  utiliser  tous  à  la  fois  sur  les  chantiers,  on 
donna  néanmoins  à  ceux  qui  ne  travaillaient  pas  i  fr.  50,  et  l'on 
établit  un  roulement  de  travail  et  de  repos  entre  les  équipes.  La 

f)ossibiIité  de  gagner  trente  sous  sans  rien  faire,  attira  aux  Ate- 
lers  nationaux  nombre  de  paresseux  et  de  vagabonds,  qui  accou- 
rurent même  de  la  province. 

«D'autre  part  l'agitation  socialiste,  effrayant  la  bourgeoisie, 
avait  amené  l'arrêt  presque  complet  du  commerce;  faute  de 
commande,  les  ateliers  privés  se  fermaient,  et  par  là  de  nou- 
veaux contingents  d'ouvriers  sans  travail  affluèrent  aux  Ateliers 
nationaux.  On  y  comptait  plus  de  60,000  hommes  au  milieu 
d'avril  et,  quoique  l'on  eût  diminué  les  salaires,  ramenés  à 
8  francs  par  semaine,  117,000  au  mois  de  mai.  Comme  tous  les 
travaux  utiles  étaient  achevés,  on  les  employait  à  déplacer  des 
pavés ,  à  remuer  de  la  terre  pour  rien ,  au  Champ  de  Mars  ;  il  en 
coûtait  plus  de  150,000  francs  par  jour  à  l'État. 

«Cette  ruineuse  organisation  des  Ateliers  nationaux  s'était  faite 
malgré  les  protestations  de  Louis  Blanc.  Présentée  comme  l'ap- 
plication de  son  système,  elle  n'en  était  pas  même  la  caricature. 
Louis  Blanc  eût  voulu  que  les  ouvriers  fussent  groupés  d'après 
leur  profession,  et  que  le  Gouvernement  se  bornât  à  leur  prêter 
l'argent  nécessaire  au  fonctionnement  d'ateliers  qu'ils  organise- 
raient et  exploiteraient  eux-mêmes,  à  leurs  risques  et  périls.  L'ex- 
périence fut  faite  par  des  tailleurs,  auxquels  on  donna  l'entre- 
prise de  l'habillement  de  la  garde  nationale;  elle  réussit.  Les 
Ateliers  nationaux  furent  organisés  contre  Louis  Blanc,  par  un  de 
ses  collègues  du  Gouvernement  provisoire,  Marie,  dont  le  but, 
de  son  propre  aveu,  était  de  ruiner  la  popularité  de  Louis  Blanc 
et  de  démontrer  aux  ouvriers  que  les  théories  sur  l'organisation 
du  travail  étaient  «vides,  fausses  et  inapplicables».  L'expérience 
faite  sans  bonne  foi  avait  coûté  des  millions  inutilement  gaspillés; 
elle  allait  coûter  des  flots  de  sang.»  (Albert  Malet,  Histoire  con- 
temporaine, p.  394.) 


INDEX.  6jl 

Page  455.  Malgré  la  loi  contre  les  attroupements.  —  Grâce  à  cette 
loi ,  oe  nombreuses  arrestations  eurent  lieu  sur  les  boulevards. 

Page  456.  Vive  Napoléon!  —  Louis  Napoléon  était  rentré  en 
France  après  la  Révolution  de  Février. 

«  II  accourut  à  Paris  et  adressa  la  lettre  suivante  au  Gouverne- 
ment provisoire  : 

Paris,  le  28  février  18^8, 
Messieurs, 

Le  peuple  de  Paris  ayant  détruit,  par  son  héroïsme,  les  derniers 
vestiges  de  l'invasion  étrangère,  j'arrive  de  l'exil  me  ranger  sous  le  dra- 
peau de  la  République,  qu'on  vient  de  proclamer.  Sans  autre  ambition 
que  celle  de  servir  mon  pays,  je  viens  annoncer  mon  arrivée  aux  membres 
du  Gouvernement  provisoire,  et  les  assurer  de  mon  dévouement  à  la  cause 
qu'ils  représentent,  comme  de  ma  sympathie  pour  leurs  personnes. 

Recevez,  Messieurs,  l'assurance  de  ces  sentiments. 

«Louis-Napoléon  BONAPARTE.» 

«Malgré  cette  adhésion  spontanée  de  Louis -Napoléon  à  la 
République,  le  Gouvernement  provisoire  ne  crut  pas  prudent  de 
l'autoriser  à  séjourner  en  France,  tant  que  l'Assemblée  nationale 
n'aurait  pas  décidé  du  sort  des  anciennes  familles  régnantes  que 
les  lois  tenaient  exilées. 

«Louis-Napoléon  retourna  en  Angleterre. 

«II  laissait  a  Paris  quelques  amis  dévoués,  qui  travaillèrent  avec 
ardeur  à  réunir  les  éléments  d'un  parti  napoléonien.  Des  jour- 
naux furent  créés,  des  brochures  répandues,  tous  les  moyens  de 
propagande  mis  en  œuvre  pour  populariser  le  nom  de  Louis- 
Napoléon.  La  prodigieuse  influence  que  le  souvenir  de  l'Empe- 
reur exerçait  encore  sur  le  peuple  des  villes  et  des  campagnes 
rendait  cette  tâche  facile.  Aussi  eut -elle  un  succès  aussi  rapide 
que  considérable.  Dès  les  premiers  jours  de  mai  jusqu'aux  jour- 
nées de  Juin,  le  cri  de  «Vive  Napoléon!»  fut  souvent  le  cri 
dominant  dans  les  agitations  populaires.»  (Eugène TÉNOT,  Paris 
en  décembre  i8^i,  p.  o  et  9.) 

Page  456.  A  bas  Marie!  —  C'était  Marie  qui  avait  soutenu, 
avec  beaucoup  de  véhémence,  à  la  tribune  de  l'Assemblée,  le 
projet  de  loi  sur  les  attroupements. 

Page  456.  Le  bannissement  des  d'Orléans.  —  L'Assemblée  consti- 
tuante vota  le  bannissement  des  d'Orléans  le  26  mai  1848.  Le 
lendemain,  elle  abrogeait  la  loi  de  bannissement  contre  les  Bona- 
parte. 

Page  457.  Proudbon.  —  Proudhon  (1809-1865)  avait  public, 

4} 


6y4:  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

en  i8i|^,  son  fameux  mémoire  :  Qu'est-ce  que  la  Proprie'té?  Après 
la  Révolution  de  Février  il  fonda  le  Représentant  du  reuple,  qui  fut 
bientôt  supprimé.  Député  de  la  Seine,  il  développa  à  la  tribune 
de  l'Assemblée  constituante  (31  juillet  1848)  ses  théories  sociales 
en  présentant  un  projet  d'impôt  sur  le  revenu,  ^ui  fut  repoussé. 
De  i8a8  à  1850,  il  fonda  successivement  trois  journaux,  qui 
succombèrent  sous  les  condamnations  :  le  Peuple,  la  Voix  du 
Peuple,  puis  de  nouveau  le  Peuple.  Le  31  janvier  1849,  il  créa 
sa  Banque  du  Peuple,  mais  fut  interrompu  dans  cette  œuvre  par 
une  condamnation  à  trois  ans  de  prison  pour  délit  de  presse. 

Page  4^7.  Considérant.  —  Considérant  avait  donné  sa  démission 
de  capitame  du  génie  pour  se  consacrer  à  la  propagande  fourié- 
riste.  A  la  mort  de  Fourier  (1837)  il  prit  la  direction  de  la 
Phalange,  qui  fut  remplacée  en  1845  par  un  organe  quotidien, 
la  Démocratie  pacifque.  Considérant  fut  député  à  la  Constituante 
et  à  la  Législative. 

Page  457.  Grâce  à  M.  de  Falloux.  —  M,  de  Falloux  avait  été 
nommé  rapporteur  dans  la  question  des  Ateliers  nationaux  et 
avait  conclu  à  leur  dissolution  immédiate. 

Page  480.  Bréa.  —  Le  général  Bréa  fut  tué  par  les  insurgés 
à  la  barrière  de  Fontainebleau,  le  25  juin. 

Page  480.  Négrier.  —  Le  général  de  Négrier  (1788-1848)  fut 
tué  le  25  juin. 

Page  480.  Le  représentant  Cbarhonnel.  —  Le  représentant  Char- 
bonnel  fut  tué  place  de  la  Bastille,  le  25  juin. 

Page  480.  L'archevêque  de  Paris.  —  M*' Affre  (1793-1848),  qui 
tomba  victime  de  son  héroïsme  pendant  les  journées  de  Juin, 
était  archevêque  de  Paris  depuis  1840.  11  avait  été  successivement 
professeur  à  Saint-Sulpice,  grand  vicaire  de  Luçon  (1821), 
d'Amiens  (1823),  coadjuteur  de  Strasbourg  (1839). 

Page  482.  Sénécal,  enfermé  aux  Tuileries  sous  la  terrasse  du  bord 
de  l'eau.  —  1,500  prisonniers  furent  enfermés  sous  la  terrasse  des 
Tuileries. 

Page  484.  Tiens!  en  voilà!  dit  le  père  Roque,  en  lâchant  son  coup 
de  fusil.  —  «Pendant  la  nuit  du  26  au  27,  l'autorité  militaire,  vou- 
lant donner  un  peu  d'air  à  cette  horrible  prison  (la  terrasse  des 
Tuileries),  fit  sortir  250  détenus  et  les  confia  aux  gardes  nationaux 
de  province.  Pendant  que  ceux-ci  les  emmenaient,  l'un  d'eux,  qui 
était  ivre,  fit  partir  son  fusil;  les  autres  crurent  que  les  prison- 


INDEX.  67  5 

niers  se  révoltaient  et  tirèrent  dans  le  tas  ;  les  postes  d'alentour 
accoururent  et  tirèrent,  dans  l'obscurité,  sur  les  provinciaux 
comme  sur  les  insurgés.  En  quelques  instants,  200  morts  ou 
blessés  jonchèrent  le  sol.»  (Jules  Trousset,  Histoire  d'un  sièck, 
t.  IX,  p.  162  et  163.) 

Page  497.  Lamoricière.  —  Lamoricière  (  1 806-1 865  j  s'était  fait 
connaître  par  les  guerres  d'Algérie.  Député  de  la  Sarthe  en  1846, 
il  avait  été  réélu  à  l'Assemblée  constituante  de  1848.  H  seconda 
Cavaignac  dans  la  répression  des  journées  de  Juin  et  fut  ministre 
de  la  Guerre  du  28  juin  au  20  décembre  1848.  Député  à  l'Assem- 
blée législative,  Lamoricière  fut  chargé  de  mission  extraordinaire 
en  Russie.  Arrêté  pendant  la  nuit  du  2  décembre,  il  fut  empri- 
sonné à  Ham,  puis  exilé  et  ne  rentra  en  France  qu'en  1857. 
Lamoricière  commanda  l'armée  pontificale  en  1860,  mais  fut 
écrasé  à  Castelfidardo  par  des  forces  supérieures. 

Page  497.  Cavaignac. —  Cavaignac  (1802-1857)  s'était  distin- 
gué dans  les  guerres  d'Algérie.  En  1848  il  était  gouverneur  de  !a 
frovince  d',Oran.  Le  2  mars  1848,  il  fut  nommé  gouverneur  de 
Algérie.  Elu  à  l'Assemblée  constituante  par  les  départements  de 
la  Seine  et  du  Lot,  il  fut  chargé  du  portefeuille  de  la  Guerre. 
Pendant  l'insurrection  de  Juin,  l'Assemblée  lui  délégua  le  pou- 
voir exécutif.  Le  29  juin  il  résigna  ses  fonctions,  mais  l'Assem- 
blée le  nomma  chef  du  pouvoir  exécutif  jusqu'au  20  décem- 
bre 1848.  Après  avoir  été  le  concurrent  malheureux  de  Louis 
Napoléon  à  la  présidence  de  la  République,  il  fut  élu  à  l'Assem- 
blée législative  par  le  département  du  Lot.  Au  2  décembre,  il  fut 
enfermé  à  Ham. 

Page  510.  La  proposition  Râteau.  —  M.  Râteau,  député  de  la 
Charente,  avait  présenté  le  8  janvier  1849  un  projet  de  dissolution 
de  l'Assemblée  constituante  et  d'élection  d'une  Assemblée  légis- 
lative. Ce  projet,  soutenu  par  Montalembcrt  et  combattn  par  Jules 
Grévy,  fut  renvoyé  le  1 2  janvier  à  l'examen  des  bureaux.  Appuyée 
de  nombreuses  pétitions,  la  proposition  Râteau  fut  adoptée  le 
29  janvier  1849. 

Page  521.  Assez  de  lyre!  —  Lors  de  l'envahissement  de  l'Assem- 
blée (15  mai  1848)  Lamartine  essaya  de  haranguer  les  émeuticrs  , 
mais  de  leurs  rangs  s'élevèrent  plusieurs  cris  de  :  Assez  de  lyre 
comme  ça! 

Page  522.  L'affaire  du  Conservatoire.  —  Le  13  juin  1849,  une 
manifestation  avait  été  organisée  pour  protester  contre  l'expédi- 
tion de  Rome. 

«Un  certain  nombre  de  représentants  montagnards  se  sont 

43- 


6y6  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

rassemblés  dans  la  matinée,  au  siège  ordinaire  de  leur  groupe, 
rue  du  Hasard,  près  de  la  rue  de  Richelieu.  De  là,  escortes  par 
Guinard,  colonel  de  l'artillerie  de  la  garde  nationale,  ils  se  ren- 
dent au  Conservatoire  des  Arts  et  Métiers,  au  centre  du  quartier 
le  plus  populeux  et  le  plus  remuant  :  300  artilleurs  de  la  garde 
nationale,  sur  plus  de  i  2,000,  ont  seuls  répondu  à  leur  appel.  La 
population  ne  bouge  pas. 

«Ils  rédigent  une  proclamation  où  ils  déclarent  la  Montagne 
en  permanence  et  appellent  le  peuple  et  l'armée  à  la  défense  de 
la  Constitution  violée. 

«  Les  troupes  arrivent  de  toutes  parts  et  emportent  rapidement 
quelques  barricades  hâtivement  élevées  autour  du  Conservatoire. 
Les  artilleurs  de  la  garde  nationale  et  plusieurs  insurgés  tirent 
quelques  coups  de  fusil  et  lâchent  pied.  Le  Conservatoire  est 
occupé,  sans  autre  résistance,  par  une  compagnie  de  la  garde 
nationale,  qui  précède  un  détacnement  d'infanterie. 

«Les  représentants,  réunis  dans  la  salle  des  dessins,  ne  songent 
plus  qu'à  la  fuite.  Ils  quittent  rapidement  leur  écharpc,  sautent 
dans  te  jardin  et  s'échappent  par  la  grille  qui  donne  sur  la  rue 
Vaucanson.  Ils  se  confondent  dans  la  foule  d'artilleurs  et  d'ou- 
vriers qui  se  sauvent  par  le  même  chemin. 

« Ledru-Rollin  et  quelques-uns  de  ses  amis,  qui  n'ont  pas  quitté 
leur  costume,  sont  reconnus,  arrêtés,  alignés  le  long  d'un  mur, 
en  face  d'un  peloton  d'exécution.  Un  officier  va  donner  le  signal 
de  l'exécution,  quand  un  chef  supérieur  accourant  à  toute  bride, 
fait  relever  les  fusils.  Les  représentants  parviennent  à  quitter  le 
Conservatoire.  Ledru-RolIin  se  cache  pendant  trois  semaines 
et  gagne  l'Angleterre,  d'où  il  ne  reviendra  qu'après  la  chute  de 
l'Empire.»  (Jules  TroUSSET,  Histoire  d'un  siècle,  t.  IX,  p.  221 
et  222.) 

Page  522.  Cbangarnier.  —  Changarnier  (i 793-1 877)  avait  été 
remarqué  pendant  les  guerres  d'Algérie. 

Rentré^n  France  en  1848,  il  s'était  mis  spontanément  à  la  tête 
des  troupes  qui  avaient  dispersé  l'émeute  du  1 6  avril.  Le  4  juin  1 848 
il  fut  élu  député  de  la  Seine.  Cavaignac  lui  confia  le  commancle- 
ment  de  la  garde  nationale.  Changarnier  avait  la  réputation  d'un 
homme  énergique;  il  devint  bientôt  l'espoir  de  la  droite  et  fut 
considéré  comme  une  sorte  de  Monck.  L'écrasement  de  l'émeute 
du  Conservatoire  (13  juin  1849)  augmenta  encore  sa  réputation 
«d'homme  à  poigne».  Louis-Napoléon  lui  enleva  son  commande- 
ment aux  approches  du  coup  d'Etat  (janvier  1851). 

Page  528.  Les  pontons  de  Belle- Isle.  —  Un  gran  nombre  d'émeu- 
tiers  de  juin  étaient  détenus  à  Belle-Isle. 

Page 547.  Refus  d'allocation.. .  au  Président.  —  Le  1 0  février  1 8_5 1 , 


INDEX.  6jJ 

le  Ministre  des  Finances  avait  demandé  à  l'Assemblée  un  supplé- 
ment de  traitement  de  1,800,000  francs  pour  le  Prince-Président. 
L'Assemblée  avait  repoussé  cette  demande  par  396  voix  contre  294. 

Page  547.  M.  Piscatory.  —  Piscatory  (i  799-1 870)  avait  été 
député  conservateur  (1832-1842),  ministre  plénipotentiaire  à 
Athènes  ^1844-1846),  pair  de  France  (1846),  ambassadeur  en 
Espagne  (1847).  Députe  à  l'Assemblée  législative  (1849),  il  se 
montra  très  hostile  à  Louis-Napoléon. 

Page  547.  Montalemhert.  —  Montalembert  (1810-1871)  joua 
un  rôle  très  marqué  à  l'Assemblée  constituante  et  à  l'Assemblée 
législative. 

Page  547.  M.  Cbamholle.  —  Chamboïle,  après  avoir  collaboré 
au  Courrier  Français  et  au  National,  fut  directeur  du  Siècle  jus- 
qu'en 1848.  Député  de  la  Vendée  de  1828  à  1848,  il  siégeait  à  la 
gauche  dynastique.  Réélu  à  l'Assemblée  législative  (1849),  il  vota 
avec  la  droite  et  fut  l'un  des  députés  arrêtés  le  2  décembre  à  la 
mairie  du  X"  arrondissement. 

Page  571.  Ils  tuent  notre  République. ..  —  Le  1  o  janvier  1 85 1 ,  à  la 
tribune  de  l'Assemblée ,  Thiers  avait  prononcé  le  mot  fameux  : 

l'Empire  est  fait  l 

Page  571.  Et  la  pauvre  Venise. . .  —  Venise  avait  été  reprise 
par  les  Autrichiens  le  2^  août  1849. 

Page  571.  La  pauvre  Pologne.  —  Les  Autrichiens  et  les  Prus- 
siens faisaient  des  répressions  très  dures  en  Galicie  et  dans  le 
grand-duché  de  Posen. 

Page  571.  La  pauvre  Hongrie.  —  L'insurrection  hongroise  avait 
été  écrasée  en  août  1 849. 

Page  571.  D'abord,  on  a  abattu  les  arbres  de  la  Liberté.  —  Au 
commencement  de  l'année  1850,  le  préfet  de  police  Carlier  fit 
enlever  les  arbres  de  la  Liberté. 

Page  571.  ...  Puis  restreint  le  droit  de  suffrage.  —  La  loi  élec- 
torale du  31  mai  18^0  stipulait  que,  pour  être  électeur,  il  faudrait 
être  domicilié  depuis  trois  ans  dans  la  commune  et  que  le  fait  fût 
prouvé  par  l'inscription  sur  les  registres  de  l'impôt. 

Page  571.  ...  Fermé  les  clubs.  —  Le  6  juin  1850,  l'Assemblée 
avait  voté  la  prorogation  pour  une  année  de  la  loi  du  19  juin  1849 
contre  les  clubs. 


678  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

Page  571.  Rétabli  la  censure.  —  Le  16  juillet  1850, l'Assemblée 
avait  voté  une  loi  sur  la  presse. 

Page  571.  ...  Livré  l'enseignement  aux  prêtres.  —  La  loi  de  1850 
sur  l'enseignement  était  très  libérale.  Pour  l'instruction  primaire, 
elle  attribuait  la  nomination  des  instituteurs  publics  au  Conseil 
municipal  et,  à  son  défaut,  au  Conseil  académique. 

Dans  l'enseignement  secondaire,  le  monopole  de  l'Université 
était  aboli.  Le  certificat  d'études,  faites  ou  achevées  dans  un  éta- 
blissement de  l'Etat,  n'était  plus  nécessaire  pour  se  présenter  au 
baccalauréat. 

Page  571.  Des  conservateurs  nous  souhaitent  bien  les  Cosaques.  — 
Romieu  écrivait  dans  une  brochure  fameuse  alors,  le  Spectre 
rouge  : 

«Cette  société  de  procureurs  et  de  boutiquiers  est  à  l'agonie, 
et  si  elle  peut  se  relever  heureuse,  c'est  qu'un  soldat  se  sera 
chargé  de  son  salut.  Le  canon  seul  peut  régler  les  questions  de 
notre  siècle,  et  il  les  réglera,  dût-il  arriver  de  la  Russie.» 

Page  _572.  Nadaud.  —  Nadaud  était  un  ouvrier  maçon  venu 
de  la  Creuse  à  Paris  en  1830.  Converti  au  socialisme  par  Cabet, 
il  prit  la  parole  dans  les  cluLs  de  Paris  en  184.8.  Ses  compatriotes 
de  la  Creuse  l'envoyèrent  à  l'Assemblée  législative,  où  il, siégea 
sur  les  bancs  de  la  Montagne.  Il  fut  exilé  après  le  coup  d'État. 


VARIANTES 

D'APRÈS    L'ÉDITION    ORIGINALE. 

Page  I,  ligne  12,  cloche  à  l'avant... 

Page  2  ,  ligne  1 1 ,  £n  efet  M.  Frédéric  Moreau . . 

Page  2,  ligne  13,  languir  encore  pendant.  .  . 

Page  3,  ligne  20,  Cependant  il  trouvait.  . . 

Page  4,  ligne  26,  nom  et  l'inconnu. . . 

Page  4,  ligne  34,  Alors  il  disparut. . . 

Page  _5,  ligne  9,  eau  immobile;  elle.  . . 

Page  5,  ligne  15,  vaguement  épandu,  semblait.  . 

Page  6,  ligne  28,  petits  points,  se. . . 

Page  7,  ligne  16,  roulaient  encore  des. .  . 


VARIANTES.  679 

Page  7,  ligne  20,  trop  de  caprices. . . 

Page  10,  ligne  6,  Alors  il  jalousa. . . 

Page  1 1 ,  ligne  25,  Alors  II  lui. .  . 

Page  1 1 ,  ligne  26,  âme;  mais  comme.  . . 

Page  17,  ligne  18,  mourut  bientôt  d'un. . . 

Page  17,  ligne  21 ,  bourse,  il  le. . . 

Page  18,  ligne  8,  trouvait  la  vie  de  œllège  un  peu  dure. 

Page  19,  ligne  27,  illustres.  Mais  des  doutes. , . 

Page  20,  ligne  3,  dos,  tout  étourdis... 

Page  20,  ligne  5,  pion  les  rappelait. . . 

Page  20,  ligne  9,  sous  les  pas. . . 

Page  20,  ligne  17,  Mais  le  jeune  homme  déplut  à  M""*  Mo- 
reau.  11  mangeait. .  . 

Page  21,  ligne  16,  distraire,  ï7  lui... 

Page  22,  ligne  21,  gauche,  des  haies. . . 

Page  35,  ligne  16,  l'Opéra.  Mais  ces  gaietés. . . 

Page  35,  ligne  27,  voilà!»  Mais  c'était. .. 

Page  36,  ligne  3,  France  et  écoutait. . . 

Page  37,  ligne  13,  médiocre,  il  partit. . . 

Page  39,  ligne  8,  En  efet  les  pétitions. . . 

Page  4.0,  ligne  7,  quelqu'un  le  toucher. . . 

Page  4.0,  ligne  13,  Les  hommes. . . 

Page  40,  ligne  30,  Mais  bientôt. . . 

Page  41 ,  ligne  21 ,  recommençaient.  Enjin  il  fît. . . 

Page  43 ,  ligne  8 ,  monde  énorme  le . . . 

Page  43 ,  ligne  25 ,  Mais  Frédéric . . . 

Page  43,  ligne  32,  Enfin,  on  les. . . 

Page  44,,  ligne  26,  -qu'un?  dit  Frédéric. . . 

Page  45 ,  ligne  8 ,  suspendre  toute  droite  au  chevet  de  son  lit. 
A  présent,  il  secouait. . . 

Page  45 ,  ligne  23 ,  reconnaissance.  Puis  ib  allèrent  déjeuner 
ensemble  au  café  Tabourey,  devant  le  Luxembourg;  et  là  tout 
en  séparant.  .  . 

Page  46,  ligne  4,  vie;  et  i\. . . 

Page  46,  ligne  7,  adresses.  Puis  Hussonnet... 

Page  46,  ligne  24,  Puis  il  ouvrit. . . 

Page  47,  ligne  13,  rompre.  Mais  pourquoi. . . 

Page  47,  ligne  15,  dépendait?  Alors  il  demanda... 

Page  47,  ligne  24,  écrivait  ses  billets... 


68 O  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

Page  47,  ligne  29,  écrire,  il  lui. . . 

Page  48,  ligne  2,  bronze;  et  deux. . . 

Page  49,  ligne  30,  avait  même  aperçu. . . 

Page  51,  ligne  19,  brume.  Mais  la  porte. . . 

Page  ^3,  ligne  19,  modèles.  Mais  Pellerin. . . 

Page  55,  ligne  3,  plus,  et  exprimait.  . . 

Page  57,  ligne  9,  sous  le  prétexte. . . 

Page  61 ,  ligne  34,  difiérents.  Mais  la. . . 

Page  62,  ligne  9,  mentir  :  —  «Oui  je  l'ai  reçue!» 

Page  62,  ligne  25,  Et  cette  épithète.  . . 

Page  62,  ligne  28,  Cependant  le  concierge. . .  * 

Page  64,  ligne  34,  un  jeune  chat. . . 

Page  65,  ligne  3,  tamisaient  un  jour. . . 

Page  68 ,  ligne  9 ,  Puis  rentré .  .  . 

Page  68,  ligne  13,  signatures;  mais  parmi.  .  . 

Page  69 ,  ligne  2 ,  tenait.  Elle  lui .  .  . 

Page  69,  ligne  ^o,  épaule;  elle  la  relevait  soudain,  avec  des  Jlammes 
dans  les  yeux;  sa  poitrine.  . . 

Page  70,  ligne  5,  disparaissait.  Puis  à. .  . 

Page  70,  ligne  13,  éprouva,  bien  qu'elle  fût  souple  et  fondante, 
comme.  . . 

Page  70,  ligne  18,  fou!»  Et  qu'importait. . . 

Page  70,  ligne  30,  et,  en  battant. . . 

Page  71 ,  ligne  33,  visage  s'offrit  à. . . 

Page  73,  ligne  20,  carte  de  géographie  à  ses. . , 

Page  74,  ligne  13,  Molière,  l' accepter ez-vous? 

Page  76,  ligne  27,  fois  la  semaine. . . 

Page  77,  ligne  24,  Cependant  il. . . 

Page  78,  ligne  7,  elle;  mais  arrivé.  . . 

Page  80 ,  ligne  34 ,  mérité  un  seul  pensum .  . . 

Page  84,  ligne  15,  autres,  l'entourage  ordinaire,  mais  celui-là, 
précisément  parce  qu'il  en  était  mieux  connu,  l'aurait  mille  fois  plus 
embarrassé.  Le  clerc  s'apercevait  bien  qu'il  ne  voulait  pas  tenir  sa 
promesse,  et  Frédéric  71'osant  s'expliquer  là- dessus,  ce  silence  lui 
semblait  une  aggravation  d'injure.  D'ailleurs  il  aurait  voulu. .  . 

Page  84,  ligne  21,  révoltait,  tout  à  la  fois,  comme  une  dés- 
obéissance et  comme  une  trahison  ;  et  puis  Frédéric,  plein  de  l'idée 
de  M""*  Arnoux ,  parlait  de  son  mari  trop  souvent  ;  si  bien  que 
Deslauriers  ne  tarda  pas  à  exécrer  cet  homme.  Alors  il  commença 
une. . . 


VARIANTES.  68  I 

Page  85 ,  ligne  4 ,  levant  de  colère  ses  deux  poings .  . . 
Page  85,  ligne  28,  Cependant  arriva. . . 
Page  86,  ligne  3,  Puis  la  veille.  .  . 
Page  86,  ligne  33,  perdu;  en  effet  à  la. . . 
Page  87,  ligne  6,  d'épaules.  Enfin,  arriva   le  moment  terrible 
où.  .  . 

Page  87,  ligne  19,  dandinait  un  peu  et.  . . 
Page  88,  ligne  31 ,  pouvait  maintenant  se. . . 

Page  88,  ligne  33,  visites.  C'était,  croyait-il,  ce  qui  retenait  ses 
paroles  ou  les  rendait  insignifiantes;  mais  la  conviction.  . . 

Page  89 ,  ligne  i ,  -gné ,  i7  ne .  .  . 

Page  89,  ligne  26,  Mais  quand  tout. . . 

Page  89,  ligne  30,  Enfn  pour  savoir. .  . 

Page  90,  ligne  33,  le  coin  d'une.  . . 

Page  9 1 ,  ligne  2 ,  d'avoir  cassé  l'ombrelle .  .  . 

Page  91 ,  ligne  4,  sourire.  Mais  Frédéric.  .  . 

Page  92,  ligne  9,  Mais  ses  yeux. . . 

Page  92,  ligne  23,  divan,  il  s'abandonnait. . . 

Page  93,  ligne  9,  bouquiniste;  le  ronflement  d'un  omnibus.  .  . 

Page  95,  ligne  32,  d'abord,  z7  est  vrai,  des. . . 

Page  97,  ligne  12,  par  de  vagues  similitudes. . . 

Page  97,  ligne  29,  Alors  ils  voyageaient. . . 

Page  100,  ligne  32,  étudiants  y  promenaient.  . . 

Page  loi ,  ligne   16,  baisers  du  bout.  .  . 

Page  102,  ligne  9,  n'osait  pas  leur.  .  . 

Page  104,  ligne  30,  discret!  j'en  réponds.  Mais  les  autres.  .  . 

Page  1 05 ,  ligne  9 ,  Mais  Cisy  le . .  . 

Page  105,  ligne  28,  Puis  au  galop.  . . 

Page  106,  ligne  5,  Puis  elle  s'écoula. . . 

Page  106,  ligne  33,  Puis  elle  pria.  . . 

Page  108,  ligne  34,  réussir.  Puis,   cherchant  en   lui-même   ou 
coucher  :  «  Il  se  mc^que .  .  . 

Page  1 10,  ligne  6,  Puis  le  jour.  .  . 

Page  1 10,  ligne  i.i ,  peu  trop  large.  .  . 

Page  iio,  ligne  18,  remit  en  marche.  Mais. . . 

Page  114,  ligne  13,  Mais  au  lieu. .  . 

Page  114,  ligne  22,  acheté  nouvellement  une. . . 

Page  1 14,  ligne  32,  Vingt  minutes. . . 


6^2.  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

Page  115,  ligne  8 ,  Mais  la  lettre . .  . 

Page  118,  ligne  4,  commis  du  roulage  .  .  . 

Page  118,  ligne  26,  s'alla  promener.  . . 

Page  119,  ligne  i ,  Cependant  un  côté.  . . 

Page  119,  ligne  15,  Oudry  s'endormit  doucement. . . 

Page  120,  ligne  29,  œuvre  par  une.  .  . 

Page  121,  ligne  26,  abonnés.  Mais  Arnoux. . . 

Page  122,  ligne  10,  personnelle;  car  maintenant.  .  . 

Page  122,  ligne  17,  seringats  de'bordant  les.  .  . 

Page  123,  ligne  6,  remontait  lestement  vers.  .  . 

Page  128,  ligne  1 1 ,  elle.  Puis  il.  .  . 

Page  128,  ligne  15,  Melun.  Alors  par  horreur. . . 

Page  128,  ligne  32,  s'assit  alors  sur.  .  . 

Page  132,  ligne  19,  Et  comme. . . 

Page  132,  ligne  24,  paroles  qu'elle  lui. . . 

Page  134,  ligne  5,  il  conta  que. . . 

Page  134,  ligne  28,  expliqué  enfin  par. . . 

Page  135,  ligne  7,  mais  le  professeur. . . 

Page  135,  ligne  13,  et  n'entendait  pas  qu'on  fa  tourmentât. 
Souvent  elle  portait  une  robe  en  lambeaux  avec  un  pantalon 
garni  de  dentelles;  et,  aux  grandes  fêtes,  elle  sortait. .  . 

Page  135,  ligne  20,  Elle  vivait  donc  seule.  .  . 

Page  136,  ligne  17,  Mais  le  lendemain. . . 

Page  136,  ligne  22,  5a  première... 

Page  136,  ligne  25,  colères,  «f  on. . . 

Page  137,  ligne  10,  en  répétant  :  «Toujours. . . 

Page  137,  ligne  17,  Mais  bientôt. . . 

Page  138,  ligne  12,  Mais  à  ce. . . 

Page  138,  ligne  22,  Nogent?  Puis  il. . . 

Page  138,  ligne  26,  D'ai7/cMrj  Louise. . . 

Page  139,  ligne  28,  toits  étaient  tout  blancs. .  . 

Page  139,  ligne  32,  Alors  il  relut. . .  • 

Page  140,  ligne  32,  Puis  le  soir. . . 

Page  141 ,  ligne  25,  retenues;  cf  il. . . 

Page  142,  ligne  i,  Cependant  comme  les  deux. . . 

Page  145,  ligne  4.,  sentit  un  débordement  d'ivresse. . . 

Page  147,  ligne  4,  Mais  le  quai. . . 

Page  148,  ligne  31,  femmes  trottaient  sous. ,, 


1 


VARIANTES.  6^^ 

Page  149,  ligne  29,  seul  répondit. .  . 

Page  150,  ligne  24,  chapeau;  mais  un. .  . 

Page  153,  ligne  13,  Mais  le  garçon  pour  se  venger  de  son 
maître  sans  doute  se .  .  . 

Page  156,  ligne  18,  lacet  de  sa  brassière. . . 

Page  159,  ligne  19,  bord  des  yeux. . . 

Page  1 63 ,  ligne  1 6 ,  amuse-toi  !  Arnoux  refusa  de  monter  dans 
la  voiture,  trop  petite  pour  ses  projets,  il  héla  un  fiacre.  .  . 

Page  165,  ligne  7,  Mais  les  danses.  .  . 

Page  165,  ligne  24,  répondre.  Mais  un  archet. . . 

Page  1 65 ,  ligne  3 1 ,  mur,  observa . .  . 

Page  169,  ligne  33,  les  deux  ailes. . . 

Page  174,  ligne  8,  fasciner  mieux  les. . . 

Page  175,  ligne  14,  Elle  l'écoutait. . . 

Page  1 76 ,  ligne  1 7 ,  des  frissonnements  d'éventails . . . 

Page  177,  ligne  i ,  étendit  le  bras. . . 

Page  177,  ligne  12,  bisque.  Alors,  toutes  a  la  fois,  avec  un 
froufrou .  . . 

Page  177,  ligne  28,  Mais  une. .  . 

Page  179,  ligne  31 ,  Mais  Rosanette,  ayant. .  . 

Page  180,  ligne  20,  Mais  les  petits. . . 

Page  181 ,  ligne  8,  jaunes  des  bougies  vacillaient. . . 

Page  181 ,  ligne  24,  Cependant  la  Sphinx. . . 

Page  182,  ligne  24,  venus.  Mais  le.  . . 

Page  182,  ligne  28,  Cependant  il  se  mordait. . . 

Page  1 84 ,  ligne  1 2 ,  Il  s'acheta  ensuite  tous  les  poètes . . . 

Page  184,  ligne  17,  Mais  d'après  les  notes, . . 

Page  184,  ligne  21,  mille;  or  comme. . . 

Page  184,  ligne  22,  vendre  ou  d'en  hypothéquer  une.  .  . 

Page  185,  ligne  19,  appendus  contre  les  murs.  .  . 

Page  185,  ligne  23,  diplomatique.  On  se  sentait  là  très  loin  de 
la  foule,  et  plus  séparé  d'elle  que  dans  une  forteresse.  Frédéric.  . . 

Page  186,  ligne  26,  orpheline  trop  jeune  encore  pour  la  mener 
dans  le  monde.  On  exalta.  .  . 

Page  187,  hgne  8,  l'ennuyer.  Mais  les  visites.  . . 

Page  187,  ligne  20,  besoin,  sans  doute,  d'un. . . 

Page  189,  ligne  3,  Et  l'homme.  . . 

Page  189,  ligne  5,  M*"*  de  Liébard,  toutes  étant.  .  . 

Page  189,  ligne  1 1 ,  parut.  Tout  de  suite  elle  la. . . 


684  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

Page  189,  ligne  27,  Mais  Delphine.  . . 
Page  190,  ligne  16,  n'en  pouvait  plus.  .  . 
Page  192,  ligne  9,  jour,  car  elle. . . 

Page  192,  ligne  11,  bois;  Bertbe,  un  peu. . .  (et  ligne  25). 
Page  192,  ligne  33,  prunelles  comme  une. . . 
Page  193,  ligne  2,  pourtant.  Mais  comment.  .  . 
Page  193,  ligne  30,  Alors  M""  Arnoux. . . 
Page  195,  ligne  2c,  qutlconaut.  Quand  Deslauriers  lui  commu- 
niqua le  billet  de  Frédéric,  il  répondit  :  «Qu'est-ce.  .  . 
Page  196,  ligne  23,  chêne  relevé  de  flets  d'or. . . 
Page  198,  ligne  1^,' Alors  M.  de  Cisy.  . . 
Page  202,  ligne  i,  Mais  le  dessert. . . 
Page  202,  ligne  9,  Mais  il  fut. . . 
Page  202,  ligne  27,  Enjin  ils  arrivèrent.  .  . 
Page  203,  ligne  16,  Cependant  Hussonnet. .  . 
Page  203,  ligne  17,  lourd.  Alors  Sénécal. . . 
Page  203,  ligne  29,  Puis  il  se  rappela. . . 
Page  204.,  ligne  13,  Alors  il  lui  apprit.  .  . 
Page  204,  ligne  18,  largement,  puis  ne  trouvant. . . 
Page  207,  ligne  8,  Ainsi  la  fréquentation. . . 
Page  208,  ligne  4,  livrait  même  k  des. . . 
Page  208,  ligne  26,  kaolin,  mais  aucun. . . 
Page  209,  ligne  17,  d'Hussonnet.  Mais  au. . . 
Page  209,  ligne  34.,  l'aider  enjîn  dans. . . 
Page  211,  ligne  3,  Puis  il  songea.  . . 
Page  211,  ligne  23,  tutoya,  et  même  voulut.  . . 
Page  212,  hgne  22,  tentatives.  Alors  elle  prit. . . 
Page  213,  ligne  23  ,  Mais  comment  faire? 
Page  213,  ligne  32,  Enfin  une  idée.  . . 
Page  214,  ligne  18,  son  tableau  sans... 
Page  214,  ligne  32,  il  la  posa  debout. . . 
Page  214,  ligne  34,  son  autre.  . . 
Page  216,  ligne  28,  Mais  comme  la  chaleur. . . 
Page  217,  ligne  3,  Puis  le  vent. . . 
Page  217,  ligne  16,  Puis  ils  se  remirent.  . . 
Page  217,  ligne  32,  souvenir  bientôt  l'absorba.. 
Page  218,  ligne  5,  sec.  Mais  les. . . 
Page  221,  ligne  16,  petit  père!  Soyez. . . 


i 


VARIANTES.  685 

Page  221,  ligne  20,  tendit.  Alors  le  visage.  .  . 
Page  222,  ligne  15,  En  effet  pourquoi.  .  . 
Page  222,  ligne  18,  aux  deux  autres. .  . 
Page  223,  ligne  1 1 ,  tenir.  Mais  le  banquier.  .  . 
Page  223,  ligne  33,  et  les  domestiques.  .  . 
Page  224,  ligne  3,  grands  arbustes  emplissaient.  .  . 
Page  225,  ligne  32,  quadrilles,  cependant,  n'étaient.  . . 
Page  228,  ligne  22,  couvraient  les  tables.  ,  . 
Page  229,  ligne  28,  -procliables;  puis  il.  .  . 
Page  232,  ligne  3,  n'était  plus  là. 
Page  239,  ligne  25,  grelottant;  puis  ses.  .  . 
Page  240,  ligne  33,  bras.  Mais  elle.  .  . 
Page  244,  ligne  13,  Mais  Arnoux.  .  . 
'Page  244,  ligne  23,  pouvait  donc  survenir.  .  . 
Page  246,  ligne  10,  Mais  Arnoux.  .  . 
Page  246,  ligne  34,  plein.  Mais  la. .  . 
Page  247,  ligne  17,  personne.  Mais  il  se.  . . 
Page  249,  ligne  9,  bonhomme.  Mais  son.  .  . 
Page  251 ,  ligne  9,  sortie.  Mais  monsieur.  . . 
Page  2^13,  ligne  i,  au  quatrihne.  . . 
Page  257,  ligne  29,  Cependant  son  attitude. .  . 
Page  258,  ligne  2,  Alors,  elle  fixa.  .  . 
Page  262,  ligne  24,  Mais  l'avocat.  .  . 
"    Page  265,  ligne  2,  jamais  le  revoir. . . 

Page  265,  ligne  1 1 ,  offrant  des  garanties  pour.  .  . 
Page  265,  ligne  21 ,  morte,  enfin,  et  il.  .  . 
Page  265,  ligne  22,  compensation!  Puis  une.  .  . 

Page  275,  ligne  6,  dans  de  la  paille;  une  femme  passa,  por- 
tant du  linge  mouillé  sur  sa  tête.  .  . 

Page  276,  ligne  18,  rangées,  parallèlement  sur. . . 
Page  278,  ligne  16,  comme  un  flot. .  . 

Page  278,  ligne  21,  l'enchanta.  Le  jour  du  dehors,  tamisé  par 
les  rideaux,  blanchissait  son  visage,  et  un  parfum  exquis  s'échappait  de 
ses  lèvres.  Frédéric.  . .  * 

Page  279,  ligne  2,  Alors  Frédéric. .  . 

Page  279,  ligne  20,  commun.  Mais  elle. . . 

Page  281 ,  ligne  26,  Mais  craignant.  .  . 

Page  282,  ligne  29,  alandiers,  les  engohes,  les. . . 


626  L'ÉDUCATION  SENTIMExNTALE. 

Page  290,  ligne  5,  assise,  elle  lui. . . 

Page  290,  ligne  8,  avant-hier,  reprit-elle.  Il  serait.  .  . 

Page  290,  ligne  24.,  fenêtres.  Mais  la. . . 

Page  291,  ligne  34,  nouveau.  D'ailleurs  le  public.  . . 

Page  292,  ligne  14,  Les  borsemen  les  plus.  .  . 

Page  292,  ligne  16,  cordes,  puis  au  delà  dans  l'ovale.  .  . 

Page  292,  ligne  21,  repassiient  dans  la  foule  qui  faisait  heauœup 
de  poussière;  une  cloche. . . 

Page  292,  ligne  32,  Ab!  Bravo!  nous  nous.  . . 

Page  293,  ligne  12,  rejoignit  tous ,  précipita  ses  foulées,  et  ar- 
riva. . . 

Page  293,  ligne  20,   Tout  à  coup,  à  cent. . . 

Page  293,  ligne  22,  portière ^  comme  si  elle  eût  cbercbé quelqu'un , 
elle  se  renfonçait.  .  . 

Page  293,  ligne  27,  Enfin  il  descendit.  .  . 
Page  294,,  ligne  2,  milord.  Mais  la.  .  . 

Page  294,,  ligne  16,  parier,  et  comme  ses  deux  hicbons  étaient  une 
excentricité  qui  tirait  l'ceil,  il  les  caressait  doucement  tandis  que  de 
l'autre. . . 

Page  294.,  ligne  23,  Mais  la  cloche. . . 

Page  29^,  ligne  19,  sur  la  selle. . . 

Page  29_5,  ligne  28,  belles ,  encore  moins  les  plus  jeunes  cpi  rece- 
vaient .  . . 

Page  297,  ligne  13,  Frédéric,  sans  même  le  regarder.  Le  bohème 
selon  sa  coutume  accabla  Rosanette  de  louanges  hyperboliques,  galante- 
ries sans  conséquence  qu'elle  écoutait  cependant  avec  plaisir.  S'il  n'avait 
pas  été  obligé,  dit-il,  d'écrire  le  compte  rendu  des  courses,  il  n'y  serait 
pas  venu;  car  il  trouvait  ce  genre  d'amusement  idiot;  et  il  se  moqua  des 
sportsmen  en  imitant  leur  tenue,  ce  qui  fit  rire  la  Maréchale  tout  le  temps 
que  dura  la  course  de  baies.  Frédéric,  affaissé  dans  le  coin  de  la 
berline. . . 

Page  298,  ligne  29,  Mais  par  moments.  . . 

Page  299,  ligne  27,  bonheur-là,  et  n'en. . . 

Page  301 ,  hgne  4,  Alors  toute.  .  . 

Page  302,  ligne  19,  Mais  Rosanette. . . 

Page  302,  ligne  24,  Et  Hussonnet.  .  . 

Page  302,  ligne  31  ,  Mais  il  en  avait. .  . 

Page  303,  ligne  20,  Enfin  la  Maréchale. . . 

Page  303,  ligne  31 ,  vicomte  de  Cisy. . . 

Page  304,  ligne  i ,  Et  h  regard. . . 


VARIANTES. 


687 


Page  304, 

Page  308, 
presque  terrifiée. 

Page  308, 
Page  309, 
Page  318, 
Page  318, 
Page  323, 
Page  324, 
Page  324, 
Page  326, 
Page  329, 
Page  329, 
Page  330, 
Page  330, 
Page  334' 
Page  335' 
Page  336, 

Page  337» 

Page  337' 
paient .  .  . 

Page  340, 
Page  340, 
Page  340, 
Page  341, 
Page  342, 
Page  343' 
Page  344' 
Page  344, 

Page  344, 
Dussardier.  . 

Page  345' 
Page  346, 
Page  346, 
Page  347' 

Page  347' 
Page  348, 

Page  350, 


gnc  33 ,  héritages ,  et  Cisy . .  . 

,  revenue.  Mais  cette  peinture  malpropre  l'avait 


igne  15 
Elle... 
gne  18 
gne  14 
gne  2, 
gne  4, 
gne  25 

gne  16 
gne  21 
gne  6, 
gne  29 
gne  4, 
gne  31 
gne  19 
gne  9, 
gne  28 

gne  3» 
gne  16 


,  pouvait  cependant  avoir. . . 
,  lui-même ,  auquel  il  tenait.  Frédéric .  . . 
Et  Frédéric  se . . . 
preuves.  Mais  le.  .  . 
,  eût  peut-être  mieux. .  . 
tête.  Mais  sa . . . 
y  Alors  il  descendit. . . 
,  Alors  le  baron.  .  . 
Mais  Cisy.  . . 
,  sauté  hors  du .  .  . 
bonheur.  Alors  le.  .  . 

,  détails.  Mais  Frédéric 

,  idée.  D'ailleurs  il.  .  . 
propos  d'un  décor. .  . 
,  Mais  trois  jours .  .  . 
compromettre  envers  Pellerin . . . 
,    Mais  des  jardinières  toutes  pleines  occu- 


ignc  18,  Ainsi  elle  le.  .  . 

igne  20,  chuchotant,  et  pour.  .  . 

igne  33,  Aussitôt  M"""  Dambreuse. . . 

igne  29,  boiserie;  le  bord  d'un.  . . 

igne  7 ,  en  riant  très .  . . 

igne  i^i  Et  toutes  les. . . 

igne  10,  là.  D'ailleurs,  il  croyait... 

igne  14,  avoir  émotionnées.  Quant.  .  . 

igne  26,  se  plaignit  même  de  son  isolement.  Alors 

igne  10,  néanmoins.  Mais  cette.  . . 

igne  3,  Dambreuse.  Alors  l'avocat. . . 

igne  30,  était  fatigué. .  . 

igne  23,  puis  elle  énuméra. . . 

igne  30,  suppléments  d'intérêts  ou  des. . . 

igne  20,  Morcau,  écuyer... 

igne  6 ,  son  vieux  fauteuil .  . . 


688  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

Page  350,  ligne  18,  secrétaire.  Mais  cette.  . . 

Page  352,  ligne  24,  Arnoux.  Alors  il.  .  . 

Page  353,  ligne  21,  sourcils  orgueilleux  l'arrêta.  .  . 

Page  357,  ligne  i,  Mais  ces  souvenirs. .  . 

Page  358,  ligne  13,  Mais  en  deçà.  . . 

Page  359,  ligne  28,  confondant.  Ensuite  l'absence.  . . 

Page  359,  ligne  34,  causait  cependant  comme.  .  . 

Page  362,  ligne  26,  s'enfonçant  la  tête.  .  . 

Page  364,  ligne  2,  déclarer  et  jugerait.  . . 

Page  366,  ligne  10,  autre.  Mais  Frédéric.  .  . 

Page  367,  ligne  i ,  heureuse.  Ensuite  elle.  .  . 

Page  370,  ligne  9,  sans  voir  oii  le.  .  . 

Page  370,  ligne  34,  nonl  vous  nous  ennuyez.  Alors  il  se  rassit.  .  . 

Page  371 ,  ligne  7,  feu;  mais  le  tombac.  .  . 

Page  371 ,  ligne  22,  Alors  il  dit.  .  . 

Page  371,  ligne  33,  francs.  Mais  comment.  .  . 

Page  372,  ligne  25,  Puis  se  plaignant.  .  . 

Page  373,  ligne  i ,  Puis  elle  voulut.  . . 

Page  373,  ligne  4,  besoin.  C'était  une  dérision!  Frédéric.  .  . 

Page  373,  ligne  18,  Cependant  Frédéric  fut. . . 

Page  373,  ligne  23,  Mais  le  lendemain.  . . 

Page  374,  ligne  18,  n'importe!  Frédéric  n'eût. . . 

Page  378,  ligne  16,  solidarité;  mais  le. . . 

Page  379,  ligne  23,  alors;  car  qu'est-ce. .  . 

Page  382,  ligne  12,  Mais  l'heure.  .  . 

Page  382,  ligne  31 ,  intimider,  avait  rencontré  comme  par  hasard 
ses  deux  amis,  et  les  avait  circonvenus.  . . 

Page  383,  ligne  16,  hommes  d'ailleurs  se.  . . 
Page  385,  ligne  6,  souvenir  heureusement  lui. .  . 

Page  ^8_5,  ligne  17,  non!  C'est  une  calomnie  imbécile!  Pouvez- 
vous  croire  que  moi,  avec  mes  goûts  d'artiste,  mes  besoins.  .  . 

Page  387 ,  ligne  2 1 ,  pouvoir  !  Mais  moi . . . 

Page  388,  ligne  32,  toit;  car  c'était.  .  . 

Page  389,  ligne  18,  pouvait  donc  les.  .  . 

Page  389,  ligne  20,  -partenir.  Mais  cette.  . . 

Page  389 ,  ligne  2 1 ,  péril ,  en  leur  donnant  sur  tout  le  reste  plus 
de  liberté,  facilitait.  .  . 

Page  389,  ligne  27,  comment,  alors,  dans. . . 


VARIANTES. 


^89 


Page  39 
chose  de  plus 


Page  389, 

Page  390, 

Page  390, 

Page  390, 
fois . . . 

Page  391, 
Page  391, 
Page  391, 
Page  391, 
Page  391, 
Page  392, 

Page  393' 
Page  394» 
Page  395, 
Page  396, 

Page  397' 
Page  4.00, 
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Page  405, 
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Page  410, 
Page  411, 
Page  412, 
Page  412, 
Page  413, 
Page  414, 


igné  3 1 ,  Mais  ces  discours . . . 

igné  1 9 ,  excédant  toutes  les  joies .  . . 

ignc  22,  de  suave ,  de  resplendissant .  .  . 

igné  33,  avec    un   ravissement  pareil.    Quclque- 

igne  6 ,  ses  ongles.  Chacun . . . 

igné  ï^y  Puis  ils  arrivèrent. . . 

igné  1 8 ,  Cependant  elle  ne  faisait . . . 

gne  23,  et  à  sa. . . 

igné  30,  l'harmonie  naturelle  de. . . 

igné  20,  contenues.  Mais  par  l'exercice. . . 

igné  3 ,  il  se  présenta ,  il  avait  dans  les  allures  quelque 
hardi.  Mais  elle .  . . 

igné  6,  voir.  Alors  on  se. . . 

igné  32,  Mais  je  n'en  doute. . . 

igné  8 ,  brouillard.  Mais  tout . . . 

igné  20,  elles;  et  alors  plus. . . 

avance?  Mais  en.  . . 

sortir.»  Alors  qui. . . 

de  n'y  pas  croire.  . . 

elle  !  Puis  cinq .  . . 
sa  couchette,  à.  .  . 


igne  21 
igné  25 
gne  12 
igne  19 
igne  2, 


igne  26,  cherchant  partout  un. . . 

igne  27,  phrase.  Mais  n'était-ce.  .  . 

igne  13,  Cependant  une  espèce. .  . 

igne  1 9 ,  Mais  soit  que . .  . 

igne  25,  ressentit  d'abord  un. . . 

igne  6,  Vive  la  ligne!  «Vive  la  ligne ï» .  .  . 

igne  29,  Mais  la  Maréchale.  . . 

igne  6 ,  partis.  Mais  à  l'angle .  .  . 

igne  j; ,  soir,  en  effet  le  spectacle . . . 

igne  22,  barricades.  D'ailleurs  la  résistance. . . 

igne  24,  de  gré  ou  de. . . 

igne  29,  jardin.  Cependant  un.  .  . 

igne  9 ,  par-dessus  ks  têtes .  .  . 

igne  32,  des  débris  y  des.  .  . 

igne  2 ,  ruisseau.  Mais  des . . . 

igne  2 1 ,  Mais  tout  à  coup . . . 


44 


6^0  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

Page  414,  ligne  30,  irrésistible.  Puis  en  haut.  .  . 

Page  414,  ligne  32,  que  le  piétinement  de. .  . 

Page  415,  ligne  7,  ne  Jleurent  pas.  .  . 

Page  416,  ligne  15,  redoublait  au  tintamarre.  .  . 

Page  418,  ligne  30,  Mais  l'attention.  .  . 

Page  420,  ligne  18,  Puis  Hussonnet  dit.  .  . 

Page  420,  ligne  29,  café,  cependant,  quand.  .  . 

Page  421,  ligne  17,  abandon.  Mais  sa.  .  . 

Page  423,  ligne  27,  Mais  un  de  ses.  .  . 

Page  428,  ligne  30,  Mais  l'afFranchissement .  .  . 

Page  429,  ligne  20,  fut  donc  gagné.  .  . 

Page  430,  ligne  13,  Et  k  peine  sortie. . . 

Page  430,  ligne  17,  —  Bien!  Bien!  dit.  . . 

Page  431 ,  ligne  14,  d'ici  à  peu.  .  . 

Page  432,  ligne  4,  candidature.  Mais  le. .  . 

Page  432,  ligne  28,  calleuses.  Mais  un. .  . 

Page  435,  ligne  8,  Alors  un  des.  . . 

Page  435,  ligne  18,  thermidor.»  Des  applaudissements  éclatèrent; 
quelques-uns  cependant  se  penchaient  vers  leurs ,  voisins ,  pour^savoir  ce 
qu'étaient  les  martyrs  de  thermidor.  Michel -Evariste.  .  . 

Page  436,  ligne  7,  coude.  Alors  le  bonhomme. . . 
Page  443,  ligne  14,  reprocha,  d'abord  son. . . 
Page  445,  ligne  9,  langage  presque  populacier.  .  . 
Page  4_50,  ligne  19,  Ce  partage  néanmoins  blessait.  . . 
Page  4_5 1 ,   igné  i ,  et  le  plaisir  de . . . 
Page  453,  ligne  20,  saisit.  Cependant  au  milieu.  .  . 

Page  453,  ligne  23,  disparaître,  comme  des  murailles  sous  une 
inondation;  dans.  .  . 

Page  455,  ligne  4,  être?  Alors  ne. . . 

Page  455,  hgne  7,  misère,  en  effet,  abandonnait. . . 

Page  455,  ligne  28,  Mais  une  poussée.  . . 

Page  455,  ligne  33,  Puis  tous  les  trois.  .  . 

Page  456,  ligne  11,  badauds  tranquilles  occupaient.  .  . 

Page  458,  ligne  7,  force  brute  incalculable.  .  . 

Page  460,  ligne  13,  dieux,  Psyché.  . . 

Page  460,  ligne  20,  Alors  ils  furent.  . . 

Page  46 1 ,  ligne  i  o ,  tombeau.  En  effet  tous .  . . 

Page  462,  ligne  3,  Mais  l'étang.  .  . 


VARIANTES.  69 1 

Page  462,  ligne  23,  royales,  du  reste,  ont  en  elles. .  . 
Page  462,  ligne  32,  têtes  les  plus  naïves. . . 
Page  464 ,  ligne  8 ,  vend  aussi  des . . . 
Page  464,  ligne  2_5,  pas  très  émus.  Puis. . . 
Page  466 ,  ligne  8 ,  Mais  cette  foule . . . 
Page  466 ,  ligne  33 ,  immobilisés  tout  à  coup  dans .  .  . 
Page  467,  ligne  8,  là.  Mais  un. . . 
Page  467,  ligne  19,  Frédéric  lui  disait.  .  . 
Page  468,  ligne  8,  tranquille.  Puis  le. .  . 
Page  468,  ligne  27,  était  si  faible.  .  . 
Page  469,  ligne  20,  pourtant,  et  même  l'eau. . . 
Page  470,  ligne  28,  -trice;  mais  tant.  .  . 
Page  47 1 ,  ligne  1 2 ,  apprentie.  Mais  le . . . 
Page  471,  ligne  15,  voyait  encore  leur.  .  . 
Page  472,  ligne  2,  alcôve.  Alors  une. . . 
Page  472,  ligne  33,  -sorbée  dans  une  vision.  Frédéric.  .  . 
Page  473 ,  ligne  9 ,  sortir  de  sa  misère ... 
Page  473,  ligne  11,  il  enjin  passé.  . . 
Page  473,  ligne  12,  fois?  Mais  son.  . . 
Page  474,  ligne  14,  £'f  même  Frédéric.  .  . 
Page  474,  ligne  20,  Alors  il  jugea.  .  . 
Page  474,  ligne  32,  ou  bien  des  fanges.  .  . 
Page  476,  ligne  32,  elle.  Mais  un.  .  . 
Page  480,  ligne  6,  Vincennes;  cependant  que.  . . 
Page  48 1 ,  ligne  1 6 ,  dormant.  Mais  de .  . . 
Page  481 ,  ligne  24,  frères!»  Et  comme. . . 
Page  482,  ligne  13,  prévenances.  Cependant,  jusqu'à. . . 
Page  483,  ligne  8,  nommée.  Mais  dès. . . 
Page  485,  ligne  17,  Mais  quelqu'un  marcha. . . 
Page  486,  ligne  2,  soupirait,  geignait.  .  . 
Page  488,  ligne  9,  hands!  Et,  comme  il  allait  s'asseoir  :  «Non 
là  !»  en  lui  montrant  un  fauteuil  près  de  sa  nièce.  Au  même.  .  . 
Page  489 ,  ligne  8 ,  Mais  comme  si .  . . 
Page  489,  ligne  29,  Alors  M.  DambreusCo.. 
Page  491 ,  ligne  i ,  sa  chaise  pour.  . . 
Page  492,  ligne  26,  une  sorte  de  vengeance. . . 
Page  494,  ligne  8,  inqualifiable.  Alors  la  jeune  fille.  .  . 
Page  496 ,  ligne  25 ,  apoplectique  semblait  près . . . 

44. 


6^2  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

Page  499 ,  ligne  1 1 ,  beaucoup ,  beaucoup  !  Nous .  . . 
Page  499,  ligne  32,  Mais  comme  Frédéric.  .  . 
Page  501 ,  ligne  15,  route,  d'ailleurs,  étant.  . . 
Page  502,  ligne  32,  Alors  il  dit.  . . 
Page  506,  ligne  11,  ses  deux  mains. . . 
Page  508,  ligne  32,  s'en  préoccuper  si. . . 
Page  509,  ligne  22,  militaire.  Mais  les. . . 

Page  509,  ligne  34,  habitudes.  //  lui  demanda  un  rendez -vous. 
Donc. . . 

Page  510,  ligne  3,  Cependant  Frédéric. . . 
Page  512,  ligne  13,  Mais  une  rafale. . . 
Page  ^12,  ligne  24,  Alors  il  lui  posa. . . 

Page  518,  ligne  3,  entretien,  pour  le  soustraire  aux  embûches 
des  dames,  elle  lui. .  . 

Page  523,  ligne  31,  -ments,  pénible,  fastidieuse.  .  . 

Page  527,  ligne  20,  entraîna  vers  sa.  . . 

Page  531 ,  ligne  21 ,  II  lui  dit  son. . . 

Page  533,  ligne  12,  droit  incommutahle . . . 

Page  533,  ligne  13,  Du  reste  on  pouvait. .  . 

Page  534,  ligne  11,  réussir.  Mais  comment. .  . 

Page  535,  ligne  15,  là.  Puis  elle. . . 

Page  538,  ligne  12,  partir  alors  pour.  . . 

Page  545,  ligne  29,  Et  l'on  partit. . . 

Page  549,  ligne  13,  nom  cf^  la  Société  philanthropique  univer- 
selle, . . 

Page  549,  ligne  22,  -rosité,  ses  vertus  et  même. . . 

Page  550,  ligne  18,  Ab!  ce  qu'il. . . 

Page  551 ,  ligne  28,  Mais  l'honneur. . . 

Page  552,  ligne  31,  Mais  un  commissionnaire.  . . 

Page  553,  ligne  19,  ans  avec  la  taille.  .  . 

Page  557,  ligne  6,  en  leur  disant.  .  . 

Page  559 ,  ligne  1 1 ,  hautaine  envers  ses .  .  . 

Page  561,  ligne  25,  amants.  Alors  elle.  .  . 

Page  562,  ligne  6,  dans  leur  compagnie.  .  . 

Page  563,  ligne  14,  d'anciens  cadeaux  du.  .  . 

Page  564,  ligne  28,  turpitude.  Enfin,  choisissant.  .  . 

Page  567,  hgne  27,  Mais  je  vais. . . 

Page  568,  ligne  19,  Cependant  elle. . . 


I 


OPINION  DE  LA  PRESSE.  693 

Page  575,  ligne  17,  cns;  elle  se. . . 

Page  575,  ligne  19,  larmes  coulant  de.  .  . 

Page  575,  ligne  31,  embaumer.  Mais  bien.  .  . 

Page  578,  ligne  13,  vous  êtes  sûr?.  .  . 

Page  579,  ligne  i,  fallait  trouver  douze.  .  . 

Page  579,  ligne  11,  quelles  conditions.  Une.  .  . 

Page  579,  ligne  17,  Elle  voulut  le.  .  . 

Page  585,  ligne  23,  laquais.  Mais  des.  .  . 

Page  586,  ligne  16,  recouvrement  (afin  d'éviter  les  déchéances 
résultant  des  délais  accordés  aux  porteurs  d'un  billet  pour  exercei^des 
recours  contre  les  endosseurs) ,  il  avait . . . 

Page  590,  ligne  30,  malade.  Quanr  à  Louise,  «/fc s'enferma... 

Page  593,  ligne  14,  Mais  un  craquement. . . 

Page  596,  ligne  18,  Mazas.  Mais  les. . . 

Page  602,  ligne  1 1 ,  haut  d'une  colline. . . 

Page  604,  ligne  24,  n'imaginais  même  rien. . . 

Page  605,  ligne  16,  Alors  son  visage. . . 

Page  605,  ligne  23,  levés.  Mais  tout  à  coup. .  . 

Page  605,  ligne  28,  Alors  Frédéric. . . 

Page  606 ,  ligne  34 ,  Et  puis  ce . . . 

Page  609 ,  ligne  29 ,  avait  ambitionné  le . . . 


OPINION   DE  LA  PRESSE 

SUR 

L'ÉDUCATION   SENTIMENTALE. 


Journal   des   Débats,    14    décembre    1869    (Cuvillier- 
Fleury).  —  La  satire  dans  le  roman, 

.  .  .Le  livre  de  M.  G.  Flaubert  n'est  pas  un  roman,  c'est  une 
satire,  une  satire  composée  de  récits,  de  tableaux,  d'épisodes 
qu'on  pourrait  croire  détachés  les  uns  des  autres ,  de  personnages 


6^4  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

qui  se  rassemblent  sans  se  joindre,  de  pièces  de  rapport  qui  ne 
s'emboîtent  pas,  d'événements  sans  cause  et  sans  issue.  C'est 
comme  une  succession  de  générations  spontanées  dont  l'origine 
ne  se  voit  pas,  dont  le  lieu  n'est  nulle  part.  Satire,  ai-je  dit,  au 
sens  même  que  les  anciens  attachaient  à  ce  mot,  une  sorte  de 
pot-pourri  d'éléments  de  toutes  sortes  (farrapo)  tel  que  le  plus 
grand  des  satiriques  l'a  défini  lui-même,  au  début  de  son  œuvre 
si  diverse  par  le  sujet,  si  puissante  par  son  génie,  et  pour  tout 
dire,  grande  comme  son  ame.  Ah!  l'âme!  tout  est  là.  II  faut  la 
mettre  dans  son  œuvre,  l'œuvre  fût-elle  aussi  terrible  que  V Enfer 
de  Dante.  On  peut  être  un  très  galant  homme,  comme  M.  Flau- 
bert, une  âme  honnête,  un  cœur  loyal  et  garder  tout  cela  pour  soi. 

...  Le  livre  se  donne  une  carrière  de  dix  ans,  à  travers  les  ré- 
volutions et  les  émeutes;  il  hante  tous  les  étages  de  la  société, 
depuis  la  mansarde  de  l'étudiant  jusqu'au  boudoir  de  la  grande 
dame,  depuis  le  bal  de  barrière  jusqu'aux  fêtes  brillantes  du 
banquier  anobli;  il  touche  à  tout,  à  l'art,  à  la  Httérature,  à  la 

f)olitique,  aux  partis,  à  tous  les  drapeaux,  à  toutes  les  cocardes, 
l  touche  à  tout  et  il  flétrit  tout.  Il  a  la  rage  d'abaisser  ce  qui 
s'élève,  d'éteindre  ce  qui  brille,  la  science,  le  talent,  le  patrio- 
tisme, l'indépendance,  la  noblesse,  la  pudeur,  la  fortune  bien 
acquise,  l'élégance  courtoise,  les  grandes  vertus  comme  les  petites. 

Le  livre  de  M.  Flaubert  est  la  confusion  des  genres  ;  il  veut  être 
un  roman,  il  est  une  satire.  Qu'importe,  me  dira-t-on.  Est-ce  qu'il 
y  a  des  genres  aujourd'hui?  On  a  laissé  à  la  comédie  son  nom; 
quelques  œuvres  d'élite  exceptées,  qu'en  a-t-elle  fait?  Drame, 
satire,  thèse  philosophique,  mémoire  sur  procès,  émotion  physio- 
logique, farce  et  pantalonnade,  elle  fait  un  peu  de  tout  et  elle 
étudie  nos  mœurs  quand  elle  en  a  le  temps,  elle  nous  fait  rire 
quand  elle  le  peut. . . 

Prenez  le  livre  de  M.  Flaubert.  Son  héros  n'est  ni  un  enfant 
trouvé,  ni  une  nature  malhonnête,  ni  un  esprit  sans  culture;  sa 
famille  est  honorable, son  extérieur  distingué.  Le  livre  n'est  pas 
arrivé  à  son  premier  quart  que  notre  jeune  homme  hérite  d'une 
belle  fortune,  et  a  entrevu  à  peine  M'"'  Sophie  Arnoux  qu'il 
prend  feu  pour  elle,  en  véritable  écolier,  et  qu'elle  se  laisse  attirer 
a  la  flamme,  sans  y  prendre  garde.  Tous  ces  débuts  ont  bien 
l'air  de  nous  mener  à  un  roman.  Allons  donc  !  M.  Flaubert  a  bien 
d'autres  visées.  Il  lui  faut  peindre  la  société  parisienne  pendant 
dix  années  de  sa  vie  morale,  entre  le  traité  de  juillet  184.0  et  le 
Coup  d'Etat. 

Entre  1840  et  1851,  la  France  a  une  physionomie  qui  avait 
besoin  d'être  saisie  au  vif  et  reproduite  en  relief.  M.  Flaubert 
s'est  dit  que  c'était  affaire  à  lui.  II  a  pris  ses  pinceaux,  sa  palette 


OPINION  DE  LA  PRESSE.  695 

s'est  couverte  de  toutes  sortes  de  couleurs  voyantes  et  violentes , 
des  difformités,  des  hontes,  tranchons  le  mot,  des  ordures  qu'une 
patiente  recherche  lui  avait  permis ,  non  sans  quelque  courage , 
de  recueillir  dans  tous  les  bas -fonds;  et  il  s'est  mis  à  l'œuvre, 
ainsi  armé  contre  nos  vices.  Nous  étions  donc  bien  corrompus  et 
bien  pourris  (le  mot  est  partout)  avant  décembre  1851. 

Je  ne  songerais  pas  à  reprocher  cette  enquête  à  M.  Flaubert , 
SI,  acharné  à  sa  mission  de  satirique,  il  avait  obéi  à  ce  puissant 
ressort  qui  est  l'âme  de  la  satire  et  la  raison  de  ses  violences , 
l'indignation.  Juvénal,  même  si  nous  faisions  la  part  du  latin 
«qui  brave  l'honnêteté))^  Juvénal  va  cent  fois  plus  loin  que  M.  Flau- 
bert dans  la  peinture  de  la  dépravation  romaine;  mais  il  est  en 
colère,  ce  sottisier  sublime,  et  sa  colère  nous  gagne;  elle  est  toute 
la  moralité  de  son  œuvre.  M.  Flaubert,  lui,  fait  défiler  devant 
nous  une  vraie  descente  de  Courtille,  aussi  brillante  que  confuse; 
il  fait  parler  à  tout  ce  monde  une  langue  qui  n'a  de  variété  que 
par  les  nuances  de  l'argot  dans  une  vulgarité  commune;  il  leur 
fait  commettre  toutes  sortes  d'actions  étourdies  jusqu'à  la  bêtise 
ou  salissantes  jusqu'au  dégoût.  .  .  Et  quand  son  armée  a  dt'filé, 
avec  tambours  et  trompettes,  je  veux  dire  avec  tout  le  tapajge 
descriptif  qui  est  aujourd'hui  de  mode,  et  sous  le  regard  dfes 
honnêtes  gens  que  ce  spectacle  n'amuse  guère,  le  satirique  a  l'air 
de  nous  dire  :  J'ai  voulu  vous  montrer  ce  que  vous  êtes.  Votre 
corruption  est  affreuse  et  vos  vices  crient  vengeance  ;  mais  cela 
m'est  bien  égal  ! 


Le  Temps,  7  décembre  1869  (^^*  Schérer). 

Il  n'est  rien  de  tel,  pour  vous  mettre  en  pleine  liberté  critique, 

3ue  d'avoir  affaire  à  un  écrivain  hors  ligne.  Alors  plus  de  besoin 
'habileté  pour  exprimer  ce  que  vous  avez  à  dire;  plus  de 
recherche  de  nuances  pour  adoucir  les  réserves;  plus  de  labo- 
rieuse complaisance  pour  exagérer  les  mérites.  Vous  vous  sentez 
vis-à-vis  d  un  homme  capable  de  vous  comprendre;  rien  n'em- 
pêche que  vous  ne  vous  flattiez  de  lui  être  utile  par  vos  observa- 
tions, et  dans  tous  les  cas,  vous  êtes  sûr  qu'il  saura  discerner 
votre  estime,  votre  admiration,  dans  l'indépendance  même  avec 
laquelle  vous  disputez  ses  ouvrages.  Tel  est  le  sentiment  avec 
lequel  je  vais  parler  du  nouveau  roman  de  M*  Flaubert.  L'auteur 
est  trop  haut  placé,  il  est  un  artiste  trop  considérable  pour 
prendre  plaisir  aux  louanges  banales,  et  il  sait  trop  bien  le  cas 
que  je  fais  de  son  talent  pour  ne  pas  voir  un  hommage  dans  la 
liberté  avec  laquelle  je  rendrai  compte  de  l'impression  que  m'a 
laissée  son  livre. 

. . .  Son  livre  n'est  pas  un  roman  :  c'est  un  récit  d'aventures 


6^6  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

ce  sont  des  mémoires,  A  force  d'être  réaliste,  il  est  réel,  sans 
doute;  mais  à  force  d'être  réel,  il  cesse  de  nous  intéresser.  . . 

L'art  vit  d'une  contradiction.  Supprimez  l'un  des  termes  de  la 
contradiction  et  vous  le  tuez.  II  faut  qu'il  rende  la  nature,  qu'il 
s'y  attache;  il  ne  saurait  jamais  la  serrer  de  trop  près,  car  le 
fond  de  l'art,  c'est  l'imitation;  l'imitation  est  sa  raison  d'être,  et 
l'idéal  pur,  à  supposer  qu'il  pût  se  concevoir,  ne  serait  que  rêve 
et  chimère.  Mais,  en  même  temps,  il  faut  que  l'art  choisisse, 
parce  qu'il  faut  qu'il  fasse  beau,  parce  qu'il  faut  qu'il  intéresse. 
Or,  pour  nous  intéresser,  il  faut  qu'il  nous  parle,  et,  pour  nous 
parler,  il  faut  qu'il  prête  un  sens  aux  choses,  ou,  ce  qui  revient 
au  même,  qu'il  en  dégage  le  sens  caché.  L'idéalisme  et  le 
réalisme  ne  sont  donc  pas  deux  manières  d'entendre  l'art,  ce 
sont  deux  pôles  entre  lesquels  tout  art  se  meut,  vers  l'un  ou 
l'autre  desquels  tout  artiste  est  attiré  de  préférence,  mais  hors 
desquels  il  n'y  a  plus  qu'abstraction  stérile  ou  non  moins  stérile 
reproduction.  De  quoi  se  compose  la  plus  grande  partie  de  la 
vie?  De  faits  dont  la  cause  échappe,  et  dont  il  ne  sortira  rien, 
de  rencontres  oiseuses,  d'actions  capricieuses  ou  inutiles.  For- 
mez un  roman  de  tout  cela,  je  vous  en  défie;  eh  bien!  c'est 
ainsi  que  M.  Flaubert  a  fait  le  sien .  .  . 

...  Nous  voyons  passer  devant  nous  des  personnages,  des 
scènes,  mais  comme  au  hasard.  On  dirait  une  suite  de  médail- 
lons, une  collection  de  photographies,  admirables  épreuves,  il 
est  vrai,  découpées  dans  la  réalité  a  l'emporte-pièce,  d  une  pleine 
lumière ,  mais  dont  chacune  est  là  pour  son  compte . .  . 

...  Et  ainsi  tout  le  long  du  livre;  le  lecteur  va,  va,  intrigué 
d'abord,  impatienté  ensuite,  croyant  toujours  toucher  à  une 
péripétie ,  s'imaginant  arriver  toujours  à  un  point  décisif,  et  fer- 
mant le  volume  à  la  fin  avec  un  sentiment  mêlé  d'humeur  contre 
l'auteur  qui  n'a  cessé  de  le  leurrer,  et  d'admiration  pour  l'écri- 
vain ,  qui  a  suppléé  à  tout  par  le  seul  intérêt  de  l'observation  et 
du  styie . . . 

. .  .  Mais  ces  défauts,  si  graves  qu'ils  soient,  si  inexplicables 
lorsqu'ils  se  trouvent  sous  la  plume  d'un  homme  de  talent  et 
d'esprit,  ces  défauts  n'empêchent  pas  que  V Education  sentimentale 
ne  dépasse  de  toute  la  tête  tous  les  romans  du  jour.  On  sent 
du  moins  ici  qu'oi»  a  affaire  à  un  artiste.  On  proteste  en  lisant 
le  livre,  mais  on  le  lit;  on  se  révolte  en  se  voyant  tiré  en  si 
mauvais  lieu,  condamné  à  entendre  de  si  grossiers  propos,  et 
cependant  on  y  reste.  On  y  reste  sans  s'amuser,  remarquez -le 
bien,  sans  y  rien  trouver  de  drôle  ni  de  piquant,  mais  par  la 
curiosité  de  voir  un  écrivain  aussi  fort  aux  prises  avec  une  tâche 
aussi  ingrate.  .  . 


1 


OPINION  DE  LA  PRESSE.  dp/ 

Je  ne  voudrais  pas  laisser  croire  que  le  don  d'observation  de 
l'écrivain  se  montre  seulement  dans  le  dessin  de  quelques  pliy- 
sionomies;  il  se  fait  sentir  à  chaque  instant  par  des  traits  de 
nature,  vifs,  profonds,  trouvés.  L  auteur  excelle  à  mettre  en 
contraste  l'immobile  et  banal  aspect  des  choses  avec  les  émotions 
qui  bouleversent  l'âme,  et  qui  voudraient  voir  la  création  entière 
partager  leur  trouble.  Ce  n  est  pas  tout  :  là  où  Balzac  aurait  mis 
des  pages  de  description  et  de  discours,  M.  Flaubert,  d'un  mot, 
jette  sur  un  homme  ou  une  situation  la  cynique  lumière  dans 
laquelle  il  se  complaît. 

Un  autre  mérite  du  livre  de  M.  Flaubert,  et  son  mérite  capital, 
c'est  qu'il  est  acte  d'écrivain.  En  fin  de  compte  et  pour  parler 
franc,  il  n'y  a  que  deux  classes  de  romans  :  ceux  qui  sont  écrits 
et  ceux  qui  ne  le  sont  pas;  et  les  premiers  sont  les  seuls  qui 
comptent.  Récit  fortement  noué,  caractères  vrais  et  frappants, 
ces  mérites  n'ont  jamais  suffi  à  l'homme  de  goût.  C'est  là  le 
fond,  la  matière  du  livre,  la  condition  élémentaire  de  l'intérêt, 
mais  les  plus  grands  mérites  en  ce  genre  ne  signifient  rien  s'ils 
ne  sont  accompagnés  de  ce  don  suprême  de  la  mise  en  œuvre 
qui  s'appelle  l'art  de  bien  dire.  .  . 

...  Le  livre  de  M.  Flaubert  aura  vécu  et  par  conséquent  aussi 
il  ne  périra  pas  tout  à  fait.  Œuvre  d'art,  il  s'est  adressé  aux 
artistes;  il  s'est  imposé  à  leur  attention;  tout  en  le  discutant,  ou 
plutôt  par  cela  qu  on  le  discutait,  il  a  bien  fallu  reconnaître  ses 
droits.  Ou  bien,  me  ferais -je  illusion,  et  serais -je  d'une  école 
vieillie?  Le  fait  est  que  je  donnerais  tout  Balzac  et  tout  Alexandre 
Dumas  pour  une  page  de  français  exquis.  Et  sans  parler  de 
langue  exquise,  ce  qui  serait,  en  effet,  un  peu  hors  de  place  ici, 
je  ne  puis  être  insensible,  en  ouvrant  l'Education  sentimentale, 
à  la  précision  et  à  la  clarté  du  style  de  M.  Flaubert.  C'est  positi- 
vement un  autre  monde  que  dans  les  neuf  dixièmes  des  livres 
qui  s'impriment  aujourd'hui.  L'auteur  abuse  peut-être  des  descrip- 
tions, mais  ces  descriptions,  du  moins,  rendent  les  choses  sen- 
sibles, au  lieu  de  les  cacher  sous  des  plaques  de  couleur  et  des 
énumérations  de  détails.  En  somme  nous  avons  devant  nous  un 
homme  qui  sait  son  métier,  et  qui  a  un  métier.  Il  n'écrit  pas 
au  hasard.  Il  ne  puise  pas  sa  langue  dans  le  ruisseau  fangeux 
du  journal.  On  sent  partout  chez  lui  le  souci  de  la  ligne,  le  sen- 
timent de  la  couleur,  le  besoin  de  la  lumière.  C'est  quelque 
chose,  c'est  beaucoup.  Prenez  garde,  pour  peu  que  vous  me 
pressiez,  je  dirai  que  c'est  tout! 

Revue  des  Deux  Mondes,  15  décembre  1869  (Saint-René 
Taillandier). 

L'auteur  de  Madame  Bovary  n'est  certainement  pas  un  écrivain 


698  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

médiocre.  Comme  artiste,  sinon  comme  penseur,  il  a  des  visées 
hardies.  Personne  ne  met  plus  de  soin  à  éviter  les  routes  battues, 
li  produit  peu,  mais  chacune  de  ses  œuvres  atteste  une  médita- 
tion intense  et  une  exécution  minutieuse.  Les  incorrections,  les 
négligences  même,  du  moins  ce  qui  semble  tel  à  première  vue, 
tout  enfin,  quand  on  y  regarde  de  près,  porte  la  marque  d'une 
volonté  persévérante .  .  . 

...  La  publication  d'un  nouveau  roman  de  M.  Flaubert  est 
donc  bien  faite  pour  piquer  la  curiosité.  Tandis  que  les  lecteurs 
vulgaires,  allèches  par  les  licences  où  s'est  trop  souvent  complu 
le  talent  descriptif  de  l'auteur,  n'y  rechercheront  que  le  scandale , 
d'autres  voudront  voir  si  M.  Flaubert  a  révélé  dans  ce  nouveau 
livre  ce  aue  j'appelle  sa  philosophie,  c'est-à-dire  l'idée  qu'il  se  fait 
du  monde  et  de  la  destinée  humaine. .  . 

.  .  .  Un  pessimisme  qui  enveloppe  la  création  et  le  créateur, 
une  misanthropie  qui  renferme,  implicitement  au  moins,  une 
sorte  d'athéisme,  telle  est  la  philosophie  de  ce  livre. 

...  Le  héros  du  récit,  le  sujet  de  cette  étude  philosophique 
et  morale  a  l'air  de  représenter  pour  l'écrivain  toute  une  géné- 
ration, la  génération  qui  est  sortie  du  collège,  il  y  a  environ 
vingt-cinq  ans.  Le  récit  commence  un  peu  avant  la  révolution 
de  184.8,  les  scènes  qui  le  terminent  ont  eu  lieu  dans  l'hiver  de 
1868.  Ce  serait  donc  la  physionomie  des  vingt-cinq  dernières 
années  que  M. 'Flaubert  aurait  prétendu  reproduire.  Qui  sait 
même  si  les  faiblesses  et  les  lâchetés  de  son  héros  ne  sont  pas, 
dans  sa  pensée,  le  symbole  des  épreuves  par  lesquelles  a  passé 
depuis  vingt-cinq  ans  la  société  française? 

.  .  .  L'éducation  du  personnage  principal  serait  l'éducation  de 
la  société  parisienne  pendant  toute  une  période  de  notre  histoire. 
La  mollesse,  l'énervement,  la  niaiserie  d'un  étudiant  amoureux 
seraient  le  commentaire  de  nos  destinées.  Si  étrange  que  soit 
cette  conjecture,  il  est  difficile  de  ne  pas  s'y  attacher  quand  on 
voit  l'auteur  imiter  manifestement  le  style  de  M.  Michelet  dans 
les  derniers  volumes  de  son  Histoire  de  France.  C'est  la  même 
façon  heurtée,  saccadée,  le  rhême  art  de  briser  son  récit,  de 
passer  brusquement  d'une  scène  à  une  autre,  d'accumuler  les 
détails  tout  en  supprimant  les  transitions.  Jamais  le  roman  n'a 
parlé  ce  langage  ;  on  dirait  une  chronique,  un  journal  sec  et  bref, 
un  recueil  de  notes,  de  traits,  de  mots,  avec  cette  différence 
que  chez  l'historien  les  traits  sont  incisifs,  les  mots  portent,  les 
notes  résument  bien  ou  mal  des  événements  graves,  tandis  que 
chez  le  romancier  ces  formes  savamment  et  laborieusement  con- 
cises s'appliquent  aux  aventures  les  plus  niaises.  .  . 

Si  ce  titre  de  V Education  sentimentale  signifie  quelque  chose,  il 
est  une  satire  indirecte  de  la  génération  rêveuse  qui,  de  1825 
à  1 84^ ,  occupa  la  scène  littéraire ,  et  qui ,  dans  la  poésie ,  dans  le 


OPINION  DE  LA   PRESSE.  6^^ 

drame,  dans  le  roman,  exprima  si  tumultueusement  toutes  les 
ardeurs  de  la  passion.  Le  personnage  de  M.  Flaubert  est  entré 
dans  la  vie  au  moment  où  cette  période  achevait  son  cours ,  il  en 
a  recueilli  les  traditions  sans  le  savoir,  il  en  a  respiré  l'air  fiévreux, 
et  son  histoire  n'est  que  le  tableau  des  faiblesses ,  des  gaucheries , 
des  vilenies  où  cette  sensibilité  énervante  l'a  entraîné.  Que  cette 
donnée  soit  juste  ou  non  au  point  de  vue  historique,  elle  pouvait 
offrir  le  sujet  d'une  curieuse  étude  ;  seulement  I  auteur  en  a  fait 
sortir  précisément  le  contraire  de  ce  qu'elle  renferme.  Au  lieu  de 
travailler  à  l'éducation  sentimentale  du  héros ,  il  montre  que  cette 
éducation  est  une  chimère.  Au  lieu  d'élever  ce  cœur,  de  l'épurer 
et  de  l'affermir,  il  le  dégrade  :  c'est  une  éducation  à  rebours.  Ce 
titre  à  la  Berquin  serait  donc  en  définitive  une  ironie  très  compli- 
quée dont  le  sens  ne  se  dévoilerait  qu'à  la  dernière  page,  et  qui 
aurait  pour  but  de  rendre  plus  scandaleux  encore  le  scandale  de 
la  conclusion. 

. . .  Avions-nous  tort  de  dire  que  l'inspiration  de  M.  G.  Flaubert 
était  la  misanthropie,  ou,  pour  parler  avec  plus  de  précision,  le 
pessimisme  universel?  Ses  amis  répondent  que  le  talent  rachète 
tout,  et  que  c'est  l'art  ici  qu'il  faut  voir,  la  sûreté  de  l'art,  la  vi- 

fueur  du  style,  sans  se  préoccuper  du  fond.  Nous  ne  sommes  pas 
e  cet  avis.  D'abord,  sans  méconnaître  les  qualités  qui  font  de 
M.  Flaubert  un  écrivain  d'une  certaine  originalité,  nous  n'admi- 
rons sans  réserves  ni  son  art  ni  son  style.  Qu'est-ce  qu'un  art 
dont  le  résultat  est  de  supprimer  la  composition,  de  rendre  l'unité 
impossible,  de  substituer  une  série  d'esquisses  à  un  tableau? 
Quant  à  la  diction,  elle  est  le  plus  souvent  précise,  colorée,  vi- 
goureuse, il  lui  arrive  quelquefois  d'être  brutale  et  incorrecte. 
Oui,  certes,  M.  Flaubert  est  un  artiste,  il  sait  peindre,  il  sait 
graver  à  l'eau-forte,  il  a  des  touches  puissantes  qui  font  saillir  en 
plein  relief  certains  aspects  de  la  réalité;  mais  il  écrit  bien  comme 
ceux  qui  possèdent  le  don  du  style  sans  en  connaître  suffisam- 
ment les  lois.  Au  reste  ce  talent  d'écrire  fût- il  irréprochable, 
serait-ce  une  raison  pour  absoudre  un  livre  qui  blesserait  l'hu- 
manité?. . . 

Quand  l'auteur  décrit  les  clubs  de  1848,  bien  qu'il  n'oublie 
aucun  des  traits  de  la  démence  populaire,  bien  qu  il  rassemble 
avec  soin  les  billevesées  les  plus  comiques,  on  n'est  guère  disposé 
à  sourire  ;  il  y  a  dans  tout  cela  une  impassibilité  méprisante  qui 
est  vraiment  une  insulte,  non  pas  à  la  populace  des  rues,  mais 
au  genre  humain.  Bref,  tout  est  combiné  en  vue  de  la  brutale 
ironie  qui  doit  couronner  l'œuvre. . . 

Le  satirique  le  plus  amer,  en  dévoilant  les  misères  de  l'homme, 
a  en  lui  l'idéal  d'une  humanité  meilleure  ;  la  satire  misanthropique 
et  inhumaine  est  un  acte  contre  nature,  un  cas  illogique  et 
monstrueux. 


700  L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 

La  Liberté,  22  décembre  1869  (M""®  George  Sand). 

G.  Flaubert  est  un  grand  chercheur,  et  ses  tentatives  sont  de 
celles  qui  soulèvent  de  vives  discussions  dans  le  public,  parce 
qu'elles  étendent  et  font  reculer  devant  elles  les  limites  de  la 
convention. 

Ce  qui  nous  a  vivement  frappé  dans  son  nouveau  livre,  c'est 
un  plan  très  original,  et  qui  eût  semblé  irréalisable  à  tout  autre. 

Après  s'être  concentré  dans  l'étude  d'une  bourgeoise  pervertie , 
il  a  mis  en  scène  les  nations,  les  races  qui  s'entre-dévorent.  Nous 
avouons  que  notre  admiration  est  surtout  pour  ce  côté  hardi  et 
grandiose  de  son  imagination;  mais  quana,  par  un  de  ces  con- 
trastes qui  lui  sont  propres,  il  redescend  dans  le  monde  de  l'ob- 
servation, nous  le  suivons  avec  la  certitude  qu'il  ne  s'y  comportera 
pas  comme  le  premier  venu. 

Le  voici  qui  nous  conduit  dans  la  vie  vulgaire  et  qui  semble 
avoir  résolu  de  nous  la  montrer  si  fidèlement  que  nous  en  soyons 
aussi  effrayés  que  de  la  chute  de  Madame  Bovary  ou  du  supplice 
de  Matho.  Il  a  réussi  à  produire  une  sensation  nouvelle  :  le  rire  in- 
digné contre  la  perversité  et  la  lâcheté  des  choses  humaines ,  quand , 
à  des  époques  données,  elles  vont  à  la  dérive  toutes  ensemble. 

Epris  de  ces  vues  d'ensemble,  il  a  exprimé  cette  fois  l'état  gé- 
néral qui  marque  les  heures  de  transition  sociale.  Entre  ce  qui 
est  épuisé  et  ce  qui  n'est  pas  encore  développé,  il  y  a  un  mal 
inconnu,  qui  pèse  de  diverses  manières  sur  toutes  les  existences, 
qui  détériore  les  aptitudes  et  fait  tourner  au  mal  ce  qui  eût  pu 
être  le  bien,  qui  fait  avorter  les  grandes  comme  les  petites  am- 
bitions ,  qui  use ,  trahit ,  fait  tout  dévier,  et  finit  par  anéantir  les 
moins  mauvais  dans  l'égoïsme  inoffensif. 

C'est  la  fin  de  l'aspiration  romantique  de  iS^^o  se  brisant  aux 
réalités  bourgeoises,  aux  roueries  de  la  spéculation,  aux  facilités 
menteuses  de  la  vie  terre  à  terre ,  aux  difficultés  du  travail  et  de 
la  lutte.  Enfin,  comme  le  sous-titre  l'annonce,  c'est  l'histoire  d'un 
jeune  homme  —  d'un  jeune  homme  qui,  comme  tant  d'autres, 
eût  volontiers  contribué  à  l'histoire  de  son  temps,  mais  qui  a  été 
condamné  à  en  faire  partie,  comme  chaque  flot  qui  s'enfle  et  se 
creuse  fait  partie  de  l'océan.  Peu  de  ces  lames  sans  nom  ont  la 
chance  de  porter  un  navire  ou  de  déraciner  un  rocher  :  ainsi  de 
la  foule  humaine  ;  elle  s'agite  et  retombe  quand  elle  ne  rencontre 
pas  les  grands  courants,  ou  elle  tourne  sans  but  sur  elle  quand 
elle  plie  sous  les  vents  contraires. 

Le  jeune  homme  dont  nous  suivons  l'éducation  sentimentale 
à  travers  les  déceptions  d'une  triste  expérience  ne  serait  pas  un 
type  complet  s'il  n'échouait  pas  par  sa  faute.  Il  n'a  pas  l'éner- 
gique constance  des  exceptions,  les  circonstances  ne  l'aident 
point  et  il  ne  réagit  pas  sur  elles.  Le  romancier  dispose  comme 


OPINION  DE  LA  PRESSE.  70  I 

il  veut  des  événements  de  son  poème;  celui-ci  ne  veut  rien 
demander  à  la  fantaisie  pure.  II  pemt  le  courant  brutal ,  l'obstacle , 
la  faiblesse  ou  l'inconstance  des  lutteurs,  la  vie  comme  elle  est 
dans  la  plupart  des  cas,  c'est-à-dire  médiocre.  Son  héros  est,  par 
un  point  essentiel,  semblable  au  milieu  qu'il  traverse.  Il  est  tour 
a.  tour  trop  au-dessus  ou  trop  au-dessous  de  son  aspiration. 
II  la  quitte  et  la  reprend  pour  la  perdre  encore.  Il  conçoit  un 
idéal  et  ne  le  saisit  jamais  ;  la  réalité  l'empoigne  et  le  roule  sans 
pouvoir  l'abrutir.  Il  ne  trouve  pas  son  courant  et  s'épuise  à  ne 

ftas  agir.  Vrai  jusqu'au  bout,  il  ne  finit  rien  et  ne  finit  pas. 
I  trouve  que  le  meilleur  de  sa  vie  a  été  d'échapper  à  une  première 
souillure,  et  il  se  demande  s'il  a  échoué  dans  son  rêve  de  bon- 
heur par  sa  faute  ou  par  celle  des  autres. 

Ce  type  si  frappant  de  vérité  est  le  pivot  sur  lequel  s'enroule 
le  vaste  plan  que  l'auteur  s'est  tracé;  et  c'est  ici  que  le  dessin  de 
l'action  nous  a  paru  ingénieux  et  neuf.  Ce  moi  du  personnage 
qui  subit  toutes  les  influences  et  traverse  toutes  les  chances  du 
non-moi,  ne  pouvait  exister  sai^  une  corrélation  continue  avec 
de  nombreux  personnages.  Il  y  a  là  l'étude  approfondie  de  tous 
les  types  et  de  tous  les  actes  bons  et  mauvais  qui  influent  fata- 
lement sur  une  situation  particulière.  Dès  lors  le  scénario  du 
roman,  multiple  comme  la  réalité  vivante,  se  croise  et  s'enlace 
avec  un  art  remarquable.  Tout  vient  au  premier  plan ,  mais  cha- 
cun y  vient  à  son  tour,  et  ce  n'est  pas  une  froide  photographie 
que  vous  avez  sous  les  yeux,  c'est  une  représentation  animée, 
changeante ,  où  chaque  type  agit  en  passant  avec  son  groupe  de 
complices  ou  de  dupes,  avec  le  cortège  de  ses  intérêts,  de  ses 
passions,  de  ses  instincts.  Ils  traversent  rapidement  la  scène, 
mais  en  accusant  chaque  fois  un  pas  de  plus  dans  la  voie  qu'ils 
suivent,  et  en  jetant  un  résumé  énergique,  un  court  dialogue, 
parfois  une  phrase,  un  mot  qui  condense,  avec  une  force  de 
naïveté  terrible ,  la  préoccupation  de  leur  cerveau. 

L'auteur  vous  présente  et  vous  ramène  adroitement  tous  ses 
types.  Ils  marchent  sous  la  tourmente  qui  les  pousse  au  dévoue- 
ment, au  mensonge,  au  mal,  au  ridicule,  à  l'impuissance  ou  au 
désenchantement.  II  faudrait  les  citer  tous,  car  tous  ont  une 
valeur  d'étude  sérieuse.  Tous  représentent  un  souvenir  frappant, 
qui,  en  réalité,  l'a  peut-être  navré  ou  obsédé,  mais  qui,  refondu, 
remanié  par  une  forte  et  habile  main  d'artiste,  lui  apparaît  excu- 
sable ou  comique.  .  . 

Il  n'y  a  pas  de  question  morale  comme  on  l'entend  soulevée 
dans  ce  livre.  Toutes  les  questions,  solidaires  les  unes  des  autres, 
s'y  présentent  en  bloc  à  1  esprit,  et  chaque  opinion  s'y  juge  elle- 
même.  Quand  il  sait  si  bien  faire  vivre  les  figures  de  sa  création , 
l'auteur  n'a  que  faire  de  montrer  la  sienne.  Chaque  pensée, 
chaque  parole,  chaque  geste  de  chaque  rôle  exprime  clairement 
à  chaque  conscience  l'erreur  ou  la  vérité  qu'il  porte  en  soi.  Dans 


702  L'EDUCATION  SENTIMENTALE. 

un  travail  si  bien  fouillé,  la  lumière  jaillit  de  partout  et  se  passe 
d'un  résumé  dogmatique.  Ce  n'est  pas  être  sceptique  que  de  se 
dispenser  d'être  pédant. 

(Ze  livre  appartient- il  au  réalisme?  Nous  confessons  n'avoir 
jamais  compris  où  commençait  le  réel,  comparé  au  vrai.  Le  vrai 
n'est  vrai  qu'à  la  condition  de  s'appuyer  sur  la  réalité.  Celle -ci 
est  la  base,  le  vrai  est  la  statue.  On  peut  soigner  les  détails  de 
cette  base,  c'est  encore  de  l'art. .  . 

II  (l'auteur)  a  mis  devant  nos  yeux  un  miroir  en  disant  :  «Re- 
gardez-vous; si  votre  image  n'est  pas  ressemblante,  celle  de  votre 
voisin  le  sera  peut-être.»  Et  en  effet  nous  avons  tous  trouvé  le 
voisin  ressemblant.  C'est  à  nous  de  conclure  et  de  nous  deman- 
der si  notre  époque  est  effectivement  médiocre,  ridicule,  et  con- 
damnée à  l'éternel  avortement  de  ses  aspirations. 


L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE 

ET 

LES  AUTEURS  CONTEMPORAINS. 


Paris,  le  15  décembre  1869. 
Mon  cher  Ami, 

Je  viens  seulement  de  pouvoir  me  procurer  votre  adresse  ac- 
tuelle, et  je  m'empresse  de  vous  exprimer  tout  mon  enthousiasme 
pour  votre  livre.  Avant  que  vous  m'eussiez  donné  la  grande  joie 
de  le  recevoir  de  vous,  je  l'avais  déjà  lu  avec  l'admiration  que 

}''ai  pour  votre  génie  toujours  grandissant,  et  j'en  avais  parlé  dans 
e  feuilleton  de  théâtres  du  National,  mais  avec  bien  moins  de 
développements  que  je  ne  l'aurais  désiré,  car,  officiellement,  je 
n'ai  que  le  droit  de  raconter  les  vaudevilles.  Si  VEducation  senti- 
mentale est  pour  tout  le  monde  un  beau  livre,  il  faut  avoir  vécu, 
comme  nous,  en  1840,  pour  savoir  avec  quelle  puissance  d'évo- 
cation vous  avez  ressuscité  cette  époque  de  transition  avec  ses 
défaillances  et  avec  ses  aspirations  impuissantes.  Tout  cela  est  vrai 
Jusque  dans  la  moelle  des  os,  et  expnmc  dans  une  forme  immor- 
telle. 

A  vous,  mon  cher  ami,  bien  fidèlement, 

Théodore  DE  Banville, 
10,  rue  de  Buci. 


LES  AUTEURS  CONTEMPORAINS.  703 


10,  rue  Vanneau. 
Vendredi. 

Mon  cher  ami ,  je  vous  ai  lu  malgré  mes  belles  résolutions  ;  j'ai 
fini  mon  bouquin  depuis  une  heure ,  et  je  puis  enfin  vous  parler 
de  votre  livre,  très  sincèrement,  comme  toujours. 

C'est  admirablement  écrit,  il  y  a  quantité  de  ces  petits  mots 
qu'on  retient  et  qui  font  voir  les  choses  (f.  27  «ce  gros  bruit 
doux»)  presque  à  chaque  page,  entre  autres  toute  la  forêt  de 
Fontainebleau  au  deuxième  volume. 

A  mon  sens,  vos  personnages  sont  des  spécimens  exacts  de  la 
moyenne  humaine  bourgeoise,  moderne  en  France.  Tous  êtres 
mixtes ,  parfois  grossiers ,  parfois  déhcats ,  à  la  fois  bons  et  mau- 
vais, avec  des  vouloirs  intermittents,  rien  de  grand,  de  fort,  ni 
d'arrêté,  une  sorte  de  briquetage  et  de  cailloutis  moral  plaqué 
de  torchis  et  de  plâtre  qui  s'écaille,  avec  un  certain  vernis  cou- 
rant. II  me  semble  que  vous  vous  êtes  dit  :  «Jetons  un  filet  sur 
le  boulevard  et  ramassons  les  individus  qui  passent.  Les  types 
très  francs  et  très  absolus  sont  faux,  ils  n'existent  que  dans  I  es- 
prit. Tout  honmie  réel  et  vivant  n'est  qu'un  à  peu  près,  un  hy- 
bride, un  mélange  de  velléités  et  d'inconséquences.  Faire  vrai, 
c'est  faire  le  monsieur  que  voici,  et  non  le  personnage  énergique 
et  grandiose  que  mon  imagination  aurait  du  plaisir  à  contempler. 
Cela  posé,  promenons  ces  spécimens  de  la  moyenne  humaine 
parmi  des  événements  et  des  paysages  rigoureusement  réels,  que 
j'ai  vus  un  à  un,  à  travers  l'histoire  et  la  nature  que  j'ai  observées 
de  plus  par  moi-même  et  de  plus  près.  J'aurai  donne  le  plus  exact 
spécimen  du  bourgeois  parisien,  au  XIX*  siècle,  dans  un  cadre 
qui  sera  comme  lui  un  document.» 

Est-cela?  et  vous  ai-je  bien  compris? 

Vous  avez  prévu  et  accepté  d'avance  l'inconvénient  —  vous 
savez,  aussi  bien  que  moi,  que  le  public  ne  s'intéresse  qu'aux 
personnages  appelés  intéressants,  c'est-à-dire  éminents,tout  d'une 
pièce,  excessifs  en  quelque  chose,  bref  aux  types  construits 
d'après  une  idée,  et  manifestés  par  une  série  d'actions  tranchées 
et  systématiques  —  mais  probablement  vous  ne  vous  êtes  pas 
soucié  du  public. 

J'ai  retrouvé  à  chaque  pas  votre  sentiment  propre ,  votre  ironie 
latente  et  puissante  (2*  vol.,  le  terrible  mot  de  la  dernière  page  ; 
et  322,  un  plus  comique  encore  :  «comme  vous  êtes  délicat». 
Plus  haut  encore,  214,  Sénécal  qui  tue  Dussardier;  et  tout  le 
jeu  des  sentiments  dans  la  grande  dame  après  la  mort  de  son 
mari;  et  296,  Frédéric  pleure  et  Rosanette  qui  croit  que  c'est 
pour  l'enfant,  et  leurs  baisers  à  contre-sens).  Il  y  a  partout  des 
finesses  et  amertumes  semblables,  mais  le  public  les  verra-t-il? 
En  outre,  ce  titre,  l'Éducation  sentimentale,  ne  semble-t-il  pas  pro- 


704  L'ÉDUCATION  SENTIMENTALE. 

mettre  un  plus  long  développement  sur  les  années  de  collège  de 
14  à  18  ans?  Vous  racontez  plutôt  une  vie  sentimentale. 

Au  total ,  la  leçon  est  rude  et  bonne.  Quantité  de  jeunes  gens 
vivent  ainsi,  et  finissent  par  se  dire  le  mot  de  la  fin  :  «C'était 

Peut-être  ce  que  nous  avons  eu  de  meilleur  !  »  Tout  cela  est  de 
art  objectif.  N'écrirez-vous  pas  un  jour  votre  conclusion  à  vous , 
votre  croyance  de  fond,  celle  que  vous  avez  justifiée  par  votre 
vie,  en  l'histoire  d'une  volonté  mfatigabïe  et  victorieuse? 
A  vous  de  cœur. 

H.  Taine. 


20  déc.  1869. 

Je  suis  un  solitaire  et  j'aime  vos  livres.  Je  vous  remercie  de 
me  les  envoyer.  Ils  sont  profonds  et  puissants.  Ceux  qui  peignent 
la  vie  actuelle  ont  un  arrière-goût  doux  et  amer.  Votre  dernier 
livre  me  charme  et  m'attriste.  Je  le  relirai  comme  je  relis,  en  ou- 
vrant au  hasard,  çà  et  là.  Il  n'y  a  que  les  écrivains  penseurs  qui 
résistent  à  cette  façon  de  lire ,  vous  êtes  de  cette  forte  race.  Vous 
avez  la  pénétration  comme  Balzac,  et  le  style  de  plus. 

Quand  vous  verrai-je? 

Je  vous  serre  les  mains. 

Victor  Hugo. 


1645   4 


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PQ         Flaubert,  Gustave 

2246  Oeuvres  complètes 

Al 

1910 

1. 11 


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