VICTOR HUGO
MARION DE LORME
LE ROI SAMUSE
LUCRÈCE BORGIA
PARIS
IMPRIME
PAR
L'IMPRIMERIE NATIONALE
EDITE
PAR
LA LIBRAIRIE OLLENDORFF
MDCCCCVIII
ŒUVRES COMPLETES DE VICTOR HUGO
THÉÂTRE - II
MARION DE LORME
LE ROI S'AMUSE
LUCRÈCE BORGIA
IL A ETE TIRE A PART
5 exemplaires sur papier du Japon , numérotés de i à 5
5 exemplaires sur papier de Chine, numérotés de 6 à 10
40 exemplaires sur papier de Hollande, numérotés de 11 à 50
300 exemplaires sur papier vélin du Marais, numérotés de 51 à 350
Le
-
VICTOR HUGO
MARION DE LORME
LE ROI S'AMUSE
LUCRECE BORGIA
PARIS
IMPRIME
PAR
EDITE
PAR
L'IMPRIMERIE NATIONALE LA LIBRAIRIE OLLENDORFF
MDCCCCVIII
:
F
MARION DE LORME
THEATRE. II.
IMÏT.IMI .T'.TE NATIONALE.
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&L^l S-> X-,
Fac-similé du titre Écrit par Victor Hugo
EN TÊTE DU MANUSCRIT ORIGINAL DE MarWN DE LoKMB.
Cette pièce, représentée dix-huit mois après Hernani, fut faite trois
mois auparavant. Les deux drames ont été composés en 1829 : Marion
de Lonne en juin, Hernani en septembre. A cela près de quelques chan-
gements de détail qui ne modifient en rien ni la donnée fondamentale
de l'ouvrage, ni la nature des caractères, ni la valeur respective des
passions, ni la marche des événements, ni même la distribution
des scènes ou l'invention des épisodes, l'auteur donne au public, au
mois d'août 1831, sa pièce telle qu'elle lut écrite au mois de juin 1829.
Aucun remaniement profond, aucune mutilation, aucune soudure
faite après coup dans l'intérieur du drame, aucune main-d'œuvre nou-
velle, si ce n'est ce travail d'ajustement qu'exige toujours la représen-
tation. L'auteur s'est borné à cela, c'est-à-dire à faire sur les bords
extrêmes de son œuvre ces quelques rognures sans lesquelles le drame
ne pourrait s'encadrer solidement dans le théâtre.
Cette pièce est donc restée éloignée deux ans du théâtre. Quant
aux motifs de cette suspension, de juillet 1829 à juillet 1830, le public
les connaît : elle a été forcée 5 l'auteur a été empêché. Il v a eu, et
l'auteur écrira peut-être un jour cette petite histoire demi-politique,
demi-littéraire, il v a eu veto de la censure, prohibition successive
des deux ministères Martignac et Polignac, volonté formelle du roi
Charles X. (Et si l'auteur vient de prononcer ici ce mot de censure
sans y joindre d'épithète, c'est qu'il l'a combattue assez publique-
ment et assez longtemps pendant qu'elle régnait, pour être en droit
de ne pas l'insulter maintenant qu'elle est au rang des puissances
tombées. Si jamais on osait la relever, nous verrions.)
Pour la deuxième année, de 1830 à 1831, la suspension de Marion
de Lor/ne a été volontaire. L'auteur s'est abstenu. Et, depuis cette
époque, plusieurs personnes qu'il n'a pas l'honneur de connaître lui
avant écrit pour lui demander s'il existait encore quelques nouveaux
6 MARION DE LORME.
obstacles à la représentation de cet ouvrage, l'auteur, en les remer-
ciant d'avoir bien voulu s'intéresser à une chose si peu importante,
leur doit une explication; la voici :
Après l'admirable révolution de 1830, le théâtre ayant conquis sa
liberté dans la liberté générale, les pièces que la censure de la restau-
ration avait inhumées toutes vives brisèrent du crâne, comme dit Job,
la pierre de leur tombeau, et s'éparpillèrent en foule et à grand bruit sur
les théâtres de Paris, où le public vint les applaudir, encore toutes
haletantes de joie et de colère. C'était justice. Ce dégorgement des
cartons de la censure dura plusieurs semaines, à la grande satisfaction
de tous. La Comédie-Française songea à Marion de horme. Quelques
personnes influentes de ce théâtre vinrent trouver l'auteur 5 elles le
pressèrent de laisser jouer son ouvrage, relevé comme les autres
de l'interdit. Dans ce moment de malédiction contre Charles X, le
quatrième acte, défendu par Charles X, leur semblait promis à un
succès de réaction politique. L'auteur doit le dire ici franchement,
comme il le déclara alors dans l'intimité aux personnes qui faisaient
cette démarche près de lui, et notamment à la grande actrice qui
avait jeté tant d'éclat sur le rôle de doïia Sol : ce fut précisément cette
raison, la probabilité d'un succès de réaflion politique, qui le détermina à
garder, pour quelque temps encore, son ouvrage en portefeuille.
Il sentit qu'il était, lui, dans un cas particulier.
Quoique placé depuis plusieurs années dans les rangs, sinon les
plus illustres, du moins les plus laborieux, de l'opposition; quoique
dévoué et acquis, depuis qu'il avait âge d'homme, à toutes les idées
de progrès, d'amélioration, de liberté; quoique leur ayant donné
peut-être quelques gages, et entre autres, précisément une année
auparavant, à propos de cette même Marion de lionne, il se souvint
que, jeté à seize ans dans le monde littéraire par des passions poli-
tiques, ses premières opinions, c'est-à-dire ses premières illusions,
avaient été royalistes et vendéennes; il se souvint qu'il avait écrit
une Ode du Sacre à une époque, il est vrai, où Charles X, roi popu-
laire, disait aux acclamations de tous : Plus de censure! plus de halle-
bardes! Il ne voulut pas qu'un jour on pût lui reprocher ce passé,
passé d'erreur sans doute, mais aussi de conviction, de conscience,
de désintéressement, comme sera, il l'espère, toute sa vie. Il comprit
qu'un succès politique à propos de Charles X tombé, permis à tout
autre, lui était défendu à lui; qu'il ne lui convenait pas d'être un des
soupiraux par où s'échapperait la colère publique; qu'en présence de
cette enivrante révolution de juillet, sa voix pouvait se mêler à celles
PREFACE. 7
qui applaudissaient le peuple, non à celles qui maudissaient le roi.
Il fit son devoir. Il fit ce que tout homme de cœur eût fait à sa place.
Il refusa d'autoriser la représentation de sa pièce. D'ailleurs les succès
de scandale cherché et d'allusions politiques ne lui sourient guère, il
l'avoue. Ces succès valent peu et durent peu. C'est Louis XIII qu'il
avait voulu peindre dans sa bonne foi d'artiste, et non tel de ses
descendants. Et puis c'est précisément quand il n'y a plus de censure
qu'il faut que les auteurs se censurent eux-mêmes, honnêtement,
consciencieusement, sévèrement. C'est ainsi qu'ils placeront haut la
dignité de l'art. Quand on a toute liberté, il sied de garder toute
mesure.
Aujourd'hui que trois cent soixante-cinq jours, c'est-à-dire, par le
temps où nous vivons, trois cent soixante-cinq événements, nous
séparent du roi tombé; aujourd'hui que le flot des indignations popu-
laires a cessé de battre les dernières années croulantes de la restau-
ration, comme la mer qui se retire d'une grève déserte ; aujourd'hui
que Charles X est plus oublié que Louis XIII, l'auteur a donné sa
pièce au public; et le public l'a prise comme l'auteur la lui a donnée,
naïvement, sans arrière-pensée, comme chose d'art, bonne ou mau-
vaise, mais voilà tout.
L'auteur s'en félicite et en félicite le public. C'est quelque chose,
c'est beaucoup, c'est tout pour les hommes d'art, dans ce moment
de préoccupations politiques, qu'une affaire littéraire soit prise litté-
rairement.
Pour en finir sur cette pièce, l'auteur fera remarquer ici que, sous
la branche aînée des Bourbons, elle eût été absolument et éternelle-
ment exclue du théâtre. Sans la révolution de juillet, elle n'eût
jamais été jouée. Si cet ouvrage avait une plus haute valeur, on
pourrait soumettre cette observation aux personnes qui affirment que
la révolution de juillet a été nuisible à l'art. Il serait facile de démon-
trer que cette grande secousse d'affranchissement et d'émancipation
n'a pas été nuisible à l'art, mais qu'elle lui a été utile? qu'elle ne lui
a pas été utile, mais qu'elle lui a été nécessaire. Et en effet, dans les
dernières années de la restauration, l'esprit nouveau du dix-neuvième
siècle avait pénétré tout, reformé tout, recommencé tout, histoire,
poésie, philosophie, tout, excepté le théâtre. Et à ce phénomène, il
y avait une raison bien simple : la censure murait le théâtre. Aucun
moyen de traduire naïvement, grandement, loyalement sur la scène,
avec l'impartialité, mais aussi avec la sévérité de l'artiste, un roi, un
prêtre, un seigneur, le moyen-âge, l'histoire, le passé. La censure
8 MARION DE LORME.
était là, indulgente pour les ouvrages d'école et de convention, qui
fardent tout, et par conséquent déguisent tout; impitoyable pour
l'art vrai, consciencieux, sincère. A peine y a-t-il eu quelques excep-
tions; à peine trois ou quatre œuvres vraiment historiques et drama-
tiques ont-elles pu se glisser sur la scène dans les rares moments où
la police, occupée ailleurs, en laissait la porte entre-bâillée. Ainsi la
censure tenait l'art en échec devant le théâtre. Vidocq bloquait Cor-
neille. Or la censure faisait partie intégrante de la restauration. L'une
ne pouvait disparaître sans l'autre. Il fallait donc que la révolution
sociale se complétât pour que la révolution de l'art pût s'achever. Un
jour, juillet 1830 ne sera pas moins une date littéraire qu'une date
politique.
Maintenant l'art est libre : c'est à lui de rester digne.
Ajoutons-le en terminant. Le public, cela devait être et cela est,
n'a jamais été meilleur, n'a jamais été plus éclairé et plus grave qu'en
ce moment. Les révolutions ont cela de bon qu'elles mûrissent vite,
et à la fois, et de tous les côtés, tous les esprits. Dans un temps
comme le nôtre, en deux ans, l'instinct des masses devient goût. Les
misérables mots à querelle, clafiique et romantique, sont tombés dans
l'abîme de 1830, comme ghtckjfte et picdnifîe dans le gouffre de 1789.
L'art seul est resté. Pour l'artiste qui étudie le public, et il faut l'étu-
dier sans cesse, c'est un grand encouragement de sentir se développer
chaque jour au fond des masses une intelligence de plus en plus
sérieuse et profonde de ce qui convient à ce siècle, en littérature non
moins qu'en politique. C'est un beau spectacle de voir ce public,
harcelé par tant d'intérêts matériels qui le pressent et le tiraillent sans
relâche, accourir en foule aux premières transformations de l'art qui
se renouvelle, lors même qu'elles sont aussi incomplètes et aussi défec-
tueuses que celle-ci. On le sent attentif, sympathique, plein de bon
vouloir, soit qu'on lui fasse, dans une scène d'histoire, la leçon du
passé, soit qu'on lui fasse, dans un drame de passion, la leçon de
tous les temps. Certes, selon nous, jamais moment n'a été plus pro-
pice au drame. Ce serait l'heure, pour celui à qui Dieu en aurait
donné le génie, de créer tout un théâtre, un théâtre vaste et simple,
un et varié, national par l'histoire, populaire par la vérité, humain,
naturel, universel par la passion. Poètes dramatiques, à l'œuvre! elle
est belle, elle est haute. Vous avez affaire à un grand peuple habitué
aux grandes choses. Il en a vu et il en a fait.
Des siècles passés au siècle présent, le pas est immense. Le théâtre
maintenant peut ébranler les multitudes et les remuer dans leurs der-
PREFACE. 9
nières profondeurs. Autrefois, le peuple, c'était une épaisse muraille
sur laquelle l'art ne peignait qu'une fresque.
Il y a des esprits, et dans le nombre de fort élevés, qui disent que
la poésie est morte, que l'art est impossible. Pourquoi? tout est tou-
jours possible à tous les moments donnés, et jamais plus de choses ne
furent possibles qu'au temps où nous vivons. Certes, on peut tout
attendre de ces générations nouvelles qu'appelle un si magnifique
avenir, que vivifie une pensée si haute, que soutient une foi si légi-
time en elles-mêmes. L'auteur de ce drame, qui est bien fier de leur
appartenir, qui est bien glorieux d'avoir vu quelquefois son nom dans
leur bouche, quoiqu'il soit le moindre d'entre eux, l'auteur de ce
drame espère tout de ses jeunes contemporains, même un grand
poëte. Que ce génie, caché encore, s'il existe, ne se laisse pas décou-
rager par ceux qui crient à l'aridité, à la sécheresse, au prosaïsme des
temps. Une époque trop avancée? pas de génie primitif possible?...
— Laisse-les parler, jeune homme! Si quelqu'un eût dit à la fin du
dix-huitième siècle, après le régent, après Voltaire, après Beaumar-
chais, après Louis XV, après Cagliostro, après Marat, que les Charle-
magnes, les Charlemagnes grandioses, poétiques et presque fabuleux,
étaient encore possibles, tous les sceptiques d'alors, c'est-à-dire la
société tout entière, eussent haussé les épaules et ri. Hé bien! au
commencement du dix-neuvième siècle, on a eu l'empire et l'em-
pereur. Pourquoi maintenant ne viendrait-il pas un poëte qui serait
à Shakespeare ce que Napoléon est à Charlemagne?
Août 1831.
I0 MARION DE LORME.
REPRISE DE MARION DE LORME
AU THEATRE- FRANÇAIS.
1873.
L'apparition de Mario/; de Lorme à la scène date de 1831. Qua-
rante-deux ans séparent de cette première représentation la reprise
actuelle. L'auteur était jeune, il est vieux; il était présent, il est
absent; il avait alors devant lui l'espérance, maintenant il a derrière
lui la vie.
Son absence à cette reprise peut sembler volontaire, elle ne l'est
pas. Les hommes que les cheveux blancs avertissent et devant qui
le temps s'abrège ont des œuvres à terminer, sortes de testament
de leur esprit. Ils peuvent être brusquement interrompus par l'ar-
rivée subite de la fin; ils n'ont pas un jour à perdre; de là une néces-
sité sévère d'absence et de solitude. L'homme a des devoirs envers
sa pensée. D'ailleurs tous les départs veulent quelques apprêts,
l'entrée dans l'inconnu nous attend tous, et la solitude et l'absence
sont une espèce de crépuscule qui prépare l'âme à cette grande ombre
et à cette grande lumière.
L'auteur sent le besoin d'expliquer son absence à ceux qui veu-
lent bien se souvenir de lui. Rien ne l'attristerait plus que de sem-
bler ingrat. Tout solitaire qu'il est, il s'associe du fond du cœur à
la foule qui aime et salue ces beaux talents, honneur de la reprise
actuelle de Marion de Eorme, MM. Got, Delaunay, Maubant, Bres-
sant, Febvre, groupe éclatant que vient compléter la jeune et bril-
lante renommée de M. Mounet-Sully; il envoie toutes ses sympathies
à ce glorieux Théâtre-Français, vieux et pourtant redevenu jeune,
grâce à l'habile et intelligente initiative de M. Emile Perrin; et il
accomplit un devoir en offrant sa triple reconnaissance à Madame Fa-
vart, qui fut avec tant de puissance et de grâce doha Sol avant d'être
PREFACE. II
Marion, et qui, il y a deux ans, vaillante et charmante dans les
ténèbres sublimes de Paris assiège', faisait redire à toutes les bouches
ce mot qui est son nom, Stella.
V. H.
Hautcville-House, icr février 1873.
PERSONNAGES.
MARION DE LORME.
DIDIER.
LOUIS XIII.
LE MARQUIS DE SAVERNY.
LE MARQUIS DE NANGIS.
L'ANGELY.
M. DE LAFFEMAS.
M. DE BELLEGARDE.
LE MARQUIS DE BRIÇHANTEAU.
LE COMTE DE GASSÉ.
LE VICOMTE DE BOUCHAVANNES.
LE CHEVALIER DE ROCHEBARON.
LE COMTE DE VILLAC.
LE CHEVALIER DE MONTPESAT.
L'ABBÉ DE GONDI.
LE COMTE DE CHARNACÉ.
Le Scaramouche. \
Le Gracieux. > comédiens de province.
Le Taillebras. )
Un Conseiller près la grand'chambre.
Le Crieur public.
Le Capitaine quartenier de la ville de Blois
Un Geôlier.
Un Greffier.
Le Bourreau.
Premier Ouvrier.
Deuxième Ouvrier.
Troisième Ouvrier.
Un Valet.
Dame ROSE.
officiers
DU
regiment
d'Anjou.
COMEDIENS DE PROVINCE, GARDES, PEUPLE.
GENTILSHOMMES, PAGES.
I638.
MARION DE LORME
-b<S><î-
ACTE PREMIER
LE RENDEZ -VOUS.
BLOIS.
Une chambre à coucher. — Au fond, une fenêtre ouverte1 sur un balcon. A droite, une table
avec une lampe et un fauteuil. A gauche, une porte sur laquelle retombe une portière de
tapisserie. Dans l'ombre, un lit.
SCENE PREMIERE.
MARION DE LORME, négligé très paré, assise près de la table et brodant une tapis-
serie; LE MARQUIS DE SAVERNY, tout jeune homme blond sans moustache,
vêtu à la dernière mode de 1638.
SAVERNY, s'approchant de Marion et cherchant à l'embrasser.
Réconcilions-nous, ma petite Marie!
MARION, le repoussant.
Réconcilions-nous de moins près, je vous prie
SAVERNY, insistant.
Un seul baiser!
MARION, avec colère.
Monsieur le marquis!
SAVERNY.
Quel courroux!
Votre bouche eut parfois des caprices plus doux.
MARION.
Vous oubliez. . .
SAVERNY.
Non pas! je me souviens, ma belle.
H
MARION DE LORME.
MARION, à part.
L'importun! le fâcheux!
SAVERNY.
Parlez, mademoiselle.
Que devons-nous penser de la brusque façon
Dont vous quittez Paris? et pour quelle raison,
Tandis que l'on vous cherche à la place Royale,
Vous rétro uvé-je à Blois cachée?... Ah! déloyale!
Qujest-on venue ici faire depuis deux mois ?
MARION.
Je fais ce que je veux, et veux ce que je dois.
Je suis libre, monsieur.
SAVERNY.
Libre! et, dites, madame,
Sont-ils libres aussi, ceux dont vous avez l'âme?
Moi, Gondi, qui passa l'autre jour devant nous
La moitié de sa messe, ayant un duel pour vous;
Nesmond, le Pressigny, d'Arquien, les deux Caussades,
Tous de votre départ si fâchés, si maussades,
Que leurs femmes comme eux vous voudraient à Paris,
Pour leur faire après tout de moins tristes maris!
MARION, souriant.
Et Beauvillain?
SAVERNY.
Toujours il vous aime.
Il vous adore.
Et Pons ?
MARION.
SAVERNY.
MARION.
Et Céreste ?
SAVERNY.
Celui-là vous déteste.
MARION.
C'est le seul amoureux. — Et le vieux président?.
Riant.
Son nom déjà?. . .
ACTE I. — LE RENDEZ-VOUS. 15
Riant plus fort.
Leloup !
SAVERNY.
Mais en vous attendant
Il a votre portrait, et fait mainte élégie.
MARION.
Oui, voilà bien deux ans qu'il m'aime en effigie.
SAVERNY.
Ah! qu'il aimerait mieux vous brûler! — Çà, vraiment,
Peut-on fuir tant d'amis?
MARION, sérieuse et baissant les yeux.
Marquis, précisément.
Ce sont, à parler franc, les causes de ma fuite.
Tous ces brillants péchés qui, jeune, m'ont séduite,
N'ont laissé dans mon cœur que regrets trop souvent.
Je viens dans la retraite, et peut-être au couvent,
Expier une vie impure et débauchée.
SAVERNY.
Gageons qu'une amourette est là-dessous cachée!
MARION.
Vous croiriez. . .
SAVERNY.
Que jamais ensemble on ne dut voir
Un voile et tant d'éclairs sous les cils d'un œil noir!
C'est impossible. — Allons! vous aimez en province!
Clore un si beau roman d'un dénoûment si mince!
MARION.
Il n'en est rien.
SAVERNY.
Gageons.
MARION.
Rose, quelle heure est-il?
DAME ROSE, du dehors.
Minuit bientôt.
ï6 MARION DE LORME.
MARION, à part.
Minuit!
SAVERNY.
Le détour est subtil
Pour dire : allez-vous-en.
MARION.
Je vis fort retirée. . .
Ne recevant personne et de tous ignorée. . .
Puis, il vous peut si tard arriver des malheurs...
Cette rue est déserte et pleine de voleurs.
SAVERNY.
Soit : je serai volé.
MARION.
Parfois on assassine!
SAVERNY.
On m'assassinera.
o MARION.
Mais. . .
SAVERNY.
Vous êtes divine!
Mais avant de partir je veux savoir de vous
Quel est l'heureux berger qui nous succède à tous.
MARION.
Personne.
SAVERNY.
Je tiendrai secrètes vos paroles.
Nous autres gens de cour, on nous croit têtes folles,
Médisants, curieux, indiscrets, brouillons : mais
Nous bavardons toujours et ne parlons jamais.
— Vous vous taisez ?. . .
Il s'assied.
Je reste.
J'aime, et j'attends quelqu'un!
MARION.
Eh bien oui, que m'importe!
ACTE I. — LE RENDEZ-VOUS. 17
SAVERNY.
Parlez donc de la sorte!
A la bonne heure! Où donc Pattendez-vous ?
MARION.
Ici.
SAVERNY.
Et quand?
MARION.
Dans un instant.
Elle va au balcon et écoute.
Peut-être le voici.
Revenant.
Non.
A Saverny.
Vous voilà content.
SAVERNY.
Pas trop.
MARION.
Partez, de grâce.
SAVERNY.
Oui, mais nommez-le-moi, ce galant qui me chasse
Et pour qui je me vois ainsi congédier.
MARION.
Je ne connais de lui que le nom de Didier.
Il ne connaît de moi que le nom de Marie.
SAVERNY, éclatant de rire.
Vrai?
MARION.
Vrai.
SAVERNY, riant.
Mais, pasquedieu, c'est de la bergerie
Que ces amitiés-là! c'est du Racan tout pur.
— Il va donc pour entrer escalader ce mur?
MARION.
Peut-être. — Maintenant partez vite. —
A part.
Il m'assomme!
THEATRE. — II.
MARION DE LORME.
SAVERNY, reprenant son sérieux.
Savez-vous seulement s'il est bon gentilhomme ?
MARION.
Je n'en sais rien.
SAVERNY.
Comment!
A Mar'on, qui le pousse doucement vers la porte.
Je pars. . .
Il revient.
Encore un mot,
J'oubliais : un auteur, qui n'est pas un grimaud,
Il tire un livre Je sa poche et le remet à Marion.
A fait pour vous ce livre. Il cause un bruit énorme.
MARION, lisant le titre.
La Guirlande d'amour, — à Marion de Lorme.
SAVERNY.
On ne parle à Paris que Guirlande d'amour,
Et c'est, avec le Cid, le grand succès du jour.
MARION, posant le livre.
C'est fort galant. Bonsoir.
SAVERNY.
A quoi bon être illustre ?
Venir à Blois filer l'amour avec un rustre!
MARION, appelant dame Rose.
Prenez soin du marquis, Rose, et le dirigez.
SAVERNY, saluant.
Marion! Marion! hélas! vous dérogez!
Il sort.
ACTE I. — LE RENDEZ-VOUS. 19
SCÈNE IL
MARION, puis DIDIER.
MARION, seule.
Elle referme la porte par laquelle Saverny est sorti.
Va, va donc!... Je tremblais que Didier...
On entend sonner minuit.
Minuit sonne!
Après avoir compté les coups.
Minuit. — Mais il devrait être arrivé...
Elle va au balcon et regarde dans la rue.
Personne!
Elle revient s'asseoir avec humeur.
Etre en retard! — Déjà!- —
Un jeune homme paraît derrière la balustrade du balcon, la franchit lestement,
entre, et dépose sur un fauteuil son manteau et une épée de main. Le costume
du temps, tout noir. Bottines.
Il fait un pas, s'arrête, et regarde quelques instants Marion assise et les yeux
baissés.
Marion, levant tout à coup les yeux, avec joie.
Ha!
Avec reproche.
Me laisser compter
L'heure en vous attendant!
DIDIER, gravement.
J'hésitais à monter.
Ah! monsieur!
MARION, piquée.
DIDIER, sans y prendre garde.
Tout à l'heure, au pied de ces murailles,
J'ai senti de pitié s'émouvoir nies entrailles, —
Oui, de pitié pour vous. — Moi, funeste et maudit,
Avant que d'achever ce pas, je me suis dit :
« Là-haut, dans sa vertu, dans sa beauté première,
Veille, sans tache encore, un ange de lumière,
Un être chaste et doux, à qui sur les chemins
Les passants à genoux devraient joindre les mains.
2o MARION DE LORME.
Et moi, qui suis-je, hélas, qui rampe avec la foule?
Pourquoi troubler cette eau si belle qui s'écoule?
Pourquoi cueillir ce lys? Pourquoi d'un souffle impui
De cette âme sereine aller ternir l'azur ?
Puisqu'à ma loyauté, candide, elle se fie,
Elle que l'innocence à mes yeux sanctifie,
Ai-je droit d'accepter ce don de son amour,
Et de mêler ma brume et ma nuit à son jour? »
MARION, à part.
Çà, je crois qu'il me fait de la théologie.
Serait-ce un huguenot?
DIDIER.
Mais la douce magie
De votre voix, venant jusqu'à moi dans la nuit,
M'a tiré de mon doute et près de vous conduit.
MARION.
Quoi! vous m'avez ouï parler? l'étrange chose!
DIDIER.
Avec une autre voix.
MARION, vivement.
Celle de dame Rose.
N'est-ce pas qu'on dirait une voix d'homme? Elle a
Le parler rude et fort. — Mais puisque vous voilà
Je ne vous en veux plus. — - Seyez-vous, je vous prie,
Lui montrant une place près d'elle.
Ici.
DIDIER.
Non. A vos pieds.
Il s'assied sur un tabouret aux pieds de Marion et la regarde quelques instants
dans une contemplation muette.
— Ecoutez-moi, Marie.
J'ai pour tout nom Didier. Je n'ai jamais connu
Mon père ni ma mère. On me déposa nu,
Tout enfant, sur le seuil d'une église. Une femme,
Vieille et du peuple, ayant quelque pitié dans l'âme,
A4e prit, fut ma nourrice et ma mère, en chrétien
M'éleva, puis mourut, me laissant tout son bien,
Neuf cents livres de rente, à peu près, dont j'existe.
Seul, à vingt ans, la vie était amère et triste.
ACTE I. ■ LE RENDEZ-VOUS. 21
Je voyageai. Je vis les hommes, et j'en pris
En haine quelques-uns, et le reste en mépris ;
Car je ne vis qu'orgueil, que misère et que peine
Sur ce miroir terni qu'on nomme face humaine.
Si bien que me voici, jeune encore et pourtant
Vieux, et du monde las comme on l'est en sortant;
Ne me heurtant à rien où je ne me déchire;
Trouvant le monde mal, mais trouvant l'homme pire.
Or, je vivais ainsi, pauvre, sombre, isolé,
Quand vous êtes venue, et m'avez consolé.
Je ne vous connais pas. Au détour d'une rue,
C'est à Paris, qu'un soir vous m'êtes apparue.
Puis, je vous ai parfois rencontrée, et toujours
J'ai trouvé doux vos yeux et tendres vos discours.
J'ai craint de vous aimer. J'ai fui... — Hasard étrange!
Je vous retrouve ici, partout, comme mon ange.
Enfin, troublé d'amour, flottant, irrésolu,
J'ai voulu vous parler, vous avez bien voulu.
Maintenant, disposez de mon cœur, de ma vie.
A quoi puis-je être bon dont vous ayez envie?
Quel est l'homme ou l'objet qui vous est importun?
Voulez-vous quelque chose, et vous faut-il quelqu'un
Qui meure pour cela? qui meure sans rien dire
Et trouve tout son sang trop payé d'un sourire?
Vous le faut-il? Parlez, ordonnez, me voici.
MARION, souriant.
Vous êtes singulier, mais je vous aime ainsi.
DIDIER.
Vous m'aimez! Prenez garde. Une telle parole,
Hélas, ne se dit pas d'une façon frivole.
Vous m'aimez? Savez-vous ce que c'est que l'amour?
Qu'un amour qui devient notre sang, notre jour,
Qui, longtemps étouffé, s'allume, et dont la flamme
S'accroît incessamment en purifiant l'âme,
Qui seul au fond du cœur, où nous les entassions,
Brûle les vains débris des autres passions!
Qu'un amour, à la fois sans espoir et sans borne,
Et qui, même au bonheur, survit, profond et morne!
— Dites, est-ce l'amour dont vous parliez?
MARION, émue.
Vraiment . .
22 MARION DE LORME
DIDIER.
Oh! vous ne savez pas, je vous aime ardemment!
Du jour où je vous vis, ma vie encor bien sombre
Se dora, vos regards m'éclairèrent dans l'ombre.
Dès lors, tout a changé. Vous brillez à mes yeux
Comme un être inconnu, de l'espèce des cieux.
Cette vie, où longtemps gémit mon cœur rebelle,
Je la vois sous un jour qui la rend presque belle;
Car, jusqu'à vous, hélas! seul, errant, opprimé,
J'ai lutté, j'ai souffert... Je n'avais point aimé!
Pauvre Didier!
Marie!..
MARION.
DIDIER.
MARION.
Eh bien oui, je vous aime.
Oui, je vous aime! — Autant que vous m'aimez vous-même.
Plus peut-être! — C'est moi qui suivis tous vos pas,
Et je suis toute à vous.
DIDIER, tombant à genoux.
Oh! ne me trompez pas!
A mon amour si pur que votre amour réponde,
Et mon bonheur pourra faire la dot d'un monde,
Et mes jours ne seront, prosternés à vos pieds,
Qujamour, délice et joie... — Oh! si vous me trompiez!
MARION.
Pour croire à mon amour que vous faut-il ? J'écoute.
DIDIER.
Une preuve.
MARION.
Parlez. Quoi?
DIDIER.
Libre?
Oui.
Vous êtes sans doute
MARION , avec embarras.
ACTE I. — LE RENDEZ-VOUS. 23
DIDIER.
Prenez-moi pour frère, pour appui -,
Épousez-moi !
MARION, à part.
Pourquoi suis-je indigne de lui ?
DIDIER.
Eh bien?
MARION.
Mais. . .
DIDIER.
Je comprends. Orphelin, sans fortune,
L'audace est inouïe, étrange, et j'importune.
Laissez-moi donc mon deuil, mes maux, mon abandon.
Adieu.
Il fait un pas pour sortir, Marion le retient.
MARION.
Didier! Didier! que dites-vous!
Elle fond en larmes.
DIDIER, revenant.
Pardon!
Mais pourquoi balancer?
S'approchant d'elle.
— Comprends-tu bien, Marie?
Nous être l'un à l'autre un monde, une patrie,
Un ciel!... Vivre ignorés dans un lieu de ton choix,
Y cacher un bonheur à faire envie aux rois ! . . .
MARION.
Ah! ce serait le ciel!
DIDIER.
En veux-tu?
MARION, à part.
Malheureuse !
Haut.
Je ne puis. Jamais.
Elle s'arrache des bras de Didier et tombe sur son fauteuil.
H
MARION DE LORME.
DIDIER, glacial.
L'offre était peu généreuse
De ma part. Il suffit. Je n'en parlerai plus,
Allons!
MARION, a part.
Ah! maudit soit le jour où je lui plus!
Haut.
Didier! je vous dirai... vous me déchirez l'âme...
Je vous expliquerai. . .
DIDIER, froidement.
Que lisiez-vous, madame,
Quand je suis arrivé !
Il prend le livre sur la table et lit.
La Guirlande d'amour,
A. Mario/? de Lorme.
Amèrement.
Oui, la beauté du jour!
Jetant le livre à terre avec violence.
Ah! vile créature, impure entre les femmes!
MARION, tremblante.
Monsieur. . .
DIDIER.
Que faites-vous de ces livres infâmes ?
Comment sont-ils ici ?
MARION, faiblement et baissant les yeux.
Le hasard...
DIDIER.
Savez-vous,
Vous dont l'œil est si pur, dont le front est si doux,
Savez-vous ce que c'est que Marion de Lorme ?
Une femme, de corps belle, et de cœur difforme,'
Une Phryné qui vend à tout homme, en tout lieu,
Son amour qui fait honte et fait horreur!
MARION, la tête dans ses mains.
Grand Dieu!
Un bruit de pas, un cliquetis d'épées au dehors, et des cris.
ACTE I. — LE RENDEZ-VOUS. 25
VOIX DANS LA RUE.
Au meurtre!
DIDIER, étonné.
Mais quel bruit dans la place voisine?
Les cris continuent.
VOIX DANS LA RUE.
A l'aide! au meurtre!
DIDIER, regardant au balcon.
C'est quelqu'un qu'on assassine.
Il prend son épée et enjambe la balustrade du balcon. Marion se lève, court à lui,
et cherche à le retenir par son manteau.
MARION.
Didier! si vous m'aimez... — ils vous tueront! — Restez!
DIDIER, sautant dans la rue.
Mais c'est lui qu'ils tueront, le pauvre homme!
Dehors aux combattants.
Arrêtez !
— Tenez ferme, monsieur!
Cliquetis d'épées.
Poussez! — Tiens, misérable!
Bruit d'épées, de voix et de pas.
MARION, au balcon, avec terreur.
O ciel! Six contre deux!
VOIX DANS LA RUE.
Mais cet homme est le diable!
Le cliquetis d'armes décroît peu à peu, puis cesse tout à fait. Bruit de pas
qui s'éloignent. On voit reparaître Didier qui escalade le balcon.
DIDIER, encore en dehors du balcon, et tourné vers la rue.
Vous voici hors d'affaire. Allez votre chemin.
SAVERNY, dehors.
Je ne m'en irai pas sans vous serrer la main,
Sans vous remercier, s'il vous plaît.
26 MARION DE LORME.
DIDIER, avec humeur.
Passez vite!
De vos remercîments, monsieur, je vous tiens quitte.
Je vous remercîrai!
SAVERNY.
Il escalade le balcon.
DIDIER.
Hé! sans monter ici
Ne pouviez-vous d'en bas me dire : Grand merci?
SCENE III.
MARION, DIDIER, SAVERNY.
SAVERNY, sautant dans la chambre, l'épée à la main.
Pardieu! la tyrannie est étrange, et trop forte
De me sauver la vie et me mettre à la porte!
— La porte, c'est-à-dire à la fenêtre! - - Non,
Il ne sera pas dit qu'un homme de mon nom
Soit bravement sauvé par un bon gentilhomme
Sans lui dire : Marquis... — Le nom dont on vous nomme,
Monsieur?
DIDIER.
Didier.
SAVERNY.
Didier de quoi ?
DIDIER.
Didier de rien.
Çà, l'on vous tue, et moi, je vous secours. C'est bien,
Allez-vous-en.
SAVERNY.
Voilà vos façons! — Par ces traîtres
Que ne me laissiez-vous tuer sous vos fenêtres!
J'eusse aimé mieux cela, car sans vous, sur ma foi,
J'étais mort. Six larrons, six voleurs contre moi!
Mort! Six larges poignards contre une mince épée!...
Apercevant Marion, qui jusque-là a cherché à l'éviter.
ACTE I. — LE RENDEZ-VOUS. 27
Mais vous aviez ici l'âme bien occupée,
Je comprends. Je dérange un entretien fort doux.
Pardon.
A part.
Voyons pourtant la dame.
Il s'approche de Marion tremblante et la reconnaît. — Bas.
Quoi! c'est vous!
Montrant Didier.
C'est donc lui !
MARION, bas.
Ha! monsieur, vous me perdez!
SAVERNY, saluant.
Madame. . .
MARION, bas.
C'est la première fois que j'aime.
DIDIER, à part.
Sur mon âme,
Cet homme la regarde avec des yeux hardis!
Il renverse la lampe d'un coup de poing.
SAVERNY.
Quoi donc, vous éteignez cette lampe?
DIDIER.
Je dis
Qu'il convient, s'il vous plaît, que nous partions ensemble.
SAVERNY.
Soit. Je vous suis.
A Marion, qu'il salue profondément.
Adieu, madame.
DIDIER, à part.
A quoi ressemble
Ce muguet?
A Saverny.
Venez donc!
28 MARION DE LORME.
Vous êtes brusque, mais
Je vous dois d'être en s .- . .: s'il vous faut jamais
Dévoûment, zèle, ardeur, amitié fraternelle... —
Marquis de Savernv, Paris, hôtel de Nesle.
DIDIER.
Bon!
A r
La voir par un fat examiner ainsi!
Ils sorte-- par — Oo ; - ; Didier dehors.
Votre route est par là. — La mienne est par ici.
SCENE IV.
MARION, DAME ROSE.
Mai
MARION.
Dame Rose!
Dame Rose parait. — ]
Fermez.
DAME ROSE.
La fer larme —
On dirait qu'elle pleure.
Haut.
Il est temps de dormir, madame.
MARION.
. c'est -otre heure,
ous autre
D-
\zz m'accommoder.
DAME ROSE,
Eh bien,
Madame, le monsieur de ce soir est-il bien?
— Riche?
ACTE I. — LE RENDEZ-VOUS. 29
MARION.
Non.
DAME ROSE.
Galant ?
MARION.
Non.
Se tournant vers Rose.
Rose, il ne m'a pas même
Baisé la main.
DAME ROSE.
Alors, qu'en faites-vous ?
MARION, pensive.
Je l'aime.
3o MARION DE LORME.
ACTE DEUXIEME.
LA RENCONTRE.
BLOIS.
La porte d'un cabaret. — Une place. — On voit dans le fond la ville de Biois en amphithéâtre
et les tours de Saint-Nicolas sur la colline couverte de maisons.
SCENE PREMIERE.
LE COMTE DE GASSÉ, LE MARQUIS DE BRICHANTEAU, LE
VICOMTE DE BOUCHAVANNES, LE CHEVALIER DE ROCHE-
BARON. Ils sont assis à des tables devant la porte; les uns fument, les autres jouent aux
dés et boivent. -Ensuite LE CHEVALIER DE MONTPESAT, LE COMTE
DE VILLAC; — puis L'AN GEL Y, — puis le crieur public et la foule.
BRICHANTEAU, se levant, à Gassé qui entre.
Gassé! —
Ils se serrent la main.
Tu viens à Blois joindre le régiment?
Le saluant.
Nous te complimentons de ton enterrement.
Examinant sa toilette.
Ah!
GASSÉ.
C'est la mode. Orange, avec des faveurs bleues.
Croisant les bras et retroussant ses moustaches.
Savez-vous bien que Blois est à quarante lieues
De Paris ?
BRICHANTEAU.
C'est la Chine !
GASSÉ. ,
Et cela fait crier
Les femmes! Pour nous suivre il faut s'expatrier!
ACTE II. — LA RENCONTRE. 31
BOUCHAVANNES, se détournant du jeu.
Monsieur vient de Paris ?
ROCHEBARON, quittant sa pipe.
Dit-on quelques nouvelles ?
GASSÈ, saluant.
Point. — Corneille toujours met en l'air les cervelles.
Guiche a l'ordre. Ast est duc. Puis des riens à foison.
De trente huguenots on a fait pendaison.
Toujours nombre de duels. Le trois, c'était d'Angennes
Contre Arquien pour avoir porté du point de Gênes -,
Lavardin avec Pons s'est rencontré le dix
Pour avoir pris à Pons la femme de Sourdis ;
Sourdis avec d'Ailly pour une du théâtre
De Mondori. Le neuf, Nogent avec Lachâtre
Pour avoir mal écrit trois vers de Colletetj
Gorde avec Margaillan, pour l'heure qu'il était -,
D'Humière avec Gondi, pour le pas à l'église ;
Et puis tous les Brissac contre tous les Soubise
A propos du pari d'un cheval contre un chien.
Enfin, Caussade avec Latournelle, pour rienj
Pour le plaisir. Caussade a tué Latournelle.
BRICHANTEAU.
Heureux Paris! les duels ont repris de plus belle!
GASSÉ.
C'est la mode.
BRICHANTEAU.
Toujours festins, amours, combats.
On ne peut s'amuser et vivre que là-bas.
Bâillant.
Mais on s'ennuie ici de façon paternelle !
A Gassé.
Tu dis donc que Caussade a tué Latournelle?
GASSÉ.
Oui, d'un bon coup d'esoc.
Examinant les manches de Rochebaron.
Qu'avez-vous là, mon cher?
32 MARION DE LORME.
Songez que ce n'est plus la mode du bel air.
Aiguillettes! boutons! d'honneur, rien n'est plus triste.
Des nœuds et des rubans!
BRICHANTEAU.
Refais-nous donc la liste
De tous ces duels. Qu'en dit le roi ?
GASSÉ.
Le cardinal
Est furieux, et veut un prompt remède au mal.
BOUCHAVANNES.
Point de courrier du camp ?
GASSÉ.
Je crois que par surprise
Nous avons pris Figuère, ou bien qu'on nous l'a prise.
Réfléchissant.
C'est à nous qu'on l'a prise.
ROCHEBARON.
Et que dit de ce coup
Le roi ?
GASSÉ.
Le cardinal n'est pas content du tout.
BRICHANTEAU.
Que fait la cour ? Le roi se porte bien sans doute ?
GASSÉ.
Non pas. Le cardinal a la fièvre et la goutte,
Et ne va qu'en litière.
BRICHANTEAU.
Etrange original !
Quand nous te parlons roi, tu réponds cardinal.
GASSÉ.
Ah! — c'est la mode.
BOUCHAVANNES.
Ainsi rien de nouveau ?
ACTE II. — LA RENCONTRE. 33
GASSÉ.
Que dis-je ?
Pas de nouvelles? — Mais, un miracle, un prodige,
Qui tient depuis deux mois Paris en passion !
La fuite, le départ, la disparition...
BRICHANTEAU.
De qui ?
GASSÉ.
De Marion de Lorme, de la belle
Des belles.
BRICHANTEAU, d'un air mystérieux.
A ton tour écoute une nouvelle.
Elle est ici.
GASSÉ.
Vraiment ! à Blois !
BRICHANTEAU.
Incognito.
GASSE, haussant les épaules.
Marion! — Vous raillez, monsieur de Brichanteau!
Elle ici ! Marion ! elle qui fait la mode !
Mais c'est que de Paris ce Blois est l'antipode!
Regardez : — tout est laid, tout est vieux, tout est mal.
Montrant les tours de Saint-Nicolas.
Ces clochers même ont l'air gauche et provincial !
ROCHEBARON.
C'est vrai.
BRICHANTEAU.
Douterez-vous que Saverny l'ait vue ?
Cachée ici ? déjà d'un grand amant pourvue ?
Lequel même a sauvé Saverny, s'il vous plaît,
De voleurs qui la nuit l'avaient pris au collet,
Bons larrons, qui voulaient faire en cette rencontre
L'aumône avec sa bourse et voir l'heure à sa montre.
GASSÉ.
Mais c'est toute une histoire !
THÉÂTRE. — II. 5
34
MARION DE LORME.
ROCHEBARON, à Brichanteau.
En êtes-vous bien sûr?
BRICHANTEAU.
Comme j'ai six besans d'argent sur champ d'azur !
Si bien que Saverny depuis n'a d'autre envie
Que de trouver cet homme auquel il doit la vie.
BOUCHAVANNES.
Mais il peut bien l'aller trouver chez elle.
BRICHANTEAU.
Non.
Elle a changé depuis de logis et de nom.
On a perdu sa trace.
Marion et Didier traversent lentement le fond sans être vus des interlocuteurs,
et entrent par une petite porte dans une des maisons latérales.
CASSÉ.
Il fallait que je vinsse
A Blois, pour retrouver Marion en province !
Entrent MM. de Villac et de Montpesat, parlant haut et se disputant.
VILLAC.
Moi je te dis que non !
MONTPESAT.
Moi je te dis que si!
VILLAC.
Le Corneille est mauvais !
MONTPESAT.
Traiter Corneille ainsi !
Corneille enfin, l'auteur du Ci A et de Mélitel
VILLAC.
Mélite, soit! j'en dois avouer le mérite;
Mais Corneille n'a fait que descendre depuis,
Comme ils font tous! Pour toi je fais ce que je puis.
Parle-moi de Mélite et de La Galerie
Du Palais! Mais Le Cul, qu'est cela, je te prie?
ACTE II. — LA RENCONTRE. 35
CASSÉ, à Montpcsat.
Monsieur est modéré.
MONTPESAT.
Le Cid est bon !
VILLAC.
Méchant!
Ton Cid, mais Scudéry l'écrase en le touchant !
Quel style ! ce ne sont que choses singulières,
Que façons de parler basses et familières.
Il nomme à tout propos les choses par leurs noms.
Puis Le Cid est obscène et blesse les canons.
Le Cid n'a pas le droit d'épouser son amante.
Tiens, mon cher, as-tu lu Vyrame et Brada/vante?
Quand Corneille en fera de pareils, donne-m'en.
ROCHEBARON, à Montpcsat.
Lisez aussi Le Grand et Dernier Soliman
De monsieur Mairet. C'est la grande tragédie.
Mais Le Cid!
VILLAC.
Puis il a l'âme vaine et hardie.
Croit-il pas égaler messieurs de Boisrobert,
Chapelain, Serisay, Mairet, Gombault, Habert,
Bautru, Giry, Faret, Desmarets, Malleville,
Duryer, Cherisy, Colletet, Gomberville,
Toute l'académie enfin !
BRICHANTEAU, riant de pitié et haussant les épaules.
C'est excellent !
VILLAC.
Puis monsieur veut créer! inventer! Insolent!
Créer après Garnier ! après le Théophile !
Après Hardy ! Le fat ! Créer, chose facile !
Comme si ces esprits fameux avaient laissé
Quelque chose après eux qui ne fût pas usé !
Chapelain là-dessus le raille d'une grâce !
ROCHEBARON.
Corneille est un croquant!
36 MARION DE LORME.
BOUCHAVANNES.
Mais l'évêque de Grasse,
Monsieur Godeau, m'a dit qu'il a beaucoup d'esprit.
MONTPESAT.
Beaucoup !
V1LLAC.
S'il écrivait autrement qu'il n'écrit,
S'il suivait Aristote et la bonne méthode. . .
GASSÉ.
Messieurs, faites la paix. Corneille est à la" mode.
Il succède à Garnier, comme font de nos jours
Les grands chapeaux de feutre aux mortiers de velours.
MONTPESAT.
Moi, je suis pour Corneille et les chapeaux de feutre.
GASSÉ, a Montpesat.
Tu vas trop loin ! —
A Vil lac.
Garnier est très beau, — je suis neutre,
Mais Corneille a du bon parfois.
VILLAC.
D'accord.
ROCHEBARON.
D'accord.
C'est un garçon d'esprit et que j'estime fort.
BRICHANTEAU.
Mais ce Corneille-là, c'est de courte noblesse?
ROCHEBARON.
Ce nom sent le bourgeois d'une façon qui blesse.
EOUCHAVANNES.
Famille de robins, de petits avocats,
Qui se sont fait des sous en rognant des ducats.
Entre L'Angely, qui va s'asseoir à une table seul et en silence.
En noir, velours et passequilles d'or.
ACTE II. - LA RENCONTRE. 37
VILLAC.
Messieurs, si le public goûte ses rapsodies,
C'en est fait du bel art des tragi-comédies !
Le théâtre est perdu, ma parole d'honneur!
C'est ce que Richelieu. . .
GASSE, regardant L'Angcly de travers.
Dites donc monseigneur,
Ou parlez plus bas. . .
BRICHANTEAU.
Baste! au diable l'éminence!
N'est-ce donc pas assez que, soldats et finance,
Il ait tout, que de tout il puisse disposer,
Sans que sur notre langue il vienne encor peser !
BOUCHAVANNES.
Meure le Richelieu qui déchire et qui flatte!
L'homme à la main sanglante, à la robe écarlate!
ROCHEBARON.
A quoi donc sert le roi ?
BRICHANTEAU.
Les peuples dans la nuit
Vont marchant, l'œil fixé sur un flambeau qui luit.
Il est le flambeau, lui. Le roi, c'est la lanterne
Qui le sauve du vent sous sa vitre un peu terne.
BOUCHAVANNES.
Oh! puissions-nous un jour, et ce jour sera beau,
Du vent de notre épee éteindre ce flambeau !
ROCHEBARON.
Ah ! si chacun pensait comme moi sur son compte !
BRICHANTEAU.
Nous nous réunirions...
A Bouchavanne*.
Qu'en penses-tu, vicomte
38 MARTON DE LORME.
BOUCHAVANNES.
Et nous lui donnerions un bon coup de Jarnac !
L'ANGELY, se levant, d'une voix lugubre.
Un complot! Jeunes gens, songez à Marillac!
Tous tressaillent, se retournent, et se taisent consternés, l'œil fixé sur L'Angely,
qui se rassied en siience.
VILLAC, prenant Montpesat à l'écart.
Chevalier, tout à l'heure, à propos de Corneille,
Tu m'as parlé d'un ton qui m'a choqué l'oreille.
Je voudrais à mon tour te dire, s'il te plaît,
Deux mots.
MONTPESAT.
A l'épée ?
VILLAC.
Oui.
MONTPESAT.
Veux-tu le pistolet ?
VILLAC.
L'un et l'autre.
MONTPESAT, lui prenant le bras.
Cherchons quelque coin par la ville.
L'ANGELY, se levant.
Un duel! Souvenez-vous du sieur de Boutteville!
Nouvelle consternation dans l'assistance. Villac et Montpesat se quittent,
l'œil attaché sur L'Angely.
ROCHEBARON.
Quel est cet homme noir qui me fait peur, ma foi ?
L'ANGELY.
Mon nom est L'Angely. Je suis bouffon du roi.
BRICHANTEAU, riant.
Je ne m'étonne plus que le roi soit si triste.
ACTE II. - LA RENCONTRE. 39
BOUCHA VANNES, riant.
C'est un plaisant bouffon qu'un fou cardinaliste !
L'ANGELY, debout.
Prenez garde, messieurs. Le ministre est puissant ;
C'est un large faucheur qui verse à flots le sang;
Et puis, il couvre tout de sa soutane rouge,
Et tout est dit.
Un silence.
CASSÉ.
Mordieu !
ROCIIEBARON.
Du diable si je bouge !
BRICHANTEAU.
Çà, près de ce bouffon Pluton est un rieur.
Entre un flot de peuple qui sort des rues et des maisons et couvre la place.
Au milieu, le crieur public à cheval, avec quatre valets de ville en livrée,
dont un sonne de la trompe, tandis qu'un autre bat du tambour.
CASSÉ.
Que vient donc faire ici ce peuple? — Ah! le crieur!
Que va-t-il nous chanter, en fait de patenôtre?
BRICHANTEAU, à un bateleur qui est mêlé à la foule
et qui porte un singe sur son dos.
Mon bon ami , lequel de vous deux fait voir l'autre ?
MONTPESAT, à Rochebaron.
Voyez donc si nos jeux de cartes sont complets.
Montrant les quatre valets de ville en livrée.
Je gage qu'en l'un d'eux on a pris ces valets.
LE CRIEUR PUBLIC, d'une voix nasillarde.
Bourgeois, silence !
BRICHANTEAU, bas, à Gassé.
Il est d'une mine farouche
Et sa voix doit user son nez plus que sa bouche.
4°
MARION DE LORME.
LE CRIEUR.
«Ordonnance. — Louis, par la grâce de Dieu... »
BOUCHAVANNES, bas, à Brichanteau.
Manteau fleurdelysé qui cache Richelieu !
L'ANGELY.
Écoutez, messieurs!
LE CRIEUR, poursuivant.
« . . .Roi de France et de Navarre. . . »
BRICHANTEAU, bas, à Bouchavannes.
Un beau nom dont jamais ministre n'est avare.
LE CRIEUR, poursuivant.
« ...A tous ceux qui verront ces présentes, salut!
Il salue.
« Ayant considéré que chaque roi voulut
«Exterminer le duel par des peines sévères;
«Que malgré les édits, signés des rois nos pères,
«Les duels sont aujourd'hui plus nombreux que jamais;
«Ordonnons et mandons, voulons que désormais
«Les duellistes, félons qui de sujets nous privent,
« Qu'il en survive un seul ou que tous deux survivent,
« Soient pour être amendés traduits en notre cour,
« Et, nobles ou vilains, soient pendus haut et court.
« Et, pour rendre en tout point l'édit plus efficace,
« Renonçons pour ce crime à notre droit de grâce.
« C'est notre bon plaisir. — Signé Louis. — Plus bas
« Richelieu. »
Indignation parmi les gentilshommes.
BRICHANTEAU.
Nous, pendus comme des Barabbas!
BOUCHAVANNES.
Nous pendre! Dites-moi comment l'endroit se nomme
Où l'on trouve une corde à pendre un gentilhomme!
ACTE II. — LA RENCONTRE, 41
LE CRIEUR, poursuivant.
«Nous, prévôt, pour que tous se le tiennent pour dit,
« Enjoignons qu'en la place on attache l'édit. »
Deux valets de ville attachent un grand écriteau à une potence en fer
qui sort d'un mur à droite.
GASSÉ.
A la bonne heure, au moins! c'est l'édit qu'il faut pendre.
BOUCHAVANNES, secouant la tète.
Oui, comte!... — en attendant celui qui l'a fait rendre!
Le crieur sort. Le peuple se retire. — Entre Savernv.
— Le jour commence à baisser.
SCENE IL
Les Précédents, LE MARQUIS DE SAVERNY.
BRICHANTEAU, allant à Savernv.
Mon cousin Saverny ! — Hé bien , as-tu trouvé
L'homme qui des larrons l'autre nuit t'a sauvé?
SAVERNY.
Non. Par la ville en vain je cherche, je m'informe.
Les voleurs, le jeune homme, et Marion de Lorme,
Tout s'est évanoui comme un rêve qu'on a.
BRICHANTEAU.
Mais tu dois l'avoir vu quand il te ramena
Comme un chrétien tiré des mains de l'infidèle?
SAVERNY.
Il a d'abord du poing renversé la chandelle.
GASSÉ.
C'est étrange.
BRICHANTEAU.
Pourtant tu le reconnaîtrais
En le rencontrant?
SAVERNY.
Non. Je n'ai point vu ses traits.
42
iMARION DE LORME.
BRICHANTEAU.
Sais-tu son nom ?
SAVERNY.
Didier.
ROCHEBARON.
Ce n'est pas un nom d'homme,
C'est un nom de bourgeois.
SAVERNY.
C'est Didier qu'il se nomme.
Beaucoup, qui sont de race et qui font les vainqueurs,
Ont bien de plus grands noms, mais non de plus grands cœurs.
Moi, j'avais six voleurs, lui, Marion de Lorme;
Il la quitte, et me sauve. Ah! ma dette est énorme!
Et je la lui paîrai, je vous le jure à tous,
De tout mon sang!
VILLAC.
Marquis, depuis quand payez-vous
Vos dettes?
SAVERNY, fièrement.
J'ai toujours payé celles qu'on paie
Avec du sang. Mon sang, c'est ma seule monnaie.
La nuit est tout à fait tombée. On voit les fenêtres de la ville s'éclain.-r l'une
après l'autre. — Entre un allumeur, qui allume un réverbère au-dessus de
l'écriteau et s'en va. — La petite porte par laquelle sont entrés Marion et
Didier se rouvre. Didier en sort rêveur, marchant lentement, les bras croisés
dans son manteau.
SCENE III.
Les Précédents, DIDIER.
DIDIER, s'avançant lentement du fond, sans être vu
ni entendu des autres.
Marquis de Saverny ! . . . — Je voudrais bien revoir
Ce fat, qui fut près d'elle effronté l'autre soir.
J'ai son air sur le cœur.
BOUCHAVANNES, à Saverny qui cause avec Brichantcau.
Saverny !
ACTE II. — LA RENCONTRE. 43
DIDIER, à part.
C'est mon homme !
Il s'avance à pas lents, l'œil fixé sur les gentilshommes, et vient s'asseoir à une
table placée sous le réverbère qui éclaire l'écriteau, à quelques pas de L'An-
gely, qui demeure aussi immobile et silencieux.
BOUCHAVANNES, à Saverny qui se retourne.
Connaissez-vous l'édit?
SAVERNY.
Quel édit?
BOUCHAVANNES.
Qui nous somme
De renoncer au duel ?
SAVERNY.
Mais, c'est très sage.
BRICHANTEAU.
Oui, mais
Sous peine de la corde.
SAVERNY.
Ah ! tu railles ! — Jamais.
Qu'on pende les vilains, c'est très bien.
BRICHANTEAU, lui montrant l'écriteau.
Lis toi-même.
L'édit est sur le mur.
SAVERNY, apercevant Didier.
Hé! cette face blême
Peut me le lire.
A Didier, haussant la voix.
Holà ! hé ! l'homme au grand manteau !
L'ami ! — Mon cher ! —
A Brichanteau.
Je crois qu'il est sourd, Brichanteau.
DIDIER, qui ne l'a pas quitté des yeux, levant lentement la tête.
Me parlez-vous?
44
MARION DE LORME.
SAVERNY.
Pardieu! — Pour récompense honnête,
Lisez-nous l'écriteau placé sur votre tête.
DIDIER.
Moi?
SAVERNY.
Vous. Savez-vous pas épeler l'alphabet?
DIDIER, se levant.
C'est l'édit qui punit tout bretteur du gibet,
Qu'il soit noble ou vilain.
SAVERNY.
Vous vous trompez, brave homme.
Sachez qu'on ne doit pas pendre un bon gentilhomme ;
Et qu'il n'est dans ce monde, où tous droits nous sont dus,
Que les vilains qui soient faits pour être pendus.
Aux gentilshommes.
Ce peuple est insolent !
A Didier, en ricanant.
Vous lisez mal, mon maître!
Mais vous avez la vue un peu basse peut-être.
Otez votre chapeau, vous lirez mieux. Otez!
DIDIER, renversant la table qui est devant lui.
Ah! prenez garde à vous, monsieur! vous m'insultez.
Maintenant que j'ai lu, ma récompense honnête
Il me la faut! — Marquis, c'est ton sang, c'est ta tête!
SAVERNY, souriant.
Nos titres à tous deux, certes, sont bien acquis.
Je le devine peuple, il me flaire marquis.
DIDIER.
Peuple et marquis pourront se colleter ensemble !
Marquis, si nous mêlions notre sang, que t'en semble?
SAVERNY, reprenant son sérieux.
Monsieur, vous allez vite, et tout n'est pas fini.
Je me nomme Gaspard, marquis de Saverny.
ACTE II. — LA RENCONTRE. 45
DIDIER.
Que m'importe?
SAVERNY, froidement.
Voici mes deux témoins. Le comte
De Gassé; l'on n'a rien à dire sur son compte -,
Et monsieur de Villac, qui tient à la maison
La Feuillade, dont est le marquis d'Aubusson.
Maintenant êtes-vous noble homme ?
DIDIER.
Que t'importe?
Je ne suis qu.'un enfant trouvé sur une porte,
Et je n'ai pas de nom. Mais, cela suffit bien,
J'ai du sang à répandre en échange du tien !
SAVERNY.
Non pas, monsieur, cela ne peut suffire, en somme ;
Mais un enfant trouvé de droit est gentilhomme,
Attendu qu'il peut l'être ; et que c'est plus grand mal,
Dégrader un seigneur qu'anoblir un vassal.
Je vous rendrai raison. — Votre heure?
DIDIER.
Tout de suite.
SAVERNY.
Soit. — Vous n'usurpez pas la qualité susdite?...
DIDIER.
Une épée!
SAVERNY.
Il n'a pas d'épée ! Ah ! pasquedieu !
C'est mal. On vous prendrait pour quelqu'un de bas lieu.
Offrant sa propre épée à Didier.
La voulez-vous ? Elle est fidèle et bien trempée.
L'Angely se lève, tire son épée et la présente à Didier.
L'ANGELY.
Pour faire une folie, ami, prenez l'épée
D'un fou. — Vous êtes brave, et lui ferez honneur.
Ricanant.
En échange, éccurez, pour me porter bonheur
Vous me laisserez prendre un bout de votre corde.
46 MARION DE LORME.
DIDIER, prenant l'épée, amèrement.
Soit.
Au marquis.
Maintenant Dieu fasse aux bons miséricorde !
BRICHANTEAU, sautant de joie.
Un bon duel ! c'est charmant !
SAVERNY, à Didier.
Mais où nous mettre ?
DIDIER.
Sous
Ce réverbère.
GASSÉ.
Allons! messieurs, êtes-vous fous?
On n'y voit pas. Ils vont s'éborgner, par saint-George !
DIDIER.
On y voit assez clair pour se couper la gorge.
SAVERNY.
Bien dit.
VILLAC.
On n'y voit pas !
DIDIER.
On y voit assez clair,
Vous dis-je! et chaque épée est dans l'ombre un éclair!
Allons, marquis!
Tous deux jettent leurs manteaux, ôtent leurs chapeaux, dont ils se saluent
et qu'ils jettent derrière eux. ■ — Puis ils tirent leurs épées.
SAVERNY.
Monsieur, à vos ordres.
DIDIER.
En garde !
Ils croisent le 1er et ferraillent pied à pied, en silence et avec fureur. —
Tout a coup, la petite porte s'entr'ouvre, et Marion en robe blanche paraît.
ACTE II. — LA RENCONTRE. 47
SCÈNE IV.
Les Précédents, MARION.
MARION.
Quel est ce bruit?
Apercevant Didier sous le réverbère.
Didier !
Aux combattants.
Arrêtez !
Les combattants continuent.
A la garde !
SAVERNY.
Qu'est-ce que cette femme ?
DIDIER, se détournant.
Ah ! Dieu !
BOUCHAVANNES, accourant, à Saverny.
Tout est perdu!
Le cri de cette femme au loin s'est entendu.
J'ai des archers de nuit vu briller les rapières.
Entrent les archers avec des torches.
BRICHANTEAU, a Saverny.
Fais le mort, ou tu l'es!
SAVERNY, se laissant tomber.
Ah!
Bas à Brichanteau, qui se penche sur lui.
Les maudites pierres !
Didier, qui croit l'avoir tué, s'arrête.
De par le roi !
S'il est pris !
LE CAPITAINE QUARTENIER.
BRICHANTEAU, aux gentilshommes.
Sauvons le marquis ! Il est mort
Les gentilshommes entourent Saverny.
48 MARION DE LORME.
LE CAPITAINE QUARTENIER.
Arrêtez! messieurs! — Pardieu, c'est fort!
Venir se battre en duel sous la propre lanterne
De l'édit!
A Didier.
Rendez-vous !
Les archers saisissent et désarment Didier, qui est resté seul.
- Montrant Saverny couché à terre et entouré des gentilshommes.
Et cet autre à l'œil terne,
Qu'est-il ? Son nom ?
BRICHANTEAU.
Gaspard, marquis de Saverny.
Il est mort.
LE CAPITAINE QUARTENIER.
Mort? Alors son procès est fini.
Jl fait bien. Cette mort vaut encor mieux que l'autre.
MARION, effrayée.
Que dit-il?
LE CAPITAINE QUARTENIER, à Didier.
Maintenant, cette affaire est la vôtre.
Venez, monsieur.
Les archers emmènent Didier d'un côté. Les gentilshommes emportent
Saverny de l'autre.
DIDIER, à Marion, immobile de terreur.
Adieu, Marie, oubliez-moi!
Adieu !
Ils sortent.
SCENE V.
MARION, L'ANGELY.
MARION, courant pour le retenir.
Didier! Pourquoi cet adieu-là? pourquoi
T'oublier?
Les soldats la repoussent- elle revient vers L'Angely avec angoisse.
Est-il donc perdu pour cette affaire?
Monsieur, qu'a-t-il donc fait, et que veut-on lui faire?
ACTE IL — LA RENCONTRE. 49
L'ANGELY lui prend la main et la mène en silence devant l'écritcau.
Lisez.
MARION. Elle lit et recule avec horreur.
Dieu! juste Dieu! la mort! Ils me l'ont pris!
Ils le tueront! C'est moi qui le perds par mes cris!
J'appelais au secours, mais à mes cris funèbres
La mort venait, hâtant ses pas dans les ténèbres!
— C'est impossible! — Un duel! est-ce un si grand forfait?
A L'Angely.
N'est-ce pas qu'on ne peut le condamner?
L'ANGELY.
Si fait.
MARION.
Mais il peut s'échapper.
L'ANGELY.
Les murailles sont hautes !
MARION.
Ah ! c'est moi qui lui fais un crime avec mes fautes !
Dieu le frappe pour moi. — Mon Didier! —
A L'Angely.
Savez-vous
Que c'est lui pour qui rien ne m'eût semblé trop doux?
Dieu ! les cachots ! la mort ! Peut-être la torture ! . . .
L'ANGELY.
Peut-être. — Si l'on veut.
MARION.
Mais je puis d'aventure
Voir le roi? Le roi porte un cœur vraiment royal,
Il fait grâce?
L'ANGELY.
Oui, le roi. Mais non le cardinal.
MARION, égarée.
Mais qu'en ferez-vous donc ?
L'ANGELY.
L'affaire est capitale.
Il faut qu'il roule au bas de la pente fatale.
THEATRE. II. 4
IMIT.1MI lut VATIOSALr..
50
MARION DE LORME.
MARION.
C'est horrible !
A L'Angelj.
Monsieur, vous me glacez d'effroi !
Et qui donc êtes- vous?
L'ANGELY.
Je suis bouffon du roi.
MARION.
O mon Didier! je suis indigne, vile, infâme.
Mais ce que Dieu peut faire avec des mains de femme,
Je te le montrerai. Je te suis!
Elle sort du côté par où est sorti Didier.
L'ANGELY, resté seul.
Dieu sait où !
Ramassant son épée laissée à terre par Didier.
Çà, qui dirait qu'ici c'est moi qui suis le fou?
Il sort.
ACTE TROISIEME.
LA COMÉDIE.
CHATEAU DE NANGIS.
Un parc dans le goût de Henri IV. — Au fond, sur une hauteur, on voit le château de
Nangis, neuf et vieux. Le vieux, donjon à ogives et tourelles; le neuf, maison haute, en
briques, à coins de pierre de taille, à toit pointu. — La grande porte du vieux donjon est
tendue de noir, et de loin on y distingue un écusson, celui des familles de Nangis et de
Saverny.
SCENE PREMIERE.
M. DE LAFFEMAS, petit costume de magistrat du temps; LE MARQUIS DE
SAVERNY, déguisé en officier du régiment d'Anjou, perruque, moustaches et royale
noires, un emplâtre sur l'œil.
LAFFEMAS.
Çà, vous étiez présent, monsieur, à l'algarade?
SAVERNY, retroussant sa moustache.
Monsieur, j'avais l'honneur d'être son camarade.
Il est mort.
LAFFEMAS.
Le marquis de Saverny?
SAVERNY.
Bien mort!
D'une botte poussée en tierce, qui d'abord
A rompu le pourpoint, puis s'est fait une voie
Entre les côtes, par le poumon, jusqu'au foie,
Qui fait le sang, ainsi que vous devez savoir,
Si bien que la blessure était horrible à voir!
LAFFEMAS.
Est-il mort sur le coup ?
SAVERNY.
A peu près. Son martyre
A peu duré. J'ai vu succéder au délire
4-
V
MARION DE LORME.
Le spasme, puis au spasme un affreux tétanos,
Et l'emprostothonos à l'opistothonos.
LAFFEMAS.
Diable !
SAVERNY.
D'après cela, voyez- vous, je calcule
Qujl est faux que le sang passe par la jugule,
Et qu'on devrait punir Pecquet et les savants
Qui, pour voir leurs poumons, ouvrent des chiens vivants.
LAFFEMAS.
Mort, ce pauvre marquis!
SAVERNY.
Une botte assassine !
LAFFEMAS.
Vous êtes donc, monsieur, docteur en médecine?
SAVERNY.
Non.
LAFFEMAS.
Vous l'avez pourtant étudiée ?
:z p(
SAVERNY.
Un peu,
Dans Aristote.
LAFFEMAS.
Aussi vous en parlez, morbleu!
SAVERNY.
Ma foi, je suis d'un cœur fort épris de malice ;
Nuire me plaît. Je fais le mal avec délice ;
J'aime à tuer. Aussi j'eus toujours le dessein
De me faire à vingt ans soldat ou médecin.
J'ai longtemps hésité. Puis j'ai choisi l'épée.
C'est moins sûr, mais plus prompt. — J'eus bien l'âme occupée
Un moment d'être acteur, poëte et montreur d'ours -,
Mais j'aime assez dîner et souper tous les jours.
Foin des ours et des vers!
ACTE III. — LA COMEDIE. 53
LAFFEMAS.
Pour cette fantaisie,
Vous aviez donc, mon cher, appris la poésie?
SAVERNY.
Un peu, dans Aristote.
LAFFEMAS.
Et vous étiez connu
Du marquis?
SAVERNY.
Je ne suis qu'un soldat parvenu.
Il était lieutenant que j'étais anspessade.
LAFFEMAS.
Vraiment?
SAVERNY.
J'étais d'abord à monsieur de Caussade,
Lequel au colonel du marquis me donna.
Maigre était le cadeau. L'on donne ce qu'on a.
Us m'ont fait officier ; j'ai la moustache noire,
Et j'en vaux bien un autre, et voilà mon histoire!
LAFFEMAS.
On vous a donc chargé de venir au château
Avertir l'oncle?
SAVERNY.
Avec son cousin Brichanteau
Je suis venu, traînant son cercueil en carrosse
Pour qu'on l'enterre ici, comme on eût fait sa noce.
LAFFEMAS.
Comment le vieux marquis de Nangis a-t-il pris
La mort de son neveu ?
SAVERNY.
Sans bruit, sans pleurs, sans cris.
LAFFEMAS.
Il l'aimait fort pourtant?
SAVERNY.
Comme on aime sa vie.
Sans enfants, il n'avait qu'un amour, qu'une envie,
54
iMARION DE LORME.
Qu'un espoir, — ce neveu, qu'il aimait d'un cœur chaud,
Quoiqu'il ne l'eût pas vu depuis cinq ans bientôt.
Passe au fond le vieux marquis de Nangis. — Cheveux blancs, visage pâle, les
bras croisés sur la poitrine. Habit à la mode de Henri IV. Grand deuil.
La plaque et le cordon du Saint-Esprit. Il marche lentement. Neuf gardes,
vêtus de deuil, la hallebarde sur l'épaule droite et le mousquet sur l'épaule
gauche, le suivent sur trois rangs à quelque distance, s'arrètant quand il s'ar-
rête et marchant quand il marche.
LAFFEMAS, le regardant passer.
Pauvre homme !
Il va au fond et suit le marquis des yeux.
SAVERNY, à part.
Mon bon oncle !
Entre Brichanteau, qui va à Savernv.
SCENE IL
Les Mêmes, BRICHANTEAU.
BRICHANTEAU.
Ah! deux mots à l'oreille.
Riant.
Mais depuis qu'il est mort, il se porte à merveille!
SAVERNY, bas, lui montrant le marquis qui passe.
Regarde, Brichanteau. — Pourquoi m'as-tu forcé
De lui porter ce coup que j'étais trépassé ?
Si nous lui disions tout? Veux-tu pas que j'essaie?
BRICHANTEAU.
Garde-t'en bien ! Il faut que sa douleur soit vraie.
Il faut qu'à tous les yeux il pleure abondamment.
Son deuil est un côté de ton déguisement.
SAVERNY.
Mon pauvre oncle!
BRICHANTEAU.
Il se peut bientôt qu'il te revoie.
ACTE III. — LA COMEDIE. 55
SAVERNY.
S'il n'est mort de douleur, il mourra de la joie.
De tels coups sont trop forts pour un vieillard.
BRIGHANTEAU.
Mon cher,
Il le faut.
SAVERNY.
J'ai grand'peine à voir son rire amer
Par moments, son silence et ses pleurs. Il me navre
A baiser ce cercueil!
BRICHANTEAU.
Un cercueil sans cadavre.
SAVERNY.
Oui, mais il m'a bien mort et sanglant dans son cœur.
C'est là qu'est le cadavre.
LAFFEMAS, revenant.
Ah! pauvre vieux seigneur!
Comme on voit dans ses yeux le chagrin qui le mine !
BRICHANTEAU, bas à Saverny.
Quel est cet homme noir et de mauvaise mine ?
SAVERNY, avec un geste d'ignorance.
Quelque ami qui se trouve au château.
BRICHANTEAU, bas.
Le corbeau
Est noir de même et vient à l'odeur du tombeau.
Plus que jamais, tais-toi. — C'est une face ingrate
Et louche, à rendre un fou prucTent comme Socrate!
Rentre le marquis de Nangis, toujours plongé dans une profonde rêverie.
Il vient à pas lents, sans paraître voir personne, s'asseoir sur un banc de
gazon.
56 MARION DE LORME.
SCÈNE III.
Les Mêmes, LE MARQUIS DE NANGIS.
LAFFEMAS, allant au-devant du vieux marquis.
Ah! monsieur le marquis! nous avons bien perdu.
C'était un neveu rare, et qui vous eût rendu
La vieillesse bien douce. Avec vous je le pleure.
Beau, jeune, on n'était point de nature meilleure!
Servant Dieu, réservé près des femmes, toujours
Juste en ses actions et sage en ses discours.
Un seigneur parfait, brave, et que chacun célèbre!
Mourir si tôt!
Le vieux marquis laisse tomber sa tête dans ses mains.
SAVERNY, bas à Brichanteau.
Le diable ait l'oraison funèbre !
Il me loue, et le rend plus triste, sur ma foi !
Toi, pour le consoler, dis-lui du mal de moi.
BRICHANTEAU, à Laffemas.
Vous vous trompez, monsieur. J'étais du même grade
Que Saverny. C'était un mauvais camarade,
Un fort méchant sujet, qui dans ces derniers temps
Se gâtait tous les jours. Brave, on l'est à vingt ans;
Mais, après tout, sa mort n'est pas digne d'estime.
LAFFEMAS.
Un duel! Mais voyez donc! le grand mal! le grand crime!
A Brichanteau, d'un air goguenard, lui montrant son épée.
Vous êtes officier?
BRICHANTEAU, du même ton, lui montrant sa perruque.
Vous êtes magistrat?
SAVERNY, bas.
Continue.
BRICHANTEAU.
Il était quinteux, menteur, ingrat.
Peu regrettable au fond; il allait aux églises,
ACTE III. — LA COMÉDIE. 57
Mais pour cligner de l'œil avec les Cidalises.
Ce n'était qu'un galant, qu'un fou, qu'un libertin.
SAVERNY, bas.
Bien ! bien !
BRICHANTEAU.
Avec ses chefs indocile et mutin.
Quant à sa bonne mine, il l'avait fort perdue,
Boitait, avait sur l'œil une loupe étendue,
De blond devenait roux, et de courbé bossu.
SAVERNY, bas.
Assez.
BRICHANTEAU.
Puis il jouait, on s'en est aperçu.
Il eût joué son âme aux dés, et je parie
Qu'il avait au brelan mangé sa seigneurie.
Tout son bien chaque nuit s'en allait au grand trot.
SAVERNY, le tirant par la manche. — Bas.
Assez, que diable, assez! tu le consoles trop!
LAFFEMAS, à Brichanteau.
Mal parler d'un ami défunt, c'est sans excuse!
BRICHANTEAU, montrant Savcrnv.
Demandez à monsieur.
SAVERNY.
Ah ! moi , je me récuse.
LAFFEMAS, affectueusement au vieux marquis.
Monseigneur, monseigneur, nous vous consolerons.
On a son meurtrier; — eh bien! nous le pendrons!
Il est sous bonne garde, et son affaire est sûre.
A Brichanteau et à Saverny.
Comprend-on le marquis de Saverny? Je jure
Qu'il est des duels que nul ne peut répudier;
Mais s'aller battre avec je ne sais quel Didier!
58 MARTON DE LORME.
SAVERNY, a part.
Didier!
Le vieux marquis, qui est resté pendant toute la scène immobile et muet, se
lève et sort à pas lents du côté opposé à celui d'où il est venu. Ses gardes
le suivent.
LAFFEMAS, essuyant une larme et le suivant des yeux.
En vérité, sa douleur me pénètre.
UN VALET, accourant.
Monseigneur !
BRICHANTEAU.
Laissez donc tranquille votre maître.
LE VALET.
C'est pour l'enterrement du feu marquis Gaspard.
Quelle heure fixe-t-on ?
BRICHANTEAU.
Vous le saurez plus tard.
LE VALET.
Puis, des comédiens, qui viennent de la ville,
Pour cette nuit céans demandent un asile.
BRICHANTEAU.
Pour des comédiens le jour est mal choisi;
Mais l'hospitalité, c'est un devoir aussi.
Montrant une grange à gauche.
Donnez-leur cette grange.
LE VALET, tenant une lettre.
Une lettre qui presse. . .
Lisant.
Monsieur de Laffemas. . .
LAFFEMAS.
Donnez. C'est mon adresse.
ACTE HT. — LA COMÉDIE. 59
BRICHANTEAU, bas à Savcrnv, qui est resté pensif dans un coin.
Hâtons-nous, Saverny! viens tout expédier
Pour ton enterrement.
Le tirant par la manche.
Çà, rêves- tu?
SAVERNY, à part.
Didier!
Ils sortent.
SCENE IV.
LAFFEMAS, seul.
C'est le sceau de l'état. — Oui , le grand sceau de cire
Rouge. Allons ! quelque affaire ! Ouvrons vite.
Lisant.
«Messire
«Lieutenant criminel, on vous fait ici part
«Que Didier, l'assassin du feu marquis Gaspard,
«S'est échappé...» — Mon Dieu, c'est un malheur énorme!
«Une femme, qu'on dit la Marion de Lorme,
«L'accompagne. Veuillez au plus tôt revenir.»
— Vite, des chevaux! — Moi qui croyais le tenir!
Bon! une affaire encor manquée, et mal conduite!
Malheur! sur deux, pas un! L'un est mort, l'autre en fuite.
Ah ! je le reprendrai !
Il sort. — Entre une troupe de comédiens de campagne, hommes, femmes,
enfants, en costumes de caractère. Parmi eux, Marion et Didier, vêtus à l'es-
pagnole; Didier coiffé d'un grand feutre et enveloppé d'un manteau.
SCENE V
LES COMÉDIENS, MARION, DIDIER.
UN VALET, conduisant les comédiens à la grange.
Voici votre logis.
Vous êtes chez monsieur le marquis de Nangis.
Tenez-vous décemment et tâchez de vous taire,
Car nous avons un mort que demain l'on enterre.
6o MARION DE LORME.
Surtout ne mêlez pas de chansons et de bruit
Aux chants que pour son âme on chantera la nuit.
LE GRACIEUX, petit et bossu.
Nous ferons moins de bruit que tous vos chiens de chasse
Qui vous vont aboyant aux jambes quand on passe.
LE VALET.
Mais des chiens ne sont pas des baladins, mon cher.
LE TAILLEBRAS, au Gracieux.
Tais-toi! tu nous feras, toi, coucher en plein air.
Le valet sort.
LE SCARAMOUCHE, à Marion et à Didier,
qui jusque-là sont restés immobiles dans un coin.
Cà, maintenant, causons. Vous voilà de la troupe.
Pourquoi monsieur courait portant madame en croupe,
Si l'on est deux époux ou deux tendres amants,
Si l'on fuit la police, ou bien les nécromans
Qui tenaient méchamment madame prisonnière,
Cela ne me regarde en aucune manière.
Que jouerez-vous? voilà tout ce que je veux voir.
— Écoute, tu feras les Chimènes, œil noir!
Marion fait une révérence.
DIDIER, indigné. — A part.
Lui voir ainsi parler par un vil saltimbanque!
LE SCARAMOUCHE, à Didier.
Quant à toi, si tu veux d'un beau rôle, il nous manque
Un matamore. — On est fendu comme un compas,
On fait la grosse voix et l'on marche à grands pas,
Puis, quand on a d'Orgon pris la femme ou la nièce,
On vient tuer le Maure à la fin de la pièce.
C'est un rôle tragique. Il t'irait entre tous.
DIDIER.
Comme il vous plaira.
LE SCARAMOUCHE.
Bon. Mais ne me dis plus vous.
ACTE III. — LA COMÉDIE. 61
Tu me manques.
Avec une profonde révérence
Salut, matamore !
DIDIER, à part.
Ces drôles !
LE SCARAMOUCHE, aux autres comédiens.
Sur ce, faisons la soupe, et repassons nos rôles.
Tous entrent dans la grange, excepté Marion et Didier.
SCÈNE VI.
MARION, DIDIER, puis LE GRACIEUX, SAVERNY,
puis LAFFEMAS.
DIDIER, après un long silence et avec un rire amer.
Marie! Eh bien, l'abîme est-il assez profond?
Vous ai-je, misérable, assez conduite au fond?
Vous m'avez voulu suivre ! Hélas ! ma destinée
Marche, et brise la vôtre à sa roue enchaînée.
Eh bien, où sommes-nous? — Je vous l'avais bien dit.
MARION, tremblante et joignant les mains.
Didier ! est-ce un reproche ?
DIDIER.
Ah! que je sois maudit,
Et plus maudit du ciel, et plus proscrit des hommes
Qu'on ne le fut jamais et que nous ne le sommes,
Hélas! si de ce cœur, dont toi seule es la foi,
Jamais il peut sortir un reproche pour toi!
Quand tout me frappe ici, me repousse et m'exile,
N'es-tu pas mon sauveur, mon espoir, mon asile ?
Qui trompa le geôlier ? Qui vint limer mes fers ?
Qui descendit du ciel pour me suivre aux enfers?
Avec le prisonnier qui donc se fit captive?
Avec le fugitif qui se fit fugitive?
Quelle autre eût eu ce cœur, plein de ruse et d'amour,
Qui délivre, soutient, console tour à tour?
62 MARION DE LORME.
Moi, fatal et méchant, m'as-tu pas, faible femme,
Sauvé de mon destin, hélas! et de mon âme?
N'as-tu pas eu pitié de ce pauvre opprimé ?
Moi, que tout haïssait, ne m'as-tu pas aimé?
MARION, pleurant.
Didier, c'est mon bonheur, vous aimer et vous suivre !
DIDIER.
Oh! laisse de tes yeux, laisse, que je m'enivre!
Dieu voulut, en mêlant une âme à mon limon,
Accompagner mes jours d'un ange et d'un démon -,
Mais, oh! qu'il soit béni, lui dont la grâce étrange
Me cache le démon et me laisse voir l'ange !
MARION.
Vous êtes mon Didier, mon maître et mon seigneur.
DIDIER.
Ton mari, n'est-ce pas?
MARION, a part.
Hélas!
DIDIER.
Que de bonheur,
En quittant cette terre implacable et jalouse,
Te prendre et t'avouer pour dame et pour épouse !
Tu veux bien? dis, réponds.
MARION.
Je serai votre sœur,
Et vous serez mon frère.
DIDIER.
Oh non! cette douceur
De t'avoir devant Dieu pour mienne, pour sacrée,
Ne la refuse pas à mon âme altérée !
Va, tu peux avec moi venir en sûreté,
Car l'amant à l'époux garde ta pureté.
MARION, à part.
Hélas!
ACTE III. — LA COMÉDIE. 63
DIDIER.
Saviez-vous bien quel était mon supplice?
Souffrir qu'un baladin vous parle et vous salisse !
Ah ! ce n'est pas la moindre entre tant de douleurs
Que de vous voir mêlée à ces vils bateleurs !
Vous, chaste et noble fleur, jetée avec ces femmes,
Avec ces hommes pleins d'impuretés infâmes!
MARION.
Didier, soyez prudent.
DIDIER.
Dieu ! que j'ai combattu
Contre ma colère!... Ah! cet homme, il vous dit : tu!
Quand moi, moi, votre époux, à peine encor je l'ose,
De crainte d'enlever à ce front quelque chose !
MARION.
Vivez bien avec eux, il y va de vos jours, —
Des miens!
DIDIER.
Elle a raison, elle a raison toujours!
Ah ! quoique à chaque instant mon mauvais sort renaisse,
Tu me donnes ton cœur, ton bonheur, ta jeunesse !
D'où vient que tous ces dons sont prodigués pour moi
Qui seraient peu payés du royaume d'un roi ?
Je ne t'offre en retour que misère et folie.
Le ciel te donne à moi, l'enfer à moi te lie.
Pour mériter tous deux ce partage inégal,
Qu_'ai-je donc fait de bien et qu'as-tu fait de mal ?
MARION.
Ah! Dieu, tout mon bonheur me vient de vous.
DIDIER, redevenu sombre.
Ecoute :
Quand tu parles ainsi, tu le penses sans doute.
Mais je dois t'avertir, oui, mon astre est mauvais.
J'ignore d'où je viens et j'ignore où je vais.
Mon ciel est noir. — Marie, écoute une prière.
Il en est temps encor, toi, retourne en arrière.
Laisse-moi suivre seul ma sombre route; hélas!
Après ce dur voyage, et quand je serai las,
64 MARION DE LORME.
La couche qui m'attend, froide d'un froid de glace,
Est étroite, et pour deux n'a pas assez de place.
— Va-t'en !
MARION.
Didier, je veux dans l'ombre et sans témoins
Partager avec vous... — oh! celle-là du moins!
DIDIER.
Que veux-tu donc? Sais-tu qu'à me suivre poussée,
Tu vas cherchant l'exil, la misère? insensée!
Et peut-être, entends-tu? de si longues douleurs
Que tes yeux adorés s'éteindront dans les pleurs.
Marion laisse tomber sa tête dans ses mains.
Ah! je le jure ici, cette peinture est vraie,
Et tu me fais pitié! ton avenir m'effraie,
Va-t'en !
MARION, éclatant en sanglots.
Ah! tuez-moi, si vous voulez encor
Parler ainsi !
Sanglotant.
Mon Dieu !
DIDIER, la prenant dans ses bras.
Marie, ô mon trésor!
Tant de larmes! j'aurais donné mon sang pour une!
Fais ce que tu voudras! suis-moi, sois ma fortune,
Ma gloire, mon amour, mon bien et ma vertu!
Marie! ah! réponds-moi. Je parle, m'entends-tu?
Il l'assied doucement sur le banc de gazon.
MARION, se dégageant de ses bras.
Ah! vous m'avez fait mal.
DIDIER, à genoux et courbé sur sa main.
Moi qui mourrais pour elle!
MARION, souriant dans ses larmes.
Vous m'avez fait pleurer, méchant!
DIDIER.
Vous êtes belle !
ACTE III. — LA COMÉDIE. 65
II s'assied sur le banc à côté d'elle.
Un seul baiser, au front, pur comme nos amours!
Il la baise au front. — Tous deux, assis, se regardent avec ivresse.
Regarde-moi, Marie, — encore, — ainsi, — toujours!
LE GRACIEUX, entrant.
On appelle dona Chimène dans la grange.
Marion se lève précipitamment d'auprès de Didier. — En même temps que le
Gracieux, entre Saverny, qui s'arrête au fond, et considère attentivement
Marion, sans voir Didier, qui est resté assis sur le banc, et qu'une brous-
saille lui cache.
SAVERNY, au fond, sans être vu. — A part.
Pardieu ! c'est Marion ! l'aventure est étrange !
Riant.
Chimène!
LE GRACIEUX, a Didier qui veut suivre Marion.
Restez là, vous, monsieur le jaloux.
Je veux vous taquiner.
DIDIER.
Corps-Dieu !
MARION, bas à Didier.
Contenez vous.
Didier se rassied. Elle entre dans la grange.
SAVERNY, au fond. — A part.
Qui donc lui fait courir le pays de la sorte?
Serait-ce le galant qui m'a prêté main-forte
Et sauvé l'autre soir? Son Didier! c'est cela.
Entre Laffemas.
LAFFEMAS, en habits de voyage, saluant Saverny.
Monsieur, je prends congé de vous...
SAVERNY, saluant.
Ah ! vous voilà,
Monsieur ! vous nous quittez. . .
Il rit.
THÉÂTRE. — II. 5
IMI'IWJtEME NATIONAIE.
66 MARION DE LORME.
LAFFEMAS.
Qu'avez-vous donc à rire ?
SAVERNY, riant.
C'est une folle histoire, et Ton peut vous la dire.
Parmi ces bateleurs qui ne font qu'arriver,
Là, devinez un peu qui je viens de trouver!
LAFFEMAS.
Parmi ces bateleurs?
SAVERNY.
Oui.
Riant plus fort.
Marion de Lorme!
LAFFEMAS, tressaillant.
Marion de Lorme !
DIDIER, qui depuis leur arrivée a le regard fixé sur eux.
Hein!
Il se lève à demi sur son banc.
SAVERNY, riant toujours.
Il faut que j'en informe
Tout Paris. — Allez-vous, monsieur, de ce côté?
LAFFEMAS.
Oui, le fait y sera fidèlement porté.
Mais êtes-vous bien sûr d'avoir cru reconnaître?...
SAVERNY.
Vive France! on connaît sa Marion, peut-être!
Fouillant dans sa poche.
J'ai sur moi son portrait, doux gage de sa foi,
Qu'elle fit peindre exprès par le peintre du roi.
Il donne à Laffemas un médaillon.
Comparez.
Montrant la porte de la grange.
On la voit par cette porte ouverte. . . —
En espagnole, — avec une basquine verte...
ACTE III. - LA COMÉDIE. 67
LAFFEMAS, portant les yeux tour à tour sur le portrait et sur la grange.
C'est elle ! — Marion de Lorme ! . . .
A part.
Je le tiens!
A Saverny.
A-t-elle un compagnon parmi tous ces payens?
SAVERNY.
Sans l'avoir vu, j'en jure. — Hé! sans être bégueules,
Ces dames n'aiment pas courir le pays seules.
LAFFEMAS, a part.
Faisons vite garder la porte. Il faudra bien
Que je démêle après le faux comédien.
A coup sûr, il est pris.
Il sort.
SAVERNY, regardant sortir Laffemas. — A part.
J'ai fait quelque sottise.
Bah!
Prenant à part le Gracieux, qui jusque-là était resté dans un coin,
gesticulant tout seul et grommelant son rôle entre ses dents.
— Quelle est cette dame, — ici, — dans l'ombre, — assise?
Il lui montre la porte de la grange.
LE GRACIEUX.
La Chimène ?
Avec solennité.
Seigneur, je ne sais pas son nom.
Montrant Didier.
Parlez à ce seigneur, son noble compagnon.
Il sort du côté du parc.
SCENE VII.
DIDIER, SAVERNY.
SAVERNY, se tournant vers Didier.
C'est monsieur? Dites-moi... — Mais c'est singulier comme
11 me regarde... Allons, mais c'est lui, c'est mon homme. —
Haut à Didier.
S'il n'était en. prison, vous ressemblez, mon cher...
v
68 MARION DE LORME.
DIDIER.
Et vous, s'il n'était mort, vous avez un faux air
D'un homme. . . — Que son sang sur sa tête retombe ! —
A qui j'ai dit deux mots qui l'ont mis dans la tombe.
SAVERNY.
Chut! — Vous êtes Didier!
DIDIER.
Vous, le marquis Gaspard!
SAVERNY.
C'est vous qui vous trouviez certain soir quelque part.
Donc, je vous dois la vie...
Il s'approche les bras ouverts. — Didier recule.
DIDIER.
Excusez ma surprise,
Marquis, mais je croyais vous l'avoir bien reprise.
SAVERNY.
Point. Vous m'avez sauvé, non tué. Maintenant,
Vous faut-il un second, un frère, un lieutenant?
Que voulez-vous de moi? mon bien? mon sang? mon âme?
DIDIER.
Non, rien de tout cela. Mais ce portrait de femme.
Savcrny lui donne le portrait. Amèrement, en regardant le portrait.
Oui! voilà son beau front, son œil noir, son cou blanc,
Surtout son air candide, — il est bien ressemblant.
SAVERNY.
Vous trouvez?
DIDIER.
C'est pour vous, dites, qu'elle fit faire
Ce portrait?
SAVERNY, avec un signe affirmatif, saluant Didi:r.
A présent, c'est vous qu'elle préfère,
Vous qu'elle aime et choisit entre tant d'amoureux.
Heureux homme!
ACTE III. — LA COMÉDIE. 69
DIDIER, avec un rire éclatant et désespéré.
Est-ce pas que je suis bien heureux!
SAVERNY.
Je vous fais compliment. C'est une bonne fille,
Et qui n'aime jamais que des fils de famille.
D'une telle maîtresse on a droit d'être fier,
C'est honorable; et puis cela donne bon air;
C'est de bon goût; et si de vous quelqu'un s'informe
On dit tout haut : l'amant de Marion de Lorme!
Didier veut lui rendre le portrait; il refuse de le recevoir.
Non. Gardez le portrait. Elle est à vous; ainsi
Le portrait vous revient de droit. Gardez.
DIDIER.
Merci.
Il serre le portrait dans sa poitrine.
SAVERNY.
Mais savez-vous qu'elle est charmante en espagnole!
Donc vous me succédez! Un peu, sur ma parole,
Comme le roi Louis succède à Pharamond.
Moi, ce sont les Brissac, — oui, tous les deux, — qui m'ont
Supplanté.
Riant.
Croiriez-vous?. . . le cardinal lui-même.
Puis le petit d'Effiat, puis les trois Sainte-Mesme,
Puis les quatre Argenteau... — Vous êtes dans son cœur
En bonne compagnie,...
Riant.
Un peu nombreuse. . .
DIDIER, à part.
Horreur.
SAVERNY.
Çà, vous me conterez... Moi, pour ne rien vous taire,
Je passe ici pour mort, et demain on m'enterre.
Vous, vous aurez trompé sbires et sénéchaux,
Marion vous aura fait ouvrir les cachots,
Vous aurez joint en route une troupe ambulante,
N'est-ce pas?... Ce doit être une histoire excellente!
7°
MARION DE LORME.
DIDIER.
Toute une histoire!
SAVERNY.
Elle a, pour vous, fait les yeux doux
Sans doute à quelque archer?
DIDIER, d'une voix de tonnerre.
Tête et sang! croyez-vous?
SAVERNY.
Quoi ! seriez-vous jaloux ?
Riant.
Oh! ridicule énorme!
Jaloux de qui? jaloux de Marion de Lorme!
La pauvre enfant! N'allez pas lui faire un sermon!
DIDIER.
Soyez tranquille!
A part.
O Dieu! l'ange était un démon!
Entrent Laffemas et le Gracieux. — Didier sort. — Saverny le suit.
SCENE VIII.
LAFFEMAS, LE GRACIEUX.
LE GRACIEUX, à Laffemas.
Seigneur, je ne sais pas ce que vous voulez dire.
A part.
Humph! Costume d'alcade et figure de sbire!
Un petit œil, orné d'un immense sourcil!
Sans doute il joue ici le rôle d'alguazil!
LAFFEMAS, tirant une bourse.
L'ami !
LE GRACIEUX, se rapprochant. — Bas à Laffemas.
Notre Chimène est ce qui vous intrigue,
Et vous voulez savoir?...
ACTE III. — LA COMÉDIE. 71
LAFFEMAS, bas en souriant.
Oui, quel est son Rodrigue?
LE GRACIEUX.
Son galant?
Oui.
LAFFEMAS.
LE GRACIEUX.
Celui qui gémit sous sa loi ?
LAFFEMAS, avec impatience.
Est-il là ?
LE GRACIEUX.
Sans doute.
LAFFEMAS, s'approchant vivement de lui.
Eh ! fais-le moi voir !
LE GRACIEUX, avec une profonde révérence.
C'est moi.
J'en suis fou.
Laffemas, désappointé, s'éloigne avec dépit, puis se rapproche, faisant sonner
sa bourse à l'oreille et aux yeux du Gracieux.
LAFFEMAS.
Connais-tu le son des génovines?
LE GRACIEUX.
Ah Dieu! cette musique a des douceurs divines!
LAFFEMAS, à part.
J'ai mon Didier!
Au Gracieux.
Vois-tu cette bourse ?
LE GRACIEUX.
Combien ?
LAFFEMAS.
Vingt génovines d'or.
LE GRACIEUX.
Humph!
72 MARION DE LORME.
LAFFEMAS, lui faisant sonner la bourse sous le nez.
Veux-tu ?
LE GRACIEUX, lui arrachant la bourse.
Je veux bien.
D'un ton théâtral, à Laffemas qui l'écoute avec anxiété.
Monseigneur! si ton dos .portait, — bien à son centre, —
Une bosse, en grosseur égale à ton gros ventre,
Si tu faisais remplir ces deux sacs de ducats,
De louis, de doublons, de sequins,... en ce cas...
LAFFEMAS, vivement.
Eh bien ! que dirais-tu ?
LE GRACIEUX, mettant la bourse dans sa poche.
J'empocherais la somme,
Et je dirais :
Avec une profonde révérence.
Merci, vous êtes un bon homme!
LAFFEMAS, à part, furieux.
Peste du jeune singe!
LE GRACIEUX, a part, riant.
Au diable le vieux chat!
LAFFEMAS, à part.
Ils se sont entendus au cas qu'on le cherchât.
C'est un complot tramé. Tous se tairont de même.
Oh! les maudits satans d'Egypte et de Bohême!
Au Gracieux, qui s'en va.
Çà, rends la bourse au moins!
LE GRACIEUX, se retournant, d'un ton tragique.
Pour qui me prenez-vous,
Seigneur? Et l'univers, que dirait-il de nous?
Vous, proposer, et moi, faire la chose infâme
De vous vendre à prix d'or une tête et mon âme!
Il veut sortir.
ACTE III. — LA COMEDIE. 73
LAFFEMAS, le retenant.
Fort bien ! mais rends l'argent.
LE GRACIEUX, toujours sur le même ton.
Je garde mon honneur,
Et je n'ai pas de compte à vous rendre, seigneur!
Il salue et rentre avec majesté dans la grange.
SCÈNE IX.
LAFFEMAS, seul.
Vil baladin! l'orgueil en des âmes si basses!
S'il se pouvait qu'un jour en mes mains tu tombasses,
Et si je ne chassais un plus noble gibier. . . —
Comment dans tout cela découvrir le Didier?
Prendre toute la bande en masse, et puis la faire
Mettre à la question, on ne peut. — Quelle affaire!
C'est chercher une aiguille en tout un champ de blé.
Il faudrait un creuset d'alchimiste endiablé
Qui, rongeant cuivre et plomb, mît à nu la parcelle
D'or pur que ce lingot d'alliage recèle. —
Retourner sans ma prise auprès de monseigneur
Le cardinal!
Se frappant le front.
Mais oui... quelle idée!... O bonheur!
Il est pris!
Appelant par la porte de la grange.
Hé! messieurs de la troupe comique,
Deux mots!
Les comédiens sortent en foule de la grange.
SCÈNE X.
Les Mêmes, LES COMEDIENS, parmi eux MARION et DIDIER,
puis SAVERNY, puis LE MARQUIS DE NANGIS.
LE SCARAMOUCHE, à Laffemas.
Que nous veut-on ?
LAFFEMAS.
Sans phrase académique,
74 MARION DE LORME.
Voici : — Le cardinal m'a commis à l'effet
De trouver, pour jouer dans les pièces qu'il fait
Aux moments de loisir que lui laisse le prince,
De bons comédiens, s'il en est en province.
Car, malgré ses efforts, son théâtre est caduc
Et lui fait peu d'honneur pour un cardinal-duc.
Tous les comédiens s'approchent avec empressement. — Entre Saverny,
qui observe avec curiosité ce qui se passe.
LE GRACIEUX, à part, comptant les génovines de Laffemas.
Douze! il m'avait dit vingt! il m'a volé! Vieux drôle!
LAFFEMAS.
Dites-moi tour à tour chacun un bout de rôle,
Tous! — pour que je choisisse et que je juge enfin.
A part.
S'il se tire de là, le Didier sera fin.
Haut.
Etes-vous au complet?
Marion s'approche furtivement de Didier, et cherche à l'entraîner.
Didier recule et la repousse.
LE GRACIEUX, allant à eux.
Eh! venez donc, vous autres!
MARION.
Juste ciel!
Didier la quitte et va se mêler aux comédiens; elle le suit.
LE GRACIEUX.
Etes-vous heureux d'être des nôtres!
Avoir des habits neufs, tous les jours un régal,
Et dire tous les soirs des vers de cardinal!
C'est un sort!
Tous les comédiens se rangent devant Larïemas. Marion et Didier parmi eux.
Didier sans regarder Marion, l'œil fixé en terre, les bras croisés sous son man-
teau; Marion attachant sur Didier des yeux pleins d'anxiété.
LE GRACIEUX, en tête de la troupe. — A part.
Eût-on cru que ce corbeau sinistre
Recrutât des farceurs au cardinal-ministre!
ACTE III. — LA COMÉDIE. 75
LAFFEMAS, au Gracieux.
Toi, d'abord. Quel es-tu?
LE GRACIEUX, avec un grand salut et une pirouette
qui fait ressortir sa bosse.
Je suis le Gracieux
De la troupe, et voici ce que je sais le mieux :
Il chante.
Des magistrats , sur des nuques
Ce sont d'énormes perruques.
De toute cette toison
On voit sortir à foison
Gênes, gibet, roue, amende,
Au moindre signe évident
D'une perruque plus grande
Qujon nomme le président.
L'avocat, c'est un déluge
De mots tombant sur le juge,
C'est un mélange matois
De latin et de patois. . .
LAFFEMAS, l'interrompant.
Tu chantes faux, à rendre envieuse une orfraie!
Tais-toi!
LE GRACIEUX, riant.
Le chant est faux, mais la chanson est vraie.
LAFFEMAS, au Scaramouchc.
A votre tour.
LE SCARAMOUCHE, saluant.
Je suis Scaramouche, seigneur.
J'ouvre la scène ainsi dans La Duègne d'honneur :
Déclamant.
«Rien n'est plus beau, disait une reine d'Espagne,
«Qu'un évêque à l'autel, un gendarme en campagne,
« Si ce n'est dame au lit et voleur au gibet. . . »
Laffemas l'interrompt du geste, et fait signe au Taillebras de parler.
Le Taillebras salue profondément et se redresse.
LE TAILLEBRAS, avec emphase.
Moi, je suis Taillebras. J'arrive du Thibet,
J'ai puni le grand Khan, pris le Mogol rebelle...
76 MARION DE LORME.
LAFFEMAS.
Autre chose!
Bas à Saverny, qui est debout près de lui.
Vraiment, que Marion est belle!
LE TAILLEBRAS.
C'est pourtant du meilleur. — S'il vous plaît cependant,
Je serai Charlemagne, empereur d'occident.
Tl déclame avec emphase.
«Quel étrange destin! ô ciel! je vous appelle!
«Soyez témoin, ô ciel, de ma peine cruelle;
«Il me faut dépouiller moi-même de mon bien,
«Délivrer à un autre un amour qui est mien,
«En douer mon contraire, et l'emplir de liesse,
« M'enfiellant l'estomac d'une amère tristesse.
«Ainsi pour vous, oiseaux, aux bois vous ne nichez ;
«Ainsi, mouches, pour vous aux champs vous ne nichez;
« Ainsi pour vous, moutons, vous ne portez la laine;
«Ainsi pour vous, taureaux, vous n'écorchez la plaine!
LAFFEMA ".
Bon.
A Saverny.
— Tudieu! les beaux vers! c'est dans la Bradamante
De Garnier! quel poëte!
A Marion.
A votre tour, charmante!
Votre nom ?
MARION, tremblant:.
Moi, je suis la Chimène.
LAFFEMAS.
Vraiment!
La Chimène? En ce cas, vous avez un amant
Qui tue en duel quelqu'un...
MARION, effrayée.
Moi!
LAFFEMAS, ricanant.
J'ai bonne mémoiie,
Et qui se sauve. . .
ACTE III. — LA COMEDIE. 77
MARION, à part.
Dieu!
LAFFEMAS.
Contez-nous cette histoire.
MARION, à demi tournée vers Didier.
«Puisque, pour t'empêcher de courir au trépas,
«Ta vie et ton honneur sont de faibles appas,
«Si jamais je t'aimai, cher Rodrigue, en revanche
« Défends-toi maintenant pour m'ôter à don Sanche.
« Combats pour m'affranchir d'une condition
« Qui me livre à l'objet de mon aversion.
«Te dirai-je encor plus? va, songe à ta défense,
«Pour forcer mon devoir, pour m'imposer silence ;
«Et, si tu sens pour moi ton cœur encore épris,
« Sors vainqueur d'un combat dont Chimène est le prix! »
Laffemas se lève avec galanterie et lui baise la main. Marion , paie,
regarde Didier, qui demeure immobile, les veux baissés.
LAFFEMAS.
Certe, il n'est pas de voix qui, mieux que vous ne faites,
Nous prenne au fond du cœur par des fibres secrètes ;
Vous êtes adorable!
A Saverny.
On ne peut le nier,
Le Corneille, après tout, ne vaut pas le Garnier.
Pourtant, il fait en vers meilleure contenance
Depuis qu'il a l'honneur d'être à son éminence.
A Marion.
Quel talent! quels beaux yeux! vous enterrer ainsi!
Vous n'êtes pas, madame, à votre place ici.
Asseyez-vous donc là.
Il s'assied et fait signe à Marion de venir s'asseoir près de lui. Elle recule.
MARION, bas à Didier, avec angoisse.
Grand Dieu! restons ensemble!
LAFFEMAS, souriant.
Mais venez près de moi vous asseoir.
Didier repousse Marion, qui vient tomber effrayée sur le banc
près de Laffemas.
78 MARION DE LORME.
MARION, à part.
Ah! je tremble!
LAFFEMAS, souriant à Marion d'un air de reproche.
Enfin!...
A Didier.
Vous, votre nom?
Didier fait un pas vers Laffemas, jette son manteau et enfonce
son chapeau sur sa tête.
DIDIER, d'un ton grave.
Je suis Didier.
MARION, LAFFEMAS, SAVERNY.
Didier!
Étonnement et stupeur.
DIDIER, à Laffemas, qui ricane avec triomphe.
Vous pouvez à présent tous les congédier!
Vous avez votre proie. Elle reprend sa chaîne.
Ah! cette joie enfin vous coûte assez de peine!
MARION, courant à lui.
Didier!
DIDIER, avec un regard glacé.
De celui-ci ne me détournez pas,
Madame !
Elle recule et vient tomber anéantie sur le banc.
A Laffemas.
Autour de moi j'ai vu tourner tes pas,
Démon! j'ai dans tes yeux vu la sinistre flamme
De ce rayon d'enfer qui t'illuminait l'âme!
Je pouvais fuir ton piège, inutile à moitié.
Mais tant d'efforts perdus, cela m'a fait pitié!
Prends-moi, fais-toi payer ta pauvre perfidie!
LAFFEMAS, avec une colère concentrée, et s'efforçant de rire.
Donc, vous ne jouez pas, monsieur, la comédie?
DIDIER.
C'est toi qui l'as jouée!
ACTE III. — LA COMEDIE. 79
LAFFEMAS.
Oh! je la jouerais mal.
Mais j'en fais une avec monsieur le cardinal ;
C'est une tragédie, — où vous aurez un rôle.
Marion pousse un cri d'effroi. Didier se détourne avec dédain.
Ne tournez pas ainsi la tête sur l'épaule,
Nous irons jusqu'au bout admirer votre jeu.
Allez! recommandez, monsieur, votre âme à Dieu.
MARION.
Ah!
En ce moment, le marquis de Nangis repasse au fond, toujours dans sa première
attitude et avec son peloton de hallebardiers. Au cri de Marion, il s'arrête et
se tourne vers les assistants, pâle, muet et immobile.
LAFFEMAS, au marquis de Nangis.
Monsieur le marquis, je réclame main-forte.
Bonne nouvelle! mais prêtez-moi votre escorte.
L'assassin du marquis Gaspard s'était enfui,
Mais nous l'avons repris.
MARION, se jetant aux genoux de Laffemas.
Monsieur, pitié pour lui!
LAFFEMAS, avec galanterie.
Vous à mes pieds, madame! Eh! ma place est aux vôtres!
MARION, toujours à genoux et joignant les mains.
Oh! monseigneur le juge! ayez pitié des autres,
Si vous voulez qu'un jour un juge plus jaloux,
Prêt à punir aussi, prenne pitié de vous!
LAFFEMAS, souriant.
Mais quoi! c'est un sermon vraiment que vous nous faites!
Ah! madame, régnez aux bals, brillez aux fêtes,
Mais ne nous prêchez point. — Pour vous je ferais tout,
Mais cet homme a tué, c'est un meurtre...
DIDIER, à Marion.
Debout!
Marion se relève tremblante.
A Laffemas.
Tu mens! ce n'est qu'un duel.
8o MARION DE LORME.
LAFFEMAS.
Monsieur. . .
DIDIER.
Tu mens, te dis-je.
LAFFEMAS.
Paix!
A Marion.
— Le sang veut du sang. Cette rigueur m'afflige.
Il a tué! tué qui ? — Le marquis Gaspard
De Saverny, —
Montrant M. de Nangis.
Neveu de ce digne vieillard, • — ■
Jeune seigneur parfait! C'est la plus grande perte
Pour la France et le roi!... S'il n'était pas mort, certe,
Je ne dis pas. . . mon cœur n'est pas de roche. . . et si. . .
SAVERNY, faisant un pas.
Celui que l'on croit mort n'est pas mort. — Le voici!
Etonnement général.
LAFFEMAS, tressaillant.
Gaspard de Saverny! mais à moins d'un prodige!...
Us ont là son cercueil!
SAVERNY, arrachant ses fausses moustaches, son emplâtre
et sa perruque noire.
Il n'est pas mort, vous dis-je!
Me reconnaissez-vous?
LE MARQUIS DE NANGIS, comme réveillé d'un rêve, pousse un cri
et se jette dans ses bras.
Mon Gaspard! mon neveu!
Mon enfant!
Ils se tiennent étroitement embrassés.
MARION, tombant à genoux et les yeux au ciel.
Ah! Didier est sauvé! — Juste Dieu!
DIDIER, froidement à Saverny.
A quoi bon ? Je voulais mourir.
ACTE III. - LA COMÉDIE. 8l
MARION, toujours prosternée.
Dieu le protège!
DIDIER, continuant sans l'écouter.
Autrement croyez-vous qu'il m'eût pris à son piège,
Et que je n'eusse pas rompu de l'éperon
Sa toile d'araignée à prendre un moucheron ?
La mort est désormais le seul bien que j'envie.
Vous me servez bien mal pour me devoir la vie.
MARION.
Que dit-il ? Vous vivrez !
LAFFEMAS.
Çà, tout n'est pas fini.
Est-il sûr que c'est là Gaspard de Saverny ?
MARION.
Oui!
LAFFEMAS.
C'est ce qu'il convient d'éclaircir à cette heure.
MARION, lui montrant le marquis de Nangis
qui tient toujours Saverny embrassé.
Regardez ce vieillard qui sourit et qui pleure.
LAFFEMAS.
Est-ce bien là Gaspard de Saverny ?
MARION.
Comment
Pouvez-vous en douter à cet embrassement?
LE MARQUIS DE NANGIS, se détournant.
Si c'est lui! mon Gaspard! mon fils! mon sang! mon âme!
A Marion.
N'a-t-il pas demandé si c'était lui , madame ?
LAFFEMAS, au marquis de Nangis.
Ainsi vous affirmez que c'est votre neveu
Gaspard de Saverny?
THEATRE. II. 6
IMFHM£HIE NATIONALE.
82 MARION DE LORME.
LE MARQUIS DE NANGIS, avec force.
Oui!
LAFFEMAS.
D'après cet aveu,
A Saverny.
De par le roi, marquis Gaspard, je vous arrête.
— Votre épée.
Etonnement et consternation dans l'assistance.
LE MARQUIS DE NANGIS.
O mon fils!
MARION.
Ciel!
DIDIER.
Encore une tête !
Au fait, il en faut deux. Au cardinal romain
C'est le moins qu'il revienne, une dans chaque main!
LE MARQUIS DE NANGIS.
De quel droit ?.. .
LAFFEMAS.
Demandez compte à son éminence.
Tous survivants au duel tombent sous l'ordonnance.
A Saverny.
Donnez-moi votre épée.
DIDIER, regardant Saverny.
Insensé !
SAVERNY, tirant son épée et la présentant à Laffemas.
La voici.
LE MARQUIS DE NANGIS, l'arrêtant.
Un instant! Devant moi nul n'est seigneur ici.
Seul j'ai dans ce château justice basse et haute ;
Notre sire le roi n'y serait que mon hôte.
A Saverny.
Ne remettez qu'à moi votre épée.
Saverny lui remet son épée et le serre dans ses bras.
ACTE III. - LA COMÉDIE. 83
LAFFEMAS.
En honneur,
C'est un droit féodal fort déchu, monseigneur.
Monsieur le cardinal pourra m'en faire un blâme,
Mais moi qui ne veux pas vous affliger...
DIDIER.
Infâme !
LAFFEMAS, s'inclinant devant le marquis.
J'y souscris. En revanche, à présent, pour raison,
Prêtez-moi vorre garde avec votre prison.
LE MARQUIS DE NANGIS, à ses gardes.
Vos pères ont été vassaux de mes ancêtres,
Je vous défends à tous de faire un pas !
LAFFEMAS, d'un: voix tonnante.
Mes maîtres !
Ecoutez! — Je suis juge au secret tribunal,
Lieutenant-criminel du seigneur cardinal.
Qu'on les mène tous deux en prison. Il importe
Que quatre d'entre vous veillent à chaque porte.
Vous en répondez tous. Or vous seriez hardis
De ne pas m'obéirj car si, lorsque je dis
A l'un de vous qu'il aille, exécute et se taise,
Il hésite, alors c'est — que sa tête lui pèse.
Les gardes consternés entraînent en silence les deux prisonniers.
Le marquis de Nangis se détourne, indigné, et cache ses yeux de sa main
MARION.
Tout est perdu !
A Laffemas.
Monsieur, si votre cœur. . .
LAFFEMAS, bas a Marion.
Ce soir
Je vous dirai deux mots, si vous me venez voir.
MARION, à part.
Que me veut-il ? Il a des sourires funèbres.
84 MARION DE LORME.
C'est une âme profonde et pleine de ténèbres.
Se jetant vers Didier.
Didier!
DIDIER, froidement.
Adieu, madame !
MARION, frissonnant du son de sa voix.
Eh bien ! qu'ai-je donc fait ?
Ah! malheureuse!
Elle tombe sur le banc.
DIDIER.
Oui. Malheureuse, en effet!
SAVERNY.
Il embrasse le marquis de Nangis, puis se tourne vers Laffemas.
Monsieur, doublera-t-on le paîment pour deux têtes ?
UN VALET, entrant, au marquis.
De monseigneur Gaspard les obsèques sont prêtes.
Pour la cérémonie on vient de votre voix
Savoir l'heure et le jour.
LAFFEMAS.
Revenez dans un mois.
Les gardes emmènent Didier et Savcrny.
ACTE QUATRIEME.
LE ROI.
CHAMBORD.
La salle des gardes au château de Chambord.
SCENE PREMIERE.
LE DUC DE BELLEGARDE, riche costume de cour avec toutes les broderies et
toutes les dentelles, le cordon du Saint-Esprit au cou et la plaque au manteau; LE
MARQUIS DE NANGIS, grand deuil, et toujours suivi de son peloton de gardes
Ils traversent tous deux le fond de la salle.
LE DUC DE BELLEGARDE.
Condamné ?
LE MARQUIS DE NANGIS.
Condamné !
LE DUC DE BELLEGARDE.
Bien. Mais le roi fait grâce.
C'est un droit de son trône, un devoir de sa race.
Soyez tranquille. Il est, de cœur comme de nom,
Fils d'Henri quatre.
LE MARQUIS DE NANGIS.
Et moi j'en fus le compagnon.
LE DUC DE BELLEGARDE.
Vive-Dieu! nous avons pour le père avec joie
Usé plus d'un pourpoint de fer, et non de soie !
Marquis, allez au fils, montrez vos cheveux gris,
Et pour tout plaidoyer dites : Ventre-Saint-Gris!
— Que Richelieu lui donne une raison meilleure!
— Mais cachez-vous d'abord.
Il lui ouvre une porte latérale.
Il viendra tout à l'heure.
86 MARION DE LORME.
Puis, à vous parler franc, vos habits que voici
Sont coupés d'une mode a faire rire ici.
LE MARQUIS DE NANGIS.
Rire de mon deuil!
LE DUC DE BELLEGARDE.
Ah! tous ces muguets! — Compère,
Tenez-vous là. Le roi viendra bientôt, j'espère.
Je le disposerai contre le cardinal.
Puis, quand je frapperai du pied, à ce signal
Vous viendrez.
LE MARQUIS DE NANGIS, lui serrant la main.
Dieu vous paie !
LE DUC DE BELLEGARDE, à un mousquetaire qui se promène
devant une petite porte dorée.
Eh! monsieur de Navaille,
Que fait le roi ?
LE MOUSQUETAIRE.
Mon duc, sa majesté travaille...
Baissant la voix.
Avec un homme noir.
LE DUC DE BELLEGARDE, à part.
Je crois que justement
C'est un arrêt de mort qu'il signe en ce moment.
Au vieux marquis, en lui serrant la main.
Courage!
Il l'introduit dans la galerie voisine.
En attendant que je vous avertisse,
Regardez ces plafonds qui sont du Primatice.
Ils sortent tous deux. — Entre Marion en grand deuil
par la grande porte du fond qui donne sur l'escalier.
ACTE IV. — LE ROI. 87
SCÈNE IL
MARION, LES GARDES.
LE HALLEBARDIER de garde, à Marion.
Madame, on n'entre pas.
MARION, avançant.
Monsieur. . .
LE HALLEBARDIER, mettant sa hallebarde en travers de la porte.
On n'entre point.
MARION, avec dédain.
Ici contre une dame on met la lance au poing!
Ailleurs, c'est pour.
LE MOUSQUETAIRE, riant, au hallebardier.
Attrape !
MARION, d'une voix ferme.
Il faut, monsieur le garde,
Que je parle à l'instant au duc de Bellegarde.
LE HALLEBARDIER, baissant sa hallebarde. A part.
Hum ! tous ces verts-galants !
LE MOUSQUETAIRE.
Madame, entrez.
Elle entre et s'avance d'un pas déterminé.
LE HALLEBARDIER, à part, et la regardant du coin de l'œil.
C'est clair!
Le bon vieux duc n'est pas si vieux qu'il en a l'air.
Jadis le roi l'eût fait mettre à la tour du Louvre
Pour donner rendez-vous chez lui.
LE MOUSQUETAIRE, taisant signe au hallebardier de se taire.
La porte s'ouvre.
La petite porte dorée s'ouvre. M. de Laffemas en sort tenant à la main
un rouleau de parchemin auquel pend un sceau de cire rouge à des tresses de soie.
88 MARION DE LORME.
SCÈNE III.
MARION, LAFFEMAS.
Geste de surprise de tous deux. ■ — Marion se détourne avec horreur.
LAFFEMAS, s'avançant vers Marion à pas lents. Bas.
Que faites-vous céans?
MARION.
Et vous ?
LAFFEMAS déroule le parchemin et l'étalé devant ses yeux.
Signé du roi.
MARION, après un coup d'oeil, cachant son visage de ses mains.
Dieu !
LAFFEMAS, se penchant à son oreille.
Voulez-vous ?
Marion tressaille et le regarde en face. Il fixe ses yeux sur ceux de Marion.
Baissant la voix.
Veux-tu ?
MARION, le repoussant.
Tentateur ! laisse-moi !
LAFFEMAS, se redressant avec un ricanement.
Donc, vous ne voulez pas?
MARION.
Crois-tu que je te craigne ?
Le roi peut faire grâce, et c'est le roi qui règne.
LAFFEMAS.
Essayez-en. — Usez du bon vouloir du roi!
Il lui tourne le dos, puis revient tout à coup sur ses pas,
croise les bras, et se penche à son oreille.
Prenez garde qu'un jour je ne veuille plus, moi!
Il sort. — Entre le duc de Bellegarde.
ACTE IV. — LE ROI. 89
SCÈNE IV.
MARION, LE DUC DE BELLEGARDE.
MARION, allant au duc.
Monsieur le duc, ici vous êtes capitaine.
LE DUC DE BELLEGARDE.
Quoi ! charmante, c'est vous!
Saluant.
Que voulez-vous, ma reine?
MARION.
Voir le roi.
LE DUC DE BELLEGARDE.
Quand ?
MARION.
Sur l'heure.
LE DUC DE BELLEGARDE.
Eh! l'ordre est bref! — Pourquoi ?
MARION.
Pour quelque chose.
LE DUC DE BELLEGARDE, éclatant de rire.
Allons! faites venir le roi.
Comme elle y va !
MARION.
C'est un refus ?
LE DUC DE BELLEGARDE.
Mais je suis vôtre!
En souriant.
Nous sommes-nous jamais rien refusé l'un l'autre ?
MARION.
C'est fort bien, monseigneur, mais parlerai-je au roi ?
9°
MARION DE LORME.
LE DUC DE BELLEGARDE.
Parlez d'abord au duc. Je vous donne ma foi
Que vous verrez le roi tout à l'heure au passage.
Mais causons cependant. Çà, petite! est-on sage?
Vous en noir! on dirait une dame d'honneur.
Vous aimiez tant à rire autrefois.
MARION.
Monseigneur,
Je ne ris plus.
LE DUC DE BELLEGARDE.
Pardieu ! mais je crois qu'elle pleure.
Vous!
MARION, essuyant ses larmes, d'une voix ferme.
Monseigneur le duc, je veux parler sur l'heure
Au roi.
LE DUC DE BELLEGARDE.
Mais dans quel but ?
MARION.
Ah ! c'est pour. . .
LE DUC DE BELLEGARDE.
Est-ce aussi
Contre le cardinal ?
MARION.
Oui, duc.
LE DUC DE BELLEGARDE, lui ouvrant la galerie
Entrez ici.
Je mets les mécontents dans cette galerie.
Ne sortez pas avant le signal, je vous prie.
Marion entre. Il referme la porte.
J'eusse pour le marquis fait ce coup hasardeux.
11 n'en coûte pas plus de travailler pour deux.
Peu à peu la salle se remplit de courtisans qui causent entre eux.
Le duc de Bellegarde va de l'un à l'autre. — Entre L'Ançelv.
ACTE IV. — LE ROI. 91
SCÈNE V.
LES COURTISANS.
LE DUC DE BELLEGARDE, au duc de Bcaupréau.
Bonjour, duc.
LE DUC DE BEAUPRÉAU.
Bonjour, duc.
LE DUC DE BELLEGARDE.
Et que dit-on ?
LE DUC DE BEAUPRÉAU.
On parle
D'un nouveau cardinal.
LE DUC DE BELLEGARDE.
Qui? l'archevêque d'Arle?
LE DUC DE BEAUPRÉAU.
Non, l'évêque d'Autun. Du moins, tout Paris croit.
Qu'il a le chapeau rouge.
L'ABBÉ DE GONDI.
Il lui revient de droit.
C'est lui qui commandait l'artillerie au siège
De la Rochelle.
LE DUC DE BELLEGARDE.
Oui-da!
L'ANGELY.
J'approuve le saint-siège.
Un cardinal du moins fait selon les canons.
L'ABBÉ DE GONDI, riant.
Ce fou de L'Angely!
L'ANGELY, saluant.
Monsieur sait tous mes noms.
Entre LarTemas. Tous les courtisans l'entourent a L'envi et s'empressent autour Je lui.
Le duc de Bellcgarde les observe avec humeur.
92
MARTON DE LORME.
LE DUC DE BELLEGARDE, à L'Angelj.
Bouffon, quel est cet homme à fourrure d'hermine?
L'ANGELY.
A qui de toute part on fait si bonne mine ?
LE DUC DE BELLEGARDE.
Oui. Je n'ai point encor vu cet homme céans.
Est-ce que c'est quelqu'un de monsieur d'Orléans ?
L'ANGELY.
On l'accueillerait moins.
LE DUC DE BELLEGARDE, l'œil sur Laffemas qui se pavane.
Quels airs de grand d'Espagne!
L'ANGELY, bas.
C'est le sieur Laffemas, intendant de Champagne,
Lieutenant-criminel.
LE DUC DE BELLEGARDE, bas.
Lieutenant infernal !
Celui qu'on surnommait bourreau du cardinal ?
L'ANGELY, toujours bas.
Oui.
LE DUC DE BELLEGARDE.
Cet homme à la cour !
L'ANGELY.
Pourquoi pas, je vous prie?
Un chat-tigre de plus dans la ménagerie !
— Vous le présenterai-je ?
LE DUC DE BELLEGARDE, avec hauteur.
Ah! bouffon!
L'ANGELY.
En honneur,
Je le ménagerais si j'étais grand seigneur.
ACTE IV. — LE ROI. 93
Soyez de ses amis. Voyez, chacun le fête.
S'il ne vous prend la main, il vous prendra la tête !
Il va chercher Laffemas et le présente au duc,
qui s'incline d'assez mauvaise grâce.
LAFFEMAS, saluant.
Monsieur le duc. . .
LE DUC DE BELLEGARDE, saluant.
Monsieur, je suis charmé...
A part.
Vrai Dieu !
Où sommes-nous tombés ! . . . - - Monsieur de Richelieu ! . . .
Larïemas s'éloigne.
LE VICOMTE DE ROUAN, éclatant de rire au fond de la salle
dans un groupe de courtisans.
Charmant !
L'ANGELY.
Quoi ?
LE VICOMTE DE ROUAN.
Marion, là, dans la galerie!
L'ANGELY.
Marion ?
LE VICOMTE DE ROHAN.
Je faisais cette plaisanterie :
Marion chez Louis le Chaste, c'est charmant!
L'ANGELY.
Oui-da, monsieur, c'est très spirituel, vraiment!
LE DUC DE BELLEGARDE, au comte de Charnacé.
Monsieur le louvetier, avez-vous quelque proie ?
Bonne chasse ?
LE COMTE DE CHARNACE.
Nulle. Hier, j'eus une fausse joie.
Les loups avaient mangé trois paysans. D'abord
J'ai cru que nous aurions force loups à Chambord.
Bah! j'ai fouillé le bois, pas un loup, pas de trace!
A L'Angely.
Fou, que sais-tu de gai?
94 MARION DE LORME.
L'ANGELY.
Rien de ce qui se passe.
Ah! si fait. - — On va pendre, à Beaugency, je croi,
Deux hommes pour un duel.
L'ABBÉ DE GONDI.
Bah ! pour si peu !
La petite porte dorée s'ouvre.
UN HUISSIER.
Le roi !
Entre le roi. Tout en noir, pâle, les yeux baissés, avec le Saint-Esprit au pour-
point et au manteau. Chapeau sur la tête. — Tous les courtisans se décou-
vrent et se rangent en silence sur deux haies. — Les gardes baissent leurs
piques ou présentent leurs mousquets.
SCENE VI.
Les Précédents, LE ROI.
Le roi entre à pas lents, traverse, sans lever la tête, la foule des courtisans, puis s'arrête sur
le devant, et reste quelques instants rêveur et silencieux. Les courtisans se retirent au fond
de la salle.
LE ROI.
Tout va de mal en pis... Tout! —
Aux courtisans, avec un signe de tête.
Messieurs, Dieu vous garde!
Il se jette dans un grand fauteuil et soupire profondément.
Ah!... j'ai bien mal dormi, monsieur de Bellegarde!
LE DUC, s'avançant avec trois profondes révérences.
Mais, sire, on ne dort plus maintenant.
LE ROI, vivement.
N'est-ce pas ?
Tant l'état marche au gouffre et se hâte à grands pas!
LE DUC.
Ah, sire! il est guidé d'une main forte et large. , .
ACTE IV. — LE ROI. 95
LE ROI.
Oui, le cardinal-duc porte une lourde charge!
LE DUC.
Sire ! . . .
LE ROI.
A ses vieilles mains je devrais l'épargner.
Mais, duc, — j'ai bien assez de vivre, sans régner!
LE DUC.
Sire,... le cardinal n'est pas vieux...
LE roi. •
Bellegarde!
Franchement, — nul ici n'écoute et ne regarde, —
Que pensez-vous de lui ?
LE DUC.
De l'éminence ?
De
qui
, sire
p
LE
ROI.
De lui
LE
DUC.
LE
ROI.
LE
DUC.
M.
:>n regard
ébloui
Hé! oui
Peut se fixer à peine...
LE ROI.
Est-ce votre franchise?
Regardant autour de lui.
Pourtant point d'éminence ici, — rouge ni grise!
Pas d'espion! Parlez, que craignez-vous? Le roi
Veut votre avis tout franc sur le cardinal.
LE DUC.
Quoi!
Tout franc, sire?
LE ROI.
Tout franc.
96 MARION DE LORME.
LE DUC, hardiment.
Eh bien! — C'est un grand homme.
LE ROI,
Au besoin, n'est-ce pas, vous Tiriez dire à Rome?
Entendez-vous? — L'état souffre, — entendez-vous bien?
Entre lui qui fait tout, et moi qui ne suis rien.
LE DUC.
Ah!...
LE ROI,
Règle-t-il pas tout, paix, guerre, états, finances?
« Fait-il pas lois, édits, mandements, ordonnances?
11 est roi, dis-je! Il a dissous par trahison
La ligue catholique ; il frappe la maison
D'Autriche, qui me veut du bien, — dont est la reine.
LE DUC.
Sire! il vous laisse faire au Louvre une garenne.
Vous avez votre part!
LE ROI.
Avec le Danemark
Il intrigue!
LE DUC.
Il vous a laissé fixer le marc
De l'argent aux joailliers.
LE ROI, dont l'humeur augmente.
A Rome il fait la guerre !
LE DUC.
Il vous a laissé seul rendre un édit naguère
Qui défend qu'un bourgeois, quand même il le voudrait,
Mange plus d'un écu par tête au cabaret.
LE ROI.
Et tous les beaux traités qu'il arrange en cachette!
LE DUC.
Et votre rendez-vous de chasse à la Planchette?
ACTE IV. — LE ROI. 97
LE ROI.
Lui seul fait tout. Vers lui requêtes et placets
Se précipitent. Moi, je suis pour les français
Une ombre. En est-il un qui pour ce qu'il désire
Vienne à moi ?
LE DUC.
Quand on a les écrouelles, sire!
La colère du roi va croissant.
LE ROI.
Il veut donner mon ordre à monsieur de Lyon,
Son frère j mais non pas, j'entre en rébellion!
LE DUC.
Mais...
LE ROI.
On m'a dégoûté des siens.
LE DUC.
Sire, l'envie!
LE ROI.
Sa nièce Combalet mène une belle vie!
LE DUC.
La médisance!., .
LE ROI.
Il a deux cents gardes à pié.
LE DUC.
Mais il n'en a que cent à cheval.
LE ROI.
C'est pitié!
LE DUC.
Sire, il sauve la France.
LE ROI.
Oui, duc? — Il perd mon âme!
D'un bras il fait la guerre à nos payens, — l'infâme!
THÉÂTRE. II.
IL NATIONAL!..
98 MARION DE LORME.
De l'autre il signe un pacte aux huguenots suédois.
Bas à l'oreille de Bellegarde.
Puis, si j'osais compter les têtes sur mes doigts,
Les têtes qu'il a fait tomber en Grève! Toutes
De mes amis! Sa pourpre est faite avec des gouttes
De leur sang! et c'est lui qui m'habille de deuil!
LE DUC.
Traite-t-il mieux les siens ? Épargna-t-il Saint-Preuil ?
LE ROI.
S'il a pour ceux qu'il aime une tendresse amère,
Certe, il m'aime ardemment! —
Brusquement, après un silence, en croisant les bras.
Il m'exile ma mère!
LE DUC.
Mais, sire, il croit toujours agir à vos souhaits,
Il est fidèle, sûr, dévoué. . .
LE ROI.
Je le hais!
Il me gêne, il m'opprime! et je ne suis ni maître,
Ni libre, moi qui suis quelque chose peut-être.
A force de marcher à pas si lourds sur moi,
Craint-il pas à la fin de réveiller le roi ?
Car près de moi, chétif, si grande qu'elle brille,
Sa fortune à mon souffle incessamment vacille,
Et tout s'écroulerait si, disant un seul mot,
Ce que je veux tout bas, je le voulais tout haut!
Un silence.
Cet homme fait le bon mauvais, le mauvais pire.
Comme le roi, l'état, déjà malade, empire.
Cardinal au dehors, cardinal au dedans,
Le roi jamais! — Il mord l'Autriche à belles dents,
Laisse prendre à qui veut mes vaisseaux dans le golfe
De Gascogne, me ligue avec Gustave-Adolphe...
Que sais-je?. .. Il est partout comme l'âme du roi,
Emplissant mon royaume, et ma famille, et moi!
Ah! je suis bien à plaindre!
Allant à la fenêtre.
Et toujours de la pluie!
ACTE IV. — LE ROI. 99
LE DUC.
Votre majesté donc souffre bien ?
LE ROI.
Je m'ennuie.
Un silence.
Moi, le premier de France, en être le dernier!
Je changerais mon sort au sort d'un braconnier.
Oh! chasser tout le jour! en vos allures franches
N'avoir rien qui vous gêne, et dormir sous les branches!
Rire des gens du roi ! chanter pendant l'éclair,
Et vivre libre aux bois, comme l'oiseau dans l'air!
Le manant est du moins maître et roi dans son bouge.
— Mais toujours sous les yeux avoir cet homme rouge,
Toujours là, grave et dur, me disant à loisir :
— « Sire! il faut que ceci soit votre bon plaisir! »
— Dérision! cet homme au peuple me dérobe.
Comme on fait d'un enfant, il me met dans sa robe,
Et quand un passant dit : — Qu'est-ce donc que je voi
Dessous le cardinal? on répond : C'est le roi!
— Puis ce sont tous les jours quelques nouvelles listes.
Hier des huguenots, aujourd'hui des duellistes,
Dont il lui faut la tête. — Un duel! le grand forfait!
Mais des têtes toujours! — Qu'est-ce donc qu'il en fait?
Bellegarde frappe du pied. — Entrent le marquis de Nangis et Marion.
SCENE VIL
Les Mêmes, MARION, LE MARQUIS DE NANGIS.
Le marquis de Nangis s'avance avec sa suite à quelques pas du roi, et met un genou en terre.
Marion tombe à genoux à la porte.
LE MARQUIS DE NANGIS.
Justice!
LE ROI.
Contre qui ?
LE MARQUIS DE NANGIS.
Contre un tyran sinistre,
Armand, qu'on nomme ici le cardinal-ministre.
IOO MARION DE LORME.
MARION
Grâce!
LE ROI.
Pour qui ?
MARION.
Didier. . .
LE MARQUIS DE NANGIS.
Pour le marquis Gaspard
De Saverny.
LE ROI.
J'ai vu ces deux noms quelque part.
LE MARQUIS DE NANGIS.
Sire, grâce et justice!
LE ROI.
Et quel titre est le vôtre ?
LE MARQUIS DE NANGIS.
Je suis oncle de l'un.
LE ROI, à Marion.
Vous ?
MARION, avec fermeté.
Je suis sœur de l'autre.
LE ROI.
Or çà, l'oncle et la sœur, que voulez-vous ici?
LE MARQUIS DE NANGIS, montrant tour à tour les deux mains du roi.
De cette main justice, et de l'autre merci.
Moi, Guillaume, marquis de Nangis, capitaine
De cent lances, baron du mont et de la plaine,
Contre Armand Duplessis, cardinal Richelieu,
Requiers mes deux seigneurs, le roi de France, et Dieu.
C'est de justice enfin qu'ici je suis en quête.
Gaspard de Saverny, pour qui je fais requête,
Est mon neveu.
MARION, bas au marquis.
Parlez pour les deux, monseigneur!
ACTE IV. — LE ROT. IOI
LE MARQUIS DE NANGIS, continuant.
Il eut le mois dernier une affaire d'honneur
Avec un gentilhomme, avec un capitaine,
Un Didier, que je crois de noblesse incertaine.
Ce fut un tort. — Tous deux ont fait en braves gens.
Mais le ministre avait aposté des sergents. . .
LE ROI.
Je sais l'affaire. Assez. Qu'avez-vous à me dire?
LE MARQTIS DE NANGIS, se relevant.
Je dis qu'il est bien temps que vous y songiez, sire;
Que le cardinal-duc a de sombres projets,
Et qu'il boit le meilleur du sang de vos sujets.
Votre père Henri, de mémoire royale,
N'eût pas ainsi livré sa noblesse loyale;
Il ne la frappait point sans y fort regarder;
Et bien gardé par elle, il la savait garder.
Il savait qu'on peut faire avec des gens d'épées
Quelque chose de mieux que des têtes coupées;
Qu'ils sont bons à la guerre. Il ne l'ignorait point,
Lui dont plus d'une balle a troué le pourpoint.
Ce temps était le bon. J'en fus, et je l'honore.
Un peu de seigneurie y palpitait encore.
Jamais à des seigneurs un prêtre n'eût touché.
On n'avait point alors de tête à bon marché.
Sire! en des jours mauvais comme ceux où nous sommes,
— Croyez un vieux, — gardez un peu de gentilshommes.
Vous en aurez besoin peut-être à votre tour.
Hélas! vous gémirez peut-être quelque jour
Que la place de Grève ait été û fêtée,
Et que tant de seigneurs de bravoure indomptée,
Vers qui se tourneront vos regrets envieux,
Soient morts depuis longtemps qui ne seraient pas vieux !
Car nous sommes tout chauds de la guerre civile,
Et le tocsin d'hier gronde encor dans la ville.
Soyez plus ménager des peines du bourreau.
C'est lui qui doit garder son estoc au fourreau,
Non pas nous. D'échafauds montrez-vous économe.
Craignez d'avoir un jour à pleurer tel brave homme,
Tel vaillant de grand cœur, dont, à l'heure qu'il est,
Le squelette blanchit aux chaînes d'un gibet!
102 MARION DE LORME.
Sire! le sang n'est pas une bonne rosée ;
Nulle moisson ne vient sur la Grève arrosée,
Et le peuple des rois évite le balcon
Quand aux dépens du Louvre on peuple Montfaucon.
Meurent les courtisans, s'il faut que leur voix aille
Vous amuser, pendant que le bourreau travaille!
Cette voix des flatteurs qui dit que tout est bon,
Qu'après tout on est fils d'Henri quatre, et Bourbon,
Si haute qu'elle soit, ne couvre pas sans peine
Le bruit sourd qu'en tombant fait une tête humaine.
Je vous en donne avis, ne jouez pas ce jeu,
Roi, qui serez un jour face à face avec Dieu.
Donc, je vous dis, avant que rien ne s'accomplisse,
Qu'à tout prendre il vaut mieux un combat qu'un supplice.
Que ce n'est pas la joie et l'honneur des états
De voir plus de besogne aux bourreaux qu'aux soldats,
Que c'est un pasteur dur pour la France où vous êtes
Qu'un prêtre qui se paie une dîme de têtes,
Et que cet homme illustre entre les inhumains
Qui touche à votre sceptre, — a du sang à ses mains!
LE ROI.
Monsieur le cardinal est mon ami. Qui m'aime
L'aimera !
LE MARQUIS DE NANGIS.
Sire!...
LE ROI.
Assez. C'est un autre moi-même.
LE MARQUIS DE NANGIS.
Sire!...
LE ROI.
Plus de harangue à troubler nos esprits!
Montrant ses cheveux qui grisonnent.
Ce sont les harangueurs qui font nos cheveux gris.
LE MARQUIS DE NANGIS.
Pourtant, sire, un vieillard, une femme qui pleure!
C'est de vie et de mort qu'il s'agit à cette heure!
LE ROI.
Que demandez-vous donc ?
ACTE IV. — LE ROI. 103
LE MARQUIS DE NANGIS.
La grâce de Gaspard !
La grâce de Didier!
MARION.
LE ROI.
Tout ce qu'un roi départ
En grâces, trop souvent est pris à la justice.
MARION.
Ah! sire! à notre deuil que le roi compatisse.
Savez-vous ce que c'est? Deux jeunes insensés,
Par un duel jusqu'au fond de l'abîme poussés!
Mourir, grand Dieu! mourir sur un gibet infâme!
Vous aurez pitié d'eux! — Je ne sais pas, moi femme,
Comment on parle aux rois. Pleurer peut-être est malj
Mais c'est un monstre enfin que votre cardinal!
Pourquoi leur en veut-il? Qu'ont-ils fait? Il n'a même
Jamais vu mon Didier. — Hélas! qui l'a vu, l'aime.
— A leur âge, tous deux! les tuer, pour un duel!
Leurs mères! songez donc! — Ah! c'est horrible! — O ciel!
Vous ne le voudrez pas!... — Ah! femmes que nous sommes,
Nous ne savons pas bien parler comme les hommes,
Nous n'avons que des pleurs, des cris, et des genoux
Que le regard d'un roi ploie et brise sous nous!
Ils ont eu tort, c'est vrai! Si leur faute vous blesse,
Tenez, pardonnez-leur. Vous savez? la jeunesse!
Mon Dieu! les jeunes gens savent-ils ce qu'ils font?
Pour un geste, un coup d'oeil, un mot, — souvent au fond
Ce n'est rien, — on se blesse, on s'irrite, on s'emporte.
Les choses tous les jours se passent de la sorte;
Chacun de ces messieurs le sait. Demandez-leur,
Sire. — Est-ce pas, messieurs? — Ah! Dieu! l'affreux malheur!
Dire que vous pouvez d'un mot sauver deux têtes!
Oh! je vous aimerai, sire, si vous le faites!
Grâce! grâce! — Oh! mon Dieu! si je savais parler,
Vous verriez, vous diriez : Il faut la consoler,
C'est une pauvre enfant, son Didier, c'est son âme... — ■
J'étouffe. Ayez pitié!
LE ROI.
Qu'est-ce que cette dame?
104 MARION DE LORME.
MARION.
Une sœur, majesté, qui tremble à vos genoux!
Vous vous devez au peuple.
LE ROI.
Oui, je me dois à tous.
Le duel n'a jamais fait de ravages plus amples.
MARION.
Il faut de la pitié, sire!
LE ROI.
Il faut des exemples.
LE MARQUIS DE NANGIS.
Deux enfants de vingt ans, sire! songez-y bien.
Ah! leur âge à tous deux fait la moitié du mien!
MARION.
Majesté, vous avez une mère, une femme,
Un fils, quelqu'un enfin que vous aimez dans l'âme,
Un frère, sire! — Eh bien! pitié pour une sœur!
LE ROI.
Un frère? non, madame.
Il réfléchit un instant.
Ah! si fait. J'ai Monsieur.
Apercevant la suite du marquis.
Çà, marquis de Nangis, quelle est cette brigade?
Sommes-nous assiégés? allons-nous en croisade?
Pour nous mener ainsi vos gardes sous les yeux ,
Etes-vous duc et pair?
LE marquis de nangis.
Non, sire, je suis mieux
Qu'un duc et pair, créé pour des cérémonies.
Je suis baron breton de quatre baronnies.
LE DUC DE BELLEGARDE, à part.
L'orgueil est un peu fort et par trop maladroit!
le roi.
Bien. Dans votre manoir remportez votre droit,
ACTE IV. — LE ROI. 105
Monsieur. Mais laissez-nous les nôtres sur nos terres.
Nous sommes justicier.
LE MARQUIS DE NANGIS , frissonnant.
Sire! au nom de vos pères,
Considérez leur âge et leurs torts expiés,
Il tombe à genoux. ,
Et l'orgueil d'un vieillard qui se brise à vos pieds.
Grâce!
Le roi fait un signe brusque de colère et de refus.
Le marquis se relève lentement.
Du roi Henri, votre père et le nôtre,
Je fus le compagnon, et j'étais là quand l'autre...
— L'autre monstre, — enfonça le poignard... — Jusqu'au soir
Je gardai mon roi mort, car c'était mon devoir.
Sire! j'ai vu mon père, hélas! et mes six frères
Choir tour à tour au choc des factions contraires -,
La femme qui m'aimait, je l'ai perdue aussi.
Maintenant, — le vieillard que vous voyez ici
Est comme un patient qu'un bourreau qui s'en joue
A pour tout un grand jour attaché sur la roue.
Le Seigneur a brisé mes membres tour à tour
De sa barre de fer. — Voici la fin du jour,
Mettant la main sur sa poitrine.
Et j'ai le dernier coup. — Sire, Dieu vous conserve!
Il salue profondément et sort. Marion se lève péniblement et va tomber
mourante dans l'enfoncement de la porte dorée du cabinet du roi.
LE ROI, essuyant une larme et le suivant des yeux, à Bcllegardc.
Pour ne pas défaillir il faut qu'un roi s'observe. „
Bien faire est malaisé... Ce vieillard m'a touché...
Il rêve un moment et so.t brusquement de son silence.
Aujourd'hui pas de grâce! hier j'ai trop péché.
Se rapprochant de Bellegardc.
Pour vous, duc, avant lui vous veniez de me dire
Mainte chose hardie et qui pourra vous nuire
Quand an cardinal-duc je redirai ce soir
La conversation que nous venons d'avoir.
J'en suis fâché pour vous. Désormais prenez garde...
Bâillant.
Ah! j'ai bien mal dormi, mon pauvre Bellegardc!
To6 MARION DE LORME.
Congédiant du geste gardes et courtisans.
Messieurs, laissez-nous seul. Allez.
A L'Angely.
Demeure, toi.
Tout le monde sort, excepté Marion, que le roi ne voit pas.
Le duc de Bellegarde l'aperçoit accroupie au seuil de la porte, et va à elle,
LE DUC DE BELLEGARDE, bas à Marion.
Vous ne pouvez rester à la porte du roi.
Qu'y faites-vous, collée ainsi qu'une statue?
Ma chère, allez-vous-en.
MARION.
J'attendrai qu'on m'y tue.
L'ANGELY, bas au duc.
Laissez-la, duc.
Bas a Marion.
Restez.
Il revient auprès du roi, qui s'est assis dans le grand fauteuil
et rêve profondément.
SCENE VIII.
LE ROI, L'ANGELY.
LE ROI, avec un soupir profond.
L'Angely! L'Angely!
Viens, j'ai le cœur malade et d'amertume empli.
Point de rire à la bouche, et dans mes yeux arides
Point de pleurs. Toi qui seul quelquefois me dérides,
Viens. — Toi qui n'as jamais peur de ma majesté,
Fais luire dans mon ame un rayon de gaîte.
Un silence.
L'ANGELY.
N'est-ce pas que la vie est une chose amère,
Sire ?
LE ROI.
Hélas!
L'ANGELY.
Et que l'homme est un souffle éphémère ?
ACTE IV. — LE ROI. IOJ
LE ROI.
Un souffle, et rien de plus.
L'ANGELY.
N'est-ce pas, dites-moi,
Qu'on est bien malheureux d'être homme, et d'être roi,
Sire?
LE ROI.
On a double charge.
L'ANGELY.
Et, plutôt qu'être au monde,
Que mieux vaut le tombeau, si l'ombre en est profonde?
LE ROI.
Je l'ai toujours dit.
L'ANGELY.
Sire, être mort, ou pas né,
Voilà le seul bonheur. Mais l'homme est condamné.
LE ROI.
Que tu me fais plaisir de parler de la sorte!
Un silence.
L'ANGELY.
Une fois au tombeau, pensez-vous qu'on en sorte?
LE ROI, dont la tristesse a été toujours croissant aux paroles du fou.
Nous le saurons plus tard. — J'en voudrais être là.
Un silence.
Fou, je suis malheureux! - - Entends-tu bien cela?
L'ANGELY.
Je le vois. — Vos regards, votre face amaigrie,
Votre deuil...
LE ROI.
Et comment veux-tu donc que je rie ?
Se rapprochant du fou.
Car avec moi, vois-tu, — tu perds ta peine. — A quoi
Te sert de vivre donc? Beau métier! fou de roi!
io8 xMARION DE LORME.
Grelot faussé, — pantin qu'on jette et qu'on ramasse,
Dont le rire vieilli n'est plus qu'une grimace! —
Que fais-tu sur la terre, à jouer arrêté?
Pourquoi vis-tu ?
L'ANGELY.
Je vis par curiosité.
Mais vous, — à quoi bon vivre? — Ah! je vous plains dans l'âme
Comme vous êtes roi, mieux vaudrait être femme!
Je ne suis qu'un pantin dont vous tenez le fil 5
Mais votre habit royal cache un fil plus subtil
Que tient un bras plus forts et m°i> j'aime mieux être
Pantin aux mains d'un roi, sire, qu'aux mains d'un prêtre!
Un silence.
LE ROI, rêvant et Je plus en plus triste.
Tu ris, mais tu dis vrai. C'est un homme infernal.
— Satan pourrait-il pas s'être fait cardinal?
Si c'était lui dont j'ai l'âme ainsi possédée?
Qu'en dis-tu ?
L'ANGELY.
J'ai souvent, sire, eu la même idée.
LE ROI.
Ne parlons plus ainsi. Ce doit être un péché.
Vois comme le malheur sur moi s'est attaché.
Je viens ici -, j'avais des cormorans d'Espagne, —
Pas une goutte d'eau pour pêcher! — La campagne!
Point d'étang assez large en ce maudit Chambord
Pour qu'un ciron s'y voie en s'y mirant du bord!
Je veux chasser? — la mer. Je veux pêcher? — la plaine.
Suis-je assez malheureux?
L'ANGELY.
Oui, votre vie est pleine
LE ROI.
Comment me consolerais tu !
L'ANGELY.
Tenez, un autre encor. Vous tenez pour vertu,
Avec raison, cet art de dresser les alètes
D'affreux chagrins
ACTE IV. — LE ROI. 109
A la chasse aux perdrix. Un bon chasseur, vous l'êtes,
Fait cas du fauconnier.
LE ROI, vivement.
Le fauconnier est dieu !
L'ANGELY.
Eh bien, il en est deux qui vont mourir sous peu.
LE ROI.
A la fois?
L'ANGELY.
Oui.
LE ROI.
Qui donc ?
L'ANGELY.
Deux fameux !
LE ROI.
Qui , de grâce ?
L'ANGELY.
Ces jeunes gens pour qui l'on vous demandait grâce . . .
LE ROI.
Ce Gaspard ? ce Didier ? , . .
L'ANGELY.
Je crois qu'oui. Les derniers.
LE ROI.
Quelle calamité! Vraiment, deux fauconniers!
Avec cela que l'art se perd ! Ah ! duel funeste !
Moi mort, cet art aussi s'en va, — comme le reste!
— Pourquoi ce duel?
L'ANGELY.
Mais l'un à l'autre soutenait
Que l'alète au grand vol ne vaut pas l'alfanet.
LE ROI.
11 avait tort. — Pourtant le cas n'est pas pendable.
Un silence.
HO MARION DE LORME.
Mais, après tout, mon droit de grâce est imperdable.
Au gré du cardinal je suis toujours trop doux.
Un silence.
A L'Angely.
Richelieu veut leur mort.
L'ANGELY.
Sire, que voulez-vous?
LE ROI, après réflexion et silence.
Ils mourront!
L'ANGELY.
C'est cela.
LE ROI.
Pauvre fauconnerie !
L'ANGELY, allant à la fenêtre.
Voyez donc, sire!
LE ROI, se détournant en sursaut.
Quoi?
L'ANGELY.
Regardez, je vous prie.
LE ROI, se levant et allant à la fenêtre.
Qu'est-ce ?
L'ANGELY, lui montrant quelque chose au dehors.
On vient relever la sentinelle.
LE ROI.
Eh bien ?
C'est tout?
L'ANGELY.
Quel est ce drôle aux galons jaunes?
LE ROI.
Rien.
Le caporal.
L'ANGELY.
Il met un autre homme à la place.
Que lui dit-il ainsi tout bas?
ACTE IV. — LE ROI. III
LE ROI.
Le mot de passe.
Bouffon, où veux-tu donc en venir?
L'ANGELY.
A ceci :
Que les rois ici-bas font sentinelle aussi.
Au lieu de pique, ils ont un sceptre qui les charge.
Quand ils ont tout leur temps trôné de long en large,
La mort, ce caporal des rois, met en leur lieu
Un autre porte-sceptre, et de la part de Dieu
Lui donne le mot d'ordre, et ce mot, c'est : clémence!
le ROI.
Non. C'est : justice. — Ah! deux fauconniers, perte immense!
— Ils mourront !
L'ANGELY.
Comme vous, comme moi. — Grand, petit,
La mort dévore tout d'un égal appétit.
Mais, tout pressés qu'ils sont, les morts dorment à l'aise.
Monsieur le cardinal vous obsède et vous pèse,
Attendez, sire! — Un jour, un mois, l'an révolu,
Lorsque nous aurons bien, durant le temps voulu,
Fait tous trois, moi le fou, vous le roi, lui le maître,
Nous nous endormirons, et, si fier qu'on puisse être,
Si grand que soit un homme au compte de l'orgueil,
Nul n'a plus de six pieds de haut dans le cercueil !
Lui, voyez déjà comme en litière on le traîne!...
LE ROI.
Oui, la vie est bien sombre et la tombe est sereine. —
Si je ne t'avais pas pour m'égayer un peu...
L'ANGELY.
Sire, précisément, je viens vous dire adieu.
LE ROI.
Que dis-tu?
L'ANGELY.
Je vous quitte.
112 MARION DE LORME.
LE ROI.
Allons, quelle folie!
Du service des rois la mort seule délie.
L'ANGELY.
Aussi vais-je mourir !
LE ROI.
Es-tu fou pour de bon ?
Dis?
L'ANGELY.
Condamné par vous, roi de France et Bourbon.
LE ROI.
Si tu railles, bouffon, dis-nous où nous en sommes.
L'ANGELY.
Sire, j'étais du duel de ces deux gentilshommes.
Mon épée en était, du moins, si ce n'est moi.
Je vous la rends.
Il tire son épée et la présente un genou en terre.
LE ROI, prenant l'épée et l'examinant.
Vraiment ! une épée! oui, ma foi !
D'où te vient-elle, ami?
L'ANGELY.
Sire, on est gentilhomme.
Vous n'avez pas fait grâce aux coupables, en somme
J'en suis.
LE ROI, grave et sombre.
Alors, bonsoir. Laisse-moi, pauvre fou,
Avant qu'il soit coupé, t'embrasser par le cou.
Il embrasse L'Angely.
L'ANGELY, à part.
Il prend terriblement au sérieux la chose!
LE ROI, après un silence.
Jamais à la justice un vrai roi ne s'oppose.
ACTE IV. — LE ROI. 113
Mais, cardinal Armand, vous êtes bien cruel.
Deux fameux fauconniers et mon fou, pour un duel!
Il se promène vivement agité et la main sur le front.
Puis il se tourne vers L'Angely inquiet.
Va, va! console-toi, la vie est bien amère,
Mieux vaut la tombe, et l'homme est un souffle éphémère.
L'ANGELY.
Diable!
Le roi continue de se promener et paraît violemment agité.
LE ROI.
Ainsi, pauvre fou, tu crois qu'ils te pendront?
L'ANGELY, à part.
Comme il y va! j'en ai la sueur sur le front!
Haut.
A moins d'un mot de vous. . .
Le roi.
Qui donc me fera rire?
Si l'on sort du tombeau, tu viendras me le dire.
C'est une occasion.
L'ANGELY.
Le message est charmant !
Le roi continue de se promener à grands pas, adressant çà et là la parole à L'Angely.
LE ROI.
L'Angely ! quel triomphe au cardinal Armand !
Croisant les bras.
Crois-tu, si je voulais, que je serais le maître?
L'ANGELY.
Montaigne eût dit : J^jte sals-je ? et Rabelais : Peut-être.
LE ROI, avec un geste de résolution.
Bouffon! un parchemin!
L'Angely lui présente avec empressement un parchemin qui se trouve sur une
table près d'une écritoire. Le roi écrit précipitamment quelques mots, puis
tend le parchemin à L'Angely.
Je vous fais grâce à tous!
THEATRE. II. 8
114 MARION DE LORME.
L'ANGELY.
A tous trois?
LE ROI.
Oui.
L'ANGELY, courant à Marion.
Madame, arrivez! A genoux!
Remerciez le roi !
MARION, tombant à genoux.
Nous avons notre grâce?
L'ANGELY.
Et c'est moi . . .
MARION.
Quels genoux faut-il donc que j'embrasse?
Les vôtres ou les siens ?
LE ROI, étonné, examinant Marion. — A part.
Que veut dire ceci ?
Est-ce un piège?
L'ANGELY, donnant le parchemin à Marion.
Prenez le papier que voici.
Marion baise le parchemin, et le met dans son sein.
LE ROI, à part.
Suis-je dupe?
A Marion.
Un instant, madame! il faut me rendre
Cette feuille. . .
MARION.
Grand Dieu !
Au roi, avec hardiesse, en montrant sa gorge.
Sire, venez la prendre!
Et m'arrachez aussi le cœur!
Le roi s'arrête et recule embarrassé.
L'ANGELY, bas à Marion.
Bon! gardez-la.
Tenez ferme! Le roi ne met pas ses mains là.
ACTE IV. — LE ROI. 115
LE ROI, à Marion.
Donnez, dis-je !
MARION.
Prenez.
LE ROI, baissant les yeux.
Quelle est cette sirène?
L'ANGELY, bas a Marion.
Il n'oserait rien prendre au corset de la reine !
LE ROI, congédiant Marion du geste, après un moment d'hésitation,
et sans lever les yeux sur elle.
Eh bien , allez !
MARION , saluant profondément le roi.
Courons sauver les prisonniers !
Elle sort.
L'ANGELY, au roi.
C'est la sœur de Didier, l'un des deux fauconniers.
LE ROI.
Elle est ce qu'elle veut. Mais c'est étrange comme
Elle m'a fait baisser les yeux, — moi qui suis homme!
Un silence.
Bouffon! tu m'as joué. C'est un autre pardon
Qu'il faut que je t'accorde.
L'ANGELY.
Eh! sire! accordez donc!
Toute grâce est un poids qu'un roi du cœur s'enlève.
LE ROI.
Tu dis vrai. J'ai toujours souffert les jours de Grève.
Nangis avait raison, un mort jamais ne sert,
Et Montfaucon peuplé rend le Louvre désert.
Se promenant à grands pas.
C'est une trahison que de venir en face
Au fils du roi Henri rayer son droit de grâce.
Que fais-je ainsi, déchu, détrôné, désarmé?
Comme dans un sépulcre, en cet homme enfermé?
n6 MARION DE LORME.
Sa robe est mon linceul, et mes peuples me pleurent.
Non! non! je ne veux pas que ces deux enfants meurent.
Vivre est un don du ciel trop visible et trop beau.
Après une rêverie.
Dieu qui sait où l'on va peut ouvrir un tombeau,
Un roi, non. Je les rends tous deux à leur famille.
Ils vivront. Ce vieillard et cette jeune fille
Me béniront. C'est dit. J'ai signé, moi le roi!
Le cardinal sera furieux, mais, ma foi,
Tant pis, cela fera plaisir à Bellegarde.
L'ANGELY.
On peut bien une fois être roi par mégarde!
ACTE CINQUIEME.
LE CARDINAL.
BEAUGENCY.
Le donjon de Beaugency. — Un préau. Au fond, le donjon; tout à l'entour, un grand mur.
— A gauche, une haute porte en ogive. A droite, une petite porte surbaissée dans le mur.
Près de la porte, une table de pierre devant un banc de pierre.
SCENE PREMIERE.
DES OUVRIERS.
Ils travaillent à démolir l'angle du mur du fond à gauche.
La brèche est déjà assez avancée.
PREMIER OUVRIER, piochant.
Hum! c'est dur!
DEUXIÈME OUVRIER, piochant.
Peste soit du gros mur qu'il nous faut
Jeter par terre !
TROISIEME OUVRIER, piochant.
Pierre, as-tu vu l'échafaud?
PREMIER OUVRIER.
Oui.
Il va a la grande porte et la mesure.
La porte est étroite, et jamais la litière
Du seigneur cardinal n'y passerait entière.
TROISIEME OUVRIER.
C'est donc une maison?
PREMIER OUVRIER, avec un geste affirmatif.
Avec de grands rideaux.
Vingt-quatre hommes à pied la portent sur leur dos.
Il8 MARION DE LORME.
DEUXIEME OUVRIER.
Moi, j'ai vu la machine, un soir, par un temps sombre,
Qui marchait... On eût dit Léviathan dans l'ombre.
TROISIÈME OUVRIER.
Que vient-il ici faire avec tant de sergents?
PREMIER OUVRIER.
Voir l'exécution de ces deux jeunes gens.
Il est malade, il a besoin de se distraire.
DEUXIEME OUVRIER.
Finissons!
Ils se remettent au travail. Le mur est presque démoli.
TROISIÈME OUVRIER.
As-tu vu l'échafaud noir, mon frère?
Ce que c'est qu'être noble!
PREMIER OUVRIER.
Ils ont tout !
DEUXIÈME OUVRIER.
Il faut voir
Si l'on ferait pour nous un bel échafaud noir!
PREMIER OUVRIER.
Qu'ont donc fait ces seigneurs, qu'on les tue? Hein, Maurice,
Comprends-tu cela, toi?
TROISIEME OUVRIER.
Non. C'est de la justice.
Ils continuent à démolir le mur. Entre Laffemas. Les ouvriers se taisent. Il arrive
par le fond, comme s'il venait d'une cour intérieure de la prison. Il s'arrête
devant les ouvriers et paraît examiner la brèche et leur donner quelques ordres.
La brèche finie, il leur fait tendre d'un côté à l'autre un grand drap noir qui
la cache entièrement, puis il les congédie.
Presque en même temps paraît Marion, en blanc, voilée. Elle entre par la grande
porte, traverse rapidement le préau, et court frapper au guichet de la petite
porte. Laffemas se dirige du même côté à pas lents. Le guichet s'ouvre. Paraît
le guichetier.
ACTE V. — LE CARDINAL. 119
SCÈNE IL
MARION, LAFFEMAS.
MARION, montrant un parchemin au guichetier.
Ordre du roi.
LE GUICHETIER.
Madame, on n'entre pas.
MARION.
Comment!
LAFFEMAS, présentant un papier au guichetier.
Signé du cardinal.
LE GUICHETIER.
Entrez.
Laffemas, au moment d'entrer, se retourne, considère un instant Marion,
et revient vers elle. Le guichetier referme la porte.
LAFFEMAS, à Marion.
Mais quoi, vraiment,
C'est encor vous! Ici ! L'endroit est équivoque.
MARION.
Oui.
Avec triomphe et montrant le parchemin.
J'ai la grâce!
LAFFEMAS, montrant le sien.
Et moi, l'ordre qui la révoque.
MARION, avec un cri d'effroi.
L'ordre est d'hier matin!
LAFFEMAS.
Le mien, de cette nuit.
MARION, les mains sur ses yeux.
Oh! plus d'espoir!
LAFFEMAS.
L'espoir n'est qu'un éclair qui luit.
La clémence des rois est chose bien fragile.
Elle vient à pas lents, et fuit d'un pied agile.
120 MARION DE LORME.
MARION.
Pourtant le roi lui-même à les sauver s'émeut!.. .
LAFFEMAS.
Est-ce que le roi peut quand le cardinal veut?
MARION.
O Didier! la dernière espérance est éteinte!
LAFFEMAS, bas.
Pas la dernière.
MARION.
Ciel!
LAFFEMAS, se rapprochant d'elle. — Bas.
Il est — dans cette enceinte —
Un homme, — qu'un seul mot de vous — peut faire ici
Plus heureux qu'un roi même, — et plus puissant aussi!
MARION.
Oh! va-t'en!
LAFFEMAS.
Est-ce là le dernier mot?
MARION, avec hauteur.
De grâce!
LAFFEMAS.
Qu'un caprice de femme est chose qui me passe!
Vous étiez autrefois tendre facilement.
Aujourd'hui, — qu'il s'agit de sauver votre amant... —
MARION.
Il faut que vous soyez un homme bien infâme,
Bien vil, — décidément! — pour croire qu'une femme,
— Oui, Marion de Lorme! — après avoir aimé
Un homme, le plus pur que le ciel ait formé,
Après s'être épurée à cette chaste flamme,
Après s'être refait une âme avec cette âme,
Du haut de cet amour si sublime et si doux,
Peut retomber si bas qu'elle aille jusqu'à vous!
ACTE V. — LE CARDINAL. 121
LAFFEMAS.
Aimez-le donc!
MARION.
Le monstre! il va du crime au vice!
Laisse-moi pure!
LAFFEMAS.
Donc je n'ai plus qu'un service
A vous rendre à présent?
MARION.
Quoi?
LAFFEMAS.
Si vous voulez voir,
Je puis vous faire entrer. — Ce sera pour ce soir.
MARION, tremblant de tout son corps.
Dieu! ce soir!
LAFFEMAS.
Oui, ce soir. — Pour voir par la portière,
Monsieur le cardinal viendra dans sa litière.
Marion est plongée dans une profonde et convulsive rêverie. Tout à coup elle
passe ses deux mains sur son front et se tourne comme égarée vers Laf-
femas.
MARION.
Comment feriez-vous donc pour les faire évader?
LAFFEMAS, bas.
Si... vous vouliez?... — ■ Alors je puis faire garder
Cette brèche, par où viendra son éminence,
Par deux hommes à moi...
Il écoute du côté de la petite porte.
Du bruit... — ■ On vient, je pense.
MARION, se tordant les mains.
Et vous le sauveriez ?
LAFFEMAS.
Oui.
Bas.
Pour tout dire ici
Les murs ont trop d'échos. . . — Ailleurs. . .
122 MARION DE LORME.
MARION, avec désespoir.
Venez !
Laffemas se dirige vers la grande porte et lui fait signe du doigt de le suivre. — •
Marion tombe à genoux, tournée vers le guichet de la prison. Puis elle se
lève avec un mouvement convulsif, et disparaît par la grande porte, à la suite
de Laffemas. — Le petit guichet s'ouvre. Entrent, au milieu d'un groupe de
gardes, Saverny et Didier.
SCENE III.
DIDIER, SAVERNY.
Saverny, vêtu à la dernière mode, entre avec pétulance et gaîté; Didier, tout en noir, pâle,
à pas lents. Un geôlier accompagné de deux hallebardiers les conduit. Le geôlier place les
deux hallebardiers en sentinelle près du rideau noir. — Didier va s'asseoir en silence sur le
banc de pierre.
SAVERNY, au geôlier qui vient de lui ouvrir la porte.
Merci !
Le bon air!
LE GEOLIER, le tirant à l'écart, bas.
Monseigneur, à vous deux mots, de grâce.
SAVERNY.
Quatre !
LE GEOLIER, baissant de plus en plus la voix.
Voulez-vous fuir?
SAVERNY, vivement.
Par où faut-il qu'on passe?
LE GEOLIER.
C'est mon affaire.
SAVERNY.
Vrai ?
Le geôlier fait un signe de tète.
Monsieur le cardinal,
Vous vouliez m'empêcher de retourner au bal !
Pardieu ! nous danserons encor! La bonne chose
Que de vivre !
Au geôlier.
Ah çà, quand ?
ACTE V. — LE CARDINAL. 123
LE GEOLIER.
Ce soir, à la nuit close.
SAVERNY, se frottant les mains.
D'honneur, je suis charmé de quitter ce logis.
— D'où me vient ce secours ?
LE GEOLIER.
Du marquis de Nangis.
SAVERNY.
Mon bon oncle!
Au geôlier.
A propos, c'est pour tous deux, je pense?
LE GEÔLIER.
Je n'en puis sauver qu'un.
SAVERNY.
Pour double récompense ?
LE GEÔLIER.
Je n'en puis sauver qu'un.
SAVERNY, hochant la tête.
Qu'un?
Bas au geôlier.
Alors, écoutez,
Montrant Didier.
Voilà celui qu'il faut sauver.
LE GEOLIER.
Vous plaisantez.
SAVERNY.
Non pas. — Lui.
LE GEÔLIER.
Monseigneur, quelle idée est la vôtre !
Votre oncle fait cela pour vous, non pour un autre.
124 MARION DE LORME.
SAVERNY.
Est-ce dit? En ce cas, préparez deux linceuls.
Il tourne le dos au geôlier, qui sort étonné. Entre un greffier.
Bon ! — on ne pourra pas rester un instant seuls !
LE GREFFIER, saluant les prisonniers.
Messieurs, un conseiller du roi près la grand'chambre
Va venir.
Il salue de nouveau et sort.
SAVERNY.
Bien. —
En riant.
Avoir vingt ans, être en septembre,
Et ne pas voir octobre ! — Est-ce pas ennuyeux ?
DIDIER, tenant le portrait a la main, immobile sur -le devant,
et comme absorbé dans une contemplation profonJe.
Viens, viens. Regarde-moi. — Bien, -- tes yeux sur mes yeux.
Ainsi ! — Comme elle est belle ! — et quelle grâce étrange !
Dirait-on une femme? Oh! non, c'est un front d'ange!
Dieu lui-même, en douant ce regard de candeur,
S'il y mit plus de flamme, y mit plus de pudeur.
Cette bouche d'enfant, qu'entr'ouvre un doux caprice,
Palpite d'innocence!... —
Jetant par terre le portrait avec violence.
Oh! pourquoi ma nourrice,
Au lieu de recueillir le pauvre enfant trouvé,
M'a-t-elle pas brisé le front sur le pavé!
Qu'est-ce que j'avais fait à ma mère pour naître ?
Pourquoi dans son malheur, — dans son crime peut-être,
En m'exilant du sein qui dût me réchauffer,
Fut-elle pas ma mère assez pour m'étouffer!
SAVERNY, revenant du fond du préau.
Pvegardez, mon ami, comme cette hirondelle
Vole bas ! Il pleuvra ce soir.
DIDIER, sans l'entendre.
Chose infidèle
Et folle qu'une femme! être inconstant, amer,
ACTE V. — LE CARDINAL. 125
Orageux et profond, comme l'eau de la mer!
Hélas! à cette mer j'avais livré ma voile!
Je n'avais dans mon ciel rien qu'une seule étoile.
J'allais, j'ai fait naufrage, et j'aborde au tombeau!
— Pourtant, j'étais né bon, l'avenir m'était beau,
J'avais peut-être même une céleste flamme, —
Un esprit dans le cœur!... — O malheureuse femme!
Oh! n'as-tu pas frémi de me mentir ainsi,
Moi qui laissais aller mon âme à ta merci !
SAVERNY.
C'est encor Marion ! — Vous avez vos idées
Là-dessus.
DIDIER, sans l'écouter, ramassant le portrait et y fixant les yeux.
Quoi ! parmi les choses dégradées
Il faut te rejeter, femme qui m'as trompé !
Démon, d'une aile d'ange aux yeux enveloppé!
Il remet le portrait sur son cœur.
Reviens là, c'est ta place! —
Se rapprochant Je Savemy.
Un bizarre prodige !
Ce portrait est vivant. — Il est vivant, te dis-je! —
Tandis que tu dormais, en silence et sans bruit,
— Ecoute, — il m'a rongé le cœur toute la nuit!
SAVERNY.
Pauvre ami ! — De la mort disons quelque parole.
A part.
Cela m'attriste un peu, mais cela le console.
DIDIER.
Que me demandiez-vous ? Je n'ai point écouté.
Car, depuis qu'on m'a dit ce nom, il m'est resté
Un étourdissement dont j'ai l'âme affaiblie.
Je ne me souviens pas, je ne sais pas, j'oublie.
SAVERNY, lui prenant le bras.
La mort?
DIDIER, avec joie.
Ah!
126 MARION DE LORME.
SAVERNY.
Parlez-moi de la mort, mon ami.
Qu'est-ce enfin?
DIDIER.
Cette nuit avez-vous bien dormi ?
SAVERNY.
Très mal. — Mon lit est dur, à meurtrir qui le touche!
DIDIER.
Bien. — Quand vous serez mort, mon ami, votre couche
Sera plus dure encor, mais vous dormirez bien.
Voilà tout. On a bien l'enfer, mais ce n'est rien
Près de la vie !
SAVERNY.
Allons! ma crainte s'est enfuie.
Mais, diable! être pendu, voilà ce qui m'ennuie!
DIDIER.
Eh ! c'est toujours la mort. N'en demandez pas tant !
SAVERNY.
A votre aise! Mais moi, je ne suis pas content.
Je crains peu de mourir, je le dis sans jactance,
Quand la mort est la mort, et n'est pas la potence.
DIDIER.
La mort a mille aspects. Le gibet en est un.
Sans doute ce doit être un moment importun
Quand ce nœud vous éteint comme on souffle une flamme,
Et vous serre la gorge, et vous fait jaillir l'âme!
Mais après tout, qu'importe! et, si tout est bien noir,
Pourvu que sur la terre on ne puisse rien voir, —
Qu'on soit sous un tombeau qui vous pèse et vous loue,
Ou que le vent des nuits vous tourmente, et se joue
A rouler des débris de vous, que les corbeaux
Ont du gibet de pierre arrachés par lambeaux, —
Qujest-ce que cela fait?
SAVERNY.
Vous êtes philosophe.
ACTE V. — LE CARDINAL. 127
DIDIER.
Que le bec du vautour déchire mon étoffe,
Ou que le ver la ronge, ainsi qu'il fait d'un roi,
C'est l'affaire du corps : mais que m'importe, à moi !
Lorsque la lourde tombe a clos notre paupière,
L'âme lève du doigt le couvercle de pierre,
Et s'envole. . .
Entre un conseiller, suivi et précédé de hallebardiers en noir.
SCENE IV.
Les Mêmes, UN CONSEILLER A LA GRAND'CH AMBRE,
en grand costume; GEOLIERS, GARDES.
LE GEOLIER, annonçant.
Monsieur le conseiller du roi.
LE CONSEILLER, saluant tour à tour Saverny et Didier.
Messieurs, mon ministère est pénible, et la loi
Est sévère. . .
SAVERNY.
J'entends. Il n'est plus d'espérance.
Eh bien, parlez, monsieur.
LE CONSEILLER.
Il déroule un parchemin et lit.
«Nous, Louis, roi de France
«Et de Navarre, au fond, rejetons le pourvoi
« Que lesdits condamnés ont formé près du roi;
«Pour la forme, des leurs ayant l'âme touchée,
« Nous commuons leur peine à la tête tranchée. »
SAVERNY, avec joie.
A la bonne heure !
LE CONSEILLER, saluant de nouveau.
Ainsi, messieurs, tenez- vous prêts.
Ce doit être aujourd'hui.
11 salue et se dispose à sortir.
I28 MARION DE LORME.
DIDIER, qui est resté dans son attitude rêveuse, à Saverny.
Je disais donc qu'après,
Après la mort, qu'on ait mis le cadavre en claie,
Qu'on ait sur chaque membre élargi quelque plaie,
Qu'on ait tordu les bras, qu'on ait brisé les os,
Qu'on ait souillé le corps de ruisseaux en ruisseaux,
De toute cette chair, morte, sanglante, impure,
L'âme immortelle sort sans tache et sans blessure!
LE CONSEILLER, revenant sur s:s pas, à Didier.
Messieurs, occupez-vous de passer ce grand pas.
Pensez-y bien.
DIDIER, avec douceur.
Monsieur, ne m'interrompez pas.
SAVERNY, gaîmcnt à Didier.
Plus de gibet!
DIDIER.
Je sais. On a changé la fête.
Le cardinal ne va qu'avec son coupe-tete.
Il faut bien l'employer. La hache rouillerait.
SAVERNY.
Tiens! vous prenez cela froidement! L'intérêt
Est grand pourtant.
Au conseiller.
Merci de la bonne nouvelle.
LE CONSEILLER.
Monsieur, je la voudrais meilleure encor. — Mon zèle.
SAVERNY
Ah! pardon. A quelle heure?
LE CONSEILLER.
A neuf heures, — ce soir.
DIDIER.
Bien. Que du moins le ciel comme mon cœur soit noir.
ACTE V. - • LE CARDINAL. 129
SAVERNY.
Où sera l'échafaud ?
LE CONSEILLER, montrant de la main la cour voisine.
Ici, — dans la cour même.
Monseigneur doit venir.
Le conseiller sort avec tout son cortège. Les deux prisonniers restent seuls. Le
jour commence à baisser. On aperçoit seulement au fond briller la hallebarde
des deux sentinelles qui se promènent en silence devant la brèche.
SCENE V.
DIDIER, SAVERNY.
DIDIER, solennellement, après un silence.
A ce moment suprême,
11 convient de songer au sort qui nous attend.
Nous sommes à peu près du même âge, et pourtant
Je suis plus vieux que vous. Donc je dois faire en sorte
Que ma voix jusqu'au bout vous guide et vous exhorte.
D'autant plus que c'est moi qui vous perds; le défi
Vint de moi; vous viviez heureux, il m'a suffi
De toucher votre vie, hélas! pour la corrompre.
Votre sort sous le mien a ployé jusqu'à rompre.
Or, nous entrons tous deux ensemble dans la nuit
Du tombeau. Tenons-nous par la main...
On entend des coups de marteau.
SAVERNY.
Qu'est ce bruit ?
DIDIER.
C'est l'échafaud qu'on dresse, ou nos cercueils qu'on cloue.
Saverny s'assied sur le banc de pierre.
Continuant.
— Souvent au dernier pas le cœur de l'homme échoue.
La vie encor nous tient par de secrets côtés.
L'horloge sonne un coup.
Mais je crois qu'une voix nous appelle... Ecoutez!
Un nouveau coup.
THÉÂTRE. — 11. y
* mpMMcniE
130
MARION DE LORME.
SAVERNY.
Non, c'est l'heure qui sonne.
Un troisième coup.
DIDIER.
Oui, l'heure!
Un quatrième coup.
SAVERNY.
A la chapelle.
Quatre autres coups.
DIDIER.
C'est toujours une voix, frère, qui nous appelle.
SAVERNY.
Encore une heure.
Il appuie ses coudes sur la table de pierre et sa tête sur ses mains.
On vient relever les hallebardiers de garde.
DIDIER.
Ami ! gardez-vous de fléchir,
De trébucher au seuil qui nous reste à franchir!
Du sépulcre sanglant qu'un bourreau nous apprête
La porte est basse, et nul n'y passe avec sa tête.
Frère! allons d'un pas ferme au-devant de leurs coups.
Que ce soit l'échafaud qui tremble, et non pas nous.
On veut notre tête? eh! pour n'être pas en faute,
Au bourreau qui l'attend il faut la porter haute.
Il s'approche de Saverny immobile.
Courage !
Il lui prend le bras, et s'aperçoit qu'il dort.
Il dort. — Et moi qui lui prêchais si bien
Le courage!... Il dormait! Qu'est le mien près du sien?
Il s'assied.
Dors, toi qui peux dormir! — Bientôt me viendra l'heure
De dormir à mon tour. — Oh! pourvu que tout meure!
Pourvu que rien d'un cœur dans la tombe enfermé
Ne vive pour haïr ce qu'il a trop aimé!
La nuit est tout a fait tombée. Pendant que Didier se plonge de plus en plus
dans ses pensées, entrent par la brèche du fond Marion et le geôlier. Le
geôlier la précède avec une lanterne sourde et un paquet. Il dépose le paquet
et la lanterne à terre. Puis il s'avance avec précaution vers Marion, qui est
restée sur le seuil, pâle, immobile, comme égarée.
ACTE V. - LE CARDINAL. 131
SCÈNE VI.
Les Mêmes, MARIO N, LE GEÔLIER.
LE GEÔLIER, à Marion.
Surtout, soyez dehors avant l'heure indiquée.
Il s'éloigne. Pendant tout le reste de la scène, il continue de se promener
de long en large au fond.
MARION.
Elle s'avance en chancelant et comme absorbée dans une pensée de désespoir.
De temps en temps, elle passe la main sur son visage, comme si elle cherchait
a effacer quelque chose.
...Sa lèvre est un fer rouge et m'a toute marquée!
Tout à coup, dans l'ombre, elle aperçoit Didier, pousse un cri, court,
se précipite, et tombe haletante à ses genoux.
Didier! Didier! Didier!
DIDIER, comme éveillé en sursaut.
Elle ici! Dieu!
D'un ton froid.
— C'est vous?
MARION.
Qui veux-tu que ce soit? — Oh ! laisse! à tes genoux!
Je me sens si bien là! — Tes mains, tes mains chéries,
Donne-les-moi, tes mains! — Comme ils les ont meurtries!
Des chaînes, n'est-ce pas? Des fers?... — Les malheureux!
Je suis ici, vois-tu? c'est que... — C'est bien affreux!
Elle pleure. On l'entend sangloter.
DIDIER.
Qu'avez-vous à pleurer?
MARION.
Non. Est-ce que je pleure?
Non, je ris.
Elle rit.
Nous allons nous enfuir tout à l'heure.
Je ris,' je suis contente, il vivra! c'est passe!
Elle retombe sur les genoux de Didier et pleure.
Oh! tout cela me tue, et j'ai le cœur brise!
132 MARION DE LORME.
DIDIER.
Madame...
MARION.
Elle se lève sans l'entendre et court chercher le paquet,
qu'elle apporte à Didier.
Profitons de l'instant où nous sommes.
Mets ce déguisement. J'ai gagné ces deux hommes.
On peut sans être vu sortir de Beaugency.
Nous prendrons une rue au bout de ce mur-ci.
Richelieu va venir voir comme on exécute
Ses ordres. Gardons-nous de perdre une minute.
Le canon tirera pour sa venue. Ainsi
Tout alors est perdu si nous sommes ici !
DIDIER.
C'est bien.
MARION.
Vite! — Ah! mon Dieu! c'est bien lui! c'est lui-même!
Sauvé! Parle-moi donc. Mon Didier, je vous aime!
DIDIER.
Vous dites une rue au détour de ce mur?
MARION.
Oui, j'en viens, j'ai tout vu. C'est un chemin très sûr.
J'ai regardé fermer la dernière fenêtre.
Nous y rencontrerons quelques femmes peut-être.
D'ailleurs, on vous prendra pour un passant. Voilà.
Quand nous serons bien loin, — mettez ces habits-là! — -
Nous rirons de vous voir déguisé de la sorte.
Vite!
DIDIER, repoussant les habits du pied.
Rien ne presse.
MARION.
Ah! la mort est à la porte!
Fuyons! Didier! — C'est moi qui viens ici.
DIDIER.
Pourquoi ?
MARION.
Pour vous sauver! Grand Dieu! quelle demande, à moi!
Pourquoi ce ton glacé?
ACTE V. — LE CARDINAL. 133
DIDIER, avec un sourire triste.
Vous savez que nous sommes
Bien souvent insensés, nous autres pauvres hommes!
MARION.
Viens! oh! viens! le temps presse, et les chevaux sont prêts.
Tout ce que tu voudras, tu le diras après.
Mais partons!
DIDIER.
Que fait là cet homme qui regarde?
MARION.
C'est le geôlier. Il est gagné, comme la garde.
Doutez-vous de ces gens? Vous avez l'air frappé...
DIDIER.
Non, rien. — C'est que souvent l'on peut être trompé.
MARION.
Oh! viens! — Si tu savais, chaque instant qui s'écoule,
Je meurs, je crois entendre au loin marcher la foule.
Oh! hâtons-nous de fuir, je t'en prie à genoux!
DIDIER, montrant Savcrny endormi.
Dites-moi, pour lequel de nous deux venez- vous?
MARION, un moment interdite.
A part.
Gaspard est généreux, il ne m'a pas nommée.
Haut.
Est-ce ainsi que Didier parle à sa bien-aimée?
Mon Didier, qu'avez-vous contre moi ?
DIDIER.
Je n'ai rien.
Voyons, levez la tête, et regardez-moi bien.
Marion, tremblante, rixe son regard sur le sien.
Oui, c'est bien ressemblant.
134 MARION DE LORME.
MARION.
Mon Didier, je t'adore,
Mais viens donc !
DIDIER.
Voulez-vous me regarder encore ?
Il la regarde fixement.
MARION, terrifiée sous le regard de Didier.
A part.
Dieu ! les baisers de l'autre ! Est-ce qu'il les verrait ?
Haut.
— Ecoutez-moi, Didier, vous avez un secret.
Vous êtes mal pour moi. Vous avez quelque chose!
Il faut me dire tout. Vous savez, on suppose
Souvent le mal, et puis, plus tard, on est fâché
Quand un malheur survient pour un secret caché !
Ah ! j'avais autrefois ma part dans vos pensées !
Toutes ces choses-là sont-elles donc passées ?
Ne m'aimez-vous donc plus ? — Vous souvient-il de Blois ?
De la petite chambre où j'étais autrefois?
Comme nous nous aimions dans une paix profonde!
Que c'était un oubli de toute chose au monde ?
Seulement, vous, parfois vous étiez inquiet.
Souvent j'ai dit : — Mon Dieu! si quelqu'un le voyait!
— C'était charmant! — Un jour a tout perdu. — Chère âme,
Combien m'avez-vous dit de fois, en mots de flamme,
Que j'étais votre amour, que j'avais vos secrets,
Que je ferais de vous tout ce que je voudrais!
Quelles grâces jamais vous ai-je demandées ?
Vous savez, bien souvent j'entre dans vos idées,
Mais aujourd'hui cédez! — Il y va de vos jours!
Ah! vivez ou mourez, je vous suivrai toujours;
Toute chose avec vous, Didier, me sera douce,
La fuite ou l'échafaud ! . . . — Eh bien, il me repousse!
Laissez-moi votre main, cela vous est égal,
Mon front sur vos genoux ne vous fait pas de mal!
J'ai couru pour venir, je suis bien fatiguée.
— Ah! qu'est-ce qu'ils diraient, ceux qui m'ont vue si gaie,
Si contente autrefois, de me voir pleurer là!
— As-tu quelque grief sur moi ? dis-moi cela!
— Hélas! souffre à tes pieds la pauvre malheureuse!
C'est une chose, ami, vraiment bien douloureuse
ACTE V. - LE CARDINAL.
Que je ne puisse pas obtenir un seul mot
De vous! — Enfin on dit ce qu'on a. -- Non, plutôt
Poignardez-moi. - - Voyons, mes larmes sont taries,
Et je veux te sourire, et je veux que tu ries,
Et si tu ne ris pas, je ne t'aimerai plus!
— Je fis assez longtemps tout ce que tu voulus,
C'est ton tour. Dans les fers ton âme s'est aigrie.
Parle-moi, voyons, parle, appelle-moi : Marie!...
DIDIER.
Marie, ou Marion ?
MARION, tombant épouvantée à terre.
Didier, soyez clément !
• DIDIER, d'une voix terrible.
Madame, on n'entre pas ici facilement!
Les bastilles d'état sont nuit et jour gardées,
Les portes sont de fer, les murs ont vingt coudées.
Pour que devant vos pas la prison s'ouvre ainsi,
A qui vous êtes-vous prostituée ici ?
MARION.
Didier, qui vous a dit?...
DIDIER.
Personne. Je devine.
MARION.
Didier! J'en jure ici par la bonté divine,
C'était pour vous sauver, vous arracher d'ici,
Pour fléchir les bourreaux, pour vous sauver!
DIDIER.
Merci !
Croisant les bras.
Ah! qu'on soit jusque-là sans pudeur et sans âme,
C'est véritablement une honte, madame!
Il parcourt le préau a grands pas avec une explosion de cris de rage.
Où donc est le marchand d'opprobre et de mépris
Qui se fait acheter ma tête à de tels prix ?
Où donc est le geôlier ? le juge ? où donc est l'homme ?
135
136 MARION DE LORME.
Que je le broie ici, que je l'écrase comme
Ceci !
Il va pour briser le portrait entre ses mains, mais il s'arrête,
et poursuit, éperdu.
Le juge! — Allez! messieurs, faites des lois
Et jugez! Que m'importe, à moi, que le faux poids
Qui fait toujours pencher votre balance infâme
Soit la tête d'un homme ou l'honneur d'une femme !
A Marion.
■ — Allez le retrouver!
MARION.
Oh ! ne me traitez pas
Ainsi ! De vos mépris poussée à chaque pas
Je tremble j un mot de plus, Didier, je tombe morte!
Ah! si jamais amour fut vraie, ardente et forte,
Si jamais homme fut adoré parmi tous,
Didier! Didier! c'est vous par moi!
DIDIER.
Ha! taisez-vous.
— J'aurais pu, — pour ma perte, — aussi, moi, naître femme.
J'aurais pu, — comme une autre, — être vile, être infâme,
Me donner pour de l'or, faire au premier venu
Pour y dormir une heure offre de mon sein nu 5 —
Mais s'il était venu vers moi, bonne et facile,
Un honnête homme, épris d'un honneur imbécile;
Si j'avais, d'aventure, en passant rencontré
Un cœur, d'illusions encor tout pénétré; —
Plutôt que de ne pas dire à cet homme honnête :
« Je suis cela! » plutôt que de lui faire fête,
Plutôt que de ne pas moi-même l'avertir
Que mon œil. chaste et pur ne faisait que mentir;
Plutôt qu'être à ce point perfide, ingrate et fausse,
J'eusse aimé mieux creuser de mes ongles ma fosse !
MARION.
Oh!
DIDIER.
Que vous ririez bien si vous pouviez vous voir
Comme vous fit mon cœur, cet étrange miroir!
Que vous avez bien fait de le briser, madame !
Vous étiez là, candide, et pure, et chaste!... O femme!
ACTE V. — LE CARDINAL. 137
Que t'avait fait cet homme, au cœur profond et doux,
Et qui t'a si longtemps aimée à deux genoux ?
LE GEÔLIER.
L'heure passe.
MARION.
Ah! le temps marche, et l'instant s'envole!
— Didier! je n'ai pas droit de dire une parole,
Je ne suis qu'une femme à qui l'on ne doit rien,
Vous m'avez réprouvée et maudite, et c'est bien,
Et j'ai mérité plus que haine et que risée,
Et vous êtes trop bon, et mon âme brisée
Vous bénit; mais voici l'heure affreuse. Ah! fuyez!
Le bourreau se souvient de vous qui l'oubliez !
Mais j'ai disposé tout. Vous pouvez fuir... — Ecoute,
Ne me refuse pas, — tu sais ce qu'il m'en coûte! —
Frappe-moi, laisse-moi dans l'opprobre où je suis,
Repousse-moi du pied, marche sur moi, — mais fuis!
DIDIER.
Fuir! qui fuir? Il n'est rien que j'aie à fuir au monde
Hors vous, — et je vous fuis, --et la tombe est profonde.
LE GEOLIER.
L'heure passe.
MARION.
Viens! Fuis!
DIDIER.
Je ne veux pas !
Pour qui ?
MARION.
DIDIER.
MARION.
Pitié
Te voir saisi, grand Dieu! te voir lié!
Te voir... — Non, d'y penser, j'en mourrais d'épouvante.
— Oh! dis, viens, viens! Veux-tu que je sois ta servante?
Veux-tu me prendre, avec mes crimes expiés,
Pour avoir quelque chose à fouler sous tes pieds?
Celle que tu daignas nommer aux jours d'épreuve
Epouse. . .
138 MARION DE LORME.
DIDIER.
Épouse!
On entend le canon dans l'éloignement.
Alors, voici qui vous fait veuve.
MARION.
Didier!...
LE GEÔLIER.
L'heure est passée.
Un roulement de tambours. — Entre le conseiller de la grand'chambre, ac-
compagné de pénitents portant des torches, du bourreau, et suivi Je soldats
et de peuple.
MARION.
Ah!...
SCENE VIL
Les Mêmes, LE CONSEILLER, LE BOURREAU, Peuple, soldats.
LE CONSEILLER.
Messieurs, je suis prêt.
MARION, à Didier.
Quand je te l'avais dit que le bourreau viendrait !
DIDIER, au conseiller.
Nous sommes prêts aussi.
LE CONSEILLER.
Quel est celui qu'on nomme
Marquis de Saverny ?
Didier lui montre du doigt Saverny endormi.
Au bourreau.
Réveillez-le.
LE BOURREAU, le secouant.
Mais comme
11 dort! — Hé! monseigneur!
ACTE V. — LE CARDINAL. 139
SAVERNY, se frottant les veux.
Ah!... comment ont-ils pu
M'ôter mon bon sommeil?
DIDIER.
Il n'est qu'interrompu.
SAVERNY, à demi éveillé, apercevant Marion et la saluant.
Tiens! je rêvais de vous justement, belle dame.
LE CONSEILLER.
Avez-vous bien à Dieu recommandé votre âme ?
SAVERNY.
Oui, monsieur.
LE CONSEILLER, lui présentant un parchemin.
Bien. — Veuillez me signer ce papier.
SAVERNY, prenant le parchemin, et le parcourant des yeux.
C'est le procès-verbal. — Ce sera singulier,
Le récit de ma mort signé de mon paraphe!
Il signe, et parcourt de nouveau le papier.
Au greffier.
Monsieur, vous avez fait trois fautes d'orthographe.
Il reprend la plume et les corrige.
Au bourreau.
Toi qui m'as éveillé, tu vas me rendormir.
LE CONSEILLER, à Didier.
Didier?
Didier se présente. Il lui passe la plume.
Votre nom là.
MARION, se cachant les yeux.
Dieu ! cela fait frémir !
DIDIER, signant.
Jamais à rien signer je n'eus autant de joie!
Les gardes font la haie et les entourent tous deux.
140 MARTON DE LORME.
SAVERNY, à quelqu'un dans la foule.
Monsieur, rangez-vous donc, pour que cet enfant voie.
DIDIER, a Saverny.
Mon frère! c'est pour moi que vous faites ce pas,
Embrassons-nous.
Il embrasse Saverny.
MARION, courant à lui.
Et moi! vous ne m'embrassez pas?
Didier! embrassez-moi!
DIDIER, montrant Saverny.
C'est mon ami, madame.
MARION, joignant les mains.
Oh! que vous m'accablez durement, faible femme
Qui, sans cesse aux genoux ou du juge, ou du roi,
Demande grâce à tous pour vous, à vous pour moi !
DIDIER.
Il se précipite vers Marion, haletant et fondant en larmes.
Eh bien non! Non, mon cœur se brise! C'est horrible!
Non, je l'ai trop aimée! Il est bien impossible
De la quitter ainsi! — Non! c'est trop malaisé
De garder un front dur quand le cœur est brisé !
Viens! oh! viens dans mes bras!
Il la serre convulsivement dans ses bras.
Je vais mourir. Je t'aime!
Et te le dire ici, c'est le bonheur suprême!
MARION.
Didier!...
Il l'embrasse de nouveau avec emportement.
DIDIER.
Viens! pauvre femme! — Ah! dites -moi, vraiment,
Est-il un seul de vous qui dans un tel moment
Refusât d'embrasser la pauvre infortunée
Qui s'est à lui sans cesse et tout à fait donnée?
J'avais tort! j'avais tort! — Messieurs, voulez-vous donc
Que je meure à ses yeux sans pitié, sans pardon?
ACTE V. LE CARDINAL. 141
— Oh! viens, que je te dise! — Entre toutes les femmes,
Et ceux qui sont ici m'approuvent dans leurs âmes,
Celle que j'aime, celle à qui reste ma foi,
Celle que je vénère enfin, c'est encor toi ! —
Car tu fus bonne, douce, aimante, dévouée! —
Écoute-moi : — Ma vie est déjà dénouée,
Je vais mourir, la mort fait tout voir au vrai jour.
Va, si tu m'as trompé, c'est par excès d'amour!
— Et ta chute d'ailleurs, l'as-tu pas expiée?
— Ta mère en ton berceau t'a peut-être oubliée
Comme moi. — Pauvre enfant! toute jeune, ils auront
Vendu ton innocence ! ... — Ah ! relève ton front !
— Écoutez tous : — A l'heure où je suis, cette terre
S'efface comme une ombre, et la bouche est sincère!
— Eh bien, en ce moment, --du haut de l'échafaud,
— Quand l'innocent y meurt, il n'est rien de plus haut! —
Marie, ange du ciel que la terre a flétrie,
Mon amour;, mon épouse, — écoute-moi, Marie, —
Au nom du Dieu vers qui la mort va m'entraînant,
Je te pardonne!
MARION, étouffée Je larmes.
O ciel!
DIDIER.
A ton tour maintenant,
Il s'agenouille devant elle.
Pardonne-moi !
MARION.
Didier!...
DIDIER, toujours a genoux.
Pardonne-moi, te dis-je!
C'est moi qui fus méchant. Dieu te frappe et t'afflige
Par moi. Tu daigneras encor pleurer ma mort.
Avoir fait ton malheur, va, c'est un grand remord.
Ne me le laisse pas, pardonne-moi, Marie!
MARION.
Ah!...
DIDIER.
Dis un mot, tes mains sur mon front, je t'en prie.
Ou si ton cœur est plein, si tu ne peux parler,
142 MARION DE LORME.
Fais-moi signe... je meurs, il faut me consoler!
Marion lui impose les mains sur le front. Il se relève et l'embrasse étroitement,
avec un sourire de joie céleste.
Adieu! — Marchons, messieurs!
MARION.
Elle se jette égarée entre lui et les soldats.
Non, c'est une folie!
Si l'on croit t'égorger aisément, on oublie
Que je suis là! — Messieurs, messieurs, épargnez-nous!
Voyons, comment faut-il qu'on vous parle? à genoux?
M'y voilà. Maintenant, si vous avez dans l'âme
Quelque chose qui tremble à la voix d'une femme,
Si Dieu ne vous a pas maudits et frappés tous,
Ne me le tuez pas! —
Aux spectateurs.
Et vous, messieurs, et vous,
Lorsque vous rentrerez ce soir dans vos familles,
Vous ne manquerez pas de mères et de filles
Qui vous diront : — Mon Dieu! c'est un bien grand forfait!
Vous pouviez l'empêcher, vous ne l'avez pas fait !
— Didier! on doit savoir qu'il faut que je vous suive.
Ils ne vous tueront pas s'ils veulent que je vive !
DIDIER.
Non, laisse-moi mourir. Cela vaut mieux, vois-tu?
Ma blessure est profonde, amie! Elle aurait eu
Trop de peine à guérir. Il vaut mieux que je meure.
Seulement si jamais, — vois-tu comme je pleure! —
Un autre vient vers toi, plus heureux ou plus beau,
Songe à ton pauvre ami couché dans le tombeau !
MARION.
Non! tu vivras pour moi. Sont-ils donc inflexibles?
Tu vivras!
DIDIER.
Ne dis pas des choses impossibles.
A ma tombe plutôt accoutume tes yeux.
Embrasse-moi. Vois-tu, mort, tu m'aimeras mieux. -
J'aurai dans ta mémoire une place sacrée.
Mais vivre près de toi, vivre, l'âme ulcérée,
ACTE V. — LE CARDINAL. 143
O ciel ! moi qui n'aurais jamais aimé que toi ,
Tous les jours, peux-tu bien y songer sans effroi ?
Je te ferais pleurer, j'aurais mille pensées
Que je ne dirais pas, sur les choses passées,
J'aurais l'air d'épier, de douter, de souffrir,
Tu serais malheureuse ! — Oh ! laisse-moi mourir !
LE CONSEILLER, à Marion.
Il faut dans un moment que le cardinal passe.
Tl sera temps encor de demander leur grâce.
MARION.
Le cardinal! c'est vrai. Le cardinal viendra.
Il viendra. Vous verrez, messieurs, qu'il m'entendra.
Mon Didier, tu vas voir ce que je vais lui dire.
Ah! comment peux-tu croire, enfin c'est un délire,
Que ce bon cardinal, un vieillard, un chrétien,
Ne te pardonne pas ? — Tu me pardonnes bien !
Neuf heures sonnent. — Didier fait signe à tous Je se taire.
Marion écoute avec terreur. — Les neuf coups sonnés, Didier s'appuie sur Savernv.
DIDIER, au peuple.
Vous qui venez ici pour nous voir au passage,
Si l'on parle de nous, rendez-nous témoignage
Que tous deux sans pâlir nous avons écoute
Cette heure qui pour nous sonnait l'éternité!
Le canon éclate à la porte du donjon. Le voile noir qui cachait la brèche du mur
tombe. Paraît la litière gigantesque du cardinal, portée par vingt-quatre gardes
à pied, entourée par vingt autres gardes portant des hallebardes et des
torches. Elle est écarlate et armoriée aux armes de la maison de Richelieu.
Les rideaux de la litière sont fermés. Elle traverse lentement le fond. Rumeur
dans la foule.
MARION, se traînant sur les genoux jusqu'à la litière, et se tordant les bras.
Au nom de votre Christ, au nom de votre race,
Grâce! grâce pour eux, monseigneur!
UNE VOIX, sortant de la litière.
Pas de grâce !
Marion tombe sur le pavé. La litière passe, et le cortège des deux condamnés
se met en marche et sort à sa suite. — La foule se précipite sur leurs pas à
grand bruit.
144 MARION DE LORME.
MA.RION, seule.
Elle se relève à demi et se traîne sur les mains, en regardant autour d'elle.
Qu'a-t-il dit? — Où sont-ils? — Didier! Didier! Plus rien.
Personne ici !.. . Ce peuple ! . . . Était-ce un rêve ? ou bien
Est-ce que je suis folle?
Rentre le peuple en désordre. La litière reparaît au fond, par le côté
où elle a disparu. - — Marion se lève et pousse un cri terrible.
Il revient!
LES GARDES, écartant le peuple.
Place ! place !
MARION, debout, échevelée, et montrant la litière au peuple.
Regardez tous! voilà l'homme rouge qui passe!
Elle tombe sur le pavé.
NOTES
DE
MAKION DE LOKME.
1831.
L'auteur croit devoir prévenir ceux de MM. les directeurs de province qui juge-
raient à propos de monter sa pièce qu'ils pourront y faire (seulement dans les détails
de caractère et de passion , bien entendu) les coupures qu'ils voudront. Cette portion
du public, à laquelle les rapides croquis de Marivaux et de son école ont fait perdre
l'habitude des développements, reviendra sans doute peu à peu, et revient même
déjà tous les jours, à un sentiment plus mâle et plus large de l'art. Mais il ne faut
rien brusquer. Observez le spectateur, voyez ce qu'il peut supporter, qttid valeat, quid
non, et arrêtez-vous là. Faites votre œuvre comme l'art et votre conscience la veulent,
entière, complète, faites-la ainsi pour vous; mais ayez le courage de supprimer à
la représentation ce que la représentation ne saurait encore admettre. On ne doit pas
oublier que nous sommes dans la transition d'un goût ancien à un goût nouveau.
Le même conseil peut être adressé aux acteurs. Ceux de la Porte-Saint-Martin
l'ont parfaitement compris. Cette troupe est décidément une des meilleures, une
des plus intelligentes, une des plus lettrées de Paris. Il n'est pas de pièce qui ait été
exécutée avec plus d'ensemble que Mario/i Je Lortne. Tous les rôles , et entre autres ceux
de L'Angely, de Saverny, du marquis de Nangis, de Laffemas, du Gracieux, ont
été joués avec un rare talent ; chaque personnage a une physionomie vraie et une
physionomie poétique qui ont été toutes deux saisies par l'acteur. M. Bocage, dans
Didier, tour à tour grave, lyrique, sévère et passionné, a réalisé l'idéal de l'auteur.
M. Gobert, dans Louis XIII, mélancolique, malade, sombre, ployé en deux sous
le poids de la lourde couronne que lui a forgée Richelieu, a reproduit la réalité de
l'histoire.
Quant à Madame Dorval , elle a développé, dans le rôle de Marion, toutes les
qualités qui l'ont placée au rang des grandes comédiennes de ce temps ; elle a eu
dans les premiers actes de la grâce char.nante et de la grâce touchante. Tout le
monde a remarqué de quelle façon parfaite elle dit tous ces mots qui n'ont d'autre
valeur que celle qu'elle leur donne : Serait-ce un huguenot? -- Etre en retard! déjà!
— Monseigneur, je ne ris plus, — etc. — Au cinquième acte, elle est constamment
pathétique, déchirante, sublime, et, ce qui est plus encore, naturelle. Au reste, les
femmes la louent mieux que nous ne pourrions faire : elles pleurent.
THEATRE. — II. 10
IMI'IUMLKIL NATIUNALL.
146 MARION DE LORME.
1836.
NOTE I.
Acte V, scène ii.
Il faut que vous soyez un homme bien infâme,
Bien vil, — décidément! — pour croire qu'une femme,
— Oui, Marion de Lorme ! — après avoir aimé
Un homme, le plus pur que le ciel ait formé,
Après s'être épurée à cette chaste flamme,
Après s'être refait une âme avec cette âme,
Du haut de cet amour si sublime et si doux,
Peut retomber si bas qu'elle aille jusqu'à vous !
Au lieu de ces huit vers il y avait, dans le manuscrit de l'auteur, quatre vers qui
ont été supprimés à la représentation, et que nous croyons devoir reproduire ici.
Marion, aux odieuses propositions de Laffemas, se tournait sans lui répondre vers
la prison de Didier.
Fût-ce pour te sauver, redevenir infâme,
Je ne le puis! — Ton souffle a relevé mon âme,
Mon Didier! près de toi rien de moi n'est resté,
Et ton amour m'a fait une virginité.
11 est fâcheux que, dans notre théâtre, l'auteur, même le plus consciencieux, le
plus inflexible, soit si souvent obligé de sacrifier aux susceptibilités inqualifiables
de la portion la moins respectable du public les passages parfois les plus austères de
son œuvre, et qui, comme celui-ci, en contiennent même l'explication essentielle.
11 en sera toujours ainsi , tant que les premières représentations d'un ouvrage sérieux
ne seront pas exclusivement dominées par ce public grave, sincère, et pénétré de la
pureté sereine de l'art, qui sait écouter des paroles chastes avec de chastes oreilles.
NOTE 11.
Acte V, scène vi.
Pour les raisons déjà exprimées dans la note précédente, à la représentation, au
lieu de :
Faire au premier venu
Pour y dormir une heure offre de mon sein nu.
On dit :
\endre au premier venu
Un amour à son gré, naïf, tendre, ingénu.
Il n'y a rien qui soit plus grossier, à notre sens, que ces prétendues délicatesses
du public blasé, lesquelles craignent moins la chose que le mot, et excluraient du
théâtre tout Molière.
NOTES. 147
1873.
REPRISE DE MAKION DE LOKME
AU THEATRE-FRANÇAIS.
Le progrès, souhaité et prévu par l'auteur, s'est accompli, et le drame de Marion
de Larme est représenté en 1873 sans altération ni atténuation, et tel qu'il a été écrit
en 182c;. L'heure du vrai public est venue.
NOTES DE CETTE EDITION.
LE MANUSCRIT
DE
MARION DE LOKME.
Le manuscrit de Manon de Larme est fort intéressant à étudier. On y peut suivre tous
les tâtonnements, toutes les hésitations, toutes les évolutions de la pensée. Tout
d'abord le poète s'abandonne à sa verve, au premier jet de l'inspiration. Puis il
revient sur ses pas ; il s'est aperçu que l'action était trop précipitée , que certains effets
étaient escomptés; il reprend alors des fragments de scène et des scènes tout entières,
il les modifie ou les refait complètement, et on assiste alors à ce travail très curieux
de l'homme qui possède déjà la science du théâtre et la compréhension des foules;
aussi le manuscrit est-il surchargé de ratures et si encombré d'ajoutés que parfois
des petits bouts de papier ont dû être collés au bas d'un feuillet ou en regard de la
marge, surchargée elle-même. Grâce à ces nouvelles versions, à tous ces dévelop-
pements , à ces transformations , le drame comporte presque la matière de deux drames.
Victor Hugo n'a pas songé une minute à mettre au net ou à recopier son manuscrit,
il l'a livré , tel qu'il est sorti de sa plume , aux compositeurs dont les noms figurent en
marge; il leur a fallu une attention soutenue pour se reconnaître dans ce lacis de
scènes enchevêtrées et de variantes chevauchant les unes sur les autres. En lisant ce
manuscrit, on ne saurait trop admirer la fécondité d'imagination, la fertilité des
ressources, l'habileté scénique et la prodigieuse richesse de la langue.
L'écriture est fine , droite et menue. Le manuscrit comprend , indépendamment des
plans, des notes et des variantes, groupés à la fin, soixante-treize feuillets de format
égal (35 centimètres de hauteur sur 23 de largeur), mais de couleur différente, la
plus grande partie sur papier de Hollande non ébarbé, quelques feuillets bleu pâle.
Le texte, qui n'occupe que la moitié de la page, est écrit au recto et au verso.
Au dos du dernier feuillet de la préface, cette note pour l'imprimeur :
Voici la préface. Il faudrait l'imprimer en caractères plus gros que la pièce. Je prie
M. Everat de m'en faire envoyer deux épreuves.
J'ai encore une petite note à envoyer pour mettre à la fin. y,- t_t
Ce 2; au matin.
Je recommande les corrections.
Après la préface de 1831 on a relié celle de 1873 que Victor Hugo, par inadver-
tance, a datée :
Hauteville-House, i''1 lévrier iS'31.
LE MANUSCRIT DE MAKION DE LOKME. 149
Dans ce feuillet, de papier bleu et de format carré, la phrase commençant par :
D'ailleurs tous les départs veulent quelques apprêts, est encerclée d'un trait noir et précédée
de ces mots en marge : à réserver.
La nomenclature des personnages se trouve mentionnée suivant l'usage du temps.
Nous en donnons les principales particularités :
Louis XIII, roi de France.
L'Angely, fou du roi.
Le marquis de Nangis, oncle de Saverny.
Dame Rose, jeune fille, femme de chambre de Marion.
Chaque acte est paginé séparément : A' pour le premier acte, A'2 pour le se-
cond, etc.
Nous n'avons pas, à proprement parler, de reliquat pour ce volume. Nous nous
sommes donc bornés à reproduire, dans l'étude des manuscrits, les scènes et frag-
ments de scène inédits.
ACTE I. — Le Rendez-vous.
Au haut de la première page de texte, la date : 2 juin 1829. Cette page contient
la scène première telle qu'elle a été publiée. Nous trouvons pour ce début deux
curieuses versions à la fin du manuscrit. La première est datée Ier juin 1829 et sup-
prime toute la scène entre Saverny et Marion :
fT juin 182p.
ACTE PREMIER.
Il est nuit. Une chambre à coucher, éclairée d'une lampe de cuivre posée sur une table recouverte
d'un tapis de Turquie. Au fond une fenêtre, ouverte sur un balcon, à travers laquelle on aperçoit
une rue étroite et tortueuse.
SCÈNE PREMIÈRE.
MARIE (seule. Robe blanche).
Elle va à la fenêtre, et regarde au dehors.
Tout dort profondément. La lune s'est couverte.
Tant mieux. Le ciel est noir, et la rue est déserte,
Trop déserte peut-être! — et les voleurs de nuit,
Comme les amoureux, vont dans l'ombre et sans bruit.
Elle revient près de la table, s'assied et prend un livre. Elle lit quelques instants,
puis laisse tomber le livre.
Viendra-t-il ? S'il manquait au rendez-vous?...
Elle reprend le livre. Une horloge lointaine sonne une heure.
Une heure!
Ah! qu'il ne vienne pas, hélas! et que je meure!
Que suis-je pour qu'il m'aime?
Un homme paraît derrière la balustrade du balcon, la franchit et entre
Il dépose sur un fauteuil son manteau et une épçe de main.
150 MARION DE LORME.
SCENE II.
MARIE, DIDIER. Pourpoint, haut-de-chausses, justaucorps et mantelet noirs. Bottines noires.
Chapeau noir à plume noire.
MARIE, se levant avec un cri de joie.
Ah!
D'un ton de reproche.
Me laisser compter
L'heure du rendez-vous!
DIDIER.
J'hésitais à monter.
Ici Victor Hugo s'est arrêté, et, sur un nouveau feuillet, le lendemain 2 août 1829,
il a refait un second début comprenant la scène actuelle entre Marion et Saverny;
mais ce n'était pas encore Saverny qui s'était présenté à l'esprit du poète, c'était
L'Angely, fou du roi, comme on le verra par les mots biffés que nous rétablissons en
variantes ; presque partout une surcharge remplace le nom de L'Angely par celui de
Saverny.
Bien des vers de cette scène ont été utilisés au commencement du second acte ; nous
reproduirons pourtant la scène telle qu'elle a été écrite :
1 juin 1829.
ACTE PREMIER.
Il est nuit. Une chambre à coucher éclairée d'une lampe de cuivre à trois becs posée sur une table
recouverte d'un tapis de Turquie. Près de la table un fauteuil. Au fond une fenêtre, ouverte sur un
balcon, qui donne sur une rue.
SCÈNE PREMIÈRE.
MARION DE LORME, robe blanche. DAME ROSE, costume de duègne, robe noire selon la
Catherine^ L'Angely
mode de Marie de Médicis. Le marquis de SAVERNY, pourpoint, haut-de-chausses et bas orange,
avec des touffes de rubans bleus. Épée. Mantelet de velours noir. Chapeau gris à plume. Dix-
huit ans.
Marion de Lorme est assise près de la table et travaille à une tapisserie.
DAME ROSE, entrant.
L'Angely
Monsieur de Saverny.
Entre L'Angely.
MARION, se levant à demi.
Monsieur. . .
Bas, à Rose.
Madame Rose,
Saviez-vous pas ce soir que ma porte était close?
'-') Le texte biffé dans le manuscrit est en italique; non biffé, en romain.
LE MANUSCRIT DE MARION DE LOKME. 151
L'Angely
Haut, à Saverny.
monsii ur
Ce m'est un grand plaisir, marquis... Par quel hasard?
L'Angely.
SAVERNY, s'inclinant.
Je vous baise ks mains, belle dame. Il est tard
Pour venir d'une dame assiéger la demeure.
Mais notre privilège est d'entrer à toute heure,
bouffons
A nous, pages de rois. Ce droit a ses ennuis
Parfois, et m'a sur pied fait passer bien des nuits.
Mais la charge est meilleure, et cause moins de peine
Quand le roi par hasard se trouve être une reine,
Comme ce soir.
Il veut lui prendre la main. Elle la retire.
MARION.
Je vois que vous êtes toujours
D'humeur fort égayée et galante en discours.
A part.
Le fâcheux! Pour les gens qui viennent de la sorte
Il faudrait se clouer en travers à sa porte.
L'Angely.
SAVERNY. Il s'assied familièrement près d'elle.
Çà, je veux vous gronder. N'est-il pas inhumain
De fuir ainsi Paris?... -- Mon Dieu, la belle main!
Et qu'on recevrait mieux, sans être un bon apôtre,
Soufflets de celle-là que caresses d'une autre !(1)
MARION.
Mais si vous en voulez?
L". [ngely.
SAVERNY.
Des caresses?
MARION.
Vraiment
Non. Des soufflets. Voyons.
L'Augely.
SAVERNY.
Merci pour le moment.
Vous raillez, mais je suis furieux, moi, madame.
(1) Ces derniers vers ont été utilisés dans le Roi s'amuse , aete IV, scène n.
152 MARION DE LORME.
D'honneur! il faut n'avoir aucune bonté d'âme,
Il faut être de roc pour nous quitter ainsi,
Et venir s'enterrer toute vivante ici!
Voyant que Marion regarde son pourpoint.
C'est le goût. Soie orange avec des faveurs bleues.
Continuant.
Savez-vous bien que Blois est à quarante lieues,
Pour le moins, de Paris, que cela fait crier.
Pour vous suivre à présent il faut s'expatrier.
MARION.
Mais qui vous a prié de me suivre?
VAngely.
SAVERNY.
Ah ! tigresse !
Ingrate! ignorez-vous combien l'amour nous presse,
Et quand une beauté nous accepte pour siens
Que nous la suivrions jusque chez les russiens?
Il se rapproche d'elle. Elle se recule.
MARION.
Mais vous me dites là des phrases d'Artamène!
h'Angely.
SAVERNY.
Je viens à Blois exprès pour vous. D'ailleurs, ma reine,
La cour est à Chambord pour les chasses du roi.
MARION.
Bon. Le roi vient aussi sans doute exprès pour moi.
Mais comment avez-vous découvert ma retraite?
L'Angely.
SAVERNY.
Ma foi, j'ai rencontré votre duègne discrète,
Dame Rose, et n'ai point voulu finir le jour
Sans qu'il fût entre nous quelques propos d'amour.
Car je vous aime fort.
Il veut encore lui prendre la main. Elle le repousse.
MARION.
Dit-on quelques nouvelles?
LE MANUSCRIT DE MARION DE LOKME. 153
L'Angely.
SAVERNY.
Non. Corneille toujours met en l'air les cervelles.
Guiche est duc. Puis beaucoup d'événements banaux,
On a fait pendaison de quelques huguenots,
Toujours force duels. C'est la mode. — Eh, que dis-je,
Pas de nouvelles? Mais un miracle, un prodige,
Qui tient depuis deux mois Paris en passion !
La fuite, le départ, la disparition...
MARION.
De qui?
L'Angely .
SAVERNY, mettant un genou en terre et lui baisant la main.
D'une beauté qui vous est bien connue,
Charmante Marion !
Elle le relève avec humeur.
MARION, à part.
Allons! il continue!
L'Angely.
SAVERNY.
N'est-ce pas une honte? Au moment où Paris
Et les plus grands seigneurs et les plus beaux esprits
Fixent sur vous des yeux pleins d'amoureuse envie,
A l'instant le plus beau de la plus belle vie,
Quand tous faiseurs de rime et de duels pour vous
Gardent leurs plus beaux vers et leurs plus fameux coups,
A l'h°ure où vos beaux yeux semant partout les flammes
Font sur tous leurs amants veiller toutes les femmes,
Que vous, qui de tels leux éblouissiez la cour
Que, ce soleil parti, l'on doute s'il fait jour,
Vous veniez, méprisant marquis, vicomte et prince,
Briller, astre bourgeois, dans un ciel de province!
MARION.
Calmez-vous.
L'Angely.
SAVERNY.
Non, non, rien. Caprice original
Que d'éteindre le lustre au beau milieu du bal! '
(1> Victor Hugo a fait dire ces quatorzevers par François Ier à M'"e de Cossé dans h Ko/ s'atnme
(acte I, scène n).
154 MARION DE LORME.
MARION.
Vous voulez rire.
A part.
Ah Dieu! l'importun!
Regardant l'horloge qui marque près de minuit.
Le temps passe!
Didier qui va venir!
L'Angely.
SAVERNY.
Expliquez-vous, de grâce.
Qu'est-on venue ici faire depuis deux mois?
MARION.
Je fais ce que je veux et veux ce que je dois.
Je suis libre, monsieur.
L'Angely.
SAVERNY.
Libre! et, dites, madame,
Sont-ils libres aussi, ceux dont vous avez l'âme,
Moi, le marquis d'Embrun, le pauvre Molcmbay
Qui n'aime rien que vous, vous et son cheval bay,
Sourdis, le Brichanteau, d'Arquien, les deux Caussades,
Tous, de votre départ si fâchés, si maussades,
Que leurs femmes comme eux vous voudraient à Paris
Pour leur faire, après tout, de moins tristes maris?
MARION, baissant les yeux.
Voilà précisément les causes de ma fuite.
Tous ces brillants péchés qui, jeune, m'ont séduite...
En marge Victor Hugo a écrit le début publié qu'il a recopié sur un feuillet séparé ,
placé en tête du manuscrit. Le nom de L'Angely a disparu.
A la scène d'amour entre Marion et Didier, le manuscrit porte cette version, mo-
difiée dans le texte imprimé :
DIDIER.
Oh! si vous me trompiez!
MARION.
Didier! De mon amour voulez-vous quelque preuve?
DIDIER.
J'en veux une.
MARION.
Parlez.
LE MANUSCRIT DE MAKION DE LOKME. 155
DIDIER.
Vous êtes libre et veuve?
MARION.
Oui. .. libre.. .
DIDIER.
Prenez-moi pour frère, pour appui.
Au bas de chaque page Victor Hugo a inscrit le nombre de vers contenu dans la
page, en y ajoutant les vers des pages précédentes; à la fin de l'acte, il donne
le total et la date finale; il semble que l'intention de l'auteur ait été de terminer le
premier acte à la sortie de Didier et Saverny, car il avait daté 8 juin et fait le compte
des vers : 232; puis, après la scène finale, nous lisons une nouvelle date : p juin , et
un nouveau total : 242.
ACTE II. — La Rencontre. — u juin.
Cet acte finissait d'abord à la sortie de Didier :
LE CAPITAINE QUARTENIER .
Venez, monsieur.
MARION.
Didier, je te suis!
L'ANGELY.
Dieu sait où!
Çà, qui dirait qu'ici c'est moi qui suis le fou?
Le compte des vers est arrêté ici : 268. — 12 juin.
Suit la scène définitive entre L'Angely et Marion ; en marge le nouveau total :
300. — 1} juin.
ACTE III. — La Comédie. - - 13 juin.
Dès la première scène nous constatons une importante suppression : LafTemas se
découvrait tout de suite à Saverny; Victor Hugo aura pensé que cela gênerait plus
rd l'étourderie confiante de Saverny, et a seulement conservé de cette version
quelques vers qu'il a donnés plus loin :
SCENE I. — Saverny, Laffemas.
LAFFMMAS.
Comment le vieux marquis de Nangis a-t-il pris
La mort de son neveu ?
156 MARION DE LORME.
SAVERNY.
Sans bruit, sans pleurs, sans cris.
LAFFEMAS.
Il l'aimait fort pourtant?
SAVERNY.
Comme on aime sa vie.
Sans enfants, il n'avait qu'un amour, qu'une envie.
Qu'un espoir, — ce neveu, qu'il aimait d'un cœur chaud,
Quoiqu'il ne l'eût pas vu depuis cinq ans bientôt.
LAFFEMAS.
Je sais. Il m'en parlait sans cesse, en chasse, à table.
Car je l'aime du cœur, ce vieillard respectable,
Et je suis enchanté que son neveu soit mort.
SAVERNY.
Comment!
LAFFEMAS.
Vous comprenez, j'aurais eu du remord...
J'aime fort le marquis de Nangis. C'est mon hôte.
On est très bien chez lui. Mais devoir n'est pas faute.
SAVERNY.
Quoi?
LAFFEMAS.
J'avais l'ordre ici d'arrêter son neveu.
Mais j'apprends
Je trouve qu'il est mort. C'est charmant !
SAVERNY, à part.
Ventredieu !
Haut.
Monsieur, puis-je savoir ici qui j'accompagne?
LAFFEMAS.
Monsieur de Laffemas, intendant de Champagne
Et lieutenant civil.
SAVERNY, à part.
Lieutenant infernal !
Celui qu'on a nommé bourreau du cardinal!
Moi qui, pour me cacher, courrier de ma mort fausse,
Venais ici moi-même y voir faire ma fosse !
LE MANUSCRIT DE MAKION DE LORME. 157
Laffemas! — Fuir serait imprudent. — J'attendrai.
Car je ne puis partir avant d'être enterré.
LAFFEMAS.
Que dites-vous donc là dans vos dents?
SAVERNY.
Je calcule
Qujil est faux que le sang passe par la jugule,
Et qu'on devrait punir Pecquet et les savants
Qui, pour voir leurs poumons, ouvrent des chiens vivants.
LAFFEMAS.
C'est affreux ! Ces docteurs sont sans miséricorde !
Ce sont des cruautés à punir de la corde !
SAVERNY.
Vous les pendriez bien, n'est-ce pas?
LAFFEMAS.
A l'instant.
J'en ai fait pendre cent qui n'en faisaient pas tant !
Ces pauvres chiens ! Vivants !
SAVERNY.
You-. avez dû connaître
Monsieur le maréchal de Marillac?
LAFFEMAS.
Mon maître!
Je le porte en mon cœur. — Oui, c'est moi qui lui ris
Trancher la tête en Grève. Il avait quatre rils
Charmants!
SAVERNY.
Et Bassompierrc ?
LAFFEMAS.
Un vaillant de Castille !
Un dieu ! C'est moi qui l'ai conduit à la Bastille.
SAVERNY.
Et monsieur Henri deux, duc de Montmorency?
158 MARION DE LORME.
LAFFEMAS, la main sur son cœur.
Il est là. — Je l'ai fait décapiter aussi,
Avec Souvré, Lansac, Champmaillard, Boiscervoise.
Ces bons amis! jamais ils ne m'ont cherché noise.
Il n'en est qu'un qui m'ait gardé rancune, un sot!
un sur
Jars, qui reçut sa grâce au pied de l'échafaud.
Nous ne nous voyons plus depuis.
SAVERNY.
Et Boutteville?
LAFFEMAS.
Celui-là m'a traité d'une façon civile!
J'en pleure d'y penser. Je l'ai lait décoller
Aux Halles. Non, en Grève. Ah! cela fait trembler!
Pour un duel ! — Maintenant un duel vaut la potence.
SAVERNY.
C'est renchéri.
LAFFEMAS.
Hé bien, moi qui lus leur sentence,
J'aime tous ces gens-là. -- Souvré m'a fait prévôt,
Lansac m'a fait baron. Le Marillac me vaut
La lieutenance, avec la maison de campagne.
Montmorency m'a fait intendant de Champagne.
Ma petite fortune enfin, je la leur dois.
SAVERNY, à part.
Il jouit à compter des têtes sur ses doigts !
Des morts de sa façon il fait sa litanie,
Les fait décapiter, pendre en cérémonie,
Puis il leur dit après son ont pro nohkl
A la scène suivante, Laffemas vient de reconduire
le marquis de Nangis désespéré.
LAFFEMAS, revenant.
Ah! vraiment! quel malheur!
SAVERNY, amèrement.
Avoir pris Saverny vous vaudrait quelque office.
LE MANUSCRIT DE MAKION DE LOKME. 159
LAFFEMAS.
Ah ! ce n'est pas pour moi ! J'ai fait mon sacrifice.
BRICHANTEAU, bas à Saverny.
Quel est cet homme noir?
SAVERNY, bas.
Laffemas.
BRICHANTEAU, tressaillant.
Le corbeau
Est noir de même, et vient à l'odeur du tombeau.
Que veut ce juge ici?
SAVERNY, bas.
Prendre mon excellence
BRICHANTEAU, bas.
Devant un tel témoin, plus que jamais, silence!
Comme variante de la première scène du troisième acte, nous avons retrouvé une
curieuse page, isolée, du même format que le manuscrit. Sur cette page, sans indi-
cation d'acte ni de scène, trois versions; dans l'une, la scène se passe au troisième
acte entre Brichanteau et Laffemas, avec Saverny pour témoin; peu de variantes.
Les deux autres versions mentionnent Laffemas, Bellegarde, L'Angcly, l'abbé de
Gondi ; nous sommes donc chez le roi et au quatrième acte.
Entre Laffemas. Les courtisans l'accablent de politesses.
BELLEGARDE, à L'Angely.
Bouffon, quel est cet homme à fourrure d'hermine?
L'ANGELY.
A qui de toute part on fait si bonne mine?
BELLEGARDE.
Oui. Je n'ai point encor vu ce plumage noir
Aux grands levers du roi. — Qu'est-ce?
L'ANGELY.
Vous allez voir.
Ecoutez-nous causer.
L'Angely va à Laffemas, le salue, le prend à part
et l'amène en causant à côté du duc qui les observe tous deux.
l6o MARTON DE LORME.
Vous avez dû connaître
Monsieur le maréchal de Marillac ? . . .
Suivent les vers conformes à ceux du troisième acte.
Autre version, toujours chez le roi. La scène commence entre Laffemas et
L'Angely jusqu'à :
Nous ne nous voyons plus depuis.
L'ABBÉ DE GONDI, saluant Laffemas.
Et Boutteville?
LAFFEMAS.
Le duelliste? Il est mort d'une façon civile.
Je pleure d'y penser. Je l'ai fait décoller
Aux Halles. Non, en Grève. Ah! cela fait trembler,
Pour un duel ! — Maintenant un duel vaut la potence.
L'ANGELY.
C'est renchéri.
Pendant que Gondi et LafFemas s'entretiennent, il parle bas au duc.
Eh bien! lui qui lut leur sentence,
11 aime ces gens-là. Souvri l'a fait prévôt.
Lansac l'a fait baron. Le Marillac lui vaut
La lieutenance, avec la maison de campagne.
Montmorency l'a fait intendant de Champagne.
Sa petite fortune, il la leur doit à tous.
BELLEGARDE, bas à L'Angely.
Il ne me devra rien, j'espère.
L'ANGELY.
Croyez-vous ?
BELLEGARDE.
Quel est donc le buveur de sang qui t'accompagne ?
L'ANGELY.
Monsieur de Laffemas, intendant de Champagne,
Lieutenant criminel.
La scène se poursuit comme dans le texte publié, acte IV.
LE MANUSCRIT DE MARION DE LOKME. 161
SCÈNE VIL — Didier, Savkrny.
Cette scène prenait fin dès que Didier avait en main le portrait de Marion :
DIDIER.
Il est bien ressemblant.
Tout le reste a été ajouté en marge.
SCÈNE X. — Les Comédiens.
Nous avons retrouvé dans les papiers de Victor Hugo, au dos d'une lettre adressée
à M'nc Victor Hugo et datée 6 mars 1828, la chanson complète du Gracieux; elle
comprend sept couplets. Les deux premiers figurent dans le manuscrit, le second
est biffé. Nous donnons la chanson entière, moins le premier couplet publié :
Qu'un frater, cuistre nomade,
Lave, enfariné et pommade
Des cheveux, que des pelés
A des tondus ont volés;
Qu'ils les peigne, les éduque,
Leur donne un air d'apparat,
Cela fait une perruque,
C'est-à-dire, un magistrat.
Le gendarme, c'est un mufle
Dans une gaine de buffle,
Toujours prêt à chevaucher
Et plus poli que l'archer.
Avec nous autres infâmes,
Il jure bien pàque et Dieu;
Mais, lorsqu'il parle à des dames
Il ne dit que : Ventrebleu!
L'avocat, c'est un déluge
De mots tombant sur le juge;
C'est un mélange matois
De latin et de patois;
Thémis rit au nez du maître
Qui, frappant sur le bureau,
Rarement lui fait remettre
Le gibet dans le fourreau.
Thémis, c'est une statue
Qui remplit, demi-vêtue,
De ses grands bras étendus
La salle des Pas Perdus.
Elle garde un beau silence
Pendant qu'on braille au préau;
Et sa main tient la balance
Dont le juge est le fléau.
La roue est la sœur jumelle
De Thémis, douce comme elle;
THEATRE.
IMPRIMERIE KÀTIOHAEE.
162 MARION DE LORME.
Tenailles et chevalets
Sont ses petits les moins laids;
Et la torture incommode
Au teint jaune et bilieux
Est sa cousine à la mode
De Bretagne et d'autres lieux.
L'amende, c'est une somme
Assez ronde qu'un pauvre homme
De ses biens et de son corps
Paie en mourant aux recors ;
détroussé chez vingt
J'ai volé chez tous les princes;
Et n'ai, je t'en avertis,
Point vu d'heureuses provinces
fût pendu
Où l'on vous pendît gratis.
Cette chanson complète n'existait pas dans le manuscrit; on l'y trouvera désormais
reliée à la fin.
M. Emile Blémont, dans son Livre d'or de Victor H»go, donne un extrait d'une
autre alternance de la chanson du Gracieux; il tient ces quatre vers de Victor Hugo
lui-même; les voici :
Les magistrats sont les marbres
Dont les cachots sont construits,
Et les gibets sont les arbres
Dont les pendus sont les fruits.
L'extrait de Brada/liante imprimé dans le volume n'est pas celui qui figure dans le
manuscrit; voici exactement les quatre vers qui devaient être dits par le Taillebras :
« Les sceptres des grands rois viennent du Dieu suprême.
« C'est lui qui ceint nos chefs d'un royal diadème,
« Qui nous fait quand il veut régner sur l'univers,
«Et quand il veut fait choir notre empire à l'envers.»
Même scène : A noter une insulte de plus à LafTemas :
DIDIER.
Tu mens! ce n'est qu'un duel. Prends mon sang; en échange,
Vil bourreau, ne viens pas me jeter de ta fange!
Le troisième acte a été terminé le
i S juin 1H29. — fj-f vers.
ACTE iv. — Le Roi. - 19 juin 1829.
Cet acte est très abondant en variantes, en interversions, en remaniements; nous
les suivrons scrupuleusement.
LE MANUSCRIT DE MAKION DE LORME. 163
SCENE IV. — Marion, le Duc de Bellegarde.
le DUC.
Nous sommes-nous jamais rien refusé l'un l'autre?
MARION.
Bien. Parlerai-je au roi?
LE DUC.
Parlez d'abord au duc.
Je sais qu'on fit toujours rimer duc et caduc,
Et je me fais très vieux. Cela vient avec l'âge.
Mais causons cependant.
SCENE V. — Les Courtisans.
La seconde entrée de Laffemas est entièrement ajoutée en marge ainsi que sa pré-
sentation au duc de Bellegarde.
Puis vient cette variante, biffée en partie :
LE COMTE DE CHARNACÉ.
Les loups avaient mangé trois paysans. D'abord
J'ai cru que nous aurions force loups à Chambord.
Bah! J'ai toute la nuit fouillé le bois, pas trace!
Rie//.
L'ANGELY.
Comte, en voulez-vous des loups de bonne racet
Cberche'i
Fouille*? dans le palais et non dans la font.
L'ABBÉ DE GONDI.
As-tu quelque nouvelle à me dire ? On rirait.
Fou, que sais-tu de gai?
L'ANGELY.
Rien de ce qui se passe.
Hor> que le cardinal a fait meilleure chape
Que monsieur. — On va pendre à Beaugency, je croi,
Deux hommes pour un duel.
SCÈNE VI. — Les Précédents, le Roi.
le ROI.
Le roi
Veut votre avis tout franc sur le cardinal.
164 MARION DE LORME.
LE DUC DE BELLEGARDE.
Quoi!
Tout franc, sire?
LE ROI.
Tout franc.
LE DUC, hardiment.
Eh bien! — c'est un grand homme.
LE ROI.
f '11 cardinal en France efî plus qu 'un pape
Certe, et plus pape ici que n'est un pape
Au besoin, n'est-ce pas, vous Tiriez dire à Rome?
Entendez-vous? — L'ttat souffre, — entendez-vous bien?
veut peux
Entre lui qui fait tout et moi qui ne suis rien.
Cette scène était bien plus courte, on peut s'en rendre compte par cet enchaî-
nement :
LE DUC.
Mais, sire, il croit toujours agir à vos souhaits.
Il est fidèle, sûr, dévoué. . .
LE ROI.
Je le hais!
— Puis ce sont tous les jours quelques nouvelles listes.
Hier des huguenots. . .
Plusieurs développements sur le cardinal, plusieurs plaintes du roi n'existaient pas
dans la scène primitive. Les vers commençant par :
Oh! chasser tout le jour!...
étaient même réservés pour la scène entre le roi et L'Angely. Ils ont été reliés sur
deux petits feuillets inégaux et ajoutés ici.
SCÈNE VII. — Les Mêmes, Marion, le Marquis de Nangis.
Dans le plaidoyer de Nangis, dont une grande partie est ajoutée en marge, ces
variantes :
Hélas! vous gémirez peut-être quelque jour
lavée
vorace
Que la place de Grève ait été si fêtée,
éprouvée
et de race,
Et que tant de seigneurs de bravoure indomptée
LE MANUSCRIT DE MAKION DE LOKME. 165
Craignez d'avoir un jour à pleurer tel brave homme,
De ceux-là devant qui jadis je me courbais,
Qui n'eut que Dieu, la France et vous pour alphabets,
Dont ceux qui vont disant d'étranges alphabets.
Tel vaillant de grand cœur dont, à l'heure qu'il est,
Dont blanchit le squelette
Voient blanchir le squelette aux chaînes des gibets.
Le squelette blanchit aux chaînes d'un gibet.
A la même scène, la supplication de Marion se bornait d'abord aux quatre pre-
miers vers, le reste a été écrit en marge de la page suivante; et huit vers, parmi les
plus émus, les plus humains, ont été ajoutés sur les épreuves, à partir de :
Mon Dieu! les jeunes gens savent-ils ce qu'ils font?
SCÈNE VIII. — Le Roi, L'Angely.
A noter d'abord que toutes les répliques désolantes étaient dites par le roi ; L'An-
gely ne faisait qu'acquiescer, comme le prouve la surcharge des noms avant chaque
vers; au commencement de la scène c'était le roi qui interrogeait :
N'est-ce pas que la vie est une chose amère?
L'ANGELY.
Hélas, sire!
etc. , jusqu'à :
Fou ! je suis malheureux ! entends-tu bien cela ?
Mais bientôt se place une autre particularité. C'est après cette question :
Et comment veux-tu donc que je rie ?
que venaient, avec quelques interversions, les vers utilisés définitivement dans la
scène avec le duc de Bellegarde :
Moi, le premier de France, en être le dernier!
Ces vers sont biffés ; nous en reproduisons la dernière partie, biffée aussi :
LE ROI.
Et toujours de la pluie !
L'ANGELY.
Vous souffrez donc bien, sire?
LE ROI.
Ah ! bien plus ! Je m'ennuie.
Rêvant.
Cardinal ! . . .
l66 MARION DE LORME.
L'ANGELY.
Voyez-vous? Vos peuples dans la nuit
Vont marchant, l'œil fixé sur un flambeau qui luit,
Il est le flambeau, vous, vous êtes la lanterne
Qui le sauve du vent sous sa vitre un peu terne.
LE ROI.
sanglant fanal,
phare
Tu ris, mais tu dis vrai. C'est un homme infernal.
On reconnaît les vers dits par les jeunes seigneurs au deuxième acte.
Plus loin, nous voyons que l'admirable trouvaille du mot d'ordre : Clémence a
été ajoutée après coup. Voici le premier enchaînement :
LE ROI.
Ils mourront!
L'ANGELY.
C'est cela.
LE ROI.
yen ai l'âme attendrie!
Pauvre fauconnerie !
Au lieu de ce vers haché, venait celui-ci :
LE ROI.
Que vas-tu devenir, pauvre fauconnerie?
L'ANGELY.
Sire, tl faut tous mon tir. J^ujon chante on que l'on crie,
Qnon soit difforme ou beau, qu'on soit grand ou petit,
La mort dévore tout d'un égal appétit.
A la page suivante la scène tournait court :
LE ROI.
Deux fameux fauconniers et mon fou pour un duel !
Crois-tu, si je voulais, que je serais le maître?
Puis quelques vers amusants, biffés :
L'ANGELY.
Ils me pendront, à moins que le roi ne me signe...
LE MANUSCRIT DE MAKION DE LOKMR 167
LE ROI.
Plus que jamais je t'aime! — Ah! comme il se résigne!
S'approchant du bouffon et s'appuyant affectueusement sur son épaule.
Ecoute, — être
Vois-tu? d'être pendu, cela fait peu de mal,
Et puis, cela fera plaisir au cardinal.
Il me remercîra.
L'ANGELY, s'oloignant brusquement.
Grand merci !
LE ROI.
Ton office
Va donc vaquer! — Allons, je fais mon sacrifice!
L'ANGELY, à part.
Je ne fais pas le mien ! Par le mauvais côté
Il a pris tout cela.
Haut.
Mais votre majesté
N'aurait qu'à dire un mot. . .
LE ROI.
Qui donc me fera rire?
La fin de l'acte a été très modifiée en marge. Voici la première version , biffée
Nangis avait raison : un mort jamais ne sert,
Et Montfaucon peuplé rend le Louvre désert.
Je suis ravi d'avoir fait grâce à ces deux hommes,
Nangis est vénérable entre les gentilshommes.
A ces deux fauconniers. C'est l'art des gentilshommes,
Quand on coupe une tête, il faut savoir pourquoi !
l'estime
Luynes le goûtait fort. Je m'en mêle aussi, moi.
Le cardinal sera furieux, mais, ma foi,
Tant pis, cela fera plaisir à Bellegarde.
L'ANGELY.
On peut bien une fois être roi par mégarde.
LE ROI, se promenant à grands pas et se frottant les main
Monsieur le cardinal, monsieur le cardinal!
C'est le commencement ! - - Et vous aurez du mal !
168 MARION DE LORME.
C'est une trahison que de venir en face
Au fils du roi Henri rayer son droit de grâce !
Dans les plis de sa robe il me prend, L'Angely,
Et comme en un linceul j'y suis enseveli.
Cet homme est mon sépulcre, et mes peuples me pleurent.
Pour cet acte pas de date finale; trois nombres : 412-416-432. — Le chiffre défi-
nitif est 400.
ACTE V — Le Cardinal.
Plusieurs modifications dans cet acte, et d'abord deux débuts : le premier, daté
24 juin 182c, commence l'acte par la scène entre Marion et Laffemas ; puis viennent
les ouvriers ; après cette seconde scène, Victor Hugo a intercalé deux doubles feuillets
contenant le second début, daté en tête 20 mai 1831. Suivons les variantes de la pre-
mière version.
SCÈNE PREMIÈRE. — Marion, Laffemas.
Tous deux paraissent en même temps dans le préau, Marion entre par la grande porte, Laffemas par
le fond. Laffemas marche à pas lents. Marion, en blanc, voiiée, traverse rapidement le théâtre et
court frapper au guichet de la petite porte. Le guichet s'ouvre. Paraît le guichetier.
MARION, montrant un parchemin au guichetier.
Ordre du roi.
La scène se poursuit, conforme au texte publié, jusqu'aux vers dits par Marion,
indiqués dans l'édition de 1836 et jugés en 1831 trop audacieux. Rétablissons ici
ceux qui les précédaient et qui leur restituent leur véritable physionomie :
MARION.
Oh! va-t'en !
LAFFEMAS.
Est-ce là le dernier mot?
MARION.
Infâme!
LAFFEMAS.
Quel abîme profond qu'un caprice de femme!
Vous étiez autrefois humaine à moindre prix.
Maintenant, votre amant dans nos griffes est pris,
Vous pouvez le sauver, c'est votre unique envie,
Et vous ne voulez pas! — - Pour une heure, une vie!
C'est bien payé pourtant!
LE MANUSCRIT DE MARION DE LOKME. 169
M \RION.
f Oh ! j'ai fait un grand pas !
Ecoute... Mais non, toi, tu ne comprendrais pas!
Elle se tourne vers la prison, les mains jointes.
Même pour te sauver, redevenir infâme. . . ' .
A partir du moment où Marion consent, Laffemas faisait ces restrictions :
LAFFEMAS.
Si. . . vous voulie2. . . — Alors je puis faire garder
La brèche qu'on fera pour que monseigneur entre
Par des hommes à moi...
MARION.
Tire-les de cet antre,
Et fais ce que tu veux ! Je te suis !
LAFFEMAS.
Un instant!
MARION.
Quoi?
LAFFEMAS.
Je ne savais pas me compromettre tant.
Après tout, je ne sais où ma bonté m'entraîne,
Et si dans tout cela le plaisir vaut la peine !
MARION.
Misérable !
LAFFEMAS.
Moins haut! On vous entend crier.
MARION.
Veux-tu de moi, réponds!
Se tordant les bras.
En être à le prier!
LAFFEMAS.
Je puis être cassé. . .
MARION, tombant à genoux.
Prends mon corps ! prends mon âme !
L'enfer, et qu'il se sauve !
"' Voir page 146.
Ijo MARTON DE LORME.
LAFFEMAS.
Allons! Venez, madame.
Il sort par la grande porte, à droite.
MARION, à genoux.
O Didier !
Elle se lève, et le suit. Entrent des ouvriers, la pioche et la pelle sur le dos.
SCÈNE II. — Des ouvriers.
PREMIER OUVRIER, examinant le mur latéral vers le fond.
Voilà donc le gros mur qu'il nous faut
Jeter par terre.
SECOND OUVRIER.
Pierre, as-tu vu l'échafaud ?
Plus loin, en marge, ce développement, biffé :
TROISIÈME OUVRIER, travaillant.
A l'ouvrage !
SECOND OUVRIER, travaillant.
As-tu vu l'échafaud noir, mon frère?
PREMIER OUVRIER.
Tout pour les nobles!
DEUXIÈME OUVRIER.
Rien pour le peuple.
PREMIER OUVRIER.
Mettons
Qu'un jour nous assommions, armés de gros bâtons,
Un bourgeois, ou fassions des prouesses plus belles,
Comme d'ouvrir sans clef la caisse des gabelles,
Ou de tuer un daim du roi, certe, il faut voir
S'ils feraient pour nous pendre un bel échafaud noir !
DEUXIÈME OUVRIER.
Ah bien oui! — Ces seigneurs ont de drôles de crimes!
Ils se gourment, et, comme ils savent les escrimes,
Ils conviennent que l'un tuera l'autre, d'accord.
Mais tuer un seigneur c'est mal, c'est un grand tort.
LE MANUSCRIT DE MAKION DE LOKME. 171
Alors pour leur prouver la chose sans réplique,
Tous deux on les tue. - Hein, comprends-tu, Dominique?
TROISIÈME OUVRIER, avec un signe négatif.
Non. C'est de la justice, et moi, je ne sais pas
Le latin
La scène finit sur cette indication :
« Le mur démoli, ils cachent la brèche avec un grand rideau noir, et s'en vont. »
Peu de variantes dans la version du 20 mai 1831. Une indication mentionne
la présence des ouvriers au fond du théâtre pendant la scène entre Marion et Laffe-
mas. Les huit vers dits à la représentation de 1831 et dont il est question dans la
note de 1836 sont écrits en marge des anciens.
SCÈNE III. — Didier, Saverny.
En même temps que Didier et Saverny le greffier entrait, annonçant le conseiller
du roi. L'offre d'évasion faite par le geôlier à Saverny est ajoutée en marge.
Plus loin, quelques variantes et ce passage :
DIDIER.
et l'onde m'a
J'allais! j'ai fait naufrage. — Enfin, des flots battu,
Et
Nu, j'aborde au tombeau, — nu de toute vertu!
des flots dont elle fut
Pour jamais hors de l'eau qui s'en est trop jouée,
Sur la rive d'enfer mon âme est échouée!
— Pourtant j'étais né bon. J'aurais pu vivre aussi
Comme un autre, faisant tout ce qu'on fait ici.
Ces vers sont biffés et remplacés par ceux-ci, définitifs :
J'allais, j'ai fait naufrage et j'aborde au tombeau!
Pourtant j'étais né bon, l'avenir m'était beau.
SAVERNY.
Mais, diable! être pendu, voilà ce qui m'ennuie!
DIDIER.
Pourvu qu'on meure , enfin, on doit être content.
Hé ! c'est toujours la mort. N'en demandez pas tant.
SAVERNY.
Grand tien vous fafie ! Mot ,
A votre aise! mais moi, je ne suis pas content.
172 MARION DE LORME.
La scène vi, écrite d'une encre plus noire, est datée en tête 2j mai 1851. C'est
celle qui a été imprimée; c'est une seconde version; nous allons reproduire, dans
son intégralité, la première, telle qu'elle a été conçue en 1829.
Le retour de Laffemas et sa présence jusqu'à la fin de l'acte rendaient le pardon
de Didier impossible. C'est sans doute ce qui a déterminé Victor Hugo à biffer tous
les passages où Laffemas était en scène et à lui substituer le geôlier.
Nous donnons à la suite de cette scène la fin de l'acte qui correspond à cette pre-
mière version; nous n'en retranchons que les passages conformes au texte publié :
DIDIER.
Pourvu que rien des cœurs dans la tombe enfermés
Ne vive pour haïr ceux qu'ils ont trop aimés !
— Comme je haïrais !
Il croise les bras et tombe dans une profonde rêverie.
SCÈNE VI. — Les Mêmes, Marion, Laffemas.
LAFFEMAS, au fond du théâtre, bas à Marion.
Silence ! nous y sommes !
MARION, apercevant Didier.
Le voici !
LAFFEMAS.
Tout est prêt.
Montrant les sentinelles.
J'ai gagné ces deux hommes.
Une voiture est là.
Posant le paquet à terre.
Ci, les déguisements.
Désignant les prisonniers.
Les voulez-vous tous deux ?
MARION.
Oui.
LAFFEMAS, ricanant d'un air goguenard.
Tous les deux ?
MARION.
Tu mens,
Misérable !
A part.
A jamais me voilà retombée!
LE MANUSCRIT DE MAKION DE LOKME. 173
LAFFEMAS, lui montrant la brèche.
Vous sortirez par là tous à la dérobée.
On peut de Beaugency fuir sans être aperçu.
A part, en se retirant.
Me voilà compromis pourtant! — ■ Si j'avais su!...
Revenant sur ses pas.
Il est huit heures.
MARION.
Bien.
LAFFEMAS, à part.
Ah ! la maudite affaire !
A Marion.
Pas de bruit.
A part.
Je voudrais être encore à lé taire.
Ce sera négligence ! . . . — Il faut se hasarder.
Au diable! Elle serait femme à me poignarder!
Revenant encore à Marion.
Richelieu va venir voir comme on exécute
Ses ordres. Gardez-vous de perdre une minute !
Le canon tirera pour sa venue, et si
Vous êtes encor là, tout est perdu!
MARION.
Merci.
LAFFEMAS s'éloigne, puis revient d'un air caressant.
Vous ne m'embrassez pas pour ma tête risquée?
MARION, reculant avec dégoût, à part.
Sa lèvre est un fer rouge et m'a toute marquée.
Repoussant Latïemas qui s'approche toujours.
Non ! non ! — Devant Didier ! . . .
LAFFEMAS, la saisissant par la taille.
Mais on se dit adieu.
MARION, s'arrachant de ses bras.
Vous êtes donc un homme à ne pas croire en Dieu !
174 MARION DE LORME.
LAFFEMAS, saluant.
Comme il vous plaira! —
Se rapprochant de son oreille.
Mais, au point où vous en êtes,
Me ménager serait plus prudent.
MARION, brisée et d'une voix éteinte.
Allons, faites!
Laffemas la saisit dans ses bras et l'embrasse. Au bruit du baiser Didier se ré-
veille, se retourne, prend la lanterne sourde à terre, la dirige sur les visages
de Marion et de Laffemas, et tous trois restent quelques instants immobiles
et comme pétrifiés. Enfin Didier éclate d'un rire horrible.
DIDIER.
Ha! .. . — C'est bien Marion de Lorme, que je croi!
MARION, s'arrachant des bras de Laffemas.
Anges du jugement! prenez pitié de moi!
Elle vient tomber à genoux sur le devant du théâtre.
DIDIER.
La place est bien choisie, — ■ et l'homme aussi, madame !
MARION, se relevant, égarée.
Didier, fuyez!... — Didier, j'en jure sur mon âme, —
C'était pour vous sauver, vous arracher d'ici,
— Fuyez vite !
cet infâme !
Pour fléchir ce bourreau! pour vous sauver!
DIDIER.
Merci !
Donc, je suis bien ingrat! — - Comment! je vous tourmente,
Tandis que c'est pour moi, chaste et fidèle amante,
Qu'à ce juge, qui vient torturer et tuer,
Vous avez la bonté de vous prostituer !
Pardon, je suis de' trop. Je gêne, j'importune...
Madame et le bourreau sont en bonne fortune !
Montrant la lampe.
Eteindrai- je ceci? - — Dites-moi seulement,
Si c'est la fin, madame, ou le commencement.
MARION, se tordant les bras.
Ah!...
LE MANUSCRIT DE MAKION DE LOKME. 175
DIDIER, à Laffemas interdit.
Vous, craignez-vous pas qu'à peu de chose il tienne
Que je n'accouple ici votre tête à la mienne? —
Je vous fais grâce! — Allez, monsieur, faites des lois,
Et jugez! — Que m'importe, à moi, que le faux poids
Qui fait toujours pencher votre balance infime
Soit la tête d'un homme ou l'honneur d'une femme?
A Marion.
Allez avec lui , vous !
MARION.
Oh ! ne me traitez pas ainsi ! . . .
DIDIER.
honte,
J'aurais pu, — pour ma perte, aussi, moi, naître femme;
J'aurais pu, — comme une autre, — être vile, être infâme;
Faire
Vendre a tout prix l'amour; vendre
Me donner pour de l'or; faire au premier venu
Un amour a son gré naif, tendre } ingénu ,
Pour y dormir une heure, offre de mon sein nu...
DIDIER.
... Plutôt qu'être à ce point perfide, ingrate et fausse
J'eusse aimé mieux creuser de mes ongles ma fosse !
MARION.
Oh ! je la creuserai !
DIDIER.
Pourquoi donc? qui vous tient?
Vous êtes belle encore, —
Montrant Laffemas.
Et vous voyez qu'on vient
MARION.
Chaque mot qu'il me dit me déchire et me brûle!
DIDIER, avec un rire amer.
Que je fus insensé, stupide et ridicule!
Oh! que vous ririez bien si vous pouviez vous voir
176 MARION DE LORME.
Comme vous fit mon cœur, cet étrange miroir!
Que vous avez bien fait de le briser, madame !
Vous étiez là candide, et pure, et chaste... O femme!
ardent
Que t'avait fait cet homme, au cœur profond et doux,
Et qui t'a si longtemps aimée à deux genoux?
Ici deux versions; nous les publions en observant la disposition du manuscrit :
MARION.
Grâce !
Didier, à Laffemas.
Car je l'aimais , monsieur. Oui j'aimais celle
Que vous voyez ici, la même, c'est bien elle.
Moi, — vous,
Montrant Saverny endormi qui se retourne
en soupirant.
Lui. — Seulement ici, nous sommes trois !
MARION.
Que ne suis-je rouée, et morte, et mise en croix!
saverny, en dormant.
Marion! Marion ! Venez, ma toute belle!
Un seul baiser!
Didier, à Marion.
Je crois que quelqu'un vous appelle.
Promenant tour à tour les yeux de Laffemas
à Saverny et les ramenant sur lui.
A ce qu'il me paraît, nous sommes ici trois...
MARION.
Que ne suis-je rouée, et morte, et mise en croix !
DIDIER, tirant le portrait de son sein.
A propos, à cette heure il convient de vous rendre
Ce bijou, d'amour pur gage fidèle et tendre.
11 lui présente le portrait.
MARION, se détournant avec un cri.
Dieu!
DIDIER, la poursuivant du portrait.
Ne l'avez-vous pas pour moi fait peindre exprès?
11 rit et jette le médaillon à terre.
MARION.
Quelqu'un, par charité, me tuera-t-il après?
LAFFEMAS.
L'heure passe.
MARION.
Ah! le temps marche, et l'instant s'envole!
SCENE VI. — Les Mêmes, le Conseiller, le Bourreau, Peuple, Soldats.
SAVERNY, à quelqu'un dans la foule.
Monsieur, rangez-vous donc, pour que cet enfant voie!
LE MANUSCRIT DE MAKION DE LOKME. 177
A L.ulcmas.
Ah! votre tragédie arrive à bonne fin.
L'auteur est-il content?
A 1. .ulémas.
Bonjour, monsieur.
A un bateleur qui porte un sin^e sur son dos.
Dis-donc, toi! lequel de vous deux
Fait voir l'autre ?
DIDIER.
Marchons !
MARION.
Et nul n'a pitié d'eux !
LAFFEMAS, bas à Marion.
Il faut dans un moment que le cardinal passe.
Il sera temps encor de demander leur grâce.
DIDIER, à Saverny.
Mon frère, c'est pour moi que vous faites ce pas.
Embrassons-nous.
Il embrasse Saverny.
MARION, courant à lui.
Et moi?
DIDIER, montrant à Larïemas Marion qu'il repousse.
Vous ne l'embrassez pas,
Monsieur?
11 embrasse de nouveau Saverny.
MARION, revenant à lui.
Et moi, Didier?
DIDIER, montrant Saverny.
C'est mon ami, madame.
MARION, joignant les mains.
Oh! que vous m'accablez durement, pauvre femme
Qui, sans cesse aux genoux ou du juge ou du roi,
Demande grâce à tous pour vous, à vous pour moi!
Neuf heures sonnent lentement. Didier fait signe à tous de se taire.
Profond silence.
DIDIER, au peuple, après les neuf coups.
Vous qui venez ici pour voir notre visage,
Vous tous ici présents, rendez-nous témoignage ,
Vous qui venez ici pour nous voir au passage,
THEATRE. — II.
MARION.
Plus d'espérance enfin!
178 MARION DE LORME.
Si l'on parle de nous, que c'est avec courage,
Si l'on parle de nous, rendez-nous témoignage
Sans trembler ni pâlir, que nous avons compté
Que tous deux, sans pâlir, nous avons écouté
Cette heure qui pour nous sonnait l'éternité !
On voit que dans cette première version Didier ne pardonnait pas à Marion. Victor
Hugo a biffé ces quatre derniers vers et ajouté deux feuillets non chiffrés et datés
28 mai 1831, donnant la version définitive.
Dans ces deux feuillets quelques variantes :
DIDIER.
J'aurais mille pensées
Que je ne dirais pas, sur les choses passées,
J'aurais l'air d'épier, de douter, de souffrir,
Tu serais malheureuse! Oh! laisse-moi mourir!
Ces deux derniers vers se présentent ainsi dans le manuscrit :
Oh! laisse-moi mourir!
Il fait signe aux soldats de marcher et cherche à s'éloigner,
MARION, aux gardes.
S'il fait encore un pas,
Par pitié, dites-lui que vous ne voulez pas!
Après les deux feuillets de 1831 , les quatre vers :
Vous qui venez ici pour nous voir au passage. . .
ont été recopiés pour s'enchaîner avec la fin.
Trois surcharges à la date finale :
26-2 j- 30 juin 182p. — 460 vers.
Le titre primitif : Un duel sous Richelieu, est relié à la fin du manuscrit; à la page
suivante ce titre est répété. Au-dessous et de l'écriture d'Harel, cette mention :
Reçu au théâtre royal de l'Odéon.
14 juillet 1829.
Harel.
LE MANUSCRIT DE MAK10N DE LOKME. 179
PLANS. — NOTES.
Cinq feuillets contiennent les plans de chaque acte; on y suit L'ordre primitif
des scènes avec des interversions curieuses et même des substitutions de personnages;
quelques vers jalons nous donnent, en raccourci, la pensée du poète, acte par acte.
Nous reproduisons tels quels ces plans, avec leurs variantes de titres et leurs notes ■
ACTE I. — Le Rendez-vous.
Marie.
Marie, Didier.
Marie, Didier, le marquis.
Que cet amour sans borne
Seul au fond de mon cœur brûle profond et morne.
J'ai souffert, j'ai haï, je n'avais point aime.
Que lisiez-vous là?
Hc' quoi! c'est la charmante
Marion. — Que dit-il? — Monsieur, vous me perde/.
C'est la première fois que j'aime.
ACTE It. — Le Duel.
Une foire. Peuple. Baladins. Seigneurs. Passent Marie et Didier. Le crieur. Sur-
vient le marquis. Revient Didier. L'affiche. Dispute. Duel aux flambeaux. Bruit.
Marie. Les sergents de nuit. On emporte le marquis. On arrête Didier.
On cherche un remplaçant.
Mon bon ami, lequel de vous deux fait voir l'autre.?
Il est de la maison
La Feuillade, dont est le marquis d'Aubusson.
Les seigneurs.
là. Le crieur. Peuple. (Passent Didier et Marion.)
Les seigneurs. Saverny.
là. Didier.
là. Marion.
là. Le guet.
180 MARION DE LORME.
ACTE III. — L'Arrestation.
Le m"(1) cache chez le duc. Le dac, Laubardemont(2) venu pour arrêter le m's et le
m" déguisé reviennent de l'enterrement postiche. Marie. Marie, le m". — Le mis,
Laubardemont. Les mêmes, Marie, le duc. Arrestation.
Il est mort, c'est fort heureux pour lui.
Monseigneur, du marquis les obsèques sont prêtes.
Pour la cérémonie on vient de votre voix
Savoir l'heure et le jour. — Revenez dans deux mois.
Le m", le c'c, Laffemas.
Laffemas (la lettre).
Les comédiens.
Didier, Marion.
Didier. Un comédien. Le m". Laffemas. — Marion de Lorme !
Le m". Didier.
Les mêmes. Tout le monde. Grande scène;
Mais en êtes-vous sûr. — Si j'en suis sûr, pardieu,
Je connais la petite et l'ai vue en bon lieu.
Ils auront beau s'entendre. Ainsi je saurai bien
Quel est dans tout cela le faux comédien.
Je me nomme Didier.
— Ainsi vous ne jouez pas la comédie.
— C'est vous qui la jouez.
— Fort bien , recommandez votre âme à Dieu.
L'abbé de Laffemas, hls du lieutenant civil, avait fait des vers où il peignait An-
nibal dans les Alpes.
ACTE IV. — La Partie de chasse.
Marie. L'Angely. — (Condamné. Grâce au roi.)
Les mêmes. Seigneurs.
Le roi.
Les mêmes , le duc.
Le roi , L'Angely.
W Le marquis. — '-' Laubardemont, dans ce pian primitif, remplaçait Laffemas.
LE MANUSCRIT DE MAKION DE LOKME. 181
Feutre — neutre.
Vous qui tant aimiez rire autrefois. — Monseigneur,
Je ne ris plus.
Sire, je suis sa sœur.
M. le cardinal voudra-t-il ?
Rien n'est plus beau, disait une reine d Espagne,
Qu eveques à l'autel, gendarmes en campagne,
Belles dames au lit, et voleurs au gibet.
ACTE V. — La Prison.
Didier. Le m".
Les mêmes, Marie.
Les mêmes, le greffier-
Marie.
Marie, la litière.
Marie.
Marie , la litière.
Mais je crois qu'une voix appelle. Écoutez.
— Non, c'est l'heure qui sonne. — Oui, l'heure, — à la chapelle.
— C'est toujours une voix, frère, qui nous appelle.
Marion. Ah ! votre âme est profonde, et pleine de temèbres!
La vie, ami , n'est rien , et la mort sourit encore.
Quoi , pas même un baiser? non.
C'est une bonne fille.
C'est Manon de Lormc. — Ah! malédiction!
Laissez-moi.
Vous avez fait trois fautes d'orthographe.
Regardez, voilà l'homme rouge qui passe!
182 MARION DE LORME.
Qujest-ce que cette femme?
(Coups de marteau.)
Didier s'interrompant.
C'est
Notre échafaud qu'on dresse ou nos cercueils qu'on cloue.
La mort
N'est que la mort — Non pas quand elle est la potence?
Quand la mort est la mort et n'est pas la potence.
Ma foi , il était temps.
Il me venait déjà des taches de rousseur.
(L'arrêt de mort.)
Je disais donc. . .
Vous avez là, monsieur, une bien belle robe.
Est-ce ici qu'on l'a faite?
Monsieur, rangez-vous donc. Cet enfant ne voit pas.
Mon bon ami, lequel de vous deux fait voir l'autre?
Çà, votre seigneurie
Ne mange point. — Hélas, elle est mangée.
Comme ces hirondelles
Volent bas! Il pleuvra.
Marion. Laffemas.
Les ouvriers.
Didier. Saverny.
Didier. Saverny. Un conseiller.
Didier. Saverny.
là. Marion. Laffemas.
Didier. Saverny. Marion.
Didier. Saverny. Marion. Greffier. Le peuple.
Marion. Le peuple.
Marion. La litière. Le peuple.
Marion. Le peuple.
Marion. La litière. Le peuple.
LE MANUSCRIT DE MAKJON DE LOKME. 183
Au verso du dernier feuillet, le croquis ci-joint :
Puis l'addition des vers
1kl
3« 0
Plus bas ce nom
')
Vo
J?tfl>y*A
i84
MARION DE LORME.
NOTES DE L'EDITEUR.
i
HISTORIQUE DE MARION DE LORME.
En 1828, Victor Hugo était installé
rue Notre-Dame-des-Champs. La maison
était petite mais ombragée par de grands
arbres , véritable retraite d'un philosophe
ou d'un poète, lieu paisible et propice
à la méditation; en ce temps-là, à quel-
ques minutes, on trouvait la carnpagne
ou plutôt la plaine de MontroUge, et
on s'y rendait par le boulevard Mont-
parnasse encombré de guinguettes , de
boutiques en plein vent et de baraques
de saltimbanques. Le poète se prome-
nait, le plus souvent seul , pour travailler
et aussi pour observer, se mêlant à la
foule qui écoutait les boniments des
charlatans ou regardait les exercices des
acrobates. Il dînait de bonne heure, puis
il sortait, accompagné alors de quelques
amis, et allait dans la plaine admirer
les soleils couchants.
On rentrait au crépuscule et on retrou-
vait dans la petite maison les habitués ,
les fidèles, notamment le peintre Louis
Boulanger, Sainte-Beuve, Emile et An-
toni Deschamps, souvent Alfred de
Musset, d'autres encore. Victor Hugo
lisait des vers des Orientales.
Depuis la retentissante préface de
CromtveU , publiée en octobre 1827, une
sorte de fièvre s'était emparée de cette
jeunesse. Il lui fallait un champ de ba-
taille sur lequel elle pût lutter pour dé-
fendre les idées nouvelles, et il n'y en
avait pas de plus sonore que le théâtre.
Certes CromtveU était un très beau drame,
mais il excédait les limites de la scène;
et les amis se demandaient si leur chef,
maîtrisant sa puissance et refrénant sa
fécondité d'inspiration, parviendrait à
enfermer dans le cadre un peu étroit du
théâtre les cinq actes d'un drame.
C'était là une prison où la pensée
se trouvait trop à l'étroit ; avec son
large souffle, sa richesse d'imagination,
son lyrisme débordant, il secouerait bien
vite tous ces liens qu'on appelle des
scènes, toutes ces chaînes qu'on appelle
des actes. Voyez CromtveU , le sujet a fait
éclater le cadre ; non , il ne pourra pas
se plier aux exigences, à la tyrannie du
théâtre, qui ne laisse pas un champ
assez vaste à l'inspiration. Et cependant
c'est là que doit se livrer la véritable
bataille.
Et , par un revirement curieux , ceux-là
même qui avaient douté tout d'abord que
le génie du maître pût se soumettre à cer-
taines règles, ne voulurent pas admettre
que rien ne lui fût impossible tant était
grande leur admiration ; l'aigle avait
d'assez larges ailes pour qu'on pût les
lui couper un peu sans le contrarier dans
son vol et sans le gêner pour gagner
les hauteurs. Et alors, emplis de cette
robuste confiance, ils interrogeaient
Victor Hugo, ils le pressaient pour
obtenir ses confidences. Mais le poète
gardait son secret, il ne révélait pas
d'ailleurs volontiers ses projets, même
pour les œuvres terminées; il en parlait
seulement lorsqu'il était sur le point de
les publier; à plus forte raison, pour les
HISTORIQUE DE MAKION DE LOKME.
l8j
drames qu'il préparait, il n'eût pas voulu
à l'avance les déflorer.
Il avait deux sujets de pièces : Manon
de Lon/ie, qu'il avait appelé tout d'abord
\Jn duel sous Richelieu, et Herttani.
Il les construisait entièrement dans
son cerveau avant de les écrire , mais non
sans avoir auparavant consulté de nom-
breux documents. Ainsi, il avait, sur
un feuillet, pris des notes sur la vie de
Richelieu, et sur Laffemas nous trou-
vons cette phrase :
L'intendant de Champagne Laffemas, sur-
nommé bourreau du cardinal.
Il avait même consulté les livres du
jurisconsulte Despeisses, car il écrit sur
une feuille :
Despeisses définissait Laffemas : Vit bonus,
fin mgulandi périt us.
Et plus bas :
Laffemas disait de son fils l'abbé : C'eft un
débauche'} et son fils l'abbé disait de lui : C'eft
un vieux bourreau.
Il poussait ses investigations très loin
ainsi qu'il résulte de cette note :
Voir sur L'Angely le Menagiana de La Mon-
noye, t. I, p. 18, édition de 1715 ' .
Evidemment les propos de Ménage
étaient sujets à caution. Molière l'avait
représenté sous les traits de Vadius. Mais
Victor Hugo avait le goût et la curiosité
de fouiller tous les vieux livres.
Nous avons retrouvé encore cette note
sur Louis XIII :
Le petit dauphin, fils de Henri IV, prit un
jour tant d'aversion pour un gentilhomme
que pour contenter le jeune prince il fallut
faire semblant de tuer le gentilhomme avec
un pistolet sans balle. Le roi le sut. Indigné,
le bon Henri donna lui-même le fouet à son
Menagiana, ou récit des conver
qui se tenaient chez Ménage, publié par 5
en 1693 et augmenté par La Monnoye en [71J.
fils. Sous cette rude main de père et de roi,
le dauphin pleure, la reine s'exclame. Ma-
dame, dit celui qui devait mourir du poignard
de Ravaillac à celle qui devait mourir de l'exil
de Cologne, pri-7 Dieu que je vive, car il vous
maltraitera j si je n'y suis plus.
Un autre jour le même enfant s'amusa à
écraser la tête à un moineau vivant. Pour la
seconde fois, le roi le fouetta. L'enfant de
crier, la mère d'accourir, l'injure d'éclater. —
Sire , vous ne traiteriez pas ainsi vos bâtards. M 1
bâtards, répondit le roi, il pourra les fouetter,
mais lui , il n aura personne aui le fouette. Henri IV
ne prévoyait pas Richelieu.
Du reste, il y avait dans cet enfant en-
core plus d'impuissance que de méchanceté.
L'homme a avorté. Il n'a même pas eu la
tore? de produire le tyran qu'il faisait présa-
ger. II avait promis Tibère, il n'a tenu que
Louis XIII.
Victor Hugo ne puisait pas seulement
des renseignements dans les livres ; rien
ne lui échappait dans ses courses à tra-
vers Paris. 11 avait ainsi trouvé un acte
tout en errant sur le boulevard Mont-
parnasse. Une baraque de saltimban-
ques, placée juste en face du cimetière,
bavait attiré :
Cette antithèse de la parade et de l'enterre-
ment le confirmaient dans son idée d'un
théâtre où les extrêmes se toucheraient, et
ce fut là que lui vint à l'esprit le troisième
acte de Marion de Lorme 011 le deuil du mar-
quis de Nangis contraste avec les grimaces
du Gracieux (1).
On était au mois de juin 1S29; Vic-
tor Hugo écrivit Manon de Larme en
vingt-trois jours, du 2 au 26 juin en pre-
nant un jour de répit entre le premier et
le deuxième acte.
Le bruit se répandit assez rapidement
que le drame était terminé. Grand évé-
nement. La curiosité était vivement
excitée. C'était en somme la première
pièce susceptible d'être jouée ; on ne
. xlvi, Cromweli . l 'iclor Huro raconté par
un Témoin Je sa vie.
i86
MARION DE LORME.
pouvait compter, en effet, l'essai d'Awy
Robsart, que Victor Hugo songeait même
à brûler, et qu'il aurait brûlé peut-être
si son beau-frère Paul Foucher ne lui
avait demandé avec insistance de dis-
poser de la pièce; de guerre lasse,
Victor Hugo lui avait dit : « Fais-en ce
que tu voudras » ; et Paul Foucher en
avait fait surtout sa pièce.
Le poète avait tenu avant tout à ce
que son premier drame fût bien de lui
et ne fût pas emprunté à un autre , fût-ce
à Walter Scott. C'était donc bien son
œuvre personnelle qu'il allait présenter
au jugement du public. Aussi on se
prépara à livrer bataille au nom des doc-
trines de la nouvelle école; l'ardeur des
croisés se réveilla, tous les espoirs des
réformateurs se ranimèrent.
Il ne suffisait pas de lutter, il fallait
vaincre; l'armée des classiques était
puissante; elle devait se croire d'autant
plus forte qu'elle supposait Victor Hugo
encore mal entraîné pour la lutte.
Si grande que fût la confiance de la
jeunesse dans son chef, elle aurait bien
voulu connaître le drame avant la pré-
sentation au public. Victor Hugo avait
l'habitude de lire ses vers seulement à
quelques intimes. Elargirait-on pour
cette fois le cercle des auditeurs? On
conféra, on délibéra, et finalement on
décida que l'œuvre devait subir une
épreuve devant un public d'élite, mais
aussi restreint que possible.
Dès qu'on apprit la nouvelle, ce fut
une chasse aux invitations. Tout le
monde voulait être de la fête. Mais la
maison était très petite; même en ou-
vrant toutes les pièces du rez-de-chaus-
sée , il n'y avait accès que pour un nombre
très limité de privilégiés.
La lecture fut fixée au jeudi 9 juillet,
à neuf heures du soir. On vit entrer rue
Notre-Dame-des-Champs Alexandre Du-
mas, Sainte-Beuve, Balzac, Alfred de
Musset, Eugène Delacroix, Alfred de Vi-
gny, Louis Boulanger, Alexandre Sou-
met, Mérimée, Villemain , Taylor, les
Deschamps, les Devéria, les Bertin ,
quelques autres encore. Tous ces hommes,
même les plus jeunes, étaient déjà cé-
lèbres , tous étaient sans doute des amis ,
mais aussi des juges expérimentés, très
déterminés à donner une opinion sin-
cère par l'excellente raison qu'ayant
assisté à la lecture ils assumaient les
risques et les responsabilités de la ba-
taille et défendaient une cause qui était
la leur. Ils arrivaient d'ailleurs — au
moins un certain nombre d'entre eux
— avec l'émotion d'auditeurs mal in-
formés , témoins d'une première épreuve ,
ignorant encore si Victor Hugo, chef
d'école, était véritablement un auteur
dramatique.
Le poète lut son drame intitulé : U«
duel sous Richelieu. Le succès fut éclatant
et alla en grandissant d'acte en acte.
Ce fut de la joie, du délire. Avec cette
première pièce on remporterait la pre-
mière victoire qui serait suivie de beau-
coup d'autres ; Victor Hugo venait de
donner la preuve irréfutable de sa science
scénique; il avait rassuré du même coup
les sceptiques et converti les incrédules.
On entoura l'auteur, on le félicita,
on lui pressa les mains ; on ne songea
même pas sur le moment à faire une ré-
serve ou à exprimer une critique. On
était enthousiasmé, transporté.
Un des auditeurs, Alexandre Soumet,
encore sous le charme de cette lecture,
avait tenu à écrire à Victor Hugo le len-
demain :
Vendredi.
Mille compliments et admirations, cher et
illustre ami, sur votre succès d'hier. Votre
pièce est étincelante de beautés de premier
ordre; quelques coupures au cinquième acte
et nous aurons cinquante représentations
héroïques. . .
Cinquante représentations héroïques
à cette époque, c'était le triomphe!
Taylor, qui dirigeait le Théâtre-Fran-
çais, n'avait pas perdu une minute. Le
HISTORIQUE DE MAK10N DE LOKME, 187
lendemain matin , à neuf heures , il était
rue Notre-Dame-des-Champs :
— Vous me donnez votre drame pour
le Théâtre- Français. C'est entendu.
Nous avons une Marion toute désignée,
c'est M"e Mars. J'ai votre promesse?
— Soit, répondit Victor Hugo.
Le poète recevait quelques heures
après une lettre de Jouslin de Lassalle
avec une demande pressante :
— Vous me donnez votre drame pour
la Porte -Saint-Martin. Je vous offre
Frederick Lemaître pour Didier et
M",e Dorval pour Marion.
Harel , qui croyait arriver bon pre-
mier, se présentait le surlendemain :
— 11 me faut le Duel sous Richelieu pour
l'Odéon. Et comme je suis le premier. . .
— Vous êtes le troisième, interrompit
Victor Hugo, et je suis engagé avec le
Théâtre-Français.
Stupéfaction d'Harel résolu à ne pas
lâcher prise :
— Le Théâtre-Français! mais c'est
impossible; l'Odéon, à la bonne heure.
Songez-y donc. Votre place est à l'Odéon .
C'est la jeunesse des écoles, c'est la
bataille pour les idées nouvelles, c'est
l'enthousiasme, c'est le* triomphe, et je
vous donne M"" George.
— Je lis demain au Théâtre-Français.
— Vous lisez! on vous fait lire! quelle
inconvenance! avec moi vous ne lirez
pas, votre drame est reçu les veux
fermés, sans formalités, d'emblée ; et
tenez. . .
Il avait saisi le manuscrit et écrit sous
le titre :
Reçu au théâtre de l'Odéon le 14 juillet
1829. '
Harel.
Il avait mis le manuscrit sous son bras
tout en serrant la main de Victor 1 tugo,
et il partait au plus vite. Victor Hugo dut
courir après lui pour lui arracher sa pièce.
Taylor restait maître du champ de
bataille des directeurs.
La lecture eut lieu comme simple
formalité, le drame produisit un grand
effet. Mais le choix du Théâtre-Français,
sous la dépendance du ministère, était-il
bien heureux pour entamer la lutte?
Il y avait une censure ombrageuse et
sévère à cette époque. Taylor la con-
naissait pour l'avoir pratiquée et il
avertissait d'abord le poète que le rôle
de Louis XIII pourrait bien provo-
quer certaines résistances : «Atténuez,
modifiez quelques passages. » finale-
ment, il lui demandait quelques sup-
pressions.
Le premier mouvement de Victor
Hugo fut un refus très net, puis il réflé-
chit : son grand désir était d'être joué.
Peut-être n'avait-il pas le droit d'être
intransigeant? la poésie ne l'avait guère
jusqu'à présent enrichi, le théâtre était
une source sérieuse de bénéfices. 11 devait
songer aux siens. Mais pourquoi prévoir
à l'avance les objections? Ht son second
mouvement fut pour la temporisation :
attendons, laissons venir, nous verrons
bien.
11 était dans la situation d'un homme
sur la défensive. Son incertitude ne fut
pas de longue durée.
La censure se montra très rigoureuse.
M. Brifaut vint faire connaître à l'auteur
l'ultimatum du ministre. Aussitôt Vic-
tor Hugo écrivit, le 2 août 1X29, à
M. de Martignac :
Monsieur Brifaut me fait part, comme vous
lui en avez donné commission, de ce que
Votre Excellence lui a dit hier matin tou-
chant ma pièce... J'ose croire que d'autres
conseils prévaudront dans votre esprit si éclaire
et d'ordinaire si bienveillant pour les lettres,
et que vous ne prendrez pas une décision si
contraire à mes intérêts, et souffrez, Monsei-
gneur, que j'ajoute, aux vôtres ' .
Ce dernier mot était hardi pour un
jeune auteur de vingt-sept ans. Les
craintes de Taylor étaient à l'avance
irtSpondance.
i88
MARION DE LORME.
justifiées , car cette « décision » qu'on
pouvait prévoir devait être l'interdiction
de la pièce. La censure affectait cepen-
dant d'y mettre quelques formes; elle
réclamait tout d'abord des modifications
et de larges suppressions. C'était un
moyen hypocrite et détourné d'atteindre
le but qu'elle s'était proposé.
Le quatrième acte : Le Roij avait sur-
tout provoqué ses révoltes. Elle vou-
lait à tout prix y voir une allusion à
Charles X, et elle demandait ici le sa-
crifice de soixante -seize vers, là une
coupure de cinquante-six vers; elle mu-
tilait , défigurait , détruisait presque com-
plètement la scène entre le roi et le
bouffon. Elle avait si bien mis l'acte en
miettes que Victor Hugo, pensait-elle,
ne pourrait assurément pas en réunir
les parcelles épargnées. Elle l'espérait du
moins , et elle aurait pu dire ensuite que ,
l'auteur ne s'étant prêté à aucune conces-
sion, elle se voyait, à son grand regret,
obligée de prononcer l'interdiction.
Le poète avait flairé le piège. Certes,
quand il connut l'arrêt de ses juges, il
eut un mouvement de colère, mais tout
aussitôt l'habileté de la résignation, et
la preuve c'est que, sur la copie du-
manuscrit qu'on venait de lui rendre, il
accompagna d'un trait perpendiculaire
tous les passages signalés comme dan-
gereux et y joignit cette indication pour
le copiste :
AT. B. — Ne pas copier tout ce qui eB accom-
pagné d'un trait perpendiculaire.
Et il se condamna à enchaîner les
scènes en élaguant les passages con-
damnés; il fit recopier la version mutilée
et l'envoya à la censure. L'esprit de con-
ciliation était poussé jusqu'à ses dernières
limites. Il semblait que la censure, prise
dans ses propres filets, dût se trouver
dans un cruel embarras. Elle ne pouvait
pas rejeter les torts sur Victor Hugo
puisqu'elle avait obtenu gain de cause,
et elle n'était pas satisfaite puisqu'elle
avait manqué son but. Heureusement
pour elle, elle n'avait pas beaucoup de
scrupules. Elle déclara que cet acte,
même tronqué suivant ses désirs, res-
tait dangereux; elle interdit Manon de
Larme.
Victor Hugo se décida à s'adresser
directement au ministre; il se trouva en
face d'un personnage froid et sec qui,
pour flagorner le pouvoir, avait imaginé
qu'on verrait Charles X dans Louis XIII.
Le poète se récria. M. de Martignac
eut la condescendance de croire à la
parole de l'auteur, à sa sincérité , à sa
volonté de n'avoir pas cherché à mettre
dans son drame des allusions politiques.
Mais les allusions qu'il n'y avait pas
mises, le public les verrait. Cela suffi-
sait.
Le ministre fut inexorable. Cette atti-
tude cassante détermina Victor Hugo à
demander audience à Charles X. Le
lendemain matin, un mot du duc d'Au-
mont l'avertissait qu'il serait reçu le jour
même en audience par le roi , à Saint-
Cloud. C'était le 7 août.
Le poète a raconté cette entrevue dans
les Rayons et les Ombres (1).
On suppose bien qu'il avait pris pour
confidents quelques-uns de ses fidèles et
surtout Sainte-Beuve, un des disciples
les plus ardents de l'école nouvelle. Le
critique, toujours disposé, comme il le
dit lui-même, dans ses notes, à prêter sa
plume à ses amis en se mettant en leur
lieu et place, voulait écrire un article;
mais il tenait de Victor Hugo le récit de
sa conversation avec le roi , et il risquait,
en le signant , de dévoiler du même coup
la source de ses renseignements. Alors il
publia, sous le nom de L. Véron, un
article dans la Revue de Paris [r' en usant
de toutes sortes de ménagements, de
circonlocutions, en employant la forme
conditionnelle et il donna cette relation
111 Le 7 août 1S29.
(2) Cet article figure dans les Vremiers lundis j au
tome III.
HISTORIQUE DE MAKION DE LOKME.
18.
très authentique qui a la valeur d'un
document historique :
DE L'AUDIENCE ACCORDÉE
S. M. CHARLES X A M. VICTOR 11
Samedi 8 août i&iy.
Le Roi a reçu hier en audience particulière
M. I 'ir/or Hugo.
Cette simple annonce excite en ce mo-
ment plus d'intérêt qu'on n'a coutume d'en
accorder à ces sortes de nouvelles. Tout le
monde, en effet, a deviné le motif qui ame-
nait le poète devant le Roi, et ce motif n'était
pas seulement une affaire privée, c'était aussi
et avant tout une grave question d'art et de
liberté que M. Victor Hugo venait plaider
devant le monarque, avec la franchise de son
âge, de ses opinions, et un sentiment profon-
dément respectueux de son devoir, comme
sujet.
Bien des récits divers circulent déjà mit
cette entrevue, qui s'est prolongée, dit-on,
près de trois quarts d'heure et dont les dé-
tails, si la rumeur est vraie, ne manqueraient
ni de piquant, ni de nouveauté, ni d'impor-
tance; chacun arrange et rêve un entretien à
sa manière. Nous essaierons, de notre côté,
d'indiquer comment nous le concevons; et
sans prétendre tout raconter à la lettre, nous
ticherons de ne pas tout supposer gratuite-
ment.
Et d'abord, ce n'est pas un fait indigne de
remarque que, pour la première fois peut-
être, la génération nouvelle, qui jusqu'ici n'a
guère eu accès auprès du Roi, dont la voix
n'arrive directement au chef suprême de l'Etat
ni dans les conseils, ni par la tribune, ni par
la chaire, ait comparu devant lui, simple et
sérieuse, dans la personne d'un de ses repré-
sentants.
Si, en cette circonstance, le poète a bien
compris son rôle, comme nous pensons qu'il
a fait, il a dû, dès les premiers mots, et pro-
fitant de la faveur d'un auguste accueil, ame-
ner la question de ce qu'elle pouvait avoir de
trop personnel à des termes plus généraux,
plus raisonnes, et dans lesquels il se sentait
plus à l'aise pour en appeler à l'esprit éclairé
et bienveillant de son royal interlocuteur.
Et d'ailleurs, si le poète avait rappelé au
Roi qu'en l'état actuel des esprits, une pièce
de théâtre composée avec conscience et venue
d'un certain côté littéraire ne devait produire,
par sa chute ou son succès, qu'un résultat
bien étranger assurément à toute passion po-
litique, le roi aurait bien pu, sans doute, à
demi-voix et avec un sourire, prononcer ce
terrible mot de romantisme. Mais il eût été fa-
cile de démontrer à sa bienveillante attention
que ces débats sont au fond bien moins fri-
voles, même sous le rapport politique, qu'il
n: pouvait le penser...
Puis, quand l'ancienne littérature est par-
tout, qu'elle occupe les places, les commis-
sions, les académies; que le gouvernement
s'en rapporte à ses décisions en toute matière
littéraire où il a besoin de s'éclairer; quand, il
y a quelques mois à peine, une pétition signée
de plusieurs auteurs classiques les plus in-
fluents, et tendant à obtenir pour eux le mo-
nopole au Théâtre-Français, est venue mou-
rir au pied du trône, n'y aurait il pas, de la
part du gouvernement du Roi, peu de con-
venance et d'adresse à frapper d'interdiction
la première œuvre dramatique composée de
puis ce temps par un des hommes de la jeune
littérature, une pièce avouée d'elle, réclamée
par le public et sur laquelle on peut bien fon-
der quelque espoir ?
Le poète aurait pu dire encore qu'il avait,
fort jeune, et en plus d'une circonstance mé-
morable, donné à la monarchie et au prince
d'humbles gages qu'il ne séparait pas dans sa
pensée des autres gages qu'on devait donner
aussi aux libertés et aux institutions du pays;
il aurait pu (et le roi l'eût cru sans peine)
protester de son aversion contre toute malice
détournée, de sa sincérité d'artiste, de sa
bonne foi impartiale à l'égard des personnages
que lui livraient l'histoire et alors, la conver-
sation tombant sur le caractère de Louis XIII
et sur le plus ou moins de danger ou de con-
venance qu'il y aurait a le laisser paraître
dans la pièce en litige, le poète eût pu expli-
quer a loisir à l'auguste Bourbon que le drame
n'ajoutait rien là -dessus, retranchait bien
plutôt à ce qu'autorisait la franchise sévère
de l'histoire et que l'image de temps si éloi-
gnés et si différents des nôtres ne pouvait le
moins du monde paraître une indirecte contre-
façon du présent. Il eût fini par déposer res-
pectueusement aux mains du monarque Wich
190
MARION DE LORME.
redoutable du drame et le Roi eût daigné lui
promettre de prêter intérêt à cette lecture.
Toutefois, au milieu des bruits divers dont
nous avons tâché de recueillir ici les plus pro-
bables, la discrétion bien concevable du poète
ne nous assure d'autre chose positive que de
l'intention constamment bienveillante de son
royal interlocuteur.
Le lendemain de cette entrevue,
M. de Martignac n'était plus ministre ;
il était remplacé par M. de la Bour-
donnaye. Devait -on espérer un chan-
gement d'attitude avec un changement
de ministre ? C'était au moins dou-
teux. Néanmoins , dans l'entourage du
poète, on avait quelque confiance dans
la clairvoyance du roi. Quelques jours
s'écoulèrent. Victor Hugo fut appelé
chez le nouveau ministre de l'intérieur.
M. de la Bourdonnaye n'usa ni de
circonlocutions, ni de ménagements; il
s'abrita derrière l'autorité du roi qui,
ayant lu l'acte , ratifiait purement et sim-
plement la décision prise par M. de Mar-
tignac. La courtoisie exigeait tout au
moins qu'il donnât des raisons; à défaut
de raisons plausibles il émettait la théorie
exposée par les journaux du temps, et
notamment par le Globe : c'est qu'on ne
devait pas mettre des rois à la scène.
Victor Hugo traduit ainsi dans sa
préface le langage ministériel en le dé-
pouillant de toutes ses hypocrisies :
La censure murait le théâtre. Aucun
moyen de traduire naïvement, grandement
sur la scène, avec l'impartialité, mais aussi
avec la sévérité de l'artiste, un roi, un prêtre,
un seigneur, le moyen -âge, l'histoire, le
passé.
M. de la Bourdonnaye sentait bien
qu'une si singulière théorie couronnée
par une si rigoureuse décision provoque-
rait de vives protestations dans l'opinion
et dans la presse, et, pour en atténuer
l'effet, il laissa clairement entendre à la
fin de l'entretien que le Gouvernement
offrirait un dédommagement.
Victor Hugo refusa nettement toute
compensation. Il s'inclina et se retira.
Le lendemain, il reçut la lettre sui-
vante :
CABINET
du
MINISTRE DE L'INTERIEUR.
Paris, le 24 août 1329.
Monsieur le baron,
Ce devait être un devoir et un plaisir pour
moi de rendre compte au roi de l'entretien
que j'ai eu l'honneur d'avoir avec vous hier
matin. Sa Majesté en a écouté le récit avec
un véritable intérêt et m'a donné l'ordre de
vous annoncer, comme un témoignage de sa
satisfaction royale, que la pension d'homme
de lettres dont vous jouissez sur le budget de
mon département sera désormais de six mille
francs par année.
Je suis heureux, monsieur le baron, d'être
auprès de vous l'organe de la bonté du roi.
Le bienfait nouveau que Sa Majesté vous
accorde dit assez l'estime qui est due à votre
mérite, et je me félicite de voir ainsi récom-
pensés les nobles sentiments qui vous ont
inspiré de si beaux vers sur la déplorable mort
de Louis XVII.
Recevez, monsieur le baron, l'assurance de
ma considération distinguée.
Le Minière j
secrétaire d'Etat de l'intérieur,
La Bourdonnaye.
Victor Hugo écrivit immédiatement
sa réponse; comme les faits avaient été,
après un certain nombre d'années, défi-
gurés et, à plusieurs reprises, faussés,
il prit le soin, dans une lettre à Au-
guste Vacque rie, en 1870, de les rétablir
ainsi :
Ma femme et Sainte-Beuve étaient dans
mon cabinet quand une lettre du ministre de
l'intérieur, La Bourdonnaye, m'arriva. J'ouvris
la lettre. C'était l'annonce des 6,000 francs
de pension. Je tendis la lettre à ma femme
et à Sainte-Beuve et je leur dis : lisez. Puis je
pris une plume et je me mis à écrire sur la
première feuille de papier qui me tomba sous
la main. Ils lisaient pendant que j'écrivais, et
HISTORIQUE DE MAKION DE LOKME.
191
tous Jeux gardaient le silence. Je signai et je
posai la plume. Sainte-Beuve me demanda :
- — Qu'allez-vous répondre?
Je lui dis : — Ceci.
Et je lui tendis ce que je venais d'écrire.
C'était la lettre de refus.
On connaît cette re'ponse qui a été pu-
bliée dans la Correspondance : elle est noble
et fière, Victor Hugo avait à soutenir
sa famille, sa femme, trois enfants, des
parents ; il avait cru pouvoir, vivant de
sa plume, « compter sur le produit légi-
time » de son drame; il ajoutait :
Mais puisque la représentation de cette
pièce, œuvre cependant toute de conscience,
d'art et de probité, paraît dangereuse, je m'in-
cline, espérant qu'une auguste volonté pourra
changer à cet égard. J'avais demandé que ma
pièce tût jouée; je ne demande rien autre chose.
On pense bien que la mesure gou-
vernementale excita une vive indigna-
tion dans la presse.
Le Globe publiait en août un article
intitulé :
PREMIER COUP D'ETAT LITTERAIRE.
Nous relevons les lignes suivantes :
M.Victor Hugo a eu l'honneur de recevoir
le premier coup politique dans cette guerre à
mort qui recommence contre les idées.
M. de la Bourdonnaye lui a signifié net-
tement que sa pièce ne serait pas permise, et
non seulement la sienne, mais toutes celles
où des rois et des reines joueraient un rôle,
un de ces rôles sinistres et sanglants que
M. Mangin serait disposé à absoudre. C'est là
une mesure générale de sûreté publique, un
de ces moyens extraordinaires qui réhabilitent
dans l'opinion la majesté royale avilie et sau-
vent les trônes ébranlés.
Le Globe, connaissant les démarches du
poète auprès du roi et son entretien avec
le ministre de l'intérieur, s'exprimait
ainsi :
Un jeune poète blessé dans ses intérêts les
plus chers, dans ses espérances de gloire, de-
mande au roi une audience et le roi l'accueille
avec bonté. Il plaide pour la liberté du théâtre,
compagne nécessaire de toutes les libertés...
le roi se rappelle les services rendus à lui-même
par le poète encore enfant, il n'a que des
paroles d'encouragement, et s'il n'accorde pas
la grâce demandée, il la laisse espérer. Après
le roi vient le ministre, gracieux aussi et
presque caressant, mais refusant nettement et
sans détour. Point de rois sur la scène, s'ils
n'y sont admirables en tous points; et jamais,
même pour l'éloge, le nom d'un Bourbon.
Voilà en deux mots la théorie politique du
drame, selon M. de la Bourdonnaye et ses
collègues. En vain le poète essaie de la com-
battre; on lui objecte les périls de la royauté,
et on s'étonne que ce soit lui, royaliste dévoué ,
qui vienne ajouter à ces périls. On le prend
avec adresse par tous ses souvenirs, il faudrait
le rallier au ministère sauveur de la monarchie ;
et, pour y réussir, il n'est offre brillante qu'on
n'épargne. Mais le poète entend et répond qu'il
ne veut vivre que de son travail ; que les loisirs ,
la douce paix de ses études suffisent à son
bonheur, et ces paroles délicates autant que
réservées ne sont pas comprises par le ministre !
On a échoué du côté de l'ambition politique,
l'or peut-être sera plus heureux, vite, triplons
la modique pension que reçoit M. Hugo sur
les fonds littéraires, et expédions cette grâce,
en l'imposant presque au nom du roval bienfai-
teur. Mais cette fois encore l'adresse échouera.
La reconnaissance restera pour le roi, le refus
pour le ministre. Une lettre décente et ferme
ne laissera aucun doute sur les sentiments de
celui qui l'écrit. ..
Quant aux journaux ministériels qui chi-
canent sur le chiffre de la pension et font re-
proche à M. Hugo d'en avoir déjà accepté
une, la réponse est facile. Il y a tel jour et
telle heure où une grâce honore. Changez le
jour et l'heure, c'est une flétrissure.
On voit par cet extrait, entre tant
d'autres, que toute l'opinion libérale
s'élevait avec vivacité contre l'arbitraire
gouvernemental. Victor Hugo montra
une grande dignité; il devait, quelques
mois plus tard, donner un bel exemple
d'abnégation et de désintéressement.
Pour l'instant il avait le droit de mau-
dire la censure, il ne s'en privait pas
soit dans ses écrits, soit dans ses discours;
I92
MARTON DE LORME.
sur ce chapitre sa verve était inépui-
sable; nous avons trouvé cette note :
Les ministres disent à la censure : noftnrnh
'versate manu.
...On peut suspecter sans miracle la sin-
cérité d'Escobar, la chasteté de Messaline et
la probité de la censure.
Il en est de la censure comme du bagne
de Toulon : ce repaire a vingt portes. Il faut
passer par toutes pour sortir. Quand un misé-
rable drame, tondu, stigmatisé, flétri à l'encre
rouge, a fait son temps, avant qu'on lui dé-
livre le passeport jaune, il lui faut subir l'in-
terrogatoire de chacun des censeurs, qu'il
rencontre l'un après l'autre, postés à toutes
les portes successives de l'infâme dédale. A
chaque guichet, on l'arrête, on le questionne,
on le fouille. Si les porte-clefs de l'huis pré-
cédent ne l'ont pas complètement dépouille
on lui prend ce qu'ils ont oublié. C'est ainsi
que nu, volé, dévalisé de tout ce qui avait
quelque valeur en lui, il arrive à la dernière
porte du bagne censorial. Cette porte, il ne
lui est donné de la franchir que la veille de
la représentation, et dans cette chiourme
de la pensée, comme dans toutes les prisons,
la dernière porte est la plus basse.
Cette porte, c'est M. ***, journaliste-mou-
chard, doublant sa censure de sa critique,
faisant une plaie avec le fer pour la cauté-
riser avec le feu, comme un tortionnaire
du moyen-âge, coupant le nerf au drame, et
puis, dans son feuilleton, raillant le supplicié
de ne pas bien marcher, etc.
Dévoué à la monarchie, et je l'ai prouvé,
je ne le suis pas moins à la liberté, et je le
prouverai.
Lorsque survint la révolution de 1830,
le théâtre reconquérait du même coup sa
liberté, et les directeurs n'avaient plus
qu'une pensée et qu'un but : représenter
les pièces interdites. C'étaient pour eux
un succès assuré de curiosité et mieux en-
core de brillantes recettes. L'interdiction
de Manon deLorme avait fait grand tapage.
Quelle merveilleuse occasion pour un di-
recteur de la monter sans péril , avec la
certitude de susciter des manifestations
en faveur de la liberté de l'art et une
réaction contre le régime tombé! Ce fut
une belle émulation entre les direc-
teurs. Les offres les plus pressantes et
les plus séduisantes se multiplièrent.
Victor Hugo les déclina , et il en donna
la raison dans sa préface : «La probabi-
lité d'un succès de réaction politique.»
Enfant, il avait été royaliste, il avait
écrit une Ode du sacre. . .
Il comprit qu'un succès politique à propos
de Charles X tombé, permis à tout autre, lui
était défendu à lui.. . ; qu'en présence de cette
enivrante révolution de juillet, sa voix pouvait
se mêler à celles qui applaudissaient le peuple,
non à celles qui maudissaient le roi ' .
Cette délicatesse, cette fierté, cet
oubli de soi-même étaient d'autant plus
méritoires que l'interdiction récente avait
prive une famille des plus sérieuses res-
sources espérées , attendues. Victor Hugo
ne montra pas de rancune puisqu'il re-
fusa une revanche , et pour un homme
que ses ennemis représentaient comme
intéressé, le geste fut assez noble.
Un an s'était écoulé depuis la chute
du roi ; Charles X , comme le fait remar-
quer le poète, était plus oublié que
Louis XIII ; tout scrupule disparaissait
désormais. La pièce appartenait au pu-
blic. Auparavant Victor Hugo voulut
faire une nouvelle lecture à quelques
amis le 2 mai 1831.
Il y avait naturellement là les intimes ,
les familiers, quelques-uns de ceux qui
avaient assisté à la première lecture. Il y
avait aussi un nouveau venu, un jeune
journaliste de vingt et un ans, c'était
Charles de Montalembert , un royaliste
fervent, qui devait jouer plus tard un si
grand rôle comme chef du parti catho-
lique.
Charles de Montalembert venait de
fonder, six mois auparavant, le journal
l'Avenir avec Lamennais et Lacordaire.
On ne pouvait guère le soupçonner d'être
un révolutionnaire, il n'éprouvait ce-
'*' Préface de Mario» de Lorme.
HISTORIQUE DE MAKION DE LOKME.
193
pendant pas les mêmes susceptibilités
que la censure de 1829 au sujet du rôle
rempli par un roi et par un prêtre et il ne
montrait pas la rigueur de son futur parti
contre ce drame, coupable d'avoir tenté
la réhabilitation de la courtisane. 11 en
louait la noble inspiration dans la lettre
suivante :
L'AVENIR
JOURNAL POLITIQUE
SCIENTIFIQUE
ET LITTÉRAIRE.
Paris, le 2 mai 1831.
Il m'a été impossible, mon cher monsieur
Hugo, de vous exprimer ce matin , devant tout
le monde, les sentiments que m'a inspirés la
lecture de Marion de Lorme. Je ne le pourrai
guère davantage ce soir, et cependant je
ne veux ni ne puis me coucher sans vous
dire quelques mots de la reconnaissance que
j'éprouve d'avoir été investi d'un si beau pri-
vilège. Je crois n'avoir jamais eu de jouissance
plus complète, ni goûté des émotions littéraires
plus profondes. J'ai retrouvé là tout ce que
j'ai jamais aimé et admiré en vous; vous y
êtes tout entier, depuis le charme et la fraî-
cheur de vos premières poésies, jusqu'à la
maturité de vos études et de vos réflexions
d'aujourd'hui. Vos scènes d'amour du premier
et du troisième acte sont ravissantes ; c'est d'une
pureté angélique. Le marquis de Nangis est
adorable dans son genre. Enfin j'aime et j'ad-
mire tout, excepté le corset de la reine, et le
sein nu de je ne sais plus qui. Ne vous
moquez pas trop de mes critiques littéraires,
et croyez à ma reconnaissance et à ma bien
vive et sincère amitié.
Ch. DE MONTALEMBERT.
Ce samedi soir.
Les théâtres revenaient à la charge et se
disputaient l'œuvre. C'étaient , depuis le
début de 1 831, — les dispositions de Victor
Hugo étant connues, — des démarches
incessantes de la part des directeurs et des
artistes. M"e Mars était particulièrement
obstinée; elle avait joué Doiïa Sol, elle
était désignée déjà pour le rôle de Marion
en 1829, puisque la pièce avait été lue au
Théâtre-Français à cette époque, elle le
réclamait maintenant à l'égal d'un droit.
Victor Hugo avait bien l'intention de
le lui réserver, car, dans une lettre qu'il
lui adressait le 6 janvier 1831, il le lui
promettait formellement; cependant il
subordonnait sa résolution définitive à
une condition : c'est que la société ac-
tuelle de l'administration du théâtre se-
rait dissoute et le théâtre mis en entre-
prise, comme on le lui avait fait espérer.
M"e Mars patienta tout d'abord, puis
elle devint inquiète et elle se rendit au
mois de mars deux fois chez Victor Hugo,
qu'elle ne trouva pas ou plutôt qui ne
la reçut pas; le poète ne voulait pas lui
causer une trop grande peine et lui expli-
quer verbalement les raisons qui l'avaient
déterminé à retirer définitivement sa
pièce du Théâtre-Français. Il lui écrivit,
le 10 mars 1831 :
Vous savez que le ministère a osé essayer
de rétablir la censure; les auteurs ont dû s'en-
gager à ne donner aucune pièce aux théâtres
censurés, le Théâtre-Français était dans cette
catégorie; j'ai adhéré, comme je le devais, a
l'acte d'union des auteurs. La Porte -Saint-
Martin est venue me faire offre de jouer ma
pièce avec toutes les résistances que je voudrais
contre la censure ' .
L'absence de garanties du coté du
Théâtre -Français, l'annonce que son
sujet lui avait été dérobé et que deux
Marion de Lorme étaient présentées à des
théâtres, le procès de M"e Mars avec
les sociétaires, tout le poussait à prendre
une rapide détermination et adonner son
drame à la Porte-Saint-Martin. Victor
Hugo n'avait pas eu d'ailleurs trop à se
louer, lors des répétitions d'Hernani, de
ses relations avec M'k' Mars , qui avaient
été un peu dépourvues d'affabilité.
La direction de la Porte-Saint-Martin
mit un grand empressement à monter
le drame, puisqu'au lendemain de la
représentation à'Antony, elle distribua
Marion de Larme.
Les amis d'Alexandre Dumas n'étaient
" Correlbon
i94
MARION DE LORME.
pas contents. Quoi! au lendemain du
succès éclatant àJ Antony, on préparait
déjà le spectacle suivant ! C'était, disait-
on, un mauvais procédé, un préjudice
porté à Antony et à Alexandre Dumas.
De là un grief des admirateurs du grand
romancier contre Victor Hugo. Tous
ces jeunes gens habitués à lutter sous un
même drapeau se divisèrent.
Victor Hugo avait, lui aussi, de lé-
gitimes sujets de plainte : son drame
ajourné depuis 1829, son sujet déjà
colporté partout, des contrefaçons an-
noncées; comme couronnement enfin,
il allait être accusé de plagiat. Didier,
c'était Antony ; à vrai dire, Antony c'était
plutôt Didier, puisque Didier l'avait de-
vancé. Mais la passion ne reculait pas
devant la mauvaise foi, et il était plutôt
regrettable pour Victor Hugo que Didier
succédât immédiatement à Antony, puis-
qu'on serait amené à établir entre les
deux héros des rapprochements des-
tinés à favoriser l'accusation de plagiat.
Alexandre Dumas était un homme loyal
par excellence, un brave homme; il
confondit cette petite vilenie par la note
suivante qui parut dans la Revue des
Deux-Mondes du 1" septembre 1831 :
Nous avons entendu dire que Didier était une
imitation d'Antony. M. Dumas nous prie de
consigner ici que Marion de Larme était faite
un an avant que lui-même ne songeât a An-
tony; qu'il connaissait Marion de Lorme avant
de faire Antony, et que, par conséquent, s'il
y a plagiat, c'est de sa part et non de celle de
M. Victor Hugo.
Toujours est-ii que ce conflit entre les
amis d'Alexandre Dumas et les amis de
Victor Hugo était regrettable à l'heure
des grandes batailles. L'amitié, les re-
lations n'en étaient nullement altérées ;
c'était la loi des circonstances qu'on
subissait; mais l'armée n'avait plus sa
cohésion comme à la première à?Hernan't,
On pouvait redouter des défections.
Le rôle de Marion fut confié à M'"6 Dor-
val. Elle était heureuse et fière; elle
abandonnait le mélodrame pour le drame.
Bocage était moins satisfait d/interpréter
Didier. Fidèle à la tradition des artistes
qui désirent le plus souvent le rôle qu'on
ne leur a pas distribué, il aurait souhaité
le personnage de Louis XIII. Il avait du
reste une raison assez plausible à invo-
quer : c'est qu'il jouait, à ce moment,
Antony et qu'il aurait voulu faire une
création différente. Mais il n'y avait pas
d'autre Didier; il lui fallut bien se rési-
gner. Pour Louis XIII, Victor Hugo de-
mandait Gobert; le directeur s'y refusait
à cause des démêlés qu'il avait eus avec
cet artiste. L'auteur insista avec une
belle énergie, et il eut gain de cause.
On racontait alors que Victor Hugo
eut la surprise agréable de rencontrer aux
répétitions des artistes d'un commerce
charmant, lui prodiguant les plus déli-
cates attentions et exauçant tous ses
désirs. M",<! Dorval était enthousiaste
de son rôle, «elle semblait, comme dit
Th. Gautier, à son aise dans cette grande
passion et dans ce grand style! » Oh! ce
n'était certes pas elle qui eût soulevé
des objections comme M"0 Mars! Cepen-
dant un jour, bien timidement et sur un
ton enjoué, elle dit à Victor Hugo :
« Il est bien dur votre Didier pour cette
pauvre Marion ; c'est un méchant ».
Ce cinquième acte avait en effet sou-
levé déjà quelques critiques à la suite
des lectures de 1829 et de 1831 : la ré-
sistance tragique de Didier avait ete
approuvée par Sainte-Beuve qui écrivait
à Victor Hugo en août 1831 que la con-
duite de Didier, « son refus de pardonner
à la pauvre fille et de l'embrasser brisait
le cœur et l'écrasait plutôt que de le
fondre en larmes » , mais cela ne le cho-
quait pas :
N'en concluez pas du tout, ajoutait-il, que
je préférasse un dénouement plus élégiaque
à ce coup de massue dramatique; mieux vaut
Eschyle qu'Euripide. Mérimée disait, je crois,
que c'était bien fait de tuer ce Didier qui
HISTORIQUE DE MAKION DE LOKME.
195
était si dur pour cette pauvre Marion. C'est
assez mon avis aussi, et j'en tire sujet d'ad-
mirer comment vous avez, d'une main intré-
pide, mené à terme ce merveilleux et colossal
caractère.
Victor Hugo, qui était évidemment
pour le Didier implacable, fut néanmoins
ébranlé par les critiques de quelques-
uns de ses amis, et dès le 25 mai 1831,
c'est-à-dire vingt-trois jours après la se-
conde lecture et bien avant que les répé-
titions fussent commencées, il modifia
son dernier acte et fît un Didier clé-
ment. Il termina cette nouvelle version
le 28 mai 1831 ; mais il la garda sans la
taire connaître à personne. A ce propos,
Victor Hugo a fait lui-même, lors de
son retour en France, le récit suivant
à Gustave Rivet sur la démarche de
M"" Dorval :
Je lus le dénouement (le dénouement ter-
rible) aux artistes de la Porte-Saint-Martin.
A quelques jours de là, les rôles étant dis-
tribués, Mmc Dorval vint me trouver et me
dit :
— Monsieur Victor Hugo, vous avez écrit
un autre dénouement.
— Oui, qui vous l'a dit ?
— C'est Mérimée qui le tient de Sainte-
Beuve.
(Elle voyait beaucoup Mérimée a cette
époque.)
— ■ C'est vrai, lui dis-je.
— Oh! je voudrais bien le connaître afin
de mieux comprendre ce que vous avez
voulu faire de Marion et mieux me péné-
trer de votre pensée pour la création de ce
rôle !
Je lus mon second dénouement. Quand
elle l'eut entendu, elle me dit :
— Oui, l'autre est bien beau, mais celui-
là, je suis sûre que je le jouerai mieux; je ne
suis pas une héroïne antique. Si vous voulez
m'accorder le second dénouement, vous me
rendriez bien heureuse.
— Je ne tiens pas plus à l'un qu'à l'antre;
si celui-là vous plaît, jouez celui-là.
Je n'avais pas en effet de raison pour im-
poser l'un plutôt que l'autre, puisque je les
avais faits tous les deux avant de prendre
l'avis de qui que ce soit; et sur ses instances
je donnai à M"" Dorval le dénouement pa-
thétique'1'.
M",c Dorval, qui connaissait bien son
public et qui se connaissait mieux encore
elle-même, ne doutait pas qu'elle aurait
des accents plus tendres , plus passionnés,
plus émouvants si son Didier n'était
pas impitoyable, qu'elle pourrait s'adres-
ser avec plus d'élan, de conviction au
cœur de son héros et au cœur des spec-
tateurs.
Les répétitions avaient fort bien mar-
ché. Les artistes étaient plein d'entrain
et de confiance. Or le jour de la ré-
pétition générale, ils apprirent que le
théâtre était vendu; le directeur n'était
pas là. Il n'y avait plus personne pour
commander. C'était le désarroi; c'était
aussi la fureur de la part des artistes.
M""1 Dorval tempêtait, Bocage rugissait;
Victor Hugo, qui avait été témoin de
beaucoup d'autres aventures et qui avait
connu les batailles êCHernatti, conservait
toute sa sérénité. Néanmoins, comme
M °" Victor Hugo le constate : «la répéti-
tion générale fut décousue et manquée».
Comment aurait-il pu en être autrement
dans les conditions fâcheuses où elle se
présentait ?
La première représentation eut lieu
le 11 août 1831, dix-huit mois après
Hernani, quoique le drame eût été écrit
trois mois auparavant.
Voici comment JMn,c Victor Hugo éta-
blit le bilan de cette première :
Le premier acte réussit. Le second fut ac-
cueilli froidement. Au troisième acte, M'"" Dor-
val, mal arrangée en Chimène, dit mal les
vers du Cid, et il n'y eut d'applaudissements
que pour le Gracieux représenté drôlement
par M. Serres; l'acte fut cahoté. Le drame se
releva au quatrième; le discours du marquis
de Nangis remua la salle; M"" Dorval fut
extrêmement touchante en demandant au roi
la grâce de Didier. La scène Je Louis XIII
•' I "tHor Hugo chevlui) par Gustave Rivet.
13.
196
MARION DE LORME.
et de L'Angely fut dite excellemment par
MM. Gobert et Provost, et fit grand effet.
Au cinquième acte, une vive opposition
troubla toute la scène de Didier avec Saverny;
Didier fit rire et Saverny fit siffler. Mais
M",e Dorval entra, et eut une telle effusion,
une telle douleur et une telle vérité, que
tous les hommes battirent des mains et
que toutes les femmes pleurèrent à la
chute du rideau, il y eut une bordée de sif-
flets, mais les applaudissements, en grande
majorité, eurent le dessus et saluèrent éner-
giquement le nom de l'auteur.
Le Corsaire disait le lendemain :
La première représentation de Marion de
Lorme au théâtre de la Porte -Saint -Martin
n'a fini qu'à minuit et demi. L'ouvrage, qui
contient une foule de beautés de premier
ordre, est d'une longueur insoutenable. Ce-
pendant il a obtenu un éclatant succès.
Quoique le théâtre eût été vendu le
lendemain de la première , malgré le dé-
couragement des artistes et le désordre
des services administratifs, le drame eut
cinquante représentations (qui en va-
laient bien cent d'aujourd'hui) et fut
joué jusqu'au 5 novembre.
La critique, qui soutenait la lutte
contre l'école nouvelle, avait aussitôt
manifesté d'étranges pudeurs, mais sur-
tout de vertueuses indignations contre
les libertés prises par l'auteur avec la
poésie. Ce n'était pas de la liberté,
c'était de la licence.
Victor Hugo
. . . là-dessus la raille d'une grâce !
Nous avons retrouvé une note écrite
de sa main; c'est un petit chef-d'œuvre
satirique, il donne une verte leçon aux
classiques en traduisant un passage de
son quatrième acte en vers que ne désa-
vouerait pas Racine.
Voici cette note :
Quand l'auteur du drame intitulé Marion
de Lorme essaya de faire parler les person-
nages d'une action tragique comme parlent
les hommes dans la nature, ce fut une cla-
meur dans la critique et dans le public, le-
quel crie volontiers à la suite. Je me rappelle
que ce passage du quatrième acte, entre
autres, excita une indignation générale :
C'est lui qui commandait l'artillerie au siège
De la Rochelle.
Holà! qu'est ceci? mais c'est de la pros;!
de la mauvaise prose! Au siège — De la, voilà
un rejet impertinent! il n'y a que ces mes-
sieurs les romantiques pour de tels enjambe-
ments ! C'eft lui qui commandait l'artillerie, mais
on ne dirait pas autrement dans le Moniteur'.
Quelle platitude! Au siège de la Rochelle! et
c'est tout! et c'est un poète qui parle ainsi
d'un des événements les plus remarquables
de l'époque de Richelieu! La langue, et le
style et le vers français en sont là! O grand
siècle! ô Racine! etc., etc.
Si, au lieu de cela, l'auteur eût dit :
Dans ces jours détestés où la France en alarmes
Sur ses rebelles fils nous vit tourner nos armes,
C'est lui, c'est ce vieillard. . .
Ou mieux, car il s'agit d'un archevêque :
C'est ce pontife saint dont les ordres prudents
Guidaient dans les hasards ces Centaures ardents
Qui savent, dans les jeux de Mars et de Bellonc,
Embraser les volcans du salpêtre qui tonne,
Et régler, d'un habile et méthodique effort,
Les bronzes menaçants qui vomissent la mort.
On se fût extasié.
N. B. — Régler les bronzes est une beauté.
C'est hardi. Dans les hasards, dans les jeux,
répétition énergique, ou pour le moins, né-
gligence heureuse. Ces centaures ardents. Pour-
quoi centaures? on ne sait pas au juste, mais
c'est beau. Les qui et les que, dans ce genre
de style, sont un ornement.
Le drame fut repris le 8 mars 1838,
mais cette fois au Théâtre-Français, avec
Mmc Dorval, Beauvallet dans Didier et
GefFroy dans Louis XIII; il fut joué dix-
neuf fois, il était désormais au réper-
toire et reparut chaque année, notam-
ment en 1839 avec Mlle Rabut dans
Marion, en 1840 avec Mme Dorval, en
1847 et en 1848 avec Mme Mélingue,
en 1849 avec M'"e Nathalie, en 1851 et
en 1852 avec M"'e Judith.
Marion de Lorme qui , suivant l'opinion
HISTORIQUE DE MARION DE LOKME. 197
de quelques contemporains, avait inspire
à Alexandre Dumas Antony, eut aussi le
privilège, au bout de vingt et un ans,
en février 1852, de fournir à Emile Au-
gier quelques-unes des situations les plus
importantes pour sa pièce : Dune.
Si nous notons ici ce rapprochement,
c'est qu'Emile Augier fut, à un moment
donné, le porte-drapeau de la réaction
littéraire et de l'école du Bon Sens; il
n'hésitait pourtant pas à puiser quelques-
unes de ses inspirations dans l'œuvre
si violemment attaquée autrefois par
ses coreligionnaires littéraires. Qujon en
juge : l'action se passe sous Louis XIII ;
nous avons tout naturellement les con-
spirations contre Richelieu, des provo-
cations, un duel; LarTemas est à la
recherche de l'homme qui a tué son ad-
versaire; il doit le faire pendre. Diane,
la sœur du coupable, veut obtenir la
grâce de son frère. Elle est introduite
dans les appartements du roi et s'adresse
non , comme Marion , à Louis XIII , mais
au cardinal et elle emporte la grâce tant
souhaitée.
Ces analogies avec Marion de Lorm:
sont évidentes; et si elles n'enlèvent
rien aux mérites de la pièce d'Emile Au-
gier qui renferme d'autres situations dra-
matiques, elles devaient être signalées à
titre d'amende honorable de la part d'un
des chefs repentis de l'ancienne réaction
littéraire.
Arsène Houssaye qui dirigeait le
Théâtre-Français au moment du coup
d'Etat se désolait en constatant la chute
lamentable des recettes. Le chiffre était
dérisoire. Mais quelques jours après, le
7 décembre 18 51 , le bruit se répandit que
Victor Hugo allait être proscrit; le direc-
teur qui avait l'instinct de l'actualité
et, ce qui est mieux, un esprit chevale-
resque et du courage, fit afficher Marion
de Lorme. La salle était bondée. Le duc
de Morny était présent.
Le 4 juin 1852, on annonça la vente
du mobilier de Victor Hugo pour le 9.
Arsène Houssaye fit encore afficher Ma-
rion de Lorme avec M",e Judith. Louis-
Napoléon, qui devait plus tard interdire
Hernani et Ruy Bios, assista à la représen-
tation.
A cette occasion , M'"0 Victor Hugo
adresse à son mari une lettre donnant à
la fois le compte rendu de la représenta-
tion et celui de la vente : n'y a-t-il pas là
un contraste saisissant ? n'est-ce pas là, à
propos de ces dernières représentations
de Marion de Lorme , un document his-
torique curieux? Il nous montre le sou-
verain assistant à la représentation du
drame du proscrit, au moment même
où ce proscrit, se voyant privé de son
foyer, est obligé de subir l'arrêt de
son proscripteur par la vente de son
mobilier.
Voici des fragments de cette lettre.
Et d'abord le récit de cette soirée :
Louis-Napoléon a été à la représentation
de Marion qui se donnait le jour où la vente
a été annoncée. Il y a été, à cette représenta-
tion, d'une façon inattendue, sans qu'Hous-
save ait été averti. 11 a applaudi tout le temps.
A la scène de Nangis qui demande grâce et
parle de clémence, le public s'est tourné vers
Napoléon en applaudissant les paroles de
Nangis. — Napoléon a applaudi très fort.
D'Orsay a été dans la loge de Napoléon ce
soir-là et a dit à Cabarus : Voilà ce que m'a
dit Napoléon : « Victor Hugo est vraiment
un bien grand talent. »
M"10 Victor Hugo entre dans de très
longs détails sur la vente et en donne un
compte rendu complet.
... 11 est venu une toule immense le jour de
l'exposition. — Les voitures allaient jusque
dans la rue Rochechouart, et des gens Je
toute classe. Beaucoup de personnes se sont
assises dans ton fauteuil jaune, tu sais, celui
de ta table, disant : Je veux pouvoir dire que
je me suis assis dans le fauteuil de Victor
Hugo, c'est le fauteuil d'un grand homme.
— Chacun disait : Je voudrais bien avoir
quelque chose Je cette table. — Il parait que
i98
MARION DE LORME.
rien n'était plus touchant que les sentiments
que faisait naître la vue de cette table de tra-
vail si modeste. Rien que d'y penser les larmes
me viennent aux yeux.
Un porteur du chemin de fer du Nord
est venu le dernier jour de vente, demandant
à acheter quelque chose de ton mobilier. Il
voulait une petite table de bois d'acajou.
Cela ne dépassait pas ses moyens. Il m'a dit :
Nous aimons, tous, monsieur Hugo; nous
sommes pour les idées qu'il défend. Nous
le sauverions bien par notre chemin, quand
nous devrions être déportés.
J'avais voulu que ta table fût portée dans
le salon (salle de vente) sans qu'aucun objet
n'en fût distrait, telle qu'elle est enfin dans
ta chambre.
Ridel '" a dit : Messieurs, cette table est la
table de travail de monsieur Victor Hugo. 11
l'a laissée, ainsi que vous la voyez, le deux dé-
cembre. — Depuis il n'est pas rentré chez
lui. — ■ Alors tout le monde a voulu avoir
quelque chose de cette table. Un couteau de
bois uni s'est acheté 25 francs. — Deux ca-
chets chacun 100 francs. Houssaye a acheté
un de ces cachets, puis un autre objet qu'il
a acheté aussi 100 francs. Tu sais ce qu'il y
avait sur cette table. Le montant de la vente
des objets a dépassé six cents francs.
M'no Victor Hugo , en fidèle témoin ,
rapporte encore d'autres incidents tou-
chants. Etait-elle aussi exactement rensei-
gnée en annonçant que Louis-Napoléon
vint au Théâtre-Français à l'improviste ?
Arsène Houssaye affirme le contraire
dans ses Conférions ; il avait été, dit-il,
officiellement avisé; mais il avait un
peu de fantaisie et beaucoup d'imagi-
nation ; ne raconte -t- il pas qu'il fut
menacé d'une révocation s'il faisait jouer
Marion de Lorwe? Il est fort possible que
quelque personnage de l'entourage lui
ait îapporté un bruit de cette nature,
il est certain en tout cas qu'il afficha le
drame, commettant «l'imprudence d'être
fidèle à un ami », comme le lui écrivait
M""' Delphine de Girardin. Napoléon lui
(l) Le comraissaire-priseur.
a-t-il dit, en venant à la représentation,
qu'il l'eût plutôt révoqué s'il n'eût pas
représenté Marion? Ne retirons pas à
Louis Bonaparte un bon mouvement
à une heure où les mauvais lui étaient
familiers.
Arsène Houssaye dresse ainsi le procès-
verbal de cette soirée mémorable :
La pièce commença dans un silence gla-
cial. Tout le monde s'observait. L'empereur
Napoléon III était une statue. Pas un mot
autour de lui ; on attendait toujours qu'il parlât
pour prendre le diapason, hormis pourtant
Morny et Persigny
L'empereur ne tarda pas à s'émouvoir et à
donner le signal des applaudissements. Et ce
fut superbe. Toute la salle se leva comme
un seul homme, applaudissant d'un coup de
tonnerre le poète et le souverain.
A dater de 1852, après la publication
de Napoléon- le-Perit, tout le théâtre de
Victor Hugo fut proscrit. En 1867, Her-
nani fut autorisé et reparut — avec quel
éclat! — à la Comédie-Française; une
reprise de Ruj Blas était décidée à
l'Odéon; mais le poème de Mentana fut
publié.
C'était une glorification de Garibaldi ,
essayant avec ses volontaires d'arracher
Rome à la domination pontificale, et une
cinglante flétrissure pour le souverain
qui, en envoyant les troupes françaises
au secours du pape, ajournait l'heure où
l'unité italienne serait définitivement
consacrée.
Il n'en fallut pas davantage : les repré-
sentations de Ruy Bios furent interdites.
Cependant les jeunes poètes entre-
tenaient quand même leur culte pour
Victor Hugo ; vers 1867 des littérateurs,
des poètes, des artistes se rencontrèrent
dans !e salon de M°" la marquise de Ri-
card et dans le courant de l'année on
joua Marion de Lorwe.
Le rôle de Saverny avait été confié
à Catulle Mendès, et celui de Didier
à François Coppée. M"10 de *** interpré-
tait Marion.
HISTORIQUE DE MARION DE LORME. 199
Quand Victor Hugo rentra en France
à la chute de l'empire, on ne songait
guère au théâtre, ou si on y songeait,
c'était pour jouer des actes isolés ou ré-
citer des poésies de Victor Hugo au
profit des blessés; en 1871, le siège de
Paris, la commune, l'occupation prus-
sienne retardèrent l'ouverture de la saison
théâtrale en octobre : à ce moment
Victor Hugo fut très sollicité par les
directeurs. Une reprise de Ruy Blas à
l'Odéon fut décidée; elle eut lieu le
19 février 1872. Dans cette même année
il fut question de reprendre Angelo , Ma-
non de Lorme , Marie Tudor. Emile Perrin ,
qui dirigeait la Comédie-Française, dé-
sirait vivement monter un des drames
de Victor Hugo. Mais il s'était tenu sur
la réserve pendant une année, il était
un peu embarrassé pour aller porter lui-
même sa requête. Il choisit une envovée
qui pouvait le mieux par son charme,
sa grâce, son talent et son habileté être
l'interprète de ses désirs. Et voici com-
ment Victor Hugo rend compte de cette
visite dans ses carnets :
27 mai 1872.
M"e Sarah Bernhardt est venue. Elle vou-
drait entrer aux Français. M. Perrin ne sait
comment faire pour venir jusqu'à moi après
une hésitation d'une année. Il m'envoie
M"e Sarah Bernhardt. Elle entrerait aux
Français si je consentais à donner à M. Perrin
une pièce de mon répertoire. Elle désirerait
Angelo et voudrait jouer Catarina. Elle a un
vrai talent. Je lui ai dit que je l'aimerais mieux
à la Porte -Saint-Martin et dans Blanche
quand on jouera le Roi s'amuse.
L'accueil cordial fait par Victor I higo
à Sarah Bernhardt avait encouragé Emile
Perrin à rendre visite à Paul Meuricc au
Rappel. Paul Mcurice rendit compte aus-
sitôt à Victor Hugo de cet entretien.
Voici un extrait de sa lettre :
Il (Emile Perrin) a été cent fois mieux que
ne l'a jamais été Thierry. Il ne veut pas
que Je Théâtre-Français reste clans la voie réa-
liste et bourgeoise où on l'a tenu depuis
vingt ans. Il vous demande tout votre réper-
toire. Il commencerait, bien entendu, par
donner à chaque reprise la série de représen-
tations qu'elle doit avoir; mais il ne laisserait
plus démonter le drame, comme on l'a fait
pour Hernani. Il le jouerait comme à la créa-
tion, autant que possible, aussi souvent et
plus souvent que le Misanthrope ou Tartuffe.
Il aurait grande envie de Kuj Blas, mais il ne
pourrait le monter comme on le monte à
l'Odéon; il monterait alors Marion de Lorme
ainsi distribuée : Marion, M"e Favart; Didier,
Bressant; Saverny, Delaunay; L'Angely, Co-
quelin; Louis XIII, Febvre. L'an prochain, il
jouerait Angelo. Il a été convenu que ce qu'il
m'a dit, il allait vous l'écrire, parce que les
écrits restent et parce qu'il m'a semblé qu'il
devait faire vers vous tous les pas. Mais je
dois dire que je l'ai trouvé plein d'ardeur et
d'enthousiasme, et je crois qu'il fera tout
pour vous attirer et vous retenir.
Emile Perrin pensa en effet qu'il «de-
vait faire tous les pas», car il n'écrivit
pas, il alla chez Victor Hugo.
Nous lisons dans les carnets de Victor
Hugo :
30 mai 1872.
Première visite du directeur du Théâtre-
Français, M. Perrin.
Il vient me demander Marion de Lorme et
Angelo.
La reprise de Marion de Lorme fut ré-
solue à la suite de cette entrevue.
A la fin de 1872 Emile Perrin arrêta
la distribution. Même les plus petits
rôles devaient être tenus par de grands
acteurs. M'"° Favart était désignée pour
jouer Marion; elle était, par sa grâce,
sa force, son jeu puissant et tendre,
l'héroïne rêvée par l'auteur; il avait été
question de Bressant pour Didier, mais
un artiste tout jeune et déjà célèbre,
Mounet-Sully, possédait toutes les qua-
lités du personnage. Delaunav était tout
indiqué pour Saverny, Got pour L'An-
gely, Frédéric Febvre pour Laffemas,
Maubant pour le marquis de Nangis.
Pour le personnage de Louis XIII,
Victor Hugo désirait GefFroy, mais Gcf-
200
MARION DE LORME.
froy était en retraite. On l'engagea spé-
cialement pour cette reprise. Cela se
passait au mois d'octobre. Tout à coup,
sans que la presse eût connaissance de
l'engagement, le 14 octobre, Geffroy re-
nonça subitement à Louis XIII. Paul
Meurice rendit compte de l'incident à
Victor Hugo :
Geffroy avait mis, pour accepter ce rôle,
cette condition que son engagement ne ren-
contrerait aucune objection de la part de ses
camarades. Il n'ont pas fait la moindre op-
position. Seulement, il paraît qu'il y a quinze
ans, Menjaud, sociétaire retraité, a dû venir
faire une création à la Comédie -Française
dans des conditions exactement pareilles à
celles qui se présentent aujourd'hui. Quel-
qu'un, un sociétaire en titre, s'est opposé si
nettement à la rentrée de Menjaud, qu'il a
fallu y renoncer; ce sociétaire en titre, c'était
Geffroy. Or, un des camarades de Geffroy lui
a rappelé en riant ce souvenir. Il n'en a pas
fallu davantage. Geffroy, qui est vraiment
un peu trop susceptible, a écrit à M. Perrin
qu'il considérait ce remember comme une pro-
testation et qu'en conséquence il se retirait.
Le rôle de Louis XIII fut donné à
Bressant.
Le drame étant distribué, il fallait le
répéter et le mettre en scène. Mais Victor
Hugo était à Guernesey, absorbé tout
entier par son roman : J^uatrevingt-trehe.
Impossible de le faire venir; il en donne
la raison dans sa dernière préface de
Manon de Lorme. Il avait des œuvres à
terminer, d'où la nécessité de l'absence
et le besoin de solitude.
Heureusement Victor Hugo avait à
Paris l'ami de tous les jours et de toutes
les heures, doué, en sa qualité d'auteur
dramatique, d'une expérience consom-
mée des choses du théâtre : c'était Paul
Meurice. 11 était seul ; car Auguste Vac-
querie ayant eu des démêlés avec l'ad-
ministrateur ne voulait plus mettre les
pieds à la Comédie-Française.
Victor Hugo, malgré des appels ré-
pétés, s'obstinait à rester à Guernesey.
Il écrivait d'Hauteville-House à Paul
Meurice le 24 décembre :
Je travaille sans relâche. Victor w m'écrit
que mademoiselle Favart désire venir répéter
Marion avec moi. Si vous la voyez, dites-lui
de venir, je lui donnerai l'hospitalité à Haute-
ville-House. Je crois que cela serait grande-
ment utile.
Malgré son désir de se rendre à cette
invitation, M",e Favart ne put entre-
prendre ce voyage. Elle redoutait la tra-
versée pour son larynx un peu éprouvé.
Mounet-Sully, dont la modestie éga-
lait le talent, écrivit à Victor Hugo, à
l'occasion du premier de l'an, pour le
remercier de lui avoir confié, à lui très
jeune, ce rôle de Didier. Et on ne lira
pas sans une émotion attendrie ces lignes
toutes remplies d'espérances que l'avenir
devait glorieusement réaliser.
Maître,
Je suis de ceux qui restent prosternés, leur
vie durant, aux pieds des Dieux et n'osent
leur adresser leurs prières de peur d'inter-
rompre leurs travaux ou leur repos fécond.
Et pourtant à ce moment de l'année où
chacun fait des vœux pour le bonheur de
ceux qu'il aime, j'éprouve le besoin impé-
rieux de venir vous dire : Merci !
Pour jouer dignement ce magnifique rôle
de Didier que vous avez bien voulu confier
à mon inexpérience, il faudrait du génie,
hélas! je n'ai pas même encore du talent. —
Mais j'ai la conviction ardente, la foi pro-
fonde, l'amour fervent de l'œuvre et du
maître !
Si tout cela, encouragé, accru, soutenu
par vos conseils précieux, maître, me per-
mettait de porter ce poids écrasant sans trop
fléchir... ah! maître, cher maître, je serais
aussi heureux que je suis fier dès maintenant
d'avoir été choisi par vous. — Mais, pour
réussir, j'aurais eu bien grand besoin d'écouter
encore vos leçons, et vous n'êtes pas là. ■ — ■
Ne viendrez -vous pas assister au moins à
quelques répétitions de votre œuvre avant
François-Victor, le second fils de Victor
Hugo.
HISTORIQUE DE MAKION DE LOKME.
20I
qu'elle paraisse devant le public ? — Si vous
le pouviez, je me sentirais, sinon rassuré, du
moins plus fort, et plus prêt à cette péril-
leuse lutte.
En attendant, croyez bien, je vous en
prie, à ma très vive reconnaissance, et veuillez
agréer, cher et honoré maître, l'hommage de
mes plus respectueux sentiments d'admiration
et de dévouement.
MOUNET-SULLY.
i01 janvier 1873.
Les répétitions se succédaient au mi-
lieu du plus grand calme. On était à
la période des tâtonnements. Lorsqu'il
fallut mettre les scènes au point, des
controverses s'élevèrent sur des interpré-
tations de texte. Paul Meurice avait son
sentiment personnel, mais il se trouvait
en face d'artistes très considérables qui
tenaient, eux aussi, à leur opinion. Et
on choisissait alors Victor Hugo comme
arbitre. De là une correspondance suivie
entre Paris et Guernesey. Pour plus de
clarté, nous prendrons séparément cha-
que question de Paul Meurice en la fai-
sant suivre de la réponse de Victor Hugo.
Il s'agit d'abord d'imprimer le drame
(édition de 1873) :
Il faut, n'est-ce pas, écrire Mario» de
Lorme comme dans la première édition, et
non Delorme comme dans l'édition Hetzel ?
Réponse :
11 faut imprimer Mario» de Lorme (Delorme
est une faute).
A l'acte I, scène 1, Saverny donne à
Marion le livre fait pour elle, et Marion
en lit le titre :
La Guirlande d'amour, à Marion de Lorme.
Question :
M. Perrin voudrait que ce fût lu avec
amertume. Mademoiselle Favart voudrait lire
avec indifférence pour rejoindre : « C'est fort
galant. Bonsoir. »
Réponse :
Mademoiselle Favart a raison, il faut
qu'elle lise le vers :
L ; Guirlande d'amour, à Marion de Larme.
avec indifférence. Toute autre expression nui-
rait à l'explosion indignée de Didier, plus
tard.
Acte III, scène x , où Marion enrôlée
dans la troupe des comédiens dit la
tirade de Chimène.
Question :
La tirade de Chimène doit être jouée,
n'est-ce pas? non comme si c'était Chimène
qui parlait, c'est-à-dire avec des nuances de
pudeur et les yeux baissés, mais franche-
ment, s'adressant de Marion à Didier, sans
être, bien entendu, invraisemblable pour
Laffemas ?
Réponse :
Vous avez raison : la tirade de Chimène
doit être jouée. C'est une supplication de
Marion à Didier pour qu'il songe à sa dé-
fense.
Le cinquième acte (la prison de Bcau-
gency) souleva de vives discussions ; là,
chaque détail importait. Quand Marion
pénètre dans le donjon , tenant à la
main la grâce de son Didier, elle ren-
contre Laffemas apportant l'ordre qui
révoque cette grâce : comment se ferait
cette double entrée ? Petit désaccord
aussi sur la façon dont Marion repous-
sera les propositions de Laffemas et dira
les quatre vers :
Fût-ce pour te sauver, redevenir infâme,
Je ne le puis! Ton souffle a relevé mon âme,
Mon Didier ! Près de toi rien de moi n'est reste ,
Et ton amour m'a fait une virginité!
Paul Meurice écrit :
L'entrée simultanée de Marion et de Laf-
femas est très difficile à mettre en scène. Ils
ne peuvent pas rester collés tous deux devant
la porte de la prison. Marion recule-t-elle
épouvantée quand elle voit Laffemas? Mais
202
MARION DE LORME.
elle ne sait pas encore qu'il a l'ordre qui
révoque la grâce.
Avant le vers : Fût-ce pour te sauver, voyez-
vous un temps, une sorte de première tenta-
tion à laquelle Marion résiste, et qui prépa-
rerait et détacherait ces quatre vers qui sont
toute la pièce ?
Il paraît qu'on ne disait pas le : VenerJ on
le dira. Mais comment faut-il le dire ? comme
un cri de désespoir, je crois.
Réponse :
Suivre exactement les indications de l'édi-
tion Renduel (1), 1831, p. 157. Il n'y a plus de
difficulté. Tout est expliqué. Sur le refus des
guichetiers et sur l'arrivée de Laffemas, Ma-
rion recule, stupéfaite. Laffemas, au moment
d'entrer, tourne la tète, la voit, et va à
elle.
Oui, il y a un temps avant le Fut-ce pour
te sauver, mais ce n'est pas une âme qui hé-
site, c'est au contraire une âme qui prend
son élan pour s'élancer dans un refus hé-
roïque.
Madame Dorval a toujours dit le : « Ve-
nez!»; elle le disait terrible, elle y était su-
perbe. Elle cédait comme la foudre tombe.
Même acte, scène m. — Cette scène
se passe entre Didier et Saverny atten-
dant la décision du roi relative à leur
pourvoi. Didier parle de la mort.
Question :
Tout ce que dit sur la mort Didier doit
être dit, ce me semble, sans mélancolie, avec
une sorte de complaisance et de joie amères.
Réponse :
Vous avez raison. Les vers de Didier sur la
mort doivent être dits avec une joie amhre. Il a
l'appétit du tombeau.
Hé ! c'est toujours la mort! n'en demandez pas tant!
La scène vi entre Marion et Didier a
provoqué les plus longues controverses.
Marion veut faire évader Didier, elle le
(1) Reproduites dans les éditions suivantes.
supplie de la suivre, et comme Didier
l'accueille en silence, elle se lamente :
Enfin on dit ce qu'on a. — Non, plutôt
Poignardez-moi. — Voyons, mes larmes sont taries,
Et je veux te sourire, et je veux que tu ries. . .
Et elle supplie :
Parle-moi, voyons, parle, appelle-moi Marie!
DIDIER.
Marie ou Marion ?
marion , tombant épouvantée a terre.
Didier, soyez clément!
Didier , d'une voix terrible.
Madame, on n'entre pas ici facilement!
Question :
Non, plutôt poignarder-moi ! C'est, n'est-ce
pas, poignarder-moi plutôt que de 'vous taire ainsi,
et non pas, poignarder-moi plutôt que de parler
et de me dire : « Vous êtes Marion ! »
Dans ce dernier sens, cela escompterait l'ef-
fet qui va suivre. Mademoiselle Favart cher-
chait là une transition. Je crois que l'effet est
de ne pas avoir de transition, de crier avec
désespoir : Poignarder -moi plutôt! et puis de
passer brusquement à ce sourire douloureux :
l'oyons, mes larmes sont taries.
La plus grosse question est dans l'admirable
explosion : Marie ou Marion ?
Mounet- Sully met un long temps entre
Marie, — ou Marion ? Il dit Marie presque ten-
drement, comme il a pu le dire autrefois, et
Marion gravement et sévèrement et sans se
lever. Sa raison est que c'est plus vrai, et que
ce seul mot Marion dit simplement et tran-
quillement suffit à terrasser Marion. C'est
peut-être juste, mais non pas selon la vérité
dramatique ou plutôt théâtrale.
Je ne me rappelle plus Bocage, mais Beau-
vallet se levait certainement à ce moment-là.
La grande explosion ne commence qu'au vers :
Madame, on n'entre pas ici facilement!
Mais il nous semble à tous que par le mot :
Marie on Marion ? Didier doit s'arracher lui-
même à cette contrainte, à cette froideur qui
ne se sont traduites jusque-là que par des mots
énigmatiques, entrecoupés, et comme égarés.
Il nous semble qu'il ne faut pas trop appuyer
sur Marie et qu'il faut mettre l'accent et la
force sur ou Marion? Il nous semble enfin
HISTORIQUE DE MAKION DE LOKME.
203
qu'il faut que Didier se lève sur ou Mario» ?
pour que le nom foudroyant tombe de haut
sur Marion et la renverse « épouvantée à
terre», comme dit l'indication du texte.
Veuillez, je vous en prie, bien préciser vos
indications sur ce point.
Réponse :
Vous avez raison pour le Non, plutôt poi-
gnarde^ moi : c'est plutôt que de vous taire.
Marion ne s'attend pas au Marie on Marion ?
Il ne faut pas prévoir et par conséquent affai-
blir ce coup de tonnerre.
Je viens d'écrire coup de tonnerre, ce qui
vous donne encore raison pour la manière de
dire Marie on Marion? C'est tout le drame
faisant explosion en deux mots. Donc ce cri
doit être formidable. Il éclate comme un jet
de lave hors de la poitrine de Didier. La salle
doit trembler à ce cri qui fait crouler Marion
foudroyée et qui lui fait dire :
Didier, soyez clément!
Ce seul mot Marion lui a tout expliqué.
Cette scène jouée ainsi avait un effet que vous
vous rappelez peut-être. Beauvallet tonnait
admirablement le Aiarie ou Marion ? M. Mou-
net-Sully peut et doit y être superbe.
L'explosion Marie on Marion? veut Didier
debout. Il se dresse terrible sur ce mot, et
Marion se brise à ses pieds. Assis, l'effet serait
perdu. Dites-le, je vous prie, de ma part a
M. Mounet-Sullv.
Paul Mcurice pose une dernière ques-
tion au sujet de la scène finale ou Didier
pardonne à Marion avant de mourir.
Je crois que tout le morceau de Didier :
— Viens, pauvre femme, jusqu'à : je te pardonne ,
où Didier interpelle et invoque à tout instant
la foule, doit être dit tout le temps à voix
haute et à tous; il est fait et calculé pour être
entendu de tous. Je crois, au contraire, que
le dernier adieu : — Non, Jaifîe-moi mourir!
jusqu'à Oh! laip°e-moi mourir! est une sorte de
testament du cœur qui doit être dit à voix
basse par Didier, amenant Marion sur le de-
vant du théâtre pour n'être entendu que d'elle.
Même le dernier mot: Oh! laifîe-mot mourir!
doit être dit, ce me semble, avec passion,
mais sans éclat de voix.
Enfin, n'est-ce pas votre avis qu'au pre-
mier coup de neuf heures, Didier se détache
de Marion, et que Marion le laisse aller, sans
qu'ils s'embrassent encore? Ils se sont déjà
embrassés plusieurs fois. Maintenant, c'est
fini. Didier n'a plus qu'à être homme pour
mourir. Il fait signe à tous d'écouter l'heure.
Les neuf coups — ou les huit coups — son-
nent dans l'immobilité tragique de tous. Je
vois là un effet théâtral superbe. Mais il ne
faut pas qu'un adieu, un baiser à Marion l'af-
faiblisse. C'est l'indication du livre qui donne
ce grand effet. Dites-moi si je me trompe en
demandant qu'on le réalise.
Réponse :
Vous avez encore et toujours raison pour
les paroles finales. Viens, pauvre femme, à voix
haute. Et : Oh! laifîe-moi mourir! avec la
voix intime.
Enfin, non, à partir du moment où la
cloche sonne, plus d'embrassements, ni d'a-
dieu. Suivre l'indication du livre.
Ces lettres s'échangeaient dans le cou-
rant de janvier 1873. Mais l'explosion
de Mark ou Marion'? restait toujours la
grosse question controversée au cours
de toutes les répétitions; Emile Perrin
d'abord, puis Got, Delaunay, Febvre,
avaient été consultés et se rangeaient à
l'avis de Victor Hugo et de Paul Meurice.
Mounet-Sully seul défendait une opi-
nion qui pouvait être juste.
Le 2 février, Victor Hugo intervint
de nouveau :
Le beau talent de M. Mounet-Sully est
fait pour tout comprendre et pour tout rendre.
Marie on Marion ? est un premier coup de
foudre. Après quoi, un temps. Les quatre
vers qui suivent et le :
A qui tous ètes-vom proftituèe ici ?
sont un deuxième coup de foudre; ne pas
les mêler.
De même le pardon a deux cris :
Viens! oh! viens dans mes lu.is!
( Embrafitment éperdu. )
.le vais mourir! je t'aime!
( Deuxième explosion du caur brisé. )
M. Mounet-Sully comprendra tout cela
et aura un grand succès.
204
MARION DE LORME.
La première représentation futdonne'e
le 10 février 1873.
Victor Hugo avait reçu la veille, à
Guernesey, une dépêche de M,np Favart :
Soyez avec votre pauvre Marion ce soir!
que Stella -'J la protège.
Le 11, il écrivait à M. Paul Meurice :
Avant-hier mademoiselle Favart m'a en-
voyé à midi, me demandant un encourage-
ment, un télégramme; je lui ai répondu ce
vers :
Je vois d'ici Stella briller dans Marion !
J'en avais fait deux :
A mademoiselle Favatij
Bel astre, ton lever m'envoie un pur rayon.
Je vois d'ici Stella briller dans Marion.
Mais j'ai eu peur de livrer deux vers à défi-
gurer au bureau télégraphique qui avait rem-
placé Aiarion par maison. Je n'ai envoyé que
la moitié du distique. Est-elle arrivée saine
et sauve ?
Dans ses carnets, Victor Hugo a mo-
difié le premier vers :
Le succès dans vos yeux met son plus beau rayon.
Je vois d'ici Stella briller dans Marion!
Il a repris cette même image dans sa
préface de 1873, en offrant l'hommage de
sa reconnaissance à l'admirable artiste
qui venait de remporter un de ses plus
éclatants triomphes.
Victor Hugo recevait, ce même jour,
un télégramme de Paul Meurice consta-
tant l'immense succès. Le 13, il répon-
dait ainsi :
Le succès est à vous. Je le dois à votre glo-
rieuse et douce amitié, à votre sollicitude, à
votre science dramatique et à ce cœur si bon
qui se mêle à votre haut esprit. Quand vous
êtes présent, je ne suis pas absent. Ce triomphe
est vôtre et vous en êtes l'âme, vous, l'un des
(,) Kn 1870, sous le siège, des lectures des Châ-
timents avaient été faites dans plusieurs théâtres.
A la Porte-Saint-Martin, M°' Favart eut un grand
succès en disant Stella, et c'est ce souvenir qu'elle
rappelait dans cette dépêche.
plus rares maîtres de ce temps-ci, vous, le
créateur de tout un théâtre vivant, profond
et charmant, vous me donnez la main par-
dessus les gouffres de haines et de colères, et
je vous dois d'avoir passé le pont de l'abîme.
O mon doux et cher Meurice, que je vous
aime!
Au lendemain de la première repré-
sentation, de nombreuses lettres de féli-
citations étaient adressées à Victor Hugo.
En voici une assez curieuse qui rapporte
des propos entendus dans les couloirs et
à la sortie :
Le public de la première était composé de
la fleur de la réaction, à l'exception du par-
terre. ..Dans une loge derrière nous, une
M,ne ***, enlevée autrefois par M. de ***, fai-
sait cette singulière réflexion : « Il faut avoir
l'horreur des rois pour chercher à faire un
idiot du fils d'Henri IV» — Sur les esca-
liers, à la sortie, nous avons recueilli ces
phrases entrecoupées : — Quel besoin de tra-
duire en scène un cardinal et de le faire pré-
sidera des supplices ? — Avez-vous remarqué
les allusions à la commission des grâces?
— Quel démagogue! — Une dame : Mais
puisque Marion s'était donnée au cardinal,
pourquoi ne pas s'adresser directement a lui
quand elle veut obtenir la grâce de Didier ?
— Un bonapartiste : La pièce est d'une im-
moralité révoltante. — Un jeune beau : le
sujet n'est pas nouveau, c'est une imitation
de la Dame aux camélias.
Oui, nous l'avons entendu et nous n'avons
pas été seuls à l'entendre, car le lendemain
ma surprise a été grande de retrouver le pro-
pos de la Dame aux Camélias dans un journal.
Ainsi en 1831, on accusait Victor
Hugo d'avoir été le plagiaire de Dumas
père, et, en 1873, d'avoir été le plagiaire
de Dumas fils dix-sept ans avant la
Daine aux Camélias , dont le roman date
de 1848 et la pièce de 1852.
Les feuilles de location étaient rapi-
dement couvertes. Le poète notait sur
ses carnets :
Le 11, deuxième de Aiarion. Foule. Re-
cette 6,446 francs, la plus forte recette que le
HISTORIQUE DE MAKION DE LOKME. 205
Théâtre -Français ait taite à une deuxième
représentation.
A la fin de février, Paul Meurice écrit
à Victor Hugo :
Mario» de Lorwe ne baisse pas. On a fait
hier 7,432 francs. La recette n'a jamais été
au-dessous de 7,300. C'est magnifique. .le
vous envoie les recettes du mois de février,
les n premières représentations.
Le 4 mars, Sarah Bernhardt deman-
dait à Victor Hugo de remplacer Maria
Favart dans Marion , en cas de maladie.
Victor Hugo envoyait avec empresse-
ment son autorisation, ajoutant :
Vous prouverez, je n'en doute pas, que
vous avez toutes les puissances du talent
comme vous en avez les grâces.
En avril, Paul Meurice renseigne
Victor Hugo :
Marion de Lor/ne se soutient merveilleu-
sement de 6,200 à 6,600. Dali/a W n'y a rien
fait du tout. La moyenne des 28 premières
représentations dépasse de onze cents francs
par jour celle du Lion amoureux qui avait été
jusqu'ici le plus grand succès de la Comédie-
Française.
Cette reprise eut cinquante-neuf re-
présentations.
Le 30 décembre 1885, l'année de la
mort du poète, Marion de Lorme fut joué
à la Porte-Saint-Martin avec M""1 Sarah
Bernhardt dans Marion, Marais dans
Didier, Philippe Garnierdans Louis XIII,
Pierre Berton dans Saverny. Sarah Ber-
nhardt, profondément émouvante dans
le quatrième acte, avait jeté des cris su-
perbes dans le cinquième.
Le drame était luxueusement monté
par Félix Duquesnel qui , en chercheur
avisé et consciencieux, avait, d'après
des gravures du temps, reconstitué soi-
(,) Comédie en trois actes d'( >ctave Feuillet
(reprise).
gneusement cette époque dans l'exé-
cution des décors et des costumes. Le
défilé du cinquième acte avait produit
un effet saisissant; il était accompagné
en sourdine par un Miserere de Masscnct.
Il y eut soixante-deux représentations.
En 1903, Jules Clarctie avait vive-
ment désiré remettre Mario» de Lorme à la
scène, mais il avait rencontré quelques
résistances de la part de Paul Meurice.
De même que Victor Hugo avait dit
autrefois à Emile Pcrrin : «11 faut avant
tout pour le Roi s'amuse un Triboulct, et
vous n'en avez pas», Paul Meurice avait
dit à Jules Clarctie : « Il faut avant tout
une Marion.» Il n'avait pas ajouté : «et
vous n'en avez pas», car peut-être cha-
cun avait la sienne. On en était resté là.
Jules Claretie revint à la charge :
«Eh bien? Et Marion de Larme? Vous
savez que j'y tiens. »
Et en effet, lui qui a toujours été un
des amis fervents, un des admirateurs
fidèles de Victor Hugo, lui qui avait
monté supérieurement les Burgraves , il
voulait enrichir le répertoire d'un des
drames les plus jeunes, les plus pitto-
resques, les plus émouvants du poète.
Paul Meurice, qui avait été longtemps
hésitant, répondit : «Eh bien! oui, je
consens, mais à une condition : c'est
que le rôle de Marion sera tenu par
M"' Bartct. »
Les mois s'écoulèrent. L'administra-
teur général avait un programme très
touffu; des auteurs attendaient depuis
longtemps leur tour de représentation ,
divers engagements avaient été pris en-
vers eux.
Paul Meurice, de son côté, caressait
à ce moment d'autres idées. Une pièce
du Théâtre en liberté : Mangeront-ils?
et une autre des Quatre Vents de l'ESprit :
les Trouvailles de Gallm, qui n'avaient ja-
mais été représentées, avaient pour lui
la saveur et l'attrait de l'inédit à la
2o6
MARION DE LORME.
scène. Il lui paraissait intéressant d'ini-
tier le public à un théâtre nouveau de
Victor Hugo. Catulle Mendès l'encou-
rageait; il ne perdait jamais une occa-
sion de dire : «On devrait jouer Gaïïiiî
et surtout Mangeront-ils? » Et il déve-
loppait son idée avec sa verve étince-
lante et sa bouillante ardeur.
Paul Meurice avait confié son projet
à Jules Claretie qui l'accueillit favora-
blement, mais, de ce côté encore, il y
avait quelques difficultés de distribu-
tion.
En tout état de cause, il était décidé
dans le courant de l'année 1905 qu'une
des œuvres de Victor Hugo, ancienne
ou nouvelle, serait inscrite au répertoire
de la Comédie-Française.
Paul Meurice mourut le 11 décembre
1905 ; l'ami le plus dévoué et le plus ad-
mirable de Victor Hugo, qui, avant
même d'achever son œuvre personnelle,
se consacrait tout entier, sans une mi-
nute de défaillance , à l'œuvre de son
maître, emportait avec lui les doulou-
reux regrets du monde lettré. Il laissait
à tous l'exemple d'une belle vie, le sou-
venir d'un des plus brillants auteurs dra-
matiques, d'un des plus délicats roman-
ciers et d'un des plus profonds penseurs ;
jusqu'à la dernière heure, il travaillait
à cette grande édition de l'Imprimerie
nationale avec une sorte de volupté se-
reine, tout heureux à la pensée que,
dans l'année nouvelle déjà proche, il
s'occuperait du théâtre de Victor Hugo.
La piété pour sa mémoire, la fidélité à
ses désirs maintes fois exprimés dictèrent
le devoir à remplir.
Ses divers projets furent donc, dans
le courant de l'année 1906, examinés
et étudiés.
Jules Claretie revint à sa proposition
de reprendre Manon de Lornte, dont la
place était marquée dans le répertoire à
côté d'Hernani, de Ruj Blas et des Bur-
graves , et qui , depuis plus de vingt ans ,
n'avait pas reparu sur un théâtre et de-
puis trente-quatre ans n avait pas été
représentée à la Comédie-Française.
Paul Meurice avait désigné Mme Bar-
tet pour le rôle de Marion ; Mme Bartet
était prête à le jouer. Elle avait la
grâce, le charme, l'émotion, un art
d'une souplesse incomparable, la sin-
cérité dans l'amour comme dans la dou-
leur, la chaleur, la passion, des dons
merveilleux se prêtant à toutes les situa-
tions tendres ou pathétiques; elle pou-
vait rendre, avec son prestigieux talent,
toutes les faces complexes de l'héroïne.
La reprise de Marion de Lor/ne fut donc
décidée.
Jules Claretie avait voulu que cette
solennité reçût tout son éclat par une
distribution de premier ordre. Il ne don-
nait pas seulement ses plus illustres ar-
tistes, mais aussi tout son cœur, tout
son dévouement, toute son activité, dé-
sireux de rendre un pieux hommage au
poète dont il était le serviteur convaincu.
Mounet-Sully avait toujours gardé
pour l'œuvre et pour le maître « un
amour fervent», et avec un généreux dés-
intéressement, il déclara, dès le début,
qu'il accepterait à l'avance le rôle qu'on
lui confierait, même le plus modeste :
on le pria d'accepter Louis XIII. Il avait
tenu à honneur de mettre le drame en
scène.
Les répétitions commencèrent à la fin
de février 1907 : Mounet-Sully se pro-
digua avec une belle intrépidité, tou-
jours sur la brèche, sans effort et sans
lassitude. On le sentait heureux de re-
vivre le temps passé et surtout de pouvoir
servir l'objet de son culte : c'est qu'il gar-
dait « cette conviction ardente, cette foi
profonde », c'est qu'il aimait le théâtre,
mieux encore, c'est qu'il aimait ce théâtre ;
et quand, emporté par son vibrant en-
thousiasme, il répétait alternativement
tous les rôles, il retrouvait toutes les im-
pétuosités de ses vingt ans. Ne savait-il
pas tout le rôle de ce Didier qu'il avait
joué trente-quatre ans auparavant Pet il se
HISTORIQUE DE MARION DE LOKME. 207
donnait la joie de nous convaincre qu'il
avait gardé toute sa fougue, tout son
beau lyrisme, tous les élans farouches et
toutes les détresses de ce rêveur can-
dide, inspiré, amoureux. Il multipliait
les conseils, donnant toutes les notes,
la note comique, la note dramatique, la
note tragique , toujours à l'affût de
quelque trouvaille comme jeu de scène,
comme interprétation de texte, soute-
nant très nettement son opinion, s'ani-
mant dans la discussion , mettant sou-
vent de la passion au service de ses idées
et de sa conviction.
Les répétitions se terminèrent le
19 avril. La répétition générale eut lieu
le 20 avril avec un succès éclatant.
M"'e Bartet remporta dans Marion un de
ses plus beaux triomphes : elle exprima
avec un art infini et un naturel char-
mant tous les sentiments de Marie, mê-
lant les prières d'un amour chaste et
sincère aux remords douloureux d'un
passé qui trouble le bonheur présent,
arrachant des larmes dans sa scène chez
le roi par sa sensibilité et son émotion
si simple et si poignante, s'élevant au
dernier acte jusqu'au lyrisme le plus
pathétique par ses cris déchirants lors-
qu'elle veut sauver celui qu'elle aime,
par sa terreur lorsqu'elle n'est plus pour
Didier que Marion, par sa reconnais-
sance attendrie lorsqu'elle obtient son
pardon, par sa tragique véhémence lors-
qu'elle fait une suprême tentative pour
dérober Didier au bourreau.
Mounet-Sully, le glorieux interprète
des drames de Victor Hugo, réalisa avec
une saisissante vérité le Louis XIII élu
poète, nerveux, ennuvé, triste , inquiet ,
fatigué, avec des sursauts intermittents
de roi qui veut affirmer son autorité.
Quelle magnifique allure et quelle mé-
lancolique noblesse !
Le Bargv, élégant, ironique, étourdi,
chevaleresque, léger, frivole, fut un
marquis de Savcrny d'une délicieuse et
impertinente désinvolture.
Nous sommes entraînés par cette écla-
tante reprise à parler de tous les artistes.
Victor Hugo n'aurait pas manqué, dans
une édition nouvelle de Marion de Lorme ,
de leur rendre à tous un hommage comme
il l'a fait en 1873, et nous croyons ainsi
nous conformer à sa tradition ; il eût
cité Paul Mounet si majestueux, si im-
posant, si digne dans le vieux marquis
de Nangis; Georges Berr, tantôt nar-
quois et gouailleur, tantôt philosophe
un peu pessimiste, rendant avec une
science consommée les deux aspects du
bouffon L'Angelyj Lcloir, mettant ad-
mirablement en relief la cynique rudesse
et la perfidie cauteleuse de Laffemas ;
Albert Lambert, si tendre, si passionné,
si ardent, si ingénu, si lyrique dans
Didier^ Jules Truffier, amusant par sa
verve étourdissante et son esprit endia-
blé dans le Gracieux, car il avait bien
voulu accepter un rôle secondaire, don-
nant ainsi un salutaire exemple suivi
par des artistes de valeur : Delaunay,
Dehelly, Joliet, Esquicr, Ravct, Des-
sonnes, Siblot, Numa, André Brunot,
Grandval, Croué, I lame! , Falconnier,
Roussel, M""1 Lherbay. Ces artistes
avaient travaillé les petits rôles avec au-
tant de conscience que s'ils avaient eu
la mission d'interpréter les grands.
La première représentation , fixée au
22 avril, obtint le brillant succès de la
répétition générale. Les rappels furent
nombreux après chaque acte.
Quoique la saison fût un peu avan-
cée, il y eut une première série de qua-
rante très belles représentations jusqu'au
17 juillet.
Les quinze premières représentations
donnèrent un total de 124,188 francs,
soit une moyenne de 8,278 francs. Dans
cette statistique nous ne comptons pas
la première, réservée pour les services de
presse et divers services gratuits, mais
nous avons compris la seconde, dont la
recette fut diminuée de moitié à cause
des nombreux services de presse.
208
MARION DE LORME.
A la quarantième, qui eut lieu le
17 juillet, la recette fut une des plus
fortes de la Comédie-Française à cette
époque de l'année, puisqu'elle atteignit
près de 6,000 francs et qu'on dut refuser
du monde pour certaines catégories de
places. Mais il fallait bien suspendre les
représentations au moins pour cette sai-
son, au grand regret de l'administrateur
général; plusieurs artistes avaient droit
à un repos bien mérité.
Cette quarantième, qui avait été la
dernière de cette première série, fut un
long triomphe pour le poète et les inter-
prètes. Elle avait été précédée de la ma-
tinée gratuite du 14 juillet.
Là, on pouvait se rendre un compte
exact du sentiment de la foule ; c'était
bien le vrai public qui avait payé par
huit heures d'attente le droit de se dis-
traire ; c'était le monde des petits com-
merçants, des employés, des artisans.
Ils suivaient avec une attention pas-
sionnée les diverses péripéties du drame ,
se livraient entièrement à leurs impres-
sions et manifestaient leurs opinions en
toute liberté. Ils riaient, ils pleuraient,
ils tremblaient, ils vibraient, ils applau-
dissaient de tout leur cœur et souli-
gnaient leurs applaudissements de leurs
cris enthousiastes, se levant, exprimant
leur admiration en agitant leurs bras,
leur chapeau et toute leur personne,
ayant conservé leurs allures un peu fron-
deuses et cet instinct à saisir et à s'em-
parer des allusions qu'ils pouvaient ap-
pliquer à la politique de tous les temps,
Richelieu ne leur fut assurément
pas sympathique, et la conspiration
des jeunes seigneurs contre le cardinal
trouva auprès d'eux des encouragements
chaleureux. LafTemas les irrita, d'abord
parce qu'il est une sorte de préfet de po-
lice, ensuite parce qu'il manque d'égards
envers Marion ; en revanche le marquis
de Saverny les conquit par sa nature
chevaleresque, sa légèreté, sa bonne hu-
meur; et la générosité de Louis XIII pour
les condamnés les enflamma d'un ma-
gnifique enthousiasme. Didier étant un
amoureux, un rêveur, ils voyaient volon-
tiers sur son feutre un bouquet de petites
fleurs bleues et ils l'aimaient , ils s'intéres-
saient à lui, ils manifestèrent bruyam-
mentleur soulagementlorsque l'interven-
tion du marquis de Saverny leur fît croire
au salut du condamné ; et ils passaient
alternativement par toutes les angoisses
et toutes les espérances en suivant les
menées tortueuses de Laffemas et les
efforts héroïques de Marion dans1 cette
lutte dont la tête de Didier était le prix.
Il fallait voir cette foule presque tor-
turée, haletante, pendant le cinquième
acte, douloureusement secouée par l'a-
mour de Marion, oubliant tout ce passé
effacé par un dévouement persévérant à
celui qu'elle adore, trouvant ce Didier
trop cruel, soulagée enfin par le pardon
qu'elle espérait, qu'elle attendait, et fai-
sant éclater ses bravos frénétiques; elle
tranchait ainsi la grande controverse qui
s'était élevée en 1831 en se prononçant
impérieusement pour le Didier clément,
ne se souvenant même plus, à ce mo-
ment suprême , que deux hommes allaient
à l'échafaud. Elle s'abandonnait exclu-
sivement à son sentiment de pitié satis-
fait.
Pendant chaque acte, des acclama-
tions furieuses; après chaque acte, de
nombreux rappels; à la fin du drame,
le rideau se relevant six fois devant une
foule debout, toute frémissante, ne se
lassant pas de glorifier le poète et les
merveilleux artistes auxquels elle témoi-
gnait sa reconnaissance par sa joie de
les fêter.
Le peuple de Paris est sensible aux
grandes œuvres. Il aime les beaux sen-
timents et les nobles passions ; il a le
culte de la poésie. Il est bon, intelli-
gent, généreux. Il sait témoigner sa gra-
titude aux artistes illustres qui ont voulu
jouer devant lui un jour gratuit et qui
ont sacrifié leur repos à son phisir. Il
HISTORIQUE DE MAKION DE LOKME. 209
crie : vive Mounet ! vive Bartet ! vive
Lambert ! vive Berr ! Il ne cesse de les
rappeler sur la scène pour les voir plus
longtemps et leur prouver son admira-
tion et son affection. Il a des délicatesses
touchantes ; et ces deux petits bouquets
d'œillets et de roses jetés aux pieds de
Mme Bartet étaient un hommage char-
mant qui dut aller au cœur de la grande
artiste. Cette superbe représentation qui
avait débuté en triomphe se termina en
une grandiose apothéose.
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III
REVUE DE LA CRITIQUE.
Marion de Lorme , comme Hernani, avait
suscité des colères et des enthousiasmes;
il y eut bataille dans la salle , mais malgré
la diversité de l'accueil fait aux différents
actes , le drame obtint un succès éclatant ,
et la critique de 1831, en dépit de quel-
ques réserves, dut s'incliner devant la
beauté des vers et louer unanimement
les situations tragiques des quatrième et
cinquième actes. On verra par les ex-
traits de journaux de toutes les opinions
que, malgré certaines hostilités, la vic-
toire resta au poète.
Le Journal des Débats.
Jules Janin.
Il y a de tout dans ces cinq actes! du rire,
des larmes, de la pitié, de la terreur et sur-
tout de l'étonnement a l'aspect d'une concep-
tion si hardie. Le seul défaut de cette com-
position est dans sa variété même. Ce drame
est tour à tour ode, dithyrambe, comédie,
tragédie, préface; plus d'une fois vous ou-
bliez que ceci est une action dramatique.
C'est la grande lutte d'un grand esprit contre
toutes les opinions dramatiques de son pays,
lutte intéressante et belle sans contredit.. .
... La toile se lève, et pendant cinq heures
vous assistez moins à un drame qu'à une
joute; le lutteur est jeune, beau, fort, pas-
sionné; il arrive; il gronde, il grogne, il rêve,
il dort, il éclate, il rit, il s'emporte; tour à
tour héros, bouffon, amoureux, philosophe,
politique, dissertateur sans fin, comédien haut
et bas, au palais du roi et en mauvais lieu,
jouant également avec le bourreau et le car-
dinal, deux hommes rouges; faisant de l'amour
avec la courtisane, moqueur, sceptique, mé-
chant, puis versant de douces larmes, puis
amoureux jusqu'aux morsures, peuple et
gentilhomme, d'une niaiserie d'enfant, d'une
profondeur de cardinal-ministre; ainsi est fait
ce rude jouteur.
Le peuple est là qui assiste à ses efforts; on
l'écoute, on le suit du regard, on le suit de
l'âme, on l'admire, on le blâme, on le hait,
on le trouve grotesque, et bouffon et su-
blime, tout ce qu'il est; lui, toujours libre et
fier, marche toujours à son but par monts
et par vaux, s'arrêtant pour reprendre haleine,
faisant le beau ou grimaçant à plaisir, jusqu'à
ce qu'enfin envie lui vienne de toucher le
but et alors il y est d'un bond.
... Singulier privilège de cet homme qui,
à force de mépriser son parterre, à force de
violences faites au langage reçu, aux règles
consacrées, aux convenances les mieux dis-
cutées, à force de grotesque et de bizarre ar-
rive à des succès d'enthousiasme à une époque
où l'enthousiasme est mort; homme puissant
qui s'est trompé de siècle, qui s'est fait poète
dramatique quand il n'y avait plus ni poésie
ni drame, hardi novateur qui, avant d'achever
le but qu'il se propose, a tout à faire : son
théâtre, ses acteurs, son public et jusqu'à la
critique appelée à le juger.
ha Revue des Deux-Mondes.
Mario» de Lorme longtemps promise fut
longtemps attendue. Deux questions s'étaient
attachées à elle, question politique, question
littéraire.
Tout le monde connaît la première, pas-
sons vite sur elle : cependant répétons, car
les choses d'honneur et de conscience ne
peuvent être trop longtemps répétées, que
Victor Hugo aima mieux faire Hernani en
dix-neuf jours que d'accepter une pension
de 4,000 francs que lui offrait comme in-
demnité M. de la Bourdonnaye, et il eut
raison. Hernani réussit, l'homme de lettres
garda son indépendance; le gouvernement
prescripteur tomba, l'œuvre de génie sur-
vécut jeune et chaude d'intérêt, fut jouée et
réussit.
... Lorsque M. Hugo composa Marion de
Lorme, la censure interdisait formellement
sur le théâtre l'entrée de tout personnage à
212
A4ARION DE LORME.
robe rouge ou noire. Richelieu resta donc,
pour ainsi dire, derrière la toile de fond et
de là fit mouvoir, inaperçu, le vaste drame qui
commence dans un boudoir et finit sur un
échafaud.
Un homme médiocre, lors de l'abolition
de la censure, aurait cru tirer meilleur parti
de Richelieu vu que de Richelieu deviné, et
vite il se serait empressé de tirer par les pieds
ou les cheveux le cardinal sur la scène.
M. Hugo a compris que Ta n'était pas le vé-
ritable effet, que mieux vaut parler à l'ima-
gination qu'aux yeux, à l'intelligence qu'à la
matière, et l'œuvre qui ne pouvait que per-
dre à être retouchée est restée ce qu'elle était.
Seulement, poussant la délicatesse à l'excès
peut-être, l'auteur a voulu attendre l'assou-
pissement des haines, et s'est imposé la plus
dure condition que puisse s'imposer un au-
teur, celle de retarder d'un an un succès
que tous ses amis lui présentaient comme
grand, sûr et beau. C'est que M. Hugo est
de cette rare classe d'hommes qui ont le
respect des choses passées à un plus haut de-
gré que le respect des choses qui existent.
... Succès immense, succès mérité en dépit
de ceux qui prétendent que le drame n'est
plus possible et devant lesquels il ne suffit pas
de marcher pour prouver le mouvement.
La Revue de Paris.
Avec cette puissance d'intelligence et cette
vigueur de compréhension qu'on lui con-
naît, M. Victor Hugo a saisi tout ce que ce
nom de femme perdue renfermait de sens et
de profondeur. Il a vu derrière elle la fronde
ricaneuse, les seigneurs faisant la débauche
pour agir encore, et les dernières angoisses de
la féodalité agonisante se révélant encore par
le désordre et la débauche faute de mieux.
Il a vu non la courtisane, mais l'emblème de
toute une société.
... Le poète a vu tout cela dans le bou-
doir de Marion, puis il s'est demandé com-
ment jeter au milieu de cette scène la naïveté
de la poésie et l'accent lyrique de la passion.
Il a voulu que la courtisane fût aimée par un
honnête jeune homme qui ignore l'état de
Marion et ne sait rien de sa vie...
Là est tout le ressort tragique du drame,
c'est de cette source d'émotions qu'il jaillit.
Cette combinaison est pathétique, hardie
et belle.
. . . On voit d'après quelles données le drame
a été conçu. C'est une tragédie de passion à
laquelle l'histoire se mêle pour la dominer,
un roman de vie privée dont les faits publics
de nos annales constituent le véritable fond,
un nom de femme déshonorée qui sert de
prétexte à un commentaire héroïque.
... La critique peut s'exercer sur les taches
de cette œuvre, elle peut surtout s'attaquer
au personnage de Louis XIII , fortement tracé ,
mais dont la niaiserie est peut-être trop en
relief. Pour nous, encourageons, soutenons
dans sa route laborieuse et éclatante l'un des
hommes de ce temps qui ont remué le plus
d'idées, éveillé le plus d'enthousiasmes et de
colères (deux hommages pour le talent) et
secoué le plus violemment la paresseuse in-
différence de notre siècle.
L 'Avenir, le journal de Charles de
Montalembert, après avoir donné un
portrait de Marion, créature d'impureté,
ajoute :
Nous n'avons pas le courage de reprocher
à M. Hugo de ne pas nous avoir offert cette
Marion-là. Au contraire, nous serions tentés
de le remercier d'avoir épargné à nos regards,
dans ce qu'il avait de dégoûtant, le tableau
de cette noblesse que l'astre naissant du des-
potisme absorbait dans son orbite et qui cou-
rait à sa ruine à travers la débauche et la flat-
terie. Il appartenait au poète qui nous avait
révélé dans Dona Sol le secret de cet amour
castillan, inséparable de l'honneur, qui fait
le charme des héroïnes de Calderon, il ap-
partenait au romancier qui, avec de la fange,
avait fait cette créature si belle, si pure, si
aérienne, l'Esmeralda, de purifier, en la tou-
chant, cette autre boue que l'histoire ap-
pelle Marion de Lorme.
Le critique anonyme s'exprime ainsi
sur le troisième acte :
Cet acte est admirablement rempli, peut-
être un peu trop largement développé et trop
fortement contrasté.
...Nous voudrions aussi dire ce miracle
de la langue française, si variée, si inépui-
sable, cette richesse d'expression que l'auteur
REVUE DE LA CRITIQUE.
213
pousse jusqu'à la prodigalité, cette puissance
merveilleuse du style, et à côté, relever cette
redondance et cet élan quelquefois trop su-
blime qui trahissent le poète pindarique.
Le National.
Le critique juge ainsi le quatrième
acte :
Cet acte est sans contredit le meilleur de
l'ouvrage. Il y a de belles choses dans l'es-
quisse du caractère de Louis XIII, dans la
peinture des souffrances et des faiblesses de
ce roi timide et malade qui sent peser sur lui
la lourde main du cardinal et n'ose point la
repousser de son sceptre royal.
... Il y a dans cet acte un luxe d'hémi-
stiches sur les têtes coupées qui passe toute
imagination. Nangis adresse au roi une tirade
de cinquante vers sur les sanglantes exé-
cutions de Richelieu, et de deux vers
en deux vers une tête tombe avec la
rime.
La Galette de France.
Le succès de Marion de Lorme a été com-
plet. Quelque opposition s'est manifestée vers
la fin; mais le nom de l'auteur a été pro-
clamé au milieu des plus nombreux et des
plus vifs applaudissements.
Gustave Planche publie un article dans
la Revue des Deux-Mondes du 15 février
1832, six mois environ après la pre-
mière représentation de Marion de Lorme.
Il jugeait avec sa maussaderie habituelle
le théâtre de Victor Hugo.
Revue des Deux-Mondes.
... Depuis Cromwellj Hemani et Marion ont
donné la mesure dramatique de M. Hugo.
On peut pressentir dès à présent la carrière
qui lui reste à parcourir, et qui promet d'être
féconde et glorieuse. Il choisira dans l'his-
toire des époques solennelles, des caractères
ennemis; il empruntera au passé quelques
éléments de réalité, mais il ne s'en tiendra
pas à la lettre des traditions. Il prendra d'un
roi plutôt son nom qu'un symbole pour sa
pensée, que sa vie et les faits dont elle se
compose. C'est ce qui explique pourquoi
Charles-Quint, Louis XIII et Richelieu sont
devenus sous sa plume si infidèles au souvenir
qui nous en reste.
L'histoire, pour Victor Hugo, n'est que
l'horizon de la plaine où se joue sa fantaisie,
le cadre de la toile où il trace ses figures.
Mais pour le drame qu'il veut taire, qui
tient de l'ode et de l'épopée, l'érudition his-
torique ne servirait de rien. Il se préoccupe
de la pompe du spectacle, de la richesse des
images, du dévouement chevaleresque, de
l'amour ardent et naïf, plus volontiers et
plus facilement que de l'analyse d'un carac-
tère et du mécanisme des passions.
Toutefois, s'il ne se condamne pas à l'étude
attentive et pratique de la société, il subira
fatalement dans ses conceptions les consé-
quences d'une méditation solitaire; il inven-
tera des fables monotones. Le jour n'est pas
loin peut-être où il sentira la réalité de ce
conseil.
Lors de la reprise du drame en 1873,
quarante-deux années s'étaient écoulées;
plus de bataille dans la salle , plus d'hos-
tilités systématiques; le public ne subis-
sait plus l'influence des coteries, il se
livrait tout entier à sa joie d'applaudir
de beaux vers et de nobles sentiments,
et son impression, toute favorable à
l'œuvre, trouvait son écho dans la presse
qui admirait sans discuter.
Théodore de Banville parle tout d'a-
bord longuement, dans le National, de
la mise en scène, et s'excuse d'insister
sur les progrès accomplis; mais les dé-
cors étaient tout récemment encore si
misérables qu'il loue Emile Perrin d'avoir
appliqué, pour la première fois, les ma-
gnificences d'une mise en scène à un
cher-d'œuvre de la poésie dramatique.
Après avoir analysé les différents actes,
il ajoute :
. . . Lntïn c'est le cinquième acte, où se dé-
roulent les plus belles scènes de douleur,
d'amour, de folie, de furie, de désespoir, de
colère et de divin pardon qui aient tenu ja-
214
MARION DE LORME.
mais dans un drame humain, et qui éternel-
lement laissera dans nos âmes le souvenir de
Marion, brisée, échevelée, pleurant aux pieds
de Didier et de Didier d'abord haineux, im-
placable, féroce comme l'amour, puis enfin,
lorsque a sonné l'heure de la mort qui dé-
chire les voiles et fait prévoir la vérité de
tout, relevant dans ses bras, pressant sur son
cœur et baisant ardemment sur son front
adoré et charmant celle qui a été ici-bas toute
sa pensée et toute sa vie.
... Comme le Koi s'amuse et comme R/ij
BLiSj Marion de Lorme est une œuvre double,
c'est-à-dire qu'elle contient un drame abstrait
et philosophique, auquel un tableau histo-
rique sert de cadre.
Le génie ayant toujours raison, je n'ai pas
à examiner si Victor Hugo a bien ou mal fait
de fondre et d'amalgamer ensemble les deux
grandes formes shakespeariennes.
Ayant tout à créer à la fois, un théâtre
nouveau et une langue poétique nouvelle
rajeunie aux sources de l'épopée, de l'ode,
de l'élégie, de la satire, puisque du passé ré-
cent et immédiat il ne restait plus rien, le
titan de la poésie moderne dut mettre les
bouchées doubles et entasser à la fois dans
ses œuvres la création plastique, la pensée,
le combat, la fantaisie et mille autres choses
encore, car il était alors dans la situation d'un
général d'armée qui, affamé et sans vivres,
voit face à face plusieurs corps d'armée enne-
mis et qui doit sans trêve, sans repos et sans
lassitude, improviser tout, même la vie et
même la victoire.
Le Temps.
Francisque Sarcey.
Viens, pauvre femme. . .
Y a-t-il des critiques qu'une aussi merveil-
leuse poésie n'emporte ? Toute la salle écou-
tait, haletante, ces vers si touchants et si har-
monieux; on ne pleurait point, car l'émotion
que l'on sent a écouter ces morceaux magni-
fiques se mêle à je ne sais quelle admiration
qui desserre le cœur et l'élargit.
... Il y a un caractère épisodique qui est,
d'un bout à l'autre, soutenu d'une façon char-
mante, pleine de désinvolture, de crânerie et
de gaieté insouciante, celui du marquis de Sa-
verny. Voilà plus qu'il n'en faut pour justifier
toutes les admirations.
Le Rappel.
Auguste Vacql'Erie.
Il y a ceux qui devant une femme tombée
piétinent dans la boue pour l'en éclabousser
et, si elle tente de sortir du ruisseau, l'y ren-
foncent du talon de leur botte vernie. Victor
Hugo, lui, se penche sur la pauvre créature
à terre et la relève.
... Ce que Didier fait de Marion, Alceste
avait essayé de le faire de Célimène. Ici la
guérison semblait plus facile, Célimène n'étant
pas tout à fait une courtisane, et cependant
Alceste avait eu beau dire qu'il la «purgeait des
vices du temps », il avait eu beau lui donner
l'exemple de sa probité implacable, la con-
seiller, la supplier, la menacer, l'adorer, la
maudire, détester tous les hommes pour l'ai-
mer davantage et n'aimant qu'elle, l'aimer de
tout son amour et de toute sa haine; il avait
eu beau, lui aussi, pardonner, et, quand tous
quittaient et insultaient Célimène démasquée,
lui offrir ce que Marion appelle « le ciel »,
elle avait refusé de l'y suivre. Célimène était
restée Célimène.
C'est que, depuis Molière, il s'est passé
une chose; la Révolution est venue.
...On n'est plus en prison dans le vice et
au bagne dans le crime. On peut en sortir.
C'est pourquoi Victor Hugo sauve celle dont
Molière désespérait.
Marion de Lorme, c'est le Misanthrope — après
la Révolution.
... Une des grandeurs du drame que la
Comédie-Française a repris hier avec un éclat
et un succès incomparables est d'avoir le pre-
mier, en plein théâtre et en plein chef-d'œuvre,
prononcé la plus grande des paroles modernes:
— Il n'y a plus d'enfer.
Le Figa
Auguste Vitu.
M. Victor Hugo a raison d'écrire qu'il a
derrière lui sa vie. C'est en contemplant son
passé glorieux, c'est en fixant leurs regards
attentifs sur le poème de sa jeunesse que les
contemporains peuvent le comprendre, le
juger et l'admirer.
. . . Aiarion de Lorme est écrit de génie ; et si
l'auteur dramatique se dérobe parfois, c'est
toujours sous le manteau de pourpre du plus
grand des poètes.
REVUE DE LA CRITIQUE.
215
Le Moniteur universel.
Paul de Saint-Victor.
Marion de Lorme est le premier en date des
drames du poète, et c'est est aussi le plus
jeune. S'il n'a pas la fermeté magistrale, la cer-
titude d'exécution souveraine qui marquèrent
bientôt toutes ses œuvres, il a le charme de la
jeunesse, son enthousiasme ardent et tendre,
une candeur grave, une foi profonde, la fleur
du génie. On y sent la verdeur du « printemps
sacré» littéraire qui régnait alors; un souffle
lyrique y circule; les larmes y coulent comme
de source vive. Dès que l'action lui ouvre une
issue, la poésie pure bat des ailes et prend
son essor. Marion de Lorme n'est pas le plus
grand, mais il est peut-être le plus touchant
de tous les drames de Victor Hugo.
L'éminent écrivain analyse longue-
ment le drame : il passe en revue toutes
les crises du cœur de Marion : c'est son
trouble d'abord lorsque Didier lui ap-
paraît comme un bâtard et un inconnu,
c'est son dévouement lors de l'arrestation
après le duel, c'est sa tendresse à l'heure
du péril, c'est la sainte folie de l'amour
lorsque l'exécution est menaçante, ce
sont ses tortures lorsqu'elle devra sacrifier
sa pureté reconquise pour sauver celui
qu'elle aime, c'est enfin sa résignation à
la haine de Didier pourvu qu'il fuie. Et
il ajoute :
A ce comble de l'humiliation, la courtisane
se redresse, purifiée, presque glorifiée. Sa ré-
demption est complète. En touchant le fond,
elle a atteint le sommet. Lorsque Didier la
relève, enfin, et qu'il lui demande pardon à
genoux, et qu'il répand, en vers sublimes, la
pitié et l'absolution sur sa tète, le cœur est
soulagé d'un poids étouffant. S'il n'avait point
pardonné, c'est avec les pierres dont les Pha-
risiens lapident la femme de l'Evangile qu'il
aurait fallu combler son tombeau.
Marion ne se trompait pas, au premier
acte : il y a du huguenot dans Didier. Il y a
aussi du plébéien révolté et sombre, tel qu'on
aimait à le peindre en 1830.
Il est trop évident qu'il n'est pas de son
temps. Le nuage de mélancolie vague qui
l'enveloppe n'aurait pu se former dans l'atmo-
sphère, claire et nette, du dix-septième siècle.
Le poète a mis dans cette création toute ly-
rique les aspirations troubles et confuses qui
chargeaient l'air de l'époque. Quelques années
plus tard, il aurait précisé, d'un trait plus vi-
vant, ce personnage nébuleux. Trop moderne
pour le drame, il paraît maintenant légère-
ment vieilli. Le signe de fatalité qui le marque
fait aujourd'hui l'effet d'une ride. Mais une
grande flamme de cœur l'illumine encore; son
orgueil est noble, son austérité est candide, et,
lorsqu'au dénouement il exhorte à bien mourir
son charmant et insouciant compagnon, on
croit entendre un jeune Socrate prêchant Al-
cibiade condamné à boire avec lui la ciguë.
Le quatrième acte n'est, tout entier,
qu'un sombre et superbe portrait historique.
Louis XIII y revit de pied en cap, avec sa
tristesse maladive, sa méfiance ombrageuse,
sa dure sécheresse, son vide intérieur, ses mornes
enfantillages, ses révoltes d'écolier sournois
contre Richelieu, bientôt ramenées à la sou-
mission. Il y a là des traits qui creusent à fond
les arcanes d'un caractère obscur et les font
saillir au grand jour.
La reprise de Marion de Lorme en 1885
reçut dans la presse un chaleureux ac-
cueil :
Le Figaro.
Auguste Vitu.
Quiconque a étudié d'un peu près le théâtre
de Victor Hugo, abstraction faite des explica-
tions après coup des exégèses et des préfaces,
quiconque s'est rendu compte des procédés du
maître et s'est efforcé de comprendre les se-
crets de son génie, sait bien qu'en écrivant
Marion de Lorme, il ne songeait pas plus à faire
de la courtisane une sainte, comme dit l'oncle
Césairc, qu'il ne voulut peindre dans la per-
sonne de Ruy Blas l'avènement au pouvoir du
prolétaire.
La vérité , dans l'un comme dans l'autre cas ,
est qu'en artiste et en poète, il eut avant tout
le dessein de forger à sa guise un poème dra-
matique.
... L'impression du drame sur le public
de 1885 ne m'a pas paru différer beaucoup de
celle qu'il produisit sur le public de 1873. Il
se développe par gradations savantes et lentes
21 6
MARION DE LORME.
pendant les deux premiers actes, pour ne se
nouer solidement qu'au troisième.
... A travers ces magnificences, ces mer-
veilles de luxe et de goût, ce qui brille encore
à l'égal des plus beaux joyaux, des plus étin-
celantes pierreries, des plus délicates ciselures,
ce sont les vers de Mario» de Lorme , qui donnent
par eux-mêmes la triple sensation de la mu-
sique, de la lumière et de la couleur.
Le Gaulois.
Henri de PÈne.
Mario» de Lorme foisonne de vers de drame,
d'élégie, d'ode, de comédie, qui sont une suc-
cession d'enchantements et de merveilles. Victor
Hugo lui-même ne pourra guère, sur ce point,
dépasser les beautés de son premier poème
dramatique.
On se souvient que Marion de Lorme fut
écrit trois mois avant Hemanij bien que re-
présenté un an plus tard. Eh bien! du pre-
mier coup ce jeune homme de vingt-sept ans
avait poussé jusqu'aux colonnes d'Hercule de
son génie.
. . . L'auteur de Marion de Lorme appartient
à cette race de mortels privilégiés auxquels il
tombe du ciel des étoiles dans leur assiette, et
qui, possesseurs de secrets sublimes, les forgent,
les taillent, les cisèlent pour le charme, l'émo-
tion et l'éblouissement de l'univers.
L'Intransigeant.
G RAM ONT.
... Il y a d'ailleurs, dans Marion de Lorme
comme dans tous les drames en vers de Victor
Hugo, une chose qui sauve tout, qui em-
porte tout, empêche qu'on ne réfléchisse et
force l'admiration : la forme. Sur les inexpé-
riences, les défaillances, les lenteurs des trois
premiers actes, une poésie sans égale a jeté
Pétincellement de son manteau de pourpre et
d'or.
La figure du roi emplit le quatrième acte;
celle-ci est irréprochable, même si on s'en ré-
fère à l'histoire. C'est bien Louis XIII, un
pauvre homme et un triste sire, s'éteignant
dans un ennui mortel.
Quant au dernier acte, et surtout à sa der-
nière partie, la scène du pardon, le départ de
Didier et de Saverny pour l'échafaud, ce n'est
plus seulement du drame; il y a là en même
temps un élan lyrique, une épique solennité
qui bouleversent et transportent. Et si l'on
vient à songer que Marion de Lorme a été écrit
en vingt-quatre jours par Victor Hugo, alors
âgé de vingt-sept ans, et que c'était son pre-
mier ouvrage dramatique, on ne peut qu'être
émerveillé de l'ampleur d'un génie si précoce.
Cette prodigieuse adolescence présageait assez
la maturité et la vieillesse plus éblouissante
encore qui ont rempli tout ce siècle de leur
gloire.
En 1907, Marion de Lorme ne soulève
plus que de rares critiques; elle est con-
sacrée comme une œuvre classique . Le
drame prend sa place d'une façon défini-
tive dans le répertoire à côté d'Hemani,
de Ruj Blas, des Burgrares, et la critique
admire la verve , la fantaisie , l'invention
des trois premiers actes, les situations
dramatiques, poignantes, pathétiques des
deux derniers.
Le Temps.
Adolphe Brisson.
La reprise de Mario» de Lorme a été fort
brillante; elle sera fructueuse... Cette résur-
rection arrive à l'heure propice. Le public est
tout à fait bien disposé en faveur de Hugo;
on ne le boude plus, comme durant les dix
années qui suivirent sa mort; on n'éprouve
plus le besoin de réagir contre un excès d'ido-
lâtrie. Hugo revêt la majesté, la sérénité clas-
siques.
Mais c'est un jeune classique; il n'a pas eu
le temps de se racornir, de se dessécher, de
prendre une physionomie morose et scolaire.
Malgré qu'il siège dans l'Olympe parmi les
dieux, nous le sentons près de nous. Le bruit
des tempêtes que soulevèrent ses œuvres n'est
pas éteint, et quoique la bataille d'Hemani
soit terminée, elle n'est pas cependant aussi
lointaine que la bataille du Cid. On n'achète
plus guère le Corneille «complet»; Hugo se
vend comme du pain; chacun des libraires
qui, sous une forme quelconque, rééditent
ses quatre-vingts ou cent volumes, en tire
d'immenses profits. Le grand écrivain est donc
en pleine vogue, en pleine ascension. Une fer-
veur universelle l'entoure ; et ce n'est pas une
admiration rassise, consacrée par les siècles,
REVUE DE LA CRITIQUE.
217
un peu usée, c'est une admiration encore
neuve, où il entre une part d'enthousiasme,
d'étonnement. On n'a pas fini de découvrir
les beautés de Victor Hugo; on est stupéfait
de la variété, de l'ampleur de son génie.
. . . Manon nous transporte non point à l'an-
née 1638, sous Richelieu, mais à l'année 1829,
sous Charles X. Et c'est une jouissance rare,
d'un ordre très délicat, d'y contempler, dans
un éblouissement de feu d'artifice, l'imagina-
tion, la pensée, la sensibilité romantiques.
Tout s'y trouve. Didier incarne un des as-
pects de la génération d'alors, l'aspect téné-
breux, fatal et meurtri. Les jeunes hommes,
de 1816 à 1830, ou bien subissaient avec une
stoïque résignation les coups du sort, ou bien
s'insurgeaient contre eux avec violence. Ils
étaient ou passifs — c'est le cas de Didier —
ou révoltés — c'est le cas d'Antony. Ils mou-
raient dans l'accablement ou dans la fureur,
dans l'exaltation mystique ou dans le blas-
phème, mais non sans prononcer de vastes
discours... Didier est bien de son temps...
Oh ! oui. . . Quel frémissement dans le par-
terre, quand, sous les traits de l'acteur Bo-
cage, il exhalait sa désespérance! Il ne peut
plus guère nous inspirer qu'une émotion litté-
raire et rétrospective. Elle n'est pas exempte
de charme. Nous prenons plaisir également à
recueillir, dans le dialogue, un écho des luttes
que soutenait Victor Hugo, chef d'école,
émancipateur de la langue, artiste indépen-
dant. L'allusion y abonde.
Sur le dernier acte Adolphe Brisson
s'exprime ainsi :
La douleur de Marion pleurant sur son
amant et sur elle-même, la pitié qu'il lui ac-
corde avant de mourir, ce duo égale en pathé-
tique les plus sublimes scènes de Polyeufîe. On
n'y sent plus, comme ailleurs, les jeux d'une
trop habile rhétorique. Marion est sincère,
elle verse de vraies larmes. Quel crime a-t-elle
commis ? Ce crime, que Didier lui pardonne,
c'est, pour le sauver, de s'être livrée à Laffe-
mas. Or, elle a conscience de sa dégradation,
contrairement à l'avis émis par George Sand
dans un débat célèbre. La pudeur s'est éveillée
en elle, en même temps que l'amour. Elle
était réhabilitée, elle retombe : elle sent l'hor-
reur de sa chute nouvelle. Elle n'aimait qu'un
homme au monde, elle lui a immolé sa vertu ,
sa chasteté reconquises, et cela vainement,
sans obtenir qu'il veuille accepter ce sacrifice.
La situation est admirable. N'importe quel
auditoire, en n'importe quel temps et quel
pays, en sera touché.
Le Journal des Débats.
Emile Faguet.
C'est varié, c'est rapide, c'est fantasque,
c'est plein d'imagination jeune , c'est éloquent
de la façon la plus vulgaire et aussi de la façon
la plus haute; c'est lyrique tantôt comme la
plus banale des romances, tantôt - — presque
— ■ comme la plus brillante des odes roman-
tiques.
J'ai dit «rapide» tout à l'heure. Je m'ex-
plique et j'atténue un peu. En général ce
qu'on admire le plus dans Marion, ce sont les
deux derniers actes. Tout en y reconnaissant
du mérite, je les trouve, au théâtre, un peu
lents et longs; et ce sont plutôt les trois pre-
miers que je trouve enlevés avec verve et avec
entrain.
Le Figt
Emmanuel Ar! ni:.
Nous voici maintenant, comme dirait le
père Dumas, autre romantique, à vingt ans
après, et il me semble bien que, cette fois,
c'est l'apothéose. La Comédie-Française avait
fait, de cette reprise qui ne sera certainement
pas la dernière, une sorte de pieux hommage
à la mémoire de l'illustre poète, et elle va y
trouver l'occasion du plus grand et du plus
fructueux succès. L'œuvre, qui a fortement
captivé les spectateurs pourtant sceptiques de
la répétition générale et de la première, por-
tera plus encore sur le grand public. Elle est,
d'un bout à l'autre, intéressante : il y passe un
souffle de grâce, de fraîcheur, d'amour, d'é-
motion qui emplit ces cinq actes, si pittores-
ques et si variés, d'une atmosphère chevale-
resque et galante. Le drame est intimement
mêlé à la comédie, ce qui est la vie même,
où le rire est toujours si près des larmes. Les
personnages, si joliment décrits et si bien
rendus, vous séduisent sans effort; on se prend
tout de suite de tendresse pour cette exquise
Marion, sœur aînée de la Dame aux camélias,
a qui nous pardonnons tous bien avant que
Didier lui ait pardonné; pour Didier lui-
2l8
MARION DE LORME.
même, si farouchement et ingénument amou-
reux, cœur gentiment enfantin dans la plus
rude et la plus virile enveloppe, et pour ce
Gaspard de Saverny, un ancêtre de Cyrano,
personnage vraiment délicieux d'élégante crâ-
nerie et de juvénile insouciance, type accom-
pli du gentilhomme, adorable français des
pieds à la tête, — de cette tête qu'il incline
sur l'échafaud avec la même grâce qu'il la
poserait sur les genoux d'une femme.
... Qui pourrait se douter aujourd'hui, en
écoutant les magnifiques tirades du poète,
que cette langue si pure, si claire, si vigou-
reuse a été jadis considérée comme barbare,
et qu'on affectait même de ne pas la com-
prendre ? Elle est, maintenant, universelle-
ment admirée, et souvent même trop imitée.
Elle est restée, depuis près d'un siècle, le
modèle d'où sont sorties bien des copies, et
Victor Hugo a maintenant sa place, et non
des moins belles, parmi les grands classiques.
En jouant son théâtre, tout son théâtre, la
Comédie-Française ne fait donc que son de-
voir strict; elle reste simplement fidèle à sa
mission.
... En attendant, Mario» a triomphé. Cette
septuagénaire défie gaillardement les oeuvres
les plus nouvelles : cette délicieuse aïeule est
plus jeune que ses petits-enfants. Il serait ir-
respectueux pour le lecteur d'esquisser ici, si
peu de pédantisme que je voulusse y mettre,
l'ombre même d'une analyse. Je n'oublie pas
qu'il s'agit d'un sujet que chacun connaît et
d'une pièce que tout le monde ira voir ou
revoir. Je n'ai donc rien à faire qu'à donner
le magnifique bulletin de la soirée. Tout de
suite, l'auditoire a été conquis, et le succès
est allé croissant jusqu'aux points culminants
de la pièce, jusqu'à ce quatrième acte, très
beau, mais qui a cependant le tort de nous
rappeler trop fidèlement le Roi s'amuse et de
nous donner un marquis de Nangis dont la
parenté avec le duc de Saint-Vallier est fla-
grante; jusqu'au cinquième acte, jusqu'au
dénouement, d'une si dramatique simplicité,
d'une si pénétrante mélancolie, dans la sévé-
rité du décor funèbre, avec la douloureuse
image de la mort que cette tête folle de Sa-
verny nous rend presque souriante. A lui seul
l'admirable trio final, si merveilleusement ex-
prime, on pourrait presque dire chanté —
tant les vers sont, ici, une musique, — par
Mme Bartet, MM. Le Bargy et Albert Lam-
bert fils, suffirait à décider du succès d'une
soirée.
TJ Echo de Paris.
François de Nion.
Dois-je l'avouer ? ce qui me séduit le plus
dans l'oeuvre que la Comédie-Française vient
de remettre à la scène avec beaucoup de soin
et d'éclat, ce ne sont ni les tirades de Didier,
ce grandiloquent bavard, ni la passion, parfois
bien artificielle, de sa maîtresse. Mais quelle
divination de l'époque dans les détails! Quels
admirables portraits tracés! Quelle verve
joyeuse ou sombre! Quelle richesse d'inven-
tion! Quels vers d'une souplesse, d'une vi-
gueur, d'une légèreté à nulles autres pareilles!
Aucune trace de prétention, de préciosité,
de recherche du rare et du raffiné dans cette
libre expansion d'un cœur et d'un talent !
Je ne voudrais décourager personne, mais
j'admire — malgré l'incontestable et in-
concevable succès du théâtre en vers à notre
époque — comme il peut se trouver des
audacieux qui osent encore assembler des
rimes tragiques!
Nous terminons cette revue en don-
nant des extraits du brillant article que
Catulle Mendès a publié dans le Journal.
Que cela est beau! que cela est pur! et
tendre ! et si doucement sublime ! Tout ce soir,
nous avons été la proie extasiée du génie; et
les larmes d'attendrissement étaient aussi des
pleurs d'admiration et de joie.
... Nous sommes en face d'une manifesta-
tion de la grandeur humaine, et cette mani-
festation est d'autant plus admirable qu'elle
est faite de charme et de miséricorde. Oui, la
pitié, qui devint l'épouse du génie de Victor
Hugo, l'auguste pitié, était déjà sa fiancée
quand il écrivit Mario» de Lorme. "Voici un
jeune homme beau, fou, ardent, qui s'est
marié vierge à une jeune fille adorée! et à quoi
pense son premier drame ? à demander grâce
pour la courtisane qui se régénéra dansl'amour.
Ne voyez-vous pas tout ce que la demande
du pardon pour la pécheresse, gagne de beauté
dans le fait qu'il est sollicité par le très pur
mari de celle qui n'a jamais eu besoin de par-
don ? Et Victor Hugo, par un prodige sans
REVUE DE LA CRITIQUE.
219
exemple, par une possession actuelle de
tout son soi-même futur — totum suttm efie
stmul habenSj selon le mot de saint Thomas —
contenait déjà le créateur des Misérables. Ma-
rion de Lorme prédit, réalise déjà Fantine.
D'ailleurs, c'est d'elle que sont issues — de
la Dame aux camélias au Kitifîean — pour
l'honneur de notre théâtre, toutes les amou-
reuses tombées en courtisanes, relevées en re-
penties; et il nous est impossible d'être ému
par le souvenir évangélique de la Madeleine
parfumant ses parfums aux pieds de Jésus,
sans que s'érige en nous, comme une image-
écho, non moins sacrée, Marion, rachetée de
Laffemas, par le baiser, près de l'échafaud, de
Didier! Mais à quoi bon dire — dire si mal
— mon enthousiasme pour l'un des plus par-
faits chefs-d'œuvre de celui à qui la France
doit la souveraineté universelle, sur toutes les
races, de son génie.
... Et Marion de Lorme a été «la première
rencontre» de Victor Hugo avec la Pitié. —
J'ai dit notre joie d'avoir revu, sur la scène,
ce délicat, souriant, aimable , héroïque, pa-
thétique chef-d'œuvre. Remarquez qu'il nous
enchante plus que jamais. Certains détails de
verbe ou de facture technique qui, aux re-
prises déjà anciennes, avaient paru quelque
peu démodés, ne le sont plus du tout; ils ont
cessé de sembler surannés, parce qu'ils sont
devenus classiques; et quand Victor Hugo
intercale parmi les siens des vers de Corneille,
pas de différence. C'est ainsi qu llernani est
devenu le frère du Cul.
IV
NOTICE BIBLIOGRAPHIQUE.
Marion de Lorme. — Drame, par Victor
Hugo. Paris, Eugène Renduel, libraire-édi-
teur, rue des Grands- Augustins, n° 22 (impri-
merie Evcrat), 1831. Édition originale in-8°,
publiée à 6 francs.
Marion de Lorme. — Œuvres de Victor
Hugo, Drame IV. Eugène Renduel, 1836,
in-8°. Deux dessins hors texte par Louis Bou-
langer. Prix : 6 francs.
Marion de Lorme... — Théâtre de Victor
Hugo, de l'Académie française, première sé-
rie. Paris, Charpentier, rue de Seine, n" 29
(imprimerie Béthune et Pion), 1841, in-18.
Edition collective réimprimée en 1844; prix :
3 fr. 50.
Marion de Lorme.. . — Paris, Fume et C'c,
rue Saint-André-des-Arts, n° 55 (imprimerie
Béthune et Pion), 1841, in-8°. Édition col-
lective, parue en livraisons à 50 centimes,
et ornée des dessins de l'édition Renduel,
1836.
Marion de Lorme. — Paris, Michel Léw,
1845. Édition grand in-8" à deux colonnes;
prix : 1 franc.
Marion de Lorme... • — ■ Théâtre complet de
Victor Hugo. Paris, chez l'éditeur du ré-
pertoire dramatique, boulevard du Temple,
n° 34, et chez Tresse, Palais-Royal (impri-
merie Pion frères), 1846. Édition grand in-8",
ornée de gravures sur acier.
Marion de Lorme... — Théâtre de Victor
Hugo, de l'Académie française. Paris, Michel
Lévy frères, libraires-éditeurs, rue Vivienne,
n° 2 bis, 1850. Nouvelle édition grand in-8°,
réimpression de l'édition précédente.
Marion de Lorme... ■ — ■ Œuvres illustrées de
Victor Hugo, édition J. Hetzel, Paris, Ma-
rescq et C", rue du Pont-de-Lodi, n" 5, et
Blanchard, rue Richelieu, n° 78 (imprimerie
Simon Raçon et C'e), 1853, grand in-8" à
deux colonnes.
Marion de Lorme. — Théâtre de Victor
Hugo. Paris, édition J. Hetzel (s. d.), réim-
pression de la précédente.
Marion di Lorme... - Théâtre I. Collection
Hetzel, Lecou éditeur, Paris, rue du Bouloi,
n" 10 (imprimerie Simon Raçon), 1853 [8jj.
Édition collective in-16 ; prix : 3 fr. 50.
220
MARION DE LORME.
Mario» de Lorme... — Collection Hetzel,
Paris, librairie Hachette et C'% rue Pierre-Sarra-
zin, n° 14 (imprimerie Simon Raçon), 1856-
1857. Édition collective in-16; prix : 1 franc.
Marion de Lorme... ■ — Œuvres de Victor
Hugo, drame II. Alexandre Houssiaux, li-
braire-éditeur, rue du Jardinet-Saint-André-
des-Arts, n° 3 (imprimerie Simon Raçon et
C'e), 1857. Édition in-8°, ornée de vignettes;
prix : 5 francs.
Mario7i de Lorme... — Théâtre II. Paris,
Hachette et C"", rue Pierre-Sarrazin , n° 14
(imprimerie Ch. Lahure), 1862-1863. Edi-
tion collective in-16; prix : 3 fr. 50.
Marion de Lorme. — Nouvelle édition.
Paris, Michel Lévy frères, éditeurs, rue Au-
ber, n° 3, et boulevard des Italiens, n° 15, a la
Librairie nouvelle (imprimerie J. Claye),
1873, in-8°. Frontispice de Léopold Flameng;
prix : 4 fr.
Marion de Lorme. — Nouvelle édition.
Paris, Michel Lévy frères , éditeurs , rue Auber,
n° 3, et boulevard des Italiens, n° 15, à la Li-
brairie nouvelle (imprimerie J. Claye), 1873,
in-18; prix : 2 francs.
Marion de Lorme... — Œuvres de Victor
Hugo, théâtre II. Paris, A. Lemerre, pas-
sage Choiseul , 1876, petit in-12 ; prix : 6 francs.
Marion de Lorme... — Œuvres complètes
de Victor Hugo, drame II. Édition défini-
tive. Paris, J. Hetzel et C'e, rue Jacob, n° 18,
A. Quantin et C'°, rue Saint-Benoît, n° 7,
1880, in-8°; prix : 7 fr. 50.
Marion de Lorme. . . — Victor Hugo illustré,
théâtre I. Paris, E. Hugues, rue Thérèse,
n° 8 (imprimerie P. Mouillot), 1882-1883,
grand in-8°, paru d'abord en sept livraisons à
10 centimes. Le volume : 6 francs.
Marion de Lorme... — Œuvres complètes
de Victor Hugo, drame II. Edition nationale ,
Paris, Emile Testard et C'c, éditeurs, rue de
Condé, n° 10 (typographie G. Chamerot),
illustrations de Maurice Leloir, 1887, petit
in-40; prix : 30 francs.
Marion de Lorme. — Petite édition définitive,
in-16 (s. d.), Hetzel-Quantin; prix : 2 francs.
Marion de Lorme. — • Edition à 25 centimes
le volume, 2 volumes in-32, Jules Rouff et
C'°, rue du Cloître-Saint-Honoré, Paris (s. d.).
Marion de Lorme. — Collection des mor-
ceaux choisis de Victor Hugo; Paris, Société
d'éditions littéraires et artistiques, librairie
Paul Ollendorff, Chaussée d'Antin, n° 50,
1907, petit in-16; prix : 1 fr. 25.
Marion de Lorme. — Théâtre II, édition de
l'Imprimerie nationale, Paris, Paul Ollen-
dorff, Chaussée d'Antin, n° 50, 1908, grand
in-8°, publié à 10 francs.
V
NOTICE ICONOGRAPHIQUE.
Madame Dorval, rôle de Marion de Lorme
(acte III), costume espagnol, dessin de De-
véria, lithographie Lemercier, 1831.
Madame Dorval, costumes de Marion de
Lorme (actes I et II), n° 1183 de la collection
Martinet. — Chez Hautecœur-Martinet, édi-
teurs, rue du Coq, n° 15, Paris.
Didier et Marion (actel), dessin de A.Johan-
not, gravé par Guérin. — L'Art'Jie, 1831.
Le rendez-vous (acte I), dessin de A. Johan-
not, lithographie de Delaunois. — L'ArtiBe,
1831.
Oh ! 'vous ne saveur pas, je -vous aime ardem-
ment ! (acte I). — Et cet autre à l'œil terne?
(acte II). — Marion disant Chimène (acte III).
— Preneur garde qu'un jour je ne veuille plus,
moi! (acte IV). — Marion aux pieds du roi
(acte IV). — L'Angely et le roi (acte IV).
- . . . Le roi ne met pas ses mains là (acte IV).
NOTICE ICONOGRAPHIQUE.
221
— Marion implorant le cardinal (acte V). —
Huit dessins de Louis Boulanger, gravés à
l'eau-forte par Branche. — Le Musée théâtral,
La litière du Cardinal, peinture de Louis
Boulanger. Maison de Victor Hugo.
Le duel (acte II). — Voilà l'homme ronge qui
pafie (acte V). — Deux dessin-s de Louis Bou-
langer, gravés sur acier par W. et E. Finden.
— Edition Renduel, 1836.
Scènes de Marion de Larme, dessins de Foul-
quier, gravés sur bois. — J. Hetzel, Marescq
et Cie et Blanchard, 1853.
Cinq scènes de Marion de Lorme , dessins de
E. Morin, gravés par Daudenarde. — ■ Monde
illustré, 22 février 1873.
Marion accourant au bruit des e'peès (acte II),
dessin de A. Ferdinandus. — L'Univers illnftré,
22 février 1873.
Sareruj. — Didier desarme' {acte II ). — Naugis.
-— Le Gracieux. — L'Angely. — Marion aux
pieds du roi (acte rV). — Six compositions dessi-
nées et gravées à l'eau-forte par Frédéric Réga-
mey. — Paris à l'eau-forte, n° 2, 6 avril 1873.
Le pardon (acte V), eau-forte de L. Fla-
meng. — ■ Édition Michel Lévy, 1873.
Je l'aime! (actel), dessin de E. de Liphart,
photogravure de Goupil. — Le livre d'or de
ViltorHngo, 1882.
Programme illustré de Marion de Lorme,
dessins de G. Fraipont et Just-Simon. —
Société de l'Édition nationale, décembre 1885.
Naugis et Marion demandant grâce au roi
(acte IV), dessin d'Adrien Marie. — Le Monde
illuflir, 9 janvier 1886,
Che^le marquis de Naugis (acte III), décor
de Le Meunier, dessin de Robaudi. Parts-
Artiffe, janvier 1886.
Le rendez-vous, dessin de François Flamcng,
gravé à l'eau-forte par Léopold Flamcng. -
Édition Hébert, 1886.
Ah! monsieur, z'ous me perde^j (acte I),
Marion demandant au roi la grâce de Didier
(acte IV), dessins de Maurice Leloir, gravés à
l'eau-forte par Lalauze et Mongin. — Edition
nationale, Testard, 1887.
Portrait de Marion de Lorme, dessin de Du
Gour d'après Champaigne, gravé par Le Bert.
Portrait de \riclor Hugo, par Devéria. Minia-
tures exécutées par Mme Debillemont-Char-
don pour Mme Bartet, 1907.
1877. Actel, scène m, peinture par Eugène
Accard.
1879. Portrait de Madame Favart dans Manon
de Lorme, peinture de Mme Léonic
Ehrmann.
1885. Le Pardon (acte V), peinture d'Henri
Darets d'Ardeuil.
On trouvera plus loin, dans les docu-
ments illustrés, un portrait de Sarah
Bernhardt. Nous aurions voulu, comme
pour Dorval, pour Favart, pour Bartet,
la représenter dans son rôle de Marion.
Nous avons fait dans ce but de nom-
breuses recherches. Nous nous sommes
adressé tout d'abord à la grande tragé-
dienne qui n'a pu nous fournir ce pré-
cieux document. Nous avons consulté
tous les journaux illustrés de l'époque
à la Bibliothèque nationale, nous avons
eu recours à Félix Duquesnel qui diri-
geait alors le théâtre de la Porte-Saint
Martin; à M. Couêt, l'un des archivistes
de la Comédie-Française; à M. Louis
Péricaud, un des hommes les mieux
documentés sur le théâtre. Nous avons
visité tous les grands photographes. Le
portrait de Sarah Bernhardt en Marion
est demeuré introuvable. Finalement
nous avions espéré que Pierre Berton
qui fut, à la reprise de 1885, un admi-
rable Saverny, pourrait nous renseigner;
222
MARION DE LORME.
et en effet, il résulte de sa communica-
tion que ce portrait n'existe pas , puisque
Sarah Bernhardt ne fut pas photogra-
phiée lors de cette reprise.
Nous avons pensé néanmoins que
cette édition devait renfermer le portrait
de celle qui avait interprété avec tant
d'éclat les drames de Victor Hugo et
nous avons donné une de ses photo-
graphies.
Nous avons reproduit, p. 237, deux
miniatures exécutées par une artiste très
distinguée, M'"e Debillemont-Chardon,
et offertes à Mme Bartet lors de la reprise
de 1907. Nous devons à l'obligeance de
M"1' Bartet d'avoir pu photographier ce
souvenir.
Le portrait de Victor Hugo a été
copié sur la lithographie d'Eugène
Devéria de 1829. C'était l'époque où
le poète écrivait Mario» de horme. Les
teintes des yeux et des cheveux ont été
empruntées au portrait que Chatillon a
peint en 1834, qui se trouve à la maison
de Victor Hugo. Le poète considérait
que ce portrait était une fidèle repro-
duction.
Le médaillon de Marion a été copié
sur une gravure du temps. L'administra-
tion de la Bibliothèque nationale nous a
obligeamment autorisé à photographier
le dessin de Du Gour, gravé par Le Bert.
ILLUSTRATION DES ŒUVRES
REPRODUCTIONS ET DOCUMENTS
MARION
DE LORME,
DRAME EN CINQ ACTES ET EN VERS ,
PAR VICTOR HUGO;
REPRESENTE TOUr, LA PREMIERE FOIS ST1R LE THEATRE D£ LA POK'
SAINT -MARTIN
LE JEUDI 11 AOUT 1831.
Jpri* : 6 -francs.
PAPvIS,
EUGÈNE RENDUE!,, EDITEUR-LIBRAIRE
RUE DES CRANDS-ADCUSTINS , «° 22.
183i.
Couverture de l'Edition originale.
J
11^
->*^-~
M ■ DOKVAL, RÔLI DU M,\RION. LlTH D'APRES DevÉRIA.
229
M I ■,,, ,,.;,. H,',n Di Marion Peinturi I.i M" Luonie Erhmann.
23r
M"" A in i/j Hershaudt, Photographie Nadar.
233
M"" B.lRTIl, ROLE DE MaRION. PHOTOGRAPHIE ChÉr.1 R -
235
^WV^^tf^S»
- -
Q
3 5"
- I 1
2
237
2 39
LE ROI S'AMUSE
THKATRF.. II.
16
LE \ôi J'AMirSf
Fac-similé du titre écrit par Victor. Hugo
m\M s. K I 1 ORIGINAL DU R
16.
L'apparition de ce drame au théâtre a donne' lieu à un acte mi-
nistériel inouï.
Le lendemain de la première représentation, l'auteur reçut de
M. Jouslin de Lassalle, directeur de la scène au Théâtre-Français,
le billet suivant, dont il conserve précieusement l'original :
«Il est dix heures et demie, et je reçois à l'instant Xordre^ de
« suspendre les représentations du Roi s'amuse. C'est M. Taylor qui
«me communique cet ordre de la part du ministre.
« Ce 23 novembre. »
Le premier mouvement de l'auteur fut de douter. L'acte était
arbitraire au point d'être incroyable.
En effet, ce qu'on a appelé la Charte-Vérité 'dit : «Les français ont
le droit de publier. . . » Remarquez que le texte ne dit pas seulement
le droit d'imprimer, mais largement et grandement le droit de publier.
Or, le théâtre n'est qu'un moyen de publication comme la presse,
comme la gravure, comme la lithographie. La liberté du théâtre est
donc implicitement écrite dans la Charte, avec toutes les autres libertés
de la pensée. La loi fondamentale ajoute : a La censure ne pourra jamais
être rétablie. » Or, le texte ne dit pas la censure des journaux, la censure des
livres, il dit la censure, la censure en général, toute censure, celle
du théâtre comme celle des écrits. Le théâtre ne saurait donc désor-
mais être légalement censuré.
Ailleurs la Charte dit : ha confiscation eft abolie. Or, la suppression
d'une pièce de théâtre après la représentation n'est pas seulement
un acte monstrueux de censure et d'arbitraire, c'est une véritable
;l) Le mot est souligné dans le billet écrit.
246 LE ROI S'AMUSE.
confiscation 5 c'est une propriété violemment dérobée au théâtre et
à l'auteur.
Enfin, pour que tout soit net et clair, pour que les quatre ou cinq
grands principes sociaux que la révolution française a coulés en bronze
restent intacts sur leurs piédestaux de granit, pour qu'on ne puisse
attaquer sournoisement le droit commun des français avec ces qua-
rante mille vieilles armes ébréchées que la rouille et la désuétude
dévorent dans l'arsenal de nos lois, la Charte, dans un dernier article,
abolit expressément tout ce qui, dans les lois antérieures, serait con-
traire à son texte et à son esprit.
Ceci est formel. La suppression ministérielle d'une pièce de théâtre
attente à la liberté par la censure, à la propriété par la confiscation.
Tout notre droit public se révolte contre une pareille voie de fait.
L'auteur, ne pouvant croire à tant d'insolence et de folie, courut
au théâtre. Là le fait lui fut confirmé de toutes parts. Le ministre avait,
en effet, de son autorité privée, de son droit divin de ministre, intimé
X ordre en question. Le ministre n'avait pas de raison à donner. Le
ministre lui avait pris sa pièce, lui avait pris son droit, lui avait pris
sa chose. Il ne restait plus qu'à le mettre, lui poëte, à la Bastille.
Nous le répétons, dans le temps où nous vivons, lorsqu'un pareil
acte vient vous barrer le passage et vous prendre brusquement au
collet, la première impression est un profond étonnement. Mille
questions se pressent dans votre esprit. — Où est la loi? Où est le
droit? Est-ce que cela peut se passer ainsi? Est-ce qu'il y a eu en effet
quelque chose qu'on a appelé la révolution de juillet? Il est évident
que nous ne sommes plus à Paris? Dans quel pachalik vivons-nous?
La Comédie-Française, stupéfaite et consternée, voulut essayer
encore quelques démarches auprès du ministre pour obtenir la révo-
cation de cette étrange décision. Mais elle perdit sa peine. Le divan,
je me trompe, le conseil des ministres s'était assemblé dans la journée.
Le 23, ce n'était qu'un ordre du ministre; le 24, ce fut un ordre du
ministère. Le 23, la pièce n'était que suspendue; le 24, elle fut défini-
tivement défendue. Il fut même enjoint au théâtre de rayer de son
affiche ces quatre mots redoutables : Le Roi s'amuse. Il lui fut enjoint
en outre, à ce malheureux Théâtre-Français, de ne pas se plaindre et
de ne souffler mot. Peut-être serait- il beau, loyal et noble de résister
à un despotisme si asiatique. Mais les théâtres n'osent pas. La crainte
du retrait de leurs privilèges les fait serfs et sujets, taillables et cor-
véables à merci, eunuques et muets.
L'auteur demeura et dut demeurer étranger à ces démarches du
PREFACE. 247
théâtre. Il ne dépend, lui poé'te, d'aucun ministre. Ces prières et ces
sollicitations que son intérêt mesquinement consulté lui conseillait
peut-être, son devoir de libre écrivain les lui défendait. Demander
grâce au pouvoir, c'est le reconnaître. La liberté et la propriété ne
sont pas choses d'antichambre. Un droit ne se traite pas comme une
faveur. Pour une faveur, réclamez devant le ministre. Pour un droit,
réclamez devant le pays.
C'est donc au pays qu'il s'adresse. Il a deux voies pour obtenir
justice, l'opinion publique et les tribunaux. Il les choisit toutes deux.
Devant l'opinion publique le procès est déjà jugé et gagné. Et
ici l'auteur doit remercier hautement toutes les personnes graves
et indépendantes de la littérature et des arts qui lui ont donné dans
cette occasion tant de preuves de sympathie et de cordialité. Il
comptait d'avance sur leur appui. Il sait que, lorsqu'il s'agit de lutter
pour la liberté de l'intelligence et de la pensée, il n'ira pas seul au
combat.
Et, disons-le ici en passant, le pouvoir, par un assez lâche calcul,
s'était flatté d'avoir pour auxiliaires, dans cette occasion, jusque dans
les rangs de l'opposition, les passions littéraires soulevées depuis si
longtemps autour de l'auteur. Il avait cru les haines littéraires plus
tenaces encore que les haines politiques, se fondant sur ce que les
premières ont leurs racines dans les amours-propres, et les secondes
seulement dans les intérêts. Le pouvoir s'est trompé. Son acte brutal
a révolté les hommes honnêtes dans tous les camps. L'auteur a vu se
rallier à lui, pour faire face à l'arbitraire et à l'injustice, ceux-là
mêmes qui l'attaquaient le plus violemment la veille. Si par hasard
quelques haines invétérées ont persisté, elles regrettent maintenant le
secours momentané qu'elles ont apporté au pouvoir. Tout ce qu'il
y a d'honorable et de loyal parmi les ennemis de l'auteur est venu
lui tendre la main, quitte à recommencer le combat littéraire aussitôt
que le combat politique sera fini. En France, quiconque est persécuté
n'a plus d'ennemis que le persécuteur.
Si maintenant, après avoir établi que l'acte ministériel est odieux,
inqualifiable, impossible en droit, nous voulons bien descendre pour
un moment à le discuter comme fait matériel et à chercher de quels
éléments ce fait semble devoir être composé, la première question
qui se présente est celle-ci, et il n'est personne qui ne se la soit faite :
— Quel peut être le motif d'une pareille mesure?
Il faut bien le dire, parce que cela est, et que, si l'avenir s'occupe
un jour de nos petits hommes et de nos petites choses, cela ne sera
248 LE ROI S'AMUSE.
pas le détail le moins curieux de ce curieux événement, il paraît que
nos faiseurs de censure se prétendent scandalisés dans leur morale par
le Roi s'amuse; cette pièce a révolté la pudeur des gendarmes; la bri-
gade Léotaud y était et l'a trouvée obscène; le bureau des mœurs
s'est voilé la face; M. Vidocq a rougi. Enfin le mot d'ordre que la
censure a donné à la police, et que l'on balbutie depuis quelques
jours autour de nous, le voici tout net : C'efî que la pièce efî immorale.
— Holà! mes maîtres! silence sur ce point.
Expliquons-nous pourtant, non pas avec la police à laquelle, moi,
honnête homme, je défends de parler de ces matières, mais avec le
petit nombre de personnes respectables et consciencieuses qui, sur
des ouï-dire ou après avoir mal entrevu la représentation, se sont
laissé entraîner à partager cette opinion, pour laquelle peut-être le
nom seul du poëte inculpé aurait dû être une suffisante réfutation.
Le drame est imprimé aujourd'hui. Si vous n'étiez pas à la représen-
tation, lisez. Si vous y étiez, lisez encore. Souvenez- vous que cette
représentation a été moins une représentation qu'une bataille, une
espèce de bataille de Montlhéry (qu'on nous passe cette comparaison
un peu ambitieuse) où les parisiens et les bourguignons ont pré-
tendu chacun de leur côté avoir empoché la victoire, comme dit
Mathieu.
La pièce est immorale? Croyez-vous? Est-ce par le fond? Voici le
fond. Triboulet est difforme, Triboulet est malade, Triboulet est
bouffon de cour; triple misère qui le rend méchant. Triboulet hait le
roi parce qu'il est le roi, les seigneurs parce qu'ils sont les seigneurs,
les hommes parce qu'ils n'ont pas tous une bosse sur le dos. Son seul
passe-temps est d'entre-heurter sans relâche les seigneurs contre le
roi, brisant le plus faible au plus fort. Il déprave le roi, il le cor-
rompt, il l'abrutit; il le pousse à la tyrannie, à l'ignorance, au vice;
il le lâche à travers toutes les familles des gentilshommes, lui mon-
trant sans cesse du doigt la femme à séduire, la sœur à enlever, la
fille à déshonorer. Le roi dans les mains de Triboulet n'est qu'un
pantin tout-puissant qui brise toutes les existences au milieu des-
quelles le bouffon le fait jouer. Un jour, au milieu d'une tête, au
moment même où Triboulet pousse le roi à enlever la femme de
M. de Cossé, M. de Saint- Vallier pénètre jusqu'au roi et lui reproche
hautement le déshonneur de Diane de Poitiers. Ce père auquel le
roi a pris sa fille, Triboulet le raille et l'insulte. Le père lève le bras
et maudit Triboulet. De ceci découle toute la pièce. Le sujet vé-
ritable du drame, c'est la malédiction de M. de Saint -Vallier, Écoutez.
PRÉFACE. 249
Vous êtes au second acte. Cette malédiction, sur qui est-elle tombée?
Sur Triboulet fou du roi? Non. Sur Triboulet qui est homme, qui
est père, qui a un cœur, qui a une fille. Triboulet a une fille, tout
est là. Triboulet n'a que sa fille au monde; il la cache à tous les yeux,
dans un quartier désert, dans une maison solitaire. Plus il fait circuler
dans la ville la contagion de la débauche et du vice, plus il tient sa
fille isolée et murée. Il élève son enfant dans l'innocence, dans la foi
et dans la pudeur. Sa plus grande crainte est qu'elle ne tombe dans le
mal, car il sait, lui méchant, tout ce qu'on y souffre. Eh bien!
la malédiction du vieillard atteindra Triboulet dans la seule chose
qu'il aime au monde, dans sa fille. Ce même roi que Triboulet
pousse au rapt ravira sa fille à Triboulet. Le bouffon sera frappé
par la providence exactement de la même manière que M. de Saint-
Vallier. Et puis, une fois sa fille séduite et perdue, il tendra un piège
au roi pour la venger, c'est sa fille qui y tombera. Ainsi Triboulet
a deux élèves, le roi et sa fille, le roi qu'il dresse au vice, sa fille
qu'il fait croître pour la vertu. L'un perdra l'autre. Il veut enlever
pour le roi madame de Cossé, c'est sa fille qu'il enlève. Il veut assas-
siner le roi pour venger sa fille, c'est sa fille qu'il assassine. Le châti-
ment ne s'arrête pas à moitié chemin; la malédiction du père de
Diane s'accomplit sur le père de Blanche.
Sans doute ce n'est pas à nous de décider si c'est là une idée dra-
matique, mais à coup sûr c'est là une idée morale.
Au fond de l'un des autres ouvrages de l'auteur, il y a la fatalité.
Au fond de celui-ci il y a la providence.
Nous le redisons expressément, ce n'est pas avec la police que
nous discutons ici, nous ne lui faisons pas tant d'honneur, c'est avec
la partie du public à laquelle cette discussion peut sembler nécessaire.
Poursuivons.
Si l'ouvrage est moral par l'invention, est-ce qu'il serait immoral
par l'exécution? La question ainsi posée nous paraît se détruire d'elle-
même, mais voyons. Probablement rien d'immoral au premier ni au
second acte. Est-ce la situation du troisième qui vous choque? Lisez
ce troisième acte, et dites-nous, en toute probité, si l'impression qui
en résulte n'est pas profondément chaste, vertueuse et honnête?
Est-ce le quatrième acte? Mais depuis quand n'est-il plus permis
à un roi de courtiser sur la scène une servante d'auberge? Cela n'est
même nouveau ni dans l'histoire ni au théâtre. 11 v a mieux. L'his-
-
toire nous permettait de vous montrer François Ier ivre dans les
bouges de la rue du Pélican. Mener un roi dans un mauvais lieu,
250 LE ROI S'AMUSE.
cela ne serait pas même nouveau non plus. Le théâtre grec, qui est
le théâtre classique, l'a fait; Shakespeare, qui est le théâtre roman-
tique, l'a fait; eh bien! l'auteur de ce drame ne l'a pas fait. Il sait tout
ce qu'on a écrit de la maison de Saltabadil. Mais pourquoi lui faire
dire ce qu'il n'a pas dit? pourquoi lui faire franchir de force une limite
qui est tout en pareil cas et qu'il n'a pas franchie? Cette bohémienne
Maguelonne, tant calomniée, n'est, assurément, pas plus effrontée
que toutes les Lisettes et toutes les Martons du vieux théâtre. La
cabane de Saltabadil est une hôtellerie, une taverne, le cabaret de
la Pomme de Pin, une auberge suspçcte, un coupe-gorge, soit, mais
non un lupanar. C'est un lieu sinistre, terrible, horrible, effroyable,
si vous voulez, ce n'est pas un lieu obscène.
Restent donc les détails du style. Lisez 0. L'auteur accepte pour
juges de la sévérité austère de son style les personnes mêmes qui
s'effarouchent de la nourrice de Juliette et du père d'Ophélia, de
Beaumarchais et de Regnard, de l'École des Femmes et & Amphitryon,
de Dandin et de Sganarelle, et de la grande scène du Tartuffe, du
Tartuffe accusé aussi d'immoralité dans son temps! Seulement, là où
il fallait être franc, il a cru devoir l'être, à ses risques et périls, mais
toujours avec gravité et mesure. Il veut l'art chaste, et non l'art prude.
La voilà pourtant cette pièce contre laquelle le ministère cherche
à soulever tant de préventions! Cette immoralité, cette obscénité, la
voilà mise à nu. Quelle pitié! Le pouvoir avait ses raisons cachées,
et nous les indiquerons tout à l'heure, pour ameuter contre le Roi
s'amuse le plus de préjugés possible. Il aurait bien voulu que le public
en vint à étouffer cette pièce sans l'entendre pour un tort imaginaire,
comme Othello étouffe Desdémona. Hotieft lago !
l) La confiance de l'auteur dans le résultat de la lecture est telle, qu'il croit
à peine nécessaire de faire remarquer que sa pièce est imprimée telle qu'il l'a faite,
et non telle qu'on l'a jouée, c'est-à-dire qu'elle contient un assez grand nombre de
détails que le livre imprimé comporte, et qu'il avait retranchés pour les susceptibi-
lités de la scène. Ainsi, par exemple, le jour de la représentation, au lieu de ces
vers :
J'ai ma sœur Maguelonne, une fort belle fille
Qui danse dans la rue et qu'on trouve gentille.
Elle attire chez nous le galant une nuit.
Saltabadil a dit :
J'ai ma sœur, une jeune et belle créature,
Qui chez nous aux passants dit la bonne aventure;
Votre homme la viendrait consulter une nuit.
Il y a eu également des variantes pour plusieurs autres vers, mais cela ne vaut pas
la peine d'y insister.
PREFACE. 251
Mais comme il se trouve qu'Othello n'a pas étouffé Desdémona,
c'est Iago qui se démasque et qui s'en charge. Le lendemain de la
représentation, la pièce est défend uc par ordre.
Certes, si nous daignions descendre encore un instant à accepter
pour une minute cette fiction ridicule que dans cette occasion c'est
le soin de la morale publique qui émeut nos maîtres, et que, scan-
dalisés de l'état de licence où certains théâtres sont tombés depuis
deux ans, ils ont voulu à la fin, poussés à bout, faire, à travers toutes
les lois et tous les droits, un exemple sur un ouvrage et sur un écri-
vain, certes, le choix de l'ouvrage serait singulier, il faut en convenir,
mais le choix de l'écrivain ne le serait pas moins. Et en effet, quel
est l'homme auquel ce pouvoir myope s'attaque si étrangement?
C'est un écrivain ainsi placé que, si son talent peut être contesté de
tous, son caractère ne l'est de personne. C'est un honnête homme
avéré, prouvé et constaté, chose rare et vénérable en ce temps-ci.
C'est un poë'te que cette même licence des théâtres révolterait et
indignerait tout le premier 5 qui, il y a dix-huit mois, sur le bruit que
l'inquisition des théâtres allait être illégalement rétablie, est allé de
sa personne, en compagnie de plusieurs autres auteurs dramatiques,
avertir le ministre qu'il eût à se garder d'une pareille mesure, et qui,
là, a réclamé hautement une loi répressive des excès du théâtre, tout
en protestant contre la censure avec des paroles sévères que le ministre,
à coup sûr, n'a pas oubliées. C'est un artiste dévoué à l'art, qui n'a
jamais cherché le succès par de pauvres moyens, qui s'est habitué
toute sa vie à regarder le public fixement et en face. C'est un homme
sincère et modéré, qui a déjà livré plus d'un combat pour toute
liberté et contre tout arbitraire; qui, en 1829, dans la dernière année
de la restauration, a repoussé tout ce que le gouvernement d'alors
lui offrait pour le dédommager de l'interdit lancé sur Marion
de Lorme, et qui, un an plus tard, en 1830, la révolution de juillet
étant faite, a refusé, malgré tous les conseils de son intérêt matériel,
de laisser représenter cette même Marion de Lorme tant qu'elle pour-
rait être une occasion d'attaque et d'insulte contre le roi tombé qui
l'avait proscrite; conduite bien simple sans doute, que tout homme
d'honneur eût tenue à sa place, mais qui aurait peut-être dû le rendre
inviolable désormais à toute censure, et à propos de laquelle il écri-
vait ceci en août 183T : «Les succès de scandale cherché et d'allusions
«politiques ne lui sourient guère, il l'avoue. Ces succès valent peu
«et durent peu. Et puis, c'est précisément quand il n'y a plus de
«censure qu'il faut que les auteurs se censurent eux-mêmes, honnê-
252 LE ROI S'AMUSE.
«tement, consciencieusement, sévèrement. C'est ainsi qu'ils placeront
«haut la dignité de l'art. Quand on a toute liberté, il sied de garder
«toute mesure (1).»
Jugez maintenant. Vous avez d'un côté l'homme et son œuvre ;
de l'autre, le ministère et ses actes.
A présent que la prétendue immoralité de ce drame est réduite
à néant, à présent que tout l'échafaudage des mauvaises et honteuses
raisons est là, gisant sous nos pieds, il serait temps de signaler le
véritable motif de la mesure, le motif d'antichambre, le motif de
cour, le motif secret, le motif qu'on ne dit pas, le motif qu'on n'ose
s'avouer à soi-même, le motif qu'on avait si bien caché sous un pré-
texte. Ce motif a déjà transpiré dans le public, et le public a deviné
juste. Nous n'en dirons pas davantage. Il est peut-être utile à notre
cause que ce soit nous qui offrions à nos adversaires l'exemple de la
courtoisie et de la modération. Il est bon que la leçon de dignité
et de sagesse soit donnée par le particulier au gouvernement, par
celui qui est persécuté à celui qui persécute. D'ailleurs, nous ne
sommes pas de ceux qui pensent guérir leur blessure en empoison-
nant la plaie d'autrui. Il n'est que trop vrai qu'il y a au troisième
acte de cette pièce un vers où la sagacité maladroite de quelques
familiers du palais a découvert une allusion (je vous demande un
peu, moi, une allusion!) à laquelle ni le public ni l'auteur n'avaient
songé jusque-là, mais qui, une fois dénoncée de cette façon, devient
la plus cruelle et la plus sanglante des injures. Il n'est que trop vrai
que ce vers a suffi pour que l'affiche déconcertée du Théâtre-Français
reçût l'ordre de ne plus offrir une seule fois à la curiosité du public la
petite phrase séditieuse : Le Roi s'amuse. Ce vers, qui est un fer rouge,
nous ne le citerons pas ici 5 nous ne le signalerons même ailleurs
qu'à la dernière extrémité, et si l'on est assez imprudent pour y acculer
notre défense. Nous ne ferons pas revivre de vieux scandales histo-
riques. Nous épargnerons autant que possible à une personne haut
placée les conséquences de cette étourderie de courtisans. On peut
faire, même à un roi, une guerre généreuse. Nous entendons la
faire ainsi. Seulement que les puissants méditent sur l'inconvénient
d'avoir pour ami l'ours qui ne sait écraser qu'avec le pavé de la
censure les allusions imperceptibles qui viennent se poser sur leur
visage.
Nous ne savons même pas si nous n'aurons pas dans la lutte
(l) Voyez la préface de Mario» de Lorme.
PREFACE. 253
quelque indulgence pour le ministère lui-même. Tout ceci, à vrai
dire, nous inspire une grande pitié. Le gouvernement de juillet est
tout nouveau-né, il n'a que trente-trois mois, il est encore au ber-
ceau, il a de petites fureurs d'enfant. Mérite-t-il en effet qu'on
dépense contre lui beaucoup de colère virile? Quand il sera grand,
nous verrons.
Cependant, à n'envisager la question pour un instant que sous le
point de vue privé, la confiscation censoriale dont il s'agit cause
encore plus de dommage peut-être à l'auteur de ce drame qu'à tout
autre. En effet, depuis quatorze ans qu'il écrit, il n'est pas un de ses
ouvrages qui n'ait eu l'honneur malheureux d'être choisi pour champ
de bataille à son apparition, et qui n'ait disparu d'abord pendant un
temps plus ou moins long sous la poussière, la fumée et le bruit.
Aussi, quand il donne une pièce au théâtre, ce qui lui importe avant
tout, ne pouvant espérer un auditoire calme dès la première soirée,
c'est la série des représentations. S'il arrive que le premier jour sa voix
soit couverte par le tumulte, que sa pensée ne soit pas comprise, les
jours suivants peuvent corriger le premier jour. Hernani a été joué
dans un orage, mais Hernani a eu cinquante-trois représentations.
Marion de Larme a été jouée dans un orage, mais Marion de Lorme
a eu soixante et une représentations. Le Roi s'amuse a été joué dans
un orage. Grâce à une violence ministérielle, Je Roi s'amuse n'aura
eu qu'une représentation. Assurément le tort fait à l'auteur est
grand. Qui lui rendra intacte et au point où elle en était cette
troisième expérience si importante pour lui? Qui lui dira de quoi
eût été suivie cette première représentation? Qui lui rendra le
public du lendemain, ce public ordinairement impartial, ce public
sans amis et sans ennemis, ce public qui enseigne le poè'te et que le
poëte enseigne?
Le moment de transition politique où nous sommes est curieux.
C'est un de ces instants de fatigue générale où tous les actes despo-
tiques sont possibles dans la société même la plus infiltrée d'idées
d'émancipation et de liberté. La France a marché vite en juillet 1830 ;
elle a fait trois bonnes journées; elle a fait trois grandes étapes dans
le champ de la civilisation et du progrès. Maintenant beaucoup sont
harassés, beaucoup sont essoufflés, beaucoup demandent à faire
halte. On veut retenir les esprits généreux qui ne se lassent pas et
qui vont toujours. On veut attendre les tardifs qui sont restés en
arrière et leur donner le temps de rejoindre. De là une crainte singu-
lière de tout ce qui marche, de tout ce qui remue, de tout ce qui
254 LE RQI S'AMUSE.
parle, de tout ce qui pense. Situation bizarre, facile à comprendre,
difficile à définir. Ce sont toutes les existences qui ont peur de toutes
les idées. C'est la ligue des intérêts froissés du mouvement des
théories. C'est le commerce qui s'effarouche des systèmes ; c'est le
marchand qui veut vendre; c'est la rue qui effraie le comptoir ; c'est
la boutique armée qui se défend.
A notre avis, le gouvernement abuse de cette disposition au repos
et de cette crainte des révolutions nouvelles. Il en est venu à tyran-
niser petitement. Il a tort pour lui et pour nous. S'il croit qu'il y a
maintenant indifférence dans les esprits pour les idées de liberté, il se
trompe; il n'y a que lassitude. Il lui sera demandé sévèrement compte
un jour de tous les actes illégaux que nous voyons s'accumuler
depuis quelque temps. Que de chemin il nous a fait faire! Il y a deux
ans on pouvait craindre pour l'ordre, on en est maintenant à trembler
pour la liberté. Des questions de libre pensée, d'intelligence et d'art
sont tranchées impérialement par les visirs du roi des barricades. Il est
profondément triste de voir comment se termine la révolution de
juillet, mulier formosa superne.
Sans doute, si l'on ne considère que le peu d'importance de l'ou-
vrage et de l'auteur dont il est ici question, la mesure ministérielle
qui les frappe n'est pas grand'chose. Ce n'est qu'un méchant petit
coup d'état littéraire, qui n'a d'autre mérite que de ne pas trop dépa-
reiller la collection d'actes arbitraires à laquelle il fait suite. Mais si
l'on s'élève plus haut, on verra qu'il ne s'agit pas seulement dans
cette affaire d'un drame et d'un poëte, mais, nous l'avons dit en
commençant, que la liberté et la propriété sont toutes deux, sont
tout entières engagées dans la question. Ce sont là de hauts et
sérieux intérêts; et, quoique l'auteur soit obligé d'entamer cette im-
portante affaire par un simple procès commercial au Théâtre-Français,
ne pouvant attaquer directement le ministère barricadé derrière les
fins de non-recevoir du conseil d'état, il espère que sa cause sera aux
yeux de tous une grande cause, le jour où il se présentera à la barre
du tribunal consulaire, avec la liberté à sa droite et la propriété à sa
gauche. Il parlera lui-même, au besoin, pour l'indépendance de son
art. Il plaidera son droit fermement, avec gravité et simplicité, sans
haine des personnes et sans crainte aussi. Il compte sur le concours
de tous, sur l'appui franc et cordial de la presse, sur la justice de
l'opinion, sur l'équité des tribunaux. Il réussira, il n'en doute pas.
L'état de siège sera levé dans la cité littéraire comme dans la cité
politique.
PREFACE. 255
Quand cela sera lait, quand il aura rapporte' chez lui, intacte,
inviolable et sacrée, sa liberté de poëte et de citoyen, il se remettra
paisiblement à l'œuvre de sa vie dont on l'arrache violemment et
qu'il eût voulu ne jamais quitter un instant. 11 a sa besogne à faire,
il le sait, et rien ne l'en distraira. Pour le moment un rôle politique
lui vient; il ne l'a pas cherché, il l'accepte. Vraiment, le pouvoir qui
s'attaque à nous n'aura pas gagné grand'chose à ce que nous, hommes
d'art, nous quittions notre tâche consciencieuse, tranquille, sincère,
profonde, notre tâche sainte, notre tâche du passé et de l'avenir, pour
aller nous mêler, indignés, offensés et sévères, à cet auditoire irré-
vérent et railleur qui, depuis quinze ans, regarde passer, avec des
huées et des sifflets, quelques pauvres diables de gâcheurs politiques,
lesquels s'imaginent qu'ils bâtissent un édifice social parce qu'ils vont
tous les jours à grand'peine, suant et soufflant, brouetter des tas de
projets de loi des Tuileries au palais Bourbon et du palais Bourbon
au Luxembourg!
30 novembre 1832.
PERSONNAGES.
FRANÇOIS PREMIER.
TRIBOULET.
BLANCHE.
M. DE SAINT-VALLIER.
SALTABADIL.
MAGUELONNE.
CLÉMENT MAROT.
M. DE PIENNE.
M. DE GORDES.
M. DE PARDAILLAN.
M. DE BRION.
M. DE MONTCHENU.
M. DE MONTMORENCY.
M. DE COSSÉ.
M. DE LA TOUR-LANDRY
MADAME DE COSSE.
DAME BÉRARDE.
Un Gentilhomme de la reine.
Un Valet du roi.
Un Médecin.
Seigneurs, Pages.
Gens du peuple.
Paris, 152 ..
LE ROI S'AMUSE
«><K-
ACTE PREMIER.
M. DE SAINT-VALLIER.
Une fête de nuit au Louvre. Salles magnifiques pleines d'hommes et de femmes en parure. Flam-
beaux, musique, danses, éclats de rire. — Des valets portent des plats d'or et des vaisselles
d'émail; des groupes de seigneurs et de dames passent et repassent. — ■ La fête tire à sa fin;
l'aube blanchit les vitraux. Une certaine liberté règne; la fête a un peu le caractère d'une
orgie. — Dans l'architecture, dans les ameublements, dans les vêtements, le goût de la
renaissance.
SCENE PREMIERE.
LE ROI, comme l'a peint Titien; M. DE LA TOUR-LANDRY.
LE ROI.
Comte, je veux mener à fin cette aventure.
Une femme bourgeoise, et de naissance obscure,
Sans cloute, mais charmante!
M. DE LA TOUR-LANDRY.
Et vous la rencontrez
Le dimanche à l'église ?
LE ROI.
A Saint-Germain-des-Prcs.
J'y vais chaque dimanche.
M. DE LA TOUR-LANDRY.
Et voilà tout à l'heure
Deux mois que cela durer
LE ROI.
Oui.
M. DE LA TOUR-LANDRY.
La belle demeure r. . .
THEATRE. — II. I~
lui i i m r r. ] r -,\n
258 LE ROI S'AMUSE.
LE ROI.
Au cul-de-sac Bussy.
M. DE LA TOUR-LANDRY.
Près de l'hôtel Cosse ?
LE ROI, avec un signe affirmatif.
Dans l'endroit où l'on trouve un grand mur.
M. DE LA TOUR-LANDRY.
Ah! je sai.
Et vous la suivez, sire?
LE ROI.
Une farouche vieille
Qui lui garde les yeux, et la bouche, et l'oreille,
Est toujours là.
M. DE LA TOUR-LANDRY.
Vraiment ?
LE ROI.
Et le plus curieux,
C'est que le soir un homme, à l'air mystérieux,
Très bien enveloppé, pour se glisser dans l'ombre,
D'une cape fort noire et de la nuit fort sombre,
Entre dans la maison.
M. DE LA TOUR-LANDRY.
Hé! faites de même!
LE ROI.
Hein?
La maison est fermée et murée au prochain!
M. DE LA TOUR-LANDRY.
Par votre majesté quand la dame est suivie,
Vous a-t-elle parfois donné signe de vie?
le roi.
Mais, à certains regards, je crois, sans trop d'erreur,
Qu'elle n'a pas pour moi d'insurmontable horreur.
ACTE I. — M. DE SAINT-VALLIER. 259
M. DE LA TOUR-LANDRY.
Sau-elle que le roi l'aime?
LÉ ROI, avec un signe négatif.
Je me déguise
D'une livrée en laine et d'une robe grise.
M. DE LA TOUR-LANDRY, riant.
Je vois que vous aimez d'un amour épuré
Quelque auguste Toinon, maîtresse d'un curé!
Entrent plusieurs seigneurs et Triboulet.
LE ROI, à M. de la Tour-Landrv.
Chut! on vient. — En amour il faut savoir se taire
Quand on veut réussir.
Se tournant vers Triboulet, qui s'est approché pendant ces dernières paroles
et les a entendues.
N'est-ce pas ?
TRIBOULET.
Le mystère
Est la seule enveloppe où la fragilité
D'une intrigue d'amour puisse être en sûreté.
SCENE II.
LE ROI, TRIBOULET, M. DE GORDES, plusieurs seigneurs. Les seigneurs,
superbement vêtus. Triboulet, dans son costume de fou, comme l'a peint Boniface.
Le roi regarde passer un groupe de femmes.
M. DE LA TOUR-LANDRY.
Madame de Vendosme est divine!
M. DE GORDES.
Mesdames
D'Albe et de Montchevreuil sont de fort belles femmes.
LE KOI.
Madame de Cossé les passe toutes trois.
17-
26o LE ROI S'AMUSE.
M. DE GORDES.
Madame de Cossé! Sire, baissez la voix.
Lui montrant M. de Cossé qui passe au fond du théâtre. — M. de Cossé,
court et ventru, «un des quatre plus gros gentilshommes de France», dit
Brantôme.
Le mari vous entend.
LE ROI.
Hé! mon cher Simiane,
Qu'importe !
M. DE GORDES.
Il Tira dire à madame Diane.
LE ROI.
Qu'importe!
11 va au fond du théâtre parler à d'autres femmes qui passent.
* TRIBOULET, à M. de Gordes.
11 va fâcher Diane de Poitiers.
Il ne lui parle pas depuis huit jours entiers.
M. DE GORDES.
S'il Fallait renvoyer à son mari ?
TRIBOULET.
J'espère
Que non.
M. DE GORDES.
Elle a payé la grâce de son père.
Partant, quitte.
TRIBOULET.
A propos du sieur de Saint- Vallier,
Quelle idée avait-il, ce vieillard singulier,
De mettre dans un lit nuptial sa Diane,
Sa fille, une beauté choisie et diaphane,
Un ange que du ciel la terre avait reçu,
Tout pêle-mêle avec un sénéchal bossu!
M. DE GORDES.
C'est un vieux fou. — J'étais sur son échafaud même
Quand il reçut sa grâce. — Un vieillard grave et blême.
ACTE I. - M. DE SAINT-VALLIER. 261
— J'étais plus près de lui que je ne suis de toi.
— Il ne dit rien, sinon : Que Dieu garde le roi!
Il est fou maintenant tout à fait.
LE ROI, passant avec madame de Cossé.
Inhumaine!
Vous partez!
MADAME DR COSSÉ, soupirant.
Pour Soissons , où mon mari m'emmène.
LE ROI.
N'est-ce pas une honte, alors que tout Paris,
Et les plus grands seigneurs, et les plus beaux esprits,
Fixent sur vous des yeux pleins d'amoureuse envie,
A l'instant le plus beau d'une si belle vie,
Quand tous faiseurs de duels et de sonnets, pour vous,
Gardent leurs plus beaux vers et leurs plus fameux coups,
A l'heure où vos beaux yeux, semant partout les flammes,
Font sur tous leurs amants veiller toutes les femmes,
Que vous, qui d'un tel lustre éblouissez la cour
Que, ce soleil parti, l'on doute s'il fait jour,
Vous alliez, méprisant duc, empereur, roi, prince,
Briller, astre bourgeois, dans un ciel de province!
MADAME DE COSSE.
Calmez-vous!
LE ROI.
Non, non, rien. Caprice original
Que d'éteindre le lustre au beau milieu du bal!
Entre M. de Cossé.
MADAME DE COSSÉ.
Voici mon jaloux , sire !
Elle quitte vivement le roi.
LE ROI.
Ah! le diable ait son âme!
A Triboulet.
Je n'en ai pas moins fait un quatrain à sa femme.
Marot t'a-t-il montré ces derniers vers de moi ?
262 LE ROI S'AMUSE.
TRIBOULET.
Je ne lis pas de vers de vous. — Des vers de roi
Sont toujours très mauvais.
LE ROI.
Drôle!
TRIBOULET, sans s'émouvoir.
Que la canaille
Fasse rimer amour et jour vaille que vaille.
Mais près de la beauté gardez vos lots divers,
Sire, faites l'amour, Marot fera les vers.
Roi qui rime déroge.
LE ROI, avec enthousiasme.
Ah! rimer pour les belles,
Cela hausse le cœur. — Je veux mettre des ailes
A mon donjon royal.
TRIBOULET.
C'est en faire un moulin.
LE ROI.
Si je ne voyais là madame de Coislin,
Je te ferais fouetter.
Il court à madame de Coislin et paraît lui adresser quelques galanteries.
TRIBOULET, a part.
Suis le vent qui t'emporte
Aussi vers celle-là!
M. DE GORDES, s'approchant de Triboulet et lui faisant remarquer
ce qui se passe au fond de la salle.
Voici par l'autre porte
Madame de Cossé. Je te gage ma foi
Qu'elle laisse tomber son gant pour que le roi
Le ramasse.
TRIBOULET.
Observons.
Madame de Cossé, qui voit avec dépit les attentions du roi pour madame de
Coislin, laisse en effet tomber son bouquet. Le roi quitte madame de Coislin
et ramasse le bouquet de madame de Cossé, avec qui il entame une conver-
sation qui paraît fort tendre.
ACTE I. — M. DE SAINT-VALLIER. 263
M. DE GORDES, à Triboulet.
L'ai-je dit?
TRIBOULET.
Admirable!
Voilà le roi repris.
M. DE GORDES.
TRIBOULET.
Une femme est un diable
Très perfectionné.
Le roi serre la taille de madame de Cosse", et lui baise la main. Elle rit et babille
gaiement. Tout à coup M. de Cossé entre par la porte du fond. M. de Gordes
le fait remarquer à Triboulet. — M. de Cossé s'arrête, l'œil fixé sur le groupe
du roi et de sa femme.
M. DE GORDES, à Triboulet.
Le mari !
MADAME DE COSSE, apercevant son mari, au roi,
qui la tient presque embrassée.
Quittons-nous!
Elle glisse des mains du roi et s'enfuit.
TRIBOULET.
Que vient-il faire ici, ce gros ventru jaloux?
Le roi s'approche du buffet au fond et se fait verser a boire.
M. DE COSSE, s'avançant sur le devant tout rêveur.
A part.
Que se disaient-ils?
Il s'approche avec vivacité de M. de la Tour-Landry, qui lui fait signe
qu'il a quelque chose à lui dire.
Quoi ?
M. DE LA TOUR-LANDRY, mystérieusement.
Votre femme est bien belle!
M. de Cossé se rebiffe, et va à M. de Gordes, qui paraît avoir quelque chose
à lui confier.
264 LE ROI S'AMUSE.
M. DE GORDES, bas.
Qu'est-ce donc qui vous trotte ainsi par la cervelle ?
Pourquoi regardez-vous si souvent de côté ?
M. de Cossé le quitte avec humeur et se trouve face à face avec Triboulet, qui
l'attire d'un air discret dans un coin, pendant que MM. de Gordes et de la
Tour-Landry rient à gorge déployée.
TRIBOULET, bas à M. de Cossé".
Monsieur, vous avez l'air tout encharibotté!
Il éclate de rire, et tourne le dos à M. de Cossé, qui sort furieux.
LE ROI, revenant.
Oh! que je suis heureux! Près de moi, non, Hercules
Et Jupiter ne sont que des fats ridicules !
L'Olympe est un taudis! Ces femmes, c'est charmant!
Je suis heureux! Et toi?
TRIBOULET.
Considérablement.
Je ris tout bas du bal, des jeux, des amourettes.
Moi je critique, et vous, vous jouissez. Vous êtes
Heureux comme un roi, sire, et moi, comme un bossu.
LE ROI.
Jour de joie où ma mère en riant m'a conçu!
Regardant M. de Cossé, qui sort.
Ce monsieur de Cossé seul dérange la fête.
Comment te semble-t-il?
TRIBOULET.
Outrageusement bête.
LE ROI.
Ah! n'importe! excepté ce jaloux, tout me plaît.
Tout pouvoir, tout vouloir, tout avoir! Triboulet!
Quel plaisir d'être au monde, et qu'il fait bon de vivre!
Quel bonheur!
TRIBOULET.
Je crois bien, sire, vous êtes ivre!
LE ROI.
Mais là-bas j'aperçois... Les beaux yeux! les beaux bras!
ACTE I. - M. DE SAINT-VALLIER. 265
TRIBOULET.
Madame de Cossé?
LE ROI.
Viens, tu nous garderas!
Il chante.
Vivent les gais dimanches
Du peuple de Paris !
Quand les femmes sont blanches. . .
TRIBOULET, chantant.
Quand les hommes sont gris!
Ils sortent. Entrent plusieurs gentilshommes.
SCENE III.
M. DE GORDES, M. DE PARDAILLAN, jeune page blond; M. DE VIC,
MAÎTRE CLEMENT MAROT, en habit de valet de chambre du roi; puis M. DE
PIENNE, un ou deux autres gentilshommes. De temps en temps M. DE COSSE,
qui se promène d'un air rêveur et très sérieux.
CLÉMENT MAROT, saluant M. de Gordcs.
Que savez- vous ce soir ?
M. DE GORDES.
Rien, que la fête est belle,
Et que le roi s'amuse.
MAROT.
Ah! c'est une nouvelle!
Le roi s'amuse? Ah! diable!
M. DE COSSK, qui passe derrière eux.
Et c'est très malheureux!
Car un roi qui s'amuse est un roi dangereux.
Il passe outre.
M. DE GORDES.
Ce pauvre gros Cossé me met la mort dans l'âme.
MAROT, bas.
Il paraît que le roi serre de près sa femme ?
M. de Gordes lui fait un signe affirmatif. Entre M. de Piennc.
266 LE ROI S'AMUSE.
M. DE GORDES.
Hé, voilà ce cher duc!
Ils se saluent.
M. DE PIENNE, d'un air mystérieux.
Mes amis! du nouveau!
"Une chose à brouiller le plus sage cerveau!
Une chose admirable! une chose risible!
Une chose amoureuse! une chose impossible!
M. DE GORDES.
Quoi donc?
M. DE PIENNE.
Il les ramasse en groupe autour de lui.
Chut!
A Marot, qui est allé causer avec d'autres dans un coin.
Venez çà, maître Clément Marot!
MAROT, approchant.
Que me veut monseigneur?
M. DE PIENNE.
Vous êtes un grand sot.
MAROT.
Je ne me croyais grand en aucune manière.
M. DE PIENNE.
J'ai lu dans votre écrit du siège de Peschière
Ces vers sur Triboulet : «Fou de tête écorné,
Aussi sage à trente ans que le jour qu'il est né. — »
Vous êtes un grand sot.
MAROT.
Que Cupido me damne
Si je vous comprends!
M. DE PIENNE.
Soit.
A M. de Gordes.
Monsieur de Simiane,
ACTE I. — M. DE SAINT-VALLIER. 267
A M. de Pardaillan.
Monsieur de Pardaillan,
M. de Gordes, M. de Pardaillan, Marot, et M. de Cossé,
qui est venu se joindre au groupe, font cercle autour du duc.
Devinez, s'il vous plaît?
Une chose inouïe arrive à Triboulet.
M. DE PARDAILLAN.
Il est devenu droit?
M. DE COSSE.
On l'a fait connétable ?
MAROT.
On l'a servi tout cuit par hasard sur la table?
M. DE PIENNE.
Non. C'est plus drôle. Il a. . . — Devinez ce qu'il a. — -
C'est incroyable!
M. DE GORDES.
Un duel avec Gargantua ?
M. DE PIENNE.
Point.
M. DE PARDAILLAN.
Un singe plus laid que lui ?
M. DE PIENNE.
Non pas.
MAROT.
Sa poche
Pleine d'écus ?
M. DE COSSÉ.
L'emploi du chien du tourne -broche?
MAROT.
Un rendez-vous avec la vierge au paradis ?
M. DE GORDES.
Une âme, par hasard?
268 LE ROI S'AMUSE.
M. DE PIENNE.
Je vous le donne en dix !
Triboulet le bouffon, Triboulet le difforme,
Cherchez bien ce qu'il a. . . — quelque chose d'énorme !
MAROT.
Sa bosse ?
M. DE PIENNE.
Non, il a. . . — Je vous le donne en cent!
— Une maîtresse !
Tous éclatent de rire.
MAROT.
Ah ! ah ! le duc est fort plaisant.
M. DE PARDAILLAN.
Le bon conte !
M. DE PIENNE.
Messieurs, j'en jure sur mon âme,
Et je vous ferai voir la porte de la dame.
11 y va tous les soirs, vêtu d'un manteau brun,
L'air sombre et furieux, comme un poëte à jeun.
Je lui veux faire un tour. Rodant, à la nuit close,
Près de l'hôtel Cossé, j'ai découvert la chose.
Gardez-moi le secret.
MAROT.
Quel sujet de rondeau !
Quoi! Triboulet la nuit se change en Cupido !
M. DE PARDAILLAN, riant.
Une femme à messer Triboulet!
M. DE GORDLS, riant.
Une selle
Sur un cheval de bois!
MAROT, riant.
Je crois que la donzelle,
Si quelque autre Bedfort débarquait à Calais,
Aurait tout ce qu'il faut pour chasser les anglais !
Tous rient. Survient M. de Vie. M. de Pienne met son doigt sur sa bouche.
ACTE I. M. DE SAINT-VALLIER. 2Ô<
M. DR PII NX I .
Chut !
M. DE PARDAILLAN, à M. Je Pienne.
D'où vient que le roi sort aussi vers la brune,
Tous les jours, et tout seul, comme cherchant fortune?
M. DE PIENNE.
Vie nous dira cela.
M. DE \
Ce que je sais d'abord,
C'est que sa majesté paraît s'amuser fort.
M. DE COSSE, avec un soupir.
Ah ! ne m'en parlez pas !
M. de vie.
Mais que je me soucie
De quel côté le vent pousse sa fantaisie,
Pourquoi le soir il sort, dans sa cape d'hiver,
Méconnaissable en tout de vêtements et d'air,
Si de quelque fenêtre il se fait une porte,
N'étant pas marié, mes amis, que m'importe!
M. DE COSSE, hochant la tète.
Un roi, — les vieux seigneurs, messieurs, savent cela, -
Prend toujours chez quelqu'un tout le plaisir qu'il a.
Gare à quiconque a sœur, femme ou fille à séduire!
Un puissant en gaîté ne peut songer qu'à nuire.
Il est bien des sujets de craindre là dedans.
D'une bouche qui rit on voit toutes les dents.
M. DE YIC, bas aux autres.
Comme il a peur du roi !
M. DE PARDAILLAN.
Sa femme fort charmante
En a moins peur que lui.
M \k<)T.
C'est ce qui l'épouvante.
M. DE GORDES.
Cossé, vous avez tort. Il est très important
De maintenir le roi gai, prodigue et content.
2JO LE ROI S'AMUSE.
M. DE PIENNE, à M. de Gordes.
Je suis de ton avis, comte. Un roi qui s'ennuie,
C'est une fille en noir, c'est un été de pluie.
M. DE PARDAILLAN.
C'est un amour sans duel.
m. de vie.
C'est un flacon plein d'eau.
MAROT, bas.
Le roi revient avec Triboulet-Cupido.
Entrent le roi et Triboulet. Les courtisans s'écartent avec respect.
SCENE IV.
Les Mêmes, LE ROI, TRIBOULET.
TRIBOULET, entrant, et comme poursuivant une conversation commencée.
Des savants à la cour! monstruosité rare!
LE ROI.
Fais entendre raison à ma sœur de Navarre.
Elle veut m'entourer de savants.
TRIBOULET.
Entre nous,
Convenez de ceci, que j'ai bu moins que vous.
Donc, sire, j'ai sur vous, pour bien juger les choses,
Dans tous leurs résultats et dans toutes leurs causes,
Un avantage immense, et même deux, je croi,
C'est de n'être pas gris, et de n'être pas roi.
— Plutôt que des savants, ayez ici la peste,
La fièvre, et cetera!
LE ROI.
L'avis est un peu leste.
Ma sœur veut m'entourer de savants !
ACTE I. - M. DE SAINT-VALLIER. 271
TRIBOULET.
C'est bien mal
De la .part d'une sœur. — Il n'est pas d'animal,
Pas de corbeau goulu, pas de loup, pas de chouette,
Pas d'oison, pas de bœuf, pas même de poëte,
Pas de mahométan, pas de théologien,
Pas d'échevin flamand, pas d'ours et pas de chien,
Plus laid, plus chevelu, plus repoussant de formes,
Plus caparaçonné d'absurdités énormes,
Plus hérissé, plus sale et plus gonflé de vent,
Que cet âne bâté qu'on appelle un savant!
— Manquez-vous de plaisirs, de pouvoir, de conquêtes,
Et de femmes en fleur pour parfumer vos fêtes ?
LE ROI.
Hai ! . . . ma sœur Marguerite un soir m'a dit très bas
Que les femmes toujours ne me suffiraient pas,
Et quand je m'ennuierai...
TRIBOULET.
Médecine inouïe !
Conseiller les savants à quelqu'un qui s'ennuie!
Madame Marguerite est, vous en conviendrez,
Toujours pour les partis les plus désespérés.
LE ROI.
Eh bien! pas de savants, mais cinq ou six poètes...
TRIBOULET.
Sire! j'aurais plus peur, étant ce que vous êtes,
D'un poëte, toujours de rime barbouillé,
Que Belzébuth n'a peur d'un goupillon mouillé.
LE ROI.
Cinq ou six. . .
TRIBOULET.
Cinq ou six! c'est toute une écurie!
C'est une académie, une ménagerie!
Montrant Marot.
N'avons-nous pas assez de Marot que voici ,
Sans nous empoisonner de poètes ainsi!
272 LE ROI S'AMUSE.
MAROT.
Grand merci !
A part.
Le bouffon eût mieux fait de se taire !
TRIBOULET.
Les femmes, sire! ah Dieu ! c'est le ciel, c'est la terre!
C'est tout ! Mais vous avez les femmes ! vous avez
Les femmes! laissez-moi tranquille! vous rêvez,
De vouloir des savants!
LE ROI.
Moi, foi de gentilhomme!
Je m'en soucie autant qu'un poisson d'une pomme.
Eclats de rire dans un groupe au fond. — A Triboulet.
Tiens, voilà des muguets qui se raillent de toi.
Triboulet va les écouter et revient.
TRIBOULET.
Non, c'est d'un autre fou.
LE ROI.
Bah! de qui donc?
TRIBOULET.
Du roi.
LE ROI.
Vrai! Que chantent-ils?
TRIBOULET.
Sire, ils vous disent avare,
Et qu'argent et faveurs s'en vont dans la Navarre.
Qu'on ne fait rien pour eux.
LE ROI.
Oui, je les vois d'ici
Tous les trois, — Montchenu, Brion, Montmorency.
TRIBOULET.
Juste.
LE ROI.
Ces courtisans! engeance détestable!
J'ai fait l'un amiral, le second connétable,
ACTE I. — M. DE SAINT-VALLIER. 273
Et l'autre, Montchenu, maître de mon hôtel.
Ils ne sont pas contents! as-tu vu rien de tel?
TRIBOULET.
Mais vous pouvez encor, c'est justice à leur rendre,
Les faire quelque chose.
LE ROI.
Et quoi ?
TRIBOULET.
Faites-les pendre.
M. DE PIENNE, riant, aux trois seigneurs qui sont toujours au fond.
Messieurs, entendez-vous ce que dit Tribouletr
M. DE BRION.
Il jette sur le fou un regard de colère.
Oui, certe!
M. DE MONTMORENCY.
11 le paiera!
M. DE MONTCHENU.
Misérable valet!
TRIBOULET, au roi.
Mais, sire, vous devez avoir parfois dans l'âme
Un vide... — Autour de vous n'avoir pas une femme
Dont l'œil vous dise non, dont le cœur dise oui!
LE ROI.
Qu'en sais-tu ?
TRIBOILET.
N'être aimé que d'un cœur ébloui,
Ce n'est pas être aimé.
EE ROI.
Sais-tu si pour moi-même
11 n'est pas dans ce monde une femme qui m'aime?
TRIBOl II. I.
Sans vous connaître ;
THÉÂTRE. II. l8
NATIONALE.
274 LE RQI S'AMUSE.
LE ROI.
Eh! oui.
A part.
Sans compromettre ici
Ma petite beauté du cul-de-sac Bussy.
TRIBOULET.
Une bourgeoise donc ?
LE ROI.
Pourquoi non ?
TRIBOULET, vivement.
Prenez garde.
Une bourgeoise ! ô ciel ! votre amour se hasarde.
Les bourgeois sont parfois de farouches romains.
Quand on touche à leur bien, la marque en reste aux mains.
Tenez, contentons-nous, fous et rois que nous sommes,
Des femmes et des sœurs de vos bons gentilshommes.
LE ROI.
Oui, je m'arrangerais de la femme à Cossé.
TRIBOULET.
Prenez-la.
LE ROI, riant.
C'est facile à dire et malaisé
A faire.
TRIBOULET.
Enlevons-la cette nuit.
LE ROI, montrant M. de Cossé.
Et le comte ?
Et la Bastille ?
Oh ! non.
Faites-le duc.
TRIBOULET.
LE ROI.
TRIBOULET.
Pour régler votre compte,
ACTE I. - M. DE SAINT-VALLIER. 275
LE ROI.
Il est jaloux comme un bourgeois.
11 refusera tout et criera sur les toits.
TRIBOULET, rêveur.
Cet homme est fort gênant, qu'on le paie ou l'exile...
Depuis quelques instants, M. de Cossé s'est rapproché par derrière du roi et
du fou, et il écoute leur conversation. Triboulet se frappe le front avec
joie.
Mais il est un moyen, commode, très facile,
Simple, auquel je devrais avoir déjà pensé.
M. de Cossé se rapproche encore et écoute.
— Faites couper la tête à monsieur de Cossé.
M. de Cossé recule, tout effaré.
— ... On suppose un complot avec l'Espagne ou Rome. . .
M. DE COSSÉ, éclatant.
Oh ! le petit satan !
LE ROI, riant, et frappant sur l'épaule de M. de Cossé.
A Triboulet.
Là, foi de gentilhomme,
Y penses-tu ? couper la tête que voilà !
Regarde cette tête, ami! vois-tu cela?
S'il en sort une idée, elle est toute cornue.
TRIBOULET.
Comme le moule auquel elle était contenue.
M. DE COSSÉ.
Couper ma tête !
TRIBOULET.
Eh bien ?
LE ROI, à Triboulet.
Tu le pousses à bout.
TRIBOULET.
Que diable! on n'est pas roi pour se gêner en tour,
Pour ne point se passer la moindre fantaisie.
.s.
276 LE ROI S'AMUSE.
M. DE COSSÉ.
Me couper la tête! ah! j'en ai l'âme saisie!
TRIBOULET.
Mais c'est tout simple. — Où donc est la nécessité
De ne pas vous couper la tête ?
M. DE COSSÉ.
En vérité!
Je te châtierai, drôle!
TRIBOULET.
Oh! je ne vous crains guère!
Entouré de puissants auxquels je fais la guerre,
Je ne crains rien, monsieur, car je n'ai sur le cou
Autre chose à risquer que la tête d'un fou.
Je ne crains rien, sinon que ma bosse me rentre
Au corps, et comme à vous me tombe dans le ventre,
— Ce qui m'enlaidirait.
M. DE COSSÉ, la main sur son épée.
Maraud !
Viens, fou !
LE ROI.
Comte, arrêtez. —
Il s'éloigne avec Triboulet en riant.
M. DE GORDES.
Le roi se tient de rire les côtés!
M. DE PARDAILLAX.
Comme à la moindre chose il rit, il s'abandonne!
MAROT.
C'est curieux, un roi qui s'amuse en personne!
Une fois le fou et le roi éloignés, les courtisans se rapprochent,
et suivent Triboulet d'un regard de haine.
M. DE BRION.
Yengeons-nous du bouffon !
ACTE I. — M. DE SAINT-VALLIER. 277
TOUS.
Hun!
MA ROT.
Il est cuirassé.
Par où le prendre ? où donc le frapper ?
M. DE PIENNE.
Je le sai.
Nous avons contre lui chacun quelque rancune,
Nous pouvons nous venger.
Tous se rapprochent avec curiosité de M. Je Pienne.
Trouvez-vous à la brune,
Ce soir, tous bien armés, au cul-de-sac Bussy, —
Près de l'hôtel Cossé. — Plus un mot de ceci.
MAROT.
Je devine.
M. DE PIENNE.
C'est dit ?
TOUS.
C'est dit.
Ni. DE PIENNE.
Silence! il rentre.
Rentrent Triboulet, et le roi entouré de femmes.
TRIBOULET, seul dans son coin, à part.
A qui jouer un tour maintenant? — Au roi?... — Diantre'
UN VALET, entrant, bas à Triboulet.
Monsieur de Saint- Vallier, un vieillard tout en noir,
Demande à voir le roi.
TRIBOULET, se frottant les mains.
Mortdieu ! laissez-nous voir
Monsieur de Saint- Vallier.
Le valet sort.
C'est charmant! comment diable!
Mais cela va nous faire un esclandre effroyable!
Bruit, tumulte au fond, à la grande porte.
278 LE ROI S'AMUSE.
UNE VOIX, au dehors.
Je veux parler au roi !
LE ROI, s'interrompant de sa causerie.
Non ! . . . Qui donc est entré ?
LA MÊME VOIX.
Parler au roi.
LE ROI, vivement.
Non, non !
Un vieillard, vêtu de deuil, perce la foule et vient se placer devant le roi,
qu'il regarde fixement. Tous les courtisans s'écartent avec étonnement.
SCENE V.
LES MÊMES, M. DE SAINT-VALLIER, grand deuil, barbe et cheveux blancs.
M. DE SAINT-VALLIER, au roi.
Si ! je vous parlerai!
LE ROI.
Monsieur de Saint- Vallier!
M. DE SAINT-VALLIER, immobile au seuil.
C'est ainsi qu'on me nomme.
Le roi fait un pas vers lui avec colère. Triboulet l'arrête.
TRIBOULET.
Oh ! sire ! laissez-moi haranguer le bonhomme.
A M. de Saint-Vallier, avec une attitude théâtrale.
Monseigneur! vous aviez conspiré contre nous,
Nous vous avons fait grâce, en roi clément et doux.
C'est au mieux. Quelle rage à présent vient vous prendre
D'avoir des petits-fîls de monsieur votre gendre ?
Votre gendre est affreux, mal bâti, mal tourné,
Marqué d'une verrue au beau milieu du né,
Borgne, disent les uns, velu, chétif et blême,
ACTE I. - M. DE SAINT-VALLTER. 279
Ventru comme monsieur,
Il montre M. de Cossé, qui se cabre.
Bossu comme moi-même.
Qui verrait votre fille à son côté, rirait.
Si le roi n'y mettait bon ordre, il vous ferait
Des petits-fils tortus, des petits-fils horribles,
Roux, brèche-dents, manques, effroyables, risibles,
Ventrus comme monsieur,
Montrant encore M. de Cossé, qu'il salue et qui s'indigne.
Et bossus comme moi !
Votre gendre est trop laid! — Laissez faire le roi,
Et vous aurez un jour des petits-fils ingambes
Pour vous tirer la barbe et vous grimper aux jambes.
Les courtisans applaudissent Triboulct avec des huées et des éclats de rire.
M. DE SAINT-VALLIER, sans regarder le bouffon.
Une insulte de plus! — Vous, sire, écoutez-moi,
Comme vous le devez, puisque vous êtes roi!
Vous m'avez fait un jour mener pieds nus en Grève;
Là, vous m'avez fait grâce, ainsi que dans un rêve,
Et je vous ai béni, ne sachant en effet
Ce qu'un roi cache au fond d'une grâce qu'il fait.
Or, vous aviez caché ma honte dans la mienne. —
Oui, sire, sans respect pour une race ancienne,
Pour le sang de Poitiers, noble depuis mille ans,
Tandis que, revenant de la Grève à pas lents,
Je priais dans mon cœur le dieu de la victoire
Qu'il vous donnât mes jours de vie en jours de gloire,
Vous, François de Valois, le soir du même jour,
Sans crainte, sans pitié, sans pudeur, sans amour,
Dans votre lit, tombeau de la vertu des femmes,
Vous avez froidement, sous vos baisers infâmes,
Terni, flétri, souillé, déshonoré, brisé
Diane de Poitiers, comtesse de Brézé !
Quoi! lorsque j'attendais l'arrêt qui me condamne,
Tu courais donc au Louvre, o ma chaste Diane!
Et lui, ce roi sacré chevalier par Bayard,
Jeune homme auquel il faut des plaisirs de vieillard,
Pour quelques jours de plus dont Dieu seul sait le compte,
Ton père sous ses pieds, te marchandait ta honte,
Et cet affreux tréteau, chose horrible à penser!
Qu'un matin le bourreau vint en Grève dresser,
280 LE ROI S'AMUSE.
Avant la fin du jour devait être, ô misère!
Ou le lit de la fille, ou l'échafaud du père!
O Dieu! qui nous jugez! qu'avez-vous dit là-haut,
Quand vos regards ont vu, sur ce même échafaud,
Se vautrer, triste et louche, et sanglante, et souillée,
La luxure royale en clémence habillée ?
Sire! en faisant cela, vous avez mal agi.
Que du sang d'un vieillard le pavé fût rougi ,
C'était bien. Ce vieillard, peut-être respectable,
Le méritait, étant de ceux du connétable.
Mais que pour le vieillard vous ayez pris l'enfant,
Que vous ayez broyé sous un pied triomphant
La pauvre femme en pleurs, à s'effrayer trop prompte,
C'est une chose impie, et dont vous rendrez compte!
Vous avez dépassé votre droit d'un grand pas.
Le père était à vous, mais la fille, non pas.
Ah ! vous m'avez fait grâce ! — Ah ! vous nommez la chose
Une grâce! et je suis un ingrat, je suppose!
— Sire, au lieu d'abuser ma fille, bien plutôt
Que n'êtes-vous venu vous-même en mon cachot,
Je vous aurais crié : — Faites-moi mourir, grâce!
Oh! grâce pour ma fille, et grâce pour ma race!
Oh! faites-moi mourir! la tombe, et non l'affront!
Pas de tête plutôt qu'une souillure au front!
Oh! mon seigneur le roi, puisqu'ainsi l'on vous nomme,
Croyez-vous qu'un chrétien, un comte, un gentilhomme,
Soit moins décapité, répondez, mon seigneur,
Quand au lieu de la tête il lui manque l'honneur?
— J'aurais dit cela, sire, et le soir, dans l'église,
Dans mon cercueil sanglant baisant ma barbe grise,
Ma Diane au cœur pur, ma fille au front sacré,
Honorée, eût prié pour son père honoré!
— Sire, je ne viens pas redemander ma fille.
Quand on n'a plus d'honneur, on n'a plus de famille.
Qu'elle vous aime ou non d'un amour insensé,
Je n'ai rien à reprendre où la honte a passé.
Gardez-la. — Seulement je me suis mis en tête
De venir vous troubler ainsi dans chaque fête,
Et jusqu'à ce qu'un père, un frère, ou quelque époux,
— La chose arrivera, — nous ait vengés de vous,
Pâle, à tous vos banquets, je reviendrai vous dire :
— Vous avez mal agi, vous avez mal fait, sire! —
Et vous m'écouterez, et votre front terni
Ne se relèvera que quand j'aurai fini.
ACTE I. — M. DE SAINT-VALLIER. 281
Vous voudrez, pour forcer ma vengeance à se taire,
Me rendre au bourreau. Non. Vous ne l'oserez faire,
De peur que ce ne soit mon spectre qui demain
Montrant sa tête.
Revienne vous parler, — cette tête à la main!
LE ROI, comme suffoqué tic colore.
On s'oublie à ce point d'audace et de délire ! . . . —
A M. de Pienne.
Duc! arrêtez monsieur!
M. de Pienne fait un signe, et deux hallcbardiers se placent de chaque côté
de M. de Saint-Vallicr.
TRIBOULET, riant.
Le bonhomme est fou, sire!
M. DE SAINT-VALLIER, levant le bras.
Soyez maudits tous deux ! —
Au roi.
Sire, ce n'est pas bien.
Sur le lion mourant vous lâchez votre chien !
A Triboulet.
Qui que tu sois, valet à langue de vipère,
Qui fais risée ainsi de la douleur d'un père,
Sois maudit! —
Au roi.
J'avais droit d'être par vous traité
Comme une majesté par une majesté.
Vous êtes roi, moi père, et l'âge vaut le trône.
Nous avons tous les deux au front une couronne
Où nul ne doit lever de regards insolents,
Vous, de fleurs-de-lys d'or, et moi, de cheveux blancs.
Roi, quand un sacrilège ose insulter la vôtre,
C'est vous qui la vengez; — c'est Dieu qui venge l'autre!
282 LE ROI S'AMUSE.
ACTE DEUXIEME.
SALTABADIL.
Le recoin le plus désert du cul-de-sac Bussj. A droite, une petite maison de discrète appa-
rence, avec une petite cour entourée d'un mur qui occupe une partie du théâtre. Dans cette
cour, quelques arbres, un banc de pierre. Dans le mur, une porte qui donne sur la rue. Sur
le mur, une terrasse étroite couverte d'un toit supporté par des arcades dans le goût de la
renaissance. — La porte du premier étage de la maison donne sur cette terrasse, qui
communique avec la cour par un degré. — A gauche, les murs très hauts des jardins de
l'hôtel de Cossé. — Au fond, des maisons éloignées; le clocher de Saint-Séverin.
SCENE PREMIERE.
TRIBOULET, SALTABADIL. - Pendant une partie de la scène,
M. DE PIENNE et M. DE GORDES, au fond.
Triboulet, enveloppé d'un manteau et sans aucun de ses attributs de bouffon, paraît dans la
rue, et se dirige vers la porte pratiquée dans le mur. Un homme vêtu de noir, et également
couvert d'une cape, dont le bas est relevé par une épée, le suit.
TRIBOULET, rêveur.
Ce vieillard m'a maudit!
L'HOMME, le saluant.
Monsieur. . .
TRIBOULET, se détournant avec humeur.
Ah!...
Cherchant dans sa poche.
Je n'ai rien.
L'HOMME.
Je ne demande rien, monsieur! fi donc!
TRIBOULET, lui faisant signe de le laisser tranquille et de s'éloigner.
C'est bien!
Entrent M. de Pienne et M. de Gordes, qui s'arrêtent en observation au fond.
ACTE II. — SALTABADIL. 283
L'HOMME, le saluant.
Monsieur me juge mal. Je suis homme d'épée.
TRIBOULET, reculant, à part.
Est-ce un voleur?
L'HOMME, s'approchant d'un air doucereux.
Monsieur a la mine occupée.
Je vous vois tous les soirs de ce côté rôder.
— Vous avez l'air d'avoir une femme à garder!
TRIBOULET, a part.
Diable!
Haut.
Je ne dis pas mes affaires aux autres.
II veut passer mitre. L'homme le retient.
L'HOMME.
Mais c'est pour votre bien qu'on se mêle des vôtres.
Si vous me connaissiez, vous me traiteriez mieux.
S'approchant.
Peut-être à votre femme un fat fait les doux yeux,
Et vous êtes jaloux?. . .
TRIBOULET, impatienté.
Que voulez-vous, en somme?
L'HOMME, avec un sourire aimable, bas et vite.
Pour quelque paraguante on vous tuera votre homme.
TRIBOULET, respirant.
Ah! c'est fort bien!
L'HOMME.
Monsieur, vous voyez que je suis
Un honnête homme.
TRIBOULET.
Peste !
L'HOMME.
Et que si je vous suis,
C'est pour de bons desseins.
284 LE ROI S'AMUSE.
TRIBOULET.
Oui, certe, un homme utile!
L'HOMME, modestement.
Le gardien de l'honneur des dames de la ville.
TRIBOULET.
Et combien prenez-vous pour tuer un galant?
L'HOMME.
C'est selon le galant qu'on tue, — et le talent
Qu'on a.
TRIBOULET.
Pour dépêcher un grand seigneur?
L'HOMME.
Ah! diantre!
On court plus d'un péril de coups d'épée au ventre.
Ces gens-là sont armés. On y risque sa chair.
Le grand seigneur est cher.
TRIBOULET.
Le grand seigneur est cher!
Est-ce que les bourgeois, par hasard, se permettent
De se faire tuer entre eux ?
L'HOMME, souriant.
Mais ils s'y mettent!
— C'est un luxe pourtant. — Luxe, vous comprenez,
Qui reste en général parmi les gens bien nés.
Il est quelques faquins qui, pour de grosses sommes,
Tiennent à se donner des airs de gentilshommes,
Et me font travailler. — Mais ils me font pitié.
— On me donne moitié d'avance, et la moitié
Après.
TRIBOULET, hochant la tète.
Oui, vous risquez le gibet, le supplice...
L'HOMME, souriant.
Non, non, nous redevons un droit à la police.
ACTE IL — SALTABADIL. 285
TRIBOULET.
Tant pour un homme?
L'HOMME, ■•■' [ne affirmatif.
A moins... que vous dirai-je, moi ?
Qu'on n'ait tué, mon Dieu!... qu'on n'ait tué... le roi!
TRIBOULET.
Et comment t'y prends-tu?
L'HOMME.
Monsieur, je tue en ville
Ou chez moi, comme on vent.
TRIBOULET.
Ta manière est civile.
L'HOMME.
J'ai, pour aller en ville, un estoc bien pointu.
J'attends l'homme le soir...
TRIBOULET.
Chez toi, comment fais-tu?
L'HOMME.
J'ai ma sœur Maguelonne, une fort belle fille
Qui danse dans la rue et qu'on trouve gentille.
Elle attire chez nous le galant une nuit...
TRIBOULET.
Je comprends.
L'HOMME.
Vous voyez, cela se fait sans bruit,
C'est décent. — Donnez-moi, monsieur, votre pratique.
Vous en serez content. Je ne tiens pas boutique,
Je ne fais pas d'éclat. Surtout, je ne suis point
De ces gens à poignard, serrés dans leur pourpoint,
Qui vont se mettre dix pour la moindre équipée,
Bandits dont le courage est court comme l'épée.
Il tire de dessous sa cape une épée démesurément longue.
286 LE ROI S'AMUSE.
Voici mon instrument.
Triboulet recule d'effroi.
Pour vous servir.
TRIBOULET, considérant l'épée avec surprise.
Vraiment !
— Merci, je n'ai besoin de rien, pour le moment.
L'HOMME, remettant l'épée au fourreau.
Tant pis. — Quand vous voudrez me voir, je me promène
Tous les jours à midi devant l'hôtel du Maine.
Mon nom, Saltabadil.
TRIBOULET.
Bohême?
L'HOMME, saluant.
Et bourguignon.
M. DE GORDES, écrivant sur ses tablettes, au fond.
Bas, à M. de Pienne.
Un homme précieux, et dont je prends le nom.
L'HOMME, a Triboulet.
Monsieur, ne pensez pas mal de moi, je vous prie.
TRIBOULET.
Non. Que diable! il faut bien avoir une industrie!
L'HOMME.
A moins de mendier, et d'être un fainéant,
Un gueux. — J'ai quatre enfants. . .
TRIBOULET.
Qu'il serait malséant
De ne pas élever. . .
Le congédiant.
Le ciel vous tienne en joie
ACTE II. — SALTABADIL. 287
M. DE PIENNE, à M. de Gordes, au tond, montrant Triboulct.
Il fait grand jour encor. Je crains qu'il ne nous voie.
Tous deux sortent.
TRIBOULET, à l'homme.
Bonsoir!
L'HOMME, le saluant.
Il sort.
Adiusias. Tout votre serviteur.
TRIBOULET, le regardant s'éloigner.
Nous sommes tous les deux à la même hauteur.
Une langue acérée, une lame pointue.
Je suis l'homme qui rit, il est l'homme qui tue.
SCENE IL
L'homme disparu, Triboulet ouvre doucement la petite porte pratiquée dans le mur de la
cour. Il regarde au dehors avec précaution, puis il tire la clef de la serrure et referme soi-
gneusement la porte en dedans. Il fait quelques pas dans la cour d'un air soucieux et préoc-
cupé.
TRIBOULET, seul.
Ce vieillard m'a maudit!.. . — Pendant qu'il me parlait,
Pendant qu'il me criait : — Oh! sois maudit, valet!
Je raillais sa douleur! — Oh! oui, j'étais infâme,
Je riais, mais j'avais l'épouvante dans l'âme.
Il va s'asseoir sur le petit banc près de la table de pierre.
Maudit !
Profondément rêveur et la main sur son front.
Ah! la nature et les hommes m'ont fait
Bien méchant, bien cruel et bien lâche en effet!
O rage! être bouffon! ô rage! être difforme!
Toujours cette pensée! et, qu'on veille ou qu'on dorme,
Quand du monde en rêvant vous avez fait le tour,
Retomber sur ceci : Je suis bouffon de cour!
Ne vouloir, ne pouvoir, ne devoir et ne faire
Que rire! — Quel excès d'opprobre et de misère!
Quoi! ce qu'ont les soldats, ramassés en troupeau
Autour de ce haillon qu'ils appellent drapeau,
Ce qui reste, après tout, au mendiant d'Espagne,
A l'esclave en Tunis, au forçat dans son bagne,
288 LE ROI S'AMUSE.
A tout homme ici-bas qui respire et se meut,
Le droit de ne pas rire et de pleurer, s'il veut,
Je ne l'ai pas! — O Dieu! triste et l'humeur mauvaise,
Pris dans un corps mal fait où je suis mal à l'aise,
Tout rempli de dégoût de ma difformité,
Jaloux de toute force et de toute beauté,
Entouré de splendeurs qui me rendent plus sombre,
Parfois, farouche et seul, si je cherche un peu l'ombre,
Si je veux recueillir et calmer un moment
Mon âme qui sanglote et pleure amèrement,
Mon maître tout à coup survient, mon joyeux maître,
Qui, tout-puissant, aimé des femmes, content d'être,
A force de bonheur oubliant le tombeau,
Grand, jeune, et bien portant, et roi de France, et beau,
Me pousse avec le pied dans l'ombre où je soupire,
Et me dit en bâillant : Bouffon! fais-moi donc rire!
— O pauvre fou de cour! — C'est un homme, après tout.
— Eh bien! la passion qui dans son âme bout,
La rancune, l'orgueil, la colère hautaine,
L'envie et la fureur dont sa poitrine est pleine,
Le calcul éternel de quelque affreux dessein,
Tous ces noirs sentiments qui lui rongent le sein,
Sur un signe du maître, en lui-même il les broie,
Et, pour quiconque en veut, il en fait de la joie!
— Abjection! — S'il marche, ou se lève, ou s'assied,
Toujours il sent le fil qui lui tire le pied.
— Mépris de toute part! — Tout homme l'humilie.
Ou bien, c'est une reine, une femme, jolie,
Demi-nue et charmante, et dont il voudrait bien,
Qui le laisse jouer sur son lit, comme un chien!
Aussi, mes beaux seigneurs, mes railleurs gentilshommes,
Hun! comme il vous hait bien! quels ennemis nous sommes!
Comme il vous fait parfois payer cher vos dédains!
Comme il sait leur trouver des contre-coups soudains!
Il est le noir démon qui conseille le maître.
Vos fortunes, messieurs, n'ont plus le temps de naître,
Et, sitôt qu'il a pu dans ses ongles saisir
Quelque belle existence, il l'effeuille à plaisir!
— Vous l'avez fait méchant! — O douleur! est-ce vivre?
Mêler du fiel au vin dont un autre s'enivre,
Si quelque bon instinct germe en soi, l'effacer,
Etourdir de grelots l'esprit qui veut penser,
Traverser, chaque jour, comme un mauvais génie,
Des fêtes, qui pour vous ne sont qu'une ironie,
ACTE II. - SALTABADIL. 289
Démolir le bonheur des heureux, par ennui,
N'avoir d'ambition qu'aux ruines d'autrui,
Et contre tous, partout où le hasard vous pose,
Porter toujours en soi, mêler à toute chose,
Et garder, et cacher sous un rire moqueur
Un fond de vieille haine extravasée au cœur!
Oh! je suis malheureux! —
Se levant du banc Je pierre où il est assis.
Mais ici, que m'importe?
Suis-je pas un autre homme en passant cette porte?
Oublions un instant le monde dont je sors.
Ici, je ne dois rien apporter du dehors.
Retombant dans sa rêverie.
— Ce vieillard m'a maudit! — Pourquoi cette pensée
Revient-elle toujours lorsque je l'ai chassée?
Pourvu qu'il n'aille rien m'arriver?
Haussant les épaules.
Suis-je fou?
Il va à la porte de la maison et frappe. Elle s'ouvre. Une jeune fille vêtue de blanc
en sort, et se jette joyeusement dans ses bras.
SCENE III.
TRIBOULET, BLANCHE, ensuite DAME BERARDE.
TRIBOULET.
Ma fille!
II la serre sur sa poitrine avec transport.
Oh! mets tes bras à l'entour de mon cou.
— Sur mon cœur! — Près de toi, tout rit, rien ne me pèse,
Enfant! je suis heureux, et je respire à l'aise'
Il la regarde d'un œil enivré.
— - Plus belle tous les jours! — ■ Tu ne manques de rien,
Dis? — Es-tu bien ici? — Blanche, embrasse-moi bien!
BLANCHE, dans ses bras.
Comme vous êtes bon, mon père!
TRIBOULET, s'asscyant.
Non, je t'aime,
Voilà tout. N'es-tu pas ma vie et mon sang même ?
THÉÂTRE. — II. 19
29o LE ROI S'AMUSE.
Si je ne t'avais point, qu'est-ce que je ferais,
Mon Dieu!
BLANCHE, lui posant la main sur le front.
Vous soupirez. Quelques chagrins secrets,
N'est-ce pas ? Dites-les à votre pauvre fille.
Hélas! je ne sais pas, moi, quelle est ma famille.
TRIBOULET.
Enfant, tu n'en as pas!
BLANCHE.
J'ignore votre nom.
TRIBOULET.
Que t'importe mon nom ?
BLANCHE.
Nos voisins de Chinon,
De la petite ville où je fus élevée,
Me croyaient orpheline avant votre arrivée.
TRIBOULET.
J'aurais dû t'y laisser. C'eût été plus prudent.
Mais je ne pouvais plus vivre ainsi cependant.
J'avais besoin de toi, besoin d'un cœur qui m'aime.
11 la serre de nouveau dans ses bras.
BLANCHE.
Si vous ne voulez pas me parler de vous-même. . .
TRIBOULET.
Ne sors jamais!
BLANCHE.
Je suis ici depuis deux mois,
Je suis allée en tout à l'église huit fois.
TRIBOULET.
Bien.
BLANCHE.
Mon bon père, au moins parlez-moi de ma mère!
TRIBOULET.
Ah! ne réveille pas une pensée amère,
ACTE IL — SALTABADIL. 291
Ne me rappelle pas qu'autrefois j'ai trouvé
— Et, si tu n'étais là, je dirais : j'ai rêvé, —
Une femme, contraire à la plupart des femmes,
Qui, dans ce monde où rien n'appareille les âmes,
Me voyant seul, infirme, et pauvre, et détesté,
M'aima pour ma misère et ma difformité.
Elle est morte, emportant dans la tombe avec elle
L'angélique secret de son amour fidèle,
De son amour, passé sur moi comme un éclair,
Rayon du paradis tombé dans mon enfer!
Que la terre, toujours à nous recevoir prête,
Soit légère à ce sein qui reposa ma tête!
— Toi, seule, m'es restée! —
Levant les yeux au ciel
Eh bien! mon Dieu, merci!
Il pleure et cache son front dans ses mains.
BLANCHE.
Que vous devez souffrir! Vous voir pleurer ainsi,
Non, je ne le veux pas, non, cela me déchire!
TRIBOULET, amèrement.
Et que dirais-tu donc si tu me voyais rire !
BLANCHE.
Mon père, qu'avez-vous ? Dites-moi votre nom.
Oh! versez dans mon sein toutes vos peines!
TRIBOULET.
Non.
A quoi bon me nommer? Je suis ton père. — - Ecoute,
Hors d'ici, vois-tu bien, peut-être on me redoute,
Qui sait? l'un me méprise et l'autre me maudit.
Mon nom, qu'en ferais-tu quand je te l'aurais dit?
Je veux ici du moins, je veux, en ta présence,
Dans ce seul coin dti monde où tout soit innocence,
N'être pour toi qu'un père, un père vénéré,
Quelque chose de saint, d'auguste et de sacré!
BLANCHE.
Mon père!
19.
292
LE ROI S'AMUSE.
TRIBOULET, la serrant avec emportement dans ses bras.
Est-il ailleurs un cœur qui me réponde?
Oh! je t'aime pour tout ce que je hais au monde!
— Assieds-toi près de moi. Viens, parlons de cela.
Dis, aimes-tu ton père? Et, puisque nous voilà
Ensemble, et que ta main entre mes mains. repose,
Qu'est-ce donc qui nous force à parler d'autre chose ?
Ma fille, ô seul bonheur que le ciel m'ait permis,
D'autres ont des parents, des frères, des amis,
Une femme, un mari, des vassaux, un cortège
D'aïeux et d'alliés, plusieurs enfants, que sais-je?
Moi, je n'ai que toi seule! Un autre est riche. Eh bien,
Toi seule es mon trésor et toi seule es mon bien!
Un autre croit en Dieu. Je ne crois qu'en ton âme!
D'autres ont la jeunesse et l'amour d'une femme,
Ils ont l'orgueil, l'éclat, la grâce et la santé,
Ils sont beaux; moi, vois-tu, je n'ai que ta beauté!
Chère enfant! — Ma cité, mon pays, ma famille,
Mon épouse, ma mère, et ma sœur, et ma fille,
Mon bonheur, ma richesse, et mon culte, et ma loi,
Mon univers, c'est toi, toujours toi, rien que toi!
De tout autre côté ma pauvre âme est froissée.
— Oh! si je te perdais!... Non, c'est une pensée
Que je ne pourrais pas supporter un moment!
— Souris-moi donc un peu. — Ton sourire est charmant.
Oui, c'est toute ta mère! — Elle était aussi belle.
Tu te passes souvent la main au front comme elle,
Comme pour l'essuyer, car il faut au cœur pur
Un front tout innocence et des cieux tout azur.
Tu rayonnes pour moi d'une angélique flamme,
A travers ton beau corps mon âme voit ton âme,
Même les yeux fermés, c'est égal, je te vois.
Le jour me vient de toi. Je me voudrais parfois
Aveugle, et l'œil voilé d'obscurité profonde,
Afin de n'avoir pas d'autre soleil au monde!
BLANCHE.
Oh! que je voudrais bien vous rendre heureux!
TRIBOULET.
Qui ? moi ?
Je suis heureux ici! quand je vous aperçoi.
ACTE II. — SALTABADIL. 293
Ma fille, c'est assez pour que mon cœur se fonde.
Il lui passe la main dans les cheveux en souriant.
Oh! les beaux cheveux noirs! Enfant, vous étiez blonde,
Qui le croirait?
BLANCHE, prenant un air caressant.
Un jour, avant le couvre-feu,
Je voudrais bien sortir et voir Paris un peu.
TRIBOULET, impétueusement.
Jamais! jamais! — Ma fille, avec dame Bérarde
Tu n'es jamais sortie, au moins?
BLANCHE, tremblante.
Non.
TRIBOULET.
Pre.nds-y garde!
BLANCHE.
Je ne vais qu'à l'église.
TRIBOULET, à part.
O ciel! on la verrait,
On la suivrait, peut-être on me l'enlèverait!
La fille d'un bouffon, cela se déshonore,
Et l'on ne fait qu'en rire! oh! —
Haut.
Je t'en prie encore,
Reste ici renfermée! — Enfant, si tu savais
Comme l'air de Paris aux femmes est mauvais!
Comme les débauchés vont courant par la ville!
Oh! les seigneurs surtout!
Levant les yeux au ciel.
O Dieu! dans cet asile,
Fais croître sous tes yeux, préserve des douleurs
Et du vent orageux qui flétrit d'autres fleurs,
Garde de toute haleine impure, même en rêve.
Pour qu'un malheureux père, à ses heures de trêve,
En puisse respirer le parfum abrité,
Cette rose de grâce et de virginité!
Il cache sa tête dans ses mains et pleure.
294 LE RQI S'AMUSE.
BLANCHE.
Je ne parlerai plus de sortir, mais par grâce
Ne pleurez pas ainsi !
TRIBOULET.
Non, cela me délasse.
J'ai tant ri l'autre nuit!
Se levant.
Mais c'est trop m'oublier.
Blanche, il est temps d'aller reprendre mon collier.
Adieu.
Le jour baisse.
BLANCHE, l'embrassant.
Reviendrez-vous bientôt, dites?
TRIBOULET.
Peut-être.
Vois-tu, ma pauvre enfant, je ne suis pas mon maître.
Appelant.
Dame Bérarde!
Une vieille duègne paraît a la porte de la maison.
DAME BÉRARDE.
Quoi, monsieur?
TRIBOULET.
Lorsque je vien,
Personne ne me voit entrer?
DAME BERARDE.
Je le crois bien,
C'est si désert!
Il est presque nuit. De l'autre côté du mur, dans la rue, paraît le roi, déguisé
sous des vêtements simples et de couleur sombre. Il examine la hauteur du
mur et la porte qui est fermée, avec des signes d'impatience et de dépit.
TRIBOULET, tenant Blanche embrassée.
Adieu, ma fille bien-aimée!
A dame Bérarde.
La porte sur le quai, vous la tenez fermée?
Dame Bérarde fait un signe affirmatif.
ACTE II. — SALTABADIL. 295
Je sais une maison, derrière Saint-Germain,
Plus retirée encor. Je la verrai demain.
BLANCHE.
Mon père, celle-ci me plaît pour la terrasse
D'où l'on voit des jardins.
TRIBOULET.
N'y monte pas, de grâce!
Ecoutant.
Marche-t-on pas dehors?
Il va à la porte Je la cour, l'ouvre, et regarde avec inquiétude dans la rue. Le
roi se cache dans un enfoncement près de la porte, que Triboulet laisse
entr'ouverte.
BLANCHE, montrant la terrasse.
Quoi ! ne puis-je le soir
Aller respirer là ?
TRIBOULET, revenant.
Prends garde! on peut t'y voir.
Pendant qu'il a le dos tourné, le roi se glisse dans la cour
par la porte entre-bâillée, et se cache derrière un gros arbre.
A dame Bérarde.
Vous, ne mettez jamais de lampe à la fenêtre.
DAME BERARDE, joignant les mains.
Et comment voulez-vous qu'un homme ici pénètre ?
Elle se retourne et aperçoit le roi derrière l'arbre. Elle s'interrompt, ébahie. Au
moment où elle ouvre la bouche pour crier, le roi lui jette dans la gorgerette
une bourse, qu'elle prend, qu'elle pèse dans sa main, et qui la fait taire.
BLANCHE, à Triboulet, qui est allé visiter la terrasse avec une lanterne.
Quelles précautions! Mon père, dites-moi.
Mais que craignez-vous donc ?
TRIBOULET.
Rien pour moi. Tout pour toi!
Il la serre encore une fois dans ses bras.
Blanche! ma fille, adieu!
Un rayon de la lanterne que tient dame Bérarde éclaire Triboulet et Blanche.
296 LE ROI S'AMUSE.
LE ROI, à part, derrière l'arbre.
Triboulet!
Il rit.
Comment diable!
La fille à Triboulet! l'histoire est impayable!
TRIBOULET.
Au moment de sortir, il revient sur ses pas.
J'y pense, quand tu vas à l'église prier,
Personne ne vous suit?
Blanche baisse les yeux avec embarras.
DAME BÉRARDE.
Jamais !
TRIBOULET.
Il faut crier
Si l'on vous suivait.
DAME BÉRARDE.
Ah! j'appellerais main-forte!
TRIBOULET.
Et puis, n'ouvrez jamais si l'on frappe à la porte.
DAME BÉRARDE, comme enchérissant sur les précautions de Triboulet.
Quand ce serait le roi!
TRIBOULET.
Surtout si c'est le roi !
Il embrasse encore une fois sa fille, et sort en refermant la porte avec soin.
SCENE IV.
BLANCHE, DAME BERARDE, LE ROI.
Pendant la première partie de la scène, le roi reste caché derrière l'arbre.
BLANCHE, pensive, écoutant les pas de son père qui s'éloigne.
J'ai du remords pourtant!
ACTE II. — SALTABADIL. 297
DAME BÉRARDE.
Du remords! et pourquoi?
BLANCHE.
Comme à la moindre chose il s'effraie et s'alarme!
En partant, dans ses yeux j'ai vu luire une larme.
Pauvre père! si bon! j'aurais dû l'avertir
Que le dimanche, à l'heure où nous pouvons sortir,
Un jeune homme nous suit. — Tu sais, ce beau jeune homme?
DAME BÉRARDK.
Pourquoi donc lui conter cela, madame? En somme,
Votre père est un peu sauvage et singulier.
Vous haïssez donc bien ce jeune cavalier?
BLANCHE.
Moi le haïr! oh! non! — Hélas! bien au contraire,
Depuis que je l'ai vu, rien ne peut m'en distraire.
Du jour où son regard à mon regard parla,
Le reste n'est plus rien, je le vois toujours là,
Je suis à lui! vois-tu, je m'en fais une idée... —
Il me semble plus grand que tous d'une coudée!
Comme il est brave et doux! comme il est noble et fier,
Bérarde! et qu'à cheval il doit avoir bel air!
DAME BÉRARDE.
C'est vrai qu'il est charmant!
Elle passe près du roi, qui lui donne une poignée de pièces d'or,
qu'elle empoche.
BLANCHE.
Un tel homme doit être...
DAME BÉRARDE, tendant la main au roi, qui lui donne toujours de l'argent.
Accompli.
BLANCHI..
Dans ses yeux on voit son cœur paraître,
Un grand cœur!
DAME BÉRARDE.
Certe, un cœur immense!
A chaque mot que dit dame Bérarde, elle tend la main au roi,
qui la lui remplit de pièces d'or.
298 LE ROI S'AMUSE.
BLANCHE.
Valeureux.
DAME BERARDE, continuant son manège.
Formidable!
BLANCHE.
Et pourtant... bon!
DAME BÉRARDE, tendant la main.
Tendre !
BLANCHE.
Généreux.
DAME BÉRARDE, tendant la main.
Magnifique!
BLANCHE, avec un profond soupir.
Il me plaît !
DAME BERARDE, tendant toujours la main à chaque mot qu'elle dit.
Sa taille est sans pareille !
Ses yeux ! — son front ! — son nez ! —
LE ROI, a part.
O Dieu ! voilà la vieille
Qui m'admire en détail! je suis dévalisé!
BLANCHE.
Je t'aime d'en parler aussi bien.
DAME BÉRARDE.
Je le sai.
LE ROI, a part.
De l'huile sur le feu !
DAME BÉRARDE.
Bon, tendre, un cœur immense,
Valeureux, généreux...
LE ROI, vidant ses poches.
Diable ! elle recommence !
ACTE II.-— SALTABADIL. 299
DAME BERARDE, continuant.
C'est un très grand seigneur, il a l'air élégant,
Et quelque chose en or de brodé sur son gant.
Elle tend la main. Le roi lui fait signe qu'il n'a plus rien.
blanchi:.
Non. Je ne voudrais pas qu'il fût seigneur ni prince.
Mais un pauvre écolier, qui vient de sa province,
Cela doit mieux aimer!
dame bérarde.
C'est possible, après tout,
Si vous le préférez ainsi.
A part.
Drôle de goût!
Cerveau de jeune fille où tout se contrarie!
Essayant encore Je tendre la main au roi.
Ce beau jeune homme-là vous aime à la furie. . .
Le roi ne donne pas.
A part.
Je crois notre homme à sec. — Plus un sou, plus un mot.
BLANCHE, toujours sans voir le roi.
Le dimanche jamais ne revient assez tôt.
Quand je ne le vois pas, ma tristesse est bien grande.
Oh! j'ai cru l'autre jour, au moment de l'offrande,
Qu'il allait me parler, et le cœur m'a battu !
J'y songe nuit et jour! De son côté, vois-tu,
L'amour qu'il a pour moi l'absorbe. Je suis sûre
Que toujours dans son âme il porte ma figure.
C'est un homme ainsi fait, oh! cela se voit bien !
D'autres femmes que moi ne le touchent en rien.
Il n'est pour lui ni jeu, ni passe-temps, ni fête.
Il ne pense qu'à moi.
DAME BERARDE, faisant un dernier effort et tendant la main au roi.
J'en jurerais ma tête!
LE ROI, ôtant son anneau qu'il lui donne.
Ma bague pour la tête !
300
LE ROI S'AMUSE.
BLANCHE.
Ah! je voudrais souvent,
En y songeant le jour, la nuit en y rêvant,
L'avoir là, ■ — devant moi,
Le roi sort de sa cachette et va se mettre à genoux près d'elle.
Elle a le visage tourné du côté opposé.
Pour lui dire à lui-même :
Sois heureux! sois content! oh! oui, je t'ai...
Elle se retourne, voit le roi à ses genoux, et s'arrête, pétrifiée.
LE ROI, lui tendant les bras.
Je t'aime !
Achève! achève! — Oh! dis : Je t'aime! Ne crains rien.
Dans une telle bouche un tel mot va si bien!
BLANCHE, effarée, cherche des yeux dame Bérarde qui a disparu.
Bérarde! — Plus personne, ô Dieu! qui me réponde!
Personne !
LE ROI, toujours à genoux.
Deux amants heureux, c'est tout un monde!
BLANCHE, tremblante.
Monsieur, d'où venez-vous ?
LE ROI.
De l'enfer ou du ciel,
Qu'importe! que je sois Satan ou Gabriel,
Je t'aime!
BLANCHE.
O ciel ! ô ciel ! ayez pitié. . . — J'espère
Qu'on ne vous a point vu. Sortez ! — Dieu ! si mon père.
LE ROI.
Sortir, quand palpitante en mes bras je te tiens,
Lorsque je t'appartiens! lorsque tu m'appartiens!
— Tu m'aimes! tu l'as dit!
BLANCHE, confuse.
11 m'écoutait !
ACTE II. SALTABADIL. 301
LE ROI.
• Sans doute.
Quel concert plus divin veux-tu donc que j'écoute?
BLANCHE, suppliante.
Ah! vous m'avez parlé. Maintenant, par pitié,
Sors!
LE ROI.
Sortir, quand mon sort à ton sort est lié,
Quand notre double étoile au même horizon brille,
Quand je viens éveiller ton cœur de jeune fille,
Quand le ciel m'a choisi pour ouvrir à l'amour
Ton âme vierge encore et ta paupière au jour !
Viens, regarde, oh! l'amour, c'est le soleil de l'âme!
Te sens-tu réchauffée à cette douce flamme?
Le sceptre que la mort vous donne et vous reprend ,
La gloire qu'on ramasse à la guerre en courant,
Se faire un nom fameux, avoir de grands domaines,
Etre empereur ou roi, ce sont choses humaines -,
Il n'est sur cette terre, où tout passe à son tour,
Qu'une chose qui soit divine, et c'est l'amour!
Blanche, c'est le bonheur que ton amant t'apporte,
Le bonheur, qui, timide, attendait à ta porte!
La vie est une rieur, l'amour en est le miel.
C'est la colombe unie à l'aigle dans le ciel,
C'est la grâce tremblante à la force appuyée,
C'est ta main dans ma main doucement oubliée...
— Aimons-nous ! aimons-nous !
Il cherche à l'embrasser. Elle se débat.
BLANCHE.
Non ! laissez !
Il l.i serre dans ses bras, et lui prend un baiser.
DAME BERARDE, au fond, sur la terrasse. A part.
11 va bien!
LE ROI, à part.
Elle est prise !
Haut.
Dis-moi que tu m'aimes!
302 LE ROI S'AMUSE.
DAME BÉRARDE, au fond, à part.
Vaurien !
LE ROI.
Blanche! redis-le-moi!
BLANCHE, baissant les yeux.
Vous m'avez entendue.
Vous le savez.
LE ROI, l'embrassant de nouveau avec transport.
Je suis heureux !
BLANCHE.
Je suis perdue !
LE ROI.
Non. Heureuse avec moi !
Dites-moi votre nom.
BLANCHE, s'arrachant de ses bras.
Vous m'êtes étranger.
DAME BÉRARDE, au fond, à part.
Il est temps d'y songer!
BLANCHE.
Vous n'êtes pas au moins seigneur ni gentilhomme!
Mon père les craint tant!
LE ROI.
Mon Dieu non ! Je me nomme. . .
A part.
— Voyons ? . . .
Il cherche.
Gaucher Mahiet. — Je suis un écolier. . .
Très pauvre. . .
DAME BÉRARDE, occupée en ce moment même à compter l'argent qu'il lui a donné.
Est-il menteur!
Entrent dans la rue M. de Pienne et M. de Pardaillan, enveloppés de manteaux,
une lanterne sourde à la main.
M. DE PIENNE, bas à M. de Pardaillan.
C'est ici, chevalier!
ACTE II. — SALTABADIL. 303
DAME BERARDE, bas, et descendant précipitamment la terrasse.
J'entends quelqu'un dehors.
BLANCHE, effrayée.
C'est mon père peut-être!
DAME BÉRARDH, au roi.
Partez, monsieur !
LE ROI.
Que n'ai-je entre mes mains le traître
Qui me dérange ainsi !
BLANCHE, à dame Bérarde.
Fais-le vite passer
Par la porte du quai.
LE ROI, à Blanche.
Quoi ! déjà te laisser !
M'aimeras-tu demain?
BLANCHE.
Et vous?
LE ROI.
Ma vie entière !
BLANCHE.
Ah! vous me tromperez, car je trompe mon père!
LE ROI.
Jamais! — Un seul baiser, Blanche, sur tes beaux yeux.
DAME BÉRARDE, à part.
Mais c'est un embrasseur tout à fait furieux!
BLANCHE, faisant quelque résistance.
Non , non !
Le roi l'embrasse, et rentre avec dame Bérarde dans la maison.
Blanche reste quelque temps les yeux fixés sur la porte par où il est sorti, puis
elle rentre elle-même. Pendant ce temps-là, la rue se peuple de gentilshommes
armés, couverts de manteaux et masqués. M. de Gordes, MM. de Cossé, de
Montchenu, de Brion et de Montmorency, Clément Marot, rejoignent suc-
cessivement M. de Pienne et M. de Pardaillan. La nuit est très noire. La
lanterne sourde de ces messieurs est bouebée. Ils se font entre eux des signes
de reconnaissance, et se montrent la maison de Blanche. Un valet les suit
portant une échelle.
304 LE ROI S'AMUSE.
SCÈNE V.
LES GENTILSHOMMES, puis TRIBOULET, puis BLANCHE.
Blanche reparaît par la porte du premier étage sur la terrasse.
Ellle tient à la main un flambeau qui éclaire son visage.
BLANCHE, sur la terrasse.
Gaucher Mahiet! nom de celui que j'aime,
Grave-toi dans mon cœur !
M. DE PIENNE, aux gentilshommes.
Messieurs, c'est elle-même!
M. DE PARDAILLAN.
Voyons.
M. DE GORDES, dédaigneusement.
Quelque beauté bourgeoise !
A M. de Pienne.
Je te plains
Si tu fais ton régal des femmes de vilains!
En ce moment Blanche se retourne, de façon que les gentilshommes peuvent la voir.
M. DE PIENNE, à M. de Gordcs.
Comment la trouves-tu?
MAROT.
La vilaine est jolie!
M. DE GORDES.
C'est une fée! un ange! une grâce accomplie!
M. DE PARDAILLAN.
Quoi ! c'est là la maîtresse à messer Triboulet.
Le sournois!
M. DE GORDES.
Le faquin !
MAROT.
La plus belle au plus laid.
C'est juste. — Jupiter aime à croiser les races.
Blanche rentre chez elle. On ne voit plus qu'une lumière à une fenêtre.
ACTE II. - SALTABADIL. 305
M. DE PIENNE.
Messieurs, ne perdons pas notre temps en grimaces.
Nous avons résolu de punir Triboulet.
Or, nous sommes ici, tous, à l'heure qu'il est,
Avec notre rancune, et, de plus, une échelle.
Escaladons le mur et volons-lui sa belle,
Portons la dame au Louvre, et que sa majesté
A son lever demain trouve cette beauté.
M. DE COSSÉ.
Le roi mettra la main dessus, que je suppose.
MAROT.
Le diable à sa façon débrouillera la chose !
M. DE PIENNE.
Bien dit. A l'œuvre !
M. DE GORDES.
Au fait, c'est un morceau de roi.
Entre Triboulet.
TRIBOULET, rêveur, au fond.
Je reviens. . . à quoi bon ? Ah ! je ne sais pourquoi !
M. DE COSSE, aux gentilshommes.
Çà, trouvez-vous si bien, messieurs, que, brune et blonde.
Notre roi prenne ainsi la femme à tout le monde?
Je voudrais bien savoir ce que le roi dirait
Si quelqu'un usurpait la reine?
TRIBOULET, avançant de quelques pas.
( )]] ! mon secret!
— Ce vieillard m'a maudit! -- Quelque chose me trouble!
La nuit est si épaisse qu'il ne voit pas M. de Gordcs près de lui
et qu'il le heurte en passant.
Qui va là ?
M. DE GORDES, revenant, cria ré. Bas aux gentilshommes.
Triboulet, messieurs!
THÉÂTRE, — II. 20
306 LE ROI S'AMUSE.
M. DE COSSE, bas.
Victoire double !
Tuons le traître !
M. DE PIENNE.
Oh non !
M. DE COSSE.
Il est dans notre main.
M. DE PIENNE.
Et nous ne l'aurions plus pour en rire demain ?
M. DE GORDES.
Oui, si nous le tuons, le tour n'est plus si drôle.
M. DE COSSÉ.
Mais il va nous gêner.
MAROT.
Laissez-moi la parole.
Je vais arranger tout.
TRIBOULET, qui est resté dans son coin aux aguets et l'oreille tendue.
On s'est parlé tout bas.
MAROT, approchant.
Triboulet!
TRIBOULET, d'une voix terrible.
Qui va là ?
MAROT.
Là! ne nous mange pas.
C'est moi.
TRIBOULET.
Qui, toi?
MAROT.
Marot.
TRIBOULET.
Ah! la nuit est si noire!
MAROT.
Oui, le diable s'est fait du ciel une écritoire.
ACTE II. — SALTABADIL. 307
TRIBOULET.
Dans quel but?. . .
MAROT.
Nous venons, ne l'as-tu pas pensé?
Enlever pour le roi madame de Cossé.
TRIBOULET, respirant.
Ah!.. . — Très bien!
M. DE COSSÉ, à part.
Je voudrais lui rompre quelque membre!
TRIBOULET, à Marot.
Mais comment terez-vous pour entrer dans sa chambre?
MAROT, bas a M. de Cossé.
Donnez-moi votre clé.
M. de Cossé lui passe sa clé, qu'il transmet à Triboulet.
Tiens, touche cette clé.
Y sens-tu le blason de Cossé ciselé?
TRIBOULET, palpant la clé.
Les trois feuilles de scie, oui.
A part.
Mon Dieu, suis-je béte!
Montrant le mur à gauche.
Voilà l'hôtel Cossé. Que diable avais-je en tête?
A Marot en lui rendant la clé.
Vous enlevez sa femme au gros Cossé? j'en suis!
MAROT.
Nous sommes tous masques.
TRIBOULET.
Eh bien, un masque!
Marot lui met un masque, et ajoute au masque un bandeau, qu'il lui attache
sur les yeux et sur les oreilles.
Et puis?
MAROT.
Tu nous tiendras l'échelle.
Les gentilshommes appliquent l'échelle au mur de la terrasse.
Marot y conduit Triboulet, auquel il la fait tenir.
308 LE ROI S'AMUSE.
TRIBOULET, les mains sur l'échelle.
Hum! êtes- vous en nombre?
Je n'y vois plus du tout.
MAROT.
C'est que la nuit est sombre.
Aux autres en riant.
Vous pouvez crier haut et marcher d'un pas lourd.
Le bandeau que voilà le rend aveugle et sourd.
Les gentilshommes montent l'échelle, enfoncent la porte du premier étage sur
la terrasse, et pénètrent dans la maison. Un moment après, l'un d'eux reparaît
dans la cour, dont il ouvre la porte en dedans; puis le groupe tout entier
arrive à son tour dans la cour et franchit la porte, emportant Blanche, demi-
nue et bâillonnée, qui se débat.
BLANCHE, échevelée, dans l'éloignement.
Mon père, à mon secours! ô mon père!
VOIX DES GENTILSHOMMES, dans l'éloignement.
Victoire!
Ils disparaissent avec Blanche.
TRIBOULET, resté seul au bas de l'échelle.
Çà, me font-ils ici faire mon purgatoire?
Ont-ils bientôt fini ? quelle dérision !
Il lâche l'échelle, porte la main à son masque et rencontre le bandeau.
J'ai les yeux bandés!
Il arrache son bandeau et son masque. A la lumière de la lanterne sourde qui a
été oubliée à terre, il y voit quelque chose de blanc, il le ramasse, et reconnaît
le voile de sa fille. Il se retourne, l'échelle est appliquée au mur de sa terrasse,
la porte de sa maison est ouverte, il y entre comme un furieux, et reparaît
un moment après traînant dame Bérarde bâillonnée et demi-vêtue. Il la re-
garde avec stupeur, puis il s'arrache les cheveux en poussant quelques cris
inarticulés. Enfin la voix lui revient.
Oh! la malédiction!
Il tombe évanoui.
ACTE TROISIEME.
LE ROI.
L'antichambre du roi, au Louvre. Dorures, ciselures, meubles, tapisseries, dans le goût dj la
renaissance. — Sur le devant, une table, un fauteuil, un pliant. — Au fond, une grande
porte dorée. — A gauche, la porte de la chambre à coucher du roi, revêtue d'une portière
en tapisserie. A droite, un dressoir chargé de vaisselles d'or et d'émaux. — La porte du fond
s'ouvre sur un mail.
SCENE PREMIERE.
LES GENTILSHOMMES.
M. DE GORDES.
A4aintenant, arrangeons la fin de l'aventure.
M. DE PARDAILLAN.
Il faut que Triboulet s'intrigue, se torture,
Et ne devine pas que sa belle est ici!
M. DE COSSÉ.
Qu'il cherche sa maîtresse, oui, c'est fort bien! mais si
Les portiers cette nuit nous ont vus l'introduire?
M. DE MONTCHENU.
Tous les huissiers du Louvre ont ordre de lui dire
Qu'ils n'ont point vu de femme entrer céans la nuit.
M. DE PARDAILLAN.
De plus un mien laquais, drôle aux ruses instruit,
Pour lui donner le change, est allé sur sa porte
Dire aux gens du bouffon que, d'une ou d'autre sorte,
Il avait vu traîner à l'hôtel d'Hautefort
Une femme, à minuit, qui se débattait fort.
M. DE COSSL, riant.
Bon, l'hôtel d'Hautefort le jette loin du Louvre!
310 LE ROI S'AMUSE.
M. DE GORDES.
Serrons bien sur ses yeux le bandeau qui les couvre.
MAROT.
J'ai ce matin au drôle envoyé ce billet :
Il tire un papier et lit.
« Je viens de t'enlever ta belle, ô Triboulet!
« Je l'emmène, s'il faut t'en donner des nouvelles,
« Hors de France avec moi. »
Tous rient.
M. DE GORDES, à Marot.
Signé ? . . .
MAROT.
« Jean de Nivelles! »
Les éclats de rire redoublent.
M. DE PARDAILLAN.
Oh! comme il va chercher!
M. DE COSSE.
Je jouis de le voir.
M. DE GORDES.
Qu'il va, le malheureux, avec son désespoir,
Ses poings crispés, ses dents de colère serrées,
Nous payer en un jour de dettes arriérées!
La porte latérale s'ouvre. Entre le roi, vêtu d'un magnifique négligé du matin.
Il est accompagné de M. de Pienne. Tous les courtisans se rangent et se dé-
couvrent. Le roi et M. de Pienne rient aux éclats.
LE ROI, désignant la porte du fond.
Elle est là ?
M. DE PIENNE.
La maîtresse à Triboulet!
LE ROI.
Vraiment!
Dieu! souffler sa maîtresse à mon fou! c'est charmant!
ACTE III. — LE ROI. 311
M. DE PIENNE.
Sa maîtresse, ou sa femme!
LE ROI, à part.
Une femme! une fille!
Je ne le savais pas si père de famille!
M. DE PIENNE.
Le roi la veut-il voir?
LE ROI.
Pardieu !
M. de Pienne sort, et revient un moment après soutenant Blanche, voi!éc
et toute chancelante. Le roi s'assied nonchalamment dans son fauteuil.
M. DE PIENNE, à Blanche.
Ma belle, entrez.
Vous tremblerez après tant que vous le voudrez.
Vous êtes près du roi.
BLANCHE, toujours voilée.
C'est le roi! ce jeune homme!...
Elle court se jeter aux pieds du roi.
A la voix de Blanche, le roi tressaille et fait signe à tous de sortir.
SCENE IL
LE ROI, BLANCHE.
Le roi, resté seul avec Blanche, soulève le voile qui la cache.
LE ROI.
Blanche!
BLANCHE.
Gaucher Mahiet! ciel!
LE ROI, éclatant de rire.
Foi de gentilhomme,
Méprise ou fait exprès, je suis ravi du tour.
Vive Dieu! ma beauté, ma Blanche, mon amour,
Viens dans mes bras!
312 LE ROI S'AMUSE.
BLANCHE, reculant.
Le roi! le roi! Laissez-moi, sire! —
Mon Dieu! je ne sais plus comment parler, ni dire... —
Monsieur Gaucher Mahiet... — Non, vous êtes le roi. -
Retombant à genoux.
Oh! qui que vous soyez, ayez pitié de moi!
LE ROI.
Avoir pitié de toi, Blanche! moi qui t'adore!
Ce que Gaucher disait, François le dit encore.
Tu m'aimes, et je t'aime, et nous sommes heureux!
Etre roi ne saurait gâter un amoureux.
Enfant! tu me croyais bourgeois, clerc, moins peut-être.
Parce que le hasard m'a fait un peu mieux naître,
Parce que je suis roi, ce n'est pas un motif
De me prendre en horreur subitement tout vif!
Je n'ai pas le bonheur d'être un manant, qu'importe!
BLANCHE, à part.
Comme il rit! O mon Dieu! je voudrais être morte!
LE ROI, souriant et riant plus encore.
Oh! les fêtes, les jeux, les danses, les tournois,
Les doux propos d'amour le soir au fond des bois,
Cent plaisirs que la nuit couvrira de son aile,
Voilà ton avenir, auquel le mien se mêle!
Oh! soyons deux amants, deux heureux, deux époux!
Il faut un jour vieillir, et la vie, entre nous,
Cette étoffe, où, malgré les ans qui la morcellent,
Quelques instants d'amour par places étincellent,
N'est qu'un triste haillon sans ces paillettes-là!
En riant.
Blanche, j'ai réfléchi souvent à tout cela,
Et voici la sagesse : honorons Dieu le père,
Aimons, et jouissons, et faisons bonne chère!
BLANCHE, atterrée et reculant.
O mes illusions! qu'il est peu ressemblant!
LE ROI.
Quoi! me croyais-tu donc un amoureux tremblant,
ACTE III. — LE ROI. 313
Un cuistre, un de ces fous lugubres et sans flammes
Qui pensent qu'il suffit, pour que toutes les femmes
Et tous les cœurs charmés se rendent devant eux,
De pousser des soupirs avec un air piteux!
BLANCHE, le repoussant.
Laissez-moi! — Malheureuse!
LE ROI.
Oh! sais-tu qui nous sommes?
La France, un peuple entier, quinze millions d'hommes,
Richesse, honneurs, plaisirs, pouvoir sans frein ni loi,
Tout est pour moi, tout est à moi, je suis le roi!
Eh bien! du souverain tu seras souveraine.
Blanche! je suis le roi, toi, tu seras la reine!
BLANCHE.
La reine! et votre femme?
LE ROI, riant.
Innocence! ô vertu!
Ah! ma lemme n'est pas ma maîtresse, vois-tu?
BLANCHE.
Votre maîtresse! oh! non! quelle honte!
LE ROI.
La fière!
BLANCHI'..
Je ne suis pas à vous, non, je suis à mon père!
LE ROI.
Ton père! mon bouffon, mon fou! mon Tri boulet!
Ton père! il est à moi! j'en fais ce qui me plaît!
Il veut ce que je veux '
BLANCHE, pleurant amèrement et la tête dans ses mains.
O Dieu ! mon pauvre père !
Quoi ! tout est donc à vous !
Elle sanglote. Il se jette à ses pieds pour la consoler.
314 LE ROI S'AMUSE.
LE ROI, avec un accent attendri.
Blanche! oh! tu m'es bien chère!
Blanche, ne pleure plus. Viens sur mon cœur!
Jamais!
BLANCHE, résistant.
LE ROI, tendrement.
Tu ne m'as pas encor redit que tu m'aimais.
BLANCHE.
Oh ! c'est fini !
LE ROI.
Je t'ai, sans le vouloir, blessée.
Ne sanglote donc pas comme une délaissée.
Oh! plutôt que de faire ainsi pleurer tes yeux,
J'aimerais mieux mourir, Blanche! j'aimerais mieux
Passer dans mon royaume et dans ma seigneurie
Pour un roi sans courage et sans chevalerie !
Un roi qui fait pleurer une femme ! 6 mon Dieu !
Lâcheté !
BLANCHE, égarée et sanglotant.
N'est-ce pas, tout ceci n'est qu'un jeu ?
Si vous êtes le roi, j'ai mon père. Il me pleure.
Faites-moi ramener près de lui. Je demeure
Devant l'hôtel Cossé. Mais vous le savez bien.
Oh! qui donc êtes-vous ? je n'y comprends plus rien.
Comme ils m'ont emportée avec des cris de fête !
Tout ceci comme un rêve est brouillé dans ma tête.
Pleurant.
Je ne sais même plus, vous que j'ai cru si doux,
Si je vous aime encor!
Reculant avec un sursaut de terrcui
Vous roi! — J'ai peur de vous!
LE ROI, cherchant à la prendre dans ses bras.
Je vous fais peur, méchante !
BLANCHE, le repoussant.
Oh ! laissez-moi !
ACTE III. — LE ROI. 315
LE ROI, la serrant de plus près.
Qu'entends-je!
Un baiser de pardon !
BLANCHE, se débattant.
Non!
LE ROI, riant, à part.
Quelle fille étrange !
BLANCHE, s'échappant de ses bras.
Laissez-moi ! — Cette porte !
Elle aperçoit la porte de la chambre du roi ouverte, s'y précipite,
et la referme violemment sur elle.
LE ROI, prenant une petite clef d'or à sa ceinture.
Oh ! j'ai la clef sur moi.
Il ouvre la porte, la pousse vivement, entre, et la referme sur lui.
MAROT, en observation à la porte du tond depuis quelques instants.
Il rit.
Elle se réfugie en la chambre du roi !
O la pauvre petite !
Appelant M. de Gordes.
Hé, comte!
SCENE III.
MAROT, puis LES GENTILSHOMMES, ensuite TRIBOULET.
M. DE GORDES, à Marot.
Est-ce qu'on rentre?
MAROT.
Le lion a traîne la brebis dans son antre.
M. DE PARDAII.I. \N, sautant de joie.
Oh ! pauvre Triboulet !
3i6 LE ROI S'AMUSE.
M. DE PIENNE, qui est resté à la porte, et qui a les yeux fixés vers le dehors.
Chut ! le voici !
M. DE GORDES, bas aux seigneurs.
Tout doux!
Çà, n'ayons l'air de rien, et tenons-nous bien tous.
MAROT.
Messieurs, je suis le seul qu'il puisse reconnaître.
11 n'a parlé qu'à moi.
M. DE PIENNE.
Ne faisons rien paraître.
Entre Triboulet. Rien ne paraît changé en lui. Il a le costume et l'air indifférent
du bouffon. Seulement il est très pâle.
M. DE PIENNE, ayant l'air de poursuivre une conversation commencée et faisant des
yeux aux plus jeunes gentilshommes, qui compriment des rires étouffes en voyant
Triboulet.
Oui, messieurs, c'est alors, — Hé! bonjour, Triboulet! —
Qu'on fit cette chanson en forme de couplet :
Il chante.
Quand Bourbon vit Marseille,
Il a dit à ses gens :
Vrai Dieu ! quel capitaine
Trouverons-nous dedans ?
TRIBOULET, continuant la chanson.
Au mont de la Coulombe
Le passage est étroit,
Montèrent tous ensemble
En soufflant à leurs doigts.
Rires et applaudissements ironiques.
TOUS.
Parfait !
TRIBOULET, qui s'est avancé lentement jusque sur le devant
A part.
Où peut-elle être?
Il se remet à fredonner.
Montèrent tous ensemble
En soufflant à leurs doigts.
ACTE III. — LE ROI. 317
M. DE CORDES, applaudissant.
Ah! Triboulet, bravo!
TRIBOULET, examinant tous ces visages qui rient autour de lui. — A part.
Ils ont tous fait le coup, c'est sûr!
M. DE COSSE, frappant sur l'épaule de Triboulet avec un gros rire.
Quoi de nouveau,
Bouffon ?
TRIBOULET, aux autres, montrant M. de Cossé.
Ce gentilhomme est lugubre à voir rire.
Contrefaisant M. de Cossé.
— Quoi de nouveau, bouffon ?
M. DE COSSÉ, riant toujours.
Oui, que viens-tu nous dire r
TRIBOULET, le regardant de la tête aux pieds.
Que si vous vous mettez à faire le charmant,
Vous allez devenir encor plus assommant!
Pendant toute la première partie de la scène, Triboulet a l'air de chercher,
d'examiner, de fureter. Le plus souvent son regard seul indique cette préoc-
cupation. Quelquefois, quand il croit qu'on n'a pas l'oeil sur lui, il déplace
un meuble, il tourne le bouton d'une porte pour voir si elle est fermée. Du
reste, il cause avec tous, comme à son habitude, d'une manière railleuse,
insouciante et dégagée. Les gentilshommes, de leur côté, ricanent entre eux
et se font des signes, tout en parlant de choses et d'autres.
Où l'ont-ils cachée ? -- Oh ! — Si je la leur demande,
Ils se riront de moi !
Accostant rVlarot d'un air riant.
Marot, ma joie est grande
Que tu ne te sois pas cette nuit enrhumé.
MAROT, ]ouant la surprise.
Cette nuit ?
TRIBOULET, clignant de l'oeil d'un air d'intelligence.
Un bon tour, et dont je suis charmé!
MAROT.
Quel tour ?
318 LE ROI S'AMUSE.
TRIBOULET, hochant la tête.
Oui!
MAROT, d'un air candide.
Je me suis, pour toutes aventures,
Le couvre-feu sonnant, mis sous mes couvertures,
Et le soleil brillait quand je me suis levé.
TRIBOULET.
Ah ! tu n'es pas sorti cette nuit ? J'ai rêvé !
Il aperçoit un mouchoir sur la table et se jette dessus.
M. DE PARDAILLAN, bas à M. de Pienne.
Tiens, duc, de mon mouchoir il regarde la lettre.
TRIBOULET, laissant tomber le mouchoir, à part.
Non, ce n'est pas le sien.
M. DE PIENNE, à quelques jeunes gens qui rient au fond.
Messieurs ! . . .
TRIBOULET, à part.
Où peut- elle être ?
M. DE PIENNE, à M. de Gordes.
Qu'avez-vous donc à rire ainsi ?
M. DE GORDES, montrant Marot.
Pardieu, c'est lui
Qui nous fait rire!
TRIBOULET, à part.
Ils sont bien joyeux aujourd'hui !
M. DE GORDES, a Marot, en riant.
Ne me regarde pas de cet air malhonnête,
Ou je vais te jeter Triboulet a la tête.
TRIBOULET, à M. de Pienne.
Le roi n'est pas encore éveillé ?
ACTE III. — LE ROI. 319
M. DE P1ENNE.
Non, vraiment !
TRIBOULET.
Se fait-il quelque bruit dans son appartement?
Il veut approcher de la porte. M. de Pardaillan le retient.
M. DE PARDAILLAN.
Ne va pas réveiller sa majesté!
M. DE GORDES, à M. de Pardaillan.
Vicomte,
Ce faquin de Marot nous fait un plaisant conte.
Les trois Guy, revenus, ma foi, l'on ne sait d'où,
Ont trouvé l'autre nuit, — qu'en dit ce maître fou? —
Leurs femmes, toutes trois, avec d'autres...
MAROT.
Cachées.
TRIBOULET.
Les morales du temps se font si relâchées !
M. DE COSSÉ.
Les femmes, c'est si traître!
TRIBOULET, à M. de Cosse.
Oh ! prenez garde !
M. DE COSSÉ.
Quoi?
TRIBOULET.
Prenez garde, monsieur de Cossé!
M. DE Cussi' .
Quoi?
TRIBOULET.
Je voi
Quelque chose d'affreux qui vous pend à l'oreille.
320 LE ROI S'AiMUSE.
M. DE COSSE.
Quoi donc ?
TRIBOULET, lui riant au nez.
Une aventure absolument pareille !
M. DE COSSE, le menaçant avec colère.
Hun!
TRIBOULET.
Messieurs, l'animal est, vraiment, curieux.
Voilà le cri qu'il fait quand il est furieux.
Contrefaisant M. de Cossé.
— Hun!
Tous rient. Entre un gentilhomme à la livrée Je la reine.
M. DE PIENNE.
Qu'est-ce, Vaudragon?
LE GENTILHOMME.
La reine ma maîtresse
Demande à voir le roi pour affaire qui presse.
M. de Pienne lui fait signe que la chose est impossible, le gentilhomme insiste.
Madame de Brézé n'est pas chez lui pourtant.
M. DE PIENNE, avec impatience.
Le roi n'est pas levé.
LE GENTILHOMME.
Comment, duc! dans l'instant
11 était avec vous.
M. DE PIENNE, dont l'humeur redouble, et qui lait au gentilhomme des signes
que celui-ci ne comprend pas, et queTriboulet observe avec une attention profonde.
Le roi chasse!
LE GENTILHOMME.
Sans pages
Et sans piqueurs alors, car tous ses équipages
Sont là.
ACTE III. — LE ROI. 321
M. DE PIENNE, à part.
Diable !
Parlant au gentilhomme entre Jeux yeux et avec colère.
On vous dit, comprenez-vous ceci?
Que le roi ne peut voir personne!
TRIBOULET, éclatant et d'une voix de tonnerre
Elle est ici !
Elle est avec le roi !
Htonncment dans les gentilshommes.
M. DE GORDES.
Qu'a-t-il donc? il délire!
Elle!
TRIBOULET.
Oh! vous savez bien, messieurs, qui je veux dire!
Ce n'est pas une affaire à me dire : Va-t'en!
— La femme qu'à vous tous, Cossé, Pienne c; Satan,
Brion, Montmorency,... la femme désolée
Que vous avez hier dans ma maison volée,
— Monsieur de Pardaillan, vous en étiez aussi! —
Oh! je la reprendrai, messieurs! — Elle est ici!
M. DE PIENNE, riant.
Triboulet a perdu sa maîtresse! Gentille
Ou laide, qu'il la cherche ailleurs.
TRIBOULET, effrayant.
Je veux ma fille !
TOI S.
Sa fille!
Mouvement de surprise.
TRIBOULET, croisant les bras.
C'est ma fille! — Oui, riez maintenant!
Ah! vous restez muets, vous trouvez surprenant
Que ce bouffon soit père et qu'il ait une fille!
Les loups et les seigneurs n'ont-ils pas leur famille?
Ne puis-je avoir aussi la mienne? Allons! assez!
D'une voix terrible.
Que si vous plaisantiez, c'est charmant, finissez!
THÉÂTRE. — II. 21
322 LE ROI S'AMUSE.
Ma fille, je la veux, voyez-vous! — Oui, l'on cause,
On chuchote, on se parle en riant de la chose.
Moi, je n'ai pas besoin de votre air triomphant.
Messeigneurs, je vous dis qu'il me faut mon enfant!
Il se jette sur la porte du roi.
Elle est là!
Tous les gentilshommes se placent devant la porte, et l'empêchent.
MAROT.
Sa folie en furie est tournée.
TRIBOULET, reculant avec désespoir.
Courtisans! courtisans! démons! race damnée!
C'est donc vrai qu'ils m'ont pris ma fille, ces bandits!
— Une femme à leurs yeux, ce n'est rien, je vous dis!
Quand le roi, par bonheur, est un roi de débauches,
Les femmes des seigneurs, lorsqu'ils ne sont pas gauches,
Les servent fort. — L'honneur d'une vierge, pour eux,
C'est un luxe inutile, un trésor onéreux.
Une femme est un champ qui rapporte, une ferme
Dont le royal loyer se paie à chaque terme.
Ce sont mille faveurs pleuvant on ne sait d'où,
C'est un gouvernement, un collier sur le cou,
Un tas d'accroissements que sans cesse on augmente!
Les regardant tous e î face.
— En est-il parmi vous un seul qui me démente?
N'est-ce pas que c'est vrai, messeigneurs? — En effet
Il va de l'un à l'autre.
Vous lui vendriez tous, si ce n'est déjà fait,
Pour un nom, pour un titre, ou toute autre chimère,
A M. de Brion.
Toi, ta femme, Brion!
A M. de Gordes.
Toi, ta sœur!
Au jeune page Pardaillan.
Toi, ta mère!
UN PAGE se verse un verre de vin au buffet, et se met à boire
en fredonnant.
Quand Bourbon vit Marseille,
II a dit à ses gens :
Vrai Dieu! quel capitaine. . .
ACTE III. — LE ROI. 323
TRIBOULET, se retournant.
Je ne sais à quoi tient, vicomte d'Aubusson,
Que je te brise aux dents ton verre et ta chanson !
A tous.
Qui le croirait? des ducs et pairs, des grands d'Espagne,
O honte! un Vermandois qui vient de Charlemagne,
Un Brion, dont l'aïeul était duc de Milan,
Un Gordes-Simiane, un Pienne, un Pardaillan,
— Vous, un Montmorency! — les plus grands noms qu'on nomme,
Avoir été voler sa fille à ce pauvre homme!
— Non, il n'appartient point à ces grandes maisons
D'avoir des cœurs si bas sous d'aussi fiers blasons!
Non, vous n'en êtes pas! — Au milieu des huées,
Vos mères aux laquais se sont prostituées!
Vous êtes tous bâtards!
M. DE GORDES.
Ah çà, drôle!
TRIBOULET.
Combien
Le roi vous donne-t-il pour lui vendre mon bien ?
Il a payé le coup, dites! —
S'arrachant les cheveux.
Moi qui n'ai qu'elle!
— Si je voulais, — sans doute, — elle est jeune, elle est belle, —
Certe, il me la paierait!
Les regardant tous.
Est-ce que votre roi
S'imagine qu'il peut quelque chose pour moi ?
Peut-il couvrir mon nom d'un nom comme les vôtres ?
Peut-il me faire beau, bien fait, pareil aux autres?
— Enfer! il m'a tout pris! — Oh! que ce tour charmant
Est vil, atroce, horrible, et s'est fait lâchement!
Scélérats! assassins! vous êtes des infâmes,
Des voleurs, des bandits, des tourmenteurs de femmes!
Messeigneurs, il me faut ma fille! il me la faut
A la fin! allez-vous me la rendre bientôt?
— Oh! voyez! — cette main, — main qui n'a rien d'illustre,
M. un d'un homme du peuple, et d'un serf, et d'un rustre,
Cette main qui paraît désarmée aux rieurs,
Et qui n'a pas d'épéc, a des ongles, messieurs!
324 LE ROJ S'AMUSE.
— Voici longtemps déjà que j'attends, il me semble!
Rendez-la-moi! — La porte! ouvrez -la!
Il se jette de nouveau en furieux sur la porte, que défendent tous les gentils-
hommes. Il lutte contre eux quelque temps, et revient enfin tomber sur le
devant, brisé, épuisé, haletant, à genoux.
Tous ensemble
Contre moi! dix contre un!
Fondant en larmes et en sanglots.
Eh bien! je pleure, oui!
• A Marot.
Marot, tu t'es de moi bien assez réjoui.
Si tu gardes une âme, une tête inspirée,
Un cœur d'homme du peuple, encor, sous ta livrée,
Où me l'ont-ils cachée, et qu'en ont-ils fait, dis?
Elle est là, n'est-ce pas? Oh! parmi ces maudits,
Faisons cause commune en frères que nous sommes.
Toi seul as de l'esprit dans tous ces gentilshommes.
Marot! mon bon Marot! — Tu te tais!
Se traînant vers les seigneurs.
Oh! voyez!
Je demande pardon, messeigneurs, sous vos pieds!
Je suis malade... Ayez pitié, je vous en prie!
— J'aurais un autre jour mieux pris l'espièglerie.
Mais, voyez-vous, souvent j'ai, quand je fais un pas,
Bien des maux dans le corps dont je ne parle pas.
On a comme cela ses mauvaises journées
Quand on est contrefait. — Depuis bien des années,
Je suis votre bouffon! je demande merci!
Grâce! ne brisez pas votre hochet ainsi!
— Ce pauvre Triboulet qui vous a tant fait rire !
Vraiment, je ne sais plus maintenant que vous dire.
Rendez-moi mon enfant, messeigneurs, rendez-moi
Ma fille, qu'on me cache en la chambre du roi!
Mon unique trésor! — Mes bons seigneurs, par grâce!
Qu'est-ce que vous voulez à présent que je fasse
Sans ma fille! — Mon sort est déjà si mauvais!
C'était la seule chose au monde que j'avais!
Tous gardent le silence. Il se relève désespéré.
Ah Dieu! vous ne savez que rire ou que vous taire!
C'est donc un grand plaisir de voir un pauvre père
Se meurtrir la poitrine, et s'arracher du front
Des cheveux, que deux nuits pareilles blanchiront!
La porte de la chambre du roi s'ouvre brusquement. Blanche en sort, éperdue,
égarée, en désordre; elle vient tomber dans les bras de son père avec un cri
terrible.
ACTE III. — LE ROI. 325
BLANCHE.
Mon père! --Ah!
TRIBOULET, la serrant dans ses bras.
Mon enfant! Ah! c'est elle! ah! ma fille!
Ah! messieurs!
Suffoqué de sanglots et riant au travers.
Voyez-vous, c'est toute ma famille,
Mon ange! - - Elle de moins, quel deuil dans ma maison!
- Messeigneurs, n'est-ce pas que j'avais bien raison,
Qu'on ne peut m'en vouloir des sanglots que je pousse,
Et qu'une telle enfant, si charmante et si douce,
Qu'à la voir seulement on deviendrait meilleur,
Cela ne se perd pas sans des cris de douleur?
A Blanche.
— Ne crains plus rien. -- C'était une plaisanterie,
C'était pour rire. — Ils t'ont fait bien peur, je parie.
Mais ils sont bons. — Ils ont vu comme je t'aimais.
Blanche, ils nous laisseront tranquilles désormais.
Aux seigneurs.
— N'est-ce pas?
A Blanche en la serrant dans ses liras.
- Quel bonheur de te revoir encore!
J'ai tant de joie au cœur que maintenant j'ignore
Si ce n'est pas heureux — je ris, moi qui pleurais! —
De te perdre un moment pour te ravoir après!
La regardant avec inquiétude.
— Mais pourquoi pleurer, toi?
BLANCHE, voilant dans ses mains son visage couvert de larmes
et Je rougeur.
Malheureux que nous sommes!
La honte. . .
TRIBOULET, tressaillant.
Que dis-tu ?
BLANCI1L, cachant sa tète dans la poitrine Je Min père.
Pas devant tous ces hommes!
Roucnr devant vous seul!
326 LE ROI S'AMUSE.
TR1BOULET, se tournant avec un tremblement de rage
vers la porte du roi.
Oh! l'infâme! — Elle aussi!
BLANCHE, sanglotant et tombant à ses pieds.
Rester seule avec vous!
TRIBOULET, faisant trois pas, et balayant du geste
tous les seigneurs interdits.
Allez -vous-en d'ici !
Et si le roi François par malheur se hasarde
A passer près d'ici,
A M. de Vermandois.
Vous êtes de sa garde,
Dites-lui de ne pas entrer, — que je suis là !
M. DE PIENNE.
On n'a jamais rien vu de fou comme cela.
M. DE GORDES, lui faisant signe de se retirer.
Aux fous comme aux enfants on cède quelque chose.
Veillons pourtant, de peur d'accident.
Ils sortent.
TRIBOULET, s'asseyant sur le fauteuil du roi et relevant sa fille.
D'une voix sinistre et tranquille.
Allons, cause,
Dis-moi tout. —
Il se retourne, et, apercevant M. de Cossé, qui est resté,
il se lève à demi en lui montrant la porte.
M'avez-vous entendu, monseigneur?
M. DE COSSÉ, tout en se retirant comme subjugué
par l'ascendant du bouffon.
Ces fous, cela se croit tout permis, en honneur!
Il sort.
ACTE III. — LE ROI. 327
SCÈNE IV.
BLANCHE, TRIBOULET.
TRIBOULIT, grave.
Parle à présent.
BLANCHE, les yeux baissés, interrompue de sanglots.
Mon père, il faut que je vous conte
Qu'il s'est hier glissé dans la maison... — -
Pleurant et les mains sur ses veux.
J'ai honte !
Triboulet la serre dans ses bras et lui essuie le front avec tendresse.
Depuis longtemps, — j'aurais dû vous parler plus tôt, —
Il me suivait. —
S'interrompant encore.
Il faut reprendre de plus haut.
— Il ne me parlait pas. — Il faut que je vous dise
Que ce jeune homme allait le dimanche à l'église...
triboulet.
Oui! le roi!
BLANCHE, continuant.
Que toujours, pour être vu, je croi,
Il remuait ma chaise en passant près de moi.
D'une voix de plus en plus faible.
Hier, dans la maison il a su s'introduire... —
TRIBOULET.
Que je t'épargne au moins l'angoisse de tout dire.
Je devine le reste! —
Il se lève.
O douleur! il a pris,
Pour en marquer ton front, l'opprobre et le mépris!
Son haleine a souillé l'air pur qui t'environne!
Il a brutalement effeuillé ta couronne!
Blanche! ô mon seul asile en l'état où je suis!
Jour qui me réveillais au sortir de leurs nuits !
Ame par qui mon âme à la vertu remonte!
328 LE ROI S'AMUSE.
Voile de dignité déployé sur ma honte!
Seul abri du maudit à qui tout dit adieu!
Ange oublié chez moi par la pitié de Dieu! —
Ciel! perdue, enfouie, en cette boue immonde,
La seule chose sainte où je crusse en ce monde! —
Que vais-je devenir après ce coup fatal,
Moi qui, dans cette cour prostituée au mal,
Hors de moi comme en moi, ne voyais sur la terre
Que vice, -effronterie, impudeur, adultère,
Infamie et débauche, et n'avais sous les cieux
Que ta virginité pour reposer mes yeux ! —
Je m'étais résigné, j'acceptais ma misère.
Les pleurs, l'abjection profonde et nécessaire,
L'orgueil qui toujours saigne au fond du cœur brisé,
Le rire du mépris sur mes maux aiguisé,
Oui, toutes ces douleurs où la honte se mêle,
J'en voulais bien pour moi, mon Dieu, mais non pour elle!
Plus j'étais tombé bas, plus je la voulais haut.
Il faut bien un autel auprès d'un échafaud.
L'autel est renversé! — Cache ton front! — Oui, pleure,
Chère enfant! je t'ai trop fait parler tout à l'heure,
N'es:-ce pas? pleure bien. — Une part des douleurs,
A ton âge, parfois, s'écoule avec les pleurs. —
Verse tout, si tu peux, dans le cœur de ton père !
Rêvant.
Blanche, quand j'aurai fait ce qui me reste à faire,
Nous quitterons Paris. — Si j'échappe pourtant!
Rêvant toujours.
Quoi! suffit-il d'un jour pour que tout change tant!
Se relevant avec fureur.
O malédiction! qui donc m'aurait pu dire
Que cette cour infâme, effrénée, en délire,
Qui va, qui court, broyant et la femme et l'enfant,
Échappée à travers tout ce que Dieu défend,
N'effaçant un forfait que par un plus étrange,
Eparpillant au loin du sang et de la fange,
Irait, jusque dans l'ombre où tu fuyais leurs yeux,
Éclabousser ce front chaste et religieux!
Se tournant vers la chambre du roi.
O roi François premier! puisse Dieu qui m'écoute
Te faire trébucher bientôt dans cette route!
Puisse s'ouvrir demain le sépulcre où tu cours!
ACTE III. — LE ROI. 329
BLANCHI-:, levant les veux au ciel. A part.
O Dieu! n'écoutez pas, car je l'aime toujours!
Bruit Je pas au fond. Dans la galerie extérieure paraît un cortège Je soldats
et Je gentilshommes. A leur tète, M. Je Pienne.
M. DE PIENNE, appelant.
Monsieur de Montchenu, faites ouvrir la grille
Au sieur de Saint- Vallier qu'on mène à la Bastille.
Le groupe Je solJats défile deux à Jeux au fond. Au moment où M. de Saint-
Vallier, qu'ils entourent, passe Jcvant la porte, il s'v arrête, et se tourne
vers la chambre Ju roi.
M. DE SAINT-VALLIER, d'une voix haute.
Puisque, par votre roi d'outrages abreuvé,
Ma malédiction n'a pas encor trouvé
Ici-bas ni là-haut de voix qui me réponde,
Pas une foudre au ciel, pas un bras d'homme au monde,
Je n'espère plus rien. Ce roi prospérera.
TRIBOULET, relevant la tête et le regardant en face.
Comte! vous vous trompez. — Quelqu'un vous vengera!
330 LE ROI S'AMUSE.
ACTE QUATRIEME.
BLANCHE.
La grève déserte voisine de la Tournelle (ancienne porte de Paris). — A droite, une ma-
sure misérablement meublée de grosses poteries et d'escabeaux de chêne, avec un premier
étage en grenier où l'on distingue un grabat par la fenêtre. La devanture de cette masure
tournée vers le spectateur est tellement à jour, qu'on en voit tout l'intérieur. Il y a une
table, une cheminée, et au fond un roide escalier qui mène au grenier. Celle des faces de
cette masure qui est à la gauche de l'acteur est percée d'une porte qui s'ouvre en dedans. Le
mur est mal joint, troué de crevasses et de fentes, et il est facile de voir au travers ce qui se
passe dans la maison. Il y a un judas grillé à la porte, qui est recouverte au dehors d'un
auvent et surmontée d'une enseigne d'auberge. — Le reste du théâtre représente la grève.
A gauche, il y a un vieux parapet en ruine, au bas duquel coule la Seine, et dans lequel est
scellé le support de la cloche du bac. — Au fond, au delà de la rivière, le vieux Paris.
SCENE PREMIERE.
TRIBOULET, BLANCHE, en dehors, SALTABADIL, dans la maison.
Pendant toute cette scène, Triboulet doit avoir l'air inquiet et préoccupé d'un homme qui craint
d'être dérangé, vu et surpris. Il doit regarder souvent autour de lui, et surtout du côté de
la masure. Saltabadil, assis dans l'auberge, près d'une table, s'occupe à fourbir son cein-
turon, sans rien entendre de ce qui se passe à côté.
TRIBOULET.
Et tu l'aimes !
BLANCHE.
Toujours.
TRIBOULET.
Je t'ai pourtant laissé
Tout le temps de guérir cet amour insensé
Je l'aime.
BLANCHE.
TRIBOULET.
O pauvre cœur de femme ! — Mais explique
Tes raisons de l'aimer.
BLANCHE.
Je ne sais.
ACTE IV. — BLANCHE. 331
TRIBOULET.
C'est unique!
C'est étrange !
BLANCHE.
Oh! non pas. C'est bien cela qui fait
Justement que je l'aime. On rencontre en effet
Des hommes quelquefois qui vous sauvent la vie,
Des maris qui vous font riche et digne d'envie. -
Les aime-t-on toujours? - Lui ne m'a fait, je croi,
Que du mal, et je l'aime, et j'ignore pourquoi.
Tenez, c'est à ce point qu'il n'est rien que j'oublie,
Et que, s'il le fallait, — voyez quelle folie ! —
Lui qui m'est si fatal, vous qui m'êtes si doux,
Mon père, je mourrais pour lui comme pour vous!
TRIBOULET.
Je te pardonne, enfant!
BLANCHE.
Mais, écoutez, il m'aime.
TRIBOULET.
Non ! — Folle !
BLANCHE.
Il me l'a dit! il me l'a juré même!
Et puis il dit si bien, et d'un air si vainqueur,
De ces choses d'amour qui vous prennent au cœur!
Et puis il a des yeux si doux pour une femme !
C'est un roi brave, illustre et beau!
TRIBOULET, éclatant.
C'est un infâme
Il ne sera pas dit, le lâche suborneur,
Qu'il m'ait impunément arraché mon bonheur!
BLANCHE.
Vous aviez pardonné, mon père...
TRIBOULET.
Au sacrilège !
Il me fallait le temps de construire le piège.
Voilà.
332 LE ROI S'AMUSE.
BLANCHE.
Depuis un mois, — je vous parle en tremblant,
Vous avez l'air d'aimer le roi.
TRIBOULET.
Je fais semblant.
Avec fureur.
- Je te vengerai , Blanche !
BLANCHE, joignant les mains.
Epargnez- moi, mon père!
TRIBOULET.
Te viendrait-il du moins au cœur quelque colère,
S'il te trompait ?
BLANCHE.
Lui, non. Je ne crois pas cela.
TRIBOULET.
Et si tu le voyais de ces yeux que voilà?
Dis, s'il ne t'aimait plus, tu l'aimerais encore?
BLANCHE.
Je ne sais pas. — Il m'aime, il me dit qu'il m'adore.
Il me l'a dit hier!
TRIBOULET, amèrement.
A quelle heure?
BLANCHE.
Hier soir.
TRIBOULET.
Eh bien! regarde donc, et vois si ta peux voir!
Il désigne à Blanche une des crevasses du mur de la maison. Elle regarde
BLANCHE, bas.
Je ne vois rien qu'un homme.
ACTE IV. — BLANCHE. 333
TRIBOULET, baissant aussi la voix.
Attends un peu.
Le roi, vêtu en simple officier, paraît dans la salle basse de l'hôtellerie. Il entre
par une petite port: qui communique avec quelque chambre voisine.
BLANCHE, tressaillant.
Mon père !
Pendant toute la scène qui suit, elle demeure collée a la crevasse du mur, regar-
dant, écoutant tout ce qui se passe dans l'intérieur de la salle, inattentive a
tout le reste, agitée par moments d'un tremblement convulsif.
SCENE IL
Les Mêmes, LE ROI, puis MAGUELONNL.
Le roi frappe sur l'épaule de Saltabadil, qui se retourne, dérangé brusquement
dans son opération.
LE ROI.
Deux choses, sur-le-champ.
S U.TABAD1L.
Quoi?
LE ROI.
Ta sœur, et mon verre.
TRIBOl LET, dehors.
Voilà ses mœurs. Ce roi par la grâce de Dieu
Se risque souvent seul dans plus d'un méchant lieu,
Et le vin qui le mieux le grise et le gouverne
Est celui que lui verse une Hébé de taverne.
LE ROI, dans le cabaret, chantant
Souvent femme varie,
Bien fol est qui s'y fie.
Une femme souvent
N'est qu'une plume au vent !
Saltabadil est allé silencieusement chercher dans la pièce voisine une bouteille et
un verre, qu'il apporte sur la table. Puis il trappe deux coups au plafond avec
le pommeau de sa longue épée. A ce signal, une belle jeune fille, vêtue en
bohémienne, leste et riante, descend l'escalier en sautant. Dès qu'elle entre,
le roi cherche à l'embrasser, mais elle lui échappe.
334 LE ROI S'AMUSE.
LE ROI, à Saltabadil, qui s'est remis gravement a frotter son baudrier.
L'ami, ton ceinturon deviendrait bien plus clair
Si tu l'allais un peu nettoyer en plein air.
SALTABADIL.
Je comprends.
Il se lève, salue gauchement le roi, ouvre la porte du dehors, et sort en la refer-
mant après lui. Une fois hors de la maison, il aperçoit Triboulet vers qui il
se dirige d'un air de mystère. Pendant les quelques paroles qu'ils échangent,
la jeune fille fait des agaceries au roi, et Blanche observe avec terreur. — Bas
à Triboulet, désignant du doigt la maison.
Voulez-vous qu'il vive ou bien qu'il meure?
Votre homme est dans nos mains. — Là.
TRIBOULLT.
Reviens tout à l'heure.
Il lui fait signe de s'éloigner. Saltabadil disparaît à pas lents derrière le vieux
parapet. Pendant ce temps-là, le roi lutine la jeune bohémienne, qui le re-
pousse en riant.
MAGUELONNE, que le roi veut embrasser.
Nenni !
LE ROI.
Bon. Dans l'instant, pour te serrer de près,
Tu m'as très fort battu. Nenni, c'est un progrès.
Nenni, c'est un grand pas. — Toujours elle recule!
— Causons. —
La bohémienne se rapproche.
Voilà huit jours, — c'est à l'hôtel d'Hercule,
— Qui m'avait mené là? mons Triboulet, je crois, —
Que j'ai vu tes beaux yeux pour la première fois.
Or, depuis ces huit jours, belle enfant, je t'adore,
Je n'aime que toi seule!
MAGUELONNE, riant.
Et vingt autres encore !
Monsieur, vous m'avez l'air d'un libertin parfait!
LE ROI , riant aussi.
Oui, j'ai fait le malheur de plus d'une, en effet.
C'est vrai, je suis un monstre.
' ACTE IV. — BLANCHE. 335
MAGUELONNE.
Oh! le fat!
LE ROI.
Je t'assure.
Çà, tu m'as ce matin mené dans ta masure,
Méchante hôtellerie où l'on dîne fort mal
Avec du vin que fait ton frère, un animal
Fort laid, et qui doit être un drôle bien farouche
D'oser montrer son mufle à côté de ta bouche.
C'est égal. Je prétends y passer cette nuit.
MAGUELONNE, à part.
Bon. Cela va tout seul!
Au roi, qui veut encore l'embrasser.
Laissez-moi!
LE ROI.
Que de bruit!
MAGUELONNE.
Soyez sage !
LE ROI.
Voici la sagesse, ma chère.
- — Aimons, et jouissons, et faisons bonne chère. —
Je pense là-dessus comme feu Salomon.
MAGUELONNE.
Tu vas au cabaret plus souvent qu'au sermon.
LE ROI, lui tendant les brus.
Maguelonne!
MAGUELONNE, lui échappant.
Demain !
LE KOI.
Je renverse la table
Si tu redis ce mot sauvage et détestable.
Jamais une beauté ne doit dire demain.
M AGI ELONNE, s'apprivoisant tout d'un coup et venant s'asseoir
g.aîmcnt à table auprès du roi.
Eh bien, taisons la paix.
336 LE ROI S'AMUSE.
LE ROI, lui prenant la main.
Mon Dieu, la belle main!
Et qu'on recevrait mieux, sans être un bon apôtre,
Soufflets de celle-là que caresses d'une autre!
MAGUELONNE, charmée.
Vous vous moquez!
LE ROI.
Jamais!
MAGUELONNE.
Je suis laide.
LE ROI.
Oh! non pas!
Rends donc plus de justice à tes divins appas!
Je brûle! Ignores-tu, reine des inhumaines,
Comme l'amour nous tient, nous autres capitaines,
Et que, quand la beauté nous accepte pour siens,
Nous sommes braise et feu jusque chez les russiens!
MAGUELONNE, éclatant de rire.
Vous avez lu cela quelque part dans un livre.
LE ROI, à part.
C'est possible.
Haut.
Un baiser!
MAGUELONNE.
Allons, vous êtes ivre!
LE ROI , souriant.
D'amour!
MAGUELONNE.
Vous vous raillez, avec votre air mignon,
Monsieur l'insouciant de belle humeur!
LE roi.
( )h! non.
Le roi l'embrasse.
ACTE IV. — BLANCHE. 337
MAGUELONNE.
C'est assez!
LE ROI.
Çà, je veux t'épouser.
MAGUELONNE, riant.
Ta parole?
LE ROI.
Quelle fille d'amour délicieuse et folle!
Il la prend sur ses genoux et se met à lui parler tout bas. Elle rit et minaude.
Blanche n'en peut supporter davantage. Elle se retourne, pâle et tremblante,
vers Triboulet immobile.
TRIBOULET, après l'avoir regardée un instant en silence.
Eh bien! que penses-tu de la vengeance, enfant?
BLANCHE, pouvant à peine parler. Très bas.
O trahison! — L'ingrat! — Grand Dieu! mon cœur se fend!
Oh! comme il me trompait! — Mais c'est qu'il n'a point d'âme!
Mais c'est abominable, il dit à cette femme
Des choses qu'il m'avait déjà dites à moi!
Cachant sa tête dans la poitrine de son père.
— Et cette femme, est-elle effrontée! — oh!...
TRIBOULET, sombre, à voix basse.
Tais-toi.
Pas de pleurs. Laisse-moi te venger!
BI.ANCHi:, brisée.
Hélas! — Faites
Tout ce que vous voudrez.
TRIBOULET, avec un hurlement de joie.
Merci !
BLANCHE.
Grand Dieu! vous êtes
Effrayant. Quel dessein avez vous?
THÉÂTRE. II. "
mi'niurr.ir *ATioi«ir.
338 LE ROI S'AMUSE.
TRIBOULET, impétueusement.
Tout est prêt.
Ne me le reprends pas. Cela m'étoufferai t!
Écoute. Va chez moi. Prends-y des habits d'homme.
Un cheval. De l'argent. N'importe quelle somme.
Et pars, sans t'arrêter un instant en chemin,
Pour Evreux, où j'irai te joindre après-demain.
— Tu sais, ce coffre auprès du portrait de ta mère?
L'habit est là. — Je l'ai d'avance exprès fait faire. —
Le cheval est sellé. — Que tout soit fait ainsi.
Va. — Surtout garde-toi de revenir ici,
Car il va s'y passer une chose terrible.
Va.
BLANCHE, glacée de crainte.
Venez avec moi, mon bon père!
TRIBOULET.
Impossible.
Il l'embrasse, et lui fait signe de s'en aller.
BLANCHE.
Ah! je tremble!
TRIBOULET.
A bientôt !
Il l'embrasse encore. Blanche se retire en chancelant.
Fais ce que je te dis.
Pendant toute cette scène et la suivante, le roi et Maguelonne, toujours seuls
dans la salle basse, continuent de se faire des agaceries et de se parler à voix
basse en riant. — Une fois Blanche éloignée, Triboulet va au parapet, et fait
un signe. Saltabadil reparaît. Le jour baisse.
SCENE III.
TRIBOULET, SALTABADIL, dehors. — MAGUELONNE,
LE ROI, dans la maison.
TRIBOULET, comptant des écus d'or devant Saltabadil.
Tu m'en demandes vingt. En voici d'abord dix.
S'arrêtant au moment de les lui donner.
Il passe ici la nuit, pour sûr?
ACTE IV. — BLANCHE. 339
SALTABADIL, qui a été examiner l'horizon avant de répondre.
Le temps se couvre.
TRIBOULET, à part.
Au fait, il ne va pas toujours coucher au Louvre.
SALTABADIL.
Soyez tranquille. Avant une heure il va pleuvoir.
La tempête et ma sœur le retiendront ce soir.
TRIBOULET.
A minuit, je reviens.
SALTABADIL.
N'en prenez pas la peine.
Je puis jeter tout seul un cadavre à la Seine.
TRIBOULET.
Non. Je veux l'y jeter moi-même.
SALTABADIL.
A votre gré.
Tout cousu dans un sac, je vous le livrerai.
TRIBOULET, lui donnant l'argent.
Bien. — A minuit! — ■ J'aurai le reste de la somme.
SALTABADIL.
Tout sera fait. — Comment nommez-vous ce jeune homme?
TRIBOULET.
Son nom? Veux-tu savoir le mien également?
11 s'appelle le crime, et moi le châtiment!
Il son.
34-0 LE ROI S'AMUSE.
SCÈNE IV.
Les Mêmes, moins TRIBOULET.
SALTABADIL, resté seul, examine l'horizon qui se charge de nuages.
La nuit est presque tombée. Quelques éclairs.
L'orage vient. La ville en est presque couverte.
Tant mieux. Tantôt la grève en sera plus déserte.
Réfléchissant.
Autant qu'on peut juger de tout ceci, ma foi,
Tous ces gens-là m'ont l'air d'avoir on ne sait quoi.
Je ne devine rien de plus, l'aze me quille!
Il examine le ciel en hochant la tête. Pendant ce temps-là,
le roi badine avec Maguelonne.
LE ROI, essayant de lui prendre la taille.
Maguelonne!
MAGUELONNE, lui échappant.
Attendez !
LE ROI.
Oh! la méchante fille!
MAGUELONNE, chantant.
Bourgeon qui pousse en avril
Met peu de vin au baril.
LE ROI.
Quelle épaule! quel bras! ma charmante ennemie,
Qu'il est blanc! — Jupiter! la belle anatomie!
Pourquoi faut-il que Dieu qui fît ces beaux bras nus
Ait mis le cœur d'un turc dans ce corps de Vénus?
MAGUELONNE.
Lairelanlaire!
Repoussant encore le roi.
Point. Mon frère vient.
Entre Saltabadil, qui referme la porte sur lui.
LE ROI.
Qu'importe!
On entenJ un tonnerre éloigné.
ACTE IV. — BLANCHE. 341
MAGUELONNE.
Il tonne.
SALTABADIL.
Il va pleuvoir d'une admirable sorte.
LE ROI, frappant sur l'épaule de Saltabadil.
Bon. Qu'il pleuve. — - Il me plaît cette nuit de choisir
Ta chambre pour logis.
MAGUELONNE, ironiquement.
C'est votre bon plaisir.
Prend-il des airs de roi ! — Monsieur, votre famille
S'alarmera.
Saltabadil la tire par le bras et lui fait des signes.
LE ROI.
Je n'ai ni grand'mère, ni fille,
Et je ne tiens à rien.
SALTABADIL, à part.
Tant mieux!
La pluie commence à tomber à larges gouttes. Il est nuit noire.
LE ROI , à Saltabadil.
Tu coucheras,
Mon cher, à l'écurie, au diable, où tu voudras.
SALTABADIL, saluant.
Merci.
MAGUELONNE, au roi, très bas et très vivement,
tout en allumant une lampe.
Va-t'en !
LE ROI, éclatant de rire et tout haut.
Il pleut! Veux-tu pas que je sorte
D'un temps à ne pas mettre un poëte à la porter
Il va regarder a la tenêtre.
SALTABADIL, bas à Maguelonne, lui montrant l'or qu'il a dans la main.
Laisse-le donc rester! — Dix écus d'or! et puis
Dix autres à minuit!
(iracieusement au roi.
Trop heureux si je puis
Offrir pour cette nuit à monseigneur ma chambre!
342 LE ROI S'AMUSE.
LE ROI, riant.
On y grille en juillet, en revanche en décembre
On y gèle, est-ce pas?
SALTABADIL.
Monsieur la veut-il voir?
LE ROI.
Voyons.
Saltabadil prend la lampe. Le roi va dire deux mots en riant a l'oreille de Ma-
guelonne. Puis tous deux montent l'échelle qui mène a l'étage supérieur,
Saltabadil précédant le roi.
MAGUELONNE, restée seule.
Pauvre jeune homme!
Allant à une fenêtre.
O mon Dieu! qu'il fait noir!
On voit par la lucarne d'en haut Saltabadil et le roi dans le grenier.
SALTABADIL, au roi.
Voici le lit, monsieur, la chaise, et puis la table.
LE ROI.
Combien de pieds en tout ?
Il regarde alternativement le lit, la table et la chaise.
Trois, six, neuf, — admirable!
Tes meubles étaient donc à Marignan, mon cher,
Qu'ils sont tous écloppés?
S'approchant de la lucarne, dont les carreaux sont cassés.
Et l'on dort en plein air.
Ni vitres, ni volets. Impossible qu'on traite
Le vent qui veut entrer de façon plus honnête!
A Saltabadil, qui vient d'allumer une veilleuse sur la table.
Bonsoir.
SALTABADIL.
Que Dieu vous garde!
Il sort, pousse la porte, et on l'entend redescendre lourdement l'escalier.
LE ROI, seul, débouclant son baudrier.
Ah ! je suis las, mortdieu!
— Donc, en attendant mieux, je vais dormir un peu.
Il pose sur la chaise son chapeau et son épée, défait ses bottes, et s'étend sur le lit.
ACTE IV. — BLANCHE. 343
Que cette Maguelonne est fraîche, vive, alerte!
Se redressant.
J'espère bien qu'il a laissé la porte ouverte.
— Oui, c'est bien!
Il se recouche, et un moment on le voit profondément endormi sur le gra-
bat. Cependant Maguelonne et Saltabadil sont tous deux dans la salle infé-
rieure. L'orage a éclaté depuis quelques instants. Il couvre tout de pluie et
d'éclairs. A chaque instant des coups de tonnerre. Maguelonne est assise près
de la table, quelque couture à la main. Son frère achève de vider, d'un air
réfléchi, la bouteille qu'a laissée le roi. Tous deux gardent quelque temps le
silence, comme préoccupés d'une idée grave.
MAGUELONNE, en soupirant.
Ce jeune homme est charmant!
SALTABADIL.
Je crois bien !
Il met vingt écus d'or dans ma poche.
MAGUELONNE.
Combien ?
SALTABADIL.
Vingt écus.
MAGUELONNE.
Il valait plus que cela.
SALTABADIL.
Poupée!
Va voir là-haut s'il dort. N'a-t-il pas une épée?
Descends-la.
Maguelonne obéit. L'orage est dans toute sa violence. On voit paraître, au
fond, Blanche, vêtue d'habits d'homme, habit de cheval, des bottes et des
éperons. En noir. Elle s'avance lentement vers la masure, tandis que Salta-
badil boit, et que Maguelonne, dans le grenier, considère avec sa lampe le
roi endormi.
MAGUELONNE, les larmes aux yeux.
Quel dommage!
Elle prend l'épée.
11 dort. Pauvre garçon!
Elle redescend et rapporte l'épée à son frère.
344 LE RQI S'AMUSE
SCENE V.
LE ROI, endormi dans le grenier, SALTABADIL et MAGUELONNE
dans la salle basse, BLANCHE , dehors.
BLANCHE, venant à pas lents dans l'ombre, à la lueur des éclairs.
Il tonne à chaque instant.
Une chose terrible! — Ah! je perds la raison.
— Il doit passer la nuit dans cette maison même.
— Oh! je sens que je touche à quelque instant suprême! —
Mon père, pardonnez. Vous n'êtes plus ici.
Je vous désobéis d'y revenir ainsi.
Mais je n'y puis tenir. —
S'approchant de la maison.
Qu'est-ce donc qu'on va faire ?
Comment cela va-t-il finir? — Moi qui naguère,
Ignorant l'avenir, le monde et les douleurs,
Pauvre fille, vivais cachée avec des fleurs,
Me voir soudain jetée en des choses si sombres! —
Ma vertu, mon bonheur, hélas! tout est décombres!
Tout est deuil! — Dans les cœurs où ses flammes ont lui
L'amour ne laisse donc que ruine après lui ?
De tout cet incendie il reste un peu de cendre!
Il ne m'aime donc plus! —
Elle pleure amèrement. Relevant la tête.
-
Il me semblait entendre,
Tout à l'heure, à travers ma pensée, un grand bruit.
Sur ma tête. Il tonnait, je crois. — L'affreuse nuit!
Il n'est rien qu'une femme au désespoir ne fasse.
Moi qui craignais mon ombre!
Apercevant la lumière de la maison.
Oh ! qu'est-ce qui se passe ?
Elle avance, puis recule.
Tandis que je suis là, Dieu! j'ai le cœur saisi,
Pourvu qu'on n'aille pas tuer quelqu'un ici!
Maguelonne et Saltabadil se remettent à causer dans la salle voisine.
SALTABADIL.
Quel temps!
MAGUELONNE.
Pluie et tonnerre.
ACTE IV. — BLANCHE. 345
SALTABADIL.
Oui, l'on fait à cette heure
Mauvais ménage au ciel. L'un gronde et l'autre pleure.
blanchi:.
Si mon père savait à présent où je suis!
MAGUELONNE.
Mon frère!
BLANCHE, tressaillant.
On a parlé, je crois.
Elle se dirige en tremblant vers la maison, et applique à la tente du mur
ses yeux et ses oreilles.
MAGUELONNE.
Mon frère!
SALTABADIL.
Et puis?
MAGUELONNE.
Sais-tu, mon frère, à quoi je pense?
SALTABADIL.
Non.
MAGUELONNE.
Devine.
SALTABADIL.
Au diable!
MAGUELONNE.
Ce jeune homme est de fort bonne mine.
Grand, fier comme Apollo, beau, galant par-dessus.
Il m'aime fort. Il dort comme un enfant Jésus.
Ne le tuons pas.
BLANCHE, qui entend et voit tout, terriHcc.
Ciel!
SALTABADIL, tirant d'un corïre un vieux sac de toile et un pavé,
et présentant le sac à Ma^uelonne d'un air impassible.
Recouds-moi tout de suite
Ce vieux sac.
346 LE ROI S'AMUSE.
MAGUELONNE.
Pourquoi donc?
SALTABADIL.
Pour y mettre au plus vite,
Quand j'aurai dépêché là-haut ton Apollo,
Son cadavre et ce grès, et tout jeter à l'eau.
MAGUELONNE.
Mais. . .
SALTABADIL.
Ne te mêle pas de cela, Maguelonne.
MAGUELONNE.
Si...
SALTABADIL.
Si l'on t'écoutait, on ne tuerait personne.
Raccommode le sac.
BLANCHE.
Quel est ce couple-ci ?
N'est-ce pas dans l'enfer que je regarde ainsi ?
MAGUELONNE, se mettant à raccommoder le sac.
J'obéis. — Mais causons.
SALTABADIL.
Soit.
MAGUELONNE.
Tu n'as pas de haine
Contre ce cavalier?
SALTABADIL.
Moi! C'est un capitaine!
J'aime les gens d'épée, en étant moi-même un.
MAGUELONNE.
Tuer un beau garçon qui n'est pas du commun,
Pour un méchant bossu fait comme une S!
ACTE IV. — BLANCHE. 347
SALTABADIL.
En somme,
J'ai reçu d'un bossu pour tuer un bel homme,
Cela m'est fort égal, dix écus tout d'abord.
J'en aurai dix de plus en livrant l'homme mort.
Livrons. C'est clair.
MAGUELONNE.
Tu peux tuer le petit homme
Quand il va repasser avec toute la somme.
Cela revient au même.
blanchi:.
O mon père!
MAGUELONNE.
Est-ce dit?
SALTABADIL, regardant Maguelonne en face.
Hein! pour qui me prends-tu, ma sœur? suis-je un bandit?
Suis-je un voleur? Tuer un client qui me paie!
MAGUELONNE, lui montrant un fagot.
Eh bien! mets dans le sac ce fagot de futaie.
Dans l'ombre, il le prendra pour son homme.
SALTABADIL.
C'est fort.
Comment veux-tu qu'on prenne un fagot pour un mort?
C'est immobile, sec, tout d'une pièce, roide,
Cela n'est pas vivant.
BLANCHE.
Que cette pluie est froide!
MAGUELONNE.
Grâce pour lui.
SALTABADIL.
Chansons!
MAGUELONNK.
Mon bon frère!
348 LE ROI S'AMUSE.
SALTABADIL.
Plus bas!
Il faut qu'il meure! Allons, tais-toi.
MAGUELONNE, irritée.
Je ne veux pas!
Je l'éveille et le fais évader.
BLANCHE.
Bonne fille!
SALTABADIL.
Et les dix écus d'or?
MAGUELONNE.
C'est vrai.
SALTABADIL.
Là, sois gentille,
Laisse-moi faire, enfant!
MAGUELONNE.
Non. Je veux le sauver!
Maguclonne se place d'un air déterminé devant l'escalier, pour barrer le pas-
sage à son frère. Saltabadil, vaincu par sa résistance, revient sur le devant, et
paraît chercher dans son esprit un moyen de tout concilier.
SALTABADIL.
Voyons. — L'autre à minuit viendra me retrouver.
Si d'ici là quelqu'un, un voyageur, n'importe,
Vient nous demander gîte et frappe à notre porte,
Je le prends, je le tue, et puis, au lieu du tien,
Je le mets dans le sac. L'autre n'y verra rien.
Il jouira toujours autant dans la nuit close
Pourvu qu'il jette à l'eau quelqu'un ou quelque chose.
C'est tout ce que je puis faire pour toi.
MAGUELONNE.
Merci.
Mais qui diable veux-tu qui passe par ici ?
SALTABADIL.
Seul moyen de sauver ton homme.
ACTE IV. — BLANCHE. 349
MAGUELONNE.
A pareille heure ?
BLANCHE.
O Dieu! vous me tentez, vous voulez que je meure!
Faut-il que pour l'ingrat je franchisse ce pas?
Oh! non, je suis trop jeune! -- Oh! ne me poussez pas,
Mon Dieu!
Il tonne.
MAGUELONNE.
S'il vient quelqu'un dans une nuit pareille,
Je m'engage à porter la mer dans ma corbeille.
SALTABADIL.
Si personne ne vient, ton beau jeune homme est mort.
BLANCHE, frissonnant.
Horreur! — Si j'appelais le guet?... Mais non, tout dort.
D'ailleurs, cet homme-là dénoncerait mon père.
Je ne veux pas mourir pourtant. J'ai mieux à faire,
J'ai mon père à soigner, à consoler. Et puis
Mourir avant seize ans, c'est affreux! Je ne puis!
O Dieu! sentir le fer entrer dans ma poitrine!
Ha!
Une horloge trappe un coup.
SALTABADIL.
Ma sœur, l'heure sonne à l'horloge voisine.
Deux autres coups.
C'est onze heures trois quarts. Personne avant minuit
Ne viendra. Tu n'entends au dehors aucun bruit?
Il faut pourtant finir. Je n'ai plus qu'un quart d'heure.
Il met le pied sur l'escali:r. Maguelonnc le retient en sanglotant.
MAGUELONNE.
Mon frère, encore un peu!
blanchi:.
Quoi! cette femme pleure!
Et moi, je reste là, qui peux le secourir!
350 LE ROI S'AMUSE.
Puisqu'il ne m'aime plus, je n'ai plus qu'à mourir.
Eh bien! mourons pour lui. —
Hésitant encore.
C'est égal, c'est horrible!
SALTABADIL, à Maguelonne.
Non, je ne puis attendre enfin. C'est impossible.
BLANCHE.
Encor si l'on savait comme ils vous frapperont.
Si l'on ne souffrait pas! Mais on vous frappe au front,
Au visage... Oh! mon Dieu!
SALTABADIL, essayant toujours de se dégager de Maguelonne, qui l'arrête.
Que veux-tu que je fasse ?
Crois-tu pas que quelqu'un viendra prendre sa place ?
BLANCHE, grelottant sous la pluie.
Je suis glacée!
Se dirigeant vers la porte.
Allons!
S'arrêtant.
Mourir ayant si froid!
Elle se traîne en chancelant jusqu'à la porte, et y frappe un faible coup.
MAGUELONNE.
On frappe!
SALTABADIL.
C'est le vent qui fait craquer le toit.
Blanche frappe de nouveau.
MAGUELONNE.
On frappe!
Elle court ouvrir la lucarne et regarde au dehors.
SALTABADIL.
C'est étrange
MAGUELONNE, à Blanche.
Holà, qu'est-ce?
A Saltabadil.
Un jeune homme.
ACTE IV. BLANCHE. 351
blanchi:.
Asile pour la nuit!
SALTABADIL.
Il va faire un fier somme!
MAGUELONNE.
Oui, la nuit sera longue.
blanchi:.
Ouvrez!
SALTABADIL, à Maguelonnc.
Attends! — Mortdieu!
Donne-moi mon couteau que je l'aiguise un peu.
Elle lui donne son couteau, qu'il aiguise au fer d'une faulx.
BLANCHE.
Ciel! j'entends le couteau qu'ils aiguisent ensemble!
MAGUELONNE.
Pauvre jeune homme, il frappe à son tombeau.
BLANCHE.
Je tremble!
Quoi! je vais donc mourir!
Tombant a genoux.
O Dieu, vers qui je vais,
Je pardonne à tous ceux qui m'ont été mauvais,
— Mon père, et vous, mon Dieu! pardonnez-leur de même,
Au roi François premier, que je plains et que j'aime,
A tous, même au démon, même à ce réprouvé,
Qui m'attend là, dans l'ombre, avec un fer levé!
J'offre pour un ingrat ma vie en sacrifice.
S'il en est plus heureux, oh! qu'il m'oublie! — et puisse,
Dans sa prospérité que rien ne doit tarir,
Vivre longtemps celui pour qui je vais mourir!
Se levant.
— L'homme doit être prêt!
Elle va frapper de nouveau à la porte.
MAGUELONNE, à Saltabadil.
I [é ! dépêche, il se lasse.
352 LE ROI S'AMUSE.
SALTABADIL, essayant sa lame sur la table.
Bon. — Derrière la porte attends que je me place.
BLANCHE.
J'entends tout ce qu'il dit! Oh!
Saltabadil se place derrière la porte de manière qu'en s'ouvrant en dedans
elle le cache à la personne qui entre sans le cacher au spectateur.
MAGUELONNE, à Saltabadil.
J'attends le signal.
SALTABADIL, derrière la porte, le couteau à la main.
Ouvre.
MAGUELONNE, ouvrant à Blanche.
Entrez.
BLANCHE, à part.
Ciel! il va me faire bien du mal!
Elle recule.
MAGUELONNE.
Eh bien! qu'attendez-v.ous?
BLANCHE, avec horreur, a part.
La sœur aide le frère.
— O Dieu! pardonnez-leur! — Pardonnez-moi, mon père!
Elle entre. Au moment où elle paraît sur le seuil de la cabane,
on voit Saltabadil lever son poignard. La toile tombe.
ACTE CINQUIEME.
TRI BOULET.
Même décoration; seulement, quand la toile se lève, la maison de Saltabadil est complètement
fermée aux. regards, la devanture est garnie de ses volets. On n'y voit aucune lumière. Tout
est ténèbres.
SCENE PREMIERE.
TRIBOULET, seul.
11 s'avance lentement du fond, enveloppé d'un manteau. L'orage a diminué de violence. La
pluie a cessé. 11 n'y a plus que quelques éclairs et par moments un tonnerre lointain. Tri-
boulet est plongé dans une profonde rêverie, avec une joie sombre dans les yeux.
Je vais donc me venger! — ■ Enfin! la chose est faite.
Voici bientôt un mois que j'attends, que je guette,
Resté bouffon, cachant mon trouble intérieur,
Pleurant des pleurs de sang sous mon masque rieur.
Examinant une porte basse dans la devanture de la maison.
Cette porte... — Oh! tenir et toucher sa vengeance!
C'est bien par là qu'ils von: me l'apporter, je pense.
Jl n'est pas l'heure encor. Je reviens cependant.
Oui, je regarderai la porte en attendant.
Oui, c'est toujours cela. —
Il tonne.
Quel temps! nuit de mystère!
Une tempête au ciel! un meurtre sur la terre!
Que je suis grand ici! ma colère de feu
Va de pair cette nuit avec celle de Dieu.
Quel roi je tue! — Un roi dont vingt autres dépendent,
Des mains de qui la paix ou la guerre s'épandent!
Il porte maintenant le poids du monde entier.
Quand il n'y sera plus, comme tout va plier!
Quand j'aurai retiré ce pivot, la secousse
Sera forte et terrible, et ma main qui la pousse
Ebranlera longtemps toute l'Europe en pleurs,
Contrainte de chercher son équilibre ailleurs! —
Songer que si demain Dieu disait à la terre :
— O terre, quel volcan vient d'ouvrir son cratère?
354 LE ROI S'AMUSE.
Qui donc émeut ainsi le chrétien, l'ottoman,
Clément-Sept, Doria, Charles-Quint, Soliman?
Quel César, quel Jésus, quel guerrier, quel apôtre,
Jette les nations ainsi l'une sur l'autre ?
Quel bras te fait trembler, terre, comme il lui plaît?
La terre avec terreur répondrait : Triboulet! —
Oh! jouis, vil bouffon, dans ta fierté profonde.
La vengeance d'un fou fait osciller le monde!
Au milieu des derniers bruits de l'orage, on entend sonner minuit
à une horloge éloignée. Triboulet écoute.
Minuit!
Il court à la maison, et frappe à la porte basse.
VOIX DE L'INTÉRIEUR.
Qui va là?
TRIBOULET.
Moi.
LA VOIX.
Bon.
Le panneau inférieur de la porte s'ouvre seul.
TRIBOULET, courbé et haletant.
Vite!
LA VOIX.
N'entrez pas.
Saltabadil sort en rampant par le panneau inférieur de la porte. Il tire par cette
ouverture assez étroite quelque chose de pesant, une espèce de paquet de
forme oblongue, qu'on distingue avec peine dans l'obscurité. Il n'a pas de lu-
mière à la main, il n'y en a pas dans la maison.
SCENE IL
TRIBOULET, SALTABADIL.
SALTABADIL.
Ouf! c'est lourd. Aidez-moi, monsieur, pour quelques pas.
Triboulet, agité d'une joie convulsive, l'aide à apporter sur le devant un long sac
de couleur brune, qui paraît contenir un cadavre.
Votre homme est dans ce sac.
ACTE V. - - TRIBOULET. 355
TRIBOULET.
Voyons-le! Quelle joie!
Un flambeau!
SALTABADIL.
Pardieu non!
TRIBOULET.
Que crains-tu qui nous voie?
SALTABADIL.
Les archers de l'écuelle et les guetteurs de nuit.
Diable! pas de flambeau! c'est bien assez du bruit! —
L'argent!
TRIBOULET, lui remettant une bourse.
Tiens!
Examinant le sac étendu à U'rre pendant que l'autre compte.
Il est donc des bonheurs dans la haine !
SALTABADIL.
Vous aiderai-je un peu pour le jeter en Seine?
TRIBOULET.
J'y suffirai tout seul.
SALTABADIL, insistant.
A nous deux, c'est plus court.
TRIBOULET.
Un ennemi qu'on porte en terre n'est pas lourd.
SALTABADIL.
Vous voulez dire en Seine? Hé bien, maître, à votre aise!
Allant à un point du parapet.
Ne le jetez pas là. Cette place est mauvaise.
Lui montrant une brèche dans le parapet.
Ici, c'est très profond. — Faites vite. — Bonsoir.
11 rentre et reterme la maison sur lui.
*3-
356 LE ROI S'AMUSE.
SCÈNE III.
TRIBOULET seul, l'œil fixé sur le sac.
Il, est là! — Mort! — Pourtant je voudrais bien le voir
Tâtant le sac.
C'est égal, c'est bien lui. — Je le sens sous ce voile.
Voici ses éperons qui traversent la toile. —
C'est bien lui!
Se redressant et mettant le pied sur le sac.
Maintenant, monde, regarde-moi.
Ceci, c'est un bouffon, et ceci, c'est un roi! —
Et quel roi! le premier de tous! le roi suprême!
Le voilà sous mes pieds, je le tiens. C'est lui-même.
La Seine pour sépulcre, et ce sac pour linceul.
Qui donc a fait cela?
Croisant les bras.
Hé bien! oui, c'est moi seul.
Non, je ne reviens pas d'avoir eu la victoire,
Et les peuples demain refuseront d'y croire.
Que dira l'avenir? quel long étonnement
Parmi les nations d'un tel événement!
Sort, qui nous mets ici, comme tu nous en ôtes!
Une des majestés humaines les plus hautes,
Quoi, François de Valois, ce prince au cœur de feu,
Rival de Charles-Quint, un roi de France, un dieu,
— A l'éternité près, — un gagneur de batailles
Dont le pas ébranlait les bases des murailles,
Il tonne de temps en temps.
L'homme de Marignan, lui qui, toute une nuit,
Poussa des bataillons l'un sur l'autre à grand bruit,
Et qui, quand le jour vint, les mains de sang trempées,
N'avait plus qu'un tronçon de trois grandes épées,
Ce roi! de l'univers par sa gloire étoile,
Dieu! comme il se sera brusquement en allé!
Emporté tout à coup, dans toute sa puissance,
Avec son nom, son bruit, et sa cour qui l'encense,
Emporté, comme on fait d'un enfant mal venu,
Une nuit qu'il tonnait, par quelqu'un d'inconnu!
Quoi! cette cour, ce siècle et ce règne, fumée!
Ce roi qui se levait dans une aube enflammée,
ACTE V. - - TRÏBOULET. 357
Eteint, évanoui, dissipe dans les airs!
Apparu, disparu, — comme un de ces éclairs!
Et peut-être demain des crieurs inutiles,
Montrant des tonnes d'or, s'en iront par les villes,
Et crieront au passant, de surprise éperdu :
— A qui retrouvera François premier perdu!
— C'est merveilleux !
Après un silence.
Ma hlle, ô ma pauvre affligée,
Le voilà donc puni, te voilà donc vengée!
Oh! que j'avais besoin de son sang! Un peu d'or,
Et je l'ai!
Se penchant avec rage sur le cadavre.
Scélérat! peux-tu m'entendre encor?
Ma fille, qui vaut plus que ne vaut ta couronne,
Ma hlle, qui n'avait fait de mal à personne,
Tu me l'as enviée et prise! tu me l'as
Rendue avec la honte, — et le malheur, hélas!
Eh bien! dis, m'entends-tu? maintenant, c'est étrange,
Oui, c'est moi qui suis là, qui ris et qui me venge!
Parce que je feignais d'avoir tout oublié,
Tu t'étais endormi! — Tu croyais donc, pitié!
La colère d'un père aisément édentée! —
Oh! non, dans cette lutte entre nous suscitée,
Lutte du faible au fort, le faible est le vainqueur.
Lui qui léchait tes pieds, il te ronge le cœur!
Je te tiens.
Se penchant de plus en plus sur le sac.
M'entends-tu? c'est moi, roi gentilhomme,
Moi, ce fou, ce bouffon, moi, cette moitié d'homme,
Cet animal douteux à qui tu disais : Chien! —
Il trappe le cadavre.
C'est que, quand la vengeance est en nous, vois- tu bien,
Dans le cœur le plus mort il n'est plus rien qui dorme,
Le plus chétif grandit, le plus vil se transforme,
L'esclave tire alors sa haine du fourreau,
Et le chat devient tigre, et le bouffon bourreau '
Se relevant à demi.
Oh! que je voudrais bien qu'il pût m'entendre encore,
Sans pouvoir remuer! —
Se penchant de nouveau.
M'entends tu? je t'abhorre!
358 LE ROI S'AMUSE.
Va voir au fond du fleuve, où tes jours sont finis,
Si quelque courant d'eau remonte à Saint-Denis!
Se relevant.
A l'eau François premier!
Il prend le sac par un bout et le traîne au bord de l'eau. Au moment où il le
dépose sur le parapet, la porte basse de la maison s'entr'ouvre avec précau-
tion. Maguelonne en sort, regarde autour d'elle avec inquiétude, fait le geste
de quelqu'un qui ne voit rien, rentre, et reparaît un instant après avec le
roi, auquel elle explique par signes qu'il n'y a plus personne là, et qu'il
peut s'en aller. Elle rentre en refermant la porte, et le roi traverse la grève
dans la direction que lui a indiquée Maguelonne. C'est le moment où Tri-
boulet se dispose a pousser le sac dans la Seine.
TRIBOULET, la main sur le sac.
Allons!
LE ROI, chantant au fond.
Souvent femme varie !
Bien fol est qui s'y fie !
TRIBOULET, tressaillant.
Quelle voix! quoi?
Illusions des nuits, vous jouez-vous de moi?
Il se retourne et prête l'oreille, effaré. Le roi a disparu.
Mais on l'entend chanter dans l'éloignement.
VOIX DU ROI.
Souvent femme varie!
Bien fol est qui s'y fie !
TRIBOULET.
O malédiction! ce n'est pas lui que j'ai!
Ils le font évader, quelqu'un l'a protégé,
On m'a trompé! —
Courant à la maison, dont la fenêtre supérieure est seule ouverte.
Bandit!
La mesurant des yeux comme pour l'escalader.
C'est trop haut, la fenêtre!
Revenant au sac avec fureur.
Mais qui donc m'a-t-il mis à sa place, le traître!
Quel innocent? — Je tremble...
Touchant le sac.
Oui, c'est un corps humain.
Il déchire le sac du haut en bas avec son poignard, et y regarde avec anxiété.
ACTE Y TRIBOULET. 359
Je n'y vois pas! — La nuit!
Se retournant, égaré.
Quoi ! rien dans le chemin !
Rien dans cette maison! pas un flambeau qui brille!
S'accoudant avec désespoir sur le corps.
Attendons un éclair.
Il reste quelques instants l'oeil fixé sur le sac entr'ouveri ,
dont il a tiré Blanche à demi.
SCENE IV
TRIBOULET, BLANCHE.
TRIBOULET.
Un éclair passe, il se lève, et recule avec un cri frénétique.
- Ma fille! Ah! Dieu! ma fille!
Ma fille! Terre et deux! c'est ma fille, à présent!
Tâtant sa main.
Dieu! ma main est mouillée! — A qui donc est ce sang?
— Ma fille! -- Oh! je m'y perds! c'est un prodige horrible!
C'est une vision! Oh! non, c'est impossible,
Elle est partie, elle est en route pour Evreux!
Tombant à genoux près du corps, les veux au ciel.
O mon Dieu! n'est-ce pas que c'est un rêve affreux,
Que vous avez gardé ma fille sous votre aile,
Et que ce n'est pas elle, ô mon Dieu?
Un second éclair passe et jette une vive lumière sur le visage pâle et les yeux fermés
de Blanche.
Si ! c'est elle!
C'est bien elle!
Se jetant sur le eorps avec des sanglots.
Ma fille! enfant! réponds-moi, dis,
Ils t'ont assassinée! oh! réponds! oh! bandits!
Personne ici, grand Dieu! que l'horrible famille!
Parle-moi! parle-moi! ma fille! ô ciel! ma fille!
BLANCHI'- , comme ranimée aux cris de son père, entr'ouvrant la paupière,
et d'une voix éteinte.
Qui m'appelle?
TRIBOULET, éperdu.
Elle parle! elle remue un peu!
Son cœur bat! son œil s'ouvre! elle est vivante, ô Dieu!
360 LE ROI S'AMUSE.
BLANCHE.
Elle se relève à demi. Elle est en chemise, tout ensanglantée, les cheveux épars.
Le bas du corps, qui est resté vêtu, est caché dans le sac.
Où suis-je?
TRIBOULET, la soulevant dans ses bras.
Mon enfant, mon seul bien sur la terre,
Reconnais-tu ma voix? m'entends-tu? dis?
BLANCHE.
Mon père ! . .
TRIBOULET.
Blanche! que t'a-t-on fait? Quel mystère infernal? —
Je crains en te touchant de te faire du mal.
Je n'y vois pas. Ma fille, as-tu quelque blessure?
Conduis ma main!
BLANCHE, d'une voix entrecoupée.
Le fer a touché, — j'en suis sûre, —
— Le cœur, — je l'ai senti. .
TRIBOULET.
Ce coup, qui l'a frappé?
BLANCHE.
Ah! tout est de ma faute, — et je vous ai trompé.
Je^l'aimais trop, — je meurs — pour lui.
TRIBOULET.
Sort implacable!
Prise dans ma vengeance! Oh! c'est Dieu qui m'accable! —
Comment donc ont-ils fait? Ma fille, explique-toi!
Dis!
BLANCHE, mourante.
Ne me faites pas parler!
TRIBOULET, la couvrant de baisers.
Pardonne-moi,
Mais, sans savoir comment, te perdre! Oh! ton front penche!
BLANCHE, faisant un effort pour se retourner.
Oh!... de l'autre côté!... J'étouffe!
ACTE V. — TRIBOULET. 361
TRIBOULET, la soulevant avec angoisse.
Blanche! Blanche!
Ne meurs pas! —
Se retournant, désespéré.
Au secours! Quelqu'un! Personne ici!
Est-ce qu'on va laisser mourir ma fille ainsi!
— Ah! la cloche du bac est là, sur la muraille. —
Ma pauvre enfant, peux-tu m'attenclre un peu que j'aille
Chercher de l'eau, sonner pour qu'on vienne? — un instant!
Blanche fait signe que c'est inutile.
Non, tu ne le veux pas? — Il le faudrait pourtant!
Appelant sans la quitter.
Quelqu'un!
Silence partout. La maison demeure impassible dans l'ombre.
Cette maison, grand Dieu, c'est une tombe!
Blanche agonise.
Oh! ne meurs pas! Enfant, mon trésor, ma colombe,
Blanche! si tu t'en vas, moi, je n'aurai plus rien!
Ne meurs pas, je t'en prie!
BLANCHE.
Oh!...
TRIBOULET.
Mon bras n'est pas bien,
N'est-ce pas? il te gêne. -- Attends que je me place
Autrement. — Es-tu mieux comme cela? — Par grâce,
Tâche de respirer jusqu'à ce que quelqu'un
Vienne nous assister! — Aucun secours! aucun!
BLANCIIK, d'une voix éteinte et avec effort.
Pardonnez-lui! mon père... — Adieu!
Sa tète retombe.
TRIBOULLT, s'arrachant les cheveux.
Blanche!... Elle expire!
Il court à la cloche du bac et la secoue avec fureur.
A l'aide! au meurtre! au feu!
Revenant à Blanche.
Tâche encor de me dire
362 LE ROI S'AMUSE.
Un mot! un seulement! parle-moi, par pitié!
Essayant de la relever.
Pourquoi veux-tu rester ainsi le corps plié?
Seize ans! non, c'est trop jeune! oh! non, tu n'es pas morte
Blanche, as-tu pu quitter ton père de la sorte?
Est-ce qu'il ne doit plus t'entendre? ô Dieu! pourquoi?
Entrent des gens du peuple, accourant au bruit avec des flambeaux.
Le ciel fut sans pitié de te donner à moi !
Que ne t'a-t-il reprise au moins, ô pauvre femme,
Avant de me montrer la beauté de ton âme ?
Pourquoi m'a-t-il laissé connaître mon trésor?
Que n'es-tu morte, hélas! toute petite encor,
Le jour où des enfants en jouant te blessèrent!
Mon enfant! mon enfant!
SCENE V.
Les Mêmes, hommes, femmes du peuple.
Le cœur.
UNE FEMME.
Ses paroles me serrent
TRIBOULET, se retournant.
Ah! vous voilà! vous venez maintenant!
11 est bien temps!
Prenant au collet un charretier, qui tient son fouet à la main.
As-tu des chevaux, toi, manant?
Une voiture? dis?
LE CHARRETIER.
Oui. — Comme il me secoue!
TRIBOULET.
Oui? Hé bien, prends ma tête, et mets-la sous ta roue!
11 revient se jeter sur le corps de Blanche.
Ma fille!
UN DES ASSISTANTS.
Quelque meurtre! un père au désespoir!
Séparons-les.
Ils veulent entraîner Triboulet, qui se débat.
ACTE V. - - TRIBOULET. 363
TRIBOULET.
Je veux rester! je veux la voir!
Je ne vous ai point fait de mal pour me la prendre!
Je ne vous connais pas. — Voulez-vous bien m'entendre?
A une femme.
Madame, vous pleurez, vous êtes bonne, vous!
Dites-leur de ne pas m'emmener.
La femme intercède pour lui. Il revient près de Blanche. Tombant à »enoux.
A genoux !
A genoux, misérable! et meurs à côté d'elle!
LA FEMME.
Ah! calmez-vous. Si c'est pour crier de plus belle,
On va vous remmener.
TRIBOULET, égaré.
Non, non! laissez! —
Saisissant Blanche dans ses bras.
Je croi
Qu'elle respire encore ! elle a besoin de moi !
Allez vite chercher du secours à la ville.
Laissez-la dans mes bras. Je serai bien tranquille.
Il la prend tout à fait sur lui, et l'arrange comme une mère son enfant endormi.
Non! elle n'est pas morte! Oh! Dieu ne voudrait pas.
Car, enfin, il le sait, je n'ai qu'elle ici-bas.
Tout le monde vous hait quand vous êtes difforme,
On vous fuit, de vos maux personne ne s'informe,
Elle m'aime, elle! — elle est ma joie et mon appui.
Quand on rit de son père, elle pleure avec lui.
Si belle et morte! oh! non. — Donnez-moi quelque chose
Pour essuyer son front.
Il lui essuie le front.
Sa lèvre est encor rose.
Oh! si vous l'aviez vue, oh! je la vois encor
Quand elle avait deux ans avec ses cheveux d'or!
Elle était blonde alors! —
La serrant sur son cœur avec emportement.
O ma pauvre opprimée'
Ma Blanche! mon bonheur! ma fille bien-aiméc! —
Se calmant et l'admirant.
Lorsqu'elle était enfant, je la tenais ainsi.
,64 LE ROI S'AMUSE.
Elle dormait sur moi, tout comme la voici!
Quand elle s'éveillait, si vous saviez quel ange!
Je ne lui semblais pas quelque chose d'étrange,
Elle me souriait avec ses veux divins,
Et moi, je lui baisais ses deux petites mains!
Pauvre agneau! — Morte! oh non! elle dort et repose.
Tout à l'heure, messieurs, c'était bien autre chose,
Elle s'est cependant réveillée. — Oh! j'attend.
Vous l'allez voir rouvrir ses veux dans un instant!
Vous voyez maintenant, messieurs, que je raisonne,
Je suis tranquille et doux, je n'offense personne,
Puisque je ne fais rien de ce qu'on me détend,
On peut bien me laisser regarder mon enfant.
Il la contemple.
Pas une ride au front! pas de douleurs anciennes!
J'ai déjà réchauffé ses mains entre les miennes,
Voyez, touchez-les donc un peu!
Entre un médecin.
LA FEMME, à Triboulct.
Le chirurgien.
TRIBOULET, au chirurgien qui s'approche.
Tenez, regardez-la, je n'empêcherai rien.
Elle est évanouie, est-ce pa-:
LE CHIRURGIEN, examinant Blanche.
Elle est morte.
Tnboulet se lève debout d'un mouvement convulsif.
Le médecin poursuit froidement.
Elle a dan- le flanc gauche une plaie assez forte.
Le sang a dû causer la mort en l'étouffant.
TRIBOULET.
J'ai tué mon enfant! j'ai tué mon enfant!
Il tombe sur le pavé.
NOTES
DU
KOI S'AMUSE.
1832.
1 :iNQ] ir.MH EDITION.
L'auteur, ainsi qu'il en avait pris l'engagement, a traduit l'acte arbitraire du gou-
vernement devant les tribunaux. La cause a été débattue le 19 décembre, en audience
solennelle, devant le Tribunal de commerce; le jugement n'est pas encore prononcé
à l'heure où nous écrivons, mais l'auteur compte sur des juges intègres, qui sont
jurés en même temps que juges, et qui ne voudront pas démentir leurs honorables
antécédents.
L'auteur s'empresse de joindre à cette édition du drame défendu son plaidoyer
complet, tel qu'il l'a prononcé. Il est heureux que cette occasion se présente pour
remercier et féliciter encore une fois hautement M. Odilon Barrot, dont la belle
improvisation, lucide et grave dans l'exposition de la cause, véhémente et magni-
fique dans la réplique, a fait sur le tribunal et sur l'assemblée cette impression pro-
fonde que la parole de cet orateur renommé est habituée à produire sur tous les audi-
toires. L'auteur est heureux aussi de remercier le public, ce public immense qui
encombrait les vastes salles de la Bourse; ce public qui était venu en foule assister,
non à un simple débat commercial et privé, mais au procès de l'arbitraire fait par la
liberté; ce public auquel des journaux, honorables d'ailleurs, ont reproché à tort,
selon nous, des tumultes inséparables de toute foule, de toute réunion trop nom-
breuse pour ne pas être gênée, et qui avaient toujours eu lieu dans toutes les occasions
pareilles, et notamment aux derniers procès politiques si célèbres de la restauration;
ce public désintéressé et loyal que certaines autres feuilles, acquises en toute occasion
au ministère, ont cru devoir insulter, parce qu'il a accueilli par des murmures et
des signes d'antipathie l'apologie officielle d'un acte illégal, révoltant, et par des
applaudissements l'écrivain qui venait réclamer fermement en face de tous l'affran-
chissement de sa pensée. Sans doute, en général, il est à souhaiter que la justice des
tribunaux soit troublée le moins possible par des manifestations extérieures d'appro-
bation ou d'improbation ; cependant il n'est peut-être pas de procès politique où cette
réserve ait pu être observée; et, dans la circonstance actuelle, comme il s'agissait ici
d'un acte important dans la carrière d'un citoyen, l'auteur range parmi les plus pré-
cieux souvenirs de sa vie les marques éclatantes de sympathie qui sont venues prêter
tant d'autorité à sa parole, si peu importante par elle-même, et qui lui ont donné le
redoutable caractère d'une réclamation générale. 11 n'oubliera jamais quels témoi-
,66 LE ROI S'AMUSE.
enaees d'affection et de faveur ee.te foule intelligente et amie de toutes les idées
ISeur et d'indépendance lui a prodigués, avant, pendant et aptes 1 aud.enee.
te de pareils encouragements, il es. tmposs.ble que l'art ne - -atuttenne pas
imperturbablement danf la double voie de la liberté li.téra.re et de la Ubette po-
li tique.
Paris, 21 décembre 1832.
DISCOURS
PRONONCE
PAR M. VICTOR HUGO
DEVANT LE TRIBUNAL DE COMMERCE
POUR CONTRAINDRE LE THEATRE-FRANÇAIS X REPRESENTER ET LE GOl VERNEMENT
À LAISSER REPRESENTER LE ROI S'AMUSE.
«-Messieurs, après l'orateur éloquent qui me prête si généreusement l'assistance
puissante de sa parole, je n'aurais rien à dire si je ne croyais de mon devoir de ne
pas laisser passer, sans une protestation solennelle et sévère, l'acte hardi et coupable
qui a violé tout notre droit public dans ma personne.
«Cette cause, messieurs, n'est pas une cause ordinaire. Il semble à quelques per-
sonnes, au premier aspect, que ce n'est qu'une simple action commerciale, qu'une
réclamation d'indemnités pour la non-exécution d'un contrat privé, en un mot, que
le procès d'un auteur à un théâtre. Non, messieurs, c'est plus que cela, c'est le
procès d'un citoyen à un gouvernement. Au fond de cette affaire, il y a une pièce
défendue par ordre; or, une pièce défendue par ordre, c'est la censure, et la Charte
abolit la censure ; une pièce défendue par ordre, c'est la confiscation, et la Charte abolit
la confiscation. Votre jugement, s'il m'est favorable, et il me semble que je vous
ferais injure d'en douter, sera un blâme manifeste, quoique indirect, de la censure
et de la confiscation. Vous voyez, messieurs, combien l'horizon de la cause s'élève et
s'élargit. Je plaide ici pour quelque chose de plus haut que mon intérêt propre; je
plaide pour mes droits les plus généraux, pour mon droit de penser et pour mon
droit de posséder, c'est-à-dire pour le droit de tous. C'est une cause générale que la
mienne, comme c'est une équité absolue que la vôtre. Les petits détails du procès
s'effacent devant la question ainsi posée. Je ne suis plus simplement un écrivain,
vous n'êtes plus simplement des juges consulaires. Votre conscience est face à face
avec la mienne. Sur ce tribunal vous représentez une idée auguste, et moi, à cette
barre, j'en représente une autre. Sur votre siège il y a la justice, sur le mien il y a
la liberté.
« Or, la justice et la liberté sont faites pour s'entendre. La liberté est juste et la
justice est libre.
«Ce n'est pas la première fois, M. Odilon Barrot vous l'a dit avant moi, mes
sieurs, que le Tribunal de commerce aura été appelé à condamner, sans sortir de
sa compétence, les actes arbitraires du pouvoir. Le premier tribunal qui a déclaré
illégales les ordonnances du i) juillet 1830, personne ne l'a oublié, c'est le Tribunal
368 LE ROI S'AMUSE.
de commerce. Vous suivrez, messieurs, ces mémorables antécédents, et, quoique la
question soit bien moindre, vous maintiendrez le droit aujourd'hui, comme vous
l'avez maintenu alors; vous écouterez, je l'espère, avec sympathie, ce que j'ai à
vous dire; vous avertirez par votre sentence le gouvernement qu'il entre dans une
voie mauvaise, et qu'il a eu tort de brutaliser l'art et la pensée; vous me rendrez mon
droit et mon bien; vous flétrirez au front la police et la censure qui sont venues chez
moi, de nuit, me voler ma liberté et ma propriété avec effraction de la Charte.
« Et ce que je dis ici, je le dis sans colère; cette réparation que je vous demande,
je la demande avec gravité et modération. A Dieu ne plaise que je gâte la beauté et
la bonté de ma cause par des paroles violentes. Qui a le droit a la force, et qui a la
force dédaigne la violence.
«Oui, messieurs, le droit est de mon côté. L'admirable discussion de M. Odilon
Barrot vous a prouvé victorieusement qu'il n'y a rien dans l'acte ministériel qui a
détendu le Roi s'amuse que d'arbitraire, d'illégal et d'inconstitutionnel. En vain
essayerait-on de faire revivre, pour attribuer la censure au pouvoir, une loi de la
terreur, une loi qui ordonne en propres termes aux théâtres de jouer trois fois par
semaine les tragédies de Bru tus et de Guillaume Tell, de ne montrer que des pièces répu-
blicaines et d'arrêter les représentations de tout ouvrage qui tendrait, je cite textuelle-
ment, à dépraver l'esj>rit public et à réveiller la honteuse superstition de la royauté. Cette loi,
messieurs, les appuis actuels de la royauté nouvelle oseraient-ils bien l'invoquer, et
l'invoquer contre le Roi s'anime? N'est-elle pas évidemment abrogée dans son texte
comme dans son esprit? Faite pour la terreur, elle est morte avec la terreur. N'en
est-il pas de même de tous ces décrets impériaux, d'après lesquels, par exemple, le
pouvoir aurait non-seulement le droit de censurer les ouvrages de théâtre, mais encore
la faculté d'envoyer, selon son bon plaisir et sans jugement, un acteur en prison?
Est-ce que tout cela existe à l'heure qu'il est? Est-ce que toute cette législation
d'exception et de raccroc n'a pas été solennellement raturée par la Charte de 1830 ?
Nous en appelons au serment sérieux du 9 août. La France de Juillet n'a à compter
ni avec le despotisme conventionnel, ni avec le despotisme impérial. La Charte de 1830
ne se laisse bâillonner ni par 1807, ni par 93.
« La liberté de la pensée, dans tous ses modes de publication, par le théâtre comme
par la presse, par la chaire comme par la tribune, c'est là, messieurs, une des princi-
pales bases de notre droit public. Sans doute il faut pour chacun de ces modes de
publication une loi organique, une loi répressive et non préventive, une loi de bonne
foi, d'accord avec la loi fondamentale, et. qui, en laissant toute carrière à la liberté,
emprisonne la licence dans une pénalité sévère. Le théâtre, en particulier, comme
lieu public, nous nous empressons de le déclarer, ne saurait se soustraire à la surveil-
lance légitime de l'autorité municipale. Eh bien! messieurs, cette loi sur les théâtres,
cette loi plus facile à faire peut-être qu'on ne pense communément, et que chacun
de nous, poètes dramatiques, a probablement construite plus d'une fois dans son
esprit, cette loi manque, cette loi n'est pas faite. Nos ministres, qui produisent, bon
an mal an, de soixante-dix à quatrevingts lois par session, n'ont pas jugé à propos
de produire celle-là. Une loi sur les théâtres, cela leur aura paru chose peu urgente.
Chose peu urgente, en effet, qui n'intéresse que la liberté de la pensée, le progrès
DISCOURS. 369
de la civilisation, la morale publique, le nom des familles, l'honneur des particuliers,
et, à de certains moments, la tranquillité de Paris, c'est-à-dire la tranquillité de la
France, c'est-à-dire la tranquillité de l'Europe!
«Cette loi de la liberté des théâtres, qui aurait dû être formulée depuis 1830 dans
l'esprit de la nouvelle Charte, cette loi manque, je le répète, et manque par la faute
du gouvernement. La législation antérieure est évidemment écroulée, et tous les
sophismes dont on replâtrerait sa ruine ne la reconstruiraient pas. Donc, entre une
loi qui n'existe plus et une loi qui n'existe pas encore, le pouvoir est sans droit pour
arrêter une pièce de théâtre. Je n'insisterai pas sur ce que M. Odilon Barrot a si sou-
verainement démontré.
« Ici se présente une objection de second ordre, que je vais cependant discuter. —
La loi manque, il est vrai, dira-t-on; mais, dans l'absence de la législation, le pou-
voir doit-il rester complètement désarmé? Ne peut-il pas apparaître tout à coup sur
le théâtre une de ces pièces infâmes, faites évidemment dans un but de marchandise
et de scandale, où tout ce qu'il y a de saint, de religieux et de moral dans le cœur
de l'homme soit effrontément raillé et moqué, où tout ce qui fait le repos de la
famille et la paix de la cité soit remis en question, où même des personnes vivantes
soient piloriées sur la scène au milieu des huées de la multitude ? La raison d'état
n'imposerait-elle pas au gouvernement le devoir de fermer le théâtre à des ouvrages
si monstrueux, malgré le silence de la loi? — Je ne sais pas, messieurs, s'il a jamais
été fait de pareils ouvrages, je ne veux pas le savoir, je ne le crois pas et je ne veux
pas le croire, et je n'accepterais en aucune façon la charge de les dénoncer ici ; mais,
dans ce cas-là même, je le déclare, tout en déplorant le scandale causé, tout en com-
prenant que d'autres conseillent au pouvoir d'arrêter sur-le-champ un ouvrage de ce
genre, et d'aller ensuite demander aux Chambres un bill d'indemnité, je ne ferais
pas, moi, fléchir la rigueur du principe. Je dirais au gouvernement : Voilà les consé-
quences de votre négligence à présenter une loi aussi pressante que la loi de la liberté
théâtrale! vous êtes dans votre tort, réparez-le, hâtez-vous de demander une législa-
tion pénale aux Chambres, et, en attendant, poursuivez le drame coupable avec le
code de la presse qui, jusqu'à ce que les lois spéciales soient faites, régit, selon moi,
tous les modes de publicité. Je dis, selon moi, car ce n'est ici que mon opinion per-
sonnelle. Mon illustre défenseur, je le sais, n'admet qu'avec plus de restriction que
moi la liberté des théâtres ; je parle ici, non avec les lumières du jurisconsulte, mais
avec le simple bon sens du citoyen ; si je me trompe, qu'on ne prenne acte de mes
paroles que contre moi, et non contre mon défenseur. Je le répète, messieurs, je ne
ferais pas fléchir la rigueur du principe, je n'accorderais pas au pouvoir la faculté de
confisquer la liberté dans un cas même légitime en apparence, de peur qu'il n'en
vînt un jour à la confisquer dans tous les cas, je penserais que réprimer le scandale
par l'arbitraire, c'est faire deux scandales au lieu d'un; et je dirais avec un homme
éloquent et grave, qui doit gémir aujourd'hui de la façon dont ses disciples appli-
quent ses doctrines : Il n'y a pas de droit au-deBm du droit.
« Or, messieurs, si un pareil abus de pouvoir, tombant même sur une œuvre de
licence, d'effronterie et de diffamation, était déjà inexcusable, combien ne l'est-il pas
davantage et que ne doit-on pas dire quand il tombe sur un ouvrage d'art pur, quand
théâtre. — 11. 24
ivitivi r.11 TnrinTit.it.
370 LE ROI S'AMUSE.
il s'en va choisir, pour la proscrire, à travers toutes les pièces qui ont été données
depuis deux ans, précisément une composition sérieuse, austère et morale! C'est
pourtant là ce que le gauche pouvoir qui nous administre a fait en arrêtant le Roi
s'anime. M. Odilon Barrot vous a prouvé qu'il avait agi sans droit; je vous prouve,
moi, qu'il a agi sans raison.
« Les motifs que les familiers de la police ont murmurés pendant quelques jours
autour de nous, pour expliquer la prohibition de cette pièce, sont de trois espèces :
il y a la raison morale, la raison politique, et, il faut bien le dire aussi, quoique cela
soit risible, la raison littéraire. Virgile raconte qu'il entrait plusieurs ingrédients dans
les foudres que Vulcain fabriquait pour Jupiter. Le petit foudre ministériel qui a
frappé ma pièce, et que la censure avait forgé pour la police, est fait avec trois mau-
vaises raisons tordues ensemble, mêlées et amalgamées, très imbris torti radios. Exami-
nons-les l'une après l'autre.
« Il y a d'abord, ou plutôt il y avait, la raison morale. Oui, messieurs, je l'affirme,
parce que cela est incroyable, la police a prétendu d'abord que le Roi s'anime était,
je cite l'expression, une pièce immorale. J'ai déjà imposé silence à la police sur ce point.
Elle s'est tue, et elle a bien fait. En publiant le Roi s'anime, j'ai déclaré hautement,
non pour la police, mais pour les hommes honorables qui veulent bien me lire, que
ce drame était profondément moral et sévère. Personne ne m'a démenti, et personne
ne me démentira, j'en ai l'intime conviction au fond de ma conscience d'honnête
homme. Toutes les préventions que la police avait un moment réussi à soulever
contre la moralité de cette œuvre sont évanouies à l'heure où je parle. Quatre mille
exemplaires du livre, répandus dans le public, ont plaidé ce procès chacun de leur
côté, et ces quatre mille avocats ont gagné ma cause. Dans une pareille matière,
d'ailleurs, mon affirmation suffisait. Je ne rentrerai donc pas dans une discussion
superflue. Seulement, pour l'avenir comme pour le passé, que la police sache une
fois pour toutes que je ne fais pas de pièces immorales. Qu'elle se le tienne pour dit.
Je n'y reviendrai plus.
«Après la raison morale, il y a la raison politique. Ici, messieurs, comme je
ne pourrais que répéter les mêmes idées en d'autres termes, permettez-moi de vous
citer une page de la préface que j'ai attachée au drame W
« Ces ménagements que je me suis engagé à garder, je les garderai, messieurs.
Les hautes personnes intéressées à ce que cette discussion reste digne et décente
n'ont rien à craindre de moi. Je suis sans colère et sans haine. Seulement, que la
police ait donné à l'un de mes vers un sens qu'il n'a pas, qu'il n'a jamais eu dans
ma pensée, je déclare que cela est insolent, et que cela n'est pas moins insolent
pour le roi que pour le poëte. Que la police sache une fois pour toutes que je ne
fais pas de pièces à allusions. Qu'elle se tienne encore ceci pour dit. C'est aussi là
une chose sur laquelle je ne reviendrai plus.
«Après la raison morale et la raison politique, il y a la raison littéraire. Un
gouvernement arrêtant une pièce pour des raisons littéraires, ceci est étrange, et
M Voir la préface, pages 252-253.
DISCOURS. 371
ceci n'est pourtant pas sans réalité. Souvenez-vous, si toutefois cela vaut la peine
qu'on s'en souvienne, qu'en 1829, à l'époque où les premiers ouvrages dits roman-
tiques apparaissaient sur le théâtre, vers le moment où la Comédie-Française recevait
Manon de Lorwe, une pétition, signée par sept personnes, fut présentée au roi
Charles X pour obtenir que le Théâtre-Français fût fermé tout bonnement, et de
par le roi, aux ouvrages de ce qu'on appelait la nouvelle école. Charles X se prit à
rire, et répondit spirituellement qu'en matière littéraire il n'avait, comme nous tous,
que sa place au parterre. La pétition expira sous le ridicule. Eh bien, messieurs, au-
jourd'hui plusieurs signataires de cette pétition sont députés, députés influents de
la majorité, ayant part au pouvoir et votant le budget. Ce qu'ils pétitionnaient
timidement en 1829, ils ont pu, tout-puissants qu'ils sont, le faire en 1832. La
notoriété publique raconte, en effet, que ce sont eux qui, le lendemain de la pre-
mière représentation, ont abordé le ministre à la chambre des députés, et ont obtenu
de lui, sous tous les prétextes moraux et politiques possibles, que le Roi s'amuse fût
arrêté. Le ministre, homme ingénu, innocent et candide, a bravement pris le
change ; il n'a pas su démêler sous toutes ces enveloppes l'animosité directe et per-
sonnelle} il a cru faire de la proscription politique, j'en suis fâché pour lui, on lui
a fait faire de la proscription littéraire. Je n'insisterai pas davantage là-dessus, C'est
une règle pour moi de m'abstenir des personnalités et des noms propres pris en
mauvaise part, même quand il y aurait lieu à de justes représailles. D'ailleurs cette
toute petite manigance littéraire m'inspire infiniment moins de colère que de pitié.
Cela est curieux, voilà tout. Le gouvernement prêtant main- forte à l'académie en
1832! Aristote redevenu loi de l'état! une imperceptible contre-révolution littéraire
manœuvrant à fleur d'eau au milieu de nos grandes révolutions politiques! des
députés qui ont déposé Charles X travaillant dans un petit coin à restaurer Boileau !
quelle pauvreté !
«Ainsi, messieurs, en admettant pour un instant, ce qui est si invinciblement
contesté par nous, que le ministère ait eu le droit d'arrêter le Roi s'amuse, il n'a pas
une raison raisonnable à alléguer pour l'avoir fait. Raisons morales, nulles ; raisons
politiques, inadmissibles ; raisons littéraires, ridicules. Mais y a-t-il donc quelques
raisons personnelles? Suis-je un de ces hommes qui vivent de diffamation et de
désordre, un de ces hommes chez lesquels l'intention mauvaise peut toujours être
présupposée, un de ces hommes qu'on peut prendre à toute heure en flagrant délit
de scandale, un de ces hommes enfin contre lesquels la société se défend comme
elle peut? Messieurs, l'arbitraire n'est permis contre personne, pas même contre ces
hommes-là, s'il en existe. Assurément, je ne descendrai pas à vous prouver que je
ne suis pas de ces hommes-là. Il est des idées que je ne laisse pas approcher de moi.
Seulement j'affirme que le pouvoir a eu tort de venir se heurter à celui qui vous
parle en ce moment, et je vous demande la permission, sans entrer dans une apo-
logie inutile, et que nul n'a droit de me demander, de vous redire ici ce que je
disais il y a peu de jours au public W
(') Voir la préface, page 251.
24.
372 LE ROI S'AMUSE.
« Messieurs, je me résume. En arrêtant ma pièce, le ministre n'a, d'une part, pas
un texte de loi valide à citer, d'autre part, pas une raison valable à donner. Cette
mesure a deux aspects également mauvais : selon la loi elle est arbitraire, selon le
raisonnement elle est absurde. Que peut-il donc alléguer dans cette affaire, le pou-
voir qui n'a pour lui ni la raison ni le droit? Son caprice, sa fantaisie, sa volonté,
c'est-à-dire "rien.
«Vous ferez justice, messieurs, de cette volonté, de cette fantaisie, de ce caprice.
Votre jugement, en me donnant gain de cause, apprendra au pays, dans cette
affaire, qui est petite, comme dans celle des ordonnances de Juillet, qui était
grande, qu'il n'y a en France d'autre force majeure que celle de la loi, et qu'il y a
au fond de ce procès un ordre illégal que le ministre a eu tort de donner, et que
le théâtre a eu tort d'exécuter.
«Votre jugement apprendra au pouvoir que ses amis eux-mêmes le blâment
loyalement dans cette occasion, que le droit de tout citoyen est sacré pour tout
ministre, qu'une fois les conditions d'ordre et de sûreté générale remplies, le théâtre
doit être respecté comme une des voix avec lesquelles parle la pensée publique, et
qu'enfin, que ce soit la presse, la tribune ou le théâtre, aucun des soupiraux par
où s'échappe la liberté de l'intelligence ne peut être fermé sans péril. Je m'adresse
à vous avec une foi profonde dans l'excellence de ma cause. Je ne craindrai jamais,
dans de pareilles occasions, de prendre un ministère corps à corps 5 et les tribunaux
sont les juges naturels de ces honorables duels du bon droit contre l'arbitraire; duels
moins inégaux qu'on ne pense, car, s'il y a d'un côté tout un gouvernement, et
de l'autre rien qu'un simple citoyen, ce simple citoyen est bien fort quand il peut
traîner à votre barre un acte illégal, tout honteux d'être ainsi exposé au grand jour,
et le souffleter publiquement devant vous, comme je le fais, avec quatre articles de
la Charte.
« Je ne me dissimule pas cependant que l'heure où nous sommes ne ressemble
plus à ces dernières années de la restauration où la résistance aux empiétements du
gouvernement était si applaudie, si encouragée, si populaire. Les idées d'immobilité
et de pouvoir ont momentanément plus de faveur que les idées de progrès et d'af-
franchissement. C'est une réaction naturelle après cette brusque reprise de toutes
nos libertés au pas de course, qu'on a appelée la révolution de 1830. Mais cette réac-
tion durera peu. Nos ministres seront étonnés un jour de la mémoire implacable
avec laquelle les hommes mêmes qui composent à cette heure leur majorité leur
rappelleront tous les griefs qu'on a l'air d'oublier si vite aujourd'hui. D'ailleurs, que
ce jour vienne tard ou bientôt, cela ne m'importe guère. Dans cette circonstance,
je ne cherche pas plus l'applaudissement que je ne crains l'invective; je n'ai suivi
que le conseil austère de mon droit et de mon devoir.
«Je dois le dire ici, j'ai de fortes raisons de croire que le gouvernement profitera
de cet engourdissement passager de l'esprit public pour rétablir formellement la cen-
sure, et que mon affaire n'est autre chose qu'un prélude, qu'une préparation, qu'un
acheminement à une mise hors la loi générale de toutes les libertés du théâtre. En
ne faisant pas de loi répressive, en laissant exprès déborder depuis deux ans la licence
sur la scène, le gouvernement s'imagine avoir créé dans l'opinion des hommes
DISCOURS. 373
honnêtes, que cette licence peut révolter, un préjugé favorable à la censure drama-
tique. Mon avis est qu'il se trompe, et que jamais la censure ne sera en France
autre chose qu'une illégalité impopulaire. Quant à moi, que la censure des théâtres
soit rétablie par une ordonnance qui serait illégale ou par une loi qui serait incon-
stitutionnelle, je déclare que je ne m'y soumettrai jamais que comme on se soumet
à un pouvoir de fait, en protestant; et cette protestation, messieurs, je la fais ici
solennellement, et pour le présent et pour l'avenir.
«Et observez d'ailleurs comme, dans cette série d'actes arbitraires qui se suc-
cèdent depuis quelque temps, le gouvernement manque de grandeur, de franchise
et de courage. Cet édifice, beau, quoique incomplet, qu'avait improvisé la révo-
lution de juillet, il le mine lentement, souterrainement, sourdement, obliquement,
tortueusement. Il nous prend toujours en traître, par derrière, au moment où
l'on ne s'y attend pas. Il n'ose pas censurer ma pièce avant la représentation, il
l'arrête le lendemain. Il nous conteste nos franchises les plus essentielles; il nous
chicane nos facultés les mieux acquises ; il échafaude son arbitraire sur un tas de
vieilles lois vermoulues et abrogées; il s'embusque, pour nous dérober nos droits,
dans cette forêt de Bondy des décrets impériaux, à travers lesquels la liberté ne
passe jamais sans être dévalis-'e.
«Je dois vous faire remarquer ici, en passant, messieurs, que je n'entends fran-
chir dans mon langage aucune des convenances parlementaires. Il importe à ma
loyauté qu'on sache bien quelle est la portée précise de mes paroles quand j'attaque
le gouvernement dont un membre actuel a dit : Le roi ligne et ne gouverne pas. Il n'y
a pas d'arrière-pensée dans ma polémique. Le jour où je croirai devoir me plaindre
d'une personne couronnée, je lui adresserai ma plainte à elle-même, je la regarderai
en face, et je lui dirai : Sire! En attendant, c'est à ses conseillers que j'en veux,
c'est sur les ministres seulement que tombe ma parole, quoique cela puisse sembler
singulier dans un temps où les ministres sont inviolables et les rois responsables.
«Je reprends, et je dis que le gouvernement nous retire petit à petit tout ce que
nos quarante ans de révolution nous avaient acquis de droits et de franchises. Je dis
que c'est à la probité des tribunaux de l'arrêter dans cette voie fatale pour lui comme
pour nous. Je dis que le pouvoir actuel manque particulièrement de grandeur et
de courage dans la manière mesquine dont il fait cette opération hasardeuse que
chaque gouvernement, par un aveuglemement étrange, tente à son tour, et qui
consiste à substituer plus ou moins rapidement l'arbitraire à la constitution, le des-
potisme à la liberté.
«Bonaparte, quand il fut consul et quand il fut empereur, voulut aussi Je despo-
tisme. Mais il fit autrement. Il y entra de front et de plain-pied. Il n'employa aucune
des misérables petites précautions avec lesquelles on escamote aujourd'hui une à une
toutes nos libertés, les aînées comme les cadettes, celles de 1830 comme celles de
de 1789. Napoléon ne fut ni sournois ni hypocrite. Napoléon ne nous filouta pas
nos droits l'un après l'autre à la faveur de notre assoupissement, comme on fait
maintenant. Napoléon prit tout, à la fois, d'un seul coup et d'une seule main. Le
lion n'a pas les mœurs du renard.
«Alors, messieurs, c'était grand! L'empire, comme gouvernement et comme
374 LE RQI S'AMUSE.
administration, fut assurément une époque d'intolérable tyrannie, mais souvenons-
nous que notre liberté nous fut largement payée en gloire. La France d'alors avait,
comme Rome sous César, une attitude tout à la fois soumise et superbe. Ce n'était
pas la France comme nous la voulons, la France libre, la France souveraine d'elle-
même, c'était la France esclave d'un homme et maîtresse du monde.
«Alors on nous prenait notre liberté, c'est vrai; mais on nous donnait un bien
sublime spectacle. On disait : Tel jour, à telle heure, j'entrerai dans telle capitale;
et l'on y entrait au jour dit et à l'heure dite. On faisait se coudoyer toutes sortes
de rois dans ses antichambres. On détrônait une dynastie avec un décret du Moni-
teur. Si l'on avait la fantaisie d'une colonne, on en faisait fournir le bronze par l'em-
pereur d'Autriche. On réglait un peu arbitrairement, je l'avoue, le sort des comé-
diens français, mais on datait le règlement de Moscou. On nous prenait toutes
nos libertés, dis-je, on avait un bureau de censure, on mettait nos livres au pilon,
on rayait nos pièces de l'affiche; mais, à toutes nos plaintes, on pouvait faire d'un
seul mot des réponses magnifiques, on pouvait nous répondre : Marengo! Iéna!
Austcrlitz !
«Alors, je le répète, c'était grand; aujourd'hui, c'est petit. Nous marchons à
l'arbitraire comme alors, mais nous ne sommes pas des colosses. Notre gouverne-
ment n'est pas de ceux qui peuvent consoler une grande nation de la perte de sa
liberté. En fait d'art, nous déformons les Tuileries; en fait de gloire, nous laissons
périr la Pologne. Cela n'empêche pas nos petits hommes d'état de traiter la liberté
comme s'ils étaient taillés en despotes; de mettre la France sous leurs pieds, comme
s'ils avaient des épaules à porter le monde. Pour peu que cela continue encore
quelque temps, pour peu que les lois proposées soient adoptées, la confiscation de
tous nos droits sera complète. Aujourd'hui on me fait prendre ma liberté de poëte
par un censeur, demain on me fera prendre ma liberté de citoyen par un gendarme ;
aujourd'hui on me bannit du théâtre, demain on me bannira du pays; aujourd'hui
on me bâillonne, demain on me déportera; aujourd'hui l'état de siège est dans la
littérature, demain il sera dans la cité. De liberté, de garanties, de Charte, de droit
public, plus un mot. Néant. Si le gouvernement, mieux conseille par ses propres
intérêts, ne s'arrête sur cette pente pendant qu'il en est temps encore, avant peu
nous aurons tout le despotisme de 1807, moins la gloire. Nous aurons l'empire
sans l'empereur.
«Je n'ai plus que quatre mots à dire, messieurs, et je désire qu'ils soient présents
à votre esprit au moment où vous délibérerez. Il n'y a eu dans ce siècle qu'un grand
homme, Napoléon, et une grande chose, la liberté. Nous n'avons plus le grand
homme, tâchons d'avoir la grande chose. »
Nous avons cru devoir joindre à cette édition le détail du procès dont le Roi
s'amuse a été l'occasion. Ce détail est emprunté à un journal qui, soutenant à cette
époque le pouvoir, ne saurait être suspect de partialité en faveur de l'auteur (1).
TRIBUNAL DE COMMERCE.
SEANCE DU 19 DECEMBRE IO32.
PROCES DE M. VICTOR HUGO CONTRE LE THEATRE-FRANÇAIS ET ACTION EN
GARANTIE DU THEATRE -FRANÇAIS CONTRE LE MINISTRE DES TRAVAUX
PUBLICS.
Le drame le Roi s'amuse n'avait peut-être
point, proportion gardée, attiré autant de
roule à la Comédie-Française que le procès
auquel il a donné lieu en a amené aujour-
d'hui à l'audience de la juridiction consulaire.
Ici, comme dans la rue Richelieu, les spec-
tateurs se séparaient en plusieurs classes dis-
tinctes. Dans l'enceinte du parquet, des per-
sonnes choisies et des dames brillantes de
parure; dans le barreau réservé aux agréés,
des jurisconsultes, parmi lesquels s'étaient
confondus MM. de Brjas et de Brigode, dé-
putés; enfin, dans la partie la plus reculée
où les spectateurs sont debout, et que l'on
peut comparer au parterre de nos théâtres,
on voyait se presser un auditoire plus im-
patient, et qui, longtemps avant l'ouverture
des portes, dès neuf heures du matin, faisait
queue dans les vastes galeries du palais de la
Bourse. Derrière ces spectateurs, était encore
un autre public d'une mise plus modeste, et
d'autant plus bruyant qu'il se voyait relégué
aux dernières places.
A midi, les portes ayant été ouvertes à ces
deux dernières parties du public, tout ce qui
restait vide dans l'auditoire a été envahi, et
la salle même des Pas-Perdus, espèce de vesti-
bule séparé de l'auditoire proprement dit par
des portes vitrées, a été encombrée d'une
multitude de curieux.
Quelques-uns des spectateurs semblaient
surpris de ne point voir le tribunal, les par-
ties et leurs conseils aussi ponctuels qu'eux-
mêmes, et ils réclamaient le commencement
de ce qui semblait être pour eux un spectacle.
Lorsqu'on a vu arriver et se placer aux
bancs de la gauche M. Victor Hugo et ses
conseils, beaucoup d'individus sont montés
sur les banquettes, les autres leur ont crié de
s'asseoir, et M. Victor Hugo a été vivement
applaudi.
Le tribunal, présidé par M. Aube, prend
enfin séance, et le silence ne se rétablit pas
sans peine. Les cris : A la porte! s'élèvent
contre ceux qui, n'ayant pu trouver place,
occasionnent quelque tumulte. C'est au mi-
lieu de cette agitation que l'on fait l'appel
des deux causes : i° la demande formée par
M. Hugo contre le Théâtre-Français; 20 l'ac-
tion récursoire des comédiens contre M. le
ministre du commerce et des travaux publics.
M° Chaix-d' Est-Ange, avocat de M. le
ministre, prend des conclusions tendant à ce
que le tribunal se déclare incompétent, attendu
que la question de la légalité ou de l'illégalité
d'un acte administratif, aux termes de la loi
du 24 août 1791, défend aux tribunaux de
connaître des actes administratifs et de s'im-
miscer dans les affaires d'administration. Le
texte de la loi, dit M" Chaix-d'Est-Ange, est
tellement formel, que l'incompétence ne me
paraît pas souffrir la moindre difficulté, j'at-
tendrai au surplus les objections pour y ré-
pondre.
M" Odilon Barrot, avocat de M. Victor
Hugo, prend les conclusions suivantes : « At-
tendu que, par convention verbale du 22 août
dernier, entre M. Victor Hugo et la Comédic-
'') Note de l'édition de ii
376
LE ROI S'AMUSE.
Française, représentée par M. Desmousseaux,
l'un de MM. les sociétaires du Théâtre-Fran-
çais, dûment autorisé, l'administration s'est
obligée à jouer la pièce le Roi s'amuse, drame
en cinq actes et en vers, aux conditions sti-
pulées; que la première représentation a eu
lieu le 22 novembre dernier, que, le lende-
main, l'auteur a été prévenu officieusement que
les représentations de sa pièce étaient suspen-
dues par ordres que, de fait, l'annonce de la
seconde représentation, indiquée au samedi
24 novembre suivant, a disparu de l'affiche
du Théâtre-Français pour n'y plus reparaître;
que les conventions font la loi des parties; que
rien ne peut ici les faire changer dans leur
exécution. Plaira au tribunal condamner par
toutes les voies de droit, même par corps, les
sociétaires du Théâtre -Français a jouer la
pièce dont il s'agit, sinon à payer par corps
25,000 francs de dommages et intérêts, et,
dans le cas où ils consentiraient à jouer la
pièce, les condamner, pour le dommage passé,
à telle somme qu'il plaira au tribunal arbi-
trer. )>
Messieurs, dit le défenseur, la célébrité de
mon client me dispense de vous le faire con-
naître. Sa mission, celle qu'il a reçue de son
talent et de son génie, était de rappeler notre
littérature à la vérité, non à cette vérité de
convention et d'artifice, mais à cette vérité
qui se puise dans la réalité de notre nature,
de nos mœurs, de nos habitudes. Cette mis-
sion, il l'a entreprise avec courage, il la pour-
suit avec persévérance et talent. Il a soulevé
bien des orages, et le public, ce tribunal sou-
verain devant lequel il est traduit, semble
avoir consacré ses efforts par maints et maints
suffrages. Comment se fait-il aujourd'hui qu'il
soit assis sur ces bancs, devant un tribunal,
ayant pour appui, non le prestige de son ta-
lent, mais mon sévère ministère et la présence
de jurisconsultes qui n'ont rien de littéraire
ni de poétique ? C'est que M. Victor Hugo
n'est pas seulement poè'te, il est citoyen; il
sait qu'il est des droits qu'on peut abandonner
quand on n'apporte préjudice qu'à soi-même;
mais il en est d'autres qu'on doit défendre
par tous les moyens possibles, parce qu'on ne
peut pas abandonner son droit propre sans
livrer le droit d'autrui, le droit de la liberté
de la pensée, de la liberté des représentations
théâtrales. La résistance à la censure, à des
actes arbitraires, ce sont là des droits, des ga-
ranties que l'on ne peut pas déserter lors-
qu'on a la conscience de ces droits et de ces
garanties, et lorsqu'on sait ce qu'est le devoir
d'un citoyen. C'est ce devoir que M. Victor
Hugo vient remplir devant vous; et, bien
qu'on ait reproché, quelquefois avec justice,
à la république des lettres de livrer trop aisé-
ment ses franchises et ses privilèges au pou-
voir, l'illustre poète a l'avantage d'avoir déjà
donné de nobles et d'éclatants démentis à ce
reproche. M.Victor Hugo a depuis longtemps
fait ses preuves; déjà sous la Restauration il a
refusé de fléchir devant l'arbitraire de la cen-
sure. Ni les décorations, ni les pensions, ni
les faveurs de toute espèce n'ont pu dominer
en lui le sentiment de son droit, la conscience
de son devoir. Nous l'admirions, et alors nous
l'entourions de nos témoignages de sympathie,
de nos manifestations publiques d'admiration.
Eh bien! serait-il accueilli avec d'autres senti-
ments aujourd'hui qu'il vient d'accomplir ce
même devoir, aujourd'hui que, dans des cir-
constances bien plus favorables, lorsqu'une
révolution semble avoir aboli toute censure,
lorsqu'au frontispice de notre Charte sont
écrits ces mots : La censure efl abolie, il vient
réclamer, non un droit douteux, incertain,
mais un droit consacré par notre révolution,
consacré par la Charte constitutionnelle, qui
a été le fruit, la conquête de cette révolution ?
Non, messieurs, je ne crains pas que le
sentiment de faveur qui jusqu'ici a accom-
pagné M. Victor Hugo l'abandonne aujour-
d'hui; ses sentiments sont restés les mêmes;
ils ont peut-être acquis un nouveau caractère
d'énergie par les circonstances qui se sont
passées depuis. Je n'oublierai jamais, la France
n'oubliera pas non plus que c'est dans cette
enceinte même, le 28 juillet 1830, qu'a été
donné le premier, le plus solennel exemple
de résistance à l'arbitraire : c'est le jugement mé-
morablequi a condamné l'imprimeurChantpie
à exécuter ses engagements en imprimant le
Journal du Commerce, malgré les ordonnances
du 25 juillet.
Je prévois que l'on m'objectera un autre
jugement rendu par vous en 1831, à l'occa-
sion de l'interdiction qui fut faite par l'autorité
au théâtre des Nouveautés de jouer la pièce
intitulée : Procès d'un Maréchal de France. Les
auteurs, MM. Fontan et Dupeuty, perdirent
leur cause; mais l'espèce était bien différente.
Votre jugement constate que le directeur du
PROCES.
377
théâtre des Nouveautés avait fait tout ce qui
était en lui pour continuer de jouer la pièce,
il n'avait cédé qu'à la force majeure, et même
à l'emploi de la force armée; son théâtre avait
été cerné par les gendarmes et fermé pendant
plusieurs jours. Il ne se rencontre rien de sem-
blable dans le procès actuel. Le lendemain
de la première représentation, on écrit vague-
ment à M. Victor Hugo qu'il existe un ordre
qui défend sa pièce. Cet ordre n'est pas pro-
duit, nous ne le connaissons pas; nous de-
vrions d'abord savoir si en effet il existe, et
ensuite quelle en est la nature.
M0 LÉON Duval, avocat de la Comédie-
Française, interrompt Me Odilon Barrot : Les
relations de M. Victor Hugo avec le Théâtre-
Français ne sont pas, dit-il, tellement rares,
qu'il ne puisse connaître l'ordre intimé par le
ministre. Au surplus, voici cet ordre :
«Le ministre secrétaire d'Etat au départe-
ment du commerce et des travaux publics,
vu l'article 14 du décret du 9 juin 1806; con-
sidérant que, dans des passages nombreux du
drame représenté au Théâtre-Français le 22 no-
vembre 1832, et intitulé le Roi s'amuse, les
mœurs sont outragées {-violents murmures et rires
ironiques au fond de la salle) ; nous avons arrêté
et arrêtons : Les représentations du drame in-
titulé le Roi s'amuse sont désormais interdites.
« Fait à Paris, le 10 décembre 1832.
« Signé : Comte d'Argout. »
Les clameurs redoublent au fond delà salie,
on entend même quelques sirflets.
Mc Odilon Barrot : Je suis bien aise
d'avoir provoqué cette explication; nous avons
au moins désormais une base certaine sur la--
quelle la discussion peut porter.
Messieurs, je crois qu'il y a ici une étrange
confusion, et que M. d'Argout s'est complète-
ment trompé sur la nature de ses pouvoirs.
Trois espèces d'influence ou d'autorité peuvent
s'exercer sur les théâtres. . .
Ici, le tumulte devient tel, dans le vesti-
bule qui précède la salle d'audience, qu'il est
impossible de saisir les paroles de l'avocat.
M" Chaix-d'Est-Ange : Je prie le tribunal
de prendre des mesures pour faire cesser ce
bruit, qui m'empêche de suivre les raisonne-
ments de mon adversaire, et doit lui nuire à
lui-même.
M. le Président : Si le calme ne se rétablit
pas, on sera obligé de taire évacuer une par-
tie de l'auditoire.
Mc Odilon Barrot (se tournant vers la
foule) : Il est difficile de continuer une discus-
sion qui a nécessairement de l:i sécheresse et
de l'aridité, au milieu de cette agitation con-
tinuelle. Je prie le public de vouloir bien
écouter au moins avec résignation les déduc-
tions légales que j'ai à faire dériver de la lé-
gislation existante.
M. le Président : Que l'on ferme les
portes!
Voix de l'intérieur : Nous étoufferons.
Autres voix : Il vaudrait mieux ouvrir les
fenêtres, on étouffe.
Me Odilon Barrot : La première influence
est celle de la police municipale. Si l'ordre est
troublé par la représentation d'une pièce, si
l'on craint pour les représentations suivantes
le renouvellement de pareils désordres, je
conçois que l'autorité intervienne et prenne
des mesurespourfaire cesserla causedu trouble.
La seconde influence est celle de la censure
dictatoriale qui s'exerçait sous la Convention
et sous l'Empire, et qui existait encore sous
la Restauration. La troisième est l'influence
de protection et de subvention : l'autorité qui
subventionne un théâtre peut lui intimer,
sous peine de perdre ses bienfaits, de ne plus
jouer telle ou telle pièce. Nous ne sommes
dans aucun de ces cas; nous n'avons point vu ,
par une anomalie que sans doute la loi sur
l'organisation municipale de Paris fera cesser
bientôt, nous n'avons pas vu le préfet de po-
lice et les commissaires de police exerçant le
pouvoir municipal mettre un terme aux re-
présentations du drame. Ce n'est pas non plus
le ministre de la police qui a usé des droits de
censure, c'est le ministre des travaux publics
qui a empiété sur les pouvoirs de son collègue.
Ainsi ce pauvre ministère de l'intérieur (rires
ironiques dans la même partie de la salle d'où vient
tout le hruit), ce ministère de l'intérieur, déjà
si mutilé, qui fait incessamment des efforts
pour couvrir sa nudité et ressaisir quelques-
unes des attributions qui lui ont échappé, se
voit dépouillé par le ministre des travaux pu-
blics de son droit de police sur les théâtres.
Le ministre des travaux publics n'a pu inter-
venir que d'une seule manière et en menaçant
la Comédie-Français.: de lui retirer la subven-
tion que la loi du budget accorde aux théâtres
royaux. Cette considération ne saurait inté-
378
LE ROI S'AMUSE.
resser l'auteur, ni influer sur la décision du
tribunal. Le théâtre doit exécuter ses engage-
ments, dût-il perdre sa subvention. En passant
le contrat, il a dû calculer toutes les chances.
Serait-on admis à refuser l'exécution d'un en-
gagement vis-à-vis d'un tiers, sous prétexte
que cette convention déplaît à un bienfaiteur,
à un parent dont on attend un legs ou dont
on peut craindre l'exhérédation ? Je ne pro-
fesse point la liberté absolue du théâtre, ce
n'est point ici le lieu de nous livrer à des
théories absolues, surtout lorsqu'elles ne sont
pas nécessaires; mais, enfin, la censure dra-
matique, comme toute autre censure, est abo-
lie par la Charte de 1830. Un article formel
dit que la censure 71e pourra être rétablie. Aussi,
vers la fin de 1830, M. de Montalivet, alors
ministre de l'intérieur, présentant sur la police
des théâtres un projet auquel il n'a pas été
donné suite, disait dans l'exposé des motifs :
L,a censure eB morte! Mais ce qu'on voudrait
rétablir, ce ne serait point la censure préven-
tive, ce serait une censure bien autrement
dangereuse, la censure apofleriori. On laisserait
une administration théâtrale faire des frais
énormes de décorations et de costumes, on
laisserait jouer la première représentation, et
tout d'un coup la pièce serait arbitrairement
interdite. Voilà une mesure à laquelle la Co-
médie-Française aurait dû elle-même ne pas
obéir avec tant de docilité. Nous ne pourrions
trop nous étonner de voir qu'elle n'a pas at-
tendu, le 24 novembre, l'ordre qui n'a été
signé que le 10 décembre suivant; elle s'est
contentée d'une simple intimation verbale,
peut-être de quelques mots échappés dans la
conversation du ministre. Elle doit donc sup-
porter la peine de l'inexécution de ses engage-
ments vis-à-vis de nous, et cette infraction ne
peut se résoudre qu'en des dommages et in-
térêts.
Nous vivons, messieurs, à une singulière
époque, époque de transition et de confusion,
car nous vivons sous l'empire de quatre à cinq
législations successives, qui se croisent et se
contredisent les unes les autres. Il n'y a que
les tribunaux qui puissent, dans cet arsenal
de lois, dégager les armes qui peuvent encore
servir de celles dont l'usage n'est plus permis.
Vous vous attacherez à la lettre de la Charte,
qui proscrit toute espèce de censure, la cen-
sure dramatique comme la censure des ou-
vrages imprimés, et, en rendant justice à
mon client, vous aurez servi les intérêts de la
liberté.
M. le Président : L'avocat du Théâtre-
Français a la parole.
M. Victor Hugo : Je demanderai à mon-
sieur le président la permission de prendre
ensuite la parole.
M. le Président : Vous l'avez en ce moment.
M. Victor Hugo : Je préférerais parler
après mes deux adversaires.
Me LÉon Duval prend et développe, au
nom du Théâtre-Français, des conclusions
tendant à faire déclarer l'incompétence du
tribunal de commerce. La Comédie-Française
n'aurait pas demandé mieux que de continuer
les représentations d'un ouvrage qui lui pro-
mettait d'abondantes recettes; elle aurait dé-
siré appeler des orages du premier jour à de
nouveaux orages; mais elle a dû céder à une
nécessité impérieuse
Le tumulte devient si violent qu'il est im-
possible de continuer les plaidoiries. On crie
de toutes parts : — On étouffe! Ouvrez les
fenêtres! Donnez-nous de l'air! Il faut faire
évacuer la première pièce! — Plusieurs dames
effrayées se retirent de l'enceinte.
M. le Président : On n'entend déjà pas
trop; si l'on ouvre les fenêtres, on n'entendra
plus les défenseurs.
Une foule de voix : Nous ne pouvons ni
sortir, ni respirer, nous étouffons.
M. le Président : L'audience va être sus-
pendue; on ouvrira les fenêtres, et l'on fera
évacuer la première pièce. (Applaudifîements
dans la partie la plus rapprochée du tribunal; mur-
mures dans le zreffibnle.)
Le tumulte est à son comble; un piquet
de gardes nationaux pénètre dans l'enceinte;
le plus grand nombre l'applaudit, surtout
quand on s'aperçoit que les soldats citoyens
ont pris soin de retirer leurs bayonnettes du
canon de leurs fusils. La force armée dissipe
la foule qui se trouvait dans le premier vesti-
bule. Quelques spectateurs, en se retirant,
fredonnent la Marseillaise. MM. les agents de
change et les négociants qui étaient en ce
moment occupés d'affaires de bourse au rez-
de-chaussée ont pu croire qu'ils étaient cernés
par une émeute. Enfin on ferme les portes
vitrées, ainsi que les portes extérieures, pour
ne laisser entrer personne, et l'audience est
reprise à deux heures et demie.
PROCES.
379
M. le Président : Le tribunal a fait tout
ce qui dépendait de lui pour que le public
fût à son aise; si ce bruit se renouvelle, l'au-
dience sera levée et la cause remise à un autre
jour.
M" LÉON Duval achève son plaidoyer. Il
démontre que la Comédie-Française a cédé à
la force majeure, et que, ne se fût-il agi que
de la subvention, elle ne devait pas s'engager
dans une lutte où elle aurait inévitablement
succombé.
M. Victor Hugo, a qui M. le président
accorde la parole, annonce qu'il désire parler
le dernier.
Me Chaix-d'Est-Ange : Il serait plus lo-
gique de plaider en ce moment; je répondrais
à tous mes adversaires. Sans quoi , je serai
obligé de demander une réplique.
M. Victor Hugo : Je suis prêt à plaider.
( Voir plus haut le diteours prononcé par M, \ ric-
tor Hugo.)
Ce discours a été suivi d'applaudissements
redoublés partant du fond et du dehors de la
salle.
M. le Président : Une partie du public
oublie qu'on n'est pas ici au spectacle.
M° Chaix-d'Est-Ange. Messieurs, deux
questions ont été agitées dans ce procès; l'une
de compétence : il s'agit de savoir si vous
pouvez apprécier un acte dont la régularité
vous est déférée, l'autre de fond : il s'agit de
savoir en fait si cet acte est légal, régulier,
conforme a la constitution et à la liberté
qu'elle a promise. Sur la première question,
soulevée par moi-même, je dois entrer dans
quelques détails. Je devrais négliger la seconde :
incompétents que vous êtes, je ne devrais
pas examiner devant la juridiction consulaire
si l'acte de l'autorité administrative est légal
et doit être aboli. Mais avant tout, messieurs,
il y a un devoir de conscience et d'honneur
que l'avocat doit remplir. Il ne voudra pas
laisser sans réponse les reproches qui lui sont
adressés, il ne voudra pas qu'il lui reste cette
honte, il la repoussera, et c'a été là, messieurs,
la première condition de ma présence dans
la cause, que si l'on adressait des reproches
graves à l'autorité que j'étais chargé de repré-
senter et de défendre, je prendrais la parole
sur le fond, et prouverais devant des hommes
d'honneur que l'autorité a rempli son devoir.
J'espère que j'obtiendrai de ce public, si
ardent pour la cause de M. Victor Hugo, si
ami de la liberté, cette liberté de discussion
qu'on doit accorder à tout le monde. Que
personne ici ne se croie le droit d'interrompre
un avocat dont jamais de la vie on n'a sus-
pecté la loyauté ni l'indépendance. {Mouve-
ment général d'approbation. )
J'examine la première question, celle de
compétence. Il y a des principes que, dans
toute argumentation, il suffit, ce semble,
d'énoncer, et qui ne peuvent jamais être sou-
mis à aucune contradiction. Ainsi l'estime
générale, ainsi l'expérience de tous les temps
ont consacré, de telle sorte qu'il n'est plus
possible d'y porter atteinte, le principe de la
division des pouvoirs dans tout gouvernement
bien réglé.
Ainsi il y a le pouvoir législatif, c'est celui
qui fait les lois; il y a le pouvoir judiciaire,
c'est celui qui les applique; il y a le pouvoir
administratif, c'est celui qui veille à leur exé-
cution et à qui l'administration est confiée.
Cette division n'est pas nouvelle. Le principe
a été consacré dans des lois si nombreuses,
dans des textes si précis, qu'il suffit de les
énoncer.
Après avoir cité entre autres les lois de
1790 et de 1791, et invoqué l'autorité d'un
vénérable magistrat, M. Henrion de Pansey,
le défenseur ajoute : Je puis encore opposer
à mon adversaire le témoignage d'un de ses
collègues, de M. le vicomte de Cormenin,
ce défenseur si ardent, si intrépide de la li-
berté. Il ne faut pas, disait M. le vicomte de
Cormenin, lorsqu'il n'était encore que baron
{rire presque ge'ne'ral, suivi de violentes rumeurs
au fond de la salle), il ne faut pas s'écarter de
ce principe tutélaire de la division des pou-
voirs. Mon adversaire vous a cité le premier
un jugement rendu par ce tribunal dans l'af-
faire relative à la pièce de MM. Fontan et
Dupeuty au sujet du Procès du maréchal Nej.
Le tribunal n'a pas seulement appuyé le
rejet de la demande sur le cas de force
majeure, résultat de l'intervention des gen-
darmes; il a nettement reconnu l'incompé-
tence de la juridiction commerciale pour pro-
noncer sur un acte d'administration. Dans
cette affaire, en effet, on avait vu, comme
dans celle-ci, une espèce de concert entre les
auteurs et le théâtre pour mettre le ministre
en cause.
M* Odilon Barrot : Ne nous accusez pas
38o
LE ROI S'AMUSE.
de manquer de franchise; nous n'avons connu
votre intervention qu'à l'audience.
Me Chaix-d'Est-Ange : Je vous prie de
ne pas m'interrompre; j'ai déjà assez de peine
à lutter contre les interruptions de certains
auditeurs qui épient mes moindres paroles.
Vous voyez que je n'ai pu, jusqu'à présent,
prononcer les mots de morale et d'outrage aux
mœurs sans exciter les plus inconcevables mur-
mures. On a invoqué le jugement rendu le
28 juillet 1830, dans l'affaire du Courrier fran-
çais. Un jugement rendu au milieu des com-
bats et des périls, un jugement prononcé du
haut de cette espèce de trône a proclamé l'il-
légalité des ordonnances du 25 juillet. Ce fut
un grand acte de courage, un acte de bons
citoyens; mais faut-il, dans des moments de
calme, citer ce qui s'est passé dans des temps
de désordre ? Les juges qui ont rendu cette
décision étaient comme les gardes nationaux
qui, illégalement aussi, se revêtaient de leur
uniforme et allaient combattre pour la liberté
et les lois. Nous ne sommes heureusement
plus à cette époque, et cependant M. Victor
Hugo a une pensée qui le poursuit toujours;
M. Victor Hugo pense que l'ordre qui arrête
sa pièce vaut au moins les ordonnances de
juillet. Il pense que, pour faire cesser cet
ordre, on est prêt, comme lors des ordon-
nances de juillet, à faire une émeute, ou
plutôt une révolution. {Nouveaux murmures
dans les mêmes parties de la salle. ) L'auteur l'a
dit lui-même dans une lettre adressée par lui
aux journaux; je le répète, parce que toute
liberté doit entourer ici l'avocat qui parle
avec conscience. ( Applaudi/Céments et bravos de
la grande majorité' des spectateurs. )
Oui, M. Victor Hugo a écrit qu'il voulait
se jeter entre l'émeute et nous; il a eu la
complaisance, la générosité d'écrire dans les
journaux pour recommander à la généreuse
jeunesse des ateliers et des écoles de ne pas
faire d'émeute pour lui et de ne pas ressusciter
sa pièce par une révolution.
Dans l'intérêt de l'administration, je de-
vrais m'arrêter ici; mais j'ai annoncé que je
traiterais la question légale. Ici mes deux ad-
versaires ne sont pas d'accord. Le client se
roidit contre toute espèce d'entrave et toute
espèce de mesures préventives, et veut, du
moins avant la représentation, une liberté il-
limitée. Le défenseur n'est pas du tout du
même avis : la censure pour le théâtre a paru
au défenseur une question délicate ; aussi son
argumentation est restée entourée de ces
nuages dont son talent aime quelquefois à
s'envelopper au milieu d'une discussion. (Oa
rit.) Il est devenu en quelque sorte insaisis-
sable; il vous a prié de permettre à lui,
homme politique, de ne pas prendre parti et
de ne pas vous dire le fond de sa pensée, car
sa pensée n'est pas encore définitivement ar-
rêtée. Or, je dis à mes adversaires : Mettez-
vous donc d'accord. Si vous ne voulez pas la
censure, dites-le franchement; si vous en vou-
lez, homme populaire, ayez le courage de le
dire avec la même franchise, car il y a cou-
rage à braver les fausses opinions dont le pu-
blic est imbu et à proclamer ostensiblement
la vérité. Je ne m'étonne pas, au surplus, de
cette hésitation de mon adversaire. Lorsque
M. Odilon Barrot fut appelé , comme membre
du Conseil d'Etat, à donner son avis sur la li-
berté des théâtres, il a reconnu la nécessité de la
répression préventive; seulement il ne voulait
pas qu'elle restât dans les mains de la police.
Un des préfets de police qui se sont succédé
depuis la Révolution, M. Vivien, a partagé
le même avis. Qu.'on ne vienne donc plus
nous présenter la censure dramatique comme
une attaque à la Charte avec effraction, et que
M. Hugo, dans son langage énergique et
pittoresque, ne se vante pas de souffleter un
acte du pouvoir avec quatre articles de la
Charte.
Toutes les lois sur les théâtres subsistent;
elles ont été exécutées sous le régime du Di-
rectoire; aucune n'a été révoquée. Pouvait-il
en être autrement? Telle pièce peut être sans
danger dans un lieu, et présenter dans d'au-
tres les plus grands périls. Supposez, en effet,
la tragédie de Charles IX, le massacre de la
Saint-Barthélémy représenté sur le théâtre de
Nîmes, dans un pays où les passions, où les
haines entre les catholiques et les protestants
sont si exaltées, et jugez l'effet qui en résul-
terait. Des trois espèces d'influences de l'au-
torité sur les théâtres, dont vous a parlé mon
adversaire, la seconde, celle de la censure,
subsiste. En parlant de la première, celle de
l'autorité municipale, mon adversaire est
tombé en contradiction avec lui-même; car
la loi de 1790 défend aux municipalités de
s'immiscer dans la police des théâtres. L'in-
fluence des subventions n'aurait pas dû être
traitée par un auteur dramatique. Cependant
PROCES.
381
mon adversaire insiste; il prétend que c'est le
ministre de l'intérieur et non le ministre des
travaux publics qui devrait être chargé de la
police des théâtres; il s'est attendri sur ce
pauvre ministre de l'intérieur, dépouillé d'une
de ses plus importantes attributions. Eh bien!
la police des théâtres est, aussi bien que les
subventions, dans les attributions du ministre
des travaux publics. C'est ce ministre et non
celui de l'intérieur qui a été mis en cause
dans l'affaire de la pièce du Maréchal Ney.
Pourquoi, dit-on, le ministre n'a-t-il pas
exercé envers M. Victor Hugo la censure
préventive, ce que mon adversaire appelle la
bonne censure? La raison en est simple. Le mi-
nistre a dit à M. Victor Hugo, qui se refu-
sait a la censure : Je ne vous demande pas le
manuscrit de votre pièce, mais donnez-moi
votre parole d'honneur que la pièce ne con-
tient rien de contraire à la morale. La parole
a été donnée; voila pourquoi la pièce a été
permise sans examen.
M. Victor Hugo : Je demanderai a ré-
pondre à cette assertion du défenseur. . .
( Bruits divers.)
Me Chaix-d'Est-Ange : Les censeurs, j'en
conviens, ont tué la censure, ils l'ont souvent
rendue odieuse; mais que l'on se rassure :
nos mœurs publiques et l'opinion publique
sont toutes-puissantes en France. Il ne serait
pas dans le désir ni dans le pouvoir du gou-
vernement d'arrêter une pièce qui n'offrirait
aucun danger pour la tranquillité ou pour la
morale. Que M. Victor Hugo fasse un chef-
d'œuvre (et il a assez de talent pour le faire),
qu'il parle des bienfaits de la liberté comme
il parlait autrefois des bienfaits de la Retfaura-
tion, il sera écouté; et, s'il éprouve des en-
traves, justice lui sera rendue.
M0 Odilon Barrot réplique sur-le-champ,
et rappelle différentes circonstances où des
actes administratifs ont été reconnus illégaux
par les tribunaux. Tel fut le principe de l'ar-
rêt de la cour de cassation au sujet de l'or-
donnance de police qui enjoignait de tapisser
lés maisons lors des processions de la Fête
Dieu.
Ainsi les tribunaux ont toujours le droit
d'apprécier les actes dont on fait dériver une
poursuite ou une exception, de décider si cet
acte puise sa force dans la loi, et si l'on peut
fonder un jugement sur un pareil acte. On a
eu le courage, continue M° Odilon Barrot,
je dirai presque l'audace, de voir dans le ju-
gement que vous avez rendu dans l'affaire de
l'imprimeur Chantpic et de l'éditeur du
Journal du Commerce, une espèce de sédition.
Sans doute, comme citoyens, comme indivi-
dus, vous avez le droit de résister à des actes
d'oppression; mais quand nous sommes re-
vêtus de la toge, quand nous exerçons une
fonction publique, quand nous sommes insti-
tués pour faire respecter les lois, nous ne les
violons pas, et c'est faire injure au tribunal
que de supposer que, dans une circonstance
quelconque, a la face du peuple, on a violé
les lois. Non , messieurs, le tribunal de com-
merce n'a point violé les lois dans l'affaire
Chantpie, et sa gloire est d'autant plus belle
qu'il a résisté à l'arbitraire dans la limite de
ses devoirs. Il a maintenu le respect des lois
en les respectant lui-même. Enfin le défenseur
qualifie d'ordre posthume la défense notifiée
au Théâtre -Français, le 10 décembre, par
M. le ministre des travaux publics. Il n'en
est pas moins vrai qu'en refusant, le 24 no-
vembre précédent, de jouer la pièce, le
Théâtre-Français avait enfreint les conventions
passées entre lui et l'auteur, et qu'aucun cas
de force majeure ne saurait être allégué.
M. Victor Hugo : Je demande à dire seu-
lement quelques mots.
M. le Président : La cause a été longue-
ment plaidée.
M. Victor Hugo :
Il y a quelque chose de personnel sur le-
quel il serait nécessaire que je donnasse une
explication de fait.
Un passage du plaidoyer de Mc Chaix-
d'Est d'Ange me fournit l'occasion de rap-
peler un fait dont je n'avais point parlé
d'abord, parce qu'il m'est honorable, et que
je ne crois pas devoir me targuer de faits qui
peuvent me faire honneur. Voici ce qui s'est
passé :
Avant la représentation de ma pièce, pré-
venu par MM. les sociétaires du Théâtre-
Français que M. d'Argout voulait la censu-
rer, je suis allé trouver le ministre, et je lui ai
dit alors, moi citoyen, parlant à lui ministre,
que je ne lui reconnaissais pas le droit de
censurer un ouvrage dramatique, que ce
droit était aboli, selon moi, par la Charte;
j'ajoutai que, s'il prétendait censurer mon ou-
vrage, je le retirerais a l'instant même, et que
ce serait a lui a voir s'il n'y aurait point là,
382
LE ROI S'AMUSE.
pour l'autorité, une conséquence plus fâ-
cheuse que s'il permettait de jouer le drame
sans l'avoir censuré.
M. d'Argout me dit alors qu'il était d'un
avis tout différent sur la matière, qu'il se
croyait, lui ministre, le droit de censurer un
ouvrage dramatique, mais qu'il me croyait
homme d'honneur, et incapable de faire des
ouvrages à allusions, ou des ouvrages immo-
raux, et qu'il consentait volontiers à ce que
ma pièce ne fût point censurée.
Je répondis au ministre que je n'avais rien
à lui demander; que c'était un droit que je
prétendais exercer. M. d'Argout ne s'opposa
point à ce qu'on représentât la pièce, et il
renonça à la faculté qu'il croyait avoir de
faire censurer l'ouvrage.
Voilà ce qui s'est passé, j'invoque ici le té-
moignage d'un homme d'honneur présent à
l'audience, et qui ne me démentira pas. Si
M. d'Argout avait voulu censurer ma pièce,
je l'aurais retirée à l'instant même. Je déclare
qu'une députation du Théâtre-Français est
venue, le matin même, chez moi, me de-
mander avec prière de ne pas retirer ma pièce
dans le cas où le ministre voudrait la censu-
rer. Je persistai dans la volonté de ne point
me soumettre à la censure; je n'ai pas un
seul instant voulu me départir de mon droit.
Voilà un fait que j'aurais pu raconter en
détail dans ma plaidoirie, et j'ai la certitude
qu'il ne m'aurait attiré qu'une vive sympathie
de la part de vous, messieurs, et de la part
du public. Puisque l'avocat de ma partie ad-
verse en a parlé le premier, je puis mainte-
nant m'en vanter et m'en targuer.
Me Chaix-d'Est-Ange : Le fait que j'ai
rappelé était nécessaire à la défense sous un
double rapport, en fait et en droit. Il n'était
pas inutile de répondre à cette argumentation
de mon adversaire, que le ministre a négligé
d'exercer la censure préventive avant la re-
présentation. J'ai expliqué pourquoi on n'a
pas insisté pour avoir communication de la
pièce : c'est parce que le ministre avait assez
de confiance dans l'honneur et la loyauté de
M. Victor Hugo pour être persuadé qu'il n'y
aurait dans son drame aucune atteinte aux
mœurs publiques.
M. le Président : Le tribunal met la
cause en délibéré pour prononcer son juge-
ment à la quinzaine (1'.
L'audience est levée à six heures moins un
quart. La foule, qui encombrait l'auditoire
et toutes les avenues, a attendu M. Victor
Hugo à son passage, et l'a salué de ses accla-
mations.
{Journal des Débats, 20 décembre 1832.)
'■' Voir, page 402, le prononcé du jugement
rendu par le Tribunal de Commerce.
NOTES DE CETTE EDITION.
LE MANUSCRIT
DU
KOI S'AMUSE.
Le manuscrit, de format égal, 26 centimètres de hauteur sur 21 de largeur, se
compose de 88 feuillets de papier blanc ordinaire; l'écriture, qui tient la moitié du
feuillet recto et verso, est plus droite que celle du manuscrit de Mario» de Lor;»e.
Quelques ratures et de nombreux ajoutés nous font assister au premier travail de
Victor Hugo, travail envoyé, comme tous les manuscrits de cette époque, directe-
ment à l'imprimerie. Chaque acte est daté en tête et à la fin; le nombre des vers est
inscrit à chaque page et le total est indiqué au dernier feuillet de l'acte. Le titre du
drame semble très postérieur au manuscrit même; on s'en rendra compte en en
comparant le fac-similé à celui du fragment de scène (pages 243 et 435). Les titres
d'acte ont été ajoutés aussi plus tard. Chaque acte est paginé séparément, par lettres
alphabétiques.
Quelques variantes dans la préface datée 28 novembre 1832; cette date a été mo-
difiée sur les épreuves.
Une note au verso du dernier feuillet de la préface :
II faudrait m envoyer, avec l'épreuve de cette préface, celle du titre et de la couverture.
r a- V- H-
Le jeudi soir.
ACTE I. — M. de Saint -Vallier. - 3 juin 1X32.
La première scène actuelle, qui contient l'exposition de la pièce, n'existait pas
dans la première version; l'acte ne comportait primitivement que quatre scènes, ainsi
que l'indique la surcharge du mot : deuxième (scène deuxième) sur le mot première
(scène première) et les autres surcharges de chiffres se poursuivant jusqu'à l'avant-
dernière scène; le drame commençait ainsi :
LE ROI.
Madame de Vendosme est divine!
L'acte fini ou très avancé, Victor Hugo s'est aperçu de cette lacune ; il a fait un
second début, daté aussi 3 juin 1832, et dans lequel le roi confie à M. de la Tour-
384 LE ROI S'AMUSE.
Landry son intrigue avec Blanche. Pour ne pas recopier son premier début, il en a
biffé les indications scéniques et s'est contenté d'enchaîner le texte après l'entrée de
Triboulet. A cette entrée même, ces deux vers, trop amusants pour rester ignorés :
Le mystère ! t1'
Le mjBere es~l un œuf, croje^-en Triboulet,
Qu'il ne faut pas cafter si l'on veut un poulet.
SCENE II. — Le Roi, les Courtisans.
Première suppression importante :
M. DE GORDES.
Il ne dit rien, sinon : Que Dieu garde le roi!
croit
On le dit maintenant fou tout à fait.
LE ROI, accourant avec des éclats de rire.
Vicomte!
Madame d ' Anbufion nom fait un plaisant conte.
Les trois Guy, revenant, ma foi, l'on ne sait d'où,
Ont trouvé l'autre nuit — ■
à triboulet.
Quen dit ce maître fou ?
Leurs femmes, toutes trois, avec d'autres...
TRIBOULET.
Cachées ?
Les morales du temps se font si relâchées!
Ces six vers, donnés dans l'acte III, scène m, sont remplacés en marge par le
dialogue entre le roi et madame de Cossé. C'est ici que Victor Hugo a placé la dé-
claration faite par Saverny à Marion. (Voir Marion de Lorme, page 153 de cette édition.)
Le passage, tout de jeux de scène et de mimique, où les seigneurs et Triboulet
se renvoient l'un à l'autre M. de Cossé effaré et furieux, est ajouté en marge; au-
dessus cette mention : Ne pas lire ceci. Sans doute Victor Hugo se rendait compte
qu'en lisant son drame aux acteurs les indications multiples de cette scène déroute-
raient l'attention des auditeurs et ralentiraient l'action.
SCENE III. M. DE GORDES, M. DE PaRDAILLAN, ETC.
Au milieu de cette scène un feuillet, en partie inédit, nous révèle un change-
ment dans le caractère de François P1, changement qui aurait probablement amené
cet autre titre : Le roi s'ennuie.
O Les vers ou variantes en italiques sont biffés dans le manuscrit.
LE MANUSCRIT DU ROI S'AMUSE.
385
Nous avons retrouve dans un amas de notes un bout de papier contenant ces
quelques lignes :
COMÉDIE.
Le prince s'ennuie - - ses favoris cherchent un plaisir. Tous sont épuisés.
Une ide'e tombe dans la tête de Corcova — bouffonne, plaisante, délicieuse
partie de plaisir. — Le tout se termine au terrible.
Rapprochons de ce plan embryonnaire le feuillet suivant, numéroté 25 dans le
manuscrit :
PARDAILLAN.
Vous savez sûrement
Qu'il paraît que le roi s'ennuie horriblement?
Ou ai parle.
Chacun en parle.
MAROT.
PARDAILLAN.
// efî trilte et sauvage,
Il bâille, il rit moins, il soupire,
Il est très souvent seul et l'on ne sait que dire.
La fete de ce soir ne l'a pas amusé.
C'tst l'amour ou l'ennui^.
go i< des. H s'ennuie en un mot.
COSSÉ. C'est terrible! il s'ennuie.
MAROT, bas à M. de Cordes.
Hum! Monsieur de Cossé!
COSSL, s approchant.
va
Jt ne sais oh l'ennui, messieurs, peut le conduire.
[ROT, le contrefaisant. I u puifiant ennuyé' ne peut rêver qu'à nuire.
COSM.. Il est bien des sujets de craindre là dedans.
MAROT. D'une bouche qui bâille on voit toutes les dents.
M. i!e Cop°é pafie outre.
PARDAILLAN, bas.
Il tremble que le roi, que le loisir enflamme,
Ne se jette d'ennui sur madame sa femme.
(,) Pour respecter la physionomie du ma- tons, par exception, l'indication du person-
nuscrit et en donner les variantes, nous met- nage en marge.
THEATRE. II. 2J
lllj'MUtIME RATIOSALS.
386 LE ROI S'AMUSE.
GORDES, au duc de Pienne qui survient.
Hé, voilà ce cher duc! Que sais-tu de nouveau?
Nous retrouverons plus loin quelques variantes à l'appui de cette particularité.
Au verso du feuillet 26, cette mention : ajouter 28 aux chiffres suivants.
Victor Hugo faisait allusion à l'addition des vers au bas de chaque page.
Toujours dans la même scène, des surcharges ou des variantes confirment ce que
nous avons dit plus haut 5 bien que publiée en grande partie nous reproduisons cette
page avec ses variantes :
M. DE VIC.
Ce que je sais d'abord,
s'amuser
C'est que sa majesté paraît s'ennuyer fort.
M. DE COSSE, avec un soupir.
Ah! ne m'en parlez pas!
M. de vie.
moi, que f apprécie
Mais, que je me soucie
Quelle forme l'ennui donne a
De quel côté le vent pousse sa fantaisie,
M. DE COSSE, hochant la tête.
Un roi fait payer cher a tous l'ennui qu'il a.
Un roi, — les vieux seigneurs, messieurs, savent cela,
Un plus vieux courtisan que voies saurait cela.
Prend toujours chez quelqu'un tout le plaisir qu'il a,
Je ne Siiis où l'ennui, mefi 'leurs, va le conduire.
Gare à quiconque a sœur, femme ou fille à séduire!
COSSE.
Que ne fait-il la guerre!
GORDES , gaiment.
Au fait , l'épée au poing !
COSSÉ.
Ah! quand il bataillait, il ne s'ennuyait point.
M. DE GORDES.
Cossé, vous avez tort. Il est très important
joyeux
De maintenir le roi gai, prodigue et content.
M. DE PIENNE, à M. de Gordes.
Je suis de votre avis, comte. Un roi qui s'ennuie,
un souper sans vin,
C'est une fille en noir, c'est un été de pluie.
LE MANUSCRIT DU KOI S'AMUSE. 387
M. DE PARDAILLAN.
Ah! ifeH vrai, tout languit.
C'est un amour sans duel.
DE GORDES.
M. DE VIC.
Tout va mal, c'est affreux.
C'est un flacon plein d'eau.
MAROT, bas.
Silence! il entre, avec Triboulet l'amoureux.
Le roi revient, avec Triboulet-Cupido.
SCÈNE IV. — Les Mêmes, le Roi, Triboulet.
TRIBOULET.
Sire! j'aurais plus 'peur, étant ce crue vous êtes,
par la rime éveille
D'un poëte, toujours de rime barbouillé. ...
SCÈNE V. — Les Mêmes, M. de Saint -Vallier.
A l'entrée de Saint-Vallier, un fragment de dialogue coupé remplaçait la «.harangue))
de Triboulet, ajoutée en marge. Voici l'enchaînement primitif :
LE ROI.
Monsieur de Saint-Vallier!
M. DE GORDES, bas.
Le père de la h clic
Diane de Brève'!
TRIBOULET, à part.
Ouf!
MAROT, bas.
Le diable s'en mêle!
M. DE SAINT-VALLIER, la tête droite et la voix haute.
Taisez-vous, /nefieigneurs! ■ — Vous, sire, écoutez-moi.
Date finale : j juin. Trois nombres, 3/4-3X2-394.
On remarquera que la différence entre le premier et le second de ces nombres est
de 28, juste le total des vers contenus dans la première scène ajoutée en tête de l'acte.
ACTE II. — SaLTABADIL. 9 juin.
Comme pour le premier acte deux débuts, datés tous deux du 9 juin. Là encore
Victor Hugo a senti la nécessité de nous présenter le personnage qui deviendra l'in-
25-
388 LE ROI S'AMUSE.
strument de vengeance de Tribonlet, et il a, tout de suite, ajouté la scène de Salta-
badil. Sur le premier feuillet de cette nouvelle version un croquis sommaire du
décor.
SCENE I. — Triboulet, Saltabadil.
SALTABADIL.
, je suis, sous l'habit qui me couvre,
Quand vous voudrez me voir, monsieur, je me promène
, près du portail du Louvre.
Tous les jours à midi devant l'hôtel du Maine.
SCÈNE II. — Triboulet, seul.
L'admirable monologue de Triboulet se réduisait d'abord aux quatre premiers
vers et tout de suite la scène s'enchaînait à l'entrée de Blanche; arrivé à ce vers :
Non, je t'aime,
Voilà tout! N'es-tu pas ma vie et mon sang même?
Victor Hugo a biffé tout ce commencement de scène et continué sur le même
feuillet cette psychologie, du bouffon, cette analyse de Triboulet par lui-même qui,
en l'excusant, le fait presque aimer.
Dans ce monologue, notons ce vers biffé, curieux si l'on songe au roman publié
en 1869 :
Etre un homme qui rit, et qui ne doit rien faire
£jie rire!
SCENE IV. — Blanche, le Roi, dame Berarde.
Au courant de cette scène, un hémistiche jeté en marge et écrit au crayon :
BÉRARDE.
C'est vrai, car c'est un sot.
Une surcharge à la date, d'abord 12, puis 13 juin. — 426 vers.
ACTE III. — Le Roi. — ij juin.
SCÈNE II. — Le Roi, Blanche.
Dans cette scène, vingt vers ont été ajoutés en marge, et, dans le nombre,
l'axiome répété par François Ier au quatrième acte :
Aimons, et jouissons, et faisons bonne chère!
A la fin de cette scène, Marot, aux aguets, disait :
Où cherche-t-elle asile? En la chambre du roi?
Oh ! la pauvre petite !
LE MANUSCRIT DU KOI S'AMUSE. 389
SCÈNE III. — Les Gentilshommes, Marot, Triboui.it.
Une variante dans l'insulte de Triboulet à M. de Cossé :
clignotant, triïle, gris,
jQjie vous êtes -■élu, trille, vêtu de gris,
Que si vous vous mettez à lairc le charmant,
Et gobe-mouche, comme une chauve-souris.
Vous allez devenir encor plus assommant.
SCÈNE IV. — Blanche, Triboulet.
Cache ta honte là, — dans mon amour!
Hélas! tout est souillé!
L'autel est renversé! — Cache ton front! — Oui, pleure.
Dans les quelques vers dits par M. de Saint-Vallier, cette variante osée :
poignard
Pas une loudre au ciel, pas un bras d'homme au monde
L'acte est daté au dernier feuillet : ij, puis en surcharge i, S juin. — 352 vers.
ACTE IV. — BLANCHE. - — //et, par surcharge, 1 S juin.
Le manuscrit porte cette indication de lieu, à laquelle nous nous sommes con-
formé :
La grève déserte voisine de la Tournelle (porte de Paris) Au fond, au delà de la rivière, le vieux
Paris.
L'édition originale reproduit cette description en la développant un peu, mais,
dans les éditions suivantes, la scène se passe aux environs de Saint-Germain. Voici
la version que nous lisons pour la première fois dans l'édition de 1836 :
Une grève déserte au bord de la Seine, au-dessous de Saint-Germain. — ... Au fond, au delà de la
rivière, le bois du Vésinet. A droite un détour de la Seine laisse voir la colline de Saint-Germain,
avec la ville et le château dans l'éloigncmcnt.
En marge un croquis du décor.
SCÈNE II. — Le Roi, Maguelonne.
Après non, oui viendra.
Nenni, c'est un grand pas!
Les vers suivants remplacent, dans le manuscrit, ceux publics pages 334-335.
MAGUELONNE.
débautb.'
Monsieur, vous m'avez l'air d'un libertin partait!
39o LE ROI S'AMUSE.
LE ROI.
Plus d'une, à qui j'ai dit quelques mots, en effet,
Qui naguère était rose, esl maintenant bien rouge.
Etait rose la veille et le lendemain rouge,
— Bah! — Tu m'as ce matin amené dans ce bouge,
Méchante hôtellerie
SCÈNE IV. — Maguelonne, Saltabadil, le Roi.
En marge, cette variante à l'inspection du logis de Saltabadil :
Donnez-vous donc la peine,
Impossible qu'on traite
Messieurs les quatre vents, d'entrer! Rien ne vous gêne!
Le vent qui veut entrer de façon plus honnête!
SCÈNE V. — Les Mêmes, Blanche.
BLANCHE.
Non, non, je ne veux pas, cet ingrat, qu'on lui fasse
Il n'est rien qu'une femme au désespoir ne fasse.
Du mal. — Dieu! la maison! Voyons ce qui s'y passe.
Moi qui craignais mon ombre!
Apercevant la lumière de la maison.
Oh! qu'est-ce qui se passe?
En regard de la proposition de Maguelonne conseillant à son frère de « tuer le
petit homme » , ces deux vers biffés :
SALTABADIL.
Je gagne mon argent.
MAGUELONNE.
Non, j'aime ce gendarme
JE/ je le sauverai.
SALTABADIL.
jQuoi, rieuse! une larme!
SALTABADIL.
Je puis le mettre au sac, à la place du tien,
Je le prends, je le tue, et puis, au lieu du tien,
Bien mort et bien cousu.
Je le mets dans le sac. L'autre n'y verra rien.
Qujou jette un homme ou l'autre a l'eau par la nuit close,
Pourvu qu'il jette à l'eau quelqu'un ou quelque chose
Il jouira toujours autant dans la nuit close
C'esJ en fait de plaisir toujours la même chose.
Qui rejiemblf à quelqu'un, c'est égal, je suppose.
Pourvu qu'il jette à l'eau quelqu'un ou quelque chose.
LE MANUSCRIT DU KOI S'AMUSE. 391
La date et le total des vers (270) sont indiqués une première fois après ces mots
de Blanche :
Ciel! il va me faire bien du mal!
Puis, au feuillet suivant, les deux derniers vers de l'acte ont été ajoutés; Victor
Hugo a daté de nouveau 21 juin et indiqué deux nombres : 272-276.
ACTEV. — Triboulet. - 22 juin.
Cette mention en marge du premier feuillet de l'acte A' :
En cas de coupure, on entend sonner minuit au lever de la toile.
La coupure que prévoyait Victor Hugo aurait supprimé 32 vers.
SCÈNE IV. — Blanche, Triboulet.
L'espoir de Triboulet en entendant sa fille parler se manifestait d'une façon plus
catégorique :
Elle parle , elle vit, elle eff sauvée, â Dieu !
Son cœur bat, son œil s'ouvre, elle est vivante, o Dieu!
SCENE V. — Les Mêmes, hommes, femmes du pet 1
contrefait, personne
Quand on est difforme, ah! personne ne vous aime,
Les gens difformes n'ont personne qui les aime,
Tout le monde vous hait quand vous êtes difforme.
On rit de vous, vous
On se rit d'eux, souvent on les maltraite même.
On vous fuit, de vos maux personne ne s'informe.
O joie! un mot d'elle, un baiser!
Elle m'aime, elle! — Elle est ma joie et mon appui.
Oh! voies alle^voir
Vous allez tous voir comme elle va m'embrasscr!
Quand on rit de son père elle pleure avec lui.
Elle n'avait pas pair de ma laideur étrange.
Je ne lui semblais pas quelque chose d'étrange.
Ma pile 11 'elî pas morte, oh: non, elle repose!
Elle dort, e'eft tout, elle repose.
Pauvre agneau! - Morte, non! elle dort et repose.
Au verso de la dernière page, cette variante finale :
LE MÉDECIN.
Oh! le cœur ne bat plus.
392 LE ROI S'AMUSE.
TRIBOULET.
J'ai tué mon enfant!
UN PASSANT, survenant, à Triboulet.
Monsieur, qu'est-ce que c'est que cette jeune femme?
TRIBOULET, absorbé dans sa douleur.
J'ai tué mon enfant!
UN AUTRE PASSANT, l'accostant.
Cours vite à Notre-Dame
Y demander asile, avant qu'on t'ait saisi!
TRIBOULET.
J'ai tué mon enfant!
Entre un magistrat, accompagné d'estafiers.
LE MAGISTRAT, à Triboulet.
Qu'est-ce que tout ceci?
Voici des faits qu'il faut que la justice éclaire.
Etes-vous du quartier? Je suis juge ordinaire.
Je dois verbaliser. Dites auparavant
Vos noms et qualités.
TRIBOULET.
J'ai tué mon enfant!
Il tombe sur le pavé.
La date finale est 2) juin. — 228 vers.
NOTES DE L'EDITEUR.
1
HISTORIQUE DU ROI S'AMUSE.
Au printemps de l'année 1832, Victor
Hugo était impatient de donner après
Mario/i Je Ijorme, après Hernani, un nou-
veau drame. Il en avait le sujet : il en
ébauchait déjà les scènes dans sa tete ,
lorsqu'il fut interrompu dans ses médi-
tations par une grave maladie de son fils
Charles, âgé de huit ans. On avait ra-
mené le petit de l'école, tout glacé; le
choléra faisait alors de nombreuses vic-
times à Paris; l'enfant avait contracté
le mal , et le père ne pensait plus qu'à
son Charles , ne le quittant pas d'un
moment, le soignant, suivant avec an-
goisse les progrès de la terrible maladie,
redoutant à chaque minute une cata-
strophe, bouleversé, affolé, et pendant
trois jours livré à toutes les tortures de
l'incertitude. Enfin, il vit le petit plus
apaisé; c'était la convalescence. Il respi-
rait. Mais à ce moment même , il souffrait
d'une ophtalmie. Ses paupières étaient
enflammées à la suite d'un excès de tra-
vail. Le médecin lui avait prescrit la
campagne et la marche en plein air, et,
pour suivre ces conseils, Victor Hugo
avait pensé que les Champs-Elysées
étaient une campagne très appropriée
à ses convenances et aux exigences de sa
santé. Il s'était donc installé rue Jean-
Goujon , à deux pas des Tuileries : il
avait une prédilection pour la terrasse
du bord de l'eau. C'était son jardin.
Il était presque toujours seul, il ar-
pentait la terrasse d'un bout à l'autre;
il y rencontrait peu de promeneurs , il tra-
vaillait; il faisait son drame le Roi s'a-
muse. C'était encore un roi qu'il mettait
en scène, mais il espérait bien que
François I" ne lui réserverait pas auprès
de Louis-Philippe d'aussi désagréables
surprises que Louis XIII auprès de Char-
les X. On avait fait la révolution au nom
de la liberté, il y avait peut-être des
chances pour que la liberté eut un meil-
leur sort, et pour que les auteurs eus-
sent une petite part de cette liberté. 11 se
livrait à un double travail préparatoire.
11 lisait des livres pour se documenter,
et prenait en même temps des notes.
Il avait écrit, sur quatre grandes
feuilles de papier le titre de ses actes. Ce
n'était là qu'un projet ou une indication.
ACTE I.
1 1 STIN CHEZ LE ROI.
II
CHEZ MAGUELONNE.
III
Z LE ROI.
IV
11s B( phi'mii ,NS,
Et sur chaque* feuillet il avait grif-
fonné quelques vers ou fragments de
vers, ou des phrases, le tout biffé.
Il avait fait des recherches assez nom-
breuses au sujet de Triboulet : la note
suivante l'indique , nous la reprodui-
sons avec ses abréviations.
Trib.0 — fou de L. XII et Je F' I", ne
:i Blois (voir VUiftoire Je B/oiSj par Bernicr,
"' Triboulet.
394
LE ROI S'AMUSE.
preuves, page 39). Tout à fait difforme et
impuissant (v. Marot, Siège de Pesqnaire),
idiot, disait-on, meurt en 1536.
En effet, le médecin Jean Bernier
avait publié une Hifîoire deBlois très com-
plète ; et il avait donné de nombreux
renseignements sur Feurial qui était né
aux environs de Blois et devint Triboulet
sous Louis XII.
Le poète Jean Marot , le père de Clé-
ment Marot, raconta l'odyssée de Tri-
boulet lorsque celui-ci accompagna le
roi dans son expédition contre les Véni-
tiens en 1509; à cette époque Jean Ma-
rot, qui devint plus tard valet de chambre
de François Ier, était historiographe de la
cour et dépeignait les terreurs de Tri-
boulet au siège de Peschiera; le pauvre
fou, affolé par le bombardement, se ca-
chait sous son lit :
Triboulet fol du roi oyant le bruyt, l'horreur,
Couroit parmy la chambre, eut si grande frayeur
Que soubz ung lict de camp de peur s'est retiré,
Et croy qu'encor y fuit qui ne l'en eust tiré.
Jean Marot avait tracé du bouffon le
portrait suivant :
Triboulet fut ung fol, de la teste écorné,
Aussi saige à trente ans que le jour qui fut né.
Petit front et gros yeulx, nez grand et taille à voste,
Estommac plat et long, hault dos à porter hôte,
Chacun contrefaisoit, chanta, dança , prescha,
Et de tout si plaisant qu'onc homme ne fascha.
Victor Hugo donne, comme on l'a vu
dans sa note, cette indication : «V Ma-
rot, Siège de Pesqnaire y> . Il savait donc
bien qu'il s'agissait de Jean Marot; il
avait fait de Peschiera Pesquaire et fina-
lement Peschière, car dans la scène III
de l'acte il fait dire par M. de Piennc à
Marot :
J'ai lu dans votre écrit du siège de Peschière
Ces vers sur Triboulet : «Fou de tète écorné ,
Aussi sage à trente ans que le jour qu'il est né.»
Il attribue volontairement à Clément
Marot ces vers de Jean Marot ; Clément
en effet jouait un rôle dans le drame à
cause de sa célébrité; il avait d'ailleurs
remplacé son père dans ses fonctions de
valet de chambre auprès de François Ier.
Victor Hugo semble avoir poussé en-
core plus loin ses recherches, car au-des-
sous des quelques notes prises sur Tri-
boulet, nous lisons ces deux lignes :
Brusquet (provençal) lui succède. (Voir
Brantôme, Vie du m Siro-^i.) Malin, mé-
chant, spirituel.
Brusquet avait en effet succédé à Tri-
boitlet comme fou du roi François Ier. Il
avait conservé cet emploi sous les trois
règnes suivants, et, selon Brantôme, le
maréchal Strozzi joua quelques tours d'un
goût assez douteux au pauvre bouffon de
cour.
Victor Hugo se passionna toujours
pour l'étude des bouffons , ainsi qu'en
témoigne la note suivante :
BOUFFONS DE COUR ET FOUS DE ROIS.
Golet, fou de Guillaume le Bâtard, duc de
Normandie.
Geffroy, fou de Philippe le Long,
puis Theveux.
Grand-Johan.
Caillette.
Triboulet.
Brusquet.
Mathurin.
L'Angelv.
Jaculatores (jongleurs).
Goliardi.
BurTones.
(Disent les chartes.)
On trouvera, dans le reliquat de
l'Homme qui Kit, des considérations très
curieuses sur la psychologie des bouf-
fons.
Sur la même feuille qui portait des
notes sur Triboulet et Brusquet, Victor
Hugo avait résumé la biographie de
François Ier, mentionnant les événements
principaux du règne. Il s'en est peu servi,
mais il tenait à se bien pénétrer d'une
époque, à s'entourer des documents les
plus précis, et il n'avançait rien qu'il ne
l'eût préalablement contrôlé. S'il se per-
mettait quelque liberté comme l'attribu-
tion de vers de Jean Marot à Clément
Marot, ce n'était pas par ignorance;
HISTORIQUE DU KOI S'AMUSE.
395
mais le grand, rôle de poète de cour sous
François Ier avait été joué par Clément
et il ne pouvait compliquer son drame
en introduisant Jean Marot qui n'avait
fait que passer à la cour.
Muni de ces documents, il se mit à
écrire.
Il commença le Roi s'amuse le 2 juin et
le termina le 23 juin avec deux jours
d'arrêt seulement. Il avait trouvé la der-
nière scène du premier acte le 5 tout en
se promenant au jardin des Tuileries.
Cette scène l'avait tellement absorbé
qu'il ne vit pas tout d'abord ce qui se
passait autour de lui; le public était
chassé du jardin parce qu'on allait fer-
mer les grilles. Il se renseigna. Il apprit
qu'une insurrection avait éclaté à l'oc-
casion des funérailles du général Lu-
marque.
Victor Hugo ne rentra pas chez lui :
il était toujours attiré par ces mouve-
ments populaires. Il avait déjà assisté à
quelques émeutes et à quelques insurrec-
tions. Il se rendit aussitôt à l'endroit où
s'élevaient des barricades et arriva au
passage du Saumon :
L'émeute était à un bout, la troupe au
bout opposé. On se fusillait d'une grille à
l'autre. Un observateur, un rêveur, l'auteur
de ce livre, qui était allé voir le volcan de
près, se trouva dans le passage pris entre les
deux feux. Il n'avait pour se garantir des
balles que le renflement des demi-colonnes
qui séparent les boutiques; il fut près d'une
demi-heure dans cette situation délicate '.
1 'n mouvement tournant de la troupe
lui permit de se dégager de cette position
périlleuse.
Le lendemain 6 juin on se battait en-
core. Victor Hugo se préoccupait exclu-
sivement de l'issue des événements, lors-
qu'à la fin de la journée il apprit que
l'émeute était vaincue.
Le 7 il se remit au travail et ne s'in-
terrompit que le 14. Il avait achevé son
(11 Les Misérables.
drame le 23 ; et le mois suivant il écrivait
Lucrèce Borgia.
Au mois d'août, les directeurs de
théâtre préparaient leur saison prochaine.
Tavlor fut un des premiers à rendre vi-
site à Victor Hugo. Le commissaire royal
pouvait espérer que sur deux drames
le poète en accorderait au moins un au
Théâtre -français. Taylor, avant même
d'attendre la réponse, s'était mis en
grands frais d'éloquence, rappelant la ba-
taille d'Hemanij insistant sur les puissants
moyens d'action dont il disposait : une
belle distribution, une grande publicité,
une brillante mise en scène, et puis il
invoquait leurs amicales relations. Il fut
émouvant et ému. En vérité Victor Hugo
eût été bien cruel s'il avait résisté à
d'aussi séduisantes avances et à d'aussi
touchantes supplications. Il se laissa
persuader. Tavlor partit avec la pro-
messe.
En même temps l'éditeur Renduel
demanda à Victor Hugo de traiter avec
lui pour la publication du drame.
Les conditions étaient les suivantes :
Tirage à deux mille exemplaires, plus
deux cents mains de passe et cinquante pour
l'auteur. Tous les exemplaires devaient être
revêtus de la griffe de Victor Hugo; la mise
en vente était fixée dix jours après la pre-
mière représentation, sauf consentement de
l'auteur pour abréger ce délai, l'auteur ren-
trant de droit dans sa propriété au bout d'une
année à dater de la mise en vente, ou même
auparavant si les deux mille exemplaires
étaient épuisés avant le délai; comme prix,
quatre mille francs échelonnés en quatre
termes. Un dernier article prévoyait le cas
où la censure interdirait la représentation du
drame. Dans ce cas le traité était annulé et
l'auteur était tenu de restituer l'argent à
Renduel.
Victor Hugo se rendit, suivant son
habitude, au mois de septembre, aux
Roches, chez Edouard Bertin.
Il ne pensait plus alors à son drame,
à Tavlor, au Théâtre-Français, à l'cdi-
396
teur Renduel : il ne songeait qu'à ses
préparatifs de départ ; il était tout en-
tier à la joie de retrouver d'excellents
amis, de passer de longues heures de
tranquillité dans une belle campagne
et surtout de se consacrer à ses enfants
dont il partagerait les jeux. Il avait
beaucoup travaillé dans ces derniers
mois , il allait s'accorder quelques se-
maines de répit, oublier Paris, les luttes,
le théâtre. Il était peut-être sage de pré-
voir de prochains assauts, mais il ne
voulait pas s'arrêter à cette pensée pour
ne pas troubler à l'avance les heures de
calme absolu qu'il croyait avoir bien ga-
gnées.
Cependant, le 9 septembre, au mo-
ment de partir pour Bièvre, il eut un
scrupule j il ne pouvait vraiment pas
quitter Paris sans donner signe de vie;
il crut devoir avertir Taylor; ce n'était
pas parce qu'il se préoccupait du sort de
son drame , mais seulement du sort
de ses vacances, qu'il ne voulait pas
interrompre ou écourter. .
Je reviendrai, lui disait-il, exprès pour la
lecture. Mais comme je serai obligé de re-
tourner dîner à Bièvre à six heures, et qu'il y
a trois heures de chemin, il faudra que la
lecture soit finie à trois heures au plus tard , et
par conséquent qu'elle ait commencé au plus
tard à dix heures et demie du matin^.
Il joignait à sa lettre un projet de dis-
tribution : il attribuait le rôle de Fran-
çois Ier à Bocage qui fut remplacé par
Perrier, le rôle de Blanche à M"0 Mars
ou à M"c Anaïs, ce fut M"c Anaïs.
Triboulet était pour Ligier et Saint-
Vallier pour Joanny. Il offrait le choix
pour Saltabadil entre Monrose et Beau-
vallet; ce dernier fut désigné.
Taylor compléta la distribution : à
cette époque des attistes qui avaient déjà
une grande valeur et qui furent d'illus-
tres comédiens plus tard n'avaient pas
les prétentions et les exigences d'au-
(1' Correspondance.
LE ROI S'AMUSE.
jourd'hui et ne considéraient pas les plus
modestes rôles comme inférieurs à leur
tâche. Samson , qui avait 39 ans, qui
était sociétaire, membre du comité de
lecture, professeur suppléant au Conser-
vatoire, joua le rôle de M. de Pienne.
Régnier, qui avait débuté avec éclat
dans Figaro et qui avait 25 ans, repré-
sentait un gentilhomme de la reine ;
Geffroy, âgé de 26 ans , qui avait joué
au début de l'année le duc de Nemours
dans le Lot/is XI de Casimir Delavigne,
parut dans M. de Gordes. Voilà assuré-
ment des exemples à donner à nos jeu-
nes débutants.
Victor Hugo revint , comme il l'avait
promis, lire son drame dans le courant
de septembre, et les répétitions com-
mencèrent sans lui. Pour rien au monde
il n'eût écourté d'un jour sa villégiature.
11 rentra à Paris en octobre. Mais il
changeait alors d'appartement. Il quit-
tait la rue Jean-Goujon pour habiter
place Royale; et le voilà obligé de pré-
sider à son déménagement et aux ré-
pétitions. Il s'en plaint amèrement le
30 octobre à M"" Louise Bertin, la fille
d'Edouard Bertin , qui lui a offert une
si gracieuse et si cordiale hospitalité.
Il faut que vous me plaigniez d'abord et
beaucoup d'avoir quitté les Roches, ensuite
un peu d'être depuis huit jours dans l'exé-
crable tohu-bohu d'un déménagement
Voilà huit jours que je suis dans le chaos,
que je cloue et que je martèle, que je suis
fait comme un voleur. C'est abominable.
Mettez au travers de tout cela mes répétitions
où je suis forcé d'aller On me joue du
12 au 15 novembre O.
Les répétitions ne semblaient pas le
préoccuper outre mesure; mais bientôt
des bruits assez fâcheux circulèrent sur
les mauvaises dispositions du ministère.
Nous avons vu qu'il n'était pas très fa-
cile de mettre des rois sur la scène du
Théâtre -Français. Les théâtres, à cette
(l) Correspondance.
HISTORIQUE DU KOI S'AMUSE.
397
époque, dépendaient du ministère des
travaux publics. Le ministre, M. d'Ar-
gout, dont l'attention avait été éveillée
par les rumeurs de coulisses , demanda
à Victor Hugo la communication de son
manuscrit. Elle fut refusée. M",c Victor
Hugo raconte ainsi la conversation que
le poète eut avec le ministre :
Le ministre demanda qu'au moins M. Vic-
tor Hugo vînt causer de la pièce avec lui.
Cela n'engageait rien; M. Victor Hugo se
laissa conduire au ministère par M. Mérimée,
qui était chef du cabinet. M. d'Argout,
blasé et facile, le reçut avec bonhomie :
— Voyons, Monsieur Hugo, parlez-moi
avec confiance. Je ne suis pas puritain, vous
savez; mais on dit qu'il y a dans votre drame
des allusions contre le roi.
M. Victor Hugo répondit à M. d'Ar-
gout c: qu'il avait déjà répondu à M. de
Martignac, qu'il ne taisait pas d'allusions,
qu'en peignant François Ier c'était François 1er
qu'il avait voulu peindre, qu'à la rigueur il
comprenait encore qu'en le voulant bien on
eût pu trouver quelque ressemblance entre
Louis XIII et Charles X, mais qu'il lui était
impossible d'imaginer quels rapports on pou-
vait voir entre François Ier et Louis-Philippe.
Le ministre alors changea de thèse et dit
que François Ier passait pour être fort mal
traité dans la pièce; le principe monarchique
souffrirait de cette atteinte à un des rois les
plus populaires de France. L'auteur répliqua
qu'avant l'intérêt de la royauté il y avait l'in-
térêt de l'histoire. M. d'Argout lui demanda
s'il n'y avait pas moyen d'atténuer certains
détails, n'obtint rien et ne s'en fâcha pas. Il
aurait désiré qu'il n'y eût rien contre Fran-
çois I", mais, puisque M. Victor Hugo lui
donnait sa parole qu'il n'y avait rien contre
Louis-Philippe, cel.i lui suffisait ' .
Ces paroles, si rassurantes qu'elles
pussent paraître, laissaient prévoir que
le gouvernement se tenait sur une sorte
de défensive. Les répétitions se poursui-
virent sans nouvelle alerte.
On répéta la pièce dans les décors. Ah !
les décors n'avaient pis du coûter cher!
(l) Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie,
Au premier acte, c'était une fête de nuit
au Louvre. Victor Hugo avait pris le
soin d'indiquer «salles magnifiques plei-
nes d'hommes et de femmes en parure. . .
dans l'architecture, dans les ameuble-
ments, dans les vêtements, le goût de la
renaissance». Or M. Jehan Valter, dans
une curieuse plaquette intitulée «La pre-
mière de Le Roi ?AMl r£»,nous mon-
tre l'art d'accommoder de vieux décors.
C'est ainsi qu'on avait groupé des frag-
ments de la chambre gothique de {'Othello
d'Alfred de Vigny, joué deux ans aupa-
ravant, des fragments de V Henri III
d'Alexandre Dumas, représenté en 1829,
et des fragments du Charles IX de Joseph
Chénier, donné en 1789.
Pour le décor du second acte, le cul-
de-sac Bussy, les motifs principaux fu-
rent fournis par un drame joué l'année
précédente, Dominique ou le Vofiédë de
MM. Violet d'Épagny et Dupin.
Le décor du troisième acte devait être-
luxueux, c'était l'antichambre du roi au
Louvre avec «dorures, ciselures, meu-
bles, tapisseries dans le goût de la re-
naissance». C'est Y Othello d'Alfred de Vi-
gny qui fut mis encore à contribution.
La chambre de Desdémone devint l'an-
tichambre du roi. Pour le quatrième et
le cinquième acte, c'était encore plus
facile, il fallait une grève déserte; on
découvrit dans le répertoire une place
publique quelconque , et Ciceri brossa
une toile de fond.
La réparation et l'arrangement de ces
quatre décors coûtèrent 4,200 francs;
quant aux costumes , il y avait dans les
magasins un choix, et on pouvait ratruî
chir de vieux pourpoints qui avaient
servi dans Henri III, dans Charles IX,
dans Othello , dans Louis XI et même dans
Hernani. Ce petit travail de rapiéçage
imposa une dépense de 2,955 fr. 65; or
le costume de François I" au premier
acte valut à lui seul 526 fr. 50 ; celui de
Saltabadil ne coûta que 98 francs. Pour
7,000 francs on monta le Roi s'amuse ;
398
LE ROI S'AMUSE.
quelques costumes intéressants avaient
été cependant dessinés par Chatillon.
La première représentation eut lieu
le 22 novembre, et la recette fut de
3,038 fr. 40, la plus grande partie de la
salle étant réservée pour les services gra-
tuits.
M°" Victor Hugo nous donne les ren-
seignements suivants :
Les jeunes gens furent plus nombreux
qu'à Marion de Lorme. Les fidèles, MM. Théo-
phile Gautier et Célestin Nanteuil en tête,
en recrutèrent cent cinquante qu'ils répartirent
à l'orchestre et à la seconde galerie Au
moment où on allait commencer, la nou-
velle se répandit dans le théâtre qu'un coup de
pistolet venait d'être tiré sur le roi. Ce fut im-
médiatement la conversation de toute la salle;
la toile se leva au milieu de la préoccupation
générale, et le premier acte, médiocrement
joué d'ailleurs, fut glacial. La scène de Saint-
Vallier réchauffa un peu cette Sibérie.
M. Beauvallet, excellent dans Saltabadil,
soutint le commencement du second acte,
qui fut moins solide après lui. M. Samson
(Clément Marot) omit ces deux vers:
Vous pouvez crier haut et marcher d'un pas lourd ;
Le bandeau que voilà le rend aveugle et sourd.
de sorte qu'on ne s'expliqua pas comment
Triboulet ne voyait pas que l'échelle était à
son mur et n'entendait pas les cris de sa fille.
En outre l'enlèvement de Blanche se fit mal-
adroitement, MHc Anaïs fut emportée tête en
bas et jambes en l'air, et cette gaucherie d'un
figurant parut un tel défaut à la pièce que
le deuxième acte finit sous une grêle de sif-
flets.
Au troisième acte, le roi entre «vêtu d'un
magnifique négligé du matin». Les costumes
avaient été dessinés par un peintre de talent,
qui faisait aussi de la sculpture charmante
et des vers d'un accent sincère et pénétrant,
M. Auguste de Chatillon. Il avait copié pour
le négligé du roi le costume du joueur de
contrebasse des Noces de Cana. Les loges trou-
vèrent inconvenant qu'un roi parut en « robe
de chambre» et Paul Véronèse fut hué.
Le drame se releva au moment où Tri-
boulet redemande sa fille aux gentilshommes;
les angoisses paternelles du bouffon dominè-
rent quelques instants l'opposition, qui prit
une belle revanche dès le premier hémistiche
de l'acte suivant :
Et tu l'aimes i
Toujours.
Ces cinq mots semblèrent au public si
plaisants qu'il s'éleva un immense éclat de
rire mêlé de sifflets. Dès lors, le vacarme ne
s'arrêta plus. Mlle Dupont eut beau être fort
en verve et M. Beauvallet eut beau être ad-
mirable de costume, d'allure, de comédie si-
nistre et d'insouciance terrible, Saltabadil et
Maguelonne furent siffles à chaque vers.
Jusque-là le combat restait indécis; les cla-
queurs, qui avaient la rancune à'Hernani,
donnaient peu, mais les cent cinquante jeunes
gens se battaient avec ardeur. Un accident
de mise en scène servit l'ennemi. Pendant
que Triboulet tient sous son pied le cadavre
de sa fille, que la nuit et les habits d'homme
lui font prendre pour celui du roi, le roi sort
de la taverne en chantonnant un refrain
qui épouvante le bouffon : la porte par où
M. Perrier devait sortir se trouva fermée,
l'effet fut. manqué; l'acteur reparut au fond
du théâtre, on ne sut plus d'où il sortait. Ce
fut le coup de grâce; le public en eut assez
de ce drame où les figurants ne savaient pas
enlever les femmes et où les portes ne savaient
pas s'ouvrir, et toute la fin ne fut qu'une mê-
lée où les applaudissements ne se rendirent
pas, mais furent écrasés.
La toile baissée, M. Ligier s'approcha de
l'auteur :
— Faut-il vous nommer? demanda-t-il.
La question était évidemment un conseil.
— Monsieur, répondit froidement M. Vic-
tor Hugo , je crois un peu plus à ma pièce de-
puis qu'elle est tombée.
L'hostilité, de même qu'à Marion de Lorme ^
laissa nommer l'auteur sans protestation W.
Le rédacteur de la Chronique de la^Qmn-
vai»e donnait la physionomie suivante de
la salle :
Nous avons vu, rue Richelieu, la grande
bataille rangée du Roi s'amuse.
D'un côté M. Victor Hugo s'avançait sur
le théâtre avec de détestables acteurs mais
un drame audacieux de pensée et de concep-
tion.
(11 Viâor Hugo raconté par un témoin de sa vie.
HISTORIQUE DU KOI S'AMUSE.
399
Il avait aussi des bataillons auxiliaires à
l'orchestre, à la première galerie et au parterre.
Le reste de son armée couronnait les hauteurs
de la seconde galerie et de l'amphithéâtre.
Toutes ces troupes, formées de jeunes soldats
pleins d'ardeuret d'enthousiasme combattaient
bravement, et sans autres armes que leurs puis-
santes mains.
L'armée ennemie, dispersée en petits pelo-
tons, occupait le plus grand nombre des
loges, le balcon et les baignoires. C'est là
qu'elle avait placé son artillerie de sifflets;
c'est de là qu'elle dirigeait ses perfides batteries
de ricanements et de murmures.
La mêlée fut terrible, la lutte longue et
acharnée. Enfin , après quatre heures de combat,
la victoire parut se ranger sous les drapeaux
du poète. M. Victor Hugo resta maître du
champ de bataille.
Cependant si la soirée était à lui, la troupe
ennemie se promettait bien de prendre le sur-
lendemain sa revanche, et cette guerre aurait
duré sans doute tout un hiver, ainsi que celle
d'Hernani. Mais voici que M. d'Argout, sans
respect pour le droit sacré de non-intervention ,
s'est avisé de s'immiscer dans la querelle et
d'interdire toute représentation ultérieure du
Roi s'amuse. Il en est résulté, comme dans la
comédie de Molière, que l'armée battue s'est
rangée contre le ministre du côté de M.Victor
Hugo. Et c'est justice vraiment. En ce siècle
de suprême liberté , n'est-ce pas le moins que
l'on nous laisse celle de nous déchirer paisi-
blement dans le champ clos du drame et de la
poésie.
Le lendemain en effet de cette pre-
mière représentation si mouvementée,
Victor Hugo reçut le billet suivant du
directeur de la scène, jadis directeur de
la Porte-Saint-Martin :
Il est dix heures et demie, et je reçois à l'in-
stant l'ordre de suspendre les représentations du
Roi s'amuse. C'est M. Taylor qui me commu-
nique cet ordre de la part du ministre.
JOUSLIN DE LaSSALLE.
Ce 23 novembre.
Qu'on le remarque bien, l'ordre porte
le mot sus~pendre.
Le Courrier français , dans son numéro
du 25 novembre, disait :
On annonce que les représentations du
nouveau drame de M. Victor Hugo qui de-
vait être joué ce soir pour la seconde fois sont
suspendues par ordre de police et l'on se de-
mande le motif de cotte suspension. Ce motif
touche-t-il à la politique ou à la morale? à la
politique? il n'y a pas la moindre apparence;
à la morale? on a taxé d'indécence plusieurs
scènes de la pièce. Mais quelque sentiment
que l'on puisse avoir à cet égard, tous ceux
qui fréquentent les théâtres savent combien
on a été plus indulgent à l'égard d'autres
ouvrages; et il est singulier qu'on choisisse an
homme du talent de M. Victor Hugo pour
user envers lui d'une sévérité qu'on n'a pas
eue pour d'autres.
La mesure prise par le ministre, uni-
versellement blâmée, avait causé une
vive émotion et provoqué dans le quartier
des écoles quelque agitation. On cher-
chait le moyen de faire entendre une
protestation publique. Victor Hugo en
avait été averti, et avait adressé la lettre
suivante au rédacteur en chef du ConfH-
tutionnel :
Paris, le 26 novembre 1832.
Monsieur,
Je suis averti qu'une partie de la généreuse
jeunesse des écoles et des ateliers a le projet de
se rendre ce soir ou demain au Théâtre -Fran-
çais pour y réclamer le Roi s'amuse et pour
protester hautement contre l'acte arbitraire,
inouï, dont cet ouvrage est frappé. Je crois,
Monsieur, qu'il est d'autres moyens d'arriver
au châtiment de cette mesure illégale, je les
emploierai.
Permettez-moi donc d'emprunter, pour cette
occasion, l'organe de votre journal pour sup-
plier les amis de la liberté, de l'art et de la
pensée de s'abstenir d'une démonstration vio-
lente qui aboutirait peut-être à l'émeute que
le gouvernement cherche à se procurer depuis
si longtemps.
Agréez, Monsieur, l'assurance de ma con-
sidération distinguée.
Victor H
Correspondance.
4oo
LE ROI S'AMUSE.
L'agitation qui s'était produite dans
la jeunesse des écoles n'était que la réper-
cussion des polémiques assez vives enga-
gées dans la presse.
Victor Hugo avait, parmi les journa-
listes, des amis, mais il ne voulait pas
qu'ils fussent en rien troublés dans la li-
berté de leurs appréciations, et il écrivait
le 27 novembre à M"c Louise Bertin, la
fille du directeur du Journal des Débats :
Dites bien, je vous supplie, à vos bons
parents qu'ils ne s'inquiètent de rien avec
moi, qu'ils ne se croient pas obligés de gêner
les polémiques littéraires ou politiques qu'ils
pourraient juger nécessaires contre moi dans
la nouvelle position où mes ennemis de toute
nature et de tous rangs m'ont placé, que je
serai toujours, quoi qu'il arrive, empressé et
obéissant à vos moindres volontés et que je
ne renoncerai jamais à l'œuvre que nous faisons
en commun ' , à moins que ce ne soit vous
qui, dans votre propre intérêt, croyiez devoir
répudier une collaboration qui expose à tant
d'orages'2'.
La suspension des représentations, en
se prolongeant, pouvait ressembler à une
interdiction. On n'avait cependant pas
osé la prononcer immédiatement, sans
doute pour ne pas infliger un démenti
trop brutal à la Charte qui supprimait la
censure et abolissait la confiscation. Vic-
tor Hugo dit cependant dans sa préface
que le conseil des ministres s'était assem-
blé dans la journée :
Le 23, ce n'était qu'un ordre du ministre,
le 24, ce fut un ordre du ministère. Le 23, la
pièce n'était que suspendue, le 24, elle fut défi-
nitivement défendue.
Nous serions tentés de croire que la
mesure d'interdiction ne fut pas prise
aussi rapidement. En voici la preuve :
Victor Hugo écrivait sa préface le 28 no-
vembre 1832, or il ignorait à ce moment
(l) Mllc Louise Bertin composait alors la Esme-
ralda , opéra tiré du roman Notre-Dame de Taris,
et avait demandé à Victor Hugo d'en écrire le
livret.
(21 Correspondance.
le document officiel suivant, qui fut
produit seulement le 19 décembre de-
vant le tribunal de commerce :
Le ministre, secrétaire d'Etat au départe-
ment du commerce et des travaux publics,
vu l'article 14 du décret du 9 juin 1806;
considérant que dans des passage: nombreux
du drame représenté au Théâtre -Français le
22 novembre 1832 et intitulé le Roi s'amuse, les
mœurs sont outragées, nous avons arrêté et
arrêtons : les représentations du drame intitulé
le Roi s'amuse sont désormais interdites.
Fait à Paris, le 10 décembre 1832.
Signé ' : Comte d'Argout.
Ainsi, le 23 novembre, ordre de sus-
pendre; le 10 décembre, les représentations
sont désormais interdites : le désormais in-
dique bien que jusqu'à cette date il s'agis-
sait simplement d'une suspension, et il
paraît difficile qu'on ait pris, comme le
croit Victor Hugo, la décision d'interdire
dès le 24. On aurait donc attendu seize
jours pour la signer et pour la notifier.
Il est plus vraisemblable de croire que,
par un reste de pudeur, on hésita pen-
dant plusieurs jours à transformer la sus-
pension en interdiction, tant la mesure
paraissait arbitraire et tant le motif d'im-
moralité paraissait ridicule.
Malgré la révolution de 1830, les
ministres de Louis -Philippe suivaient
l'exemple des ministres de Charles X;
les mêmes raisons produites contre Ma-
rio» de Larme étaient invoquées contre le
Roi s'amuse, mais, par une contradiction
étrange, on avait toléré en 1831 les re-
présentations de Marion de Larme.
L'opinion publique était tout entière
avec Victor Hugo ; on devait peut-être
espérer que les tribunaux suivraient le
mouvement. En tout cas, la liberté était
en jeu, et quel que fût le résultat de
la lutte engagée , Victor Hugo pensa qu'il
avait le devoir de plaider non seulement
sa propre cause , mais celle de tous les
écrivains, et il résolut de faire le procès
devant le tribunal de commerce. Il se
HISTORIQUE DU ROI S'AMUSE.
401
jeta donc dans la mêlée politique, ce
qui c'tait contraire à ses habitudes de tran-
quillité ; car s'il affrontait volontiers les
chances et les périls du combat littéraire,
il lui répugnait de transporter la lutte sur
un autre terrain. Ce n'était pas sa faute.
Il n'avait pas attaqué, il se défendait.
Il annonçait le 3 décembre à Taylor qu'il
était obligé d'intenter un procès au
Théâtre-Français en dommages-intérêts ,
seul moyen pour lui « de faire le procès
politique au ministère». Oh! certes,
Taylor n'était pas en cause, les relations
d'amitié n'en seraient pas altérées. Victor
Hugo rassurait sur ce point le commis-
saire royal.
Mais enfin il subissait un grave pré-
judice; outre que le théâtre lui était
fermé, il ne toucha que 2,000 francs au
lieu de 4,000 sur le volume, et l'éditeur
eut à souffrir aussi de cette interdiction.
Victor Hugo avait choisi pour avocat
Odilon Barrot; le procès vint le 19 dé-
cembre. Il prit la parole après son dé-
fenseur et après ses adversaires avec une
grande fermeté et une vigoureuse élo-
quence; le tribunal de commerce ajourna
sa décision à quinzaine.
Les journaux ministériels n'avaient
pas attendu l'issue du procès pour re-
doubler leurs attaques contre Victor
Hugo. Quoi ! un auteur avait la hardiesse
de ne pas laisser étrangler son œuvre
sans protester, il se permettait de contes-
ter le droit du ministère, il voulait se
souvenir qu'il y avait peut-être encore
des juges; il oubliait donc les bienfaits
reçus; sans doute, le gouvernement
de juillet lui avait enlevé la pension de
# mille francs que Louis XYII1 lui avait
faite sur sa cassette et que Charles X lui
avait continuée, mais il lui restait les
deux mille francs du ministère de l'inté-
rieur.
Songez donc, deux mille francs de
pension littéraire, une belle aubaine,
la rançon du silence sans doute !
Ces écœurantes polémiques provo-
THEATRE. II.
quèrent cette lettre de Victor Hugo à
M. d'Argout :
Monsieur le Ministre,
Il y a dix ans, en 1823, Louis XVIII, roi
lettré, assigna, de son propre mouvement, sur
les fonds du ministère de l'intérieur, deux
pensions littéraires de deux mille francs cha-
cune, l'une à mon noble ami M. de Lamar-
tine, l'autre à moi. On conçoit que je rappelle
volontiers ce souvenir.
En 1829, a l'époque où la censure du mi-
nistère Polignac arrêta Marion de Lortfte,
Charles X, voulant m'en dédommager, or-
donna que la pension inscrite sous mon nom
fût portée de deux mille à six mille francs.
Je refusai cette augmentation qui me semblait
faite dans le but d'engager ma conscience.
Vous pouvez lire, dans les cartons du minis-
tère, ma lettre a M. de La Bourdonnaye,
votre prédécesseur.
Je n'avais jamais considéré jusqu'ici, et les
divers ministères de la restauration auxquels
j'ai été opposé partageaient probablement cet
avis, je n'avais jamais considéré cette pension
que comme une reconnaissance un peu exa-
gérée, si vous voulez, de quelques titres litté-
raires fort contestables, comme une indem-
nité légitime pour les nombreuses taxes
exceptionnelles qui grèvent en France ma
profession, et peut-être même, depuis trois
ans, comme le maigre intérêt d'un capital de
quarante-sept mille francs que les deux ou-
vrages qu'il m'a été permis de donner au
théâtre ont versé jusqu'à présent au budget,
sous la forme d'impôt des hospices.
Mais aujourd'hui que le gouvernement pa-
raît croire que ce qu'on appelle les pensions
littéraires vient de lui et non du pays, et que
cette sorte d'allocation engage l'indépendance
de l'écrivain; aujourd'hui que cette étrange
prétention du gouvernement sert de base a la
polémique assez honteuse de certains journaux ,
dont il est malheureux pour vous qu'on vous
attribue, à tort sans doute, la direction;
comme il m'importe de maintenir mon dé-
bat avec le gouvernement dans une région
plus haute que celle où s'agite cette polé-
mique; sans examiner si vos prétentions rela-
tivement à l'indemnité en question sont le
moins du monde fondées, je m'empresse de
vous déclarer que j'y renonce entièrement.
Soyez tranquille d'ailleurs. Il va sarus dire
26
ivrniuriur XATCONiLt.
402
LE ROI S'AMUSE.
que cet incident, si peu important en soi, est à
mes jeux une raison pour que ma réclamation
contre l'acte arbitraire qui a supprimé le Koi
s'amuse conserve plus que jamais son caractère
de dignité, de réserve et de modération.
Veuillez agréer, monsieur le Ministre, l'as-
surance de ma considération distinguée.
Paris, 23 décembre 1832.
Victor Hugo.
M. d'Argout répondit que la pension
était une dette du pays et que Victor
Hugo la conserverait malgré sa lettre.
Le poète persista à la refuser et n'alla
jamais la toucher.
Le 2 janvier 1833, le tribunal de com-
merce rendit sa décision , il se déclara in-
compétent et donnait ainsi gain de cause
au gouvernement.
Il nous paraît intéressant de reproduire
ici ses motifs :
Le Tribunal,
Statuant sur le déclinatoire proposé :
Attendu que, bien qu'il s'agisse en la cause
entre le sieur Victor Hugo et la Comédie-
Française, de l'exécution d'un engagement
privé, relatif à la représentation du drame
intitulé: le Koi s'amuse, il résulte des débats,
et il est reconnu par les parties que l'exécution
de cet engagement est empêchée par un acte
administratif, qui, en exécution du décret du
8 juin 1806 et motivé sur ce que, dans un
grand nombre de scènes dudit drame, les
mœurs seraient outragées, en a interdit la re-
présentation;
Attendu que, pour prononcer au fond, il
faudrait inévitablement apprécier l'acte admi-
nistratif susdit; qu'aux termes de l'article 13 de
la loi du 24 août 1790 et de celle du 16 fruc-
tidor an m, cette appréciation est hors des
attributions de ce Tribunal :
Pour ces motifs, joint les causes, se déclare
incompétent, renvoie les parties à se pourvoir
devant qui de droit, condamne le demandeur
aux dépens.
C'était la reconnaissance absolue du
droit du gouvernement.
Victor Hugo s'était empressé de re-
mercier son défenseur, Odilon Barrot,
de son appui.
Odilon Barrot lui avait répondu :
Mon honorable client et ami,
Je vous remercie bien de votre lettre. Elle
me rassure contre moi-même. Je craignais de
n'avoir pas répondu à votre attente et surtout
de ne pas m'être élevé à la hauteur de ma
mission. Tout ce qui me rassure, c'est que
vous êtes persuadé que notre débat n'aura
pas été inutile à la liberté et à cet avenir dans
lequel vous avez exprimé si éloquemment
votre confiance. Je crois bien que nous serons
obligés de plaider en Cour royale et que
nous y subirons l'influence de la réaction.
Votre tout dévoué de cœur et d'estime,
Odilon Barrot.
dé
ecembre.
Quatre jours après, Odilon Barrot
adressait cette nouvelle lettre en réponse
à une lettre de Victor Hugo que nous
n'avons pas :
Mon cher ami,
J'aurais bien désiré aller vous voir pour
vous consoler de notre échec, mais je vois
que vous étiez résigné d'avance.
Notre appel devant la Cour royale n'amè-
nera pas un autre résultat à moins que cette
cour, ce qui est impossible, n'ait la franchise
de décider que la Censure n'a pas été abro-
gée et que l'ordre était légal et par conséquent
obligatoire. Cependant il est des causes qu'il
faut savoir perdre, et certes je ne vous aban-
donnerai pas dans votre généreuse lutte.
Votre tout dévoué de cœur et d'estime,
Odilon Barrot.
Le 4 janvier 1833.
Aller devant la Cour royale? Espérer
qu'elle aurait assez d'indépendance pour
blâmer le gouvernement? Quelle erreur
et quel leurre ! Se livrer à une nouvelle
démonstration ? A quoi bon! La protes-
tation en faveur de la liberté avait été
faite et bien faite; l'opinion s'était pro-
noncée avec vigueur contre l'acte arbi-
traire du pouvoir, elle s'était rangée du
côté de Victor Hugo. C'était là une vic-
toire qui compensait l'échec devant les
tribunaux.
Le poète avait foi dans l'avenir. Il
HISTORIQUE DU KOI S'AMUSE.
403
n'était pas décourage : il savait bien qu'il
aurait à bref délai une revanche d'autant
plus éclatante qu'elle s'accroîtrait encore
de toutes les sympathies réservées aux
victimes des fantaisies gouvernemen-
tales. Il avait d'ailleurs une puissance
de travail , une fécondité d'imagination ,
une veine d'inspiration qui lui permet-
taient de lutter avec avantage contre le
bon plaisir, les lois d'exception , les po-
lices et les censures. Sans doute, le Roi
s'amuse était proscrit, il devait l'être pour
longtemps encore ; mais, sous ce même
gouvernement de juillet, Victor Hugo
devait, quelques semaines après, rem-
porter un de ses plus beaux triomphes
avec huence Borgia.
Lorsque survint le coup d'Etat en
1851, il ne pouvait plus être question du
Roi s'anime, pas plus d'ailleurs que de
tout le théâtre du poète; c'était son nom
surtout qui était un épouvantail , ses
vers aussi, car on pouvait représenter le
Roi s'amuse en musique. On le pouvait?
non , on le devait.
L'histoire vaut d'être contée.
Le drame de Victor Hugo avait été
mis en musique par le compositeur Verdi
sous le titre de Rigoletto. Or, tout à coup
au Théâtre-Italien on annonce les répé-
titions de Rigoletto. Victor Hugo avait
sans doute donné son autorisation ? En
aucune façon. On ne la lui avait même
pas demandée, et l 'eût-on sollicitée qu'il
l'aurait refusée.
Aussi le 1" janvier 1857 Paul Meurice
écrit à Victor Hugo :
Les journaux annoncent les répétitions de
Rigoletto. J'ai vu les Escudicr, mandataires
de Verdi. Ils font cause commune avec vous
pour empêcher les représentations au Théâtre-
Italien. Ils vous conseillent de ne pas attendre
l'annonce de Rigoletto sur l'affiche et d'envoyer
un huissier pour empêcher l'annonce même.
Sinon on va en référé au dernier moment et
le référé autorise la représentation sauf juge-
ment. Puis il faut faire un procès au fait
accompli. Mauvaise situation. Autre chose.
Paillard de Villeneuve est l'avocat, l'ami, le
bras droit judiciaire de Calzado. Il a plaidé
pour lui contre Verdi. Ne feriez-vous pas
mieux de prendre pour avocat Crémieux?
Envoyez-moi vos instruction', le plus !
sible. Il y a urgence.
Il y avait en effet urgence. Paul Meu-
rice était si convaincu que Calzado
attendrait le jugement avant d'afficher
Rigoletto qu'il en avait informé Victor
Hugo. Mais, coup de théâtre, c'est le
cas de le dire : lundi on affiche. Paul
Meurice avertit Victor Hugo en lui ra-
contant les faits :
Jeudi.
Il s'est passé lundi un fait tout à fait inouï
et que personne n'eût pu prévoir. . . Mais pour
que ma lettre vous parvienne, je sup-
prime les commentaires et les épithètes.
— Je vous écrivais dimanche que Calzado
n'oserait, avant le jugement , afficher et repré-
senter Rigoletto. Dimanche, en effet, pas d'af-
fiche du Théâtre-Italien , quoiqu'il soit d'usage
d'afficher dès le dimanche le spectacle du
mardi. Lundi, je sors à midi. Je vais aux
affiches et qu'est-ce que je vois ?
THEATRE -ITALIEN.
PAR ORDRE
i" REPRESENTATION DE RIGOLETTO
Opéra en j a
Paroles di M. Viave, musique tic Verdi.
Je me suis arrangé de façon à me procu-
rer une de ces affiches. C'est un monument,
ça, c'est de l'histoire. Auguste vous portera
cette affiche. Elle vous coûte assez cher pour
qu'au moins vous la possédiez. ■ — Par ordre
Ht, le soir, la représentation a eu lieu, mais
on n'est pas venu. Avant-hier mardi 2" re-
présentation.
L'affaire est venue hier mercredi au tri-
bunal. Crémieux a été admirable. 11 est allé
aussi loin que possible. Il a noblement et
vaillamment parlé de vous. 11 a su, par un
artifice oratoire qui n'est pas dans Quintilien,
rapporter et flétrir l'affiche du lundi. I
tation si formelle du Comité de l'Association
a produit un tel effet que l'avocat duThé'iire-
26.
4°4
LE ROI S'AMUSE.
Italien n'a pas osé soutenir que Rigoletto n'é-
tait pas la contrefaçon du Roi s'amuse. Mais
savez-vous sur quoi il s'est appuyé ? Encore
sur la prescription. Le livret italien de Rigo-
letto n'a pas été pourtant publié et traduit en
France comme le livret à'Ernani et celui de
Lucreria Borgia. Mais la partition a été gravée
depuis plus de trois ans! Il était tard. L'avo-
cat du Théâtre-Italien n'a pu finir, et l'affaire
a été renvoyée à huitaine pour l'achèvement
du plaidoyer, la réplique de Crémieux et le
jugement. Crémieux a fait d'ailleurs ses réser-
ves : si vous gagnez, la recette intégrale de
toutes les représentations vous appartiendra.
Et comment ne gagneriez -vous pas ? Les frères
Escudier, propriétaires des œuvres de Verdi,
viendront attester mercredi que s'ils ont gravé,
il y a quatre ans, la partition de Rigoletto j
c'était après en avoir obtenu de vous l'auto-
risation.
Votre droit est donc intact, et ce serait
monstrueux qu'il fût méconnu. A mercredi.
Je vous enverrai le compte rendu du Droit
et de la Galette des Tribunaux aussitôt qu'il
paraîtra. Je vous enverrai aussi tous les feuil-
letons sur Rigoletto. On donne aujourd'hui la
3e représentation. Rigoletto a eu un très grand
succès. On me dit que, même en dehors de
la musique qui est belle, l'impression du
drame a été saisissante. On vend chez tous les
libraires l'édition Marescq du Roi s'amuse. . .
Votre
P. M.
Victor Hugo perdit tout naturellement
son procès devant les juges de l'empire.
Voici comment Paul Meurice avait eu
la chance de posséder cette fameuse affi-
che, qu'il avait aussitôt envoyée à Vic-
tor Hugo : il était sorti dans l'après-midi
comme d'habitude; et son premier soin
avait été de regarder les colonnes d'affi-
ches de théâtre. Il ne pouvait pas plus se
passer de les lire qu'une personne ne peut
se priver de la lecture quotidienne de son
journal. Ses yeux se fixent sur Rigo-
letto, par ordre. 11 pleuvait à verse, ex-
cellente condition pour décoller une
affiche. Paul Meurice se livre à cette dé-
licate opération avec des précautions de
toutes sortes. Il ne fallait pas déchirer ce
précieuxdocument tout trempé. Il réussit.
Il file rapidement avec son papier tout
humide pour ne pas s'exposer aux récla-
mations des agents; d'ailleurs, comme il
l'écrivait, Victor Hugo avait payé assez
cher le droit d'avoir cette affiche. Portée
par Vacquerie à Guernesey, elle en est
revenue et figure dans la Maison de
Victor Hugo, place des Vosges.
Comme il serait curieux de placer à
coté de cette affiche une autre, celle du
Roi s'amuse de 1832! Quelle amusante
leçon ! Le Roi s'anime interdit ^7/' ordre de
Louis-Philippe, le Roi s'anime [Rigoletto)
joué par ordre de Louis Bonaparte. L'au-
teur victime dans les deux cas , aussi
bien de Y interdiction que de Y autorisation!
et l'arbitraire gouvernemental s'exerçant
en sens contraire !
L'empire s'étant effondré en 1870, le
répertoire de Victor Hugo était très
recherché. Un obus de l'armée de Ver-
sailles ayant incendié, sous là Com-
mune, le théâtre de la Porte-Saint-Mar-
tin, qui fut reconstruit en 1873, Ritt et
Larochelle voulurent inaugurer leur di-
rection en donnant la seconde représen-
tation du Roi s'anime.
Ils avaient écrit à Victor Hugo en lui
offrant la distribution suivante : Tri-
boulet, Dumaine; Saltabadil, Frede-
rick -Lemaître; Maguelonne, Céline
Montaland; Blanche, Dica Petit. Quant
à François Ier, il devait être interprété
par Régnier, de l'Ambigu; il travaillait
le rôle avec Régnier, le grand artiste de
la Comédie-Française, qui répondait
de son élève.
Ritt et Larochelle ajoutaient :
Tous vos autres rôles moins importants
seront tenus par des artistes de talent qui sont
tous fiers et heureux de jouer dans un chef-
d'œuvre comme le Roi s'amuse.
Il n'y a pas, disent-ils, de petits rôles dans
une pièce de Victor Hugo.
Tous espèrent, et nous plus que les autres,
que vous viendrez nous aider de vos conseils.
C'est un honneur que vous ne pouvez
guère nous refuser.
HISTORIQUE DU KOI S'AMUSE.
405
Cher maître,
Vos aînés Shakespeare et Molière condui-
saient eux-mêmes leurs artistes au succès.
Vous le continuateur de ces génies, ferez-vous
moins qu'eux ?
Quoi que vous décidiez à ce sujet, nous
vous serons toujours reconnaissants d'avoir bien
voulu nous permettre de placer le nouveau
théître de la Porte-Saint-Martin sous l'égide
de votre nom et d'y planter avec un de vos
chefs-d'œuvre le grand drapeau littéraire de
1830, qui, nous l'espérons, groupera autour
de lui tous ceux qui aiment les grandes et
belles œuvres.
La chance ne favorisait guère le
drame.
Paris était alors en état de siège. Le
général de Ladmirault concentrait en
ses mains tous les pouvoirs; un de ses
aides de camp, M. de Cossé, descendant
((du gros ventru jaloux» si impitoyable-
ment raillé par Tri boulet, fit au général
un rapport défavorable, alarmant; la
pièce fut interdite pour la seconde fois.
Les directeurs obtinrent alors de Vic-
tor Hugo l'autorisation de reprendre
Marie TuJor, et lui adressèrent la lettre
suivante :
Paris, 15 juillet 1873.
Cher grand Maître,
Veuillez recevoir nos plus chaleureux remer-
ciements. — A Victor Hugo nous ne pou-
vions opposer que Victor Hugo. — Aussi
avons-nous accueilli avec une bien vive recon-
naissance l'autorisation que nous a transmise
Monsieur Paul Meurice de jouer MarieTudor.
Nous n'ignorons pas que l'interprétation
ne saurait se montrer à la hauteur de l'œuvre ,
mais tous nos efforts tendront à ce qu'elle en
soit aussi digne que possible, nous choisirons
les meilleurs artistes, et ceux-ci, portés parles
rôles, guidés par M. Paul Meurice, électrisés
par l'honneur de représenter un drame du
grand poète, se surpasseront très certainement,
et nous offrirons au public un grand et beau
spectacle.
Nous savions bien, cher Maître, que vous
étiez trop grand pour ne pas être généreux,
et votre désintéressement au sujet de vos
droits d'auteur nous a profondément touchés
puisque vous acceptez moins que nous ne
vous offrions.
Il est donc entendu qu'en dehors des
12 pour cent touchés par votre agent, vous
aurez droit à une prime de 3 pour cent tant
que les recettes dépasseront une moyenne de
frais que nous réglerons avec M. Paul Meu-
rice tous les 20 ou 25 jours.
L'interdiction du Roi s'amuse (que nous
espérons bien posséder un jour ou l'autre) a
été pour nous un grand désappointement,
mais nous sommes un peu consolés puisque
nous restons placés sous votre égide.
Croyez, cher et illustre Maître, à la re-
connaissance de vos deux admirateurs dévoués.
E. RlTT.
L ^ROCHELLE.
Le Roi s'amuse dut attendre encore
neuf ans.
On se rappelle qu'Emile Perrin, dans
un entretien avec Victor Hugo, le
30 mai 1872, avait manifesté le désir de
reprendre tout le répertoire du poète;
il avait donc remis à la scène de la Co-
médie-Française Mariou Jehoruu en 1873 ,
Hernani en 1877, Ruj Blas en 1879; il
voulut, en 1882, donner, au bout de
cinquante ans, la seconde représentation
du Roi s'amuse, le 22 novembre, exacte-
ment au même jour et au même mois
que la première qui datait du 22 novem-
bre 1832.
Cette idée avait vivement séduit
Victor Hugo, et cependant il résistait :
— Tout le drame, disait-il, repose
sur Triboulet et vous n'avez pas de Tri-
boulet.
— Mais si , répondait Emile Perrin , je
ne veux pas vous en imposer un. Vous le
choisirez vous-même, venez au théâtre.
On donnait, le 27 mars 1882, la pre-
mière des Rantoau. Victor I fugo assista
quelques jours après à la représentation
de la pièce d'Erckmann-Chatrian. Il fut
conquis par Got et par M"' Bartet.
— M. Got, dit-il, jouera très bien
le bouffon, et pour le rôle de Blanche,
je ne peux pas rêver une artiste plus
406
charmante, plus gracieuse, plus exquise
que M"e Bartet.
Quant à François Ier, Victor Hugo se
rappelait que Mounet-Sully avait été
le Didier de 1873 , le Hernani de 1877, le
Ruy Blas de 1879 et avec quel éclat
et quelle maîtrise! Le rôle lui revenait.
Frédéric Febvre , le Laffemas de Marion
de Lorme, l'admirable Don Salluste de
Ruy Blas, était désigné pour Saltabadil ;
la distribution était complétée avec
Mmo Samary et avec Maubant, de Fé-
raudy, Prud'hon, Baillet.
Emile Perrin mettait en scène avec le
concours des artistes. Paul Meurice sur-
veillait toutes les répétitions : il dé-
ployait, nous disait Frédéric Febvre,
un zèle, une activité, un dévouement
prodigieux; il discutait avec Perrin, il
s'occupait de la plantation des décors.
L'administrateur qui avait monté déjà
plusieurs drames de Victor Hugo avait
voulu se piquer d'amour-propre , il avait
fait voyager des décorateurs pour se do-
cumenter. Il les avait envoyés à Cham-
bord, à Blois, à Fontainebleau pour vi-
siter les châteaux et étudier le style de la
renaissance. Il avait chez lui de très
belles tapisseries de cette époque et les
avait fait copier. Il comprenait fort bien
l'importance de la collaboration d'un
décor dans un drame. Et, pour que l'en-
lèvement de Blanche, au second acte,
fût tout à fait vraisemblable, il avait
habilement disposé la maison, la porte,
la cour, le mur. Le décor du qua-
trième acte avait exigé de nombreuses
recherches sur le Paris du xvic siècle; la
toile du fond était d'un très bel effet
avec l'île de la Cité, Notre-Dame, la
porte Barbette et ses tours. Peut-être l'ad-
ministrateur avait-il eu le tort d'utiliser
une portion de vieux décor auquel était
mal raccordée cette perspective du vieux
Paris.
Quand tous les décors furent mis en
place, Paul Meurice ne put que féliciter
l'administrateur du soin avec lequel il
LE ROI S'AMUSE.
avait monté le drame, mais il eut un
scrupule :
— Je crains , dit-il à Emile Perrin , que
le cadre n'empiète un peu trop sur la
toile, qu'il soit trop obsédant, trop en-
vahissant, avec ses richesses de décora-
tion de féerie.
Frédéric Febvre qui était alors semai-
nier, qui s'occupait, avec son grand sens
artistique, de la mise en scène, parta-
geait ces craintes. Certes il était un des
plus grands admirateurs de l'habileté,
de la science et du jugement d'Emile
Perrin, mais il nous disait :
— Le dernier acte surtout, où Perrin
avait mis dans ses meubles le plus ef-
froyable orage qu'on ait jamais vu, tout
ce fracas prenait une telle prépondérance
que, lorsque Victor Hugo vint aux der-
nières répétitions, il finit par partager
l'avis de Paul Meurice.
Mais Victor Hugo qui n'avait pas été
très favorisé en 1832 sous le rapport de la
mise en scène, ne pouvait pas trop en
vouloir à Emile Perrin de la trop écla-
tante revanche qu'il prenait sur un de
ses prédécesseurs, et entre deux excès,
il devait préférer un excès de zèle à un
excès de pauvreté. Il se borna à quelques
réserves sans insister davantage.
Frédéric Febvre avait fait à Victor
Hugo les honneurs du théâtre; et aussi-
tôt le poète lui avait demandé quelle
était sa conception du personnage de
Saltabadil. Frédéric Febvre lui avait
répondu :
— Mon intention , maître , si cela vous
paraît juste, est de faire de ce bandit
///; aimable négociant en crimes.
Victor Hugo se mit à sourire et répon-
dit aussitôt :
— C'est très bien , c'est tout à fait cela ,
c'est bien ainsi que j'ai rêvé l'interpréta-
tion du rôle.
On examina les costumes. Ils étaient
d'une rigoureuse exactitude. Il faut dire
que parfois les artistes étaient les collabo-
rateurs du dessinateur. Frédéric Febvre,
HISTORIQUE DU KOI S'AMUSE.
407
notamment, ne se bornait pas à faire
copier le dessin; avec son goût sûr,
sa recherche des moindres détails, son
désir d'éviter la banalité et d'imprimer
à son personnage une personnalité, il
apportait lui-même des modifications et
des perfectionnements; il amusa fort
Victor Hugo en lui racontant l'histoire
de son costume de Saltabadil :
— Et d'abord pour mon épéc, c'est Jac-
quet qui voulut bien me prêter pour la faire
copier cette étonnante épée; c'est lui qui
trouva ce semblant de coiffure : un bout de
feutre rouge relevé sur le devant par une corde
et piqué d'une plume de coq; j'ai acheté le
manteau au marché du Temple, ce sont deux
morceaux de couverture de cheval assemblés.
Quant au vêtement lui-même, j'ai demandé
des croquis à Détaille, à Jacquet, à Chartran.
J'ai emprunté à l'un et à l'autre quelque
motif et j'ai composé mon personnage. Ce
n'était pas tout, je ne pouvais pas paraître
comme un homme qui sort tout flambant
neuf du magasin du costumier. Il était plus
conforme à la vérité de me présenter comme
un échappé de quelque boutique de fripier.
Il fallait donner des tons douteux aux étoffes,
les dégrader, les effilocher. Vite, je cours chez
des chimistes; je m'informe. On me conseille
de frotter vigoureusement les étoffes avec de
l'ammoniaque. Je me défiais un peu des chi-
mistes. Je voulus faire d'abord une expérience
sur le costume en velours vert d'un camarade.
Horreur! le velours, sous ces frictions, n'avait
jamais été plus neuf et plus brillant. Au
diable les chimistes! J'eus alors cette idée :
Mais, au fait, la nature se charge elle-même
de défraîchir nos vêtements avec l'air, la
poussière et la pluie. Je n'ai qu'à mettre mon
costume sur la coupole du théâtre en le sau-
poudrant de cendre. Pourvu que le baromètre
baisse et qu'il tombe de l'eau, avec quelques
bons coups de ciseaux en plusieurs endroits
et de grossiers rapiècements je serai un Salta-
badil à souhait.
Pendant plusieurs jours le costume
resta exposé aux intempéries et la na-
ture, en chimiste accompli, rendit à
Frédéric Fcbvrc un costume d'un réa-
lisme saisissant.
Emile Pcrrin passait toujours soigneu-
sement la revue des costumes, et quand
il n'était pas entièrement satisfait, il
donnait Tordre de les relaire ou tic les
modifier. Quand il vit Fcbvrc, il dit
de son ton tramant :
— Tournure, costume, c'est admira-
ble; ah! vos bottes! elle semblent s'être
abreuvées à toutes les flaques de bouc.
Et il l'examinait attentivement :
— Tout est parfait; en vous regardant
j'ai des envies folles de me gratter. C'est
plus qu'une restitution ! . . . C'est une
démangeaison. Il doit y avoir des petites
bêtes dans tout cela!
Aux répétitions finales, les premières
appréhensions manifestées par Victor
Hugo au sujet du rôle écrasant de Tri-
boulet risquaient d'être justifiées sans
qu'on pût accuser Got d'avoir été in-
férieur à lui-même, mais il ne dispo-
sait pas des ressources physiques néces-
saires pour un pareil rôle.
Cette représentation était un véritable
événement; c'était le cinquantenaire
d'une pièce qui n'avait été jouée qu'une
fois et au milieu de quels orages ! Aussi
avait-on apposé au théâtre l'affiche sui-
vante :
Toute la salle étant donnée pour la pre-
mière représentation du Roi s'amuse, les
bureaux ne seront pas ouverts.
La salle était occupée par tout ce que
Paris comptait de personnages illustres
dans les lettres, les arts, les sciences et
la politique.
II v avait un certain nombre de spec-
tateurs de 1832, dont l'âge devait osciller
entre soixante-dix et quatre-vingts ans.
On citait Jules et Paul Lacroix , Auguste
Maquet, le collaborateur des drames
d'Alexandre Dumas, le vicomte Dela-
borde, secrétaire perpétuel de l'Académie
des beaux-arts, Abel Desjardins, doyen
de la Faculté des lettres de Douai,
408
Régnier et Geffroy, qui jouaient à la
première de 1832.
Victor Hugo était dans l'avant-scène
d'Emile Perrin. Le Président de la Ré-
publique assistait à la représentation.
Si le drame n'obtint pas le succès que
justifiaient des situations profondément
émouvantes et une poésie d'une grande
beauté et d'une rare puissance, ce ne fut
ni la faute de l'auteur, ni celle du sujet.
Mais Victor Hugo avait bien senti que
la pièce reposait tout entière sur Tri-
boulet, et qu'elle ne devait pas être
jouée, faute d'artiste capable de porter ce
lourd fardeau. Il avait néanmoins dési-
gné Got qui ne comptait plus le nombre
de ses triomphes, qui exerçait une
grande action sur le public, mais dans
des genres différents. Autant l'artiste
avait été émouvant dans les scènes de
sensibilité et merveilleusement servi par
son grand art, autant il avait manqué
de souffle dans les scènes tragiques,
parce que, dans ces longs monologues,
il avait été trahi par ses moyens physi-
ques assez limités. 11 eût fallu un véri-
table tragédien pour ce rôle écrasant de
plus de 1,200 vers.
Ligier était assurément un très grand
tragédien, et cependant il disait à Fré-
déric Febvre au moment où il jouait
avec lui les Grands Vaflatix de Victor
Séjour à l'Odéon :
— Il est bien heureux pour moi que
le Roi s'amuse ait été interdit par la Cen-
sure! Je n'aurais jamais pu jouer ce rôle
quatre fois de suite. Il faudrait pour cela
des forces surhumaines.
C'est, en effet, un personnage plus
grand que nature qu'on chercherait en
vain à ramener dans les limites du monde
réel .
Mounet-Sully était un superbe Fran-
çois I0'. M"u' Bartet avait dans Blanche le
charme et la grâce. Pour Frédéric Febvre
et M"'' Samary, nous laissons la parole
à ce grand maître, à cet incomparable
artiste que fut Régnier qui jouait en 1832
LE ROI S'AMUSE.
le petit bout de rôle du gentilhomme
de la reine et qui assistait à la première
de 1882. Il écrivit à Febvre :
Mon cher Febvre,
A cinquante ans de distance je retrouve la
même impression. C'est encore Saltabadil et
sa galante sœur qui ont eu les honneurs de la
soirée; et cependant quoi de plus curieux que
la divergence de conception de ce rôle de
Saltabadil interprété par Beauvallet et repris
par vous, mon cher enfant. Beauvallet jouait
sinistre avec des allures de Croquemitaine et
vous, vous avez établi une sorte de bandit
gentilhomme très personnel. Samary a été
charmante dans Maguelonne.
Bravo à tous deux, et toujours heureux de
vos succès.
Votre vieux camarade,
Régnier.
En somme, la représentation fut fort
belle et eut un profond retentissement.
Victor Hugo s'empressa d'aller compli-
menter les artistes; au moment de sortir
par la porte de l'administration, il :e
trouva en face d'une foule considérable
qui l'acclama; il monta dans un fiacre
qui dut être dégagé par les agents , aux
cris prolongés de : Vive Victor Hugo!
Le 18 décembre, à l'occasion de la
seconde représentation et du cinquante-
naire du Roi s'anime, Victor Hugo offrait
un dîner à la presse et aux artistes, à
l'hôtel Continental. Il avait à sa droite
M"'c Bartet et à sa gauche Emile Perrin.
Il y avait 160 convives; tous les artistes
et des journalistes appartenant aux divers
partis : Henri Rochefort, Auguste Vitu,
Edmond About, Jules Claretie, Théo-
dore de Banville, Albert WolfT, Louis
Ulbach,CatulleMendès, Emile Blémont,
Pierre Véron, Gustave Rivet, etc., et na-
turellement Edouard Lockroy et Georges
Hugo, et les deux amis fidèles, Paul
Meurice et Auguste Vacquerie.
Victor Hugo était très ému; cette seule
phrase prononcée avec tout son cœur,
HISTORIQUE DU ROI S'AMUSE.
409
lui sembla supérieure à tous les dis-
cours :
Je ne dirai qu'un mot. Je vous remercie
tous. Tous, je vous remercie profondément.
Emile Perrin re'pondit. Jules Claretie
parla au nom de la presse. D'un toast
chaleureux et éloquent nous extrayons ce
passage :
Je bois, au nom de la presse, qui a ses
fièvres mais ses respects, à l'éternelle poésie
qui survit aux passions et aux polémiques.
Je bois au génie des lettres qui est la gloire
de la patrie. Je bois à Victor Hugo, le seul
homme au monde qui puisse réunir comme
une famille les convives qui sont ici.
Auguste Vacquerie porta la santé des
artistes, et Got lui répondit.
Gustave Rivet avait écrit pour la cir-
constance une pièce de vers d'une inspi-
ration noble et élevée.
Le Roi s'amuse fut le grand événement
théâtral de la saison. Ceux qui n'avaient
pas été parmi les privilégiés de la pre-
mière recherchaient à prix d'or des places
pour les représentations suivantes; le
drame eut une belle carrière, et si les
royalistes reprochaient encore à l'auteur
d'avoir trop mis en lumière les galante-
ries de François Ier au détriment de ses
beaux faits d'armes , le public applaudis-
sait les grandes scènes émouvantes et
fêtait le poète.
La plupart des drames de Victor 1 ïugo
avaient été repris depuis la chute de
l'empire : Hernaiii , Ruy Blas, Manon de
Lorine , Marie TuJor, Lucrèce Borgia et, en-
fin , le Roi s'amuse.
Autrefois, un demi-siècle auparavant,
quelles rudes batailles! Les camps litté-
raires étaient bien tranchés, les armées
étaient nombreuses, bien disciplinées ; on
se jetait volontiers dans la mêlée, fût-on
académicien. Sans doute, on défendait
surtout des idées , mais la politique inter-
venait avec ses tracasseries et ses persé-
cutions. Le gouvernement avait ses
auteurs favoris comme il avait ses cham-
bellans. Il avait une façon d'encourager
l'art en supprimant la liberté. La cen-
sure prenait sous sa protection, à sa ma-
nière, l'histoire de France. On se que-
rellait autant dans les théâtres que dans
les assemblées politiques.
La génération nouvelle ne parvenait
pas à comprendre l'hostilité que ces
drames avaient soulevée. Si elle s'expli-
quait difficilement les susceptibilités
excessives des ministres de la monarchie ,
elle se refusait à souscrire aux vieux
reproches d'immoralité; les motifs qui
avaient été invoqués jadis pour mutiler
une scène ou supprimer certains vers lui
échappaient; les protestations anciennes
surprenaient et déconcertaient un pu-
blic devenu plus libéral, dégagé de tout
esprit de coterie, affranchi des rites
de petites églises et rebelle aux arrêts de
quelques pontifes; et les œuvres se dé-
roulaient, entières, dans toute leur puis-
sance et dans toute leur gloire, consa-
crées, fêtées, acclamées.
4io
LE ROI S'AMUSE.
II
LES REPRÉSENTATIONS.
DISTRIBUTIONS SUCCESSIVES DES RÔLES.
THEATRE-FRANÇAIS.
PERSONNAGES.
22 novembre 1832.
Commijuvre royal :
M. Taylor.
Triboulet MM. Ligier.
François I" Perrier.
Blanche Mlle Anaïs.
Saint- Vallier MM. Joanny.
Saltabadil Beauvallet.
Maguelonne M"° Dupont.
Clément Marot MM. Samson.
M. de Pienne Geffroy.
M. de Gordes Marius.
M. de Pardaillan M"e Eulalie Dupui
M. de Brion MM. Albert.
M. de Montchenu Monlaur.
M. de Montmorency Arsène.
M. de CossÉ Duparay.
M. de la Tour-Landry Bouchet.
Mme de CossÉ MIU' Morales.
Dame Berarde Mmo Tousez.
Un Gentilhomme de la Reine MM. Régnier.
Un Valet du Roi Faure.
Un Médecin Dumilàtre.
22
novembre 1882.
AdminiSîrateur général
M
Emile Perrin.
acteurs.
MM.
Got.
Mounet-Sully.
M"e
Bartet.
MM.
Maubant.
F. Febvrc.
Mme
Jeanne Samary
MM.
de Féraudy.
Prud'hon.
Baillet.
H. Samary.
P. Rency.
Joliet.
Villain.
Garraud.
Boucher.
Mile
Frémaux.
M"10
Jouassaint.
MM.
Hamel.
Leloir.
III
REVUE DE LA CRITIQUE.
La bataille avait été ardente ; les que-
relles d'écoles étaient toujours aussi
vives. La politique jouait cependant le
plus grand rôle. François Ier était dé-
fendu par la presse royaliste avec autant
d'acharnement que s'il se fut agi de
Louis-Philippe : quelques écrivains offi-
cieux prenaient volontiers sous leur pro-
tection la morale qui leur paraissait ou-
tragée. Aussi la critique, tout en rendant
hommage à la vigueur de la pensée, à
la beauté de la langue , se montra plutôt
rigoureuse dans ses jugements. Elle dut
reconnaître cependant que le caractère
de Triboulet était fortement tracé.
Dans la Revue des Deux-Mondes , Gus-
REVUE DE LA CRITIQUE.
4II
tave Planche, malgré certaines réserves
et quelques critiques sur la méthode
suivie par le poète dans la conduite du
mouvement des passions, fut contraint
de s'incliner devant la puissante évoca-
tion «des plus sublimes visions» :
Depuis dix ans, M. Hugo n'a pas innové
moins hardiment dans la langue que dans les
idées et les systèmes littéraires. Il a imprimé
aux rimes une richesse oubliée depuis Ron-
sard, aux rythmes et aux césures des habi-
tudes perdues depuis Régnier et Molière et
retrouvées studieusement par André Chénier.
Au mouvement, au mécanisme intérieur de
la phraséologie française, il a rendu ces pé-
riodes amples et flottantes que le dix-hui-
tième siècle dédaignait, qui avaient été s'effa-
çant de plus en plus sous les petits mots, les
petits traits, les petites railleries des salons de
M"'e Geoffrin. L'éclat pittoresque des images,
l'heureuse alliance et l'habile entrelacement
des sentiments familiers et des plus sublimes
visions, que de merveilles n'a-t-il pas faites!
Nul homme parmi nous n'a été plus constant
et plus progressif. La voie qu'il avait ouverte,
il l'a suivie courageusement sous le feu croisé
des moqueries et du dédain. D'année en année,
il révélait une nouvelle face de son talent, et
en même temps un nouvel ordre d'idées.
Chacun de ses ouvrages signale un perfec-
tionnement très sensible dans l'instrument
littéraire; mais tous pourtant sont empreints
d'un commun caractère : ils procèdent plutôt
de la pensée solitaire et recueillie, écoutant
au dedans d'elle-même les voix confuses de la
rêverie et de l'imagination, que d'un besoin
logique de systématiser sous la forme épique
et dramatique les développements d'une pas-
sion observée dans la vie sociale ou d'une
anecdote compliquée d'incidents variés. Dans
le roman, dans le drame comme dans l'ode,
il est toujours le même. Il lui faut des con-
trastes heurtés, qui fournissent au développe-
ment stratégique de ses rimes, de ses simi-
litudes, de ses images, de ses symboles, de
magnifiques occasions de périlleux triomphe-.
— Pour le maniement de la langue, M. Hugo
n'a pas de rival; il fait de notre idiome ce
qu'il veut. Il le forge et le rend solide, âpre
et rude comme le fer, il le trempe comme
l'acier, le fond comme le bronze, le cisèle
comme l'argent ou le marbre. Les lames de
Tolède, les médailles florentines ne sont pas
plus acérées ou plus délicates que les strophes
qu'il lui plaît d'ouvrer.'
Le Journal des Débats, dans un article
signé R. subit l'impression de la bataille
qui s'est livrée dans la salle ; et ne pou-
vant pas s'attaquer à la beauté des vers ,
il est réduit à se présenter en défenseur
de la morale :
Cet ouvrage n'a pas réussi, non peut-être
qu'il ait été plus sifflé qu'applaudi. L'ar-
tillerie des sifflets et celle des applaudisse-
ments étaient également bien servies. La
pièce s'est glissée jusqu'à la fin entre ces deux
feux opposés, si bien qu'on ne saurait dire
ni que l'auteur ait été nommé, ni qu'il ne
l'ait pas été. Mais ce qui est plus funeste à
cet ouvrage, c'est qu'il n'a jamais excité un
pressant intérêt, jamais il n'a jeté dans l'âme
des spectateurs des émotions profondes de
terreur et de pitié; ou si quelquefois le public
a rendu unanimement justice à des beautés
de premier ordre, il accordait alors son juste
suffrage a des vers admirables, à des tirades
excellentes, au mérite poétique, non pas à
des événements, à des situations, enfin au
drame même.
... Mais si M. Hugo a succombé, ce n'est
pas, du moins, par défaut de force, de vi-
gueur; c'est par le vice de son système; c'est
qu'il a voulu peindre des mœurs que repousse
la décence, ou, s'il veut, la prudence de notre
scène; c'est parce qu'il a cru qu'il pouvait
passer d'un genre à l'autre, ou plutôt con-
fondre tous les genres. Le jour où il s'aper-
cevra de cette erreur, où il viendra à la sévère
et grande manière de l'antiquité, une haute
place lui est réservée parmi les poètes de
notre théâtre. Et cette pièce, quelle qu'elle
soit, lui seul encore pouvait la faire.
Le Moniteur universel.
... Un seul caractère a paru bien tracé,
celui de Triboulet. C'est la profondeur, la
pensée, la manière de sentir de Quasimodo.
Là, tout respire la chaleur et la vie. Les dé-
veloppements de l'amour paternel, surtout
cette adoration pour sa fille, produisent un
grand effet.
4I2
LE ROI S'AMUSE.
... Ligier a donné au rôle de Triboulet
une force, une expression dignes d'éloges. Il
serait difficile de mieux saisir ou plutôt d'avoir
mieux deviné ce caractère, de le rendre plus
dramatique, plus théâtral.
... Il a fallu toute la puissance de son or-
gane, son intelligence de diction pour ne
pas tomber haletant sous les longues tirades
dont ce rôle est hérissé.
La Quotidienne.
J. T.
La défaite de M. Hugo n'est pas une dé-
faite honteuse, c'est un combat dans lequel
le vaincu a succombé avec gloire; il a lutté
avec un courage très remarquable, pendant
quatre heures; en un mot, il est tombé en
grand homme et avec honneur comme les
héros d'Homère. M. Hugo n'est pas un au-
teur ordinaire, c'est un poète distingué qui
s'est mis à la tête d'une école littéraire et qui
résume à lui seul toutes les qualités et les dé-
fauts de cette école; il est l'expression com-
plète de ses nouvelles doctrines.
Le Co
1 français
AVENEL.
... Il y a dans cette pièce d'admirables beau-
tés. Ce n'était pas sans doute une conception
toute neuve que cette idéalisation du fou de
cour; mais l'exécution en est ici pleine de
hardiesse, de passion et de drame.
. . . Nous nous hâtons de dire qu'il ne faut
jamais juger un drame de M. Hugo sur une
analyse, quelque fidèle qu'elle soit. Il se
soucie peu de la conduite de son poème; il
imagine un sujet, et, dans ce sujet, quatre
ou cinq situations principales qu'il traite de
main de maître, et abandonne le reste comme
au hasard.
. . . Les œuvres d'imagination qui ont coûté
un long travail à leur auteur, méritent ce
respect qu'on ne les juge pas sans réflexion.
Nous reviendrons donc sur cet ouvrage qui,
ainsi que ses aînés, excitera pour les amateurs
de théâtre une longue et vive curiosité.
... Le style, cette partie si brillante du
talent de M. Hugo, mérite aussi un examen
particulier.
Mais en attendant que nous revenions sur
ce drame, nous pouvons affirmer qu'on y
admirera la hauteur de pensée, l'énergie ou
la grâce d'expression, la poésie d'images aux-
quelles l'auteur nous a dès longtemps accou-
tumés.
La Rerue de Paris.
... Au lieu d'une solennité académique,
nous avons cru assister à une émeute litté-
raire. Nous attendons une seconde épreuve
plus calme, sans doute, pour savoir si cette
conception étrange d'un homme de génie
doit rester au théâtre.
La curiosité excitée par le nom de M. Vic-
tor Hugo, la magnificence des costumes et
des décors, le jeu de Ligier, la beauté de
quelques scènes, la bizarre inconvenance
de quelques autres appelleront une foule de
nouveaux juges au Théâtre-Français. Quoi
qu'il en soit de la fortune de la pièce, nous
aimons déjà à y trouver, dès le premier acte,
une de ces scènes où le poète se verra applaudi
par tous les partis de la république des lettres.
Nous terminons cette revue de 1832
par une lettre de Joseph Bonaparte.
Le frère aîné de Napoléon était roi de
Naples en 1806 lorsqu'il vit pour la pre-
mière fois Victor Hugo alors âgé de
quatre ans et appelé à Naples par son
père le général Hugo. Il le revit en 1811
à Madrid, lorsqu'il était roi d'Espagne,
alors que Victor avait neufans. Réfugié
à New-York après Waterloo, et enfin à
Londres en 1832, il écrivit à celui qu'il
avait connu tout enfant la lettre suivante
sur la première du Roi s'amuse :
Londres, 3 janvier 1833.
Monsieur,
J'ai reçu deux exemplaires du Roi s'amuse;
nous en avons fait la lecture le dernier jour
de l'année passée; hier dans l'après-dînée, il a
fallu en donner une nouvelle représentation.
Nous n'avons pas conçu pourquoi la repré-
sentation en a été défendue à Paris; la mal-
veillance peut se prendre à tout, et nous avons
REVUE DE LA CRITIQUE.
413
jugé que les Parisiens ont raison de trouver
mauvais qu'on veuille les empêcher de s'amuser
du Roi s'amuse, qui nous a beaucoup intéressés.
Notre société ne se composait pas de plus de
dix-huit personnes, mais je puis vous assurer
que vous avez eu un succès très complet, au
point que je me suis vanté de votre amitié
pour moi; aujourd'hui je me crois dans l'obli-
gation de vous en faire l'aveu pour être relevé
par vous de ma petite vanité. Recevez surtout
mon compliment, cet ouvrage m'a plus inté-
ressé qu'aucun autre que j'aie lu depuis long-
temps; nul des personnages, à la vérité,
n'excite cette vive et parfaite admiration qui
nous subjugue dans les héros des œuvres clas-
siques, il n'y a pas ici de perfections absolues;
mais dans ce corps de plomb de Triboulet,
que d'or natif!!! Que de vérité, de nature,
de fécondité dans cette malédiction paternelle
de Saint -Vallier! C'est la voix du Dieu vivant
qui poursuit le puissant dégradé! Je m'arrête,
je n'ai le temps, ni le talent, ni l'intention de
juger votre pièce, je vous répète ce que disait
la servante de Molière : «Cela m'amuse, lisez
encore ». — Votre préface est d'un homme de
cœur, d'un vrai citoyen, l'estime de tout ce
qui sent vivement et patriotiquement vous est
acquise. Je regrette que votre père, que mon
ami Hugo, ne soit pas témoin de vos efforts
et de vos succès qui suivront tant de traverses. . .
Ce que vous dites de Napoléon dans votre
réponse au tribunal m'a paru exiger que
j'énonce aujourd'hui ce que je crois pouvoir
prouver un jour : son despotisme ne fut qu'une
dictature née de la guerre; elle eût cessé avec
elle. Pitt seul a voulu perpétuellement la
guerre, et l'événement de la Restauration a
prouvé que, comme chef des intérêts de l'oli-
garchie et de l'absolutisme des maisons ré-
gnantes de l'Europe, Pitt avait raison. —
Toute la question entre Napoléon et Pitt est
dans ceci : — Qui a voulu la guerre ?
J'ai assez de documents pour prouver que
Napoléon a toujours voulu la paix , et que
Pitt a toujours voulu la guerre. L'un et l'autre
avaient raison comme chefs des intérêts qu'ils
représentaient; ceux de la vieille et de la nou-
velle Europe. — La civilisation dont vous
parlez si bien dans votre préface était celle que
voulait Napoléon; il fallait arriver pour cela à
la paix maritime et être bien consolidé. Non
lo connobbe il mondo tnentre l'ebbe connobb' il' 10 !
Si l'ouverture prochaine du parlement pou-
vait vous engager à venir passer ici quelques
jours, combien je serais heureux de causer
longuement et a cœur ouvert avec vous!
combien il pourrait être utile à la connaissance
d'un des plus grands caractères de l'histoire
que je pusse déposer entre vos mains des
données positives, qui, en le représentant sous
son véritable jour, le feraient aimer des
Français autant qu'il l'est par moi-même !
Le sabre dont l'arme sans cesse M. de Cha-
teaubriand n'a jamais été à l'intérieur qu'une
main de justice, et à l'extérieur qu'un bouclier
p«>ur la défense de son pays; il dut attaquer
pour se défendre.
J'ai, avant ce moment et depuis la mort
de mon neveu, chargé plusieurs personnes de
vous voir de ma part. Aucune que je sache ne
s'est encore acquittée de la commission que je
lui avais donnée. — ■ Je n'ai pas le temps de
faire copier ma lettre. — Agréez ma profonde
estime et ma vive sympathie pour le fils du
général Hugo, mon ami.
Joseph.
Cinquante ans plus tard, la seconde
représentation du Roi s'amuse était donnée
à la Comédie -Française, et, à cette
époque, la critique fut très divisée, mais
pour des raisons tout à fait différentes.
Des royalistes regrettaient bien encore
que François I" fût montré sous un
jour fâcheux, mais c'est surtout l'inter-
prétation de Got dans Triboulet qui
souleva une assez vive opposition. Au-
guste Vitu s'exprime ainsi dans le Figaro
sur le grand artiste :
Il a montré dans les diverses parties de ce
rôle écrasant les ressources étendues d'un
homme consommé dans son art; tout ce qu'on
peut faire avec un grand talent, M. Got nous
l'a donné ce soir, mais ce qu'il ne pouvait pas
faire, car on ne force pas la nature, c'est
d'avoir la voix tragique.
Auguste Vitu rend cet hommage à
Victor I ïugo :
C'est un événement un peu plus que rare,
et on peut dire unique dans les fastes litté-
raires, que la seconde représentation d'une
4H
LE ROI S'AMUSE.
pièce de théâtre donnée à cinquante ans de
distance de la première, en présence de l'au-
teur lui-même « entré vivant dans la postérité ».
La mort du grand Corneille devança de deux
ans le cinquantième anniversaire de l'appari-
tion du Ciel. Quant à Shakespeare et à Mo-
lière, leur vie entière tient dans cet espace
d'un demi-siècle, qui ne compte que pour
une étape dans la gigantesque carrière de
Victor Hugo.
Un si étonnant spectacle, un si touchant
anniversaire explique la curiosité passionnée
du public dans la soirée qui vient de s'écouler.
La libre Angleterre a créé une place gou-
vernementale de poète-lauréat dont le titulaire
est doté, outre la couronne officielle de lau-
rier, d'une grosse pension. La nation française
comprend autrement la gloire littéraire : elle
ne couronne ses poètes ni de lauriers ni de
guinées; il lui arrive même d'attendre qu'ils
soient morts pour s'assurer qu'ils méritaient
de vivre. Seul Victor Hugo, par la nature
impérieuse de son génie, par son impassible
courage qui semble défier les incrédulités, les
coups du sort et le poids des années, domine
enfin la contradiction, subjugue les dissi-
dences et voit les fronts les plus fiers courbés
devant son trône littéraire. Le poète-lauréat
de la France, longtemps et obstinément dé-
battu, aujourd'hui librement acclamé, c'est
Le Rapp:l.
Auguste Vacquerie.
La profondeur de la pensée, c'est bien,
mais la première condition d'un drame est
d'être un drame. Quel drame, le Koi s'amuse!
Tout y est, la comédie gaie au premier acte,
la comédie sinistre au quatrième, l'élégie et
l'idylle au deuxième, la tragédie au troisième,
au quatrième et au dernier; le drame partout.
Et sous cette variété, quelle unité! Jamais
pièce n'a mieux su où elle allait, ne s'est moins
attardée en route.
... Et a chaque acte, quelles scènes! Il y a
le tonnerre au quatrième, mais quel coup de
tonnerre éclatera jamais comme le discours
dont Saint- Vallier foudroie le roi et son bouf-
fon. Le roi le reçoit au front et Triboulet au
cœur. Combien connaissez-vous de scènes
aussi belles que celle de Triboulet avec sa
fille dans la petite maison du cul-de-sac Bussj,
et aussi jolies que celle de François I" avec
Blanche ? Mais c'est au troisième acte que le
drame est d'une hauteur et d'une puissance
incomparables. L'entrée de Triboulet cher-
chant sa fille, son désespoir obligé de sourire,
la chanson de défi qu'il achève, et tout à coup
sa fureur qui crève, son rugissement, son in-
sulte aux seigneurs, son duel d'un contre tous,
sa rage qui fond en larmes et en prières, et
puis, quand Blanche sort de la chambre du
roi, les courtisans balayés d'un geste, la fille
qui sanglote sur le cœur du père, pas un
mot de reproche, la réapparition de Saint-
Vallier, quels mots rendraient l'impression que
ces choses produisent ! On croit l'émotion
épuisée; elle redouble au quatrième acte. Et
quant au cinquième, nous ne croyons pas que
le génie ait jamais rien inventé de tragique
comme l'éclair qui montre à Triboulet, tout
glorieux de sa vengeance accomplie, que le
cadavre qu'il piétine est le cadavre de sa fille.
Et cela en des vers dont il suffit de dire qu'ils
sont de celui qui avait déjà écrit les Orientales
et Heniani et qui devait écrire Ktty Bios et la
Légende des Siècles.
Le Gil Bios.
Théodore de Banville.
O mon ami, il y a quelques jours à peine,
en pleine Comédie-Française, dans cette mai-
son de Molière où le bruit des écus tombant
à flots sur les écus empêche trop souvent
d'entendre la voix de Molière, nous avons
assisté à cette fête, à cette joie, à ce couronne-
ment, à ce triomphe nouveau du Roi s'amuse
joué devant tout ce que Paris a d'âmes, d'es-
prits, de beautés; nous avons savouré, ap-
plaudi, acclamé, écouté avec une religieuse
et déchirante émotion ce drame, où le vers
ailé, charmant, savant, magnifique, harmo-
nieux, capricieux, terrible, est, avant tous
les autres, le premier et le grand comédien.
Nous nous sommes enivrés de cette symphonie
épique où la rime, comme une âme visible,
fait chanter ses flûtes, ses clairons et ses lyres,
et la foule éprise, torturée, charmée, atten-
drie, mêlait à ses admirations les sanglots et
les pleurs; et le maître, l'aïeul de tous, sou-
riant dans sa barbe blanche, écoutait les vers
de sa jeunesse chanter délicieusement dans
Péblouissement et dans la lumière.
REVUE DE LA CRITIQUE.
415
Le Beaumarchais.
Emile Blemont.
... N'avez-vous pas senti quelle simple et
divine création est Blanche dans le Ko: s'amuse?
O l'adorable et lamentable incarnation de l'éter-
nel féminin! Quelle pureté! Quelle impétuo-
sité d'amour! Quelle rayonnante inconscience!
Quelle aurore de désir vague et de fraîche pu-
deur! Quelle révélation, quel saisissement,
quelle lutte, quel éblouissement, quelle folie,
quel sacrifice et quel abandon de tout l'être
dans le fatal amour! Quelle fleur de cœur
emportée dans la tempête! Quelle perle in-
appréciable de l'océan humain! Quelles vic-
toires et quelles défaites de la lumière et des
ténèbres! Quelle rédemption sublime sous le
couteau de l'assassin! On dirait une jeune
prêtresse courant s'immoler sur l'autel. Moins
touchante est l'antique Iphigénie. . .
Emile Blémont termine ainsi son élo-
quent article :
. . . On s'est aperçu jeudi, comme on s'aper-
çoit trop souvent depuis quelques années, que
nous sommes au déclin d'un siècle, d'un grand
siècle dont il reste trop peu de grands hommes.
Victor Hugo en est la plus haute ex-
pression, et il paraît plus grand encore au
milieu des caractères abaissés, des esprits ram-
pants et tortueux, des passions étroites et des
idées mesquines, des petits hommes et des pe-
tites choses du moment. II dépasse de la tête
et des épaules tout ce qui l'entoure aujour-
d'hui. C'est uneAlpe, une âme neigeuse à cent
coudées au-dessus de la platitude humaine.
La Nouvelle Revue.
H. DE BORNIER.
... C'est une des gloires de Victor Hugo
que toutes ses œuvres donnent lieu ainsi à Jes
explications multiples, à des controverses, à
des luttes même, qui témoignent de l'étendue
et de la profondeur de son génie. Le Roi s'amuse
ne pouvait pas échapper à ce péril et a cet
honneur. Le péril n'est plus, l'honneur reste.
Le Théâtre -Français en reprenant le Rot
s'amuse connaissait bien le p 'ril , et comme le
poète, il en est sorti glorieux, lui résumé,
soirée mémorable pour le grand poète, pour
le théâtre et l'art.
L'Événement.
Albert WOLF.
... Les petits hommes qui ont voulu ren-
verser le géant sont morts à la peine et l'his-
toire n'a retenu des combats passionnés de
jadis que le triomphe de Victor Hugo, l'avè-
nement d'un art nouveau qui demeure la
plus grande gloire des lettres françaises en ce
siècle. Cinquante ans après les sifflets, le drame
va aux. nues, et avec raison. Il y a un demi-
siècle l'animosité était telle qu'on se rendait
aux Français pour faire tomber la pièce et pour
écraser l'auteur. La deuxième représentation
réunit un public pénétré de la plus profonde
admiration et décidé à la témoigner au grand
maître.
Le Conlfitutionnel.
Georges Ohnet.
Il n'est pas un autre exemple d'une situation
semblable et jamais le progrès littéraire ac-
compli chez un peuple ne s'est accusé d'une
manière aussi saisissante. C'est le même drame,
le même théâtre. Et après une première re-
présentation terminée par un écroulement,
une seconde représentation se terminant par
une apothéose.
Car cette soirée a été un long triomphe.
L'œuvre que tout le monde connaît avait été
montée avec le soin délicat qui est la qualité
maîtresse de l'administration de la Comédie-
Française.
Dans l'Intransigeant, Gramont s'est re-
porté aux critiques des journaux de 1832,
le National, le Journal des Débats, la
Revue de Vans, voulant démontrer à quel
point l'état des esprits s'était modifié vis-
à-vis de Victor Hugo en 1882, et bien
longtemps auparavant d'ailleurs :
... Nous sortons de la deuxième représen-
tation du drame le Roi s'amuse. Les scènes
tumultueuses qui s'étaient produites à la
première ne se sont pas renouvelées. Nous
n'avons entendu ni les «menaces m, ni les
« véhémentes apostrophes», ni les ((hurlements»
entendus, signalés par M. X dans le National.
Toute la soirée, au contraire, ont retenti à nos
oreilles des applaudissements. « L'artillerie des
416
sifflets et celle des applaudissements était éga-
lement bien servies», dit le Journal des Débats.
En fait d'artillerie, il n'y a eu à la deuxième
représentation que des salves de bravos.
. . . Nous avons cru, par moments, assister à
une « émeute littéraire », dit la Revue de Paris.
Et elle ajoute : « Nous attendons une seconde
épreuve plus calme ». La Kevue de Paris faisait
1 E ROI S'AMUSE.
bien de vouloir attendre une seconde épreuve.
En effet, ceux d." nos confrères qui, moins
sages, se sont hâtés d'écrire leur compte rendu
d'après l'impression de la première représenta-
tion, se sont livrés aux appréciations les plus
baroques, ont émis des opinions dont l'absur-
dité éclate aujourd'hui à tous les yeux et qui
ne feront certes pas honneur à leur jugement.
IV
NOTICE BIBLIOGRAPHIQUE.
LeRoi s'amuse. — Drame, par Victor Hugo,
Paris, Eugène Renduel, libraire-éditeur, rue
des Grands -Augustins, n" 22 (imprimerie
Éverat) , 1832. Frontispice par Tony Johannot.
Édition originale, in-8°, publiée à 6 francs.
Discours prononce' par Al. l^iffor Hugo, le
ic/ décembre 1832, devant le tribunal de commerce,
pour contraindre le Théâtre-Français a représenter le
Roi s'amuse. — Publié chez Eugène Renduel
pour être diflribué aux personnes qui ont acheté les
précédentes e'ditions du drame, plaquette \n-%", 1832.
Le Roi s'amuse. — Œuvres de Victor Hugo,
Drame I. Troisième édition. Paris, Eugène
Renduel, 1833, in -8"; prix : 6 francs.
LeRoi s'amuse. — Œuvres de Victor Hugo,
Drame I. Paris, Eugène Renduel, 1836, in-8°.
Dessin hors texte de C. Rogier.
Le Roi s'amuse... — ■ Théâtre de Victor
Hugo, de l'Académie française, première sé-
rie. Paris, Charpentier, 1841, rue de Seine, n°29
(imprimerie Béthune et Pion), in-18. Édition
collective , réimprimée en 1844 ; prix : 3 fr. 50.
Le Roi s'amuse... — Paris, Furne et C",
rue Saint-André-des-Arts, n° 55 (imprimerie
Béthune et Pion), 1841, in-8°. Édition col-
lective, parue en livraisons à 50 centimes et
ornée des dessins de l'édition Renduel, 1836.
Le Roi s'amuse. — Paris, Michel Lévy,
1845. Edition grand in-8° à deux colonnes;
prix : 1 franc.
Le Roi s'amuse... — Théâtre complet de
Victor Hugo. Paris, chez l'éditeur du réper-
toire dramatique , boulevard du Temple , n° 34
(imprimerie Pion frères), 1846. Edition grand
in-8°, ornée de gravures sur acier.
Le Roi s'amuse... — Théâtre de Victor
Hugo, de l'Académie française, Paris, Michel
Lévy frères, libraires-éditeurs, rue Vivicnnc,
n° 2 bis; 1850. Nouvelle édition grand in-8",
réimpression de la précédente.
Le Roi s'amuse. . . — Œuvres illustrées de
Victor Hugo, édition J. Hetzel. Paris, librai-
rie Marescq et Cie, rue du Pont-de-Lodi,
n" 5. Librairie Blanchard, rue de Richelieu,
n° 78 (imprimerie Simon Raçon et C"'), 1853.
Grand in-8° à deux colonnes.
Le Roi s'amuse... — Théâtre de Victor
Hugo, Paris, édition J. Hetzel (s. d.). Réim-
pression de la précédente.
Le Roi s'amuse.. . — Théâtre I. Collection
Hetzel, Lecou, éditeur, Paris, rue du Bouloi,
n" 10 (imprimerie Simon Raçon), 1853-1855.
Edition collective, in-16; prix : 3 fr. 50.
Le Roi s'amuse... — Collection Hetzel.
Paris, librairie Hachette et C'e, rue Pierre-Sar-
razin, n° 14 (imprimerieSimon Raçon), 1856-
1857. Édition collective, in-16; prix : 1 franc.
Le Roi s'amuse... — Œuvres de Victor
Hugo, Drame II. Alexandre Houssiaux, li-
braire-éditeur, rue du Jardinet-Saint-André-
des-Arts, n° 3 (imprimerie Simon Raçon et
C'e), 1857. Édition in-8°, ornée de vignettes.
Prix : 5 francs.
NOTICE BIBLIOGRAPHIQUE.
417
Le Roi s'amuse. . . — Théâtre II. Paris, Ha-
chette et C", rue Pierre-Sarrazin, n° 14 (im-
primerie Ch. Lahure), 1862-1863. Edition
collective, in-i6; prix : 3 fr. 50.
Le Koi s'amiise. .. — Œuvres deVictorHugo,
Théâtre II. Paris, A. Lemcrre, passage Choi-
seul, n° 23, 1876, petit in-12; prix : 6 francs.
Le Roi s'amuse. .. — Œuvres complètes de
Victor Hugo, Drame II. Édition définitive,
Paris, J. Hetzel et C'1', rue Jacob, n° 18;
A. Quantin et Cie, rue Saint-Benoît, n° 7,
1880, in-8°; prix : 7 fr. 50.
Le Roi s'amuse. . . ■ — Victor Hugo illustré,
Théâtre I. Paris, E. Hugues, rue Thérèse,
n° 8 (imprimerie P. Mouillot), 1882-1883,
grand in-8°. A paru d'abord en sept livraisons
à 10 centimes. Le volume : 6 francs.
Le Roi s 'amuse. . , — Paris , Société de
publications périodiques, quai Voltaire, nn 13
(imprimerie P. Mouillot), 27 planches hors
texte, compositions de Jean-Paul Laurens,
Luc-Olivier Merson, Adrien Marie, Emile
Bavard, etc., 1883, in-40 en feuilles dans un
carton, tiré à 150 exemplaires sur papier de
Hollande, 150 francs, et 50 exemplaires sur
japon, 200 francs.
L< Rot s'amuse. .. — Œuvres complètes de
Victor Hugo, Drame II. Édition nationale,
Paris, Emile Testard et C"', éditeurs, rue de
Condé, n° 10 (typographie G. Chamerot),
illustrations d'Adrien Moreau, 1887, petit
in-40, P"x : 3° francs.
Le Roi s'amuse. . . — Petite édition défini-
tive, in-16 (s. d.), Paris, Hetzcl-Quantin ;
prix : 2 francs.
Le Roi s'amuse. . . — Edition à 25 centime s
le volume, 3 volumes in-32, Paris, Jules RoufT
et ('.'% Cloître Saint-Honoré (s. d.).
Le Roi s'amuse... — Collection des mor-
ceaux choisis de Victor Hugo. Paris, Société
d'éditions littéraires et artistiques, librairie
Paul Ollendorff, chaussée d'Antin, n° 50,
1908, petit in-16, prix : 1 fr. 25.
Le Roi s'amuse. .. -- Théâtre II, édition
de l'Imprimerie nationale, Paris, Paul Ollen-
dorff, chaussée d'Antin , n° 50, 1908, grand
in-8°, publié à 10 francs.
V
notice iconographkmt;.
Ligier, costumes de Triboulet (actes I
et II); Perrier, costumes de Fran
(actes I, II, III, IV); Beauvalletj costume
de Saltabadil; .Toanny, costume de Saint -
Vallier; M"" Anàis, costume de Blanche;
Al"' Dupont j costume de Maguelonne;
M"' Morales, costume de M'"° de Cossé;
M""" Touse?, costume de dame Bérarde ;
MVe Menjaudj costume de page; B
costume de M. de la Tour-Landry; i
costume de Clément Marot; Geffroy, cos-
tume de M. de Pienne ; Duparay, costume de
M. de Cossé; Dumilàtrej costume de médecin ;
Régnier, costume d'un gentilhomme de la
reine; costume de seigneur; deux costumes de
pages; costume d'homme du peuple; costume
de femme du peuple ; costume de garde et
armoiries : vingt-cinq aquarelles attribuées
THEATRE. II
à Auguste dcChâtillon, 1832. — Documents
conservés à la Comédie-Française.
Frontispice par Tony Johannot, gravé sur
bois par Andrews et tiré sur chine monté.
Ma fille ! Terre et deux! c 'efi ma fille, a présent
Edition originale, Eugène Rcnduel, [832.
La taverne de Saltabadil (acte IV), dessin
J ■ C. Rogier, gravé sur acier par W. et
E. Finden. — Édition Renduel , 1836.
Blanche che=7 le roi (acte III), album Madou.
— Bruxelles.
Le Roi s 'a mus .1. A .
Bcaucé, gravés sur bois. — J. Hetzel, Ma
rescq et C" et Blanchard, [853.
27
4i 8
LE ROI S'AMUSE.
M"' Bartet, rôle de Blanche, eau-forte de
Lalauze. — Almanach des fpeffacles, 1882.
Que je t'épargne an moins l'angoifte de tout
dire! (acre III), estampe d'après le tableau
d'Hermann Kaulback. — L'IïïuMré, 1" janvier
Mon enfantl ah! c'eff elle! ah! ma fille!
(acte III), dessin d'Emile Bayard; décor de
Duvignot et Gabin (acte I); décor de La-
vastre (acte II); décor de Rubé et Chapron
(acte IV); dessins de Toussaint. — L'Illuffra-
tiou, 25 novembre 1882.
J'ai tue mon enlant ! (acte V) , dessin d'Adrien
Marie, lithographie Gillot; Got, costume de
Triboulet; Monnet-Sully, costume de Fran-
çois Ier; Manbant, costume de Saint-Vallier;
Febvre, costume de Saltabadil; Mlu Bartet,
costume de Blanche; Mlu Samary, costume
de Maguelonne : dessins de Letellier d'après
les croquis de Thomas. — La Vie moderne,
25 novembre 1882.
Le Koi s'amuse, scènes et costumes, dessins
de Paul Destez. — L'Univers illuffré, 25 no-
vembre 1882.
La mak'diilion de Saint- 1 allier (acte I), dessin
de M. de Haenen gravé par Lepère. — ■ Le roi
aux pieds de Blanche (acte 11), dessin d'Adrien
Marie gravé par Lepère. — Les interprètes
de 1882 : Got, Monnet Sully, Febvre, MUe Bartet,
M ° Samary, dessins d'Adrien Marie. ■ — Cour-
tisans'.courtisans! démons! race damnée! dessin de
Riou. — Le Monde illuffré , 25 novembre 1882.
La maléditfion de Saint- \ allier (acte I), des-
sin de Jules Garnier ; Triboulet, dessin de
A. Gués, photogravures Goupil. — - François V,
dessin de Ferdinandus gravé par Gillot. —
Le livre d'or de Vittor Hugo, 1882.
Triboulet, eau-forte; Triboulet, croquis à la
sanguine, par Jean-Paul Laurens. — Satnt-
I allier ( acte I) ; le jardin ( acte II ) ; Rendez-la-moi !
la porte, ouvre^la! (acte III); Chev Saltabadil
( acte IV); J'ai tue' mou enfant (acte V) : cinq
compositions d'Emile Bavard. — Une salle au
Louvre (acte I); cofiume de Saltabadil (acte II) ;
le cabinet du roi (acte III) : par Henri Meyer.
— Costumes de François I" . Triboulet et Ma-
guelonne : aquarelles d'Adrien Marie. — ■ La
sœur aide le frère (acte IV), par Luc-Olivier
Merson. — Croquis pris pendant xine répé-
tition du deuxième acte (Blanche, Bérarde,
François Ier) , par John Sargent. Décors, fleu-
rons, etc., 27 planches hors texte. — - Société
des publications périodiques, 1883.
Got, costumes de Triboulet; Mou net-Sully,
costume de François Ier; Manbant, costume
de Saint-Vallier; Febvre, costume de Salta-
badil; Mlle Bartet, costume de Blanche;
Mu Samary, costume de Maguelonne. —
Plus les reproductions correspondantes des
costumes de 1832, d'après des aquarelles ori-
ginales citées page 417. Supplément du Gau-
lois , 11 novembre 1882.
François Tr et Maguelonne (acte IV), dessin
de François Flameng gravé à Peau-forte par
Lalauze. — Edition Hébert, 1886.
Faites couper la tète a M. de Copie'! (acte I);
Ma fille! c'eff ma fille! (acte V) : dessins
d'Adrien Moreau gravés à l'eau-forte par
Champollion et Vion. — Edition nationale,
Testard, Paris, 1887.
Monnet-Sully, costume de François Ier
(acte I); M"' Samary, costume de Mague-
lonne (acte IV) : compositions de Chatinièrc
nos 318-319 de la collection Martinet. (Ex-
trait du catalogue de Jules Hautecœur, rue de
Rivoli, n° 172, 1894.)
Ceci, c'eff un bouffon, et ceci, c'eff un roi!
dessin de Victor Hugo, appartenant à la
Comédie-Française.
Le dernier bouffon songeant an dernier roi,
dessin de Victor Hugo attenant au ma-
1878. Le bouffon (Triboulet, acte II, scène 11),
peinture de Théophile Blanchard.
1882. Dessin d'Henri Pille.
1884. Illustrations d'Hermann Vogel.
.'887. Portrait de Frédéric Febvre dans Saltabadil,
peinture de Jules Garnier.
ILLUSTRATION DES ŒUVRES
REPRODUCTIONS ET DOCUMENTS
LE
ROI
S'AMUSE,
DRAME,
PAR
VICTOR HUGO.
Jpariô ,
EUGÈM
5 KEN DUEL. LIBRAIRE
Rue i
los Grands- Aurçustins , IV" l'2
m dccc xxxu.
3mpnmrrte & ©berat
Couverture de l Edition originale,
théâtre. ii. -l2i
b
*»&
PUBLIE PAR EUGÈNE RENDUEL.
m dccc xxxii.
Titre de l'Edition originale. Tony Johannot.
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435
LUCRECE BORGIA
THEATRE. II. 2y
llirunin ir sitiijïin.
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acùct hoio'Hi.
1 -le HlL-lfil.
fcfc*»
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Fac-similé du titre Écrit par Victor Hugo
EN TÊTE DU MANUSCRIT ORIGINAL DE LvCKh.CE BoKOIA.
29.
Ainsi qu'il s'y était engage dans la préface de son dernier drame,
l'auteur est revenu à l'occupation de toute sa vie, à l'art. Jl a repris ses
travaux de prédilection, avant même d'en avoir tout à fait fini avec
les petits adversaires politiques qui sont venus le distraire il y a deux
mois. Et puis, mettre au jour un nouveau drame six semaines après le
drame proscrit, c'était encore une manière de dire son fait au présent
gouvernement. C'était lui montrer qu'il perdait sa peine. C'était lui
prouver que l'art et la liberté peuvent repousser en une nuit sous le
pied maladroit qui les écrase. Aussi compte-t-il bien mener de front
désormais la lutte politique, tant que besoin sera, et l'œuvre littéraire.
On peut faire en même temps son devoir et sa tache. L'un ne nuit
pas à l'autre. L'homme a deux mains.
Le Roi s'amuse et Lucrèce Borgia ne se ressemblent ni par le fond ni
par la forme, et ces deux ouvrages ont eu chacun de leur côté une
destinée si diverse que l'un sera peut-être un jour la principale date
politique et l'autre la principale date littéraire de la vie de l'auteur.
Il croit devoir le dire cependant, ces deux pièces, si différentes par le
fond, par la forme et par la destinée, sont étroitement accouplées
dans sa pensée. L'idée qui a produit le Roi s'amuse et l'idée qui a pro-
duit Lucrèce Borgia sont nées au même moment, sur le même point du
cœur. Quelle est, en effet, la pensée intime cachée sous trois ou
quatre écorces concentriques dans le Roi s'amuse? La voici. Prenez la
difformité physique la plus hideuse, la plus repoussante, la plus com-
plète; placez-la là où elle ressort le mieux, à l'étage le plus infime, le
plus souterrain et le plus méprisé de l'édifice social; éclairez de tous
côtés, par le jour sinistre des contrastes, cette misérable créature; et
puis jetez-lui une âme, et mettez dans cette âme le sentiment le plus
pur qui soit donné à l'homme, le sentiment paternel. Qu'arrivera-t-il?
C'est que ce sentiment sublime, chauffé selon certaines conditions,
442 LUCRECE BORGIA.
transformera sous vos yeux la créature dégradée; c'est que l'être petit
deviendra grand; c'est que l'être difforme deviendra beau. Au fond,
voilà ce que c'est que le Roi s'amuse. Eh bien, qu'est-ce que c'est que
Lucrèce Borgia? Prenez la difformité morale la plus hideuse, la plus re-
poussante, la plus complète; placez-la là où elle ressort le mieux, dans
le cœur d'une femme, avec toutes les conditions de beauté physique
et de grandeur royale, qui donnent de la saillie au crime; et mainte-
nant mêlez à toute cette difformité morale un sentiment pur, le plus
pur que la femme puisse éprouver, le sentiment maternel; dans votre
monstre, mettez une mère; et le monstre intéressera, et le monstre
fera pleurer, et cette créature qui faisait peur fera pitié, et cette âme
difforme deviendra presque belle à vos yeux. Ainsi la paternité sancti-
fiant la difformité physique, voilà le Roi s'amuse; la maternité purifiant
la difformité morale, voilà Lucrèce Borgia. Dans la pensée de l'auteur,
si le mot bilogie n'était pas un mot barbare, ces deux pièces ne feraient
qu'une bilogie sut generis, qui pourrait avoir pour titre le Père et la
Mère. Le sorties a séparées, qu'importe! L'une a prospéré, l'autre a
été frappée d'une lettre de cachet ; l'idée qui fait le fond de la première
restera longtemps encore peut-être voilée par mille préventions à bien
des regards, l'idée qui a engendré la seconde semble être chaque soir,
si aucune illusion ne nous aveugle, comprise et acceptée par une
foule intelligente et sympathique; habent sua fata ; mais, quoi qu'il en
soit de ces deux pièces, qui n'ont d'autre mérite d'ailleurs que l'at-
tention dont le public a bien voulu les entourer, elles sont sœurs
jumelles, elles se sont touchées en germe, la couronnée et la proscrite,
comme Louis XIV et le Masque de Fer.
Corneille et Molière avaient pour habitude de répondre en détail
aux critiques que leurs ouvrages suscitaient, et ce n'est pas une chose
peu curieuse aujourd'hui de voir ces géants du théâtre se débattre dans
des avant-propos et des avis au letfeur sous l'inextricable réseau d'objec-
tions que la critique contemporaine ourdissait sans relâche autour d'eux.
L'auteur de ce drame ne se croit pas digne de suivre d'aussi grands
exemples. Il se taira, lui, devant la critique. Ce qui sied à des hommes
pleins d'autorité, comme Molière et Corneille, ne sied pas à d'autres.
D'ailleurs, il n'y a peut-être que Corneille au monde qui puisse rester
grand et sublime, au moment même où il fait mettre une préface
à genoux devant Scudéri ou Chapelain. L'auteur est loin d'être
Corneille; l'auteur est loin d'avoir affaire à Chapelain et à Scudéri. La
critique, à quelques rares exceptions près, a été en général loyale et
bienveillante pour lui. Sans doute il pourrait répondre à plus d'une
PREFACE. 443
objection. A ceux qui trouvent, par exemple, que Gennaro se laisse
trop candidement empoisonner par le duc au second acte, il pourrait
demander si Gennaro, personnage construit par la fantaisie du poëte,
est tenu d'être plus •vraisemblable et plus défiant que l'historique Drusus
de Tacite, ignarus et juveniliter hauriens. A ceux qui lui reprochent
d'avoir exagéré les crimes de Lucrèce Borgia, il dirait : « Lisez Tomasi,
lisez Guicciardini, lisez surtout le Diarium.)) A ceux qui le blâment
d'avoir accepté sur la mort des maris de Lucrèce certaines rumeurs
populaires à demi fabuleuses, il répondrait que souvent les fables du
peuple font la vérité du poëte $ et puis il citerait encore Tacite, histo-
rien plus obligé de se critiquer sur la réalité des faits que le poëte dra-
matique : Quamvn fabulosa et immania credebantur, atrociore semper fama
erga dominantium exitus. Il pourrait pousser le détail de ces explications
beaucoup plus loin, et examiner une à une avec la critique toutes les
pièces de la charpente de son ouvrage 5 mais il a plus de plaisir à remer-
cier la critique qu'à la contredire^ et, après tout, les réponses qu'il
pourrait faire aux objections de la critique, il aime mieux que le lecteur
les trouve dans le drame, si elles y sont, que dans la préface.
On lui pardonnera de ne point insister davantage sur le coté pure-
ment esthétique de son ouvrage. Il est tout un autre ordre d'idées,
non moins hautes selon lui, qu'il voudrait avoir le loisir de remuer et
d'approfondir à l'occasion de cette pièce de Lucrèce Borgia. A ses veux,
il y a beaucoup de questions sociales dans les questions littéraires, et
toute œuvre est une action. Voilà le sujet sur lequel il s'étendrait vo-
lontiers, si l'espace et le temps ne lui manquaient. Le théâtre, on ne
saurait trop le répéter, a de nos jours une importance immense, et qui
tend à s'accroître sans cesse avec la civilisation même. Le théâtre est
une tribune. Le théâtre est une chaire. Le théâtre parle fort et parle
haut. Lorsque Corneille dit :
Pour être plus qu'un roi tu te crois quelque chose,
Corneille, c'est Mirabeau. Quand Shakespeare dit : To die, to s/a/?,
Shakespeare, c'est Bossuet.
L'auteur de ce drame sait combien c'est une grande et sérieuse
chose que le théâtre. Il sait que le drame, sans sortir des limites im-
partiales de l'art, a une mission nationale, une mission sociale, une
mission humaine. Quand il voit chaque soir ce peuple si intelligent
et si avancé qui a fait de Paris la cité centrale du progrès s'entasser
en foule devant un rideau que sa pensée, à lui chétif poëte, va sou
444 LUCRECE BORGIA.
lever le moment d'après, il sent combien il est peu de chose, lui, de-
vant tant d'attente et de curiosité'} il sent que si son talent n'est rien,
il faut que sa probité soit tout; il s'interroge avec sévérité' et recueil-
lement sur la portée philosophique de son œuvre; car il se sait respon-
sable, et il ne veut pas que cette foule puisse lui demander compte un
jour de ce qu'il lui aura enseigné. Le poëte aussi a charge d'âmes.
Il ne faut pas que la multitude sorte du théâtre sans emporter avec elle
quelque moralité austère et profonde. Aussi espère-t-il bien, Dieu
aidant, ne développer jamais sur la scène (du moins tant que dureront
les temps sérieux où nous sommes) que des choses pleines de leçons
et de conseils. Il fera toujours apparaître volontiers le cercueil dans la
salle du banquet, la prière des morts à travers les refrains de l'orgie,
la cagoule à côté du masque. Il laissera quelquefois le carnaval dé-
braillé chanter à tue-tête sur l' avant-scène; mais il lui criera du fond
du théâtre : Mémento quia pubis es. Il sait bien que l'art seul, l'art pur,
l'art proprement dit, n'exige pas tout cela du poëte; mais il pense
qu'au théâtre surtout il ne suffit pas de remplir seulement les condi-
tions de l'art. Et quant aux plaies et aux misères de l'humanité,
toutes les fois qu'il les étalera dans le drame, il tâchera de jeter sur
ce que ces nudités-là auraient de trop odieux le voile d'une idée con-
solante et grave. Il ne mettra pas Marion de Lorme sur la scène sans
purifier la courtisane avec un peu d'amour; il donnera à Triboulet le
difforme un cœur de père; il donnera à Lucrèce la monstrueuse des
entrailles de mère. Et de cette façon, sa conscience se reposera du
moins tranquille et sereine sur son œuvre. Le drame qu'il rêve et qu'il
tente de réaliser pourra toucher à tout sans se souiller à rien. Faites
circuler dans tout une pensée morale et compatissante, et il n'y a plus
rien de difforme ni de repoussant. A la chose la plus hideuse mêlez
une idée religieuse, elle deviendra sainte et pure. Attachez Dieu au
gibet, vous avez la croix.
ii février 1833.
PERSONNAGES.
DONA LUCREZIA BORGIA.
DON ALPHONSE D'ESTE.
GENNARO.
GUBETTA.
MAFFIO ORSINI.
JEPPO LIVERETTO.
DON APOSTOLO GAZELLA.
ASCANIO PETRUCCI.
OLOFERNO A^ITELLOZZO.
RUSTIGHELLO.
ASTOLFO.
LA PRINCESSE NEGRONI.
Un Fïuissier.
Des Moines.
Seigneurs, Pages, Gardes.
Venise. — Ferrare.
15...
LUCRECE BORGIA
->*<-
ACTE PREMIER.
AFFRONT SUR AFFRONT.
PREMIERE PARTIE.
Une terrasse du palais Barbarigo, a Venise. C'est une fête de nuit. Des masques traversent par
instants le théâtre. Des deux côtés de la terrasse, le palais , splendidement illuminé et résonnant
de fanrares. La terrasse couverte d'ombre et de verdure. Au fond, au bas de la terrasse, est
censé couler le canal de la Zuecca, sur lequel on voit passer par moments, dans les ténèbres,
des gondoles, chargées de masques et de musiciens, à demi éclairées. Chacune de ces gondoles
traverse le fond du théâtre avec une symphonie tantôt gracieuse, tantôt lugubre, qui s'éteint
par degrés dans l'éloignement. Au fond, Venise, au clair de lune.
SCENE PREMIERE.
De jeunes seigneurs, magnifiquement vêtus, leurs masques à la main,
causent sur la terrasse.
GUBETTA, GENNARO, vêtu en capitaine; DON APOSTOLO GAZELLA,
MAFFIO ORSINI, ASCANIO PETRUCCI, OLOFERNO VITEL-
LOZZO, JEPPO LIVERETTO.
OLOFERNO.
Nous vivons dans une époque où les gens accomplissent tant d'actions
horribles qu'on ne parle plus de celle-là, mais certes il n'y eut jamais événe-
ment plus sinistre et plus mystérieux.
ASCANIO.
Une chose ténébreuse faite par des hommes ténébreux.
JEPPO.
Moi, je sais les faits, messeigneurs. Je les tiens de mon cousin éminentis-
sime le cardinal Carriale, qui a été mieux informé que personne. — Vous
savez, le cardinal Carriale, qui eut cette hère dispute avec le cardinal Riario,
au sujet de la guerre contre Charles VI II de France?
448 LUCRÈCE BORGIA.
GENNARO, bâillant.
Ah! voilà Jeppo qui va nous conter des histoires! — Pour ma part, je
n'écoute pas. Je suis déjà bien assez fatigué sans cela.
MAFFIO.
Ces choses-là ne t'intéressent pas, Gennaro, et c'est tout simple. Tu es un
brave capitaine d'aventure. Tu portes un nom de fantaisie. Tu ne connais ni
ton père ni ta mère. On ne doute pas que tu ne sois gentilhomme, à la façon
dont tu tiens une épée; mais tout ce qu'on sait de ta noblesse, c'est que tu
te bats comme un lion. Sur mon âme, nous sommes compagnons d'armes, et
ce que je dis n'est pas pour t'ofFenser. Tu m'as sauvé la vie à Rimini, je t'ai
sauvé la vie au pont de Vicence. Nous nous sommes juré de nous aider en
périls comme en amour, de nous venger l'un l'autre quand besoin serait,
de n'avoir pour ennemis, moi, que les tiens, toi, que les miens. Un astro-
logue nous a prédit que nous mourrions tous deux de la même mort et le
même jour, et nous lui avons donné dix sequins d'or pour la prédiction.
Nous ne sommes pas amis, nous sommes frères. Mais enfin, tu as le bonheur
de t'appeler simplement Gennaro, de ne tenir à personne, de ne traîner après
toi aucune de ces fatalités, souvent héréditaires, qui s'attachent aux noms
historiques. Tu es heureux! Que t'importe ce qui se passe et ce qui s'est
passé, pourvu qu'il y ait toujours des hommes pour la guerre et des femmes
pour le plaisir? Que te fait l'histoire des familles et des villes, à toi, enfant
du drapeau, qui n'as ni ville ni famille? Nous, vois-tu, Gennaro ? c'est diffé-
rent. Nous avons droit de prendre intérêt aux catastrophes de notre temps.
Nos pères et nos mères ont été mêlés à ces tragédies, et presque toutes nos
familles saignent encore. — Dis-nous ce que tu sais, Jeppo.
GENNARO.
Il se jette dans un fauteuil, dans l'attitude de quelqu'un qui va dormir.
Vous me réveillerez quand Jeppo aura fini.
JEPPO.
Voici. — C'est en quatorze cent quatrevingt. . .
GUBETTA, dans un coin du théâtre.
Quatrevingt-dix-sept.
JEPPO.
C'est juste. Quatrevingt-dix-sept. Dans une certaine nuit d'un mercredi à
un jeudi...
GUBETTA.
Non. D'un mardi à un mercredi.
ACTE I. — AFFRONT SUR AFFRONT. 449
JEPPO.
Vous avez raison. — Cette nuit donc, un batelier du Tibre, qui s'était
couché dans son bateau, le long du bord, pour garder ses marchandises, vit
quelque chose d'effrayant. C'était un peu au-dessous de l'église Santo-Hiero-
nimo. 11 pouvait être cinq heures après minuit. Le batelier vit venir dans
l'obscurité, par le chemin qui est à gauche de l'église, deux hommes qui
allaient à pied, de ci, de là, comme inquiets; après quoi il en parut deux
autres, et enfin trois; en tout sept. Un seul était à cheval. Il faisait nuit assez
noire. Dans toutes les maisons qui regardent le Tibre, il n'y avait plus qu'une
seule fenêtre éclairée. Les sept hommes s'approchèrent du bord de l'eau.
Celui qui était monté tourna la croupe de son cheval du côté du Tibre, et
alors le batelier vit distinctement sur cette croupe des jambes qui pendaient
d'un côté, une tête et des bras de l'autre, — le cadavre d'un homme. Pen-
dant que leurs camarades guettaient les angles des rues, deux de ceux qui
étaient à pied prirent le corps mort, le balancèrent deux ou trois fois avec
force, et le lancèrent au milieu du Tibre. Au moment où le cadavre frappa
l'eau, celui qui était à cheval fît une question à laquelle les deux autres ré-
pondirent : Oui, monseigneur. Alors le cavalier se retourna vers le Tibre, et
vit quelque chose de noir qui flottait sur l'eau. Il demanda ce que c'était.
On lui répondit : Monseigneur, c'est le manteau de monseigneur qui est
mort. Et quelqu'un de la troupe jeta des pierres à ce manteau, ce qui le fit
enfoncer. Ceci fait, ils s'en allèrent tous de compagnie, et prirent le chemin
qui mène à Saint-Jacques. Voilà ce que vit ce batelier.
MAFFIO.
Une lugubre aventure. Était-ce quelqu'un de considérable que ces
hommes jetaient ainsi à l'eau? Ce cheval me fait un effet étrange; l'assassin
en selle, et le mort en croupe.
BETTA.
Sur ce cheval il y avait les deux frères.
JEPPO.
Vous l'avez dit, monsieur de Belverana. Le cadavre, c'était Jean Borgia;
le cavalier, c'était César Borgia.
mai 1
Famille de démons que ces Borgia' Et dites, Jeppo, pourquoi le frère
tuait-il ainsi le frère ?
JEPPO.
Je ne vous le dirai pas. La cause du meurtre est tellement abominable
que ce doit être un péché mortel d'en parler seulement.
450 LUCRECE BORGIA.
GUBETTA.
Je vous le dirai, moi. César, cardinal de Valence, a tué Jean, duc de
Gandia, parce que les deux frères aimaient la même femme.
MAFFIO.
Et qui était cette femme f
GUBETTA, toujours au fond du théâtre.
Leur sœur.
JEPPO.
Assez, monsieur de Belverana. Ne prononcez pas devant nous le nom de
cette femme monstrueuse. Il n'est pas une de nos familles à laquelle elle
n'ait fait quelque plaie profonde.
MAFFIO.
N'y avait-il pas aussi un enfant mêlé à tout cela ?
JEPPO.
Oui, un enfant dont je ne veux nommer que le père, qui était Jean
Borgia.
MAFFIO.
Cet enfant serait un homme maintenant.
OLOFERNO.
Il a disparu.
JEPPO.
Est-ce César Borgia qui a réussi à le soustraire à la mère ? Est-ce la mère
qui a réussi à le soustraire à César Borgia? On ne sait.
DON APOSTOLO.
Si c'est la mère qui cache son fils, elle fait bien. Depuis que César
Borgia, cardinal de Valence, est devenu duc de Valentinois, il a fait mourir,
comme vous savez, sans compter son frère Jean, ses deux neveux, les fils de
Guifry Borgia, prince de Squillacci, et son cousin, le cardinal François
Borgia. Cet homme a la rage de tuer ses parents.
JEPPO.
Pardieu! il veut être le seul Borgia, et avoir tous les biens du pape.
ASCANIO.
La sœur que vous ne voulez pas nommer, Jeppo, ne fit-elle pas à la
ACTE I. - AFFRONT SUR AFFRONT. 451
même époque une cavalcade secrète au monastère de Saint-Sixte pour s'y
renfermer, sans qu'on sût pourquoi ?
JKPPO.
Je crois que oui. C'était pour se séparer du seigneur Jean Sforza, son
deuxième mari.
MAFFIO.
Et comment se nommait ce batelier qui a tout vu ?
JEPPO.
Je ne sais pas.
GUBETTA.
Il se nommait Georgio Schiavone, et avait pour industrie de mener du
bois par le Tibre à Ripetta.
MAFFIO, bas à Ascanio.
Voilà un espagnol qui en sait plus long sur nos affaires que nous autres
romains.
ASCANIO, bas.
Je me défie comme toi de ce monsieur de Belverana. Mais n'approfon-
dissons pas ceci. Il y a peut-être une chose dangereuse là-dessous.
JEPPO.
Ah! messieurs, messieurs! dans quel temps sommes-nous? Et connaissez-
vous une créature humaine qui soit sûre de vivre quelques lendemains dans
cette pauvre Italie, avec les guerres, les pestes et les Borgia qu'il y a ?
DON APOSTOLO.
Ah çà, messeigneurs, je crois que tous tant que nous sommes nous de-
vons faire partie de l'ambassade que la république de Venise envoie au duc
de Ferrare, pour le féliciter d'avoir repris Rimini sur les Malatesta. Quand
partons-nous pour Ferrare ?
OLOFERNO.
Décidément, après-demain. Vous savez que les deux ambassadeurs sont
nommés. C'est le sénateur Tiopolo et le général des galères Grimani.
DON APOSTOLO.
Le capitaine Gennaro sera-t-il des nôtres ?
MAFFIO.
Sans doute ! Gennaro et moi , nous ne nous séparons jamais.
452 LUCRECE BORGIA.
ASCANIO.
J'ai une observation importante à vous soumettre, messieurs; c'est qu'on
boit le vin d'Espagne sans nous.
MAFFIO.
Rentrons au palais. — Hé ! Gennaro !
A Jeppo.
— Mais c'est qu'il s'est réellement endormi pendant votre histoire, Jeppo.
JEPPO.
Qu'il dorme.
Tous sortent, excepté Gubetta.
SCENE IL
GUBETTA, puis DON A LUCREZIA, GENNARO, endormi.
GUBETTA, seul.
Oui, j'en sais plus long qu'eux j ils se disaient cela tout bas. J'en sais plus
;ong qu'eux, mais dona Lucrezia en sait plus que moi, monsieur de Valen-
tinois en sait plus que dona Lucrezia, le diable en sait plus que monsieur de
Valentinois, et le pape Alexandre six en sait plus que le diable.
Regardant Gennaro.
— Comme cela dort, ces jeunes gens !
Entre dona Lucrezia, masquée. Elle aperçoit Gennaro endormi, et va le contempler
avec une sorte de ravissement et de respect.
DONA LUCREZIA, à part.
Il dort. — Cette fête l'aura sans doute fatigué. — Qu'il est beau !
Se retournant.
— Gubetta!
GUBETTA.
Parlez moins haut, madame. — Je ne m'appelle pas ici Gubetta, mais le
comte de Belverana, gentilhomme castillan; vous, vous êtes madame la mar-
quise de Pontequadrato , dame napolitaine. Nous ne devons pas avoir l'air
de nous connaître. Ne sont-ce pas là les ordres de votre altesse ? Vous n'êtes
point ici chez vous; vous êtes à Venise.
DONA LUCREZIA.
C'est juste, Gubetta. Mais il n'y a personne sur cette terrasse, que ce
jeune homme qui dort. Nous pouvons causer un instant.
ACTE I. — AFFRONT SUR AFFRONT. 453
GUBETTA.
Comme il plaira à votre altesse. J'ai encore un conseil à vous donner,
c'est de ne point vous démasquer. On pourrait vous reconnaître.
DONA LUCREZIA.
Et que m'importe? S'ils ne savent pas qui je suis, je n'ai rien à craindre.
S'ils savent qui je suis, c'est à eux d'avoir peur.
GUBETTA.
Nous sommes à Venise, madame. Vous avez bien des ennemis ici, et des
ennemis libres. Sans doute la république de Venise ne souffrirait pas qu'on
osât attenter à la personne de votre altesse, mais on pourrait vous insulter.
DONA LUCREZIA.
Ah! tu as raison. Mon nom fait horreur, en effet.
GUBETTA.
Il n'y a pas ici que des vénitiens. Il y a des romains, des napolitains, d<
romagnols, des lombards, des italiens de toute l'Italie.
DONA LUCREZIA.
Et toute l'Italie me hait! tu as raison. Il faut pourtant que tout cela
change. Je n'étais pas née pour faire le mal, je le sens à présent plus que
jamais. C'est l'exemple de ma famille qui m'a entraînée. — Gubetta !
GUBETTA.
Madame.
DOXA LUCREZIA.
Fais porter sur-le-champ les ordres que nous allons te donner dans notre
gouvernement de Spolète.
Gl BETTA.
Ordonnez, madame; j'ai toujours quatre mules sellées et quatre coureurs
tout prêts à partir.
DONA LUCREZIA.
Qu'a-t-on fait de Galeas Accaioli ?
GUBETTA.
Il est toujours en prison, en attendant que votre altesse le fasse pendre.
THÉÂTRE. — II. 30
lUi'MUl nu: SiTIOSALE.
454 LUCRECE BORGIA.
DONA LUCREZIA.
Et Guifry Buondelmonte ?
GUBETTA.
Au cachot. Vous n'avez pas encore dit de le faire étrangler.
DONA LUCREZIA.
Et Manfredi de Curzola ?
GUBETTA.
Pas encore étranglé non plus.
DONA LUCREZIA.
Et Spadacappa ?
GUBETTA.
D'après vos ordres, on ne doit lui donner le poison que le jour de
Pâques, dans l'hostie. Cela viendra dans six semaines. Nous sommes au car-
naval.
DONA LUCREZIA.
Et Pierre Capra ?
GUBETTA.
A l'heure qu'il est, il est encore évêque de Pesaro et régent de la chan- 0
cellerie. Mais, avant un mois, il ne sera plus qu'un peu de poussière. Car
notre Saint-Père le pape l'a fait arrêter sur votre plainte, et le tient sous
bonne garde dans les chambres basses du Vatican.
DONA LUCREZIA.
Gubetta, écris en hâte au Saint-Père que je lui demande la grâce de Pierre
Capra! Gubetta, qu'on mette en liberté Accaioli! En liberté Manfredi de
Curzola ! En liberté Buondelmonte ! En liberté Spadacappa !
GUBETTA.
Attendez! attendez, madame! laissez -moi respirer! Quels ordres me
donnez-vous là ? Ah ! mon Dieu ! il pleut des pardons ! il grêle de la misé-
ricorde! je suis submergé dans la clémence! je ne me tirerai jamais de ce
déluge effroyable de bonnes actions!
DONA LUCREZIA.
Bonnes ou mauvaises, que t'importe, pourvu que je te les paye ?
GUBETTA.
Ah ! c'est qu'une bonne action est bien plus difficile à faire qu'une mau-
ACTE I. — AFFRONT SUR AFFRONT. 455
vaise. — Hélas! pauvre Gubetta que je suis! A présent que vous vous ima-
ginez de devenir miséricordieuse, qu'est-ce que je vais devenir, moi ?
DONA LUCREZIA.
Ecoute, Gubetta, tu es mon plus ancien et mon plus fidèle confident...
GUBETTA.
Voilà quinze ans, en effet, que j'ai l'honneur d'être votre collaborateur.
DONA LUCREZIA.
Eh bien! dis, Gubetta, mon vieil ami, mon vieux complice, est-ce que
tu ne commences pas à sentir le besoin de changer de genre de vie ? est-ce
que tu n'as pas soif d'être bénis, toi et moi, autant que nous avons été mau-
dits ? est-ce que tu n'en as pas assez du crime ?
GUBETTA.
Je vois que vous êtes en train de devenir la plus vertueuse altesse qui
soit.
DONA LUCREZIA.
Est-ce que notre commune renommée à tous deux, notre renommée
infâme, notre renommée de meurtre et d'empoisonnement, ne commence
pas à te peser, Gubetta ?
GUBETTA.
Pas du tout. Quand je passe dans les rues de Spolète, j'entends bien
quelquefois des manants qui fredonnent autour de moi : Hum ! ceci est
Gubetta, Gubetta-poison, Gubetta-poignard, Gubetta-gibet ! car ils ont mis
à mon nom une flamboyante aigrette de sobriquets. On dit tout cela, et,
quand les voix ne le disent pas, ce sont les yeux qui le disent. Mais qu'est-ce
que cela me fait? Je suis habitué à ma mauvaise réputation comme un soldat
du pape à servir la messe.
DONA LUCREZIA.
Mais ne sens-tu pas que tous les noms odieux dont on t'accable, et dont
on m'accable aussi, peuvent aller éveiller le mépris et la haine dans un cœur
où tu voudrais être aimé? Tu n'aimes donc personne au monde, Gubetta?
GUBETTA.
Je voudrais bien savoir qui vous aimez, madame?
DONA LUCREZIA.
Qu'en sais-tu? Je suis franche avec toi, je ne te parlerai ni de mon père,
ni de mon frère, ni de mon mari, ni de mes amants.
30.
456 LUCRECE BORGIA.
GUBETTA.
Mais c'est que je ne vois guère que cela qu'on puisse aimer.
DONA LUCREZIA.
Il y a encore autre chose, Gubetta.
GUBETTA.
Ah çà! est-ce que vous vous faites vertueuse pour l'amour de Dieu?
DONA LUCREZIA.
Gubetta! Gubetta! s'il y avait aujourd'hui en Italie, dans cette fatale et
criminelle Italie, un cœur noble et pur, un cœur plein de hautes et de mâles
vertus, un cœur d'ange sous une cuirasse de soldat; s'il ne me restait, à
moi, pauvre femme, haïe, méprisée, abhorrée, maudite des hommes,
damnée du ciel, misérable toute-puissante que je suis; s'il ne me restait,
dans l'état de détresse où mon âme agonise douloureusement, qu'une idée,
qu'une espérance, qu'une ressource, celle de mériter et d'obtenir avant ma
mort une petite place, Gubetta, un peu de tendresse, un peu d'estime dans
ce cœur si fier et si pur; si je n'avais d'autre pensée que l'ambition de le
sentir battre un jour joyeusement et librement sur le mien; comprendrais-tu
alors, dis, Gubetta, pourquoi j'ai hâte de racheter mon passé, de laver ma
renommée, d'effacer les taches de toutes sortes que j'ai partout sur moi, et
de changer en une idée de gloire, de pénitence et de vertu, l'idée infâme
et sanglante que l'Italie attache à mon nom ?
GUBETTA.
Mon Dieu, madame! sur quel ermite avez-vous marché aujourd'hui ?
DONA LUCREZIA.
Ne ris pas. Il y a longtemps déjà que j'ai ces pensées sans te les dire.
Lorsqu'on est entraîné par un courant de crimes, on ne s'arrête pas quand
on veut. Les deux anges luttaient en moi, le bon et le mauvais; mais je
crois que le bon va enfin l'emporter.
GUBETTA.
Alors, te Deum lauâamm, magnificat anima mea Dominum ! — Savez-vous,
madame, que je ne vous comprends plus, et que, depuis quelque temps,
vous êtes devenue indéchiffrable pour moi? Il y a un mois, votre altesse
annonce qu'elle part pour Spolète, prend congé de monseigneur don
Alphonse d'Esté, votre mari, qui a, du reste, la bonhomie d'être amoureux
ACTE I. - - AFFRONT SUR AFFRONT. 457
de vous comme un tourtereau et jaloux comme un tigre; votre altesse
donc quitte Ferrarc, et s'en vient secrètement à Venise, presque sans suite,
affublée d'un faux nom napolitain, et moi d'un faux nom espagnol. Arrivée
à Venise, votre altesse se sépare de moi, et m'ordonne de ne pas la con-
naître. Et puis vous vous mettez à courir les fêtes, les musiques, les ter-
tullias à l'espagnole, profitant du carnaval pour aller partout masquée,
cachée à tous, déguisée, me parlant à peine entre deux portes chaque soir;
et voilà que toute cette mascarade se termine par un sermon que vous me
faites! Un sermon de vous à moi, madame! cela n'est-il pas véhément et
prodigieux? Vous avez métamorphosé votre nom, vous avez métamorphosé
votre habit, à présent vous métamorphosez votre âme. En honneur, c'est
pousser furieusement loin le carnaval. Je m'y perds. Où est la cause de cette
conduite de la part de votre altesse ?
DONA LUCREZIA, lui saisissant vivement le bras et l'attirant
près de Gennaro endormi.
Vois-tu ce jeune homme ?
GUBETTA.
Ce jeune homme n'est pas nouveau pour moi, et je sais bien que c'est
après lui que vous courez sous votre masque depuis que vous êtes à Venise.
DONA LUCREZIA.
Qu'est-ce que tu en dis?
GUBETTA.
Je dis que c'est un jeune homme qui dort assis dans un fauteuil, et qui
dormirait debout s'il avait été en tiers dans la conversation morale et édi-
fiante que je viens d'avoir avec votre altesse.
DONA LUCREZIA.
Est-ce que tu ne le trouves pas bien beau ?
GUBETTA.
Il serait plus beau, s'il n'avait pas les yeux fermés. Un visage sans yeux,
c'est un palais sans fenêtres.
DONA LUCREZIA.
Si tu savais comme je l'aime!
GUBETTA.
C'est l'affaire de don Alphonse, votre royal mari. Je dois cependant
avertir votre altesse qu'elle perd ses peines. Ce jeune homme, à ce qu'on m'a
dit, aime d'amour une belle jeune fille nommée Fiametta.
458
LUCRECE BORGIA.
DONA LUCREZIA.
Et la jeune fille, l'aime-t-elle?
GUBETTA.
On dit que oui.
DONA LUCREZIA.
Tant mieux! Je voudrais tant le savoir heureux!
GUBETTA.
Voilà qui est singulier et n'est guère dans vos façons. Je vous croyais plus
jalouse.
DONA LUCREZIA, contemplant Gennaro.
Quelle noble figure !
GUBETTA.
Je trouve qu'il ressemble à quelqu'un...
DONA LUCREZIA, vivement.
Ne me dis pas à qui tu trouves qu'il ressemble! — Laisse-moi.
Gubetta sort. Dona Lucrezia reste quelques instants comme en extase devant Gennaro;
elle ne voit pas deux hommes masqués qui viennent d'entrer au fond du théâtre et
qui l'observent.
DONA LUCREZIA, se croyant seule.
C'est donc lui! il m'est donc enfin donné de le voir un instant sans péril!
Non, je ne l'avais pas rêvé plus beau! O Dieu! épargnez-moi l'angoisse d'être
jamais haïe et méprisée de lui. Vous savez qu'il est tout ce que j'aime sous le
ciel! — Je n'ose ôter mon masque, il faut pourtant que j'essuie mes larmes.
Elle ôte son masque pour s'essuyer les yeux. Les deux hommes masqués causent à voix basse
pendant qu'elle retombe dans sa contemplation de Gennaro.
PREMIER HOMME MASQUE.
Cela suffît. Je puis retourner à Ferrare. Je n'étais venu à Venise que pour
m'assurer de son infidélité; j'en ai assez vu. Mon absence de Ferrare ne peut
se prolonger plus longtemps. Ce jeune homme est son amant. Comment le
nomme-t-on, Rustighello?
DEUXIEME HOMME MASQUE.
11 s'appelle Gennaro. C'est un capitaine aventurier, un brave, sans père
ni mère, un homme dont on ne connaît pas les bouts. Il est en ce moment
au service de la république de Venise.
ACTE I. — AFFRONT SUR AFFRONT. 459
PREMIER HOMME.
Fais en sorte qu'il vienne à Ferrarc.
DEUXIÈME HOMME.
Cela se fera de soi-même, monseigneur. Il part après-demain pour Fer-
rare avec plusieurs de ses amis, qui font partie de l'ambassade des sénateurs
Tiopolo et Grimani.
PREMIER HOMME.
C'est bien. Les rapports qu'on m'a faits étaient exacts. J'en ai assez vu,
te dis-je; nous pouvons repartir.
Ils sortent.
DONA LUCREZIA, joignant les mains et presque agenouillée devant Gennaro.
O mon Dieu, qu'il y ait autant de bonheur pour lui qu'il y a eu de mal-
heur pour moi!
Elle dépose un baiser sur le front de Gennaro, qui s'éveille en sursaut.
GENNARO, saisissant par les deux bras Lucrezia interdite.
Un baiser! une femme! — Sur mon honneur, madame, si vous étiez
reine et si j'étais poëte, ce serait véritablement l'aventure de messire Alain
Chartier, le rimeur français. — Mais j'ignore qui vous êtes, et moi je ne suis
qu'un soldat.
DONA LUCREZIA.
Laissez-moi, seigneur Gennaro!
GENNARO.
Non pas, madame!
Voici quelqu'un !
DONA LUCREZIA.
Elle s'enfuit, Gennaro la suit.
SCÈNE III.
JEPPO,Puis MAITIO.
JEPPO, entrant par le côté opposé.
Quel est ce visage? c'est bien clic! Cette femme à \ - lié,
Maffio!
MAI- 1 IO, entrant.
Qu'est-ce ?
460 LUCRECE BORG1A.
JEPPO.
Que je te dise une rencontre inouïe.
Il parle bas à l'oreille de Maffio.
MAFFIO.
En es-tu sûr ?
JEPPO.
Comme je suis sûr que nous sommes ici dans le palais Barbarigo et non
dans le palais Labbia.
MAFFIO.
Elle était en causerie galante avec Gennaro ?
JEPPO.
Avec Gennaro.
MAFFIO.
Il faut tirer mon frère Gennaro de cette toile d'araignée.
JEPPO.
Viens avertir nos amis.
Ils sortent. ■ — Pendant quelques instants la scène reste vide; on voit seulement passer,
de temps en temps, au fond du théâtre, quelques gondoles avec des symphonies. — •
Rentrent Gennaro et dona Lucrezia masquée.
SCENE IV.
GENNARO, DONA LUCREZIA.
DONA LUCREZIA.
Cette terrasse est obscure et déserte; je puis me démasquer ici. Je veux
que vous voyiez mon visage, Gennaro.
Elle se démasque.
GENNARO.
Vous êtes bien belle!
DONA LUCREZIA.
Regarde-moi bien, Gennaro, et dis-moi que je ne te fais pas horreur!
GENNARO.
Vous, me faire horreur, madame! et pourquoi? Bien au contraire, je me
sens au fond du cœur quelque chose qui m'attire vers vous;
ACTE I. — AFFRONT SUR AFFRONT. 461
DON A LUCREZIA.
Donc tu crois que tu pourrais m'aimer, Gennaro?
GENNARO.
Pourquoi non? Pourtant, madame, je suis sincère, il y aura toujours une
femme que j'aimerai plus que vous.
DONA LUCREZIA, souriant.
Je sais. La petite Fiame.ta.
GENNARO.
Non.
DONA LUCREZIA.
Qui donc ?
GENNARO.
Ma mère.
DONA LUCREZIA.
Ta mère! ta mère, ô mon Gennaro! Tu aimes bien ta mère, n'est-ce pas?
GENNARO.
Et pourtant je ne l'ai jamais vue. Voilà qui vous paraît bien singulier,
n'est-il pas vrai ? Tenez, je ne sais pas pourquoi, j'ai une pente à me confier
à vous; je vais vous dire un secret que je n'ai encore dit à personne, pas
même à mon frère d'armes, pas même à Maffio Orsini. Cela est étrange de
se livrer ainsi au premier venu; mais il me semble que vous n'êtes pas pour
moi la première venue. — Je suis un capitaine qui ne connaît pas sa famille.
J'ai été élevé en Calabre par un pêcheur dont je me croyais le fils. Le jour
où j'eus seize ans, ce pêcheur m'apprit qu'il n'était pas mon père. Quelque
temps après, un seigneur vint qui m'arma chevalier et qui repartit sans avoir
levé la visière de son morion. Quelque temps après encore, un homme vêtu
de noir vint m'apporter une lettre. Je l'ouvris. C'était ma mère qui m'écri-
vait, ma mère que je ne connaissais pas, ma mère que je rêvais bonne,
douce, tendre, belle comme vous, ma mère, que j'adorais de toutes les
forces de mon âme! Cette lettre m'apprit, sans me dire aucun nom, que
j'étais noble et de grande race, et que ma mère était bien malheureuse.
Pauvre mère!
DONA LUCREZIA.
Bon Gennaro!
GENNARO.
Depuis ce jour-là, je me suis fait aventurier, parce qu'étant quelque chose
par ma naissance, j'ai voulu erre aussi quelque chose par mon épée. J'ai
couru toute l'Italie. Mais, le premier jour de chaque mois, en quelque lieu
462 LUCRECE BORGIA.
que je sois, je vois toujours venir le même messager. Il me remet une lettre
de ma mère, prend ma réponse et s'en va -, et il ne me dit rien, et je ne lui
dis rien, parce qu'il est sourd et muet.
DONA LUCREZIA.
Ainsi tu ne sais rien de ta famille?
GENNARO.
Je sais que j'ai une mère, qu'elle est malheureuse, et que je donnerais ma
vie dans ce monde pour la voir pleurer, et ma vie dans l'autre pour la voir
sourire. Voilà tout.
DONA LUCREZIA.
Que fais-tu de ses lettres ?
GENNARO.
Je les ai toutes là, sur mon cœur. Nous autres gens de guerre, nous ris-
quons souvent notre poitrine à l'encontre des épées. Les lettres d'une mère,
c'est une bonne cuirasse.
DONA LUCREZIA.
Noble nature!
GENNARO.
Tenez, voulez- vous voir son écriture? voici une de ses lettres.
Il tire de sa poitrine un papier qu'il baise, et qu'il remet à dona Lucrezia.
— Lisez cela.
DONA LUCREZIA, lisant.
« Ne cherche pas à me connaître, mon Gennaro, avant le jour que je
« te marquerai. Je suis bien à plaindre, va. Je suis entourée de parents sans
« pitié, qui te tueraient comme ils ont tué ton père. Le secret de ta nais-
« sance, mon enfant, je veux être la seule à le savoir. Si tu le savais, toi, cela
« est à la fois si triste et si illustre que tu ne pourrais pas t'en taire; la jeu-
ce nesse est confiante, tu ne connais pas les périls qui t'environnent comme
«je les connais j qui sait? tu voudrais les affronter par bravade de jeune
« homme, tu parlerais, ou tu te laisserais deviner, et tu ne vivrais pas deux
«jours. Oh non! contente-toi de savoir que tu as une mère qui t'adore, et
« qui veille nuit et jour sur ta vie. Mon Gennaro, mon fils, tu es tout ce que
« j'aime sur la terre. Mon cœur se fond quand je songe à toi. . . »
Elle s'interrompt pour dévorer une larme.
GENNARO.
Comme vous lisez cela tendrement! On ne dirait pas que vous lisez, mais
que vous parlez. — Ah! vous pleurez! — ■ Vous êtes bonne, madame, et je
vous aime de pleurer de ce qu'écrit ma mère.
Il reprend la lettre, la baise de nouveau, et la remet dans sa poitrine.
ACTE I. — AFFRONT SUR AFFRONT. 463
— Oui, vous voyez, il y a eu bien des crimes autour de mon berceau. —
Ma pauvre mère! N'est-ce pas que vous comprenez maintenant que je m'ar-
rête peu aux galanteries et aux amourettes, parce que je n'ai qu'une pensée
au cœur, ma mère! Oh! délivrer ma mère! la servir, la venger, la consoler,
quel bonheur! Je penserai à l'amour après. Tout ce que je fais, je le fais
pour être digne de ma mère. 11 y a bien des aventuriers qui ne sont pas scru-
puleux, et qui se battraient pour Satan après s'être battus pour saint Michel;
moi, je ne sers que des causes justes. Je veux pouvoir déposer un jour aux
pieds de ma mère une épée nette et loyale comme celle d'un empereur. -
Tenez, madame, on m'a offert un gros enrôlement au service de cette
o
infâme madame Lucrèce Borgia. J'ai refusé.
DONA LUCREZIA.
Gennaro! — Gennaro! ayez pitié des méchants! Vous ne savez pas ce qui
se passe dans leur cœur.
GENNARO.
Je n'ai pas pitié de qui est sans pitié. — Mais laissons cela, madame. Et
maintenant que je vous ai dit qui je suis, faites de même, et dites-moi à
votre tour qui vous êtes.
DONA LUCREZIA.
Une femme qui vous aime, Gennaro.
GENNARO.
Mais votre nom ?. . .
DONA LUCREZIA.
Ne m'en demandez pas plus.
Des flambeaux. Entrent avec bruit Maffio et Jeppo. Dona Lucrczi.i remet son masque
précipitamment.
SCENE V.
Les Mêmes, MAFFIO ORSINI, JEPPO LIVERETTO, ASCANIO
PETRUCCI, OLOFERNO VITELLOZZO, DON APOSTOLO
GAZELLA. Seignei rs, Dames. Pages portant des flambeaux.
MAI IIO, un flambeau à la main.
Gennaro, veux-tu savoir quelle est la femme à qui tu parles d'amour?
DONA LUCREZIA, à part, sous son masque.
Juste ciel !
464 LUCRECE BORGIA.
GENNARO.
Vous êtes tous mes amis, mais je jure Dieu que celui qui touchera au
masque de cette femme sera un enfant hardi. Le masque d'une femme est
sacré comme la face d'un homme.
MAFFIO.
Il faut d'abord que la femme soit une femme, Gennaro ! Mais nous ne
voulons pas insulter celle-là, nous voulons seulement lui dire nos noms.
Faisant un pas vers dona Lucrezia.
— Madame, je suis Maffio Orsini, frère du duc de Gravina, que vos sbires
ont étranglé la nuit pendant qu'il dormait.
JEPPO.
Madame, je suis Jeppo Liveretto, neveu de Liveretto Vitelli, que vous
avez fait poignarder dans les caves du Vatican.
ASCANIO.
Madame, je suis Ascanio Petrucci, cousin de Pandolfo Petrucci, seigneur
de Sienne, que vous avez assassiné pour lui voler plus aisément sa ville.
OLOFERNO.
Madame, je m'appelle Oloferno Vitellozzo, neveu d'Iago d'Appiani,
que vous avez empoisonné dans une fête, après lui avoir traîtreusement
dérobé sa bonne citadelle seigneuriale de Piombino.
DON APOSTOLO.
Madame, vous avez mis à mort sur l'échafaud don Francisco Gazella,
oncle maternel de don Alphonse d'Aragon, votre troisième mari, que vous
avez fait tuer à coups de hallebarde sur le palier de l'escalier de Saint-Pierre.
Je suis don Apostolo Gazella, cousin de l'un et fils de l'autre.
DONA LUCREZIA.
O Dieu !
GENNARO.
Quelle est cette femme ?
MAFFIO.
Et maintenant que nous vous avons dit nos noms, madame, voulez-vous
que nous vous disions le vôtre ?
DONA LUCREZIA.
Non ! non ! ayez pitié, messeigneurs ! Pas devant lui!
ACTE I. — AFFRONT SUR AFFRONT. 465
MAFFIO, la démasquant.
A
Otez votre masque, madame, qu'on voie si vous pouvez encore rougir.
DON APOSTOLO.
Gennaro, cette femme à qui tu parlais d'amour est empoisonneuse et
adultère.
JEPPO.
Inceste à tous les degrés. Inceste avec ses deux frères, qui se sont entre-
tués pour l'amour d'elle !
DONA LUCREZIA.
Grâce !
ASCANIO.
Inceste avec son père, qui est pape !
DONA LUCREZIA.
Pitié !
OLOFERNO.
Inceste avec ses enfants, si elle en avait ; mais le ciel en refuse aux
monstres!
DONA LUCREZIA.
Assez ! assez !
MAFFIO.
Veux-tu savoir son nom, Gennaro?
DONA LUCREZIA.
Grâce ! grâce ! messeigneurs !
MAFFIO.
Gennaro, veux-tu savoir son nom ?
DONA LUCREZIA.
Elle se traîne aux genoux Je Gennaro.
N'écoute pas, mon Gennaro !
MAFFIO, étendant le bras.
C'est Lucrèce Borgia !
GENNARO, la repoussant.
Oh!..,
Elle tombe évanouie à ses pieds.
466 LUCRÈCE BORGIA.
DEUXIEME PARTIE.
Une place de Ferrare. A droite, un palais avec un balcon garni d; jalousies, et une porte
basse. Sous le balcon, un grand écusson de pierre chargé d'armoiries avec ce mot en grosses
lettres saillantes de cuivre doré au-dessous : BORGIA. A gauche une petite maison avec
porte sur la place. Au fond, des maisons et des clochers.
SCENE PREMIERE.
DONA LUCREZIA, GUBETTA.
DONA LUCREZIA. .
Tout est-il prêt pour ce soir, Gubetta ?
GUBETTA.
Oui, madame.
DONA LUCREZIA.
Y seront-ils tous les cinq?
GUBETTA.
Tous les cinq.
DONA LUCREZIA.
Ils m'ont bien cruellement outragée, Gubetta!
GUBETTA.
Je n'étais pas là, moi.
DONA LUCREZIA.
Us ont été sans pitié !
GUBETTA.
Ils vous ont dit votre nom tout haut comme cela ?
DONA LUCREZIA.
Ils ne m'ont pas dit mon nom, Gubetta, ils me l'ont craché au visage!
GUBETTA.
En plein bal.
DONA LUCREZIA.
Devant Gennaro ! •
GUBETTA.
Ce sont de fiers étourdis d'avoir quitté Venise et d'être venus à Ferrare.
ACTE T. - AFFRONT SUR AFFRONT. 467
II
sénat
1 est vrai qu'ils ne pouvaient guère faire autrement, étant désignés par le
enat pour faire partie de l'ambassade qui est arrivée l'autre semaine.
JDONA LUCREZIA.
Oh! il me hait et me méprise maintenant, et c'est leur faute. — Ah!
Gubetta, je me vengerai d'eux!
GUBETTA.
A la bonne heure, voilà parler. Vos fantaisies de miséricorde vous ont
quittée, Dieu soit loué! Je suis bien plus à mon aise avec votre altesse quand
elle est naturelle comme la voilà. Je m'y retrouve au moins. Voyez-vous,
madame, un lac, c'est le contraire d'une île; une tour, c'est le contraire d'un
puits; un aqueduc, c'est le contraire d'un pont; et moi, j'ai l'honneur d'être
le contraire d'un personnage vertueux.
DONA LUCREZIA.
Gennaro est avec eux. Prends garde qu'il ne lui arrive rien.
GUBETTA.
Si nous devenions, vous une bonne femme, et moi un bon homme, ce
serait monstrueux.
DONA LUCREZIA.
Prends garde qu'il n'arrive rien à Gennaro, te dis-je !
GUBETTA.
Soyez tranquille.
DONA LUCREZIA.
Je voudrais pourtant bien le voir encore une fois.
GUBETTA.
Vive Dieu! madame, votre altesse le voit tous les jours. Vous avez gagné
son valet pour qu'il déterminât son maître à prendre logis là, dans cette
bicoque, vis-à-vis votre balcon, et de votre fenêtre grillée vous avez tous les
jours l'ineffable bonheur de voir entrer et sortir le susdit gentilhomme.
DONA LUCREZIA.
Je dis que je voudrais lui parler, Gubetta.
GUBETT \.
Rien de plus simple. Envoyez-lui dire par votre porte-chape Astolfo que
votre altesse l'attend aujourd'hui à telle heure au palais.
468 LUCRÈCE BORGIA.
DONA LUCREZIA.
Je le ferai, Gubetta. Mais voudra-t-il venir?
GUBETTA.
Rentrez, madame 5 je crois qu'il va passer ici tout à l'heure avec les
étourneaux en question.
DONA LUCREZIA.
Te prennent-ils toujours pour le comte de Belverana ?
GUBETTA.
Ils me croient espagnol depuis le talon jusqu'au sourcil. Je suis un de
leurs meilleurs amis. Je leur emprunte de l'argent.
DONA LUCREZIA.
De l'argent ! et pourquoi faire ?
GUBETTA.
Pardieu ! pour en avoir. D'ailleurs, il n'y arien qui soit plus espagnol que
d'avoir l'air gueux et de tirer le diable par la queue.
DONA LUCREZIA, à part.
O mon Dieu ! faites qu'il n'arrive pas malheur à mon Gennaro !
GUBETTA.
Et à ce propos, madame, il me vient une réflexion.
DONA LUCREZIA.
Laquelle ?
GUBETTA.
C'est qu'il faut que la queue du diable lui soit soudée, chevillée et vissée
à l'échiné d'une façon bien triomphante, pour qu'elle résiste à l'innom-
brable multitude de gens qui la tirent perpétuellement !
DONA LUCREZIA.
Tu ris à travers tout, Gubetta.
GUBETTA.
C'est une manière comme une autre.
ACTE I. - AFFRONT SUR AFFRONT. 469
DONA l.i CREZIA.
Je crois que les voici. -- Songe à tout.
Elle rentre dans le palais par la petite porte sons le balcon.
SCÈNE IL
GUBETTA, seul.
Qu'est-ce que c'est que ce Gennaro ? et que diable en veut-elle faire? Je
ne sais pas tous les secrets de la dame, il s'en faut; mais celui-ci pique ma
curiosité. Ma foi, elle n'a pas eu de confiance en moi cette fois, il ne faut
pas qu'elle .s'imagine que je vais la servir dans cette occasion; elle se tirera
de l'intrigue avec le Gennaro comme elle pourra. Mais quelle étrange ma-
nière d'aimer un homme, quand on est fille de Roderigo Borgia et de la
Vanozza, quand on est une femme qui a dans les veines du sang de courti-
sane et du sang de pape! Madame Lucrèce devient platonique. Je ne m'é-
tonnerai plus de rien maintenant, quand même on viendrait me dire que le
pape Alexandre six croit en Dieu !
Il regarde dans la rue voisine.
Allons, voici nos jeunes fous du carnaval de Venise. Ils ont eu une belle
idée de quitter une terre neutre et libre pour venir à Ferrare après avoir
mortellement offensé la duchesse de Ferrare! A leur place je me serais,
certes, abstenu de faire partie de la cavalcade des ambassadeurs vénitiens.
Mais les jeunes gens sont ainsi faits. La gueule du loup est de toutes les
choses sublunaires celle où ils se précipitent le plus volontiers.
Entrent les jeunes seigneurs sans voir d'abord Gubctta, qui s'est placé en observation
sous l'un des piliers qui soutiennent le balcon. Ils causent à voix basse et d'un air
d'inquiétude.
SCÈNE III.
GUBETTA, GENNARO, MAFFIO, JEPPO, ASCANIO,
DON AP< >ST< )L< >, OLOFERNO.
M \i I IU, lus.
Vous direz ce que vous voudrez, messieurs, on peut se dispenser de venir
à Ferrare quand on a blessé au cœur madame Lucrèce Borgia.
DON APOSTOLO.
Que pouvions-nous faire ? le sénat nous envoie ici. Est ce qu'il v .1 moj en
d'éluder les ordres du sérénissime sénat de Venise? Une lois désignes, il
THÉÂTRE. — II. 31
47Q LUCRECE BORGIA.
fallait partir. Je ne me dissimule pourtant pas, Maffio, que la Lucrezia Bor-
gia est en effet une redoutable ennemie. Elle est la maîtresse ici.
JEPPO.
Que veux- tu qu'elle nous fasse, Apostolo ? Ne sommes-nous pas au ser-
vice de la république de Venise ? Ne faisons-nous pas partie de son ambas-
sade ? Toucher à un cheveu de notre tête, ce serait déclarer la guerre au
doge, et Ferrare ne se frotte pas volontiers à Venise.
GENNARO, rêveur dans un coin du théâtre, sans se mêler à la conversation.
O ma mère ! ma mère ! Qui me dira ce que je puis faire pour ma pauvre
mère!
MAFFIO.
On peut te coucher tout de ton long dans le sépulcre, Jeppo, sans tou-
cher à un cheveu de ta tête. Il y a des poisons qui font les affaires des Borgia
sans éclat et sans bruit, et beaucoup mieux que la hache et le poignard.
Rappelle-toi la manière dont Alexandre six a fait disparaître du monde le
sultan Zizimi, frère de Bajazet.
OLOFERNO.
Et tant d'autres.
DON APOSTOLO.
Quant au frère de Bajazet, son histoire est curieuse, et n'est pas des moins
sinistres. Le pape lui persuada que Charles de France l'avait empoisonné le
jour où ils firent collation ensemble; Zizimi crut tout, et reçut des belles
mains de Lucrèce Borgia un soi-disant contre-poison qui, en deux heures,
délivra de lui son frère Bajazet.
JEPPO.
Il paraît que ce brave turc n'entendait rien à la politique.
MAFFIO.
Oui, les Borgia ont des poisons qui tuent en un jour, en un mois, en
un an, à leur gré. Ce sont d'infâmes poisons qui rendent le vin meilleur,
et font vider le flacon avec plus de plaisir. Vous vous croyez ivre, vous êtes
mort. Ou bien un homme tombe tout à coup en langueur, sa peau se ride,
ses yeux se cavent, ses cheveux blanchissent, ses dents se brisent comme
verre sur le pain; il ne marche plus, il se traîne; il ne respire plus, il râle;
il ne rit plus, il ne dort plus, il grelotte au soleil en plein midi; jeune
homme, il a l'air d'un vieillard; il agonise ainsi quelque temps, enfin il
meurt. Il meurt; et alors on se souvient qu'il y a six mois ou un an il a bu
un verre de vin de Chypre chez un Borgia.
Se retournant.
Tenez, messeigneurs, voilà justement Montefeltro, que vous con-
ACTE I. - AFFRONT SUR AFFRONT. 471
naissez peut-être, qui est de cette ville, et à qui la chose arrive en ce mo-
ment. — Il passe là au fond de la place. — Regardez-le.
On voit passer au fond du théâtre un homme à cheveux blancs, maigre , chancelant,
boitant, appuyé sur un bâton, et enveloppé d'un mante. m.
w usrio.
Pauvre Montefeltro!
DON APOSTOLO.
Quel âge a-t-il ?
MAFFIO.
Mon âge. Vingt-neuf ans.
OLOFERNO.
Je l'ai vu l'an passé rose et frais comme vous.
MAF1ÏO.
Il y a trois mois, il a soupe chez notre Saint-Père le pape dans sa vigne
du Belvédère.
v.scanio.
C'est horrible!
M.UFIO.
Oh! l'on conte des choses bien étranges de ces soupers des Borgia!
A SCAN IO.
Ce sont des débauches effrénées, assaisonnées d'empoisonnements.
MAFFIO.
Voyez, messeigneurs, comme cette place est déserte autour de nous. Le
peuple ne s'aventure pas si près que nous du palais ducal. Il a peur que les
poisons qui s'y élaborent jour et nuit ne transpirent à travers les murs.
ASC \\7[<>.
Messieurs, à tout prendre, les ambassadeurs ont eu hier leur audience
du duc. Notre service est à peu près fini. La suite de l'ambassade se compose
de cinquante cavaliers. Notre disparition ne s'apercevrait guère dans le
nombre. Et je crois que notis ferions sagement de quitter Ferrare.
MAI FIO.
Aujourd'hui même.
JEPPO.
Messieurs, il sera temps demain. .le suis invité à souper ce soir chez la
princesse Negroni, dont je suis fort éperdument amoureux, et je ne voudrais
pas avoir l'air de fuir devant la plus jolie femme de Ferrare.
472 LUCRÈCE BORGIA.
OLOFERNO.
Tu es invité à souper ce soir chez la princesse Negroni ?
Oui.
Et moi aussi.
Et moi aussi.
Et moi aussi.
Et moi aussi.
JEPPO.
OLOFERNO.
ASCANIO.
DON APOSTOLO.
MAFFIO.
GUBETTA, sorcant Je l'ombrj du pilier.
Et moi aussi, messieurs.
JEPPO.
Tiens, voilà monsieur de Belverana. Eh bien! nous irons tous ensemble.
Ce sera une joyeuse soirée. Bonjour, monsieur de Belverana.
GUBETTA.
Que Dieu vous garde longues années, seigneur Jeppo!
MAFFIO, bas, à Jeppo.
Vous allez encore me trouver bien timide, Jeppo. Eh bien, si vous m'en
croyiez, nous n'irions pas à ce souper. Le palais Negroni touche au palais
ducal, et je n'ai pas grande croyance aux airs aimables de ce seigneur Bel-
verana.
JEPPO, bas.
Vous êtes fou, Maffio. La Negroni est une femme charmante, je vous
dis que j'en suis amoureux, et le Belverana est un brave homme. Je me
suis enquis de lui et des siens. Mon père était avec son père au siège de
Grenade, en quatorze cent quatrevingt et tant.
MAFFIO.
Cela ne prouve pas que celui-ci soit le fils du père avec qui était votre
père.
JEPPO.
Vous êtes libre de ne pas venir souper, Maffio.
ACTE I. — AFFRONT SUR AFFRONT. 473
MAFFIO.
J'irai si vous y allez, Jeppo.
jeppo.
Vive Jupiter, alors! — Et toi, Gennaro, est-ce que tu n'es pas des
nôtres ce soir?
ASCANIO.
Est-ce que la Negroni ne t'a pas invité?
GENNARO.
Non. La princesse m'aura trouvé trop médiocre gentilhomme.
MAFFIO, souriant.
Alors, mon frère, tu iras de ton côté à quelque rendez-vous d'amour,
n'est-ce pas?
JEPPO.
A propos, conte-nous donc un peu ce que te disait madame Lucrèce
l'autre soir. Il paraît qu'elle est folle de toi. Elle a dû t'en dire long. La
liberté du bal était une bonne fortune pour elle. Les femmes ne déguisent
leur personne que pour déshabiller plus hardiment leur âme. Visage mas-
qué, cœur à nu.
Depuis quelques instants dona Lucrezia est sur le balcon
dont elle a entr'ouvert la jalousie. Elle écoute.
MAFFIO.
Ah! tu es venu te loger précisément en face de son balcon. Gennaro!
Gennaro!
DON APOSTOLO.
Ce qui n'est pas sans danger, mon camarade; car on dit ce digne duc
de Ferrare fort jaloux de madame sa femme.
OLOFERNO.
Allons, Gennaro, dis-nous où tu en es de ton amourette avec la Lucrèce
Borgia.
GENNARO.
Messeigneurs! si vous me parlez encore de cette horrible femme, il y
aura des épées qui reluiront au soleil!
DONA LUCREZIA, mit le balcon.
Hélas!
474 LUCRECE BORGIA.
MAFFIO.
C'est pure plaisanterie, Gennaro. Mais il me semble qu'on peut bien te
parler de cette dame, puisque tu portes ses couleurs.
GENNARO.
Que veux-tu dire ?
MAFFIO, lui montrant l'écharpe qu'il porte.
Cette écharpe?
JEPPO.
Ce sont en effet les couleurs de Lucrèce Borgia.
GENNARO.
C'est Fiametta qui me l'a envoyée.
MAFFIO.
Tu le crois. Lucrèce te l'a fait dire. Mais c'est Lucrèce qui a brodé
l'écharpe de ses propres mains pour toi.
GENNARO.
En es-tu sûr, Maffio? Par qui le sais-tu?
MAFFIO.
Par ton valet qui t'a remis l'écharpe et qu'elle a gagné.
GENNARO.
Damnation !
Il arrache l'écharpe, la déchire et la foule aux pieds.
DONA LUCREZIA, à part.
Hélas!
Fdle referme la jalousie et se retire.
MAFFIO.
Cette femme est belle pourtant!
JEPPO.
Oui, mais il y a quelque chose de sinistre empreint sur sa beauté.
MAFFIO.
C'est un ducat d'or à l'effigie de Satan.
ACTE I. — AFFRONT SUR AFFRONT. 475
(,i-:nnaro.
Oh! maudite soit cette Lucrèce Borgia! Vous dites qu'elle m'aime, cette
femme! Eh bien, tant mieux! que ce soit son châtiment! elle me fait hor-
reur! Oui, elle me fait horreur! Tu sais, Maffio, cela est toujours ainsi.
Il n'y a pas moyen d'être indifférent pour une femme qui nous aime. 11
faut l'aimer ou la haïr. Et comment aimer celle-là? Il arrive aussi que,
plus on est persécute par l'amour de ces sortes de femmes, plus on les hait.
Celle-ci m'obsède, m'investit, m'assiège. Par où ai-je pu mériter l'amour
d'une Lucrèce Borgia? Cela n'est-il pas une honte et une calamité? Depuis
cette nuit où vous m'avez dit son nom d'une façon si éclatante, vous ne
sauriez croire à quel point la pensée de cette femme scélérate m'est odieuse.
Autrefois je ne voyais Lucrèce Borgia que de loin, à travers mille inter-
valles, comme un fantôme terrible debout sur toute l'Italie, comme le
spectre de tout le monde. Maintenant ce spectre est mon spectre à moi,
il vient s'asseoir à mon chevet, il m'aime, ce spectre, et veut se coucher
dans mon lit. Par ma mère, c'est épouvantable! Ah! Maffio! elle a tué
monsieur de Gravina, elle a tué ton frère! Eh bien, ton frère, je le rem-
placerai près de toi, et je le vengerai près d'elle! — Voilà donc son exé-
crable palais! palais de la luxure, palais de la trahison, palais de l'assassinat,
palais de l'adultère, palais de l'inceste, palais de tous les crimes, palais de
Lucrèce Borgia! Oh! la marque d'infamie que je ne puis lui mettre au
front à cette femme, je veux la mettre au moins au front de son palais!
Il monte sur le banc de pierre qui est au-dessous du balcon, et avec son poignard
il fait sauter la première lettre du nom de Borgia <;ravc sur le mur, de façon qu'il
ne reste plus que ce mot : ORGIA.
MAFFIO.
Que diable fait-il ?
JKPPO.
Gennaro, cette lettre de moins au nom de madame Lucrèce, c'est ta
tête de moins sur tes épaules.
GUBETTA.
Monsieur Gennaro, voilà un calembour qui fera mettre demain la moitié
de la ville à la question.
\NARO.
Si l'on cherche le coupable, je me présenterai.
GUBETTA , ii part.
Je le voudrais, pardieu! cela embarrasserait madame Lucrèce.
Depuis quelques instants, deux hommes vêtus de noir se promènent sur la p]
et observent.
476 LUCRÈCE BORGIA.
MAFFIO.
Messieurs, voilà des gens de mauvaise mine qui nous regardent un peu
curieusement. Je crois qu'il serait prudent de nous séparer. — Ne fais pas
de nouvelles folies, frère Gennaro.
GENNARO.
Sois tranquille, Maffio. Ta main? — ■ Messieurs, bien de la joie cette
nuit!
Il rentre chez lui. Les autres se dispersent.
SCENE IV.
LES DEUX HOMMES vêtus de noir.
PREMIER HOMME.
Que diable fais-tu là, Rustighello?
DEUXIÈME HOMME.
J'attends que tu t'en ailles, Astolfo.
PREMIER HOMME.
En vérité ?
DEUXIEME HOMME.
Et toi, que fais-tu là, Astolfo?
PREMIER HOMME.
J'attends que tu t'en ailles, Rustighello.
DEUXIÈME HOMME.
A qui donc as-tu affaire , Astolfo ?
PREMIER HOMME.
A l'homme qui vient d'entrer là. Et toi, à qui en veux tu ?
DEUXIÈME HOMME.
Au même.
PREMIER HOMME.
Diable!
ACTE I. — AFFRONT SUR AFFRONT. 477
DEUXIÈME HOMME.
Qu'est-ce que tu en veux faire?
PREMIER HOMME.
Le mener chez la duchesse. — Et toi?
DEUXIEME HOMME.
Je veux le mener chez le duc.
PREMIER HOMME.
Diable!
DEUXIÈME HOMME.
Qu'est-ce qui l'attend chez la duchesse?
PREMIER HOMME.
L'amour, sans doute. — Et chez le duc ?
Probablement, la potence.
PREMIER HOMME.
Comment faire? Il ne peut pas être à la fois chez le duc et chez la du-
chesse, amant heureux et pendu.
DEUXIÈME HOMME.
Voici un ducat. Jouons à croix ou pile à qui de nous deux aura l'homme.
PREMIER HOMME.
C'est dit.
DEUXIÈME HOMME.
Ma foi, si je perds, je dirai tout bonnement au duc que j'ai trouvé l'oi-
seau déniché. Cela m'est bien égal, les affaires du duc.
II jette un ducat en l'air.
PREMIER HOMME.
Pile.
DEUXIÈME HOMME, regardant a terre.
C'est face.
47g LUCRÈCE BORGIA.
PREMIER HOMME.
L'homme sera pendu. Prends-le. Adieu.
DEUXIÈME HOMME.
Bonsoir.
L'autre une fois disparu, il ouvre la porte basse sous le balcon, y entre, et revient :nn
moment après accompagné d, quatre sbires avec lesquels ,1 va frapper a la porte de
la maison où est entré Gennaro. La tode tombe.
ACTE DEUXIEME.
li-: COI PLE.
PREMIERE PARTIE.
Une salle du palais ducal de Ferrare. Tentures de cuir de Hongrie frappées d'arabesques d'or.
Ameublement magnifique dans le goût de la fin du quinzième siècle en Italie. — Le fau-
teuil ducal en velours rouge, brodé aux armes de la maison d'Esté. A côté, une table cou
verte de velours rouge. — Au fond, une grande porte. A droite, une petite porte. A gauche,
une autre petite porte masquée. — Derrière la petite porte masquée, on voit, dans Lin com-
partiment ménagé sur le théâtre, la naissance d'un escalier en spirale qui s'enfonce sous le
plancher et qui est éclairé par une longue et étroite fenêtre grillée.
SCENE PREMIERE.
DON ALPHONSE DESTE, en magnifique costume à ses couleurs,
RUSTIGHELLO, vêtu des mêmes couleurs, mais d'étoffes plus simples.
RUSTIGHELLO.
Monseigneur le duc, voilà vos premiers ordres exécutés. J'en attends
d'autres.
DON ALPHONSE.
Prends cette clef. Va à la galerie de Numa. Compte tous les panneaux de
la boiserie à partir de la grande figure peinte qui est près de la porte, et
qui représente Hercule, fils de Jupiter, un de mes ancêtres. Arrivé au vingt-
troisième panneau, tu verras une petite ouverture cachée dans la gueule
d'une guivre dorée, qui est une guivre de Milan. C'est Ludovic le Maure
qui a fait faire ce panneau. Introduis la clef dans cette ouverture. Le panneau
tournera sur ses gonds comme une porte. Dans l'armoire secrète qu'il re-
couvre, tu verras sur un plateau de cristal un flacon d'or et un flacon d'ar-
gent avec deux coupes en émail. Dans le flacon d'argent il y a de l'eau
pure. Dans le flacon d'or il y a du vin préparé. Tu apporteras le plateau,
sans y rien déranger, dans le cabinet voisin de cette chambre, Rustighello,
et si tu as jamais entendu des gens, dont les dents claquaient de terreur,
parler de ce fameux poison des Borgia qui, en poudre, est blanc et scintil-
lant comme de la poussière de marbre de Carrare, et qui, mêlé au vin,
change du vin de Romorantin en vin de Syracuse, tu te garderas de tou-
cher au flacon d'or.
480 LUCRÈCE BORGIA.
RUSTIGHELLO.
Est-ce là tout, monseigneur?
DON ALPHONSE.
Non. Tu prendras ta meilleure épée, et tu te tiendras dans le cabinet,
debout, derrière la porte, de manière à entendre tout ce qui se passera ici,
et à pouvoir entrer au premier signal que je te donnerai avec cette clo-
chette d'argent, dont tu connais le son.
Il montre une clochette sur la table.
Si j'appelle simplement : — Rustighello! tu entreras avec le plateau. Si
je secoue la clochette, tu entreras avec l'épée.
RUSTIGHELLO.
Il surfit, monseigneur.
DON ALPHONSE.
Tu tiendras ton épée nue à la main, afin de n'avoir pas la peine de la
tirer.
RUSTIGHELLO.
Bien.
DON ALPHONSE.
Rustighello, prends deux épées. Une peut se briser. — Va.
Rustighelk» sort par la petite porte.
UN HUISSIER, entrant par la porte du fond.
Notre dame la duchesse demande à parler à notre seigneur le duc.
DON ALPHONSE.
Faites entrer ma dame.
SCENE IL
DON ALPHONSE, DONA LUCREZIA.
DONA LUCREZIA, entrant avec impétuosité.
Monsieur, monsieur, ceci est indigne, ceci est odieux, ceci est infâme.
Quelqu'un de votre peuple, — savez-vous cela, don Alphonse? — vient
de mutiler le nom de votre femme gravé au-dessous de mes armoiries de
famille sur la façade de votre propre palais. La chose s'est faite en plein
jour, publiquement, par qui? je l'ignore, mais c'est bien injurieux et bien
ACTE II. — LE COUPLE. 481
téméraire. On a fait de mon nom un écriteau d'ignominie, et votre popu-
lace de Ferrare, qui est bien la plus infâme populace de l'Italie, monsei-
gneur, est là qui ricane autour de mon blason comme autour d'un pilori.
— Est-ce que vous vous imaginez, don Alphonse, que je m'accommode de
cela, et que je n'aimerais pas mieux mourir en une fois d'un coup de poi-
gnard qu'en mille fois delà piqûre envenimée du sarcasme et du quolibet ?
Pardieu, monsieur, on me traite étrangement dans votre seigneurie de Fer-
rare! Ceci commence à me lasser, et je vous trouve l'air trop gracieux et
trop tranquille pendant qu'on traîne dans le ruisseau de votre ville la re-
nommée de votre femme, déchiquetée à belles dents par l'injure et la ca-
lomnie. Il me faut une réparation éclatante de ceci, je vous en préviens,
monsieur le duc. Préparez-vous à faire justice. C'est un événement sérieux
qui arrive là, voyez-vous? Est-ce que vous croyez par hasard que je ne tiens
à l'estime de personne au monde, et que mon mari peut se dispenser d'être
mon chevalier? Non, non, monseigneur, qui épouse protège. Qui donne
la main donne le bras. J'y compte. Tous les jours, ce sont de nou-
velles injures, et jamais je ne vous en vois ému. Est-ce que cette boue dont
on me couvre ne vous éclabousse pas, don Alphonse? Allons, sur mon
âme, courroucez-vous donc un peu, que je vous voie, une fois dans votre
vie, vous fâcher à mon sujet, monsieur! Vous êtes amoureux de moi,
dites- vous quelquefois! soyez-le donc de ma gloire. Vous êtes jaloux? soyez-le
de ma renommée! Si j'ai doublé par ma dot vos domaines héréditaires; si
je vous ai apporté en mariage, non seulement la rose d'or et la bénédiction
du Saint-Père, mais, ce qui tient plus de place sur la surface du monde,
Sienne, Rimini, Cesena, Spolète et Piombino, et plus de villes que vous
n'aviez de châteaux, et plus de duchés que vous n'aviez de baronnies; si
j'ai fait de vous le plus puissant gentilhomme de l'Italie, ce n'est pas une
raison, monsieur, pour que vous laissiez votre peuple me railler, me publier
et m'insulter; pour que vous laissiez votre Ferrare montrer du doigt à toute
l'Europe votre femme plus méprisée et plus bas placée que la servante des
valets de vos palefreniers; ce n'est pas une raison, dis-je, pour que vos
sujets ne puissent me voir passer au milieu d'eux sans dire : — Ha! cette
femme!... — Or, je vous le déclare, monsieur, je veux que le crime d'au-
jourd'hui soit recherché et notablement puni, ou je m'en plaindrai au pape,
je m'en plaindrai au Valentinois qui est à Forli avec quinze mille hommes
de guerre; et voyez maintenant si cela vaut la peine de vous lever de votre
fauteuil !
DON ALPHONS1 .
Madame, le crime dont vous vous plaignez m'est connu.
DONA LUCREZl A.
Comment, monsieur! le crime vous est connu, et le criminel n'est pas
découvert!
482 LUCRÈCE BORGIA.
DON ALPHONSE.
Le criminel est découvert.
DONA LUCREZIA.
Vive Dieu! s'il est découvert, comment se fait-il qu'il ne soit pas ar-
rete ?
DON ALPHONSE.
Il est arrêté, madame.
DONA LUCREZIA.
Sur mon âme, s'il est arrêté, d'où vient qu'il n'est pas encore puni ?
DON ALPHONSE.
Il va l'être. J'ai voulu d'abord avoir votre avis sur le châtiment.
DONA LUCREZIA.
Et vous avez bien fait, monseigneur! — Où est-il ?
DON ALPHONSE.
Ici.
DONA LUCREZIA.
Ah, ici ! — Il me faut un exemple, entendez-vous, monsieur? C'est un
crime de lèse-majesté. Ces crimes-là font toujours tomber la tête qui les
conçoit et la main qui les exécute. — Ah! il est ici! Je veux le voir.
DON ALPHONSE.
C'est facile.
Appelant.
— Bautista!
L'huissier reparait.
DONA LUCREZIA.
Encore un mot, monsieur, avant que le coupable soit introduit. —
Quel que soit cet homme, fût-il de votre ville, fût-il de votre maison, don
Alphonse, donnez-moi votre parole de duc couronné qu'il ne sortira pas
d'ici vivant.
DON ALPHONSE.
Je vous la donne. — Je vous la donne, entendez-vous bien, madame?
DONA LUCREZIA.
C'est bien. Eh! sans doute, j'entends. Amenez-le maintenant. Que je
ACTE II. - LE COUPLE. 483
l'interroge moi-même! — Mon Dieu! qu'est-ce que je leur ai donc fait à
ces gens de Ferrare pour me persécuter ainsi?
DON ALPHONSE, à l'huissier.
Faites entrer le prisonnier.
La porte du fond s'ouvre. On voit paraître Gennaro désarmé entre deux pertuisaniers.
Dans le même moment, on voit Rustighello monter l'escalier dans le petit compar-
timent à gauche, derrière la porte masquée. Il tient à la main un plateau sur lequel
il y a un flacon doré, un flacon argenté et deux coupes. Il pose le plateau sur l'appui
de la fenêtre, tire son épée, et se place derrière la porte.
SCENE III.
Les Mîmes, GENNARO.
DONA LUCREZIA, à part.
Gennaro!
DON ALPHONSE, s'approchant d'elle, bas et avec un sourire.
Est-ce que vous connaissez cet homme?
DONA LUCREZIA , à part.
C'est Gennaro! — ■ Quelle fatalité, mon Dieu!
Klle le regarde avec angoisse. Il détourne les yeux.
GENNARO.
Monseigneur le duc, je suis un simple capitaine et je vous parle avec le
respect qui convient. Votre altesse m'a fait saisir dans mon logis ce matin.
Que me veut-elle?
DON ALPHONSE.
Seigneur capitaine, un crime de lèse-majesté humaine a été commis ce
matin vis-à-vis la maison que vous habitez. Le nom de notre bien-aimée
épouse et cousine dona Lucrezia Borgia a été insolemment balafré sur la
face de notre palais ducal. Nous cherchons le coupable.
DONA LUCREZIA.
Ce n'est pas lui! il y a méprise, don Alphonse. Ce n'est pas ce jeune
homme !
DON ALPHONSE.
D'où le savez-vous ?
484 LUCRÈCE BORGIA.
DONA LUCREZIA.
J'en suis sûre. Ce jeune homme est de Venise et non de Ferr.ire. Ainsi...
DON ALPHONSE.
Qu'est-ce que cela prouve?
DONA LUCREZIA.
Le fait a eu lieu ce matin, et je sais qu'il a passé la matinée chez une
nommée Fiametta.
GENNARO.
Non, madame.
DON ALPHONSE.
Vous voyez bien que votre altesse est mal renseignée. Laissez-moi l'in-
terroger. — Capitaine Gennaro, étes-vous celui qui a commis le crime?
DONA LUCREZIA, éperdue.
On étouffe ici! De l'air! de l'air! J'ai besoin de respirer un peu!
Elle va à une fenêtre, et, en passant à côté de Gennaro, elle lui dit bas et rapidement :
— Dis que ce n'est pas toi!
DON ALPHONSE, à part.
Elle lui a parlé bas.
GENNARO.
Duc Alphonse, les pêcheurs de Calabre qui m'ont élevé, et qui m'ont
trempé tout jeune dans la mer pour me rendre fort et hardi, m'ont en-
seigné cette maxime, avec laquelle on peut risquer souvent sa vie, jamais
son honneur : — Fais ce que tu dis, dis ce que tu fais. — Duc Alphonse,
je suis l'homme que vous cherchez.
DON ALPHONSE, se tournant vers dona Lucrezia.
Vous avez ma parole de duc couronné, madame.
DONA LUCREZIA:
J'ai deux mots à vous dire en particulier, monseigneur.
Le duc fait signe à l'huissier et aux gardes de se retirer avec le prisonnier
dans la salle voisine.
ACTE IL — LE COUPLE. 485
SCÈNE IV.
DONA LUCREZIA, DON ALPHONSE.
DON ALPHONSE.
Que me voulez-vous, madame.-'
DONA LUCREZIA.
Ce que je vous veux, don Alphonse, c'est que je ne veux pas que ce
jeune homme meure.
DON ALPHONSE.
Il n'y a qu'un instant, vous êtes entrée chez moi comme la tempête,
irritée et pleurante, vous vous êtes plainte à moi d'un outrage fait à vous,
vous avez réclamé avec injure et cris la tête du coupable, vous m'avez
demandé ma parole ducale qu'il ne sortirait pas d'ici vivant, je vous l'ai
loyalement octroyée, et maintenant vous ne voulez pas qu'il meure! —
Par Jésus! madame, ceci est nouveau!
DONA LUCREZIA.
Je ne veux pas que ce jeune homme meure, monsieur le duc!
DON ALPHONSE.
Madame, les gentilshommes aussi prouvés que moi n'ont pas coutume
de laisser leur foi en gage. Vous avez ma parole, il faut que je la retire. J'ai
juré que le coupable mourrait. 11 mourra. Sur mon âme, vous pouvez
choisir le genre de mort.
DONA LUCREZIA, d'un air riant et plein de douceur.
Don Alphonse, don Alphonse, en vérité, nous disons là des folies, vous
et moi. Tenez, c'est vrai, je suis une femme pleine de déraison. Mon père
m'a gâtée, que voulez-vous? On a depuis mon enfance obéi à tous mes
caprices. Ce que je voulais il y a un quart d'heure, je ne le veux plus à
présent. Vous savez bien, don Alphonse, que j'ai toujours été ainsi. I enez,
asseyez-vous là, près de moi, et causons un peu, tendrement, cordiale-
ment, comme mari et femme, comme deux bons amis.
D< ».\" ALPHONSE, prenant de sun coté un air de galanterie.
Dona Lucrezia, vous êtes ma dame, et je suis trop heureux qu'il vous
plaise de m'avoir un instant à vos pieds.
Il s'assied près d'elle.
thÉÀtrl:. — 11. 52
486 LUCRÈCE BORGIA.
DONA LUCREZIA.
Comme cela est bon de s'entendre! Savez-vous bien, Alphonse, que je
vous aime encore comme le premier jour de notre mariage, ce jour où vous
fîtes une si éblouissante entrée à Rome, entre monsieur de Valentinois,
mon frère, et monsieur le cardinal Hippolyte d'Esté, le vôtre? J'étais sur
le balcon des degrés de Saint-Pierre. Je me rappelle encore votre beau
cheval blanc chargé d'orfèvrerie d'or, et l'illustre mine de roi que vous
aviez dessus!
DON ALPHONSE.
Vous étiez vous-même bien belle, madame, et bien rayonnante sous
votre dais de brocart d'argent.
DONA LUCREZIA.
Oh ! ne me parlez pas de moi, monseigneur, quand je vous parle de vous.
Il est certain que toutes les princesses de l'Europe m'envient d'avoir épousé
le meilleur chevalier de la chrétienté. Et moi je vous aime vraiment comme
si j'avais dix-huit ans. Vous savez que je vous aime, n'est-ce pas, Alphonse?
Vous n'en doutez jamais, au moins? Je suis froide quelquefois, et distraite j
cela vient de mon caractère, non de mon cœur. Ecoutez, Alphonse, si
votre altesse m'en grondait doucement, je me corrigerais bien vite. La bonne
chose de s'aimer comme nous faisons! Donnez-moi votre main, — em-
brassez-moi, don Alphonse! — En vérité, j'y songe maintenant, il est bien
ridicule qu'un prince et une princesse comme vous et moi , qui sont assis côte à
côte sur le plus beau trône ducal qui soit au monde, et qui s'aiment, aient
été sur le point de se quereller pour un misérable petit capitaine aventurier
vénitien! Il faut chasser cet homme, et n'en plus parler. Qu'il aille où il
voudra, ce drôle, n'est-ce pas, Alphonse? Le lion et la lionne ne se cour-
roucent pas d'un moucheron. — Savez-vous, monseigneur, que si la cou-
ronne ducale était à donner en concours au plus beau cavalier de votre
duché de Ferrare, c'est encore vous qui l'auriez? — Attendez, que j'aille
dire à Bautista de votre part qu'il ait à chasser au plus vite de Ferrare ce
Gennaro.
DON ALPHONSE.
Rien ne presse.
DONA LUCREZIA, d'un air enjoué.
Je voudrais n'avoir plus à y songer. — Allons, monsieur, laissez-moi
terminer cette affaire à ma guise !
DON ALPHONSE.
Il faut que celle-ci se termine à la mienne.
ACTE II. — LE COUPLE. 487
DONA LUCREZIA.
Mais enfin, mon Alphonse, vous n'avez pas de raison pour vouloir la
mort de cet homme.
DON ALPHONSE.
Et la parole que je vous ai donnée? Le serment d'un roi est sacré.
DONA LUCREZIA.
Cela est bon à dire au peuple. Mais de vous à moi, Alphonse, nous
savons ce que c'est. Le Saint-Père avait promis à Charles VIII de France
la vie de Zizimi, sa sainteté n'en a pas moins fait mourir Zizimi.
Monsieur de Valentinois s'était constitué sur parole otage du même enfant
Charles VIII, monsieur de Valentinois s'est évadé du camp français dès
qu'il a pu. Vous-même, vous aviez promis aux Petrucci de leur rendre
Sienne. Vous ne l'avez pas fait, ni dû faire. Hé! l'histoire des pays est
pleine de cela. Ni rois ni nations ne pourraient vivre un jour avec la rigi-
dité des serments qu'on tiendrait. Entre nous, Alphonse, une parole jurée
n'est une nécessité que quand il n'y en a pas d'autre.
DON ALPHONSE.
Pourtant, dona Lucrezia, un serment...
DONA LUCREZIA.
Ne me donnez pas de ces mauvaises raisons-là. Je ne suis pas une sotte.
Dites-moi plutôt, mon cher Alphonse, si vous avez quelque motif d'en
vouloir à ce Gennaro. Non? Eh bien! accordez-moi sa vie. Vous m'aviez
bien accordé sa mort. Qu'est-ce que cela vous fait? S'il me plaît de lui
pardonner. C'est moi qui suis l'offensée.
DON ALPHONSE.
C'est justement parce qu'il vous a offensée, mon amour, que je ne veux
pas lui faire grâce.
DONA LUCREZIA.
Si vous m'aimez, Alphonse, vous ne me refuserez pas plus longtemps.
Et s'il me plaît d'essayer de la clémence, à moi? C'est un moyen de me
faire aimer de votre peuple. Je veux que votre peuple m'aime. La miséri
corde, Alphonse, cela fait ressembler un roi à Jésus-Christ. Soyons des sou-
verains miséricordieux. Cette pauvre Italie a assez de tyrans sans nous,
depuis le baron vicaire du pape jusqu'au pape vicaire de Dieu. Finissons-en ,
cher Alphonse. Mettez ce Gennaro en liberté! C'est un caprice, si vous
voulez; mais c'est quelque chose de sacré et d'auguste que le caprice d'une
femme, quand il sauve la tête d'un homme.
32-
488 LUCRÈCE BORGIA.
DON ALPHONSE.
Je ne puis, chère Lucrèce.
DONA LUCREZIA.
Vous ne pouvez? Mais enfin pourquoi ne pouvez-vous pas m'accorder
quelque chose d'aussi insignifiant que la vie de ce capitaine?
DON ALPHONSE.
Vous me demandez pourquoi, mon amour?
DONA LUCREZIA.
Oui, pourquoi?
DON ALPHONSE.
Parce que ce capitaine est votre amant, madame!
DONA LUCREZIA.
Ciel!
DON ALPHONSE.
Parce que vous l'avez été chercher à Venise! Parce que vous Tiriez cher-
cher en enfer! Parce que je vous ai suivie pendant que vous le suiviez!
Parce que je vous ai vue, masquée et haletante, courir après lui comme la
louve après sa proie ! Parce que tout à l'heure encore vous le couviez d'un
regard plein de pleurs et plein de flamme ! Parce que vous vous êtes prosti-
tuée à lui, sans aucun doute, madame! Parce que c'est assez de honte et
d'infamie et d'adultère comme cela! Parce qu'il est temps que je venge
mon honneur et que je fasse couler autour de mon lit un fossé de sang,
entendez-vous, madame?
DONA LUCREZIA.
Don Alphonse. . .
DON ALPHONSE.
Taisez-vous. — Veillez sur vos amants désormais, Lucrèce! La porte
par laquelle on entre dans votre chambre de nuit, mettez-y tel huissier qu'il
vous plaira, mais à la porte par où l'on sort, il y aura maintenant un portier
de mon choix, — le bourreau!
DONA LUCREZIA.
Monseigneur, je vous jure...
DON ALPHONSE.
Ne jurez pas. Les serments, cela est bon pour le peuple. Ne me donnez
pas de ces mauvaises raisons-là.
ACTE' II. — LE COUPLE. 489
Si vous saviez,
DONA LUCREZIA.
DON ALPHONSE.
Tenez, madame, je hais toute votre abominable famille de Borgia, et
vous toute la première, que j'ai si follement aimée! Il faut que je vous dise
un peu cela à la fin, c'est une chose honteuse, inouïe et merveilleuse, de
voir alliées en nos deux personnes la maison d'Esté, qui vaut mieux que
la maison de Valois et que la maison de Tudor, la maison d'Esté, dis-je,
et la famille Borgia, qui ne s'appelle pas même Borgia, qui s'appelle
Lenzuoli, ou Lenzolio, on ne sait quoi! J'ai horreur de votre frère César,
qui a des taches de sang naturelles au visage ! de votre frère César, qui a tué
votre frère Jean! J'ai horreur de votre mère la Rosa Vanozza, la vieille fille
de joie espagnole qui scandalise Rome après avoir scandalisé Valence! Et
quant à vos neveux prétendus, les ducs de Sermoneto et de Nepi, de beaux
ducs, ma foi! des ducs d'hier! des ducs faits avec des duchés volés! Laissez-
moi finir. J'ai horreur de votre père qui est pape et qui a un sérail de femmes
comme le sultan des turcs Bajazet; de votre père qui est l'antechrist; de
votre père qui peuple le bagne de personnes illustres et le sacré collège
de bandits, si bien qu'en les voyant tous vêtus de rouge, galériens et cardi-
naux, on se demande si ce sont les galériens qui sont les cardinaux et les
cardinaux qui sont les galériens! — Allez maintenant!
|)(>N.\ LUCREZIA.
Monseigneur! monseigneur! je vous demande, à genoux et à mains
jointes, au nom de Jésus et de Marie, au nom de votre père et de votre
mère, monseigneur, je vous demande la vie de ce capitaine.
DON ALPHONSE.
Voilà aimer! — Vous pourrez faire de son cadavre ce qu'il vous plaira,
madame, et je prétends que ce soit avant une heure.
DONA LUCREZIA.
Grâce pour Gennaro !
DON ALPHONSE.
Si vous pouviez lire la ferme résolution qui est dans mon âme, vous
n'en parleriez pas plus que s'il était déjà mort.
DONA LUCREZIA, se relevant.
Ah! prenez garde à vous, don Alphonse de Ferrare, mon quatrième
mari !
490 LUCRECE BORGIA.
DON ALPHONSE.
Oh! ne faites pas la terrible, madame! Sur mon âme, je ne vous crains
pas! Je sais vos allures. Je ne me laisserai pas empoisonner comme votre
premier mari, ce pauvre gentilhomme d'Espagne dont je ne sais plus le
nom, ni vous non plus. Je ne me laisserai pas chasser comme votre second
mari, Jean Sforza, seigneur de Pesaro, cet imbécile! Je ne me laisserai pas
tuer à coups de pique, sur n'importe quel escalier, comme le troisième, don
Alphonse d'Aragon, faible enfant dont le sang n'a guère plus taché les
dalles que de l'eau pure! Tout beau! Moi je suis un homme, madame. Le
nom d'Hercule est souvent porté dans ma famille. Par le ciel ! j'ai des sol-
dats plein ma ville et plein ma seigneurie, et j'en suis un moi-même, et je
n'ai point encore vendu, comme ce pauvre roi de Naples, mes bons canons
d'artillerie au pape, votre saint père!
DONA LUCREZIA.
Vous vous repentirez de ces paroles, monsieur. Vous oubliez qui je suis. . .
DON ALPHONSE.
Je sais fort bien qui vous êtes, mais je sais aussi où vous êtes. Vous êtes
la fille du pape, mais vous n'êtes pas à Rome; vous êtes la gouvernante de
Spolète, mais vous n'êtes pas à Spolètej vous êtes la femme, la sujette et
la servante d'Alphonse, duc de Ferrare, et vous êtes à Ferrare!
Dona Lucrezia, toute pâle de terreur et Je colère, regarde fixement le duc,
et recule lentement devant lui jusqu'à un fauteuil où elle vient tomber comme brisée.
— Ah! cela vous étonne, vous avez peur de moi, madame! jusqu'ici
c'était moi qui avais peur de vous. J'entends qu'il en soit ainsi désormais, et,
pour commencer, voici le premier de vos amants sur lequel je mets la
main. Il mourra.
DONA LUCREZIA, d'une voix faible.
Raisonnons un peu, don Alphonse. Si cet homme est celui qui a commis
envers moi le crime de lèse-majesté, il ne peut être en même temps mon
amant.
DON ALPHONSE.
Pourquoi non? Dans un accès de dépit, de colère, de jalousie! car il est
peut-être jaloux aussi, lui. D'ailleurs, est-ce que je sais, moi? Je veux que
cet homme meure. C'est ma fantaisie. Ce palais est plein de soldats qui me
sont dévoués et qui ne connaissent que moi. Il ne peut échapper. Vous
n'empêcherez rien, madame. J'ai laissé à votre altesse le choix du genre de
mort, décidez-vous.
DONA LUCREZIA, se tordant les mains.
O mon Dieu ! 6 mon Dieu ! ô mon Dieu !
ACTE II. — LE COUPLE. 491
DON ALPHONSI,.
Vous ne répondez pas? — Je vais le faire tuer dans l'antichambre à coups
d'épée.
Il va pour sortir, elle lui saisit le bras.
DONA LUCREZIA.
Arrêtez !
1)(>N ALPHONSE.
Aimez-vous mieux lui verser vous-même un verre de vin de Syracuse?
DONA LUCREZIA.
Gennaro !
DON ALPHONSE.
Il faut qu'il meure.
DONA LUCRLZIA.
Pas à coups d'épée !
DON ALPHONSE.
La manière m'importe peu. — Que choisissez vous?
DONA LUCREZIA.
L'autre chose.
DON ALPHONSE.
Vous aurez soin de ne pas vous tromper, et de lui verser vous même du
flacon d'or que vous savez. Je sciai là, d'ailleurs. Ne vous flouiez pas que
je vais vous quitter.
DONA LUCREZIA.
Je ferai ce que vous voulez.
DON ALPHONSI..
Bautista!
L'huissier reparaît.
— Ramenez le prisonnier.
DONA Ll CREZIA.
Vous êtes un homme affreux, monseigneur.
492 LUCRECE BORGIA.
SCÈNE V.
Les mêmes, GENNARO, les Gardes.
DON ALPHONSE.
Qu'est-ce que j'entends dire, seigneur Gennaro? Que ce que vous avez
fait ce matin, vous l'avez fait par étourderie et bravade, et sans intention
méchante, que madame la duchesse vous pardonne, et que d'ailleurs vous
êtes un vaillant. Par ma mère, s'il en est ainsi, vous pouvez retourner sain
et sauf à Venise. A Dieu ne plaise que je prive la magnifique république
de Venise d'un bon domestique et la chrétienté d'un bras fidèle qui porte
une fidèle épée, quand il y a devers les eaux de Chypre et de Candie des
idolâtres et des sarrasins!
GENNARO.
A la bonne heure, monseigneur! Je ne m'attendais pas, je l'avoue, à ce
dénouement. Mais je remercie votre altesse. La clémence est une vertu
de race royale, et Dieu fera grâce là-haut à qui aura fait grâce ici-bas.
DON ALPHONSE.
Capitaine, est-ce un bon service que celui de la république, et combien
y gagnez-vous, bon an, mal an?
GENNARO.
J'ai une compagnie de cinquante lances, monseigneur, que je défraie et
que j'habille. La sérénissime république, sans compter les aubaines et les
épaves, me donne deux mille sequins d'or par an.
DON ALPHONSE.
Et si je vous en offrais quatre mille, prendriez-vous service chez moi?
GENNARO.
Je ne pourrais. Je suis encore pour cinq ans au service de la république.
Je suis lié.
DON ALPHONSE.
Comment? lié?
GENNARO.
Par serment.
ACTE II. — LE COUPLE. 493
DON ALPHONSE, bas à dona Lucrezia.
Il paraît que ces gens-là tiennent les leurs, madame.
Haut.
— N'en parlons plus, seigneur Gennaro.
GENNARO.
Je n'ai fait aucune lâcheté pour obtenir la vie sauve; mais, puisque
votre altesse me la laisse, voici ce que je puis lui dire maintenant. Votre
altesse se souvient de l'assaut de Faenza, il y a deux ans. Monseigneur le
duc Hercule d'Esté, votre père, y courut grand péril de la part de deux
cranequiniers du Valentinois qui l'allaient tuer. Un soldat aventurier lui
sauva la vie.
DON ALPHONSE.
Oui, et l'on n'a jamais pu retrouver ce soldat.
GENNARO.
C'était moi.
DON ALPHONSE.
Pardieu, mon capitaine, ceci mérite récompense. — Est-ce que vous
n'accepteriez pas cette bourse de sequins d'or?
GENNARO.
Nous faisons le serment, en prenant le service de la république, de ne
recevoir aucun argent des souverains étrangers. Cependant, si votre altesse
le permet, je prendrai cette bourse et je la distribuerai en mon nom aux
braves soldats que voici.
Il montre les gardes.
DON ALPHONSE.
Faites.
Gennaro prend la bourse.
— Mais alors vous boirez avec moi, suivant le vieil usage de nos ancêtres,
comme bons amis que nous sommes, un verre de mon vin de Syracuse.
GENNARO.
Volontiers, monseigneur.
DON ALPHONSE.
Et pour vous faire honneur comme à quelqu'un qui a sauvé mon père,
je veux que ce soit madame la duchesse elle-même qui vous le verse.
Gennaro s'incline et se retourne pour aller distribuer l'argent aux soldats
au fond du théâtre. Le duc appelle.
494 LUCRÈCE BORGIA.
— Rustighello !
Rustighello paraît avec le plateau.
— Pose le plateau là, sur cette table. — Bien.
Prenant dona Lucrezia par la main.
- Madame, écoutez ce que je vais dire à cet homme. — ■ Rustighello,
retourne te placer derrière cette porte avec ton épée nue à la main ; si tu
entends le bruit de cette clochette, tu entreras. Va.
Rustighello sort, et on le voit se replacer derrière la porte.
— Madame, vous verserez vous-même à boire au jeune homme, et vous
aurez soin de verser du flacon d'or que voici.
DONA LUCREZIA, pile et d'une voix faible.
Oui. — Si vous saviez ce que vous faites en ce moment, et combien
c'est une chose horrible, vous frémiriez vous-même, tout dénaturé que vous
êtes, monseigneur!
DON ALPHONSE.
Ayez soin de ne pas vous tromper de flacon. — Eh bien, capitaine!
Gennaro, qui a fini sa distribution d'argent, revient sur le devant du théâtre. Le duc
se verse à boire dans une des deux coupes d'émail avec le flacon d'argent, et prend
la coupe qu'il porte à ses lèvres.
GENNARO.
Je suis confus de tant de bonté, monseigneur.
DON ALPHONSE.
Madame, versez à boire au seigneur Gennaro. — Quel âge avez-vous,
capitaine ?
GENNARO, saisissant l'autre coupe et la présentant à la duchesse.
Vingt ans.
DON ALPHONSE, bas à la duchesse qui essaie de prendre le flacon d'argent.
Le flacon d'or, madame!
Elle prend en tremblant le flacon d'or.
— Ah çà, vous devez être amoureux?
GENNARO.
Qui est-ce qui ne l'est pas un peu, monseigneur r
ACTE II. — LE COUPLE. 495
DON ALPHONSE.
Savez-vous, madame, que c'eût été une cruauté que d'enlever ce capi-
taine à la vie, à l'amour, au soleil d'Italie, à la beauté de son âge de vingt
ans, à son glorieux métier de guerre et d'aventure par où toutes les mai-
sons royales ont commencé, aux fêtes, aux bals masqués, aux gais carnavals
de Venise, où il se trompe tant de maris, et aux belles femmes que ce
jeune homme peut aimer et qui doivent aimer ce jeune homme, n'est-ce
pas, madame? — Versez donc à boire au capitaine.
Bas.
— Si vous hésitez, je fais entrer Rustighello.
Elle verse à boire à Gennaro sans dire une parole.
GENNARO.
Je vous remercie, monseigneur, de me laisser vivre pour ma pauvre
mère.
DONA LUCREZIA, à part.
Oh! horreur!
DON ALPHONSE, buvant.
A votre santé, capitaine Gennaro, et vivez beaucoup d'années.
GENNARO.
Monseigneur, Dieu vous le rende!
Il boit.
DONA LUCREZIA, à part.
Ciel!
DON ALPHONSE, a part.
C'est fait.
Haut.
Sur ce, je vous quitte, mon capitaine. Vous partirez pour Venise quand
vous voudrez.
Bas à dona Lucrezia.
— Remerciez-moi, madame, je vous laisse tête à tête avec lui. Vous devez
avoir des adieux à lui faire. Vivez avec lui, si bon vous semble, son der-
nier quart d'heure.
Il sort, les gardes le suivent.
496 LUCRÈCE B0RG1A.
SCÈNE VI.
DON A LUCREZIA, GENNARO.
On voit toujours dans le compartiment Rustighello immobile
derrière la porte masquée.
DONA LUCREZIA.
Gennaro! — vous êtes empoisonné!
GENNARO.
Empoisonné, madame!
DONA LUCREZIA.
Empoisonné!
GENNARO.
J'aurais dû m'en douter, le vin étant versé par vous.
DONA LUCREZIA.
Oh! ne m'accablez pas, Gennaro. Ne m'ôtez pas le peu de force qui me
reste et dont j'ai besoin encore pour quelques instants. Ecoutez-moi. Le
duc est jaloux de vous, le duc vous croit mon amant. Le duc ne m'a laissé
d'autre alternative que de vous voir poignarder devant moi par Rustighello,
ou de vous verser moi-même le poison. Un poison redoutable, Gennaro,
un poison dont la seule idée fait pâlir tout italien qui sait l'histoire de ces
vingt dernières années.
GENNARO.
Oui, le poison des Borgia!
DONA LUCREZIA.
Vous en avez bu. Personne au monde ne connaît de contre-poison à cette
composition terrible, personne, excepté le pape, monsieur de Valentinois
et moi. Tenez, voyez cette fiole que je porte toujours cachée dans ma
ceinture. Cette fiole, Gennaro, c'est la vie, c'est la santé, c'est le salut. Une
seule goutte sur vos lèvres, et vous êtes sauve!
Elle veut approcher la fiole des lèvres de Gennaro, il recule.
GENNARO, la regardant fixement.
Madame, qui est-ce qui me dit que ce -n'est pas cela qui est du poison?
DONA LUCREZIA, tombant anéantie sur le fauteuil.
O mon Dieu! mon Dieu!
ACTE IL - LE COUPLE. 497
GENNARO.
Ne vous appelez-vous pas Lucrèce Borgia? Est-ce que vous croyez que
je ne me souviens pas du frère de Bajazet? Oui, je sais un peu d'histoire.
On lui fit accroire, à lui aussi, qu'il était empoisonné par Charles VIII, et
on lui donna un contre-poison, dont il mourut. Et la main qui lui pré-
senta le contre-poison, la voilà, elle tient cette fiole. Et la bouche qui lui
dit de le boire, la voici, elle me parle!
DONA LUGREZIA.
Misérable femme que je suis!
GENNARO.
r
Ecoutez, madame, je ne me méprends pas à vos semblants d'amour.
Vous avez quelque sinistre dessein sur moi. Cela est visible. Vous devez
savoir qui je suis. Tenez, dans ce moment-ci, cela se lit sur votre visage
que vous le savez, et il est aisé de voir que vous avez quelque insurmon-
table raison pour, ne me le dire jamais. Votre famille doit connaître la
mienne, et peut-être à cette heure ce n'est pas de moi que vous vous venge-
riez en m'empoisonnant, mais, qui sait? de ma mère!
DONA LUGREZIA.
Votre mère, Gennaro ! vous la voyez peut-être autrement qu'elle n'est.
Que diriez-vous si ce n'était qu'une femme criminelle comme moi?
GENNARO.
Ne la calomniez pas. Oh non! ma mère n'est pas une femme comme
vous, madame Lucrèce! Oh! je la sens dans mon cœur et je la rêve dans
mon âme telle qu'elle est; j'ai son image là, née avec moi; je ne l'aimerais
pas comme je l'aime si elle n'était pas digne de moi; le cœur d'un fils ne
se trompe pas sur sa mère. Je la haïrais si elle pouvait vous ressembler.
Mais non, non. Il y a quelque chose en moi qui me dit bien haut que
ma mère n'est pas un de ces démons d'inceste, de luxure et d'empoisonn.
ment comme vous autres, les belles femmes d'à présent. Oh Dieu! j'en
suis bien sûr, s'il y a sous le ciel une femme innocente, une femme ver-
tueuse, une femme sainte, c'est ma mère! Oh! elle est ainsi et pas autre-
ment! Vous la connaissez, sans doute, madame Lucrèce, et vous ne me
démentirez point!
DONA LUCREZIA.
Non, cette femme-là, Gennaro, cette mère-là, je ne la connais pas!
498 LUCRÈCE BORGIA.
GENNARO.
Mais devant qui est-ce que je parle ainsi? Qu'est-ce que cela vous fait
à vous, Lucrèce Borgia, les joies ou les douleurs d'une mère? Vous n'avez
jamais eu d'enfants, à ce qu'on dit, et vous êtes bien heureuse. Car vos
enfants, si vous en aviez, savez-vous bien qu'ils vous renieraient, madame?
Quel malheureux assez abandonné du ciel voudrait d'une pareille mère?
Etre le fils de Lucrèce Borgia! dire ma mère à Lucrèce Borgia! Oh!...
DONA LUCREZIA.
Gennaro! vous êtes empoisonné, le duc qui vous croit mort peut revenir
à tout moment, je ne devrais songer qu'à votre salut et à votre évasion,
mais vous me dites des choses si terribles que je ne puis faire autrement
que de rester là, pétrifiée, à les entendre.
GENNARO.
Madame. . .
DONA LUCREZIA.
Voyons! il faut en finir. Accablez-moi, écrasez-moi sous votre mépris j
mais vous êtes empoisonné, buvez ceci sur-le-champ!
GENNARO.
Que dois-je croire, madame? Le duc est loyal, et j'ai sauvé la vie à son
père. Vous, je vous ai offensée. Vous avez à vous venger de moi.
DONA LUCREZIA.
Me venger de toi, Gennaro! — Il faudrait donner toute ma vie pour
ajouter une heure à la tienne, il faudrait répandre tout mon sang
pour t'empêcher de verser une larme, il faudrait m'asseoir au pilori pour te
mettre sur un trône, il faudrait payer d'une torture de l'enfer chacun de tes
moindres plaisirs, que je n'hésiterais pas, que je ne murmurerais pas, que
je serais heureuse, que je baiserais tes pieds, mon Gennaro! Oh! tu ne
sauras jamais rien de mon pauvre misérable cœur, sinon qu'il est plein
de toi! Gennaro, le temps presse, le poison marche, tout à l'heure tu le
sentirais, vois-tu! encore un peu, il ne serait plus temps. La vie ouvre en
ce moment deux espaces obscurs devant toi, mais l'un a moins de minutes
que l'autre n'a d'années. Il faut te déterminer pour l'un des deux. Le choix
est terrible. Laisse-toi guider par moi. Aie pitié de toi et de moi, Gen-
naro. Bois vite, au nom du ciel!
GENNARO.
Allons, c'est bien. S'il y a un crime en ceci, qu'il retombe sur votre
ACTE II. — LE COUPLE. 499
tête. Après tout, que vous disiez vrai ou non, ma vie ne vaut pas la peine
d'être tant disputée. Donnez.
Il prend la fiole et boit.
DONA LUCREZIA.
Sauvé! — Maintenant il faut repartir pour Venise de toute la vitesse de
ton cheval. Tu as de l'argent?
o
GKNNARO.
J'en ai.
DONA LUCRLZIA.
Le duc te croit mort. Il sera aisé de lui cacher ta fuite. Attends! Garde
cette fiole et porte-la toujours sur toi. Dans des temps comme ceux où
nous vivons, le poison est de tous les repas. Toi surtout, tti es exposé.
Maintenant pars vite.
Lui montrant la porte masquée qu'elle entr'ouvre.
— Descends par cet escalier. Il donne dans une des cours du palais Ne-
groni. Il te sera aisé de t'évader par là. N'attends pas jusqu'à demain matin,
n'attends pas jusqu'au coucher du soleil, n'attends pas une heure, n'attends
pas une demi-heure! Quitte Ferrare sur-le-champ, quitte Ferrare comme si
c'était Sodome qui brûle, et ne regarde pas derrière toi! Adieu! — Attends
encore un instant. J'ai un dernier mot à te dire, mon Gennaro!
GENNARO.
Parlez, madame.
DONA LUCREZIA.
Je te dis adieu en ce moment, Gennaro, pour ne plus te revoir jamais.
Il ne faut plus songer maintenant à te rencontrer quelquefois sur mon
chemin. C'était le seul bonheur que j'eusse au monde. Mais ce serait ris-
quer ta tête. Nous voilà donc pour toujours séparés dans cette vie; hélas!
je ne suis que trop sûre que nous serons séparés aussi dans l'autre. Gen-
naro! est-ce que tu ne me diras pas quelque douce parole avant de me
quitter ainsi pour l'éternité?...
GENNARO, baissant les yeux.
Madame. . .
DONA LUCREZIA.
Je viens de te sauver la vie, enfin!
GENNARO.
Vous me le dites. Tout ceci est plein de ténèbres. Je ne sais que penser.
Tenez, madame, je puis tout vous pardonner, une chose exceptée.
)00 LUCRECE BORGIA.
DONA LUCREZIA.
Laquelle ?
GENNARO.
Jurez-moi par tout ce qui vous est cher, par ma propre tête puisque
vous m'aimez, par le salut éternel de mon âme, jurez-moi que vos crimes
ne sont pour rien dans les malheurs de ma mère.
DONA LUCREZIA.
Toutes les paroles sont sérieuses avec vous, Gennaro. Je ne puis vous
jurer cela.
GENNARO.
O ma mère! ma mère! la voilà donc l'épouvantable femme qui a fait
ton malheur!
DONA LUCREZIA.
Gennaro!
GENNARO.
Vous l'avez avoué, madame! Adieu! Soyez maudite!
DONA LUCREZIA.
Et toi, Gennaro, sois béni!
Il sort. — Elle tombe évanouie sur le lauteuil.
ACTE II. — LE COUPLE. 501
DEUXIEME PARTIE.
La deuxième décoration. — La place de Fcrrare avec le balcon ducal d'un côté
et la maison de Gennaro de L'autre. — Il est nuit.
SCENE PREMIERE.
DON ALPHONSE, RUSTIGHELLO, enveloppés de manteaux.
RUSTIGHELLO.
Oui, monseigneur, cela s'est passé ainsi. Avec je ne sais quel philtre elle
l'a rendu à la vie, et l'a fait évader par la cour du palais Negroni.
DON ALPHONSE.
Et tu as souffert cela?
RUST1GHEWLO.
Comment l'empêcher? Elle avait verrouillé la porte. J'étais entériné.
DON ALPHONSE.
Il fallait briser la porte.
RUSTIGHELLO.
Une porte de chêne, un verrou de fer. Chose, facile!
DON ALPHONSE.
N'importe! il fallait briser le verrou, te dis-je; il fallait entrer et le tuer.
RUSTIGHELLO.
D'abord, en supposant que j'eusse pu enfoncer la porte, madame Lu-
crèce l'aurait couvert de son corps. Il aurait fallu tuer aussi madame
Lucrèce.
DON ALPHONSE.
Eh bien ? Après ?
RI STIGHELLO.
Je n'avais pas d'ordre pour elle.
DON ALPHONSE.
Rustighello ! les bons serviteurs sont ceux qui comprennent les princes
sans leur donner la peine de tout dire.
THÉÂTRE. II. 33
iHpmucnir. satiojale.
502 LUCRECE BORGIA.
RUSTIGHELLO.
Et puis j'aurais craint de brouiller votre altesse avec le pape.
DON ALPHONSE.
Imbécile!
RUSTIGHELLO.
C'était bien embarrassant, monseigneur. Tuer la fille du Saint-Père!
DON ALPHONSE.
Eh bien, sans la tuer, ne pouvais-tu pas crier, appeler, m'avertir, empê-
cher l'amant de s'évader?
RUSTIGHELLO.
Oui, et puis le lendemain, votre altesse se serait réconciliée avec madame
Lucrèce, et le surlendemain madame Lucrèce m'aurait fait pendre.
DON ALPHONSE.
Assez. Tu m'as dit que rien n'était encore perdu.
RUSTIGHELLO.
Non. Vous voyez une lumière à cette fenêtre. Le Gennaro n'est pas en-
core parti. Son valet, que la duchesse avait gagné, est à présent gagné par
moi, et m'a tout dit. En ce moment il attend son maître derrière la cita-
delle avec deux chevaux sellés. Le Gennaro va sortir pour l'aller rejoindre
dans un instant.
DON ALPHONSE.
En ce cas, embusquons-nous derrière l'angle de sa maison. Il est nuit
noire. Nous le tuerons quand il passera.
Comme il vous plaira.
Ton épée est bonne?
Oui.
Tu as un poignard ?
RUSTIGHELLO.
DON ALPHONSE.
RUSTIGHELLO.
DON ALPHONSE.
RUSTIGHELLO.
Il y a deux choses qu'il n'est pas aisé de trouver sous le ciel, c'est un
italien sans poignard, et une italienne sans amant.
ACTE II. - LE COUPLE. 503
DON ALPHONSE.
Bien. — Tu frapperas des deux mains.
RUSTIGHELLO.
Monseigneur le duc, pourquoi ne le faites-vous pas arrêter tout simple-
ment et pendre par jugement du fiscal ?
DON ALPHONSE.
Il est sujet de Venise, et ce serait déclarer la guerre à la république.
Non. Un coup de poignard vient on ne sait d'où, et ne compromet per-
sonne. L'empoisonnement vaudiait mieux encore, mais l'empoisonnement
est manqué.
RUSTIGHELLO.
Alors, voulez-vous, monseigneur, que j'aille chercher quatre sbires pour
le dépêcher sans que vous ayez la peine de vous en mêler?
DON ALPHONSE.
Mon cher, le seigneur Machiavel m'a dit souvent que, dans ces cas-là,
le mieux était que les princes fissent leurs affaires eux-mêmes.
RUSTIGHELLO.
Monseigneur, j'entends venir quelqu'un.
DON ALPHONSE.
Rangeons-nous le long de ce mur.
Ils se cachent dans l'ombre, sous le balcon. — Paraît Maffio en habit de fête,
qui arrive en fredonnant, et va frapper à la porte de Gennaro.
SCENE II.
DON ALPHONSE et RUSTIGHELLO, cachés;
MAFFIO, GENNARO.
MAFFIO.
Gennaro!
La porte s'ouvre. Gennaro paraît.
GENNARO.
C'est toi, Maffio? Veux-tu entrer?
33-
5o4 LUCRECE BORGJA.
MAFFIO.
Non. Je n'ai que deux mots à te dire. Est-ce que décidément tu ne
viens pas ce soir souper avec nous chez la princesse Negroni ?
GENNARO.
Je ne suis pas convié.
MAFFIO.
Je te présenterai.
GENNARO.
11 y a une autre raison. Je dois te dire cela, à toi. Je pars.
Comment, tu pars?
Dans un quart d'heure.
Pourquoi ?
Je te dirai cela à Venise.
Affaire d'amour?
Oui, affaire d'amour.
MAFFIO.
GENNARO.
MAFFIO.
GENNARO.
MAFFIO.
GENNARO.
MAFFIO.
Tu agis mal avec moi, Gennaro. Nous avions fait serment de ne jamais
nous quitter, d'être inséparables, d'être frères, et voilà que tu pars sans
moi!
GENNARO.
Viens avec moi!
MAFFIO.
Viens plutôt avec moi, toi! — Il vaut bien mieux passer la nuit à table
avec de jolies femmes et de gais convives que sur la grande route, entre
les bandits et les ravins.
GENNARO.
Tu n'étais pas très sûr ce matin de ta princesse Negroni.
MAFFIO.
Je me suis informé. Jeppo avait raison. C'est une femme charmante et
de belle humeur, et qui aime les vers et la musique, voilà tout. Allons,
viens avec moi.
ACTE II. — LE COUPLE. 505
GENNARO.
Je ne puis.
MAFFIO.
Partir à la nuit close! Tu vas te faire assassiner.
GENNARO.
Sois tranquille. Adieu. Bien du plaisir.
MAFFIO.
Frère Gennaro, j'ai mauvaise idée de ton voyage.
GENNARO.
Frère Maffio, j'ai mauvaise idée de ton souper.
MAFFIO.
S'il allait t'arriver malheur sans que je fusse là!
GENNARO.
Qui sait si je ne me reprocherai pas demain de t'avoir quitté ce soir?
MAFFIO.
Tiens, décidément, ne nous séparons pas. Cédons quelque chose chacun
de notre côté. Viens ce soir avec moi chez la Negroni, et demain, au point
du jour, nous partirons ensemble. Est-ce dit?
GENNARO.
Allons, il faut que je te conte, à toi, Maffio, les motifs de mon départ
subit. Tu vas juger si j'ai raison.
Il prend Maffio à part et lui parle a l'oreille.
RUSTIGHELLO, sous le balcon, bas à don Alphonse.
Attaquons-nous, monseigneur?
DON ALPHONSE, bas.
Voyons la fin de ceci.
MAFFIO, éclatant de rire après le récit de Gennaro.
Veux-tu que je te dise, Gennaro? tu es dupe. Il n'y a dans toute cette
affaire ni poison, ni contre-poison. Pure comédie. La Lucrèce est amou-
506 LUCRECE BORGIA.
reuse éperdue de toi, et elle a voulu te faire accroire qu'elle te sauvait la
vie, espérant te faire doucement glisser de la reconnaissance à l'amour. Le
duc est un bon homme, incapable d'empoisonner ou d'assassiner qui que ce
soit. Tu as sauvé la vie à son père d'ailleurs, et il le sait. La duchesse veut
que tu partes, c'est fort bien. Son amourette se déroulerait en effet plus
commodément à Venise qu'à Ferrare. Le mari la gêne toujours un peu.
Quant au souper de la princesse Negroni, il sera délicieux. Tu y viendras.
Que diable ! il faut cependant raisonner un peu et ne rien s'exagérer. Tu
sais que je suis prudent, moi, et de bon conseil. Parce qu'il y a eu deux
ou trois soupers fameux où les Borgia ont empoisonné, avec de fort bon
vin, quelques-uns de leurs meilleurs amis, ce n'est pas une raison pour ne
plus souper du tout. Ce n'est pas une raison pour voir toujours du poison
dans l'admirable vin de Syracuse, et, derrière toutes les belles princesses
de l'Italie, Lucrèce Borgia. Spectres et balivernes que tout cela! A ce
compte, il n'y aurait que les enfants à la mamelle qui seraient sûrs de ce
qu'ils boivent, et qui pourraient souper sans inquiétude. Par Hercule, Gen-
naro ! sois enfant ou sois homme. Retourne te mettre en nourrice ou viens
souper!
GENNARO.
Au fait, cela a quelque chose d'étrange de se sauver ainsi la nuit. J'ai l'air
d'un homme qui a peur. D'ailleurs, s'il y a du danger à rester, je ne dois
pas y laisser Maffio tout seul. Il en sera ce qui pourra. C'est une chance
comme une autre. C'est dit. Tu me présenteras à ta princesse Negroni. Je
vais avec toi.
MAFFIO, lui prenant la main.
Vrai Dieu ! voilà un ami !
Ils sortent. On les voit s'éloigner vers le fond de la place. Don Alphonse
et Rustigheilo sortent de leur cachette.
RUSTIGHELLO, l'épée nue.
Eh bien, qu'attendez-vous, monseigneur? Ils ne sont que deux. Chargez-
vous de votre homme, je me charge de l'autre.
DON ALPHONSE.
Non, Rustigheilo. Ils vont souper chez la princesse Negroni. Si je suis
bien informé. . .
Il s'interrompt et paraît rêver un instant.
Eclatant de rire.
- Pardieu! cela ferait encore mieux mon affaire, et ce serait une plaisante
aventure. Attendons à demain.
Ils rentrent au palais.
ACTE TROISIEME.
IVRES MORTS.
Une salle magnifique du palais Negroni. A droite, une porte bâtarde. Au fond, une grande
et très large porte à deux battants. Au milieu, une table superbement servie à la mode du
seizième siècle. De petits pages noirs, vêtus de brocart d'or, circulent à l'en tour.
Au moment où la toile se lève, il y a quatorze convives à table, .leppo, Mafrïo, Ascanio,
Oloferno, Apostolo, Gcnnaro et Gubctta, et sept jeunes femmes, jolies et très galamment
parées. Tous boivent ou mangent, ou rient à gorge déployée avec leurs voisines, excepté
Gennaro qui paraît pensif et silencieux.
SCENE PREMIERE.
JEPPO, MAFFIO, ASCANIO, OLOFERNO, DON APOSTOLO,
GUBETTA, GENNARO, des femmes, dl:s pages.
OLOFERNO, son verre à la main.
Vive le vin de Xérès! Xérès de la Frontera est une ville du paradis.
MAFFIO, son verre à la main.
Le vin que nous buvons vaut mieux que les histoires que vous nous
contez, Jeppo.
ASCANIO.
Jeppo a la maladie de conter des histoires quand il a bu.
DON APOSTOLO.
L'autre jour c'était à Venise, chez le sérénissime doge BarbarigOs aujour-
d'hui, c'est à Ferrare, chez la divine princesse Negroni.
JEPPO.
L'autre jour c'était une histoire lugubre -, aujourd'hui c'est une histoire
gaie.
MAFFIO.
Une histoire gaie, Jeppo! Comment il advint que don Siliceo, beau
cavalier de trente ans, qui avait perdu son patrimoine au jeu, épousa la
très riche marquise Calpurnia, qui comptait quarante-huit printemps. Par
le corps de Bacchus! vous trouvez cela gai !
508 LUCRÈCE BORGIA.
GUBETTA.
C'est triste et commun. Un homme ruiné qui épouse une femme en
ruine. Chose qui se voit tous les jours.
Il se met à manger. De temps en temps, quelques-uns se lèvent de table et viennent causer
sur le devant de la scène pendant que l'orgie continue.
LA PRINCESSE NEGRONI, à Maffio, montrant Gennaro.
Monsieur le comte Orsini, vous avez là un ami qui me paraît bien
triste.
MAFFIO.
Il est toujours ainsi, madame. Il faut que vous me pardonniez de l'avoir
amené sans que vous lui eussiez fait la grâce de l'inviter. C'est mon frère
d'armes. Il m'a sauvé la vie à l'assaut de Rimini. J'ai reçu à l'attaque du
pont de Vicence un coup d'épée qui lui était destiné. Nous ne nous sépa-
rons jamais. Nous vivons ensemble. Un bohémien nous a prédit que nous
mourrions le même jour.
LA NEGRONI, riant.
Vous a-t-il dit si ce serait le soir ou le matin ?
MAFFIO.
Il nous a dit que ce serait le matin.
LA NEGRONI, riant plus fort.
Votre bohémien ne savait ce qu'il disait. — Et vous aimez bien ce jeune
homme ?
MAFFIO.
Autant qu'un homme peut en aimer un autre.
LA NEGRONI.
Eh bien! vous vous suffisez l'un à l'autre. Vous êtes heureux!
MAFFIO.
L'amitié ne remplit pas tout le cœur, madame.
LA NEGRONI.
Mon Dieu! qu'est-ce qui remplit tout le cœur?
MAFFIO.
L'
amour.
Elle lui é'chappe.
ACTE III. — IVRES MORTS. 509
LA NEGRONI.
Vous avez toujours l'amour à la bouche.
MAFFIO.
Et vous dans les yeux.
LA NEGRONI.
Etes-vous singulier!
MAI ■HO.
Etes-vous belle!
Il lui prend la taille.
LA NEGRONI.
Monsieur le comte Orsini, laissez-moi!
MAFFIO.
Un baiser sur votre main ?
LA NEGRONI.
Non!
GUBETTA, abordant Maffio.
Vos affaires sont en bon train près de la princesse.
MAI MO.
Elle me dit toujours non.
GUBETTA.
Dans la bouche d'une femme Non n'est que le frère aîné de Oui.
JEPPO, survenant, à Maffio.
Comment trouves-tu madame la princesse Negroni r
mai 110.
Adorable. Entre nous, elle commence à m'égratigner furieusement le
cœur.
JEPPO.
Et son souper ?
MAFFIO.
Une orgie parfaite.
JEPPO.
La princesse est veuve.
MAI! IO.
On le voit bien à sa gaîté !
510 LUCRECE BORGIA.
JEPPO.
J'espère que tu ne te défies plus de son souper?
MAFFIO.
Moi ! Comment donc ! J'étais fou.
JEPPO, à Gubetta.
Monsieur de Belverana, vous ne croiriez pas que Maffio avait peur de
venir souper chez la princesse?
GUBETTA.
Peur ? — Pourquoi ?
JEPPO.
Parce que le palais Negroni touche au palais Borgia.
GUBETTA.
Au diable les Borgia ! — et buvons !
JEPPO, bas à Maffio.
Ce que j'aime dans ce Belverana, c'est qu'il n'aime pas les Borgia.
MAFFIO, bas.
En effet, il ne manque jamais une occasion de les envoyer au diable
avec une grâce toute particulière. Cependant, mon cher Jeppo...
JEPPO.
Eh bien?
MAFFIO.
Je l'observe depuis le commencement du souper, ce prétendu espagnol.
Il n'a encore bu que de l'eau.
JEPPO.
Voilà tes soupçons qui te reprennent, mon bon ami Maffio. Tu as le vin
étrangement monotone.
MAFFIO.
Peut-être as-tu raison. Je suis fou.
GUBETTA, revenant et regardant Maffio de la tète aux pieds.
Savez-vous, monsieur Maffio, que vous êtes taillé pour vivre quatre-
vingt-dix ans, et que vous ressemblez à un mien grand-père, qui a vécu
ACTE III. - IVRES MORTS. 511
cet âge, et qui s'appelait comme moi Gil-Basilio-Fernan-Ireneo-Felipc-
Frasco-Frasquito, comte de Belverana?
JEPPOj bas à Maffio.
J'espère que tu ne doutes plus de sa qualité d'espagnol. Il a au moins
vingt noms de baptême. -- Quelle litanie, monsieur de Belverana!
GUBETTA.
Hélas! nos parents ont coutume de nous donner plus de noms à notre
baptême que d'écus à notre mariage. Mais qu'ont-ils donc à rire là-bas?
A part.
— Il faut pourtant que les femmes aient un prétexte pour s'en aller.
Comment faire ?
Il retourne s'asseoir à table.
OLOFERNO, buvant.
Par Hercule! messieurs! je n'ai jamais passé soirée plus délicieuse. Mes-
dames, goûtez de ce vin. Il est plus doux que le vin de Lacryma-Christi ,
et plus ardent que le vin de Chypre. C'est du vin de Syracuse, messei-
gneurs !
GUBETTA, mangeant.
Oloferno est ivre, à ce qu'il paraît.
OLOFERNO.
Mesdames, il faut que je vous dise quelques vers que je viens de faire.
Je voudrais être plus poëte que je ne le suis pour célébrer d'aussi admirables
festins.
GUBETTA.
Et moi, je voudrais être plus riche que je n'ai l'honneur de l'être pour
en donner de pareils à mes amis.
OLOFERNO.
Rien n'est si doux que de chanter une belle femme et un bon repas.
GUBETI
Si ce n'est d'embrasser l'une et de manger l'autre.
OLOFERNO.
Oui, je voudrais être poëte. Je voudrais pouvoir m'élcvcr au ciel. Je
voudrais avoir deux ailes...
512 LUCRECE BORGIA.
GUBETTA.
De faisan dans mon assiette.
OLOFERNO.
Je vais pourtant vous dire mon sonnet.
GUBETTA.
Par le diable, monsieur le marquis Oloferno Vitellozzo! je vous dis-
pense de nous dire votre sonnet. Laissez-nous boire !
OLOFERNO.
Vous me dispensez de vous dire mon sonnet?
GUBETTA.
Comme je dispense les chiens de me mordre, le pape de me bénir, et
les passants de me jeter des pierres.
OLOFERNO.
Tête-dieu! vous m'insultez, je crois, monsieur le petit espagnol!
GUBETTA.
Je ne vous insulte pas, grand colosse d'italien que vous êtes. Je refuse
mon attention à votre sonnet. Rien de plus. Mon gosier a plus soif de
vin de Chypre que mes oreilles de poésie.
OLOFERNO.
Vos oreilles, monsieur le castillan râpé, je vous les clouerai sur les talons !
GUBETTA.
Vous êtes un absurde bélître! Fi! A-t-on jamais vu lourdaud pareil?
s'enivrer de vin de Syracuse, et avoir l'air de s'être soûlé avec de la bière!
OLOFERNO.
Savez-vous bien que je vous couperai en quatre, par la mort-dieu!
GUBETTA, tout en découpant un faisan.
Je ne vous en dirai pas autant. Je ne découpe pas d'aussi grosses volailles
que vous. — Mesdames, vous offrirai-je de ce faisan ?
ACTE III. — IVRES A40RTS. 513
OLOFERNO, se jetant sur un couteau.
PardieuLj eventrerai ce faquin, fût-il plus gentilhomme que l'empereur!
LES FEMMES, se levant de table.
Ciel! ils vont se battre!
LES HOMMES.
Tout beau , Olofcrno !
Ils désarment Oloferno qui veut se jeter sur Gubetta. Pendant ce temps là,
les femmes disparaissent par la porte latérale.
OLOFERNO, se débattant.
Corps-dieu !
GUBETTA.
Vous rimez si richement en Dieu, mon cher poëte, que vous avez mis
ces dames en fuite. Vous êtes un fier maladroit.
.ieppo.
C'est vrai, cela. Que diable sont-elles devenues?
MAFFIO.
Elles ont eu peur. Couteau qui luit, femme qui fuit.
ASCANIO.
Bah! elles vont revenir.
OLOFERNO, menaçant Gubetta.
Je te retrouverai demain, mon petit Belverana du démon!
GUBETTA.
Demain, tant qu'il vous plaira!
: xno va se rasseoir en chancelant avec dépit. Gubetta éclate sic rire.
— Cet imbécile! Mettre en déroute les plus jolies femmes de Ferrare avec
un couteau emmanché dans un sonnet! Se fâcher à propos de vers! Je le
crois bien qu'il a des ailes. Ce n'est pas un homme, c'est un oison. Cela
perche, cela doit dormir sur une patte, cet Oloferno-là!
JEPPO.
Là, là, faites la paix, messieurs. Vous vous couperez galamment la gorge
demain matin. Par Jupiter, vous vous battrez du moins en gentilshommes,
avec des épées, et non avec des couteaux.
514 LUCRECE BORGIA.
ASCANIO.
A propos, au fait, qu'avons-nous donc fait de nos épées?
DON APOSTOLO.
Vous oubliez qu'on nous les a fait quitter dans l'antichambre.
GUBETTA.
Et la précaution était bonne, car autrement nous nous serions battus
devant les dames; ce dont rougiraient des flamands de Flandre ivres de tabac!
GENNARO.
Bonne précaution, en effet!
MAFFIO.
Pardieu, mon frère Gennaro! voilà la première parole que tu dis depuis
le commencement du souper, et tu ne bois pas! Est-ce que tu songes à
Lucrèce Borgia? Gennaro! tu as décidément quelque amourette avec elle!
Ne dis pas non.
GENNARO.
Verse-moi à boire, Maffio! Je n'abandonne pas plus mes amis à table
qu'au feu.
UN PAGE NOIR, deux flacons à la main.
Messeigneurs, du vin de Chypre ou du vin de Syracuse?
MAFFIO.
Du vin de Syracuse. C'est le meilleur.
Le page noir remplit tous les verres.
JEPPO.
La peste soit d'Oloferno! Est-ce que ces dames ne vont pas revenir?
Il va successivement aux deux portes.
— Les portes sont fermées en dehors, messieurs!
MAFFIO.
N'allez-vous pas avoir peur à votre tour, Jeppo ! Elles ne veulent pas que
nous les poursuivions. C'est tout simple.
GUBETTA.
Buvons, messeigneurs.
Ils choquent leurs verres.
ACTE III. — IVRES MORTS. 515
MAFFIO.
A ta santé, Gennaro! et puisses-tu bientôt retrouver ta mère!
GENNARO.
Que Dieu t'entende!
Tous boivent, excepté Gubetta qui jette son vin par-dessus son épaule
MAFFIO, bas a Jeppo.
Pour le coup, Jeppo, je l'ai bien vu.
JEPPO, bas.
MAFFIO.
.IEPPO.
Quoi?
L'espagnol n'a pas bu.
Eh bien?
MAFFIO.
Il a jeté son vin par-dessus son épaule.
JEPPO.
Il est ivre, et toi aussi.
MAFFIO.
C'est possible.
GUBETTA.
Une chanson à boire, messieurs! Je vais vous chanter une chanson à
boire qui vaudra mieux que le sonnet du marquis Oloferno. Je jure par
le bon vieux crâne de mon père que ce n'est pas moi qui ai fait cette
chanson, attendu que je ne suis pas poëte et que je n'ai pas l'esprit assez
galant pour faire se becqueter deux rimes au bout d'une idée. Voici ma
chanson. Elle est adressée à monsieur saint-Pierre, célèbre portier du paradis,
et elle a pour sujet cette pensée délicate que le ciel du bon Dieu appartient
aux buveurs.
JEPPO, bas, à Maffio.
Il est plus qu'ivre, il est ivrogne.
TOUS, excepté Gennaro.
La chanson ! la chanson !
GUBETTA, chantant
Saint Pierre, ouvre ta porte
Au buveur qui t'apporte
Une voix pleine et Forte
Pour chanter : Domino!
5i6 LUCRÈCE BORGIA.
TOUS, en chœur, excepté Gennaro.
Gloria Domino!
GUBETTA.
Au buveur, joyeux chantre,
Qui porte un si gros ventre
Qu'on cloute, lorsqu'il entre,
S'il est homme ou tonneau.
TOUS EN CHŒUR.
Gloria Domino !
Ils choquent leurs verres en riant aux éclats. Tout à coup on entend des voix éloignées
qui chantent sur un ton lugubre.
VOIX au dehors.
Santtum et terribile nomen ejus. Inïtium sapientiœ timor Do/nini.
JEPPO, riant de plus belle.
Ecoutez, messieurs! — Corbacque! pendant que nous chantons à boire,
l'écho chante vêpres.
TOUS.
Ecoutons.
VOIX au dehors, un peu plus rapprochées.
Nisi Dominus cmtodierit civitatem , fruHra vigilat qui cuHoâit eam.
Tous éclatent de rire.
JEPPO.
Du plain-chant tout pur.
MAFFIO.
Quelque procession qui passe
GENNARO.
A minuit! c'est un peu tard.
JEPPO.
Bah! continuez, monsieur de Belverana.
VOIX au dehors, qui se rapprochent de plus en plus.
Oculos habent , et non videbunt. Nares habent , et non odorabuut. Aures habent,
et non audient.
Tous rient de plus en plus fort.
ACTE III. — IVRES MORTS. 517
JEPPO.
Sont-ils braillards, ces moines!
MAFFIO.
Regarde donc, Gennaro. Les lampes s'éteignent ici. Nous voici tout à
l'heure dans l'obscurité.
Les lampes pâlissent en effet, comme n'ayant plus J'huile.
VOIX au dehors, plus près.
Manm habent, et non palpabitnt. Pedes habent, et non ambuîabunt. Non damabunt
in mtture suo.
GENNARO.
Il me semble que les voix se rapprochent.
JEPPO.
La procession me fait l'effet d'être en ce moment sous nos fenêtres.
MAFFIO.
Ce sont les prières des morts.
ASCANIO.
C'est quelque enterrement.
JEPPO.
Buvons à la santé de celui qu'on va enterrer.
GUBETTA.
Savez-vous s'il n'y en a pas plusieurs ?
JEPPl 1.
Eh bien! à la santé de tous!
APOSTOLO, à Gubetta.
Bravo! — et continuons de notre côté notre invocation à saint Pierre.
GUBETTA.
Parlez donc plus poliment. On dit : A monsieur saint Pierre, honorable
huissier et guichetier patenté du paradis.
Il chante.
Si les saints ont des trognes,
Ton ciel est aux ivrognes
Quj n'ont- d'autres besognes
Que de boire aux chansons!
THÉÂTRE. II. 34
llll-n llrr.tr. ï (Tinvii r.
518 LUCRÈCE BORGIA.
TOUS.
Que de boire aux chansons!
GUBETTA.
Si la mer de Cocagne
Qui baigne ta campagne
Est faite en vin d'Espagne,
Change-nous en poissons !
TOUS, en choquant leurs verres avec des éclats de rire.
Change-nous en poissons!
La grande porte du fond s'ouvre silencieusement dans toute sa largeur. On voit au
dehors une vaste salle tapissée en noir, éclairée de quelques flambeaux, avec une
grande croix d'argent au fond. Une longue file de pénitents blancs et noirs dont
on ne voit que les yeux par les trous de leurs cagoules, croix en tête et torche en
main, entre par la grande porte en chantant d'un accent sinistre et d'une voix haute :
De prof un dis clamavï ad te, Domine!
Puis ils viennent se ranger en silence des deux côtés de la salle, et y restent immo-
biles comme des statues, pendant que les jeunes gentilshommes les regardent avec
stupeur.
MAFFIO.
Qu'est-ce que cela veut dire?
JEPPO, s'efforçant de rire.
C'est une plaisanterie. Je gage mon cheval contre un pourceau, et mon
nom de Liveretto contre le nom de Borgia, que ce sont nos charmantes
comtesses qui se sont déguisées de cette façon pour nous éprouver, et que
si nous levons une de ces cagoules au hasard, nous trouverons dessous la
figure fraîche et malicieuse d'une jolie femme. — Voyez plutôt.
11 va soulever en riant un des capuchons, et il reste pétrifié en voyant dessous le visage
livide d'un moine qui demeure immobile, la torche à la main et les yeux baissés.
Il laisse tomber le capuchon et recule.
— Ceci commence à devenir étrange!
MAFFIO.
Je ne sais pourquoi mon sang se fige dans mes veines.
LES PENITENTS, chantant d'une voix éclatante.
Gonauafîabit capita in terra multorum !
JEPPO.
Quel piège affreux! Nos épées! nos épées! Ah ci! messieurs, nous
sommes chez le démon ici.
ACTE III. — IVRES MORTS. 519
SCÈNE II.
Les Mêmes, DONA LUCREZIA.
DONA LUCREZIA, paraissant tout à coup, vêtue de noir, au seuil de la porte.
Vous êtes chez moi!
TOUS, excepté Gennaro, qui observe tout dans un coin du théâtre
où dona Lucrezia ne le voit pas.
Lucrèce Borgia !
DONA LUCREZi \.
Il y a quelques jours, tous, les mêmes qui êtes ici, vous disiez ce nom
avec triomphe. Vous le dites aujourd'hui avec épouvante. Oui, vous pouvez
me regarder avec vos yeux fixes de terreur. C'est bien moi, messieurs. Je
viens vous annoncer une nouvelle, c'est que vous êtes tous empoisonnés,
messeigneurs, et qu'il n'y en a pas un de vous qui ait encore une heure à
vivre. Ne bougez pas. La salle d'à côté est pleine de piques. A mon tour
maintenant. A moi de parler haut et de vous écraser la tête du talon! —
Jeppo Liveretto, va rejoindre ton oncle Vitelli que j'ai fait poignarder dans
les caves du Vatican! Ascanio Petrucci, va retrouver ton cousin Pandolfo
que j'ai assassiné pour lui voler sa ville! Oloferno Vitellozzo, ton oncle
t'attend, tu sais bien, Iago d'Appiani que j'ai empoisonné dans une fête!
Maffio Orsini, va parler de moi dans l'autre monde à ton frère de Gravina
que j'ai fait étrangler dans son sommeil! Apostolo Gazella, j'ai fait décapiter
ton père Francisco Gazella , j'ai iait égorger ton cousin Alphonse d'Aragon,
dis-tu; va les rejoindre! — Sur mon âme! vous m'avez donné un bal à
Venise, je vous rends un souper à Ferrare. Fête pour fête, messeigneurs!
JEPPO.
Voilà un rude réveil, Marfio!
MAFFIO.
Songeons à Dieu!
DONA LUCREZLA..
Ah! mes jeunes amis du carnaval dernier! vous ne vous attendiez pas à
cela? Pardieu! il me semble que je me venge. Qu'en dites-vous, messieurs:'
Qui est-ce qui se connaît en vengeance ici? Ceci n'est point mal, je ci
— Hein? qu'en pensez-vous? pour une femme!
Aux moines.
— Mes pères, emmenez ce^ gentilshommes dans la salle voisine qui
est préparée, confessez-les, et prohtez du peu d'instants qui leur restent
34-
520 LUCRECE BORGIA.
pour sauver ce qui peut être encore sauvé de chacun d'eux. — Messieurs,
que ceux d'entre vous qui ont des âmes y avisent. Soyez tranquilles. Elles
sont en bonnes mains. Ces dignes pères sont des moines réguliers de Saint-
Sixte, auxquels notre Saint-Père le pape a permis de m'assister dans des
occasions comme celles-ci. Et si j'ai eu soin de vos âmes, j'ai eu soin aussi
de vos corps. Tenez.
Aux moines qui sont devant la porte du fond.
— Rangez-vous un peu, mes pères, que ces messieurs voient.
Les moines s'écartent et laissent voir cinq cercueils couverts chacun d'un drap noir
rangés devant la port;.
— Le nombre y est. Il y en a bien cinq. — Ah! jeunes gens! vous
arrachez les entrailles à une malheureuse femme, et vous croyez qu'elle ne
se vengera pas! Voici le tien, Jeppo. Maffio, voici le tien. Oloferno, Apos-
tolo, Ascanio, voici les vôtres!
GENNARO, qu'elle n'a pas vu jusqu'alors, faisant un pas.
11 en faut un sixième, madame!
DONA LUCREZIA.
Ciel! Gennaro !
GENNARO.
Lui-même.
DONA LUCREZIA.
Que tout le monde sorte d'ici. — Qu'on nous laisse seuls. — Gubetta,
quoi qu'il arrive, quoi qu'on puisse entendre du dehors de ce qui va se
passer ici, que personne n'y entre!
GUBETTA.
Il suffit.
Les moines ressortent processionnellement, emmenant avec eux dans leurs files
les cinq seigneurs chancelants et éperdus.
SCENE III.
GENNARO, DONA LUCREZIA.
Il y a à peine quelques lampes mourantes dans l'appartement. Les portes sont refermées. Dona
Lucrezia et Gennaro, restés seuls, s'entre-regardent quelques instants en silence, comme ne
sachant par où commencer.
DONA LUCREZIA, se parlant à elle-même.
C'est Gennaro !
CHANT DES MOINES, au dehors.
Nisi Dom'tnm œdificaverit domum, in vanum laborant qui œâijicant eam.
ACTE III. — IVRES MORTS. 521
DONA LUCRKZIA.
Encore vous, Gennaro ! Toujours vous sous tous les coups que je frappe!
Dieu du ciel! comment vous êtes-vous mêlé à ceci?
GENNARO.
Je me cloutais de tout.
DONA LUCREZIA.
Vous êtes empoisonné encore une fois. Vous allez mourir!
GENNARO.
Si je veux. — J'ai le contre-poison.
DONA LUCRKZIA.
Ah oui! Dieu soit loué!
GENNARO.
Un mot, madame. Vous êtes experte en ces matières. Y a-t-il assez
d'élixir dans cette fiole pour sauver les gentilshommes que vos moines vien-
nent d'entraîner dans ce tombeau ?
DONA LUCREZIA, examinant la fiole.
Il y en a à peine assez pour vous, Gennaro !
GENNARO.
Vous ne pouvez pas en avoir d'autre sur-le-champ?
DONA LUCREZIA.
Je vous ai donné tout ce que j'avais.
CENNARO.
C'est bien.
DONA LUCREZl \.
Que faites-vous, Gennaro? Dépêchez-vous donc. Ne jouez pas avec des
choses si terribles. On n'a jamais assez tôt bu un contre-poison. Buvez, au
nom du ciel! Mon Dieu! quelle imprudence vous avez taire là! Mettez
votre vie en sûreté. Je vous ferai sortir du palais par une porte dérobée que
je connais. Tout peut se réparer encore. Il est nuit. Des chevaux seront
bientôt sellés. Demain matin vous serez loin de Ferrare. N'est-ce pas qu'il
s'y fait des choses qui vous épouvantent? Buvez, et partons. 11 faut vivre!
Il faut vous sauver!
522 LUCRÈCE BORGIA.
GENNARO, prenant un couteau sur la table.
C'est-à-dire que vous allez mourir, madame!
DONA LUCREZIA.
Comment! que dites-vous?
GENNARO.
Je dis que vous venez d'empoisonner traîtreusement cinq gentilshommes,
mes amis, mes meilleurs amis, par le ciel! et, parmi eux, Maffio Orsini,
mon frère d'armes, qui m'avait sauvé la vie à Vicence, et avec qui toute
injure et toute vengeance m'est commune. Je dis que c'est une action in-
fâme que vous avez faite là, qu'il faut que je venge Maffio et les autres, et
que vous allez mourir!
DONA LUCREZIA.
Terre et cieux!
GENNARO.
Faites votre prière, et faites-la courte, madame. Je suis empoisonné. Je
n'ai pas le temps d'attendre.
DONA LUCREZIA.
Bah! cela ne se peut. Ah bien oui! Gennaro me tuer! Est-ce que cela
est possible ?
GENNARO.
C'est la réalité pure, madame, et je jure Dieu qu'à votre place je me
mettrais à prier en silence, à mains jointes et à deux genoux. — Tenez,
voici un fauteuil qui est bon pour cela.
DONA LUCREZIA.
Non. Je vous dis que c'est impossible. Non, parmi les plus terribles
idées qui me traversent l'esprit, jamais celle-là ne me serait venue. — He
bien! hé bien! vous levez le couteau! Attendez! Gennaro! J'ai quelque
chose à vous dire!
GENNARO.
Vite.
DONA LUCREZIA.
Jette ton couteau, malheureux! Jette-le, te dis-je! Si tu savais... — Gen-
naro! Sais-tu qui tu es? Sais-tu qui je suis? Tu ignores combien je te tiens
de près. Faut-il tout lui dire? Le même sang coule dans nos veines, Gen-
naro! Tu as eu pour père Jean Borgia, duc de Gandia!
GENNARO.
Votre frère! Ah ! vous êtes ma tante ! Ah ! madame!
ACTE TH. — IVRES MORTS. 523
DONA LUCREZIA, à part.
Sa tante!
NNAR.O.
Ah! je suis votre neveu! Ah! c'est ma mère, cette infortunée duchesse de
Gandia, que tous les Borgia ont rendue si malheureuse! Madame Lucrèce,
ma mère me parle de vous dans ses lettres. Vous êtes du nombre de ces pa-
rents dénaturés dont elle m'entretient avec horreur, et qui ont tué mon père,
et qui ont noyé sa destinée, à elle, de larmes et de sang. Ah! j'ai de plus
mon père à venger, ma mère à sauver de vous maintenant! Ah! vous êtes
ma tante! Je suis un Borgia! Oh ! cela me rend fou ! — Ecoutez-moi, doua
Lucrezia Borgia, vous avez vécu longtemps, et vous êtes si couverte d'at-
tentats que vous devez en être devenue odieuse et abominable à vous-même.
Vous êtes fatiguée de vivre, sans nul doute, n'est-ce pas? Eh bien, il faut en
finir. Dans les familles comme les nôtres, où le crime est héréditaire et se
transmet de père en fils comme le nom, il arrive toujours que cette fatalité
se clôt par un meurtre, qui est d'ordinaire un meurtre de famille, dernier
crime qui lave tous les autres. Un gentilhomme n'a jamais été blâmé pour
avoir coupé une mauvaise branche à l'arbre de sa maison. L'espagnol Mu-
darra a tué son oncle Rodrigue de Lara pour moins que vous n'avez fait.
Cet espagnol a été loué de tous pour avoir tué son oncle, entendez-vous,
ma tante? — Allons! en voilà assez de dit là-dessus! Recommandez votre
âme à Dieu, si vous croyez à Dieu et à votre âme.
DONA LUCREZIA.
Gennaro! par pitié pour toi! Tu es innocent encore. Ne commets pas ce
crime
OKNNARO.
Un crime! Oh! ma tête s'égare et se bouleverse! Sera-ce un crime? Eh
bien! quand je commettrais un crime! Pardieu! je suis un Borgia, moi!
A genoux, vous dis-je! ma tante! à genoux!
DONA LUCREZIA.
Dis-tu en effet ce que tu penses, mon Gennaro ? Est-ce ainsi que tu payes
mon amour pour toi ?
GENNARO.
Amour ! . . .
DONA LUCREZIA.
C'est impossible. Je veux te sauver de toi-même. Je vais appeler. Je vais
er.
GENNARO.
Vous n'ouvrirez point cette porte. Vous ne ferez point un pas. Et quanta
524 LUCRECE BORGIA.
vos cris, ils ne peuvent vous sauver. Ne venez-vous pas d'ordonner vous-
même tout à l'heure que personne n'entrât, quoi qu'on pût entendre au de-
hors de ce qui va se passer ici ?
DONA LUCREZIA.
Mais c'est lâche ce que vous faites là, Gennaro! Tuer une femme, une
femme sans défense! Oh! vous avez de plus nobles sentiments que cela dans
l'âme! Ecoute-moi, tu me tueras après si tu veux, je ne tiens pas à la vie,
mais il faut bien que ma poitrine déborde, elle est pleine d'angoisse de la
manière dont tu m'as traitée jusqu'à présent. Tu es jeune, enfant, et la jeu-
nesse est toujours trop sévère. Oh! si je dois mourir, je ne veux pas mourir
de ta main. Cela n'est pas possible, vois-tu, que je meure de ta main. Tu ne
sais pas toi-même à quel point cela serait horrible. D'ailleurs, Gennaro, mon
heure n'est pas encore venue. C'est vrai, j'ai commis bien des actions mau-
vaises, je suis une grande criminelle ; et c'est parce que je suis une grande
criminelle qu'il faut me laisser le temps de me reconnaître et de me repen-
tir. Il le faut absolument, entends-tu, Gennaro?
GENNARO.
Vous êtes ma tante. Vous êtes la sœur de mon père. Qu'avez-vous fait de
ma mère, madame Lucrèce Borgia ?
DONA LUCREZIA.
Attends! attends! Mon Dieu, je ne puis tout te dire. Et puis, si je te disais
tout, je ne ferais peut-être que redoubler ton horreur et ton mépris pour
moi ! Ecoute-moi encore un instant. Oh ! je voudrais bien que tu me re-
çusses repentante à tes pieds! Tu me feras grâce de la vie, n'est-ce pas? Eh
bien! veux-tu que je prenne le voile? Veux-tu que je m'enferme dans un
cloître, dis? Voyons, si l'on te disait : Cette malheureuse femme s'est fait
raser la tête, elle couche dans la cendre, elle creuse sa fosse de ses mains,
elle prie Dieu nuit et jour, non pour elle, qui en aurait besoin cependant,
mais pour toi, qui peux t'en passer; elle fait tout cela, cette femme, pour
que tu abaisses un jour sur sa tête un regard de miséricorde, pour que tu
laisses tomber une larme sur toutes les plaies vives de son cœur et de son
âme, pour que tu ne lui dises plus, comme tu viens de le faire avec cette
voix plus sévère que celle du jugement dernier : Vous êtes Lucrèce Borgia!
Si l'on te disait cela, Gennaro, est-ce que tu aurais le cœur de la repous-
ser? Oh! grâce! ne me tue pas, mon Gennaro! Vivons tous les deux, toi
pour me pardonner, moi pour me repentir! Aie quelque compassion de
moi! Enfin, cela ne ^ert à rien de traiter sans miséricorde une pauvre misé-
rable femme qui ne demande qu'un peu de pitié! — Un peu de pitié!
Grâce de la vie! -- Et puis, vois-tu bien, mon Gennaro, je te le dis pour toi,
ce serait vraiment lâche ce que tu ferais là, ce serait un crime affreux, un
ACTE III. — IVRES MORTS.
525
assassinat! Un homme tuer une femme! un homme qui est le plus fort! Oh!
tu ne voudras pas! tu ne voudras pas!
Madame. . .
GENNARO, ébranlé.
DON A LUCREZIA.
Oh! je le vois bien, j'ai ma grâce! Cela se lit dans tes yeux. Oh! laisse-
moi pleurer à tes pieds!
UNE VOIX, au dehors.
Gennaro!
Qui m'appelle ?
Mon frère Gennaro!
C'est Maffio!
GENNARO.
LA VOIX.
GENNARO.
LA VOIX.
Gennaro! Je meurs! Venge-moi!
GENNARO, relevant le couteau.
C'est dit. Je n'écoute plus rien. Vous l'entendez, madame, il faut mourir!
DONA LUCREZIA, se débattant et lui retenant le bras.
Grâce! grâce! Encore un mot!
Non!
Pardon! Ecoute-moi!
Non!
Au nom du ciel!
Non!
GENNARO.
DON \ LUCREZIA.
GENNARO.
DONA LUCREZIA.
GENNARO.
Il la frappe.
DONA LUCREZIA.
Ah!... tu m'as tuée! — Gennaro! je suis ta mère!
526 LUCRECE BORGIA.
Nous publions les notes de 1833 et de 1882 avec les scènes données dans l'édition
originale et dans l'édition ne variettir Hetzel-Quantin. Ces scènes devraient, comme
pour les autres drames, paraître soit dans le Reliquat, soit dans l'étude du manuscrit.
Or, si le texte des notes se trouve bien, en effet, dans le manuscrit relié par les
soins de Victor Hugo et légué par lui à la Bibliothèque nationale, en revanche
les scènes, les variantes et les deux dénouements reproduits dans les éditions de 1833
et de 1882 ne figurent pas dans le manuscrit. Ont-ils été envoyés par Victor Hugo
à l'imprimerie en 1833 et n'ont-ils pas été rendus ou réclamés? ont-ils été égarés en
1882 ? Il faut admettre ces hypothèses puisque Victor Hugo n'a pas joint au manu-
scrit, en le faisant relier, les scènes imprimées dans l'édition ne varlditr et dans l'édi-
tion originale. (Note de l'éditeur.)
NOTES
DE
L'ÉDITION ORIGINALE.
1833
Le texte de la pièce, telle qu'elle est imprimée ici, est conforme à la représenta-
tion, à deux variantes près que l'auteur croit devoir donner ici pour ceux de
MM. les directeurs des théâtres de province qui voudraient monter Lucrèce Borgia.
Voici de quelle façon se termine à la représentation la deuxième partie du premier
acte :
A peine les gentilshommes ont-ils disparu, qu'on voit la tête de Rustighello passer derrière l'angle de
la maison de Gennaro. Il regarde si tous sont bien éloignés, puis avance avec précaution et fait un
signe derrière lui. Plusieurs hommes armés paraissent. Rustighello, sans dire une parole, les place,
en leur recommandant le silence par gestes, l'un en embuscade à droite de la porte de Gennaro,
l'autre à gauche, l'autre dans l'angle du mur, les deux derniers derrière les piliers du balcon ducal.
Au moment où il a fini ces dispositions, Astolfo paraît dans la place et aperçoit Rustighello sans voir
les soldats embusqués.
SCÈNE III.
RUSTIGHELLO, ASTOLFO.
ASTOLFO.
Que diable fais-tu là, Rustighello?
RUSTIGHELLO.
J'attends que tu t'en ailles, Astolfo.
NOTES DE L'EDITION ORIGINALE. 527
ASTOLFO.
En vérité !
RUSTIGHELLO.
Et toi, que fais-tu là, Astolfo?
ASTOLFO.
J'attends que tu t'en ailles, Rustighello.
RUSTIGHELLO.
A qui donc as-tu affaire, 'Astolfo?
ASTOLFO.
A l'homme qui demeure dans cette maison. --Et toi, à qui en veux-tu?
RUSTIGHELLO.
Au même.
ASTOLFO.
Diable !
RUSTIGHELLO.
Qu'est-ce que tu en veux faire?
ASTOLFO.
Je veux le mener chez la duchesse. — Et toi?
RUSTIGHELLO.
Je veux le mener chez le duc.
ASTOLFO.
Diable !
RUSTIGHELLO.
Qujest-ce qui l'attend chez la duchesse?
ASTOLFO.
L'amour, sans doute. — Et chez le duc?
RUSTIGHELLO.
Probablement la potence.
ASTOLFO.
Comment faire? il ne peut pas être à la fois chez le duc et chez la duchesse, amant
heureux et pendu.
RUSTIGHELLO.
A-t-il de l'esprit, cet Astolfo !
Il fait un signe, les deux sbires cachés sous le balcon ducal s'avancent
et saisissent au collet Astolfo.
528 LUCRÈCE BORGIA.
RUSTIGHELLO.
Saisissez cet homme. — Vous avez entendu ce qu'il a dit. Vous en témoignerez.
— Silence, Astolfo!
Aux autres sbires.
Enfants, à l'œuvre, à présent! Enfoncez-moi cette porte.
Dans le troisième acte, la scène de l'orgie, à partir de la page 158 jusqu'à la
page 163 (1), doit être jouée comme il suit :
GUBETTA.
Une chanson à boire, messieurs! il nous faut une chanson à boire qui vaille mieux
que le sonnet du marquis Oloferno. Ce n'est pas moi qui vous en chanterai une, je
jure par le bon vieux crâne de mon père que je ne sais pas de chansons, attendu
que je ne suis pas poëte et que je n'ai point l'esprit assez galant pour faire se
becqueter deux rimes au bout d'une idée. Mais vous, seigneur Maffio, qui êtes de
belle humeur, vous devez savoir quelque chanson de table. Que diable ! chantez-
nous-la, amusons-nous!
MAFFIO.
Je veux bien, emplissez les verres.
Il chante.
Amis, vive l'orgie!
J'aime la folle nuit
Et la nappe rougie
Et les chants et le bruit,
Les dames peu sévères,
Les cavaliers joyeux,
Le vin dans tous les verres,
L'amour dans tous les yeux!
La tombe est noire,
Les ans sont courts,
Il faut, sans croire
Aux sots discours,
Très souvent boire,
Aimer toujours!
TOUS EN CHŒUR.
La tombe est noire, etc.
Ils choquent leurs verres en riant aux éclats. Tout à coup on entend des voix éloignées
qui chantent au dehors sur un ton lugubre.
M Voir pages 515 à 517 de cette édition.
NOTES DE L'ÉDITION ORIGINALE. 329
VOIX AU DEHORS.
Sanaum et tembile nom en ejus. Initium sapientia ttmor Domini.
PPO.
Ecoutez, messieurs! Corbacquc! Pendant que nous chantons à boire, l'écho chante
vêpres.
t TOUS.
Ecoutons !
VOIX AU DEHORS, un peu plus rapprochées.
Nisi Domimts cuBodierit civitatem , fruftra vinlat qui cuBodit eam.
JEPPO, riant.
Du plain-chant tout pur.
MA H 10.
Quelque procession qui passe.
GENNARO.
A minuit! C'est un peu tard.
JEPPO.
Bah! continuons.
VOIX AU DKHORS, qui se rapprochent de plus en plus.
Octdos habent, et non videbunt. Nares habent, et non odorabuni. A.ures babenl, et non
audieni.
JEPPO.
Sont-ils braillards, ces moines!
MAI 1 K).
Regarde donc, Gennaro. Les lampes s'éteignent ici. Nous voici tout à l'heure dans
l'obscurité.
VOIX AU DEHORS, très près.
Manm habent, et non palpabunt. Vedes habent et non atnbulabunt Non clamabnnt in cul-
ture suo.
GENNARO.
Il me semble que les voix se rapprochent.
.1! l'PO.
La procession me lait l'effet d'être en ce moment sous nos fenêtres.
MAI I lu.
Ce sont les prières des morts.
ASCANIO.
C'est quelque enterrement.
530 LUCRECE BORGIA.
JEPPO.
Buvons à la santé de celui qu'on va enterrer.
GUBETTA.
Savez-vous s'il n'y en a pas plusieurs ?
JEPPO.
Eh bien, à la santé de tous!
Ils choquent leurs verres.
APOSTOLO.
Bravo! Et continuons de notre côté notre chanson à boire.
TOUS EN CHŒUR.
La tombe est noire,
Les ans sont courts,
Il faut, sans croire
Aux sots discours,
Très souvent boire,
Aimer toujours!
VOIX AU DEHORS.
Non morfui lauàabunt te, Domine, néant omnes qui descendant in injernitm.
MAFFIO.
Dans la douce Italie,
Qujéclaire un si doux ciel,
Tout est joie et folie,
Tout est nectar et miel.
Ayons donc à nos fêtes
Les fleurs et les beautés ,
La rose sur nos têtes,
La femme à nos côtés!
TOUS.
La tombe est noire, etc.
La grande porte du fond s'ouvre.
L'auteur ne terminera pas cette note sans engager ceux des acteurs de province
qui pourraient être chargés des rôles de sa pièce à étudier, s'ils en ont l'occasion , la
manière dont Lucrèce Borgia est représentée à la Porte-Saint-Martin. L'auteur est heureux
de le dire, il n'est pas un rôle dans son ouvrage qui ne soit joué avec une intelligence
singulière. Chaque acteur a la physionomie de son rôle. Chaque personnage se pose
NOTES DE L'EDITION ORIGINALE. 531
à son plan. De là un ensemble parfait, quoique mêlé à tout moment de verve et
de fantaisie. Le jeu général de la pièce est tout à la fois plein d'harmonie et plein de
relief, deux qualités qui s'excluent d'ordinaire. Aucun de ces effets criards qui détonnent
dans les troupes jeunes, aucune de ces monotonies qui alanguissent les troupes faites.
Il n'est pas de troupe à Paris qui comprenne mieux que celle de la Porte- Saint-
Martin la mystérieuse loi de perspective suivant laquelle doit se mouvoir et s'étager
au théâtre ce groupe de personnages passionnés ou ironiques qui noue et dénoue un
drame.
Et cet ensemble est d'autant plus frappant dans le cas présent, qu'il y a dans
Lucrèce Borgîa certains personnages du second ordre représentés à la Porte-Saint-Martin
par des acteurs qui sont du premier ordre et qui se tiennent avec une grâce, une
loyauté et un goût parfaits dans le demi-jour de leurs rôles. L'auteur les en re-
mercie ici.
Quant aux deux grands acteurs dont la lutte commence aux premières scènes du drame
et ne s'achève qu'à la dernière , l'auteur n'a rien à leur dire qui ne leur soit dit chaque
soir d'une manière bien autrement éclatante et sonore par les acclamations dont le
public les salue. M. Frederick a réalisé avec génie le Gennaro que l'auteur avait rêvé.
M. Frederick est élégant et familier, il est plein de fatalité et plein de grâce, il est
redoutable et doux; il est enfant et il est homme; il charme et il épouvante; il est mo-
deste, sévère et terrible. Mademoiselle George réunit également au degré le plus rare
les qualités diverses et quelquefois même opposées que son rôle exige. Elle prend
puissamment et en reine toutes les attitudes du personnage qu'elle représente. Mère
au premier acte, femme au second, grande comédienne dans cette scène de ménage
avec le duc de Ferrare , où elle est si admirablement secondée par M. Lockroy, grande-
tragédienne pendant l'insulte, grande tragédienne pendant la vengeance, grande
tragédienne pendant le châtiment, elle passe comme elle veut, et sans effort, du
pathétique tendre au pathétique terrible. Elle lait applaudir et elle fait pleurer. Elle
est sublime comme Hécube et touchante comme Desdémona.
532
LUCRECE BORGTA.
ÉDITION DE 1882,
ACTE I. — DEUXIEME PARTIE.
SCÈNE IV
RUSTIGHELLO, ASTOLFO.
Les voilà bien! Il y a toujours un tas de gens inutiles qui viennent vous déran-
ger dans vos opérations, et qui ne savent que fourrer le nez aux choses secrètes
que vous pouvez faire. Et puis, après cela, quand on veut les tuer, ils font les
étonnés et ont l'air de ne pas s'être attendus à cela. C'est cependant bien naturel.
Il me faut le secret, je tue les curieux. C'est le moyen connu. Il n'y en a pas
d'autre.
ASTOLFO.
Rustighello, je t'en conjure. . .
RUSTIGHELLO.
Je vous demande un peu ce que deviendraient les gouvernements si les gens
pouvaient regarder dans les choses et en parler après à leur fantaisie! Tu t'es mis
dans un mauvais cas, Astolto!
ASTOLFO.
Rustighello, je te laisse l'homme. Fais-en ce qu'il te plaira. Mais laisse-moi
partir d'ici. Tu ne voudras pas ma mort, à moi! J'ai épousé ta sœur, nous sommes
frères.
RUSTIGHELLO.
Qu'est-ce que cela fait? On voit bien que tu n'entends rien à la politique.
ASTOLFO.
Rustighello !
RUSTIGHELLO.
Allons, va-t'en, pleureur! Tu n'entends rien aux affaires, je te dis. Tu me fais
manquer à mon devoir. Mais n'y reviens pas une autre fois. Et surtout pas un mot
de tout ceci à madame Lucrèce.
ASTOLFO.
Sois tranquille! Adieu, mon bon Rustighello! Que le ciel et ses anges soient
avec toi !
RUSTIGHELLO.
Va-t'en au diable!
Astolfo sort.
NOTES DE L'ÉDITION DE 1882.
533
ACTE III. — SCENE DERNIERE.
GENNARO, DON A LUCREZIA.
Elle s'entuit. Il la poursuit. Ils parlent tous deux à la lois sans s'entendre.
Grâce! grâce! pardon!
Point de pardon!
Mon Gennaro !
Je ne suis pas ton Gennaro !
Au nom du ciel!
Non!
Ah!...
DONA LUCREZIA.
GENNARO.
DONA M ( R.EZIA.
i i NNARO.
Il la saisit aux cheveux.
DONA I.l CREZIA.
GENNARO.
Il la trappe.
DONA LUCREZIA.
Elle tombe à la renverse sur un fauteuil, les yeux fermés, comme morte.
GENNARO, laissant échapper le couteau.
O mon Dieu! quel cri clic a pousse! Ce cri, il me semble qu'il m'a réveillé d'un
rêve! - Qu'est-ce que j'ai fait là? Je viens de tuer une femme! ("est horrible à un
homme de tuer une femme! c'est lâche! - Un assassinat! il y a un assassinat sur
moi à présent! J'ai les mains couvertes de sang! Mais c'est un crime affreux que j'ai
commis là! — Du secours! du secours! il faut secourir cette malheureuse! - Per-
sonne! Je suis donc seul dans ce palais! Mes amis sont là, dans la chambre voisine,
mais peut-être à cette heure n'y a-t-il plus que des morts. — Oh! mais elle va expi-
rer. Est-il déjà trop tard? De l'air! donnons-lui de l'air! - O mon Dieu! qu'est-ce
que j'ai fait là?
Il ramasse le couteau et coupe les lacets de dona Lucrc/.ia. Au moment où il lui découvre la poitrine
il en tombe un paquet de lettres tout ensanglantées.
Qu'est-ce que c'est- que ces papiers? Des lettres!
Il les examine.
Mon écriture! Mon Dieu! (Test vraiment mon écriture!
Il feuillette et lit :
«Ma mère!... Ma mère!... Ma bonne mère! » — Partout ma mère! Ce sont
mes lettres à ma mère! Saints du ciel! comment se trouvent-elles ici? sur le cœur
théâtre. — 11. 35
lUl'TUUlr.rr ÎIAT1
534 LUCRECE BORGIA.
de cette femme que je viens de poignarder? — Oh! voilà qu'il me vient une lumière
affreuse! Est-ce que je me serais mépris d'une si épouvantable façon? L'amour que
cette femme avait pour moi, la tendresse inexplicable de ses paroles, son regard tou-
jours attaché à tous mes pas, son pardon continuel de toutes mes duretés... O mon
Dieu! qu'est-ce que j'entrevois?
Se jetant sur le corps de dona Lucrezia.
Madame! madame!... O ciel! est-ce qu'elle est déjà expirée? Madame!... — Ah!
Dieu soit béni, elle a fait un mouvement! son œil se rouvre! Dieu! comme sa bles-
sure saigne! — Madame! répondez-moi, madame!
DONA LUCREZIA, entr'ouvrant les paupières.
Mon Gennaro! que me veux-tu?
GENNARO.
Est-ce que vous seriez ma mère?
DONA LUCREZIA, se dressant comme par une secousse galvanique.
Que dis-tu là?
GENNARO.
Etes-vous ma mère?
DONA LUCREZIA.
Non! sois tranquille, mon Gennaro! je ne suis pas ta mère!
GENNARO.
Si! vous l'êtes!
DONA LUCREZIA.
Ciel! qu'est-ce donc qui t'a dit cela?
GENNARO.
Ces lettres!
DONA LUCREZIA.
Tes lettres!
GENNARO.
Et puis, je viens de le voir dans vos yeux!
DONA LUCREZIA, revenant à elle.
Hélas! hélas! je voulais te le cacher; je voulais, pour le repos de ta vie, emporter
mon secret en mourant. Mais tu sais tout! oui, tu es mon fils, mon fils! mon
enfant adoré! — Ah! laisse-moi t'appeler mon fils! depuis vingt ans j'ai soif de t'ap-
peler mon fils!
GENNARO, tombant à ses pieds, étouffé de sanglots.
Ma mère!
NOTES DE L'ÉDITION DE 1882. 535
DONA LUCREZIA.
Tes lettres bien aimées! donne les-moi que je les voie encore et que je les baise!
— - Je faisais comme toi, je les mettais sur mon cœur. -- Vois, le poignard les a tra-
versées. — - La cuirasse est moins bonne que tu ne croyais, Gcnnaro!
GENNARO.
Oh! c'est vraiment bien affreux! Comment! vous qui m'avez porté dans votre
sein, vous dont la pensée est mon seul bonheur depuis que je me connais, vous qui
avez tant souffert pour moi, vous qui m'aimiez d'un amour si adorable et si angé-
lique, vous qui êtes ma mère! c'est comme cela que je vous retrouve! - et l'on
dit qu'il y a un Dieu dans le ciel! - je vous retrouve couverte de votre sang, je
vous retrouve avec un couteau dans la poitrine, je vous retrouve tuée, ma mère!
tuée! et par qui? par moi! Oh! je suis un misérable! Oh! dire que c'est moi qui ai
fait cela, moi qui vis, moi qui parle, moi qui respire en ce moment! dire que ce
n'est pas un reve, que ce couteau est un couteau, que ce sang est du sang, que cette
mourante est ma mère!
DONA Ll CREZIA, d'un air sombre.
Gennaro! ne pleure pas tant Lucrèce Borgia !
Gl .SN'ARO.
Lucrèce Borgia? Vous appelez-vous Lucrèce Borgia? est-ce que je sais si vous vous
appelez Lucrèce Borgia? Ma mère est ma mère! voilà tout! — Pourquoi ne m'avez-
vous pas dit plus tôt que vous étiez ma mère.-'
DONA LUCREZIA.
Le Valentinois ne t'aurait pas laissé une heure de vie. Et puis je craignais d'exposer
ta tendresse filiale au choc redoutable de mon nom.
GENNARO.
Pourquoi ne me l'avoir pas dit au moins tout à l'heure?
h' IN \ I.i < R.EZIA.
Avant le coup, j'ai essayé, tu n'as pas compris. Après le coup, je ne devais plus
rien dire.
GENNAK» i.
Ma mère! ma mère! Maudissez-moi!
DONA LUCREZIA.
-le te pardonne, mon fils! je te pardonne! Mon pauvre enfant, ne te crois pas plus
coupable que tu ne l'es. Quj est-ce qui est juge de cela si ce n'est moi? Je voudrais
bien que quelqu'un osât te blâmer, quand je ne me plains p.is, moi! — O mon
35-
536 LUCRECE BORGIA.
Gennaro, je fais plus que te pardonner, je te remercie! quelle plus heureuse mort
pouvais-je avoir? — Là! mets ta tête sur mes genoux, et calme-toi, mon enfant! —
Il faut bien toujours finir par mourir, eh bien, je meurs près de toi. Tu m'as blessée
au cœur, mais tu m'aimes. Mon sang coule, mais tes larmes s'y mêlent. Oh! je dirai
à Dieu, s'il m'est donné de le voir, que tu es un bon fils!
GENNARO.
Vous me pardonnez! Ah! vous êtes bonne! Oh! il faut que vous viviez! Laissez-
moi appeler du secours. Vous guérirez, ma mère bien-aimée! Vous vivrez, vous serez
heureuse!
DONA LUCREZIA.
Vivre, non. Heureuse, je le suis. Tu sais que je suis ta mère, et je ne te fais pas
reculer d'horreur, et tu m'aimes, et tu pleures avec moi. Je serais bien difficile, te
dis-je, si je n'étais pas heureuse!
GENNARO.
Il faut vivre, ma mère!
DONA LUCREZIA.
Il faut mourir. — Ma poitrine se remplit, je le sens. Mon fils, mon fils adoré!. . .
— oh! comprends-tu la joie que j'ai à te dire tout haut et à toi-même : mon fils! —
mon fils, embrasse-moi!
Il l'embrasse. Elle jette un cri.
Oh!... ma blessure!... — Quelle misère! Ce que je souhaitais le plus au
monde, un tendre embrassement de mon fils, sa poitrine serrée contre ma poi-
trine, cela m'a fait du mal! — C'est égal! embrasse-moi, mon fils! la joie passe
encore la douleur!
GENNARO.
Oh! mon Dieu! tout n'est pas désespéré peut être. Le ciel ne serait pas juste de
ne nous réunir que pour nous séparer plus cruellement, et de vous reprendre tout
de suite. Ma mère, un peu de secours vous sauverait. Laissez-moi courir. . .
DONA LUCREZIA.
Ne me quitte pas. Ne gâte pas mes derniers instants. Restons seuls. Devant les
autres, je ne pourrais pas t'appeler mon fils. — Comment peux-tu croire qu'aucun
secours humain me sauverait? Est-ce que tu ne t'aperçois pas que ma voix baisse?
Tiens, ma main est déjà froide. Touche-la. — Gennaro! mon fils! je veux mourir
dans tes bras. Je suis contente ainsi. Ne pleure pas, je ne souffre presque plus.
Presque plus, je t'assure. Tiens, vois-tu, je souris. — - Oh! j'ai été si à plaindre! ce
moment où nous sommes, cette heure qui te semble à toi si affreuse et si lugubre,
juge, mon enfant, c'est l'heure la plus heureuse de ma vie!
GENNARO, avec désespoir.
Ma mère! — Oh! mon Dieu! mon Dieu! conservez -moi ma mère!
NOTES DE L'ÉDITION DE 1882. 537
DONA LUCREZIA, sanglotant tout à coup et le serrant dans ses bras.
Ah! c'est vrai pourtant! hélas! hélas! tu vas perdre ta mère, mon pauvre enfant!
Que je te plains, mon fils, de perdre ta mère! Qu'est-ce nue tu deviendras quand
tu ne l'auras plus? O mon Dieu, je voudrais que toutes les femmes lussent là pour
te recommander à elles. Cet horrible duc de Valentinois! qui est-ce qui veillera sur
mon enfant quand je serai morte ? Est-il donc bien vrai que je vais mourir et te
quitter pour jamais, mon Gennaro? Tout à l'heure, vois-tu, j'avais l'air résignée,
mais je ne l'étais pas. Je ne voulais pas te briser tout à fait. Maintenant c'est plus
fort que moi. Mon cœur éclate quand je songe que tu vas rester seul, (-'est bien
affreux de mourir quand on laisse son enfant après soi! Gennaro! mon Gennaro! je
te connais, tu as besoin d'amour, toi! (juand ma poitrine ne battra plus, qui est-ce
qui t'aimera d'un cœur désintéressé, pour toi-même, pour toi seul, et sans autre-
pensée que celle de t'aimer? Hélas, on a beau dire, vous autres hommes, la femme
qui vous aime le mieux dans cette vie, c'est toujours votre mère! Est-ce que tu
crois vraiment aux autres espèces d'amour, mon Gennaro? - Tu pleures, tu ne
peux plus parler, mon pauvre entant! — Adieu! Je sens que cela monte et que
je vais m'éteindre. — Oh! un peu d'air! un peu d'air! — Ta main! ta main! -
Oh! j'étouffe! — Viens, approche-toi. Tout près.
GENNARO.
Me voici, ma mère.
DONA LUCREZIA.
Soulève-moi. — Il me semble que tout est expié maintenant et que je puis me
hasarder à lever les yeux au ciel.
Elle étend la main sur lui.
O mon Dieu! si une femme comme moi a encore le droit de bénir quelqu'un, je
bénis l'enfant innocent de mes entrailles, mon Gennaro! — Adieu! adieu, mon hls!
vis longtemps et sois heureux! — Ah! que viens-tu de jeter et de briser à terre."
GENNARO.
Le contre-poison.
AUTRE VARIANTE DE LA SCEKI. 1 7 Y. [LE
GENNARO.
Je n'écoute plus rien. Finissons-en.
Il la saisit par les cheveux et la trappe.
538 LUCRECE BORGIA.
DONA LUCREZIA.
Gennaro! ■ — Je suis ta mère!
GENNARO , tremblant et laissant tomber le couteau.
Ma mère ! oh ! vous raillez ! t
DONA LUCREZIA.
Ta mère ! et tu m'as tuée !
GENNARO.
Oh! non, cela n'est pas! est-ce que cela se peut? Vous, ma mère! Par pitié,
dites-moi que vous n'êtes pas ma mère!
DONA LUCREZIA, tirant de sa poitrine un paquet de lettres ensanglantées.
Il y avait là sur mon cœur des lettres. Les voici. Prends-les, Gennaro. Mon sang
n'a peut-être pas tout effacé. — Reconnais-tu cette écriture?
GENNARO, y jetant un regard.
Mes lettres!
DONA LUCREZIA.
Le poignard a passé au travers. La cuirasse est moins bonne que tu ne croyais,
Gennaro.
GENNARO.
Oh oui! ô mon Dieu! vous êtes bien ma mère! Oh! je n'avais pas songé à l'in-
ceste! Dieu du ciel! pourquoi ne me l'avoir pas dit plus tôt?
DONA LUCREZIA.
J'avais honte. Pour me faire dire tout, mon fils, il a fallu la pointe de ton cou-
teau. Mon secret m'a jailli du cœur avec mon sang. — Te l'avouerai-je? il m'était
doux d'être du moins aimée par toi d'un côté, pendant que tu me haïssais de l'autre.
Tu aimais ta mère, Gennaro, aurais-tu aimé Lucrèce Borgia?
GENNARO.
Vous, ma mère!
DONA LUCREZIA.
Et puis le Valentinois était là, le Valentinois qui a tué ton père! Une fois mon
secret connu, ne fût-ce que de toi, tu n'aurais pas vécu un jour. Hélas! dans l'obscu-
rité même où je t'avais caché, il me semblait par moment que le tigre rôdait autour
de toi, et je tremblais, malheureuse mère, qu'il ne te flairât de sa famille!
GENNARO.
J'ai tué ma mère! vous êtes ma mère! Oh! que de crimes mis à nu par ce
seul mot!
NOTES DE L'ÉDITION DE 1882. 539
Une mère incestueuse!
Un fils parricide!
Gennaro!
DONA LUCREZIA.
G] WARO.
DONA LUCREZIA.
GENNARO.
Oui, je suis parricide! Oui, c'est bien moi qui ai fait cela, moi cjui suis là, moi
qui parle! Mon Dieu! que cela est étrange d'être parricide!
DONA LUCREZIA.
Mon fils, reviens à toi!
GENNARO.
Parricide! Oh! est-ce que ces murailles me souffriront ici sans m' écraser? On
m'avait dit que les parricides étaient des êtres tellement monstrueux que les plafonds
de marbre se précipitaient d'eux-mêmes sur leurs têtes. Et moi, je marche, je respire,
je vis, je suis! Maudissez-moi, ma mère! étendez votre bras sur moi! le bras d'une
mère levé pour maudire son fils doit faire crouler le ciel !
DONA LUCREZIA.
Mon fils, ce meurtre n'est pas ton crime, c'est ma faute!
GENNARO.
Est-ce que je n'ai pas quelque chose de changé dans le visage? Cela se voit-il,
dites-moi, quand on est parricide? Regardez-moi bien, ma mère! est-ce que je res-
semble encore aux autres hommes? Il est impossible que je n'aie pas un signe sur le
front! comment est-il fait, ce signe? — Oh! n'est-ce pas? on se rangera devant moi
désormais, on se détournera, on ne me fera pas de mal, on me laissera passer comme-
une chose sacrée, comme la proie vivante de la fatalité, les toits où j'aurai dormi
s'écrouleront, la trace de mes pas ne pourra s'imprimer dans la neige, ni sur le sable,
tout ce que j'aurai touché s'évanouira, les mères frapperont leurs enfants sur mon
passage pour qu'ils se souviennent toute leur vie de m'avoir vu. N'est-ce pas que
c'est terrible? Cela se fera pour moi. Cela s'est bien fait pour Caïn. Je vais devenir
un homme comme il y en a dans les contes. Tenez, vous voyez bien que ce sang
que j'ai sur les mains ne veut pas s'effacer! Regardez-moi bien.
Montrant SOD lr.>nt.
Je vous dis qu'il est impossible que je n'aie pas quelque chose là.
DONA I.i CRI. XI \.
Tu n'as rien! ta tête se perd, mon Gennaro!
54°
LUCRECE BORGIA.
GENNARO.
Il y a un mot, vous dis-je, qui est écrit là, et que je sens bien, moi!
DONA LUCREZIA.
Non. Quel mot?
Quel mot? Parricide!
GENNARO.
NOTES DE CETTE ÉDITION.
LE MANUSCRIT
m.
LUCRÈCE BORGIA.
La première impression que l'on éprouve en parcourant d'un bout à l'autre le
manuscrit de Lucrèa Borgia, c'est que ce drame a été écrit d'une allure rapide. 11 semble
que Victor Hugo, en pleine possession de son sujet, ait été pressé de terminer sa
pièce; il a dû même, pour ne pas perdre de temps, avoir plusieurs plumes à
sa porte'e, car on reconnaît dans de nombreux passages des écritures alternées prove-
nant de plumes différentes.
Quand on relit attentivement le manuscrit, on peut se convaincre que des scènes
entières ont été improvisées d'un premier jet; d'autres au contraire ont été revues,
corrigées, remaniées, refaites même entièrement, mais l'impression générale qui
subsiste, c'est que, si parfois des scènes ont été particulièrement travaillées , même
dans les ajoutés la fougue de l'inspiration s'accuse très nettement; elle est justifiée
d'ailleurs par la rapidité de l'exécution puisqu'en onze jours les trois actes étaient
achevés.
Le manuscrit de Lucrèce Borgia est de même format et de même papier que celui du
Roi s'anime et, comme lui , écrit des deux cotés de la page.
Sur le premier feuillet, le ti.re définitif : Lucrèce Borgia, est tracé, comme les titres
d'actes, d'une écriture droite, un peu fantaisiste. Nous en donnons le fac-similé,
P;lge +39-
Au feuillet suivant, le titre primitif écrit en 1852 en même temps que le drame :
Un soupir à Fii-rare, est, comme tout le manuscrit, en anglaise appuyée, nette.
En tête de la préface cette note :
II y a encore environ quatre pages de préface qu'on pourra venir cherch
Peu de ratures dans cette préface conforme à l'édition.
Comme pour Manon dt Larme et le Roi s'amuse, les actes sont paginés séparément
par lettres alphabétiques.
ACTE!. — AFFRONT SUR A.FFRONT. Première partie. - - 9 juillet 1832.
Ce premier acte abonde en ajoutés. Nous mentionnons les principaux.
542 LUCRECE BORGIA.
SCÈNE I. ■ — Gubetta, Gennaro, Maffio, etc.
Dans le récit de Maffio, un fort ajouté en marge nous donne les antécédents de
Gennaro, l'origine de son amitié pour Maffio. Plus loin, les précautions prises par
Lucrèce Borgia pour cacher son fils sont justifiées dans un développement en marge,
à partir de :
Est-ce César Borgia qui a réussi à le soustraire à sa mère ?. . .
jusqu'à cette réplique :
Pardieu! il veut être le seul Borgia et avoir tous les biens du pape.
SCÈNE II. — Gubetta, dona Lucrezia, Gennaro, endormi.
GUBETTA.
...Qu'est-ce que je vais devenir, moi?
DONA LUCREZIA.
N'as-tu pas peur de mourir de trois ou quatre assassinats rentrés ? Ecoute, Gubetta. . .
Victor Hugo aura trouvé que trois ou quatre assassinats paraîtraient insuffisants,
et il a supprimé cette phrase sur les épreuves.
Plus loin quelques variantes caractéristiques :
GUBETTA.
à pied.
chien a aller uu-tt'te.
Je suis habitué à ma mauvaise réputation comme un soldat du pape à servir la
messe.
Même scène, phrase biffée et presque illisible sous les ratures :
GUBETTA.
Me voici devant vous plus ébahi, plus empêche', plus étourdi, plus Stupéfait, émerveillé et
déconcerté de votre vertu subite qu'un chat des ailes d un oiseau.
SCENE IV. — Dona Lucrezia, Gennaro.
GENNARO.
Les lettres d'une mère, c'est une bonne cuirasse.
DONA LUCREZIA.
Il parait tjue c'est une idée qu'il eff naturel d'avoir quand on aime. .1 ai anjsi des lettres
qui me sont bien chères, Gennaro, et je les porte, comme toi, sur mon cœur.
LE MANUSCRIT DE LUCRECE BOKGIA. 543
GENNARO.
Vous faites bien.
Victor Hugo, pour les dénouements restés inédits (voir pages 533 et 537), se ser-
vait des lettres de Gennaro trouvées sur Lucrèce Borgia $ il n'a pas voulu escompter
son effet, et a biffé la phrase que nous venons de reproduire.
ACTE I. — Deuxième partie.
SCENE II. — GuBETTA, puis GENNARO, Mai Ho, ETC.
Au commencement de cette scène, une phrase du monologue de Gubetta, à propos
de Gennaro, figure en marge; l'écriture n'est pas celle de Victor Hugo. Cette parti-
cularité se retrouve à la dernière scène de l'acte, pour une réplique d'Astolfo.
L'histoire de Bajazet, racontée par Astolfo, a été ajoutée sur les épreuves.
Gennaro, après la première insulte proférée contre Lucrèce Borgia, avait cet aparté :
Je ne sais pourquoi je me fimre que les crimes de cette femme sont tour quelque chose dans
les malheurs de ma mère.
Toute l'imprécation de Gennaro a été développée en marge.
12 juillet.
ACTE II. Le COUPLE. Première partie. — 13 juillet.
En tête de l'acte est relié un petit feuillet reproduisant, d'un côté le blason de la
maison d'Esté, de l'autre celui des Borgia. Chacun des blasons est accompagné de
sa légende :
D'] S'IL.
1
Ecartcle 1 et 4 de l'Empire.
2 et 5 Je France.
L'écusson d'argent qu'on pourrait seul reproduire attendu qu'il est seul d'Estc est
d'azur à l'aigle d'argent, couronné, becqué et membre d'or.
BORGIA.
D'or au bœut. — Passant de gueules sur une terre de sinople à la bordure Je
gueules chargée Je huit riammes d'or.
SCENE IL - Don Alphonse, dona Lucrezia.
Dans l'apostrophe violente de Lucrèce à son mari, cette variante :
...Ce n'est pas une raison pour que vous laissiez votre Ferrare montrer Ju
doigt à toute l'Europe ma face plus méprisée et pi m rouge qu'une casaque de gai/rien.
^44 LUCRECE BORGIA.
SCÈNE IV. — Doxa Lucrezl\, don Alphonse.
Une variante biffée , curieuse par l'image :
Madame, les gentilshommes aussi prouvés que moi n'ont pas coutume de laisser
leur foi er. gage . vous avez ma parole, et de l'oublier comme un vieux manteau cbey
l'usurier, i Le dernier mot est presque illisible.)
SCÈNE VI. DONA LUCREZIA, GeNNARO.
Cette scène a été fort travaillée; des pages entières ont été biffées; mais comme
elles ont été presque toutes conservées, et que Victor Hugo s'est contenté d'écrire
souvent le texte définitif en marge de la première version , nous pourrons la recon-
stituer.
On se souvient que chaque -cte est paginé alphabétiquement. Or, pour cette
scène. partir de la lettre J, double pagination, de J! à JJ, ce qui donne
quatre feuillets intercalaires. On se rendra compte, en se reportant pages 496 à 498,
de l'importance du texte ajouté dans ces quatre feuillets. Voici le premier enchaîne-
ment :
GENNARO.
Madame, qui est-ce qui me dit que ce r. :ela qui est du poison?
DONA LUCREZIA.
O mon Dieu! mon Dieu!
GENNARO.
N; vous appelez-vous pas Lucrèce Borgia? - — Je vous ai offensée, vous avez à
- venger de moi.
.A LUCREZIA.
Me venger de toi, Gennaro! Il faudrait donner toute ma vie...
A ces feuillets intercalaires, quelques modifications ont été apportées sur les
épreuves. Au lieu du texte qu'on a lu page 497, le manuscrit porte ceci :
GENNARO.
Et peut-être à cette heure, ce n'est pas de moi que vous vous vengeriez en m'em-
poisonnant, mais, qui sait? de ma mère!
DONA LUCREZIA.
Gennaro !
GENNARO.
C'est que ma mère n'est pas une femme comme vous, au moins, savez-vous
cela, madame Lucrèce ? Oh! je ne la connais •: vrai, mais je la sens dans
mon cœur. . .
LE MANUSCRIT DE LUCRÈCE BOKGIA. «,45
Aux deux feuillets suivants, recto et verso, une importante suppression compre-
nant deux textes. Voici le premier :
ZIA.
...Non, cette femme-là, Gennaro, cette mère-là, je ne la connais pa>.
Il la regar
Ce que je pourrais lui dire m'étouffe et nïôte toute pensée! — Ah! Gennaro,
croyez-moi, au nom du ciel! Vous êtes mort si vous ne me croyez pas. Ce breuvage
seul peut vous sauver.
GENNARO.
Je ne veux pas de votre poison. Je veux me conserver pour ma mère. O ma
pauvre mère, ma mère bien-aime'e! Il me semble qu'en présence d'une femme sem-
blable, ton image me revient, plus douce et plus consolante! Hélas! malheureuse
femme!
Seconde version :
DONA LUCREZIA.
...Cette mère-là, je ne la connais pa
GENNARO.
Si! vous la connaissez, vous dis-je! Eh bien! madame, s'il y a encore quelque
chose d'une iemme en vous, avez pitié d'elle et de moi. Cessez de nous persécuter
comme vous l'avez tait depuis le jour fatal de ma naissance. Hélas! ma malheureuse
mère! On m'a arraché tout enfant de tes bras, tout nouveau-né! \foyez-vous, ma-
dame.' Comprenez :1a, madame? Est-c^ que cela ne vous fait pas frémir,
madame? Moi, ton unique enfant! Oh! infortunée qui n'aimais que moi au monde!
Je suis son unique enfant, madame, elle me l'a dit dans sa lettre! Les autres mères
entendent le premier bégaiement de leur entant, elles soutiennent ses premiers pas,
elles sont la première chose qu'il aime, elles essuient la sueur de leur jeune front
pendant qu'il dort sur leur sein, les joies maternelles font tressaillir leurs entrailles à
chaque croissance de leur enfant. Elles sont bien heureuses, les autres mères! La
mienne, hélas, madame, avez pitié d'elle! la mienne n'a rien eu de tout cela,
n'a pas le souvenir de mon enfance pour rayonner à toute heure sur elle. Oh oui!
elle a bien souffert, cette misérable créature de Dieu!
DONA LUCREZIA.
Ce qu'il me dit me suffoque et m'ôte toute pen^. - Gennaro!
GKNNARO.
Avez pitié de ma mère, madame! — Mais devant qui est-ce que je parle ainsi?
qu'est-ce que cela vous fait à vous, Lucrèce Borg r
546 LUCRÈCE BORGIA.
Suit le texte publié page +98. A noter pourtant, vers la fin de la scène, une va-
riante, insignifiante en apparence, mais qui trouvera sa justification dans le dia-
logue inédit donné plus loin :
DONA LUCREZIA.
deux prières a te faire j
...Attends encore un instant, j'ai un dernier mot à te dire, mon Gennaro !
GENNARO.
Parlez, madame.
DONA LUCREZIA.
Voici la première. Je te dis adieu en ce moment. . .
La fin publiée de la première partie est écrite en marge d'un feuillet inédit, conti-
nuant une supplication de Lucrèce; le commencement de cette supplication manque,
il se trouvait sans doute sur un feuillet séparé, égaré au moment où le manuscrit a
été donné à la reliure; le sens en est facile à reconstituer : Lucrèce fait à Gennaro la
première des prières dont il est question à la variante précédente. Ce feuillet, écrit
au recto et au verso, est suivi d'un autre, inédit aussi et comportant une sep-
tième scène; tous deux nous donnent la version primitive de la fin de l'acte; nous
la reproduisons ici à partir du premier mot que nous possédons :
; DONA LUCREZIA.]
... comme moi d'avoir pitié de moi! elle te dirait qu'une femme est un être faible
à qui il ne faut jamais refuser la compassion, si coupable qu'elle soit. Elle tomberait à
genoux devant toi comme moi et te demanderait grâce pour Lucrèce Borgia! elle
te conjurerait de me dire avant de me quitter pour jamais quelque parole douce et
consolante! — Quand je dis quelque douce parole, je ne demande pas que tu me
parles comme quelqu'un qui m'aimerait, non, je ne suis pas si exigeante, dis-moi
que tu ne me hais pas, que tu ne me maudis pas, que tu ne sens pas quand tu me
vois le besoin d'écraser ma tête de ton pied comme celle d'un serpent. Dis-moi
cela, seulement cela, ce n'est pas beaucoup, n'est-ce pas? Eh bien! je serai contente,
mon Gennaro!
GENNARO, la relevant avec douceur.
Je puis tout vous pardonner, madame, une chose exceptée.
Suit le texte publié page 500. Nous reprenons l'inédit :
DONA LUCREZIA.
...Je ne puis vous jurer cela.
GENNARO.
Je ne puis vous pardonner ceci. Laissez-moi. - - C'est vous probablement qui
avez fait ma destinée ce qu'elle est, cette mystérieuse et fatale destinée à laquelle je
LE MANUSCRIT DE LUCRECE BOKGIA. 547
ne comprends rien moi-même. La fatalité qui est en moi, que je sens à toute heure
et qui me pousse, tenez, je crois qu'elle vient de vous, madame. Eh bien, écoutez.
Ce chancelant édifice de ma destinée que vous avez construit pour vos desseins
dans les ténèbres, sur quelle tête s'écroulera-t-il, je l'ignore Mais prenez garde. Il y
a en moi un pressentiment qui me dit qu'il s'écroulera sur la vôtre!
Il la repousse, elle tombe anéantie sur le fauteuil. Au moment où il va sortir elle se relève et va à lui.
DONA LUCREZIA.
Voici la seconde prière que j'avais à vous faire, Gennaro. Prenez cette fiole et
portez-la toujours sur vous. Dans des temps comme ceux où nous vivons, le poison
est de tous les repas. Vous surtout, vous êtes exposé.
GENNARO, prenant la fiole.
Merci, madame.
DONA LUCREZIA.
Adieu, à jamais adieu, mon Gennaro.
Il sort. Elle tombe sur le fauteuil.
SCENE VIT. DoN'A LUCREZIA, presque évanouie sur le fauteuil; GeNNARO, dans
l'escalier; JEPPO, MafFIO, OloFERXO, AsCANIO, ApOSTOLO, del
VOIX AU DEHORS.
Par ici, Maffio! dépêche-toi. Les lampes sont déjà allumées chez la princesse
Negroni.
GEN.VARO.
C'est la voix de Jeppo.
Qui passe là?
Hé! voilà Gennaro!
Es-tu des nôtres , Gennaro ?
Il regarde par la fenêtre.
VOIX AU DEHORS.
AUTRE VOIX.
AUTRE VOIX.
Frère Gennaro, viens-tu souper avec nous chez la princesse Negroni'
GENNARO, à part.
C'est la voix de Maffio. Il arrivera ce qui pourra. Après une journée pareille,
j'ai besoin de serrer des mains loyales et de voir des visages anus.
Haut.
Attendez-moi, messieurs, je vais avec vous.
La fin de cet acte est datée, après cette scène inédite : / 6 juillet.
548 LUCRECE BORGIA.
ACTE II. ■ — Deuxième partie.
La confidence de Gennaro et la longue réplique de Maffio ont été ajoutées en
marge , depuis :
Allons, il faut que je te conte à toi.. .
jusqu'à :
Retourne te mettre en nourrice ou viens souper.
Vers la fin de cet ajouté deux lignes biffées :
Nous sommes des hommes et non des enfants. Par Hercule, tu viendras souper, ou je
consens à épouser Lucrèce Borgia en cinquièmes noces.
ACTE III. — Ivres morts. — 18 juillet.
SCÈNE I. — Jeppo, Maffio, Ascanio, Oloferno, don Apostolo, Gubetta,
Gennaro, des Femmes, des Pages.
Le dialogue d'amour entre la princesse Negroni et Maffio est ajouté en marge.
A tous ses noms d'emprunt, Gubetta ajoutait ces noms et ces titres :
Fernau-Maria-de-los-Sicta delures-Gu^man, sixième marquis de Sardonia et troisième
comte de Beli'craua.
Variante se rapportant à la dernière scène inédite de l'acte précédent :
MAFFIO, à Gennaro.
...Est-ce que tu songes à Lucrèce Borgia, avec qui tu as décidément quelque
amourette puisque tu venais de chey elle tout à l'heure quand nous t avons rencontré?
Nombreuses corrections à partir du chant des moines, les deux premières phrases
latines ont été ajoutées en marge, et sur les quatre couplets de Gubetta deux sont
biffés; l'édition originale ne donne que les deux premiers couplets; on lit les quatre
pour la première fois dans l'édition de 1882.
A cette phrase, dite par Jeppo :
Sont-ils braillards, ces moines!
Gubetta répondait :
Braillard, pillard et paillard, voilà le moine!
SCENE III. — Gennaro, Lucrèce.
DONA LUCREZIA.
Ah bien oui, Gennaro me tuer! c'eft nu rêve! efî-ce que je suis folle de faire de ces
rêves-là ?
LE MANUSCRIT DE LUCRECE BOKGIA. 549
Plusieurs ratures dans la supplication de Lucrèce à Gennaro $ nous rétablissons le
texte primitif :
... Une femme sans défense! une femme qui t'a toujours aimé!
... Oh! si je dois mourir de ta main, je ne veux pas mourir méprisée de toi. Ce
q;;e je vais te dire, je F ai depuk longtemps sur le cœur. Oh! Gennaro! c'est \ rai , j'ai
commis bien des actions mauvaises, je suis une grande criminelle ci j'ai pourtant
besoin que tu ne Die ////prises p,
•k t$.
... Attends! attends! Elj bien oui! Mon Dieu! je ne puis tout te dire! Eh bien
oui, méprise-moi si tu veux, mais par pitié, ne me hais pas, mon Gennaro!
Pas de date finale à cet acte; mais nous avons lu sous le titre du manuscrit que le
drame avait été écrit du g au 20 juillet.
tflÀTRE. II.
un ni M!
NOTES DE L'EDITEUR.
i
HISTORIQUE DE LUCRECE BORGIA.
Victor Hugo ayant terminé le Roi
s'anime le 23 juin 1832, se mit aussitôt
à préparer son nouveau drame , le Souper
a Ferrure. Ces deux pièces étant « étroi-
tement accouplées dans sa pensée» ainsi
que des «sœurs jumelles »(l) , il était
tout naturel qu'elles vinssent au monde
presque à la même heure, dans la fièvre
encore ardente des luttes récentes. Il
commença à écrire le Souper a Ferrure le
9 juillet.
Manon de Lorme, interdite, avait jeté
tout d'abord Victor Huço dans la ba-
taille politique. Hernani l'avait lancé
ensuite dans la bataille littéraire. Il igno-
rait, à cet instant, ce que lui réservait
le Roi s'anime. 11 ne voulait donc pas
perdre une minute pour être prêt à
reprendre l'offensive.
La censure étant abolie, il était permis
de penser que la liberté du théâtre serait
mieux respectée par le nouveau régime.
Mais le poète devait se tenir sur le qui-
vive; il était trop directement engagé
dans l'action pour ne pas tenir des mu-
nitions en réserve. Grâce à cette téna-
cité, à cette persévérance, à cette volonté
de fer, à cette formidable puissance de
travail dont il avait donné déjà tant
de preuves, il ne lui coûtait pas d'écrire
un nouveau drame; c'était pour lui l'af-
faire de trois semaines.
Jusqu'à présent son théâtre était en
vers. Pourquoi n'aborderait- il pas le
(|) Préface de Lucrèce Borgia.
théâtre en prose? Grave résolution. Ne
surprendrait-il pas un peu ses admira-
teurs, ne contrarierait-il pas les habitudes
de ses fidèles? On ne voyait, on ne vou-
lait voir en lui que le poète. N'y aurait-il
pas des résistances de la part de cette
jeunesse attachée à la poésie comme a un
culte sacré? Oui, peut-être. Mais après
tout c'était une arme nouvelle qu'il in-
troduisait dans son arsenal pour vaincre
ses adversaires disposés à ne reculer de-
vant aucun moyen pour le combattre.
Rien ne lui était plus facile que
d'écrire sa pièce en vers, le sujet s'y prê-
tait; mais les artistes capables de bien
dire les vers n'étaient pas très nombreux;
et si le Roi s'anime pouvait être réservé
au Théâtre -Français, le Souper à Ferrare
appartiendrait à un théâtre du boulevard.
Victor Hugo se mit résolument à
l'oeuvre. Auparavant il avait pris, comme
toujours, quelques notes, esquissé des
projets, désigné ses personnages. Sur
une feuille, on lit :
I. Ma mère est l'exécrable empoisonneuse
amoureuse de moi — lettres, — je ne l'ai
jamais vue, je lui réponds. Empoisonneuse
— persécutions d'amour.
B-ORGIA
IL La mère obligée d'empoisonner son fils
devant Borgia — paralytique. Le contre-poison.
III. La vengeance — le festin — frères et
pénitents — le vengeur se lève — il a le
contre-poison — Grâce! grâce! non. Il la poi-
gnardera — je suis ta mère — tiens, tes
HISTORIQUE DE LUCFLECE BOkCI.L
551
lettres sur mon cœur, lis-les si mon sang n'a
pas entièrement effacé ton écriture — ô Dieu!
qu'écrases-tu sous ton pied ? — le contre-
poison.
C'est une très vague ébauche de plan.
Quelques grandes lignes sont arrêtées.
Cependant on retrouve dans ce scénario
rudimentaire du troisième acte une in-
dication assez nette de la scène finale;
dans son plan primitif, Victor Hugo
avait songé à faire intervenir un Borgia.
La famille des Borgia est caractérisée
ainsi dans une note :
Les Borgia sont les Atrides du moyen
âge.
Dans une liste de noms dressée sur une
feuille spéciale, il n'est question ni
d'Alphonse d'Esté, ni de Borgia, mais
on lit les noms suivants :
*Maffio M.
Gasparino Labbia.
Nicolossa Tiapolo.
Fiametta.
Accaioli
Buon dcl Monte
Lampa Doria, génois.
Dandolo, vénitien.
*Jeppo.
*01oferno.
"Gennaro.
Gubetta.
Apostolo ZeilO.
*R.ustighello.
Dans cette énumération il a intro luit
le nom Curzola, île.
Un de ces personnages se détachait, un
espion, Gubetta, l'exécuteur des basses
œuvres de dona Lucrezia. Victor Hugo
lui chercha un nom de guerre et com-
mença par faire de cet Italien un faux
Espagnol. Il avait quelque raison d'en
vouloir aux Espagnols; il se souvenait,
plus de vingt ans après, de son passage
au collège des Nobles à Madrid, en [811,
(11 Une étoile précède les
nages ayant joué un rôle dans le drame.
Je Florence.
et des querelles qu'il eut, à l'âge de neuf
ans, avec les petits Espagnols qui tortu-
raient les petits Français, histoire de
prendre leur revanche contre les envahis-
seurs. Il avait réglé son affaire personnelle
avec un ancien camarade nommé Elcs-
puru dont il avait fait un des fous de
Cromwell. Mais il lui restait encore un
compte avec le jeune Frasco, comte de
Belverana, qui avait donné un coup de
ciseaux dans la joue d'Eugène, son frère.
Sa rancune contre ce jeune sauvage
était toujours vivace, et comment au-
rait-il pu mieux la manifester qu'en fai-
sant du comte de Belverana le Gubetta-
poignard, le Gubetta-gibet , le Gubetta,
complice de Lucrèce?
Victor I lugo termina le Soupe/ à Ferrare
le 29 juillet.
L< Roi s'amuse lui avait été déjà de-
mandé par le Théâtre-Français, et était
entré en répétition en septembre ; de-
puis deux mois que son nouveau drame
était achevé, il n'avait reçu aucune
proposition. 11 ne s'en étonnait pas.
N'avait-on pas fait courir des bruits in-
quiétants sur les dispositions fâcheuses
du gouvernement? Tout naturellement
on voulaitétre fixé sur la destinée du Roi
s 'amuse. C'était de la prudence, peut être
de la clairvoyance; car, à quelques se-
maines de là, les représentations lu
suspendues. Les directeurs apprenaient
que, sous le régime de Juillet, ils per-
daient le seul avantage qu note
censure leur octroyait, celui de la sécu-
rité lorsque l'autorisation était accordée.
L'arbitraire répressif remplaçait l'arbi-
traire préventif.
Libre à vous, auteurs, de représenter
vos œuvres, libre à vous, directeurs, de
les monter, mais libre à moi, ministre,
de les interdire le lendemain, suivant
mon caprice.
Ce système de gouvernement n ou-
vrait pas de bien rassurantes perspec-
tives aux directeurs.
36.
552
LUCRECE BORGIA.
Cependant Harel , suis attendre l'issue
du procès plaide' le 19 devant le tribunal
de commerce, sans connaître le sort ré-
servé au Roi s'amus:, n'hésita pas à se
rendre, à la fin de décembre, auprès de
Victor Hugo. Il ne croyait nullement
faire acte de courage, mais il était dévoué
à l'école nouvelle et à son chef. 11 ne dé-
testait d'ailleurs ni le bruit, ni la lutte.
Il avait réclamé autrefois Manon de
Lorme sans lecture préalable , il demandait
le nouveau drame pour la Porte -Saint-
Martin. Il l'acceptait à l'avance sans le
connaître. Il faisait cependant une pe-
tite réserve, surtout pour la forme, c'est
que M"e George serait consultée; et
Harel demandait, pour ne pas perdre
une minute, que la lecture eût lieu le
soir même chez elle.
Victor Hugo ne s'engageait pas d'or-
dinaire sans avoir réfléchi, sans être
préalablement fixé sur les intentions du
directeur au sujet de la distribution et
de la mise en scène. Mais cette fois
il avait une raison pour ne pas s'arrêter à
des formalités préliminaires et pour ré-
pondre à l'empressement d'Harel par un
égal empressement. 11 était encore sous
l'impression de l'interdiction de sa pièce;
il avait des fringales de bataille.
Mettre au jour un nouveau drame six se-
maines après le drame proscrit, c'était encore
dire son fait au présent gouvernement. C'était
lui montrer qu'il perdait sa peine... (l>.
Il n'y avait donc pas à hésiter. Quelle
meilleure occasion pour «mener de front
désormais la lutte politique, tant que
besoin sera , et l'œuvre littéraire ! »
Rendez-vous offert, rendez-vous ac-
cepté. Le soir même, Victor Hugo lut
sa pièce chez Milc' George. La grande
artiste suivait avec une attention pas-
sionnée toutes les péripéties du drame,
elle prodiguait ses éloges après chaque
acte et à la fin elle ne savait comment
" Prctace de Lucrèce Borgia.
témoigner sa reconnaissance à l'auteur.
C'est qu'elle se voyait bien la femme
du rôle avec ses beaux yeux noirs rem-
plis de flamme, sa bouche dédaigneuse,
son front large, « volontaire, voluptueux
et puissant qui convient bien à la Cly-
temnestre et à la Messaline», ses bras
musclés et ses mains fines « faites pour
porter le sceptre et pétrir le manche du
poignard d'Eschyle et d'Euripide (1' ».
Mais, comme toutes les grandes comé-
diennes, elle désirait que la pièce portât
le nom de l'héroïne qu'elle interprétait.
M'"c Dorval avait obtenu que le nom de
Marion de Lorme fût substitué au titre :
Un duel sous Richelieu. Il venait tout na-
turellement à l'esprit de M"e George
que Lucrèce Borgia caractérisait le drame
plus nettement que le Souper à Ferrare.
Harel avait été l'écho de ce désir.
Victor Hugo pouvait d'autant mieux le
satisfaire que le titre de Lucrèce Borgia lui
semblait préférable.
Harel avait voulu une distribution
supérieure. Frederick Lemaître avait
été convoqué à la seconde lecture qui fut
faite aux artistes. On lui donna le choix
entre Alphonse d'Esté et Gennaro.
M. Frederick répondit qu'Alphonse d'Esté
était un rôle éclatant et sûr et que tous ses
effets concentrés dans un acte porteraient
l'acteur, que tout le monde y réussirait; que
Gennaro était, au contraire, un rôle difficile,
que la dernière scène était dangereuse, qu'il
y avait un mot terrible : Ah! vous êtes ma
tante, et qu'en conséquence il choisissait Gen-
naro (2'.
Beau mouvement d'un véritable artiste
plus soucieux du succès du drame que
de son succès personnel ! Victor Hugo fut
profondément touché de ce noble désin-
téressement. Le rôle d'Alphonse d'Esté
fut donné à Delafosse qui , quelques
jours après la première , fut remplacé par
Lockroy. Quant à la princesse Negroni ,
i'1 Théophile Gautier.
m Viitor Hugo raconte par un témoin de sa vie.
HISTORIQUE DE LUCRECE BOKGIA.
m
elle n'avait que deux mots à dire, mais
M"*" Juliette était ravissante. Théophile
Gautier en a tracé le portrait suivant :
La tête de Mademoiselle Juliette est d'une
beauté régulière et délicate qui la rend plus
propre au sourire de la comédie qu'au
vulsions du drame; le nez est pur, d'une
coupe nette et bien profilée; les yeux sont
diamantés et limpides...; un front clair et se-
rein comme le fronton de marbre blanc d'un
temple grec couronne lumineusement cette
délicieuse figure : des cheveux noirs abon-
dants, d'un reflet admirable, en font ressortir
merveilleusement, par la vigueur du contraste,
l'éclat diaphane et lustré.
Si elle n'avait peut-être pas l'étoffe
d'une comédienne accomplie, elle avait
les charmes et les séductions de !a femme
et devait être appelée à jouer un plus
grand rôle sur une autre scène.
Harel , comme tous les directeurs,
avait promis une admirable mise en
scène; Victor Hugo se souvenait encore
des décors du Roi s'amuse, qui étaient de
véritables arlequinades , et il avait quel-
ques raisons de se défier des pompeuses
promesses; Harel donnait un gage de sa
bonne volonté en signant un traité très
avantageux pour hauteur. En voici les
clauses :
Les droits pour l'auteur seront de dix pour
cent sur la recette, déduction faite du on-
zième pour les hospices.
Ce droit de dix pour cent ne souffrira
aucune réduction , même la pièce de M. Victor
Hugo n'étant pas jouée seule.
M. Harel comptera en outre à M. Victor
Hugo :
1 Mills francs lors de la remise du ma-
nuscrit;
2° Mille francs si les vingt-six premières re-
présentations produisent soixante mille francs,
déduction faite du onzième. Deux mille francs
si elles produisent soixante- quinze mille
francs, ou enfin trois mille francs si elles pro-
duisent cent mille francs.
M. Victor Hugo pourra signer autant de
billets qu'il le jugera convenable pour les
trois premières représentations.
Pour chaque représentation suivante, il
aura le droit d'en signet pour cinquante neul
lianes.
29 décembre [832.
Les répétitions commencèrent. Harel,
qui avait l'habitude de jouer des mélo-
drames, n'était pas hostile à un peu de
musique; mais comment faire r I ne
démarche lui coûtait. Il se rappelait la
petite scène que Crosnier, alors directeur,
avait eue jadis avec Casimir Delavigne
lorsqu'il monta Marino Faliero.
Crosnier avait voulu de la musique.
Casimir Delavigne s'était emporte.
— Y pensez-vous! de la musique!
mais c'est un drame littéraire, ce n'est
pas un mélodrame. Croyez-vous que si
ma pièce avait été jouée au Théâtre-
Français, comme c'était entendu primi-
tivement, il y aurait de la musique!
Harel connaissait cette histoire; or
Lucrèce Borna était bien plus encore un
drame littéraire. 11 se hasarda cependant;
il procéda par insinuations :
— Vous placez d'ordinaire, dit-il à
Victor Hugo, des jeunes gens dans l'en-
clave réservée aux musiciens?
— Oui, sans doute.
Vous v tenez ?
— Assurément.
— Mais si on les plaçait ailleurs. . .
— Je n'y ferais pas d'objection. Mais
alors. . .
— Alors, à l'orchestre je mettrais un
orchestre. Je prendrais des musiciens. . .
— Parfaitement.
— Quoi! vous voulez bien? vous
voulez de la musique !
— Je vous le demande.
La figure d'I larel s'épanouit. A la
bonne heure, Victor Hugo comprenait
les nécessités du théâtre, il n'était pas
comme Casimir Delavigne; et Harel
offrit Piccini.
M'"° Victor Hugo raconte comment
la musique fut établie :
M. Piccini était le chef d'orchestre du
théâtre. 11 trouva pour les couplets (la chanson
554
LUCRECE BORGIA.
chantée au souper) une mélodie excellente,
mais ne trouva pour le refrain rien qui le sa-
tisfit. Il dit son embarras à l'auteur.
— Rien n'est plus simple, pourtant, ré-
pondit M. Victor Hugo. Vous n'avez qu'à
suivre les paroles. Tenez.
Et il se mit à dire les vers en les accen-
tuant d'une sorte de chant informe. N'ayant
jamais pu chanter de sa vie une note juste, il
frappait sur la table du souffleur.
— J'y suis, dit le chef d'orchestre, qui
démêla un air dans les coups de poing et
qui les nota sur-le-champ.
Pour les décors, absence de goût, de
majesté, d'élégance; Victor Hugo, qui
dessinait, dut faire des ébauches qu'on
exécuta d'ailleurs.
En revanche, les artistes étaient très
dociles, très empressés et très respec-
tueux. M11" George n'avait pas, comme
M"c Mars, le goût des polémiques avec
l'auteur; elle ne redressait pas telle ou
telle phrase, elle ne prétendait pas mo-
difier le sens d'un texte ou donner des
leçons de grammaire; elle répétait con-
sciencieusement son rôle.
Frederick Lemaître, qui cependant
était « le plus grand acteur de ce siècle,
le plus merveilleux comédien peut-être
de tous les temps », suivant la parole de
Victor Hugo, venait auprès de l'auteur
et sollicitait ses conseils.
Ceux qui ont entendu Victor Hugo
parler de ses interprètes se rappellent
sans doute en quels termes d'admiration
il s'exprimait sur Frederick.
A propos précisément des répétitions
de Lucrèce Borgia que l'auteur avait suivies
assidûment, Frederick Lemaître avait le
loisir, n'ayant pas un rôle de pièce , de se
consacrer à la mise en scène du drame
et de surveiller le travail de ses cama-
rades. Victor Hugo racontait volontiers
avec quelle autorité Frederick présidait
aux répétitions. L'artiste ne paraissait
pas les diriger, en réalité il les dirigeait.
Tout à coup il s'approchait d'un cama-
rade et lui disait sans aucune morgue,
amicalement : « Ce que tu fais est bien,
mais ne penses-tu pas que ce serait mieux
autrement? »
Alors il jouait la scène; et sans avoir
laissé à son camarade le temps de ré-
pondre, il ajoutait : a Je peux me trom-
per, joue la scène comme je l'indique,
je verrai mieux alors si je me suis
trompé. Il me semble cependant que
c'est plutôt dans le ton.»
En revanche, quand il apercevait un
effet à côté duquel l'artiste passait, ah!
alors emporté par sa fougue de comédien ,
par la passion de son art, il bondissait,
il était entraîné par sa conviction : «Ah !
non , ce n'est pas cela ! oh ! mais pas du
tout! pour cela j'en suis sûr. » Alors il
jouait et il ajoutait : «Hein! pas d'er-
reur?» Le camarade s'inclinait et sui-
vait, aussi fidèlement qu'il le pouvait,
le conseil. «Ce n'est pas encore cela»,
ripostait Frederick; et il revenait deux,
trois fois à la charge jusqu'à ce que l'ar-
tiste .tînt enfin son effet; alors Frederick
était heureux.
Les répétitions touchant à leur fin,
beaucoup de personnes étaient déjà dans
la confidence de la pièce, et il était
impossible que quelques indiscrétions
ne fussent pas commises. Bientôt le
bruit se répandit que le drame était im-
moral, qu'il y avait une scène effroyable
d'orgie.
On avait réussi, avec l'accusation
d'immoralité, a faire interdire le Roi
s'amuse, pourquoi ne réussirait-on pas, à
l'aide du même procédé, à supprimer
"Lucrèce Borgia ?
L'armée des classiques ne se distin-
guait pas précisément par la richesse des
inventions, la variété des attaques pré-
liminaires et l'ingéniosité de ses ma-
nœuvres d'avant - garde ; mais le seul
bruit persistant d'une interdiction pos-
sible, après la première représentation,
avait provoqué une sorte de fièvre dans
le monde des lettres. Et puis on savait
que chaque pièce de Victor Hugo était
HISTORIQUE DE LUCRECE BOKGIA.
555
marquée par une aventure ou une ba-
taille : l'interdiction de Marion di Larme,
la bataille d'Hernani, la suspension du
Roi s'amuse. Lucrèce Borna, à son tour,
devait amener une nouvelle rencontre
entre les deux armées. Et ce qui ajoutait
encore un élément de curiosité, c'est
que Victor Hugo donnait son premier
drame en prose.
La tentative était hardie et provo-
quait quelque agitation dans le camp
romantique. On discutait dans les cé-
nacles. Un drame en prose! quelle er-
reur! quelle faute alors qu'on luttait
sur le terrain des classiques, pour la
poésie, pour la forme la plus élevée du
l'art! Quelle fâcheuse concession! En
vain invoquait-on la question politique
qui occupait alors le premier plan par
suite de l'interdiction du Roi s'amust , en
vain insistait-on sur la nécessité de se
rallier au drapeau, de le défendre avec
plus d'ardeur que jamais, quel que lut
le terrain choisi. Dans ces jeunes cer-
veaux dévoués à la grande poésie, la
question littéraire primait la question
politique.
Les combattants d,Hernani tinrent des
réunions à la suite desquelles ils cn-
voyèrent à Victor Hugo une députation
dont fit partie Théophile Gautier. Elle
avait pour mission de déclarer au maître
que l'école romantique « ne voulait pas
donner pour un drame en prose, trouvant
cette concession bourgeoise, car parmi
ces fanatiques, ridicules peut-être aux
yeux de la génération actuelle, il y avait
un sentiment hautain de l'art et un
amour vrai de la grande poésie ».
Théophile Gautier qui parle.
Victor 1 bigo lut donc prié de donner
lecture de son drame aux délégués. Evi-
demment la prétention pourrait nous pa-
raître un peu excessive aujourd'hui , mais
qu'on se reporte à cette époque enfiévrée
où on luttait pour des idées, pour des
doctrines, pour des écoles, où deux
armées étaient en présence, Tune cam-
pant sur des positions anciennes et con-
quises depuis longtemps, l'autre livrant
des assauts avec une belle furie, soute-
nue par sa loi, son enthousiasme et sa
jeunesse, et on comprendra ces sus-
ceptibilités, ces scrupules, ces exigences
même. Rappelons-nous que tous ces
jeunes gens avaient donné pour Hernani
et le Roi s'amuse; leur évangile était la
préface de Cronnvell et leur culte était
la poésie. On leur offrait de la prose, ils
étaient décontenancés, dans la situation
de troupes ayant fait déjà des recon-
naissances sur leur terrain favori et se
trouvant tout à coup sur un champ
de bataille nouveau pour elles. Ah! le
Victor Hugo poète, c'était leur génie
familier j ils avaient une foi aveugle en
lui, ils savaient ce qu'il pouvait pro-
duire, ils marchaient en toute confiance;
mais le Victor Hugo prosateur au théâtre
était un autre homme; il fallait lier con-
naissance avec lui et surtout puiser dans
ce premier contact, dans cette sorte de
répétition préliminaire, de belles ardeurs
qu'on communiquerait aux bataillons.
Victor I Iugo lut donc sa pièce, et Théo-
phile Gautier nous dit :
La lecture, dont l'effet fut immense, leva
tous les scrupules, et les bandes J7;
promirent leur concours poi
qui n'en eut pas besoin du reste. Car la pièce
alla toute seule aux nues.
La première représentation eut lieu le
2 février 1853. Harel ne lut pas très bien
inspiré ce jour-là, en croyant satisfaire
son public, amateur de longs spectacles.
Il avait eu en effet l'idée de donner
d'abord un vaudeville, dont le titre
n'était pas très heureux au moin
la circonstance, puisqu'il s'appelait Un
Souper ■' ~KV} ce souper précé-
dant le .Soupir à Ferrare, voilà une ren-
contre qui pouvait, malgré le change-
ment du titre , prêter à des plaisanteries ;
et en effet le public ne goûta pas ce
d'œuvre. Il venait pour Lucrèce Bon
W6
LUCRECE BORGIA.
lui fallait Lucrèce Borgia. Il cria, il tem-
pêta aussitôt que le rideau fut levé; il
ne laissa pas parler les artistes. Devant
ce charivari , il fallut baisser le rideau
pour le relever presque immédiatement
et commencer le drame de Victor Hugo.
Mu,e Victor Hugo raconte ainsi cette
représentation :
La décoration du premier acte était char-
mante. Dans la première scène, quand Gu-
betta dit que les deux frères aimaient la même
femme et que cette femme était leur sœur,
un violent coup de sifflet retentit.
— Comment! on siffle, dit M. Harel,
complètement démonté, qu'est-ce que ça
signifie ?
— Ça signifie, répondit M. Victor Hugo,
que la pièce est bien de moi.
Mais, dans sa scène avec Gennaro,
M"e George lut la lettre d'un accent si dou-
loureux et si tendre que toute la salle fut
émue. L'insulte des jeunes seigneurs venant
là-dessus fut d'un effet irrésistible; à chaque
nom jeté à la figure de l'empoisonneuse,
l'émotion croissait, et ce fut à la fin une in-
comparable furie d'applaudissements.
...L'auteur n'avait pas vu le décor du
second acte. Lorsqu'on le posa, il s'aperçut
que la porte dérobée par où Lucrèce Borgia
allait faire évader Gennaro était splendide.
— Cette porte est absurde, dit-il.
- — C'est vrai, dit le directeur. On leur
demande une porte dérobée, et ils vous font
une porte qui crève les yeux. M. Séchan est-il
au théâtre ?
On chercha M. Séchan qu'on ne trouva
pas. Les minutes s'écoulaient, et l'entr'acte
avait déjà trop duré.
— Y a-t-il de la couleur ? demanda
M. Victor Hugo.
— Oui, les peintres ont travaillé ici toute
la journée et n'ont rien emporté.
— Allez me chercher les pots et les brosses.
( )n apporta ce qu'il fallait et l'auteur se
mit à repeindre lui-même sa décoration. La
tenture de la salle était rouge à filets d'or; il
recouvrit de rouge les sculptures de la porte,
sur laquelle il continua les raies d'or, de sorte
qu'elle se confondit avec le reste de la tenture.
L'acte du duc d'Esté réussit d'un bout à
l'autre. Il fut joué très convenablement par
M. Delafosse, très admirablement par M. Fre-
derick Lemaître, simple et grand, et par
Mlle George dont le talent puissant et dur
révéla des qualités de souplesse féline qu'on
ne lui connaissait pas
Le souper alla très bien. Les jeunes sei-
gneurs étaient couronnés de fleurs, malgré
M. Harel qui disait que cela ne seyait qu'aux
femmes; le public fut de l'avis de l'auteur.
Gennaro, sombre sous sa couronne, im-
mobile et froid comme une statue, fut tout
de suite l'anxiété de la salle. L'intérêt de la
pièce fut plus fort que tout; il y eut trêve
du combat littéraire; les classiques comm:
les romantiques voulurent savoir ce qui allait
arriver ; il n'y eut plus au monde de tragédie
ni de drame; il n'y eut plus d'auteur, ni d'ac-
teurs, ni de théâtre, il y eut un fils qui allait
être empoisonné par sa mère qui l'adorait; on
n'applaudissait même plus; lorsqu'à travers
les éclats de rire et le joyeux refrain on en-
tendit tout à coup le chant funèbre des
moines, le frisson fut universel.
Pour que la psalmodie eût toute sa réalité,
on avait pris, au lieu de figurants, de vrais
chantres de paroisse. L'entrée des moines, le
contraste des cagoules avec les couronnes
de fleurs, les cinq cercueils, l'apparition de
Lucrèce Borgia aux jeunes gens, l'apparition
plus terrible de Gennaro à sa mère, la der-
nière scène, tout fut un entraînement et un
emportement; orchestre, galeries, loges, tout
se leva et applaudit des mains et de la voix;
la scène fut jonchée de bouquets; le nom de
l'auteur ne suffit pas au -public qui réclama
l'auteur lui-même. Il était déjà dans la loge
de Mlle George. M. Harel entra effaré, les
cheveux ébouriffés, le costume plus en dés-
ordre que jamais.
— Monsieur Hugo, sauvez-moi la vie! on
veut vous voir, on vous exige, on enjambe
l'orchestre, on envahit le théâtre. Il faut
absolument que vous paraissiez, ou l'on va
tout casser.
— Monsieur Harel, je donne au public
rna pensée, non ma personne.
— Mais que leur dire ?
— Dites que je suis parti.
La déroute des classiques était com-
plète.
On racontait à l'époque une amusante
histoire. Les classiques battus et pas
HISTORIQUE DE LUCRECE BOKGIA.
m
contents, impuissants à remonter le
courant si formidable qui s'était mani-
feste en faveur de l'auteur, s'essayaient à
des chicanes sur de petits détails, en
guise de consolation. Un feuilletoniste
de la Quotidienne arpentait les couloirs,
le soir de la première, en criant d'une
voix de stentor :
— Du vin de Syracuse! on ne parle
dans cette pièce que du vin de Svracuse!
mais il n'y a jamais eu de vin de Sy-
racuse !
Mérv entendit le propos et riposta :
— Le vin de Syracuse n'existe pas?
vous le croyez. Eh bien , je vous en
ferai boire.
— Quand ?
— Tout de suite.
— Où?
— Où vous voudrez : au café du
théâtre, par exemple; c'est le plus près,
la démonstration sera rapide et complète.
Mérv avait poussé du coude Gérard
de Nerval qui, ayant entendu la conver-
sation, avait compris et s'était précipité
d'avance au café.
Des feuilletonistes, attirés par la que-
relle, trouvant une excellente occasion
de goûter du vin de Svracuse, s'étaient
joints à leur confrère.
La petite troupe avait suivi Mérv qui ,
d'une voix tonnante , en entrant au café ,
cria : garçon , une bouteille de Svracuse !
— Oui, monsieur, tout de suite,
seulement le temps d'aller à la cave.
Ebahissement du feuilletoniste de la
Quotidienne , ravissement des confrères.
Mérv, triomphalement, versa le vin
dans les verres; amis et adversaires
trinquèrent au succès de Lucrèce Borgia,
le vin de Svracuse avait été qualifié
d'exquis par les plus fins connaisseurs.
Or c'était du vin de Grenache fabriqué
à la hâte par un pharmacien du bou-
levard.
Voilà comment les vainqueurs ajou-
tèrent à l'orgueil de leur victoire la joie
de mystifier les vaincus.
Victor Hugo connut ce soir-là tous
les triomphes. Son drame avait été ac-
clamé même par ses plus intrépides en-
nemis. Un public en délire ne voulait
pas quitter la salle avant d'avoir pu fêter
l'auteur sur la scène; l'auteur ne voulait
pas quitter le théâtre avant que le public
eût vidé la salle. Mais la foule est ob-
stinée. Elle tenait à voir Victor Hugo,
à lui témoigner son enthousiasme, elle
le verrait; elle l'attendit à la sortie; et
lorsqu'il parut avec sa femme et sa fille,
ce fut une immense acclamation. 11 es-
saya de s'y soustraire en se jetant dans
an fiacre. Les chevaux furent dételés,
et comme il ne voulait pas être traîné
par ses admirateurs, il dut se résigner à
rentrer à pied place Rovalc avec une
nombreuse escorte qui l'applaudissait,
poussait des cris de joie, lui serrait les
m a i n s .
Les bandes d'Heruaui , comme disait
Théophile Gautier, n'avaient pas eu
besoin de donner. Elles pouvaient assister
à leur revanche même sans y contribuer,
ce qui était bien la plus belle et la plus
incontestable de toutes les revanches.
La presse dut constater le triomphe et le
directeur dut reconnaître plus tard, dans
une lettre, que le plus grand succès
d'argent obtenu sous son administration
fut celui de Lucnce Borgia, que les re-
cettes des trente premières représenta-
tions s'étaient élevées à 84,769 francs et
qu'aucun ouvrage dans l'espace de huit
années n'avait égalé, ni même approché
ce chiffre.
Les vaincus tentèrent bien un re-
tour offensif lorsqu'ils furent remis
d'une alarme si chaude. Ils envoyèrent
quelques siffleurs aux premières repré-
sentations, mais ceux-ci, malgré le
souffle de leurs poumons, durent battre
en retraite.
La pièce, deux mois après, faisait
toujours de fructueuses recettes; mais
Harel, s'étant brouillé avec l'auteur.
558
LUCRECE BORGIA.
avait eu tout d'un coup la fantaisie
d'effectuer une reprise ; Victor Hugo lui
exprima son étonnement et son mécon-
tentement, en même temps il lui déclara
très nettement qu'il ne lui donnerait pas
d'autre pièce.
Harel s'obstinait, malgré ce refus, à
affirmer que le prochain drame lui avait
été promis. Victor Hugo persévérait à
dire qu'il ne s'était nullement engagé.
La vérité c'est que le poète , voulant
garder toute sa liberté , n'avait dit ni
oui ni non lorsque le directeur de la
Porte-Saint-Martin lui avait demandé sa
prochaine pièce, et cette réserve parais-
sait d'autant plus justifiée que les rela-
tions entre auteur et directeur n'avaient
pas toujours été très affables. Cette fois
Victor Hugo avait de véritables griefs ,
et Harel lui écrivait aussitôt :
Je ne sais ce que peuvent être les griefs
d'un auteur qui a touché deux énormes
primes indépendamment du produit de
soixante- une représentations d'un ouvrage
qui a été soutenu jusqu'à cette 61e plus qu'au-
cun de ceux qui l'ont précédé... Quoi qu'il
en soit, il devient indispensable que vous
m'indiquiez un rendez-vous pour régler par
écrit ce qui a été cent fois convenu entre
nous verbalement au sujet de l'ouvrage au-
quel vous travaillez en ce moment.
Depuis dix mois, pour satisfaire à la parole
d'honneur que je vous ai donnée d'être à
votre disposition quand vous auriez terminé
cet ouvrage, j'ai refusé divers engagements
qui m'étaient offerts.
J'ai reçu votre parole d'honneur en
échange de la mienne. Vous êtes aussi inca-
pable d'y manquer que je le suis de le souf-
frir.
Victor Hugo n'avait pas bien saisi le
sens de cette dernière phrase passable-
ment alambiquée, et il avait demandé
une explication.
Harel répondit :
Il parait que la phrase qui termine ma
lettre était mal écrite puisque vous en désirez
l'explication.
Je la reproduis : son sens est parfaitement
clair.
«Vous êtes aussi incapable de manquer à
votre parole que moi de le souffrir. »
J'ai l'honneur de vous saluer.
Harel.
30 avril.
Victor Hugo n'en avait pas moins per-
sisté à donner un démenti à Harel, et
il avait ajouté comme conclusion : « Je
suis à vos ordres. »
Le même jour, le 30 avril au soir,
nouvelle lettre du directeur du théâtre
de la Porte-Saint-Martin , disant qu'il
attendait une réparation.
Mme Victor Hugo avait ouvert cette
lettre et ne l'avait pas remise à son
mari. Aussi le icl mai, à 7 heures du
matin , Victor Hugo écrivait à Harel :
Monsieur,
Hier, à minuit, en rentrant chez moi, je
pensais trouver une réponse de vous à ma
dernière lettre. J'ai demandé à ma femme s'il
était venu une lettre pour moi; au trouble
avec lequel elle m'a répondu que non, j'ai
présumé qu'il était en effet arrivé une lettre
de vous, qu'elle l'avait ouverte et qu'on me
la cachait. J'en ai conclu que cette lettre
contenait probablement une réponse décisive
dans l'affaire qui nous occupe et dont ma
femme se doute malheureusement. Je crains
que vous ne m'avez indiqué dans cette lettre
une heure de rencontre pour aujourd'hui.
Comme il m'importe de ne pas manquer à
un rendez-vous de cette nature, je crois de-
voir m'empresser de vous prévenir que' je
serai chez vous ce matin, à neuf heures pré-
cises, pour nous entendre sur le lieu, l'heure
et les armes.
Agréez, Monsieur, l'assurance de mes sen-
timents distingués'1'.
Victor Hugo.
Ne se croirait-on pas au temps du
cardinal Richelieu : Victor Hugo ré-
glait ses affaires d'honneur un peu
comme dans le second acte de Manon de
Lorme lorsque Didier provoque le mar-
"! Correspondance.
HISTORKH 'E DE LUCRECE BOKGIA.
559
quis de Savcrnvsur une place publique:
il vent s'entendre personnellement avec
Harel sur «le lieu, l'heure et les armes ».
Où sont les témoins? ni Victor Hugo
ni 1 [are! n'y ont songe. Ils les auraient
désignes sur le terrain sans doute :
. . . Voici mes deux témoins : le comte
De Gasséj l'on n'a rien à dii : mpte,
Et monsieur de Yi'.l.t
Et en effet Victor Hugo part de
matin pour régler lui-même son diffé-
rend avec son adversaire. Il le ren<
dans la rue, non loin de la place Royale ,
belle occasion !
Voilà un merveilleux cadre pour un
duel romantique. Mais on n'était plus
au temps des chapeaux de feutre et des
épees au côté, et il était un peu embar-
rassant de débattre les conditions dans un
pareil endroit. Harel n'avait pas d'ail-
leurs la physionomie d'un homme épris
de carnage, il était souriant, il venait,
lui qui se prétendait offensé , les mains
tendues; il reconnaissait qu'il avait été
absurde, il demandait son pardon et,
comme gage de réconciliation, il offrait
de poursuivre les représentations de
Bor?ia: Victor Hugo ne lui tint
pas rigueur et cette fois lui promit s.;
prochaine pièce.
Le traité d'alliance était signé le
15 juillet 1833. Victor Hugo s'eng
à livrer à la Porte - Saint- Martin un
drame le icr septembre prochain.
Hirel devait représenter du 15
au 1" septembre, ép »que de la remise élu
nouveau manuscrit, Lucrèce Borgia autant
s qu'il le faudrait pour compléter
quatre-vingts représentations, ou payer
une indemnité d'autant tle lois 1 2 5 francs
qu'il manquerait de représentations à ce-
nombre de quatre-vingt. De plus, il de-
vait cent cinq représentations du 15 juil-
let 1833 au 31 décembre 1834011 payer à
cette époque une indemnité de 100 francs
par représentation qui manquerai)
nombre à partir de la quatre-vingt-
unième exclusivement; il s'engageait en
outre à reprendre Mario» d ' l'au-
tomne.
ncidence curieuse , Harel , qui vou-
lait suspendre en avril les représentations
de Lucrèci Borgia, reprenait, le 4 .1
1833, une sorte de contrefaçon de Lucrèce
■;.i : la Chambre ardente, drame en
5 actes de Bayard et Mélcsville.
Victor Hugo remplit sa promesse en
remettant son manuscrit le 1" sep-
tembre. C'était M. in. Tudor, qui fut re-
présentée le 6 novembre. Quant à
Harel, il reprit Lucrèce Borgia en 1834,
en 1835, en 1837 et en 1839.
En 1834 Lucrèce Borgia fut mise en mu-
sique par Donizctti sur un livret en vers
assez plats de hélice Romani et repré-
sentée à la Scala de Milan. Le drame
avait été adapté par le librettiste sans
indication de la source et sans que
Victor Hugo touchât un centime de
d'auteur.
Lorsqu'on voulut le représenter le
27 octobre 1840, au Théâtre -Italien,
Victor 1 lugo revendiqua son droit de
propriété et gagna son procès. Ce n'était
pas l'affaire de l'adaptateur qui se voyait
ainsi contraint de suspendre les repré-
sentations. Il n'eut pas une min
d'hésitation : il changea le titre, le lieu,
l'époque; et les italiens de la cour de
gia devinrent des turcs. Lucreyia Bor-
s'appela la Renegata. Enfin, grâce à
ris de Victor I lugo ,
a reparut plus tard sur l'affiche.
A la suite île déceptions et de de
es, Harel avait entrepris en été une-
tournée à travers l'Allemagne, en 1841 ;
malgré ses démêles avec Victor Hugo,
il était reste fi poète et ne cessait
it retenir une correspondance avec
lui; le 3 juillet 1841 il lui écrivait de
Isbad, en bohème, une lettre cu-
rieuse, dont nous extrayons ce passage :
Xi en Russie, ni en Pologne, ni en au-
cune partie de l'Allemagne, je n'ai pu par-
560
LUCRECE BORGIA.
venir à me faire permettre la représentation
d'un seul de vos ouvrages. Votre nom est à
l'index. Partout je rencontre la même oppo-
sition a priori, sans pouvoir obtenir même
l'humiliation d'un examen. Il est vrai que les
innocents bouts-rimés de Casimir Delavigne
sont partout autorisés. J'ai pu jouer la Tour
ds Neshj une fois, une seule fois à Leipzig;
on a pardonné à ce que l'ouvrage a d'amu-
sant et de licencieux, en faveur de ce qui
lui manque au point de vue philosophique
et littéraire.
Vous comprenez que, privé de mes princi-
pales forces, j'engage bien souvent une lutte
inégale dans tous ces pays où Tartuffe' même,
Tartuffe surtout, est défendu. Les produits
de ma pénible opération se ressentent de ces
absurdes interdictions. Enfin je vis, mais
c'est à peu près tout. Vivre en été, en Alle-
magne , et de théâtre contre toutes les cen-
sures, c'est encore quelque chose, et j'en
remercie le ciel.
.le n'ai pas besoin de vous dire combien
Mllc George, votre actrice, celle qui vous
doit ses plus grands, ses plus rajeunissants
succès, est sensible à tout ce que vous me
dires pour elle, à tout ce que vous dites
ailleurs, pour la ramener à Paris. Y par-
viendrez-vous? Cela est douteux. Les Sal-
vandj de la division des Beaux-Arts ne veulent
pas d'elle; la vogue factice de M"0 Rachel
qui ne tombera que quand elle créera un
rôle est un obstacle permanent à la rentrée
de M"1" George. Elle se console par votre
suffrage, par la constance de votre intérêt et
de votre amitié.
Ainsi en 1841, le théâtre de Victor
Hugo était à l'index au dehors. Les
étrangers pouvaient invoquer comme
excuse les anciennes décisions de nos
censures. Disons, pour les flatter, qu'ils
obéissaient peut- être à un sentiment
très charitable en ne voulant pas nous
infliger l'humiliation d'être plus respec-
tueux de la liberté du théâtre que nos
gouvernants.
Victor Hugo avait réussi à ramener
M"e George à Paris. Elle était engagée,
en 1842, à POdéon , et son engagement
lui donnait droit à un bénéfice. Elle
écrivait au poète :
Mon cher monsieur Hugo,
Je vous écris pour vous demander un ser-
vice, par conséquent avec la certitude d'une
réponse favorable.
Je vais donner sous peu de jours à l'Odéon
un bénéfice qui fait partie de mon engage-
ment et de mes appointements. Je désire
jouer le second acte de Lucrèce avec Mélingue
dans le duc.
Je puis vous dire, à vous qui comprenez
toutes choses, que le bénéfice sera pour moi
un grand secours à ce théâtre où l'on gagne
toujours plus de gloire que d'argent.
Aurez-vous la bonté, vous si constamment
excellent pour moi, de fixer le droit d'auteur
non avec le traité, mais avec votre obli-
geance.
Vous voyez que je m'adresse franchement
à la sympathie que vous m'avez toujours
témoignée et dont je suis si vivement re-
connaissante. Agréez, mon cher monsieur
Hugo, tous mes sentiments les plus dévoués.
0 . George.
ib mai.
Victor Hugo avait tout naturellement
déféré au désir de M"L> George, lorsqu'il
reçut cette lettre d'Harel :
Mon cher monsieur Hugo,
C'est au moment même où je reçois votre
gracieuse lettre, que je prends la plume pour
vous annoncer qu'un obstacle de distribu-
tion rend impossible pour cette semaine la re-
présentation du deuxième acte de Lucrèce.
Mile George, désolée, a fait ce qu'elle a pu
pour retarder sa représentation, mais d'autres
bénéfices attendent et pressent. Elle est obli-
gée de se passer du plus puissant élément de
sa recette, mais elle n'en est pas moins recon-
naissante de l'obligeance si délicate que vous
lui témoigniez pour la seconde fois.
A bientôt donc Lucrèce entière et jouée
vingt fois de suite.
Je vous renouvelle, mon cher monsieur
Hugo, l'expression de tout mon respectueux
dévouement. TT
Harel.
Le 16 février 1843 on reprenait à
l'Odéon Lucncc Borgia. Théophile Gau-
tier écrivait :
Ce drame gigantesque, peut-être plus près
d'Eschyle que de Shakespeare, a produit son
HISTORIQUE DE LUCKECE BORGIA.
561
effet accoutumé. Mademoiselle George s'y est
montrée sublime comme a son ordinaire...
Quelle étrange destinée que celle de Lucrèce!
Célébrée par tous les poètes contemporains,
chantée par le divin Arioste qui la proposa
comme le modèle de toutes les vertus, elle a
en quelque sorte une réputation double : ange
chez les poètes, démon chez les chroniqueurs.
Lesquels ont menti ?
A la fin de 1869, Raphaël Félix , qui
dirigeait le théâtre de la Porte- Saint-
Martin, songeait à une reprise Je Lucrèce
Borgia; une grande artiste, M""' Marie
Laurent, vint trouver Paul Mcuriee, et
avec sa fougue, sa voix chaude, sa belle
passion pour le grand art, elle lui dit
toutes ses amertumes et toutes ses ran-
cœurs :
— Voilà longtemps, trop longtemps
que je joue dans les gros drames, je suis
lasse de paraître dans les mêmes rôles :
les Mères repenties, la Trieuse d'enfants,
Rocamhokj la Tireuse de cartes! J'aime,
j'admire tous les chefs-d'œuvre de Vic-
tor Hugo ; on parle de Marie Tudor, de
Lucrèce Borgia; vous, monsieur Meurice ,
vous avez un grand crédit auprès de
M. Victor Hugo, je vous en prie, je
vous en supplie, recommandez -moi,
appuyez-moi. Si vous demandez, vous
réussirez; ah! comme je jouerais avec
joie Lucrèce!
Et Marie Laurent était pressante,
éloquente. Elle avait mis une chaleur
si convaincante dans l'expression de
son désir que Paul Meurice, tout en
promettant de l'appuyer, lui conseilla
d'écrire à Victor Hugo. Voici cette lettre :
Monsieur,
Monsieur Meurice a bien voulu se charger
de vous demander pour moi l'autorisation de
jouer à la Gaité ou à la Porte-Saint-Martin
les beaux rôles de Marie Tndor, et de Lucrec.
Borgia. Permettez-moi de vous dire à mon tour
combien je serais heureuse et fière si vous
accédiez à ma demande ! J'ai peu de titres
peut-être à revendiquer l'héritage de l'illustre
George ! Mais si un amour profond de l'art,
si une admiration sans borne Je votre admi-
rable génie et un désir ardent de faire revivre
sur la scène française les chefs d'oeuvre dont
nous sommes privés depuis si longtemps vous
peuvent émouvoir en ma faveur, daignez
m'accorder la grâce que je demande.
Il v a bien longtemps, hélas! que j'étouffe
et me meurs dans les rôles que je suis con-
damnée à jouer, vous me ferez revivre, et je
vous devrai la gloire et le rayonnement de
ma vie d'artiste !
.l'aurais voulu aller vers vous et vous solli-
citer moi-même, je suis sûre que ma fièvre et
mon enthousiasme vous eussent gagné.
Je suis prête à partir encore si vous désirez
me voir et m'entendre avant de me confier
vos grandes figures à représenter. Mais je vous
supplie enfin de ne pas repousser ma demande
sans vous convaincre que je suis digne Je la
faveur que je sollicite.
Daignez accepter l'expression de ma pro-
fonde admiration.
Marie Laurent.
38, rue de BonJv.
Victor Hugo accorda l'autorisation et
indiqua, suivant son habitude, par un
mot le sens de sa réponse. Au bas de la
lettre de M'"e Marie Laurent, il avait
écrit :
REPONSE.
Oui.
Raphaël Félix monta le drame avec un
certain éclat. 11 avait choisi des artistes
populaires : Marie Laurent , Mélingtie,
Taillade. Le nom de Victor Hugo repa-
raissait au bout de trois ans ;l' sur une
affiche et exerçait une grande fascination
sur toute la jeunesse libérale.
( )n se promettait de faire , à l'occasion
de cette première, une bruyante mani-
festation. A cette époque, tout était pré-
texte à démonstration. Paris, déià acquis
à l'opposition depuis 1863, s'était affir-
mé de plus en plus républicain en 1869
et avait été suivi par les grandes villes.
L'empire était fortement ébranle. Au
moment où le fils d'un proscrit, Emile
l'' La reprise dyHeniani datait de 1867.
562
LUCRECE BORGIA.
Ollivier, devenu ministre de l'empire,
cherchait à reparer les brèches de l'édi-
fice impérial, on répé ait le drame d'un
proscrit. Chaque œuvre du poète avait
été, depuis quarante ans, un prétexte
à quelque grande bataille littéraire ou
politique, ou politique et littéraire en
"même temps, même à l'occasion d'une
reprise. Les circonstances actuelles s'y
prêtaient.
Lorsque vint le jour de la première,
le 2 février 1870, la salle était remplie
de personnages politiques, d'artistes,
de littérateurs; Théophile Gautier et Al-
bert Glatigny étaient revenus de Corse
exprès pour assister à cette solennité
et rendre un pieux hommage à leur
maître ; ils ne songeaient guère à la poli-
tique. Mais il fallut bien se convaincre
que toute cette jeunesse ardente, fré-
missante, n'attendrait pas le lever du ri-
deau pour se livrer à quelque démons-
tration. En effet, lorsque Henri Roche-
fort parut à l'entrée du balcon , des
acclamations retentirent.
Le brillant polémiste publiait alors la
"Lanterne. Sa guerre contre l'empire lui
avait assuré une énorme popularité. Des
cris hostiles accueillirent l'entrée de Paul
de Cassagnac , alors rédacteur en chef du
Pays, l'organe de l'empire autoritaire.
Auxgaleries supérieures un public gouail-
leur criait, sur l'air des Lampions : Cassa-
gnac ! Cassagnac ! et chaque fois qu'un
serviteur de l'empire était reconnu par
la foule, c'étaient des rumeurs, des laz-
zis, des grognements. La salle était hou-
leuse, et le calme ne se rétablit que
lorsque le rideau se leva. On fut alors
attentif au drame. On acclama l'auteur,
les artistes. Cependant, quand Gennaro
parla de son épée nette et loyale comme
celle d'un empereur, des protestations
sourdes s'élevèrent du parterre et des ga-
leries. Quand Lucrèce, dans sa scène
avec Alphonse d'Esté, railla la valeur
des serments, des rires ironiques souli-
gnèrent l'allusion au coup d'État. Nous
ne saurions mieux rendre l'impression
produite par cette reprise qu'en donnant
ici l'avis de Théophile Gautier qui était
un des spectateurs de la première en 1833 :
Le public qui assistait a la reprise de Lucrèce
Borgia, nouvelle au théâtre pour le plus
grand nombre de spectateurs, était animé
d'un esprit bien différent de celui qui nous
poussait en 1833, — autre temps, autres
chansons, — et la question d'art n'était pas
évidemment ce qui le préoccupait le plus;
mais nous avons tâché de nous isoler dans ce
milieu bruyant et assagi, faisant abstraction
de nos impressions anciennes, et de juger la
pièce comme si nous la voyions pour la pre-
mière fois.
Hé bien, après cet intervalle de tant d'an-
nées remplies par des événements si imprévus,
des doctrines si contradictoires, des évolutions
de goût si diverses, Lucrèce Borgia nous a pro-
duit un effet aussi grand, plus grand peut-
être qu'à la première représentation. Alors,
ivre de lyrisme, fou de poésie, nous étions
moins sensible au drame et à la situation
scénique, et c'est par ces côtés que brille la
première pièce en prose du poète d'Hemaat
et de Mario» de Lorme.
Victor Hugo attendait avec impatience
le résultat de cette représentation. Or, la
première de Lucrèce avait lieu la veille du
départ d'un bateau qui se rendait de
Southampton à Jersey. Le capitaine fut
aussitôt averti qu'une dépêche donnant
le compte rendu de la soirée lui serait
expédiée à Southampton et qu'un bateau
serait sur la rive de Guernesey pour la
recueillir.
Le navire anglais emporta la dépêche ,
tira une bordée sur Guernesey, lança la
dépêche dans une boite que reçut le ba-
teau guernesiais. Voilà comment Victor
Hugo connut le magnifique succès de
Lucrèce Borgia.
Le 9 février, il écrivait d'Hauteville-
House à Raphaël Félix :
Monsieur,
Je suis heureux d'être rentré à mon grand
et beau théâtre et d'v être rentré avec vous,
HISTORIQUE DE LUCKECE BOKCI.I.
563
digne membre de cette grande famille d'ar-
tistes qu'illumine la gloire de Rachel.
Remerciez, je vous prie, et félicitez en mon
nom Mm° Laurent qui, dans cette création, a
égalé, dépassé peut-être le grand souvenir de
M"c George. L'écho de son triomphe est venu
jusqu'à moi.
Dites à M. Mélingue, dont le puissant
talent m'est connu, que je le remercie d'avoir
été charmant, superbe et terrible.
Dites à M. Taillade que j'applaudis à son
légitime succès.
Dites à tous que je leur renvoie et que je
leur restitue l'acclamation du public.
Vous êtes, monsieur, une rare et belle intel-
ligence. A un grand peuple, il faut le grand
art; vous saurez faire réaliser à votre théâtre
cet idéal.
Je vous serre la main,
Victor H 1
Au moment où on reprenait Lucrèce
Borgia , les journaux avaient dit, en
s'appuyant d'ailleurs sur une lettre d'1 la-
rd , que Lucrèce Borgia avait été , en 1833 ,
un des plus grands succès de théâtre.
Un journal contesta cette affirmation ,
et reproduisant le chiffre d'Harel , soit
84,769 francs pour les trente premières
représentations de 1833, il calculait que
la moyenne atteignait seulement 2,826 fr.
Ce qui est très exact. Or, la moyenne de
2,826 francs à cette époque équivalait à
une moyenne de 7,000 francs d'aujour-
d'hui, puisque les fauteuils de 6, 7 et
8 francs coûtaient, en 1833, 3 francs et
2 fr. 50.
En 1870, les vingt-neuf premières
représentations donnèrent un total de
174,313 francs, soit une moyenne de plus
de 6,000 francs. La première et la se-
conde, réservées en partie aux services
gratuits, ne sont pas comprises.
Il y eut soixante et onze représentations.
Lucrèce Borgia était représentée à la même
époque au théâtre des Célcstins, à Lyon ,
le 20 février et réalisait le maximum.
Le drame fut repris à la ( îaîté en [881,
le 26 février, jour anniversaire de la nais-
sance de Victor Hugo qui entrait dans sa
quatre-vingtième année. Paris tout entier
célébrait cette date mémorable dans la
journée du 27 lévrier; plusieurs théâtres
avaient donné la veille des représenta-
tions, et la direction de la Gaîté associait
son théâtre à l'hommage populaire en
pavoisant la façade de drapeaux et de
tentures, en lui donnant un magnifique
décor de lumières au centre duquel se
détachait cette inscription : ViBorHugo,
26 février 1802 ; et dans le foyer, tout rem- ,
pli de fleurs, se dressait sur un piédestal
le buste de Victor 1 tugo par David d'An-
gers.
Le poète avait tenu à assister quelques
jours auparavant à une répétition pour
donner un témoignage de sa reconnais-
sance aux artistes , M'"°Favart, Dumaine,
Vblny, Clement-Just.
Favart avait eu des accents d'une
belle intensité tragique, elle avait été-
terrible; et toutes les tortures de la mère
avaient été rendues avec un emportement
farouche. Victor Hugo s'approchant
d'elle à la fin de la répétition lui dit en
lui baisant les mains : «Vous avez effacé
pour moi les souvenirs du passé.»
11 y eut quatre-vingt-deux représen-
tations de février à mai. C'était la se-
conde reprise. Les trois rôles les plus
importants avaient été successivement
remplis par d'illustres artistes.
Ainsi Lucrèce Borgia jouissait de ce
grand privilège, d'avoir obtenu, dès sa
naissance, un éclatant succès.
Alors que chaque drame de Victor
Hugo avait servi de champ clos aux
deux armées pour se livrer bataille et
s'était déroulé au milieu des rumeurs,
des agitations et des tempêtes, Luct
Borgia s'était imposée à l'admiration de
la foule aussi bien en 1833 qu'en 1870 et
en 1881.
C'est que Victor Pïugo avait jeté le
désarroi dans le camp de ses adversaires
qui subissaient la tyrannie de leur émo-
tion et l'obsession de leurs angoisses,
c'est qu'il avait tenu en haleine son pu-
04
LUCRECE BORGIA.
blic par des situations poignantes, c'est
qu'il l'avait fasciné, conquis par la rapi-
dité des coups de théâtre, le jeu des pas-
sions violentes, l'explosion de tous les
sentiments humains et surtout de celui
qui pouvait toucher le plus son cœur, le
sentiment maternel.
C'est qu'il avait fait mouvoir avec
une puissante maîtrise tous les ressorts
de la tragédie antique, l'horreur, la ter-
reur, la pitié, en provoquant graduelle-
ment, avec une merveilleuse habileté
scénique, le trouble, l'inquiétude, l'an-
goisse ; c'est qu'après avoir accumulé les
effets les plus effroyables, il avait réussi
à couronner son drame par un tableau
d'une infernale grandeur, où se succé-
daient, dans les magnificences de l'orgie,
les cris , les chants joyeux , puis les psau-
mes funèbres devant les cercueils béants
réservés aux convives par Lucrèce Borgia ,
se dressant farouche dans sa vengeance
et savourant sa revanche avec une sau-
vagerie triomphante.
II
LES REPRÉSENTATIONS.
DISTRIBUTIONS SUCCESSIVES DES ROLES.
PERSONNAGES.
DONA LuCREZIA BoRGIA M""
_. . ,.. ( MM.
Don Alphonse dEstf. <
Gennaro
Gl BETTA
Maffio Orsini
Jeppo Ltverf.tto
Don Apostolo Gazella...
Ascanio Petrucci
Oloferno Vitellozzo
rustighf.llo
ASTOLFO
La princesse Negroni M"c
PORTE-SAl
^IT-MARTIN.
GAITE.
1881.
1833.
Direâeur :
1870.
Direâeur :
Direâeuis :
MM. Larochelle
M. Harel.
R
VPHAËL Fl'l.lX.
et DebruyÈre.
acteurs.
ACTEURS.
ACTEURS.
George.
M"
Marie Laurent.
mii.
Favart.
Delafossc.
Lockrov.
MM
Mélingue.
MM
Dumaine.
Frederick Lemaîtrc.
Taillade.
Volny.
Provost.
Brésil.
Clément-Just.
Chéri.
Ch. Lemaîtrc.
Rosambcau.
Chilly.
Monval.
Fournicr.
Monval.
Paul Clèves.
Marcel Robert
Tournan.
Lenibar.
Vernon.
Auguste.
Jouanni.
Trousseau.
Serres.
La touche.
Guimier.
Vissot.
Scipion.
Jourdain.
Juliette.
M1"
Bonheur.
M"0
Nancy Martel.
Il
REVUE DE LA CRITIQI I
La critique accueillit chaleureusement
Lucrèce Borgia en 1833; elle montra plus
d'enthousiasme encore lors des reprises
de 1870 et de 1881.
LTn fait la frappa tout d'abord. Victor
Hugo avait mis à la scène une des plus
belles passions du cœur humain, l'amour
maternel, il avait réussi à la présenter
sous un jour tout nouveau et à inspirer
la pitié en dépit de toutes les hor-
reurs.
La critique admirait la construction si
simple du drame; l'action était conduite
sans détours, sans hors-d'œuvre , sans
roueries de métier et allait droit à son
but. Elle se déroulait logiquement, d'une
allure rapide, soutenue par un intérêt
toujours croissant, grâce à une intelli-
gente gradation des effets, grâce à une
succession ininterrompue de scènes an-
goissantes, poignantes et terrifiantes.
Les adversaires d'autrefois, les plus
acharnés, qui avaient contesté à Victor
Hugo la science du théâtre , devaient s'in-
cliner devant sa maîtrise d'auteur dra-
matique; et il y avait unanimité pour
louer la grandeur de la pensée, la fer-
meté et la beauté du style.
Revue de Paris.
Amédée PlCHOT.
Un fait à constater avant toute critique
c'est le succès par acclamation du no
drame de M. Victor 1 1
...Heureusement pour M. Victor I
les beautés l'emportent tellement sur les autres
taches dans sa nouve.le pièce que jamais il
ne fut plus nécessaire au critique de s'aider
de la mémoire et de la réflexion pour plaider
la cause de l'art.
Quelques-unes des chicanes qu'il faut bien
lui chercher pour l'honneur du métier au-
tuicÂtre. — 11.
raient même pu être évitées si facilement
qu'on croirait volontiers que l'auteur a bien
voulu, par charité pure, lui laisser quelque
se à dire.
...Ce qu'il v a Je plus clajiique dans le
.ui drame, c'est cette espèce de fatalité
qui semble pousser au crime la famille Borgia,
comme la famille des Atrides, clans la my-
thologie grecque, mais cette fatalité, grand
élément de terreur tragique dans le drame
ancien, M. Victor Hugo ne l'a pas attachée
à une famille imaginaire, il l'a retrouvée ici
dans la tradition et l'histoire. C'est une idée
d'ailleurs très morale, en choisissant un sujet
aussi horrible, d'avoir tait du crime le châti-
ment du crime.
... Au lieu de prendre tout crûment la
Lucrèce Borgia adultère, incestueuse, em-
poisonneuse et de la faire vivre sous nos yeux
d'incestes et d'empoisonnements de moitié
n frère le cardinal et son père le pape,
comme une débauchée sans remords, M. Hu-
is montre d'abord cette iemme cher-
chant à respirer et à se repentir sous l'amas
de sLs crimes, une pensée humaine est venue
se glisser clans ce c.eur qui n'avait jamais
éprouvé rien d'humain.
...Cette pensée du drame est tragique et
haute, car elle domine tout l'ouvrage, elle lui
donne une sorte de profondeur et de mo-
ralité qu'on avait eu peine à saisir jusqu'ici
le théâtre de M. Hugo.
Li Moniteur universel.
P.
On peut signaler plus d'un défaut dans cet
ouvrage, se plaindre du peu d'ensemble de
l'action, de l'espèce d'isolement des deux per-
sonnages principaux, de Yétroitete' des moyens
a l'aide desquels l'auteur fait mouvoir, ratta-
che au sujet ses personnages accessoires, in-
diquer ce qu'il y a de singulier dai
qui donne justement pour amis a Gcnnaro
les cinq gentilshommes dont les parents ont
péri victimes de la barbarie de L
17
566
LUCRECE BORGIA.
cevoir difficilement cette espèce d'excursion
de la duchesse de Ferrare à Venise, cette pro-
cession conduite par elle, ces moines qui
traînent des cercueils à leur suite; se trouver
mal à l'aise au milieu de cette atmosphère
d'empoisonnements; reconnaître aussi que ce
drame fait naître des émotions plus pénibles
que touchantes. Mais, à côté de ces quelques
défauts, s'élèvent, nombreuses, de grandes
beautés. Toutes les fois que l'action, dans sa
marche, dans ses développements, procède de
l'idée principale, de cette idée large, pro-
fonde, vraie qui a inspiré l'auteur, elle saisit,
elle entraîne; l'énergie de la pensée ajoute à
la force de la situation, des scènes d'un effet
prodigieux se multiplient; elles remplissent,
elles peuplent les actes.
L'Artifie.
X-X.
. . . Dans la voie où est entré M. H ugo , voie
que les uns trouvent bonne, les autres mau-
vaise, mais que tout le monde regarde comme
nouvelle, on s'est plaint de lui voir dédai-
gner les chefs-d'œuvre des grands maîtres et
marcher seul à son caprice, sans règles,
ni lois, comme si Sophocle, Euripide et tain
d'autres ne l'eussent précédé dans la carrière.
Pour moi, dans ces belles inspirations lyriques
je retrouve une heureuse substitution des
chœurs antiques. C'est toujours cette voix
douce et triste qui s'élève sur un autre ton,
sous une forme différente, au milieu des
scènes les plus terribles, sinon pour en do-
miner du moins pour en diminuer l'hor-
reur.
...Quoi qu'il en soit des reproches injustes
ou fondés adressés à M. Hugo, il était néces-
saire qu'il usât de tous les ressorts dramatiques
à sa disposition, qu'il montrât toute sa puis-
sance scénique, qu'enfin il fît lever ce terrible
anathème lancé sur son talent par un public
si prompt à anathématiser.
... En somme, il y a plus qu'un succès à
constater dans Lucrèce Borgta. Pour moi je
n'en veux qu'un seul, celui d'une entente
parfaite avec la scène; peut-être aussi celui-là
vaut-il tous les autres pour M. Victor Hugo
par cela même qu'il lui avait été opiniâtrement
contesté ou refusé dans ses autres œuvres dra-
matiques.
Le National (7 février 1833).
X.
On n'a jamais refusé à M. Victor Hugo
la persévérance et tous les symptômes de la
foi; c'est un hardi et intraitable champion
qui pousse toujours devant lui et avance dans
la mêlée comme il peut; s'il chancelle, il
cherche à se raffermir; s'il tombe, à se rele-
ver; si on lui enlève un bras, il prend son
arme de l'autre; sa jambe droite, il saute et
va sur la jambe gauche. Il y a aussi dans le
naturel de M. Victor Hugo beaucoup de la
résignation du soldat à qui on dit : Tu iras
là, où tu te feras tuer! et qui répond : Oui,
mon général...
On a reproché à M. Hugo de ne faire
planer sur aucun de ses drames ces vastes
et hautes pensées qui vous saisissent et vous
étreignent l'âme dans le drame antique et
dans les chefs-d'œuvre du théâtre moderne,
dans (Edipe Roi comme dans YHamlet de Sha-
kespeare, dans les Horaces comme dans Atha-
l'e. Pour cette fois, M. Hugo a manifeste-
ment cherché cette pensée.
On avait osé lui dire encore de donner,
ainsi qu'ont fait tous les maîtres, à cette pen-
sée mère, ses développements naturels et né-
cessaires; de la conduire à son dénouement
et à sa moralité sans l'égarer et la perdre dans
mille hors-d'œuvre étranges, mille déclama-
tions inutiles et dans tous les emportements
dithyrambiques où le poète se substitue au
drame ; M. 'Hugo a mené jusqu'au bout l'idée
dominante de sa nouvelle tragédie avec plus
d'ordre, de symétrie et de persévérance que
de coutume; il ne la rompt pas, ne la brise
point, ne la jette pas hors de la scène à tout
propos. Le poète a gagné en logique.
...En donnant avec quelques détails l'ana-
lyse de cette pièce, il était du devoir d'une
critique consciencieuse d'en indiquer les parties
faibles et d'appuyer sur les beautés. — Est-ce
un drame, une tragédie, un mélodrame?
Vraiment, là où il y a des choses si grandes et
si belles, qu'importe la définition des poéti-
ques ? Addison répondait à ceux qui contes-
taient au Paradis perdu le titre de poème e'piqne :
«J'y consens, mais alors dites que c'est un
poème divin».
Je ne sais si la pièce de M. Victor Hugo
est une trawdiej mais connaissez-vous beau-
REVUE DE LA CRITIQUE.
567
coup de tragédies que vous oseriez mettre au-
dessus Je ce mélodrame ?
Journal des Débats.
Jules Janin.
... C'est une assez belle chose que la con-
viction dans l'art pour qu'on y applaudisse,
c'est une chose assez rare qu'un homme con-
vaincu pour qu'on se mette à sa suite, trop
heureux de tenir à lui par le bout de son
manteau. M. Victor Hugo a foi dans lui-
même, a foi dans son œuvre, a foi en nous
tous, avec cela c'est un grand poète, cela
nous suffit, nous le suivons.
. . . Que si vous me demandez si en effet
j'admire beaucoup cette grande profusion de
poison dans Lucrèce Borgia, je vous répondrai
qu'en effet ce n'est pas là ce que j'admire. Ce
que j'admire, c'est la hardiesse de l'homme
qui vient tout à coup, avec ce vieux nom des
Borgia, nous jeter dans des assassinats; et avec
cette vieille passion, l'amour maternel, trouve
une tragédie toute neuve; voilà ce que j'ad-
mire, moi. Ce que j'admire encore, c'est le
dialogue en prose de cet homme qui s'était tant
fié jusqu'alors à son dialogue en vers; c'est ce
style vif, pressé, passionné, moqueur, hardi,
allant du sublime au grotesque avec la même
facilité et le même bonheur; c'est ce singulier
mélange de toutes choses connues et com-
munes que cet homme fait siennes et toutes
neuves, par cela seul qu'il daigne les ramasser
et les prendre dans la vieille tragédie.
Nous reproduisons quelques extraits
d'articles lors de la reprise de 1870.
Et d'abord ce passage de Théophile
Gautier :
...Rien de plus simple comme construc-
tion que ce drame d'un effet si puissant; il
se compose de trois situations capitales large-
ment développées et formant d'admirables ta-
bleaux d'un dessin et d'une couL-ur superbes;
on dirait trois fresques colossales encadrées
dans les fines architectures de la Renaissance.
L'œil les saisit d'un regard et en conserve une
ineffaçable empreinte. — Affront sur affront.
— Le Coupk. — Ivres morts. - — Tels sont les
titres sinistrement bizarres que le poète inscrit
sur des cartouches à volutes contournées, au
bas de ces peintures magiques d'un éclat som-
bre et farouche. Quoi de plus beau que cette
scène sur la terrasse du palais Barbarigo, à
Venise, où Maffio Orsini, Jeppo Liverctto,
don Apostolo Gazella, Ascanio Petrucci, Olo-
ferno Vitellozzo, dont les familles saignent
de quelque meurtre, reprochent ses crimes à
Lucrèce Borgia démasquée, et, pour suprême
affront, lui jettent son nom au visage! Qu
étonnant crescendo d'insultes! Nul poète de-
puis Shakespeare n'a fait sonner d'un souffle
plus vigoureux « la trompette hideuse des ma-
lédictions ». Il y a dans cette scène sublime
quelque chose de la grandeur épique d'Es-
chyle.
L'émincnt écrivain passe en revue les
divers tableaux, il en admire « la vérité
effrayante ». S'arrêtant aux scènes inter-
médiaires , il dit :
... Les autres scènes intermédiaires sont
tracées avec une simplicité magistrale, sans
petite ficelle, allant droit au but comme des
ruelles qui mènent aux grandes places par le
plus court. Mais au coin de ces petites rues il
y a toujours quelque tourelle curieusement
ouvragée, quelque porche à statues, qi
balcon d'une serrurerie amusante . . .
Nous avions trouvé autrefois que cette prose
si ferme, si nette, rehaussée de touches vigou-
reuses, rythmée en vue de luttes de dialogue,
n'ayant pas besoin des vases d'airain dont on
garnissait les théâtres antiques pour arriver à
l'oreille des spectateurs, avait toute la valeur
d'art des plus beaux vers. Nous sommes en-
core, après trente-sept ans, du même avis.
Jamais plus magnifique langage n'a été en-
tendu au théâtre. Quelques jeunes prétendent
qu'il a vieilli. Oui, comme un tableau du
Titien ou de Giorgione, que le temps couvre
d'un voile d'or, rendant les lumières plus
blondes, les tons plus chauds et le-
d'une profondeur plus mystérieuse...
L'Opinion nationah .
Jules ( h.AKl III.
11 ne faudrait pas nous donner souvent de
tels spectacles pour voir bientôt rentrer sous
terre, s'enfoncer et disparaître comme en des
37-
568
LUCRECE
trappes de féeries, les vulgarités ou les insa-
nités à la mode.
...Et le triomphe du poète est un succès
aussi pour ceux qui demandent au théâtre
d'être non pas un métier, mais un art, non
pas un instrument de décadence, mais un
outil de progrès, non pas un lieu malsain où
l'on va méchamment rire, mais une assem-
blée intelligente où l'on va penser, non pas
une boutique, mais une tribune.
Le Temps.
F
rancisque
Sarci
... Le premier acte est admirable, et la scène
qui le termine est une des plus splendides
qui soient au théâtre. Les maris, les amants,
les frères de ceux que Lucrèce Borgia a fait
emprisonner, empoisonner, lui barrent le pas-
sage, et, l'un après l'autre, lui crachent au
visage le récit de ses crimes. Et elle, affolée
de terreur, d'angoisse et de colère, se voyant
ainsi accablée de malédictions, en présence du
seul être qu'elle respecte et qu'elle aime, veut
en vain fuir ou leur imposer silence; il faut
qu'elle écoute jusqu'au bout cette sombre li-
tanie.
...Où le poète a ramassé tout l'effort de
son génie, naturellement porté au terrible,
c'est dans la grande scène du troisième acte.
Francisque Sarcey pense que Lucrèce
Borgia n'aurait pas dû attendre si long-
temps pour avouer sa maternité, puis il
ajoute :
La raison a beau regimber contre les sur-
prises de la sensibilité : on est vaincu.
Il y a dans ces deux grandes scènes où se
résume tout le drame un intérêt haletant,
qui vous serre le cœur, et ne vous laisse plus
respirer. On n'a pas le loisir même d'être
choqué de ces petits enfantillages de mauvais
mélodrame, qui feraient sourire dans une autre
œuvre.
L'émotion est si poignante qu'elle tient bon
même contre ces détails mesquins de la mise
en scène de Pixérécourt. Quelque opinion
qu'on ait du théâtre de Victor Hugo on se
sent en présence d'un maître homme qui vous
pétrit, à son gré, de sa large main, l'imagina-
tion et le cœur.
BORGIA.
La Liberté.
Paul de Saint- Victor.
...Ainsi prise comme l'incarnation de « la
fatale et criminelle Italie» du quinzième siècle,
quelle figure titanique que celle de Lucrèce,
telle qu'il nous la montre ! On la dirait tirée de
l'Enter du Dante. Elle a la méchanceté gran-
diose, l'ostentation scélérate, la surhumaine
faculté de haine, qui caractérisent les damnés
illustres de la Divine Comédie. Une sorte de
grandeur royale grandit ses forfaits. Elle est
épouvantable et superbe. Elle a des façons de
dire et de se mouvoir dans le mal qui rappel-
lent les grandes allures de latigresse marchant
dans sa jungle.
Pathétique, malgré tout, autant qu'exé-
crable; du sombre gouffre qu'elle habite, d;
l'abîme où elle s'est plongée, l'amour mater-
nel la fait remonter, par des élans sublimes,
vers l'humanité. Le seul sentiment pur qui
survive en elle, a l'intensité des passions fu-
nestes qui l'agitent ; il est monté à leur diapa-
son. Lucrèce est mère avec emportement, avec
flamme; et cette maternité à outrance, châ-
tiée par de si affreuses représailles, change en
compassion l'horreur qu'elle inspire.
Quelle scène que celle qui termine le pre-
mier tableau ! La mère est là, au milieu d'une
fête, sur la terrasse d'un palais, parlant à son
fils qu'elle revoit pour la première fois. Les
jeunes seigneurs arrivent, portant des flam-
beaux; ils la dénoncent, ils lui jettent ses
crimes à la face : les Euménides semblent être
entrées à leurs bras. Chacune de leurs insultes
fait surgir un fantôme, noir de poison ou cou-
vert de sang, qui marche, le doigt levé, contre
la meurtrière, renversée de terreur, ployée
sous la honte. Quand MafBo, d'un geste ven-
geur, lui arrache son masque, on croit voir
une âme toute nue, toute souillée, et se tor-
dant comme un ver. Les injures la percent
à coups redoublés : « Assez ! assez ! » s'écrie-
t-elle, lorsqu'elle reçoit celle qui frappe à son
cœur de mère. Il y a là un moment d'éclat,
de fracas, de terreur et de pitié confondues ,
que la tragédie antique n'a pas surpassé.
Au second acte, se dresse de toute sa hau-
teur la grande scène entre Alphonse de Fer-
rare et Lucrèce Borgia, un des plus beaux
duels de caractère, qui soient au théâtre : Le
Couple, comme écrit le poète au-dessus de
l'acte qui le contient.
REVUE DE LA CRITIQUE.
569
. . . C'est le poison qui sévit encore dans le
troisième acte, où la terreur arrive à son effet
foudroyant. Le drame n'a jamais eu d'inven-
tion plus terrible que celle de ce souper de
Ferrare, servi par la Mort.
...Le repas d'Atrée est moins horrible.
Je ne sais de comparable, dans le monde
poétique, au souper de Ferrare, que le der-
nier festin des Prétendants, dans l'Odyssée,
avec les augures qui le menacent, les prophé-
ties qui l'assombrissent, le vin qui s'ensan-
glante dans les coupes, et le rire sardonique,
furieux, inextinguible, qui s'empare de ses
convives infatués. «Ils riaient — dit Homère
— avec des mâchoires étrangères. »
La dernière scène entre Lucrèce et Gen-
naro est d'une anxiété suffocante. On a re-
proché au poète de retenir sur les lèvres de
Lucrèce, jusqu'au dernier soupir, le mot
solennel, ce cri : «Je suis ta mère!» qui lui
ferait tomber le couteau des mains. Mais on
oublie qu'il ne s'agit pas seulement , pour elle ,
de lui révéler une maternité haïssable; ce cri
lui apprendra encore qu'il est le fils d'un in-
ceste. Horreur sur horreur! On comprend
donc que la misérable recule jusqu'au bout,
et qu'elle n'accouche que sous le fer du par-
ricide de ce suprême et monstrueux secret.
L; National.
Théodore de Banville.
La représentation d'hier a été d'un bout a
l'autre un long triomphe. En entendant cette
belle langue claire, élégante, énergique,
sonore, admirablement française de I
Borga ; en voyant se dérouler ces scènes de
plus en plus poignantes et terribles dont on
ne subit pourtant l'épouvante qu'à travers
une admiration toujours accrue, en savourant
les beautés tragiques du grand drame que
toujours illuminent les diamants et les flammes
de l'esprit, il semblait que le public, Si
nement réveillé et rapatrié, se retrouvât avec
ravissement dans le domaine qui est le sien,
dans la France poétique, de Corneille, de
Racine et de Molière.
Non seulement le chef-d'œuvre de II igo
n'a pas vieilli, mais il n'est nullement exagéré
de dire qu'il nous apparaît plus jeune que
jamais, car si le style splcndide et précis du
maître lui assure pour toujours l'invincible
beauté des choses immortelles, d'une autre
part, les circonstances actuelles se chargent
Je lui donner une nouvelle et formidable
actualité.
L Constitutionnel.
Nestor Ri )Queplan.
... La réussite a été immense. Ceux qui
voyaient ce drame pour la première fois en
recevaient une secousse irrésistible, et ceux
qui avaient assisté à la soirée triomphale du
2 février 1833 retrouvaient en eux les mêmes
impressions et le même enthousiasme.
. . . C'est le premier drame en prose qu'ait
écrit Victor Hugo et il s'y est mis d'emblée
hors de pair, comme il l'avait fait dans l'or-
dre poétique par ses deux premiers drames en
Non, rien n'est changé et Victor Hugo a
conservé sur nous cette action toute puissante
qu'il y exerça tout d'abord. Notre admiration
est toujours aussi grande pour ce libérateur,
pour ce rénovateur de notre littérature et de
notre pi
... A l'heure qu'il est, parti le premier
depuis longtemps il reste encore à la tête
comme Beethoven qui a, paraît-il, épuisé
toutes les formes, toutes les beautés, toutes
les audaces musicales, si bien que les plus
hardis novateurs ne sont même pas parvenus
à le rejoindre. Victor Hugo est encore plus
jeune que nos plus jeunes poètes, et si l'on
veut l'apercevoir, c'est devant soi qu'il faut
regarder.
Nous reproduisons la lettre que George
Sand adressa à Victor Hugo en 1870.
Elle est doublement intéressante à cause
du nom de la signataire et des impres-
sions recueillies lors de la première en
1833 et de la reprise en 1870 :
Mon grand ami,
Je sors de la représentation de Lucrèce Bor-
na, le cœur tout rempli d'émotion et de
joie. J'ai encore dans la pensée toutes ces
poignantes, tous ces mots charmants
ou terribles, le sourire amer d'Alphonse
, l'arrêt effrayant de Gennaro, le cri
570
LUCRECE BORGIA.
maternel de Lucrèce; j'ai dans les oreilles les
acclamations de cette foule qui criait : « Vive
Victor Hugo! » et qui vous appelait, hélas!
comme si vous alliez venir, comme si vous
pouviez l'entendre.
On ne peut pas dire, quand on parle d'une
œuvre consacrée, telle que Lucrèce Borgia : le
drame a eu un immense succès; mais je dirai :
vous avez eu un magnifique triomphe.
Vos amis du Rappel j qui sont mes amis,
me demandent si je veux être la première a
vous donner la nouvelle de ce triomphe.
Je le crois bien, que je le veux! Que cette
lettre vous porte donc, cher absent, l'écho de
cette belle soirée.
Cette soirée m'en a rappelé une autre, non
moins belle. Vous ne savez pas que j'assis-
tais à la première représentation de Lucrèce
Borgia — il y a aujourd'hui trente-sept ans,
jour pour jour. Je me souviens que j'étais
au balcon, et le hasard m'avait placée à côté
de Bocage que je voyais ce jour-là pour la
première fois. Nous étions, lui et moi, des
étrangers l'un pour l'autre; l'enthousiasme
commun nous fit amis. Nous applaudissions
ensemble; nous disions ensemble : est-ce
beau! Dans les entr'actes, nous ne pouvions
nous empêcher de nous parler, de nous exta-
sier, de nous rappeler réciproquement tel pas-
sage, telle scène. Il y avait alors dans les es-
prits une conviction et une passion littéraires,
qui tout de suite vous donnaient la même
âme et créaient comme une fraternité de l'art.
A la fin du drame, quand le rideau se baissa
sur le cri tragique : «Je suis ta mère!» nos
mains furent vite l'une dans l'autre Elles y
sont restées jusqu'à la mort de ce grand ar-
tiste, de ce cher ami.
J'ai revu aujourd'hui Lucrèce Borna telle
que je l'ai vue alors. Le drame n'a pas vieilli
d'un jour ; il n'a pas un pli , pas une ride. Cette
belle (orme, aussi ferme et aussi nette que du
marbre de Paros, est restée absolument in-
tacte et pure. Et puis, vous avez touché là,
vous avez exprimé là, avec votre incompa-
rable magie, le sentiment qui nous prend le
plus aux entrailles; vous avez incarné et réa-
lisé « la mère ». C'est éternel comme le cœur.
Lucrèce Borgia est peut-être, dans tout votre
théâtre, l'œuvre la plus puissante et la plus
haute. Si K/tj B/js est par excellence le drame
heureux et brillant, l'idée de Lucrèce Borgia
est plus pathétique, plus saisissante et plus
profondément humaine. Ce que j'admire sur-
tout, c'est la simplicité hardie, qui, sur les
robustes assises de trois situations capitales, a
bâti ce grand drame. Le théâtre antique pro-
cédait avec cette largeur calme et forte. Trois
actes, trois scènes, suffisent à poser, à nouer
et à dénouer cette étonnante action : — la
mère insultée en présence du fils; ■ — le fils
empoisonné par la mère; — la mère punie et
tuée par le fils. La superbe trilogie a dû être
coulée d'un seul jet, comme un groupe de
bronze.
... Il est tout simple que cette oruvre d'une
seule venue soit solide, indestructible et à ja-
mais durable, et qu'on l'ait applaudie hier
comme on l'a applaudie il y a quarante ans,
comme on l'applaudira dans quarante ans
encore, comme on l'applaudira toujours.
L'effet, très grand dès le premier acte, a
grandi de scène en scène, et a eu au dernier
acte toute son explosion. Chose étrange! ce
dernier acte, on le connaît, on le sait par
cœur, on attend l'entrée des moines, on at-
tend l'apparition de Lucrèce Borgia, on attend
le coup de couteau de Gennaro. Eh bien!
on est pourtant saisi, terrifié, haletant, comme
si on ignorait ce qui va se passer. La pre-
mière note du De Projitndkj coupant la chan-
son à boire, vous fait passer un frisson dans
les veines; on espère que Lucrèce Borgia sera
reconnue et pardonnée par son fils, on espère
que Gennaro ne tuera pas sa mère. Mais
non, vous ne le voudrez pas, maitre inflexi-
ble; il faut que le crime soit expié, il faut
que le parricide aveugle châtie et venge tous
ces forfaits, aveugles aussi peut-être. . .
Quelle ovation à votre nom et à votre
œuvre!
Quand on pense à ce que vous aviez fait
déjà, en 1833 ! vous aviez renouvelé l'ode; vous
aviez, dans la préface de Cromwell, donné le
mot d'ordre à la révolution dramatique; vous
aviez, le premier, révélé l'Orient dans les
Orientales , le moyen âge dans Notre-Dame
de Paris. Et depuis, que d'oeuvres et que de
chefs-d'œuvre! que d'idées remuées! que
de formes inventées! que de tentatives, d'au-
daces et de découvertes! Et vous ne vous re-
posez pas! ... Et on me dit que, dans le même
moment où j'achève cette lettre, vous allumez
votre lampe, et vous vous remettez tranquille
à votre œuvre commencée.
George Sand.
REVUE DE LA CRITIQUE.
571
Lors de la reprise de 1881, la critique
fut aussi élogieuse qu'en 1870 :
Le Temps.
Francisque Sarcey,
...Il était certain qu'à cette représentation
qui devait rappeler le triomphe d'/ràw, de
Voltaire, on n'aurait affaire qu'à une salle
respectueuse et enthousiaste.
Ça n'a -pourtant pas été un enthousiasme
officiel et de commande. Dès les premières
scènes, nous avons tous été pris par cette
œuvre vivante et superbe.
Elle a triomphé seule.
Que de scènes à effet dans une action serrée,
haletante! Au premier acte, tous les jeunes
seigneurs entourent Lucrèce et lui crachent
son nom au visage; au second, Gennaro faisant
sauter du bout de son poignard le B du mot
Borgia qui brille au fronton du palais; an
troisième... mais le troisième d'un bout à
l'autre est un chef-d'œuvre.
Il ne se compose que de trois scènes; mais
quelles scènes! Comme elles sont passionnées
et violentes; avec quel art magistral l'auteur
les pousse à leurs extrêmes conséquences!
Le Figù
Auguste \ 111
. ..Le drame de Lucrèce Borgia n'offre pas les
développements littéraires que favorise l'em-
ploi du vers alexandrin. Il est sec et nerveux
dans le fond comme dans la forme et il mar-
che au but, sans trop se soucier des obstacles,
avec cette précision qu'on remarque dans les
ouvrages dramatiques qui ont été construits
en vue d'un dénouement préconçu. Tel quel,
c'est une œuvre de maître; la scène des im-
précations qui termine le premier acte (Horl-
mann l'avait esquissée en comique dans son
conte intitulé Salvator Rosa); la grande scène
d'Alphonse d'Esté et de sa terrible épouse au
deuxième acte, enfin le souper de la princesse
Negroni, l'apparition des cinq cercueils, et la
scène du meurtre qui termine l'ouvrage par
un coup de foudre, s'impriment dans l'esprit
et dans la mémoire des spectateurs comme
d'inoubliables spectacles. Le penseur a rait
plus grand et plus haut; le dramaturge et
l'artiste n'ont rien créé de plus saisissant.
Le Télégraphe.
Vert-Vkrt.
...Voyez comme Victor Hugo possède le
génie du théâtre : l'œuvre, le drame, coupé
en parties assez courtes, en petits tableaux ra-
pides, composés de deux ou trois scènes au
plus, — l'œuvre ainsi resserrée, n'en prend
que plus victorieusement son essor; elle se
replie pour déployer plus largement son enver-
gure. Jamais scène plus soudaine ne produisit
par exemple au théâtre effet plus foudroyant
que cette admirable scène de l'insulte qui ter-
mine le premier tableau comme un coup de
tonnerre.
Le succès de cette reprise a été complet. . .
De tels triomphes ne servent pas seulement
a la gloire d'un homme, mais au salut du
théâtre compromis, nous entendons du vrai
théâtre humain, vibrant, saignant, vaste,
hardi, téméraire même dans ses conceptions.
L'Événement.
Albert Wnur.
... Le succès a été lormidable dans les scèn s
capitales; nous autres, les anciens, nous avons
retrouvé avec la langue colorée de Hugo les
belles situations jadis applaudies et que nous
applaudissions encore hier; la nouvelle géné-
ration qui voyait pour la première fois Lucrtct
Borgia sur une scène a été sous le charme;
cela a été d'un bout à l'autre de la soirée un
long étonnement pour les uns, un grand
plaisir pour les autres. Si l'on a applaudi, on
n'a pas seulement battu des mains, les cœurs
étaient de la fête; chacun de nous, de sa stalle,
envoyait un souhait de longue vie à ce glo-
rieux vétéran qui est notre joie et notre or-
gueil.
/. Rappel.
Auguste Vv 1
Nous sortons du théâtre de la Gaité, les
mains rouges d'avoir applaudi. Quel s
Acclamations, larmes, rappels, rien n'a man-
qué à cette grande soirée qui ouvre triompha-
lement le nouveau théâtre. Quel succès! mais
quel chef-d'œuvre!
Après avoir rappelé ce que Lucrèce
dit à Gennaro : « Gennaro , Gennaro ayez
pitié des méchants, vous ne savez pas
572
LUCRECE BORGIA.
ce qui se passe dans leur cœur», Auguste
Vacquerie ajoute :
Ce que Lucrèce dit à Gennaro Victor Hugo
l'a dit toute sa vie à tout le monde. Il ne l'a
jamais dit plus haut que dans ce drame, et
de plus haut. Jamais de plus haut que de ce
drame, il ne s'est penché plus bas. Jamais
il n'est venu au secours d'une pire misère.
. . . Littérairement, quel style ! solide et brillant
comme une armure damasquinée d'or! Dra-
matiquement, quelle action! Quelle scène,
l'insulte du premier acte! Tout le second
acte, quel miracle!
... Et sur cette action s: tragique un éclat
incomparable, quelque chose de virilement
jeune dans l'allure, un génie qui revient
d'Italie avec du soleil plein les yeux.
IV
NOTICE BIBLIOGRAPHIQUE.
Lucrèce Borgia. — Œuvres de Victor Hugo,
Drame V, Paris, Eugène Rendue], libraire
de l'Europe littéraire, rue des Grands-Augus-
tins, n° 22 (imprimerie Éverat), 1833. Fron-
tispice dessiné et gravé à l'eau -forte par
Célestin Nanteuil, tiré sur chine. Edition ori-
ginale in-8°, publiée à 6 francs.
Lucrèce Borgia. — Œuvres de Victor Hugo ,
Drame V, troisième édition, Paris, Eugène
Renduel, 1833, in-8"; prix : 6 francs.
Lucrèce Borgia. — Œuvres de Victor Hugo,
Drame V, Paris, Eugène Renduel, 1836. Ré-
impression de l'édition précédente. Deux des-
sins hors texte de Louis Boulanger et Raffet.
Lucrèce Borgia. . . — Théâtre de Victor
Hugo, de l'Académie française, deuxième
série, Paris, Charpentier, rue de Seine, n° 29
(imprimerie Béthune et Pion), 1841, in-18.
Édition collective réimprimée en 1844; prix :
3 fr. 50.
Lucrèce Borgia... — Paris, Furne et C'%
rue Saint- André-des- Arts, n° 55 (imprimerie
Béthune et Pion), 1841, in-8°. Édition col-
lective, parue en livraisons à 50 centimes, et
ornée des gravures de l'édition Renduel,
1836.
Lucrèce Borgia. — Paris, Michel Lévy, 1845.
Édition grand in-8° à deux colonnes; prix :
1 franc.
Lucrèce Borgia. . . - Théâtre complet de
Victor Hugo. Paris, chez l'éditeur du réper-
toire dramatique, boulevard du Temple,
n° 34, et chez Tresse, Palais-Royal (impri-
merie Pion frères), 1846. Edition grand in-8n,
ornée de gravures sur acier.
Lucrèce Borgia. . . — Théâtre de Victor Hugo,
de l'Académie française, Paris, Michel Lévy
frères, libraires-éditeurs, rue Vivienne, n" zbis,
1850. Nouvelle édition, grand in-8°, réimpres-
sion de la précédente.
Lucrèce Borgia. . . - - Œuvres illustrées de
Victor Hugo, Paris, édition J. Hetzel, li-
brairie Marescq et C"', rue du Pont-de-Lodi,
n" 5, et librairie Blanchard, rue Riche-
lieu, n° 78 (imprimerie Simon Raçon et C,e),
1853, grand in-8° à deux colonnes.
Lucrèce Borgia... — Théâtre de Victor
Hugo, édition J. Hetzel (s. d.), réimpression
de la précédente.
Lucrèce Borgia. . . — Théâtre I. Collection
Hetzel, Lecou, éditeur, Paris, rue du Bouloi,
n° 10 (imprimerie Simon Raçon), 1853-1855.
Édition collective in-16; prix : 3 fr. 50.
Lucrèce Borgia. . . — Œuvres de Victor Hugo,
Drame III, Alexandre Houssiaux, libraire-
éditeur, rue du Jardinet-Saint-André-des-Arts,
n" 3 (imprimerie Simon Raçon et C'e), 1856.
Édition in-8°, ornée de vignettes; prix :
5 francs.
Lucrèce Borgia... — Théâtre I. Collection
NOTICE BIBLIOGRAPHIQUE.
573
Hetzel, Paris, librairie Hachette et C'0, rue
Pierre-Sarrazin , n° 14 (imprimerie Simon Ra-
çon et C'c), 1856-1857. - lition collective
in-16; prix : 1 franc.
Lucrèce B01 Théâtre III. Paris, lia-
chetteet C10, rue Pierre-Sarrazin, n" 14 (impri-
merie Ch.Lahurc), 1862-1863. Édition collec-
tive, in-16; prix : 3 fr. 50.
Lucrèa Borgia. . . — Œuvres de Victor I [ugo ,
Théâtre III, Paris, A. Lemerre, passage Choi-
seul, n° 23 , 1876, petit in-12; prix : 6 francs.
Lucrèce Borgia. — Nouvelle édition, Paris,
Calmann-Lévy, éditeur, ancienne maison Mi -
chel Lc'vv frères 1 imprimerie A. Quantin),
l88lj in-iS ; prix : 2 francs.
Lucrèce Borgia. . . — Œuvres complètes de
Victor Hugo, Drame III. Edition définitive,
Paris, J. Hetzel et C'c, rue Jacob, n° iS,
A. Quantin et C,c, rue Saint-Benoît, n° 7,
1 S S 2 , in-8°; prix : 7 fr. 50.
Lucrèce Borgia... Victor Hugo illustre.
Théâtre I, Paris, E. Hugues, rue Thérèse,
n° 8 (imprimerie P. Mouillot), 1882 [883,
grand in-8°. A paru d'abord en six livraisons
à 10 centimes. Le volume : 6 francs.
Lucrèce Borgia... — '!' nnplètes de
Victor Hugo, Drame III. Edition nationale,
Emile Testard et C", éditeurs, rue de
, n" 10 (typographie G. Chamerot),
illustrations d'Albert Maignan , 1887, petit
in-4n; prix : 30 francs.
Lucrèce Borgia. - Petite édition définitive,
in-16 (s. d.), Paris,.!. Hetzel-Quantin ; prix :
2 francs.
Lucrèce Borgia. — Édition à 25 centimes le
volume, deux volumes in-32, .Iules Rouff
et C'°, rue du Cloître-Saint-Honoré, Paris.
Lucrèce Borgia. . . — Collection de morceaux
choisis de Victor Hugo, Paris, Société d'édi-
tions littéraires et artistiques, librairie Paul
Ollendorff, chaussée d'Antin, n° 50, 1908,
petit in-16 ; prix : 1 fr. 25.
Lucrèce Borgia. — Théâtre II, édition de
l'Imprimerie nationale, Paris, Paul Ollen-
dorff, chaussée d'Antin, n" 50, 1908, grand
in-8°, publié a io francs.
V
notice iconocraphumve.
Quatre costumes de i actes 1,
II, III), dessinés par Gavarni pour M "George,
aquarelles originales. - Maison de Victor
Hugo.
Costume de Maffio Orsinij aquarell
nale de Louis Boulanger. Maison de Victor
Hugo.
Frontispice composé et gravé à l'eau
par Célestin Nanteuil, et tiré sur chine
monté, Lucre versant !
naro. - Édition origi ie Rendue!,
1833.
I ous êtes tous empoisonm ■ e III ) ,
frontispice tiré à quelques exemplaires, com-
posé e; eau-forte par Célestin Nan-
teuil, sur chine monté, 1833.
ille du feltin (acte III), dessin au trait
de Célestin Nanteuil. — Maison de Victor
Hugo.
ffitt (acte III), dessin de Devéria, li-
thographie I.emercier (s. d.).
,\/. Chillyj coutume de Jeppo Liveretti;
i1 emaltrej costume de Gennaro;
•rge, costume de Lucrèce; M. I
. Uphonse d'Esté; M"r Julieti
tume de la princesse Negroni; M. 1
ie de Gubetta. - N°* 762 à 767 de
la collection Martinet. Chez Hautcoeur-
574
LUCRECE BORGIA.
Martinet, éditeurs, rue du Coq, nu 15,
Paris.
Lucrèce contemplant Gennaro (acte I), dessin
de Louis Boulanger; Lucrèce Borgia montrant
les cercueils (acte III), dessin de RafTet, gravés
tous deux sur acier par W. et E. Finden. —
Edition Renduel, 1836.
Gennaro endormi (acte I). — Album Ma-
dou, Bruxelles.
Scènes de Lucrèce Borgia, dessins de Céles-
tin Nanteuil gravés sur bois. — J. Hetzel,
Marescq et CIC et Blanchard, 1853.
Vous êtes che*r moi! (acte III), dessin de
Férat. — Le Monde illustré, 12 février 1870.
Portrait de Marie Laurent dans Lucrèce Borna ;
Portrait de Melingne dans Alphonse d'Effc. —
Le Théâtre ittuBré, 1870.
C'eli Lucrèce Borgia! (acte I), dessin de
Valnay. — L'Univers ittutfréj 12 février 1870.
Ions l'entendeur , madame, il faut mourir!
(acte III, 2" partie), dessin d'Adrien Marie.
- - La Vie moderne, 5 mars 1881.
Gennaro buvant le buison (acte 11), dessin
d'Adrien Marie. — Le Monde illuÛre', 5 mars
1881.
C'eft Gennaro! (acte III, z" partie), dessin
de Riou. — LTUuBration, 5 mars 1881.
Portrait de Mélingue dans Alphonse d'Efle,
peinture de Gaston Mélingue. — Maison de
Victor Hugo, 1882.
Lucrèce Borgia, dessin de A. Ferdinandus,
gravé par Gillot. — Le Livre d'or de Viflor
Hugo, 1882.
Gennaro, veux-tu savoir son nom? (acte I,
i'c partie), dessin de François Flameng, gravé
à l'eau-forte par Léopold Flameng. — Édition
Hébert, 18S6.
Gennaro endormi (acte I, ire partie); Ah! tu
m'as tuée! (acte III), dessins d'Albert Mai-
gnan, gravés par Le Coûteux et Ch. Courtry.
— Edition nationale Testard, Paris, 1887.
1834. L'AjJrout (acte I), aquarelle de Louis
Bon langer.
1874. Gennaro poignardant Lucrèce (acte III),
peinture d'Emile Bin.
iSS?. Dessin d'Henri Pille.'
ILLUSTRATION DES ŒUVRES
REPRODUCTIONS ET DOCUMENTS
ŒUVRES
DE
VICTOR HUGO.
V.
LUCRÈCE BORGIA,
REPRÉSENTÉE POUR LA PREMIÈRE FOIS
AU THEATRE DE LA PORTE SAINT-MA RT I IV .
le samedi 2 février 1833.
PARIS.
EUGENE RENDUEL,
LIBRAIRE DE L'EUROPE LITTÉRAIRE,
Rue des Grands- Augustins, N° 22.
1833.
Couverture de l'Édition originale.
THEATRE. II. 577 jg
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Frontispice tire xemplaires.
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Albert M iignan.
- NATIONALE.
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TABLE
Pages.
MARION DE LORME i
NOTES DE CETTE EDITION /
Le manuscrit de Manon de Lorwe 148
Historique de Mario» de Lorwe 184
Les représentations 210
Revue de la critique 211
Notice bibliographique 219
Notice iconographique 220
Illustration des Œuvres. — Reproductions et documents 225
Couverture de l'édition originale. — La Litière du Cardinal, par
Louis Boulanger. — M""' Dorval, lithographie de Devéria. —
Mme Lavart, peinture par Léonie Erhmann. — Sarah Bemhardt,
photographie Nadar. — M'"c Bartet, photographie Chéri-Rous-
seau. — Portrait de Mariou de Lorwe, dessin de Du Gour$ por-
trait de Vitfor Hugo, lithographie de Devéria ; miniatures par
Mme Debillemont-Chardon.
Fac-similé : ABe V, scène IL
LE ROI S'AMUSE 241
Procès du Kci s'amuse 365
Notes de cette édition :
Le manuscrit du Koi s'anime 383
Historique du Roi s'amuse 393
Les représentations 4 t
Revue de la critique 410
Notice bibliographique 416
Notice iconographique 4 1 -
THEATRE. II. 39
NAriû*
594 TABLE.
Illustration des Œuvres. -- Reproductions et documents 419
Couverture de l'édition originale. — Titre de l'édition originale,
dessin de Tony Johannot. — - CoBumes de Trihoulet et Fran-
çois Ier, de Saltabadil et Saint- Vâllier, aquarelles attribuées à
Auguste de Chatillon. - — La malédiction de Saint-Vallier, dessin
de Jules Garnier. — La grève, décor de Rubé et Chapron. - —
Le dernier houjfon songeant an dernier roi , dessin de Victor Hugo.
Fac-similé : JlEle II, scène il.
LUCRÈCE BORGIA 437
Notes de cette édition :
Le manuscrit de Lucrèce Borna 541
Historique de Lucrèce Borgia 550
Les représentations 5 64
Revue de la critique 565
Notice bibliographique 572
Notice iconographique 573
Illustration des Œuvres. — - Reproductions et documents 575
Couverture de l'édition originale. — Quatre coBnmes dessinés par
Gavarni pour Lucrèce Borgia. - - La salle du feBin, eau-forte de
Célestin Nanteuil, frontispice tiré à quelques exemplaires. — ■
L ' Affront, aquarelle de Louis Boulanger. — Gennaro endormi,
dessin d'Albert Maignan. — Méliugue dans Alphonse d'Esté,
par Gaston Mélingue.
Fac-similé : A.tle III, scène III,
ACHEVE D'IMPRIMER
PAR L'IMPRIMERIE NATIONALE
POUR
LA SOCIÉTÉ D'ÉDITIONS LITTERAIRES ET ARTISTIQUES
LIBRAIRIE PAUL OLLENDORFF
LE 14 FÉVRIER 1908
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