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Full text of "Oeuvres complètes"

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VICTOR  HUGO 


MARION   DE  LORME 

LE  ROI  SAMUSE 

LUCRÈCE  BORGIA 


PARIS 


IMPRIME 

PAR 

L'IMPRIMERIE  NATIONALE 


EDITE 

PAR 

LA  LIBRAIRIE  OLLENDORFF 


MDCCCCVIII 


ŒUVRES  COMPLETES  DE  VICTOR  HUGO 
THÉÂTRE  -  II 


MARION  DE  LORME 

LE  ROI  S'AMUSE 

LUCRÈCE  BORGIA 


IL  A  ETE  TIRE  A  PART 

5  exemplaires  sur  papier  du  Japon ,  numérotés  de  i  à  5 
5  exemplaires  sur  papier  de  Chine,  numérotés  de  6  à  10 
40  exemplaires  sur  papier  de  Hollande,  numérotés  de  11  à  50 
300  exemplaires  sur  papier  vélin  du  Marais,  numérotés  de  51  à  350 


Le 


- 


VICTOR  HUGO 


MARION   DE   LORME 


LE  ROI  S'AMUSE 


LUCRECE   BORGIA 


PARIS 


IMPRIME 

PAR 


EDITE 

PAR 


L'IMPRIMERIE   NATIONALE  LA  LIBRAIRIE  OLLENDORFF 

MDCCCCVIII 


: 


F 


MARION  DE  LORME 


THEATRE.   II. 


IMÏT.IMI  .T'.TE     NATIONALE. 


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Fac-similé  du  titre  Écrit  par  Victor  Hugo 

EN   TÊTE   DU   MANUSCRIT   ORIGINAL   DE   MarWN  DE    LoKMB. 


Cette  pièce,  représentée  dix-huit  mois  après  Hernani,  fut  faite  trois 
mois  auparavant.  Les  deux  drames  ont  été  composés  en  1829  :  Marion 
de  Lonne  en  juin,  Hernani  en  septembre.  A  cela  près  de  quelques  chan- 
gements de  détail  qui  ne  modifient  en  rien  ni  la  donnée  fondamentale 
de  l'ouvrage,  ni  la  nature  des  caractères,  ni  la  valeur  respective  des 
passions,  ni  la  marche  des  événements,  ni  même  la  distribution 
des  scènes  ou  l'invention  des  épisodes,  l'auteur  donne  au  public,  au 
mois  d'août  1831,  sa  pièce  telle  qu'elle  lut  écrite  au  mois  de  juin  1829. 
Aucun  remaniement  profond,  aucune  mutilation,  aucune  soudure 
faite  après  coup  dans  l'intérieur  du  drame,  aucune  main-d'œuvre  nou- 
velle, si  ce  n'est  ce  travail  d'ajustement  qu'exige  toujours  la  représen- 
tation. L'auteur  s'est  borné  à  cela,  c'est-à-dire  à  faire  sur  les  bords 
extrêmes  de  son  œuvre  ces  quelques  rognures  sans  lesquelles  le  drame 
ne  pourrait  s'encadrer  solidement  dans  le  théâtre. 

Cette  pièce  est  donc  restée  éloignée  deux  ans  du  théâtre.  Quant 
aux  motifs  de  cette  suspension,  de  juillet  1829  à  juillet  1830,  le  public 
les  connaît  :  elle  a  été  forcée 5  l'auteur  a  été  empêché.  Il  v  a  eu,  et 
l'auteur  écrira  peut-être  un  jour  cette  petite  histoire  demi-politique, 
demi-littéraire,  il  v  a  eu  veto  de  la  censure,  prohibition  successive 
des  deux  ministères  Martignac  et  Polignac,  volonté  formelle  du  roi 
Charles  X.  (Et  si  l'auteur  vient  de  prononcer  ici  ce  mot  de  censure 
sans  y  joindre  d'épithète,  c'est  qu'il  l'a  combattue  assez  publique- 
ment et  assez  longtemps  pendant  qu'elle  régnait,  pour  être  en  droit 
de  ne  pas  l'insulter  maintenant  qu'elle  est  au  rang  des  puissances 
tombées.  Si  jamais  on  osait  la  relever,  nous  verrions.) 

Pour  la  deuxième  année,  de  1830  à  1831,  la  suspension  de  Marion 
de  Lor/ne  a  été  volontaire.  L'auteur  s'est  abstenu.  Et,  depuis  cette 
époque,  plusieurs  personnes  qu'il  n'a  pas  l'honneur  de  connaître  lui 
avant  écrit  pour  lui  demander  s'il  existait  encore  quelques  nouveaux 


6  MARION   DE  LORME. 

obstacles  à  la  représentation  de  cet  ouvrage,  l'auteur,  en  les  remer- 
ciant d'avoir  bien  voulu  s'intéresser  à  une  chose  si  peu  importante, 
leur  doit  une  explication;  la  voici  : 

Après  l'admirable  révolution  de  1830,  le  théâtre  ayant  conquis  sa 
liberté  dans  la  liberté  générale,  les  pièces  que  la  censure  de  la  restau- 
ration avait  inhumées  toutes  vives  brisèrent  du  crâne,  comme  dit  Job, 
la  pierre  de  leur  tombeau,  et  s'éparpillèrent  en  foule  et  à  grand  bruit  sur 
les  théâtres  de  Paris,  où  le  public  vint  les  applaudir,  encore  toutes 
haletantes  de  joie  et  de  colère.  C'était  justice.  Ce  dégorgement  des 
cartons  de  la  censure  dura  plusieurs  semaines,  à  la  grande  satisfaction 
de  tous.  La  Comédie-Française  songea  à  Marion  de  horme.  Quelques 
personnes  influentes  de  ce  théâtre  vinrent  trouver  l'auteur  5  elles  le 
pressèrent  de  laisser  jouer  son  ouvrage,  relevé  comme  les  autres 
de  l'interdit.  Dans  ce  moment  de  malédiction  contre  Charles  X,  le 
quatrième  acte,  défendu  par  Charles  X,  leur  semblait  promis  à  un 
succès  de  réaction  politique.  L'auteur  doit  le  dire  ici  franchement, 
comme  il  le  déclara  alors  dans  l'intimité  aux  personnes  qui  faisaient 
cette  démarche  près  de  lui,  et  notamment  à  la  grande  actrice  qui 
avait  jeté  tant  d'éclat  sur  le  rôle  de  doïia  Sol  :  ce  fut  précisément  cette 
raison,  la  probabilité  d'un  succès  de  réaflion  politique,  qui  le  détermina  à 
garder,  pour  quelque  temps  encore,  son  ouvrage  en  portefeuille. 
Il  sentit  qu'il  était,  lui,  dans  un  cas  particulier. 

Quoique  placé  depuis  plusieurs  années  dans  les  rangs,  sinon  les 
plus  illustres,  du  moins  les  plus  laborieux,  de  l'opposition;  quoique 
dévoué  et  acquis,  depuis  qu'il  avait  âge  d'homme,  à  toutes  les  idées 
de  progrès,  d'amélioration,  de  liberté;  quoique  leur  ayant  donné 
peut-être  quelques  gages,  et  entre  autres,  précisément  une  année 
auparavant,  à  propos  de  cette  même  Marion  de  lionne,  il  se  souvint 
que,  jeté  à  seize  ans  dans  le  monde  littéraire  par  des  passions  poli- 
tiques, ses  premières  opinions,  c'est-à-dire  ses  premières  illusions, 
avaient  été  royalistes  et  vendéennes;  il  se  souvint  qu'il  avait  écrit 
une  Ode  du  Sacre  à  une  époque,  il  est  vrai,  où  Charles  X,  roi  popu- 
laire, disait  aux  acclamations  de  tous  :  Plus  de  censure!  plus  de  halle- 
bardes! Il  ne  voulut  pas  qu'un  jour  on  pût  lui  reprocher  ce  passé, 
passé  d'erreur  sans  doute,  mais  aussi  de  conviction,  de  conscience, 
de  désintéressement,  comme  sera,  il  l'espère,  toute  sa  vie.  Il  comprit 
qu'un  succès  politique  à  propos  de  Charles  X  tombé,  permis  à  tout 
autre,  lui  était  défendu  à  lui;  qu'il  ne  lui  convenait  pas  d'être  un  des 
soupiraux  par  où  s'échapperait  la  colère  publique;  qu'en  présence  de 
cette  enivrante  révolution  de  juillet,  sa  voix  pouvait  se  mêler  à  celles 


PREFACE.  7 

qui  applaudissaient  le  peuple,  non  à  celles  qui  maudissaient  le  roi. 
Il  fit  son  devoir.  Il  fit  ce  que  tout  homme  de  cœur  eût  fait  à  sa  place. 
Il  refusa  d'autoriser  la  représentation  de  sa  pièce.  D'ailleurs  les  succès 
de  scandale  cherché  et  d'allusions  politiques  ne  lui  sourient  guère,  il 
l'avoue.  Ces  succès  valent  peu  et  durent  peu.  C'est  Louis  XIII  qu'il 
avait  voulu  peindre  dans  sa  bonne  foi  d'artiste,  et  non  tel  de  ses 
descendants.  Et  puis  c'est  précisément  quand  il  n'y  a  plus  de  censure 
qu'il  faut  que  les  auteurs  se  censurent  eux-mêmes,  honnêtement, 
consciencieusement,  sévèrement.  C'est  ainsi  qu'ils  placeront  haut  la 
dignité  de  l'art.  Quand  on  a  toute  liberté,  il  sied  de  garder  toute 
mesure. 

Aujourd'hui  que  trois  cent  soixante-cinq  jours,  c'est-à-dire,  par  le 
temps  où  nous  vivons,  trois  cent  soixante-cinq  événements,  nous 
séparent  du  roi  tombé;  aujourd'hui  que  le  flot  des  indignations  popu- 
laires a  cessé  de  battre  les  dernières  années  croulantes  de  la  restau- 
ration, comme  la  mer  qui  se  retire  d'une  grève  déserte  ;  aujourd'hui 
que  Charles  X  est  plus  oublié  que  Louis  XIII,  l'auteur  a  donné  sa 
pièce  au  public;  et  le  public  l'a  prise  comme  l'auteur  la  lui  a  donnée, 
naïvement,  sans  arrière-pensée,  comme  chose  d'art,  bonne  ou  mau- 
vaise, mais  voilà  tout. 

L'auteur  s'en  félicite  et  en  félicite  le  public.  C'est  quelque  chose, 
c'est  beaucoup,  c'est  tout  pour  les  hommes  d'art,  dans  ce  moment 
de  préoccupations  politiques,  qu'une  affaire  littéraire  soit  prise  litté- 
rairement. 

Pour  en  finir  sur  cette  pièce,  l'auteur  fera  remarquer  ici  que,  sous 
la  branche  aînée  des  Bourbons,  elle  eût  été  absolument  et  éternelle- 
ment exclue  du  théâtre.  Sans  la  révolution  de  juillet,  elle  n'eût 
jamais  été  jouée.  Si  cet  ouvrage  avait  une  plus  haute  valeur,  on 
pourrait  soumettre  cette  observation  aux  personnes  qui  affirment  que 
la  révolution  de  juillet  a  été  nuisible  à  l'art.  Il  serait  facile  de  démon- 
trer que  cette  grande  secousse  d'affranchissement  et  d'émancipation 
n'a  pas  été  nuisible  à  l'art,  mais  qu'elle  lui  a  été  utile?  qu'elle  ne  lui 
a  pas  été  utile,  mais  qu'elle  lui  a  été  nécessaire.  Et  en  effet,  dans  les 
dernières  années  de  la  restauration,  l'esprit  nouveau  du  dix-neuvième 
siècle  avait  pénétré  tout,  reformé  tout,  recommencé  tout,  histoire, 
poésie,  philosophie,  tout,  excepté  le  théâtre.  Et  à  ce  phénomène,  il 
y  avait  une  raison  bien  simple  :  la  censure  murait  le  théâtre.  Aucun 
moyen  de  traduire  naïvement,  grandement,  loyalement  sur  la  scène, 
avec  l'impartialité,  mais  aussi  avec  la  sévérité  de  l'artiste,  un  roi,  un 
prêtre,  un  seigneur,  le  moyen-âge,  l'histoire,  le  passé.  La  censure 


8  MARION  DE  LORME. 

était  là,  indulgente  pour  les  ouvrages  d'école  et  de  convention,  qui 
fardent  tout,  et  par  conséquent  déguisent  tout;  impitoyable  pour 
l'art  vrai,  consciencieux,  sincère.  A  peine  y  a-t-il  eu  quelques  excep- 
tions; à  peine  trois  ou  quatre  œuvres  vraiment  historiques  et  drama- 
tiques ont-elles  pu  se  glisser  sur  la  scène  dans  les  rares  moments  où 
la  police,  occupée  ailleurs,  en  laissait  la  porte  entre-bâillée.  Ainsi  la 
censure  tenait  l'art  en  échec  devant  le  théâtre.  Vidocq  bloquait  Cor- 
neille. Or  la  censure  faisait  partie  intégrante  de  la  restauration.  L'une 
ne  pouvait  disparaître  sans  l'autre.  Il  fallait  donc  que  la  révolution 
sociale  se  complétât  pour  que  la  révolution  de  l'art  pût  s'achever.  Un 
jour,  juillet  1830  ne  sera  pas  moins  une  date  littéraire  qu'une  date 
politique. 

Maintenant  l'art  est  libre  :  c'est  à  lui  de  rester  digne. 

Ajoutons-le  en  terminant.  Le  public,  cela  devait  être  et  cela  est, 
n'a  jamais  été  meilleur,  n'a  jamais  été  plus  éclairé  et  plus  grave  qu'en 
ce  moment.  Les  révolutions  ont  cela  de  bon  qu'elles  mûrissent  vite, 
et  à  la  fois,  et  de  tous  les  côtés,  tous  les  esprits.  Dans  un  temps 
comme  le  nôtre,  en  deux  ans,  l'instinct  des  masses  devient  goût.  Les 
misérables  mots  à  querelle,  clafiique  et  romantique,  sont  tombés  dans 
l'abîme  de  1830,  comme  ghtckjfte  et picdnifîe  dans  le  gouffre  de  1789. 
L'art  seul  est  resté.  Pour  l'artiste  qui  étudie  le  public,  et  il  faut  l'étu- 
dier sans  cesse,  c'est  un  grand  encouragement  de  sentir  se  développer 
chaque  jour  au  fond  des  masses  une  intelligence  de  plus  en  plus 
sérieuse  et  profonde  de  ce  qui  convient  à  ce  siècle,  en  littérature  non 
moins  qu'en  politique.  C'est  un  beau  spectacle  de  voir  ce  public, 
harcelé  par  tant  d'intérêts  matériels  qui  le  pressent  et  le  tiraillent  sans 
relâche,  accourir  en  foule  aux  premières  transformations  de  l'art  qui 
se  renouvelle,  lors  même  qu'elles  sont  aussi  incomplètes  et  aussi  défec- 
tueuses que  celle-ci.  On  le  sent  attentif,  sympathique,  plein  de  bon 
vouloir,  soit  qu'on  lui  fasse,  dans  une  scène  d'histoire,  la  leçon  du 
passé,  soit  qu'on  lui  fasse,  dans  un  drame  de  passion,  la  leçon  de 
tous  les  temps.  Certes,  selon  nous,  jamais  moment  n'a  été  plus  pro- 
pice au  drame.  Ce  serait  l'heure,  pour  celui  à  qui  Dieu  en  aurait 
donné  le  génie,  de  créer  tout  un  théâtre,  un  théâtre  vaste  et  simple, 
un  et  varié,  national  par  l'histoire,  populaire  par  la  vérité,  humain, 
naturel,  universel  par  la  passion.  Poètes  dramatiques,  à  l'œuvre!  elle 
est  belle,  elle  est  haute.  Vous  avez  affaire  à  un  grand  peuple  habitué 
aux  grandes  choses.  Il  en  a  vu  et  il  en  a  fait. 

Des  siècles  passés  au  siècle  présent,  le  pas  est  immense.  Le  théâtre 
maintenant  peut  ébranler  les  multitudes  et  les  remuer  dans  leurs  der- 


PREFACE.  9 

nières  profondeurs.  Autrefois,  le  peuple,  c'était  une  épaisse  muraille 
sur  laquelle  l'art  ne  peignait  qu'une  fresque. 

Il  y  a  des  esprits,  et  dans  le  nombre  de  fort  élevés,  qui  disent  que 
la  poésie  est  morte,  que  l'art  est  impossible.  Pourquoi?  tout  est  tou- 
jours possible  à  tous  les  moments  donnés,  et  jamais  plus  de  choses  ne 
furent  possibles  qu'au  temps  où  nous  vivons.  Certes,  on  peut  tout 
attendre  de  ces  générations  nouvelles  qu'appelle  un  si  magnifique 
avenir,  que  vivifie  une  pensée  si  haute,  que  soutient  une  foi  si  légi- 
time en  elles-mêmes.  L'auteur  de  ce  drame,  qui  est  bien  fier  de  leur 
appartenir,  qui  est  bien  glorieux  d'avoir  vu  quelquefois  son  nom  dans 
leur  bouche,  quoiqu'il  soit  le  moindre  d'entre  eux,  l'auteur  de  ce 
drame  espère  tout  de  ses  jeunes  contemporains,  même  un  grand 
poëte.  Que  ce  génie,  caché  encore,  s'il  existe,  ne  se  laisse  pas  décou- 
rager par  ceux  qui  crient  à  l'aridité,  à  la  sécheresse,  au  prosaïsme  des 
temps.  Une  époque  trop  avancée?  pas  de  génie  primitif  possible?... 
—  Laisse-les  parler,  jeune  homme!  Si  quelqu'un  eût  dit  à  la  fin  du 
dix-huitième  siècle,  après  le  régent,  après  Voltaire,  après  Beaumar- 
chais, après  Louis  XV,  après  Cagliostro,  après  Marat,  que  les  Charle- 
magnes,  les  Charlemagnes  grandioses,  poétiques  et  presque  fabuleux, 
étaient  encore  possibles,  tous  les  sceptiques  d'alors,  c'est-à-dire  la 
société  tout  entière,  eussent  haussé  les  épaules  et  ri.  Hé  bien!  au 
commencement  du  dix-neuvième  siècle,  on  a  eu  l'empire  et  l'em- 
pereur. Pourquoi  maintenant  ne  viendrait-il  pas  un  poëte  qui  serait 
à  Shakespeare  ce  que  Napoléon  est  à  Charlemagne? 

Août  1831. 


I0  MARION   DE   LORME. 


REPRISE  DE  MARION  DE  LORME 

AU  THEATRE- FRANÇAIS. 
1873. 


L'apparition  de  Mario/;  de  Lorme  à  la  scène  date  de  1831.  Qua- 
rante-deux ans  séparent  de  cette  première  représentation  la  reprise 
actuelle.  L'auteur  était  jeune,  il  est  vieux;  il  était  présent,  il  est 
absent;  il  avait  alors  devant  lui  l'espérance,  maintenant  il  a  derrière 
lui  la  vie. 

Son  absence  à  cette  reprise  peut  sembler  volontaire,  elle  ne  l'est 
pas.  Les  hommes  que  les  cheveux  blancs  avertissent  et  devant  qui 
le  temps  s'abrège  ont  des  œuvres  à  terminer,  sortes  de  testament 
de  leur  esprit.  Ils  peuvent  être  brusquement  interrompus  par  l'ar- 
rivée subite  de  la  fin;  ils  n'ont  pas  un  jour  à  perdre;  de  là  une  néces- 
sité sévère  d'absence  et  de  solitude.  L'homme  a  des  devoirs  envers 
sa  pensée.  D'ailleurs  tous  les  départs  veulent  quelques  apprêts, 
l'entrée  dans  l'inconnu  nous  attend  tous,  et  la  solitude  et  l'absence 
sont  une  espèce  de  crépuscule  qui  prépare  l'âme  à  cette  grande  ombre 
et  à  cette  grande  lumière. 

L'auteur  sent  le  besoin  d'expliquer  son  absence  à  ceux  qui  veu- 
lent bien  se  souvenir  de  lui.  Rien  ne  l'attristerait  plus  que  de  sem- 
bler ingrat.  Tout  solitaire  qu'il  est,  il  s'associe  du  fond  du  cœur  à 
la  foule  qui  aime  et  salue  ces  beaux  talents,  honneur  de  la  reprise 
actuelle  de  Marion  de  Eorme,  MM.  Got,  Delaunay,  Maubant,  Bres- 
sant,  Febvre,  groupe  éclatant  que  vient  compléter  la  jeune  et  bril- 
lante renommée  de  M.  Mounet-Sully;  il  envoie  toutes  ses  sympathies 
à  ce  glorieux  Théâtre-Français,  vieux  et  pourtant  redevenu  jeune, 
grâce  à  l'habile  et  intelligente  initiative  de  M.  Emile  Perrin;  et  il 
accomplit  un  devoir  en  offrant  sa  triple  reconnaissance  à  Madame  Fa- 
vart,  qui  fut  avec  tant  de  puissance  et  de  grâce  doha  Sol  avant  d'être 


PREFACE.  II 

Marion,  et  qui,  il  y  a  deux  ans,  vaillante  et  charmante  dans  les 
ténèbres  sublimes  de  Paris  assiège',  faisait  redire  à  toutes  les  bouches 
ce  mot  qui  est  son  nom,  Stella. 

V.  H. 

Hautcville-House,  icr  février  1873. 


PERSONNAGES. 


MARION  DE  LORME. 

DIDIER. 

LOUIS  XIII. 

LE  MARQUIS  DE  SAVERNY. 

LE  MARQUIS  DE  NANGIS. 

L'ANGELY. 

M.  DE  LAFFEMAS. 

M.  DE  BELLEGARDE. 

LE  MARQUIS  DE  BRIÇHANTEAU. 

LE  COMTE  DE  GASSÉ. 

LE  VICOMTE  DE  BOUCHAVANNES. 

LE  CHEVALIER  DE  ROCHEBARON. 

LE  COMTE  DE  VILLAC. 

LE  CHEVALIER  DE  MONTPESAT. 

L'ABBÉ  DE  GONDI. 

LE  COMTE  DE  CHARNACÉ. 

Le  Scaramouche.    \ 

Le  Gracieux.  >   comédiens  de  province. 

Le  Taillebras.        ) 

Un  Conseiller  près  la  grand'chambre. 

Le  Crieur  public. 

Le  Capitaine  quartenier  de  la  ville  de  Blois 

Un  Geôlier. 

Un  Greffier. 

Le  Bourreau. 

Premier  Ouvrier. 

Deuxième  Ouvrier. 

Troisième  Ouvrier. 

Un  Valet. 

Dame  ROSE. 


officiers 

DU 

regiment 
d'Anjou. 


COMEDIENS    DE   PROVINCE,    GARDES,    PEUPLE. 
GENTILSHOMMES,   PAGES. 


I638. 


MARION  DE  LORME 


-b<S><î- 


ACTE  PREMIER 

LE  RENDEZ -VOUS. 


BLOIS. 


Une  chambre  à  coucher.  —  Au  fond,  une  fenêtre  ouverte1  sur  un  balcon.  A  droite,  une  table 
avec  une  lampe  et  un  fauteuil.  A  gauche,  une  porte  sur  laquelle  retombe  une  portière  de 
tapisserie.  Dans  l'ombre,  un  lit. 


SCENE  PREMIERE. 

MARION  DE  LORME,  négligé  très  paré,  assise  près  de  la  table  et  brodant  une  tapis- 
serie; LE  MARQUIS  DE  SAVERNY,  tout  jeune  homme  blond  sans  moustache, 
vêtu  à  la  dernière  mode  de  1638. 

SAVERNY,  s'approchant  de  Marion  et  cherchant  à  l'embrasser. 

Réconcilions-nous,  ma  petite  Marie! 

MARION,  le  repoussant. 

Réconcilions-nous  de  moins  près,  je  vous  prie 

SAVERNY,  insistant. 

Un  seul  baiser! 

MARION,  avec  colère. 

Monsieur  le  marquis! 

SAVERNY. 

Quel  courroux! 
Votre  bouche  eut  parfois  des  caprices  plus  doux. 

MARION. 

Vous  oubliez. . . 

SAVERNY. 

Non  pas!  je  me  souviens,  ma  belle. 


H 


MARION   DE  LORME. 

MARION,  à  part. 

L'importun!  le  fâcheux! 

SAVERNY. 

Parlez,  mademoiselle. 
Que  devons-nous  penser  de  la  brusque  façon 
Dont  vous  quittez  Paris?  et  pour  quelle  raison, 
Tandis  que  l'on  vous  cherche  à  la  place  Royale, 
Vous  rétro uvé-je  à  Blois  cachée?...  Ah!  déloyale! 
Qujest-on  venue  ici  faire  depuis  deux  mois  ? 

MARION. 

Je  fais  ce  que  je  veux,  et  veux  ce  que  je  dois. 
Je  suis  libre,  monsieur. 

SAVERNY. 

Libre!  et,  dites,  madame, 
Sont-ils  libres  aussi,  ceux  dont  vous  avez  l'âme? 
Moi,  Gondi,  qui  passa  l'autre  jour  devant  nous 
La  moitié  de  sa  messe,  ayant  un  duel  pour  vous; 
Nesmond,  le  Pressigny,  d'Arquien,  les  deux  Caussades, 
Tous  de  votre  départ  si  fâchés,  si  maussades, 
Que  leurs  femmes  comme  eux  vous  voudraient  à  Paris, 
Pour  leur  faire  après  tout  de  moins  tristes  maris! 

MARION,  souriant. 

Et  Beauvillain? 

SAVERNY. 

Toujours  il  vous  aime. 


Il  vous  adore. 

Et  Pons  ? 


MARION. 


SAVERNY. 


MARION. 


Et  Céreste  ? 


SAVERNY. 

Celui-là  vous  déteste. 

MARION. 

C'est  le  seul  amoureux.  —  Et  le  vieux  président?. 

Riant. 

Son  nom  déjà?. . . 


ACTE  I.  —  LE  RENDEZ-VOUS.  15 

Riant  plus  fort. 

Leloup  ! 

SAVERNY. 

Mais  en  vous  attendant 
Il  a  votre  portrait,  et  fait  mainte  élégie. 

MARION. 

Oui,  voilà  bien  deux  ans  qu'il  m'aime  en  effigie. 

SAVERNY. 

Ah!  qu'il  aimerait  mieux  vous  brûler!  —  Çà,  vraiment, 
Peut-on  fuir  tant  d'amis? 

MARION,  sérieuse  et  baissant  les  yeux. 

Marquis,  précisément. 
Ce  sont,  à  parler  franc,  les  causes  de  ma  fuite. 
Tous  ces  brillants  péchés  qui,  jeune,  m'ont  séduite, 
N'ont  laissé  dans  mon  cœur  que  regrets  trop  souvent. 
Je  viens  dans  la  retraite,  et  peut-être  au  couvent, 
Expier  une  vie  impure  et  débauchée. 

SAVERNY. 

Gageons  qu'une  amourette  est  là-dessous  cachée! 

MARION. 

Vous  croiriez. . . 

SAVERNY. 

Que  jamais  ensemble  on  ne  dut  voir 
Un  voile  et  tant  d'éclairs  sous  les  cils  d'un  œil  noir! 
C'est  impossible.  —  Allons!  vous  aimez  en  province! 
Clore  un  si  beau  roman  d'un  dénoûment  si  mince! 

MARION. 

Il  n'en  est  rien. 

SAVERNY. 

Gageons. 

MARION. 

Rose,  quelle  heure  est-il? 

DAME  ROSE,  du  dehors. 

Minuit  bientôt. 


ï6  MARION   DE  LORME. 

MARION,  à  part. 

Minuit! 

SAVERNY. 

Le  détour  est  subtil 
Pour  dire  :  allez-vous-en. 

MARION. 

Je  vis  fort  retirée. . . 
Ne  recevant  personne  et  de  tous  ignorée. . . 
Puis,  il  vous  peut  si  tard  arriver  des  malheurs... 
Cette  rue  est  déserte  et  pleine  de  voleurs. 

SAVERNY. 

Soit  :  je  serai  volé. 

MARION. 

Parfois  on  assassine! 

SAVERNY. 

On  m'assassinera. 

o  MARION. 

Mais. . . 

SAVERNY. 

Vous  êtes  divine! 
Mais  avant  de  partir  je  veux  savoir  de  vous 
Quel  est  l'heureux  berger  qui  nous  succède  à  tous. 

MARION. 

Personne. 

SAVERNY. 

Je  tiendrai  secrètes  vos  paroles. 
Nous  autres  gens  de  cour,  on  nous  croit  têtes  folles, 
Médisants,  curieux,  indiscrets,  brouillons  :  mais 
Nous  bavardons  toujours  et  ne  parlons  jamais. 
—  Vous  vous  taisez  ?. . . 

Il  s'assied. 


Je  reste. 


J'aime,  et  j'attends  quelqu'un! 


MARION. 

Eh  bien  oui,  que  m'importe! 


ACTE   I.  —  LE  RENDEZ-VOUS.  17 

SAVERNY. 

Parlez  donc  de  la  sorte! 
A  la  bonne  heure!  Où  donc  Pattendez-vous ? 

MARION. 

Ici. 

SAVERNY. 

Et  quand? 

MARION. 

Dans  un  instant. 

Elle  va  au  balcon  et  écoute. 

Peut-être  le  voici. 

Revenant. 

Non. 

A  Saverny. 

Vous  voilà  content. 

SAVERNY. 

Pas  trop. 

MARION. 

Partez,  de  grâce. 

SAVERNY. 

Oui,  mais  nommez-le-moi,  ce  galant  qui  me  chasse 
Et  pour  qui  je  me  vois  ainsi  congédier. 

MARION. 

Je  ne  connais  de  lui  que  le  nom  de  Didier. 
Il  ne  connaît  de  moi  que  le  nom  de  Marie. 

SAVERNY,  éclatant  de  rire. 

Vrai? 

MARION. 

Vrai. 

SAVERNY,  riant. 

Mais,  pasquedieu,  c'est  de  la  bergerie 
Que  ces  amitiés-là!  c'est  du  Racan  tout  pur. 
—  Il  va  donc  pour  entrer  escalader  ce  mur? 

MARION. 

Peut-être.  —  Maintenant  partez  vite.  — 


A  part. 

Il  m'assomme! 


THEATRE.  —   II. 


MARION   DE  LORME. 

SAVERNY,  reprenant  son  sérieux. 

Savez-vous  seulement  s'il  est  bon  gentilhomme  ? 

MARION. 

Je  n'en  sais  rien. 

SAVERNY. 

Comment! 

A  Mar'on,  qui  le  pousse  doucement  vers  la  porte. 

Je  pars. . . 

Il  revient. 

Encore  un  mot, 
J'oubliais  :  un  auteur,  qui  n'est  pas  un  grimaud, 

Il  tire  un  livre  Je  sa  poche  et  le  remet  à  Marion. 

A  fait  pour  vous  ce  livre.  Il  cause  un  bruit  énorme. 

MARION,  lisant  le  titre. 

La  Guirlande  d'amour,  —  à  Marion  de  Lorme. 

SAVERNY. 

On  ne  parle  à  Paris  que  Guirlande  d'amour, 
Et  c'est,  avec  le  Cid,  le  grand  succès  du  jour. 

MARION,  posant  le  livre. 

C'est  fort  galant.  Bonsoir. 

SAVERNY. 

A  quoi  bon  être  illustre  ? 
Venir  à  Blois  filer  l'amour  avec  un  rustre! 

MARION,  appelant  dame  Rose. 

Prenez  soin  du  marquis,  Rose,  et  le  dirigez. 

SAVERNY,  saluant. 

Marion!  Marion!  hélas!  vous  dérogez! 

Il  sort. 


ACTE  I.  —   LE  RENDEZ-VOUS.  19 

SCÈNE  IL 
MARION,  puis  DIDIER. 

MARION,  seule. 
Elle  referme  la  porte  par  laquelle  Saverny  est  sorti. 

Va,  va  donc!...  Je  tremblais  que  Didier... 

On  entend  sonner  minuit. 

Minuit  sonne! 

Après  avoir  compté  les  coups. 

Minuit.  —  Mais  il  devrait  être  arrivé... 

Elle  va  au  balcon  et  regarde  dans  la  rue. 

Personne! 

Elle  revient  s'asseoir  avec  humeur. 

Etre  en  retard!  —  Déjà!- — 

Un  jeune  homme  paraît  derrière  la  balustrade  du  balcon,  la  franchit  lestement, 
entre,  et  dépose  sur  un  fauteuil  son  manteau  et  une  épée  de  main.  Le  costume 
du  temps,  tout  noir.  Bottines. 

Il  fait  un  pas,  s'arrête,  et  regarde  quelques  instants  Marion  assise  et  les  yeux 
baissés. 

Marion,  levant  tout  à  coup  les  yeux,  avec  joie. 

Ha! 

Avec  reproche. 

Me  laisser  compter 
L'heure  en  vous  attendant! 

DIDIER,  gravement. 

J'hésitais  à  monter. 


Ah!  monsieur! 


MARION,  piquée. 


DIDIER,  sans  y  prendre  garde. 


Tout  à  l'heure,  au  pied  de  ces  murailles, 
J'ai  senti  de  pitié  s'émouvoir  nies  entrailles,  — 
Oui,  de  pitié  pour  vous.  —  Moi,  funeste  et  maudit, 
Avant  que  d'achever  ce  pas,  je  me  suis  dit  : 
«  Là-haut,  dans  sa  vertu,  dans  sa  beauté  première, 
Veille,  sans  tache  encore,  un  ange  de  lumière, 
Un  être  chaste  et  doux,  à  qui  sur  les  chemins 
Les  passants  à  genoux  devraient  joindre  les  mains. 


2o  MARION   DE  LORME. 

Et  moi,  qui  suis-je,  hélas,  qui  rampe  avec  la  foule? 
Pourquoi  troubler  cette  eau  si  belle  qui  s'écoule? 
Pourquoi  cueillir  ce  lys?  Pourquoi  d'un  souffle  impui 
De  cette  âme  sereine  aller  ternir  l'azur  ? 
Puisqu'à  ma  loyauté,  candide,  elle  se  fie, 
Elle  que  l'innocence  à  mes  yeux  sanctifie, 
Ai-je  droit  d'accepter  ce  don  de  son  amour, 
Et  de  mêler  ma  brume  et  ma  nuit  à  son  jour?  » 

MARION,  à  part. 

Çà,  je  crois  qu'il  me  fait  de  la  théologie. 
Serait-ce  un  huguenot? 

DIDIER. 

Mais  la  douce  magie 
De  votre  voix,  venant  jusqu'à  moi  dans  la  nuit, 
M'a  tiré  de  mon  doute  et  près  de  vous  conduit. 

MARION. 

Quoi!  vous  m'avez  ouï  parler?  l'étrange  chose! 

DIDIER. 

Avec  une  autre  voix. 

MARION,  vivement. 

Celle  de  dame  Rose. 
N'est-ce  pas  qu'on  dirait  une  voix  d'homme?  Elle  a 
Le  parler  rude  et  fort.  —  Mais  puisque  vous  voilà 
Je  ne  vous  en  veux  plus.  — -  Seyez-vous,  je  vous  prie, 

Lui  montrant  une  place  près  d'elle. 

Ici. 

DIDIER. 

Non.  A  vos  pieds. 

Il  s'assied  sur  un  tabouret  aux  pieds  de  Marion  et  la  regarde  quelques  instants 
dans  une  contemplation  muette. 

—  Ecoutez-moi,  Marie. 
J'ai  pour  tout  nom  Didier.  Je  n'ai  jamais  connu 
Mon  père  ni  ma  mère.  On  me  déposa  nu, 
Tout  enfant,  sur  le  seuil  d'une  église.  Une  femme, 
Vieille  et  du  peuple,  ayant  quelque  pitié  dans  l'âme, 
A4e  prit,  fut  ma  nourrice  et  ma  mère,  en  chrétien 
M'éleva,  puis  mourut,  me  laissant  tout  son  bien, 
Neuf  cents  livres  de  rente,  à  peu  près,  dont  j'existe. 
Seul,  à  vingt  ans,  la  vie  était  amère  et  triste. 


ACTE   I.       ■  LE   RENDEZ-VOUS.  21 

Je  voyageai.  Je  vis  les  hommes,  et  j'en  pris 
En  haine  quelques-uns,  et  le  reste  en  mépris  ; 
Car  je  ne  vis  qu'orgueil,  que  misère  et  que  peine 
Sur  ce  miroir  terni  qu'on  nomme  face  humaine. 
Si  bien  que  me  voici,  jeune  encore  et  pourtant 
Vieux,  et  du  monde  las  comme  on  l'est  en  sortant; 
Ne  me  heurtant  à  rien  où  je  ne  me  déchire; 
Trouvant  le  monde  mal,  mais  trouvant  l'homme  pire. 
Or,  je  vivais  ainsi,  pauvre,  sombre,  isolé, 
Quand  vous  êtes  venue,  et  m'avez  consolé. 
Je  ne  vous  connais  pas.  Au  détour  d'une  rue, 
C'est  à  Paris,  qu'un  soir  vous  m'êtes  apparue. 
Puis,  je  vous  ai  parfois  rencontrée,  et  toujours 
J'ai  trouvé  doux  vos  yeux  et  tendres  vos  discours. 
J'ai  craint  de  vous  aimer.  J'ai  fui...  —  Hasard  étrange! 
Je  vous  retrouve  ici,  partout,  comme  mon  ange. 
Enfin,  troublé  d'amour,  flottant,  irrésolu, 
J'ai  voulu  vous  parler,  vous  avez  bien  voulu. 
Maintenant,  disposez  de  mon  cœur,  de  ma  vie. 
A  quoi  puis-je  être  bon  dont  vous  ayez  envie? 
Quel  est  l'homme  ou  l'objet  qui  vous  est  importun? 
Voulez-vous  quelque  chose,  et  vous  faut-il  quelqu'un 
Qui  meure  pour  cela?  qui  meure  sans  rien  dire 
Et  trouve  tout  son  sang  trop  payé  d'un  sourire? 
Vous  le  faut-il?  Parlez,  ordonnez,  me  voici. 

MARION,  souriant. 

Vous  êtes  singulier,  mais  je  vous  aime  ainsi. 

DIDIER. 

Vous  m'aimez!  Prenez  garde.  Une  telle  parole, 

Hélas,  ne  se  dit  pas  d'une  façon  frivole. 

Vous  m'aimez?  Savez-vous  ce  que  c'est  que  l'amour? 

Qu'un  amour  qui  devient  notre  sang,  notre  jour, 

Qui,  longtemps  étouffé,  s'allume,  et  dont  la  flamme 

S'accroît  incessamment  en  purifiant  l'âme, 

Qui  seul  au  fond  du  cœur,  où  nous  les  entassions, 

Brûle  les  vains  débris  des  autres  passions! 

Qu'un  amour,  à  la  fois  sans  espoir  et  sans  borne, 

Et  qui,  même  au  bonheur,  survit,  profond  et  morne! 

—  Dites,  est-ce  l'amour  dont  vous  parliez? 

MARION,  émue. 

Vraiment  . . 


22  MARION   DE  LORME 


DIDIER. 


Oh!  vous  ne  savez  pas,  je  vous  aime  ardemment! 
Du  jour  où  je  vous  vis,  ma  vie  encor  bien  sombre 
Se  dora,  vos  regards  m'éclairèrent  dans  l'ombre. 
Dès  lors,  tout  a  changé.  Vous  brillez  à  mes  yeux 
Comme  un  être  inconnu,  de  l'espèce  des  cieux. 
Cette  vie,  où  longtemps  gémit  mon  cœur  rebelle, 
Je  la  vois  sous  un  jour  qui  la  rend  presque  belle; 
Car,  jusqu'à  vous,  hélas!  seul,  errant,  opprimé, 
J'ai  lutté,  j'ai  souffert...  Je  n'avais  point  aimé! 


Pauvre  Didier! 

Marie!.. 


MARION. 


DIDIER. 


MARION. 


Eh  bien  oui,  je  vous  aime. 
Oui,  je  vous  aime!  —  Autant  que  vous  m'aimez  vous-même. 
Plus  peut-être!  —  C'est  moi  qui  suivis  tous  vos  pas, 
Et  je  suis  toute  à  vous. 

DIDIER,  tombant  à  genoux. 

Oh!  ne  me  trompez  pas! 
A  mon  amour  si  pur  que  votre  amour  réponde, 
Et  mon  bonheur  pourra  faire  la  dot  d'un  monde, 
Et  mes  jours  ne  seront,  prosternés  à  vos  pieds, 
Qujamour,  délice  et  joie...  —  Oh!  si  vous  me  trompiez! 

MARION. 

Pour  croire  à  mon  amour  que  vous  faut-il  ?  J'écoute. 

DIDIER. 

Une  preuve. 

MARION. 

Parlez.  Quoi? 

DIDIER. 


Libre? 

Oui. 


Vous  êtes  sans  doute 

MARION ,  avec  embarras. 


ACTE   I.  —  LE   RENDEZ-VOUS.  23 

DIDIER. 

Prenez-moi  pour  frère,  pour  appui  -, 
Épousez-moi  ! 

MARION,  à  part. 

Pourquoi  suis-je  indigne  de  lui  ? 

DIDIER. 

Eh  bien? 

MARION. 

Mais. . . 

DIDIER. 

Je  comprends.  Orphelin,  sans  fortune, 
L'audace  est  inouïe,  étrange,  et  j'importune. 
Laissez-moi  donc  mon  deuil,  mes  maux,  mon  abandon. 
Adieu. 

Il  fait  un  pas  pour  sortir,  Marion  le  retient. 
MARION. 

Didier!  Didier!  que  dites-vous! 

Elle  fond  en  larmes. 
DIDIER,  revenant. 

Pardon! 
Mais  pourquoi  balancer? 

S'approchant  d'elle. 

—  Comprends-tu  bien,  Marie? 
Nous  être  l'un  à  l'autre  un  monde,  une  patrie, 
Un  ciel!...  Vivre  ignorés  dans  un  lieu  de  ton  choix, 
Y  cacher  un  bonheur  à  faire  envie  aux  rois  ! . . . 

MARION. 

Ah!  ce  serait  le  ciel! 

DIDIER. 

En  veux-tu? 

MARION,  à  part. 

Malheureuse  ! 

Haut. 

Je  ne  puis.  Jamais. 

Elle  s'arrache  des  bras  de  Didier  et  tombe  sur  son  fauteuil. 


H 


MARION   DE  LORME. 

DIDIER,  glacial. 

L'offre  était  peu  généreuse 
De  ma  part.  Il  suffit.  Je  n'en  parlerai  plus, 
Allons! 

MARION,  a  part. 

Ah!  maudit  soit  le  jour  où  je  lui  plus! 

Haut. 

Didier!  je  vous  dirai...  vous  me  déchirez  l'âme... 
Je  vous  expliquerai. . . 

DIDIER,  froidement. 

Que  lisiez-vous,  madame, 
Quand  je  suis  arrivé  ! 

Il  prend  le  livre  sur  la  table  et  lit. 

La  Guirlande  d'amour, 
A.  Mario/?  de  Lorme. 

Amèrement. 

Oui,  la  beauté  du  jour! 

Jetant  le  livre  à  terre  avec  violence. 

Ah!  vile  créature,  impure  entre  les  femmes! 

MARION,  tremblante. 

Monsieur. . . 

DIDIER. 

Que  faites-vous  de  ces  livres  infâmes  ? 
Comment  sont-ils  ici  ? 

MARION,  faiblement  et  baissant  les  yeux. 

Le  hasard... 

DIDIER. 

Savez-vous, 
Vous  dont  l'œil  est  si  pur,  dont  le  front  est  si  doux, 
Savez-vous  ce  que  c'est  que  Marion  de  Lorme  ? 
Une  femme,  de  corps  belle,  et  de  cœur  difforme,' 
Une  Phryné  qui  vend  à  tout  homme,  en  tout  lieu, 
Son  amour  qui  fait  honte  et  fait  horreur! 

MARION,  la  tête  dans  ses  mains. 

Grand  Dieu! 

Un  bruit  de  pas,  un  cliquetis  d'épées  au  dehors,  et  des  cris. 


ACTE   I.  —  LE   RENDEZ-VOUS.  25 

VOIX  DANS  LA  RUE. 

Au  meurtre! 

DIDIER,  étonné. 

Mais  quel  bruit  dans  la  place  voisine? 
Les  cris  continuent. 

VOIX  DANS  LA  RUE. 

A  l'aide!  au  meurtre! 

DIDIER,  regardant  au  balcon. 

C'est  quelqu'un  qu'on  assassine. 

Il  prend  son  épée  et  enjambe  la  balustrade  du  balcon.  Marion  se  lève,  court  à  lui, 
et  cherche  à  le  retenir  par  son  manteau. 

MARION. 

Didier!  si  vous  m'aimez...  —  ils  vous  tueront!  —  Restez! 

DIDIER,  sautant  dans  la  rue. 

Mais  c'est  lui  qu'ils  tueront,  le  pauvre  homme! 

Dehors  aux  combattants. 

Arrêtez  ! 
—  Tenez  ferme,  monsieur! 

Cliquetis  d'épées. 

Poussez!  —  Tiens,  misérable! 

Bruit  d'épées,  de  voix  et  de  pas. 
MARION,  au  balcon,  avec  terreur. 

O  ciel!  Six  contre  deux! 

VOIX  DANS  LA  RUE. 

Mais  cet  homme  est  le  diable! 

Le  cliquetis  d'armes  décroît  peu  à  peu,  puis  cesse  tout  à  fait.  Bruit  de  pas 
qui  s'éloignent.  On  voit  reparaître  Didier  qui  escalade  le  balcon. 

DIDIER,  encore  en  dehors  du  balcon,  et  tourné  vers  la  rue. 

Vous  voici  hors  d'affaire.  Allez  votre  chemin. 

SAVERNY,  dehors. 

Je  ne  m'en  irai  pas  sans  vous  serrer  la  main, 
Sans  vous  remercier,  s'il  vous  plaît. 


26  MARION   DE   LORME. 

DIDIER,  avec  humeur. 

Passez  vite! 
De  vos  remercîments,  monsieur,  je  vous  tiens  quitte. 


Je  vous  remercîrai! 


SAVERNY. 
Il  escalade  le  balcon. 


DIDIER. 

Hé!  sans  monter  ici 
Ne  pouviez-vous  d'en  bas  me  dire  :  Grand  merci? 


SCENE  III. 
MARION,  DIDIER,  SAVERNY. 

SAVERNY,  sautant  dans  la  chambre,  l'épée  à  la  main. 

Pardieu!  la  tyrannie  est  étrange,  et  trop  forte 

De  me  sauver  la  vie  et  me  mettre  à  la  porte! 

—  La  porte,  c'est-à-dire  à  la  fenêtre!  -  -  Non, 

Il  ne  sera  pas  dit  qu'un  homme  de  mon  nom 

Soit  bravement  sauvé  par  un  bon  gentilhomme 

Sans  lui  dire  :  Marquis...  —  Le  nom  dont  on  vous  nomme, 

Monsieur? 

DIDIER. 

Didier. 

SAVERNY. 

Didier  de  quoi  ? 

DIDIER. 

Didier  de  rien. 
Çà,  l'on  vous  tue,  et  moi,  je  vous  secours.  C'est  bien, 
Allez-vous-en. 

SAVERNY. 

Voilà  vos  façons!  —  Par  ces  traîtres 
Que  ne  me  laissiez-vous  tuer  sous  vos  fenêtres! 
J'eusse  aimé  mieux  cela,  car  sans  vous,  sur  ma  foi, 
J'étais  mort.  Six  larrons,  six  voleurs  contre  moi! 
Mort!  Six  larges  poignards  contre  une  mince  épée!... 

Apercevant  Marion,  qui  jusque-là  a  cherché  à  l'éviter. 


ACTE  I.  —  LE   RENDEZ-VOUS.  27 

Mais  vous  aviez  ici  l'âme  bien  occupée, 

Je  comprends.  Je  dérange  un  entretien  fort  doux. 

Pardon. 

A  part. 

Voyons  pourtant  la  dame. 

Il  s'approche  de  Marion  tremblante  et  la  reconnaît.  —  Bas. 

Quoi!  c'est  vous! 

Montrant  Didier. 

C'est  donc  lui  ! 

MARION,  bas. 

Ha!  monsieur,  vous  me  perdez! 

SAVERNY,  saluant. 

Madame. . . 

MARION,  bas. 

C'est  la  première  fois  que  j'aime. 

DIDIER,  à  part. 

Sur  mon  âme, 
Cet  homme  la  regarde  avec  des  yeux  hardis! 

Il  renverse  la  lampe  d'un  coup  de  poing. 
SAVERNY. 

Quoi  donc,  vous  éteignez  cette  lampe? 

DIDIER. 

Je  dis 
Qu'il  convient,  s'il  vous  plaît,  que  nous  partions  ensemble. 

SAVERNY. 

Soit.  Je  vous  suis. 

A  Marion,  qu'il  salue  profondément. 

Adieu,  madame. 

DIDIER,  à  part. 

A  quoi  ressemble 
Ce  muguet? 

A  Saverny. 

Venez  donc! 


28  MARION   DE   LORME. 

Vous  êtes  brusque,  mais 
Je  vous  dois  d'être  en  s  .- .  .:  s'il  vous  faut  jamais 
Dévoûment,  zèle,  ardeur,  amitié  fraternelle...  — 
Marquis  de  Savernv,  Paris,  hôtel  de  Nesle. 

DIDIER. 

Bon! 

A  r 

La  voir  par  un  fat  examiner  ainsi! 

Ils  sorte--  par  —  Oo  ;    -  ;  Didier  dehors. 

Votre  route  est  par  là.  —  La  mienne  est  par  ici. 


SCENE   IV. 

MARION,  DAME  ROSE. 
Mai 

MARION. 

Dame  Rose! 

Dame  Rose  parait.  —  ] 

Fermez. 

DAME  ROSE. 
La  fer  larme    — 

On  dirait  qu'elle  pleure. 

Haut. 

Il  est  temps  de  dormir,  madame. 

MARION. 

.  c'est  -otre  heure, 
ous  autre 

D- 

\zz  m'accommoder. 

DAME  ROSE, 

Eh  bien, 
Madame,  le  monsieur  de  ce  soir  est-il  bien? 
—  Riche? 


ACTE   I.  —   LE   RENDEZ-VOUS.  29 

MARION. 

Non. 

DAME  ROSE. 

Galant  ? 

MARION. 

Non. 

Se  tournant  vers  Rose. 

Rose,  il  ne  m'a  pas  même 
Baisé  la  main. 

DAME  ROSE. 

Alors,  qu'en  faites-vous ? 

MARION,  pensive. 

Je  l'aime. 


3o  MARION   DE  LORME. 


ACTE   DEUXIEME. 

LA  RENCONTRE. 


BLOIS. 


La  porte  d'un  cabaret.  —  Une  place.  —  On  voit  dans  le  fond  la  ville  de  Biois  en  amphithéâtre 
et  les  tours  de  Saint-Nicolas  sur  la  colline  couverte  de  maisons. 


SCENE  PREMIERE. 

LE  COMTE  DE  GASSÉ,  LE  MARQUIS  DE  BRICHANTEAU,  LE 
VICOMTE  DE  BOUCHAVANNES,  LE  CHEVALIER  DE  ROCHE- 
BARON.    Ils  sont  assis  à  des  tables  devant  la  porte;  les  uns  fument,  les  autres  jouent  aux 

dés  et  boivent. -Ensuite  LE  CHEVALIER  DE  MONTPESAT,  LE  COMTE 
DE  VILLAC;  —  puis  L'AN  GEL  Y,  —  puis  le  crieur  public  et  la  foule. 

BRICHANTEAU,  se  levant,  à  Gassé  qui  entre. 

Gassé!  — 

Ils  se  serrent  la  main. 

Tu  viens  à  Blois  joindre  le  régiment? 

Le  saluant. 

Nous  te  complimentons  de  ton  enterrement. 

Examinant  sa  toilette. 

Ah! 

GASSÉ. 

C'est  la  mode.  Orange,  avec  des  faveurs  bleues. 

Croisant  les  bras  et  retroussant  ses  moustaches. 

Savez-vous  bien  que  Blois  est  à  quarante  lieues 
De  Paris  ? 

BRICHANTEAU. 

C'est  la  Chine  ! 

GASSÉ.  , 

Et  cela  fait  crier 
Les  femmes!  Pour  nous  suivre  il  faut  s'expatrier! 


ACTE   II.  —  LA   RENCONTRE.  31 

BOUCHAVANNES,  se  détournant  du  jeu. 

Monsieur  vient  de  Paris  ? 

ROCHEBARON,  quittant  sa  pipe. 

Dit-on  quelques  nouvelles  ? 

GASSÈ,  saluant. 

Point.  —  Corneille  toujours  met  en  l'air  les  cervelles. 

Guiche  a  l'ordre.  Ast  est  duc.  Puis  des  riens  à  foison. 

De  trente  huguenots  on  a  fait  pendaison. 

Toujours  nombre  de  duels.  Le  trois,  c'était  d'Angennes 

Contre  Arquien  pour  avoir  porté  du  point  de  Gênes  -, 

Lavardin  avec  Pons  s'est  rencontré  le  dix 

Pour  avoir  pris  à  Pons  la  femme  de  Sourdis  ; 

Sourdis  avec  d'Ailly  pour  une  du  théâtre 

De  Mondori.  Le  neuf,  Nogent  avec  Lachâtre 

Pour  avoir  mal  écrit  trois  vers  de  Colletetj 

Gorde  avec  Margaillan,  pour  l'heure  qu'il  était  -, 

D'Humière  avec  Gondi,  pour  le  pas  à  l'église ; 

Et  puis  tous  les  Brissac  contre  tous  les  Soubise 

A  propos  du  pari  d'un  cheval  contre  un  chien. 

Enfin,  Caussade  avec  Latournelle,  pour  rienj 

Pour  le  plaisir.  Caussade  a  tué  Latournelle. 

BRICHANTEAU. 

Heureux  Paris!  les  duels  ont  repris  de  plus  belle! 

GASSÉ. 

C'est  la  mode. 

BRICHANTEAU. 

Toujours  festins,  amours,  combats. 
On  ne  peut  s'amuser  et  vivre  que  là-bas. 

Bâillant. 

Mais  on  s'ennuie  ici  de  façon  paternelle  ! 

A  Gassé. 

Tu  dis  donc  que  Caussade  a  tué  Latournelle? 

GASSÉ. 

Oui,  d'un  bon  coup  d'esoc. 

Examinant  les  manches  de  Rochebaron. 

Qu'avez-vous  là,  mon  cher? 


32  MARION   DE  LORME. 

Songez  que  ce  n'est  plus  la  mode  du  bel  air. 
Aiguillettes!  boutons!  d'honneur,  rien  n'est  plus  triste. 
Des  nœuds  et  des  rubans! 

BRICHANTEAU. 

Refais-nous  donc  la  liste 
De  tous  ces  duels.  Qu'en  dit  le  roi  ? 

GASSÉ. 

Le  cardinal 
Est  furieux,  et  veut  un  prompt  remède  au  mal. 

BOUCHAVANNES. 

Point  de  courrier  du  camp  ? 

GASSÉ. 

Je  crois  que  par  surprise 
Nous  avons  pris  Figuère,  ou  bien  qu'on  nous  l'a  prise. 

Réfléchissant. 

C'est  à  nous  qu'on  l'a  prise. 

ROCHEBARON. 

Et  que  dit  de  ce  coup 
Le  roi  ? 

GASSÉ. 

Le  cardinal  n'est  pas  content  du  tout. 

BRICHANTEAU. 

Que  fait  la  cour  ?  Le  roi  se  porte  bien  sans  doute  ? 

GASSÉ. 

Non  pas.  Le  cardinal  a  la  fièvre  et  la  goutte, 
Et  ne  va  qu'en  litière. 

BRICHANTEAU. 

Etrange  original  ! 
Quand  nous  te  parlons  roi,  tu  réponds  cardinal. 

GASSÉ. 

Ah!  —  c'est  la  mode. 

BOUCHAVANNES. 

Ainsi  rien  de  nouveau  ? 


ACTE   II.  —  LA  RENCONTRE.  33 

GASSÉ. 

Que  dis-je  ? 
Pas  de  nouvelles?  —  Mais,  un  miracle,  un  prodige, 
Qui  tient  depuis  deux  mois  Paris  en  passion  ! 
La  fuite,  le  départ,  la  disparition... 

BRICHANTEAU. 

De  qui  ? 

GASSÉ. 

De  Marion  de  Lorme,  de  la  belle 
Des  belles. 

BRICHANTEAU,  d'un  air  mystérieux. 

A  ton  tour  écoute  une  nouvelle. 
Elle  est  ici. 

GASSÉ. 

Vraiment  !  à  Blois  ! 

BRICHANTEAU. 

Incognito. 

GASSE,  haussant  les  épaules. 

Marion!  —  Vous  raillez,  monsieur  de  Brichanteau! 
Elle  ici  !  Marion  !  elle  qui  fait  la  mode  ! 
Mais  c'est  que  de  Paris  ce  Blois  est  l'antipode! 
Regardez  :  —  tout  est  laid,  tout  est  vieux,  tout  est  mal. 

Montrant  les  tours  de  Saint-Nicolas. 

Ces  clochers  même  ont  l'air  gauche  et  provincial  ! 

ROCHEBARON. 

C'est  vrai. 

BRICHANTEAU. 

Douterez-vous  que  Saverny  l'ait  vue  ? 
Cachée  ici  ?  déjà  d'un  grand  amant  pourvue  ? 
Lequel  même  a  sauvé  Saverny,  s'il  vous  plaît, 
De  voleurs  qui  la  nuit  l'avaient  pris  au  collet, 
Bons  larrons,  qui  voulaient  faire  en  cette  rencontre 
L'aumône  avec  sa  bourse  et  voir  l'heure  à  sa  montre. 

GASSÉ. 

Mais  c'est  toute  une  histoire  ! 

THÉÂTRE.    —   II.  5 


34 


MARION   DE  LORME. 

ROCHEBARON,  à  Brichanteau. 

En  êtes-vous  bien  sûr? 

BRICHANTEAU. 

Comme  j'ai  six  besans  d'argent  sur  champ  d'azur  ! 
Si  bien  que  Saverny  depuis  n'a  d'autre  envie 
Que  de  trouver  cet  homme  auquel  il  doit  la  vie. 

BOUCHAVANNES. 

Mais  il  peut  bien  l'aller  trouver  chez  elle. 

BRICHANTEAU. 

Non. 
Elle  a  changé  depuis  de  logis  et  de  nom. 
On  a  perdu  sa  trace. 

Marion  et  Didier  traversent  lentement  le  fond  sans  être  vus  des  interlocuteurs, 
et  entrent  par  une  petite  porte  dans  une  des  maisons  latérales. 

CASSÉ. 

Il  fallait  que  je  vinsse 
A  Blois,  pour  retrouver  Marion  en  province  ! 

Entrent  MM.  de  Villac  et  de  Montpesat,  parlant  haut  et  se  disputant. 

VILLAC. 

Moi  je  te  dis  que  non  ! 

MONTPESAT. 

Moi  je  te  dis  que  si! 

VILLAC. 

Le  Corneille  est  mauvais  ! 

MONTPESAT. 

Traiter  Corneille  ainsi  ! 
Corneille  enfin,  l'auteur  du  Ci  A  et  de  Mélitel 

VILLAC. 

Mélite,  soit!  j'en  dois  avouer  le  mérite; 

Mais  Corneille  n'a  fait  que  descendre  depuis, 

Comme  ils  font  tous!  Pour  toi  je  fais  ce  que  je  puis. 

Parle-moi  de  Mélite  et  de  La  Galerie 

Du  Palais!  Mais  Le  Cul,  qu'est  cela,  je  te  prie? 


ACTE   II.  —   LA   RENCONTRE.  35 

CASSÉ,  à  Montpcsat. 

Monsieur  est  modéré. 

MONTPESAT. 

Le  Cid  est  bon  ! 

VILLAC. 

Méchant! 
Ton  Cid,  mais  Scudéry  l'écrase  en  le  touchant  ! 
Quel  style  !  ce  ne  sont  que  choses  singulières, 
Que  façons  de  parler  basses  et  familières. 
Il  nomme  à  tout  propos  les  choses  par  leurs  noms. 
Puis  Le  Cid  est  obscène  et  blesse  les  canons. 
Le  Cid  n'a  pas  le  droit  d'épouser  son  amante. 
Tiens,  mon  cher,  as-tu  lu  Vyrame  et  Brada/vante? 
Quand  Corneille  en  fera  de  pareils,  donne-m'en. 

ROCHEBARON,  à  Montpcsat. 

Lisez  aussi  Le  Grand  et  Dernier  Soliman 

De  monsieur  Mairet.  C'est  la  grande  tragédie. 

Mais  Le  Cid! 

VILLAC. 

Puis  il  a  l'âme  vaine  et  hardie. 
Croit-il  pas  égaler  messieurs  de  Boisrobert, 
Chapelain,  Serisay,  Mairet,  Gombault,  Habert, 
Bautru,  Giry,  Faret,  Desmarets,  Malleville, 
Duryer,  Cherisy,  Colletet,  Gomberville, 
Toute  l'académie  enfin  ! 

BRICHANTEAU,  riant  de  pitié  et  haussant  les  épaules. 

C'est  excellent  ! 

VILLAC. 

Puis  monsieur  veut  créer!  inventer!  Insolent! 
Créer  après  Garnier  !  après  le  Théophile  ! 
Après  Hardy  !  Le  fat  !  Créer,  chose  facile  ! 
Comme  si  ces  esprits  fameux  avaient  laissé 
Quelque  chose  après  eux  qui  ne  fût  pas  usé  ! 
Chapelain  là-dessus  le  raille  d'une  grâce  ! 

ROCHEBARON. 

Corneille  est  un  croquant! 


36  MARION   DE  LORME. 

BOUCHAVANNES. 

Mais  l'évêque  de  Grasse, 
Monsieur  Godeau,  m'a  dit  qu'il  a  beaucoup  d'esprit. 

MONTPESAT. 

Beaucoup  ! 

V1LLAC. 

S'il  écrivait  autrement  qu'il  n'écrit, 
S'il  suivait  Aristote  et  la  bonne  méthode. . . 

GASSÉ. 

Messieurs,  faites  la  paix.  Corneille  est  à  la" mode. 

Il  succède  à  Garnier,  comme  font  de  nos  jours 

Les  grands  chapeaux  de  feutre  aux  mortiers  de  velours. 

MONTPESAT. 

Moi,  je  suis  pour  Corneille  et  les  chapeaux  de  feutre. 

GASSÉ,  a  Montpesat. 
Tu  vas  trop  loin  !  — 

A  Vil  lac. 

Garnier  est  très  beau,  —  je  suis  neutre, 
Mais  Corneille  a  du  bon  parfois. 

VILLAC. 

D'accord. 

ROCHEBARON. 

D'accord. 
C'est  un  garçon  d'esprit  et  que  j'estime  fort. 

BRICHANTEAU. 

Mais  ce  Corneille-là,  c'est  de  courte  noblesse? 

ROCHEBARON. 

Ce  nom  sent  le  bourgeois  d'une  façon  qui  blesse. 

EOUCHAVANNES. 

Famille  de  robins,  de  petits  avocats, 

Qui  se  sont  fait  des  sous  en  rognant  des  ducats. 

Entre  L'Angely,  qui  va  s'asseoir  à  une  table  seul  et  en  silence. 
En  noir,  velours  et  passequilles  d'or. 


ACTE   II.  -       LA   RENCONTRE.  37 


VILLAC. 

Messieurs,  si  le  public  goûte  ses  rapsodies, 
C'en  est  fait  du  bel  art  des  tragi-comédies  ! 
Le  théâtre  est  perdu,  ma  parole  d'honneur! 
C'est  ce  que  Richelieu. . . 

GASSE,  regardant  L'Angcly  de  travers. 

Dites  donc  monseigneur, 
Ou  parlez  plus  bas. . . 

BRICHANTEAU. 

Baste!  au  diable  l'éminence! 
N'est-ce  donc  pas  assez  que,  soldats  et  finance, 
Il  ait  tout,  que  de  tout  il  puisse  disposer, 
Sans  que  sur  notre  langue  il  vienne  encor  peser  ! 

BOUCHAVANNES. 

Meure  le  Richelieu  qui  déchire  et  qui  flatte! 
L'homme  à  la  main  sanglante,  à  la  robe  écarlate! 

ROCHEBARON. 

A  quoi  donc  sert  le  roi  ? 

BRICHANTEAU. 

Les  peuples  dans  la  nuit 
Vont  marchant,  l'œil  fixé  sur  un  flambeau  qui  luit. 
Il  est  le  flambeau,  lui.  Le  roi,  c'est  la  lanterne 
Qui  le  sauve  du  vent  sous  sa  vitre  un  peu  terne. 

BOUCHAVANNES. 

Oh!  puissions-nous  un  jour,  et  ce  jour  sera  beau, 
Du  vent  de  notre  épee  éteindre  ce  flambeau  ! 

ROCHEBARON. 

Ah  !  si  chacun  pensait  comme  moi  sur  son  compte  ! 

BRICHANTEAU. 

Nous  nous  réunirions... 

A  Bouchavanne*. 


Qu'en  penses-tu,  vicomte 


38  MARTON   DE   LORME. 

BOUCHAVANNES. 

Et  nous  lui  donnerions  un  bon  coup  de  Jarnac  ! 

L'ANGELY,  se  levant,  d'une  voix  lugubre. 

Un  complot!  Jeunes  gens,  songez  à  Marillac! 

Tous  tressaillent,  se  retournent,  et  se  taisent  consternés,  l'œil  fixé  sur  L'Angely, 
qui  se  rassied  en  siience. 

VILLAC,  prenant  Montpesat  à  l'écart. 

Chevalier,  tout  à  l'heure,  à  propos  de  Corneille, 
Tu  m'as  parlé  d'un  ton  qui  m'a  choqué  l'oreille. 
Je  voudrais  à  mon  tour  te  dire,  s'il  te  plaît, 
Deux  mots. 

MONTPESAT. 

A  l'épée  ? 

VILLAC. 

Oui. 

MONTPESAT. 

Veux-tu  le  pistolet  ? 


VILLAC. 


L'un  et  l'autre. 


MONTPESAT,  lui  prenant  le  bras. 

Cherchons  quelque  coin  par  la  ville. 

L'ANGELY,  se  levant. 

Un  duel!  Souvenez-vous  du  sieur  de  Boutteville! 

Nouvelle  consternation  dans  l'assistance.  Villac  et  Montpesat  se  quittent, 
l'œil  attaché  sur  L'Angely. 

ROCHEBARON. 

Quel  est  cet  homme  noir  qui  me  fait  peur,  ma  foi  ? 

L'ANGELY. 

Mon  nom  est  L'Angely.  Je  suis  bouffon  du  roi. 

BRICHANTEAU,  riant. 

Je  ne  m'étonne  plus  que  le  roi  soit  si  triste. 


ACTE    II.  -       LA   RENCONTRE.  39 

BOUCHA  VANNES,  riant. 

C'est  un  plaisant  bouffon  qu'un  fou  cardinaliste  ! 

L'ANGELY,  debout. 

Prenez  garde,  messieurs.  Le  ministre  est  puissant ; 
C'est  un  large  faucheur  qui  verse  à  flots  le  sang; 
Et  puis,  il  couvre  tout  de  sa  soutane  rouge, 
Et  tout  est  dit. 

Un  silence. 
CASSÉ. 

Mordieu  ! 

ROCIIEBARON. 

Du  diable  si  je  bouge  ! 

BRICHANTEAU. 

Çà,  près  de  ce  bouffon  Pluton  est  un  rieur. 

Entre  un  flot  de  peuple  qui  sort  des  rues  et  des  maisons  et  couvre  la  place. 
Au  milieu,  le  crieur  public  à  cheval,  avec  quatre  valets  de  ville  en  livrée, 
dont  un  sonne  de  la  trompe,  tandis  qu'un  autre  bat  du  tambour. 

CASSÉ. 

Que  vient  donc  faire  ici  ce  peuple?  —  Ah!  le  crieur! 
Que  va-t-il  nous  chanter,  en  fait  de  patenôtre? 

BRICHANTEAU,  à  un  bateleur  qui  est  mêlé  à  la  foule 
et  qui  porte  un  singe  sur  son  dos. 

Mon  bon  ami ,  lequel  de  vous  deux  fait  voir  l'autre  ? 

MONTPESAT,  à  Rochebaron. 

Voyez  donc  si  nos  jeux  de  cartes  sont  complets. 

Montrant  les  quatre  valets  de  ville  en  livrée. 

Je  gage  qu'en  l'un  d'eux  on  a  pris  ces  valets. 

LE  CRIEUR  PUBLIC,  d'une  voix  nasillarde. 

Bourgeois,  silence  ! 

BRICHANTEAU,  bas,  à  Gassé. 

Il  est  d'une  mine  farouche 
Et  sa  voix  doit  user  son  nez  plus  que  sa  bouche. 


4° 


MARION   DE  LORME. 

LE  CRIEUR. 

«Ordonnance.  —  Louis,  par  la  grâce  de  Dieu...  » 

BOUCHAVANNES,  bas,  à  Brichanteau. 

Manteau  fleurdelysé  qui  cache  Richelieu  ! 

L'ANGELY. 

Écoutez,  messieurs! 

LE  CRIEUR,  poursuivant. 

«  . .  .Roi  de  France  et  de  Navarre. . .  » 

BRICHANTEAU,  bas,  à  Bouchavannes. 

Un  beau  nom  dont  jamais  ministre  n'est  avare. 

LE  CRIEUR,  poursuivant. 

«  ...A  tous  ceux  qui  verront  ces  présentes,  salut! 

Il  salue. 

«  Ayant  considéré  que  chaque  roi  voulut 
«Exterminer  le  duel  par  des  peines  sévères; 
«Que  malgré  les  édits,  signés  des  rois  nos  pères, 
«Les  duels  sont  aujourd'hui  plus  nombreux  que  jamais; 
«Ordonnons  et  mandons,  voulons  que  désormais 
«Les  duellistes,  félons  qui  de  sujets  nous  privent, 
«  Qu'il  en  survive  un  seul  ou  que  tous  deux  survivent, 
«  Soient  pour  être  amendés  traduits  en  notre  cour, 
«  Et,  nobles  ou  vilains,  soient  pendus  haut  et  court. 
«  Et,  pour  rendre  en  tout  point  l'édit  plus  efficace, 
«  Renonçons  pour  ce  crime  à  notre  droit  de  grâce. 
«  C'est  notre  bon  plaisir.  —  Signé  Louis.  —  Plus  bas 
«  Richelieu.  » 

Indignation  parmi  les  gentilshommes. 
BRICHANTEAU. 

Nous,  pendus  comme  des  Barabbas! 

BOUCHAVANNES. 

Nous  pendre!  Dites-moi  comment  l'endroit  se  nomme 
Où  l'on  trouve  une  corde  à  pendre  un  gentilhomme! 


ACTE   II.  —  LA   RENCONTRE,  41 

LE  CRIEUR,  poursuivant. 

«Nous,  prévôt,  pour  que  tous  se  le  tiennent  pour  dit, 
«  Enjoignons  qu'en  la  place  on  attache  l'édit.  » 

Deux  valets  de  ville  attachent  un  grand  écriteau  à  une  potence  en  fer 
qui  sort  d'un  mur  à  droite. 

GASSÉ. 

A  la  bonne  heure,  au  moins!  c'est  l'édit  qu'il  faut  pendre. 

BOUCHAVANNES,  secouant  la  tète. 

Oui,  comte!...  —  en  attendant  celui  qui  l'a  fait  rendre! 

Le  crieur  sort.  Le  peuple  se  retire.  —  Entre  Savernv. 
—  Le  jour  commence  à  baisser. 


SCENE  IL 

Les  Précédents,  LE  MARQUIS  DE  SAVERNY. 

BRICHANTEAU,  allant  à  Savernv. 

Mon  cousin  Saverny  !  —  Hé  bien ,  as-tu  trouvé 
L'homme  qui  des  larrons  l'autre  nuit  t'a  sauvé? 

SAVERNY. 

Non.  Par  la  ville  en  vain  je  cherche,  je  m'informe. 
Les  voleurs,  le  jeune  homme,  et  Marion  de  Lorme, 
Tout  s'est  évanoui  comme  un  rêve  qu'on  a. 

BRICHANTEAU. 

Mais  tu  dois  l'avoir  vu  quand  il  te  ramena 
Comme  un  chrétien  tiré  des  mains  de  l'infidèle? 

SAVERNY. 

Il  a  d'abord  du  poing  renversé  la  chandelle. 

GASSÉ. 

C'est  étrange. 

BRICHANTEAU. 

Pourtant  tu  le  reconnaîtrais 
En  le  rencontrant? 

SAVERNY. 

Non.  Je  n'ai  point  vu  ses  traits. 


42 


iMARION   DE   LORME. 

BRICHANTEAU. 

Sais-tu  son  nom  ? 

SAVERNY. 

Didier. 

ROCHEBARON. 

Ce  n'est  pas  un  nom  d'homme, 
C'est  un  nom  de  bourgeois. 

SAVERNY. 

C'est  Didier  qu'il  se  nomme. 
Beaucoup,  qui  sont  de  race  et  qui  font  les  vainqueurs, 
Ont  bien  de  plus  grands  noms,  mais  non  de  plus  grands  cœurs. 
Moi,  j'avais  six  voleurs,  lui,  Marion  de  Lorme; 
Il  la  quitte,  et  me  sauve.  Ah!  ma  dette  est  énorme! 
Et  je  la  lui  paîrai,  je  vous  le  jure  à  tous, 
De  tout  mon  sang! 

VILLAC. 

Marquis,  depuis  quand  payez-vous 
Vos  dettes? 

SAVERNY,  fièrement. 

J'ai  toujours  payé  celles  qu'on  paie 
Avec  du  sang.  Mon  sang,  c'est  ma  seule  monnaie. 

La  nuit  est  tout  à  fait  tombée.  On  voit  les  fenêtres  de  la  ville  s'éclain.-r  l'une 
après  l'autre.  —  Entre  un  allumeur,  qui  allume  un  réverbère  au-dessus  de 
l'écriteau  et  s'en  va.  —  La  petite  porte  par  laquelle  sont  entrés  Marion  et 
Didier  se  rouvre.  Didier  en  sort  rêveur,  marchant  lentement,  les  bras  croisés 
dans  son  manteau. 


SCENE  III. 

Les  Précédents,  DIDIER. 

DIDIER,  s'avançant  lentement  du  fond,  sans  être  vu 
ni  entendu  des  autres. 

Marquis  de  Saverny  ! . . .  —  Je  voudrais  bien  revoir 
Ce  fat,  qui  fut  près  d'elle  effronté  l'autre  soir. 
J'ai  son  air  sur  le  cœur. 

BOUCHAVANNES,  à  Saverny  qui  cause  avec  Brichantcau. 

Saverny  ! 


ACTE   II.  —   LA   RENCONTRE.  43 

DIDIER,  à  part. 

C'est  mon  homme  ! 

Il  s'avance  à  pas  lents,  l'œil  fixé  sur  les  gentilshommes,  et  vient  s'asseoir  à  une 
table  placée  sous  le  réverbère  qui  éclaire  l'écriteau,  à  quelques  pas  de  L'An- 
gely,  qui  demeure  aussi  immobile  et  silencieux. 

BOUCHAVANNES,  à  Saverny  qui  se  retourne. 

Connaissez-vous  l'édit? 

SAVERNY. 

Quel  édit? 

BOUCHAVANNES. 

Qui  nous  somme 
De  renoncer  au  duel  ? 

SAVERNY. 

Mais,  c'est  très  sage. 

BRICHANTEAU. 

Oui,  mais 
Sous  peine  de  la  corde. 

SAVERNY. 

Ah  !  tu  railles  !  —  Jamais. 
Qu'on  pende  les  vilains,  c'est  très  bien. 

BRICHANTEAU,  lui  montrant  l'écriteau. 

Lis  toi-même. 
L'édit  est  sur  le  mur. 

SAVERNY,  apercevant  Didier. 

Hé!  cette  face  blême 
Peut  me  le  lire. 

A  Didier,  haussant  la  voix. 

Holà  !  hé  !  l'homme  au  grand  manteau  ! 
L'ami  !  —  Mon  cher  !  — 

A  Brichanteau. 

Je  crois  qu'il  est  sourd,  Brichanteau. 

DIDIER,  qui  ne  l'a  pas  quitté  des  yeux,  levant  lentement  la  tête. 

Me  parlez-vous? 


44 


MARION   DE  LORME. 

SAVERNY. 

Pardieu!  —  Pour  récompense  honnête, 
Lisez-nous  l'écriteau  placé  sur  votre  tête. 

DIDIER. 

Moi? 

SAVERNY. 

Vous.  Savez-vous  pas  épeler  l'alphabet? 

DIDIER,  se  levant. 

C'est  l'édit  qui  punit  tout  bretteur  du  gibet, 
Qu'il  soit  noble  ou  vilain. 

SAVERNY. 

Vous  vous  trompez,  brave  homme. 
Sachez  qu'on  ne  doit  pas  pendre  un  bon  gentilhomme  ; 
Et  qu'il  n'est  dans  ce  monde,  où  tous  droits  nous  sont  dus, 
Que  les  vilains  qui  soient  faits  pour  être  pendus. 

Aux  gentilshommes. 

Ce  peuple  est  insolent  ! 

A  Didier,  en  ricanant. 

Vous  lisez  mal,  mon  maître! 
Mais  vous  avez  la  vue  un  peu  basse  peut-être. 
Otez  votre  chapeau,  vous  lirez  mieux.  Otez! 

DIDIER,  renversant  la  table  qui  est  devant  lui. 

Ah!  prenez  garde  à  vous,  monsieur!  vous  m'insultez. 

Maintenant  que  j'ai  lu,  ma  récompense  honnête 

Il  me  la  faut!  —  Marquis,  c'est  ton  sang,  c'est  ta  tête! 

SAVERNY,  souriant. 

Nos  titres  à  tous  deux,  certes,  sont  bien  acquis. 
Je  le  devine  peuple,  il  me  flaire  marquis. 

DIDIER. 

Peuple  et  marquis  pourront  se  colleter  ensemble  ! 
Marquis,  si  nous  mêlions  notre  sang,  que  t'en  semble? 

SAVERNY,  reprenant  son  sérieux. 

Monsieur,  vous  allez  vite,  et  tout  n'est  pas  fini. 
Je  me  nomme  Gaspard,  marquis  de  Saverny. 


ACTE   II.  —  LA  RENCONTRE.  45 

DIDIER. 

Que  m'importe? 

SAVERNY,  froidement. 

Voici  mes  deux  témoins.  Le  comte 
De  Gassé;  l'on  n'a  rien  à  dire  sur  son  compte  -, 
Et  monsieur  de  Villac,  qui  tient  à  la  maison 
La  Feuillade,  dont  est  le  marquis  d'Aubusson. 
Maintenant  êtes-vous  noble  homme  ? 

DIDIER. 

Que  t'importe? 
Je  ne  suis  qu.'un  enfant  trouvé  sur  une  porte, 
Et  je  n'ai  pas  de  nom.  Mais,  cela  suffit  bien, 
J'ai  du  sang  à  répandre  en  échange  du  tien  ! 

SAVERNY. 

Non  pas,  monsieur,  cela  ne  peut  suffire,  en  somme  ; 
Mais  un  enfant  trouvé  de  droit  est  gentilhomme, 
Attendu  qu'il  peut  l'être  ;  et  que  c'est  plus  grand  mal, 
Dégrader  un  seigneur  qu'anoblir  un  vassal. 
Je  vous  rendrai  raison.  —  Votre  heure? 

DIDIER. 

Tout  de  suite. 

SAVERNY. 

Soit.  —  Vous  n'usurpez  pas  la  qualité  susdite?... 

DIDIER. 

Une  épée! 

SAVERNY. 

Il  n'a  pas  d'épée  !  Ah  !  pasquedieu  ! 
C'est  mal.  On  vous  prendrait  pour  quelqu'un  de  bas  lieu. 

Offrant  sa  propre  épée  à  Didier. 

La  voulez-vous  ?  Elle  est  fidèle  et  bien  trempée. 

L'Angely  se  lève,  tire  son  épée  et  la  présente  à  Didier. 
L'ANGELY. 

Pour  faire  une  folie,  ami,  prenez  l'épée 

D'un  fou.  —  Vous  êtes  brave,  et  lui  ferez  honneur. 

Ricanant. 

En  échange,  éccurez,  pour  me  porter  bonheur 
Vous  me  laisserez  prendre  un  bout  de  votre  corde. 


46  MARION   DE   LORME. 

DIDIER,  prenant  l'épée,  amèrement. 
Soit. 

Au  marquis. 

Maintenant  Dieu  fasse  aux  bons  miséricorde  ! 

BRICHANTEAU,  sautant  de  joie. 

Un  bon  duel  !  c'est  charmant  ! 

SAVERNY,  à  Didier. 

Mais  où  nous  mettre  ? 

DIDIER. 

Sous 
Ce  réverbère. 

GASSÉ. 

Allons!  messieurs,  êtes-vous  fous? 
On  n'y  voit  pas.  Ils  vont  s'éborgner,  par  saint-George  ! 

DIDIER. 

On  y  voit  assez  clair  pour  se  couper  la  gorge. 

SAVERNY. 

Bien  dit. 

VILLAC. 

On  n'y  voit  pas  ! 

DIDIER. 

On  y  voit  assez  clair, 
Vous  dis-je!  et  chaque  épée  est  dans  l'ombre  un  éclair! 
Allons,  marquis! 

Tous  deux  jettent  leurs  manteaux,  ôtent  leurs  chapeaux,  dont  ils  se  saluent 
et  qu'ils  jettent  derrière  eux.  ■ —  Puis  ils  tirent  leurs  épées. 

SAVERNY. 

Monsieur,  à  vos  ordres. 

DIDIER. 

En  garde  ! 

Ils  croisent  le  1er  et  ferraillent  pied  à  pied,  en  silence  et  avec  fureur.  — 
Tout  a  coup,  la  petite  porte  s'entr'ouvre,  et  Marion  en  robe  blanche  paraît. 


ACTE   II.  —  LA   RENCONTRE.  47 

SCÈNE   IV. 

Les  Précédents,  MARION. 

MARION. 

Quel  est  ce  bruit? 

Apercevant  Didier  sous  le  réverbère. 

Didier  ! 

Aux  combattants. 

Arrêtez  ! 

Les  combattants  continuent. 

A  la  garde  ! 

SAVERNY. 

Qu'est-ce  que  cette  femme  ? 

DIDIER,  se  détournant. 

Ah  !  Dieu  ! 

BOUCHAVANNES,  accourant,  à  Saverny. 

Tout  est  perdu! 
Le  cri  de  cette  femme  au  loin  s'est  entendu. 
J'ai  des  archers  de  nuit  vu  briller  les  rapières. 

Entrent  les  archers  avec  des  torches. 
BRICHANTEAU,  a  Saverny. 

Fais  le  mort,  ou  tu  l'es! 

SAVERNY,  se  laissant  tomber. 

Ah! 

Bas  à  Brichanteau,  qui  se  penche  sur  lui. 

Les  maudites  pierres  ! 

Didier,  qui  croit  l'avoir  tué,  s'arrête. 


De  par  le  roi  ! 
S'il  est  pris  ! 


LE  CAPITAINE  QUARTENIER. 
BRICHANTEAU,  aux  gentilshommes. 

Sauvons  le  marquis  !  Il  est  mort 
Les  gentilshommes  entourent  Saverny. 


48  MARION   DE   LORME. 

LE  CAPITAINE  QUARTENIER. 

Arrêtez!  messieurs!  —  Pardieu,  c'est  fort! 
Venir  se  battre  en  duel  sous  la  propre  lanterne 
De  l'édit! 

A  Didier. 

Rendez-vous  ! 

Les  archers  saisissent  et  désarment  Didier,  qui  est  resté  seul. 
-  Montrant  Saverny  couché  à  terre  et  entouré  des  gentilshommes. 

Et  cet  autre  à  l'œil  terne, 
Qu'est-il  ?  Son  nom  ? 

BRICHANTEAU. 

Gaspard,  marquis  de  Saverny. 
Il  est  mort. 

LE  CAPITAINE  QUARTENIER. 

Mort?  Alors  son  procès  est  fini. 
Jl  fait  bien.  Cette  mort  vaut  encor  mieux  que  l'autre. 

MARION,  effrayée. 

Que  dit-il? 

LE  CAPITAINE  QUARTENIER,  à  Didier. 

Maintenant,  cette  affaire  est  la  vôtre. 
Venez,  monsieur. 

Les  archers  emmènent  Didier  d'un  côté.  Les  gentilshommes  emportent 
Saverny  de  l'autre. 

DIDIER,  à  Marion,  immobile  de  terreur. 

Adieu,  Marie,  oubliez-moi! 


Adieu  ! 


Ils  sortent. 


SCENE  V. 

MARION,  L'ANGELY. 

MARION,  courant  pour  le  retenir. 

Didier!  Pourquoi  cet  adieu-là?  pourquoi 
T'oublier? 

Les  soldats  la  repoussent-  elle  revient  vers  L'Angely  avec  angoisse. 

Est-il  donc  perdu  pour  cette  affaire? 
Monsieur,  qu'a-t-il  donc  fait,  et  que  veut-on  lui  faire? 


ACTE  IL  —   LA  RENCONTRE.  49 

L'ANGELY  lui  prend  la  main  et  la  mène  en  silence  devant  l'écritcau. 

Lisez. 

MARION.  Elle  lit  et  recule  avec  horreur. 

Dieu!  juste  Dieu!  la  mort!  Ils  me  l'ont  pris! 
Ils  le  tueront!  C'est  moi  qui  le  perds  par  mes  cris! 
J'appelais  au  secours,  mais  à  mes  cris  funèbres 
La  mort  venait,  hâtant  ses  pas  dans  les  ténèbres! 
—  C'est  impossible!  —  Un  duel!  est-ce  un  si  grand  forfait? 

A  L'Angely. 

N'est-ce  pas  qu'on  ne  peut  le  condamner? 

L'ANGELY. 

Si  fait. 

MARION. 

Mais  il  peut  s'échapper. 

L'ANGELY. 

Les  murailles  sont  hautes  ! 

MARION. 

Ah  !  c'est  moi  qui  lui  fais  un  crime  avec  mes  fautes  ! 
Dieu  le  frappe  pour  moi.  —  Mon  Didier!  — 

A  L'Angely. 

Savez-vous 
Que  c'est  lui  pour  qui  rien  ne  m'eût  semblé  trop  doux? 
Dieu  !  les  cachots  !  la  mort  !  Peut-être  la  torture  ! . . . 

L'ANGELY. 

Peut-être.  —  Si  l'on  veut. 

MARION. 

Mais  je  puis  d'aventure 
Voir  le  roi?  Le  roi  porte  un  cœur  vraiment  royal, 
Il  fait  grâce? 

L'ANGELY. 

Oui,  le  roi.  Mais  non  le  cardinal. 

MARION,  égarée. 

Mais  qu'en  ferez-vous  donc  ? 

L'ANGELY. 

L'affaire  est  capitale. 
Il  faut  qu'il  roule  au  bas  de  la  pente  fatale. 

THEATRE.    II.  4 


IMIT.1MI  lut     VATIOSALr.. 


50 


MARION   DE  LORME. 

MARION. 

C'est  horrible  ! 

A  L'Angelj. 

Monsieur,  vous  me  glacez  d'effroi  ! 
Et  qui  donc  êtes- vous? 

L'ANGELY. 

Je  suis  bouffon  du  roi. 

MARION. 

O  mon  Didier!  je  suis  indigne,  vile,  infâme. 

Mais  ce  que  Dieu  peut  faire  avec  des  mains  de  femme, 

Je  te  le  montrerai.  Je  te  suis! 

Elle  sort  du  côté  par  où  est  sorti  Didier. 
L'ANGELY,  resté  seul. 

Dieu  sait  où  ! 

Ramassant  son  épée  laissée  à  terre  par  Didier. 

Çà,  qui  dirait  qu'ici  c'est  moi  qui  suis  le  fou? 

Il  sort. 


ACTE  TROISIEME. 

LA  COMÉDIE. 


CHATEAU   DE   NANGIS. 

Un  parc  dans  le  goût  de  Henri  IV.  —  Au  fond,  sur  une  hauteur,  on  voit  le  château  de 
Nangis,  neuf  et  vieux.  Le  vieux,  donjon  à  ogives  et  tourelles;  le  neuf,  maison  haute,  en 
briques,  à  coins  de  pierre  de  taille,  à  toit  pointu.  —  La  grande  porte  du  vieux  donjon  est 
tendue  de  noir,  et  de  loin  on  y  distingue  un  écusson,  celui  des  familles  de  Nangis  et  de 
Saverny. 


SCENE   PREMIERE. 

M.  DE  LAFFEMAS,  petit  costume  de  magistrat  du  temps;  LE  MARQUIS  DE 
SAVERNY,  déguisé  en  officier  du  régiment  d'Anjou,  perruque,  moustaches  et  royale 
noires,  un  emplâtre  sur  l'œil. 

LAFFEMAS. 

Çà,  vous  étiez  présent,  monsieur,  à  l'algarade? 

SAVERNY,  retroussant  sa  moustache. 

Monsieur,  j'avais  l'honneur  d'être  son  camarade. 
Il  est  mort. 

LAFFEMAS. 

Le  marquis  de  Saverny? 

SAVERNY. 

Bien  mort! 
D'une  botte  poussée  en  tierce,  qui  d'abord 
A  rompu  le  pourpoint,  puis  s'est  fait  une  voie 
Entre  les  côtes,  par  le  poumon,  jusqu'au  foie, 
Qui  fait  le  sang,  ainsi  que  vous  devez  savoir, 
Si  bien  que  la  blessure  était  horrible  à  voir! 

LAFFEMAS. 

Est-il  mort  sur  le  coup  ? 

SAVERNY. 

A  peu  près.  Son  martyre 
A  peu  duré.  J'ai  vu  succéder  au  délire 

4- 


V 


MARION   DE  LORME. 

Le  spasme,  puis  au  spasme  un  affreux  tétanos, 
Et  l'emprostothonos  à  l'opistothonos. 

LAFFEMAS. 

Diable  ! 

SAVERNY. 

D'après  cela,  voyez- vous,  je  calcule 
Qujl  est  faux  que  le  sang  passe  par  la  jugule, 
Et  qu'on  devrait  punir  Pecquet  et  les  savants 
Qui,  pour  voir  leurs  poumons,  ouvrent  des  chiens  vivants. 

LAFFEMAS. 

Mort,  ce  pauvre  marquis! 

SAVERNY. 

Une  botte  assassine  ! 

LAFFEMAS. 

Vous  êtes  donc,  monsieur,  docteur  en  médecine? 

SAVERNY. 

Non. 

LAFFEMAS. 

Vous  l'avez  pourtant  étudiée  ? 


:z  p( 


SAVERNY. 

Un  peu, 


Dans  Aristote. 

LAFFEMAS. 


Aussi  vous  en  parlez,  morbleu! 


SAVERNY. 


Ma  foi,  je  suis  d'un  cœur  fort  épris  de  malice  ; 

Nuire  me  plaît.  Je  fais  le  mal  avec  délice  ; 

J'aime  à  tuer.  Aussi  j'eus  toujours  le  dessein 

De  me  faire  à  vingt  ans  soldat  ou  médecin. 

J'ai  longtemps  hésité.  Puis  j'ai  choisi  l'épée. 

C'est  moins  sûr,  mais  plus  prompt.  —  J'eus  bien  l'âme  occupée 

Un  moment  d'être  acteur,  poëte  et  montreur  d'ours  -, 

Mais  j'aime  assez  dîner  et  souper  tous  les  jours. 

Foin  des  ours  et  des  vers! 


ACTE   III.  —   LA   COMEDIE.  53 

LAFFEMAS. 

Pour  cette  fantaisie, 
Vous  aviez  donc,  mon  cher,  appris  la  poésie? 

SAVERNY. 

Un  peu,  dans  Aristote. 

LAFFEMAS. 

Et  vous  étiez  connu 
Du  marquis? 

SAVERNY. 

Je  ne  suis  qu'un  soldat  parvenu. 
Il  était  lieutenant  que  j'étais  anspessade. 

LAFFEMAS. 

Vraiment? 

SAVERNY. 

J'étais  d'abord  à  monsieur  de  Caussade, 
Lequel  au  colonel  du  marquis  me  donna. 
Maigre  était  le  cadeau.  L'on  donne  ce  qu'on  a. 
Us  m'ont  fait  officier ;  j'ai  la  moustache  noire, 
Et  j'en  vaux  bien  un  autre,  et  voilà  mon  histoire! 

LAFFEMAS. 

On  vous  a  donc  chargé  de  venir  au  château 
Avertir  l'oncle? 

SAVERNY. 

Avec  son  cousin  Brichanteau 
Je  suis  venu,  traînant  son  cercueil  en  carrosse 
Pour  qu'on  l'enterre  ici,  comme  on  eût  fait  sa  noce. 

LAFFEMAS. 

Comment  le  vieux  marquis  de  Nangis  a-t-il  pris 
La  mort  de  son  neveu  ? 

SAVERNY. 

Sans  bruit,  sans  pleurs,  sans  cris. 

LAFFEMAS. 

Il  l'aimait  fort  pourtant? 

SAVERNY. 

Comme  on  aime  sa  vie. 
Sans  enfants,  il  n'avait  qu'un  amour,  qu'une  envie, 


54 


iMARION   DE  LORME. 

Qu'un  espoir,  —  ce  neveu,  qu'il  aimait  d'un  cœur  chaud, 
Quoiqu'il  ne  l'eût  pas  vu  depuis  cinq  ans  bientôt. 

Passe  au  fond  le  vieux  marquis  de  Nangis.  —  Cheveux  blancs,  visage  pâle,  les 
bras  croisés  sur  la  poitrine.  Habit  à  la  mode  de  Henri  IV.  Grand  deuil. 
La  plaque  et  le  cordon  du  Saint-Esprit.  Il  marche  lentement.  Neuf  gardes, 
vêtus  de  deuil,  la  hallebarde  sur  l'épaule  droite  et  le  mousquet  sur  l'épaule 
gauche,  le  suivent  sur  trois  rangs  à  quelque  distance,  s'arrètant  quand  il  s'ar- 
rête et  marchant  quand  il  marche. 

LAFFEMAS,  le  regardant  passer. 

Pauvre  homme  ! 

Il  va  au  fond  et  suit  le  marquis  des  yeux. 
SAVERNY,  à  part. 

Mon  bon  oncle  ! 

Entre  Brichanteau,  qui  va  à  Savernv. 


SCENE  IL 

Les  Mêmes,  BRICHANTEAU. 

BRICHANTEAU. 

Ah!  deux  mots  à  l'oreille. 

Riant. 

Mais  depuis  qu'il  est  mort,  il  se  porte  à  merveille! 

SAVERNY,  bas,  lui  montrant  le  marquis  qui  passe. 

Regarde,  Brichanteau.  —  Pourquoi  m'as-tu  forcé 

De  lui  porter  ce  coup  que  j'étais  trépassé  ? 

Si  nous  lui  disions  tout?  Veux-tu  pas  que  j'essaie? 

BRICHANTEAU. 

Garde-t'en  bien  !  Il  faut  que  sa  douleur  soit  vraie. 
Il  faut  qu'à  tous  les  yeux  il  pleure  abondamment. 
Son  deuil  est  un  côté  de  ton  déguisement. 

SAVERNY. 

Mon  pauvre  oncle! 

BRICHANTEAU. 


Il  se  peut  bientôt  qu'il  te  revoie. 


ACTE   III.  —   LA   COMEDIE.  55 

SAVERNY. 

S'il  n'est  mort  de  douleur,  il  mourra  de  la  joie. 
De  tels  coups  sont  trop  forts  pour  un  vieillard. 

BRIGHANTEAU. 

Mon  cher, 
Il  le  faut. 

SAVERNY. 

J'ai  grand'peine  à  voir  son  rire  amer 
Par  moments,  son  silence  et  ses  pleurs.  Il  me  navre 
A  baiser  ce  cercueil! 

BRICHANTEAU. 

Un  cercueil  sans  cadavre. 

SAVERNY. 

Oui,  mais  il  m'a  bien  mort  et  sanglant  dans  son  cœur. 
C'est  là  qu'est  le  cadavre. 

LAFFEMAS,  revenant. 

Ah!  pauvre  vieux  seigneur! 
Comme  on  voit  dans  ses  yeux  le  chagrin  qui  le  mine  ! 

BRICHANTEAU,  bas  à  Saverny. 

Quel  est  cet  homme  noir  et  de  mauvaise  mine  ? 

SAVERNY,  avec  un  geste  d'ignorance. 

Quelque  ami  qui  se  trouve  au  château. 

BRICHANTEAU,  bas. 

Le  corbeau 
Est  noir  de  même  et  vient  à  l'odeur  du  tombeau. 
Plus  que  jamais,  tais-toi.  —  C'est  une  face  ingrate 
Et  louche,  à  rendre  un  fou  prucTent  comme  Socrate! 

Rentre  le  marquis  de  Nangis,  toujours  plongé  dans  une  profonde  rêverie. 
Il  vient  à  pas  lents,  sans  paraître  voir  personne,  s'asseoir  sur  un  banc  de 
gazon. 


56  MARION   DE  LORME. 

SCÈNE  III. 
Les  Mêmes,  LE  MARQUIS  DE  NANGIS. 

LAFFEMAS,  allant  au-devant  du  vieux  marquis. 

Ah!  monsieur  le  marquis!  nous  avons  bien  perdu. 
C'était  un  neveu  rare,  et  qui  vous  eût  rendu 
La  vieillesse  bien  douce.  Avec  vous  je  le  pleure. 
Beau,  jeune,  on  n'était  point  de  nature  meilleure! 
Servant  Dieu,  réservé  près  des  femmes,  toujours 
Juste  en  ses  actions  et  sage  en  ses  discours. 
Un  seigneur  parfait,  brave,  et  que  chacun  célèbre! 
Mourir  si  tôt! 

Le  vieux  marquis  laisse  tomber  sa  tête  dans  ses  mains. 
SAVERNY,  bas  à  Brichanteau. 

Le  diable  ait  l'oraison  funèbre  ! 
Il  me  loue,  et  le  rend  plus  triste,  sur  ma  foi  ! 
Toi,  pour  le  consoler,  dis-lui  du  mal  de  moi. 

BRICHANTEAU,  à  Laffemas. 

Vous  vous  trompez,  monsieur.  J'étais  du  même  grade 
Que  Saverny.  C'était  un  mauvais  camarade, 
Un  fort  méchant  sujet,  qui  dans  ces  derniers  temps 
Se  gâtait  tous  les  jours.  Brave,  on  l'est  à  vingt  ans; 
Mais,  après  tout,  sa  mort  n'est  pas  digne  d'estime. 

LAFFEMAS. 

Un  duel!  Mais  voyez  donc!  le  grand  mal!  le  grand  crime! 

A  Brichanteau,  d'un  air  goguenard,  lui  montrant  son  épée. 

Vous  êtes  officier? 

BRICHANTEAU,  du  même  ton,  lui  montrant  sa  perruque. 

Vous  êtes  magistrat? 

SAVERNY,  bas. 

Continue. 

BRICHANTEAU. 

Il  était  quinteux,  menteur,  ingrat. 
Peu  regrettable  au  fond;  il  allait  aux  églises, 


ACTE   III.  —   LA   COMÉDIE.  57 

Mais  pour  cligner  de  l'œil  avec  les  Cidalises. 

Ce  n'était  qu'un  galant,  qu'un  fou,  qu'un  libertin. 

SAVERNY,  bas. 

Bien  !  bien  ! 

BRICHANTEAU. 

Avec  ses  chefs  indocile  et  mutin. 
Quant  à  sa  bonne  mine,  il  l'avait  fort  perdue, 
Boitait,  avait  sur  l'œil  une  loupe  étendue, 
De  blond  devenait  roux,  et  de  courbé  bossu. 

SAVERNY,  bas. 

Assez. 

BRICHANTEAU. 

Puis  il  jouait,  on  s'en  est  aperçu. 
Il  eût  joué  son  âme  aux  dés,  et  je  parie 
Qu'il  avait  au  brelan  mangé  sa  seigneurie. 
Tout  son  bien  chaque  nuit  s'en  allait  au  grand  trot. 

SAVERNY,  le  tirant  par  la  manche.  —  Bas. 

Assez,  que  diable,  assez!  tu  le  consoles  trop! 

LAFFEMAS,  à  Brichanteau. 

Mal  parler  d'un  ami  défunt,  c'est  sans  excuse! 

BRICHANTEAU,  montrant  Savcrnv. 

Demandez  à  monsieur. 

SAVERNY. 

Ah  !  moi ,  je  me  récuse. 

LAFFEMAS,  affectueusement  au  vieux  marquis. 

Monseigneur,  monseigneur,  nous  vous  consolerons. 
On  a  son  meurtrier;  —  eh  bien!  nous  le  pendrons! 
Il  est  sous  bonne  garde,  et  son  affaire  est  sûre. 

A  Brichanteau  et  à  Saverny. 

Comprend-on  le  marquis  de  Saverny?  Je  jure 
Qu'il  est  des  duels  que  nul  ne  peut  répudier; 
Mais  s'aller  battre  avec  je  ne  sais  quel  Didier! 


58  MARTON   DE   LORME. 

SAVERNY,  a  part. 

Didier! 

Le  vieux  marquis,  qui  est  resté  pendant  toute  la  scène  immobile  et  muet,  se 
lève  et  sort  à  pas  lents  du  côté  opposé  à  celui  d'où  il  est  venu.  Ses  gardes 
le  suivent. 

LAFFEMAS,  essuyant  une  larme  et  le  suivant  des  yeux. 

En  vérité,  sa  douleur  me  pénètre. 

UN  VALET,  accourant. 

Monseigneur  ! 

BRICHANTEAU. 

Laissez  donc  tranquille  votre  maître. 

LE   VALET. 

C'est  pour  l'enterrement  du  feu  marquis  Gaspard. 
Quelle  heure  fixe-t-on  ? 

BRICHANTEAU. 

Vous  le  saurez  plus  tard. 

LE  VALET. 

Puis,  des  comédiens,  qui  viennent  de  la  ville, 
Pour  cette  nuit  céans  demandent  un  asile. 

BRICHANTEAU. 

Pour  des  comédiens  le  jour  est  mal  choisi; 
Mais  l'hospitalité,  c'est  un  devoir  aussi. 

Montrant  une  grange  à  gauche. 

Donnez-leur  cette  grange. 

LE  VALET,  tenant  une  lettre. 

Une  lettre  qui  presse. . . 

Lisant. 

Monsieur  de  Laffemas. . . 

LAFFEMAS. 

Donnez.  C'est  mon  adresse. 


ACTE   HT.  —   LA   COMÉDIE.  59 

BRICHANTEAU,  bas  à  Savcrnv,  qui  est  resté  pensif  dans  un  coin. 

Hâtons-nous,  Saverny!  viens  tout  expédier 
Pour  ton  enterrement. 

Le  tirant  par  la  manche. 

Çà,  rêves- tu? 

SAVERNY,  à  part. 

Didier! 

Ils  sortent. 


SCENE  IV. 

LAFFEMAS,  seul. 

C'est  le  sceau  de  l'état.  —  Oui ,  le  grand  sceau  de  cire 
Rouge.  Allons  !  quelque  affaire  !  Ouvrons  vite. 

Lisant. 

«Messire 
«Lieutenant  criminel,  on  vous  fait  ici  part 
«Que  Didier,  l'assassin  du  feu  marquis  Gaspard, 
«S'est  échappé...»  —  Mon  Dieu,  c'est  un  malheur  énorme! 
«Une  femme,  qu'on  dit  la  Marion  de  Lorme, 
«L'accompagne.  Veuillez  au  plus  tôt  revenir.» 
—  Vite,  des  chevaux!  —  Moi  qui  croyais  le  tenir! 
Bon!  une  affaire  encor  manquée,  et  mal  conduite! 
Malheur!  sur  deux,  pas  un!  L'un  est  mort,  l'autre  en  fuite. 
Ah  !  je  le  reprendrai  ! 

Il  sort.  —  Entre  une  troupe  de  comédiens  de  campagne,  hommes,  femmes, 
enfants,  en  costumes  de  caractère.  Parmi  eux,  Marion  et  Didier,  vêtus  à  l'es- 
pagnole; Didier  coiffé  d'un  grand  feutre  et  enveloppé  d'un  manteau. 


SCENE  V 
LES   COMÉDIENS,  MARION,  DIDIER. 

UN  VALET,  conduisant  les  comédiens  à  la  grange. 

Voici  votre  logis. 
Vous  êtes  chez  monsieur  le  marquis  de  Nangis. 
Tenez-vous  décemment  et  tâchez  de  vous  taire, 
Car  nous  avons  un  mort  que  demain  l'on  enterre. 


6o  MARION   DE   LORME. 

Surtout  ne  mêlez  pas  de  chansons  et  de  bruit 
Aux  chants  que  pour  son  âme  on  chantera  la  nuit. 

LE  GRACIEUX,  petit  et  bossu. 

Nous  ferons  moins  de  bruit  que  tous  vos  chiens  de  chasse 
Qui  vous  vont  aboyant  aux  jambes  quand  on  passe. 

LE  VALET. 

Mais  des  chiens  ne  sont  pas  des  baladins,  mon  cher. 

LE  TAILLEBRAS,  au  Gracieux. 

Tais-toi!  tu  nous  feras,  toi,  coucher  en  plein  air. 

Le  valet  sort. 

LE  SCARAMOUCHE,  à  Marion  et  à  Didier, 
qui  jusque-là  sont  restés  immobiles  dans  un  coin. 

Cà,  maintenant,  causons.  Vous  voilà  de  la  troupe. 
Pourquoi  monsieur  courait  portant  madame  en  croupe, 
Si  l'on  est  deux  époux  ou  deux  tendres  amants, 
Si  l'on  fuit  la  police,  ou  bien  les  nécromans 
Qui  tenaient  méchamment  madame  prisonnière, 
Cela  ne  me  regarde  en  aucune  manière. 
Que  jouerez-vous?  voilà  tout  ce  que  je  veux  voir. 
—  Écoute,  tu  feras  les  Chimènes,  œil  noir! 

Marion  fait  une  révérence. 
DIDIER,  indigné.  —  A  part. 

Lui  voir  ainsi  parler  par  un  vil  saltimbanque! 

LE  SCARAMOUCHE,  à  Didier. 

Quant  à  toi,  si  tu  veux  d'un  beau  rôle,  il  nous  manque 
Un  matamore.  —  On  est  fendu  comme  un  compas, 
On  fait  la  grosse  voix  et  l'on  marche  à  grands  pas, 
Puis,  quand  on  a  d'Orgon  pris  la  femme  ou  la  nièce, 
On  vient  tuer  le  Maure  à  la  fin  de  la  pièce. 
C'est  un  rôle  tragique.  Il  t'irait  entre  tous. 

DIDIER. 

Comme  il  vous  plaira. 

LE  SCARAMOUCHE. 

Bon.  Mais  ne  me  dis  plus  vous. 


ACTE   III.  —   LA  COMÉDIE.  61 

Tu  me  manques. 

Avec  une  profonde  révérence 

Salut,  matamore  ! 

DIDIER,  à  part. 

Ces  drôles  ! 

LE  SCARAMOUCHE,  aux  autres  comédiens. 

Sur  ce,  faisons  la  soupe,  et  repassons  nos  rôles. 

Tous  entrent  dans  la  grange,  excepté  Marion  et  Didier. 

SCÈNE  VI. 

MARION,  DIDIER,  puis  LE  GRACIEUX,  SAVERNY, 
puis  LAFFEMAS. 

DIDIER,  après  un  long  silence  et  avec  un  rire  amer. 

Marie!  Eh  bien,  l'abîme  est-il  assez  profond? 

Vous  ai-je,  misérable,  assez  conduite  au  fond? 

Vous  m'avez  voulu  suivre  !  Hélas  !  ma  destinée 

Marche,  et  brise  la  vôtre  à  sa  roue  enchaînée. 

Eh  bien,  où  sommes-nous?  —  Je  vous  l'avais  bien  dit. 

MARION,  tremblante  et  joignant  les  mains. 

Didier  !  est-ce  un  reproche  ? 

DIDIER. 

Ah!  que  je  sois  maudit, 
Et  plus  maudit  du  ciel,  et  plus  proscrit  des  hommes 
Qu'on  ne  le  fut  jamais  et  que  nous  ne  le  sommes, 
Hélas!  si  de  ce  cœur,  dont  toi  seule  es  la  foi, 
Jamais  il  peut  sortir  un  reproche  pour  toi! 
Quand  tout  me  frappe  ici,  me  repousse  et  m'exile, 
N'es-tu  pas  mon  sauveur,  mon  espoir,  mon  asile  ? 
Qui  trompa  le  geôlier  ?  Qui  vint  limer  mes  fers  ? 
Qui  descendit  du  ciel  pour  me  suivre  aux  enfers? 
Avec  le  prisonnier  qui  donc  se  fit  captive? 
Avec  le  fugitif  qui  se  fit  fugitive? 
Quelle  autre  eût  eu  ce  cœur,  plein  de  ruse  et  d'amour, 
Qui  délivre,  soutient,  console  tour  à  tour? 


62  MARION   DE  LORME. 

Moi,  fatal  et  méchant,  m'as-tu  pas,  faible  femme, 
Sauvé  de  mon  destin,  hélas!  et  de  mon  âme? 
N'as-tu  pas  eu  pitié  de  ce  pauvre  opprimé  ? 
Moi,  que  tout  haïssait,  ne  m'as-tu  pas  aimé? 

MARION,  pleurant. 

Didier,  c'est  mon  bonheur,  vous  aimer  et  vous  suivre  ! 

DIDIER. 

Oh!  laisse  de  tes  yeux,  laisse,  que  je  m'enivre! 
Dieu  voulut,  en  mêlant  une  âme  à  mon  limon, 
Accompagner  mes  jours  d'un  ange  et  d'un  démon  -, 
Mais,  oh!  qu'il  soit  béni,  lui  dont  la  grâce  étrange 
Me  cache  le  démon  et  me  laisse  voir  l'ange  ! 

MARION. 

Vous  êtes  mon  Didier,  mon  maître  et  mon  seigneur. 

DIDIER. 

Ton  mari,  n'est-ce  pas? 

MARION,  a  part. 

Hélas! 

DIDIER. 

Que  de  bonheur, 
En  quittant  cette  terre  implacable  et  jalouse, 
Te  prendre  et  t'avouer  pour  dame  et  pour  épouse  ! 
Tu  veux  bien?  dis,  réponds. 

MARION. 

Je  serai  votre  sœur, 
Et  vous  serez  mon  frère. 

DIDIER. 

Oh  non!  cette  douceur 
De  t'avoir  devant  Dieu  pour  mienne,  pour  sacrée, 
Ne  la  refuse  pas  à  mon  âme  altérée  ! 
Va,  tu  peux  avec  moi  venir  en  sûreté, 
Car  l'amant  à  l'époux  garde  ta  pureté. 

MARION,  à  part. 

Hélas! 


ACTE   III.  —  LA   COMÉDIE.  63 

DIDIER. 

Saviez-vous  bien  quel  était  mon  supplice? 
Souffrir  qu'un  baladin  vous  parle  et  vous  salisse  ! 
Ah  !  ce  n'est  pas  la  moindre  entre  tant  de  douleurs 
Que  de  vous  voir  mêlée  à  ces  vils  bateleurs  ! 
Vous,  chaste  et  noble  fleur,  jetée  avec  ces  femmes, 
Avec  ces  hommes  pleins  d'impuretés  infâmes! 

MARION. 

Didier,  soyez  prudent. 

DIDIER. 

Dieu  !  que  j'ai  combattu 
Contre  ma  colère!...  Ah!  cet  homme,  il  vous  dit  :  tu! 
Quand  moi,  moi,  votre  époux,  à  peine  encor  je  l'ose, 
De  crainte  d'enlever  à  ce  front  quelque  chose  ! 

MARION. 

Vivez  bien  avec  eux,  il  y  va  de  vos  jours,  — 
Des  miens! 

DIDIER. 

Elle  a  raison,  elle  a  raison  toujours! 
Ah  !  quoique  à  chaque  instant  mon  mauvais  sort  renaisse, 
Tu  me  donnes  ton  cœur,  ton  bonheur,  ta  jeunesse  ! 
D'où  vient  que  tous  ces  dons  sont  prodigués  pour  moi 
Qui  seraient  peu  payés  du  royaume  d'un  roi  ? 
Je  ne  t'offre  en  retour  que  misère  et  folie. 
Le  ciel  te  donne  à  moi,  l'enfer  à  moi  te  lie. 
Pour  mériter  tous  deux  ce  partage  inégal, 
Qu_'ai-je  donc  fait  de  bien  et  qu'as-tu  fait  de  mal  ? 

MARION. 

Ah!  Dieu,  tout  mon  bonheur  me  vient  de  vous. 

DIDIER,  redevenu  sombre. 

Ecoute  : 
Quand  tu  parles  ainsi,  tu  le  penses  sans  doute. 
Mais  je  dois  t'avertir,  oui,  mon  astre  est  mauvais. 
J'ignore  d'où  je  viens  et  j'ignore  où  je  vais. 
Mon  ciel  est  noir.  —  Marie,  écoute  une  prière. 
Il  en  est  temps  encor,  toi,  retourne  en  arrière. 
Laisse-moi  suivre  seul  ma  sombre  route;  hélas! 
Après  ce  dur  voyage,  et  quand  je  serai  las, 


64  MARION   DE  LORME. 

La  couche  qui  m'attend,  froide  d'un  froid  de  glace, 
Est  étroite,  et  pour  deux  n'a  pas  assez  de  place. 
—  Va-t'en  ! 

MARION. 

Didier,  je  veux  dans  l'ombre  et  sans  témoins 
Partager  avec  vous...  —  oh!  celle-là  du  moins! 

DIDIER. 

Que  veux-tu  donc?  Sais-tu  qu'à  me  suivre  poussée, 
Tu  vas  cherchant  l'exil,  la  misère?  insensée! 
Et  peut-être,  entends-tu?  de  si  longues  douleurs 
Que  tes  yeux  adorés  s'éteindront  dans  les  pleurs. 

Marion  laisse  tomber  sa  tête  dans  ses  mains. 

Ah!  je  le  jure  ici,  cette  peinture  est  vraie, 
Et  tu  me  fais  pitié!  ton  avenir  m'effraie, 
Va-t'en  ! 

MARION,  éclatant  en  sanglots. 

Ah!  tuez-moi,  si  vous  voulez  encor 
Parler  ainsi  ! 

Sanglotant. 

Mon  Dieu  ! 

DIDIER,  la  prenant  dans  ses  bras. 

Marie,  ô  mon  trésor! 
Tant  de  larmes!  j'aurais  donné  mon  sang  pour  une! 
Fais  ce  que  tu  voudras!  suis-moi,  sois  ma  fortune, 
Ma  gloire,  mon  amour,  mon  bien  et  ma  vertu! 
Marie!  ah!  réponds-moi.  Je  parle,  m'entends-tu? 

Il  l'assied  doucement  sur  le  banc  de  gazon. 
MARION,  se  dégageant  de  ses  bras. 

Ah!  vous  m'avez  fait  mal. 

DIDIER,  à  genoux  et  courbé  sur  sa  main. 

Moi  qui  mourrais  pour  elle! 

MARION,  souriant  dans  ses  larmes. 

Vous  m'avez  fait  pleurer,  méchant! 

DIDIER. 

Vous  êtes  belle  ! 


ACTE   III.  —  LA   COMÉDIE.  65 

II  s'assied  sur  le  banc  à  côté  d'elle. 

Un  seul  baiser,  au  front,  pur  comme  nos  amours! 

Il  la  baise  au  front.  —  Tous  deux,  assis,  se  regardent  avec  ivresse. 

Regarde-moi,  Marie,  —  encore,  —  ainsi,  —  toujours! 

LE  GRACIEUX,  entrant. 

On  appelle  dona  Chimène  dans  la  grange. 

Marion  se  lève  précipitamment  d'auprès  de  Didier.  —  En  même  temps  que  le 
Gracieux,  entre  Saverny,  qui  s'arrête  au  fond,  et  considère  attentivement 
Marion,  sans  voir  Didier,  qui  est  resté  assis  sur  le  banc,  et  qu'une  brous- 
saille  lui  cache. 

SAVERNY,  au  fond,  sans  être  vu.  —  A  part. 

Pardieu  !  c'est  Marion  !  l'aventure  est  étrange  ! 

Riant. 

Chimène! 

LE  GRACIEUX,  a  Didier  qui  veut  suivre  Marion. 

Restez  là,  vous,  monsieur  le  jaloux. 
Je  veux  vous  taquiner. 

DIDIER. 

Corps-Dieu  ! 

MARION,  bas  à  Didier. 

Contenez  vous. 

Didier  se  rassied.  Elle  entre  dans  la  grange. 
SAVERNY,  au  fond.  —  A  part. 

Qui  donc  lui  fait  courir  le  pays  de  la  sorte? 
Serait-ce  le  galant  qui  m'a  prêté  main-forte 
Et  sauvé  l'autre  soir?  Son  Didier!  c'est  cela. 

Entre  Laffemas. 
LAFFEMAS,  en  habits  de  voyage,  saluant  Saverny. 

Monsieur,  je  prends  congé  de  vous... 

SAVERNY,  saluant. 

Ah  !  vous  voilà, 
Monsieur  !  vous  nous  quittez. . . 

Il  rit. 
THÉÂTRE.   —   II.  5 

IMI'IWJtEME     NATIONAIE. 


66  MARION   DE  LORME. 

LAFFEMAS. 

Qu'avez-vous  donc  à  rire  ? 

SAVERNY,  riant. 

C'est  une  folle  histoire,  et  Ton  peut  vous  la  dire. 
Parmi  ces  bateleurs  qui  ne  font  qu'arriver, 
Là,  devinez  un  peu  qui  je  viens  de  trouver! 

LAFFEMAS. 

Parmi  ces  bateleurs? 

SAVERNY. 

Oui. 

Riant  plus  fort. 

Marion  de  Lorme! 

LAFFEMAS,  tressaillant. 

Marion  de  Lorme  ! 

DIDIER,  qui  depuis  leur  arrivée  a  le  regard  fixé  sur  eux. 

Hein! 

Il  se  lève  à  demi  sur  son  banc. 
SAVERNY,  riant  toujours. 

Il  faut  que  j'en  informe 
Tout  Paris.  —  Allez-vous,  monsieur,  de  ce  côté? 

LAFFEMAS. 

Oui,  le  fait  y  sera  fidèlement  porté. 

Mais  êtes-vous  bien  sûr  d'avoir  cru  reconnaître?... 

SAVERNY. 

Vive  France!  on  connaît  sa  Marion,  peut-être! 

Fouillant  dans  sa  poche. 

J'ai  sur  moi  son  portrait,  doux  gage  de  sa  foi, 
Qu'elle  fit  peindre  exprès  par  le  peintre  du  roi. 

Il  donne  à  Laffemas  un  médaillon. 

Comparez. 

Montrant  la  porte  de  la  grange. 

On  la  voit  par  cette  porte  ouverte. . .  — 
En  espagnole,  —  avec  une  basquine  verte... 


ACTE   III.  -       LA   COMÉDIE.  67 

LAFFEMAS,  portant  les  yeux  tour  à  tour  sur  le  portrait  et  sur  la  grange. 

C'est  elle  !  —  Marion  de  Lorme  ! . . . 

A  part. 

Je  le  tiens! 

A  Saverny. 

A-t-elle  un  compagnon  parmi  tous  ces  payens? 

SAVERNY. 

Sans  l'avoir  vu,  j'en  jure.  —  Hé!  sans  être  bégueules, 
Ces  dames  n'aiment  pas  courir  le  pays  seules. 

LAFFEMAS,  a  part. 

Faisons  vite  garder  la  porte.  Il  faudra  bien 
Que  je  démêle  après  le  faux  comédien. 
A  coup  sûr,  il  est  pris. 

Il  sort. 
SAVERNY,  regardant  sortir  Laffemas.  —  A  part. 

J'ai  fait  quelque  sottise. 
Bah! 

Prenant  à  part  le  Gracieux,  qui  jusque-là  était   resté  dans   un   coin, 
gesticulant  tout  seul  et  grommelant  son  rôle  entre  ses  dents. 

—  Quelle  est  cette  dame,  —  ici,  —  dans  l'ombre,  —  assise? 

Il  lui  montre  la  porte  de  la  grange. 
LE  GRACIEUX. 

La  Chimène  ? 

Avec  solennité. 

Seigneur,  je  ne  sais  pas  son  nom. 

Montrant  Didier. 

Parlez  à  ce  seigneur,  son  noble  compagnon. 

Il  sort  du  côté  du  parc. 


SCENE   VII. 
DIDIER,  SAVERNY. 

SAVERNY,  se  tournant  vers  Didier. 

C'est  monsieur?  Dites-moi...  —  Mais  c'est  singulier  comme 
11  me  regarde...  Allons,  mais  c'est  lui,  c'est  mon  homme.  — 

Haut  à  Didier. 

S'il  n'était  en.  prison,  vous  ressemblez,  mon  cher... 

v 


68  MARION   DE  LORME. 

DIDIER. 

Et  vous,  s'il  n'était  mort,  vous  avez  un  faux  air 

D'un  homme. . .  —  Que  son  sang  sur  sa  tête  retombe  !  — 

A  qui  j'ai  dit  deux  mots  qui  l'ont  mis  dans  la  tombe. 

SAVERNY. 

Chut!  —  Vous  êtes  Didier! 

DIDIER. 

Vous,  le  marquis  Gaspard! 

SAVERNY. 

C'est  vous  qui  vous  trouviez  certain  soir  quelque  part. 
Donc,  je  vous  dois  la  vie... 

Il  s'approche  les  bras  ouverts.  —  Didier  recule. 
DIDIER. 

Excusez  ma  surprise, 
Marquis,  mais  je  croyais  vous  l'avoir  bien  reprise. 

SAVERNY. 

Point.  Vous  m'avez  sauvé,  non  tué.  Maintenant, 
Vous  faut-il  un  second,  un  frère,  un  lieutenant? 
Que  voulez-vous  de  moi?  mon  bien?  mon  sang?  mon  âme? 

DIDIER. 

Non,  rien  de  tout  cela.  Mais  ce  portrait  de  femme. 

Savcrny  lui  donne  le  portrait.  Amèrement,  en  regardant  le  portrait. 

Oui!  voilà  son  beau  front,  son  œil  noir,  son  cou  blanc, 
Surtout  son  air  candide,  —  il  est  bien  ressemblant. 

SAVERNY. 

Vous  trouvez? 

DIDIER. 

C'est  pour  vous,  dites,  qu'elle  fit  faire 


Ce  portrait? 

SAVERNY,  avec  un  signe  affirmatif,  saluant  Didi:r. 

A  présent,  c'est  vous  qu'elle  préfère, 
Vous  qu'elle  aime  et  choisit  entre  tant  d'amoureux. 
Heureux  homme! 


ACTE   III.  —   LA   COMÉDIE.  69 

DIDIER,  avec  un  rire  éclatant  et  désespéré. 

Est-ce  pas  que  je  suis  bien  heureux! 

SAVERNY. 

Je  vous  fais  compliment.  C'est  une  bonne  fille, 

Et  qui  n'aime  jamais  que  des  fils  de  famille. 

D'une  telle  maîtresse  on  a  droit  d'être  fier, 

C'est  honorable;  et  puis  cela  donne  bon  air; 

C'est  de  bon  goût;  et  si  de  vous  quelqu'un  s'informe 

On  dit  tout  haut  :  l'amant  de  Marion  de  Lorme! 

Didier  veut  lui  rendre  le  portrait;  il  refuse  de  le  recevoir. 

Non.  Gardez  le  portrait.  Elle  est  à  vous;  ainsi 
Le  portrait  vous  revient  de  droit.  Gardez. 

DIDIER. 

Merci. 

Il  serre  le  portrait  dans  sa  poitrine. 
SAVERNY. 

Mais  savez-vous  qu'elle  est  charmante  en  espagnole! 

Donc  vous  me  succédez!  Un  peu,  sur  ma  parole, 

Comme  le  roi  Louis  succède  à  Pharamond. 

Moi,  ce  sont  les  Brissac,  —  oui,  tous  les  deux,  —  qui  m'ont 

Supplanté. 

Riant. 

Croiriez-vous?. . .  le  cardinal  lui-même. 
Puis  le  petit  d'Effiat,  puis  les  trois  Sainte-Mesme, 
Puis  les  quatre  Argenteau...  —  Vous  êtes  dans  son  cœur 
En  bonne  compagnie,... 

Riant. 

Un  peu  nombreuse. . . 

DIDIER,  à  part. 

Horreur. 

SAVERNY. 

Çà,  vous  me  conterez...  Moi,  pour  ne  rien  vous  taire, 
Je  passe  ici  pour  mort,  et  demain  on  m'enterre. 
Vous,  vous  aurez  trompé  sbires  et  sénéchaux, 
Marion  vous  aura  fait  ouvrir  les  cachots, 
Vous  aurez  joint  en  route  une  troupe  ambulante, 
N'est-ce  pas?...  Ce  doit  être  une  histoire  excellente! 


7° 


MARION   DE   LORME. 

DIDIER. 

Toute  une  histoire! 

SAVERNY. 

Elle  a,  pour  vous,  fait  les  yeux  doux 
Sans  doute  à  quelque  archer? 

DIDIER,  d'une  voix  de  tonnerre. 

Tête  et  sang!  croyez-vous? 

SAVERNY. 

Quoi  !  seriez-vous  jaloux  ? 

Riant. 

Oh!  ridicule  énorme! 
Jaloux  de  qui?  jaloux  de  Marion  de  Lorme! 
La  pauvre  enfant!  N'allez  pas  lui  faire  un  sermon! 

DIDIER. 

Soyez  tranquille! 

A  part. 

O  Dieu!  l'ange  était  un  démon! 

Entrent  Laffemas  et  le  Gracieux.  —  Didier  sort.  —  Saverny  le  suit. 


SCENE  VIII. 
LAFFEMAS,  LE  GRACIEUX. 

LE  GRACIEUX,  à  Laffemas. 

Seigneur,  je  ne  sais  pas  ce  que  vous  voulez  dire. 

A  part. 

Humph!  Costume  d'alcade  et  figure  de  sbire! 
Un  petit  œil,  orné  d'un  immense  sourcil! 
Sans  doute  il  joue  ici  le  rôle  d'alguazil! 

LAFFEMAS,  tirant  une  bourse. 

L'ami  ! 

LE  GRACIEUX,  se  rapprochant.  —  Bas  à  Laffemas. 

Notre  Chimène  est  ce  qui  vous  intrigue, 
Et  vous  voulez  savoir?... 


ACTE  III.  —   LA   COMÉDIE.  71 

LAFFEMAS,  bas  en  souriant. 

Oui,  quel  est  son  Rodrigue? 

LE  GRACIEUX. 


Son  galant? 

Oui. 


LAFFEMAS. 
LE  GRACIEUX. 

Celui  qui  gémit  sous  sa  loi  ? 

LAFFEMAS,  avec  impatience. 

Est-il  là  ? 

LE  GRACIEUX. 

Sans  doute. 

LAFFEMAS,  s'approchant  vivement  de  lui. 

Eh  !  fais-le  moi  voir  ! 

LE  GRACIEUX,  avec  une  profonde  révérence. 

C'est  moi. 
J'en  suis  fou. 

Laffemas,  désappointé,  s'éloigne  avec  dépit,  puis  se  rapproche,  faisant  sonner 
sa  bourse  à  l'oreille  et  aux  yeux  du  Gracieux. 

LAFFEMAS. 

Connais-tu  le  son  des  génovines? 

LE  GRACIEUX. 

Ah  Dieu!  cette  musique  a  des  douceurs  divines! 

LAFFEMAS,  à  part. 

J'ai  mon  Didier! 

Au  Gracieux. 

Vois-tu  cette  bourse  ? 

LE  GRACIEUX. 

Combien  ? 

LAFFEMAS. 

Vingt  génovines  d'or. 

LE  GRACIEUX. 

Humph! 


72  MARION   DE   LORME. 

LAFFEMAS,  lui  faisant  sonner  la  bourse  sous  le  nez. 

Veux-tu  ? 

LE  GRACIEUX,  lui  arrachant  la  bourse. 

Je  veux  bien. 

D'un  ton  théâtral,  à  Laffemas  qui  l'écoute  avec  anxiété. 

Monseigneur!  si  ton  dos  .portait,  —  bien  à  son  centre,  — 

Une  bosse,  en  grosseur  égale  à  ton  gros  ventre, 

Si  tu  faisais  remplir  ces  deux  sacs  de  ducats, 

De  louis,  de  doublons,  de  sequins,...  en  ce  cas... 

LAFFEMAS,  vivement. 

Eh  bien  !  que  dirais-tu  ? 

LE  GRACIEUX,  mettant  la  bourse  dans  sa  poche. 

J'empocherais  la  somme, 

Et  je  dirais  : 

Avec  une  profonde  révérence. 

Merci,  vous  êtes  un  bon  homme! 

LAFFEMAS,  à  part,  furieux. 

Peste  du  jeune  singe! 

LE  GRACIEUX,  a  part,  riant. 

Au  diable  le  vieux  chat! 

LAFFEMAS,  à  part. 

Ils  se  sont  entendus  au  cas  qu'on  le  cherchât. 
C'est  un  complot  tramé.  Tous  se  tairont  de  même. 
Oh!  les  maudits  satans  d'Egypte  et  de  Bohême! 

Au  Gracieux,  qui  s'en  va. 

Çà,  rends  la  bourse  au  moins! 

LE  GRACIEUX,  se  retournant,  d'un  ton  tragique. 

Pour  qui  me  prenez-vous, 
Seigneur?  Et  l'univers,  que  dirait-il  de  nous? 
Vous,  proposer,  et  moi,  faire  la  chose  infâme 
De  vous  vendre  à  prix  d'or  une  tête  et  mon  âme! 

Il  veut  sortir. 


ACTE   III.  —  LA   COMEDIE.  73 

LAFFEMAS,  le  retenant. 

Fort  bien  !  mais  rends  l'argent. 

LE  GRACIEUX,  toujours  sur  le  même  ton. 

Je  garde  mon  honneur, 
Et  je  n'ai  pas  de  compte  à  vous  rendre,  seigneur! 

Il  salue  et  rentre  avec  majesté  dans  la  grange. 

SCÈNE  IX. 

LAFFEMAS,  seul. 

Vil  baladin!  l'orgueil  en  des  âmes  si  basses! 
S'il  se  pouvait  qu'un  jour  en  mes  mains  tu  tombasses, 
Et  si  je  ne  chassais  un  plus  noble  gibier. . .  — 
Comment  dans  tout  cela  découvrir  le  Didier? 
Prendre  toute  la  bande  en  masse,  et  puis  la  faire 
Mettre  à  la  question,  on  ne  peut.  —  Quelle  affaire! 
C'est  chercher  une  aiguille  en  tout  un  champ  de  blé. 
Il  faudrait  un  creuset  d'alchimiste  endiablé 
Qui,  rongeant  cuivre  et  plomb,  mît  à  nu  la  parcelle 
D'or  pur  que  ce  lingot  d'alliage  recèle.  — 
Retourner  sans  ma  prise  auprès  de  monseigneur 
Le  cardinal! 

Se  frappant  le  front. 

Mais  oui...  quelle  idée!...  O  bonheur! 
Il  est  pris! 

Appelant  par  la  porte  de  la  grange. 

Hé!  messieurs  de  la  troupe  comique, 
Deux  mots! 

Les  comédiens  sortent  en  foule  de  la  grange. 

SCÈNE  X. 

Les  Mêmes,  LES  COMEDIENS,  parmi  eux  MARION  et  DIDIER, 
puis  SAVERNY,  puis  LE  MARQUIS  DE  NANGIS. 

LE  SCARAMOUCHE,  à  Laffemas. 

Que  nous  veut-on  ? 

LAFFEMAS. 

Sans  phrase  académique, 


74  MARION   DE   LORME. 

Voici  :  —  Le  cardinal  m'a  commis  à  l'effet 
De  trouver,  pour  jouer  dans  les  pièces  qu'il  fait 
Aux  moments  de  loisir  que  lui  laisse  le  prince, 
De  bons  comédiens,  s'il  en  est  en  province. 
Car,  malgré  ses  efforts,  son  théâtre  est  caduc 
Et  lui  fait  peu  d'honneur  pour  un  cardinal-duc. 

Tous  les  comédiens  s'approchent  avec  empressement.  —  Entre  Saverny, 
qui  observe  avec  curiosité  ce  qui  se  passe. 

LE  GRACIEUX,  à  part,  comptant  les  génovines  de  Laffemas. 

Douze!  il  m'avait  dit  vingt!  il  m'a  volé!  Vieux  drôle! 

LAFFEMAS. 

Dites-moi  tour  à  tour  chacun  un  bout  de  rôle, 
Tous!  —  pour  que  je  choisisse  et  que  je  juge  enfin. 

A  part. 

S'il  se  tire  de  là,  le  Didier  sera  fin. 

Haut. 

Etes-vous  au  complet? 

Marion  s'approche  furtivement  de  Didier,  et  cherche  à  l'entraîner. 
Didier  recule  et  la  repousse. 

LE  GRACIEUX,  allant  à  eux. 

Eh!  venez  donc,  vous  autres! 

MARION. 

Juste  ciel! 

Didier  la  quitte  et  va  se  mêler  aux  comédiens;  elle  le  suit. 
LE  GRACIEUX. 

Etes-vous  heureux  d'être  des  nôtres! 
Avoir  des  habits  neufs,  tous  les  jours  un  régal, 
Et  dire  tous  les  soirs  des  vers  de  cardinal! 
C'est  un  sort! 

Tous  les  comédiens  se  rangent  devant  Larïemas.  Marion  et  Didier  parmi  eux. 
Didier  sans  regarder  Marion,  l'œil  fixé  en  terre,  les  bras  croisés  sous  son  man- 
teau; Marion  attachant  sur  Didier  des  yeux  pleins  d'anxiété. 

LE  GRACIEUX,  en  tête  de  la  troupe.  —  A  part. 

Eût-on  cru  que  ce  corbeau  sinistre 
Recrutât  des  farceurs  au  cardinal-ministre! 


ACTE   III.  —   LA   COMÉDIE.  75 

LAFFEMAS,  au  Gracieux. 

Toi,  d'abord.  Quel  es-tu? 

LE  GRACIEUX,  avec  un  grand  salut  et  une  pirouette 
qui  fait  ressortir  sa  bosse. 

Je  suis  le  Gracieux 
De  la  troupe,  et  voici  ce  que  je  sais  le  mieux  : 

Il  chante. 

Des  magistrats ,  sur  des  nuques 
Ce  sont  d'énormes  perruques. 
De  toute  cette  toison 
On  voit  sortir  à  foison 
Gênes,  gibet,  roue,  amende, 
Au  moindre  signe  évident 
D'une  perruque  plus  grande 
Qujon  nomme  le  président. 

L'avocat,  c'est  un  déluge 
De  mots  tombant  sur  le  juge, 
C'est  un  mélange  matois 
De  latin  et  de  patois.  . . 

LAFFEMAS,  l'interrompant. 

Tu  chantes  faux,  à  rendre  envieuse  une  orfraie! 
Tais-toi! 

LE  GRACIEUX,  riant. 

Le  chant  est  faux,  mais  la  chanson  est  vraie. 

LAFFEMAS,  au  Scaramouchc. 

A  votre  tour. 

LE  SCARAMOUCHE,  saluant. 

Je  suis  Scaramouche,  seigneur. 
J'ouvre  la  scène  ainsi  dans  La  Duègne  d'honneur  : 

Déclamant. 

«Rien  n'est  plus  beau,  disait  une  reine  d'Espagne, 
«Qu'un  évêque  à  l'autel,  un  gendarme  en  campagne, 
«  Si  ce  n'est  dame  au  lit  et  voleur  au  gibet. . .  » 

Laffemas  l'interrompt  du  geste,  et  fait  signe  au  Taillebras  de  parler. 
Le  Taillebras  salue  profondément  et  se  redresse. 

LE  TAILLEBRAS,  avec  emphase. 

Moi,  je  suis  Taillebras.  J'arrive  du  Thibet, 

J'ai  puni  le  grand  Khan,  pris  le  Mogol  rebelle... 


76  MARION   DE  LORME. 

LAFFEMAS. 

Autre  chose! 

Bas  à  Saverny,  qui  est  debout  près  de  lui. 

Vraiment,  que  Marion  est  belle! 

LE  TAILLEBRAS. 

C'est  pourtant  du  meilleur.  —  S'il  vous  plaît  cependant, 
Je  serai  Charlemagne,  empereur  d'occident. 

Tl  déclame  avec  emphase. 

«Quel  étrange  destin!  ô  ciel!  je  vous  appelle! 

«Soyez  témoin,  ô  ciel,  de  ma  peine  cruelle; 

«Il  me  faut  dépouiller  moi-même  de  mon  bien, 

«Délivrer  à  un  autre  un  amour  qui  est  mien, 

«En  douer  mon  contraire,  et  l'emplir  de  liesse, 

«  M'enfiellant  l'estomac  d'une  amère  tristesse. 

«Ainsi  pour  vous,  oiseaux,  aux  bois  vous  ne  nichez ; 

«Ainsi,  mouches,  pour  vous  aux  champs  vous  ne  nichez; 

«  Ainsi  pour  vous,  moutons,  vous  ne  portez  la  laine; 

«Ainsi  pour  vous,  taureaux,  vous  n'écorchez  la  plaine! 

LAFFEMA  ". 

Bon. 

A  Saverny. 

—  Tudieu!  les  beaux  vers!  c'est  dans  la  Bradamante 
De  Garnier!  quel  poëte! 

A  Marion. 

A  votre  tour,  charmante! 
Votre  nom  ? 

MARION,  tremblant:. 

Moi,  je  suis  la  Chimène. 

LAFFEMAS. 

Vraiment! 
La  Chimène?  En  ce  cas,  vous  avez  un  amant 
Qui  tue  en  duel  quelqu'un... 

MARION,  effrayée. 

Moi! 

LAFFEMAS,  ricanant. 

J'ai  bonne  mémoiie, 
Et  qui  se  sauve. . . 


ACTE   III.  —  LA   COMEDIE.  77 

MARION,  à  part. 

Dieu! 

LAFFEMAS. 

Contez-nous  cette  histoire. 

MARION,  à  demi  tournée  vers  Didier. 

«Puisque,  pour  t'empêcher  de  courir  au  trépas, 

«Ta  vie  et  ton  honneur  sont  de  faibles  appas, 

«Si  jamais  je  t'aimai,  cher  Rodrigue,  en  revanche 

«  Défends-toi  maintenant  pour  m'ôter  à  don  Sanche. 

«  Combats  pour  m'affranchir  d'une  condition 

«  Qui  me  livre  à  l'objet  de  mon  aversion. 

«Te  dirai-je  encor  plus?  va,  songe  à  ta  défense, 

«Pour  forcer  mon  devoir,  pour  m'imposer  silence  ; 

«Et,  si  tu  sens  pour  moi  ton  cœur  encore  épris, 

«  Sors  vainqueur  d'un  combat  dont  Chimène  est  le  prix!  » 

Laffemas  se  lève  avec  galanterie  et  lui  baise  la  main.  Marion ,  paie, 
regarde  Didier,  qui  demeure  immobile,  les  veux  baissés. 

LAFFEMAS. 

Certe,  il  n'est  pas  de  voix  qui,  mieux  que  vous  ne  faites, 
Nous  prenne  au  fond  du  cœur  par  des  fibres  secrètes  ; 
Vous  êtes  adorable! 

A  Saverny. 

On  ne  peut  le  nier, 
Le  Corneille,  après  tout,  ne  vaut  pas  le  Garnier. 
Pourtant,  il  fait  en  vers  meilleure  contenance 
Depuis  qu'il  a  l'honneur  d'être  à  son  éminence. 

A  Marion. 

Quel  talent!  quels  beaux  yeux!  vous  enterrer  ainsi! 
Vous  n'êtes  pas,  madame,  à  votre  place  ici. 
Asseyez-vous  donc  là. 

Il  s'assied  et  fait  signe  à  Marion  de  venir  s'asseoir  près  de  lui.  Elle  recule. 
MARION,  bas  à  Didier,  avec  angoisse. 

Grand  Dieu!  restons  ensemble! 

LAFFEMAS,  souriant. 

Mais  venez  près  de  moi  vous  asseoir. 

Didier  repousse  Marion,  qui  vient  tomber  effrayée  sur  le  banc 
près  de  Laffemas. 


78  MARION   DE  LORME. 

MARION,  à  part. 

Ah!  je  tremble! 

LAFFEMAS,  souriant  à  Marion  d'un  air  de  reproche. 

Enfin!... 

A  Didier. 

Vous,  votre  nom? 

Didier  fait  un  pas  vers  Laffemas,  jette  son  manteau  et  enfonce 
son  chapeau  sur  sa  tête. 

DIDIER,  d'un  ton  grave. 

Je  suis  Didier. 

MARION,  LAFFEMAS,  SAVERNY. 

Didier! 

Étonnement  et  stupeur. 
DIDIER,  à  Laffemas,  qui  ricane  avec  triomphe. 

Vous  pouvez  à  présent  tous  les  congédier! 
Vous  avez  votre  proie.  Elle  reprend  sa  chaîne. 
Ah!  cette  joie  enfin  vous  coûte  assez  de  peine! 

MARION,  courant  à  lui. 

Didier! 

DIDIER,  avec  un  regard  glacé. 

De  celui-ci  ne  me  détournez  pas, 
Madame  ! 

Elle  recule  et  vient  tomber  anéantie  sur  le  banc. 
A  Laffemas. 

Autour  de  moi  j'ai  vu  tourner  tes  pas, 
Démon!  j'ai  dans  tes  yeux  vu  la  sinistre  flamme 
De  ce  rayon  d'enfer  qui  t'illuminait  l'âme! 
Je  pouvais  fuir  ton  piège,  inutile  à  moitié. 
Mais  tant  d'efforts  perdus,  cela  m'a  fait  pitié! 
Prends-moi,  fais-toi  payer  ta  pauvre  perfidie! 

LAFFEMAS,  avec  une  colère  concentrée,  et  s'efforçant  de  rire. 

Donc,  vous  ne  jouez  pas,  monsieur,  la  comédie? 

DIDIER. 

C'est  toi  qui  l'as  jouée! 


ACTE   III.  —   LA   COMEDIE.  79 

LAFFEMAS. 

Oh!  je  la  jouerais  mal. 
Mais  j'en  fais  une  avec  monsieur  le  cardinal  ; 
C'est  une  tragédie,  —  où  vous  aurez  un  rôle. 

Marion  pousse  un  cri  d'effroi.  Didier  se  détourne  avec  dédain. 

Ne  tournez  pas  ainsi  la  tête  sur  l'épaule, 
Nous  irons  jusqu'au  bout  admirer  votre  jeu. 
Allez!  recommandez,  monsieur,  votre  âme  à  Dieu. 


MARION. 


Ah! 


En  ce  moment,  le  marquis  de  Nangis  repasse  au  fond,  toujours  dans  sa  première 
attitude  et  avec  son  peloton  de  hallebardiers.  Au  cri  de  Marion,  il  s'arrête  et 
se  tourne  vers  les  assistants,  pâle,  muet  et  immobile. 


LAFFEMAS,  au  marquis  de  Nangis. 

Monsieur  le  marquis,  je  réclame  main-forte. 
Bonne  nouvelle!  mais  prêtez-moi  votre  escorte. 
L'assassin  du  marquis  Gaspard  s'était  enfui, 
Mais  nous  l'avons  repris. 

MARION,  se  jetant  aux  genoux  de  Laffemas. 

Monsieur,  pitié  pour  lui! 

LAFFEMAS,  avec  galanterie. 

Vous  à  mes  pieds,  madame!  Eh!  ma  place  est  aux  vôtres! 

MARION,  toujours  à  genoux  et  joignant  les  mains. 

Oh!  monseigneur  le  juge!  ayez  pitié  des  autres, 
Si  vous  voulez  qu'un  jour  un  juge  plus  jaloux, 
Prêt  à  punir  aussi,  prenne  pitié  de  vous! 

LAFFEMAS,  souriant. 

Mais  quoi!  c'est  un  sermon  vraiment  que  vous  nous  faites! 
Ah!  madame,  régnez  aux  bals,  brillez  aux  fêtes, 
Mais  ne  nous  prêchez  point.  —  Pour  vous  je  ferais  tout, 
Mais  cet  homme  a  tué,  c'est  un  meurtre... 

DIDIER,  à  Marion. 

Debout! 

Marion  se  relève  tremblante. 
A  Laffemas. 


Tu  mens!  ce  n'est  qu'un  duel. 


8o  MARION  DE  LORME. 


LAFFEMAS. 

Monsieur. . . 

DIDIER. 

Tu  mens,  te  dis-je. 

LAFFEMAS. 


Paix! 


A  Marion. 

—  Le  sang  veut  du  sang.  Cette  rigueur  m'afflige. 
Il  a  tué!  tué  qui  ?  —  Le  marquis  Gaspard 
De  Saverny,  — 

Montrant  M.  de  Nangis. 

Neveu  de  ce  digne  vieillard,  • — ■ 
Jeune  seigneur  parfait!  C'est  la  plus  grande  perte 
Pour  la  France  et  le  roi!...  S'il  n'était  pas  mort,  certe, 
Je  ne  dis  pas. . .  mon  cœur  n'est  pas  de  roche. . .  et  si. . . 

SAVERNY,  faisant  un  pas. 

Celui  que  l'on  croit  mort  n'est  pas  mort.  —  Le  voici! 

Etonnement  général. 
LAFFEMAS,  tressaillant. 

Gaspard  de  Saverny!  mais  à  moins  d'un  prodige!... 
Us  ont  là  son  cercueil! 

SAVERNY,  arrachant  ses  fausses  moustaches,  son  emplâtre 
et  sa  perruque  noire. 

Il  n'est  pas  mort,  vous  dis-je! 
Me  reconnaissez-vous? 

LE  MARQUIS  DE  NANGIS,  comme  réveillé  d'un  rêve,  pousse  un  cri 
et  se  jette  dans  ses  bras. 

Mon  Gaspard!  mon  neveu! 
Mon  enfant! 

Ils  se  tiennent  étroitement  embrassés. 
MARION,  tombant  à  genoux  et  les  yeux  au  ciel. 

Ah!  Didier  est  sauvé!  —  Juste  Dieu! 

DIDIER,  froidement  à  Saverny. 

A  quoi  bon  ?  Je  voulais  mourir. 


ACTE  III.  -      LA  COMÉDIE.  8l 

MARION,  toujours  prosternée. 

Dieu  le  protège! 

DIDIER,  continuant  sans  l'écouter. 

Autrement  croyez-vous  qu'il  m'eût  pris  à  son  piège, 

Et  que  je  n'eusse  pas  rompu  de  l'éperon 

Sa  toile  d'araignée  à  prendre  un  moucheron  ? 

La  mort  est  désormais  le  seul  bien  que  j'envie. 

Vous  me  servez  bien  mal  pour  me  devoir  la  vie. 

MARION. 

Que  dit-il  ?  Vous  vivrez  ! 

LAFFEMAS. 

Çà,  tout  n'est  pas  fini. 
Est-il  sûr  que  c'est  là  Gaspard  de  Saverny  ? 

MARION. 

Oui! 

LAFFEMAS. 

C'est  ce  qu'il  convient  d'éclaircir  à  cette  heure. 

MARION,  lui  montrant  le  marquis  de  Nangis 
qui  tient  toujours  Saverny  embrassé. 

Regardez  ce  vieillard  qui  sourit  et  qui  pleure. 

LAFFEMAS. 

Est-ce  bien  là  Gaspard  de  Saverny  ? 

MARION. 

Comment 
Pouvez-vous  en  douter  à  cet  embrassement? 

LE  MARQUIS  DE  NANGIS,  se  détournant. 

Si  c'est  lui!  mon  Gaspard!  mon  fils!  mon  sang!  mon  âme! 

A  Marion. 

N'a-t-il  pas  demandé  si  c'était  lui ,  madame  ? 

LAFFEMAS,  au  marquis  de  Nangis. 

Ainsi  vous  affirmez  que  c'est  votre  neveu 
Gaspard  de  Saverny? 

THEATRE.   II.  6 

IMFHM£HIE    NATIONALE. 


82  MARION   DE  LORME. 

LE  MARQUIS  DE  NANGIS,  avec  force. 

Oui! 

LAFFEMAS. 

D'après  cet  aveu, 

A  Saverny. 

De  par  le  roi,  marquis  Gaspard,  je  vous  arrête. 
—  Votre  épée. 

Etonnement  et  consternation  dans  l'assistance. 
LE  MARQUIS  DE  NANGIS. 

O  mon  fils! 

MARION. 

Ciel! 

DIDIER. 

Encore  une  tête  ! 
Au  fait,  il  en  faut  deux.  Au  cardinal  romain 
C'est  le  moins  qu'il  revienne,  une  dans  chaque  main! 

LE  MARQUIS  DE  NANGIS. 

De  quel  droit  ?.. . 

LAFFEMAS. 

Demandez  compte  à  son  éminence. 
Tous  survivants  au  duel  tombent  sous  l'ordonnance. 

A  Saverny. 

Donnez-moi  votre  épée. 

DIDIER,  regardant  Saverny. 

Insensé  ! 

SAVERNY,  tirant  son  épée  et  la  présentant  à  Laffemas. 
La  voici. 

LE  MARQUIS  DE  NANGIS,  l'arrêtant. 

Un  instant!  Devant  moi  nul  n'est  seigneur  ici. 
Seul  j'ai  dans  ce  château  justice  basse  et  haute  ; 
Notre  sire  le  roi  n'y  serait  que  mon  hôte. 

A  Saverny. 

Ne  remettez  qu'à  moi  votre  épée. 

Saverny  lui  remet  son  épée  et  le  serre  dans  ses  bras. 


ACTE   III.  -       LA   COMÉDIE.  83 


LAFFEMAS. 

En  honneur, 
C'est  un  droit  féodal  fort  déchu,  monseigneur. 
Monsieur  le  cardinal  pourra  m'en  faire  un  blâme, 
Mais  moi  qui  ne  veux  pas  vous  affliger... 

DIDIER. 

Infâme  ! 

LAFFEMAS,  s'inclinant  devant  le  marquis. 

J'y  souscris.  En  revanche,  à  présent,  pour  raison, 
Prêtez-moi  vorre  garde  avec  votre  prison. 

LE  MARQUIS  DE  NANGIS,  à  ses  gardes. 

Vos  pères  ont  été  vassaux  de  mes  ancêtres, 
Je  vous  défends  à  tous  de  faire  un  pas  ! 

LAFFEMAS,  d'un:  voix  tonnante. 

Mes  maîtres  ! 
Ecoutez!  —  Je  suis  juge  au  secret  tribunal, 
Lieutenant-criminel  du  seigneur  cardinal. 
Qu'on  les  mène  tous  deux  en  prison.  Il  importe 
Que  quatre  d'entre  vous  veillent  à  chaque  porte. 
Vous  en  répondez  tous.  Or  vous  seriez  hardis 
De  ne  pas  m'obéirj  car  si,  lorsque  je  dis 
A  l'un  de  vous  qu'il  aille,  exécute  et  se  taise, 
Il  hésite,  alors  c'est  —  que  sa  tête  lui  pèse. 

Les  gardes  consternés  entraînent  en  silence  les  deux  prisonniers. 
Le  marquis  de  Nangis  se  détourne,  indigné,  et  cache  ses  yeux  de  sa  main 

MARION. 

Tout  est  perdu  ! 

A  Laffemas. 

Monsieur,  si  votre  cœur. . . 

LAFFEMAS,   bas  a  Marion. 

Ce  soir 
Je  vous  dirai  deux  mots,  si  vous  me  venez  voir. 

MARION,  à  part. 

Que  me  veut-il  ?  Il  a  des  sourires  funèbres. 


84  MARION   DE  LORME. 

C'est  une  âme  profonde  et  pleine  de  ténèbres. 

Se  jetant  vers  Didier. 

Didier! 

DIDIER,  froidement. 

Adieu,  madame  ! 

MARION,  frissonnant  du  son  de  sa  voix. 

Eh  bien  !  qu'ai-je  donc  fait  ? 
Ah!  malheureuse! 

Elle  tombe  sur  le  banc. 
DIDIER. 

Oui.  Malheureuse,  en  effet! 

SAVERNY. 

Il  embrasse  le  marquis  de  Nangis,  puis  se  tourne  vers  Laffemas. 

Monsieur,  doublera-t-on  le  paîment  pour  deux  têtes  ? 

UN  VALET,  entrant,  au  marquis. 

De  monseigneur  Gaspard  les  obsèques  sont  prêtes. 
Pour  la  cérémonie  on  vient  de  votre  voix 
Savoir  l'heure  et  le  jour. 

LAFFEMAS. 

Revenez  dans  un  mois. 

Les  gardes  emmènent  Didier  et  Savcrny. 


ACTE  QUATRIEME. 

LE   ROI. 


CHAMBORD. 

La  salle  des  gardes  au  château  de  Chambord. 


SCENE    PREMIERE. 

LE   DUC    DE   BELLEGARDE,    riche  costume  de   cour  avec  toutes  les  broderies   et 
toutes  les    dentelles,    le   cordon   du   Saint-Esprit  au   cou  et   la    plaque   au   manteau;   LE 
MARQUIS   DE   NANGIS,  grand  deuil,  et  toujours  suivi  de  son  peloton  de  gardes 
Ils  traversent  tous  deux  le  fond  de  la  salle. 

LE  DUC  DE  BELLEGARDE. 

Condamné  ? 

LE  MARQUIS  DE  NANGIS. 

Condamné  ! 

LE  DUC  DE  BELLEGARDE. 

Bien.  Mais  le  roi  fait  grâce. 
C'est  un  droit  de  son  trône,  un  devoir  de  sa  race. 
Soyez  tranquille.  Il  est,  de  cœur  comme  de  nom, 
Fils  d'Henri  quatre. 

LE  MARQUIS  DE  NANGIS. 

Et  moi  j'en  fus  le  compagnon. 

LE  DUC  DE  BELLEGARDE. 

Vive-Dieu!  nous  avons  pour  le  père  avec  joie 
Usé  plus  d'un  pourpoint  de  fer,  et  non  de  soie  ! 
Marquis,  allez  au  fils,  montrez  vos  cheveux  gris, 
Et  pour  tout  plaidoyer  dites  :  Ventre-Saint-Gris! 

—  Que  Richelieu  lui  donne  une  raison  meilleure! 

—  Mais  cachez-vous  d'abord. 

Il  lui  ouvre  une  porte  latérale. 

Il  viendra  tout  à  l'heure. 


86  MARION   DE  LORME. 

Puis,  à  vous  parler  franc,  vos  habits  que  voici 
Sont  coupés  d'une  mode  a  faire  rire  ici. 

LE  MARQUIS  DE  NANGIS. 

Rire  de  mon  deuil! 

LE  DUC  DE  BELLEGARDE. 

Ah!  tous  ces  muguets!  —  Compère, 
Tenez-vous  là.  Le  roi  viendra  bientôt,  j'espère. 
Je  le  disposerai  contre  le  cardinal. 
Puis,  quand  je  frapperai  du  pied,  à  ce  signal 
Vous  viendrez. 

LE  MARQUIS  DE  NANGIS,  lui  serrant  la  main. 

Dieu  vous  paie  ! 

LE  DUC  DE  BELLEGARDE,  à  un  mousquetaire  qui  se  promène 
devant  une  petite  porte  dorée. 

Eh!  monsieur  de  Navaille, 
Que  fait  le  roi  ? 

LE  MOUSQUETAIRE. 

Mon  duc,  sa  majesté  travaille... 

Baissant  la  voix. 

Avec  un  homme  noir. 

LE  DUC  DE  BELLEGARDE,  à  part. 

Je  crois  que  justement 
C'est  un  arrêt  de  mort  qu'il  signe  en  ce  moment. 

Au  vieux  marquis,  en  lui  serrant  la  main. 

Courage! 

Il  l'introduit  dans  la  galerie  voisine. 

En  attendant  que  je  vous  avertisse, 
Regardez  ces  plafonds  qui  sont  du  Primatice. 

Ils  sortent  tous  deux.  —  Entre  Marion  en  grand  deuil 
par  la  grande  porte  du  fond  qui  donne  sur  l'escalier. 


ACTE   IV.  —  LE    ROI.  87 

SCÈNE  IL 

MARION,     LES    GARDES. 


LE  HALLEBARDIER  de  garde,  à  Marion. 

Madame,  on  n'entre  pas. 

MARION,  avançant. 

Monsieur. . . 

LE  HALLEBARDIER,  mettant  sa  hallebarde  en  travers  de  la  porte. 

On  n'entre  point. 

MARION,  avec   dédain. 

Ici  contre  une  dame  on  met  la  lance  au  poing! 
Ailleurs,  c'est  pour. 

LE  MOUSQUETAIRE,  riant,  au  hallebardier. 

Attrape  ! 

MARION,  d'une  voix  ferme. 

Il  faut,  monsieur  le  garde, 
Que  je  parle  à  l'instant  au  duc  de  Bellegarde. 

LE  HALLEBARDIER,  baissant  sa  hallebarde.  A  part. 

Hum  !  tous  ces  verts-galants  ! 

LE  MOUSQUETAIRE. 

Madame,  entrez. 

Elle  entre  et  s'avance  d'un  pas  déterminé. 
LE  HALLEBARDIER,  à  part,  et  la   regardant  du  coin  de  l'œil. 

C'est  clair! 
Le  bon  vieux  duc  n'est  pas  si  vieux  qu'il  en  a  l'air. 
Jadis  le  roi  l'eût  fait  mettre  à  la  tour  du  Louvre 
Pour  donner  rendez-vous  chez  lui. 

LE  MOUSQUETAIRE,  taisant  signe  au  hallebardier  de  se  taire. 

La  porte  s'ouvre. 

La   petite  porte  dorée  s'ouvre.  M.   de  Laffemas  en  sort  tenant  à  la  main 
un  rouleau  de  parchemin  auquel  pend  un  sceau  de  cire  rouge  à  des  tresses  de  soie. 


88  MARION   DE   LORME. 

SCÈNE  III. 
MARION,   LAFFEMAS. 

Geste  de  surprise  de  tous  deux.  ■ —  Marion  se  détourne  avec  horreur. 
LAFFEMAS,  s'avançant  vers  Marion  à  pas  lents.  Bas. 

Que  faites-vous  céans? 

MARION. 

Et  vous  ? 

LAFFEMAS  déroule  le  parchemin  et  l'étalé  devant  ses  yeux. 

Signé  du  roi. 

MARION,  après  un  coup  d'oeil,  cachant  son  visage  de  ses  mains. 

Dieu  ! 

LAFFEMAS,  se  penchant  à  son  oreille. 

Voulez-vous  ? 

Marion  tressaille  et  le  regarde  en  face.  Il  fixe  ses  yeux  sur  ceux  de  Marion. 
Baissant  la  voix. 

Veux-tu  ? 

MARION,  le  repoussant. 

Tentateur  !  laisse-moi  ! 

LAFFEMAS,  se  redressant  avec  un  ricanement. 

Donc,  vous  ne  voulez  pas? 

MARION. 

Crois-tu  que  je  te  craigne  ? 
Le  roi  peut  faire  grâce,  et  c'est  le  roi  qui  règne. 

LAFFEMAS. 

Essayez-en.  —  Usez  du  bon  vouloir  du  roi! 

Il  lui  tourne  le  dos,  puis  revient  tout  à  coup  sur  ses  pas, 
croise  les  bras,  et  se  penche  à  son  oreille. 

Prenez  garde  qu'un  jour  je  ne  veuille  plus,  moi! 

Il  sort.  —  Entre  le  duc  de  Bellegarde. 


ACTE  IV.  —  LE  ROI.  89 

SCÈNE  IV. 
MARION,  LE  DUC  DE  BELLEGARDE. 

MARION,  allant  au  duc. 

Monsieur  le  duc,  ici  vous  êtes  capitaine. 

LE  DUC  DE  BELLEGARDE. 

Quoi  !  charmante,  c'est  vous! 

Saluant. 

Que  voulez-vous,  ma  reine? 

MARION. 

Voir  le  roi. 

LE  DUC  DE  BELLEGARDE. 

Quand  ? 

MARION. 

Sur  l'heure. 

LE  DUC  DE  BELLEGARDE. 

Eh!  l'ordre  est  bref!  —  Pourquoi  ? 

MARION. 

Pour  quelque  chose. 

LE  DUC  DE  BELLEGARDE,  éclatant  de  rire. 

Allons!  faites  venir  le  roi. 
Comme  elle  y  va  ! 

MARION. 

C'est  un  refus  ? 

LE  DUC  DE  BELLEGARDE. 

Mais  je  suis  vôtre! 

En  souriant. 

Nous  sommes-nous  jamais  rien  refusé  l'un  l'autre  ? 

MARION. 

C'est  fort  bien,  monseigneur,  mais  parlerai-je  au  roi  ? 


9° 


MARION   DE  LORME. 

LE  DUC  DE  BELLEGARDE. 

Parlez  d'abord  au  duc.  Je  vous  donne  ma  foi 
Que  vous  verrez  le  roi  tout  à  l'heure  au  passage. 
Mais  causons  cependant.  Çà,  petite!  est-on  sage? 
Vous  en  noir!  on  dirait  une  dame  d'honneur. 
Vous  aimiez  tant  à  rire  autrefois. 

MARION. 

Monseigneur, 
Je  ne  ris  plus. 

LE  DUC  DE  BELLEGARDE. 

Pardieu  !  mais  je  crois  qu'elle  pleure. 
Vous! 

MARION,  essuyant  ses  larmes,  d'une  voix  ferme. 

Monseigneur  le  duc,  je  veux  parler  sur  l'heure 
Au  roi. 

LE  DUC  DE  BELLEGARDE. 

Mais  dans  quel  but  ? 

MARION. 

Ah  !  c'est  pour. . . 

LE  DUC  DE  BELLEGARDE. 

Est-ce  aussi 
Contre  le  cardinal  ? 

MARION. 

Oui,  duc. 

LE  DUC  DE  BELLEGARDE,  lui  ouvrant  la  galerie 

Entrez  ici. 
Je  mets  les  mécontents  dans  cette  galerie. 
Ne  sortez  pas  avant  le  signal,  je  vous  prie. 

Marion  entre.  Il  referme  la  porte. 

J'eusse  pour  le  marquis  fait  ce  coup  hasardeux. 
11  n'en  coûte  pas  plus  de  travailler  pour  deux. 

Peu  à  peu  la  salle  se  remplit  de  courtisans  qui  causent  entre  eux. 
Le  duc  de  Bellegarde  va  de  l'un  à  l'autre.  —  Entre  L'Ançelv. 


ACTE  IV.  —   LE  ROI.  91 

SCÈNE  V. 

LES  COURTISANS. 

LE  DUC  DE  BELLEGARDE,  au  duc  de  Bcaupréau. 

Bonjour,  duc. 

LE  DUC  DE  BEAUPRÉAU. 

Bonjour,  duc. 

LE  DUC  DE  BELLEGARDE. 

Et  que  dit-on  ? 

LE  DUC  DE  BEAUPRÉAU. 

On  parle 
D'un  nouveau  cardinal. 

LE  DUC  DE  BELLEGARDE. 

Qui?  l'archevêque  d'Arle? 

LE  DUC  DE  BEAUPRÉAU. 

Non,  l'évêque  d'Autun.  Du  moins,  tout  Paris  croit. 
Qu'il  a  le  chapeau  rouge. 

L'ABBÉ  DE  GONDI. 

Il  lui  revient  de  droit. 
C'est  lui  qui  commandait  l'artillerie  au  siège 
De  la  Rochelle. 

LE  DUC  DE  BELLEGARDE. 

Oui-da! 

L'ANGELY. 

J'approuve  le  saint-siège. 
Un  cardinal  du  moins  fait  selon  les  canons. 

L'ABBÉ  DE  GONDI,   riant. 

Ce  fou  de  L'Angely! 

L'ANGELY,  saluant. 

Monsieur  sait  tous  mes  noms. 

Entre  LarTemas.  Tous  les  courtisans  l'entourent  a  L'envi  et  s'empressent  autour  Je  lui. 
Le  duc  de  Bellcgarde  les  observe  avec  humeur. 


92 


MARTON   DE  LORME. 

LE  DUC  DE  BELLEGARDE,  à  L'Angelj. 

Bouffon,  quel  est  cet  homme  à  fourrure  d'hermine? 

L'ANGELY. 

A  qui  de  toute  part  on  fait  si  bonne  mine  ? 

LE  DUC  DE  BELLEGARDE. 

Oui.  Je  n'ai  point  encor  vu  cet  homme  céans. 
Est-ce  que  c'est  quelqu'un  de  monsieur  d'Orléans  ? 

L'ANGELY. 

On  l'accueillerait  moins. 

LE  DUC  DE  BELLEGARDE,  l'œil  sur  Laffemas  qui  se  pavane. 

Quels  airs  de  grand  d'Espagne! 

L'ANGELY,  bas. 

C'est  le  sieur  Laffemas,  intendant  de  Champagne, 
Lieutenant-criminel. 

LE  DUC  DE  BELLEGARDE,  bas. 

Lieutenant  infernal  ! 
Celui  qu'on  surnommait  bourreau  du  cardinal  ? 

L'ANGELY,  toujours  bas. 

Oui. 

LE  DUC  DE  BELLEGARDE. 

Cet  homme  à  la  cour  ! 

L'ANGELY. 

Pourquoi  pas,  je  vous  prie? 
Un  chat-tigre  de  plus  dans  la  ménagerie  ! 
—  Vous  le  présenterai-je  ? 

LE  DUC  DE  BELLEGARDE,  avec   hauteur. 

Ah!  bouffon! 

L'ANGELY. 

En  honneur, 
Je  le  ménagerais  si  j'étais  grand  seigneur. 


ACTE   IV.  —  LE  ROI.  93 

Soyez  de  ses  amis.  Voyez,  chacun  le  fête. 

S'il  ne  vous  prend  la  main,  il  vous  prendra  la  tête  ! 

Il  va  chercher  Laffemas  et  le  présente  au  duc, 
qui  s'incline  d'assez  mauvaise  grâce. 

LAFFEMAS,  saluant. 

Monsieur  le  duc. . . 

LE  DUC  DE  BELLEGARDE,  saluant. 

Monsieur,  je  suis  charmé... 

A  part. 

Vrai  Dieu  ! 
Où  sommes-nous  tombés  ! . . .  -  -  Monsieur  de  Richelieu  ! . . . 

Larïemas  s'éloigne. 

LE  VICOMTE  DE  ROUAN,  éclatant  de  rire  au  fond  de  la  salle 
dans  un  groupe  de  courtisans. 

Charmant  ! 

L'ANGELY. 

Quoi  ? 

LE  VICOMTE  DE  ROUAN. 

Marion,  là,  dans  la  galerie! 

L'ANGELY. 

Marion  ? 

LE  VICOMTE  DE  ROHAN. 

Je  faisais  cette  plaisanterie  : 
Marion  chez  Louis  le  Chaste,  c'est  charmant! 

L'ANGELY. 

Oui-da,  monsieur,  c'est  très  spirituel,  vraiment! 

LE  DUC  DE  BELLEGARDE,  au  comte  de  Charnacé. 

Monsieur  le  louvetier,  avez-vous  quelque  proie  ? 
Bonne  chasse  ? 

LE  COMTE  DE  CHARNACE. 

Nulle.  Hier,  j'eus  une  fausse  joie. 
Les  loups  avaient  mangé  trois  paysans.  D'abord 
J'ai  cru  que  nous  aurions  force  loups  à  Chambord. 
Bah!  j'ai  fouillé  le  bois,  pas  un  loup,  pas  de  trace! 

A  L'Angely. 
Fou,  que  sais-tu  de  gai? 


94  MARION   DE  LORME. 


L'ANGELY. 

Rien  de  ce  qui  se  passe. 
Ah!  si  fait.  - —  On  va  pendre,  à  Beaugency,  je  croi, 
Deux  hommes  pour  un  duel. 

L'ABBÉ  DE  GONDI. 

Bah  !  pour  si  peu  ! 

La  petite  porte  dorée  s'ouvre. 
UN  HUISSIER. 

Le  roi  ! 

Entre  le  roi.  Tout  en  noir,  pâle,  les  yeux  baissés,  avec  le  Saint-Esprit  au  pour- 
point et  au  manteau.  Chapeau  sur  la  tête.  —  Tous  les  courtisans  se  décou- 
vrent et  se  rangent  en  silence  sur  deux  haies.  —  Les  gardes  baissent  leurs 
piques  ou  présentent  leurs  mousquets. 


SCENE  VI. 

Les  Précédents,  LE  ROI. 

Le  roi  entre  à  pas  lents,  traverse,  sans  lever  la  tête,  la  foule  des  courtisans,  puis  s'arrête  sur 
le  devant,  et  reste  quelques  instants  rêveur  et  silencieux.  Les  courtisans  se  retirent  au  fond 
de  la  salle. 

LE  ROI. 

Tout  va  de  mal  en  pis...  Tout!  — 

Aux  courtisans,  avec  un  signe  de  tête. 

Messieurs,  Dieu  vous  garde! 

Il  se  jette  dans  un  grand  fauteuil  et  soupire  profondément. 

Ah!...  j'ai  bien  mal  dormi,  monsieur  de  Bellegarde! 

LE  DUC,  s'avançant  avec  trois  profondes  révérences. 

Mais,  sire,  on  ne  dort  plus  maintenant. 

LE  ROI,  vivement. 

N'est-ce  pas  ? 
Tant  l'état  marche  au  gouffre  et  se  hâte  à  grands  pas! 

LE  DUC. 

Ah,  sire!  il  est  guidé  d'une  main  forte  et  large. , . 


ACTE  IV.  —  LE   ROI.  95 

LE  ROI. 

Oui,  le  cardinal-duc  porte  une  lourde  charge! 

LE  DUC. 

Sire  ! . . . 

LE  ROI. 

A  ses  vieilles  mains  je  devrais  l'épargner. 
Mais,  duc,  —  j'ai  bien  assez  de  vivre,  sans  régner! 

LE  DUC. 

Sire,...  le  cardinal  n'est  pas  vieux... 

LE  roi.  • 

Bellegarde! 
Franchement,  —  nul  ici  n'écoute  et  ne  regarde,  — 
Que  pensez-vous  de  lui  ? 

LE  DUC. 


De  l'éminence  ? 


De 

qui 

,  sire 

p 

LE 

ROI. 

De  lui 

LE 

DUC. 

LE 

ROI. 

LE 

DUC. 

M. 

:>n  regard 

ébloui 

Hé!  oui 


Peut  se  fixer  à  peine... 

LE   ROI. 

Est-ce  votre  franchise? 

Regardant  autour  de  lui. 

Pourtant  point  d'éminence  ici,  —  rouge  ni  grise! 
Pas  d'espion!  Parlez,  que  craignez-vous?  Le  roi 
Veut  votre  avis  tout  franc  sur  le  cardinal. 

LE  DUC. 

Quoi! 
Tout  franc,  sire? 

LE  ROI. 

Tout  franc. 


96  MARION   DE  LORME. 


LE  DUC,  hardiment. 

Eh  bien!  —  C'est  un  grand  homme. 

LE   ROI, 

Au  besoin,  n'est-ce  pas,  vous  Tiriez  dire  à  Rome? 
Entendez-vous?  —  L'état  souffre,  —  entendez-vous  bien? 
Entre  lui  qui  fait  tout,  et  moi  qui  ne  suis  rien. 

LE  DUC. 

Ah!... 

LE   ROI, 

Règle-t-il  pas  tout,  paix,  guerre,  états,  finances? 
« Fait-il  pas  lois,  édits,  mandements,  ordonnances? 
11  est  roi,  dis-je!  Il  a  dissous  par  trahison 
La  ligue  catholique  ;  il  frappe  la  maison 
D'Autriche,  qui  me  veut  du  bien,  —  dont  est  la  reine. 

LE  DUC. 

Sire!  il  vous  laisse  faire  au  Louvre  une  garenne. 
Vous  avez  votre  part! 

LE  ROI. 

Avec  le  Danemark 
Il  intrigue! 

LE  DUC. 

Il  vous  a  laissé  fixer  le  marc 
De  l'argent  aux  joailliers. 

LE  ROI,  dont  l'humeur  augmente. 

A  Rome  il  fait  la  guerre  ! 

LE  DUC. 

Il  vous  a  laissé  seul  rendre  un  édit  naguère 

Qui  défend  qu'un  bourgeois,  quand  même  il  le  voudrait, 

Mange  plus  d'un  écu  par  tête  au  cabaret. 

LE  ROI. 

Et  tous  les  beaux  traités  qu'il  arrange  en  cachette! 

LE  DUC. 

Et  votre  rendez-vous  de  chasse  à  la  Planchette? 


ACTE  IV.  —  LE  ROI.  97 

LE  ROI. 

Lui  seul  fait  tout.  Vers  lui  requêtes  et  placets 
Se  précipitent.  Moi,  je  suis  pour  les  français 
Une  ombre.  En  est-il  un  qui  pour  ce  qu'il  désire 
Vienne  à  moi  ? 

LE  DUC. 

Quand  on  a  les  écrouelles,  sire! 

La  colère  du  roi  va  croissant. 
LE  ROI. 

Il  veut  donner  mon  ordre  à  monsieur  de  Lyon, 
Son  frère j  mais  non  pas,  j'entre  en  rébellion! 

LE  DUC. 

Mais... 

LE   ROI. 

On  m'a  dégoûté  des  siens. 

LE  DUC. 

Sire,  l'envie! 

LE   ROI. 

Sa  nièce  Combalet  mène  une  belle  vie! 

LE  DUC. 

La  médisance!., . 

LE  ROI. 

Il  a  deux  cents  gardes  à  pié. 

LE  DUC. 

Mais  il  n'en  a  que  cent  à  cheval. 

LE   ROI. 

C'est  pitié! 

LE  DUC. 

Sire,  il  sauve  la  France. 

LE  ROI. 

Oui,  duc?  —  Il  perd  mon  âme! 
D'un  bras  il  fait  la  guerre  à  nos  payens,  —  l'infâme! 

THÉÂTRE.    II. 


IL      NATIONAL!.. 


98  MARION   DE  LORME. 

De  l'autre  il  signe  un  pacte  aux  huguenots  suédois. 

Bas  à  l'oreille  de  Bellegarde. 

Puis,  si  j'osais  compter  les  têtes  sur  mes  doigts, 
Les  têtes  qu'il  a  fait  tomber  en  Grève!  Toutes 
De  mes  amis!  Sa  pourpre  est  faite  avec  des  gouttes 
De  leur  sang!  et  c'est  lui  qui  m'habille  de  deuil! 

LE  DUC. 

Traite-t-il  mieux  les  siens  ?  Épargna-t-il  Saint-Preuil  ? 

LE  ROI. 

S'il  a  pour  ceux  qu'il  aime  une  tendresse  amère, 
Certe,  il  m'aime  ardemment!  — 

Brusquement,  après  un  silence,  en  croisant  les  bras. 

Il  m'exile  ma  mère! 

LE  DUC. 

Mais,  sire,  il  croit  toujours  agir  à  vos  souhaits, 
Il  est  fidèle,  sûr,  dévoué. . . 

LE   ROI. 

Je  le  hais! 
Il  me  gêne,  il  m'opprime!  et  je  ne  suis  ni  maître, 
Ni  libre,  moi  qui  suis  quelque  chose  peut-être. 
A  force  de  marcher  à  pas  si  lourds  sur  moi, 
Craint-il  pas  à  la  fin  de  réveiller  le  roi  ? 
Car  près  de  moi,  chétif,  si  grande  qu'elle  brille, 
Sa  fortune  à  mon  souffle  incessamment  vacille, 
Et  tout  s'écroulerait  si,  disant  un  seul  mot, 
Ce  que  je  veux  tout  bas,  je  le  voulais  tout  haut! 

Un  silence. 

Cet  homme  fait  le  bon  mauvais,  le  mauvais  pire. 
Comme  le  roi,  l'état,  déjà  malade,  empire. 
Cardinal  au  dehors,  cardinal  au  dedans, 
Le  roi  jamais!  —  Il  mord  l'Autriche  à  belles  dents, 
Laisse  prendre  à  qui  veut  mes  vaisseaux  dans  le  golfe 
De  Gascogne,  me  ligue  avec  Gustave-Adolphe... 
Que  sais-je?. ..  Il  est  partout  comme  l'âme  du  roi, 
Emplissant  mon  royaume,  et  ma  famille,  et  moi! 
Ah!  je  suis  bien  à  plaindre! 

Allant  à  la  fenêtre. 

Et  toujours  de  la  pluie! 


ACTE   IV.  —  LE   ROI.  99 

LE  DUC. 

Votre  majesté  donc  souffre  bien  ? 

LE  ROI. 

Je  m'ennuie. 

Un  silence. 

Moi,  le  premier  de  France,  en  être  le  dernier! 
Je  changerais  mon  sort  au  sort  d'un  braconnier. 
Oh!  chasser  tout  le  jour!  en  vos  allures  franches 
N'avoir  rien  qui  vous  gêne,  et  dormir  sous  les  branches! 
Rire  des  gens  du  roi  !  chanter  pendant  l'éclair, 
Et  vivre  libre  aux  bois,  comme  l'oiseau  dans  l'air! 
Le  manant  est  du  moins  maître  et  roi  dans  son  bouge. 

—  Mais  toujours  sous  les  yeux  avoir  cet  homme  rouge, 
Toujours  là,  grave  et  dur,  me  disant  à  loisir  : 

—  «  Sire!  il  faut  que  ceci  soit  votre  bon  plaisir!  » 

—  Dérision!  cet  homme  au  peuple  me  dérobe. 
Comme  on  fait  d'un  enfant,  il  me  met  dans  sa  robe, 
Et  quand  un  passant  dit  :  —  Qu'est-ce  donc  que  je  voi 
Dessous  le  cardinal?  on  répond  :  C'est  le  roi! 

—  Puis  ce  sont  tous  les  jours  quelques  nouvelles  listes. 
Hier  des  huguenots,  aujourd'hui  des  duellistes, 

Dont  il  lui  faut  la  tête.  —  Un  duel!  le  grand  forfait! 
Mais  des  têtes  toujours!  —  Qu'est-ce  donc  qu'il  en  fait? 

Bellegarde  frappe  du  pied.  —  Entrent  le  marquis  de  Nangis  et  Marion. 


SCENE  VIL 

Les  Mêmes,  MARION,  LE  MARQUIS  DE  NANGIS. 

Le  marquis  de  Nangis  s'avance  avec  sa  suite  à  quelques  pas  du  roi,  et  met  un  genou  en  terre. 
Marion  tombe  à  genoux  à  la  porte. 

LE  MARQUIS  DE  NANGIS. 

Justice! 

LE  ROI. 

Contre  qui  ? 

LE  MARQUIS  DE  NANGIS. 


Contre  un  tyran  sinistre, 
Armand,  qu'on  nomme  ici  le  cardinal-ministre. 


IOO  MARION   DE  LORME. 


MARION 

Grâce! 

LE   ROI. 

Pour  qui  ? 

MARION. 

Didier. . . 

LE  MARQUIS  DE  NANGIS. 

Pour  le  marquis  Gaspard 
De  Saverny. 

LE  ROI. 

J'ai  vu  ces  deux  noms  quelque  part. 

LE  MARQUIS  DE  NANGIS. 

Sire,  grâce  et  justice! 

LE  ROI. 

Et  quel  titre  est  le  vôtre  ? 

LE  MARQUIS  DE  NANGIS. 

Je  suis  oncle  de  l'un. 

LE  ROI,  à  Marion. 

Vous  ? 

MARION,  avec  fermeté. 

Je  suis  sœur  de  l'autre. 

LE  ROI. 

Or  çà,  l'oncle  et  la  sœur,  que  voulez-vous  ici? 

LE  MARQUIS  DE  NANGIS,  montrant  tour  à  tour  les  deux  mains  du  roi. 

De  cette  main  justice,  et  de  l'autre  merci. 
Moi,  Guillaume,  marquis  de  Nangis,  capitaine 
De  cent  lances,  baron  du  mont  et  de  la  plaine, 
Contre  Armand  Duplessis,  cardinal  Richelieu, 
Requiers  mes  deux  seigneurs,  le  roi  de  France,  et  Dieu. 
C'est  de  justice  enfin  qu'ici  je  suis  en  quête. 
Gaspard  de  Saverny,  pour  qui  je  fais  requête, 
Est  mon  neveu. 

MARION,  bas  au  marquis. 

Parlez  pour  les  deux,  monseigneur! 


ACTE   IV.  —  LE   ROT.  IOI 

LE  MARQUIS  DE  NANGIS,  continuant. 

Il  eut  le  mois  dernier  une  affaire  d'honneur 

Avec  un  gentilhomme,  avec  un  capitaine, 

Un  Didier,  que  je  crois  de  noblesse  incertaine. 

Ce  fut  un  tort.  —  Tous  deux  ont  fait  en  braves  gens. 

Mais  le  ministre  avait  aposté  des  sergents. . . 

LE   ROI. 

Je  sais  l'affaire.  Assez.  Qu'avez-vous  à  me  dire? 

LE  MARQTIS  DE  NANGIS,  se  relevant. 

Je  dis  qu'il  est  bien  temps  que  vous  y  songiez,  sire; 

Que  le  cardinal-duc  a  de  sombres  projets, 

Et  qu'il  boit  le  meilleur  du  sang  de  vos  sujets. 

Votre  père  Henri,  de  mémoire  royale, 

N'eût  pas  ainsi  livré  sa  noblesse  loyale; 

Il  ne  la  frappait  point  sans  y  fort  regarder; 

Et  bien  gardé  par  elle,  il  la  savait  garder. 

Il  savait  qu'on  peut  faire  avec  des  gens  d'épées 

Quelque  chose  de  mieux  que  des  têtes  coupées; 

Qu'ils  sont  bons  à  la  guerre.  Il  ne  l'ignorait  point, 

Lui  dont  plus  d'une  balle  a  troué  le  pourpoint. 

Ce  temps  était  le  bon.  J'en  fus,  et  je  l'honore. 

Un  peu  de  seigneurie  y  palpitait  encore. 

Jamais  à  des  seigneurs  un  prêtre  n'eût  touché. 

On  n'avait  point  alors  de  tête  à  bon  marché. 

Sire!  en  des  jours  mauvais  comme  ceux  où  nous  sommes, 

—  Croyez  un  vieux,  —  gardez  un  peu  de  gentilshommes. 

Vous  en  aurez  besoin  peut-être  à  votre  tour. 

Hélas!  vous  gémirez  peut-être  quelque  jour 

Que  la  place  de  Grève  ait  été  û  fêtée, 

Et  que  tant  de  seigneurs  de  bravoure  indomptée, 

Vers  qui  se  tourneront  vos  regrets  envieux, 

Soient  morts  depuis  longtemps  qui  ne  seraient  pas  vieux  ! 

Car  nous  sommes  tout  chauds  de  la  guerre  civile, 

Et  le  tocsin  d'hier  gronde  encor  dans  la  ville. 

Soyez  plus  ménager  des  peines  du  bourreau. 

C'est  lui  qui  doit  garder  son  estoc  au  fourreau, 

Non  pas  nous.  D'échafauds  montrez-vous  économe. 

Craignez  d'avoir  un  jour  à  pleurer  tel  brave  homme, 

Tel  vaillant  de  grand  cœur,  dont,  à  l'heure  qu'il  est, 

Le  squelette  blanchit  aux  chaînes  d'un  gibet! 


102  MARION   DE  LORME. 

Sire!  le  sang  n'est  pas  une  bonne  rosée  ; 

Nulle  moisson  ne  vient  sur  la  Grève  arrosée, 

Et  le  peuple  des  rois  évite  le  balcon 

Quand  aux  dépens  du  Louvre  on  peuple  Montfaucon. 

Meurent  les  courtisans,  s'il  faut  que  leur  voix  aille 

Vous  amuser,  pendant  que  le  bourreau  travaille! 

Cette  voix  des  flatteurs  qui  dit  que  tout  est  bon, 

Qu'après  tout  on  est  fils  d'Henri  quatre,  et  Bourbon, 

Si  haute  qu'elle  soit,  ne  couvre  pas  sans  peine 

Le  bruit  sourd  qu'en  tombant  fait  une  tête  humaine. 

Je  vous  en  donne  avis,  ne  jouez  pas  ce  jeu, 

Roi,  qui  serez  un  jour  face  à  face  avec  Dieu. 

Donc,  je  vous  dis,  avant  que  rien  ne  s'accomplisse, 

Qu'à  tout  prendre  il  vaut  mieux  un  combat  qu'un  supplice. 

Que  ce  n'est  pas  la  joie  et  l'honneur  des  états 

De  voir  plus  de  besogne  aux  bourreaux  qu'aux  soldats, 

Que  c'est  un  pasteur  dur  pour  la  France  où  vous  êtes 

Qu'un  prêtre  qui  se  paie  une  dîme  de  têtes, 

Et  que  cet  homme  illustre  entre  les  inhumains 

Qui  touche  à  votre  sceptre,  —  a  du  sang  à  ses  mains! 

LE   ROI. 

Monsieur  le  cardinal  est  mon  ami.  Qui  m'aime 
L'aimera  ! 

LE  MARQUIS  DE  NANGIS. 

Sire!... 

LE  ROI. 

Assez.  C'est  un  autre  moi-même. 

LE  MARQUIS  DE  NANGIS. 

Sire!... 

LE   ROI. 

Plus  de  harangue  à  troubler  nos  esprits! 

Montrant  ses  cheveux  qui  grisonnent. 

Ce  sont  les  harangueurs  qui  font  nos  cheveux  gris. 

LE  MARQUIS  DE  NANGIS. 

Pourtant,  sire,  un  vieillard,  une  femme  qui  pleure! 
C'est  de  vie  et  de  mort  qu'il  s'agit  à  cette  heure! 

LE   ROI. 

Que  demandez-vous  donc  ? 


ACTE   IV.  —  LE  ROI.  103 

LE  MARQUIS  DE  NANGIS. 

La  grâce  de  Gaspard  ! 


La  grâce  de  Didier! 


MARION. 


LE    ROI. 


Tout  ce  qu'un  roi  départ 
En  grâces,  trop  souvent  est  pris  à  la  justice. 


MARION. 


Ah!  sire!  à  notre  deuil  que  le  roi  compatisse. 

Savez-vous  ce  que  c'est?  Deux  jeunes  insensés, 

Par  un  duel  jusqu'au  fond  de  l'abîme  poussés! 

Mourir,  grand  Dieu!  mourir  sur  un  gibet  infâme! 

Vous  aurez  pitié  d'eux!  —  Je  ne  sais  pas,  moi  femme, 

Comment  on  parle  aux  rois.  Pleurer  peut-être  est  malj 

Mais  c'est  un  monstre  enfin  que  votre  cardinal! 

Pourquoi  leur  en  veut-il?  Qu'ont-ils  fait?  Il  n'a  même 

Jamais  vu  mon  Didier.  —  Hélas!  qui  l'a  vu,  l'aime. 

—  A  leur  âge,  tous  deux!  les  tuer,  pour  un  duel! 

Leurs  mères!  songez  donc!  —  Ah!  c'est  horrible!  —  O  ciel! 

Vous  ne  le  voudrez  pas!...  —  Ah!  femmes  que  nous  sommes, 

Nous  ne  savons  pas  bien  parler  comme  les  hommes, 

Nous  n'avons  que  des  pleurs,  des  cris,  et  des  genoux 

Que  le  regard  d'un  roi  ploie  et  brise  sous  nous! 

Ils  ont  eu  tort,  c'est  vrai!  Si  leur  faute  vous  blesse, 

Tenez,  pardonnez-leur.  Vous  savez?  la  jeunesse! 

Mon  Dieu!  les  jeunes  gens  savent-ils  ce  qu'ils  font? 

Pour  un  geste,  un  coup  d'oeil,  un  mot,  —  souvent  au  fond 

Ce  n'est  rien,  —  on  se  blesse,  on  s'irrite,  on  s'emporte. 

Les  choses  tous  les  jours  se  passent  de  la  sorte; 

Chacun  de  ces  messieurs  le  sait.  Demandez-leur, 

Sire.  —  Est-ce  pas,  messieurs?  —  Ah!  Dieu!  l'affreux  malheur! 

Dire  que  vous  pouvez  d'un  mot  sauver  deux  têtes! 

Oh!  je  vous  aimerai,  sire,  si  vous  le  faites! 

Grâce!  grâce!  —  Oh!  mon  Dieu!  si  je  savais  parler, 

Vous  verriez,  vous  diriez  :  Il  faut  la  consoler, 

C'est  une  pauvre  enfant,  son  Didier,  c'est  son  âme...  — ■ 

J'étouffe.  Ayez  pitié! 

LE    ROI. 

Qu'est-ce  que  cette  dame? 


104  MARION   DE  LORME. 


MARION. 

Une  sœur,  majesté,  qui  tremble  à  vos  genoux! 
Vous  vous  devez  au  peuple. 

LE   ROI. 

Oui,  je  me  dois  à  tous. 
Le  duel  n'a  jamais  fait  de  ravages  plus  amples. 

MARION. 

Il  faut  de  la  pitié,  sire! 

LE   ROI. 

Il  faut  des  exemples. 

LE  MARQUIS  DE  NANGIS. 

Deux  enfants  de  vingt  ans,  sire!  songez-y  bien. 
Ah!  leur  âge  à  tous  deux  fait  la  moitié  du  mien! 

MARION. 

Majesté,  vous  avez  une  mère,  une  femme, 

Un  fils,  quelqu'un  enfin  que  vous  aimez  dans  l'âme, 

Un  frère,  sire!  —  Eh  bien!  pitié  pour  une  sœur! 

LE   ROI. 

Un  frère?  non,  madame. 

Il  réfléchit  un  instant. 

Ah!  si  fait.  J'ai  Monsieur. 

Apercevant  la  suite  du  marquis. 

Çà,  marquis  de  Nangis,  quelle  est  cette  brigade? 
Sommes-nous  assiégés?  allons-nous  en  croisade? 
Pour  nous  mener  ainsi  vos  gardes  sous  les  yeux , 
Etes-vous  duc  et  pair? 

LE  marquis  de  nangis. 

Non,  sire,  je  suis  mieux 
Qu'un  duc  et  pair,  créé  pour  des  cérémonies. 
Je  suis  baron  breton  de  quatre  baronnies. 

LE  DUC  DE  BELLEGARDE,  à  part. 

L'orgueil  est  un  peu  fort  et  par  trop  maladroit! 

le  roi. 
Bien.  Dans  votre  manoir  remportez  votre  droit, 


ACTE   IV.  —   LE   ROI.  105 

Monsieur.  Mais  laissez-nous  les  nôtres  sur  nos  terres. 
Nous  sommes  justicier. 

LE  MARQUIS  DE  NANGIS  ,  frissonnant. 

Sire!  au  nom  de  vos  pères, 
Considérez  leur  âge  et  leurs  torts  expiés, 

Il  tombe  à  genoux.  , 

Et  l'orgueil  d'un  vieillard  qui  se  brise  à  vos  pieds. 
Grâce! 

Le  roi  fait  un  signe  brusque  de  colère  et  de  refus. 
Le  marquis  se  relève  lentement. 

Du  roi  Henri,  votre  père  et  le  nôtre, 
Je  fus  le  compagnon,  et  j'étais  là  quand  l'autre... 
—  L'autre  monstre,  —  enfonça  le  poignard...  —  Jusqu'au  soir 
Je  gardai  mon  roi  mort,  car  c'était  mon  devoir. 
Sire!  j'ai  vu  mon  père,  hélas!  et  mes  six  frères 
Choir  tour  à  tour  au  choc  des  factions  contraires  -, 
La  femme  qui  m'aimait,  je  l'ai  perdue  aussi. 
Maintenant,  —  le  vieillard  que  vous  voyez  ici 
Est  comme  un  patient  qu'un  bourreau  qui  s'en  joue 
A  pour  tout  un  grand  jour  attaché  sur  la  roue. 
Le  Seigneur  a  brisé  mes  membres  tour  à  tour 
De  sa  barre  de  fer.  —  Voici  la  fin  du  jour, 

Mettant  la  main  sur  sa  poitrine. 

Et  j'ai  le  dernier  coup.  —  Sire,  Dieu  vous  conserve! 

Il  salue  profondément  et  sort.  Marion  se  lève  péniblement  et  va  tomber 
mourante  dans  l'enfoncement  de  la  porte  dorée  du  cabinet  du  roi. 

LE  ROI,  essuyant  une  larme  et  le  suivant  des  yeux,  à  Bcllegardc. 

Pour  ne  pas  défaillir  il  faut  qu'un  roi  s'observe.         „ 
Bien  faire  est  malaisé...  Ce  vieillard  m'a  touché... 

Il  rêve  un  moment  et  so.t  brusquement  de  son  silence. 

Aujourd'hui  pas  de  grâce!  hier  j'ai  trop  péché. 

Se  rapprochant  de  Bellegardc. 

Pour  vous,  duc,  avant  lui  vous  veniez  de  me  dire 

Mainte  chose  hardie  et  qui  pourra  vous  nuire 

Quand  an  cardinal-duc  je  redirai  ce  soir 

La  conversation  que  nous  venons  d'avoir. 

J'en  suis  fâché  pour  vous.  Désormais  prenez  garde... 

Bâillant. 

Ah!  j'ai  bien  mal  dormi,  mon  pauvre  Bellegardc! 


To6  MARION   DE  LORME. 

Congédiant  du  geste  gardes  et  courtisans. 

Messieurs,  laissez-nous  seul.  Allez. 

A  L'Angely. 

Demeure,  toi. 

Tout  le  monde  sort,  excepté  Marion,  que  le  roi  ne  voit  pas. 
Le  duc  de  Bellegarde  l'aperçoit  accroupie  au  seuil  de  la  porte,  et  va  à  elle, 

LE  DUC  DE  BELLEGARDE,  bas  à  Marion. 

Vous  ne  pouvez  rester  à  la  porte  du  roi. 
Qu'y  faites-vous,  collée  ainsi  qu'une  statue? 
Ma  chère,  allez-vous-en. 

MARION. 

J'attendrai  qu'on  m'y  tue. 

L'ANGELY,  bas  au  duc. 

Laissez-la,  duc. 

Bas  a  Marion. 

Restez. 

Il  revient  auprès  du  roi,  qui  s'est  assis  dans  le  grand  fauteuil 
et  rêve  profondément. 


SCENE  VIII. 
LE  ROI,   L'ANGELY. 

LE  ROI,  avec  un  soupir  profond. 

L'Angely!  L'Angely! 
Viens,  j'ai  le  cœur  malade  et  d'amertume  empli. 
Point  de  rire  à  la  bouche,  et  dans  mes  yeux  arides 
Point  de  pleurs.  Toi  qui  seul  quelquefois  me  dérides, 
Viens.  —  Toi  qui  n'as  jamais  peur  de  ma  majesté, 
Fais  luire  dans  mon  ame  un  rayon  de  gaîte. 

Un  silence. 
L'ANGELY. 

N'est-ce  pas  que  la  vie  est  une  chose  amère, 
Sire  ? 

LE  ROI. 

Hélas! 

L'ANGELY. 

Et  que  l'homme  est  un  souffle  éphémère  ? 


ACTE   IV.  —  LE  ROI.  IOJ 


LE  ROI. 

Un  souffle,  et  rien  de  plus. 

L'ANGELY. 

N'est-ce  pas,  dites-moi, 
Qu'on  est  bien  malheureux  d'être  homme,  et  d'être  roi, 
Sire? 

LE  ROI. 

On  a  double  charge. 

L'ANGELY. 

Et,  plutôt  qu'être  au  monde, 
Que  mieux  vaut  le  tombeau,  si  l'ombre  en  est  profonde? 

LE  ROI. 

Je  l'ai  toujours  dit. 

L'ANGELY. 

Sire,  être  mort,  ou  pas  né, 
Voilà  le  seul  bonheur.  Mais  l'homme  est  condamné. 

LE  ROI. 

Que  tu  me  fais  plaisir  de  parler  de  la  sorte! 

Un  silence. 
L'ANGELY. 

Une  fois  au  tombeau,  pensez-vous  qu'on  en  sorte? 

LE  ROI,  dont  la  tristesse  a  été  toujours  croissant  aux  paroles  du  fou. 

Nous  le  saurons  plus  tard.  —  J'en  voudrais  être  là. 

Un  silence. 

Fou,  je  suis  malheureux!  -  -  Entends-tu  bien  cela? 

L'ANGELY. 

Je  le  vois.  —  Vos  regards,  votre  face  amaigrie, 
Votre  deuil... 

LE  ROI. 

Et  comment  veux-tu  donc  que  je  rie  ? 

Se  rapprochant  du  fou. 

Car  avec  moi,  vois-tu,  —  tu  perds  ta  peine.  —  A  quoi 
Te  sert  de  vivre  donc?  Beau  métier!  fou  de  roi! 


io8  xMARION   DE   LORME. 

Grelot  faussé,  —  pantin  qu'on  jette  et  qu'on  ramasse, 
Dont  le  rire  vieilli  n'est  plus  qu'une  grimace!  — 
Que  fais-tu  sur  la  terre,  à  jouer  arrêté? 
Pourquoi  vis-tu  ? 

L'ANGELY. 

Je  vis  par  curiosité. 
Mais  vous,  —  à  quoi  bon  vivre?  —  Ah!  je  vous  plains  dans  l'âme 
Comme  vous  êtes  roi,  mieux  vaudrait  être  femme! 
Je  ne  suis  qu'un  pantin  dont  vous  tenez  le  fil  5 
Mais  votre  habit  royal  cache  un  fil  plus  subtil 
Que  tient  un  bras  plus  forts  et  m°i>  j'aime  mieux  être 
Pantin  aux  mains  d'un  roi,  sire,  qu'aux  mains  d'un  prêtre! 

Un  silence. 
LE  ROI,  rêvant  et  Je  plus  en  plus  triste. 

Tu  ris,  mais  tu  dis  vrai.  C'est  un  homme  infernal. 
—  Satan  pourrait-il  pas  s'être  fait  cardinal? 
Si  c'était  lui  dont  j'ai  l'âme  ainsi  possédée? 
Qu'en  dis-tu  ? 

L'ANGELY. 

J'ai  souvent,  sire,  eu  la  même  idée. 

LE  ROI. 

Ne  parlons  plus  ainsi.  Ce  doit  être  un  péché. 

Vois  comme  le  malheur  sur  moi  s'est  attaché. 

Je  viens  ici  -,  j'avais  des  cormorans  d'Espagne,  — 

Pas  une  goutte  d'eau  pour  pêcher!  —  La  campagne! 

Point  d'étang  assez  large  en  ce  maudit  Chambord 

Pour  qu'un  ciron  s'y  voie  en  s'y  mirant  du  bord! 

Je  veux  chasser?  —  la  mer.  Je  veux  pêcher?  —  la  plaine. 

Suis-je  assez  malheureux? 

L'ANGELY. 

Oui,  votre  vie  est  pleine 

LE  ROI. 

Comment  me  consolerais  tu  ! 

L'ANGELY. 

Tenez,  un  autre  encor.  Vous  tenez  pour  vertu, 
Avec  raison,  cet  art  de  dresser  les  alètes 


D'affreux  chagrins 


ACTE   IV.  —  LE  ROI.  109 

A  la  chasse  aux  perdrix.  Un  bon  chasseur,  vous  l'êtes, 
Fait  cas  du  fauconnier. 

LE  ROI,  vivement. 

Le  fauconnier  est  dieu  ! 

L'ANGELY. 

Eh  bien,  il  en  est  deux  qui  vont  mourir  sous  peu. 

LE  ROI. 

A  la  fois? 

L'ANGELY. 

Oui. 

LE   ROI. 

Qui  donc  ? 

L'ANGELY. 

Deux  fameux  ! 

LE  ROI. 

Qui ,  de  grâce  ? 

L'ANGELY. 

Ces  jeunes  gens  pour  qui  l'on  vous  demandait  grâce . . . 

LE  ROI. 

Ce  Gaspard  ?  ce  Didier  ? , . . 

L'ANGELY. 

Je  crois  qu'oui.  Les  derniers. 

LE  ROI. 

Quelle  calamité!  Vraiment,  deux  fauconniers! 
Avec  cela  que  l'art  se  perd  !  Ah  !  duel  funeste  ! 
Moi  mort,  cet  art  aussi  s'en  va,  —  comme  le  reste! 
—  Pourquoi  ce  duel? 

L'ANGELY. 

Mais  l'un  à  l'autre  soutenait 
Que  l'alète  au  grand  vol  ne  vaut  pas  l'alfanet. 

LE  ROI. 

11  avait  tort.  —  Pourtant  le  cas  n'est  pas  pendable. 

Un  silence. 


HO  MARION   DE  LORME. 

Mais,  après  tout,  mon  droit  de  grâce  est  imperdable. 
Au  gré  du  cardinal  je  suis  toujours  trop  doux. 

Un  silence. 
A  L'Angely. 

Richelieu  veut  leur  mort. 

L'ANGELY. 

Sire,  que  voulez-vous? 

LE  ROI,  après  réflexion  et  silence. 

Ils  mourront! 

L'ANGELY. 

C'est  cela. 

LE  ROI. 

Pauvre  fauconnerie  ! 

L'ANGELY,  allant  à  la  fenêtre. 

Voyez  donc,  sire! 

LE  ROI,  se  détournant  en  sursaut. 

Quoi? 

L'ANGELY. 

Regardez,  je  vous  prie. 

LE  ROI,  se  levant  et  allant  à  la  fenêtre. 

Qu'est-ce  ? 

L'ANGELY,  lui   montrant  quelque  chose  au  dehors. 

On  vient  relever  la  sentinelle. 

LE  ROI. 

Eh  bien  ? 
C'est  tout? 

L'ANGELY. 

Quel  est  ce  drôle  aux  galons  jaunes? 

LE  ROI. 

Rien. 
Le  caporal. 

L'ANGELY. 

Il  met  un  autre  homme  à  la  place. 
Que  lui  dit-il  ainsi  tout  bas? 


ACTE  IV.  —   LE   ROI.  III 


LE  ROI. 


Le  mot  de  passe. 
Bouffon,  où  veux-tu  donc  en  venir? 


L'ANGELY. 

A  ceci  : 
Que  les  rois  ici-bas  font  sentinelle  aussi. 
Au  lieu  de  pique,  ils  ont  un  sceptre  qui  les  charge. 
Quand  ils  ont  tout  leur  temps  trôné  de  long  en  large, 
La  mort,  ce  caporal  des  rois,  met  en  leur  lieu 
Un  autre  porte-sceptre,  et  de  la  part  de  Dieu 
Lui  donne  le  mot  d'ordre,  et  ce  mot,  c'est  :  clémence! 

le  ROI. 

Non.  C'est  :  justice.  —  Ah!  deux  fauconniers,  perte  immense! 
—  Ils  mourront  ! 

L'ANGELY. 

Comme  vous,  comme  moi.  —  Grand,  petit, 
La  mort  dévore  tout  d'un  égal  appétit. 
Mais,  tout  pressés  qu'ils  sont,  les  morts  dorment  à  l'aise. 
Monsieur  le  cardinal  vous  obsède  et  vous  pèse, 
Attendez,  sire!  —  Un  jour,  un  mois,  l'an  révolu, 
Lorsque  nous  aurons  bien,  durant  le  temps  voulu, 
Fait  tous  trois,  moi  le  fou,  vous  le  roi,  lui  le  maître, 
Nous  nous  endormirons,  et,  si  fier  qu'on  puisse  être, 
Si  grand  que  soit  un  homme  au  compte  de  l'orgueil, 
Nul  n'a  plus  de  six  pieds  de  haut  dans  le  cercueil  ! 
Lui,  voyez  déjà  comme  en  litière  on  le  traîne!... 

LE   ROI. 

Oui,  la  vie  est  bien  sombre  et  la  tombe  est  sereine.  — 
Si  je  ne  t'avais  pas  pour  m'égayer  un  peu... 

L'ANGELY. 

Sire,  précisément,  je  viens  vous  dire  adieu. 

LE  ROI. 

Que  dis-tu? 

L'ANGELY. 

Je  vous  quitte. 


112  MARION   DE   LORME. 

LE  ROI. 

Allons,  quelle  folie! 
Du  service  des  rois  la  mort  seule  délie. 

L'ANGELY. 

Aussi  vais-je  mourir  ! 

LE  ROI. 

Es-tu  fou  pour  de  bon  ? 
Dis? 

L'ANGELY. 

Condamné  par  vous,  roi  de  France  et  Bourbon. 

LE  ROI. 

Si  tu  railles,  bouffon,  dis-nous  où  nous  en  sommes. 

L'ANGELY. 

Sire,  j'étais  du  duel  de  ces  deux  gentilshommes. 
Mon  épée  en  était,  du  moins,  si  ce  n'est  moi. 
Je  vous  la  rends. 

Il  tire  son  épée  et  la  présente  un  genou  en  terre. 
LE  ROI,  prenant  l'épée  et  l'examinant. 

Vraiment  !  une  épée!  oui,  ma  foi  ! 
D'où  te  vient-elle,  ami? 

L'ANGELY. 

Sire,  on  est  gentilhomme. 
Vous  n'avez  pas  fait  grâce  aux  coupables,  en  somme 
J'en  suis. 

LE  ROI,  grave  et  sombre. 

Alors,  bonsoir.  Laisse-moi,  pauvre  fou, 
Avant  qu'il  soit  coupé,  t'embrasser  par  le  cou. 

Il  embrasse  L'Angely. 
L'ANGELY,  à   part. 

Il  prend  terriblement  au  sérieux  la  chose! 

LE  ROI,  après  un  silence. 

Jamais  à  la  justice  un  vrai  roi  ne  s'oppose. 


ACTE   IV.  —  LE  ROI.  113 

Mais,  cardinal  Armand,  vous  êtes  bien  cruel. 

Deux  fameux  fauconniers  et  mon  fou,  pour  un  duel! 

Il  se  promène  vivement  agité  et  la  main  sur  le  front. 
Puis  il  se  tourne  vers  L'Angely  inquiet. 

Va,  va!  console-toi,  la  vie  est  bien  amère, 

Mieux  vaut  la  tombe,  et  l'homme  est  un  souffle  éphémère. 

L'ANGELY. 

Diable! 

Le  roi  continue  de  se  promener  et  paraît  violemment  agité. 
LE  ROI. 

Ainsi,  pauvre  fou,  tu  crois  qu'ils  te  pendront? 

L'ANGELY,  à  part. 

Comme  il  y  va!  j'en  ai  la  sueur  sur  le  front! 

Haut. 

A  moins  d'un  mot  de  vous. . . 

Le  roi. 

Qui  donc  me  fera  rire? 
Si  l'on  sort  du  tombeau,  tu  viendras  me  le  dire. 
C'est  une  occasion. 

L'ANGELY. 

Le  message  est  charmant  ! 

Le  roi  continue  de  se  promener  à  grands  pas,  adressant  çà  et  là  la  parole  à  L'Angely. 

LE  ROI. 

L'Angely  !  quel  triomphe  au  cardinal  Armand  ! 

Croisant  les  bras. 

Crois-tu,  si  je  voulais,  que  je  serais  le  maître? 

L'ANGELY. 

Montaigne  eût  dit  :  J^jte  sals-je  ?  et  Rabelais  :  Peut-être. 

LE  ROI,  avec  un  geste  de  résolution. 

Bouffon!  un  parchemin! 

L'Angely  lui  présente  avec  empressement  un  parchemin  qui  se  trouve  sur  une 
table  près  d'une  écritoire.  Le  roi  écrit  précipitamment  quelques  mots,  puis 
tend  le  parchemin  à  L'Angely. 

Je  vous  fais  grâce  à  tous! 

THEATRE.    II.  8 


114  MARION   DE  LORME. 

L'ANGELY. 

A  tous  trois? 

LE  ROI. 

Oui. 

L'ANGELY,  courant  à  Marion. 

Madame,  arrivez!  A  genoux! 
Remerciez  le  roi  ! 

MARION,  tombant  à  genoux. 

Nous  avons  notre  grâce? 

L'ANGELY. 

Et  c'est  moi . . . 

MARION. 

Quels  genoux  faut-il  donc  que  j'embrasse? 
Les  vôtres  ou  les  siens  ? 

LE  ROI,  étonné,  examinant  Marion.  —  A  part. 

Que  veut  dire  ceci  ? 
Est-ce  un  piège? 

L'ANGELY,  donnant  le  parchemin  à  Marion. 

Prenez  le  papier  que  voici. 

Marion  baise  le  parchemin,  et  le  met  dans  son  sein. 
LE  ROI,  à  part. 

Suis-je  dupe? 

A  Marion. 

Un  instant,  madame!  il  faut  me  rendre 
Cette  feuille. . . 

MARION. 

Grand  Dieu  ! 

Au  roi,  avec  hardiesse,  en  montrant  sa  gorge. 

Sire,  venez  la  prendre! 
Et  m'arrachez  aussi  le  cœur! 

Le  roi  s'arrête  et  recule  embarrassé. 
L'ANGELY,  bas  à  Marion. 

Bon!  gardez-la. 
Tenez  ferme!  Le  roi  ne  met  pas  ses  mains  là. 


ACTE  IV.  —  LE   ROI.  115 

LE  ROI,  à  Marion. 

Donnez,  dis-je  ! 

MARION. 

Prenez. 

LE  ROI,  baissant  les  yeux. 

Quelle  est  cette  sirène? 

L'ANGELY,  bas  a  Marion. 

Il  n'oserait  rien  prendre  au  corset  de  la  reine  ! 

LE  ROI,  congédiant  Marion  du  geste,  après  un  moment  d'hésitation, 
et  sans  lever  les  yeux  sur  elle. 

Eh  bien ,  allez  ! 

MARION ,  saluant  profondément  le  roi. 

Courons  sauver  les  prisonniers  ! 

Elle  sort. 
L'ANGELY,  au  roi. 

C'est  la  sœur  de  Didier,  l'un  des  deux  fauconniers. 

LE  ROI. 

Elle  est  ce  qu'elle  veut.  Mais  c'est  étrange  comme 
Elle  m'a  fait  baisser  les  yeux,  —  moi  qui  suis  homme! 

Un  silence. 

Bouffon!  tu  m'as  joué.  C'est  un  autre  pardon 
Qu'il  faut  que  je  t'accorde. 

L'ANGELY. 

Eh!  sire!  accordez  donc! 
Toute  grâce  est  un  poids  qu'un  roi  du  cœur  s'enlève. 

LE  ROI. 

Tu  dis  vrai.  J'ai  toujours  souffert  les  jours  de  Grève. 
Nangis  avait  raison,  un  mort  jamais  ne  sert, 
Et  Montfaucon  peuplé  rend  le  Louvre  désert. 

Se  promenant  à  grands  pas. 

C'est  une  trahison  que  de  venir  en  face 
Au  fils  du  roi  Henri  rayer  son  droit  de  grâce. 
Que  fais-je  ainsi,  déchu,  détrôné,  désarmé? 
Comme  dans  un  sépulcre,  en  cet  homme  enfermé? 


n6  MARION   DE  LORME. 

Sa  robe  est  mon  linceul,  et  mes  peuples  me  pleurent. 
Non!  non!  je  ne  veux  pas  que  ces  deux  enfants  meurent. 
Vivre  est  un  don  du  ciel  trop  visible  et  trop  beau. 

Après  une  rêverie. 

Dieu  qui  sait  où  l'on  va  peut  ouvrir  un  tombeau, 
Un  roi,  non.  Je  les  rends  tous  deux  à  leur  famille. 
Ils  vivront.  Ce  vieillard  et  cette  jeune  fille 
Me  béniront.  C'est  dit.  J'ai  signé,  moi  le  roi! 
Le  cardinal  sera  furieux,  mais,  ma  foi, 
Tant  pis,  cela  fera  plaisir  à  Bellegarde. 

L'ANGELY. 

On  peut  bien  une  fois  être  roi  par  mégarde! 


ACTE  CINQUIEME. 

LE  CARDINAL. 


BEAUGENCY. 

Le  donjon  de  Beaugency.  —  Un  préau.  Au  fond,  le  donjon;  tout  à  l'entour,  un  grand  mur. 
—  A  gauche,  une  haute  porte  en  ogive.  A  droite,  une  petite  porte  surbaissée  dans  le  mur. 
Près  de  la  porte,  une  table  de  pierre  devant  un  banc  de  pierre. 


SCENE  PREMIERE. 

DES  OUVRIERS. 

Ils  travaillent  à  démolir  l'angle  du  mur  du  fond  à  gauche. 
La  brèche  est  déjà  assez  avancée. 

PREMIER  OUVRIER,  piochant. 

Hum!  c'est  dur! 

DEUXIÈME  OUVRIER,  piochant. 

Peste  soit  du  gros  mur  qu'il  nous  faut 
Jeter  par  terre  ! 

TROISIEME  OUVRIER,  piochant. 

Pierre,  as-tu  vu  l'échafaud? 

PREMIER  OUVRIER. 

Oui. 

Il  va  a  la  grande  porte  et  la  mesure. 

La  porte  est  étroite,  et  jamais  la  litière 
Du  seigneur  cardinal  n'y  passerait  entière. 

TROISIEME  OUVRIER. 

C'est  donc  une  maison? 


PREMIER  OUVRIER,  avec  un  geste  affirmatif. 

Avec  de  grands  rideaux. 
Vingt-quatre  hommes  à  pied  la  portent  sur  leur  dos. 


Il8  MARION   DE  LORME. 

DEUXIEME  OUVRIER. 

Moi,  j'ai  vu  la  machine,  un  soir,  par  un  temps  sombre, 
Qui  marchait...  On  eût  dit  Léviathan  dans  l'ombre. 

TROISIÈME  OUVRIER. 

Que  vient-il  ici  faire  avec  tant  de  sergents? 

PREMIER  OUVRIER. 

Voir  l'exécution  de  ces  deux  jeunes  gens. 
Il  est  malade,  il  a  besoin  de  se  distraire. 

DEUXIEME  OUVRIER. 

Finissons! 

Ils  se  remettent  au  travail.  Le  mur  est  presque  démoli. 
TROISIÈME  OUVRIER. 

As-tu  vu  l'échafaud  noir,  mon  frère? 
Ce  que  c'est  qu'être  noble! 

PREMIER  OUVRIER. 

Ils  ont  tout  ! 

DEUXIÈME  OUVRIER. 

Il  faut  voir 
Si  l'on  ferait  pour  nous  un  bel  échafaud  noir! 

PREMIER  OUVRIER. 

Qu'ont  donc  fait  ces  seigneurs,  qu'on  les  tue?  Hein,  Maurice, 
Comprends-tu  cela,  toi? 

TROISIEME  OUVRIER. 

Non.  C'est  de  la  justice. 

Ils  continuent  à  démolir  le  mur.  Entre  Laffemas.  Les  ouvriers  se  taisent.  Il  arrive 
par  le  fond,  comme  s'il  venait  d'une  cour  intérieure  de  la  prison.  Il  s'arrête 
devant  les  ouvriers  et  paraît  examiner  la  brèche  et  leur  donner  quelques  ordres. 
La  brèche  finie,  il  leur  fait  tendre  d'un  côté  à  l'autre  un  grand  drap  noir  qui 
la  cache  entièrement,  puis  il  les  congédie. 

Presque  en  même  temps  paraît  Marion,  en  blanc,  voilée.  Elle  entre  par  la  grande 
porte,  traverse  rapidement  le  préau,  et  court  frapper  au  guichet  de  la  petite 
porte.  Laffemas  se  dirige  du  même  côté  à  pas  lents.  Le  guichet  s'ouvre.  Paraît 
le  guichetier. 


ACTE  V.  —   LE   CARDINAL.  119 

SCÈNE  IL 

MARION,  LAFFEMAS. 

MARION,  montrant  un  parchemin  au  guichetier. 
Ordre  du  roi. 

LE  GUICHETIER. 

Madame,  on  n'entre  pas. 

MARION. 

Comment! 

LAFFEMAS,  présentant  un  papier  au  guichetier. 

Signé  du  cardinal. 

LE  GUICHETIER. 

Entrez. 

Laffemas,  au  moment  d'entrer,  se  retourne,  considère  un  instant  Marion, 
et  revient  vers  elle.  Le  guichetier  referme  la  porte. 

LAFFEMAS,  à  Marion. 

Mais  quoi,  vraiment, 
C'est  encor  vous!  Ici  !  L'endroit  est  équivoque. 

MARION. 

Oui. 

Avec  triomphe  et  montrant  le  parchemin. 

J'ai  la  grâce! 

LAFFEMAS,  montrant  le  sien. 

Et  moi,  l'ordre  qui  la  révoque. 

MARION,  avec  un  cri  d'effroi. 

L'ordre  est  d'hier  matin! 

LAFFEMAS. 

Le  mien,  de  cette  nuit. 

MARION,  les  mains  sur  ses  yeux. 

Oh!  plus  d'espoir! 

LAFFEMAS. 

L'espoir  n'est  qu'un  éclair  qui  luit. 
La  clémence  des  rois  est  chose  bien  fragile. 
Elle  vient  à  pas  lents,  et  fuit  d'un  pied  agile. 


120  MARION   DE  LORME. 

MARION. 

Pourtant  le  roi  lui-même  à  les  sauver  s'émeut!.. . 

LAFFEMAS. 

Est-ce  que  le  roi  peut  quand  le  cardinal  veut? 

MARION. 

O  Didier!  la  dernière  espérance  est  éteinte! 

LAFFEMAS,  bas. 

Pas  la  dernière. 

MARION. 

Ciel! 

LAFFEMAS,  se  rapprochant  d'elle.  —  Bas. 

Il  est  —  dans  cette  enceinte  — 
Un  homme,  —  qu'un  seul  mot  de  vous  —  peut  faire  ici 
Plus  heureux  qu'un  roi  même,  —  et  plus  puissant  aussi! 

MARION. 

Oh!  va-t'en! 

LAFFEMAS. 

Est-ce  là  le  dernier  mot? 

MARION,  avec  hauteur. 

De  grâce! 

LAFFEMAS. 

Qu'un  caprice  de  femme  est  chose  qui  me  passe! 

Vous  étiez  autrefois  tendre  facilement. 

Aujourd'hui,  —  qu'il  s'agit  de  sauver  votre  amant...  — 

MARION. 

Il  faut  que  vous  soyez  un  homme  bien  infâme, 

Bien  vil,  —  décidément!  —  pour  croire  qu'une  femme, 

—  Oui,  Marion  de  Lorme!  —  après  avoir  aimé 

Un  homme,  le  plus  pur  que  le  ciel  ait  formé, 

Après  s'être  épurée  à  cette  chaste  flamme, 

Après  s'être  refait  une  âme  avec  cette  âme, 

Du  haut  de  cet  amour  si  sublime  et  si  doux, 

Peut  retomber  si  bas  qu'elle  aille  jusqu'à  vous! 


ACTE  V.  —  LE   CARDINAL.  121 

LAFFEMAS. 

Aimez-le  donc! 

MARION. 

Le  monstre!  il  va  du  crime  au  vice! 
Laisse-moi  pure! 

LAFFEMAS. 

Donc  je  n'ai  plus  qu'un  service 
A  vous  rendre  à  présent? 

MARION. 

Quoi? 

LAFFEMAS. 

Si  vous  voulez  voir, 
Je  puis  vous  faire  entrer.  —  Ce  sera  pour  ce  soir. 

MARION,  tremblant  de  tout  son  corps. 

Dieu!  ce  soir! 

LAFFEMAS. 

Oui,  ce  soir.  —  Pour  voir  par  la  portière, 
Monsieur  le  cardinal  viendra  dans  sa  litière. 

Marion  est  plongée  dans  une  profonde  et  convulsive  rêverie.  Tout  à  coup  elle 
passe  ses  deux  mains  sur  son  front  et  se  tourne  comme  égarée  vers  Laf- 
femas. 

MARION. 

Comment  feriez-vous  donc  pour  les  faire  évader? 

LAFFEMAS,    bas. 

Si...  vous  vouliez?...  — ■  Alors  je  puis  faire  garder 
Cette  brèche,  par  où  viendra  son  éminence, 
Par  deux  hommes  à  moi... 

Il  écoute  du  côté  de  la  petite  porte. 

Du  bruit...  — ■  On  vient,  je  pense. 

MARION,  se  tordant  les  mains. 

Et  vous  le  sauveriez  ? 

LAFFEMAS. 

Oui. 

Bas. 

Pour  tout  dire  ici 
Les  murs  ont  trop  d'échos. . .  —  Ailleurs. . . 


122  MARION   DE  LORME. 

MARION,  avec  désespoir. 

Venez  ! 

Laffemas  se  dirige  vers  la  grande  porte  et  lui  fait  signe  du  doigt  de  le  suivre.  — • 
Marion  tombe  à  genoux,  tournée  vers  le  guichet  de  la  prison.  Puis  elle  se 
lève  avec  un  mouvement  convulsif,  et  disparaît  par  la  grande  porte,  à  la  suite 
de  Laffemas.  —  Le  petit  guichet  s'ouvre.  Entrent,  au  milieu  d'un  groupe  de 
gardes,  Saverny  et  Didier. 


SCENE  III. 

DIDIER,  SAVERNY. 

Saverny,  vêtu  à  la  dernière  mode,  entre  avec  pétulance  et  gaîté;  Didier,  tout  en  noir,  pâle, 
à  pas  lents.  Un  geôlier  accompagné  de  deux  hallebardiers  les  conduit.  Le  geôlier  place  les 
deux  hallebardiers  en  sentinelle  près  du  rideau  noir.  —  Didier  va  s'asseoir  en  silence  sur  le 
banc  de  pierre. 

SAVERNY,  au  geôlier  qui  vient  de  lui  ouvrir  la  porte. 

Merci  ! 
Le  bon  air! 

LE  GEOLIER,  le  tirant  à  l'écart,  bas. 

Monseigneur,  à  vous  deux  mots,  de  grâce. 

SAVERNY. 

Quatre  ! 

LE  GEOLIER,  baissant  de  plus  en  plus  la  voix. 

Voulez-vous  fuir? 


SAVERNY,  vivement. 

Par  où  faut-il  qu'on  passe? 


LE  GEOLIER. 


C'est  mon  affaire. 


SAVERNY. 

Vrai  ? 

Le  geôlier  fait  un  signe  de  tète. 

Monsieur  le  cardinal, 
Vous  vouliez  m'empêcher  de  retourner  au  bal  ! 
Pardieu  !  nous  danserons  encor!  La  bonne  chose 
Que  de  vivre  ! 

Au  geôlier. 

Ah  çà,  quand  ? 


ACTE  V.  —    LE   CARDINAL.  123 

LE  GEOLIER. 

Ce  soir,  à  la  nuit  close. 

SAVERNY,  se  frottant  les  mains. 

D'honneur,  je  suis  charmé  de  quitter  ce  logis. 
—  D'où  me  vient  ce  secours  ? 

LE  GEOLIER. 

Du  marquis  de  Nangis. 

SAVERNY. 

Mon  bon  oncle! 

Au  geôlier. 

A  propos,  c'est  pour  tous  deux,  je  pense? 

LE  GEÔLIER. 

Je  n'en  puis  sauver  qu'un. 

SAVERNY. 

Pour  double  récompense  ? 

LE  GEÔLIER. 

Je  n'en  puis  sauver  qu'un. 

SAVERNY,  hochant  la  tête. 

Qu'un? 

Bas  au  geôlier. 

Alors,  écoutez, 

Montrant  Didier. 

Voilà  celui  qu'il  faut  sauver. 

LE  GEOLIER. 

Vous  plaisantez. 

SAVERNY. 

Non  pas.  —  Lui. 

LE  GEÔLIER. 

Monseigneur,  quelle  idée  est  la  vôtre  ! 
Votre  oncle  fait  cela  pour  vous,  non  pour  un  autre. 


124  MARION    DE  LORME. 

SAVERNY. 

Est-ce  dit?  En  ce  cas,  préparez  deux  linceuls. 

Il  tourne  le  dos  au  geôlier,  qui  sort  étonné.  Entre  un  greffier. 

Bon  !  —  on  ne  pourra  pas  rester  un  instant  seuls  ! 

LE  GREFFIER,  saluant  les  prisonniers. 

Messieurs,  un  conseiller  du  roi  près  la  grand'chambre 
Va  venir. 

Il  salue  de  nouveau  et  sort. 
SAVERNY. 

Bien.  — 

En  riant. 

Avoir  vingt  ans,  être  en  septembre, 
Et  ne  pas  voir  octobre  !  —  Est-ce  pas  ennuyeux  ? 

DIDIER,  tenant  le  portrait  a  la  main,  immobile  sur -le  devant, 
et  comme  absorbé  dans  une  contemplation  profonJe. 

Viens,  viens.  Regarde-moi.  —  Bien,  --  tes  yeux  sur  mes  yeux. 
Ainsi  !  —  Comme  elle  est  belle  !  —  et  quelle  grâce  étrange  ! 
Dirait-on  une  femme?  Oh!  non,  c'est  un  front  d'ange! 
Dieu  lui-même,  en  douant  ce  regard  de  candeur, 
S'il  y  mit  plus  de  flamme,  y  mit  plus  de  pudeur. 
Cette  bouche  d'enfant,  qu'entr'ouvre  un  doux  caprice, 
Palpite  d'innocence!...  — 

Jetant  par  terre  le  portrait  avec  violence. 

Oh!  pourquoi  ma  nourrice, 
Au  lieu  de  recueillir  le  pauvre  enfant  trouvé, 
M'a-t-elle  pas  brisé  le  front  sur  le  pavé! 
Qu'est-ce  que  j'avais  fait  à  ma  mère  pour  naître  ? 
Pourquoi  dans  son  malheur,  —  dans  son  crime  peut-être, 
En  m'exilant  du  sein  qui  dût  me  réchauffer, 
Fut-elle  pas  ma  mère  assez  pour  m'étouffer! 

SAVERNY,  revenant  du  fond  du  préau. 

Pvegardez,  mon  ami,  comme  cette  hirondelle 
Vole  bas  !  Il  pleuvra  ce  soir. 

DIDIER,  sans  l'entendre. 

Chose  infidèle 
Et  folle  qu'une  femme!  être  inconstant,  amer, 


ACTE  V.  —  LE  CARDINAL.  125 

Orageux  et  profond,  comme  l'eau  de  la  mer! 
Hélas!  à  cette  mer  j'avais  livré  ma  voile! 
Je  n'avais  dans  mon  ciel  rien  qu'une  seule  étoile. 
J'allais,  j'ai  fait  naufrage,  et  j'aborde  au  tombeau! 

—  Pourtant,  j'étais  né  bon,  l'avenir  m'était  beau, 
J'avais  peut-être  même  une  céleste  flamme,  — 

Un  esprit  dans  le  cœur!...  —  O  malheureuse  femme! 
Oh!  n'as-tu  pas  frémi  de  me  mentir  ainsi, 
Moi  qui  laissais  aller  mon  âme  à  ta  merci  ! 

SAVERNY. 

C'est  encor  Marion  !  —  Vous  avez  vos  idées 
Là-dessus. 

DIDIER,  sans  l'écouter,  ramassant  le  portrait  et  y  fixant  les  yeux. 

Quoi  !  parmi  les  choses  dégradées 
Il  faut  te  rejeter,  femme  qui  m'as  trompé  ! 
Démon,  d'une  aile  d'ange  aux  yeux  enveloppé! 

Il  remet  le  portrait  sur  son  cœur. 

Reviens  là,  c'est  ta  place!  — 

Se  rapprochant  Je  Savemy. 

Un  bizarre  prodige  ! 
Ce  portrait  est  vivant.  —  Il  est  vivant,  te  dis-je!  — 
Tandis  que  tu  dormais,  en  silence  et  sans  bruit, 

—  Ecoute,  —  il  m'a  rongé  le  cœur  toute  la  nuit! 

SAVERNY. 

Pauvre  ami  !  —  De  la  mort  disons  quelque  parole. 

A  part. 

Cela  m'attriste  un  peu,  mais  cela  le  console. 

DIDIER. 

Que  me  demandiez-vous  ?  Je  n'ai  point  écouté. 
Car,  depuis  qu'on  m'a  dit  ce  nom,  il  m'est  resté 
Un  étourdissement  dont  j'ai  l'âme  affaiblie. 
Je  ne  me  souviens  pas,  je  ne  sais  pas,  j'oublie. 

SAVERNY,  lui  prenant  le  bras. 

La  mort? 

DIDIER,  avec  joie. 

Ah! 


126  MARION   DE  LORME. 

SAVERNY. 

Parlez-moi  de  la  mort,  mon  ami. 
Qu'est-ce  enfin? 

DIDIER. 

Cette  nuit  avez-vous  bien  dormi  ? 

SAVERNY. 

Très  mal.  —  Mon  lit  est  dur,  à  meurtrir  qui  le  touche! 

DIDIER. 

Bien.  —  Quand  vous  serez  mort,  mon  ami,  votre  couche 
Sera  plus  dure  encor,  mais  vous  dormirez  bien. 
Voilà  tout.  On  a  bien  l'enfer,  mais  ce  n'est  rien 
Près  de  la  vie  ! 

SAVERNY. 

Allons!  ma  crainte  s'est  enfuie. 
Mais,  diable!  être  pendu,  voilà  ce  qui  m'ennuie! 

DIDIER. 

Eh  !  c'est  toujours  la  mort.  N'en  demandez  pas  tant  ! 

SAVERNY. 

A  votre  aise!  Mais  moi,  je  ne  suis  pas  content. 
Je  crains  peu  de  mourir,  je  le  dis  sans  jactance, 
Quand  la  mort  est  la  mort,  et  n'est  pas  la  potence. 

DIDIER. 

La  mort  a  mille  aspects.  Le  gibet  en  est  un. 

Sans  doute  ce  doit  être  un  moment  importun 

Quand  ce  nœud  vous  éteint  comme  on  souffle  une  flamme, 

Et  vous  serre  la  gorge,  et  vous  fait  jaillir  l'âme! 

Mais  après  tout,  qu'importe!  et,  si  tout  est  bien  noir, 

Pourvu  que  sur  la  terre  on  ne  puisse  rien  voir,  — 

Qu'on  soit  sous  un  tombeau  qui  vous  pèse  et  vous  loue, 

Ou  que  le  vent  des  nuits  vous  tourmente,  et  se  joue 

A  rouler  des  débris  de  vous,  que  les  corbeaux 

Ont  du  gibet  de  pierre  arrachés  par  lambeaux,  — 

Qujest-ce  que  cela  fait? 

SAVERNY. 

Vous  êtes  philosophe. 


ACTE   V.  —  LE  CARDINAL.  127 


DIDIER. 


Que  le  bec  du  vautour  déchire  mon  étoffe, 
Ou  que  le  ver  la  ronge,  ainsi  qu'il  fait  d'un  roi, 
C'est  l'affaire  du  corps  :  mais  que  m'importe,  à  moi  ! 
Lorsque  la  lourde  tombe  a  clos  notre  paupière, 
L'âme  lève  du  doigt  le  couvercle  de  pierre, 
Et  s'envole. . . 

Entre  un  conseiller,  suivi  et  précédé  de  hallebardiers  en  noir. 


SCENE  IV. 

Les  Mêmes,  UN  CONSEILLER  A  LA  GRAND'CH AMBRE, 

en  grand  costume;  GEOLIERS,  GARDES. 
LE  GEOLIER,  annonçant. 

Monsieur  le  conseiller  du  roi. 

LE  CONSEILLER,  saluant  tour  à  tour  Saverny  et  Didier. 

Messieurs,  mon  ministère  est  pénible,  et  la  loi 
Est  sévère. . . 

SAVERNY. 

J'entends.  Il  n'est  plus  d'espérance. 
Eh  bien,  parlez,  monsieur. 

LE  CONSEILLER. 

Il  déroule  un  parchemin  et  lit. 

«Nous,  Louis,  roi  de  France 
«Et  de  Navarre,  au  fond,  rejetons  le  pourvoi 
«  Que  lesdits  condamnés  ont  formé  près  du  roi; 
«Pour  la  forme,  des  leurs  ayant  l'âme  touchée, 
«  Nous  commuons  leur  peine  à  la  tête  tranchée.  » 

SAVERNY,  avec  joie. 

A  la  bonne  heure  ! 

LE  CONSEILLER,  saluant  de  nouveau. 

Ainsi,  messieurs,  tenez- vous  prêts. 
Ce  doit  être  aujourd'hui. 

11  salue  et  se  dispose  à  sortir. 


I28  MARION   DE  LORME. 

DIDIER,  qui  est  resté  dans  son  attitude  rêveuse,  à  Saverny. 

Je  disais  donc  qu'après, 
Après  la  mort,  qu'on  ait  mis  le  cadavre  en  claie, 
Qu'on  ait  sur  chaque  membre  élargi  quelque  plaie, 
Qu'on  ait  tordu  les  bras,  qu'on  ait  brisé  les  os, 
Qu'on  ait  souillé  le  corps  de  ruisseaux  en  ruisseaux, 
De  toute  cette  chair,  morte,  sanglante,  impure, 
L'âme  immortelle  sort  sans  tache  et  sans  blessure! 

LE  CONSEILLER,  revenant  sur  s:s  pas,  à  Didier. 

Messieurs,  occupez-vous  de  passer  ce  grand  pas. 
Pensez-y  bien. 

DIDIER,  avec  douceur. 

Monsieur,  ne  m'interrompez  pas. 

SAVERNY,  gaîmcnt  à  Didier. 

Plus  de  gibet! 

DIDIER. 

Je  sais.  On  a  changé  la  fête. 
Le  cardinal  ne  va  qu'avec  son  coupe-tete. 
Il  faut  bien  l'employer.  La  hache  rouillerait. 

SAVERNY. 

Tiens!  vous  prenez  cela  froidement!  L'intérêt 
Est  grand  pourtant. 

Au  conseiller. 

Merci  de  la  bonne  nouvelle. 


LE  CONSEILLER. 

Monsieur,  je  la  voudrais  meilleure  encor.  —  Mon  zèle. 

SAVERNY 

Ah!  pardon.  A  quelle  heure? 

LE  CONSEILLER. 

A  neuf  heures,  —  ce  soir. 

DIDIER. 

Bien.  Que  du  moins  le  ciel  comme  mon  cœur  soit  noir. 


ACTE  V.  -    •  LE  CARDINAL.  129 

SAVERNY. 
Où  sera  l'échafaud  ? 

LE  CONSEILLER,  montrant  de  la  main  la  cour  voisine. 

Ici,  —  dans  la  cour  même. 
Monseigneur  doit  venir. 

Le  conseiller  sort  avec  tout  son  cortège.  Les  deux  prisonniers  restent  seuls.  Le 
jour  commence  à  baisser.  On  aperçoit  seulement  au  fond  briller  la  hallebarde 
des  deux  sentinelles  qui  se  promènent  en  silence  devant  la  brèche. 


SCENE    V. 

DIDIER,  SAVERNY. 

DIDIER,  solennellement,  après  un  silence. 

A  ce  moment  suprême, 
11  convient  de  songer  au  sort  qui  nous  attend. 
Nous  sommes  à  peu  près  du  même  âge,  et  pourtant 
Je  suis  plus  vieux  que  vous.  Donc  je  dois  faire  en  sorte 
Que  ma  voix  jusqu'au  bout  vous  guide  et  vous  exhorte. 
D'autant  plus  que  c'est  moi  qui  vous  perds;  le  défi 
Vint  de  moi;  vous  viviez  heureux,  il  m'a  suffi 
De  toucher  votre  vie,  hélas!  pour  la  corrompre. 
Votre  sort  sous  le  mien  a  ployé  jusqu'à  rompre. 
Or,  nous  entrons  tous  deux  ensemble  dans  la  nuit 
Du  tombeau.  Tenons-nous  par  la  main... 

On  entend  des  coups  de  marteau. 
SAVERNY. 

Qu'est  ce  bruit  ? 

DIDIER. 

C'est  l'échafaud  qu'on  dresse,  ou  nos  cercueils  qu'on  cloue. 

Saverny  s'assied  sur  le  banc  de  pierre. 
Continuant. 

—  Souvent  au  dernier  pas  le  cœur  de  l'homme  échoue. 
La  vie  encor  nous  tient  par  de  secrets  côtés. 

L'horloge  sonne  un  coup. 

Mais  je  crois  qu'une  voix  nous  appelle...  Ecoutez! 

Un  nouveau  coup. 

THÉÂTRE.   —   11.  y 

*  mpMMcniE 


130 


MARION   DE  LORME. 

SAVERNY. 

Non,  c'est  l'heure  qui  sonne. 

Un  troisième  coup. 
DIDIER. 

Oui,  l'heure! 

Un  quatrième  coup. 
SAVERNY. 

A  la  chapelle. 

Quatre  autres  coups. 
DIDIER. 

C'est  toujours  une  voix,  frère,  qui  nous  appelle. 

SAVERNY. 

Encore  une  heure. 

Il  appuie  ses  coudes  sur  la  table  de  pierre  et  sa  tête  sur  ses  mains. 
On  vient  relever  les  hallebardiers  de  garde. 

DIDIER. 

Ami  !  gardez-vous  de  fléchir, 
De  trébucher  au  seuil  qui  nous  reste  à  franchir! 
Du  sépulcre  sanglant  qu'un  bourreau  nous  apprête 
La  porte  est  basse,  et  nul  n'y  passe  avec  sa  tête. 
Frère!  allons  d'un  pas  ferme  au-devant  de  leurs  coups. 
Que  ce  soit  l'échafaud  qui  tremble,  et  non  pas  nous. 
On  veut  notre  tête?  eh!  pour  n'être  pas  en  faute, 
Au  bourreau  qui  l'attend  il  faut  la  porter  haute. 

Il  s'approche  de  Saverny  immobile. 

Courage  ! 

Il  lui  prend  le  bras,  et  s'aperçoit  qu'il  dort. 

Il  dort.  —  Et  moi  qui  lui  prêchais  si  bien 
Le  courage!...  Il  dormait!  Qu'est  le  mien  près  du  sien? 

Il  s'assied. 

Dors,  toi  qui  peux  dormir!  —  Bientôt  me  viendra  l'heure 
De  dormir  à  mon  tour.  —  Oh!  pourvu  que  tout  meure! 
Pourvu  que  rien  d'un  cœur  dans  la  tombe  enfermé 
Ne  vive  pour  haïr  ce  qu'il  a  trop  aimé! 

La  nuit  est  tout  a  fait  tombée.  Pendant  que  Didier  se  plonge  de  plus  en  plus 
dans  ses  pensées,  entrent  par  la  brèche  du  fond  Marion  et  le  geôlier.  Le 
geôlier  la  précède  avec  une  lanterne  sourde  et  un  paquet.  Il  dépose  le  paquet 
et  la  lanterne  à  terre.  Puis  il  s'avance  avec  précaution  vers  Marion,  qui  est 
restée  sur  le  seuil,  pâle,  immobile,  comme  égarée. 


ACTE  V.  -      LE   CARDINAL.  131 

SCÈNE  VI. 
Les  Mêmes,  MARIO N,  LE   GEÔLIER. 

LE  GEÔLIER,  à  Marion. 

Surtout,  soyez  dehors  avant  l'heure  indiquée. 

Il  s'éloigne.  Pendant  tout  le  reste  de  la  scène,  il  continue  de  se  promener 
de  long  en  large  au  fond. 

MARION. 

Elle  s'avance  en  chancelant  et  comme  absorbée  dans  une  pensée  de  désespoir. 
De  temps  en  temps,  elle  passe  la  main  sur  son  visage,  comme  si  elle  cherchait 
a  effacer  quelque  chose. 

...Sa  lèvre  est  un  fer  rouge  et  m'a  toute  marquée! 

Tout  à  coup,  dans  l'ombre,  elle  aperçoit  Didier,  pousse  un  cri,  court, 
se  précipite,  et  tombe  haletante  à  ses  genoux. 

Didier!  Didier!  Didier! 

DIDIER,  comme  éveillé  en  sursaut. 

Elle  ici!  Dieu! 

D'un  ton  froid. 

—  C'est  vous? 

MARION. 

Qui  veux-tu  que  ce  soit?  —  Oh  !  laisse!  à  tes  genoux! 
Je  me  sens  si  bien  là!  —  Tes  mains,  tes  mains  chéries, 
Donne-les-moi,  tes  mains!  —  Comme  ils  les  ont  meurtries! 
Des  chaînes,  n'est-ce  pas?  Des  fers?...  —  Les  malheureux! 
Je  suis  ici,  vois-tu?  c'est  que...  —  C'est  bien  affreux! 

Elle  pleure.  On  l'entend  sangloter. 
DIDIER. 

Qu'avez-vous  à  pleurer? 

MARION. 

Non.  Est-ce  que  je  pleure? 
Non,  je  ris. 

Elle  rit. 

Nous  allons  nous  enfuir  tout  à  l'heure. 
Je  ris,' je  suis  contente,  il  vivra!  c'est  passe! 

Elle  retombe  sur  les  genoux  de  Didier  et  pleure. 
Oh!  tout  cela  me  tue,  et  j'ai  le  cœur  brise! 


132  MARION  DE  LORME. 

DIDIER. 

Madame... 

MARION. 

Elle  se  lève  sans  l'entendre  et  court  chercher  le  paquet, 
qu'elle  apporte  à  Didier. 

Profitons  de  l'instant  où  nous  sommes. 
Mets  ce  déguisement.  J'ai  gagné  ces  deux  hommes. 
On  peut  sans  être  vu  sortir  de  Beaugency. 
Nous  prendrons  une  rue  au  bout  de  ce  mur-ci. 
Richelieu  va  venir  voir  comme  on  exécute 
Ses  ordres.  Gardons-nous  de  perdre  une  minute. 
Le  canon  tirera  pour  sa  venue.  Ainsi 
Tout  alors  est  perdu  si  nous  sommes  ici  ! 

DIDIER. 

C'est  bien. 

MARION. 

Vite!  —  Ah!  mon  Dieu!  c'est  bien  lui!  c'est  lui-même! 
Sauvé!  Parle-moi  donc.  Mon  Didier,  je  vous  aime! 

DIDIER. 

Vous  dites  une  rue  au  détour  de  ce  mur? 

MARION. 

Oui,  j'en  viens,  j'ai  tout  vu.  C'est  un  chemin  très  sûr. 

J'ai  regardé  fermer  la  dernière  fenêtre. 

Nous  y  rencontrerons  quelques  femmes  peut-être. 

D'ailleurs,  on  vous  prendra  pour  un  passant.  Voilà. 

Quand  nous  serons  bien  loin,  —  mettez  ces  habits-là!  — - 

Nous  rirons  de  vous  voir  déguisé  de  la  sorte. 

Vite! 

DIDIER,  repoussant  les  habits  du  pied. 

Rien  ne  presse. 

MARION. 

Ah!  la  mort  est  à  la  porte! 
Fuyons!  Didier!  —  C'est  moi  qui  viens  ici. 

DIDIER. 

Pourquoi  ? 

MARION. 

Pour  vous  sauver!  Grand  Dieu!  quelle  demande,  à  moi! 
Pourquoi  ce  ton  glacé? 


ACTE  V.  —   LE   CARDINAL.  133 


DIDIER,  avec  un  sourire  triste. 


Vous  savez  que  nous  sommes 
Bien  souvent  insensés,  nous  autres  pauvres  hommes! 

MARION. 

Viens!  oh!  viens!  le  temps  presse,  et  les  chevaux  sont  prêts. 
Tout  ce  que  tu  voudras,  tu  le  diras  après. 
Mais  partons! 

DIDIER. 

Que  fait  là  cet  homme  qui  regarde? 

MARION. 

C'est  le  geôlier.  Il  est  gagné,  comme  la  garde. 
Doutez-vous  de  ces  gens?  Vous  avez  l'air  frappé... 

DIDIER. 

Non,  rien.  —  C'est  que  souvent  l'on  peut  être  trompé. 

MARION. 

Oh!  viens!  —  Si  tu  savais,  chaque  instant  qui  s'écoule, 
Je  meurs,  je  crois  entendre  au  loin  marcher  la  foule. 
Oh!  hâtons-nous  de  fuir,  je  t'en  prie  à  genoux! 

DIDIER,  montrant  Savcrny  endormi. 

Dites-moi,  pour  lequel  de  nous  deux  venez- vous? 

MARION,  un  moment  interdite. 
A  part. 

Gaspard  est  généreux,  il  ne  m'a  pas  nommée. 

Haut. 

Est-ce  ainsi  que  Didier  parle  à  sa  bien-aimée? 
Mon  Didier,  qu'avez-vous  contre  moi  ? 

DIDIER. 

Je  n'ai  rien. 
Voyons,  levez  la  tête,  et  regardez-moi  bien. 

Marion,  tremblante,  rixe  son  regard  sur  le  sien. 

Oui,  c'est  bien  ressemblant. 


134  MARION   DE  LORME. 

MARION. 

Mon  Didier,  je  t'adore, 
Mais  viens  donc  ! 

DIDIER. 

Voulez-vous  me  regarder  encore  ? 

Il  la  regarde  fixement. 

MARION,  terrifiée  sous  le  regard  de  Didier. 
A  part. 

Dieu  !  les  baisers  de  l'autre  !  Est-ce  qu'il  les  verrait  ? 

Haut. 

—  Ecoutez-moi,  Didier,  vous  avez  un  secret. 
Vous  êtes  mal  pour  moi.  Vous  avez  quelque  chose! 
Il  faut  me  dire  tout.  Vous  savez,  on  suppose 
Souvent  le  mal,  et  puis,  plus  tard,  on  est  fâché 
Quand  un  malheur  survient  pour  un  secret  caché  ! 
Ah  !  j'avais  autrefois  ma  part  dans  vos  pensées  ! 
Toutes  ces  choses-là  sont-elles  donc  passées  ? 

Ne  m'aimez-vous  donc  plus  ?  —  Vous  souvient-il  de  Blois  ? 

De  la  petite  chambre  où  j'étais  autrefois? 

Comme  nous  nous  aimions  dans  une  paix  profonde! 

Que  c'était  un  oubli  de  toute  chose  au  monde  ? 

Seulement,  vous,  parfois  vous  étiez  inquiet. 

Souvent  j'ai  dit  :  —  Mon  Dieu!  si  quelqu'un  le  voyait! 

—  C'était  charmant!  —  Un  jour  a  tout  perdu.  —  Chère  âme, 
Combien  m'avez-vous  dit  de  fois,  en  mots  de  flamme, 

Que  j'étais  votre  amour,  que  j'avais  vos  secrets, 

Que  je  ferais  de  vous  tout  ce  que  je  voudrais! 

Quelles  grâces  jamais  vous  ai-je  demandées  ? 

Vous  savez,  bien  souvent  j'entre  dans  vos  idées, 

Mais  aujourd'hui  cédez!  —  Il  y  va  de  vos  jours! 

Ah!  vivez  ou  mourez,  je  vous  suivrai  toujours; 

Toute  chose  avec  vous,  Didier,  me  sera  douce, 

La  fuite  ou  l'échafaud ! . . .  —  Eh  bien,  il  me  repousse! 

Laissez-moi  votre  main,  cela  vous  est  égal, 

Mon  front  sur  vos  genoux  ne  vous  fait  pas  de  mal! 

J'ai  couru  pour  venir,  je  suis  bien  fatiguée. 

—  Ah!  qu'est-ce  qu'ils  diraient,  ceux  qui  m'ont  vue  si  gaie, 
Si  contente  autrefois,  de  me  voir  pleurer  là! 

—  As-tu  quelque  grief  sur  moi  ?  dis-moi  cela! 

—  Hélas!  souffre  à  tes  pieds  la  pauvre  malheureuse! 
C'est  une  chose,  ami,  vraiment  bien  douloureuse 


ACTE   V.  -       LE   CARDINAL. 

Que  je  ne  puisse  pas  obtenir  un  seul  mot 

De  vous!  —  Enfin  on  dit  ce  qu'on  a.  --  Non,  plutôt 

Poignardez-moi.  -  -  Voyons,  mes  larmes  sont  taries, 

Et  je  veux  te  sourire,  et  je  veux  que  tu  ries, 

Et  si  tu  ne  ris  pas,  je  ne  t'aimerai  plus! 

—  Je  fis  assez  longtemps  tout  ce  que  tu  voulus, 

C'est  ton  tour.  Dans  les  fers  ton  âme  s'est  aigrie. 

Parle-moi,  voyons,  parle,  appelle-moi  :  Marie!... 

DIDIER. 

Marie,  ou  Marion  ? 

MARION,  tombant  épouvantée  à  terre. 

Didier,  soyez  clément  ! 

•      DIDIER,  d'une  voix  terrible. 

Madame,  on  n'entre  pas  ici  facilement! 
Les  bastilles  d'état  sont  nuit  et  jour  gardées, 
Les  portes  sont  de  fer,  les  murs  ont  vingt  coudées. 
Pour  que  devant  vos  pas  la  prison  s'ouvre  ainsi, 
A  qui  vous  êtes-vous  prostituée  ici  ? 

MARION. 

Didier,  qui  vous  a  dit?... 

DIDIER. 

Personne.  Je  devine. 

MARION. 

Didier!  J'en  jure  ici  par  la  bonté  divine, 
C'était  pour  vous  sauver,  vous  arracher  d'ici, 
Pour  fléchir  les  bourreaux,  pour  vous  sauver! 

DIDIER. 

Merci  ! 

Croisant  les  bras. 

Ah!  qu'on  soit  jusque-là  sans  pudeur  et  sans  âme, 
C'est  véritablement  une  honte,  madame! 

Il  parcourt  le  préau  a  grands  pas  avec  une  explosion  de  cris  de  rage. 

Où  donc  est  le  marchand  d'opprobre  et  de  mépris 

Qui  se  fait  acheter  ma  tête  à  de  tels  prix  ? 

Où  donc  est  le  geôlier  ?  le  juge  ?  où  donc  est  l'homme  ? 


135 


136  MARION   DE   LORME. 

Que  je  le  broie  ici,  que  je  l'écrase  comme 
Ceci  ! 

Il  va  pour  briser  le  portrait  entre  ses  mains,  mais  il  s'arrête, 
et  poursuit,  éperdu. 

Le  juge!  —  Allez!  messieurs,  faites  des  lois 
Et  jugez!  Que  m'importe,  à  moi,  que  le  faux  poids 
Qui  fait  toujours  pencher  votre  balance  infâme 
Soit  la  tête  d'un  homme  ou  l'honneur  d'une  femme  ! 

A  Marion. 

■ —  Allez  le  retrouver! 

MARION. 

Oh  !  ne  me  traitez  pas 
Ainsi  !  De  vos  mépris  poussée  à  chaque  pas 
Je  tremble j  un  mot  de  plus,  Didier,  je  tombe  morte! 
Ah!  si  jamais  amour  fut  vraie,  ardente  et  forte, 
Si  jamais  homme  fut  adoré  parmi  tous, 
Didier!  Didier!  c'est  vous  par  moi! 

DIDIER. 

Ha!  taisez-vous. 
—  J'aurais  pu,  —  pour  ma  perte,  —  aussi,  moi,  naître  femme. 
J'aurais  pu,  —  comme  une  autre,  —  être  vile,  être  infâme, 
Me  donner  pour  de  l'or,  faire  au  premier  venu 
Pour  y  dormir  une  heure  offre  de  mon  sein  nu 5  — 
Mais  s'il  était  venu  vers  moi,  bonne  et  facile, 
Un  honnête  homme,  épris  d'un  honneur  imbécile; 
Si  j'avais,  d'aventure,  en  passant  rencontré 
Un  cœur,  d'illusions  encor  tout  pénétré;  — 
Plutôt  que  de  ne  pas  dire  à  cet  homme  honnête  : 
«  Je  suis  cela!  »  plutôt  que  de  lui  faire  fête, 
Plutôt  que  de  ne  pas  moi-même  l'avertir 
Que  mon  œil. chaste  et  pur  ne  faisait  que  mentir; 
Plutôt  qu'être  à  ce  point  perfide,  ingrate  et  fausse, 
J'eusse  aimé  mieux  creuser  de  mes  ongles  ma  fosse  ! 

MARION. 

Oh! 

DIDIER. 

Que  vous  ririez  bien  si  vous  pouviez  vous  voir 
Comme  vous  fit  mon  cœur,  cet  étrange  miroir! 
Que  vous  avez  bien  fait  de  le  briser,  madame  ! 
Vous  étiez  là,  candide,  et  pure,  et  chaste!...  O  femme! 


ACTE  V.  —   LE   CARDINAL.  137 

Que  t'avait  fait  cet  homme,  au  cœur  profond  et  doux, 
Et  qui  t'a  si  longtemps  aimée  à  deux  genoux  ? 

LE  GEÔLIER. 

L'heure  passe. 

MARION. 

Ah!  le  temps  marche,  et  l'instant  s'envole! 
—  Didier!  je  n'ai  pas  droit  de  dire  une  parole, 
Je  ne  suis  qu'une  femme  à  qui  l'on  ne  doit  rien, 
Vous  m'avez  réprouvée  et  maudite,  et  c'est  bien, 
Et  j'ai  mérité  plus  que  haine  et  que  risée, 
Et  vous  êtes  trop  bon,  et  mon  âme  brisée 
Vous  bénit;  mais  voici  l'heure  affreuse.  Ah!  fuyez! 
Le  bourreau  se  souvient  de  vous  qui  l'oubliez  ! 
Mais  j'ai  disposé  tout.  Vous  pouvez  fuir...  —  Ecoute, 
Ne  me  refuse  pas,  —  tu  sais  ce  qu'il  m'en  coûte!  — 
Frappe-moi,  laisse-moi  dans  l'opprobre  où  je  suis, 
Repousse-moi  du  pied,  marche  sur  moi,  —  mais  fuis! 

DIDIER. 

Fuir!  qui  fuir?  Il  n'est  rien  que  j'aie  à  fuir  au  monde 
Hors  vous,  —  et  je  vous  fuis,  --et  la  tombe  est  profonde. 

LE  GEOLIER. 

L'heure  passe. 

MARION. 

Viens!  Fuis! 

DIDIER. 

Je  ne  veux  pas  ! 


Pour  qui  ? 


MARION. 


DIDIER. 


MARION. 


Pitié 


Te  voir  saisi,  grand  Dieu!  te  voir  lié! 
Te  voir...  —  Non,  d'y  penser,  j'en  mourrais  d'épouvante. 
—  Oh!  dis,  viens,  viens!  Veux-tu  que  je  sois  ta  servante? 
Veux-tu  me  prendre,  avec  mes  crimes  expiés, 
Pour  avoir  quelque  chose  à  fouler  sous  tes  pieds? 
Celle  que  tu  daignas  nommer  aux  jours  d'épreuve 
Epouse. . . 


138  MARION   DE  LORME. 

DIDIER. 

Épouse! 

On  entend  le  canon  dans  l'éloignement. 

Alors,  voici  qui  vous  fait  veuve. 

MARION. 

Didier!... 

LE  GEÔLIER. 

L'heure  est  passée. 

Un  roulement  de  tambours.  —  Entre  le  conseiller  de  la  grand'chambre,  ac- 
compagné de  pénitents  portant  des  torches,  du  bourreau,  et  suivi  Je  soldats 
et  de  peuple. 

MARION. 

Ah!... 


SCENE  VIL 

Les  Mêmes,  LE  CONSEILLER,  LE  BOURREAU,  Peuple,  soldats. 

LE  CONSEILLER. 

Messieurs,  je  suis  prêt. 

MARION,  à  Didier. 

Quand  je  te  l'avais  dit  que  le  bourreau  viendrait  ! 

DIDIER,  au  conseiller. 

Nous  sommes  prêts  aussi. 

LE  CONSEILLER. 

Quel  est  celui  qu'on  nomme 
Marquis  de  Saverny  ? 

Didier  lui  montre  du  doigt  Saverny  endormi. 
Au  bourreau. 

Réveillez-le. 

LE  BOURREAU,  le  secouant. 

Mais  comme 
11  dort!  —  Hé!  monseigneur! 


ACTE   V.  —   LE   CARDINAL.  139 

SAVERNY,  se  frottant  les  veux. 

Ah!...  comment  ont-ils  pu 
M'ôter  mon  bon  sommeil? 

DIDIER. 

Il  n'est  qu'interrompu. 
SAVERNY,  à  demi  éveillé,  apercevant  Marion  et  la  saluant. 

Tiens!  je  rêvais  de  vous  justement,  belle  dame. 

LE  CONSEILLER. 

Avez-vous  bien  à  Dieu  recommandé  votre  âme  ? 

SAVERNY. 

Oui,  monsieur. 

LE  CONSEILLER,  lui  présentant  un  parchemin. 

Bien.  —  Veuillez  me  signer  ce  papier. 

SAVERNY,  prenant  le  parchemin,  et  le  parcourant  des  yeux. 

C'est  le  procès-verbal.  —  Ce  sera  singulier, 
Le  récit  de  ma  mort  signé  de  mon  paraphe! 

Il  signe,  et  parcourt  de  nouveau  le  papier. 
Au  greffier. 

Monsieur,  vous  avez  fait  trois  fautes  d'orthographe. 

Il  reprend  la  plume  et  les  corrige. 
Au  bourreau. 

Toi  qui  m'as  éveillé,  tu  vas  me  rendormir. 

LE  CONSEILLER,  à  Didier. 

Didier? 

Didier  se  présente.  Il  lui  passe  la  plume. 

Votre  nom  là. 

MARION,  se  cachant  les  yeux. 

Dieu  !  cela  fait  frémir  ! 

DIDIER,  signant. 

Jamais  à  rien  signer  je  n'eus  autant  de  joie! 

Les  gardes  font  la  haie  et  les  entourent  tous  deux. 


140  MARTON   DE  LORME. 

SAVERNY,  à  quelqu'un  dans  la  foule. 

Monsieur,  rangez-vous  donc,  pour  que  cet  enfant  voie. 

DIDIER,  a  Saverny. 

Mon  frère!  c'est  pour  moi  que  vous  faites  ce  pas, 
Embrassons-nous. 

Il  embrasse  Saverny. 
MARION,  courant  à  lui. 

Et  moi!  vous  ne  m'embrassez  pas? 
Didier!  embrassez-moi! 

DIDIER,  montrant  Saverny. 

C'est  mon  ami,  madame. 

MARION,  joignant  les  mains. 

Oh!  que  vous  m'accablez  durement,  faible  femme 
Qui,  sans  cesse  aux  genoux  ou  du  juge,  ou  du  roi, 
Demande  grâce  à  tous  pour  vous,  à  vous  pour  moi  ! 

DIDIER. 
Il  se  précipite  vers  Marion,  haletant  et  fondant  en  larmes. 

Eh  bien  non!  Non,  mon  cœur  se  brise!  C'est  horrible! 
Non,  je  l'ai  trop  aimée!  Il  est  bien  impossible 
De  la  quitter  ainsi!  —  Non!  c'est  trop  malaisé 
De  garder  un  front  dur  quand  le  cœur  est  brisé  ! 
Viens!  oh!  viens  dans  mes  bras! 

Il  la  serre  convulsivement  dans  ses  bras. 

Je  vais  mourir.  Je  t'aime! 
Et  te  le  dire  ici,  c'est  le  bonheur  suprême! 

MARION. 

Didier!... 

Il  l'embrasse  de  nouveau  avec  emportement. 
DIDIER. 

Viens!  pauvre  femme!  —  Ah!  dites -moi,  vraiment, 
Est-il  un  seul  de  vous  qui  dans  un  tel  moment 
Refusât  d'embrasser  la  pauvre  infortunée 
Qui  s'est  à  lui  sans  cesse  et  tout  à  fait  donnée? 
J'avais  tort!  j'avais  tort!  —  Messieurs,  voulez-vous  donc 
Que  je  meure  à  ses  yeux  sans  pitié,  sans  pardon? 


ACTE   V.  LE   CARDINAL.  141 

—  Oh!  viens,  que  je  te  dise!  —  Entre  toutes  les  femmes, 
Et  ceux  qui  sont  ici  m'approuvent  dans  leurs  âmes, 

Celle  que  j'aime,  celle  à  qui  reste  ma  foi, 
Celle  que  je  vénère  enfin,  c'est  encor  toi  !  — 
Car  tu  fus  bonne,  douce,  aimante,  dévouée!  — 
Écoute-moi  :  —  Ma  vie  est  déjà  dénouée, 
Je  vais  mourir,  la  mort  fait  tout  voir  au  vrai  jour. 
Va,  si  tu  m'as  trompé,  c'est  par  excès  d'amour! 

—  Et  ta  chute  d'ailleurs,  l'as-tu  pas  expiée? 

—  Ta  mère  en  ton  berceau  t'a  peut-être  oubliée 
Comme  moi.  —  Pauvre  enfant!  toute  jeune,  ils  auront 
Vendu  ton  innocence  ! ...  —  Ah  !  relève  ton  front  ! 

—  Écoutez  tous  :  —  A  l'heure  où  je  suis,  cette  terre 
S'efface  comme  une  ombre,  et  la  bouche  est  sincère! 

—  Eh  bien,  en  ce  moment,  --du  haut  de  l'échafaud, 

—  Quand  l'innocent  y  meurt,  il  n'est  rien  de  plus  haut!  — 
Marie,  ange  du  ciel  que  la  terre  a  flétrie, 

Mon  amour;,  mon  épouse,  —  écoute-moi,  Marie,  — 
Au  nom  du  Dieu  vers  qui  la  mort  va  m'entraînant, 
Je  te  pardonne! 

MARION,  étouffée  Je  larmes. 

O  ciel! 

DIDIER. 

A  ton  tour  maintenant, 

Il  s'agenouille  devant  elle. 

Pardonne-moi  ! 

MARION. 

Didier!... 

DIDIER,  toujours  a  genoux. 

Pardonne-moi,  te  dis-je! 
C'est  moi  qui  fus  méchant.  Dieu  te  frappe  et  t'afflige 
Par  moi.  Tu  daigneras  encor  pleurer  ma  mort. 
Avoir  fait  ton  malheur,  va,  c'est  un  grand  remord. 
Ne  me  le  laisse  pas,  pardonne-moi,  Marie! 

MARION. 

Ah!... 

DIDIER. 

Dis  un  mot,  tes  mains  sur  mon  front,  je  t'en  prie. 
Ou  si  ton  cœur  est  plein,  si  tu  ne  peux  parler, 


142  MARION   DE  LORME. 

Fais-moi  signe...  je  meurs,  il  faut  me  consoler! 

Marion  lui  impose  les  mains  sur  le  front.  Il  se  relève  et  l'embrasse  étroitement, 
avec  un  sourire  de  joie  céleste. 

Adieu!  —  Marchons,  messieurs! 

MARION. 
Elle  se  jette  égarée  entre  lui  et  les  soldats. 

Non,  c'est  une  folie! 
Si  l'on  croit  t'égorger  aisément,  on  oublie 
Que  je  suis  là!  —  Messieurs,  messieurs,  épargnez-nous! 
Voyons,  comment  faut-il  qu'on  vous  parle?  à  genoux? 
M'y  voilà.  Maintenant,  si  vous  avez  dans  l'âme 
Quelque  chose  qui  tremble  à  la  voix  d'une  femme, 
Si  Dieu  ne  vous  a  pas  maudits  et  frappés  tous, 
Ne  me  le  tuez  pas!  — 

Aux  spectateurs. 

Et  vous,  messieurs,  et  vous, 
Lorsque  vous  rentrerez  ce  soir  dans  vos  familles, 
Vous  ne  manquerez  pas  de  mères  et  de  filles 
Qui  vous  diront  :  —  Mon  Dieu!  c'est  un  bien  grand  forfait! 
Vous  pouviez  l'empêcher,  vous  ne  l'avez  pas  fait  ! 
—  Didier!  on  doit  savoir  qu'il  faut  que  je  vous  suive. 
Ils  ne  vous  tueront  pas  s'ils  veulent  que  je  vive  ! 

DIDIER. 

Non,  laisse-moi  mourir.  Cela  vaut  mieux,  vois-tu? 
Ma  blessure  est  profonde,  amie!  Elle  aurait  eu 
Trop  de  peine  à  guérir.  Il  vaut  mieux  que  je  meure. 
Seulement  si  jamais,  —  vois-tu  comme  je  pleure!  — 
Un  autre  vient  vers  toi,  plus  heureux  ou  plus  beau, 
Songe  à  ton  pauvre  ami  couché  dans  le  tombeau  ! 

MARION. 

Non!  tu  vivras  pour  moi.  Sont-ils  donc  inflexibles? 
Tu  vivras! 

DIDIER. 

Ne  dis  pas  des  choses  impossibles. 
A  ma  tombe  plutôt  accoutume  tes  yeux. 
Embrasse-moi.  Vois-tu,  mort,  tu  m'aimeras  mieux.  - 
J'aurai  dans  ta  mémoire  une  place  sacrée. 
Mais  vivre  près  de  toi,  vivre,  l'âme  ulcérée, 


ACTE  V.  —   LE  CARDINAL.  143 

O  ciel  !  moi  qui  n'aurais  jamais  aimé  que  toi , 

Tous  les  jours,  peux-tu  bien  y  songer  sans  effroi  ? 

Je  te  ferais  pleurer,  j'aurais  mille  pensées 

Que  je  ne  dirais  pas,  sur  les  choses  passées, 

J'aurais  l'air  d'épier,  de  douter,  de  souffrir, 

Tu  serais  malheureuse  !  —  Oh  !  laisse-moi  mourir  ! 


LE  CONSEILLER,  à  Marion. 

Il  faut  dans  un  moment  que  le  cardinal  passe. 
Tl  sera  temps  encor  de  demander  leur  grâce. 

MARION. 

Le  cardinal!  c'est  vrai.  Le  cardinal  viendra. 
Il  viendra.  Vous  verrez,  messieurs,  qu'il  m'entendra. 
Mon  Didier,  tu  vas  voir  ce  que  je  vais  lui  dire. 
Ah!  comment  peux-tu  croire,  enfin  c'est  un  délire, 
Que  ce  bon  cardinal,  un  vieillard,  un  chrétien, 
Ne  te  pardonne  pas  ?  —  Tu  me  pardonnes  bien  ! 

Neuf  heures  sonnent.  —  Didier  fait  signe  à  tous  Je  se  taire. 
Marion  écoute  avec  terreur.  —  Les  neuf  coups  sonnés,  Didier  s'appuie  sur  Savernv. 

DIDIER,  au  peuple. 

Vous  qui  venez  ici  pour  nous  voir  au  passage, 
Si  l'on  parle  de  nous,  rendez-nous  témoignage 
Que  tous  deux  sans  pâlir  nous  avons  écoute 
Cette  heure  qui  pour  nous  sonnait  l'éternité! 

Le  canon  éclate  à  la  porte  du  donjon.  Le  voile  noir  qui  cachait  la  brèche  du  mur 
tombe.  Paraît  la  litière  gigantesque  du  cardinal,  portée  par  vingt-quatre  gardes 
à  pied,  entourée  par  vingt  autres  gardes  portant  des  hallebardes  et  des 
torches.  Elle  est  écarlate  et  armoriée  aux  armes  de  la  maison  de  Richelieu. 
Les  rideaux  de  la  litière  sont  fermés.  Elle  traverse  lentement  le  fond.  Rumeur 
dans  la  foule. 

MARION,  se  traînant  sur  les  genoux  jusqu'à  la  litière,  et  se  tordant  les  bras. 

Au  nom  de  votre  Christ,  au  nom  de  votre  race, 
Grâce!  grâce  pour  eux,  monseigneur! 

UNE  VOIX,  sortant  de  la  litière. 

Pas  de  grâce  ! 

Marion  tombe  sur  le  pavé.  La  litière  passe,  et  le  cortège  des  deux  condamnés 
se  met  en  marche  et  sort  à  sa  suite.  —  La  foule  se  précipite  sur  leurs  pas  à 
grand  bruit. 


144  MARION   DE  LORME. 

MA.RION,  seule. 
Elle  se  relève  à  demi  et  se  traîne  sur  les  mains,  en  regardant  autour  d'elle. 

Qu'a-t-il  dit?  —  Où  sont-ils?  —  Didier!  Didier!  Plus  rien. 
Personne  ici  !.. .  Ce  peuple  ! . . .  Était-ce  un  rêve  ?  ou  bien 
Est-ce  que  je  suis  folle? 

Rentre  le  peuple  en  désordre.  La  litière  reparaît  au  fond,  par  le  côté 
où  elle  a  disparu.  - —  Marion  se  lève  et  pousse  un  cri  terrible. 

Il  revient! 

LES  GARDES,  écartant  le  peuple. 

Place  !  place  ! 

MARION,  debout,  échevelée,  et  montrant  la  litière  au  peuple. 

Regardez  tous!  voilà  l'homme  rouge  qui  passe! 

Elle  tombe  sur  le  pavé. 


NOTES 

DE 

MAKION  DE  LOKME. 


1831. 

L'auteur  croit  devoir  prévenir  ceux  de  MM.  les  directeurs  de  province  qui  juge- 
raient à  propos  de  monter  sa  pièce  qu'ils  pourront  y  faire  (seulement  dans  les  détails 
de  caractère  et  de  passion  ,  bien  entendu)  les  coupures  qu'ils  voudront.  Cette  portion 
du  public,  à  laquelle  les  rapides  croquis  de  Marivaux  et  de  son  école  ont  fait  perdre 
l'habitude  des  développements,  reviendra  sans  doute  peu  à  peu,  et  revient  même 
déjà  tous  les  jours,  à  un  sentiment  plus  mâle  et  plus  large  de  l'art.  Mais  il  ne  faut 
rien  brusquer.  Observez  le  spectateur,  voyez  ce  qu'il  peut  supporter,  qttid  valeat,  quid 
non,  et  arrêtez-vous  là.  Faites  votre  œuvre  comme  l'art  et  votre  conscience  la  veulent, 
entière,  complète,  faites-la  ainsi  pour  vous;  mais  ayez  le  courage  de  supprimer  à 
la  représentation  ce  que  la  représentation  ne  saurait  encore  admettre.  On  ne  doit  pas 
oublier  que  nous  sommes  dans  la  transition  d'un  goût  ancien  à  un  goût  nouveau. 

Le  même  conseil  peut  être  adressé  aux  acteurs.  Ceux  de  la  Porte-Saint-Martin 
l'ont  parfaitement  compris.  Cette  troupe  est  décidément  une  des  meilleures,  une 
des  plus  intelligentes,  une  des  plus  lettrées  de  Paris.  Il  n'est  pas  de  pièce  qui  ait  été 
exécutée  avec  plus  d'ensemble  que  Mario/i  Je  Lortne.  Tous  les  rôles  ,  et  entre  autres  ceux 
de  L'Angely,  de  Saverny,  du  marquis  de  Nangis,  de  Laffemas,  du  Gracieux,  ont 
été  joués  avec  un  rare  talent  ;  chaque  personnage  a  une  physionomie  vraie  et  une 
physionomie  poétique  qui  ont  été  toutes  deux  saisies  par  l'acteur.  M.  Bocage,  dans 
Didier,  tour  à  tour  grave,  lyrique,  sévère  et  passionné,  a  réalisé  l'idéal  de  l'auteur. 
M.  Gobert,  dans  Louis  XIII,  mélancolique,  malade,  sombre,  ployé  en  deux  sous 
le  poids  de  la  lourde  couronne  que  lui  a  forgée  Richelieu,  a  reproduit  la  réalité  de 
l'histoire. 

Quant  à  Madame  Dorval ,  elle  a  développé,  dans  le  rôle  de  Marion,  toutes  les 
qualités  qui  l'ont  placée  au  rang  des  grandes  comédiennes  de  ce  temps  ;  elle  a  eu 
dans  les  premiers  actes  de  la  grâce  char.nante  et  de  la  grâce  touchante.  Tout  le 
monde  a  remarqué  de  quelle  façon  parfaite  elle  dit  tous  ces  mots  qui  n'ont  d'autre 
valeur  que  celle  qu'elle  leur  donne  :  Serait-ce  un  huguenot?  --  Etre  en  retard!  déjà! 
—  Monseigneur,  je  ne  ris  plus,  —  etc.  —  Au  cinquième  acte,  elle  est  constamment 
pathétique,  déchirante,  sublime,  et,  ce  qui  est  plus  encore,  naturelle.  Au  reste,  les 
femmes  la  louent  mieux  que  nous  ne  pourrions  faire  :  elles  pleurent. 


THEATRE.    —  II.  10 

IMI'IUMLKIL     NATIUNALL. 


146  MARION   DE  LORME. 


1836. 
NOTE  I. 

Acte  V,  scène  ii. 

Il  faut  que  vous  soyez  un  homme  bien  infâme, 

Bien  vil,  —  décidément!  —  pour  croire  qu'une  femme, 

—  Oui,  Marion  de  Lorme  !  —  après  avoir  aimé 

Un  homme,  le  plus  pur  que  le  ciel  ait  formé, 

Après  s'être  épurée  à  cette  chaste  flamme, 

Après  s'être  refait  une  âme  avec  cette  âme, 

Du  haut  de  cet  amour  si  sublime  et  si  doux, 

Peut  retomber  si  bas  qu'elle  aille  jusqu'à  vous  ! 

Au  lieu  de  ces  huit  vers  il  y  avait,  dans  le  manuscrit  de  l'auteur,  quatre  vers  qui 
ont  été  supprimés  à  la  représentation,  et  que  nous  croyons  devoir  reproduire  ici. 
Marion,  aux  odieuses  propositions  de  Laffemas,  se  tournait  sans  lui  répondre  vers 
la  prison  de  Didier. 

Fût-ce  pour  te  sauver,  redevenir  infâme, 
Je  ne  le  puis!  —  Ton  souffle  a  relevé  mon  âme, 
Mon  Didier!  près  de  toi  rien  de  moi  n'est  resté, 
Et  ton  amour  m'a  fait  une  virginité. 

11  est  fâcheux  que,  dans  notre  théâtre,  l'auteur,  même  le  plus  consciencieux,  le 
plus  inflexible,  soit  si  souvent  obligé  de  sacrifier  aux  susceptibilités  inqualifiables 
de  la  portion  la  moins  respectable  du  public  les  passages  parfois  les  plus  austères  de 
son  œuvre,  et  qui,  comme  celui-ci,  en  contiennent  même  l'explication  essentielle. 
11  en  sera  toujours  ainsi ,  tant  que  les  premières  représentations  d'un  ouvrage  sérieux 
ne  seront  pas  exclusivement  dominées  par  ce  public  grave,  sincère,  et  pénétré  de  la 
pureté  sereine  de  l'art,  qui  sait  écouter  des  paroles  chastes  avec  de  chastes  oreilles. 

NOTE  11. 

Acte  V,  scène  vi. 

Pour  les  raisons  déjà  exprimées  dans  la  note  précédente,  à  la  représentation,  au 

lieu  de  : 

Faire  au  premier  venu 
Pour  y  dormir  une  heure  offre  de  mon  sein  nu. 
On  dit  : 

\endre  au  premier  venu 
Un  amour  à  son  gré,  naïf,  tendre,  ingénu. 

Il  n'y  a  rien  qui  soit  plus  grossier,  à  notre  sens,  que  ces  prétendues  délicatesses 
du  public  blasé,  lesquelles  craignent  moins  la  chose  que  le  mot,  et  excluraient  du 
théâtre  tout  Molière. 


NOTES.  147 

1873. 


REPRISE  DE  MAKION  DE  LOKME 

AU  THEATRE-FRANÇAIS. 

Le  progrès,  souhaité  et  prévu  par  l'auteur,  s'est  accompli,  et  le  drame  de  Marion 
de  Larme  est  représenté  en  1873  sans  altération  ni  atténuation,  et  tel  qu'il  a  été  écrit 
en  182c;.  L'heure  du  vrai  public  est  venue. 


NOTES  DE  CETTE  EDITION. 


LE   MANUSCRIT 

DE 

MARION  DE  LOKME. 


Le  manuscrit  de  Manon  de  Larme  est  fort  intéressant  à  étudier.  On  y  peut  suivre  tous 
les  tâtonnements,  toutes  les  hésitations,  toutes  les  évolutions  de  la  pensée.  Tout 
d'abord  le  poète  s'abandonne  à  sa  verve,  au  premier  jet  de  l'inspiration.  Puis  il 
revient  sur  ses  pas  ;  il  s'est  aperçu  que  l'action  était  trop  précipitée ,  que  certains  effets 
étaient  escomptés;  il  reprend  alors  des  fragments  de  scène  et  des  scènes  tout  entières, 
il  les  modifie  ou  les  refait  complètement,  et  on  assiste  alors  à  ce  travail  très  curieux 
de  l'homme  qui  possède  déjà  la  science  du  théâtre  et  la  compréhension  des  foules; 
aussi  le  manuscrit  est-il  surchargé  de  ratures  et  si  encombré  d'ajoutés  que  parfois 
des  petits  bouts  de  papier  ont  dû  être  collés  au  bas  d'un  feuillet  ou  en  regard  de  la 
marge,  surchargée  elle-même.  Grâce  à  ces  nouvelles  versions,  à  tous  ces  dévelop- 
pements ,  à  ces  transformations ,  le  drame  comporte  presque  la  matière  de  deux  drames. 

Victor  Hugo  n'a  pas  songé  une  minute  à  mettre  au  net  ou  à  recopier  son  manuscrit, 
il  l'a  livré ,  tel  qu'il  est  sorti  de  sa  plume ,  aux  compositeurs  dont  les  noms  figurent  en 
marge;  il  leur  a  fallu  une  attention  soutenue  pour  se  reconnaître  dans  ce  lacis  de 
scènes  enchevêtrées  et  de  variantes  chevauchant  les  unes  sur  les  autres.  En  lisant  ce 
manuscrit,  on  ne  saurait  trop  admirer  la  fécondité  d'imagination,  la  fertilité  des 
ressources,  l'habileté  scénique  et  la  prodigieuse  richesse  de  la  langue. 

L'écriture  est  fine ,  droite  et  menue.  Le  manuscrit  comprend ,  indépendamment  des 
plans,  des  notes  et  des  variantes,  groupés  à  la  fin,  soixante-treize  feuillets  de  format 
égal  (35  centimètres  de  hauteur  sur  23  de  largeur),  mais  de  couleur  différente,  la 
plus  grande  partie  sur  papier  de  Hollande  non  ébarbé,  quelques  feuillets  bleu  pâle. 
Le  texte,  qui  n'occupe  que  la  moitié  de  la  page,  est  écrit  au  recto  et  au  verso. 

Au  dos  du  dernier  feuillet  de  la  préface,  cette  note  pour  l'imprimeur  : 

Voici  la  préface.  Il  faudrait  l'imprimer  en  caractères  plus  gros  que  la  pièce.  Je  prie 
M.  Everat  de  m'en  faire  envoyer  deux  épreuves. 

J'ai  encore  une  petite  note  à  envoyer  pour  mettre  à  la  fin.  y,-  t_t 

Ce  2;  au  matin. 
Je  recommande  les  corrections. 

Après  la  préface  de  1831  on  a  relié  celle  de  1873  que  Victor  Hugo,  par  inadver- 
tance, a  datée  : 

Hauteville-House,  i''1  lévrier  iS'31. 


LE   MANUSCRIT   DE   MAKION  DE  LOKME.       149 

Dans  ce  feuillet,  de  papier  bleu  et  de  format  carré,  la  phrase  commençant  par  : 
D'ailleurs  tous  les  départs  veulent  quelques  apprêts,  est  encerclée  d'un  trait  noir  et  précédée 
de  ces  mots  en  marge  :  à  réserver. 

La  nomenclature  des  personnages  se  trouve  mentionnée  suivant  l'usage  du  temps. 
Nous  en  donnons  les  principales  particularités  : 

Louis  XIII,  roi  de  France. 

L'Angely,  fou  du  roi. 

Le  marquis  de  Nangis,  oncle  de  Saverny. 

Dame  Rose,  jeune  fille,  femme  de  chambre  de  Marion. 

Chaque  acte  est  paginé  séparément  :  A'  pour  le  premier  acte,  A'2  pour  le  se- 
cond, etc. 

Nous  n'avons  pas,  à  proprement  parler,  de  reliquat  pour  ce  volume.  Nous  nous 
sommes  donc  bornés  à  reproduire,  dans  l'étude  des  manuscrits,  les  scènes  et  frag- 
ments de  scène  inédits. 

ACTE  I.  —  Le  Rendez-vous. 

Au  haut  de  la  première  page  de  texte,  la  date  :  2  juin  1829.  Cette  page  contient 
la  scène  première  telle  qu'elle  a  été  publiée.  Nous  trouvons  pour  ce  début  deux 
curieuses  versions  à  la  fin  du  manuscrit.  La  première  est  datée  Ier  juin  1829  et  sup- 
prime toute  la  scène  entre  Saverny  et  Marion  : 

fT  juin  182p. 

ACTE  PREMIER. 

Il  est  nuit.  Une  chambre  à  coucher,  éclairée  d'une  lampe  de  cuivre  posée  sur  une  table  recouverte 
d'un  tapis  de  Turquie.  Au  fond  une  fenêtre,  ouverte  sur  un  balcon,  à  travers  laquelle  on  aperçoit 
une  rue  étroite  et  tortueuse. 

SCÈNE  PREMIÈRE. 

MARIE  (seule.  Robe  blanche). 
Elle  va  à  la  fenêtre,  et  regarde  au  dehors. 

Tout  dort  profondément.  La  lune  s'est  couverte. 
Tant  mieux.  Le  ciel  est  noir,  et  la  rue  est  déserte, 
Trop  déserte  peut-être!  —  et  les  voleurs  de  nuit, 
Comme  les  amoureux,  vont  dans  l'ombre  et  sans  bruit. 

Elle  revient  près  de  la  table,  s'assied  et  prend  un  livre.  Elle  lit  quelques  instants, 
puis  laisse  tomber  le  livre. 

Viendra-t-il ?  S'il  manquait  au  rendez-vous?... 

Elle  reprend  le  livre.  Une  horloge  lointaine  sonne  une  heure. 

Une  heure! 
Ah!  qu'il  ne  vienne  pas,  hélas!  et  que  je  meure! 
Que  suis-je  pour  qu'il  m'aime? 

Un  homme  paraît  derrière  la  balustrade  du  balcon,  la  franchit  et  entre 
Il  dépose  sur  un  fauteuil  son  manteau  et  une  épçe  de  main. 


150  MARION   DE   LORME. 


SCENE  II. 

MARIE,  DIDIER.  Pourpoint,  haut-de-chausses,  justaucorps  et  mantelet  noirs.  Bottines  noires. 

Chapeau  noir  à  plume  noire. 

MARIE,  se  levant  avec  un  cri  de  joie. 

Ah! 

D'un  ton  de  reproche. 
Me  laisser  compter 
L'heure  du  rendez-vous! 

DIDIER. 

J'hésitais  à  monter. 

Ici  Victor  Hugo  s'est  arrêté,  et,  sur  un  nouveau  feuillet,  le  lendemain  2  août  1829, 
il  a  refait  un  second  début  comprenant  la  scène  actuelle  entre  Marion  et  Saverny; 
mais  ce  n'était  pas  encore  Saverny  qui  s'était  présenté  à  l'esprit  du  poète,  c'était 
L'Angely,  fou  du  roi,  comme  on  le  verra  par  les  mots  biffés  que  nous  rétablissons  en 
variantes  ;  presque  partout  une  surcharge  remplace  le  nom  de  L'Angely  par  celui  de 
Saverny. 

Bien  des  vers  de  cette  scène  ont  été  utilisés  au  commencement  du  second  acte  ;  nous 
reproduirons  pourtant  la  scène  telle  qu'elle  a  été  écrite  : 

1  juin  1829. 

ACTE  PREMIER. 

Il  est  nuit.  Une  chambre  à  coucher  éclairée  d'une  lampe  de  cuivre  à  trois  becs  posée  sur  une  table 
recouverte  d'un  tapis  de  Turquie.  Près  de  la  table  un  fauteuil.  Au  fond  une  fenêtre,  ouverte  sur  un 
balcon,  qui  donne  sur  une  rue. 

SCÈNE  PREMIÈRE. 

MARION  DE  LORME,  robe  blanche.  DAME  ROSE,  costume  de  duègne,  robe  noire  selon  la 
Catherine^  L'Angely 

mode  de  Marie  de  Médicis.  Le  marquis  de  SAVERNY,  pourpoint,  haut-de-chausses  et  bas  orange, 
avec  des  touffes  de  rubans  bleus.  Épée.  Mantelet  de  velours  noir.  Chapeau  gris  à  plume.  Dix- 
huit  ans. 

Marion  de  Lorme  est  assise  près  de  la  table  et  travaille  à  une  tapisserie. 

DAME  ROSE,  entrant. 
L'Angely 
Monsieur  de  Saverny. 

Entre  L'Angely. 

MARION,  se  levant  à  demi. 

Monsieur. . . 

Bas,  à  Rose. 

Madame  Rose, 
Saviez-vous  pas  ce  soir  que  ma  porte  était  close? 

'-')  Le  texte  biffé  dans  le  manuscrit  est  en  italique;  non  biffé,  en  romain. 


LE   MANUSCRIT   DE   MARION  DE  LOKME.        151 

L'Angely 
Haut,  à  Saverny. 

monsii  ur 
Ce  m'est  un  grand  plaisir,  marquis...  Par  quel  hasard? 

L'Angely. 
SAVERNY,  s'inclinant. 

Je  vous  baise  ks  mains,  belle  dame.  Il  est  tard 
Pour  venir  d'une  dame  assiéger  la  demeure. 
Mais  notre  privilège  est  d'entrer  à  toute  heure, 

bouffons 

A  nous,  pages  de  rois.  Ce  droit  a  ses  ennuis 
Parfois,  et  m'a  sur  pied  fait  passer  bien  des  nuits. 
Mais  la  charge  est  meilleure,  et  cause  moins  de  peine 
Quand  le  roi  par  hasard  se  trouve  être  une  reine, 
Comme  ce  soir. 

Il  veut  lui  prendre  la  main.  Elle  la  retire. 
MARION. 

Je  vois  que  vous  êtes  toujours 
D'humeur  fort  égayée  et  galante  en  discours. 

A  part. 

Le  fâcheux!  Pour  les  gens  qui  viennent  de  la  sorte 
Il  faudrait  se  clouer  en  travers  à  sa  porte. 

L'Angely. 

SAVERNY.  Il  s'assied  familièrement  près  d'elle. 

Çà,  je  veux  vous  gronder.  N'est-il  pas  inhumain 
De  fuir  ainsi  Paris?...   --  Mon  Dieu,  la  belle  main! 
Et  qu'on  recevrait  mieux,  sans  être  un  bon  apôtre, 
Soufflets  de  celle-là  que  caresses  d'une  autre  !(1) 

MARION. 

Mais  si  vous  en  voulez? 

L".  [ngely. 
SAVERNY. 

Des  caresses? 

MARION. 

Vraiment 
Non.  Des  soufflets.  Voyons. 

L'Augely. 
SAVERNY. 

Merci  pour  le  moment. 
Vous  raillez,  mais  je  suis  furieux,  moi,  madame. 

(1)   Ces  derniers  vers  ont  été  utilisés  dans  le  Roi  s'amuse ,  aete  IV,  scène  n. 


152  MARION   DE  LORME. 

D'honneur!  il  faut  n'avoir  aucune  bonté  d'âme, 
Il  faut  être  de  roc  pour  nous  quitter  ainsi, 
Et  venir  s'enterrer  toute  vivante  ici! 

Voyant  que  Marion  regarde  son  pourpoint. 
C'est  le  goût.  Soie  orange  avec  des  faveurs  bleues. 

Continuant. 

Savez-vous  bien  que  Blois  est  à  quarante  lieues, 
Pour  le  moins,  de  Paris,  que  cela  fait  crier. 
Pour  vous  suivre  à  présent  il  faut  s'expatrier. 

MARION. 
Mais  qui  vous  a  prié  de  me  suivre? 

VAngely. 
SAVERNY. 

Ah  !  tigresse  ! 
Ingrate!  ignorez-vous  combien  l'amour  nous  presse, 
Et  quand  une  beauté  nous  accepte  pour  siens 
Que  nous  la  suivrions  jusque  chez  les  russiens? 

Il  se  rapproche  d'elle.  Elle  se  recule. 

MARION. 
Mais  vous  me  dites  là  des  phrases  d'Artamène! 

h'Angely. 
SAVERNY. 

Je  viens  à  Blois  exprès  pour  vous.  D'ailleurs,  ma  reine, 
La  cour  est  à  Chambord  pour  les  chasses  du  roi. 

MARION. 

Bon.  Le  roi  vient  aussi  sans  doute  exprès  pour  moi. 
Mais  comment  avez-vous  découvert  ma  retraite? 

L'Angely. 
SAVERNY. 

Ma  foi,  j'ai  rencontré  votre  duègne  discrète, 
Dame  Rose,  et  n'ai  point  voulu  finir  le  jour 
Sans  qu'il  fût  entre  nous  quelques  propos  d'amour. 
Car  je  vous  aime  fort. 

Il  veut  encore  lui  prendre  la  main.  Elle  le  repousse. 

MARION. 

Dit-on  quelques  nouvelles? 


LE   MANUSCRIT   DE   MARION  DE  LOKME.        153 

L'Angely. 
SAVERNY. 

Non.  Corneille  toujours  met  en  l'air  les  cervelles. 

Guiche  est  duc.  Puis  beaucoup  d'événements  banaux, 

On  a  fait  pendaison  de  quelques  huguenots, 

Toujours  force  duels.  C'est  la  mode.  —  Eh,  que  dis-je, 

Pas  de  nouvelles?  Mais  un  miracle,  un  prodige, 

Qui  tient  depuis  deux  mois  Paris  en  passion  ! 

La  fuite,  le  départ,  la  disparition... 

MARION. 
De  qui? 

L'Angely . 

SAVERNY,  mettant  un  genou  en  terre  et  lui  baisant  la  main. 

D'une  beauté  qui  vous  est  bien  connue, 
Charmante  Marion  ! 

Elle  le  relève  avec  humeur. 

MARION,  à  part. 

Allons!  il  continue! 

L'Angely. 
SAVERNY. 

N'est-ce  pas  une  honte?  Au  moment  où  Paris 

Et  les  plus  grands  seigneurs  et  les  plus  beaux  esprits 

Fixent  sur  vous  des  yeux  pleins  d'amoureuse  envie, 

A  l'instant  le  plus  beau  de  la  plus  belle  vie, 

Quand  tous  faiseurs  de  rime  et  de  duels  pour  vous 

Gardent  leurs  plus  beaux  vers  et  leurs  plus  fameux  coups, 

A  l'h°ure  où  vos  beaux  yeux  semant  partout  les  flammes 

Font  sur  tous  leurs  amants  veiller  toutes  les  femmes, 

Que  vous,  qui  de  tels  leux  éblouissiez  la  cour 

Que,  ce  soleil  parti,  l'on  doute  s'il  fait  jour, 

Vous  veniez,  méprisant  marquis,  vicomte  et  prince, 

Briller,  astre  bourgeois,  dans  un  ciel  de  province! 

MARION. 

Calmez-vous. 

L'Angely. 
SAVERNY. 

Non,  non,  rien.  Caprice  original 
Que  d'éteindre  le  lustre  au  beau  milieu  du  bal!  ' 

(1>  Victor  Hugo  a  fait  dire  ces  quatorzevers  par  François  Ier  à  M'"e  de  Cossé  dans  h  Ko/  s'atnme 
(acte  I,  scène  n). 


154  MARION   DE   LORME. 

MARION. 
Vous  voulez  rire. 

A  part. 

Ah  Dieu!  l'importun! 

Regardant  l'horloge  qui  marque  près  de  minuit. 

Le  temps  passe! 

Didier  qui  va  venir! 

L'Angely. 
SAVERNY. 

Expliquez-vous,  de  grâce. 
Qu'est-on  venue  ici  faire  depuis  deux  mois? 

MARION. 

Je  fais  ce  que  je  veux  et  veux  ce  que  je  dois. 

Je  suis  libre,  monsieur. 

L'Angely. 
SAVERNY. 

Libre!  et,  dites,  madame, 
Sont-ils  libres  aussi,  ceux  dont  vous  avez  l'âme, 
Moi,  le  marquis  d'Embrun,  le  pauvre  Molcmbay 
Qui  n'aime  rien  que  vous,  vous  et  son  cheval  bay, 
Sourdis,  le  Brichanteau,  d'Arquien,  les  deux  Caussades, 
Tous,  de  votre  départ  si  fâchés,  si  maussades, 
Que  leurs  femmes  comme  eux  vous  voudraient  à  Paris 
Pour  leur  faire,  après  tout,  de  moins  tristes  maris? 

MARION,  baissant  les  yeux. 

Voilà  précisément  les  causes  de  ma  fuite. 

Tous  ces  brillants  péchés  qui,  jeune,  m'ont  séduite... 

En  marge  Victor  Hugo  a  écrit  le  début  publié  qu'il  a  recopié  sur  un  feuillet  séparé , 
placé  en  tête  du  manuscrit.  Le  nom  de  L'Angely  a  disparu. 

A  la  scène  d'amour  entre  Marion  et  Didier,  le  manuscrit  porte  cette  version,  mo- 
difiée dans  le  texte  imprimé  : 

DIDIER. 

Oh!  si  vous  me  trompiez! 

MARION. 

Didier!  De  mon  amour  voulez-vous  quelque  preuve? 

DIDIER. 
J'en  veux  une. 

MARION. 

Parlez. 


LE   MANUSCRIT   DE   MAKION  DE  LOKME.        155 

DIDIER. 

Vous  êtes  libre  et  veuve? 

MARION. 

Oui. ..  libre.. . 

DIDIER. 

Prenez-moi  pour  frère,  pour  appui. 

Au  bas  de  chaque  page  Victor  Hugo  a  inscrit  le  nombre  de  vers  contenu  dans  la 
page,  en  y  ajoutant  les  vers  des  pages  précédentes;  à  la  fin  de  l'acte,  il  donne 
le  total  et  la  date  finale;  il  semble  que  l'intention  de  l'auteur  ait  été  de  terminer  le 
premier  acte  à  la  sortie  de  Didier  et  Saverny,  car  il  avait  daté  8  juin  et  fait  le  compte 
des  vers  :  232;  puis,  après  la  scène  finale,  nous  lisons  une  nouvelle  date  :  p  juin ,  et 
un  nouveau  total  :  242. 

ACTE  II.  —  La  Rencontre.  —  u  juin. 

Cet  acte  finissait  d'abord  à  la  sortie  de  Didier  : 

LE  CAPITAINE  QUARTENIER . 
Venez,  monsieur. 

MARION. 

Didier,  je  te  suis! 

L'ANGELY. 

Dieu  sait  où! 
Çà,  qui  dirait  qu'ici  c'est  moi  qui  suis  le  fou? 

Le  compte  des  vers  est  arrêté  ici  :  268.  —  12  juin. 

Suit  la  scène  définitive  entre  L'Angely  et  Marion  ;  en  marge  le  nouveau  total  : 
300.  —  1}  juin. 

ACTE  III.  —  La  Comédie.  -  -  13  juin. 

Dès  la  première  scène  nous  constatons  une  importante  suppression  :  LafTemas  se 
découvrait  tout  de  suite  à  Saverny;  Victor  Hugo  aura  pensé  que  cela  gênerait  plus 

rd  l'étourderie  confiante  de  Saverny,  et  a  seulement  conservé  de  cette  version 
quelques  vers  qu'il  a  donnés  plus  loin  : 

SCENE  I.  —  Saverny,  Laffemas. 


LAFFMMAS. 

Comment  le  vieux  marquis  de  Nangis  a-t-il  pris 
La  mort  de  son  neveu  ? 


156  MARION   DE   LORME. 

SAVERNY. 

Sans  bruit,  sans  pleurs,  sans  cris. 

LAFFEMAS. 
Il  l'aimait  fort  pourtant? 

SAVERNY. 

Comme  on  aime  sa  vie. 
Sans  enfants,  il  n'avait  qu'un  amour,  qu'une  envie. 
Qu'un  espoir,  —  ce  neveu,  qu'il  aimait  d'un  cœur  chaud, 
Quoiqu'il  ne  l'eût  pas  vu  depuis  cinq  ans  bientôt. 

LAFFEMAS. 

Je  sais.  Il  m'en  parlait  sans  cesse,  en  chasse,  à  table. 
Car  je  l'aime  du  cœur,  ce  vieillard  respectable, 
Et  je  suis  enchanté  que  son  neveu  soit  mort. 

SAVERNY. 

Comment! 

LAFFEMAS. 

Vous  comprenez,  j'aurais  eu  du  remord... 
J'aime  fort  le  marquis  de  Nangis.  C'est  mon  hôte. 
On  est  très  bien  chez  lui.  Mais  devoir  n'est  pas  faute. 

SAVERNY. 

Quoi? 

LAFFEMAS. 

J'avais  l'ordre  ici  d'arrêter  son  neveu. 

Mais  j'apprends 

Je  trouve  qu'il  est  mort.  C'est  charmant  ! 

SAVERNY,  à  part. 

Ventredieu  ! 

Haut. 

Monsieur,  puis-je  savoir  ici  qui  j'accompagne? 

LAFFEMAS. 

Monsieur  de  Laffemas,  intendant  de  Champagne 
Et  lieutenant  civil. 

SAVERNY,  à  part. 

Lieutenant  infernal  ! 
Celui  qu'on  a  nommé  bourreau  du  cardinal! 
Moi  qui,  pour  me  cacher,  courrier  de  ma  mort  fausse, 
Venais  ici  moi-même  y  voir  faire  ma  fosse  ! 


LE  MANUSCRIT   DE  MAKION  DE  LORME.       157 

Laffemas!  —  Fuir  serait  imprudent.  —  J'attendrai. 
Car  je  ne  puis  partir  avant  d'être  enterré. 

LAFFEMAS. 

Que  dites-vous  donc  là  dans  vos  dents? 

SAVERNY. 

Je  calcule 
Qujil  est  faux  que  le  sang  passe  par  la  jugule, 
Et  qu'on  devrait  punir  Pecquet  et  les  savants 
Qui,  pour  voir  leurs  poumons,  ouvrent  des  chiens  vivants. 

LAFFEMAS. 

C'est  affreux  !  Ces  docteurs  sont  sans  miséricorde  ! 
Ce  sont  des  cruautés  à  punir  de  la  corde  ! 

SAVERNY. 

Vous  les  pendriez  bien,  n'est-ce  pas? 

LAFFEMAS. 

A  l'instant. 
J'en  ai  fait  pendre  cent  qui  n'en  faisaient  pas  tant  ! 
Ces  pauvres  chiens  !  Vivants  ! 

SAVERNY. 

You-.  avez  dû  connaître 
Monsieur  le  maréchal  de  Marillac? 

LAFFEMAS. 

Mon  maître! 
Je  le  porte  en  mon  cœur.  —  Oui,  c'est  moi  qui  lui  ris 
Trancher  la  tête  en  Grève.  Il  avait  quatre  rils 
Charmants! 

SAVERNY. 

Et  Bassompierrc  ? 

LAFFEMAS. 

Un  vaillant  de  Castille  ! 
Un  dieu  !  C'est  moi  qui  l'ai  conduit  à  la  Bastille. 

SAVERNY. 

Et  monsieur  Henri  deux,  duc  de  Montmorency? 


158  MARION   DE   LORME. 

LAFFEMAS,  la  main  sur  son  cœur. 

Il  est  là.  —  Je  l'ai  fait  décapiter  aussi, 
Avec  Souvré,  Lansac,  Champmaillard,  Boiscervoise. 
Ces  bons  amis!  jamais  ils  ne  m'ont  cherché  noise. 
Il  n'en  est  qu'un  qui  m'ait  gardé  rancune,  un  sot! 

un  sur 

Jars,  qui  reçut  sa  grâce  au  pied  de  l'échafaud. 
Nous  ne  nous  voyons  plus  depuis. 

SAVERNY. 

Et  Boutteville? 

LAFFEMAS. 

Celui-là  m'a  traité  d'une  façon  civile! 

J'en  pleure  d'y  penser.  Je  l'ai  lait  décoller 

Aux  Halles.  Non,  en  Grève.  Ah!  cela  fait  trembler! 

Pour  un  duel  !  —  Maintenant  un  duel  vaut  la  potence. 

SAVERNY. 
C'est  renchéri. 

LAFFEMAS. 

Hé  bien,  moi  qui  lus  leur  sentence, 
J'aime  tous  ces  gens-là.  --  Souvré  m'a  fait  prévôt, 
Lansac  m'a  fait  baron.  Le  Marillac  me  vaut 
La  lieutenance,  avec  la  maison  de  campagne. 
Montmorency  m'a  fait  intendant  de  Champagne. 
Ma  petite  fortune  enfin,  je  la  leur  dois. 

SAVERNY,  à  part. 

Il  jouit  à  compter  des  têtes  sur  ses  doigts  ! 
Des  morts  de  sa  façon  il  fait  sa  litanie, 
Les  fait  décapiter,  pendre  en  cérémonie, 
Puis  il  leur  dit  après  son  ont  pro  nohkl 

A  la  scène  suivante,  Laffemas  vient  de  reconduire 
le  marquis  de  Nangis  désespéré. 

LAFFEMAS,  revenant. 

Ah!  vraiment!  quel  malheur! 


SAVERNY,  amèrement. 

Avoir  pris  Saverny  vous  vaudrait  quelque  office. 


LE   MANUSCRIT   DE   MAKION  DE  LOKME.       159 

LAFFEMAS. 

Ah  !  ce  n'est  pas  pour  moi  !  J'ai  fait  mon  sacrifice. 

BRICHANTEAU,  bas  à  Saverny. 

Quel  est  cet  homme  noir? 

SAVERNY,  bas. 

Laffemas. 

BRICHANTEAU,  tressaillant. 

Le  corbeau 
Est  noir  de  même,  et  vient  à  l'odeur  du  tombeau. 
Que  veut  ce  juge  ici? 

SAVERNY,  bas. 

Prendre  mon  excellence 

BRICHANTEAU,  bas. 

Devant  un  tel  témoin,  plus  que  jamais,  silence! 

Comme  variante  de  la  première  scène  du  troisième  acte,  nous  avons  retrouvé  une 
curieuse  page,  isolée,  du  même  format  que  le  manuscrit.  Sur  cette  page,  sans  indi- 
cation d'acte  ni  de  scène,  trois  versions;  dans  l'une,  la  scène  se  passe  au  troisième 
acte  entre  Brichanteau  et  Laffemas,  avec  Saverny  pour  témoin;  peu  de  variantes. 
Les  deux  autres  versions  mentionnent  Laffemas,  Bellegarde,  L'Angcly,  l'abbé  de 
Gondi  ;  nous  sommes  donc  chez  le  roi  et  au  quatrième  acte. 

Entre  Laffemas.  Les  courtisans  l'accablent  de  politesses. 
BELLEGARDE,  à  L'Angely. 

Bouffon,  quel  est  cet  homme  à  fourrure  d'hermine? 

L'ANGELY. 

A  qui  de  toute  part  on  fait  si  bonne  mine? 

BELLEGARDE. 

Oui.  Je  n'ai  point  encor  vu  ce  plumage  noir 
Aux  grands  levers  du  roi.  —  Qu'est-ce? 

L'ANGELY. 

Vous  allez  voir. 
Ecoutez-nous  causer. 

L'Angely  va  à  Laffemas,  le  salue,  le  prend  à  part 
et  l'amène  en  causant  à  côté  du  duc  qui  les  observe  tous  deux. 


l6o  MARTON   DE  LORME. 

Vous  avez  dû  connaître 
Monsieur  le  maréchal  de  Marillac  ? . . . 

Suivent  les  vers  conformes  à  ceux  du  troisième  acte. 

Autre   version,    toujours    chez   le  roi.    La   scène    commence    entre    Laffemas    et 
L'Angely  jusqu'à  : 

Nous  ne  nous  voyons  plus  depuis. 

L'ABBÉ  DE  GONDI,  saluant  Laffemas. 

Et  Boutteville? 

LAFFEMAS. 

Le  duelliste?  Il  est  mort  d'une  façon  civile. 

Je  pleure  d'y  penser.  Je  l'ai  fait  décoller 

Aux  Halles.  Non,  en  Grève.  Ah!  cela  fait  trembler, 

Pour  un  duel  !  —  Maintenant  un  duel  vaut  la  potence. 

L'ANGELY. 

C'est  renchéri. 

Pendant  que  Gondi  et  LafFemas  s'entretiennent,  il  parle  bas  au  duc. 

Eh  bien!  lui  qui  lut  leur  sentence, 
11  aime  ces  gens-là.  Souvri  l'a  fait  prévôt. 
Lansac  l'a  fait  baron.  Le  Marillac  lui  vaut 
La  lieutenance,  avec  la  maison  de  campagne. 
Montmorency  l'a  fait  intendant  de  Champagne. 
Sa  petite  fortune,  il  la  leur  doit  à  tous. 

BELLEGARDE,  bas  à  L'Angely. 
Il  ne  me  devra  rien,  j'espère. 

L'ANGELY. 

Croyez-vous  ? 

BELLEGARDE. 
Quel  est  donc  le  buveur  de  sang  qui  t'accompagne  ? 

L'ANGELY. 

Monsieur  de  Laffemas,  intendant  de  Champagne, 
Lieutenant  criminel. 

La  scène  se  poursuit  comme  dans  le  texte  publié,  acte  IV. 


LE  MANUSCRIT   DE  MARION  DE  LOKME.       161 

SCÈNE  VIL  —   Didier,  Savkrny. 

Cette  scène  prenait  fin  dès  que  Didier  avait  en  main  le  portrait  de  Marion  : 

DIDIER. 

Il  est  bien  ressemblant. 
Tout  le  reste  a  été  ajouté  en  marge. 

SCÈNE  X.  —  Les  Comédiens. 

Nous  avons  retrouvé  dans  les  papiers  de  Victor  Hugo,  au  dos  d'une  lettre  adressée 
à  M'nc  Victor  Hugo  et  datée  6  mars  1828,  la  chanson  complète  du  Gracieux;  elle 
comprend  sept  couplets.  Les  deux  premiers  figurent  dans  le  manuscrit,  le  second 
est  biffé.  Nous  donnons  la  chanson  entière,  moins  le  premier  couplet  publié  : 

Qu'un  frater,  cuistre  nomade, 
Lave,  enfariné  et  pommade 
Des  cheveux,  que  des  pelés 
A  des  tondus  ont  volés; 
Qu'ils  les  peigne,  les  éduque, 
Leur  donne  un  air  d'apparat, 
Cela  fait  une  perruque, 
C'est-à-dire,  un  magistrat. 

Le  gendarme,  c'est  un  mufle 
Dans  une  gaine  de  buffle, 
Toujours  prêt  à  chevaucher 
Et  plus  poli  que  l'archer. 
Avec  nous  autres  infâmes, 
Il  jure  bien  pàque  et  Dieu; 
Mais,  lorsqu'il  parle  à  des  dames 
Il  ne  dit  que  :  Ventrebleu! 

L'avocat,  c'est  un  déluge 
De  mots  tombant  sur  le  juge; 
C'est  un  mélange  matois 
De  latin  et  de  patois; 
Thémis  rit  au  nez  du  maître 
Qui,  frappant  sur  le  bureau, 
Rarement  lui  fait  remettre 
Le  gibet  dans  le  fourreau. 

Thémis,  c'est  une  statue 
Qui  remplit,  demi-vêtue, 
De  ses  grands  bras  étendus 
La  salle  des  Pas  Perdus. 
Elle  garde  un  beau  silence 
Pendant  qu'on  braille  au  préau; 
Et  sa  main  tient  la  balance 
Dont  le  juge  est  le  fléau. 

La  roue  est  la  sœur  jumelle 
De  Thémis,  douce  comme  elle; 


THEATRE. 


IMPRIMERIE    KÀTIOHAEE. 


162  MARION  DE  LORME. 

Tenailles  et  chevalets 

Sont  ses  petits  les  moins  laids; 

Et  la  torture  incommode 

Au  teint  jaune  et  bilieux 

Est  sa  cousine  à  la  mode 

De  Bretagne  et  d'autres  lieux. 

L'amende,  c'est  une  somme 
Assez  ronde  qu'un  pauvre  homme 
De  ses  biens  et  de  son  corps 
Paie  en  mourant  aux  recors  ; 

détroussé  chez  vingt 
J'ai  volé  chez  tous  les  princes; 
Et  n'ai,  je  t'en  avertis, 
Point  vu  d'heureuses  provinces 

fût  pendu 
Où  l'on  vous  pendît  gratis. 

Cette  chanson  complète  n'existait  pas  dans  le  manuscrit;  on  l'y  trouvera  désormais 
reliée  à  la  fin. 

M.  Emile  Blémont,  dans  son  Livre  d'or  de  Victor  H»go,  donne  un  extrait  d'une 
autre  alternance  de  la  chanson  du  Gracieux;  il  tient  ces  quatre  vers  de  Victor  Hugo 
lui-même;  les  voici  : 

Les  magistrats  sont  les  marbres 
Dont  les  cachots  sont  construits, 
Et  les  gibets  sont  les  arbres 
Dont  les  pendus  sont  les  fruits. 

L'extrait  de  Brada/liante  imprimé  dans  le  volume  n'est  pas  celui  qui  figure  dans  le 
manuscrit;  voici  exactement  les  quatre  vers  qui  devaient  être  dits  par  le  Taillebras  : 

«  Les  sceptres  des  grands  rois  viennent  du  Dieu  suprême. 
«  C'est  lui  qui  ceint  nos  chefs  d'un  royal  diadème, 
«  Qui  nous  fait  quand  il  veut  régner  sur  l'univers, 
«Et  quand  il  veut  fait  choir  notre  empire  à  l'envers.» 

Même  scène  :  A  noter  une  insulte  de  plus  à  LafTemas  : 

DIDIER. 

Tu  mens!  ce  n'est  qu'un  duel.  Prends  mon  sang;  en  échange, 
Vil  bourreau,  ne  viens  pas  me  jeter  de  ta  fange! 

Le  troisième  acte  a  été  terminé  le 

i  S  juin  1H29.  —  fj-f  vers. 

ACTE  iv.  —  Le  Roi.  -      19  juin  1829. 

Cet  acte  est  très  abondant  en  variantes,  en  interversions,  en  remaniements;  nous 
les  suivrons  scrupuleusement. 


LE  MANUSCRIT   DE   MAKION  DE  LORME.       163 

SCENE  IV.  —  Marion,  le  Duc  de  Bellegarde. 

le   DUC. 
Nous  sommes-nous  jamais  rien  refusé  l'un  l'autre? 

MARION. 
Bien.  Parlerai-je  au  roi? 

LE  DUC. 

Parlez  d'abord  au  duc. 
Je  sais  qu'on  fit  toujours  rimer  duc  et  caduc, 
Et  je  me  fais  très  vieux.  Cela  vient  avec  l'âge. 
Mais  causons  cependant. 

SCENE  V.  —  Les  Courtisans. 

La  seconde  entrée  de  Laffemas  est  entièrement  ajoutée  en  marge  ainsi  que  sa  pré- 
sentation au  duc  de  Bellegarde. 

Puis  vient  cette  variante,  biffée  en  partie  : 

LE  COMTE  DE  CHARNACÉ. 

Les  loups  avaient  mangé  trois  paysans.  D'abord 
J'ai  cru  que  nous  aurions  force  loups  à  Chambord. 
Bah!  J'ai  toute  la  nuit  fouillé  le  bois,  pas  trace! 
Rie//. 

L'ANGELY. 

Comte,  en  voulez-vous  des  loups  de  bonne  racet 
Cberche'i 
Fouille*?  dans  le  palais  et  non  dans  la  font. 

L'ABBÉ  DE  GONDI. 

As-tu  quelque  nouvelle  à  me  dire  ?  On  rirait. 
Fou,  que  sais-tu  de  gai? 

L'ANGELY. 

Rien  de  ce  qui  se  passe. 
Hor>  que  le  cardinal  a  fait  meilleure  chape 
Que  monsieur.  —  On  va  pendre  à  Beaugency,  je  croi, 
Deux  hommes  pour  un  duel. 

SCÈNE  VI.  —  Les  Précédents,  le  Roi. 

le  ROI. 

Le  roi 
Veut  votre  avis  tout  franc  sur  le  cardinal. 


164  MARION   DE  LORME. 


LE  DUC  DE  BELLEGARDE. 

Quoi! 


Tout  franc,  sire? 

LE  ROI. 

Tout  franc. 

LE  DUC,  hardiment. 

Eh  bien!  —  c'est  un  grand  homme. 

LE  ROI. 

f  '11  cardinal  en  France  efî  plus  qu  'un  pape 
Certe,  et  plus  pape  ici  que  n'est  un  pape 

Au  besoin,  n'est-ce  pas,  vous  Tiriez  dire  à  Rome? 
Entendez-vous?  —  L'ttat  souffre,  —  entendez-vous  bien? 

veut  peux 

Entre  lui  qui  fait  tout  et  moi  qui  ne  suis  rien. 

Cette  scène  était  bien  plus  courte,  on    peut  s'en  rendre  compte  par  cet  enchaî- 
nement : 

LE  DUC. 

Mais,  sire,  il  croit  toujours  agir  à  vos  souhaits. 
Il  est  fidèle,  sûr,  dévoué. . . 

LE  ROI. 

Je  le  hais! 
—  Puis  ce  sont  tous  les  jours  quelques  nouvelles  listes. 
Hier  des  huguenots. . . 

Plusieurs  développements  sur  le  cardinal,  plusieurs  plaintes  du  roi  n'existaient  pas 
dans  la  scène  primitive.  Les  vers  commençant  par  : 

Oh!  chasser  tout  le  jour!... 

étaient  même  réservés  pour  la  scène  entre  le  roi  et  L'Angely.  Ils  ont  été  reliés  sur 
deux  petits  feuillets  inégaux  et  ajoutés  ici. 

SCÈNE  VII.  —  Les  Mêmes,  Marion,  le  Marquis  de  Nangis. 

Dans  le  plaidoyer  de  Nangis,  dont  une  grande  partie  est  ajoutée  en   marge,  ces 
variantes  : 

Hélas!  vous  gémirez  peut-être  quelque  jour 

lavée 
vorace 

Que  la  place  de  Grève  ait  été  si  fêtée, 

éprouvée 
et  de  race, 

Et  que  tant  de  seigneurs  de  bravoure  indomptée 


LE   MANUSCRIT   DE   MAKION  DE  LOKME.       165 

Craignez  d'avoir  un  jour  à  pleurer  tel  brave  homme, 

De  ceux-là  devant  qui  jadis  je  me  courbais, 

Qui  n'eut  que  Dieu,  la  France  et  vous  pour  alphabets, 

Dont  ceux  qui  vont  disant  d'étranges  alphabets. 

Tel  vaillant  de  grand  cœur  dont,  à  l'heure  qu'il  est, 

Dont  blanchit  le  squelette 

Voient  blanchir  le  squelette  aux  chaînes  des  gibets. 

Le  squelette  blanchit  aux  chaînes  d'un  gibet. 

A  la  même  scène,  la  supplication  de  Marion  se  bornait  d'abord  aux  quatre  pre- 
miers vers,  le  reste  a  été  écrit  en  marge  de  la  page  suivante;  et  huit  vers,  parmi  les 
plus  émus,  les  plus  humains,  ont  été  ajoutés  sur  les  épreuves,  à  partir  de  : 

Mon  Dieu!  les  jeunes  gens  savent-ils  ce  qu'ils  font? 

SCÈNE  VIII.  —  Le  Roi,  L'Angely. 

A  noter  d'abord  que  toutes  les  répliques  désolantes  étaient  dites  par  le  roi  ;  L'An- 
gely ne  faisait  qu'acquiescer,  comme  le  prouve  la  surcharge  des  noms  avant  chaque 
vers;  au  commencement  de  la  scène  c'était  le  roi  qui  interrogeait  : 

N'est-ce  pas  que  la  vie  est  une  chose  amère? 

L'ANGELY. 

Hélas,  sire! 

etc. ,  jusqu'à  : 

Fou  !  je  suis  malheureux  !  entends-tu  bien  cela  ? 

Mais  bientôt  se  place  une  autre  particularité.  C'est  après  cette  question  : 

Et  comment  veux-tu  donc  que  je  rie  ? 

que  venaient,  avec  quelques  interversions,  les  vers  utilisés  définitivement  dans  la 
scène  avec  le  duc  de  Bellegarde  : 

Moi,  le  premier  de  France,  en  être  le  dernier! 

Ces  vers  sont  biffés  ;  nous  en  reproduisons  la  dernière  partie,  biffée  aussi  : 

LE  ROI. 

Et  toujours  de  la  pluie  ! 

L'ANGELY. 
Vous  souffrez  donc  bien,  sire? 

LE  ROI. 

Ah  !  bien  plus  !  Je  m'ennuie. 

Rêvant. 

Cardinal  ! . . . 


l66  MARION   DE  LORME. 


L'ANGELY. 

Voyez-vous?  Vos  peuples  dans  la  nuit 
Vont  marchant,  l'œil  fixé  sur  un  flambeau  qui  luit, 
Il  est  le  flambeau,  vous,  vous  êtes  la  lanterne 
Qui  le  sauve  du  vent  sous  sa  vitre  un  peu  terne. 

LE  ROI. 

sanglant  fanal, 
phare 

Tu  ris,  mais  tu  dis  vrai.  C'est  un  homme  infernal. 

On  reconnaît  les  vers  dits  par  les  jeunes  seigneurs  au  deuxième  acte. 
Plus  loin,  nous  voyons  que  l'admirable  trouvaille  du  mot  d'ordre  :  Clémence  a 
été  ajoutée  après  coup.  Voici  le  premier  enchaînement  : 

LE  ROI. 

Ils  mourront! 

L'ANGELY. 

C'est  cela. 

LE  ROI. 

yen  ai  l'âme  attendrie! 

Pauvre  fauconnerie  ! 
Au  lieu  de  ce  vers  haché,  venait  celui-ci  : 

LE  ROI. 

Que  vas-tu  devenir,  pauvre  fauconnerie? 

L'ANGELY. 

Sire,  tl  faut  tous  mon  tir.  J^ujon  chante  on  que  l'on  crie, 
Qnon  soit  difforme  ou  beau,  qu'on  soit  grand  ou  petit, 
La  mort  dévore  tout  d'un  égal  appétit. 

A  la  page  suivante  la  scène  tournait  court  : 

LE  ROI. 

Deux  fameux  fauconniers  et  mon  fou  pour  un  duel  ! 
Crois-tu,  si  je  voulais,  que  je  serais  le  maître? 

Puis  quelques  vers  amusants,  biffés  : 

L'ANGELY. 

Ils  me  pendront,  à  moins  que  le  roi  ne  me  signe... 


LE  MANUSCRIT   DE   MAKION  DE  LOKMR       167 

LE  ROI. 

Plus  que  jamais  je  t'aime!  —  Ah!  comme  il  se  résigne! 

S'approchant  du  bouffon  et  s'appuyant  affectueusement  sur  son  épaule. 
Ecoute,  —  être 

Vois-tu?  d'être  pendu,  cela  fait  peu  de  mal, 
Et  puis,  cela  fera  plaisir  au  cardinal. 
Il  me  remercîra. 

L'ANGELY,  s'oloignant  brusquement. 

Grand  merci  ! 

LE  ROI. 

Ton  office 
Va  donc  vaquer!  —  Allons,  je  fais  mon  sacrifice! 

L'ANGELY,  à  part. 

Je  ne  fais  pas  le  mien  !  Par  le  mauvais  côté 
Il  a  pris  tout  cela. 

Haut. 

Mais  votre  majesté 
N'aurait  qu'à  dire  un  mot. . . 

LE   ROI. 

Qui  donc  me  fera  rire? 
La  fin  de  l'acte  a  été  très  modifiée  en  marge.  Voici  la  première  version ,  biffée 

Nangis  avait  raison  :  un  mort  jamais  ne  sert, 
Et  Montfaucon  peuplé  rend  le  Louvre  désert. 
Je  suis  ravi  d'avoir  fait  grâce  à  ces  deux  hommes, 

Nangis  est  vénérable  entre  les  gentilshommes. 

A  ces  deux  fauconniers.  C'est  l'art  des  gentilshommes, 
Quand  on  coupe  une  tête,  il  faut  savoir  pourquoi  ! 

l'estime 
Luynes  le  goûtait  fort.  Je  m'en  mêle  aussi,  moi. 
Le  cardinal  sera  furieux,  mais,  ma  foi, 
Tant  pis,  cela  fera  plaisir  à  Bellegarde. 

L'ANGELY. 
On  peut  bien  une  fois  être  roi  par  mégarde. 

LE  ROI,  se  promenant  à  grands  pas  et  se  frottant  les  main 

Monsieur  le  cardinal,  monsieur  le  cardinal! 

C'est  le  commencement  !  -  -  Et  vous  aurez  du  mal  ! 


168  MARION   DE  LORME. 

C'est  une  trahison  que  de  venir  en  face 

Au  fils  du  roi  Henri  rayer  son  droit  de  grâce  ! 

Dans  les  plis  de  sa  robe  il  me  prend,  L'Angely, 

Et  comme  en  un  linceul  j'y  suis  enseveli. 

Cet  homme  est  mon  sépulcre,  et  mes  peuples  me  pleurent. 

Pour  cet  acte  pas  de  date  finale;  trois  nombres  :  412-416-432.  —  Le  chiffre  défi- 
nitif est  400. 

ACTE  V  —  Le  Cardinal. 

Plusieurs  modifications  dans  cet  acte,  et  d'abord  deux  débuts  :  le  premier,  daté 
24  juin  182c,  commence  l'acte  par  la  scène  entre  Marion  et  Laffemas  ;  puis  viennent 
les  ouvriers  ;  après  cette  seconde  scène,  Victor  Hugo  a  intercalé  deux  doubles  feuillets 
contenant  le  second  début,  daté  en  tête  20  mai  1831.  Suivons  les  variantes  de  la  pre- 
mière version. 

SCÈNE  PREMIÈRE.  —  Marion,  Laffemas. 

Tous  deux  paraissent  en  même  temps  dans  le  préau,  Marion  entre  par  la  grande  porte,  Laffemas  par 
le  fond.  Laffemas  marche  à  pas  lents.  Marion,  en  blanc,  voiiée,  traverse  rapidement  le  théâtre  et 
court  frapper  au  guichet  de  la  petite  porte.  Le  guichet  s'ouvre.  Paraît  le  guichetier. 

MARION,  montrant  un  parchemin  au  guichetier. 
Ordre  du  roi. 

La  scène  se  poursuit,  conforme  au  texte  publié,  jusqu'aux  vers  dits  par  Marion, 
indiqués  dans  l'édition  de  1836  et  jugés  en  1831  trop  audacieux.  Rétablissons  ici 
ceux  qui  les  précédaient  et  qui  leur  restituent  leur  véritable  physionomie  : 

MARION. 

Oh!  va-t'en  ! 

LAFFEMAS. 

Est-ce  là  le  dernier  mot? 

MARION. 

Infâme! 

LAFFEMAS. 

Quel  abîme  profond  qu'un  caprice  de  femme! 
Vous  étiez  autrefois  humaine  à  moindre  prix. 
Maintenant,  votre  amant  dans  nos  griffes  est  pris, 
Vous  pouvez  le  sauver,  c'est  votre  unique  envie, 
Et  vous  ne  voulez  pas!  — -  Pour  une  heure,  une  vie! 
C'est  bien  payé  pourtant! 


LE  MANUSCRIT   DE  MARION  DE  LOKME.      169 

M  \RION. 

f  Oh  !  j'ai  fait  un  grand  pas  ! 

Ecoute...  Mais  non,  toi,  tu  ne  comprendrais  pas! 

Elle  se  tourne  vers  la  prison,  les  mains  jointes. 

Même  pour  te  sauver,  redevenir  infâme. . .  '  . 
A  partir  du  moment  où  Marion  consent,  Laffemas  faisait  ces  restrictions  : 

LAFFEMAS. 

Si. . .  vous  voulie2. . .  —  Alors  je  puis  faire  garder 
La  brèche  qu'on  fera  pour  que  monseigneur  entre 
Par  des  hommes  à  moi... 

MARION. 

Tire-les  de  cet  antre, 
Et  fais  ce  que  tu  veux  !  Je  te  suis  ! 

LAFFEMAS. 

Un  instant! 

MARION. 
Quoi? 

LAFFEMAS. 

Je  ne  savais  pas  me  compromettre  tant. 
Après  tout,  je  ne  sais  où  ma  bonté  m'entraîne, 
Et  si  dans  tout  cela  le  plaisir  vaut  la  peine  ! 

MARION. 

Misérable  ! 

LAFFEMAS. 

Moins  haut!  On  vous  entend  crier. 

MARION. 
Veux-tu  de  moi,  réponds! 

Se  tordant  les  bras. 

En  être  à  le  prier! 

LAFFEMAS. 
Je  puis  être  cassé. . . 

MARION,  tombant  à  genoux. 

Prends  mon  corps  !  prends  mon  âme  ! 
L'enfer,  et  qu'il  se  sauve  ! 

"'  Voir  page  146. 


Ijo  MARTON   DE   LORME. 

LAFFEMAS. 

Allons!  Venez,  madame. 

Il  sort  par  la  grande  porte,  à  droite. 
MARION,  à  genoux. 

O  Didier  ! 

Elle  se  lève,  et  le  suit.  Entrent  des  ouvriers,  la  pioche  et  la  pelle  sur  le  dos. 

SCÈNE  II.  —  Des  ouvriers. 

PREMIER  OUVRIER,  examinant  le  mur  latéral  vers  le  fond. 

Voilà  donc  le  gros  mur  qu'il  nous  faut 
Jeter  par  terre. 

SECOND  OUVRIER. 

Pierre,  as-tu  vu  l'échafaud  ? 
Plus  loin,  en  marge,  ce  développement,  biffé  : 

TROISIÈME   OUVRIER,  travaillant. 

A  l'ouvrage  ! 

SECOND  OUVRIER,  travaillant. 

As-tu  vu  l'échafaud  noir,  mon  frère? 

PREMIER  OUVRIER. 

Tout  pour  les  nobles! 

DEUXIÈME   OUVRIER. 

Rien  pour  le  peuple. 

PREMIER  OUVRIER. 

Mettons 
Qu'un  jour  nous  assommions,  armés  de  gros  bâtons, 
Un  bourgeois,  ou  fassions  des  prouesses  plus  belles, 
Comme  d'ouvrir  sans  clef  la  caisse  des  gabelles, 
Ou  de  tuer  un  daim  du  roi,  certe,  il  faut  voir 
S'ils  feraient  pour  nous  pendre  un  bel  échafaud  noir  ! 

DEUXIÈME  OUVRIER. 

Ah  bien  oui!  —  Ces  seigneurs  ont  de  drôles  de  crimes! 
Ils  se  gourment,  et,  comme  ils  savent  les  escrimes, 
Ils  conviennent  que  l'un  tuera  l'autre,  d'accord. 
Mais  tuer  un  seigneur  c'est  mal,  c'est  un  grand  tort. 


LE   MANUSCRIT   DE  MAKION  DE  LOKME.       171 

Alors  pour  leur  prouver  la  chose  sans  réplique, 

Tous  deux  on  les  tue.     -  Hein,  comprends-tu,  Dominique? 

TROISIÈME  OUVRIER,  avec  un  signe  négatif. 

Non.  C'est  de  la  justice,  et  moi,  je  ne  sais  pas 
Le  latin 

La  scène  finit  sur  cette  indication  : 

«  Le  mur  démoli,  ils  cachent  la  brèche  avec  un  grand  rideau  noir,  et  s'en  vont.  » 

Peu  de  variantes  dans  la  version  du  20  mai  1831.  Une  indication  mentionne 
la  présence  des  ouvriers  au  fond  du  théâtre  pendant  la  scène  entre  Marion  et  Laffe- 
mas.  Les  huit  vers  dits  à  la  représentation  de  1831  et  dont  il  est  question  dans  la 
note  de  1836  sont  écrits  en  marge  des  anciens. 

SCÈNE  III.  —  Didier,  Saverny. 

En  même  temps  que  Didier  et  Saverny  le  greffier  entrait,  annonçant  le  conseiller 
du  roi.  L'offre  d'évasion  faite  par  le  geôlier  à  Saverny  est  ajoutée  en  marge. 
Plus  loin,  quelques  variantes  et  ce  passage  : 

DIDIER. 

et  l'onde  m'a 
J'allais!  j'ai  fait  naufrage.  —  Enfin,  des  flots  battu, 
Et 
Nu,  j'aborde  au  tombeau,  —  nu  de  toute  vertu! 

des  flots  dont  elle  fut 

Pour  jamais  hors  de  l'eau  qui  s'en  est  trop  jouée, 
Sur  la  rive  d'enfer  mon  âme  est  échouée! 
—  Pourtant  j'étais  né  bon.  J'aurais  pu  vivre  aussi 
Comme  un  autre,  faisant  tout  ce  qu'on  fait  ici. 

Ces  vers  sont  biffés  et  remplacés  par  ceux-ci,  définitifs  : 

J'allais,  j'ai  fait  naufrage  et  j'aborde  au  tombeau! 
Pourtant  j'étais  né  bon,  l'avenir  m'était  beau. 


SAVERNY. 

Mais,  diable!  être  pendu,  voilà  ce  qui  m'ennuie! 

DIDIER. 

Pourvu  qu'on  meure ,  enfin,  on  doit  être  content. 

Hé  !  c'est  toujours  la  mort.  N'en  demandez  pas  tant. 

SAVERNY. 
Grand  tien  vous  fafie !  Mot , 

A  votre  aise!  mais  moi,  je  ne  suis  pas  content. 


172  MARION   DE  LORME. 

La  scène  vi,  écrite  d'une  encre  plus  noire,  est  datée  en  tête  2j  mai  1851.  C'est 
celle  qui  a  été  imprimée;  c'est  une  seconde  version;  nous  allons  reproduire,  dans 
son  intégralité,  la  première,  telle  qu'elle  a  été  conçue  en  1829. 

Le  retour  de  Laffemas  et  sa  présence  jusqu'à  la  fin  de  l'acte  rendaient  le  pardon 
de  Didier  impossible.  C'est  sans  doute  ce  qui  a  déterminé  Victor  Hugo  à  biffer  tous 
les  passages  où  Laffemas  était  en  scène  et  à  lui  substituer  le  geôlier. 

Nous  donnons  à  la  suite  de  cette  scène  la  fin  de  l'acte  qui  correspond  à  cette  pre- 
mière version;  nous  n'en  retranchons  que  les  passages  conformes  au  texte  publié  : 

DIDIER. 

Pourvu  que  rien  des  cœurs  dans  la  tombe  enfermés 
Ne  vive  pour  haïr  ceux  qu'ils  ont  trop  aimés  ! 
—  Comme  je  haïrais  ! 

Il  croise  les  bras  et  tombe  dans  une  profonde  rêverie. 

SCÈNE  VI.  —  Les  Mêmes,  Marion,  Laffemas. 

LAFFEMAS,  au  fond  du  théâtre,  bas  à  Marion. 

Silence  !  nous  y  sommes  ! 
MARION,  apercevant  Didier. 

Le  voici  ! 

LAFFEMAS. 

Tout  est  prêt. 

Montrant  les  sentinelles. 

J'ai  gagné  ces  deux  hommes. 
Une  voiture  est  là. 

Posant  le  paquet  à  terre. 

Ci,  les  déguisements. 

Désignant  les  prisonniers. 

Les  voulez-vous  tous  deux  ? 

MARION. 
Oui. 

LAFFEMAS,  ricanant  d'un  air  goguenard. 
Tous  les  deux  ? 

MARION. 

Tu  mens, 
Misérable  ! 

A  part. 

A  jamais  me  voilà  retombée! 


LE  MANUSCRIT   DE   MAKION  DE  LOKME.       173 

LAFFEMAS,  lui  montrant  la  brèche. 

Vous  sortirez  par  là  tous  à  la  dérobée. 

On  peut  de  Beaugency  fuir  sans  être  aperçu. 

A  part,  en  se  retirant. 

Me  voilà  compromis  pourtant!  — ■  Si  j'avais  su!... 

Revenant  sur  ses  pas. 
Il  est  huit  heures. 

MARION. 

Bien. 

LAFFEMAS,  à  part. 

Ah  !  la  maudite  affaire  ! 

A  Marion. 

Pas  de  bruit. 

A  part. 

Je  voudrais  être  encore  à  lé  taire. 
Ce  sera  négligence  ! . . .  —  Il  faut  se  hasarder. 
Au  diable!  Elle  serait  femme  à  me  poignarder! 

Revenant  encore  à  Marion. 

Richelieu  va  venir  voir  comme  on  exécute 
Ses  ordres.  Gardez-vous  de  perdre  une  minute  ! 
Le  canon  tirera  pour  sa  venue,  et  si 
Vous  êtes  encor  là,  tout  est  perdu! 

MARION. 

Merci. 

LAFFEMAS  s'éloigne,  puis  revient  d'un  air  caressant. 

Vous  ne  m'embrassez  pas  pour  ma  tête  risquée? 

MARION,  reculant  avec  dégoût,  à  part. 

Sa  lèvre  est  un  fer  rouge  et  m'a  toute  marquée. 

Repoussant  Latïemas  qui  s'approche  toujours. 

Non  !  non  !  —  Devant  Didier  ! . . . 

LAFFEMAS,  la  saisissant  par  la  taille. 

Mais  on  se  dit  adieu. 

MARION,  s'arrachant  de  ses  bras. 

Vous  êtes  donc  un  homme  à  ne  pas  croire  en  Dieu  ! 


174  MARION   DE  LORME. 

LAFFEMAS,  saluant. 

Comme  il  vous  plaira!  — 

Se  rapprochant  de  son  oreille. 

Mais,  au  point  où  vous  en  êtes, 
Me  ménager  serait  plus  prudent. 

MARION,  brisée  et  d'une  voix  éteinte. 
Allons,  faites! 

Laffemas  la  saisit  dans  ses  bras  et  l'embrasse.  Au  bruit  du  baiser  Didier  se  ré- 
veille, se  retourne,  prend  la  lanterne  sourde  à  terre,  la  dirige  sur  les  visages 
de  Marion  et  de  Laffemas,  et  tous  trois  restent  quelques  instants  immobiles 
et  comme  pétrifiés.  Enfin  Didier  éclate  d'un  rire  horrible. 

DIDIER. 
Ha! .. .  —  C'est  bien  Marion  de  Lorme,  que  je  croi! 

MARION,  s'arrachant  des  bras  de  Laffemas. 

Anges  du  jugement!  prenez  pitié  de  moi! 

Elle  vient  tomber  à  genoux  sur  le  devant  du  théâtre. 

DIDIER. 
La  place  est  bien  choisie,  — ■  et  l'homme  aussi,  madame  ! 

MARION,  se  relevant,  égarée. 

Didier,  fuyez!...  —  Didier,  j'en  jure  sur  mon  âme,  — 
C'était  pour  vous  sauver,  vous  arracher  d'ici, 

—  Fuyez  vite  ! 

cet  infâme  ! 

Pour  fléchir  ce  bourreau!  pour  vous  sauver! 

DIDIER. 

Merci  ! 
Donc,  je  suis  bien  ingrat!  — -  Comment!  je  vous  tourmente, 
Tandis  que  c'est  pour  moi,  chaste  et  fidèle  amante, 
Qu'à  ce  juge,  qui  vient  torturer  et  tuer, 
Vous  avez  la  bonté  de  vous  prostituer  ! 
Pardon,  je  suis  de' trop.  Je  gêne,  j'importune... 
Madame  et  le  bourreau  sont  en  bonne  fortune  ! 

Montrant  la  lampe. 

Eteindrai- je  ceci?  - —  Dites-moi  seulement, 
Si  c'est  la  fin,  madame,  ou  le  commencement. 

MARION,  se  tordant  les  bras. 

Ah!... 


LE  MANUSCRIT   DE  MAKION  DE  LOKME.       175 

DIDIER,  à  Laffemas  interdit. 

Vous,  craignez-vous  pas  qu'à  peu  de  chose  il  tienne 
Que  je  n'accouple  ici  votre  tête  à  la  mienne?  — 
Je  vous  fais  grâce!  —  Allez,  monsieur,  faites  des  lois, 
Et  jugez!  —  Que  m'importe,  à  moi,  que  le  faux  poids 
Qui  fait  toujours  pencher  votre  balance  infime 
Soit  la  tête  d'un  homme  ou  l'honneur  d'une  femme? 

A  Marion. 

Allez  avec  lui ,  vous  ! 

MARION. 

Oh  !  ne  me  traitez  pas  ainsi  ! . . . 


DIDIER. 

honte, 

J'aurais  pu,  —  pour  ma  perte,  aussi,  moi,  naître  femme; 
J'aurais  pu,  —  comme  une  autre,  —  être  vile,  être  infâme; 

Faire 

Vendre  a  tout  prix  l'amour;  vendre 

Me  donner  pour  de  l'or;  faire  au  premier  venu 

Un  amour  a  son  gré  naif,  tendre }  ingénu , 

Pour  y  dormir  une  heure,  offre  de  mon  sein  nu... 


DIDIER. 

...  Plutôt  qu'être  à  ce  point  perfide,  ingrate  et  fausse 
J'eusse  aimé  mieux  creuser  de  mes  ongles  ma  fosse  ! 

MARION. 
Oh  !  je  la  creuserai  ! 

DIDIER. 

Pourquoi  donc?  qui  vous  tient? 

Vous  êtes  belle  encore,  — 

Montrant  Laffemas. 


Et  vous  voyez  qu'on  vient 
MARION. 

Chaque  mot  qu'il  me  dit  me  déchire  et  me  brûle! 

DIDIER,  avec  un  rire  amer. 

Que  je  fus  insensé,  stupide  et  ridicule! 

Oh!  que  vous  ririez  bien  si  vous  pouviez  vous  voir 


176  MARION   DE   LORME. 

Comme  vous  fit  mon  cœur,  cet  étrange  miroir! 

Que  vous  avez  bien  fait  de  le  briser,  madame  ! 

Vous  étiez  là  candide,  et  pure,  et  chaste...  O  femme! 

ardent 

Que  t'avait  fait  cet  homme,  au  cœur  profond  et  doux, 
Et  qui  t'a  si  longtemps  aimée  à  deux  genoux? 

Ici  deux  versions;  nous  les  publions  en  observant  la  disposition  du  manuscrit  : 


MARION. 

Grâce  ! 

Didier,  à  Laffemas. 

Car  je  l'aimais ,  monsieur.  Oui  j'aimais  celle 
Que  vous  voyez  ici,  la  même,  c'est  bien  elle. 
Moi,  —  vous, 

Montrant  Saverny  endormi  qui  se  retourne 
en  soupirant. 

Lui.  —  Seulement  ici,  nous  sommes  trois  ! 

MARION. 

Que  ne  suis-je  rouée,  et  morte,  et  mise  en  croix! 


saverny,  en  dormant. 
Marion!  Marion !  Venez,  ma  toute  belle! 
Un  seul  baiser! 

Didier,  à  Marion. 

Je  crois  que  quelqu'un  vous  appelle. 

Promenant  tour  à  tour  les  yeux  de  Laffemas 
à  Saverny  et  les  ramenant  sur  lui. 

A  ce  qu'il  me  paraît,  nous  sommes  ici  trois... 

MARION. 

Que  ne  suis-je  rouée,  et  morte,  et  mise  en  croix  ! 


DIDIER,  tirant  le  portrait  de  son  sein. 

A  propos,  à  cette  heure  il  convient  de  vous  rendre 
Ce  bijou,  d'amour  pur  gage  fidèle  et  tendre. 
11  lui  présente  le  portrait. 

MARION,  se  détournant  avec  un  cri. 

Dieu! 

DIDIER,  la  poursuivant  du  portrait. 

Ne  l'avez-vous  pas  pour  moi  fait  peindre  exprès? 
11  rit  et  jette  le  médaillon  à  terre. 

MARION. 
Quelqu'un,  par  charité,  me  tuera-t-il  après? 

LAFFEMAS. 

L'heure  passe. 

MARION. 

Ah!  le  temps  marche,  et  l'instant  s'envole! 
SCENE  VI.  —  Les  Mêmes,  le  Conseiller,  le  Bourreau,  Peuple,  Soldats. 

SAVERNY,  à  quelqu'un  dans  la  foule. 

Monsieur,  rangez-vous  donc,  pour  que  cet  enfant  voie! 


LE  MANUSCRIT  DE  MAKION  DE  LOKME.       177 


A  L.ulcmas. 
Ah!  votre  tragédie  arrive  à  bonne  fin. 


L'auteur  est-il  content? 


A  1. .ulémas. 
Bonjour,  monsieur. 

A  un  bateleur  qui  porte  un  sin^e  sur  son  dos. 

Dis-donc,  toi!  lequel  de  vous  deux 
Fait  voir  l'autre  ? 

DIDIER. 

Marchons  ! 

MARION. 

Et  nul  n'a  pitié  d'eux  ! 


LAFFEMAS,  bas  à  Marion. 

Il  faut  dans  un  moment  que  le  cardinal  passe. 
Il  sera  temps  encor  de  demander  leur  grâce. 

DIDIER,  à  Saverny. 

Mon  frère,  c'est  pour  moi  que  vous  faites  ce  pas. 
Embrassons-nous. 

Il  embrasse  Saverny. 

MARION,  courant  à  lui. 
Et  moi? 

DIDIER,  montrant  à  Larïemas  Marion  qu'il  repousse. 

Vous  ne  l'embrassez  pas, 
Monsieur? 

11  embrasse  de  nouveau  Saverny. 

MARION,  revenant  à  lui. 
Et  moi,  Didier? 

DIDIER,  montrant  Saverny. 

C'est  mon  ami,  madame. 

MARION,  joignant  les  mains. 

Oh!  que  vous  m'accablez  durement,  pauvre  femme 
Qui,  sans  cesse  aux  genoux  ou  du  juge  ou  du  roi, 
Demande  grâce  à  tous  pour  vous,  à  vous  pour  moi! 

Neuf  heures  sonnent  lentement.  Didier  fait  signe  à  tous  de  se  taire. 
Profond  silence. 

DIDIER,  au  peuple,  après  les  neuf  coups. 

Vous  qui  venez  ici  pour  voir  notre  visage, 
Vous  tous  ici  présents,  rendez-nous  témoignage , 

Vous  qui  venez  ici  pour  nous  voir  au  passage, 

THEATRE.    —   II. 


MARION. 

Plus  d'espérance  enfin! 


178  MARION   DE   LORME. 

Si  l'on  parle  de  nous,  que  c'est  avec  courage, 

Si  l'on  parle  de  nous,  rendez-nous  témoignage 

Sans  trembler  ni  pâlir,  que  nous  avons  compté 

Que  tous  deux,  sans  pâlir,  nous  avons  écouté 
Cette  heure  qui  pour  nous  sonnait  l'éternité  ! 

On  voit  que  dans  cette  première  version  Didier  ne  pardonnait  pas  à  Marion.  Victor 
Hugo  a  biffé  ces  quatre  derniers  vers  et  ajouté  deux  feuillets  non  chiffrés  et  datés 
28  mai  1831,  donnant  la  version  définitive. 

Dans  ces  deux  feuillets  quelques  variantes  : 

DIDIER. 

J'aurais  mille  pensées 
Que  je  ne  dirais  pas,  sur  les  choses  passées, 
J'aurais  l'air  d'épier,  de  douter,  de  souffrir, 
Tu  serais  malheureuse!  Oh!  laisse-moi  mourir! 

Ces  deux  derniers  vers  se  présentent  ainsi  dans  le  manuscrit  : 

Oh!  laisse-moi  mourir! 

Il  fait  signe  aux  soldats  de  marcher  et  cherche  à  s'éloigner, 

MARION,  aux  gardes. 

S'il  fait  encore  un  pas, 
Par  pitié,  dites-lui  que  vous  ne  voulez  pas! 

Après  les  deux  feuillets  de  1831 ,  les  quatre  vers  : 

Vous  qui  venez  ici  pour  nous  voir  au  passage. . . 

ont  été  recopiés  pour  s'enchaîner  avec  la  fin. 

Trois  surcharges  à  la  date  finale  : 

26-2 j- 30  juin  182p.  —  460  vers. 

Le  titre  primitif  :  Un  duel  sous  Richelieu,  est  relié  à  la  fin  du  manuscrit;  à  la  page 
suivante  ce  titre  est  répété.  Au-dessous  et  de  l'écriture  d'Harel,  cette  mention  : 

Reçu  au  théâtre  royal  de  l'Odéon. 
14  juillet  1829. 

Harel. 


LE   MANUSCRIT   DE   MAK10N  DE  LOKME.      179 


PLANS.  —  NOTES. 

Cinq  feuillets  contiennent  les  plans  de  chaque  acte;  on  y  suit  L'ordre  primitif 
des  scènes  avec  des  interversions  curieuses  et  même  des  substitutions  de  personnages; 
quelques  vers  jalons  nous  donnent,  en  raccourci,  la  pensée  du  poète,  acte  par  acte. 
Nous  reproduisons  tels  quels  ces  plans,  avec  leurs  variantes  de  titres  et  leurs  notes  ■ 

ACTE  I.  —  Le  Rendez-vous. 

Marie. 

Marie,  Didier. 

Marie,  Didier,  le  marquis. 


Que  cet  amour  sans  borne 
Seul  au  fond  de  mon  cœur  brûle  profond  et  morne. 

J'ai  souffert,  j'ai  haï,  je  n'avais  point  aime. 

Que  lisiez-vous  là? 

Hc'  quoi!  c'est  la  charmante 
Marion.  —  Que  dit-il? —  Monsieur,  vous  me  perde/. 
C'est  la  première  fois  que  j'aime. 

ACTE  It.  —  Le  Duel. 

Une  foire.  Peuple.  Baladins.  Seigneurs.  Passent  Marie  et  Didier.  Le  crieur.  Sur- 
vient le  marquis.  Revient  Didier.  L'affiche.  Dispute.  Duel  aux  flambeaux.  Bruit. 
Marie.  Les  sergents  de  nuit.  On  emporte  le  marquis.  On  arrête  Didier. 


On  cherche  un  remplaçant. 
Mon  bon  ami,  lequel  de  vous  deux  fait  voir  l'autre.? 


Il  est  de  la  maison 
La  Feuillade,  dont  est  le  marquis  d'Aubusson. 


Les  seigneurs. 

là.  Le  crieur.  Peuple.  (Passent  Didier  et  Marion.) 

Les  seigneurs.  Saverny. 

là.  Didier. 

là.  Marion. 

là.  Le  guet. 


180  MARION   DE  LORME. 

ACTE  III.  —  L'Arrestation. 

Le  m"(1)  cache  chez  le  duc.  Le  dac,  Laubardemont(2)  venu  pour  arrêter  le  m's  et  le 
m"  déguisé  reviennent  de  l'enterrement  postiche.  Marie.  Marie,  le  m".  —  Le  mis, 
Laubardemont.  Les  mêmes,  Marie,  le  duc.  Arrestation. 


Il  est  mort,  c'est  fort  heureux  pour  lui. 


Monseigneur,  du  marquis  les  obsèques  sont  prêtes. 

Pour  la  cérémonie  on  vient  de  votre  voix 

Savoir  l'heure  et  le  jour.  —  Revenez  dans  deux  mois. 


Le  m",  le  c'c,  Laffemas. 

Laffemas  (la  lettre). 

Les  comédiens. 

Didier,  Marion. 

Didier.  Un  comédien.  Le  m".  Laffemas.  —  Marion  de  Lorme  ! 

Le  m".  Didier. 

Les  mêmes.  Tout  le  monde.  Grande  scène; 


Mais  en  êtes-vous  sûr.  —  Si  j'en  suis  sûr,  pardieu, 
Je  connais  la  petite  et  l'ai  vue  en  bon  lieu. 


Ils  auront  beau  s'entendre.  Ainsi  je  saurai  bien 
Quel  est  dans  tout  cela  le  faux  comédien. 


Je  me  nomme  Didier. 

—  Ainsi  vous  ne  jouez  pas  la  comédie. 

—  C'est  vous  qui  la  jouez. 

—  Fort  bien  ,  recommandez  votre  âme  à  Dieu. 


L'abbé  de  Laffemas,  hls  du  lieutenant  civil,  avait  fait  des  vers  où  il  peignait  An- 
nibal  dans  les  Alpes. 

ACTE  IV.  —  La  Partie  de  chasse. 

Marie.  L'Angely.  —  (Condamné.  Grâce  au  roi.) 

Les  mêmes.  Seigneurs. 

Le  roi. 

Les  mêmes  ,  le  duc. 

Le  roi ,  L'Angely. 

W  Le  marquis.  —     '-'   Laubardemont,  dans  ce  pian  primitif,  remplaçait  Laffemas. 


LE   MANUSCRIT   DE  MAKION  DE  LOKME.       181 

Feutre  —  neutre. 

Vous  qui  tant  aimiez  rire  autrefois.  — Monseigneur, 

Je  ne  ris  plus. 

Sire,  je  suis  sa  sœur. 
M.  le  cardinal  voudra-t-il  ? 


Rien  n'est  plus  beau,  disait  une  reine  d  Espagne, 
Qu  eveques  à  l'autel,  gendarmes  en  campagne, 
Belles  dames  au  lit,  et  voleurs  au  gibet. 


ACTE  V.  —  La  Prison. 

Didier.  Le  m". 
Les  mêmes,  Marie. 
Les  mêmes,  le  greffier- 
Marie. 

Marie,  la  litière. 

Marie. 

Marie ,  la  litière. 


Mais  je  crois  qu'une  voix  appelle.  Écoutez. 

—  Non,  c'est  l'heure  qui  sonne.  —  Oui,  l'heure,  —  à  la  chapelle. 

—  C'est  toujours  une  voix,  frère,  qui  nous  appelle. 

Marion.  Ah  !  votre  âme  est  profonde,  et  pleine  de  temèbres! 


La  vie,  ami ,  n'est  rien  ,  et  la  mort  sourit  encore. 


Quoi ,  pas  même  un  baiser?  non. 


C'est  une  bonne  fille. 
C'est  Manon  de  Lormc.  —  Ah!  malédiction! 

Laissez-moi. 


Vous  avez  fait  trois  fautes  d'orthographe. 


Regardez,  voilà  l'homme  rouge  qui  passe! 


182  MARION   DE  LORME. 

Qujest-ce  que  cette  femme? 


(Coups  de  marteau.) 
Didier  s'interrompant. 

C'est 
Notre  échafaud  qu'on  dresse  ou  nos  cercueils  qu'on  cloue. 


La  mort 
N'est  que  la  mort  —  Non  pas  quand  elle  est  la  potence? 
Quand  la  mort  est  la  mort  et  n'est  pas  la  potence. 


Ma  foi ,  il  était  temps. 

Il  me  venait  déjà  des  taches  de  rousseur. 


(L'arrêt  de  mort.) 
Je  disais  donc.  .  . 


Vous  avez  là,  monsieur,  une  bien  belle  robe. 
Est-ce  ici  qu'on  l'a  faite? 

Monsieur,  rangez-vous  donc.  Cet  enfant  ne  voit  pas. 


Mon  bon  ami,  lequel  de  vous  deux  fait  voir  l'autre? 


Çà,  votre  seigneurie 
Ne  mange  point.  —  Hélas,  elle  est  mangée. 


Comme  ces  hirondelles 
Volent  bas!  Il  pleuvra. 

Marion.  Laffemas. 

Les  ouvriers. 

Didier.  Saverny. 

Didier.  Saverny.  Un  conseiller. 

Didier.  Saverny. 

là.  Marion.  Laffemas. 

Didier.  Saverny.  Marion. 

Didier.  Saverny.  Marion.  Greffier.  Le  peuple. 

Marion.  Le  peuple. 

Marion.  La  litière.  Le  peuple. 

Marion.  Le  peuple. 

Marion.  La  litière.  Le  peuple. 


LE  MANUSCRIT  DE  MAKJON  DE  LOKME.        183 
Au  verso  du  dernier  feuillet,  le  croquis  ci-joint  : 


Puis  l'addition  des  vers 


1kl 

3«  0 


Plus  bas  ce  nom 


') 


Vo 


J?tfl>y*A 


i84 


MARION   DE  LORME. 


NOTES  DE  L'EDITEUR. 


i 


HISTORIQUE  DE  MARION  DE  LORME. 


En  1828,  Victor  Hugo  était  installé 
rue  Notre-Dame-des-Champs.  La  maison 
était  petite  mais  ombragée  par  de  grands 
arbres  ,  véritable  retraite  d'un  philosophe 
ou  d'un  poète,  lieu  paisible  et  propice 
à  la  méditation;  en  ce  temps-là,  à  quel- 
ques minutes,  on  trouvait  la  carnpagne 
ou  plutôt  la  plaine  de  MontroUge,  et 
on  s'y  rendait  par  le  boulevard  Mont- 
parnasse encombré  de  guinguettes ,  de 
boutiques  en  plein  vent  et  de  baraques 
de  saltimbanques.  Le  poète  se  prome- 
nait, le  plus  souvent  seul ,  pour  travailler 
et  aussi  pour  observer,  se  mêlant  à  la 
foule  qui  écoutait  les  boniments  des 
charlatans  ou  regardait  les  exercices  des 
acrobates.  Il  dînait  de  bonne  heure,  puis 
il  sortait,  accompagné  alors  de  quelques 
amis,  et  allait  dans  la  plaine  admirer 
les  soleils  couchants. 

On  rentrait  au  crépuscule  et  on  retrou- 
vait dans  la  petite  maison  les  habitués , 
les  fidèles,  notamment  le  peintre  Louis 
Boulanger,  Sainte-Beuve,  Emile  et  An- 
toni  Deschamps,  souvent  Alfred  de 
Musset,  d'autres  encore.  Victor  Hugo 
lisait  des  vers  des  Orientales. 

Depuis  la  retentissante  préface  de 
CromtveU ,  publiée  en  octobre  1827,  une 
sorte  de  fièvre  s'était  emparée  de  cette 
jeunesse.  Il  lui  fallait  un  champ  de  ba- 
taille sur  lequel  elle  pût  lutter  pour  dé- 
fendre les  idées  nouvelles,  et  il  n'y  en 
avait  pas  de  plus  sonore  que  le  théâtre. 
Certes  CromtveU  était  un  très  beau  drame, 
mais  il  excédait  les  limites  de  la  scène; 


et  les  amis  se  demandaient  si  leur  chef, 
maîtrisant  sa  puissance  et  refrénant  sa 
fécondité  d'inspiration,  parviendrait  à 
enfermer  dans  le  cadre  un  peu  étroit  du 
théâtre  les  cinq  actes  d'un  drame. 

C'était  là  une  prison  où  la  pensée 
se  trouvait  trop  à  l'étroit  ;  avec  son 
large  souffle,  sa  richesse  d'imagination, 
son  lyrisme  débordant,  il  secouerait  bien 
vite  tous  ces  liens  qu'on  appelle  des 
scènes,  toutes  ces  chaînes  qu'on  appelle 
des  actes.  Voyez  CromtveU ,  le  sujet  a  fait 
éclater  le  cadre  ;  non ,  il  ne  pourra  pas 
se  plier  aux  exigences,  à  la  tyrannie  du 
théâtre,  qui  ne  laisse  pas  un  champ 
assez  vaste  à  l'inspiration.  Et  cependant 
c'est  là  que  doit  se  livrer  la  véritable 
bataille. 

Et ,  par  un  revirement  curieux ,  ceux-là 
même  qui  avaient  douté  tout  d'abord  que 
le  génie  du  maître  pût  se  soumettre  à  cer- 
taines règles,  ne  voulurent  pas  admettre 
que  rien  ne  lui  fût  impossible  tant  était 
grande  leur  admiration  ;  l'aigle  avait 
d'assez  larges  ailes  pour  qu'on  pût  les 
lui  couper  un  peu  sans  le  contrarier  dans 
son  vol  et  sans  le  gêner  pour  gagner 
les  hauteurs.  Et  alors,  emplis  de  cette 
robuste  confiance,  ils  interrogeaient 
Victor  Hugo,  ils  le  pressaient  pour 
obtenir  ses  confidences.  Mais  le  poète 
gardait  son  secret,  il  ne  révélait  pas 
d'ailleurs  volontiers  ses  projets,  même 
pour  les  œuvres  terminées;  il  en  parlait 
seulement  lorsqu'il  était  sur  le  point  de 
les  publier;  à  plus  forte  raison,  pour  les 


HISTORIQUE  DE   MAKION  DE  LOKME. 


l8j 


drames  qu'il  préparait,  il  n'eût  pas  voulu 
à  l'avance  les  déflorer. 

Il  avait  deux  sujets  de  pièces  :  Manon 
de  Lon/ie,  qu'il  avait  appelé  tout  d'abord 
\Jn  duel  sous  Richelieu,  et  Herttani. 

Il  les  construisait  entièrement  dans 
son  cerveau  avant  de  les  écrire  ,  mais  non 
sans  avoir  auparavant  consulté  de  nom- 
breux documents.  Ainsi,  il  avait,  sur 
un  feuillet,  pris  des  notes  sur  la  vie  de 
Richelieu,  et  sur  Laffemas  nous  trou- 
vons cette  phrase  : 

L'intendant  de  Champagne  Laffemas, sur- 
nommé bourreau  du  cardinal. 

Il  avait  même  consulté  les  livres  du 
jurisconsulte  Despeisses,  car  il  écrit  sur 
une  feuille  : 

Despeisses  définissait  Laffemas  :  Vit  bonus, 
fin  mgulandi  périt  us. 

Et  plus  bas  : 

Laffemas  disait  de  son  fils  l'abbé  :  C'eft  un 
débauche'}  et  son  fils  l'abbé  disait  de  lui  :  C'eft 
un  vieux  bourreau. 

Il  poussait  ses  investigations  très  loin 
ainsi  qu'il  résulte  de  cette  note  : 

Voir  sur  L'Angely  le  Menagiana  de  La  Mon- 
noye,  t.  I,  p.  18,  édition  de  1715  '  . 

Evidemment  les  propos  de  Ménage 
étaient  sujets  à  caution.  Molière  l'avait 
représenté  sous  les  traits  de  Vadius.  Mais 
Victor  Hugo  avait  le  goût  et  la  curiosité 
de  fouiller  tous  les  vieux  livres. 

Nous  avons  retrouvé  encore  cette  note 
sur  Louis  XIII  : 

Le  petit  dauphin,  fils  de  Henri  IV,  prit  un 
jour  tant  d'aversion  pour  un  gentilhomme 
que  pour  contenter  le  jeune  prince  il  fallut 
faire  semblant  de  tuer  le  gentilhomme  avec 
un  pistolet  sans  balle.  Le  roi  le  sut.  Indigné, 
le  bon  Henri  donna   lui-même  le  fouet  à  son 


Menagiana,  ou  récit  des  conver 
qui  se  tenaient  chez  Ménage,  publié  par  5 
en  1693  et  augmenté  par  La  Monnoye   en  [71J. 


fils.  Sous  cette  rude  main  de  père  et  de  roi, 
le  dauphin  pleure,  la  reine  s'exclame.  Ma- 
dame,  dit  celui  qui  devait  mourir  du  poignard 
de  Ravaillac  à  celle  qui  devait  mourir  de  l'exil 
de  Cologne,  pri-7  Dieu  que  je  vive,  car  il  vous 
maltraitera  j  si  je  n'y  suis  plus. 

Un  autre  jour  le  même  enfant  s'amusa  à 
écraser  la  tête  à  un  moineau  vivant.  Pour  la 
seconde  fois,  le  roi  le  fouetta.  L'enfant  de 
crier,  la  mère  d'accourir,  l'injure  d'éclater. — 
Sire ,  vous  ne  traiteriez  pas  ainsi  vos  bâtards.  M  1 
bâtards,  répondit  le  roi,  il  pourra  les  fouetter, 
mais  lui ,  il  n  aura  personne  aui  le  fouette.  Henri  IV 
ne  prévoyait  pas  Richelieu. 

Du  reste,  il  y  avait  dans  cet  enfant  en- 
core plus  d'impuissance  que  de  méchanceté. 
L'homme  a  avorté.  Il  n'a  même  pas  eu  la 
tore?  de  produire  le  tyran  qu'il  faisait  présa- 
ger. II  avait  promis  Tibère,  il  n'a  tenu  que 
Louis  XIII. 

Victor  Hugo  ne  puisait  pas  seulement 
des  renseignements  dans  les  livres  ;  rien 
ne  lui  échappait  dans  ses  courses  à  tra- 
vers Paris.  11  avait  ainsi  trouvé  un  acte 
tout  en  errant  sur  le  boulevard  Mont- 
parnasse. Une  baraque  de  saltimban- 
ques, placée  juste  en  face  du  cimetière, 
bavait  attiré  : 

Cette  antithèse  de  la  parade  et  de  l'enterre- 
ment le  confirmaient  dans  son  idée  d'un 
théâtre  où  les  extrêmes  se  toucheraient,  et 
ce  fut  là  que  lui  vint  à  l'esprit  le  troisième 
acte  de  Marion  de  Lorme  011  le  deuil  du  mar- 
quis de  Nangis  contraste  avec  les  grimaces 
du   Gracieux  (1). 

On  était  au  mois  de  juin  1S29;  Vic- 
tor Hugo  écrivit  Manon  de  Larme  en 
vingt-trois  jours,  du  2  au  26  juin  en  pre- 
nant un  jour  de  répit  entre  le  premier  et 
le  deuxième  acte. 

Le  bruit  se  répandit  assez  rapidement 
que  le  drame  était  terminé.  Grand  évé- 
nement. La  curiosité  était  vivement 
excitée.  C'était  en  somme  la  première 
pièce    susceptible   d'être    jouée  ;    on    ne 


.  xlvi,  Cromweli  .  l 'iclor  Huro  raconté  par 

un  Témoin  Je  sa  vie. 


i86 


MARION   DE   LORME. 


pouvait  compter,  en  effet,  l'essai  d'Awy 
Robsart,  que  Victor  Hugo  songeait  même 
à  brûler,  et  qu'il  aurait  brûlé  peut-être 
si  son  beau-frère  Paul  Foucher  ne  lui 
avait  demandé  avec  insistance  de  dis- 
poser de  la  pièce;  de  guerre  lasse, 
Victor  Hugo  lui  avait  dit  :  «  Fais-en  ce 
que  tu  voudras  »  ;  et  Paul  Foucher  en 
avait  fait  surtout  sa  pièce. 

Le  poète  avait  tenu  avant  tout  à  ce 
que  son  premier  drame  fût  bien  de  lui 
et  ne  fût  pas  emprunté  à  un  autre ,  fût-ce 
à  Walter  Scott.  C'était  donc  bien  son 
œuvre  personnelle  qu'il  allait  présenter 
au  jugement  du  public.  Aussi  on  se 
prépara  à  livrer  bataille  au  nom  des  doc- 
trines de  la  nouvelle  école;  l'ardeur  des 
croisés  se  réveilla,  tous  les  espoirs  des 
réformateurs  se  ranimèrent. 

Il  ne  suffisait  pas  de  lutter,  il  fallait 
vaincre;  l'armée  des  classiques  était 
puissante;  elle  devait  se  croire  d'autant 
plus  forte  qu'elle  supposait  Victor  Hugo 
encore  mal  entraîné  pour  la  lutte. 

Si  grande  que  fût  la  confiance  de  la 
jeunesse  dans  son  chef,  elle  aurait  bien 
voulu  connaître  le  drame  avant  la  pré- 
sentation au  public.  Victor  Hugo  avait 
l'habitude  de  lire  ses  vers  seulement  à 
quelques  intimes.  Elargirait-on  pour 
cette  fois  le  cercle  des  auditeurs?  On 
conféra,  on  délibéra,  et  finalement  on 
décida  que  l'œuvre  devait  subir  une 
épreuve  devant  un  public  d'élite,  mais 
aussi  restreint  que  possible. 

Dès  qu'on  apprit  la  nouvelle,  ce  fut 
une  chasse  aux  invitations.  Tout  le 
monde  voulait  être  de  la  fête.  Mais  la 
maison  était  très  petite;  même  en  ou- 
vrant toutes  les  pièces  du  rez-de-chaus- 
sée ,  il  n'y  avait  accès  que  pour  un  nombre 
très  limité  de  privilégiés. 

La  lecture  fut  fixée  au  jeudi  9  juillet, 
à  neuf  heures  du  soir.  On  vit  entrer  rue 
Notre-Dame-des-Champs  Alexandre  Du- 
mas, Sainte-Beuve,  Balzac,  Alfred  de 
Musset,  Eugène  Delacroix,  Alfred  de  Vi- 
gny, Louis  Boulanger,  Alexandre  Sou- 


met, Mérimée,  Villemain  ,  Taylor,  les 
Deschamps,  les  Devéria,  les  Bertin , 
quelques  autres  encore. Tous  ces  hommes, 
même  les  plus  jeunes,  étaient  déjà  cé- 
lèbres ,  tous  étaient  sans  doute  des  amis , 
mais  aussi  des  juges  expérimentés,  très 
déterminés  à  donner  une  opinion  sin- 
cère par  l'excellente  raison  qu'ayant 
assisté  à  la  lecture  ils  assumaient  les 
risques  et  les  responsabilités  de  la  ba- 
taille et  défendaient  une  cause  qui  était 
la  leur.  Ils  arrivaient  d'ailleurs  —  au 
moins  un  certain  nombre  d'entre  eux 
—  avec  l'émotion  d'auditeurs  mal  in- 
formés ,  témoins  d'une  première  épreuve , 
ignorant  encore  si  Victor  Hugo,  chef 
d'école,  était  véritablement  un  auteur 
dramatique. 

Le  poète  lut  son  drame  intitulé  :  U« 
duel  sous  Richelieu.  Le  succès  fut  éclatant 
et  alla  en  grandissant  d'acte  en  acte. 
Ce  fut  de  la  joie,  du  délire.  Avec  cette 
première  pièce  on  remporterait  la  pre- 
mière victoire  qui  serait  suivie  de  beau- 
coup d'autres  ;  Victor  Hugo  venait  de 
donner  la  preuve  irréfutable  de  sa  science 
scénique;  il  avait  rassuré  du  même  coup 
les  sceptiques  et  converti  les  incrédules. 

On  entoura  l'auteur,  on  le  félicita, 
on  lui  pressa  les  mains  ;  on  ne  songea 
même  pas  sur  le  moment  à  faire  une  ré- 
serve ou  à  exprimer  une  critique.  On 
était  enthousiasmé,  transporté. 

Un  des  auditeurs,  Alexandre  Soumet, 
encore  sous  le  charme  de  cette  lecture, 
avait  tenu  à  écrire  à  Victor  Hugo  le  len- 
demain : 

Vendredi. 

Mille  compliments  et  admirations,  cher  et 
illustre  ami,  sur  votre  succès  d'hier.  Votre 
pièce  est  étincelante  de  beautés  de  premier 
ordre;  quelques  coupures  au  cinquième  acte 
et  nous  aurons  cinquante  représentations 
héroïques. . . 

Cinquante  représentations  héroïques 
à  cette  époque,  c'était  le  triomphe! 

Taylor,  qui  dirigeait  le  Théâtre-Fran- 
çais, n'avait  pas  perdu  une  minute.  Le 


HISTORIQUE  DE  MAK10N  DE  LOKME,  187 


lendemain  matin  ,  à  neuf  heures ,  il  était 
rue  Notre-Dame-des-Champs  : 

—  Vous  me  donnez  votre  drame  pour 
le  Théâtre- Français.  C'est  entendu. 
Nous  avons  une  Marion  toute  désignée, 
c'est  M"e  Mars.  J'ai  votre  promesse? 

—  Soit,  répondit  Victor  Hugo. 

Le  poète  recevait  quelques  heures 
après  une  lettre  de  Jouslin  de  Lassalle 
avec  une  demande  pressante  : 

—  Vous  me  donnez  votre  drame  pour 
la  Porte -Saint-Martin.  Je  vous  offre 
Frederick  Lemaître  pour  Didier  et 
M",e  Dorval  pour  Marion. 

Harel ,  qui  croyait  arriver  bon  pre- 
mier, se  présentait  le  surlendemain  : 

—  11  me  faut  le  Duel  sous  Richelieu  pour 
l'Odéon.  Et  comme  je  suis  le  premier.  .  . 

—  Vous  êtes  le  troisième,  interrompit 
Victor  Hugo,  et  je  suis  engagé  avec  le 
Théâtre-Français. 

Stupéfaction  d'Harel  résolu  à  ne  pas 
lâcher  prise  : 

—  Le  Théâtre-Français!  mais  c'est 
impossible;  l'Odéon,  à  la  bonne  heure. 
Songez-y  donc.  Votre  place  est  à  l'Odéon . 
C'est  la  jeunesse  des  écoles,  c'est  la 
bataille  pour  les  idées  nouvelles,  c'est 
l'enthousiasme,  c'est  le*  triomphe,  et  je 
vous  donne  M""  George. 

—  Je  lis  demain  au  Théâtre-Français. 

—  Vous  lisez!  on  vous  fait  lire!  quelle 
inconvenance!  avec  moi  vous  ne  lirez 
pas,  votre  drame  est  reçu  les  veux 
fermés,  sans  formalités,  d'emblée  ;  et 
tenez. . . 

Il  avait  saisi  le  manuscrit  et  écrit  sous 
le  titre  : 

Reçu  au  théâtre  de  l'Odéon  le  14  juillet 
1829. ' 

Harel. 

Il  avait  mis  le  manuscrit  sous  son  bras 
tout  en  serrant  la  main  de  Victor  1  tugo, 
et  il  partait  au  plus  vite.  Victor  Hugo  dut 
courir  après  lui  pour  lui  arracher  sa  pièce. 

Taylor  restait  maître  du  champ  de 
bataille  des  directeurs. 


La  lecture  eut  lieu  comme  simple 
formalité,  le  drame  produisit  un  grand 
effet.  Mais  le  choix  du  Théâtre-Français, 
sous  la  dépendance  du  ministère,  était-il 
bien  heureux  pour  entamer  la  lutte? 
Il  y  avait  une  censure  ombrageuse  et 
sévère  à  cette  époque.  Taylor  la  con- 
naissait pour  l'avoir  pratiquée  et  il 
avertissait  d'abord  le  poète  que  le  rôle 
de  Louis  XIII  pourrait  bien  provo- 
quer certaines  résistances  :  «Atténuez, 
modifiez  quelques  passages.  »  finale- 
ment, il  lui  demandait  quelques  sup- 
pressions. 

Le  premier  mouvement  de  Victor 
Hugo  fut  un  refus  très  net,  puis  il  réflé- 
chit :  son  grand  désir  était  d'être  joué. 
Peut-être  n'avait-il  pas  le  droit  d'être 
intransigeant?  la  poésie  ne  l'avait  guère 
jusqu'à  présent  enrichi,  le  théâtre  était 
une  source  sérieuse  de  bénéfices.  11  devait 
songer  aux  siens.  Mais  pourquoi  prévoir 
à  l'avance  les  objections?  Ht  son  second 
mouvement  fut  pour  la  temporisation  : 
attendons,  laissons  venir,  nous  verrons 
bien. 

11  était  dans  la  situation  d'un  homme 
sur  la  défensive.  Son  incertitude  ne  fut 
pas  de  longue  durée. 

La  censure  se  montra  très  rigoureuse. 
M.  Brifaut  vint  faire  connaître  à  l'auteur 
l'ultimatum  du  ministre.  Aussitôt  Vic- 
tor Hugo  écrivit,  le  2  août  1X29,  à 
M.  de  Martignac  : 

Monsieur  Brifaut  me  fait  part,  comme  vous 
lui  en  avez  donné  commission,  de  ce  que 
Votre  Excellence  lui  a  dit  hier  matin  tou- 
chant ma  pièce...  J'ose  croire  que  d'autres 
conseils  prévaudront  dans  votre  esprit  si  éclaire 
et  d'ordinaire  si  bienveillant  pour  les  lettres, 
et  que  vous  ne  prendrez  pas  une  décision  si 
contraire  à  mes  intérêts,  et  souffrez,  Monsei- 
gneur, que  j'ajoute,  aux  vôtres  '  . 

Ce  dernier  mot  était  hardi  pour  un 
jeune  auteur  de  vingt-sept  ans.  Les 
craintes    de    Taylor    étaient    à    l'avance 

irtSpondance. 


i88 


MARION   DE  LORME. 


justifiées ,  car  cette  «  décision  »  qu'on 
pouvait  prévoir  devait  être  l'interdiction 
de  la  pièce.  La  censure  affectait  cepen- 
dant d'y  mettre  quelques  formes;  elle 
réclamait  tout  d'abord  des  modifications 
et  de  larges  suppressions.  C'était  un 
moyen  hypocrite  et  détourné  d'atteindre 
le  but  qu'elle  s'était  proposé. 

Le  quatrième  acte  :  Le  Roij  avait  sur- 
tout provoqué  ses  révoltes.  Elle  vou- 
lait à  tout  prix  y  voir  une  allusion  à 
Charles  X,  et  elle  demandait  ici  le  sa- 
crifice de  soixante -seize  vers,  là  une 
coupure  de  cinquante-six  vers;  elle  mu- 
tilait ,  défigurait ,  détruisait  presque  com- 
plètement la  scène  entre  le  roi  et  le 
bouffon.  Elle  avait  si  bien  mis  l'acte  en 
miettes  que  Victor  Hugo,  pensait-elle, 
ne  pourrait  assurément  pas  en  réunir 
les  parcelles  épargnées.  Elle  l'espérait  du 
moins ,  et  elle  aurait  pu  dire  ensuite  que  , 
l'auteur  ne  s'étant  prêté  à  aucune  conces- 
sion, elle  se  voyait,  à  son  grand  regret, 
obligée  de  prononcer  l'interdiction. 

Le  poète  avait  flairé  le  piège.  Certes, 
quand  il  connut  l'arrêt  de  ses  juges,  il 
eut  un  mouvement  de  colère,  mais  tout 
aussitôt  l'habileté  de  la  résignation,  et 
la  preuve  c'est  que,  sur  la  copie  du- 
manuscrit  qu'on  venait  de  lui  rendre,  il 
accompagna  d'un  trait  perpendiculaire 
tous  les  passages  signalés  comme  dan- 
gereux et  y  joignit  cette  indication  pour 
le  copiste  : 

AT.  B.  —  Ne  pas  copier  tout  ce  qui  eB  accom- 
pagné d'un  trait  perpendiculaire. 

Et  il  se  condamna  à  enchaîner  les 
scènes  en  élaguant  les  passages  con- 
damnés; il  fit  recopier  la  version  mutilée 
et  l'envoya  à  la  censure.  L'esprit  de  con- 
ciliation était  poussé  jusqu'à  ses  dernières 
limites.  Il  semblait  que  la  censure,  prise 
dans  ses  propres  filets,  dût  se  trouver 
dans  un  cruel  embarras.  Elle  ne  pouvait 
pas  rejeter  les  torts  sur  Victor  Hugo 
puisqu'elle  avait  obtenu  gain  de  cause, 
et  elle  n'était  pas  satisfaite  puisqu'elle 


avait  manqué  son  but.  Heureusement 
pour  elle,  elle  n'avait  pas  beaucoup  de 
scrupules.  Elle  déclara  que  cet  acte, 
même  tronqué  suivant  ses  désirs,  res- 
tait dangereux;  elle  interdit  Manon  de 
Larme. 

Victor  Hugo  se  décida  à  s'adresser 
directement  au  ministre;  il  se  trouva  en 
face  d'un  personnage  froid  et  sec  qui, 
pour  flagorner  le  pouvoir,  avait  imaginé 
qu'on  verrait  Charles  X  dans  Louis  XIII. 

Le  poète  se  récria.  M.  de  Martignac 
eut  la  condescendance  de  croire  à  la 
parole  de  l'auteur,  à  sa  sincérité ,  à  sa 
volonté  de  n'avoir  pas  cherché  à  mettre 
dans  son  drame  des  allusions  politiques. 
Mais  les  allusions  qu'il  n'y  avait  pas 
mises,  le  public  les  verrait.  Cela  suffi- 
sait. 

Le  ministre  fut  inexorable.  Cette  atti- 
tude cassante  détermina  Victor  Hugo  à 
demander  audience  à  Charles  X.  Le 
lendemain  matin,  un  mot  du  duc  d'Au- 
mont  l'avertissait  qu'il  serait  reçu  le  jour 
même  en  audience  par  le  roi ,  à  Saint- 
Cloud.  C'était  le  7  août. 

Le  poète  a  raconté  cette  entrevue  dans 
les  Rayons  et  les  Ombres (1). 

On  suppose  bien  qu'il  avait  pris  pour 
confidents  quelques-uns  de  ses  fidèles  et 
surtout  Sainte-Beuve,  un  des  disciples 
les  plus  ardents  de  l'école  nouvelle.  Le 
critique,  toujours  disposé,  comme  il  le 
dit  lui-même,  dans  ses  notes,  à  prêter  sa 
plume  à  ses  amis  en  se  mettant  en  leur 
lieu  et  place,  voulait  écrire  un  article; 
mais  il  tenait  de  Victor  Hugo  le  récit  de 
sa  conversation  avec  le  roi ,  et  il  risquait, 
en  le  signant ,  de  dévoiler  du  même  coup 
la  source  de  ses  renseignements.  Alors  il 
publia,  sous  le  nom  de  L.  Véron,  un 
article  dans  la  Revue  de  Paris  [r'  en  usant 
de  toutes  sortes  de  ménagements,  de 
circonlocutions,  en  employant  la  forme 
conditionnelle  et  il  donna  cette  relation 

111  Le  7  août  1S29. 

(2)  Cet  article  figure  dans  les  Vremiers  lundis j  au 
tome  III. 


HISTORIQUE   DE   MAKION  DE  LOKME. 


18. 


très  authentique  qui   a   la   valeur  d'un 
document  historique  : 

DE    L'AUDIENCE    ACCORDÉE 


S.     M.     CHARLES    X    A     M.    VICTOR    11 

Samedi  8  août  i&iy. 

Le  Roi  a  reçu  hier  en  audience  particulière 

M.   I  'ir/or  Hugo. 

Cette  simple  annonce  excite  en  ce  mo- 
ment plus  d'intérêt  qu'on  n'a  coutume  d'en 
accorder  à  ces  sortes  de  nouvelles.  Tout  le 
monde,  en  effet,  a  deviné  le  motif  qui  ame- 
nait le  poète  devant  le  Roi,  et  ce  motif  n'était 
pas  seulement  une  affaire  privée,  c'était  aussi 
et  avant  tout  une  grave  question  d'art  et  de 
liberté  que  M.  Victor  Hugo  venait  plaider 
devant  le  monarque,  avec  la  franchise  de  son 
âge,  de  ses  opinions,  et  un  sentiment  profon- 
dément respectueux  de  son  devoir,  comme 
sujet. 

Bien  des  récits  divers  circulent  déjà  mit 
cette  entrevue,  qui  s'est  prolongée,  dit-on, 
près  de  trois  quarts  d'heure  et  dont  les  dé- 
tails, si  la  rumeur  est  vraie,  ne  manqueraient 
ni  de  piquant,  ni  de  nouveauté,  ni  d'impor- 
tance; chacun  arrange  et  rêve  un  entretien  à 
sa  manière.  Nous  essaierons,  de  notre  côté, 
d'indiquer  comment  nous  le  concevons;  et 
sans  prétendre  tout  raconter  à  la  lettre,  nous 
ticherons  de  ne  pas  tout  supposer  gratuite- 
ment. 

Et  d'abord,  ce  n'est  pas  un  fait  indigne  de 
remarque  que,  pour  la  première  fois  peut- 
être,  la  génération  nouvelle,  qui  jusqu'ici  n'a 
guère  eu  accès  auprès  du  Roi,  dont  la  voix 
n'arrive  directement  au  chef  suprême  de  l'Etat 
ni  dans  les  conseils,  ni  par  la  tribune,  ni  par 
la  chaire,  ait  comparu  devant  lui,  simple  et 
sérieuse,  dans  la  personne  d'un  de  ses  repré- 
sentants. 

Si,  en  cette  circonstance,  le  poète  a  bien 
compris  son  rôle,  comme  nous  pensons  qu'il 
a  fait,  il  a  dû,  dès  les  premiers  mots,  et  pro- 
fitant de  la  faveur  d'un  auguste  accueil,  ame- 
ner la  question  de  ce  qu'elle  pouvait  avoir  de 
trop  personnel  à  des  termes  plus  généraux, 
plus  raisonnes,  et  dans  lesquels  il  se  sentait 
plus  à  l'aise  pour  en  appeler  à  l'esprit  éclairé 
et  bienveillant  de  son  royal  interlocuteur. 


Et  d'ailleurs,  si  le  poète  avait  rappelé  au 
Roi  qu'en  l'état  actuel  des  esprits,  une  pièce 
de  théâtre  composée  avec  conscience  et  venue 
d'un  certain  côté  littéraire  ne  devait  produire, 
par  sa  chute  ou  son  succès,  qu'un  résultat 
bien  étranger  assurément  à  toute  passion  po- 
litique, le  roi  aurait  bien  pu,  sans  doute,  à 
demi-voix  et  avec  un  sourire,  prononcer  ce 
terrible  mot  de  romantisme.  Mais  il  eût  été  fa- 
cile de  démontrer  à  sa  bienveillante  attention 
que  ces  débats  sont  au  fond  bien  moins  fri- 
voles, même  sous  le  rapport  politique,  qu'il 
n:  pouvait  le  penser... 

Puis,  quand  l'ancienne  littérature  est  par- 
tout, qu'elle  occupe  les  places,  les  commis- 
sions, les  académies;  que  le  gouvernement 
s'en  rapporte  à  ses  décisions  en  toute  matière 
littéraire  où  il  a  besoin  de  s'éclairer;  quand,  il 
y  a  quelques  mois  à  peine,  une  pétition  signée 
de  plusieurs  auteurs  classiques  les  plus  in- 
fluents, et  tendant  à  obtenir  pour  eux  le  mo- 
nopole au  Théâtre-Français,  est  venue  mou- 
rir au  pied  du  trône,  n'y  aurait  il  pas,  de  la 
part  du  gouvernement  du  Roi,  peu  de  con- 
venance et  d'adresse  à  frapper  d'interdiction 
la  première  œuvre  dramatique  composée  de 
puis  ce  temps  par  un  des  hommes  de  la  jeune 
littérature,  une  pièce  avouée  d'elle,  réclamée 
par  le  public  et  sur  laquelle  on  peut  bien  fon- 
der quelque  espoir  ? 

Le  poète  aurait  pu  dire  encore  qu'il  avait, 
fort  jeune,  et  en  plus  d'une  circonstance  mé- 
morable, donné  à  la  monarchie  et  au  prince 
d'humbles  gages  qu'il  ne  séparait  pas  dans  sa 
pensée  des  autres  gages  qu'on  devait  donner 
aussi  aux  libertés  et  aux  institutions  du  pays; 
il  aurait  pu  (et  le  roi  l'eût  cru  sans  peine) 
protester  de  son  aversion  contre  toute  malice 
détournée,  de  sa  sincérité  d'artiste,  de  sa 
bonne  foi  impartiale  à  l'égard  des  personnages 
que  lui  livraient  l'histoire  et  alors,  la  conver- 
sation tombant  sur  le  caractère  de  Louis  XIII 
et  sur  le  plus  ou  moins  de  danger  ou  de  con- 
venance qu'il  y  aurait  a  le  laisser  paraître 
dans  la  pièce  en  litige,  le  poète  eût  pu  expli- 
quer a  loisir  à  l'auguste  Bourbon  que  le  drame 
n'ajoutait  rien  là -dessus,  retranchait  bien 
plutôt  à  ce  qu'autorisait  la  franchise  sévère 
de  l'histoire  et  que  l'image  de  temps  si  éloi- 
gnés et  si  différents  des  nôtres  ne  pouvait  le 
moins  du  monde  paraître  une  indirecte  contre- 
façon du  présent.  Il  eût  fini  par  déposer  res- 
pectueusement aux  mains  du  monarque  Wich 


190 


MARION   DE  LORME. 


redoutable  du  drame  et  le  Roi  eût  daigné  lui 
promettre  de  prêter  intérêt  à  cette  lecture. 

Toutefois,  au  milieu  des  bruits  divers  dont 
nous  avons  tâché  de  recueillir  ici  les  plus  pro- 
bables, la  discrétion  bien  concevable  du  poète 
ne  nous  assure  d'autre  chose  positive  que  de 
l'intention  constamment  bienveillante  de  son 
royal  interlocuteur. 

Le  lendemain  de  cette  entrevue, 
M.  de  Martignac  n'était  plus  ministre  ; 
il  était  remplacé  par  M.  de  la  Bour- 
donnaye.  Devait -on  espérer  un  chan- 
gement d'attitude  avec  un  changement 
de  ministre  ?  C'était  au  moins  dou- 
teux. Néanmoins ,  dans  l'entourage  du 
poète,  on  avait  quelque  confiance  dans 
la  clairvoyance  du  roi.  Quelques  jours 
s'écoulèrent.  Victor  Hugo  fut  appelé 
chez  le  nouveau  ministre  de  l'intérieur. 

M.  de  la  Bourdonnaye  n'usa  ni  de 
circonlocutions,  ni  de  ménagements;  il 
s'abrita  derrière  l'autorité  du  roi  qui, 
ayant  lu  l'acte ,  ratifiait  purement  et  sim- 
plement la  décision  prise  par  M.  de  Mar- 
tignac. La  courtoisie  exigeait  tout  au 
moins  qu'il  donnât  des  raisons;  à  défaut 
de  raisons  plausibles  il  émettait  la  théorie 
exposée  par  les  journaux  du  temps,  et 
notamment  par  le  Globe  :  c'est  qu'on  ne 
devait  pas  mettre  des  rois  à  la  scène. 

Victor  Hugo  traduit  ainsi  dans  sa 
préface  le  langage  ministériel  en  le  dé- 
pouillant de  toutes  ses  hypocrisies  : 

La  censure  murait  le  théâtre.  Aucun 
moyen  de  traduire  naïvement,  grandement 
sur  la  scène,  avec  l'impartialité,  mais  aussi 
avec  la  sévérité  de  l'artiste, un  roi,  un  prêtre, 
un  seigneur,  le  moyen -âge,  l'histoire,  le 
passé. 

M.  de  la  Bourdonnaye  sentait  bien 
qu'une  si  singulière  théorie  couronnée 
par  une  si  rigoureuse  décision  provoque- 
rait de  vives  protestations  dans  l'opinion 
et  dans  la  presse,  et,  pour  en  atténuer 
l'effet,  il  laissa  clairement  entendre  à  la 
fin  de  l'entretien  que  le  Gouvernement 
offrirait  un  dédommagement. 


Victor  Hugo  refusa  nettement  toute 
compensation.  Il  s'inclina  et  se  retira. 

Le  lendemain,  il  reçut  la  lettre  sui- 
vante : 

CABINET 
du 

MINISTRE   DE   L'INTERIEUR. 

Paris,  le  24  août  1329. 
Monsieur  le  baron, 

Ce  devait  être  un  devoir  et  un  plaisir  pour 
moi  de  rendre  compte  au  roi  de  l'entretien 
que  j'ai  eu  l'honneur  d'avoir  avec  vous  hier 
matin.  Sa  Majesté  en  a  écouté  le  récit  avec 
un  véritable  intérêt  et  m'a  donné  l'ordre  de 
vous  annoncer,  comme  un  témoignage  de  sa 
satisfaction  royale,  que  la  pension  d'homme 
de  lettres  dont  vous  jouissez  sur  le  budget  de 
mon  département  sera  désormais  de  six  mille 
francs  par  année. 

Je  suis  heureux,  monsieur  le  baron,  d'être 
auprès  de  vous  l'organe  de  la  bonté  du  roi. 
Le  bienfait  nouveau  que  Sa  Majesté  vous 
accorde  dit  assez  l'estime  qui  est  due  à  votre 
mérite,  et  je  me  félicite  de  voir  ainsi  récom- 
pensés les  nobles  sentiments  qui  vous  ont 
inspiré  de  si  beaux  vers  sur  la  déplorable  mort 
de  Louis  XVII. 

Recevez,  monsieur  le  baron,  l'assurance  de 
ma  considération  distinguée. 

Le  Minière j 

secrétaire  d'Etat  de  l'intérieur, 

La  Bourdonnaye. 

Victor  Hugo  écrivit  immédiatement 
sa  réponse;  comme  les  faits  avaient  été, 
après  un  certain  nombre  d'années,  défi- 
gurés et,  à  plusieurs  reprises,  faussés, 
il  prit  le  soin,  dans  une  lettre  à  Au- 
guste Vacque  rie,  en  1870,  de  les  rétablir 
ainsi  : 

Ma  femme  et  Sainte-Beuve  étaient  dans 
mon  cabinet  quand  une  lettre  du  ministre  de 
l'intérieur,  La  Bourdonnaye,  m'arriva.  J'ouvris 
la  lettre.  C'était  l'annonce  des  6,000  francs 
de  pension.  Je  tendis  la  lettre  à  ma  femme 
et  à  Sainte-Beuve  et  je  leur  dis  :  lisez.  Puis  je 
pris  une  plume  et  je  me  mis  à  écrire  sur  la 
première  feuille  de  papier  qui  me  tomba  sous 
la  main.  Ils  lisaient  pendant  que  j'écrivais,  et 


HISTORIQUE  DE  MAKION  DE  LOKME. 


191 


tous  Jeux  gardaient  le  silence.  Je  signai  et  je 
posai  la  plume.  Sainte-Beuve  me  demanda   : 

- —  Qu'allez-vous  répondre? 

Je  lui  dis  :  —  Ceci. 

Et  je  lui  tendis  ce  que  je  venais  d'écrire. 
C'était  la  lettre  de  refus. 

On  connaît  cette  re'ponse  qui  a  été  pu- 
bliée dans  la  Correspondance  :  elle  est  noble 
et  fière,  Victor  Hugo  avait  à  soutenir 
sa  famille,  sa  femme,  trois  enfants,  des 
parents  ;  il  avait  cru  pouvoir,  vivant  de 
sa  plume,  «  compter  sur  le  produit  légi- 
time »  de  son  drame;  il  ajoutait  : 

Mais  puisque  la  représentation  de  cette 
pièce,  œuvre  cependant  toute  de  conscience, 
d'art  et  de  probité,  paraît  dangereuse,  je  m'in- 
cline, espérant  qu'une  auguste  volonté  pourra 
changer  à  cet  égard.  J'avais  demandé  que  ma 
pièce  tût  jouée;  je  ne  demande  rien  autre  chose. 

On  pense  bien  que  la  mesure  gou- 
vernementale excita  une  vive  indigna- 
tion dans  la  presse. 

Le  Globe  publiait  en  août  un  article 
intitulé  : 

PREMIER  COUP  D'ETAT   LITTERAIRE. 

Nous   relevons  les  lignes  suivantes  : 

M.Victor  Hugo  a  eu  l'honneur  de  recevoir 
le  premier  coup  politique  dans  cette  guerre  à 
mort  qui  recommence  contre  les  idées. 

M.  de  la  Bourdonnaye  lui  a  signifié  net- 
tement que  sa  pièce  ne  serait  pas  permise,  et 
non  seulement  la  sienne,  mais  toutes  celles 
où  des  rois  et  des  reines  joueraient  un  rôle, 
un  de  ces  rôles  sinistres  et  sanglants  que 
M.  Mangin  serait  disposé  à  absoudre.  C'est  là 
une  mesure  générale  de  sûreté  publique,  un 
de  ces  moyens  extraordinaires  qui  réhabilitent 
dans  l'opinion  la  majesté  royale  avilie  et  sau- 
vent les  trônes  ébranlés. 

Le  Globe,  connaissant  les  démarches  du 
poète  auprès  du  roi  et  son  entretien  avec 
le  ministre  de  l'intérieur,  s'exprimait 
ainsi  : 

Un  jeune  poète  blessé  dans  ses  intérêts  les 
plus  chers,  dans  ses  espérances  de  gloire,  de- 
mande au  roi  une  audience  et  le  roi  l'accueille 


avec  bonté.  Il  plaide  pour  la  liberté  du  théâtre, 
compagne  nécessaire  de  toutes  les  libertés... 
le  roi  se  rappelle  les  services  rendus  à  lui-même 
par  le  poète  encore  enfant,  il  n'a  que  des 
paroles  d'encouragement,  et  s'il  n'accorde  pas 
la  grâce  demandée,  il  la  laisse  espérer.  Après 
le  roi  vient  le  ministre,  gracieux  aussi  et 
presque  caressant,  mais  refusant  nettement  et 
sans  détour.  Point  de  rois  sur  la  scène,  s'ils 
n'y  sont  admirables  en  tous  points;  et  jamais, 
même  pour  l'éloge,  le  nom  d'un  Bourbon. 
Voilà  en  deux  mots  la  théorie  politique  du 
drame,  selon  M.  de  la  Bourdonnaye  et  ses 
collègues.  En  vain  le  poète  essaie  de  la  com- 
battre; on  lui  objecte  les  périls  de  la  royauté, 
et  on  s'étonne  que  ce  soit  lui,  royaliste  dévoué , 
qui  vienne  ajouter  à  ces  périls.  On  le  prend 
avec  adresse  par  tous  ses  souvenirs,  il  faudrait 
le  rallier  au  ministère  sauveur  de  la  monarchie  ; 
et,  pour  y  réussir,  il  n'est  offre  brillante  qu'on 
n'épargne.  Mais  le  poète  entend  et  répond  qu'il 
ne  veut  vivre  que  de  son  travail  ;  que  les  loisirs , 
la  douce  paix  de  ses  études  suffisent  à  son 
bonheur,  et  ces  paroles  délicates  autant  que 
réservées  ne  sont  pas  comprises  par  le  ministre  ! 
On  a  échoué  du  côté  de  l'ambition  politique, 
l'or  peut-être  sera  plus  heureux,  vite,  triplons 
la  modique  pension  que  reçoit  M.  Hugo  sur 
les  fonds  littéraires,  et  expédions  cette  grâce, 
en  l'imposant  presque  au  nom  du  roval  bienfai- 
teur. Mais  cette  fois  encore  l'adresse  échouera. 
La  reconnaissance  restera  pour  le  roi,  le  refus 
pour  le  ministre.  Une  lettre  décente  et  ferme 
ne  laissera  aucun  doute  sur  les  sentiments  de 
celui  qui  l'écrit. .. 

Quant  aux  journaux  ministériels  qui  chi- 
canent sur  le  chiffre  de  la  pension  et  font  re- 
proche à  M.  Hugo  d'en  avoir  déjà  accepté 
une,  la  réponse  est  facile.  Il  y  a  tel  jour  et 
telle  heure  où  une  grâce  honore.  Changez  le 
jour  et  l'heure,  c'est  une  flétrissure. 

On  voit  par  cet  extrait,  entre  tant 
d'autres,  que  toute  l'opinion  libérale 
s'élevait  avec  vivacité  contre  l'arbitraire 
gouvernemental.  Victor  Hugo  montra 
une  grande  dignité;  il  devait,  quelques 
mois  plus  tard,  donner  un  bel  exemple 
d'abnégation  et  de  désintéressement. 

Pour  l'instant  il  avait  le  droit  de  mau- 
dire la  censure,  il  ne  s'en  privait  pas 
soit  dans  ses  écrits,  soit  dans  ses  discours; 


I92 


MARTON   DE   LORME. 


sur   ce   chapitre    sa   verve   était  inépui- 
sable; nous  avons  trouvé  cette  note  : 

Les  ministres  disent  à  la  censure  :  noftnrnh 
'versate  manu. 

...On  peut  suspecter  sans  miracle  la  sin- 
cérité d'Escobar,  la  chasteté  de  Messaline  et 
la  probité  de  la  censure. 

Il  en  est  de  la  censure  comme  du  bagne 
de  Toulon  :  ce  repaire  a  vingt  portes.  Il  faut 
passer  par  toutes  pour  sortir.  Quand  un  misé- 
rable drame,  tondu,  stigmatisé,  flétri  à  l'encre 
rouge,  a  fait  son  temps,  avant  qu'on  lui  dé- 
livre le  passeport  jaune,  il  lui  faut  subir  l'in- 
terrogatoire de  chacun  des  censeurs,  qu'il 
rencontre  l'un  après  l'autre,  postés  à  toutes 
les  portes  successives  de  l'infâme  dédale.  A 
chaque  guichet,  on  l'arrête,  on  le  questionne, 
on  le  fouille.  Si  les  porte-clefs  de  l'huis  pré- 
cédent ne  l'ont  pas  complètement  dépouille 
on  lui  prend  ce  qu'ils  ont  oublié.  C'est  ainsi 
que  nu,  volé,  dévalisé  de  tout  ce  qui  avait 
quelque  valeur  en  lui,  il  arrive  à  la  dernière 
porte  du  bagne  censorial.  Cette  porte,  il  ne 
lui  est  donné  de  la  franchir  que  la  veille  de 
la  représentation,  et  dans  cette  chiourme 
de  la  pensée,  comme  dans  toutes  les  prisons, 
la  dernière  porte  est  la  plus  basse. 

Cette  porte,  c'est  M.  ***,  journaliste-mou- 
chard, doublant  sa  censure  de  sa  critique, 
faisant  une  plaie  avec  le  fer  pour  la  cauté- 
riser avec  le  feu,  comme  un  tortionnaire 
du  moyen-âge,  coupant  le  nerf  au  drame,  et 
puis,  dans  son  feuilleton,  raillant  le  supplicié 
de  ne  pas  bien  marcher,  etc. 

Dévoué  à  la  monarchie,  et  je  l'ai  prouvé, 
je  ne  le  suis  pas  moins  à  la  liberté,  et  je  le 
prouverai. 

Lorsque  survint  la  révolution  de  1830, 
le  théâtre  reconquérait  du  même  coup  sa 
liberté,  et  les  directeurs  n'avaient  plus 
qu'une  pensée  et  qu'un  but  :  représenter 
les  pièces  interdites.  C'étaient  pour  eux 
un  succès  assuré  de  curiosité  et  mieux  en- 
core de  brillantes  recettes.  L'interdiction 
de  Manon  deLorme  avait  fait  grand  tapage. 
Quelle  merveilleuse  occasion  pour  un  di- 
recteur de  la  monter  sans  péril ,  avec  la 
certitude  de  susciter  des  manifestations 
en  faveur  de  la  liberté  de  l'art  et  une 
réaction  contre  le  régime  tombé!  Ce  fut 


une  belle  émulation  entre  les  direc- 
teurs. Les  offres  les  plus  pressantes  et 
les  plus  séduisantes  se  multiplièrent. 

Victor  Hugo  les  déclina ,  et  il  en  donna 
la  raison  dans  sa  préface  :  «La  probabi- 
lité d'un  succès  de  réaction  politique.» 

Enfant,  il  avait  été  royaliste,  il  avait 
écrit  une  Ode  du  sacre. . . 

Il  comprit  qu'un  succès  politique  à  propos 
de  Charles  X  tombé,  permis  à  tout  autre,  lui 
était  défendu  à  lui.. .  ;  qu'en  présence  de  cette 
enivrante  révolution  de  juillet,  sa  voix  pouvait 
se  mêler  à  celles  qui  applaudissaient  le  peuple, 
non  à  celles  qui  maudissaient  le  roi  '  . 

Cette  délicatesse,  cette  fierté,  cet 
oubli  de  soi-même  étaient  d'autant  plus 
méritoires  que  l'interdiction  récente  avait 
prive  une  famille  des  plus  sérieuses  res- 
sources espérées ,  attendues.  Victor  Hugo 
ne  montra  pas  de  rancune  puisqu'il  re- 
fusa une  revanche ,  et  pour  un  homme 
que  ses  ennemis  représentaient  comme 
intéressé,  le  geste  fut  assez  noble. 

Un  an  s'était  écoulé  depuis  la  chute 
du  roi  ;  Charles  X  ,  comme  le  fait  remar- 
quer le  poète,  était  plus  oublié  que 
Louis  XIII  ;  tout  scrupule  disparaissait 
désormais.  La  pièce  appartenait  au  pu- 
blic. Auparavant  Victor  Hugo  voulut 
faire  une  nouvelle  lecture  à  quelques 
amis  le  2  mai  1831. 

Il  y  avait  naturellement  là  les  intimes , 
les  familiers,  quelques-uns  de  ceux  qui 
avaient  assisté  à  la  première  lecture.  Il  y 
avait  aussi  un  nouveau  venu,  un  jeune 
journaliste  de  vingt  et  un  ans,  c'était 
Charles  de  Montalembert ,  un  royaliste 
fervent,  qui  devait  jouer  plus  tard  un  si 
grand  rôle  comme  chef  du  parti  catho- 
lique. 

Charles  de  Montalembert  venait  de 
fonder,  six  mois  auparavant,  le  journal 
l'Avenir  avec  Lamennais  et  Lacordaire. 
On  ne  pouvait  guère  le  soupçonner  d'être 
un   révolutionnaire,    il  n'éprouvait  ce- 

'*'  Préface  de  Mario»  de  Lorme. 


HISTORIQUE   DE   MAKION  DE  LOKME. 


193 


pendant  pas  les  mêmes  susceptibilités 
que  la  censure  de  1829  au  sujet  du  rôle 
rempli  par  un  roi  et  par  un  prêtre  et  il  ne 
montrait  pas  la  rigueur  de  son  futur  parti 
contre  ce  drame,  coupable  d'avoir  tenté 
la  réhabilitation  de  la  courtisane.  11  en 
louait  la  noble  inspiration  dans  la  lettre 
suivante  : 


L'AVENIR 

JOURNAL  POLITIQUE 

SCIENTIFIQUE 

ET    LITTÉRAIRE. 


Paris,  le  2  mai  1831. 


Il  m'a  été  impossible,  mon  cher  monsieur 
Hugo,  de  vous  exprimer  ce  matin ,  devant  tout 
le  monde,  les  sentiments  que  m'a  inspirés  la 
lecture  de  Marion  de  Lorme.  Je  ne  le  pourrai 
guère  davantage  ce  soir,  et  cependant  je 
ne  veux  ni  ne  puis  me  coucher  sans  vous 
dire  quelques  mots  de  la  reconnaissance  que 
j'éprouve  d'avoir  été  investi  d'un  si  beau  pri- 
vilège. Je  crois  n'avoir  jamais  eu  de  jouissance 
plus  complète,  ni  goûté  des  émotions  littéraires 
plus  profondes.  J'ai  retrouvé  là  tout  ce  que 
j'ai  jamais  aimé  et  admiré  en  vous;  vous  y 
êtes  tout  entier,  depuis  le  charme  et  la  fraî- 
cheur de  vos  premières  poésies,  jusqu'à  la 
maturité  de  vos  études  et  de  vos  réflexions 
d'aujourd'hui.  Vos  scènes  d'amour  du  premier 
et  du  troisième  acte  sont  ravissantes  ;  c'est  d'une 
pureté  angélique.  Le  marquis  de  Nangis  est 
adorable  dans  son  genre.  Enfin  j'aime  et  j'ad- 
mire tout,  excepté  le  corset  de  la  reine,  et  le 
sein  nu  de  je  ne  sais  plus  qui.  Ne  vous 
moquez  pas  trop  de  mes  critiques  littéraires, 
et  croyez  à  ma  reconnaissance  et  à  ma  bien 
vive  et  sincère  amitié. 

Ch.  DE  MONTALEMBERT. 

Ce  samedi  soir. 

Les  théâtres  revenaient  à  la  charge  et  se 
disputaient  l'œuvre.  C'étaient ,  depuis  le 
début  de  1 831,  —  les  dispositions  de  Victor 
Hugo  étant  connues,  —  des  démarches 
incessantes  de  la  part  des  directeurs  et  des 
artistes.  M"e  Mars  était  particulièrement 
obstinée;  elle  avait  joué  Doiïa  Sol,  elle 
était  désignée  déjà  pour  le  rôle  de  Marion 
en  1829,  puisque  la  pièce  avait  été  lue  au 
Théâtre-Français  à  cette  époque,  elle  le 
réclamait  maintenant  à  l'égal  d'un  droit. 


Victor  Hugo  avait  bien  l'intention  de 
le  lui  réserver,  car,  dans  une  lettre  qu'il 
lui  adressait  le  6  janvier  1831,  il  le  lui 
promettait  formellement;  cependant  il 
subordonnait  sa  résolution  définitive  à 
une  condition  :  c'est  que  la  société  ac- 
tuelle de  l'administration  du  théâtre  se- 
rait dissoute  et  le  théâtre  mis  en  entre- 
prise, comme  on  le  lui  avait  fait  espérer. 

M"e  Mars  patienta  tout  d'abord,  puis 
elle  devint  inquiète  et  elle  se  rendit  au 
mois  de  mars  deux  fois  chez  Victor  Hugo, 
qu'elle  ne  trouva  pas  ou  plutôt  qui  ne 
la  reçut  pas;  le  poète  ne  voulait  pas  lui 
causer  une  trop  grande  peine  et  lui  expli- 
quer verbalement  les  raisons  qui  l'avaient 
déterminé  à  retirer  définitivement  sa 
pièce  du  Théâtre-Français.  Il  lui  écrivit, 
le  10  mars  1831  : 

Vous  savez  que  le  ministère  a  osé  essayer 
de  rétablir  la  censure;  les  auteurs  ont  dû  s'en- 
gager à  ne  donner  aucune  pièce  aux  théâtres 
censurés,  le  Théâtre-Français  était  dans  cette 
catégorie;  j'ai  adhéré,  comme  je  le  devais,  a 
l'acte  d'union  des  auteurs.  La  Porte -Saint- 
Martin  est  venue  me  faire  offre  de  jouer  ma 
pièce  avec  toutes  les  résistances  que  je  voudrais 
contre  la  censure  '  . 

L'absence  de  garanties  du  coté  du 
Théâtre -Français,  l'annonce  que  son 
sujet  lui  avait  été  dérobé  et  que  deux 
Marion  de  Lorme  étaient  présentées  à  des 
théâtres,  le  procès  de  M"e  Mars  avec 
les  sociétaires,  tout  le  poussait  à  prendre 
une  rapide  détermination  et  adonner  son 
drame  à  la  Porte-Saint-Martin.  Victor 
Hugo  n'avait  pas  eu  d'ailleurs  trop  à  se 
louer,  lors  des  répétitions  d'Hernani,  de 
ses  relations  avec  M'k'  Mars ,  qui  avaient 
été  un  peu  dépourvues  d'affabilité. 

La  direction  de  la  Porte-Saint-Martin 
mit  un  grand  empressement  à  monter 
le  drame,  puisqu'au  lendemain  de  la 
représentation  à'Antony,  elle  distribua 
Marion  de  Larme. 

Les  amis  d'Alexandre  Dumas  n'étaient 

"    Correlbon 


i94 


MARION   DE  LORME. 


pas  contents.  Quoi!  au  lendemain  du 
succès  éclatant  àJ  Antony,  on  préparait 
déjà  le  spectacle  suivant  !  C'était,  disait- 
on,  un  mauvais  procédé,  un  préjudice 
porté  à  Antony  et  à  Alexandre  Dumas. 
De  là  un  grief  des  admirateurs  du  grand 
romancier  contre  Victor  Hugo.  Tous 
ces  jeunes  gens  habitués  à  lutter  sous  un 
même  drapeau  se  divisèrent. 

Victor  Hugo  avait,  lui  aussi,  de  lé- 
gitimes sujets  de  plainte  :  son  drame 
ajourné  depuis  1829,  son  sujet  déjà 
colporté  partout,  des  contrefaçons  an- 
noncées; comme  couronnement  enfin, 
il  allait  être  accusé  de  plagiat.  Didier, 
c'était  Antony  ;  à  vrai  dire,  Antony  c'était 
plutôt  Didier,  puisque  Didier  l'avait  de- 
vancé. Mais  la  passion  ne  reculait  pas 
devant  la  mauvaise  foi,  et  il  était  plutôt 
regrettable  pour  Victor  Hugo  que  Didier 
succédât  immédiatement  à  Antony,  puis- 
qu'on serait  amené  à  établir  entre  les 
deux  héros  des  rapprochements  des- 
tinés à  favoriser  l'accusation  de  plagiat. 
Alexandre  Dumas  était  un  homme  loyal 
par  excellence,  un  brave  homme;  il 
confondit  cette  petite  vilenie  par  la  note 
suivante  qui  parut  dans  la  Revue  des 
Deux-Mondes  du  1"  septembre  1831  : 

Nous  avons  entendu  dire  que  Didier  était  une 
imitation  d'Antony.  M.  Dumas  nous  prie  de 
consigner  ici  que  Marion  de  Larme  était  faite 
un  an  avant  que  lui-même  ne  songeât  a  An- 
tony; qu'il  connaissait  Marion  de  Lorme  avant 
de  faire  Antony,  et  que,  par  conséquent,  s'il 
y  a  plagiat,  c'est  de  sa  part  et  non  de  celle  de 
M.  Victor  Hugo. 

Toujours  est-ii  que  ce  conflit  entre  les 
amis  d'Alexandre  Dumas  et  les  amis  de 
Victor  Hugo  était  regrettable  à  l'heure 
des  grandes  batailles.  L'amitié,  les  re- 
lations n'en  étaient  nullement  altérées  ; 
c'était  la  loi  des  circonstances  qu'on 
subissait;  mais  l'armée  n'avait  plus  sa 
cohésion  comme  à  la  première  à?Hernan't, 
On  pouvait  redouter  des  défections. 

Le  rôle  de  Marion  fut  confié  à  M'"6  Dor- 


val.  Elle  était  heureuse  et  fière;  elle 
abandonnait  le  mélodrame  pour  le  drame. 
Bocage  était  moins  satisfait  d/interpréter 
Didier.  Fidèle  à  la  tradition  des  artistes 
qui  désirent  le  plus  souvent  le  rôle  qu'on 
ne  leur  a  pas  distribué,  il  aurait  souhaité 
le  personnage  de  Louis  XIII.  Il  avait  du 
reste  une  raison  assez  plausible  à  invo- 
quer :  c'est  qu'il  jouait,  à  ce  moment, 
Antony  et  qu'il  aurait  voulu  faire  une 
création  différente.  Mais  il  n'y  avait  pas 
d'autre  Didier;  il  lui  fallut  bien  se  rési- 
gner. Pour  Louis  XIII,  Victor  Hugo  de- 
mandait Gobert;  le  directeur  s'y  refusait 
à  cause  des  démêlés  qu'il  avait  eus  avec 
cet  artiste.  L'auteur  insista  avec  une 
belle  énergie,  et  il  eut  gain  de  cause. 

On  racontait  alors  que  Victor  Hugo 
eut  la  surprise  agréable  de  rencontrer  aux 
répétitions  des  artistes  d'un  commerce 
charmant,  lui  prodiguant  les  plus  déli- 
cates attentions  et  exauçant  tous  ses 
désirs.  M",<!  Dorval  était  enthousiaste 
de  son  rôle,  «elle  semblait,  comme  dit 
Th.  Gautier,  à  son  aise  dans  cette  grande 
passion  et  dans  ce  grand  style!  »  Oh!  ce 
n'était  certes  pas  elle  qui  eût  soulevé 
des  objections  comme  M"0  Mars!  Cepen- 
dant un  jour,  bien  timidement  et  sur  un 
ton  enjoué,  elle  dit  à  Victor  Hugo  : 
«  Il  est  bien  dur  votre  Didier  pour  cette 
pauvre  Marion  ;  c'est  un  méchant  ». 

Ce  cinquième  acte  avait  en  effet  sou- 
levé déjà  quelques  critiques  à  la  suite 
des  lectures  de  1829  et  de  1831  :  la  ré- 
sistance tragique  de  Didier  avait  ete 
approuvée  par  Sainte-Beuve  qui  écrivait 
à  Victor  Hugo  en  août  1831  que  la  con- 
duite de  Didier,  «  son  refus  de  pardonner 
à  la  pauvre  fille  et  de  l'embrasser  brisait 
le  cœur  et  l'écrasait  plutôt  que  de  le 
fondre  en  larmes  » ,  mais  cela  ne  le  cho- 
quait pas  : 

N'en  concluez  pas  du  tout,  ajoutait-il,  que 
je  préférasse  un  dénouement  plus  élégiaque 
à  ce  coup  de  massue  dramatique;  mieux  vaut 
Eschyle  qu'Euripide.  Mérimée  disait,  je  crois, 
que  c'était  bien  fait  de  tuer  ce   Didier  qui 


HISTORIQUE   DE  MAKION  DE  LOKME. 


195 


était  si  dur  pour  cette  pauvre  Marion.  C'est 
assez  mon  avis  aussi,  et  j'en  tire  sujet  d'ad- 
mirer comment  vous  avez,  d'une  main  intré- 
pide, mené  à  terme  ce  merveilleux  et  colossal 
caractère. 

Victor  Hugo,  qui  était  évidemment 
pour  le  Didier  implacable,  fut  néanmoins 
ébranlé  par  les  critiques  de  quelques- 
uns  de  ses  amis,  et  dès  le  25  mai  1831, 
c'est-à-dire  vingt-trois  jours  après  la  se- 
conde lecture  et  bien  avant  que  les  répé- 
titions fussent  commencées,  il  modifia 
son  dernier  acte  et  fît  un  Didier  clé- 
ment. Il  termina  cette  nouvelle  version 
le  28  mai  1831  ;  mais  il  la  garda  sans  la 
taire  connaître  à  personne.  A  ce  propos, 
Victor  Hugo  a  fait  lui-même,  lors  de 
son  retour  en  France,  le  récit  suivant 
à  Gustave  Rivet  sur  la  démarche  de 
M""  Dorval  : 

Je  lus  le  dénouement  (le  dénouement  ter- 
rible)  aux  artistes  de  la  Porte-Saint-Martin. 

A  quelques  jours  de  là,  les  rôles  étant  dis- 
tribués, Mmc  Dorval  vint  me  trouver  et  me 
dit  : 

—  Monsieur  Victor  Hugo,  vous  avez  écrit 
un  autre  dénouement. 

—  Oui,  qui  vous  l'a  dit  ? 

—  C'est  Mérimée  qui  le  tient  de  Sainte- 
Beuve. 

(Elle  voyait  beaucoup  Mérimée  a  cette 
époque.) 

— ■   C'est  vrai,  lui  dis-je. 

—  Oh!  je  voudrais  bien  le  connaître  afin 
de  mieux  comprendre  ce  que  vous  avez 
voulu  faire  de  Marion  et  mieux  me  péné- 
trer de  votre  pensée  pour  la  création  de  ce 
rôle  ! 

Je  lus  mon  second  dénouement.  Quand 
elle  l'eut  entendu,  elle  me  dit  : 

—  Oui,  l'autre  est  bien  beau,  mais  celui- 
là,  je  suis  sûre  que  je  le  jouerai  mieux;  je  ne 
suis  pas  une  héroïne  antique.  Si  vous  voulez 
m'accorder  le  second  dénouement,  vous  me 
rendriez  bien  heureuse. 

—  Je  ne  tiens  pas  plus  à  l'un  qu'à  l'antre; 
si  celui-là  vous  plaît,  jouez  celui-là. 

Je  n'avais  pas  en  effet  de  raison  pour  im- 
poser l'un  plutôt  que  l'autre,  puisque  je  les 
avais  faits   tous   les   deux    avant    de    prendre 


l'avis  de  qui  que  ce  soit;  et  sur  ses  instances 
je  donnai  à  M""  Dorval  le  dénouement  pa- 
thétique'1'. 

M",c  Dorval,  qui  connaissait  bien  son 
public  et  qui  se  connaissait  mieux  encore 
elle-même,  ne  doutait  pas  qu'elle  aurait 
des  accents  plus  tendres ,  plus  passionnés, 
plus  émouvants  si  son  Didier  n'était 
pas  impitoyable,  qu'elle  pourrait  s'adres- 
ser avec  plus  d'élan,  de  conviction  au 
cœur  de  son  héros  et  au  cœur  des  spec- 
tateurs. 

Les  répétitions  avaient  fort  bien  mar- 
ché. Les  artistes  étaient  plein  d'entrain 
et  de  confiance.  Or  le  jour  de  la  ré- 
pétition générale,  ils  apprirent  que  le 
théâtre  était  vendu;  le  directeur  n'était 
pas  là.  Il  n'y  avait  plus  personne  pour 
commander.  C'était  le  désarroi;  c'était 
aussi  la  fureur  de  la  part  des  artistes. 
M""1  Dorval  tempêtait,  Bocage  rugissait; 
Victor  Hugo,  qui  avait  été  témoin  de 
beaucoup  d'autres  aventures  et  qui  avait 
connu  les  batailles  êCHernatti,  conservait 
toute  sa  sérénité.  Néanmoins,  comme 
M °"  Victor  Hugo  le  constate  :  «la  répéti- 
tion générale  fut  décousue  et  manquée». 
Comment  aurait-il  pu  en  être  autrement 
dans  les  conditions  fâcheuses  où  elle  se 
présentait  ? 

La  première  représentation  eut  lieu 
le  11  août  1831,  dix-huit  mois  après 
Hernani,  quoique  le  drame  eût  été  écrit 
trois  mois  auparavant. 

Voici  comment  JMn,c  Victor  Hugo  éta- 
blit  le  bilan  de  cette  première  : 

Le  premier  acte  réussit.  Le  second  fut  ac- 
cueilli froidement.  Au  troisième  acte, M'""  Dor- 
val, mal  arrangée  en  Chimène,  dit  mal  les 
vers  du  Cid,  et  il  n'y  eut  d'applaudissements 
que  pour  le  Gracieux  représenté  drôlement 
par  M.  Serres;  l'acte  fut  cahoté.  Le  drame  se 
releva  au  quatrième;  le  discours  du  marquis 
de  Nangis  remua  la  salle;  M""  Dorval  fut 
extrêmement  touchante  en  demandant  au  roi 
la  grâce  de  Didier.  La  scène  Je  Louis    XIII 

•'    I  "tHor  Hugo  chevlui)  par  Gustave  Rivet. 

13. 


196 


MARION   DE  LORME. 


et  de  L'Angely  fut  dite  excellemment  par 
MM.  Gobert  et  Provost,  et  fit  grand  effet. 
Au  cinquième  acte,  une  vive  opposition 
troubla  toute  la  scène  de  Didier  avec  Saverny; 
Didier  fit  rire  et  Saverny  fit  siffler.  Mais 
M",e  Dorval  entra,  et  eut  une  telle  effusion, 
une  telle  douleur  et  une  telle  vérité,  que 
tous     les    hommes    battirent    des    mains    et 

que    toutes   les  femmes  pleurèrent à   la 

chute  du  rideau,  il  y  eut  une  bordée  de  sif- 
flets, mais  les  applaudissements,  en  grande 
majorité,  eurent  le  dessus  et  saluèrent  éner- 
giquement  le  nom  de  l'auteur. 

Le  Corsaire  disait  le  lendemain  : 

La  première  représentation  de  Marion  de 
Lorme  au  théâtre  de  la  Porte -Saint -Martin 
n'a  fini  qu'à  minuit  et  demi.  L'ouvrage,  qui 
contient  une  foule  de  beautés  de  premier 
ordre,  est  d'une  longueur  insoutenable.  Ce- 
pendant il  a  obtenu  un  éclatant  succès. 

Quoique  le  théâtre  eût  été  vendu  le 
lendemain  de  la  première ,  malgré  le  dé- 
couragement des  artistes  et  le  désordre 
des  services  administratifs,  le  drame  eut 
cinquante  représentations  (qui  en  va- 
laient bien  cent  d'aujourd'hui)  et  fut 
joué  jusqu'au  5  novembre. 

La  critique,  qui  soutenait  la  lutte 
contre  l'école  nouvelle,  avait  aussitôt 
manifesté  d'étranges  pudeurs,  mais  sur- 
tout de  vertueuses  indignations  contre 
les  libertés  prises  par  l'auteur  avec  la 
poésie.  Ce  n'était  pas  de  la  liberté, 
c'était  de  la  licence. 

Victor  Hugo 

. .  .  là-dessus  la  raille  d'une  grâce  ! 

Nous  avons  retrouvé  une  note  écrite 
de  sa  main;  c'est  un  petit  chef-d'œuvre 
satirique,  il  donne  une  verte  leçon  aux 
classiques  en  traduisant  un  passage  de 
son  quatrième  acte  en  vers  que  ne  désa- 
vouerait pas  Racine. 

Voici  cette  note  : 

Quand  l'auteur  du  drame  intitulé  Marion 
de  Lorme  essaya  de  faire  parler  les  person- 
nages d'une  action   tragique  comme  parlent 


les  hommes  dans  la  nature,  ce  fut  une  cla- 
meur dans  la  critique  et  dans  le  public,  le- 
quel crie  volontiers  à  la  suite.  Je  me  rappelle 
que  ce  passage  du  quatrième  acte,  entre 
autres,  excita  une  indignation  générale  : 

C'est  lui  qui  commandait  l'artillerie  au  siège 
De  la  Rochelle. 

Holà!  qu'est  ceci?  mais  c'est  de  la  pros;! 
de  la  mauvaise  prose!  Au  siège  —  De  la,  voilà 
un  rejet  impertinent!  il  n'y  a  que  ces  mes- 
sieurs les  romantiques  pour  de  tels  enjambe- 
ments !  C'eft  lui  qui  commandait  l'artillerie,  mais 
on  ne  dirait  pas  autrement  dans  le  Moniteur'. 
Quelle  platitude!  Au  siège  de  la  Rochelle!  et 
c'est  tout!  et  c'est  un  poète  qui  parle  ainsi 
d'un  des  événements  les  plus  remarquables 
de  l'époque  de  Richelieu!  La  langue,  et  le 
style  et  le  vers  français  en  sont  là!  O  grand 
siècle!  ô  Racine!  etc.,  etc. 

Si,  au  lieu  de  cela,  l'auteur  eût  dit  : 

Dans  ces  jours  détestés  où  la  France  en  alarmes 
Sur  ses  rebelles  fils  nous  vit  tourner  nos  armes, 
C'est  lui,  c'est  ce  vieillard.  .  . 

Ou  mieux,  car  il  s'agit  d'un  archevêque  : 

C'est  ce  pontife  saint  dont  les  ordres  prudents 
Guidaient  dans  les  hasards  ces  Centaures  ardents 
Qui  savent,  dans  les  jeux  de  Mars  et  de  Bellonc, 
Embraser  les  volcans  du  salpêtre  qui  tonne, 
Et  régler,  d'un  habile  et  méthodique  effort, 
Les  bronzes  menaçants  qui  vomissent  la  mort. 

On  se  fût  extasié. 

N.  B.  —  Régler  les  bronzes  est  une  beauté. 
C'est  hardi.  Dans  les  hasards,  dans  les  jeux, 
répétition  énergique,  ou  pour  le  moins,  né- 
gligence heureuse.  Ces  centaures  ardents.  Pour- 
quoi centaures?  on  ne  sait  pas  au  juste,  mais 
c'est  beau.  Les  qui  et  les  que,  dans  ce  genre 
de  style,  sont  un  ornement. 

Le  drame  fut  repris  le  8  mars  1838, 
mais  cette  fois  au  Théâtre-Français,  avec 
Mmc  Dorval,  Beauvallet  dans  Didier  et 
GefFroy  dans  Louis  XIII;  il  fut  joué  dix- 
neuf  fois,  il  était  désormais  au  réper- 
toire et  reparut  chaque  année,  notam- 
ment en  1839  avec  Mlle  Rabut  dans 
Marion,  en  1840  avec  Mme  Dorval,  en 
1847  et  en  1848  avec  Mme  Mélingue, 
en  1849  avec  M'"e  Nathalie,  en  1851  et 
en  1852  avec  M"'e  Judith. 

Marion  de  Lorme  qui ,  suivant  l'opinion 


HISTORIQUE   DE   MARION  DE  LOKME.  197 


de  quelques  contemporains,  avait  inspire 
à  Alexandre  Dumas  Antony,  eut  aussi  le 
privilège,  au  bout  de  vingt  et  un  ans, 
en  février  1852,  de  fournir  à  Emile  Au- 
gier  quelques-unes  des  situations  les  plus 
importantes  pour  sa  pièce  :  Dune. 

Si  nous  notons  ici  ce  rapprochement, 
c'est  qu'Emile  Augier  fut,  à  un  moment 
donné,  le  porte-drapeau  de  la  réaction 
littéraire  et  de  l'école  du  Bon  Sens;  il 
n'hésitait  pourtant  pas  à  puiser  quelques- 
unes  de  ses  inspirations  dans  l'œuvre 
si  violemment  attaquée  autrefois  par 
ses  coreligionnaires  littéraires.  Qujon  en 
juge  :  l'action  se  passe  sous  Louis  XIII  ; 
nous  avons  tout  naturellement  les  con- 
spirations contre  Richelieu,  des  provo- 
cations, un  duel;  LarTemas  est  à  la 
recherche  de  l'homme  qui  a  tué  son  ad- 
versaire; il  doit  le  faire  pendre.  Diane, 
la  sœur  du  coupable,  veut  obtenir  la 
grâce  de  son  frère.  Elle  est  introduite 
dans  les  appartements  du  roi  et  s'adresse 
non ,  comme  Marion  ,  à  Louis  XIII ,  mais 
au  cardinal  et  elle  emporte  la  grâce  tant 
souhaitée. 

Ces  analogies  avec  Marion  de  Lorm: 
sont  évidentes;  et  si  elles  n'enlèvent 
rien  aux  mérites  de  la  pièce  d'Emile  Au- 
gier qui  renferme  d'autres  situations  dra- 
matiques, elles  devaient  être  signalées  à 
titre  d'amende  honorable  de  la  part  d'un 
des  chefs  repentis  de  l'ancienne  réaction 
littéraire. 

Arsène  Houssaye  qui  dirigeait  le 
Théâtre-Français  au  moment  du  coup 
d'Etat  se  désolait  en  constatant  la  chute 
lamentable  des  recettes.  Le  chiffre  était 
dérisoire.  Mais  quelques  jours  après,  le 
7  décembre  18 51 ,  le  bruit  se  répandit  que 
Victor  Hugo  allait  être  proscrit;  le  direc- 
teur qui  avait  l'instinct  de  l'actualité 
et,  ce  qui  est  mieux,  un  esprit  chevale- 
resque et  du  courage,  fit  afficher  Marion 
de  Lorme.  La  salle  était  bondée.  Le  duc 
de  Morny  était  présent. 

Le  4  juin  1852,  on  annonça  la  vente 


du  mobilier  de  Victor  Hugo  pour  le  9. 
Arsène  Houssaye  fit  encore  afficher  Ma- 
rion de  Lorme  avec  M",e  Judith.  Louis- 
Napoléon,  qui  devait  plus  tard  interdire 
Hernani  et  Ruy  Bios,  assista  à  la  représen- 
tation. 

A  cette  occasion ,  M'"0  Victor  Hugo 
adresse  à  son  mari  une  lettre  donnant  à 
la  fois  le  compte  rendu  de  la  représenta- 
tion et  celui  de  la  vente  :  n'y  a-t-il  pas  là 
un  contraste  saisissant  ?  n'est-ce  pas  là,  à 
propos  de  ces  dernières  représentations 
de  Marion  de  Lorme ,  un  document  his- 
torique curieux?  Il  nous  montre  le  sou- 
verain assistant  à  la  représentation  du 
drame  du  proscrit,  au  moment  même 
où  ce  proscrit,  se  voyant  privé  de  son 
foyer,  est  obligé  de  subir  l'arrêt  de 
son  proscripteur  par  la  vente  de  son 
mobilier. 

Voici  des  fragments  de  cette  lettre. 

Et  d'abord  le  récit  de  cette  soirée  : 

Louis-Napoléon  a  été  à  la  représentation 
de  Marion  qui  se  donnait  le  jour  où  la  vente 
a  été  annoncée.  Il  y  a  été,  à  cette  représenta- 
tion, d'une  façon  inattendue,  sans  qu'Hous- 
save  ait  été  averti.  11  a  applaudi  tout  le  temps. 
A  la  scène  de  Nangis  qui  demande  grâce  et 
parle  de  clémence,  le  public  s'est  tourné  vers 
Napoléon  en  applaudissant  les  paroles  de 
Nangis.  —  Napoléon  a  applaudi  très  fort. 
D'Orsay  a  été  dans  la  loge  de  Napoléon  ce 
soir-là  et  a  dit  à  Cabarus  :  Voilà  ce  que  m'a 
dit  Napoléon  :  «  Victor  Hugo  est  vraiment 
un  bien  grand  talent.  » 

M"10  Victor  Hugo  entre  dans  de  très 
longs  détails  sur  la  vente  et  en  donne  un 
compte  rendu  complet. 

...  11  est  venu  une  toule  immense  le  jour  de 
l'exposition.  —  Les  voitures  allaient  jusque 
dans  la  rue  Rochechouart,  et  des  gens  Je 
toute  classe.  Beaucoup  de  personnes  se  sont 
assises  dans  ton  fauteuil  jaune,  tu  sais,  celui 
de  ta  table,  disant  :  Je  veux  pouvoir  dire  que 
je  me  suis  assis  dans  le  fauteuil  de  Victor 
Hugo,  c'est  le  fauteuil  d'un  grand  homme. 
—  Chacun  disait  :  Je  voudrais  bien  avoir 
quelque  chose  Je  cette  table.  —  Il  parait  que 


i98 


MARION   DE  LORME. 


rien  n'était  plus  touchant  que  les  sentiments 
que  faisait  naître  la  vue  de  cette  table  de  tra- 
vail si  modeste.  Rien  que  d'y  penser  les  larmes 
me  viennent  aux  yeux. 

Un  porteur  du  chemin  de  fer  du  Nord 
est  venu  le  dernier  jour  de  vente,  demandant 
à  acheter  quelque  chose  de  ton  mobilier.  Il 
voulait  une  petite  table  de  bois  d'acajou. 
Cela  ne  dépassait  pas  ses  moyens.  Il  m'a  dit  : 
Nous  aimons,  tous,  monsieur  Hugo;  nous 
sommes  pour  les  idées  qu'il  défend.  Nous 
le  sauverions  bien  par  notre  chemin,  quand 
nous  devrions  être  déportés. 

J'avais  voulu  que  ta  table  fût  portée  dans 
le  salon  (salle  de  vente)  sans  qu'aucun  objet 
n'en  fût  distrait,  telle  qu'elle  est  enfin  dans 
ta  chambre. 

Ridel  '"  a  dit  :  Messieurs,  cette  table  est  la 
table  de  travail  de  monsieur  Victor  Hugo.  11 
l'a  laissée,  ainsi  que  vous  la  voyez,  le  deux  dé- 
cembre. —  Depuis  il  n'est  pas  rentré  chez 
lui.  — ■  Alors  tout  le  monde  a  voulu  avoir 
quelque  chose  de  cette  table.  Un  couteau  de 
bois  uni  s'est  acheté  25  francs.  —  Deux  ca- 
chets chacun  100  francs.  Houssaye  a  acheté 
un  de  ces  cachets,  puis  un  autre  objet  qu'il 
a  acheté  aussi  100  francs.  Tu  sais  ce  qu'il  y 
avait  sur  cette  table.  Le  montant  de  la  vente 
des  objets  a  dépassé  six  cents  francs. 

M'no  Victor  Hugo  ,  en  fidèle  témoin  , 
rapporte  encore  d'autres  incidents  tou- 
chants. Etait-elle  aussi  exactement  rensei- 
gnée en  annonçant  que  Louis-Napoléon 
vint  au  Théâtre-Français  à  l'improviste  ? 
Arsène  Houssaye  affirme  le  contraire 
dans  ses  Conférions  ;  il  avait  été,  dit-il, 
officiellement  avisé;  mais  il  avait  un 
peu  de  fantaisie  et  beaucoup  d'imagi- 
nation ;  ne  raconte -t- il  pas  qu'il  fut 
menacé  d'une  révocation  s'il  faisait  jouer 
Marion  de  Lorwe?  Il  est  fort  possible  que 
quelque  personnage  de  l'entourage  lui 
ait  îapporté  un  bruit  de  cette  nature, 
il  est  certain  en  tout  cas  qu'il  afficha  le 
drame,  commettant  «l'imprudence  d'être 
fidèle  à  un  ami  »,  comme  le  lui  écrivait 
M""' Delphine  de  Girardin.  Napoléon  lui 

(l)  Le  comraissaire-priseur. 


a-t-il  dit,  en  venant  à  la  représentation, 
qu'il  l'eût  plutôt  révoqué  s'il  n'eût  pas 
représenté  Marion?  Ne  retirons  pas  à 
Louis  Bonaparte  un  bon  mouvement 
à  une  heure  où  les  mauvais  lui  étaient 
familiers. 

Arsène  Houssaye  dresse  ainsi  le  procès- 
verbal  de  cette  soirée  mémorable  : 

La  pièce  commença  dans  un  silence  gla- 
cial. Tout  le  monde  s'observait.  L'empereur 
Napoléon  III  était  une  statue.  Pas  un  mot 
autour  de  lui  ;  on  attendait  toujours  qu'il  parlât 
pour  prendre  le  diapason,  hormis  pourtant 
Morny  et  Persigny 

L'empereur  ne  tarda  pas  à  s'émouvoir  et  à 
donner  le  signal  des  applaudissements.  Et  ce 
fut  superbe.  Toute  la  salle  se  leva  comme 
un  seul  homme,  applaudissant  d'un  coup  de 
tonnerre  le  poète  et  le  souverain. 

A  dater  de  1852,  après  la  publication 
de  Napoléon- le-Perit,  tout  le  théâtre  de 
Victor  Hugo  fut  proscrit.  En  1867,  Her- 
nani  fut  autorisé  et  reparut  —  avec  quel 
éclat!  —  à  la  Comédie-Française;  une 
reprise  de  Ruj  Blas  était  décidée  à 
l'Odéon;  mais  le  poème  de  Mentana  fut 
publié. 

C'était  une  glorification  de  Garibaldi , 
essayant  avec  ses  volontaires  d'arracher 
Rome  à  la  domination  pontificale,  et  une 
cinglante  flétrissure  pour  le  souverain 
qui,  en  envoyant  les  troupes  françaises 
au  secours  du  pape,  ajournait  l'heure  où 
l'unité  italienne  serait  définitivement 
consacrée. 

Il  n'en  fallut  pas  davantage  :  les  repré- 
sentations de  Ruy  Bios  furent  interdites. 

Cependant  les  jeunes  poètes  entre- 
tenaient quand  même  leur  culte  pour 
Victor  Hugo  ;  vers  1867  des  littérateurs, 
des  poètes,  des  artistes  se  rencontrèrent 
dans  !e  salon  de  M°"  la  marquise  de  Ri- 
card et  dans  le  courant  de  l'année  on 
joua  Marion  de  Lorwe. 

Le  rôle  de  Saverny  avait  été  confié 
à  Catulle  Mendès,  et  celui  de  Didier 
à  François  Coppée.  M"10  de  ***  interpré- 
tait Marion. 


HISTORIQUE  DE  MARION  DE  LORME.         199 


Quand  Victor  Hugo  rentra  en  France 
à  la  chute  de  l'empire,  on  ne  songait 
guère  au  théâtre,  ou  si  on  y  songeait, 
c'était  pour  jouer  des  actes  isolés  ou  ré- 
citer des  poésies  de  Victor  Hugo  au 
profit  des  blessés;  en  1871,  le  siège  de 
Paris,  la  commune,  l'occupation  prus- 
sienne retardèrent  l'ouverture  de  la  saison 
théâtrale  en  octobre  :  à  ce  moment 
Victor  Hugo  fut  très  sollicité  par  les 
directeurs.  Une  reprise  de  Ruy  Blas  à 
l'Odéon  fut  décidée;  elle  eut  lieu  le 
19  février  1872.  Dans  cette  même  année 
il  fut  question  de  reprendre  Angelo ,  Ma- 
non de  Lorme ,  Marie  Tudor.  Emile  Perrin  , 
qui  dirigeait  la  Comédie-Française,  dé- 
sirait vivement  monter  un  des  drames 
de  Victor  Hugo.  Mais  il  s'était  tenu  sur 
la  réserve  pendant  une  année,  il  était 
un  peu  embarrassé  pour  aller  porter  lui- 
même  sa  requête.  Il  choisit  une  envovée 
qui  pouvait  le  mieux  par  son  charme, 
sa  grâce,  son  talent  et  son  habileté  être 
l'interprète  de  ses  désirs.  Et  voici  com- 
ment Victor  Hugo  rend  compte  de  cette 
visite  dans  ses  carnets  : 

27  mai  1872. 

M"e  Sarah  Bernhardt  est  venue.  Elle  vou- 
drait entrer  aux  Français.  M.  Perrin  ne  sait 
comment  faire  pour  venir  jusqu'à  moi  après 
une  hésitation  d'une  année.  Il  m'envoie 
M"e  Sarah  Bernhardt.  Elle  entrerait  aux 
Français  si  je  consentais  à  donner  à  M.  Perrin 
une  pièce  de  mon  répertoire.  Elle  désirerait 
Angelo  et  voudrait  jouer  Catarina.  Elle  a  un 
vrai  talent.  Je  lui  ai  dit  que  je  l'aimerais  mieux 
à  la  Porte -Saint-Martin  et  dans  Blanche 
quand  on  jouera  le  Roi  s'amuse. 

L'accueil  cordial  fait  par  Victor  I  higo 
à  Sarah  Bernhardt  avait  encouragé  Emile 
Perrin  à  rendre  visite  à  Paul  Meuricc  au 
Rappel.  Paul  Mcurice  rendit  compte  aus- 
sitôt à  Victor  Hugo  de  cet  entretien. 
Voici  un  extrait  de  sa  lettre  : 

Il  (Emile  Perrin)  a  été  cent  fois  mieux  que 
ne  l'a  jamais  été  Thierry.  Il  ne  veut  pas 
que  Je  Théâtre-Français  reste  clans  la  voie  réa- 
liste et   bourgeoise   où    on    l'a    tenu    depuis 


vingt  ans.  Il  vous  demande  tout  votre  réper- 
toire. Il  commencerait,  bien  entendu,  par 
donner  à  chaque  reprise  la  série  de  représen- 
tations qu'elle  doit  avoir;  mais  il  ne  laisserait 
plus  démonter  le  drame,  comme  on  l'a  fait 
pour  Hernani.  Il  le  jouerait  comme  à  la  créa- 
tion, autant  que  possible,  aussi  souvent  et 
plus  souvent  que  le  Misanthrope  ou  Tartuffe. 
Il  aurait  grande  envie  de  Kuj  Blas,  mais  il  ne 
pourrait  le  monter  comme  on  le  monte  à 
l'Odéon;  il  monterait  alors  Marion  de  Lorme 
ainsi  distribuée  :  Marion,  M"e  Favart;  Didier, 
Bressant;  Saverny,  Delaunay;  L'Angely,  Co- 
quelin;  Louis  XIII,  Febvre.  L'an  prochain,  il 
jouerait  Angelo.  Il  a  été  convenu  que  ce  qu'il 
m'a  dit,  il  allait  vous  l'écrire,  parce  que  les 
écrits  restent  et  parce  qu'il  m'a  semblé  qu'il 
devait  faire  vers  vous  tous  les  pas.  Mais  je 
dois  dire  que  je  l'ai  trouvé  plein  d'ardeur  et 
d'enthousiasme,  et  je  crois  qu'il  fera  tout 
pour  vous  attirer  et  vous  retenir. 

Emile  Perrin  pensa  en  effet  qu'il  «de- 
vait faire  tous  les  pas»,  car  il  n'écrivit 
pas,  il  alla  chez  Victor  Hugo. 

Nous  lisons  dans  les  carnets  de  Victor 
Hugo  : 

30  mai  1872. 

Première  visite  du  directeur  du  Théâtre- 
Français,  M.  Perrin. 

Il  vient  me  demander  Marion  de  Lorme  et 
Angelo. 

La  reprise  de  Marion  de  Lorme  fut  ré- 
solue à  la  suite  de  cette  entrevue. 

A  la  fin  de  1872  Emile  Perrin  arrêta 
la  distribution.  Même  les  plus  petits 
rôles  devaient  être  tenus  par  de  grands 
acteurs.  M'"°  Favart  était  désignée  pour 
jouer  Marion;  elle  était,  par  sa  grâce, 
sa  force,  son  jeu  puissant  et  tendre, 
l'héroïne  rêvée  par  l'auteur;  il  avait  été 
question  de  Bressant  pour  Didier,  mais 
un  artiste  tout  jeune  et  déjà  célèbre, 
Mounet-Sully,  possédait  toutes  les  qua- 
lités du  personnage.  Delaunav  était  tout 
indiqué  pour  Saverny,  Got  pour  L'An- 
gely,  Frédéric  Febvre  pour  Laffemas, 
Maubant  pour  le  marquis  de  Nangis. 

Pour  le  personnage  de  Louis  XIII, 
Victor  Hugo  désirait  GefFroy,  mais  Gcf- 


200 


MARION   DE  LORME. 


froy  était  en  retraite.  On  l'engagea  spé- 
cialement pour  cette  reprise.  Cela  se 
passait  au  mois  d'octobre.  Tout  à  coup, 
sans  que  la  presse  eût  connaissance  de 
l'engagement,  le  14  octobre,  Geffroy  re- 
nonça subitement  à  Louis  XIII.  Paul 
Meurice  rendit  compte  de  l'incident  à 
Victor  Hugo  : 

Geffroy  avait  mis,  pour  accepter  ce  rôle, 
cette  condition  que  son  engagement  ne  ren- 
contrerait aucune  objection  de  la  part  de  ses 
camarades.  Il  n'ont  pas  fait  la  moindre  op- 
position. Seulement,  il  paraît  qu'il  y  a  quinze 
ans,  Menjaud,  sociétaire  retraité,  a  dû  venir 
faire  une  création  à  la  Comédie -Française 
dans  des  conditions  exactement  pareilles  à 
celles  qui  se  présentent  aujourd'hui.  Quel- 
qu'un, un  sociétaire  en  titre,  s'est  opposé  si 
nettement  à  la  rentrée  de  Menjaud,  qu'il  a 
fallu  y  renoncer;  ce  sociétaire  en  titre,  c'était 
Geffroy.  Or,  un  des  camarades  de  Geffroy  lui 
a  rappelé  en  riant  ce  souvenir.  Il  n'en  a  pas 
fallu  davantage.  Geffroy,  qui  est  vraiment 
un  peu  trop  susceptible,  a  écrit  à  M.  Perrin 
qu'il  considérait  ce  remember  comme  une  pro- 
testation et  qu'en  conséquence  il  se  retirait. 

Le  rôle  de  Louis  XIII  fut  donné  à 
Bressant. 

Le  drame  étant  distribué,  il  fallait  le 
répéter  et  le  mettre  en  scène.  Mais  Victor 
Hugo  était  à  Guernesey,  absorbé  tout 
entier  par  son  roman  :  J^uatrevingt-trehe. 
Impossible  de  le  faire  venir;  il  en  donne 
la  raison  dans  sa  dernière  préface  de 
Manon  de  Lorme.  Il  avait  des  œuvres  à 
terminer,  d'où  la  nécessité  de  l'absence 
et  le  besoin  de  solitude. 

Heureusement  Victor  Hugo  avait  à 
Paris  l'ami  de  tous  les  jours  et  de  toutes 
les  heures,  doué,  en  sa  qualité  d'auteur 
dramatique,  d'une  expérience  consom- 
mée des  choses  du  théâtre  :  c'était  Paul 
Meurice.  11  était  seul  ;  car  Auguste  Vac- 
querie  ayant  eu  des  démêlés  avec  l'ad- 
ministrateur ne  voulait  plus  mettre  les 
pieds  à  la  Comédie-Française. 

Victor  Hugo,  malgré  des  appels  ré- 
pétés, s'obstinait  à  rester  à  Guernesey. 


Il   écrivait  d'Hauteville-House   à    Paul 
Meurice  le  24  décembre  : 

Je  travaille  sans  relâche.  Victor w  m'écrit 
que  mademoiselle  Favart  désire  venir  répéter 
Marion  avec  moi.  Si  vous  la  voyez,  dites-lui 
de  venir,  je  lui  donnerai  l'hospitalité  à  Haute- 
ville-House.  Je  crois  que  cela  serait  grande- 
ment utile. 

Malgré  son  désir  de  se  rendre  à  cette 
invitation,  M",e  Favart  ne  put  entre- 
prendre ce  voyage.  Elle  redoutait  la  tra- 
versée pour  son  larynx  un  peu  éprouvé. 

Mounet-Sully,  dont  la  modestie  éga- 
lait le  talent,  écrivit  à  Victor  Hugo,  à 
l'occasion  du  premier  de  l'an,  pour  le 
remercier  de  lui  avoir  confié,  à  lui  très 
jeune,  ce  rôle  de  Didier.  Et  on  ne  lira 
pas  sans  une  émotion  attendrie  ces  lignes 
toutes  remplies  d'espérances  que  l'avenir 
devait  glorieusement  réaliser. 

Maître, 

Je  suis  de  ceux  qui  restent  prosternés,  leur 
vie  durant,  aux  pieds  des  Dieux  et  n'osent 
leur  adresser  leurs  prières  de  peur  d'inter- 
rompre leurs  travaux  ou  leur  repos  fécond. 

Et  pourtant  à  ce  moment  de  l'année  où 
chacun  fait  des  vœux  pour  le  bonheur  de 
ceux  qu'il  aime,  j'éprouve  le  besoin  impé- 
rieux de  venir  vous  dire  :  Merci  ! 

Pour  jouer  dignement  ce  magnifique  rôle 
de  Didier  que  vous  avez  bien  voulu  confier 
à  mon  inexpérience,  il  faudrait  du  génie, 
hélas!  je  n'ai  pas  même  encore  du  talent.  — 
Mais  j'ai  la  conviction  ardente,  la  foi  pro- 
fonde, l'amour  fervent  de  l'œuvre  et  du 
maître  ! 

Si  tout  cela,  encouragé,  accru,  soutenu 
par  vos  conseils  précieux,  maître,  me  per- 
mettait de  porter  ce  poids  écrasant  sans  trop 
fléchir...  ah!  maître,  cher  maître,  je  serais 
aussi  heureux  que  je  suis  fier  dès  maintenant 
d'avoir  été  choisi  par  vous.  —  Mais,  pour 
réussir,  j'aurais  eu  bien  grand  besoin  d'écouter 
encore  vos  leçons,  et  vous  n'êtes  pas  là.  ■ — ■ 
Ne  viendrez -vous  pas  assister  au  moins  à 
quelques    répétitions   de    votre    œuvre   avant 


François-Victor,    le   second    fils    de    Victor 


Hugo. 


HISTORIQUE   DE  MAKION  DE  LOKME. 


20I 


qu'elle  paraisse  devant  le  public  ?  —  Si  vous 
le  pouviez,  je  me  sentirais,  sinon  rassuré,  du 
moins  plus  fort,  et  plus  prêt  à  cette  péril- 
leuse lutte. 

En  attendant,  croyez  bien,  je  vous  en 
prie,  à  ma  très  vive  reconnaissance,  et  veuillez 
agréer,  cher  et  honoré  maître,  l'hommage  de 
mes  plus  respectueux  sentiments  d'admiration 
et  de  dévouement. 

MOUNET-SULLY. 
i01  janvier  1873. 

Les  répétitions  se  succédaient  au  mi- 
lieu du  plus  grand  calme.  On  était  à 
la  période  des  tâtonnements.  Lorsqu'il 
fallut  mettre  les  scènes  au  point,  des 
controverses  s'élevèrent  sur  des  interpré- 
tations de  texte.  Paul  Meurice  avait  son 
sentiment  personnel,  mais  il  se  trouvait 
en  face  d'artistes  très  considérables  qui 
tenaient,  eux  aussi,  à  leur  opinion.  Et 
on  choisissait  alors  Victor  Hugo  comme 
arbitre.  De  là  une  correspondance  suivie 
entre  Paris  et  Guernesey.  Pour  plus  de 
clarté,  nous  prendrons  séparément  cha- 
que question  de  Paul  Meurice  en  la  fai- 
sant suivre  de  la  réponse  de  Victor  Hugo. 

Il  s'agit  d'abord  d'imprimer  le  drame 
(édition  de  1873)  : 

Il  faut,  n'est-ce  pas,  écrire  Mario»  de 
Lorme  comme  dans  la  première  édition,  et 
non  Delorme  comme  dans  l'édition  Hetzel  ? 

Réponse  : 

11  faut  imprimer  Mario»  de  Lorme  (Delorme 
est  une  faute). 

A  l'acte  I,  scène  1,  Saverny  donne  à 
Marion  le  livre  fait  pour  elle,  et  Marion 
en  lit  le  titre  : 

La  Guirlande  d'amour,  à  Marion  de  Lorme. 

Question  : 

M.  Perrin  voudrait  que  ce  fût  lu  avec 
amertume.  Mademoiselle  Favart  voudrait  lire 
avec  indifférence  pour  rejoindre  :  «  C'est  fort 
galant.  Bonsoir.  » 


Réponse  : 

Mademoiselle  Favart  a  raison,  il  faut 
qu'elle  lise  le  vers  : 

L  ;  Guirlande  d'amour,  à  Marion  de  Larme. 

avec  indifférence.  Toute  autre  expression  nui- 
rait à  l'explosion  indignée  de  Didier,  plus 
tard. 

Acte  III,  scène  x ,  où  Marion  enrôlée 
dans  la  troupe  des  comédiens  dit  la 
tirade  de  Chimène. 

Question  : 

La  tirade  de  Chimène  doit  être  jouée, 
n'est-ce  pas?  non  comme  si  c'était  Chimène 
qui  parlait,  c'est-à-dire  avec  des  nuances  de 
pudeur  et  les  yeux  baissés,  mais  franche- 
ment, s'adressant  de  Marion  à  Didier,  sans 
être,  bien  entendu,  invraisemblable  pour 
Laffemas  ? 

Réponse  : 

Vous  avez  raison  :  la  tirade  de  Chimène 
doit  être  jouée.  C'est  une  supplication  de 
Marion  à  Didier  pour  qu'il  songe  à  sa  dé- 
fense. 

Le  cinquième  acte  (la  prison  de  Bcau- 
gency)  souleva  de  vives  discussions  ;  là, 
chaque  détail  importait.  Quand  Marion 
pénètre  dans  le  donjon ,  tenant  à  la 
main  la  grâce  de  son  Didier,  elle  ren- 
contre Laffemas  apportant  l'ordre  qui 
révoque  cette  grâce  :  comment  se  ferait 
cette  double  entrée  ?  Petit  désaccord 
aussi  sur  la  façon  dont  Marion  repous- 
sera les  propositions  de  Laffemas  et  dira 
les  quatre  vers  : 

Fût-ce  pour  te  sauver,  redevenir  infâme, 
Je  ne  le  puis!  Ton  souffle  a  relevé  mon  âme, 
Mon  Didier  !  Près  de  toi  rien  de  moi  n'est  reste  , 
Et  ton  amour  m'a  fait  une  virginité! 

Paul  Meurice  écrit  : 

L'entrée  simultanée  de  Marion  et  de  Laf- 
femas est  très  difficile  à  mettre  en  scène.  Ils 
ne  peuvent  pas  rester  collés  tous  deux  devant 
la  porte  de  la  prison.  Marion  recule-t-elle 
épouvantée   quand   elle  voit  Laffemas?  Mais 


202 


MARION   DE  LORME. 


elle  ne  sait  pas  encore  qu'il  a  l'ordre  qui 
révoque  la  grâce. 

Avant  le  vers  :  Fût-ce  pour  te  sauver,  voyez- 
vous  un  temps,  une  sorte  de  première  tenta- 
tion à  laquelle  Marion  résiste,  et  qui  prépa- 
rerait et  détacherait  ces  quatre  vers  qui  sont 
toute  la  pièce  ? 

Il  paraît  qu'on  ne  disait  pas  le  :  VenerJ  on 
le  dira.  Mais  comment  faut-il  le  dire  ?  comme 
un  cri  de  désespoir,  je  crois. 

Réponse  : 

Suivre  exactement  les  indications  de  l'édi- 
tion Renduel (1),  1831,  p.  157.  Il  n'y  a  plus  de 
difficulté.  Tout  est  expliqué.  Sur  le  refus  des 
guichetiers  et  sur  l'arrivée  de  Laffemas,  Ma- 
rion recule,  stupéfaite.  Laffemas,  au  moment 
d'entrer,  tourne  la  tète,  la  voit,  et  va  à 
elle. 

Oui,  il  y  a  un  temps  avant  le  Fut-ce  pour 
te  sauver,  mais  ce  n'est  pas  une  âme  qui  hé- 
site, c'est  au  contraire  une  âme  qui  prend 
son  élan  pour  s'élancer  dans  un  refus  hé- 
roïque. 

Madame  Dorval  a  toujours  dit  le  :  «  Ve- 
nez!»; elle  le  disait  terrible,  elle  y  était  su- 
perbe. Elle  cédait  comme  la  foudre  tombe. 

Même  acte,  scène  m.  —  Cette  scène 
se  passe  entre  Didier  et  Saverny  atten- 
dant la  décision  du  roi  relative  à  leur 
pourvoi.  Didier  parle  de  la  mort. 

Question  : 

Tout  ce  que  dit  sur  la  mort  Didier  doit 
être  dit,  ce  me  semble,  sans  mélancolie,  avec 
une  sorte  de  complaisance  et  de  joie  amères. 

Réponse  : 

Vous  avez  raison.  Les  vers  de  Didier  sur  la 
mort  doivent  être  dits  avec  une  joie  amhre.  Il  a 
l'appétit  du  tombeau. 

Hé  !  c'est  toujours  la  mort!  n'en  demandez  pas  tant! 

La  scène  vi  entre  Marion  et  Didier  a 
provoqué  les  plus  longues  controverses. 
Marion  veut  faire  évader  Didier,  elle  le 

(1)  Reproduites  dans  les  éditions  suivantes. 


supplie  de  la  suivre,  et  comme   Didier 
l'accueille  en  silence,  elle  se  lamente  : 

Enfin  on  dit  ce  qu'on  a.  —  Non,  plutôt 
Poignardez-moi.  —  Voyons,  mes  larmes  sont  taries, 
Et  je  veux  te  sourire,  et  je  veux  que  tu  ries. .  . 


Et  elle  supplie  : 

Parle-moi,  voyons,  parle,  appelle-moi  Marie! 

DIDIER. 

Marie  ou  Marion  ? 

marion  ,  tombant  épouvantée  a  terre. 
Didier,  soyez  clément! 

Didier  ,  d'une  voix  terrible. 
Madame,  on  n'entre  pas  ici  facilement! 

Question  : 

Non,  plutôt  poignarder-moi  !  C'est,  n'est-ce 
pas,  poignarder-moi  plutôt  que  de  'vous  taire  ainsi, 
et  non  pas,  poignarder-moi  plutôt  que  de  parler 
et  de  me  dire  :  «  Vous  êtes  Marion  !  » 

Dans  ce  dernier  sens,  cela  escompterait  l'ef- 
fet qui  va  suivre.  Mademoiselle  Favart  cher- 
chait là  une  transition.  Je  crois  que  l'effet  est 
de  ne  pas  avoir  de  transition,  de  crier  avec 
désespoir  :  Poignarder -moi  plutôt!  et  puis  de 
passer  brusquement  à  ce  sourire  douloureux  : 
l'oyons,  mes  larmes  sont  taries. 

La  plus  grosse  question  est  dans  l'admirable 
explosion  :  Marie  ou  Marion  ? 

Mounet- Sully  met  un  long  temps  entre 
Marie,  —  ou  Marion  ?  Il  dit  Marie  presque  ten- 
drement, comme  il  a  pu  le  dire  autrefois,  et 
Marion  gravement  et  sévèrement  et  sans  se 
lever.  Sa  raison  est  que  c'est  plus  vrai,  et  que 
ce  seul  mot  Marion  dit  simplement  et  tran- 
quillement suffit  à  terrasser  Marion.  C'est 
peut-être  juste,  mais  non  pas  selon  la  vérité 
dramatique  ou  plutôt  théâtrale. 

Je  ne  me  rappelle  plus  Bocage,  mais  Beau- 
vallet  se  levait  certainement  à  ce  moment-là. 
La  grande  explosion  ne  commence  qu'au  vers  : 

Madame,  on  n'entre  pas  ici  facilement! 

Mais  il  nous  semble  à  tous  que  par  le  mot  : 
Marie  on  Marion  ?  Didier  doit  s'arracher  lui- 
même  à  cette  contrainte,  à  cette  froideur  qui 
ne  se  sont  traduites  jusque-là  que  par  des  mots 
énigmatiques,  entrecoupés,  et  comme  égarés. 
Il  nous  semble  qu'il  ne  faut  pas  trop  appuyer 
sur  Marie  et  qu'il  faut  mettre  l'accent  et  la 
force  sur   ou   Marion?  Il   nous   semble    enfin 


HISTORIQUE  DE  MAKION  DE  LOKME. 


203 


qu'il  faut  que  Didier  se  lève  sur  ou  Mario»  ? 
pour  que  le  nom  foudroyant  tombe  de  haut 
sur  Marion  et  la  renverse  «  épouvantée  à 
terre»,  comme  dit  l'indication  du  texte. 
Veuillez,  je  vous  en  prie,  bien  préciser  vos 
indications  sur  ce  point. 

Réponse  : 

Vous  avez  raison  pour  le  Non,  plutôt  poi- 
gnarde^ moi  :  c'est  plutôt  que  de  vous  taire. 
Marion  ne  s'attend  pas  au  Marie  on  Marion  ? 
Il  ne  faut  pas  prévoir  et  par  conséquent  affai- 
blir ce  coup  de  tonnerre. 

Je  viens  d'écrire  coup  de  tonnerre,  ce  qui 
vous  donne  encore  raison  pour  la  manière  de 
dire  Marie  on  Marion?  C'est  tout  le  drame 
faisant  explosion  en  deux  mots.  Donc  ce  cri 
doit  être  formidable.  Il  éclate  comme  un  jet 
de  lave  hors  de  la  poitrine  de  Didier.  La  salle 
doit  trembler  à  ce  cri  qui  fait  crouler  Marion 
foudroyée  et  qui  lui  fait  dire  : 

Didier,  soyez  clément! 

Ce  seul  mot  Marion  lui  a  tout  expliqué. 
Cette  scène  jouée  ainsi  avait  un  effet  que  vous 
vous  rappelez  peut-être.  Beauvallet  tonnait 
admirablement  le  Aiarie  ou  Marion  ?  M.  Mou- 
net-Sully  peut  et  doit  y  être  superbe. 

L'explosion  Marie  on  Marion?  veut  Didier 
debout.  Il  se  dresse  terrible  sur  ce  mot,  et 
Marion  se  brise  à  ses  pieds.  Assis,  l'effet  serait 
perdu.  Dites-le,  je  vous  prie,  de  ma  part  a 
M.  Mounet-Sullv. 

Paul  Mcurice  pose  une  dernière  ques- 
tion au  sujet  de  la  scène  finale  ou  Didier 
pardonne  à  Marion  avant  de  mourir. 

Je  crois  que  tout  le  morceau  de  Didier  : 
—  Viens,  pauvre  femme,  jusqu'à  :  je  te  pardonne , 
où  Didier  interpelle  et  invoque  à  tout  instant 
la  foule,  doit  être  dit  tout  le  temps  à  voix 
haute  et  à  tous;  il  est  fait  et  calculé  pour  être 
entendu  de  tous.  Je  crois,  au  contraire,  que 
le  dernier  adieu  :  —  Non,  Jaifîe-moi  mourir! 
jusqu'à  Oh!  laip°e-moi  mourir!  est  une  sorte  de 
testament  du  cœur  qui  doit  être  dit  à  voix 
basse  par  Didier,  amenant  Marion  sur  le  de- 
vant du  théâtre  pour  n'être  entendu  que  d'elle. 
Même  le  dernier  mot:  Oh!  laifîe-mot  mourir! 
doit  être  dit,  ce  me  semble,  avec  passion, 
mais  sans  éclat  de  voix. 

Enfin,  n'est-ce  pas   votre  avis  qu'au   pre- 


mier coup  de  neuf  heures,  Didier  se  détache 
de  Marion,  et  que  Marion  le  laisse  aller, sans 
qu'ils  s'embrassent  encore?  Ils  se  sont  déjà 
embrassés  plusieurs  fois.  Maintenant,  c'est 
fini.  Didier  n'a  plus  qu'à  être  homme  pour 
mourir.  Il  fait  signe  à  tous  d'écouter  l'heure. 
Les  neuf  coups  —  ou  les  huit  coups  —  son- 
nent dans  l'immobilité  tragique  de  tous.  Je 
vois  là  un  effet  théâtral  superbe.  Mais  il  ne 
faut  pas  qu'un  adieu, un  baiser  à  Marion  l'af- 
faiblisse. C'est  l'indication  du  livre  qui  donne 
ce  grand  effet.  Dites-moi  si  je  me  trompe  en 
demandant  qu'on  le  réalise. 

Réponse  : 

Vous  avez  encore  et  toujours  raison  pour 
les  paroles  finales.  Viens,  pauvre  femme,  à  voix 
haute.  Et  :  Oh!  laifîe-moi  mourir!  avec  la 
voix  intime. 

Enfin,  non,  à  partir  du  moment  où  la 
cloche  sonne,  plus  d'embrassements,  ni  d'a- 
dieu. Suivre  l'indication  du  livre. 

Ces  lettres  s'échangeaient  dans  le  cou- 
rant de  janvier  1873.  Mais  l'explosion 
de  Mark  ou  Marion'?  restait  toujours  la 
grosse  question  controversée  au  cours 
de  toutes  les  répétitions;  Emile  Perrin 
d'abord,  puis  Got,  Delaunay,  Febvre, 
avaient  été  consultés  et  se  rangeaient  à 
l'avis  de  Victor  Hugo  et  de  Paul  Meurice. 

Mounet-Sully  seul  défendait  une  opi- 
nion qui  pouvait  être  juste. 

Le  2  février,  Victor  Hugo  intervint 
de  nouveau  : 

Le  beau  talent  de  M.  Mounet-Sully  est 
fait  pour  tout  comprendre  et  pour  tout  rendre. 
Marie  on  Marion  ?  est  un  premier  coup  de 
foudre.  Après  quoi,  un  temps.  Les  quatre 
vers  qui  suivent  et  le  : 
A  qui  tous  ètes-vom  proftituèe  ici  ? 

sont  un  deuxième  coup  de  foudre;  ne  pas 
les  mêler. 

De  même  le  pardon  a  deux  cris  : 

Viens!  oh!  viens  dans  mes  lu.is! 

(  Embrafitment  éperdu.  ) 
.le  vais  mourir!  je  t'aime! 
(  Deuxième  explosion  du  caur  brisé.  ) 

M.  Mounet-Sully  comprendra  tout  cela 
et  aura  un  grand  succès. 


204 


MARION   DE  LORME. 


La  première  représentation  futdonne'e 
le  10  février  1873. 

Victor  Hugo  avait  reçu  la  veille,  à 
Guernesey,  une  dépêche  de  M,np  Favart  : 

Soyez  avec  votre  pauvre  Marion  ce  soir! 
que  Stella -'J  la  protège. 

Le  11,  il  écrivait  à  M.  Paul  Meurice  : 

Avant-hier  mademoiselle    Favart   m'a  en- 
voyé à  midi,  me  demandant  un  encourage- 
ment, un  télégramme;  je   lui   ai  répondu  ce 
vers  : 
Je  vois  d'ici  Stella  briller  dans  Marion  ! 

J'en  avais  fait  deux  : 

A  mademoiselle  Favatij 

Bel  astre,  ton  lever  m'envoie  un  pur  rayon. 
Je  vois  d'ici  Stella  briller  dans  Marion. 

Mais  j'ai  eu  peur  de  livrer  deux  vers  à  défi- 
gurer au  bureau  télégraphique  qui  avait  rem- 
placé Aiarion  par  maison.  Je  n'ai  envoyé  que 
la  moitié  du  distique.  Est-elle  arrivée  saine 
et  sauve  ? 

Dans  ses  carnets,  Victor  Hugo  a  mo- 
difié le  premier  vers  : 

Le  succès  dans  vos  yeux  met  son  plus  beau  rayon. 
Je  vois  d'ici  Stella  briller  dans  Marion! 

Il  a  repris  cette  même  image  dans  sa 
préface  de  1873,  en  offrant  l'hommage  de 
sa  reconnaissance  à  l'admirable  artiste 
qui  venait  de  remporter  un  de  ses  plus 
éclatants  triomphes. 

Victor  Hugo  recevait,  ce  même  jour, 
un  télégramme  de  Paul  Meurice  consta- 
tant l'immense  succès.  Le  13,  il  répon- 
dait ainsi  : 

Le  succès  est  à  vous.  Je  le  dois  à  votre  glo- 
rieuse et  douce  amitié,  à  votre  sollicitude,  à 
votre  science  dramatique  et  à  ce  cœur  si  bon 
qui  se  mêle  à  votre  haut  esprit.  Quand  vous 
êtes  présent,  je  ne  suis  pas  absent.  Ce  triomphe 
est  vôtre  et  vous  en  êtes  l'âme,  vous,  l'un  des 

(,)  Kn  1870,  sous  le  siège,  des  lectures  des  Châ- 
timents avaient  été  faites  dans  plusieurs  théâtres. 
A  la  Porte-Saint-Martin,  M°'  Favart  eut  un  grand 
succès  en  disant  Stella,  et  c'est  ce  souvenir  qu'elle 
rappelait  dans  cette  dépêche. 


plus  rares  maîtres  de  ce  temps-ci,  vous,  le 
créateur  de  tout  un  théâtre  vivant,  profond 
et  charmant,  vous  me  donnez  la  main  par- 
dessus les  gouffres  de  haines  et  de  colères,  et 
je  vous  dois  d'avoir  passé  le  pont  de  l'abîme. 
O  mon  doux  et  cher  Meurice,  que  je  vous 
aime! 

Au  lendemain  de  la  première  repré- 
sentation, de  nombreuses  lettres  de  féli- 
citations étaient  adressées  à  Victor  Hugo. 
En  voici  une  assez  curieuse  qui  rapporte 
des  propos  entendus  dans  les  couloirs  et 
à  la  sortie  : 

Le  public  de  la  première  était  composé  de 
la  fleur  de  la  réaction,  à  l'exception  du  par- 
terre. ..Dans  une  loge  derrière  nous,  une 
M,ne  ***,  enlevée  autrefois  par  M.  de  ***,  fai- 
sait cette  singulière  réflexion  :  «  Il  faut  avoir 
l'horreur  des  rois  pour  chercher  à  faire  un 
idiot  du  fils  d'Henri  IV»  —  Sur  les  esca- 
liers, à  la  sortie,  nous  avons  recueilli  ces 
phrases  entrecoupées  :  —  Quel  besoin  de  tra- 
duire en  scène  un  cardinal  et  de  le  faire  pré- 
sidera des  supplices  ?  —  Avez-vous  remarqué 
les    allusions    à    la    commission    des    grâces? 

—  Quel  démagogue!  —  Une  dame  :  Mais 
puisque  Marion  s'était  donnée  au  cardinal, 
pourquoi  ne  pas  s'adresser  directement  a  lui 
quand  elle  veut  obtenir  la  grâce  de  Didier  ? 

—  Un  bonapartiste  :  La  pièce  est  d'une  im- 
moralité révoltante.  —  Un  jeune  beau  :  le 
sujet  n'est  pas  nouveau,  c'est  une  imitation 
de  la  Dame  aux  camélias. 

Oui,  nous  l'avons  entendu  et  nous  n'avons 
pas  été  seuls  à  l'entendre,  car  le  lendemain 
ma  surprise  a  été  grande  de  retrouver  le  pro- 
pos de  la  Dame  aux  Camélias  dans  un  journal. 

Ainsi  en  1831,  on  accusait  Victor 
Hugo  d'avoir  été  le  plagiaire  de  Dumas 
père,  et,  en  1873,  d'avoir  été  le  plagiaire 
de  Dumas  fils  dix-sept  ans  avant  la 
Daine  aux  Camélias ,  dont  le  roman  date 
de  1848  et  la  pièce  de  1852. 

Les  feuilles  de  location  étaient  rapi- 
dement couvertes.  Le  poète  notait  sur 
ses  carnets  : 

Le  11,  deuxième  de  Aiarion.  Foule.  Re- 
cette 6,446  francs,  la  plus  forte  recette  que  le 


HISTORIQUE   DE  MAKION  DE  LOKME.  205 


Théâtre -Français   ait   taite   à  une  deuxième 
représentation. 

A  la  fin  de  février,  Paul  Meurice  écrit 
à  Victor  Hugo  : 

Mario»  de  Lorwe  ne  baisse  pas.  On  a  fait 
hier  7,432  francs.  La  recette  n'a  jamais  été 
au-dessous  de  7,300.  C'est  magnifique.  .le 
vous  envoie  les  recettes  du  mois  de  février, 
les  n  premières  représentations. 

Le  4  mars,  Sarah  Bernhardt  deman- 
dait à  Victor  Hugo  de  remplacer  Maria 
Favart  dans  Marion ,  en  cas  de  maladie. 
Victor  Hugo  envoyait  avec  empresse- 
ment son  autorisation,  ajoutant  : 

Vous  prouverez,  je  n'en  doute  pas,  que 
vous  avez  toutes  les  puissances  du  talent 
comme  vous  en  avez  les  grâces. 

En  avril,  Paul  Meurice  renseigne 
Victor  Hugo  : 

Marion  de  Lor/ne  se  soutient  merveilleu- 
sement de  6,200  à  6,600.  Dali/a  W  n'y  a  rien 
fait  du  tout.  La  moyenne  des  28  premières 
représentations  dépasse  de  onze  cents  francs 
par  jour  celle  du  Lion  amoureux  qui  avait  été 
jusqu'ici  le  plus  grand  succès  de  la  Comédie- 
Française. 

Cette  reprise  eut  cinquante-neuf  re- 
présentations. 

Le  30  décembre  1885,  l'année  de  la 
mort  du  poète,  Marion  de  Lorme  fut  joué 
à  la  Porte-Saint-Martin  avec  M""1  Sarah 
Bernhardt  dans  Marion,  Marais  dans 
Didier,  Philippe  Garnierdans  Louis  XIII, 
Pierre  Berton  dans  Saverny.  Sarah  Ber- 
nhardt, profondément  émouvante  dans 
le  quatrième  acte,  avait  jeté  des  cris  su- 
perbes dans  le  cinquième. 

Le  drame  était  luxueusement  monté 
par  Félix  Duquesnel  qui ,  en  chercheur 
avisé  et  consciencieux,  avait,  d'après 
des  gravures  du  temps,  reconstitué  soi- 

(,)  Comédie   en    trois   actes  d'(  >ctave  Feuillet 

(reprise). 


gneusement  cette  époque  dans  l'exé- 
cution des  décors  et  des  costumes.  Le 
défilé  du  cinquième  acte  avait  produit 
un  effet  saisissant;  il  était  accompagné 
en  sourdine  par  un  Miserere  de  Masscnct. 
Il  y  eut  soixante-deux  représentations. 

En  1903,  Jules  Clarctie  avait  vive- 
ment désiré  remettre  Mario»  de  Lorme  à  la 
scène,  mais  il  avait  rencontré  quelques 
résistances  de  la  part  de  Paul  Meurice. 
De  même  que  Victor  Hugo  avait  dit 
autrefois  à  Emile  Pcrrin  :  «11  faut  avant 
tout  pour  le  Roi  s'amuse  un  Triboulct,  et 
vous  n'en  avez  pas»,  Paul  Meurice  avait 
dit  à  Jules  Clarctie  :  «  Il  faut  avant  tout 
une  Marion.»  Il  n'avait  pas  ajouté  :  «et 
vous  n'en  avez  pas»,  car  peut-être  cha- 
cun avait  la  sienne.  On  en  était  resté  là. 

Jules  Claretie  revint  à  la  charge  : 
«Eh  bien?  Et  Marion  de  Larme?  Vous 
savez  que  j'y  tiens.  » 

Et  en  effet,  lui  qui  a  toujours  été  un 
des  amis  fervents,  un  des  admirateurs 
fidèles  de  Victor  Hugo,  lui  qui  avait 
monté  supérieurement  les  Burgraves ,  il 
voulait  enrichir  le  répertoire  d'un  des 
drames  les  plus  jeunes,  les  plus  pitto- 
resques, les  plus  émouvants  du  poète. 

Paul  Meurice,  qui  avait  été  longtemps 
hésitant,  répondit  :  «Eh  bien!  oui,  je 
consens,  mais  à  une  condition  :  c'est 
que  le  rôle  de  Marion  sera  tenu  par 
M"'  Bartct.  » 

Les  mois  s'écoulèrent.  L'administra- 
teur général  avait  un  programme  très 
touffu;  des  auteurs  attendaient  depuis 
longtemps  leur  tour  de  représentation  , 
divers  engagements  avaient  été  pris  en- 
vers eux. 

Paul  Meurice,  de  son  côté,  caressait 
à  ce  moment  d'autres  idées.  Une  pièce 
du  Théâtre  en  liberté  :  Mangeront-ils? 
et  une  autre  des  Quatre  Vents  de  l'ESprit  : 
les  Trouvailles  de  Gallm,  qui  n'avaient  ja- 
mais été  représentées,  avaient  pour  lui 
la    saveur    et    l'attrait    de    l'inédit    à    la 


2o6 


MARION   DE  LORME. 


scène.  Il  lui  paraissait  intéressant  d'ini- 
tier le  public  à  un  théâtre  nouveau  de 
Victor  Hugo.  Catulle  Mendès  l'encou- 
rageait; il  ne  perdait  jamais  une  occa- 
sion de  dire  :  «On  devrait  jouer  Gaïïiiî 
et  surtout  Mangeront-ils?  »  Et  il  déve- 
loppait son  idée  avec  sa  verve  étince- 
lante  et  sa  bouillante  ardeur. 

Paul  Meurice  avait  confié  son  projet 
à  Jules  Claretie  qui  l'accueillit  favora- 
blement, mais,  de  ce  côté  encore,  il  y 
avait  quelques  difficultés  de  distribu- 
tion. 

En  tout  état  de  cause,  il  était  décidé 
dans  le  courant  de  l'année  1905  qu'une 
des  œuvres  de  Victor  Hugo,  ancienne 
ou  nouvelle,  serait  inscrite  au  répertoire 
de  la  Comédie-Française. 

Paul  Meurice  mourut  le  11  décembre 
1905  ;  l'ami  le  plus  dévoué  et  le  plus  ad- 
mirable de  Victor  Hugo,  qui,  avant 
même  d'achever  son  œuvre  personnelle, 
se  consacrait  tout  entier,  sans  une  mi- 
nute de  défaillance ,  à  l'œuvre  de  son 
maître,  emportait  avec  lui  les  doulou- 
reux regrets  du  monde  lettré.  Il  laissait 
à  tous  l'exemple  d'une  belle  vie,  le  sou- 
venir d'un  des  plus  brillants  auteurs  dra- 
matiques, d'un  des  plus  délicats  roman- 
ciers et  d'un  des  plus  profonds  penseurs  ; 
jusqu'à  la  dernière  heure,  il  travaillait 
à  cette  grande  édition  de  l'Imprimerie 
nationale  avec  une  sorte  de  volupté  se- 
reine, tout  heureux  à  la  pensée  que, 
dans  l'année  nouvelle  déjà  proche,  il 
s'occuperait  du  théâtre  de  Victor  Hugo. 
La  piété  pour  sa  mémoire,  la  fidélité  à 
ses  désirs  maintes  fois  exprimés  dictèrent 
le  devoir  à  remplir. 

Ses  divers  projets  furent  donc,  dans 
le  courant  de  l'année  1906,  examinés 
et  étudiés. 

Jules  Claretie  revint  à  sa  proposition 
de  reprendre  Manon  de  Lornte,  dont  la 
place  était  marquée  dans  le  répertoire  à 
côté  d'Hernani,  de  Ruj  Blas  et  des  Bur- 
graves ,  et  qui ,  depuis  plus  de  vingt  ans  , 
n'avait  pas  reparu  sur  un  théâtre  et  de- 


puis trente-quatre  ans  n  avait  pas  été 
représentée  à  la  Comédie-Française. 

Paul  Meurice  avait  désigné  Mme  Bar- 
tet  pour  le  rôle  de  Marion  ;  Mme  Bartet 
était  prête  à  le  jouer.  Elle  avait  la 
grâce,  le  charme,  l'émotion,  un  art 
d'une  souplesse  incomparable,  la  sin- 
cérité dans  l'amour  comme  dans  la  dou- 
leur, la  chaleur,  la  passion,  des  dons 
merveilleux  se  prêtant  à  toutes  les  situa- 
tions tendres  ou  pathétiques;  elle  pou- 
vait rendre,  avec  son  prestigieux  talent, 
toutes  les  faces  complexes  de  l'héroïne. 

La  reprise  de  Marion  de  Lor/ne  fut  donc 
décidée. 

Jules  Claretie  avait  voulu  que  cette 
solennité  reçût  tout  son  éclat  par  une 
distribution  de  premier  ordre.  Il  ne  don- 
nait pas  seulement  ses  plus  illustres  ar- 
tistes, mais  aussi  tout  son  cœur,  tout 
son  dévouement,  toute  son  activité,  dé- 
sireux de  rendre  un  pieux  hommage  au 
poète  dont  il  était  le  serviteur  convaincu. 

Mounet-Sully  avait  toujours  gardé 
pour  l'œuvre  et  pour  le  maître  «  un 
amour  fervent»,  et  avec  un  généreux  dés- 
intéressement,  il  déclara,  dès  le  début, 
qu'il  accepterait  à  l'avance  le  rôle  qu'on 
lui  confierait,  même  le  plus  modeste  : 
on  le  pria  d'accepter  Louis  XIII.  Il  avait 
tenu  à  honneur  de  mettre  le  drame  en 
scène. 

Les  répétitions  commencèrent  à  la  fin 
de  février  1907  :  Mounet-Sully  se  pro- 
digua avec  une  belle  intrépidité,  tou- 
jours sur  la  brèche,  sans  effort  et  sans 
lassitude.  On  le  sentait  heureux  de  re- 
vivre le  temps  passé  et  surtout  de  pouvoir 
servir  l'objet  de  son  culte  :  c'est  qu'il  gar- 
dait «  cette  conviction  ardente,  cette  foi 
profonde  »,  c'est  qu'il  aimait  le  théâtre, 
mieux  encore,  c'est  qu'il  aimait  ce  théâtre  ; 
et  quand,  emporté  par  son  vibrant  en- 
thousiasme, il  répétait  alternativement 
tous  les  rôles,  il  retrouvait  toutes  les  im- 
pétuosités de  ses  vingt  ans.  Ne  savait-il 
pas  tout  le  rôle  de  ce  Didier  qu'il  avait 
joué  trente-quatre  ans  auparavant  Pet  il  se 


HISTORIQUE   DE  MARION  DE  LOKME.         207 


donnait  la  joie  de  nous  convaincre  qu'il 
avait  gardé  toute  sa  fougue,  tout  son 
beau  lyrisme,  tous  les  élans  farouches  et 
toutes  les  détresses  de  ce  rêveur  can- 
dide, inspiré,  amoureux.  Il  multipliait 
les  conseils,  donnant  toutes  les  notes, 
la  note  comique,  la  note  dramatique,  la 
note  tragique ,  toujours  à  l'affût  de 
quelque  trouvaille  comme  jeu  de  scène, 
comme  interprétation  de  texte,  soute- 
nant très  nettement  son  opinion,  s'ani- 
mant  dans  la  discussion ,  mettant  sou- 
vent de  la  passion  au  service  de  ses  idées 
et  de  sa  conviction. 

Les  répétitions  se  terminèrent  le 
19  avril.  La  répétition  générale  eut  lieu 
le  20  avril  avec  un  succès  éclatant. 
M"'e  Bartet  remporta  dans  Marion  un  de 
ses  plus  beaux  triomphes  :  elle  exprima 
avec  un  art  infini  et  un  naturel  char- 
mant tous  les  sentiments  de  Marie,  mê- 
lant les  prières  d'un  amour  chaste  et 
sincère  aux  remords  douloureux  d'un 
passé  qui  trouble  le  bonheur  présent, 
arrachant  des  larmes  dans  sa  scène  chez 
le  roi  par  sa  sensibilité  et  son  émotion 
si  simple  et  si  poignante,  s'élevant  au 
dernier  acte  jusqu'au  lyrisme  le  plus 
pathétique  par  ses  cris  déchirants  lors- 
qu'elle veut  sauver  celui  qu'elle  aime, 
par  sa  terreur  lorsqu'elle  n'est  plus  pour 
Didier  que  Marion,  par  sa  reconnais- 
sance attendrie  lorsqu'elle  obtient  son 
pardon,  par  sa  tragique  véhémence  lors- 
qu'elle fait  une  suprême  tentative  pour 
dérober  Didier  au  bourreau. 

Mounet-Sully,  le  glorieux  interprète 
des  drames  de  Victor  Hugo,  réalisa  avec 
une  saisissante  vérité  le  Louis  XIII  élu 
poète,  nerveux,  ennuvé,  triste  ,  inquiet , 
fatigué,  avec  des  sursauts  intermittents 
de  roi  qui  veut  affirmer  son  autorité. 
Quelle  magnifique  allure  et  quelle  mé- 
lancolique noblesse  ! 

Le  Bargv,  élégant,  ironique,  étourdi, 
chevaleresque,  léger,  frivole,  fut  un 
marquis  de  Savcrny  d'une  délicieuse  et 
impertinente  désinvolture. 


Nous  sommes  entraînés  par  cette  écla- 
tante reprise  à  parler  de  tous  les  artistes. 
Victor  Hugo  n'aurait  pas  manqué,  dans 
une  édition  nouvelle  de  Marion  de  Lorme , 
de  leur  rendre  à  tous  un  hommage  comme 
il  l'a  fait  en  1873,  et  nous  croyons  ainsi 
nous  conformer  à  sa  tradition  ;  il  eût 
cité  Paul  Mounet  si  majestueux,  si  im- 
posant, si  digne  dans  le  vieux  marquis 
de  Nangis;  Georges  Berr,  tantôt  nar- 
quois et  gouailleur,  tantôt  philosophe 
un  peu  pessimiste,  rendant  avec  une 
science  consommée  les  deux  aspects  du 
bouffon  L'Angelyj  Lcloir,  mettant  ad- 
mirablement en  relief  la  cynique  rudesse 
et  la  perfidie  cauteleuse  de  Laffemas  ; 
Albert  Lambert,  si  tendre,  si  passionné, 
si  ardent,  si  ingénu,  si  lyrique  dans 
Didier^  Jules  Truffier,  amusant  par  sa 
verve  étourdissante  et  son  esprit  endia- 
blé dans  le  Gracieux,  car  il  avait  bien 
voulu  accepter  un  rôle  secondaire,  don- 
nant ainsi  un  salutaire  exemple  suivi 
par  des  artistes  de  valeur  :  Delaunay, 
Dehelly,  Joliet,  Esquicr,  Ravct,  Des- 
sonnes, Siblot,  Numa,  André  Brunot, 
Grandval,  Croué,  I  lame! ,  Falconnier, 
Roussel,  M""1  Lherbay.  Ces  artistes 
avaient  travaillé  les  petits  rôles  avec  au- 
tant de  conscience  que  s'ils  avaient  eu 
la  mission  d'interpréter  les  grands. 

La  première  représentation  ,  fixée  au 
22  avril,  obtint  le  brillant  succès  de  la 
répétition  générale.  Les  rappels  furent 
nombreux  après  chaque  acte. 

Quoique  la  saison  fût  un  peu  avan- 
cée, il  y  eut  une  première  série  de  qua- 
rante très  belles  représentations  jusqu'au 
17  juillet. 

Les  quinze  premières  représentations 
donnèrent  un  total  de  124,188  francs, 
soit  une  moyenne  de  8,278  francs.  Dans 
cette  statistique  nous  ne  comptons  pas 
la  première,  réservée  pour  les  services  de 
presse  et  divers  services  gratuits,  mais 
nous  avons  compris  la  seconde,  dont  la 
recette  fut  diminuée  de  moitié  à  cause 
des  nombreux  services  de  presse. 


208 


MARION   DE   LORME. 


A  la  quarantième,  qui  eut  lieu  le 
17  juillet,  la  recette  fut  une  des  plus 
fortes  de  la  Comédie-Française  à  cette 
époque  de  l'année,  puisqu'elle  atteignit 
près  de  6,000  francs  et  qu'on  dut  refuser 
du  monde  pour  certaines  catégories  de 
places.  Mais  il  fallait  bien  suspendre  les 
représentations  au  moins  pour  cette  sai- 
son, au  grand  regret  de  l'administrateur 
général;  plusieurs  artistes  avaient  droit 
à  un  repos  bien  mérité. 

Cette  quarantième,  qui  avait  été  la 
dernière  de  cette  première  série,  fut  un 
long  triomphe  pour  le  poète  et  les  inter- 
prètes. Elle  avait  été  précédée  de  la  ma- 
tinée gratuite  du  14  juillet. 

Là,  on  pouvait  se  rendre  un  compte 
exact  du  sentiment  de  la  foule  ;  c'était 
bien  le  vrai  public  qui  avait  payé  par 
huit  heures  d'attente  le  droit  de  se  dis- 
traire ;  c'était  le  monde  des  petits  com- 
merçants, des  employés,  des  artisans. 
Ils  suivaient  avec  une  attention  pas- 
sionnée les  diverses  péripéties  du  drame  , 
se  livraient  entièrement  à  leurs  impres- 
sions et  manifestaient  leurs  opinions  en 
toute  liberté.  Ils  riaient,  ils  pleuraient, 
ils  tremblaient,  ils  vibraient,  ils  applau- 
dissaient de  tout  leur  cœur  et  souli- 
gnaient leurs  applaudissements  de  leurs 
cris  enthousiastes,  se  levant,  exprimant 
leur  admiration  en  agitant  leurs  bras, 
leur  chapeau  et  toute  leur  personne, 
ayant  conservé  leurs  allures  un  peu  fron- 
deuses et  cet  instinct  à  saisir  et  à  s'em- 
parer des  allusions  qu'ils  pouvaient  ap- 
pliquer à  la  politique  de  tous  les  temps, 
Richelieu  ne  leur  fut  assurément 
pas  sympathique,  et  la  conspiration 
des  jeunes  seigneurs  contre  le  cardinal 
trouva  auprès  d'eux  des  encouragements 
chaleureux.  LafTemas  les  irrita,  d'abord 
parce  qu'il  est  une  sorte  de  préfet  de  po- 
lice, ensuite  parce  qu'il  manque  d'égards 
envers  Marion  ;  en  revanche  le  marquis 
de  Saverny  les  conquit  par  sa  nature 
chevaleresque,  sa  légèreté,  sa  bonne  hu- 
meur; et  la  générosité  de  Louis  XIII  pour 


les  condamnés  les  enflamma  d'un  ma- 
gnifique enthousiasme.  Didier  étant  un 
amoureux,  un  rêveur,  ils  voyaient  volon- 
tiers sur  son  feutre  un  bouquet  de  petites 
fleurs  bleues  et  ils  l'aimaient ,  ils  s'intéres- 
saient à  lui,  ils  manifestèrent  bruyam- 
mentleur  soulagementlorsque  l'interven- 
tion du  marquis  de  Saverny  leur  fît  croire 
au  salut  du  condamné  ;  et  ils  passaient 
alternativement  par  toutes  les  angoisses 
et  toutes  les  espérances  en  suivant  les 
menées  tortueuses  de  Laffemas  et  les 
efforts  héroïques  de  Marion  dans1  cette 
lutte  dont  la  tête  de  Didier  était  le  prix. 
Il  fallait  voir  cette  foule  presque  tor- 
turée, haletante,  pendant  le  cinquième 
acte,  douloureusement  secouée  par  l'a- 
mour de  Marion,  oubliant  tout  ce  passé 
effacé  par  un  dévouement  persévérant  à 
celui  qu'elle  adore,  trouvant  ce  Didier 
trop  cruel,  soulagée  enfin  par  le  pardon 
qu'elle  espérait,  qu'elle  attendait,  et  fai- 
sant éclater  ses  bravos  frénétiques;  elle 
tranchait  ainsi  la  grande  controverse  qui 
s'était  élevée  en  1831  en  se  prononçant 
impérieusement  pour  le  Didier  clément, 
ne  se  souvenant  même  plus,  à  ce  mo- 
ment suprême ,  que  deux  hommes  allaient 
à  l'échafaud.  Elle  s'abandonnait  exclu- 
sivement à  son  sentiment  de  pitié  satis- 
fait. 

Pendant  chaque  acte,  des  acclama- 
tions furieuses;  après  chaque  acte,  de 
nombreux  rappels;  à  la  fin  du  drame, 
le  rideau  se  relevant  six  fois  devant  une 
foule  debout,  toute  frémissante,  ne  se 
lassant  pas  de  glorifier  le  poète  et  les 
merveilleux  artistes  auxquels  elle  témoi- 
gnait sa  reconnaissance  par  sa  joie  de 
les  fêter. 

Le  peuple  de  Paris  est  sensible  aux 
grandes  œuvres.  Il  aime  les  beaux  sen- 
timents et  les  nobles  passions  ;  il  a  le 
culte  de  la  poésie.  Il  est  bon,  intelli- 
gent, généreux.  Il  sait  témoigner  sa  gra- 
titude aux  artistes  illustres  qui  ont  voulu 
jouer  devant  lui  un  jour  gratuit  et  qui 
ont   sacrifié   leur  repos  à   son  phisir.  Il 


HISTORIQUE  DE  MAKION  DE  LOKME.         209 


crie  :  vive  Mounet  !  vive  Bartet  !  vive 
Lambert  !  vive  Berr  !  Il  ne  cesse  de  les 
rappeler  sur  la  scène  pour  les  voir  plus 
longtemps  et  leur  prouver  son  admira- 
tion et  son  affection.  Il  a  des  délicatesses 
touchantes  ;  et  ces  deux  petits  bouquets 


d'œillets  et  de  roses  jetés  aux  pieds  de 
Mme  Bartet  étaient  un  hommage  char- 
mant qui  dut  aller  au  cœur  de  la  grande 
artiste.  Cette  superbe  représentation  qui 
avait  débuté  en  triomphe  se  termina  en 
une  grandiose  apothéose. 


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III 

REVUE  DE  LA  CRITIQUE. 


Marion  de Lorme ,  comme  Hernani,  avait 
suscité  des  colères  et  des  enthousiasmes; 
il  y  eut  bataille  dans  la  salle ,  mais  malgré 
la  diversité  de  l'accueil  fait  aux  différents 
actes ,  le  drame  obtint  un  succès  éclatant , 
et  la  critique  de  1831,  en  dépit  de  quel- 
ques réserves,  dut  s'incliner  devant  la 
beauté  des  vers  et  louer  unanimement 
les  situations  tragiques  des  quatrième  et 
cinquième  actes.  On  verra  par  les  ex- 
traits de  journaux  de  toutes  les  opinions 
que,  malgré  certaines  hostilités,  la  vic- 
toire resta  au  poète. 

Le  Journal  des  Débats. 

Jules  Janin. 

Il  y  a  de  tout  dans  ces  cinq  actes!  du  rire, 
des  larmes,  de  la  pitié,  de  la  terreur  et  sur- 
tout de  l'étonnement  a  l'aspect  d'une  concep- 
tion si  hardie.  Le  seul  défaut  de  cette  com- 
position est  dans  sa  variété  même.  Ce  drame 
est  tour  à  tour  ode,  dithyrambe,  comédie, 
tragédie,  préface;  plus  d'une  fois  vous  ou- 
bliez que  ceci  est  une  action  dramatique. 
C'est  la  grande  lutte  d'un  grand  esprit  contre 
toutes  les  opinions  dramatiques  de  son  pays, 
lutte  intéressante  et  belle  sans  contredit.. . 

...  La  toile  se  lève,  et  pendant  cinq  heures 
vous  assistez  moins  à  un  drame  qu'à  une 
joute;  le  lutteur  est  jeune,  beau,  fort,  pas- 
sionné; il  arrive;  il  gronde,  il  grogne,  il  rêve, 
il  dort,  il  éclate,  il  rit,  il  s'emporte;  tour  à 
tour  héros,  bouffon,  amoureux,  philosophe, 
politique,  dissertateur  sans  fin,  comédien  haut 
et  bas,  au  palais  du  roi  et  en  mauvais  lieu, 
jouant  également  avec  le  bourreau  et  le  car- 
dinal, deux  hommes  rouges;  faisant  de  l'amour 
avec  la  courtisane,  moqueur,  sceptique,  mé- 
chant, puis  versant  de  douces  larmes,  puis 
amoureux  jusqu'aux  morsures,  peuple  et 
gentilhomme,  d'une  niaiserie  d'enfant,  d'une 
profondeur  de  cardinal-ministre;  ainsi  est  fait 
ce  rude  jouteur. 


Le  peuple  est  là  qui  assiste  à  ses  efforts;  on 
l'écoute,  on  le  suit  du  regard,  on  le  suit  de 
l'âme,  on  l'admire,  on  le  blâme,  on  le  hait, 
on  le  trouve  grotesque,  et  bouffon  et  su- 
blime, tout  ce  qu'il  est;  lui,  toujours  libre  et 
fier,  marche  toujours  à  son  but  par  monts 
et  par  vaux,  s'arrêtant  pour  reprendre  haleine, 
faisant  le  beau  ou  grimaçant  à  plaisir,  jusqu'à 
ce  qu'enfin  envie  lui  vienne  de  toucher  le 
but  et  alors  il  y  est  d'un  bond. 

...  Singulier  privilège  de  cet  homme  qui, 
à  force  de  mépriser  son  parterre,  à  force  de 
violences  faites  au  langage  reçu,  aux  règles 
consacrées,  aux  convenances  les  mieux  dis- 
cutées, à  force  de  grotesque  et  de  bizarre  ar- 
rive à  des  succès  d'enthousiasme  à  une  époque 
où  l'enthousiasme  est  mort;  homme  puissant 
qui  s'est  trompé  de  siècle,  qui  s'est  fait  poète 
dramatique  quand  il  n'y  avait  plus  ni  poésie 
ni  drame,  hardi  novateur  qui,  avant  d'achever 
le  but  qu'il  se  propose,  a  tout  à  faire  :  son 
théâtre,  ses  acteurs,  son  public  et  jusqu'à  la 
critique  appelée  à  le  juger. 

ha  Revue  des  Deux-Mondes. 

Mario»  de  Lorme  longtemps  promise  fut 
longtemps  attendue.  Deux  questions  s'étaient 
attachées  à  elle,  question  politique,  question 
littéraire. 

Tout  le  monde  connaît  la  première,  pas- 
sons vite  sur  elle  :  cependant  répétons,  car 
les  choses  d'honneur  et  de  conscience  ne 
peuvent  être  trop  longtemps  répétées,  que 
Victor  Hugo  aima  mieux  faire  Hernani  en 
dix-neuf  jours  que  d'accepter  une  pension 
de  4,000  francs  que  lui  offrait  comme  in- 
demnité M.  de  la  Bourdonnaye,  et  il  eut 
raison.  Hernani  réussit,  l'homme  de  lettres 
garda  son  indépendance;  le  gouvernement 
prescripteur  tomba,  l'œuvre  de  génie  sur- 
vécut jeune  et  chaude  d'intérêt,  fut  jouée  et 
réussit. 

...  Lorsque  M.  Hugo  composa  Marion  de 
Lorme,  la  censure  interdisait  formellement 
sur  le  théâtre  l'entrée  de  tout   personnage  à 


212 


A4ARION   DE  LORME. 


robe  rouge  ou  noire.  Richelieu  resta  donc, 
pour  ainsi  dire,  derrière  la  toile  de  fond  et 
de  là  fit  mouvoir,  inaperçu,  le  vaste  drame  qui 
commence  dans  un  boudoir  et  finit  sur  un 
échafaud. 

Un  homme  médiocre,  lors  de  l'abolition 
de  la  censure,  aurait  cru  tirer  meilleur  parti 
de  Richelieu  vu  que  de  Richelieu  deviné,  et 
vite  il  se  serait  empressé  de  tirer  par  les  pieds 
ou  les  cheveux  le  cardinal  sur  la  scène. 
M.  Hugo  a  compris  que  Ta  n'était  pas  le  vé- 
ritable effet,  que  mieux  vaut  parler  à  l'ima- 
gination qu'aux  yeux,  à  l'intelligence  qu'à  la 
matière,  et  l'œuvre  qui  ne  pouvait  que  per- 
dre à  être  retouchée  est  restée  ce  qu'elle  était. 
Seulement,  poussant  la  délicatesse  à  l'excès 
peut-être,  l'auteur  a  voulu  attendre  l'assou- 
pissement des  haines,  et  s'est  imposé  la  plus 
dure  condition  que  puisse  s'imposer  un  au- 
teur, celle  de  retarder  d'un  an  un  succès 
que  tous  ses  amis  lui  présentaient  comme 
grand,  sûr  et  beau.  C'est  que  M.  Hugo  est 
de  cette  rare  classe  d'hommes  qui  ont  le 
respect  des  choses  passées  à  un  plus  haut  de- 
gré que  le  respect  des  choses  qui  existent. 

...  Succès  immense,  succès  mérité  en  dépit 
de  ceux  qui  prétendent  que  le  drame  n'est 
plus  possible  et  devant  lesquels  il  ne  suffit  pas 
de  marcher  pour  prouver  le  mouvement. 


La  Revue  de  Paris. 

Avec  cette  puissance  d'intelligence  et  cette 
vigueur  de  compréhension  qu'on  lui  con- 
naît, M.  Victor  Hugo  a  saisi  tout  ce  que  ce 
nom  de  femme  perdue  renfermait  de  sens  et 
de  profondeur.  Il  a  vu  derrière  elle  la  fronde 
ricaneuse,  les  seigneurs  faisant  la  débauche 
pour  agir  encore,  et  les  dernières  angoisses  de 
la  féodalité  agonisante  se  révélant  encore  par 
le  désordre  et  la  débauche  faute  de  mieux. 
Il  a  vu  non  la  courtisane,  mais  l'emblème  de 
toute  une  société. 

...  Le  poète  a  vu  tout  cela  dans  le  bou- 
doir de  Marion,  puis  il  s'est  demandé  com- 
ment jeter  au  milieu  de  cette  scène  la  naïveté 
de  la  poésie  et  l'accent  lyrique  de  la  passion. 
Il  a  voulu  que  la  courtisane  fût  aimée  par  un 
honnête  jeune  homme  qui  ignore  l'état  de 
Marion  et  ne  sait  rien  de  sa  vie... 

Là  est  tout  le  ressort  tragique  du  drame, 
c'est  de  cette  source  d'émotions  qu'il  jaillit. 


Cette  combinaison  est  pathétique,  hardie 
et  belle. 

. . .  On  voit  d'après  quelles  données  le  drame 
a  été  conçu.  C'est  une  tragédie  de  passion  à 
laquelle  l'histoire  se  mêle  pour  la  dominer, 
un  roman  de  vie  privée  dont  les  faits  publics 
de  nos  annales  constituent  le  véritable  fond, 
un  nom  de  femme  déshonorée  qui  sert  de 
prétexte  à  un  commentaire  héroïque. 

...  La  critique  peut  s'exercer  sur  les  taches 
de  cette  œuvre,  elle  peut  surtout  s'attaquer 
au  personnage  de  Louis  XIII ,  fortement  tracé , 
mais  dont  la  niaiserie  est  peut-être  trop  en 
relief.  Pour  nous,  encourageons,  soutenons 
dans  sa  route  laborieuse  et  éclatante  l'un  des 
hommes  de  ce  temps  qui  ont  remué  le  plus 
d'idées,  éveillé  le  plus  d'enthousiasmes  et  de 
colères  (deux  hommages  pour  le  talent)  et 
secoué  le  plus  violemment  la  paresseuse  in- 
différence de  notre  siècle. 

L 'Avenir,  le  journal  de  Charles  de 
Montalembert,  après  avoir  donné  un 
portrait  de  Marion,  créature  d'impureté, 
ajoute  : 

Nous  n'avons  pas  le  courage  de  reprocher 
à  M.  Hugo  de  ne  pas  nous  avoir  offert  cette 
Marion-là.  Au  contraire,  nous  serions  tentés 
de  le  remercier  d'avoir  épargné  à  nos  regards, 
dans  ce  qu'il  avait  de  dégoûtant,  le  tableau 
de  cette  noblesse  que  l'astre  naissant  du  des- 
potisme absorbait  dans  son  orbite  et  qui  cou- 
rait à  sa  ruine  à  travers  la  débauche  et  la  flat- 
terie. Il  appartenait  au  poète  qui  nous  avait 
révélé  dans  Dona  Sol  le  secret  de  cet  amour 
castillan,  inséparable  de  l'honneur,  qui  fait 
le  charme  des  héroïnes  de  Calderon,  il  ap- 
partenait au  romancier  qui,  avec  de  la  fange, 
avait  fait  cette  créature  si  belle,  si  pure,  si 
aérienne,  l'Esmeralda,  de  purifier,  en  la  tou- 
chant, cette  autre  boue  que  l'histoire  ap- 
pelle Marion  de  Lorme. 

Le  critique  anonyme  s'exprime  ainsi 
sur  le  troisième  acte  : 

Cet  acte  est  admirablement  rempli,  peut- 
être  un  peu  trop  largement  développé  et  trop 
fortement  contrasté. 

...Nous  voudrions  aussi  dire  ce  miracle 
de  la  langue  française,  si  variée,  si  inépui- 
sable, cette  richesse  d'expression  que  l'auteur 


REVUE   DE  LA  CRITIQUE. 


213 


pousse  jusqu'à  la  prodigalité,  cette  puissance 
merveilleuse  du  style,  et  à  côté,  relever  cette 
redondance  et  cet  élan  quelquefois  trop  su- 
blime qui  trahissent  le  poète  pindarique. 

Le  National. 


Le  critique  juge  ainsi  le  quatrième 
acte  : 

Cet  acte  est  sans  contredit  le  meilleur  de 
l'ouvrage.  Il  y  a  de  belles  choses  dans  l'es- 
quisse du  caractère  de  Louis  XIII,  dans  la 
peinture  des  souffrances  et  des  faiblesses  de 
ce  roi  timide  et  malade  qui  sent  peser  sur  lui 
la  lourde  main  du  cardinal  et  n'ose  point  la 
repousser  de  son  sceptre  royal. 

...  Il  y  a  dans  cet  acte  un  luxe  d'hémi- 
stiches sur  les  têtes  coupées  qui  passe  toute 
imagination.  Nangis  adresse  au  roi  une  tirade 
de  cinquante  vers  sur  les  sanglantes  exé- 
cutions de  Richelieu,  et  de  deux  vers 
en  deux  vers  une  tête  tombe  avec  la 
rime. 

La  Galette  de  France. 

Le  succès  de  Marion  de  Lorme  a  été  com- 
plet. Quelque  opposition  s'est  manifestée  vers 
la  fin;  mais  le  nom  de  l'auteur  a  été  pro- 
clamé au  milieu  des  plus  nombreux  et  des 
plus  vifs  applaudissements. 

Gustave  Planche  publie  un  article  dans 
la  Revue  des  Deux-Mondes  du  15  février 
1832,  six  mois  environ  après  la  pre- 
mière représentation  de  Marion  de  Lorme. 
Il  jugeait  avec  sa  maussaderie  habituelle 
le  théâtre  de  Victor  Hugo. 

Revue  des  Deux-Mondes. 

...  Depuis  Cromwellj  Hemani  et  Marion  ont 
donné  la  mesure  dramatique  de  M.  Hugo. 
On  peut  pressentir  dès  à  présent  la  carrière 
qui  lui  reste  à  parcourir,  et  qui  promet  d'être 
féconde  et  glorieuse.  Il  choisira  dans  l'his- 
toire des  époques  solennelles,  des  caractères 
ennemis;  il  empruntera  au  passé  quelques 
éléments  de  réalité,  mais  il  ne  s'en  tiendra 
pas  à  la  lettre  des  traditions.  Il  prendra  d'un 


roi  plutôt  son  nom  qu'un  symbole  pour  sa 
pensée,  que  sa  vie  et  les  faits  dont  elle  se 
compose.  C'est  ce  qui  explique  pourquoi 
Charles-Quint,  Louis  XIII  et  Richelieu  sont 
devenus  sous  sa  plume  si  infidèles  au  souvenir 
qui  nous  en  reste. 

L'histoire,  pour  Victor  Hugo,  n'est  que 
l'horizon  de  la  plaine  où  se  joue  sa  fantaisie, 
le  cadre  de  la  toile  où  il  trace  ses  figures. 

Mais  pour  le  drame  qu'il  veut  taire,  qui 
tient  de  l'ode  et  de  l'épopée,  l'érudition  his- 
torique ne  servirait  de  rien.  Il  se  préoccupe 
de  la  pompe  du  spectacle,  de  la  richesse  des 
images,  du  dévouement  chevaleresque,  de 
l'amour  ardent  et  naïf,  plus  volontiers  et 
plus  facilement  que  de  l'analyse  d'un  carac- 
tère et  du  mécanisme  des  passions. 

Toutefois,  s'il  ne  se  condamne  pas  à  l'étude 
attentive  et  pratique  de  la  société,  il  subira 
fatalement  dans  ses  conceptions  les  consé- 
quences d'une  méditation  solitaire;  il  inven- 
tera des  fables  monotones.  Le  jour  n'est  pas 
loin  peut-être  où  il  sentira  la  réalité  de  ce 
conseil. 

Lors  de  la  reprise  du  drame  en  1873, 
quarante-deux  années  s'étaient  écoulées; 
plus  de  bataille  dans  la  salle ,  plus  d'hos- 
tilités systématiques;  le  public  ne  subis- 
sait plus  l'influence  des  coteries,  il  se 
livrait  tout  entier  à  sa  joie  d'applaudir 
de  beaux  vers  et  de  nobles  sentiments, 
et  son  impression,  toute  favorable  à 
l'œuvre,  trouvait  son  écho  dans  la  presse 
qui  admirait  sans  discuter. 

Théodore  de  Banville  parle  tout  d'a- 
bord longuement,  dans  le  National,  de 
la  mise  en  scène,  et  s'excuse  d'insister 
sur  les  progrès  accomplis;  mais  les  dé- 
cors étaient  tout  récemment  encore  si 
misérables  qu'il  loue  Emile  Perrin  d'avoir 
appliqué,  pour  la  première  fois,  les  ma- 
gnificences d'une  mise  en  scène  à  un 
cher-d'œuvre  de  la  poésie  dramatique. 

Après  avoir  analysé  les  différents  actes, 
il  ajoute  : 

. . .  Lntïn  c'est  le  cinquième  acte,  où  se  dé- 
roulent les  plus  belles  scènes  de  douleur, 
d'amour,  de  folie,  de  furie,  de  désespoir,  de 
colère  et  de  divin  pardon  qui  aient  tenu  ja- 


214 


MARION   DE  LORME. 


mais  dans  un  drame  humain,  et  qui  éternel- 
lement laissera  dans  nos  âmes  le  souvenir  de 
Marion,  brisée,  échevelée,  pleurant  aux  pieds 
de  Didier  et  de  Didier  d'abord  haineux,  im- 
placable, féroce  comme  l'amour,  puis  enfin, 
lorsque  a  sonné  l'heure  de  la  mort  qui  dé- 
chire les  voiles  et  fait  prévoir  la  vérité  de 
tout,  relevant  dans  ses  bras,  pressant  sur  son 
cœur  et  baisant  ardemment  sur  son  front 
adoré  et  charmant  celle  qui  a  été  ici-bas  toute 
sa  pensée  et  toute  sa  vie. 

...  Comme  le  Koi  s'amuse  et  comme  R/ij 
BLiSj  Marion  de  Lorme  est  une  œuvre  double, 
c'est-à-dire  qu'elle  contient  un  drame  abstrait 
et  philosophique,  auquel  un  tableau  histo- 
rique sert  de  cadre. 

Le  génie  ayant  toujours  raison,  je  n'ai  pas 
à  examiner  si  Victor  Hugo  a  bien  ou  mal  fait 
de  fondre  et  d'amalgamer  ensemble  les  deux 
grandes  formes  shakespeariennes. 

Ayant  tout  à  créer  à  la  fois,  un  théâtre 
nouveau  et  une  langue  poétique  nouvelle 
rajeunie  aux  sources  de  l'épopée,  de  l'ode, 
de  l'élégie,  de  la  satire,  puisque  du  passé  ré- 
cent et  immédiat  il  ne  restait  plus  rien,  le 
titan  de  la  poésie  moderne  dut  mettre  les 
bouchées  doubles  et  entasser  à  la  fois  dans 
ses  œuvres  la  création  plastique,  la  pensée, 
le  combat,  la  fantaisie  et  mille  autres  choses 
encore,  car  il  était  alors  dans  la  situation  d'un 
général  d'armée  qui,  affamé  et  sans  vivres, 
voit  face  à  face  plusieurs  corps  d'armée  enne- 
mis et  qui  doit  sans  trêve,  sans  repos  et  sans 
lassitude,  improviser  tout,  même  la  vie  et 
même  la  victoire. 


Le  Temps. 


Francisque  Sarcey. 


Viens,  pauvre  femme. . . 

Y  a-t-il  des  critiques  qu'une  aussi  merveil- 
leuse poésie  n'emporte  ?  Toute  la  salle  écou- 
tait, haletante,  ces  vers  si  touchants  et  si  har- 
monieux; on  ne  pleurait  point,  car  l'émotion 
que  l'on  sent  a  écouter  ces  morceaux  magni- 
fiques se  mêle  à  je  ne  sais  quelle  admiration 
qui  desserre  le  cœur  et  l'élargit. 

...  Il  y  a  un  caractère  épisodique  qui  est, 
d'un  bout  à  l'autre,  soutenu  d'une  façon  char- 
mante, pleine  de  désinvolture,  de  crânerie  et 
de  gaieté  insouciante,  celui  du  marquis  de  Sa- 
verny.  Voilà  plus  qu'il  n'en  faut  pour  justifier 
toutes  les  admirations. 


Le  Rappel. 


Auguste  Vacql'Erie. 


Il  y  a  ceux  qui  devant  une  femme  tombée 
piétinent  dans  la  boue  pour  l'en  éclabousser 
et,  si  elle  tente  de  sortir  du  ruisseau,  l'y  ren- 
foncent du  talon  de  leur  botte  vernie.  Victor 
Hugo,  lui,  se  penche  sur  la  pauvre  créature 
à  terre  et  la  relève. 

...  Ce  que  Didier  fait  de  Marion,  Alceste 
avait  essayé  de  le  faire  de  Célimène.  Ici  la 
guérison  semblait  plus  facile,  Célimène  n'étant 
pas  tout  à  fait  une  courtisane,  et  cependant 
Alceste  avait  eu  beau  dire  qu'il  la  «purgeait  des 
vices  du  temps  »,  il  avait  eu  beau  lui  donner 
l'exemple  de  sa  probité  implacable,  la  con- 
seiller, la  supplier,  la  menacer,  l'adorer,  la 
maudire,  détester  tous  les  hommes  pour  l'ai- 
mer davantage  et  n'aimant  qu'elle,  l'aimer  de 
tout  son  amour  et  de  toute  sa  haine;  il  avait 
eu  beau,  lui  aussi,  pardonner,  et,  quand  tous 
quittaient  et  insultaient  Célimène  démasquée, 
lui  offrir  ce  que  Marion  appelle  «  le  ciel  », 
elle  avait  refusé  de  l'y  suivre.  Célimène  était 
restée  Célimène. 

C'est  que,  depuis  Molière,  il  s'est  passé 
une  chose;  la  Révolution  est  venue. 

...On  n'est  plus  en  prison  dans  le  vice  et 
au  bagne  dans  le  crime.  On  peut  en  sortir. 
C'est  pourquoi  Victor  Hugo  sauve  celle  dont 
Molière  désespérait. 

Marion  de  Lorme,  c'est  le  Misanthrope  —  après 
la  Révolution. 

...  Une  des  grandeurs  du  drame  que  la 
Comédie-Française  a  repris  hier  avec  un  éclat 
et  un  succès  incomparables  est  d'avoir  le  pre- 
mier, en  plein  théâtre  et  en  plein  chef-d'œuvre, 
prononcé  la  plus  grande  des  paroles  modernes: 
—  Il  n'y  a  plus  d'enfer. 


Le  Figa 


Auguste  Vitu. 


M.  Victor  Hugo  a  raison  d'écrire  qu'il  a 
derrière  lui  sa  vie.  C'est  en  contemplant  son 
passé  glorieux,  c'est  en  fixant  leurs  regards 
attentifs  sur  le  poème  de  sa  jeunesse  que  les 
contemporains  peuvent  le  comprendre,  le 
juger  et  l'admirer. 

. . .  Aiarion  de  Lorme  est  écrit  de  génie  ;  et  si 
l'auteur  dramatique  se  dérobe  parfois,  c'est 
toujours  sous  le  manteau  de  pourpre  du  plus 
grand  des  poètes. 


REVUE  DE  LA  CRITIQUE. 


215 


Le  Moniteur  universel. 

Paul  de  Saint-Victor. 

Marion  de  Lorme  est  le  premier  en  date  des 
drames  du  poète,  et  c'est  est  aussi  le  plus 
jeune.  S'il  n'a  pas  la  fermeté  magistrale,  la  cer- 
titude d'exécution  souveraine  qui  marquèrent 
bientôt  toutes  ses  œuvres,  il  a  le  charme  de  la 
jeunesse,  son  enthousiasme  ardent  et  tendre, 
une  candeur  grave,  une  foi  profonde,  la  fleur 
du  génie.  On  y  sent  la  verdeur  du  «  printemps 
sacré»  littéraire  qui  régnait  alors;  un  souffle 
lyrique  y  circule;  les  larmes  y  coulent  comme 
de  source  vive.  Dès  que  l'action  lui  ouvre  une 
issue,  la  poésie  pure  bat  des  ailes  et  prend 
son  essor.  Marion  de  Lorme  n'est  pas  le  plus 
grand,  mais  il  est  peut-être  le  plus  touchant 
de  tous  les  drames  de  Victor  Hugo. 

L'éminent  écrivain  analyse  longue- 
ment le  drame  :  il  passe  en  revue  toutes 
les  crises  du  cœur  de  Marion  :  c'est  son 
trouble  d'abord  lorsque  Didier  lui  ap- 
paraît comme  un  bâtard  et  un  inconnu, 
c'est  son  dévouement  lors  de  l'arrestation 
après  le  duel,  c'est  sa  tendresse  à  l'heure 
du  péril,  c'est  la  sainte  folie  de  l'amour 
lorsque  l'exécution  est  menaçante,  ce 
sont  ses  tortures  lorsqu'elle  devra  sacrifier 
sa  pureté  reconquise  pour  sauver  celui 
qu'elle  aime,  c'est  enfin  sa  résignation  à 
la  haine  de  Didier  pourvu  qu'il  fuie.  Et 
il  ajoute  : 

A  ce  comble  de  l'humiliation,  la  courtisane 
se  redresse,  purifiée,  presque  glorifiée.  Sa  ré- 
demption est  complète.  En  touchant  le  fond, 
elle  a  atteint  le  sommet.  Lorsque  Didier  la 
relève,  enfin,  et  qu'il  lui  demande  pardon  à 
genoux,  et  qu'il  répand,  en  vers  sublimes,  la 
pitié  et  l'absolution  sur  sa  tète,  le  cœur  est 
soulagé  d'un  poids  étouffant.  S'il  n'avait  point 
pardonné,  c'est  avec  les  pierres  dont  les  Pha- 
risiens lapident  la  femme  de  l'Evangile  qu'il 
aurait  fallu  combler  son  tombeau. 

Marion  ne  se  trompait  pas,  au  premier 
acte  :  il  y  a  du  huguenot  dans  Didier.  Il  y  a 
aussi  du  plébéien  révolté  et  sombre,  tel  qu'on 
aimait  à  le  peindre  en  1830. 

Il  est  trop  évident  qu'il  n'est  pas  de  son 
temps.  Le  nuage  de  mélancolie  vague  qui 
l'enveloppe  n'aurait  pu  se  former  dans  l'atmo- 


sphère, claire  et  nette,  du  dix-septième  siècle. 
Le  poète  a  mis  dans  cette  création  toute  ly- 
rique les  aspirations  troubles  et  confuses  qui 
chargeaient  l'air  de  l'époque.  Quelques  années 
plus  tard,  il  aurait  précisé,  d'un  trait  plus  vi- 
vant, ce  personnage  nébuleux.  Trop  moderne 
pour  le  drame,  il  paraît  maintenant  légère- 
ment vieilli.  Le  signe  de  fatalité  qui  le  marque 
fait  aujourd'hui  l'effet  d'une  ride.  Mais  une 
grande  flamme  de  cœur  l'illumine  encore;  son 
orgueil  est  noble,  son  austérité  est  candide,  et, 
lorsqu'au  dénouement  il  exhorte  à  bien  mourir 
son  charmant  et  insouciant  compagnon,  on 
croit  entendre  un  jeune  Socrate  prêchant  Al- 
cibiade  condamné  à  boire  avec  lui  la  ciguë. 

Le  quatrième  acte  n'est,  tout  entier, 
qu'un  sombre  et  superbe  portrait  historique. 
Louis  XIII  y  revit  de  pied  en  cap,  avec  sa 
tristesse  maladive,  sa  méfiance  ombrageuse, 
sa  dure  sécheresse, son  vide  intérieur, ses  mornes 
enfantillages,  ses  révoltes  d'écolier  sournois 
contre  Richelieu,  bientôt  ramenées  à  la  sou- 
mission. Il  y  a  là  des  traits  qui  creusent  à  fond 
les  arcanes  d'un  caractère  obscur  et  les  font 
saillir  au  grand  jour. 

La  reprise  de  Marion  de  Lorme  en  1885 
reçut  dans  la  presse  un  chaleureux  ac- 
cueil : 


Le  Figaro. 


Auguste  Vitu. 


Quiconque  a  étudié  d'un  peu  près  le  théâtre 
de  Victor  Hugo,  abstraction  faite  des  explica- 
tions après  coup  des  exégèses  et  des  préfaces, 
quiconque  s'est  rendu  compte  des  procédés  du 
maître  et  s'est  efforcé  de  comprendre  les  se- 
crets de  son  génie,  sait  bien  qu'en  écrivant 
Marion  de  Lorme,  il  ne  songeait  pas  plus  à  faire 
de  la  courtisane  une  sainte,  comme  dit  l'oncle 
Césairc,  qu'il  ne  voulut  peindre  dans  la  per- 
sonne de  Ruy  Blas  l'avènement  au  pouvoir  du 
prolétaire. 

La  vérité ,  dans  l'un  comme  dans  l'autre  cas , 
est  qu'en  artiste  et  en  poète,  il  eut  avant  tout 
le  dessein  de  forger  à  sa  guise  un  poème  dra- 
matique. 

...  L'impression  du  drame  sur  le  public 
de  1885  ne  m'a  pas  paru  différer  beaucoup  de 
celle  qu'il  produisit  sur  le  public  de  1873.  Il 
se  développe  par  gradations  savantes  et  lentes 


21 6 


MARION   DE  LORME. 


pendant  les  deux  premiers  actes,  pour  ne  se 
nouer  solidement  qu'au  troisième. 

...  A  travers  ces  magnificences,  ces  mer- 
veilles de  luxe  et  de  goût,  ce  qui  brille  encore 
à  l'égal  des  plus  beaux  joyaux,  des  plus  étin- 
celantes  pierreries,  des  plus  délicates  ciselures, 
ce  sont  les  vers  de  Mario»  de  Lorme ,  qui  donnent 
par  eux-mêmes  la  triple  sensation  de  la  mu- 
sique, de  la  lumière  et  de  la  couleur. 


Le  Gaulois. 


Henri  de  PÈne. 


Mario»  de  Lorme  foisonne  de  vers  de  drame, 
d'élégie,  d'ode,  de  comédie,  qui  sont  une  suc- 
cession d'enchantements  et  de  merveilles.  Victor 
Hugo  lui-même  ne  pourra  guère,  sur  ce  point, 
dépasser  les  beautés  de  son  premier  poème 
dramatique. 

On  se  souvient  que  Marion  de  Lorme  fut 
écrit  trois  mois  avant  Hemanij  bien  que  re- 
présenté un  an  plus  tard.  Eh  bien!  du  pre- 
mier coup  ce  jeune  homme  de  vingt-sept  ans 
avait  poussé  jusqu'aux  colonnes  d'Hercule  de 
son  génie. 

. . .  L'auteur  de  Marion  de  Lorme  appartient 
à  cette  race  de  mortels  privilégiés  auxquels  il 
tombe  du  ciel  des  étoiles  dans  leur  assiette,  et 
qui,  possesseurs  de  secrets  sublimes,  les  forgent, 
les  taillent,  les  cisèlent  pour  le  charme,  l'émo- 
tion et  l'éblouissement  de  l'univers. 


L'Intransigeant. 


G  RAM  ONT. 


...  Il  y  a  d'ailleurs,  dans  Marion  de  Lorme 
comme  dans  tous  les  drames  en  vers  de  Victor 
Hugo,  une  chose  qui  sauve  tout,  qui  em- 
porte tout,  empêche  qu'on  ne  réfléchisse  et 
force  l'admiration  :  la  forme.  Sur  les  inexpé- 
riences, les  défaillances,  les  lenteurs  des  trois 
premiers  actes,  une  poésie  sans  égale  a  jeté 
Pétincellement  de  son  manteau  de  pourpre  et 
d'or. 

La  figure  du  roi  emplit  le  quatrième  acte; 
celle-ci  est  irréprochable,  même  si  on  s'en  ré- 
fère à  l'histoire.  C'est  bien  Louis  XIII,  un 
pauvre  homme  et  un  triste  sire,  s'éteignant 
dans  un  ennui  mortel. 

Quant  au  dernier  acte,  et  surtout  à  sa  der- 
nière partie,  la  scène  du  pardon,  le  départ  de 
Didier  et  de  Saverny  pour  l'échafaud,  ce  n'est 
plus  seulement  du  drame;  il  y  a  là  en  même 


temps  un  élan  lyrique,  une  épique  solennité 
qui  bouleversent  et  transportent.  Et  si  l'on 
vient  à  songer  que  Marion  de  Lorme  a  été  écrit 
en  vingt-quatre  jours  par  Victor  Hugo,  alors 
âgé  de  vingt-sept  ans,  et  que  c'était  son  pre- 
mier ouvrage  dramatique,  on  ne  peut  qu'être 
émerveillé  de  l'ampleur  d'un  génie  si  précoce. 
Cette  prodigieuse  adolescence  présageait  assez 
la  maturité  et  la  vieillesse  plus  éblouissante 
encore  qui  ont  rempli  tout  ce  siècle  de  leur 
gloire. 

En  1907,  Marion  de  Lorme  ne  soulève 
plus  que  de  rares  critiques;  elle  est  con- 
sacrée comme  une  œuvre  classique .  Le 
drame  prend  sa  place  d'une  façon  défini- 
tive dans  le  répertoire  à  côté  d'Hemani, 
de  Ruj  Blas,  des  Burgrares,  et  la  critique 
admire  la  verve ,  la  fantaisie ,  l'invention 
des  trois  premiers  actes,  les  situations 
dramatiques,  poignantes,  pathétiques  des 
deux  derniers. 


Le  Temps. 


Adolphe  Brisson. 


La  reprise  de  Mario»  de  Lorme  a  été  fort 
brillante;  elle  sera  fructueuse...  Cette  résur- 
rection arrive  à  l'heure  propice.  Le  public  est 
tout  à  fait  bien  disposé  en  faveur  de  Hugo; 
on  ne  le  boude  plus,  comme  durant  les  dix 
années  qui  suivirent  sa  mort;  on  n'éprouve 
plus  le  besoin  de  réagir  contre  un  excès  d'ido- 
lâtrie. Hugo  revêt  la  majesté,  la  sérénité  clas- 
siques. 

Mais  c'est  un  jeune  classique;  il  n'a  pas  eu 
le  temps  de  se  racornir,  de  se  dessécher,  de 
prendre  une  physionomie  morose  et  scolaire. 
Malgré  qu'il  siège  dans  l'Olympe  parmi  les 
dieux,  nous  le  sentons  près  de  nous.  Le  bruit 
des  tempêtes  que  soulevèrent  ses  œuvres  n'est 
pas  éteint,  et  quoique  la  bataille  d'Hemani 
soit  terminée,  elle  n'est  pas  cependant  aussi 
lointaine  que  la  bataille  du  Cid.  On  n'achète 
plus  guère  le  Corneille  «complet»;  Hugo  se 
vend  comme  du  pain;  chacun  des  libraires 
qui,  sous  une  forme  quelconque,  rééditent 
ses  quatre-vingts  ou  cent  volumes,  en  tire 
d'immenses  profits.  Le  grand  écrivain  est  donc 
en  pleine  vogue,  en  pleine  ascension.  Une  fer- 
veur universelle  l'entoure  ;  et  ce  n'est  pas  une 
admiration  rassise,  consacrée  par  les   siècles, 


REVUE  DE  LA   CRITIQUE. 


217 


un  peu  usée,  c'est  une  admiration  encore 
neuve,  où  il  entre  une  part  d'enthousiasme, 
d'étonnement.  On  n'a  pas  fini  de  découvrir 
les  beautés  de  Victor  Hugo;  on  est  stupéfait 
de  la  variété,  de  l'ampleur  de  son  génie. 

. . .  Manon  nous  transporte  non  point  à  l'an- 
née 1638,  sous  Richelieu,  mais  à  l'année  1829, 
sous  Charles  X.  Et  c'est  une  jouissance  rare, 
d'un  ordre  très  délicat,  d'y  contempler,  dans 
un  éblouissement  de  feu  d'artifice,  l'imagina- 
tion, la  pensée,  la  sensibilité  romantiques. 

Tout  s'y  trouve.  Didier  incarne  un  des  as- 
pects de  la  génération  d'alors,  l'aspect  téné- 
breux, fatal  et  meurtri.  Les  jeunes  hommes, 
de  1816  à  1830,  ou  bien  subissaient  avec  une 
stoïque  résignation  les  coups  du  sort,  ou  bien 
s'insurgeaient  contre  eux  avec  violence.  Ils 
étaient  ou  passifs  —  c'est  le  cas  de  Didier  — 
ou  révoltés  —  c'est  le  cas  d'Antony.  Ils  mou- 
raient dans  l'accablement  ou  dans  la  fureur, 
dans  l'exaltation  mystique  ou  dans  le  blas- 
phème, mais  non  sans  prononcer  de  vastes 
discours...  Didier  est  bien  de  son  temps... 
Oh  !  oui. . .  Quel  frémissement  dans  le  par- 
terre, quand,  sous  les  traits  de  l'acteur  Bo- 
cage, il  exhalait  sa  désespérance!  Il  ne  peut 
plus  guère  nous  inspirer  qu'une  émotion  litté- 
raire et  rétrospective.  Elle  n'est  pas  exempte 
de  charme.  Nous  prenons  plaisir  également  à 
recueillir,  dans  le  dialogue,  un  écho  des  luttes 
que  soutenait  Victor  Hugo,  chef  d'école, 
émancipateur  de  la  langue,  artiste  indépen- 
dant. L'allusion  y  abonde. 

Sur  le  dernier  acte  Adolphe  Brisson 
s'exprime  ainsi  : 

La  douleur  de  Marion  pleurant  sur  son 
amant  et  sur  elle-même,  la  pitié  qu'il  lui  ac- 
corde avant  de  mourir,  ce  duo  égale  en  pathé- 
tique les  plus  sublimes  scènes  de  Polyeufîe.  On 
n'y  sent  plus,  comme  ailleurs,  les  jeux  d'une 
trop  habile  rhétorique.  Marion  est  sincère, 
elle  verse  de  vraies  larmes.  Quel  crime  a-t-elle 
commis  ?  Ce  crime,  que  Didier  lui  pardonne, 
c'est,  pour  le  sauver,  de  s'être  livrée  à  Laffe- 
mas.  Or,  elle  a  conscience  de  sa  dégradation, 
contrairement  à  l'avis  émis  par  George  Sand 
dans  un  débat  célèbre.  La  pudeur  s'est  éveillée 
en  elle,  en  même  temps  que  l'amour.  Elle 
était  réhabilitée,  elle  retombe  :  elle  sent  l'hor- 
reur de  sa  chute  nouvelle.  Elle  n'aimait  qu'un 
homme  au  monde,  elle  lui  a  immolé  sa  vertu  , 
sa  chasteté   reconquises,  et   cela    vainement, 


sans  obtenir  qu'il  veuille  accepter  ce  sacrifice. 
La  situation  est  admirable.  N'importe  quel 
auditoire,  en  n'importe  quel  temps  et  quel 
pays,  en  sera  touché. 

Le  Journal  des  Débats. 

Emile  Faguet. 

C'est  varié,  c'est  rapide,  c'est  fantasque, 
c'est  plein  d'imagination  jeune  ,  c'est  éloquent 
de  la  façon  la  plus  vulgaire  et  aussi  de  la  façon 
la  plus  haute;  c'est  lyrique  tantôt  comme  la 
plus  banale  des  romances,  tantôt  - —  presque 
— ■  comme  la  plus  brillante  des  odes  roman- 
tiques. 

J'ai  dit  «rapide»  tout  à  l'heure.  Je  m'ex- 
plique et  j'atténue  un  peu.  En  général  ce 
qu'on  admire  le  plus  dans  Marion,  ce  sont  les 
deux  derniers  actes.  Tout  en  y  reconnaissant 
du  mérite,  je  les  trouve,  au  théâtre,  un  peu 
lents  et  longs;  et  ce  sont  plutôt  les  trois  pre- 
miers que  je  trouve  enlevés  avec  verve  et  avec 
entrain. 


Le  Figt 


Emmanuel  Ar!  ni:. 


Nous  voici  maintenant,  comme  dirait  le 
père  Dumas,  autre  romantique,  à  vingt  ans 
après,  et  il  me  semble  bien  que,  cette  fois, 
c'est  l'apothéose.  La  Comédie-Française  avait 
fait,  de  cette  reprise  qui  ne  sera  certainement 
pas  la  dernière,  une  sorte  de  pieux  hommage 
à  la  mémoire  de  l'illustre  poète,  et  elle  va  y 
trouver  l'occasion  du  plus  grand  et  du  plus 
fructueux  succès.  L'œuvre,  qui  a  fortement 
captivé  les  spectateurs  pourtant  sceptiques  de 
la  répétition  générale  et  de  la  première,  por- 
tera plus  encore  sur  le  grand  public.  Elle  est, 
d'un  bout  à  l'autre,  intéressante  :  il  y  passe  un 
souffle  de  grâce,  de  fraîcheur,  d'amour,  d'é- 
motion qui  emplit  ces  cinq  actes,  si  pittores- 
ques et  si  variés,  d'une  atmosphère  chevale- 
resque et  galante.  Le  drame  est  intimement 
mêlé  à  la  comédie,  ce  qui  est  la  vie  même, 
où  le  rire  est  toujours  si  près  des  larmes.  Les 
personnages,  si  joliment  décrits  et  si  bien 
rendus,  vous  séduisent  sans  effort;  on  se  prend 
tout  de  suite  de  tendresse  pour  cette  exquise 
Marion,  sœur  aînée  de  la  Dame  aux  camélias, 
a  qui  nous  pardonnons  tous  bien  avant  que 
Didier    lui    ait   pardonné;    pour    Didier  lui- 


2l8 


MARION   DE   LORME. 


même,  si  farouchement  et  ingénument  amou- 
reux, cœur  gentiment  enfantin  dans  la  plus 
rude  et  la  plus  virile  enveloppe,  et  pour  ce 
Gaspard  de  Saverny,  un  ancêtre  de  Cyrano, 
personnage  vraiment  délicieux  d'élégante  crâ- 
nerie  et  de  juvénile  insouciance,  type  accom- 
pli du  gentilhomme,  adorable  français  des 
pieds  à  la  tête,  —  de  cette  tête  qu'il  incline 
sur  l'échafaud  avec  la  même  grâce  qu'il  la 
poserait  sur  les  genoux  d'une  femme. 

...  Qui  pourrait  se  douter  aujourd'hui,  en 
écoutant  les  magnifiques  tirades  du  poète, 
que  cette  langue  si  pure,  si  claire,  si  vigou- 
reuse a  été  jadis  considérée  comme  barbare, 
et  qu'on  affectait  même  de  ne  pas  la  com- 
prendre ?  Elle  est,  maintenant,  universelle- 
ment admirée,  et  souvent  même  trop  imitée. 
Elle  est  restée,  depuis  près  d'un  siècle,  le 
modèle  d'où  sont  sorties  bien  des  copies,  et 
Victor  Hugo  a  maintenant  sa  place,  et  non 
des  moins  belles,  parmi  les  grands  classiques. 
En  jouant  son  théâtre,  tout  son  théâtre,  la 
Comédie-Française  ne  fait  donc  que  son  de- 
voir strict;  elle  reste  simplement  fidèle  à  sa 
mission. 

...  En  attendant,  Mario»  a  triomphé.  Cette 
septuagénaire  défie  gaillardement  les  oeuvres 
les  plus  nouvelles  :  cette  délicieuse  aïeule  est 
plus  jeune  que  ses  petits-enfants.  Il  serait  ir- 
respectueux pour  le  lecteur  d'esquisser  ici,  si 
peu  de  pédantisme  que  je  voulusse  y  mettre, 
l'ombre  même  d'une  analyse.  Je  n'oublie  pas 
qu'il  s'agit  d'un  sujet  que  chacun  connaît  et 
d'une  pièce  que  tout  le  monde  ira  voir  ou 
revoir.  Je  n'ai  donc  rien  à  faire  qu'à  donner 
le  magnifique  bulletin  de  la  soirée.  Tout  de 
suite,  l'auditoire  a  été  conquis,  et  le  succès 
est  allé  croissant  jusqu'aux  points  culminants 
de  la  pièce,  jusqu'à  ce  quatrième  acte,  très 
beau,  mais  qui  a  cependant  le  tort  de  nous 
rappeler  trop  fidèlement  le  Roi  s'amuse  et  de 
nous  donner  un  marquis  de  Nangis  dont  la 
parenté  avec  le  duc  de  Saint-Vallier  est  fla- 
grante; jusqu'au  cinquième  acte,  jusqu'au 
dénouement,  d'une  si  dramatique  simplicité, 
d'une  si  pénétrante  mélancolie,  dans  la  sévé- 
rité du  décor  funèbre,  avec  la  douloureuse 
image  de  la  mort  que  cette  tête  folle  de  Sa- 
verny nous  rend  presque  souriante.  A  lui  seul 
l'admirable  trio  final,  si  merveilleusement  ex- 
prime, on  pourrait  presque  dire  chanté  — 
tant  les  vers  sont,  ici,  une  musique,  —  par 
Mme  Bartet,  MM.  Le  Bargy  et  Albert  Lam- 


bert fils,  suffirait  à  décider  du  succès  d'une 
soirée. 

TJ  Echo  de  Paris. 

François  de  Nion. 

Dois-je  l'avouer  ?  ce  qui  me  séduit  le  plus 
dans  l'oeuvre  que  la  Comédie-Française  vient 
de  remettre  à  la  scène  avec  beaucoup  de  soin 
et  d'éclat,  ce  ne  sont  ni  les  tirades  de  Didier, 
ce  grandiloquent  bavard,  ni  la  passion,  parfois 
bien  artificielle,  de  sa  maîtresse.  Mais  quelle 
divination  de  l'époque  dans  les  détails!  Quels 
admirables  portraits  tracés!  Quelle  verve 
joyeuse  ou  sombre!  Quelle  richesse  d'inven- 
tion! Quels  vers  d'une  souplesse,  d'une  vi- 
gueur, d'une  légèreté  à  nulles  autres  pareilles! 
Aucune  trace  de  prétention,  de  préciosité, 
de  recherche  du  rare  et  du  raffiné  dans  cette 
libre  expansion  d'un  cœur  et  d'un  talent  ! 
Je  ne  voudrais  décourager  personne,  mais 
j'admire  —  malgré  l'incontestable  et  in- 
concevable succès  du  théâtre  en  vers  à  notre 
époque  —  comme  il  peut  se  trouver  des 
audacieux  qui  osent  encore  assembler  des 
rimes  tragiques! 

Nous  terminons  cette  revue  en  don- 
nant des  extraits  du  brillant  article  que 
Catulle  Mendès  a  publié  dans  le  Journal. 

Que  cela  est  beau!  que  cela  est  pur!  et 
tendre  !  et  si  doucement  sublime  !  Tout  ce  soir, 
nous  avons  été  la  proie  extasiée  du  génie;  et 
les  larmes  d'attendrissement  étaient  aussi  des 
pleurs  d'admiration  et  de  joie. 

...  Nous  sommes  en  face  d'une  manifesta- 
tion de  la  grandeur  humaine,  et  cette  mani- 
festation est  d'autant  plus  admirable  qu'elle 
est  faite  de  charme  et  de  miséricorde.  Oui,  la 
pitié,  qui  devint  l'épouse  du  génie  de  Victor 
Hugo,  l'auguste  pitié,  était  déjà  sa  fiancée 
quand  il  écrivit  Mario»  de  Lorme.  "Voici  un 
jeune  homme  beau,  fou,  ardent,  qui  s'est 
marié  vierge  à  une  jeune  fille  adorée!  et  à  quoi 
pense  son  premier  drame  ?  à  demander  grâce 
pour  la  courtisane  qui  se  régénéra  dansl'amour. 
Ne  voyez-vous  pas  tout  ce  que  la  demande 
du  pardon  pour  la  pécheresse, gagne  de  beauté 
dans  le  fait  qu'il  est  sollicité  par  le  très  pur 
mari  de  celle  qui  n'a  jamais  eu  besoin  de  par- 
don ?  Et  Victor  Hugo,  par  un   prodige  sans 


REVUE  DE  LA  CRITIQUE. 


219 


exemple,  par  une  possession  actuelle  de 
tout  son  soi-même  futur  —  totum  suttm  efie 
stmul  habenSj  selon  le  mot  de  saint  Thomas  — 
contenait  déjà  le  créateur  des  Misérables.  Ma- 
rion  de  Lorme  prédit,  réalise  déjà  Fantine. 
D'ailleurs,  c'est  d'elle  que  sont  issues  —  de 
la  Dame  aux  camélias  au  Kitifîean  —  pour 
l'honneur  de  notre  théâtre,  toutes  les  amou- 
reuses tombées  en  courtisanes,  relevées  en  re- 
penties; et  il  nous  est  impossible  d'être  ému 
par  le  souvenir  évangélique  de  la  Madeleine 
parfumant  ses  parfums  aux  pieds  de  Jésus, 
sans  que  s'érige  en  nous,  comme  une  image- 
écho,  non  moins  sacrée,  Marion,  rachetée  de 
Laffemas,  par  le  baiser,  près  de  l'échafaud,  de 
Didier!  Mais  à  quoi  bon  dire  —  dire  si  mal 
—  mon  enthousiasme  pour  l'un  des  plus  par- 


faits chefs-d'œuvre  de  celui  à  qui  la  France 
doit  la  souveraineté  universelle,  sur  toutes  les 
races,  de  son  génie. 

...  Et  Marion  de  Lorme  a  été  «la  première 
rencontre»  de  Victor  Hugo  avec  la  Pitié.  — 
J'ai  dit  notre  joie  d'avoir  revu,  sur  la  scène, 
ce  délicat,  souriant,  aimable  ,  héroïque,  pa- 
thétique chef-d'œuvre.  Remarquez  qu'il  nous 
enchante  plus  que  jamais.  Certains  détails  de 
verbe  ou  de  facture  technique  qui,  aux  re- 
prises déjà  anciennes,  avaient  paru  quelque 
peu  démodés,  ne  le  sont  plus  du  tout;  ils  ont 
cessé  de  sembler  surannés,  parce  qu'ils  sont 
devenus  classiques;  et  quand  Victor  Hugo 
intercale  parmi  les  siens  des  vers  de  Corneille, 
pas  de  différence.  C'est  ainsi  qu llernani  est 
devenu  le  frère  du  Cul. 


IV 
NOTICE  BIBLIOGRAPHIQUE. 


Marion  de  Lorme.  —  Drame,  par  Victor 
Hugo.  Paris,  Eugène  Renduel,  libraire-édi- 
teur, rue  des  Grands- Augustins,  n°  22  (impri- 
merie Evcrat),  1831.  Édition  originale  in-8°, 
publiée  à  6  francs. 

Marion  de  Lorme.  —  Œuvres  de  Victor 
Hugo,  Drame  IV.  Eugène  Renduel,  1836, 
in-8°.  Deux  dessins  hors  texte  par  Louis  Bou- 
langer. Prix  :  6  francs. 

Marion  de  Lorme...  —  Théâtre  de  Victor 
Hugo,  de  l'Académie  française,  première  sé- 
rie. Paris,  Charpentier,  rue  de  Seine,  n"  29 
(imprimerie  Béthune  et  Pion),  1841,  in-18. 
Edition  collective  réimprimée  en  1844;  prix  : 
3  fr.  50. 

Marion  de  Lorme.. .  —  Paris,  Fume  et  C'c, 
rue  Saint-André-des-Arts,  n°  55  (imprimerie 
Béthune  et  Pion),  1841,  in-8°.  Édition  col- 
lective, parue  en  livraisons  à  50  centimes, 
et  ornée  des  dessins  de  l'édition  Renduel, 
1836. 

Marion  de  Lorme.  —  Paris,  Michel  Léw, 
1845.  Édition  grand  in-8"  à  deux  colonnes; 
prix  :  1  franc. 


Marion  de  Lorme...  • — ■  Théâtre  complet  de 
Victor  Hugo.  Paris,  chez  l'éditeur  du  ré- 
pertoire dramatique,  boulevard  du  Temple, 
n°  34,  et  chez  Tresse,  Palais-Royal  (impri- 
merie Pion  frères),  1846.  Édition  grand  in-8", 
ornée  de  gravures  sur  acier. 

Marion  de  Lorme...  —  Théâtre  de  Victor 
Hugo,  de  l'Académie  française.  Paris,  Michel 
Lévy  frères,  libraires-éditeurs,  rue  Vivienne, 
n°  2  bis,  1850.  Nouvelle  édition  grand  in-8°, 
réimpression  de  l'édition  précédente. 

Marion  de  Lorme...  ■ — ■  Œuvres  illustrées  de 
Victor  Hugo,  édition  J.  Hetzel,  Paris,  Ma- 
rescq  et  C",  rue  du  Pont-de-Lodi,  n"  5,  et 
Blanchard,  rue  Richelieu,  n°  78  (imprimerie 
Simon  Raçon  et  C'e),  1853,  grand  in-8"  à 
deux  colonnes. 

Marion  de  Lorme.  —  Théâtre  de  Victor 
Hugo.  Paris,  édition  J.  Hetzel  (s.  d.),  réim- 
pression de  la  précédente. 

Marion  di  Lorme...  -  Théâtre  I. Collection 
Hetzel,  Lecou  éditeur,  Paris,  rue  du  Bouloi, 
n"  10  (imprimerie  Simon  Raçon),  1853  [8jj. 
Édition  collective  in-16  ;  prix  :  3  fr.  50. 


220 


MARION   DE  LORME. 


Mario»  de  Lorme...  —  Collection  Hetzel, 
Paris,  librairie  Hachette  et  C'%  rue  Pierre-Sarra- 
zin,  n°  14  (imprimerie  Simon  Raçon),  1856- 
1857.  Édition  collective  in-16;  prix  :   1  franc. 

Marion  de  Lorme...  ■ —  Œuvres  de  Victor 
Hugo,  drame  II.  Alexandre  Houssiaux,  li- 
braire-éditeur, rue  du  Jardinet-Saint-André- 
des-Arts,  n°  3  (imprimerie  Simon  Raçon  et 
C'e),  1857.  Édition  in-8°,  ornée  de  vignettes; 
prix  :  5  francs. 

Mario7i  de  Lorme... —  Théâtre  II.  Paris, 
Hachette  et  C"",  rue  Pierre-Sarrazin ,  n°  14 
(imprimerie  Ch.  Lahure),  1862-1863.  Edi- 
tion collective  in-16;  prix  :  3  fr.  50. 

Marion  de  Lorme.  —  Nouvelle  édition. 
Paris,  Michel  Lévy  frères,  éditeurs,  rue  Au- 
ber,  n°  3,  et  boulevard  des  Italiens,  n°  15,  a  la 
Librairie  nouvelle  (imprimerie  J.  Claye), 
1873,  in-8°.  Frontispice  de  Léopold  Flameng; 
prix  :  4  fr. 

Marion  de  Lorme.  —  Nouvelle  édition. 
Paris,  Michel  Lévy  frères ,  éditeurs ,  rue  Auber, 
n°  3,  et  boulevard  des  Italiens,  n°  15,  à  la  Li- 
brairie nouvelle  (imprimerie  J.  Claye),  1873, 
in-18;  prix  :  2  francs. 

Marion  de  Lorme...  —  Œuvres  de  Victor 
Hugo,  théâtre  II.  Paris,  A.  Lemerre,  pas- 
sage Choiseul ,  1876,  petit  in-12  ;  prix  :  6  francs. 

Marion   de  Lorme...   —  Œuvres   complètes 


de  Victor  Hugo,  drame  II.  Édition  défini- 
tive. Paris,  J.  Hetzel  et  C'e,  rue  Jacob,  n°  18, 
A.  Quantin  et  C'°,  rue  Saint-Benoît,  n°  7, 
1880,  in-8°;  prix  :  7  fr.  50. 

Marion  de  Lorme. . .  — Victor  Hugo  illustré, 
théâtre  I.  Paris,  E.  Hugues,  rue  Thérèse, 
n°  8  (imprimerie  P.  Mouillot),  1882-1883, 
grand  in-8°,  paru  d'abord  en  sept  livraisons  à 
10  centimes.  Le  volume  :  6  francs. 

Marion  de  Lorme...  —  Œuvres  complètes 
de  Victor  Hugo,  drame  II.  Edition  nationale  , 
Paris,  Emile  Testard  et  C'c,  éditeurs,  rue  de 
Condé,  n°  10  (typographie  G.  Chamerot), 
illustrations  de  Maurice  Leloir,  1887,  petit 
in-40;  prix  :  30  francs. 

Marion  de  Lorme.  —  Petite  édition  définitive, 
in-16  (s.  d.),  Hetzel-Quantin;  prix  :  2  francs. 

Marion  de  Lorme.  — •  Edition  à  25  centimes 
le  volume,  2  volumes  in-32,  Jules  Rouff  et 
C'°,  rue  du  Cloître-Saint-Honoré,  Paris  (s.  d.). 

Marion  de  Lorme.  —  Collection  des  mor- 
ceaux choisis  de  Victor  Hugo;  Paris,  Société 
d'éditions  littéraires  et  artistiques,  librairie 
Paul  Ollendorff,  Chaussée  d'Antin,  n°  50, 
1907,  petit  in-16;  prix  :  1  fr.  25. 

Marion  de  Lorme.  —  Théâtre  II,  édition  de 
l'Imprimerie  nationale,  Paris,  Paul  Ollen- 
dorff, Chaussée  d'Antin,  n°  50,  1908,  grand 
in-8°,  publié  à  10  francs. 


V 


NOTICE  ICONOGRAPHIQUE. 


Madame  Dorval,  rôle  de  Marion  de  Lorme 
(acte  III),  costume  espagnol,  dessin  de  De- 
véria,  lithographie  Lemercier,  1831. 

Madame  Dorval,  costumes  de  Marion  de 
Lorme  (actes  I  et  II),  n°  1183  de  la  collection 
Martinet.  —  Chez  Hautecœur-Martinet,  édi- 
teurs, rue  du  Coq,  n°  15,  Paris. 

Didier  et  Marion  (actel),  dessin  de  A.Johan- 
not,  gravé  par  Guérin.  — L'Art'Jie,  1831. 


Le  rendez-vous  (acte  I),  dessin  de  A.  Johan- 
not,  lithographie  de  Delaunois.  —  L'ArtiBe, 
1831. 

Oh  !  'vous  ne  saveur  pas,  je  -vous  aime  ardem- 
ment !  (acte  I).  —  Et  cet  autre  à  l'œil  terne? 
(acte  II).  —  Marion  disant  Chimène  (acte  III). 
—  Preneur  garde  qu'un  jour  je  ne  veuille  plus, 
moi!  (acte  IV).  —  Marion  aux  pieds  du  roi 
(acte  IV).  —  L'Angely  et  le  roi  (acte  IV). 
-    . .  .  Le  roi  ne  met  pas  ses  mains  là  (acte  IV). 


NOTICE    ICONOGRAPHIQUE. 


221 


—  Marion  implorant  le  cardinal  (acte  V).  — 
Huit  dessins  de  Louis  Boulanger,  gravés  à 
l'eau-forte  par  Branche.  —  Le  Musée  théâtral, 


La  litière  du  Cardinal,  peinture  de  Louis 
Boulanger.  Maison  de  Victor  Hugo. 

Le  duel  (acte  II).  —  Voilà  l'homme  ronge  qui 
pafie  (acte  V). — Deux  dessin-s  de  Louis  Bou- 
langer, gravés  sur  acier  par  W.  et  E.  Finden. 
—  Edition  Renduel,  1836. 

Scènes  de  Marion  de  Larme,  dessins  de  Foul- 
quier,  gravés  sur  bois.  —  J.  Hetzel,  Marescq 
et  Cie  et  Blanchard,  1853. 

Cinq  scènes  de  Marion  de  Lorme ,  dessins  de 
E.  Morin,  gravés  par  Daudenarde.  — ■  Monde 
illustré,  22  février  1873. 

Marion  accourant  au  bruit  des  e'peès  (acte  II), 
dessin  de  A.  Ferdinandus.  —  L'Univers  illnftré, 
22  février  1873. 

Sareruj.  —  Didier  desarme' {acte  II  ).  —  Naugis. 
-—  Le  Gracieux.  —  L'Angely.  —  Marion  aux 
pieds  du  roi  (acte  rV).  —  Six  compositions  dessi- 
nées et  gravées  à  l'eau-forte  par  Frédéric  Réga- 
mey.  —  Paris  à  l'eau-forte,  n°  2,  6  avril  1873. 

Le  pardon  (acte  V),  eau-forte  de  L.  Fla- 
meng.  — ■  Édition  Michel  Lévy,  1873. 

Je  l'aime!  (actel),  dessin  de  E.  de  Liphart, 
photogravure  de  Goupil.  —  Le  livre  d'or  de 
ViltorHngo,  1882. 


Programme  illustré  de  Marion  de  Lorme, 
dessins  de  G.  Fraipont  et  Just-Simon.  — 
Société  de  l'Édition  nationale,  décembre  1885. 

Naugis  et  Marion  demandant  grâce  au  roi 
(acte  IV),  dessin  d'Adrien  Marie.  —  Le  Monde 
illuflir,  9  janvier  1886, 

Che^le  marquis  de  Naugis  (acte  III),  décor 
de  Le  Meunier,  dessin  de  Robaudi.  Parts- 
Artiffe,  janvier  1886. 

Le  rendez-vous,  dessin  de  François  Flamcng, 
gravé  à  l'eau-forte  par  Léopold  Flamcng.  - 
Édition  Hébert,  1886. 

Ah!  monsieur,  z'ous  me  perde^j  (acte  I), 
Marion  demandant  au  roi  la  grâce  de  Didier 
(acte  IV),  dessins  de  Maurice  Leloir,  gravés  à 
l'eau-forte  par  Lalauze  et  Mongin.  —  Edition 
nationale,  Testard,  1887. 

Portrait  de  Marion  de  Lorme,  dessin  de  Du 
Gour  d'après  Champaigne,  gravé  par  Le  Bert. 
Portrait  de  \riclor  Hugo,  par  Devéria.  Minia- 
tures exécutées  par  Mme  Debillemont-Char- 
don  pour  Mme  Bartet,  1907. 


1877.  Actel,  scène  m,  peinture  par  Eugène 
Accard. 

1879.  Portrait  de  Madame  Favart  dans  Manon 
de  Lorme,  peinture  de  Mme  Léonic 
Ehrmann. 

1885.  Le  Pardon  (acte  V),  peinture  d'Henri 
Darets  d'Ardeuil. 


On  trouvera  plus  loin,  dans  les  docu- 
ments illustrés,  un  portrait  de  Sarah 
Bernhardt.  Nous  aurions  voulu,  comme 
pour  Dorval,  pour  Favart,  pour  Bartet, 
la  représenter  dans  son  rôle  de  Marion. 
Nous  avons  fait  dans  ce  but  de  nom- 
breuses recherches.  Nous  nous  sommes 
adressé  tout  d'abord  à  la  grande  tragé- 
dienne qui  n'a  pu  nous  fournir  ce  pré- 
cieux document.  Nous  avons  consulté 
tous  les  journaux  illustrés  de  l'époque 
à  la  Bibliothèque  nationale,  nous  avons 


eu  recours  à  Félix  Duquesnel  qui  diri- 
geait alors  le  théâtre  de  la  Porte-Saint 
Martin;  à  M.  Couêt,  l'un  des  archivistes 
de  la  Comédie-Française;  à  M.  Louis 
Péricaud,  un  des  hommes  les  mieux 
documentés  sur  le  théâtre.  Nous  avons 
visité  tous  les  grands  photographes.  Le 
portrait  de  Sarah  Bernhardt  en  Marion 
est  demeuré  introuvable.  Finalement 
nous  avions  espéré  que  Pierre  Berton 
qui  fut,  à  la  reprise  de  1885,  un  admi- 
rable Saverny,  pourrait  nous  renseigner; 


222 


MARION   DE  LORME. 


et  en  effet,  il  résulte  de  sa  communica- 
tion que  ce  portrait  n'existe  pas ,  puisque 
Sarah  Bernhardt  ne  fut  pas  photogra- 
phiée lors  de  cette  reprise. 

Nous    avons    pensé    néanmoins    que 


cette  édition  devait  renfermer  le  portrait 
de  celle  qui  avait  interprété  avec  tant 
d'éclat  les  drames  de  Victor  Hugo  et 
nous  avons  donné  une  de  ses  photo- 
graphies. 


Nous  avons  reproduit,  p.  237,  deux 
miniatures  exécutées  par  une  artiste  très 
distinguée,  M'"e  Debillemont-Chardon, 
et  offertes  à  Mme  Bartet  lors  de  la  reprise 
de  1907.  Nous  devons  à  l'obligeance  de 
M"1'  Bartet  d'avoir  pu  photographier  ce 
souvenir. 

Le  portrait  de  Victor  Hugo  a  été 
copié  sur  la  lithographie  d'Eugène 
Devéria  de  1829.  C'était  l'époque  où 
le  poète  écrivait  Mario»  de    horme.  Les 


teintes  des  yeux  et  des  cheveux  ont  été 
empruntées  au  portrait  que  Chatillon  a 
peint  en  1834,  qui  se  trouve  à  la  maison 
de  Victor  Hugo.  Le  poète  considérait 
que  ce  portrait  était  une  fidèle  repro- 
duction. 

Le  médaillon  de  Marion  a  été  copié 
sur  une  gravure  du  temps.  L'administra- 
tion de  la  Bibliothèque  nationale  nous  a 
obligeamment  autorisé  à  photographier 
le  dessin  de  Du  Gour,  gravé  par  Le  Bert. 


ILLUSTRATION   DES    ŒUVRES 


REPRODUCTIONS  ET  DOCUMENTS 


MARION 

DE  LORME, 

DRAME  EN  CINQ  ACTES  ET  EN  VERS  , 

PAR  VICTOR  HUGO; 


REPRESENTE  TOUr,  LA  PREMIERE  FOIS  ST1R   LE  THEATRE  D£  LA  POK' 
SAINT  -MARTIN 

LE  JEUDI  11  AOUT  1831. 


Jpri*  :  6  -francs. 


PAPvIS, 


EUGÈNE  RENDUE!,,   EDITEUR-LIBRAIRE 

RUE    DES    CRANDS-ADCUSTINS  ,    «°    22. 

183i. 


Couverture  de  l'Edition  originale. 


J 


11^ 


->*^-~ 


M     ■  DOKVAL,    RÔLI     DU    M,\RION.    LlTH  D'APRES   DevÉRIA. 

229 


M     I ■,,,    ,,.;,.  H,',n    Di    Marion     Peinturi    I.i    M"    Luonie  Erhmann. 


23r 


M""  A  in  i/j  Hershaudt,   Photographie  Nadar. 


233 


M""  B.lRTIl,   ROLE  DE  MaRION.    PHOTOGRAPHIE  ChÉr.1    R    - 

235 


^WV^^tf^S» 


-     - 


Q 

3   5" 
-  I  1 


2 


237 


2  39 


LE  ROI  S'AMUSE 


THKATRF.. II. 


16 


LE  \ôi  J'AMirSf 


Fac-similé  du  titre  écrit  par  Victor.  Hugo 

m\M  s.  K I  1    ORIGINAL   DU   R 


16. 


L'apparition  de  ce  drame  au  théâtre  a  donne'  lieu  à  un  acte  mi- 
nistériel inouï. 

Le  lendemain  de  la  première  représentation,  l'auteur  reçut  de 
M.  Jouslin  de  Lassalle,  directeur  de  la  scène  au  Théâtre-Français, 
le  billet  suivant,  dont  il  conserve  précieusement  l'original  : 

«Il  est  dix  heures  et  demie,  et  je  reçois  à  l'instant  Xordre^  de 
«  suspendre  les  représentations  du  Roi  s'amuse.  C'est  M.  Taylor  qui 
«me  communique  cet  ordre  de  la  part  du  ministre. 

«  Ce  23  novembre.  » 

Le  premier  mouvement  de  l'auteur  fut  de  douter.  L'acte  était 
arbitraire  au  point  d'être  incroyable. 

En  effet,  ce  qu'on  a  appelé  la  Charte-Vérité 'dit  :  «Les  français  ont 
le  droit  de  publier. . .  »  Remarquez  que  le  texte  ne  dit  pas  seulement 
le  droit  d'imprimer,  mais  largement  et  grandement  le  droit  de  publier. 
Or,  le  théâtre  n'est  qu'un  moyen  de  publication  comme  la  presse, 
comme  la  gravure,  comme  la  lithographie.  La  liberté  du  théâtre  est 
donc  implicitement  écrite  dans  la  Charte,  avec  toutes  les  autres  libertés 
de  la  pensée.  La  loi  fondamentale  ajoute  :  a  La  censure  ne  pourra  jamais 
être  rétablie.  »  Or,  le  texte  ne  dit  pas  la  censure  des  journaux,  la  censure  des 
livres,  il  dit  la  censure,  la  censure  en  général,  toute  censure,  celle 
du  théâtre  comme  celle  des  écrits.  Le  théâtre  ne  saurait  donc  désor- 
mais être  légalement  censuré. 

Ailleurs  la  Charte  dit  :  ha  confiscation  eft  abolie.  Or,  la  suppression 
d'une  pièce  de  théâtre  après  la  représentation  n'est  pas  seulement 
un  acte  monstrueux  de  censure  et  d'arbitraire,  c'est  une  véritable 

;l)   Le  mot  est  souligné  dans  le  billet  écrit. 


246  LE   ROI   S'AMUSE. 

confiscation  5  c'est  une  propriété  violemment  dérobée  au  théâtre  et 
à  l'auteur. 

Enfin,  pour  que  tout  soit  net  et  clair,  pour  que  les  quatre  ou  cinq 
grands  principes  sociaux  que  la  révolution  française  a  coulés  en  bronze 
restent  intacts  sur  leurs  piédestaux  de  granit,  pour  qu'on  ne  puisse 
attaquer  sournoisement  le  droit  commun  des  français  avec  ces  qua- 
rante mille  vieilles  armes  ébréchées  que  la  rouille  et  la  désuétude 
dévorent  dans  l'arsenal  de  nos  lois,  la  Charte,  dans  un  dernier  article, 
abolit  expressément  tout  ce  qui,  dans  les  lois  antérieures,  serait  con- 
traire à  son  texte  et  à  son  esprit. 

Ceci  est  formel.  La  suppression  ministérielle  d'une  pièce  de  théâtre 
attente  à  la  liberté  par  la  censure,  à  la  propriété  par  la  confiscation. 
Tout  notre  droit  public  se  révolte  contre  une  pareille  voie  de  fait. 

L'auteur,  ne  pouvant  croire  à  tant  d'insolence  et  de  folie,  courut 
au  théâtre.  Là  le  fait  lui  fut  confirmé  de  toutes  parts.  Le  ministre  avait, 
en  effet,  de  son  autorité  privée,  de  son  droit  divin  de  ministre,  intimé 
X ordre  en  question.  Le  ministre  n'avait  pas  de  raison  à  donner.  Le 
ministre  lui  avait  pris  sa  pièce,  lui  avait  pris  son  droit,  lui  avait  pris 
sa  chose.  Il  ne  restait  plus  qu'à  le  mettre,  lui  poëte,  à  la  Bastille. 

Nous  le  répétons,  dans  le  temps  où  nous  vivons,  lorsqu'un  pareil 
acte  vient  vous  barrer  le  passage  et  vous  prendre  brusquement  au 
collet,  la  première  impression  est  un  profond  étonnement.  Mille 
questions  se  pressent  dans  votre  esprit.  —  Où  est  la  loi?  Où  est  le 
droit?  Est-ce  que  cela  peut  se  passer  ainsi?  Est-ce  qu'il  y  a  eu  en  effet 
quelque  chose  qu'on  a  appelé  la  révolution  de  juillet?  Il  est  évident 
que  nous  ne  sommes  plus  à  Paris?  Dans  quel  pachalik  vivons-nous? 

La  Comédie-Française,  stupéfaite  et  consternée,  voulut  essayer 
encore  quelques  démarches  auprès  du  ministre  pour  obtenir  la  révo- 
cation de  cette  étrange  décision.  Mais  elle  perdit  sa  peine.  Le  divan, 
je  me  trompe,  le  conseil  des  ministres  s'était  assemblé  dans  la  journée. 
Le  23,  ce  n'était  qu'un  ordre  du  ministre;  le  24,  ce  fut  un  ordre  du 
ministère.  Le  23,  la  pièce  n'était  que  suspendue;  le  24,  elle  fut  défini- 
tivement défendue.  Il  fut  même  enjoint  au  théâtre  de  rayer  de  son 
affiche  ces  quatre  mots  redoutables  :  Le  Roi  s'amuse.  Il  lui  fut  enjoint 
en  outre,  à  ce  malheureux  Théâtre-Français,  de  ne  pas  se  plaindre  et 
de  ne  souffler  mot.  Peut-être  serait- il  beau,  loyal  et  noble  de  résister 
à  un  despotisme  si  asiatique.  Mais  les  théâtres  n'osent  pas.  La  crainte 
du  retrait  de  leurs  privilèges  les  fait  serfs  et  sujets,  taillables  et  cor- 
véables à  merci,  eunuques  et  muets. 

L'auteur  demeura  et  dut  demeurer  étranger  à  ces  démarches  du 


PREFACE.  247 

théâtre.  Il  ne  dépend,  lui  poé'te,  d'aucun  ministre.  Ces  prières  et  ces 
sollicitations  que  son  intérêt  mesquinement  consulté  lui  conseillait 
peut-être,  son  devoir  de  libre  écrivain  les  lui  défendait.  Demander 
grâce  au  pouvoir,  c'est  le  reconnaître.  La  liberté  et  la  propriété  ne 
sont  pas  choses  d'antichambre.  Un  droit  ne  se  traite  pas  comme  une 
faveur.  Pour  une  faveur,  réclamez  devant  le  ministre.  Pour  un  droit, 
réclamez  devant  le  pays. 

C'est  donc  au  pays  qu'il  s'adresse.  Il  a  deux  voies  pour  obtenir 
justice,  l'opinion  publique  et  les  tribunaux.  Il  les  choisit  toutes  deux. 

Devant  l'opinion  publique  le  procès  est  déjà  jugé  et  gagné.  Et 
ici  l'auteur  doit  remercier  hautement  toutes  les  personnes  graves 
et  indépendantes  de  la  littérature  et  des  arts  qui  lui  ont  donné  dans 
cette  occasion  tant  de  preuves  de  sympathie  et  de  cordialité.  Il 
comptait  d'avance  sur  leur  appui.  Il  sait  que,  lorsqu'il  s'agit  de  lutter 
pour  la  liberté  de  l'intelligence  et  de  la  pensée,  il  n'ira  pas  seul  au 
combat. 

Et,  disons-le  ici  en  passant,  le  pouvoir,  par  un  assez  lâche  calcul, 
s'était  flatté  d'avoir  pour  auxiliaires,  dans  cette  occasion,  jusque  dans 
les  rangs  de  l'opposition,  les  passions  littéraires  soulevées  depuis  si 
longtemps  autour  de  l'auteur.  Il  avait  cru  les  haines  littéraires  plus 
tenaces  encore  que  les  haines  politiques,  se  fondant  sur  ce  que  les 
premières  ont  leurs  racines  dans  les  amours-propres,  et  les  secondes 
seulement  dans  les  intérêts.  Le  pouvoir  s'est  trompé.  Son  acte  brutal 
a  révolté  les  hommes  honnêtes  dans  tous  les  camps.  L'auteur  a  vu  se 
rallier  à  lui,  pour  faire  face  à  l'arbitraire  et  à  l'injustice,  ceux-là 
mêmes  qui  l'attaquaient  le  plus  violemment  la  veille.  Si  par  hasard 
quelques  haines  invétérées  ont  persisté,  elles  regrettent  maintenant  le 
secours  momentané  qu'elles  ont  apporté  au  pouvoir.  Tout  ce  qu'il 
y  a  d'honorable  et  de  loyal  parmi  les  ennemis  de  l'auteur  est  venu 
lui  tendre  la  main,  quitte  à  recommencer  le  combat  littéraire  aussitôt 
que  le  combat  politique  sera  fini.  En  France,  quiconque  est  persécuté 
n'a  plus  d'ennemis  que  le  persécuteur. 

Si  maintenant,  après  avoir  établi  que  l'acte  ministériel  est  odieux, 
inqualifiable,  impossible  en  droit,  nous  voulons  bien  descendre  pour 
un  moment  à  le  discuter  comme  fait  matériel  et  à  chercher  de  quels 
éléments  ce  fait  semble  devoir  être  composé,  la  première  question 
qui  se  présente  est  celle-ci,  et  il  n'est  personne  qui  ne  se  la  soit  faite  : 
—  Quel  peut  être  le  motif  d'une  pareille  mesure? 

Il  faut  bien  le  dire,  parce  que  cela  est,  et  que,  si  l'avenir  s'occupe 
un  jour  de  nos  petits  hommes  et  de  nos  petites  choses,  cela  ne  sera 


248  LE   ROI   S'AMUSE. 

pas  le  détail  le  moins  curieux  de  ce  curieux  événement,  il  paraît  que 
nos  faiseurs  de  censure  se  prétendent  scandalisés  dans  leur  morale  par 
le  Roi  s'amuse;  cette  pièce  a  révolté  la  pudeur  des  gendarmes;  la  bri- 
gade Léotaud  y  était  et  l'a  trouvée  obscène;  le  bureau  des  mœurs 
s'est  voilé  la  face;  M.  Vidocq  a  rougi.  Enfin  le  mot  d'ordre  que  la 
censure  a  donné  à  la  police,  et  que  l'on  balbutie  depuis  quelques 
jours  autour  de  nous,  le  voici  tout  net  :  C'efî  que  la  pièce  efî  immorale. 
—  Holà!  mes  maîtres!  silence  sur  ce  point. 

Expliquons-nous  pourtant,  non  pas  avec  la  police  à  laquelle,  moi, 
honnête  homme,  je  défends  de  parler  de  ces  matières,  mais  avec  le 
petit  nombre  de  personnes  respectables  et  consciencieuses  qui,  sur 
des  ouï-dire  ou  après  avoir  mal  entrevu  la  représentation,  se  sont 
laissé  entraîner  à  partager  cette  opinion,  pour  laquelle  peut-être  le 
nom  seul  du  poëte  inculpé  aurait  dû  être  une  suffisante  réfutation. 
Le  drame  est  imprimé  aujourd'hui.  Si  vous  n'étiez  pas  à  la  représen- 
tation, lisez.  Si  vous  y  étiez,  lisez  encore.  Souvenez- vous  que  cette 
représentation  a  été  moins  une  représentation  qu'une  bataille,  une 
espèce  de  bataille  de  Montlhéry  (qu'on  nous  passe  cette  comparaison 
un  peu  ambitieuse)  où  les  parisiens  et  les  bourguignons  ont  pré- 
tendu chacun  de  leur  côté  avoir  empoché  la  victoire,  comme  dit 
Mathieu. 

La  pièce  est  immorale?  Croyez-vous?  Est-ce  par  le  fond?  Voici  le 
fond.  Triboulet  est  difforme,  Triboulet  est  malade,  Triboulet  est 
bouffon  de  cour;  triple  misère  qui  le  rend  méchant.  Triboulet  hait  le 
roi  parce  qu'il  est  le  roi,  les  seigneurs  parce  qu'ils  sont  les  seigneurs, 
les  hommes  parce  qu'ils  n'ont  pas  tous  une  bosse  sur  le  dos.  Son  seul 
passe-temps  est  d'entre-heurter  sans  relâche  les  seigneurs  contre  le 
roi,  brisant  le  plus  faible  au  plus  fort.  Il  déprave  le  roi,  il  le  cor- 
rompt, il  l'abrutit;  il  le  pousse  à  la  tyrannie,  à  l'ignorance,  au  vice; 
il  le  lâche  à  travers  toutes  les  familles  des  gentilshommes,  lui  mon- 
trant sans  cesse  du  doigt  la  femme  à  séduire,  la  sœur  à  enlever,  la 
fille  à  déshonorer.  Le  roi  dans  les  mains  de  Triboulet  n'est  qu'un 
pantin  tout-puissant  qui  brise  toutes  les  existences  au  milieu  des- 
quelles le  bouffon  le  fait  jouer.  Un  jour,  au  milieu  d'une  tête,  au 
moment  même  où  Triboulet  pousse  le  roi  à  enlever  la  femme  de 
M.  de  Cossé,  M.  de  Saint- Vallier  pénètre  jusqu'au  roi  et  lui  reproche 
hautement  le  déshonneur  de  Diane  de  Poitiers.  Ce  père  auquel  le 
roi  a  pris  sa  fille,  Triboulet  le  raille  et  l'insulte.  Le  père  lève  le  bras 
et  maudit  Triboulet.  De  ceci  découle  toute  la  pièce.  Le  sujet  vé- 
ritable du  drame,  c'est  la  malédiction  de  M.  de  Saint -Vallier,  Écoutez. 


PRÉFACE.  249 

Vous  êtes  au  second  acte.  Cette  malédiction,  sur  qui  est-elle  tombée? 
Sur  Triboulet  fou  du  roi?  Non.  Sur  Triboulet  qui  est  homme,  qui 
est  père,  qui  a  un  cœur,  qui  a  une  fille.  Triboulet  a  une  fille,  tout 
est  là.  Triboulet  n'a  que  sa  fille  au  monde;  il  la  cache  à  tous  les  yeux, 
dans  un  quartier  désert,  dans  une  maison  solitaire.  Plus  il  fait  circuler 
dans  la  ville  la  contagion  de  la  débauche  et  du  vice,  plus  il  tient  sa 
fille  isolée  et  murée.  Il  élève  son  enfant  dans  l'innocence,  dans  la  foi 
et  dans  la  pudeur.  Sa  plus  grande  crainte  est  qu'elle  ne  tombe  dans  le 
mal,  car  il  sait,  lui  méchant,  tout  ce  qu'on  y  souffre.  Eh  bien! 
la  malédiction  du  vieillard  atteindra  Triboulet  dans  la  seule  chose 
qu'il  aime  au  monde,  dans  sa  fille.  Ce  même  roi  que  Triboulet 
pousse  au  rapt  ravira  sa  fille  à  Triboulet.  Le  bouffon  sera  frappé 
par  la  providence  exactement  de  la  même  manière  que  M.  de  Saint- 
Vallier.  Et  puis,  une  fois  sa  fille  séduite  et  perdue,  il  tendra  un  piège 
au  roi  pour  la  venger,  c'est  sa  fille  qui  y  tombera.  Ainsi  Triboulet 
a  deux  élèves,  le  roi  et  sa  fille,  le  roi  qu'il  dresse  au  vice,  sa  fille 
qu'il  fait  croître  pour  la  vertu.  L'un  perdra  l'autre.  Il  veut  enlever 
pour  le  roi  madame  de  Cossé,  c'est  sa  fille  qu'il  enlève.  Il  veut  assas- 
siner le  roi  pour  venger  sa  fille,  c'est  sa  fille  qu'il  assassine.  Le  châti- 
ment ne  s'arrête  pas  à  moitié  chemin;  la  malédiction  du  père  de 
Diane  s'accomplit  sur  le  père  de  Blanche. 

Sans  doute  ce  n'est  pas  à  nous  de  décider  si  c'est  là  une  idée  dra- 
matique, mais  à  coup  sûr  c'est  là  une  idée  morale. 

Au  fond  de  l'un  des  autres  ouvrages  de  l'auteur,  il  y  a  la  fatalité. 
Au  fond  de  celui-ci  il  y  a  la  providence. 

Nous  le  redisons  expressément,  ce  n'est  pas  avec  la  police  que 
nous  discutons  ici,  nous  ne  lui  faisons  pas  tant  d'honneur,  c'est  avec 
la  partie  du  public  à  laquelle  cette  discussion  peut  sembler  nécessaire. 
Poursuivons. 

Si  l'ouvrage  est  moral  par  l'invention,  est-ce  qu'il  serait  immoral 
par  l'exécution?  La  question  ainsi  posée  nous  paraît  se  détruire  d'elle- 
même,  mais  voyons.  Probablement  rien  d'immoral  au  premier  ni  au 
second  acte.  Est-ce  la  situation  du  troisième  qui  vous  choque?  Lisez 
ce  troisième  acte,  et  dites-nous,  en  toute  probité,  si  l'impression  qui 
en  résulte  n'est  pas  profondément  chaste,  vertueuse  et  honnête? 

Est-ce  le  quatrième  acte?  Mais  depuis  quand  n'est-il  plus  permis 
à  un  roi  de  courtiser  sur  la  scène  une  servante  d'auberge?  Cela  n'est 
même  nouveau  ni  dans  l'histoire  ni  au  théâtre.  11  v  a  mieux.  L'his- 

- 

toire  nous  permettait  de  vous  montrer  François  Ier  ivre  dans  les 
bouges  de  la  rue  du  Pélican.  Mener  un  roi  dans  un  mauvais  lieu, 


250  LE  ROI   S'AMUSE. 

cela  ne  serait  pas  même  nouveau  non  plus.  Le  théâtre  grec,  qui  est 
le  théâtre  classique,  l'a  fait;  Shakespeare,  qui  est  le  théâtre  roman- 
tique, l'a  fait;  eh  bien!  l'auteur  de  ce  drame  ne  l'a  pas  fait.  Il  sait  tout 
ce  qu'on  a  écrit  de  la  maison  de  Saltabadil.  Mais  pourquoi  lui  faire 
dire  ce  qu'il  n'a  pas  dit?  pourquoi  lui  faire  franchir  de  force  une  limite 
qui  est  tout  en  pareil  cas  et  qu'il  n'a  pas  franchie?  Cette  bohémienne 
Maguelonne,  tant  calomniée,  n'est,  assurément,  pas  plus  effrontée 
que  toutes  les  Lisettes  et  toutes  les  Martons  du  vieux  théâtre.  La 
cabane  de  Saltabadil  est  une  hôtellerie,  une  taverne,  le  cabaret  de 
la  Pomme  de  Pin,  une  auberge  suspçcte,  un  coupe-gorge,  soit,  mais 
non  un  lupanar.  C'est  un  lieu  sinistre,  terrible,  horrible,  effroyable, 
si  vous  voulez,  ce  n'est  pas  un  lieu  obscène. 

Restent  donc  les  détails  du  style.  Lisez  0.  L'auteur  accepte  pour 
juges  de  la  sévérité  austère  de  son  style  les  personnes  mêmes  qui 
s'effarouchent  de  la  nourrice  de  Juliette  et  du  père  d'Ophélia,  de 
Beaumarchais  et  de  Regnard,  de  l'École  des  Femmes  et  &  Amphitryon, 
de  Dandin  et  de  Sganarelle,  et  de  la  grande  scène  du  Tartuffe,  du 
Tartuffe  accusé  aussi  d'immoralité  dans  son  temps!  Seulement,  là  où 
il  fallait  être  franc,  il  a  cru  devoir  l'être,  à  ses  risques  et  périls,  mais 
toujours  avec  gravité  et  mesure.  Il  veut  l'art  chaste,  et  non  l'art  prude. 

La  voilà  pourtant  cette  pièce  contre  laquelle  le  ministère  cherche 
à  soulever  tant  de  préventions!  Cette  immoralité,  cette  obscénité,  la 
voilà  mise  à  nu.  Quelle  pitié!  Le  pouvoir  avait  ses  raisons  cachées, 
et  nous  les  indiquerons  tout  à  l'heure,  pour  ameuter  contre  le  Roi 
s'amuse  le  plus  de  préjugés  possible.  Il  aurait  bien  voulu  que  le  public 
en  vint  à  étouffer  cette  pièce  sans  l'entendre  pour  un  tort  imaginaire, 
comme  Othello  étouffe  Desdémona.  Hotieft  lago  ! 

l)  La  confiance  de  l'auteur  dans  le  résultat  de  la  lecture  est  telle,  qu'il  croit 
à  peine  nécessaire  de  faire  remarquer  que  sa  pièce  est  imprimée  telle  qu'il  l'a  faite, 
et  non  telle  qu'on  l'a  jouée,  c'est-à-dire  qu'elle  contient  un  assez  grand  nombre  de 
détails  que  le  livre  imprimé  comporte,  et  qu'il  avait  retranchés  pour  les  susceptibi- 
lités de  la  scène.  Ainsi,  par  exemple,  le  jour  de  la  représentation,  au  lieu  de  ces 
vers  : 

J'ai  ma  sœur  Maguelonne,  une  fort  belle  fille 

Qui  danse  dans  la  rue  et  qu'on  trouve  gentille. 

Elle  attire  chez  nous  le  galant  une  nuit. 

Saltabadil  a  dit  : 

J'ai  ma  sœur,  une  jeune  et  belle  créature, 

Qui  chez  nous  aux  passants  dit  la  bonne  aventure; 

Votre  homme  la  viendrait  consulter  une  nuit. 

Il  y  a  eu  également  des  variantes  pour  plusieurs  autres  vers,  mais  cela  ne  vaut  pas 
la  peine  d'y  insister. 


PREFACE.  251 

Mais  comme  il  se  trouve  qu'Othello  n'a  pas  étouffé  Desdémona, 
c'est  Iago  qui  se  démasque  et  qui  s'en  charge.  Le  lendemain  de  la 
représentation,  la  pièce  est  défend uc  par  ordre. 

Certes,  si  nous  daignions  descendre  encore  un  instant  à  accepter 
pour  une  minute  cette  fiction  ridicule  que  dans  cette  occasion  c'est 
le  soin  de  la  morale  publique  qui  émeut  nos  maîtres,  et  que,  scan- 
dalisés de  l'état  de  licence  où  certains  théâtres  sont  tombés  depuis 
deux  ans,  ils  ont  voulu  à  la  fin,  poussés  à  bout,  faire,  à  travers  toutes 
les  lois  et  tous  les  droits,  un  exemple  sur  un  ouvrage  et  sur  un  écri- 
vain, certes,  le  choix  de  l'ouvrage  serait  singulier,  il  faut  en  convenir, 
mais  le  choix  de  l'écrivain  ne  le  serait  pas  moins.  Et  en  effet,  quel 
est  l'homme  auquel  ce  pouvoir  myope  s'attaque  si  étrangement? 
C'est  un  écrivain  ainsi  placé  que,  si  son  talent  peut  être  contesté  de 
tous,  son  caractère  ne  l'est  de  personne.  C'est  un  honnête  homme 
avéré,  prouvé  et  constaté,  chose  rare  et  vénérable  en  ce  temps-ci. 
C'est  un  poë'te  que  cette  même  licence  des  théâtres  révolterait  et 
indignerait  tout  le  premier 5  qui,  il  y  a  dix-huit  mois,  sur  le  bruit  que 
l'inquisition  des  théâtres  allait  être  illégalement  rétablie,  est  allé  de 
sa  personne,  en  compagnie  de  plusieurs  autres  auteurs  dramatiques, 
avertir  le  ministre  qu'il  eût  à  se  garder  d'une  pareille  mesure,  et  qui, 
là,  a  réclamé  hautement  une  loi  répressive  des  excès  du  théâtre,  tout 
en  protestant  contre  la  censure  avec  des  paroles  sévères  que  le  ministre, 
à  coup  sûr,  n'a  pas  oubliées.  C'est  un  artiste  dévoué  à  l'art,  qui  n'a 
jamais  cherché  le  succès  par  de  pauvres  moyens,  qui  s'est  habitué 
toute  sa  vie  à  regarder  le  public  fixement  et  en  face.  C'est  un  homme 
sincère  et  modéré,  qui  a  déjà  livré  plus  d'un  combat  pour  toute 
liberté  et  contre  tout  arbitraire;  qui,  en  1829,  dans  la  dernière  année 
de  la  restauration,  a  repoussé  tout  ce  que  le  gouvernement  d'alors 
lui  offrait  pour  le  dédommager  de  l'interdit  lancé  sur  Marion 
de  Lorme,  et  qui,  un  an  plus  tard,  en  1830,  la  révolution  de  juillet 
étant  faite,  a  refusé,  malgré  tous  les  conseils  de  son  intérêt  matériel, 
de  laisser  représenter  cette  même  Marion  de  Lorme  tant  qu'elle  pour- 
rait être  une  occasion  d'attaque  et  d'insulte  contre  le  roi  tombé  qui 
l'avait  proscrite;  conduite  bien  simple  sans  doute,  que  tout  homme 
d'honneur  eût  tenue  à  sa  place,  mais  qui  aurait  peut-être  dû  le  rendre 
inviolable  désormais  à  toute  censure,  et  à  propos  de  laquelle  il  écri- 
vait ceci  en  août  183T  :  «Les  succès  de  scandale  cherché  et  d'allusions 
«politiques  ne  lui  sourient  guère,  il  l'avoue.  Ces  succès  valent  peu 
«et  durent  peu.  Et  puis,  c'est  précisément  quand  il  n'y  a  plus  de 
«censure  qu'il  faut  que  les  auteurs  se  censurent  eux-mêmes,  honnê- 


252  LE  ROI   S'AMUSE. 

«tement,  consciencieusement,  sévèrement.  C'est  ainsi  qu'ils  placeront 
«haut  la  dignité  de  l'art.  Quand  on  a  toute  liberté,  il  sied  de  garder 
«toute  mesure (1).» 

Jugez  maintenant.  Vous  avez  d'un  côté  l'homme  et  son  œuvre ; 
de  l'autre,  le  ministère  et  ses  actes. 

A  présent  que  la  prétendue  immoralité  de  ce  drame  est  réduite 
à  néant,  à  présent  que  tout  l'échafaudage  des  mauvaises  et  honteuses 
raisons  est  là,  gisant  sous  nos  pieds,  il  serait  temps  de  signaler  le 
véritable  motif  de  la  mesure,  le  motif  d'antichambre,  le  motif  de 
cour,  le  motif  secret,  le  motif  qu'on  ne  dit  pas,  le  motif  qu'on  n'ose 
s'avouer  à  soi-même,  le  motif  qu'on  avait  si  bien  caché  sous  un  pré- 
texte. Ce  motif  a  déjà  transpiré  dans  le  public,  et  le  public  a  deviné 
juste.  Nous  n'en  dirons  pas  davantage.  Il  est  peut-être  utile  à  notre 
cause  que  ce  soit  nous  qui  offrions  à  nos  adversaires  l'exemple  de  la 
courtoisie  et  de  la  modération.  Il  est  bon  que  la  leçon  de  dignité 
et  de  sagesse  soit  donnée  par  le  particulier  au  gouvernement,  par 
celui  qui  est  persécuté  à  celui  qui  persécute.  D'ailleurs,  nous  ne 
sommes  pas  de  ceux  qui  pensent  guérir  leur  blessure  en  empoison- 
nant la  plaie  d'autrui.  Il  n'est  que  trop  vrai  qu'il  y  a  au  troisième 
acte  de  cette  pièce  un  vers  où  la  sagacité  maladroite  de  quelques 
familiers  du  palais  a  découvert  une  allusion  (je  vous  demande  un 
peu,  moi,  une  allusion!)  à  laquelle  ni  le  public  ni  l'auteur  n'avaient 
songé  jusque-là,  mais  qui,  une  fois  dénoncée  de  cette  façon,  devient 
la  plus  cruelle  et  la  plus  sanglante  des  injures.  Il  n'est  que  trop  vrai 
que  ce  vers  a  suffi  pour  que  l'affiche  déconcertée  du  Théâtre-Français 
reçût  l'ordre  de  ne  plus  offrir  une  seule  fois  à  la  curiosité  du  public  la 
petite  phrase  séditieuse  :  Le  Roi  s'amuse.  Ce  vers,  qui  est  un  fer  rouge, 
nous  ne  le  citerons  pas  ici  5  nous  ne  le  signalerons  même  ailleurs 
qu'à  la  dernière  extrémité,  et  si  l'on  est  assez  imprudent  pour  y  acculer 
notre  défense.  Nous  ne  ferons  pas  revivre  de  vieux  scandales  histo- 
riques. Nous  épargnerons  autant  que  possible  à  une  personne  haut 
placée  les  conséquences  de  cette  étourderie  de  courtisans.  On  peut 
faire,  même  à  un  roi,  une  guerre  généreuse.  Nous  entendons  la 
faire  ainsi.  Seulement  que  les  puissants  méditent  sur  l'inconvénient 
d'avoir  pour  ami  l'ours  qui  ne  sait  écraser  qu'avec  le  pavé  de  la 
censure  les  allusions  imperceptibles  qui  viennent  se  poser  sur  leur 
visage. 

Nous  ne   savons  même  pas  si  nous  n'aurons  pas  dans  la  lutte 

(l)  Voyez  la  préface  de  Mario»  de  Lorme. 


PREFACE.  253 

quelque  indulgence  pour  le  ministère  lui-même.  Tout  ceci,  à  vrai 
dire,  nous  inspire  une  grande  pitié.  Le  gouvernement  de  juillet  est 
tout  nouveau-né,  il  n'a  que  trente-trois  mois,  il  est  encore  au  ber- 
ceau, il  a  de  petites  fureurs  d'enfant.  Mérite-t-il  en  effet  qu'on 
dépense  contre  lui  beaucoup  de  colère  virile?  Quand  il  sera  grand, 
nous  verrons. 

Cependant,  à  n'envisager  la  question  pour  un  instant  que  sous  le 
point  de  vue  privé,  la  confiscation  censoriale  dont  il  s'agit  cause 
encore  plus  de  dommage  peut-être  à  l'auteur  de  ce  drame  qu'à  tout 
autre.  En  effet,  depuis  quatorze  ans  qu'il  écrit,  il  n'est  pas  un  de  ses 
ouvrages  qui  n'ait  eu  l'honneur  malheureux  d'être  choisi  pour  champ 
de  bataille  à  son  apparition,  et  qui  n'ait  disparu  d'abord  pendant  un 
temps  plus  ou  moins  long  sous  la  poussière,  la  fumée  et  le  bruit. 
Aussi,  quand  il  donne  une  pièce  au  théâtre,  ce  qui  lui  importe  avant 
tout,  ne  pouvant  espérer  un  auditoire  calme  dès  la  première  soirée, 
c'est  la  série  des  représentations.  S'il  arrive  que  le  premier  jour  sa  voix 
soit  couverte  par  le  tumulte,  que  sa  pensée  ne  soit  pas  comprise,  les 
jours  suivants  peuvent  corriger  le  premier  jour.  Hernani  a  été  joué 
dans  un  orage,  mais  Hernani  a  eu  cinquante-trois  représentations. 
Marion  de  Larme  a  été  jouée  dans  un  orage,  mais  Marion  de  Lorme 
a  eu  soixante  et  une  représentations.  Le  Roi  s'amuse  a  été  joué  dans 
un  orage.  Grâce  à  une  violence  ministérielle,  Je  Roi  s'amuse  n'aura 
eu  qu'une  représentation.  Assurément  le  tort  fait  à  l'auteur  est 
grand.  Qui  lui  rendra  intacte  et  au  point  où  elle  en  était  cette 
troisième  expérience  si  importante  pour  lui?  Qui  lui  dira  de  quoi 
eût  été  suivie  cette  première  représentation?  Qui  lui  rendra  le 
public  du  lendemain,  ce  public  ordinairement  impartial,  ce  public 
sans  amis  et  sans  ennemis,  ce  public  qui  enseigne  le  poè'te  et  que  le 
poëte  enseigne? 

Le  moment  de  transition  politique  où  nous  sommes  est  curieux. 
C'est  un  de  ces  instants  de  fatigue  générale  où  tous  les  actes  despo- 
tiques sont  possibles  dans  la  société  même  la  plus  infiltrée  d'idées 
d'émancipation  et  de  liberté.  La  France  a  marché  vite  en  juillet  1830 ; 
elle  a  fait  trois  bonnes  journées;  elle  a  fait  trois  grandes  étapes  dans 
le  champ  de  la  civilisation  et  du  progrès.  Maintenant  beaucoup  sont 
harassés,  beaucoup  sont  essoufflés,  beaucoup  demandent  à  faire 
halte.  On  veut  retenir  les  esprits  généreux  qui  ne  se  lassent  pas  et 
qui  vont  toujours.  On  veut  attendre  les  tardifs  qui  sont  restés  en 
arrière  et  leur  donner  le  temps  de  rejoindre.  De  là  une  crainte  singu- 
lière de  tout  ce  qui  marche,  de  tout  ce  qui  remue,  de  tout  ce  qui 


254  LE  RQI   S'AMUSE. 

parle,  de  tout  ce  qui  pense.  Situation  bizarre,  facile  à  comprendre, 
difficile  à  définir.  Ce  sont  toutes  les  existences  qui  ont  peur  de  toutes 
les  idées.  C'est  la  ligue  des  intérêts  froissés  du  mouvement  des 
théories.  C'est  le  commerce  qui  s'effarouche  des  systèmes  ;  c'est  le 
marchand  qui  veut  vendre;  c'est  la  rue  qui  effraie  le  comptoir ;  c'est 
la  boutique  armée  qui  se  défend. 

A  notre  avis,  le  gouvernement  abuse  de  cette  disposition  au  repos 
et  de  cette  crainte  des  révolutions  nouvelles.  Il  en  est  venu  à  tyran- 
niser petitement.  Il  a  tort  pour  lui  et  pour  nous.  S'il  croit  qu'il  y  a 
maintenant  indifférence  dans  les  esprits  pour  les  idées  de  liberté,  il  se 
trompe;  il  n'y  a  que  lassitude.  Il  lui  sera  demandé  sévèrement  compte 
un  jour  de  tous  les  actes  illégaux  que  nous  voyons  s'accumuler 
depuis  quelque  temps.  Que  de  chemin  il  nous  a  fait  faire!  Il  y  a  deux 
ans  on  pouvait  craindre  pour  l'ordre,  on  en  est  maintenant  à  trembler 
pour  la  liberté.  Des  questions  de  libre  pensée,  d'intelligence  et  d'art 
sont  tranchées  impérialement  par  les  visirs  du  roi  des  barricades.  Il  est 
profondément  triste  de  voir  comment  se  termine  la  révolution  de 
juillet,  mulier formosa  superne. 

Sans  doute,  si  l'on  ne  considère  que  le  peu  d'importance  de  l'ou- 
vrage et  de  l'auteur  dont  il  est  ici  question,  la  mesure  ministérielle 
qui  les  frappe  n'est  pas  grand'chose.  Ce  n'est  qu'un  méchant  petit 
coup  d'état  littéraire,  qui  n'a  d'autre  mérite  que  de  ne  pas  trop  dépa- 
reiller la  collection  d'actes  arbitraires  à  laquelle  il  fait  suite.  Mais  si 
l'on  s'élève  plus  haut,  on  verra  qu'il  ne  s'agit  pas  seulement  dans 
cette  affaire  d'un  drame  et  d'un  poëte,  mais,  nous  l'avons  dit  en 
commençant,  que  la  liberté  et  la  propriété  sont  toutes  deux,  sont 
tout  entières  engagées  dans  la  question.  Ce  sont  là  de  hauts  et 
sérieux  intérêts;  et,  quoique  l'auteur  soit  obligé  d'entamer  cette  im- 
portante affaire  par  un  simple  procès  commercial  au  Théâtre-Français, 
ne  pouvant  attaquer  directement  le  ministère  barricadé  derrière  les 
fins  de  non-recevoir  du  conseil  d'état,  il  espère  que  sa  cause  sera  aux 
yeux  de  tous  une  grande  cause,  le  jour  où  il  se  présentera  à  la  barre 
du  tribunal  consulaire,  avec  la  liberté  à  sa  droite  et  la  propriété  à  sa 
gauche.  Il  parlera  lui-même,  au  besoin,  pour  l'indépendance  de  son 
art.  Il  plaidera  son  droit  fermement,  avec  gravité  et  simplicité,  sans 
haine  des  personnes  et  sans  crainte  aussi.  Il  compte  sur  le  concours 
de  tous,  sur  l'appui  franc  et  cordial  de  la  presse,  sur  la  justice  de 
l'opinion,  sur  l'équité  des  tribunaux.  Il  réussira,  il  n'en  doute  pas. 
L'état  de  siège  sera  levé  dans  la  cité  littéraire  comme  dans  la  cité 
politique. 


PREFACE.  255 

Quand  cela  sera  lait,  quand  il  aura  rapporte'  chez  lui,  intacte, 
inviolable  et  sacrée,  sa  liberté  de  poëte  et  de  citoyen,  il  se  remettra 
paisiblement  à  l'œuvre  de  sa  vie  dont  on  l'arrache  violemment  et 
qu'il  eût  voulu  ne  jamais  quitter  un  instant.  11  a  sa  besogne  à  faire, 
il  le  sait,  et  rien  ne  l'en  distraira.  Pour  le  moment  un  rôle  politique 
lui  vient;  il  ne  l'a  pas  cherché,  il  l'accepte.  Vraiment,  le  pouvoir  qui 
s'attaque  à  nous  n'aura  pas  gagné  grand'chose  à  ce  que  nous,  hommes 
d'art,  nous  quittions  notre  tâche  consciencieuse,  tranquille,  sincère, 
profonde,  notre  tâche  sainte,  notre  tâche  du  passé  et  de  l'avenir,  pour 
aller  nous  mêler,  indignés,  offensés  et  sévères,  à  cet  auditoire  irré- 
vérent  et  railleur  qui,  depuis  quinze  ans,  regarde  passer,  avec  des 
huées  et  des  sifflets,  quelques  pauvres  diables  de  gâcheurs  politiques, 
lesquels  s'imaginent  qu'ils  bâtissent  un  édifice  social  parce  qu'ils  vont 
tous  les  jours  à  grand'peine,  suant  et  soufflant,  brouetter  des  tas  de 
projets  de  loi  des  Tuileries  au  palais  Bourbon  et  du  palais  Bourbon 
au  Luxembourg! 

30  novembre  1832. 


PERSONNAGES. 

FRANÇOIS  PREMIER. 

TRIBOULET. 

BLANCHE. 

M.  DE  SAINT-VALLIER. 

SALTABADIL. 

MAGUELONNE. 

CLÉMENT  MAROT. 

M.  DE  PIENNE. 

M.  DE  GORDES. 

M.  DE  PARDAILLAN. 

M.  DE  BRION. 

M.  DE  MONTCHENU. 

M.  DE  MONTMORENCY. 

M.  DE  COSSÉ. 

M.  DE  LA  TOUR-LANDRY 

MADAME  DE  COSSE. 

DAME  BÉRARDE. 

Un   Gentilhomme  de  la  reine. 

Un  Valet  du  roi. 

Un  Médecin. 

Seigneurs,  Pages. 

Gens  du   peuple. 


Paris,  152 .. 


LE  ROI  S'AMUSE 


«><K- 


ACTE    PREMIER. 

M.  DE  SAINT-VALLIER. 


Une  fête  de  nuit  au  Louvre.  Salles  magnifiques  pleines  d'hommes  et  de  femmes  en  parure.  Flam- 
beaux, musique,  danses,  éclats  de  rire.  —  Des  valets  portent  des  plats  d'or  et  des  vaisselles 
d'émail;  des  groupes  de  seigneurs  et  de  dames  passent  et  repassent.  — ■  La  fête  tire  à  sa  fin; 
l'aube  blanchit  les  vitraux.  Une  certaine  liberté  règne;  la  fête  a  un  peu  le  caractère  d'une 
orgie.  —  Dans  l'architecture,  dans  les  ameublements,  dans  les  vêtements,  le  goût  de  la 
renaissance. 


SCENE   PREMIERE. 

LE    ROI,  comme  l'a  peint  Titien;  M.    DE    LA    TOUR-LANDRY. 

LE  ROI. 

Comte,  je  veux  mener  à  fin  cette  aventure. 
Une  femme  bourgeoise,  et  de  naissance  obscure, 
Sans  cloute,  mais  charmante! 

M.    DE   LA  TOUR-LANDRY. 

Et  vous  la  rencontrez 
Le  dimanche  à  l'église  ? 

LE  ROI. 

A  Saint-Germain-des-Prcs. 
J'y  vais  chaque  dimanche. 

M.   DE  LA  TOUR-LANDRY. 

Et  voilà  tout  à  l'heure 
Deux  mois  que  cela  durer 

LE  ROI. 

Oui. 

M.    DE  LA  TOUR-LANDRY. 

La  belle  demeure  r. . . 

THEATRE.    —   II.  I~ 

lui  i  i  m  r  r.  ]  r    -,\n 


258  LE   ROI   S'AMUSE. 

LE  ROI. 

Au  cul-de-sac  Bussy. 

M.  DE  LA  TOUR-LANDRY. 

Près  de  l'hôtel  Cosse  ? 

LE  ROI,  avec  un  signe  affirmatif. 

Dans  l'endroit  où  l'on  trouve  un  grand  mur. 

M.   DE  LA  TOUR-LANDRY. 

Ah!  je  sai. 
Et  vous  la  suivez,  sire? 

LE  ROI. 

Une  farouche  vieille 
Qui  lui  garde  les  yeux,  et  la  bouche,  et  l'oreille, 
Est  toujours  là. 

M.   DE  LA  TOUR-LANDRY. 

Vraiment  ? 

LE  ROI. 

Et  le  plus  curieux, 
C'est  que  le  soir  un  homme,  à  l'air  mystérieux, 
Très  bien  enveloppé,  pour  se  glisser  dans  l'ombre, 
D'une  cape  fort  noire  et  de  la  nuit  fort  sombre, 
Entre  dans  la  maison. 

M.   DE  LA  TOUR-LANDRY. 

Hé!  faites  de  même! 

LE  ROI. 

Hein? 
La  maison  est  fermée  et  murée  au  prochain! 

M.   DE  LA  TOUR-LANDRY. 

Par  votre  majesté  quand  la  dame  est  suivie, 
Vous  a-t-elle  parfois  donné  signe  de  vie? 

le  roi. 

Mais,  à  certains  regards,  je  crois,  sans  trop  d'erreur, 
Qu'elle  n'a  pas  pour  moi  d'insurmontable  horreur. 


ACTE   I.  —   M.   DE   SAINT-VALLIER.  259 

M.   DE  LA  TOUR-LANDRY. 

Sau-elle  que  le  roi  l'aime? 

LÉ  ROI,  avec  un  signe  négatif. 

Je  me  déguise 
D'une  livrée  en  laine  et  d'une  robe  grise. 

M.   DE  LA  TOUR-LANDRY,  riant. 

Je  vois  que  vous  aimez  d'un  amour  épuré 
Quelque  auguste  Toinon,  maîtresse  d'un  curé! 

Entrent  plusieurs  seigneurs  et  Triboulet. 
LE  ROI,  à  M.  de  la  Tour-Landrv. 

Chut!  on  vient.  —  En  amour  il  faut  savoir  se  taire 
Quand  on  veut  réussir. 

Se  tournant  vers  Triboulet,  qui  s'est  approché  pendant  ces  dernières  paroles 
et  les  a  entendues. 

N'est-ce  pas  ? 

TRIBOULET. 

Le  mystère 
Est  la  seule  enveloppe  où  la  fragilité 
D'une  intrigue  d'amour  puisse  être  en  sûreté. 


SCENE  II. 

LE  ROI,  TRIBOULET,  M.  DE  GORDES,  plusieurs  seigneurs.  Les  seigneurs, 

superbement  vêtus.  Triboulet,  dans  son  costume  de  fou,  comme  l'a  peint  Boniface. 
Le  roi  regarde  passer  un  groupe  de  femmes. 

M.   DE  LA  TOUR-LANDRY. 

Madame  de  Vendosme  est  divine! 

M.   DE  GORDES. 

Mesdames 
D'Albe  et  de  Montchevreuil  sont  de  fort  belles  femmes. 

LE   KOI. 

Madame  de  Cossé  les  passe  toutes  trois. 

17- 


26o  LE   ROI   S'AMUSE. 

M.   DE  GORDES. 

Madame  de  Cossé!  Sire,  baissez  la  voix. 

Lui  montrant  M.  de  Cossé  qui  passe  au  fond  du  théâtre.  —  M.  de  Cossé, 
court  et  ventru,  «un  des  quatre  plus  gros  gentilshommes  de  France»,  dit 
Brantôme. 

Le  mari  vous  entend. 

LE  ROI. 

Hé!  mon  cher  Simiane, 
Qu'importe  ! 

M.   DE  GORDES. 

Il  Tira  dire  à  madame  Diane. 

LE  ROI. 

Qu'importe! 

11  va  au  fond  du  théâtre  parler  à  d'autres  femmes  qui  passent. 
*  TRIBOULET,  à  M.  de  Gordes. 

11  va  fâcher  Diane  de  Poitiers. 
Il  ne  lui  parle  pas  depuis  huit  jours  entiers. 

M.   DE  GORDES. 

S'il  Fallait  renvoyer  à  son  mari  ? 

TRIBOULET. 

J'espère 
Que  non. 

M.   DE  GORDES. 

Elle  a  payé  la  grâce  de  son  père. 
Partant,  quitte. 

TRIBOULET. 

A  propos  du  sieur  de  Saint- Vallier, 
Quelle  idée  avait-il,  ce  vieillard  singulier, 
De  mettre  dans  un  lit  nuptial  sa  Diane, 
Sa  fille,  une  beauté  choisie  et  diaphane, 
Un  ange  que  du  ciel  la  terre  avait  reçu, 
Tout  pêle-mêle  avec  un  sénéchal  bossu! 

M.   DE  GORDES. 

C'est  un  vieux  fou.  —  J'étais  sur  son  échafaud  même 
Quand  il  reçut  sa  grâce.  —  Un  vieillard  grave  et  blême. 


ACTE   I.  -       M.    DE   SAINT-VALLIER.  261 

—  J'étais  plus  près  de  lui  que  je  ne  suis  de  toi. 

—  Il  ne  dit  rien,  sinon  :  Que  Dieu  garde  le  roi! 
Il  est  fou  maintenant  tout  à  fait. 


LE  ROI,  passant  avec  madame  de  Cossé. 

Inhumaine! 
Vous  partez! 

MADAME  DR  COSSÉ,  soupirant. 

Pour  Soissons ,  où  mon  mari  m'emmène. 

LE  ROI. 

N'est-ce  pas  une  honte,  alors  que  tout  Paris, 

Et  les  plus  grands  seigneurs,  et  les  plus  beaux  esprits, 

Fixent  sur  vous  des  yeux  pleins  d'amoureuse  envie, 

A  l'instant  le  plus  beau  d'une  si  belle  vie, 

Quand  tous  faiseurs  de  duels  et  de  sonnets,  pour  vous, 

Gardent  leurs  plus  beaux  vers  et  leurs  plus  fameux  coups, 

A  l'heure  où  vos  beaux  yeux,  semant  partout  les  flammes, 

Font  sur  tous  leurs  amants  veiller  toutes  les  femmes, 

Que  vous,  qui  d'un  tel  lustre  éblouissez  la  cour 

Que,  ce  soleil  parti,  l'on  doute  s'il  fait  jour, 

Vous  alliez,  méprisant  duc,  empereur,  roi,  prince, 

Briller,  astre  bourgeois,  dans  un  ciel  de  province! 

MADAME  DE  COSSE. 

Calmez-vous! 

LE  ROI. 

Non,  non,  rien.  Caprice  original 
Que  d'éteindre  le  lustre  au  beau  milieu  du  bal! 

Entre  M.  de  Cossé. 

MADAME   DE  COSSÉ. 

Voici  mon  jaloux  ,  sire  ! 

Elle  quitte  vivement  le  roi. 
LE  ROI. 

Ah!  le  diable  ait  son  âme! 
A  Triboulet. 

Je  n'en  ai  pas  moins  fait  un  quatrain  à  sa  femme. 
Marot  t'a-t-il  montré  ces  derniers  vers  de  moi  ? 


262  LE   ROI   S'AMUSE. 

TRIBOULET. 

Je  ne  lis  pas  de  vers  de  vous.  —  Des  vers  de  roi 
Sont  toujours  très  mauvais. 

LE  ROI. 

Drôle! 

TRIBOULET,  sans  s'émouvoir. 

Que  la  canaille 
Fasse  rimer  amour  et  jour  vaille  que  vaille. 
Mais  près  de  la  beauté  gardez  vos  lots  divers, 
Sire,  faites  l'amour,  Marot  fera  les  vers. 
Roi  qui  rime  déroge. 

LE  ROI,  avec  enthousiasme. 

Ah!  rimer  pour  les  belles, 
Cela  hausse  le  cœur.  —  Je  veux  mettre  des  ailes 
A  mon  donjon  royal. 

TRIBOULET. 

C'est  en  faire  un  moulin. 

LE  ROI. 

Si  je  ne  voyais  là  madame  de  Coislin, 
Je  te  ferais  fouetter. 

Il  court  à  madame  de  Coislin  et  paraît  lui  adresser  quelques  galanteries. 
TRIBOULET,  a  part. 

Suis  le  vent  qui  t'emporte 
Aussi  vers  celle-là! 

M.   DE  GORDES,  s'approchant  de  Triboulet  et  lui  faisant  remarquer 
ce  qui  se  passe  au  fond  de  la  salle. 

Voici  par  l'autre  porte 
Madame  de  Cossé.  Je  te  gage  ma  foi 
Qu'elle  laisse  tomber  son  gant  pour  que  le  roi 
Le  ramasse. 

TRIBOULET. 

Observons. 

Madame  de  Cossé,  qui  voit  avec  dépit  les  attentions  du  roi  pour  madame  de 
Coislin,  laisse  en  effet  tomber  son  bouquet.  Le  roi  quitte  madame  de  Coislin 
et  ramasse  le  bouquet  de  madame  de  Cossé,  avec  qui  il  entame  une  conver- 
sation qui  paraît  fort  tendre. 


ACTE   I.  —  M.   DE   SAINT-VALLIER.  263 

M.  DE  GORDES,  à  Triboulet. 

L'ai-je  dit? 

TRIBOULET. 

Admirable! 


Voilà  le  roi  repris. 


M.    DE  GORDES. 
TRIBOULET. 

Une  femme  est  un  diable 


Très  perfectionné. 


Le  roi  serre  la  taille  de  madame  de  Cosse",  et  lui  baise  la  main.  Elle  rit  et  babille 
gaiement.  Tout  à  coup  M.  de  Cossé  entre  par  la  porte  du  fond.  M.  de  Gordes 
le  fait  remarquer  à  Triboulet.  —  M.  de  Cossé  s'arrête,  l'œil  fixé  sur  le  groupe 
du  roi  et  de  sa  femme. 


M.   DE  GORDES,  à  Triboulet. 

Le  mari  ! 

MADAME  DE  COSSE,  apercevant  son  mari,  au  roi, 
qui  la  tient  presque  embrassée. 

Quittons-nous! 

Elle  glisse  des  mains  du  roi  et  s'enfuit. 
TRIBOULET. 

Que  vient-il  faire  ici,  ce  gros  ventru  jaloux? 

Le  roi  s'approche  du  buffet  au  fond  et  se  fait  verser  a  boire. 

M.  DE  COSSE,  s'avançant  sur  le  devant  tout  rêveur. 
A  part. 

Que  se  disaient-ils? 

Il  s'approche  avec  vivacité  de  M.  de  la  Tour-Landry,  qui  lui  fait  signe 
qu'il  a  quelque  chose  à  lui  dire. 

Quoi  ? 

M.   DE  LA  TOUR-LANDRY,  mystérieusement. 

Votre  femme  est  bien  belle! 

M.  de  Cossé  se  rebiffe,  et  va  à  M.  de  Gordes,  qui  paraît  avoir  quelque  chose 

à  lui  confier. 


264  LE   ROI   S'AMUSE. 

M.   DE  GORDES,  bas. 

Qu'est-ce  donc  qui  vous  trotte  ainsi  par  la  cervelle  ? 
Pourquoi  regardez-vous  si  souvent  de  côté  ? 

M.  de  Cossé  le  quitte  avec  humeur  et  se  trouve  face  à  face  avec  Triboulet,  qui 
l'attire  d'un  air  discret  dans  un  coin,  pendant  que  MM.  de  Gordes  et  de  la 
Tour-Landry  rient  à  gorge  déployée. 

TRIBOULET,  bas  à  M.  de  Cossé". 

Monsieur,  vous  avez  l'air  tout  encharibotté! 

Il  éclate  de  rire,  et  tourne  le  dos  à  M.  de  Cossé,  qui  sort  furieux. 
LE  ROI,  revenant. 

Oh!  que  je  suis  heureux!  Près  de  moi,  non,  Hercules 
Et  Jupiter  ne  sont  que  des  fats  ridicules  ! 
L'Olympe  est  un  taudis!  Ces  femmes,  c'est  charmant! 
Je  suis  heureux!  Et  toi? 

TRIBOULET. 

Considérablement. 
Je  ris  tout  bas  du  bal,  des  jeux,  des  amourettes. 
Moi  je  critique,  et  vous,  vous  jouissez.  Vous  êtes 
Heureux  comme  un  roi,  sire,  et  moi,  comme  un  bossu. 

LE  ROI. 

Jour  de  joie  où  ma  mère  en  riant  m'a  conçu! 

Regardant  M.  de  Cossé,  qui  sort. 

Ce  monsieur  de  Cossé  seul  dérange  la  fête. 
Comment  te  semble-t-il? 

TRIBOULET. 

Outrageusement  bête. 

LE  ROI. 

Ah!  n'importe!  excepté  ce  jaloux,  tout  me  plaît. 
Tout  pouvoir,  tout  vouloir,  tout  avoir!  Triboulet! 
Quel  plaisir  d'être  au  monde,  et  qu'il  fait  bon  de  vivre! 
Quel  bonheur! 

TRIBOULET. 

Je  crois  bien,  sire,  vous  êtes  ivre! 

LE  ROI. 

Mais  là-bas  j'aperçois...  Les  beaux  yeux!  les  beaux  bras! 


ACTE   I.  -       M.   DE   SAINT-VALLIER.  265 

TRIBOULET. 

Madame  de  Cossé? 

LE  ROI. 

Viens,  tu  nous  garderas! 

Il  chante. 

Vivent  les  gais  dimanches 

Du  peuple  de  Paris  ! 

Quand  les  femmes  sont  blanches.  .  . 

TRIBOULET,  chantant. 
Quand  les  hommes  sont  gris! 
Ils  sortent.  Entrent  plusieurs  gentilshommes. 


SCENE  III. 

M.  DE  GORDES,  M.   DE  PARDAILLAN,  jeune  page  blond;  M.  DE  VIC, 

MAÎTRE  CLEMENT  MAROT,  en  habit  de  valet  de  chambre  du  roi;  puis  M.  DE 
PIENNE,  un  ou  deux  autres  gentilshommes.  De  temps  en  temps  M.  DE  COSSE, 
qui  se  promène  d'un  air  rêveur  et  très  sérieux. 

CLÉMENT  MAROT,  saluant  M.  de  Gordcs. 

Que  savez- vous  ce  soir  ? 

M.   DE  GORDES. 

Rien,  que  la  fête  est  belle, 
Et  que  le  roi  s'amuse. 

MAROT. 

Ah!  c'est  une  nouvelle! 
Le  roi  s'amuse?  Ah!  diable! 

M.   DE  COSSK,  qui  passe  derrière  eux. 

Et  c'est  très  malheureux! 
Car  un  roi  qui  s'amuse  est  un  roi  dangereux. 

Il  passe  outre. 
M.    DE  GORDES. 

Ce  pauvre  gros  Cossé  me  met  la  mort  dans  l'âme. 

MAROT,  bas. 

Il  paraît  que  le  roi  serre  de  près  sa  femme  ? 

M.  de  Gordes  lui  fait  un  signe  affirmatif.  Entre  M.  de  Piennc. 


266  LE  ROI   S'AMUSE. 

M.   DE  GORDES. 

Hé,  voilà  ce  cher  duc! 

Ils  se  saluent. 
M.  DE  PIENNE,  d'un  air  mystérieux. 

Mes  amis!  du  nouveau! 
"Une  chose  à  brouiller  le  plus  sage  cerveau! 
Une  chose  admirable!  une  chose  risible! 
Une  chose  amoureuse!  une  chose  impossible! 

M.  DE  GORDES. 

Quoi  donc? 

M.   DE  PIENNE. 
Il  les  ramasse  en  groupe  autour  de  lui. 

Chut! 

A  Marot,  qui  est  allé  causer  avec  d'autres  dans  un  coin. 

Venez  çà,  maître  Clément  Marot! 

MAROT,  approchant. 

Que  me  veut  monseigneur? 

M.   DE  PIENNE. 

Vous  êtes  un  grand  sot. 

MAROT. 

Je  ne  me  croyais  grand  en  aucune  manière. 

M.  DE  PIENNE. 

J'ai  lu  dans  votre  écrit  du  siège  de  Peschière 
Ces  vers  sur  Triboulet  :  «Fou  de  tête  écorné, 
Aussi  sage  à  trente  ans  que  le  jour  qu'il  est  né.  — » 
Vous  êtes  un  grand  sot. 

MAROT. 

Que  Cupido  me  damne 
Si  je  vous  comprends! 

M.   DE  PIENNE. 

Soit. 

A  M.  de  Gordes. 

Monsieur  de  Simiane, 


ACTE   I.  —   M.    DE   SAINT-VALLIER.  267 

A  M.  de  Pardaillan. 

Monsieur  de  Pardaillan, 

M.  de  Gordes,  M.  de  Pardaillan,  Marot,  et  M.  de  Cossé, 
qui  est  venu  se  joindre  au  groupe,  font  cercle  autour  du  duc. 

Devinez,  s'il  vous  plaît? 
Une  chose  inouïe  arrive  à  Triboulet. 

M.   DE  PARDAILLAN. 

Il  est  devenu  droit? 

M.   DE  COSSE. 

On  l'a  fait  connétable  ? 

MAROT. 

On  l'a  servi  tout  cuit  par  hasard  sur  la  table? 

M.   DE  PIENNE. 

Non.  C'est  plus  drôle.  Il  a. . .  —  Devinez  ce  qu'il  a.  — - 
C'est  incroyable! 

M.   DE  GORDES. 

Un  duel  avec  Gargantua  ? 

M.   DE  PIENNE. 

Point. 

M.   DE  PARDAILLAN. 


Un  singe  plus  laid  que  lui  ? 

M.   DE  PIENNE. 

Non  pas. 

MAROT. 

Sa  poche 
Pleine  d'écus  ? 

M.  DE  COSSÉ. 

L'emploi  du  chien  du  tourne -broche? 

MAROT. 

Un  rendez-vous  avec  la  vierge  au  paradis  ? 

M.  DE  GORDES. 

Une  âme,  par  hasard? 


268  LE   ROI   S'AMUSE. 

M.   DE  PIENNE. 

Je  vous  le  donne  en  dix  ! 
Triboulet  le  bouffon,  Triboulet  le  difforme, 
Cherchez  bien  ce  qu'il  a. . .  —  quelque  chose  d'énorme  ! 

MAROT. 

Sa  bosse  ? 

M.   DE  PIENNE. 

Non,  il  a. . .  — Je  vous  le  donne  en  cent! 
—  Une  maîtresse  ! 

Tous  éclatent  de  rire. 
MAROT. 

Ah  !  ah  !  le  duc  est  fort  plaisant. 

M.   DE  PARDAILLAN. 

Le  bon  conte  ! 

M.   DE  PIENNE. 

Messieurs,  j'en  jure  sur  mon  âme, 
Et  je  vous  ferai  voir  la  porte  de  la  dame. 
11  y  va  tous  les  soirs,  vêtu  d'un  manteau  brun, 
L'air  sombre  et  furieux,  comme  un  poëte  à  jeun. 
Je  lui  veux  faire  un  tour.  Rodant,  à  la  nuit  close, 
Près  de  l'hôtel  Cossé,  j'ai  découvert  la  chose. 
Gardez-moi  le  secret. 

MAROT. 

Quel  sujet  de  rondeau  ! 
Quoi!  Triboulet  la  nuit  se  change  en  Cupido  ! 

M.  DE  PARDAILLAN,  riant. 

Une  femme  à  messer  Triboulet! 

M.   DE  GORDLS,   riant. 

Une  selle 
Sur  un  cheval  de  bois! 

MAROT,   riant. 

Je  crois  que  la  donzelle, 
Si  quelque  autre  Bedfort  débarquait  à  Calais, 
Aurait  tout  ce  qu'il  faut  pour  chasser  les  anglais  ! 

Tous  rient.  Survient  M.  de  Vie.  M.  de  Pienne  met  son  doigt  sur  sa  bouche. 


ACTE   I.  M.    DE   SAINT-VALLIER.  2Ô< 


M.   DR   PII  NX  I  . 

Chut  ! 

M.   DE   PARDAILLAN,  à  M.  Je  Pienne. 

D'où  vient  que  le  roi  sort  aussi  vers  la  brune, 
Tous  les  jours,  et  tout  seul,  comme  cherchant  fortune? 

M.    DE  PIENNE. 

Vie  nous  dira  cela. 

M.   DE  \ 

Ce  que  je  sais  d'abord, 
C'est  que  sa  majesté  paraît  s'amuser  fort. 

M.   DE  COSSE,  avec  un  soupir. 

Ah  !  ne  m'en  parlez  pas  ! 

M.  de  vie. 

Mais  que  je  me  soucie 
De  quel  côté  le  vent  pousse  sa  fantaisie, 
Pourquoi  le  soir  il  sort,  dans  sa  cape  d'hiver, 
Méconnaissable  en  tout  de  vêtements  et  d'air, 
Si  de  quelque  fenêtre  il  se  fait  une  porte, 
N'étant  pas  marié,  mes  amis,  que  m'importe! 

M.    DE  COSSE,  hochant  la  tète. 

Un  roi,  —  les  vieux  seigneurs,  messieurs,  savent  cela,  - 
Prend  toujours  chez  quelqu'un  tout  le  plaisir  qu'il  a. 
Gare  à  quiconque  a  sœur,  femme  ou  fille  à  séduire! 
Un  puissant  en  gaîté  ne  peut  songer  qu'à  nuire. 
Il  est  bien  des  sujets  de  craindre  là  dedans. 
D'une  bouche  qui  rit  on  voit  toutes  les  dents. 

M.   DE  YIC,  bas  aux  autres. 

Comme  il  a  peur  du  roi  ! 

M.    DE  PARDAILLAN. 

Sa  femme  fort  charmante 
En  a  moins  peur  que  lui. 

M  \k<)T. 

C'est  ce  qui  l'épouvante. 

M.   DE  GORDES. 

Cossé,  vous  avez  tort.  Il  est  très  important 
De  maintenir  le  roi  gai,  prodigue  et  content. 


2JO  LE  ROI   S'AMUSE. 

M.   DE  PIENNE,  à  M.  de  Gordes. 

Je  suis  de  ton  avis,  comte.  Un  roi  qui  s'ennuie, 
C'est  une  fille  en  noir,  c'est  un  été  de  pluie. 

M.   DE  PARDAILLAN. 

C'est  un  amour  sans  duel. 

m.  de  vie. 

C'est  un  flacon  plein  d'eau. 

MAROT,  bas. 

Le  roi  revient  avec  Triboulet-Cupido. 

Entrent  le  roi  et  Triboulet.  Les  courtisans  s'écartent  avec  respect. 


SCENE  IV. 

Les  Mêmes,  LE  ROI,  TRIBOULET. 

TRIBOULET,  entrant,  et  comme  poursuivant  une  conversation  commencée. 

Des  savants  à  la  cour!  monstruosité  rare! 

LE  ROI. 

Fais  entendre  raison  à  ma  sœur  de  Navarre. 
Elle  veut  m'entourer  de  savants. 

TRIBOULET. 

Entre  nous, 
Convenez  de  ceci,  que  j'ai  bu  moins  que  vous. 
Donc,  sire,  j'ai  sur  vous,  pour  bien  juger  les  choses, 
Dans  tous  leurs  résultats  et  dans  toutes  leurs  causes, 
Un  avantage  immense,  et  même  deux,  je  croi, 
C'est  de  n'être  pas  gris,  et  de  n'être  pas  roi. 
—  Plutôt  que  des  savants,  ayez  ici  la  peste, 
La  fièvre,  et  cetera! 

LE  ROI. 

L'avis  est  un  peu  leste. 
Ma  sœur  veut  m'entourer  de  savants  ! 


ACTE   I.  -       M.   DE  SAINT-VALLIER.  271 

TRIBOULET. 

C'est  bien  mal 
De  la  .part  d'une  sœur.  —  Il  n'est  pas  d'animal, 
Pas  de  corbeau  goulu,  pas  de  loup,  pas  de  chouette, 
Pas  d'oison,  pas  de  bœuf,  pas  même  de  poëte, 
Pas  de  mahométan,  pas  de  théologien, 
Pas  d'échevin  flamand,  pas  d'ours  et  pas  de  chien, 
Plus  laid,  plus  chevelu,  plus  repoussant  de  formes, 
Plus  caparaçonné  d'absurdités  énormes, 
Plus  hérissé,  plus  sale  et  plus  gonflé  de  vent, 
Que  cet  âne  bâté  qu'on  appelle  un  savant! 
—  Manquez-vous  de  plaisirs,  de  pouvoir,  de  conquêtes, 
Et  de  femmes  en  fleur  pour  parfumer  vos  fêtes  ? 

LE  ROI. 

Hai  ! . . .  ma  sœur  Marguerite  un  soir  m'a  dit  très  bas 
Que  les  femmes  toujours  ne  me  suffiraient  pas, 
Et  quand  je  m'ennuierai... 

TRIBOULET. 

Médecine  inouïe  ! 
Conseiller  les  savants  à  quelqu'un  qui  s'ennuie! 
Madame  Marguerite  est,  vous  en  conviendrez, 
Toujours  pour  les  partis  les  plus  désespérés. 

LE  ROI. 

Eh  bien!  pas  de  savants,  mais  cinq  ou  six  poètes... 

TRIBOULET. 

Sire!  j'aurais  plus  peur,  étant  ce  que  vous  êtes, 

D'un  poëte,  toujours  de  rime  barbouillé, 

Que  Belzébuth  n'a  peur  d'un  goupillon  mouillé. 

LE  ROI. 

Cinq  ou  six. . . 

TRIBOULET. 

Cinq  ou  six!  c'est  toute  une  écurie! 
C'est  une  académie,  une  ménagerie! 

Montrant  Marot. 

N'avons-nous  pas  assez  de  Marot  que  voici , 
Sans  nous  empoisonner  de  poètes  ainsi! 


272  LE  ROI   S'AMUSE. 

MAROT. 

Grand  merci  ! 

A  part. 

Le  bouffon  eût  mieux  fait  de  se  taire  ! 

TRIBOULET. 

Les  femmes,  sire!  ah  Dieu  !  c'est  le  ciel,  c'est  la  terre! 
C'est  tout  !  Mais  vous  avez  les  femmes  !  vous  avez 
Les  femmes!  laissez-moi  tranquille!  vous  rêvez, 
De  vouloir  des  savants! 

LE  ROI. 

Moi,  foi  de  gentilhomme! 
Je  m'en  soucie  autant  qu'un  poisson  d'une  pomme. 

Eclats  de  rire  dans  un  groupe  au  fond.  —  A  Triboulet. 

Tiens,  voilà  des  muguets  qui  se  raillent  de  toi. 

Triboulet  va  les  écouter  et  revient. 
TRIBOULET. 

Non,  c'est  d'un  autre  fou. 

LE  ROI. 

Bah!  de  qui  donc? 

TRIBOULET. 

Du  roi. 

LE  ROI. 

Vrai!  Que  chantent-ils? 

TRIBOULET. 

Sire,  ils  vous  disent  avare, 
Et  qu'argent  et  faveurs  s'en  vont  dans  la  Navarre. 
Qu'on  ne  fait  rien  pour  eux. 

LE  ROI. 

Oui,  je  les  vois  d'ici 
Tous  les  trois,  —  Montchenu,  Brion,  Montmorency. 

TRIBOULET. 

Juste. 

LE  ROI. 

Ces  courtisans!  engeance  détestable! 
J'ai  fait  l'un  amiral,  le  second  connétable, 


ACTE   I.  —   M.    DE   SAINT-VALLIER.  273 

Et  l'autre,  Montchenu,  maître  de  mon  hôtel. 
Ils  ne  sont  pas  contents!  as-tu  vu  rien  de  tel? 

TRIBOULET. 

Mais  vous  pouvez  encor,  c'est  justice  à  leur  rendre, 
Les  faire  quelque  chose. 

LE  ROI. 

Et  quoi  ? 

TRIBOULET. 

Faites-les  pendre. 

M.   DE  PIENNE,  riant,  aux  trois  seigneurs  qui  sont  toujours  au  fond. 

Messieurs,  entendez-vous  ce  que  dit  Tribouletr 

M.   DE  BRION. 

Il  jette  sur  le  fou  un  regard  de  colère. 

Oui,  certe! 

M.   DE  MONTMORENCY. 

11  le  paiera! 

M.   DE  MONTCHENU. 

Misérable  valet! 

TRIBOULET,  au  roi. 

Mais,  sire,  vous  devez  avoir  parfois  dans  l'âme 

Un  vide...  —  Autour  de  vous  n'avoir  pas  une  femme 

Dont  l'œil  vous  dise  non,  dont  le  cœur  dise  oui! 

LE  ROI. 

Qu'en  sais-tu  ? 

TRIBOILET. 

N'être  aimé  que  d'un  cœur  ébloui, 
Ce  n'est  pas  être  aimé. 

EE  ROI. 

Sais-tu  si  pour  moi-même 
11  n'est  pas  dans  ce  monde  une  femme  qui  m'aime? 

TRIBOl  II.  I. 

Sans  vous  connaître  ; 

THÉÂTRE.   II.  l8 


NATIONALE. 


274  LE  RQI   S'AMUSE. 

LE  ROI. 

Eh!  oui. 

A  part. 

Sans  compromettre  ici 
Ma  petite  beauté  du  cul-de-sac  Bussy. 

TRIBOULET. 

Une  bourgeoise  donc  ? 

LE  ROI. 

Pourquoi  non  ? 

TRIBOULET,  vivement. 

Prenez  garde. 
Une  bourgeoise  !  ô  ciel  !  votre  amour  se  hasarde. 
Les  bourgeois  sont  parfois  de  farouches  romains. 
Quand  on  touche  à  leur  bien,  la  marque  en  reste  aux  mains. 
Tenez,  contentons-nous,  fous  et  rois  que  nous  sommes, 
Des  femmes  et  des  sœurs  de  vos  bons  gentilshommes. 

LE  ROI. 

Oui,  je  m'arrangerais  de  la  femme  à  Cossé. 

TRIBOULET. 

Prenez-la. 

LE  ROI,  riant. 

C'est  facile  à  dire  et  malaisé 
A  faire. 

TRIBOULET. 

Enlevons-la  cette  nuit. 

LE  ROI,  montrant  M.  de  Cossé. 

Et  le  comte  ? 


Et  la  Bastille  ? 

Oh  !  non. 

Faites-le  duc. 


TRIBOULET. 


LE  ROI. 


TRIBOULET. 

Pour  régler  votre  compte, 


ACTE   I.  -       M.    DE  SAINT-VALLIER.  275 

LE  ROI. 

Il  est  jaloux  comme  un  bourgeois. 
11  refusera  tout  et  criera  sur  les  toits. 

TRIBOULET,  rêveur. 

Cet  homme  est  fort  gênant,  qu'on  le  paie  ou  l'exile... 

Depuis  quelques  instants,  M.  de  Cossé  s'est  rapproché  par  derrière  du  roi  et 
du  fou,  et  il  écoute  leur  conversation.  Triboulet  se  frappe  le  front  avec 
joie. 

Mais  il  est  un  moyen,  commode,  très  facile, 
Simple,  auquel  je  devrais  avoir  déjà  pensé. 

M.  de  Cossé  se  rapproche  encore  et  écoute. 

—  Faites  couper  la  tête  à  monsieur  de  Cossé. 

M.  de  Cossé  recule,  tout  effaré. 

—  ...  On  suppose  un  complot  avec  l'Espagne  ou  Rome. . . 

M.  DE  COSSÉ,  éclatant. 

Oh  !  le  petit  satan  ! 

LE  ROI,  riant,  et  frappant  sur  l'épaule  de  M.  de  Cossé. 
A  Triboulet. 

Là,  foi  de  gentilhomme, 
Y  penses-tu  ?  couper  la  tête  que  voilà  ! 
Regarde  cette  tête,  ami!  vois-tu  cela? 
S'il  en  sort  une  idée,  elle  est  toute  cornue. 

TRIBOULET. 

Comme  le  moule  auquel  elle  était  contenue. 

M.  DE  COSSÉ. 

Couper  ma  tête  ! 

TRIBOULET. 

Eh  bien  ? 

LE  ROI,  à  Triboulet. 

Tu  le  pousses  à  bout. 

TRIBOULET. 

Que  diable!  on  n'est  pas  roi  pour  se  gêner  en  tour, 
Pour  ne  point  se  passer  la  moindre  fantaisie. 

.s. 


276  LE   ROI   S'AMUSE. 

M.  DE  COSSÉ. 

Me  couper  la  tête!  ah!  j'en  ai  l'âme  saisie! 

TRIBOULET. 

Mais  c'est  tout  simple.  —  Où  donc  est  la  nécessité 
De  ne  pas  vous  couper  la  tête  ? 

M.  DE  COSSÉ. 

En  vérité! 
Je  te  châtierai,  drôle! 

TRIBOULET. 

Oh!  je  ne  vous  crains  guère! 
Entouré  de  puissants  auxquels  je  fais  la  guerre, 
Je  ne  crains  rien,  monsieur,  car  je  n'ai  sur  le  cou 
Autre  chose  à  risquer  que  la  tête  d'un  fou. 
Je  ne  crains  rien,  sinon  que  ma  bosse  me  rentre 
Au  corps,  et  comme  à  vous  me  tombe  dans  le  ventre, 
—  Ce  qui  m'enlaidirait. 

M.  DE  COSSÉ,  la  main  sur  son  épée. 

Maraud  ! 


Viens,  fou  ! 


LE  ROI. 

Comte,  arrêtez.  — 

Il  s'éloigne  avec  Triboulet  en  riant. 
M.   DE  GORDES. 

Le  roi  se  tient  de  rire  les  côtés! 


M.   DE  PARDAILLAX. 

Comme  à  la  moindre  chose  il  rit,  il  s'abandonne! 

MAROT. 

C'est  curieux,  un  roi  qui  s'amuse  en  personne! 

Une  fois  le  fou  et  le  roi  éloignés,  les  courtisans  se  rapprochent, 
et  suivent  Triboulet  d'un  regard  de  haine. 

M.  DE  BRION. 

Yengeons-nous  du  bouffon  ! 


ACTE   I.  —  M.   DE   SAINT-VALLIER.  277 

TOUS. 

Hun! 

MA  ROT. 

Il  est  cuirassé. 
Par  où  le  prendre  ?  où  donc  le  frapper  ? 

M.   DE  PIENNE. 

Je  le  sai. 
Nous  avons  contre  lui  chacun  quelque  rancune, 
Nous  pouvons  nous  venger. 

Tous  se  rapprochent  avec  curiosité  de  M.  Je  Pienne. 

Trouvez-vous  à  la  brune, 
Ce  soir,  tous  bien  armés,  au  cul-de-sac  Bussy,  — 
Près  de  l'hôtel  Cossé.  —  Plus  un  mot  de  ceci. 

MAROT. 

Je  devine. 

M.   DE  PIENNE. 

C'est  dit  ? 

TOUS. 

C'est  dit. 

Ni.   DE  PIENNE. 

Silence!  il  rentre. 
Rentrent  Triboulet,  et  le  roi  entouré  de  femmes. 

TRIBOULET,  seul  dans  son  coin,  à  part. 

A  qui  jouer  un  tour  maintenant?  —  Au  roi?...  —  Diantre' 

UN  VALET,  entrant,  bas  à  Triboulet. 

Monsieur  de  Saint- Vallier,  un  vieillard  tout  en  noir, 
Demande  à  voir  le  roi. 

TRIBOULET,  se  frottant  les  mains. 

Mortdieu  !  laissez-nous  voir 
Monsieur  de  Saint- Vallier. 

Le  valet  sort. 

C'est  charmant!  comment  diable! 
Mais  cela  va  nous  faire  un  esclandre  effroyable! 

Bruit,  tumulte  au  fond,  à  la  grande  porte. 


278  LE  ROI   S'AMUSE. 

UNE  VOIX,  au  dehors. 

Je  veux  parler  au  roi  ! 

LE  ROI,  s'interrompant  de  sa  causerie. 

Non  ! . . .  Qui  donc  est  entré  ? 

LA  MÊME  VOIX. 

Parler  au  roi. 

LE  ROI,  vivement. 

Non,  non  ! 

Un  vieillard,  vêtu  de  deuil,  perce  la  foule  et  vient  se  placer  devant  le  roi, 
qu'il  regarde  fixement.  Tous  les  courtisans  s'écartent  avec  étonnement. 


SCENE  V. 

LES  MÊMES,    M.    DE    SAINT-VALLIER,   grand  deuil,  barbe  et  cheveux  blancs. 
M.   DE  SAINT-VALLIER,  au  roi. 

Si  !  je  vous  parlerai! 

LE  ROI. 

Monsieur  de  Saint- Vallier! 

M.  DE  SAINT-VALLIER,  immobile  au  seuil. 

C'est  ainsi  qu'on  me  nomme. 

Le  roi  fait  un  pas  vers  lui  avec  colère.  Triboulet  l'arrête. 
TRIBOULET. 

Oh  !  sire  !  laissez-moi  haranguer  le  bonhomme. 

A  M.  de  Saint-Vallier,  avec  une  attitude  théâtrale. 

Monseigneur!  vous  aviez  conspiré  contre  nous, 
Nous  vous  avons  fait  grâce,  en  roi  clément  et  doux. 
C'est  au  mieux.  Quelle  rage  à  présent  vient  vous  prendre 
D'avoir  des  petits-fîls  de  monsieur  votre  gendre  ? 
Votre  gendre  est  affreux,  mal  bâti,  mal  tourné, 
Marqué  d'une  verrue  au  beau  milieu  du  né, 
Borgne,  disent  les  uns,  velu,  chétif  et  blême, 


ACTE   I.  -       M.    DE  SAINT-VALLTER.  279 

Ventru  comme  monsieur, 

Il  montre  M.  de  Cossé,  qui  se  cabre. 

Bossu  comme  moi-même. 
Qui  verrait  votre  fille  à  son  côté,  rirait. 
Si  le  roi  n'y  mettait  bon  ordre,  il  vous  ferait 
Des  petits-fils  tortus,  des  petits-fils  horribles, 
Roux,  brèche-dents,  manques,  effroyables,  risibles, 
Ventrus  comme  monsieur, 

Montrant  encore  M.  de  Cossé,  qu'il  salue  et  qui  s'indigne. 

Et  bossus  comme  moi  ! 
Votre  gendre  est  trop  laid!  —  Laissez  faire  le  roi, 
Et  vous  aurez  un  jour  des  petits-fils  ingambes 
Pour  vous  tirer  la  barbe  et  vous  grimper  aux  jambes. 

Les  courtisans  applaudissent  Triboulct  avec  des  huées  et  des  éclats  de  rire. 
M.  DE  SAINT-VALLIER,  sans  regarder  le  bouffon. 

Une  insulte  de  plus!  —  Vous,  sire,  écoutez-moi, 

Comme  vous  le  devez,  puisque  vous  êtes  roi! 

Vous  m'avez  fait  un  jour  mener  pieds  nus  en  Grève; 

Là,  vous  m'avez  fait  grâce,  ainsi  que  dans  un  rêve, 

Et  je  vous  ai  béni,  ne  sachant  en  effet 

Ce  qu'un  roi  cache  au  fond  d'une  grâce  qu'il  fait. 

Or,  vous  aviez  caché  ma  honte  dans  la  mienne.  — 

Oui,  sire,  sans  respect  pour  une  race  ancienne, 

Pour  le  sang  de  Poitiers,  noble  depuis  mille  ans, 

Tandis  que,  revenant  de  la  Grève  à  pas  lents, 

Je  priais  dans  mon  cœur  le  dieu  de  la  victoire 

Qu'il  vous  donnât  mes  jours  de  vie  en  jours  de  gloire, 

Vous,  François  de  Valois,  le  soir  du  même  jour, 

Sans  crainte,  sans  pitié,  sans  pudeur,  sans  amour, 

Dans  votre  lit,  tombeau  de  la  vertu  des  femmes, 

Vous  avez  froidement,  sous  vos  baisers  infâmes, 

Terni,  flétri,  souillé,  déshonoré,  brisé 

Diane  de  Poitiers,  comtesse  de  Brézé  ! 

Quoi!  lorsque  j'attendais  l'arrêt  qui  me  condamne, 

Tu  courais  donc  au  Louvre,  o  ma  chaste  Diane! 

Et  lui,  ce  roi  sacré  chevalier  par  Bayard, 

Jeune  homme  auquel  il  faut  des  plaisirs  de  vieillard, 

Pour  quelques  jours  de  plus  dont  Dieu  seul  sait  le  compte, 

Ton  père  sous  ses  pieds,  te  marchandait  ta  honte, 

Et  cet  affreux  tréteau,  chose  horrible  à  penser! 

Qu'un  matin  le  bourreau  vint  en  Grève  dresser, 


280  LE  ROI   S'AMUSE. 

Avant  la  fin  du  jour  devait  être,  ô  misère! 

Ou  le  lit  de  la  fille,  ou  l'échafaud  du  père! 

O  Dieu!  qui  nous  jugez!  qu'avez-vous  dit  là-haut, 

Quand  vos  regards  ont  vu,  sur  ce  même  échafaud, 

Se  vautrer,  triste  et  louche,  et  sanglante,  et  souillée, 

La  luxure  royale  en  clémence  habillée  ? 

Sire!  en  faisant  cela,  vous  avez  mal  agi. 

Que  du  sang  d'un  vieillard  le  pavé  fût  rougi , 

C'était  bien.  Ce  vieillard,  peut-être  respectable, 

Le  méritait,  étant  de  ceux  du  connétable. 

Mais  que  pour  le  vieillard  vous  ayez  pris  l'enfant, 

Que  vous  ayez  broyé  sous  un  pied  triomphant 

La  pauvre  femme  en  pleurs,  à  s'effrayer  trop  prompte, 

C'est  une  chose  impie,  et  dont  vous  rendrez  compte! 

Vous  avez  dépassé  votre  droit  d'un  grand  pas. 

Le  père  était  à  vous,  mais  la  fille,  non  pas. 

Ah  !  vous  m'avez  fait  grâce  !  —  Ah  !  vous  nommez  la  chose 

Une  grâce!  et  je  suis  un  ingrat,  je  suppose! 

—  Sire,  au  lieu  d'abuser  ma  fille,  bien  plutôt 
Que  n'êtes-vous  venu  vous-même  en  mon  cachot, 
Je  vous  aurais  crié  :  —  Faites-moi  mourir,  grâce! 
Oh!  grâce  pour  ma  fille,  et  grâce  pour  ma  race! 
Oh!  faites-moi  mourir!  la  tombe,  et  non  l'affront! 
Pas  de  tête  plutôt  qu'une  souillure  au  front! 

Oh!  mon  seigneur  le  roi,  puisqu'ainsi  l'on  vous  nomme, 
Croyez-vous  qu'un  chrétien,  un  comte,  un  gentilhomme, 
Soit  moins  décapité,  répondez,  mon  seigneur, 
Quand  au  lieu  de  la  tête  il  lui  manque  l'honneur? 

—  J'aurais  dit  cela,  sire,  et  le  soir,  dans  l'église, 
Dans  mon  cercueil  sanglant  baisant  ma  barbe  grise, 
Ma  Diane  au  cœur  pur,  ma  fille  au  front  sacré, 
Honorée,  eût  prié  pour  son  père  honoré! 

—  Sire,  je  ne  viens  pas  redemander  ma  fille. 
Quand  on  n'a  plus  d'honneur,  on  n'a  plus  de  famille. 
Qu'elle  vous  aime  ou  non  d'un  amour  insensé, 

Je  n'ai  rien  à  reprendre  où  la  honte  a  passé. 

Gardez-la.  —  Seulement  je  me  suis  mis  en  tête 

De  venir  vous  troubler  ainsi  dans  chaque  fête, 

Et  jusqu'à  ce  qu'un  père,  un  frère,  ou  quelque  époux, 

—  La  chose  arrivera,  —  nous  ait  vengés  de  vous, 
Pâle,  à  tous  vos  banquets,  je  reviendrai  vous  dire  : 

—  Vous  avez  mal  agi,  vous  avez  mal  fait,  sire!  — 
Et  vous  m'écouterez,  et  votre  front  terni 

Ne  se  relèvera  que  quand  j'aurai  fini. 


ACTE  I.  —  M.   DE   SAINT-VALLIER.  281 

Vous  voudrez,  pour  forcer  ma  vengeance  à  se  taire, 
Me  rendre  au  bourreau.  Non.  Vous  ne  l'oserez  faire, 
De  peur  que  ce  ne  soit  mon  spectre  qui  demain 

Montrant  sa  tête. 

Revienne  vous  parler,  —  cette  tête  à  la  main! 

LE  ROI,  comme  suffoqué  tic  colore. 

On  s'oublie  à  ce  point  d'audace  et  de  délire  ! . . .  — 

A  M.  de  Pienne. 

Duc!  arrêtez  monsieur! 

M.  de  Pienne  fait  un  signe,  et  deux  hallcbardiers  se  placent  de  chaque  côté 
de  M.  de  Saint-Vallicr. 

TRIBOULET,   riant. 

Le  bonhomme  est  fou,  sire! 

M.    DE  SAINT-VALLIER,  levant  le  bras. 

Soyez  maudits  tous  deux  !  — 

Au  roi. 

Sire,  ce  n'est  pas  bien. 
Sur  le  lion  mourant  vous  lâchez  votre  chien  ! 
A  Triboulet. 

Qui  que  tu  sois,  valet  à  langue  de  vipère, 
Qui  fais  risée  ainsi  de  la  douleur  d'un  père, 
Sois  maudit!  — 

Au  roi. 

J'avais  droit  d'être  par  vous  traité 
Comme  une  majesté  par  une  majesté. 
Vous  êtes  roi,  moi  père,  et  l'âge  vaut  le  trône. 
Nous  avons  tous  les  deux  au  front  une  couronne 
Où  nul  ne  doit  lever  de  regards  insolents, 
Vous,  de  fleurs-de-lys  d'or,  et  moi,  de  cheveux  blancs. 
Roi,  quand  un  sacrilège  ose  insulter  la  vôtre, 
C'est  vous  qui  la  vengez;  —  c'est  Dieu  qui  venge  l'autre! 


282  LE  ROI   S'AMUSE. 


ACTE   DEUXIEME. 

SALTABADIL. 


Le  recoin  le  plus  désert  du  cul-de-sac  Bussj.  A  droite,  une  petite  maison  de  discrète  appa- 
rence, avec  une  petite  cour  entourée  d'un  mur  qui  occupe  une  partie  du  théâtre.  Dans  cette 
cour,  quelques  arbres,  un  banc  de  pierre.  Dans  le  mur,  une  porte  qui  donne  sur  la  rue.  Sur 
le  mur,  une  terrasse  étroite  couverte  d'un  toit  supporté  par  des  arcades  dans  le  goût  de  la 
renaissance.  —  La  porte  du  premier  étage  de  la  maison  donne  sur  cette  terrasse,  qui 
communique  avec  la  cour  par  un  degré.  —  A  gauche,  les  murs  très  hauts  des  jardins  de 
l'hôtel  de  Cossé.  —  Au  fond,  des  maisons  éloignées;  le  clocher  de  Saint-Séverin. 


SCENE  PREMIERE. 

TRIBOULET,    SALTABADIL.        -    Pendant  une  partie  de  la  scène, 

M.  DE  PIENNE  et  M.  DE  GORDES,  au  fond. 

Triboulet,  enveloppé  d'un  manteau  et  sans  aucun  de  ses  attributs  de  bouffon,  paraît  dans  la 
rue,  et  se  dirige  vers  la  porte  pratiquée  dans  le  mur.  Un  homme  vêtu  de  noir,  et  également 
couvert  d'une  cape,  dont  le  bas  est  relevé  par  une  épée,  le  suit. 


TRIBOULET,  rêveur. 

Ce  vieillard  m'a  maudit! 

L'HOMME,  le  saluant. 

Monsieur. . . 

TRIBOULET,  se  détournant  avec  humeur. 

Ah!... 

Cherchant  dans  sa  poche. 

Je  n'ai  rien. 

L'HOMME. 

Je  ne  demande  rien,  monsieur!  fi  donc! 

TRIBOULET,  lui  faisant  signe  de  le  laisser  tranquille  et  de  s'éloigner. 

C'est  bien! 

Entrent  M.  de  Pienne  et  M.  de  Gordes,  qui  s'arrêtent  en  observation  au  fond. 


ACTE  II.  —  SALTABADIL.  283 

L'HOMME,  le  saluant. 

Monsieur  me  juge  mal.  Je  suis  homme  d'épée. 

TRIBOULET,  reculant,  à  part. 

Est-ce  un  voleur? 

L'HOMME,  s'approchant  d'un  air  doucereux. 

Monsieur  a  la  mine  occupée. 
Je  vous  vois  tous  les  soirs  de  ce  côté  rôder. 
—  Vous  avez  l'air  d'avoir  une  femme  à  garder! 

TRIBOULET,  a  part. 

Diable! 

Haut. 

Je  ne  dis  pas  mes  affaires  aux  autres. 

II  veut  passer  mitre.  L'homme  le  retient. 
L'HOMME. 

Mais  c'est  pour  votre  bien  qu'on  se  mêle  des  vôtres. 
Si  vous  me  connaissiez,  vous  me  traiteriez  mieux. 

S'approchant. 

Peut-être  à  votre  femme  un  fat  fait  les  doux  yeux, 
Et  vous  êtes  jaloux?. . . 

TRIBOULET,  impatienté. 

Que  voulez-vous,  en  somme? 

L'HOMME,  avec  un  sourire  aimable,  bas  et  vite. 

Pour  quelque  paraguante  on  vous  tuera  votre  homme. 

TRIBOULET,  respirant. 

Ah!  c'est  fort  bien! 

L'HOMME. 

Monsieur,  vous  voyez  que  je  suis 
Un  honnête  homme. 

TRIBOULET. 

Peste  ! 

L'HOMME. 

Et  que  si  je  vous  suis, 
C'est  pour  de  bons  desseins. 


284  LE   ROI   S'AMUSE. 

TRIBOULET. 

Oui,  certe,  un  homme  utile! 

L'HOMME,  modestement. 

Le  gardien  de  l'honneur  des  dames  de  la  ville. 

TRIBOULET. 

Et  combien  prenez-vous  pour  tuer  un  galant? 

L'HOMME. 

C'est  selon  le  galant  qu'on  tue,  —  et  le  talent 
Qu'on  a. 

TRIBOULET. 

Pour  dépêcher  un  grand  seigneur? 

L'HOMME. 

Ah!  diantre! 
On  court  plus  d'un  péril  de  coups  d'épée  au  ventre. 
Ces  gens-là  sont  armés.  On  y  risque  sa  chair. 
Le  grand  seigneur  est  cher. 

TRIBOULET. 

Le  grand  seigneur  est  cher! 
Est-ce  que  les  bourgeois,  par  hasard,  se  permettent 
De  se  faire  tuer  entre  eux  ? 

L'HOMME,  souriant. 

Mais  ils  s'y  mettent! 

—  C'est  un  luxe  pourtant.  —  Luxe,  vous  comprenez, 
Qui  reste  en  général  parmi  les  gens  bien  nés. 

Il  est  quelques  faquins  qui,  pour  de  grosses  sommes, 
Tiennent  à  se  donner  des  airs  de  gentilshommes, 
Et  me  font  travailler.  —  Mais  ils  me  font  pitié. 

—  On  me  donne  moitié  d'avance,  et  la  moitié 
Après. 

TRIBOULET,  hochant  la  tète. 

Oui,  vous  risquez  le  gibet,  le  supplice... 

L'HOMME,  souriant. 

Non,  non,  nous  redevons  un  droit  à  la  police. 


ACTE   IL  —   SALTABADIL.  285 

TRIBOULET. 

Tant  pour  un  homme? 

L'HOMME,  ■•■'  [ne  affirmatif. 

A  moins...  que  vous  dirai-je,  moi  ? 
Qu'on  n'ait  tué,  mon  Dieu!...  qu'on  n'ait  tué...  le  roi! 

TRIBOULET. 

Et  comment  t'y  prends-tu? 

L'HOMME. 

Monsieur,  je  tue  en  ville 
Ou  chez  moi,  comme  on  vent. 

TRIBOULET. 

Ta  manière  est  civile. 

L'HOMME. 

J'ai,  pour  aller  en  ville,  un  estoc  bien  pointu. 
J'attends  l'homme  le  soir... 

TRIBOULET. 

Chez  toi,  comment  fais-tu? 

L'HOMME. 

J'ai  ma  sœur  Maguelonne,  une  fort  belle  fille 
Qui  danse  dans  la  rue  et  qu'on  trouve  gentille. 
Elle  attire  chez  nous  le  galant  une  nuit... 

TRIBOULET. 

Je  comprends. 

L'HOMME. 

Vous  voyez,  cela  se  fait  sans  bruit, 
C'est  décent.  —  Donnez-moi,  monsieur,  votre  pratique. 
Vous  en  serez  content.  Je  ne  tiens  pas  boutique, 
Je  ne  fais  pas  d'éclat.  Surtout,  je  ne  suis  point 
De  ces  gens  à  poignard,  serrés  dans  leur  pourpoint, 
Qui  vont  se  mettre  dix  pour  la  moindre  équipée, 
Bandits  dont  le  courage  est  court  comme  l'épée. 

Il  tire  de  dessous  sa  cape  une  épée  démesurément  longue. 


286  LE  ROI  S'AMUSE. 

Voici  mon  instrument. 

Triboulet  recule  d'effroi. 

Pour  vous  servir. 

TRIBOULET,  considérant  l'épée  avec  surprise. 

Vraiment  ! 
—  Merci,  je  n'ai  besoin  de  rien,  pour  le  moment. 

L'HOMME,  remettant  l'épée  au  fourreau. 

Tant  pis.  —  Quand  vous  voudrez  me  voir,  je  me  promène 
Tous  les  jours  à  midi  devant  l'hôtel  du  Maine. 
Mon  nom,  Saltabadil. 

TRIBOULET. 

Bohême? 

L'HOMME,  saluant. 

Et  bourguignon. 

M.  DE  GORDES,  écrivant  sur  ses  tablettes,  au  fond. 
Bas,  à  M.  de  Pienne. 

Un  homme  précieux,  et  dont  je  prends  le  nom. 

L'HOMME,  a  Triboulet. 

Monsieur,  ne  pensez  pas  mal  de  moi,  je  vous  prie. 

TRIBOULET. 

Non.  Que  diable!  il  faut  bien  avoir  une  industrie! 

L'HOMME. 

A  moins  de  mendier,  et  d'être  un  fainéant, 
Un  gueux.  —  J'ai  quatre  enfants. . . 

TRIBOULET. 

Qu'il  serait  malséant 


De  ne  pas  élever. . . 

Le  congédiant. 


Le  ciel  vous  tienne  en  joie 


ACTE   II.  —   SALTABADIL.  287 

M.  DE  PIENNE,  à  M.  de  Gordes,  au  tond,  montrant  Triboulct. 

Il  fait  grand  jour  encor.  Je  crains  qu'il  ne  nous  voie. 

Tous  deux  sortent. 
TRIBOULET,  à  l'homme. 

Bonsoir! 

L'HOMME,   le  saluant. 


Il  sort. 


Adiusias.  Tout  votre  serviteur. 

TRIBOULET,  le  regardant  s'éloigner. 

Nous  sommes  tous  les  deux  à  la  même  hauteur. 

Une  langue  acérée,  une  lame  pointue. 

Je  suis  l'homme  qui  rit,  il  est  l'homme  qui  tue. 


SCENE  IL 

L'homme  disparu,  Triboulet  ouvre  doucement  la  petite  porte  pratiquée  dans  le  mur  de  la 
cour.  Il  regarde  au  dehors  avec  précaution,  puis  il  tire  la  clef  de  la  serrure  et  referme  soi- 
gneusement la  porte  en  dedans.  Il  fait  quelques  pas  dans  la  cour  d'un  air  soucieux  et  préoc- 
cupé. 

TRIBOULET,  seul. 

Ce  vieillard  m'a  maudit!..  .  —  Pendant  qu'il  me  parlait, 
Pendant  qu'il  me  criait  :  —  Oh!  sois  maudit,  valet! 
Je  raillais  sa  douleur!  —  Oh!  oui,  j'étais  infâme, 
Je  riais,  mais  j'avais  l'épouvante  dans  l'âme. 

Il  va  s'asseoir  sur  le  petit  banc  près  de  la  table  de  pierre. 

Maudit  ! 

Profondément  rêveur  et  la  main  sur  son  front. 

Ah!  la  nature  et  les  hommes  m'ont  fait 
Bien  méchant,  bien  cruel  et  bien  lâche  en  effet! 
O  rage!  être  bouffon!  ô  rage!  être  difforme! 
Toujours  cette  pensée!  et,  qu'on  veille  ou  qu'on  dorme, 
Quand  du  monde  en  rêvant  vous  avez  fait  le  tour, 
Retomber  sur  ceci  :  Je  suis  bouffon  de  cour! 
Ne  vouloir,  ne  pouvoir,  ne  devoir  et  ne  faire 
Que  rire!  —  Quel  excès  d'opprobre  et  de  misère! 
Quoi!  ce  qu'ont  les  soldats,  ramassés  en  troupeau 
Autour  de  ce  haillon  qu'ils  appellent  drapeau, 
Ce  qui  reste,  après  tout,  au  mendiant  d'Espagne, 
A  l'esclave  en  Tunis,  au  forçat  dans  son  bagne, 


288  LE  ROI   S'AMUSE. 

A  tout  homme  ici-bas  qui  respire  et  se  meut, 

Le  droit  de  ne  pas  rire  et  de  pleurer,  s'il  veut, 

Je  ne  l'ai  pas!  —  O  Dieu!  triste  et  l'humeur  mauvaise, 

Pris  dans  un  corps  mal  fait  où  je  suis  mal  à  l'aise, 

Tout  rempli  de  dégoût  de  ma  difformité, 

Jaloux  de  toute  force  et  de  toute  beauté, 

Entouré  de  splendeurs  qui  me  rendent  plus  sombre, 

Parfois,  farouche  et  seul,  si  je  cherche  un  peu  l'ombre, 

Si  je  veux  recueillir  et  calmer  un  moment 

Mon  âme  qui  sanglote  et  pleure  amèrement, 

Mon  maître  tout  à  coup  survient,  mon  joyeux  maître, 

Qui,  tout-puissant,  aimé  des  femmes,  content  d'être, 

A  force  de  bonheur  oubliant  le  tombeau, 

Grand,  jeune,  et  bien  portant,  et  roi  de  France,  et  beau, 

Me  pousse  avec  le  pied  dans  l'ombre  où  je  soupire, 

Et  me  dit  en  bâillant  :  Bouffon!  fais-moi  donc  rire! 

—  O  pauvre  fou  de  cour!  —  C'est  un  homme,  après  tout. 

—  Eh  bien!  la  passion  qui  dans  son  âme  bout, 
La  rancune,  l'orgueil,  la  colère  hautaine, 
L'envie  et  la  fureur  dont  sa  poitrine  est  pleine, 
Le  calcul  éternel  de  quelque  affreux  dessein, 
Tous  ces  noirs  sentiments  qui  lui  rongent  le  sein, 
Sur  un  signe  du  maître,  en  lui-même  il  les  broie, 
Et,  pour  quiconque  en  veut,  il  en  fait  de  la  joie! 

—  Abjection!  —  S'il  marche,  ou  se  lève,  ou  s'assied, 
Toujours  il  sent  le  fil  qui  lui  tire  le  pied. 

—  Mépris  de  toute  part!  —  Tout  homme  l'humilie. 
Ou  bien,  c'est  une  reine,  une  femme,  jolie, 
Demi-nue  et  charmante,  et  dont  il  voudrait  bien, 
Qui  le  laisse  jouer  sur  son  lit,  comme  un  chien! 

Aussi,  mes  beaux  seigneurs,  mes  railleurs  gentilshommes, 
Hun!  comme  il  vous  hait  bien!  quels  ennemis  nous  sommes! 
Comme  il  vous  fait  parfois  payer  cher  vos  dédains! 
Comme  il  sait  leur  trouver  des  contre-coups  soudains! 
Il  est  le  noir  démon  qui  conseille  le  maître. 
Vos  fortunes,  messieurs,  n'ont  plus  le  temps  de  naître, 
Et,  sitôt  qu'il  a  pu  dans  ses  ongles  saisir 
Quelque  belle  existence,  il  l'effeuille  à  plaisir! 

—  Vous  l'avez  fait  méchant!  —  O  douleur!  est-ce  vivre? 
Mêler  du  fiel  au  vin  dont  un  autre  s'enivre, 

Si  quelque  bon  instinct  germe  en  soi,  l'effacer, 
Etourdir  de  grelots  l'esprit  qui  veut  penser, 
Traverser,  chaque  jour,  comme  un  mauvais  génie, 
Des  fêtes,  qui  pour  vous  ne  sont  qu'une  ironie, 


ACTE  II.  -       SALTABADIL.  289 

Démolir  le  bonheur  des  heureux,  par  ennui, 
N'avoir  d'ambition  qu'aux  ruines  d'autrui, 
Et  contre  tous,  partout  où  le  hasard  vous  pose, 
Porter  toujours  en  soi,  mêler  à  toute  chose, 
Et  garder,  et  cacher  sous  un  rire  moqueur 
Un  fond  de  vieille  haine  extravasée  au  cœur! 
Oh!  je  suis  malheureux!  — 

Se  levant  du  banc  Je  pierre  où  il  est  assis. 

Mais  ici,  que  m'importe? 
Suis-je  pas  un  autre  homme  en  passant  cette  porte? 
Oublions  un  instant  le  monde  dont  je  sors. 
Ici,  je  ne  dois  rien  apporter  du  dehors. 

Retombant  dans  sa  rêverie. 

—  Ce  vieillard  m'a  maudit!  —  Pourquoi  cette  pensée 
Revient-elle  toujours  lorsque  je  l'ai  chassée? 
Pourvu  qu'il  n'aille  rien  m'arriver? 

Haussant  les  épaules. 

Suis-je  fou? 

Il  va  à  la  porte  de  la  maison  et  frappe.  Elle  s'ouvre.  Une  jeune  fille  vêtue  de  blanc 
en  sort,  et  se  jette  joyeusement  dans  ses  bras. 


SCENE  III. 

TRIBOULET,  BLANCHE,  ensuite  DAME  BERARDE. 

TRIBOULET. 

Ma  fille! 

II  la  serre  sur  sa  poitrine  avec  transport. 

Oh!  mets  tes  bras  à  l'entour  de  mon  cou. 
—  Sur  mon  cœur!  —  Près  de  toi,  tout  rit,  rien  ne  me  pèse, 
Enfant!  je  suis  heureux,  et  je  respire  à  l'aise' 

Il  la  regarde  d'un  œil  enivré. 

— -  Plus  belle  tous  les  jours!  — ■  Tu  ne  manques  de  rien, 
Dis?  —  Es-tu  bien  ici?  —  Blanche,  embrasse-moi  bien! 

BLANCHE,  dans  ses  bras. 

Comme  vous  êtes  bon,  mon  père! 

TRIBOULET,  s'asscyant. 

Non,  je  t'aime, 
Voilà  tout.  N'es-tu  pas  ma  vie  et  mon  sang  même  ? 

THÉÂTRE.    —    II.  19 


29o  LE  ROI  S'AMUSE. 

Si  je  ne  t'avais  point,  qu'est-ce  que  je  ferais, 
Mon  Dieu! 

BLANCHE,  lui  posant  la  main  sur  le  front. 

Vous  soupirez.  Quelques  chagrins  secrets, 
N'est-ce  pas  ?  Dites-les  à  votre  pauvre  fille. 
Hélas!  je  ne  sais  pas,  moi,  quelle  est  ma  famille. 

TRIBOULET. 

Enfant,  tu  n'en  as  pas! 

BLANCHE. 

J'ignore  votre  nom. 

TRIBOULET. 

Que  t'importe  mon  nom  ? 

BLANCHE. 

Nos  voisins  de  Chinon, 
De  la  petite  ville  où  je  fus  élevée, 
Me  croyaient  orpheline  avant  votre  arrivée. 

TRIBOULET. 

J'aurais  dû  t'y  laisser.  C'eût  été  plus  prudent. 
Mais  je  ne  pouvais  plus  vivre  ainsi  cependant. 
J'avais  besoin  de  toi,  besoin  d'un  cœur  qui  m'aime. 

11  la  serre  de  nouveau  dans  ses  bras. 
BLANCHE. 

Si  vous  ne  voulez  pas  me  parler  de  vous-même. . . 

TRIBOULET. 

Ne  sors  jamais! 

BLANCHE. 

Je  suis  ici  depuis  deux  mois, 
Je  suis  allée  en  tout  à  l'église  huit  fois. 

TRIBOULET. 

Bien. 

BLANCHE. 

Mon  bon  père,  au  moins  parlez-moi  de  ma  mère! 

TRIBOULET. 

Ah!  ne  réveille  pas  une  pensée  amère, 


ACTE   IL  —   SALTABADIL.  291 

Ne  me  rappelle  pas  qu'autrefois  j'ai  trouvé 

—  Et,  si  tu  n'étais  là,  je  dirais  :  j'ai  rêvé,  — 
Une  femme,  contraire  à  la  plupart  des  femmes, 
Qui,  dans  ce  monde  où  rien  n'appareille  les  âmes, 
Me  voyant  seul,  infirme,  et  pauvre,  et  détesté, 
M'aima  pour  ma  misère  et  ma  difformité. 

Elle  est  morte,  emportant  dans  la  tombe  avec  elle 
L'angélique  secret  de  son  amour  fidèle, 
De  son  amour,  passé  sur  moi  comme  un  éclair, 
Rayon  du  paradis  tombé  dans  mon  enfer! 
Que  la  terre,  toujours  à  nous  recevoir  prête, 
Soit  légère  à  ce  sein  qui  reposa  ma  tête! 

—  Toi,  seule,  m'es  restée!  — 

Levant  les  yeux  au  ciel 
Eh  bien!  mon  Dieu,  merci! 
Il  pleure  et  cache  son  front  dans  ses  mains. 

BLANCHE. 

Que  vous  devez  souffrir!  Vous  voir  pleurer  ainsi, 
Non,  je  ne  le  veux  pas,  non,  cela  me  déchire! 

TRIBOULET,  amèrement. 

Et  que  dirais-tu  donc  si  tu  me  voyais  rire  ! 

BLANCHE. 

Mon  père,  qu'avez-vous ?  Dites-moi  votre  nom. 
Oh!  versez  dans  mon  sein  toutes  vos  peines! 

TRIBOULET. 

Non. 
A  quoi  bon  me  nommer?  Je  suis  ton  père.  — -  Ecoute, 
Hors  d'ici,  vois-tu  bien,  peut-être  on  me  redoute, 
Qui  sait?  l'un  me  méprise  et  l'autre  me  maudit. 
Mon  nom,  qu'en  ferais-tu  quand  je  te  l'aurais  dit? 
Je  veux  ici  du  moins,  je  veux,  en  ta  présence, 
Dans  ce  seul  coin  dti  monde  où  tout  soit  innocence, 
N'être  pour  toi  qu'un  père,  un  père  vénéré, 
Quelque  chose  de  saint,  d'auguste  et  de  sacré! 

BLANCHE. 

Mon  père! 

19. 


292 


LE   ROI    S'AMUSE. 

TRIBOULET,  la  serrant  avec  emportement  dans  ses  bras. 

Est-il  ailleurs  un  cœur  qui  me  réponde? 
Oh!  je  t'aime  pour  tout  ce  que  je  hais  au  monde! 

—  Assieds-toi  près  de  moi.  Viens,  parlons  de  cela. 
Dis,  aimes-tu  ton  père?  Et,  puisque  nous  voilà 
Ensemble,  et  que  ta  main  entre  mes  mains. repose, 
Qu'est-ce  donc  qui  nous  force  à  parler  d'autre  chose  ? 
Ma  fille,  ô  seul  bonheur  que  le  ciel  m'ait  permis, 
D'autres  ont  des  parents,  des  frères,  des  amis, 

Une  femme,  un  mari,  des  vassaux,  un  cortège 
D'aïeux  et  d'alliés,  plusieurs  enfants,  que  sais-je? 
Moi,  je  n'ai  que  toi  seule!  Un  autre  est  riche.  Eh  bien, 
Toi  seule  es  mon  trésor  et  toi  seule  es  mon  bien! 
Un  autre  croit  en  Dieu.  Je  ne  crois  qu'en  ton  âme! 
D'autres  ont  la  jeunesse  et  l'amour  d'une  femme, 
Ils  ont  l'orgueil,  l'éclat,  la  grâce  et  la  santé, 
Ils  sont  beaux;  moi,  vois-tu,  je  n'ai  que  ta  beauté! 
Chère  enfant!  —  Ma  cité,  mon  pays,  ma  famille, 
Mon  épouse,  ma  mère,  et  ma  sœur,  et  ma  fille, 
Mon  bonheur,  ma  richesse,  et  mon  culte,  et  ma  loi, 
Mon  univers,  c'est  toi,  toujours  toi,  rien  que  toi! 
De  tout  autre  côté  ma  pauvre  âme  est  froissée. 

—  Oh!  si  je  te  perdais!...  Non,  c'est  une  pensée 
Que  je  ne  pourrais  pas  supporter  un  moment! 

—  Souris-moi  donc  un  peu.  —  Ton  sourire  est  charmant. 
Oui,  c'est  toute  ta  mère!  —  Elle  était  aussi  belle. 

Tu  te  passes  souvent  la  main  au  front  comme  elle, 
Comme  pour  l'essuyer,  car  il  faut  au  cœur  pur 
Un  front  tout  innocence  et  des  cieux  tout  azur. 
Tu  rayonnes  pour  moi  d'une  angélique  flamme, 
A  travers  ton  beau  corps  mon  âme  voit  ton  âme, 
Même  les  yeux  fermés,  c'est  égal,  je  te  vois. 
Le  jour  me  vient  de  toi.  Je  me  voudrais  parfois 
Aveugle,  et  l'œil  voilé  d'obscurité  profonde, 
Afin  de  n'avoir  pas  d'autre  soleil  au  monde! 

BLANCHE. 

Oh!  que  je  voudrais  bien  vous  rendre  heureux! 

TRIBOULET. 

Qui  ?  moi  ? 
Je  suis  heureux  ici!  quand  je  vous  aperçoi. 


ACTE   II.   —   SALTABADIL.  293 

Ma  fille,  c'est  assez  pour  que  mon  cœur  se  fonde. 

Il  lui  passe  la  main  dans  les  cheveux  en  souriant. 

Oh!  les  beaux  cheveux  noirs!  Enfant,  vous  étiez  blonde, 
Qui  le  croirait? 

BLANCHE,  prenant  un  air  caressant. 

Un  jour,  avant  le  couvre-feu, 
Je  voudrais  bien  sortir  et  voir  Paris  un  peu. 

TRIBOULET,  impétueusement. 

Jamais!  jamais!  —  Ma  fille,  avec  dame  Bérarde 
Tu  n'es  jamais  sortie,  au  moins? 

BLANCHE,  tremblante. 

Non. 

TRIBOULET. 

Pre.nds-y  garde! 

BLANCHE. 

Je  ne  vais  qu'à  l'église. 

TRIBOULET,  à  part. 

O  ciel!  on  la  verrait, 
On  la  suivrait,  peut-être  on  me  l'enlèverait! 
La  fille  d'un  bouffon,  cela  se  déshonore, 
Et  l'on  ne  fait  qu'en  rire!  oh!  — 

Haut. 

Je  t'en  prie  encore, 
Reste  ici  renfermée!  —  Enfant,  si  tu  savais 
Comme  l'air  de  Paris  aux  femmes  est  mauvais! 
Comme  les  débauchés  vont  courant  par  la  ville! 
Oh!  les  seigneurs  surtout! 

Levant  les  yeux  au  ciel. 

O  Dieu!  dans  cet  asile, 
Fais  croître  sous  tes  yeux,  préserve  des  douleurs 
Et  du  vent  orageux  qui  flétrit  d'autres  fleurs, 
Garde  de  toute  haleine  impure,  même  en  rêve. 
Pour  qu'un  malheureux  père,  à  ses  heures  de  trêve, 
En  puisse  respirer  le  parfum  abrité, 
Cette  rose  de  grâce  et  de  virginité! 

Il  cache  sa  tête  dans  ses  mains  et  pleure. 


294  LE  RQI   S'AMUSE. 

BLANCHE. 

Je  ne  parlerai  plus  de  sortir,  mais  par  grâce 
Ne  pleurez  pas  ainsi  ! 

TRIBOULET. 

Non,  cela  me  délasse. 
J'ai  tant  ri  l'autre  nuit! 

Se  levant. 

Mais  c'est  trop  m'oublier. 
Blanche,  il  est  temps  d'aller  reprendre  mon  collier. 
Adieu. 

Le  jour  baisse. 
BLANCHE,  l'embrassant. 

Reviendrez-vous  bientôt,  dites? 

TRIBOULET. 

Peut-être. 
Vois-tu,  ma  pauvre  enfant,  je  ne  suis  pas  mon  maître. 

Appelant. 

Dame  Bérarde! 

Une  vieille  duègne  paraît  a  la  porte  de  la  maison. 
DAME  BÉRARDE. 

Quoi,  monsieur? 

TRIBOULET. 

Lorsque  je  vien, 


Personne  ne  me  voit  entrer? 


DAME  BERARDE. 

Je  le  crois  bien, 
C'est  si  désert! 

Il  est  presque  nuit.  De  l'autre  côté  du  mur,  dans  la  rue,  paraît  le  roi,  déguisé 
sous  des  vêtements  simples  et  de  couleur  sombre.  Il  examine  la  hauteur  du 
mur  et  la  porte  qui  est  fermée,  avec  des  signes  d'impatience  et  de  dépit. 

TRIBOULET,  tenant  Blanche  embrassée. 

Adieu,  ma  fille  bien-aimée! 

A  dame  Bérarde. 

La  porte  sur  le  quai,  vous  la  tenez  fermée? 

Dame  Bérarde  fait  un  signe  affirmatif. 


ACTE   II.  —   SALTABADIL.  295 

Je  sais  une  maison,  derrière  Saint-Germain, 
Plus  retirée  encor.  Je  la  verrai  demain. 


BLANCHE. 

Mon  père,  celle-ci  me  plaît  pour  la  terrasse 
D'où  l'on  voit  des  jardins. 

TRIBOULET. 

N'y  monte  pas,  de  grâce! 

Ecoutant. 

Marche-t-on  pas  dehors? 

Il  va  à  la  porte  Je  la  cour,  l'ouvre,  et  regarde  avec  inquiétude  dans  la  rue.  Le 
roi  se  cache  dans  un  enfoncement  près  de  la  porte,  que  Triboulet  laisse 
entr'ouverte. 

BLANCHE,  montrant  la  terrasse. 

Quoi  !  ne  puis-je  le  soir 
Aller  respirer  là  ? 

TRIBOULET,  revenant. 

Prends  garde!  on  peut  t'y  voir. 

Pendant  qu'il  a  le  dos  tourné,  le  roi  se  glisse  dans  la  cour 
par  la  porte  entre-bâillée,  et  se  cache  derrière  un  gros  arbre. 

A  dame  Bérarde. 

Vous,  ne  mettez  jamais  de  lampe  à  la  fenêtre. 

DAME  BERARDE,  joignant  les  mains. 

Et  comment  voulez-vous  qu'un  homme  ici  pénètre  ? 

Elle  se  retourne  et  aperçoit  le  roi  derrière  l'arbre.  Elle  s'interrompt,  ébahie.  Au 
moment  où  elle  ouvre  la  bouche  pour  crier,  le  roi  lui  jette  dans  la  gorgerette 
une  bourse,  qu'elle  prend,  qu'elle  pèse  dans  sa  main,  et  qui  la  fait  taire. 

BLANCHE,  à  Triboulet,  qui  est  allé  visiter  la  terrasse  avec  une  lanterne. 

Quelles  précautions!  Mon  père,  dites-moi. 
Mais  que  craignez-vous  donc  ? 

TRIBOULET. 

Rien  pour  moi.  Tout  pour  toi! 

Il  la  serre  encore  une  fois  dans  ses  bras. 

Blanche!  ma  fille,  adieu! 

Un  rayon  de  la  lanterne  que  tient  dame  Bérarde  éclaire  Triboulet  et  Blanche. 


296  LE   ROI   S'AMUSE. 

LE  ROI,  à  part,  derrière  l'arbre. 

Triboulet! 

Il  rit. 

Comment  diable! 
La  fille  à  Triboulet!  l'histoire  est  impayable! 

TRIBOULET. 
Au  moment  de  sortir,  il  revient  sur  ses  pas. 

J'y  pense,  quand  tu  vas  à  l'église  prier, 
Personne  ne  vous  suit? 

Blanche  baisse  les  yeux  avec  embarras. 
DAME  BÉRARDE. 

Jamais  ! 

TRIBOULET. 

Il  faut  crier 
Si  l'on  vous  suivait. 

DAME  BÉRARDE. 

Ah!  j'appellerais  main-forte! 

TRIBOULET. 

Et  puis,  n'ouvrez  jamais  si  l'on  frappe  à  la  porte. 

DAME  BÉRARDE,  comme  enchérissant  sur  les  précautions  de  Triboulet. 

Quand  ce  serait  le  roi! 

TRIBOULET. 

Surtout  si  c'est  le  roi  ! 

Il  embrasse  encore  une  fois  sa  fille,  et  sort  en  refermant  la  porte  avec  soin. 


SCENE  IV. 
BLANCHE,  DAME  BERARDE,  LE  ROI. 

Pendant  la  première  partie  de  la  scène,  le  roi  reste  caché  derrière  l'arbre. 
BLANCHE,  pensive,  écoutant  les  pas  de  son  père  qui  s'éloigne. 

J'ai  du  remords  pourtant! 


ACTE   II.  —   SALTABADIL.  297 

DAME  BÉRARDE. 

Du  remords!  et  pourquoi? 

BLANCHE. 

Comme  à  la  moindre  chose  il  s'effraie  et  s'alarme! 

En  partant,  dans  ses  yeux  j'ai  vu  luire  une  larme. 

Pauvre  père!  si  bon!  j'aurais  dû  l'avertir 

Que  le  dimanche,  à  l'heure  où  nous  pouvons  sortir, 

Un  jeune  homme  nous  suit.  —  Tu  sais,  ce  beau  jeune  homme? 

DAME  BÉRARDK. 

Pourquoi  donc  lui  conter  cela,  madame?  En  somme, 
Votre  père  est  un  peu  sauvage  et  singulier. 
Vous  haïssez  donc  bien  ce  jeune  cavalier? 

BLANCHE. 

Moi  le  haïr!  oh!  non!  —  Hélas!  bien  au  contraire, 
Depuis  que  je  l'ai  vu,  rien  ne  peut  m'en  distraire. 
Du  jour  où  son  regard  à  mon  regard  parla, 
Le  reste  n'est  plus  rien,  je  le  vois  toujours  là, 
Je  suis  à  lui!  vois-tu,  je  m'en  fais  une  idée...  — 
Il  me  semble  plus  grand  que  tous  d'une  coudée! 
Comme  il  est  brave  et  doux!  comme  il  est  noble  et  fier, 
Bérarde!  et  qu'à  cheval  il  doit  avoir  bel  air! 

DAME  BÉRARDE. 

C'est  vrai  qu'il  est  charmant! 

Elle  passe  près  du  roi,  qui  lui  donne  une  poignée  de  pièces  d'or, 
qu'elle  empoche. 

BLANCHE. 

Un  tel  homme  doit  être... 

DAME  BÉRARDE,  tendant  la  main  au  roi,  qui  lui  donne  toujours  de  l'argent. 

Accompli. 

BLANCHI.. 

Dans  ses  yeux  on  voit  son  cœur  paraître, 
Un  grand  cœur! 

DAME  BÉRARDE. 

Certe,  un  cœur  immense! 

A  chaque  mot  que  dit  dame  Bérarde,  elle  tend  la  main  au  roi, 
qui  la  lui  remplit  de  pièces  d'or. 


298  LE  ROI   S'AMUSE. 

BLANCHE. 

Valeureux. 

DAME  BERARDE,  continuant  son  manège. 

Formidable! 

BLANCHE. 

Et  pourtant...  bon! 

DAME  BÉRARDE,  tendant  la  main. 

Tendre  ! 

BLANCHE. 

Généreux. 

DAME  BÉRARDE,  tendant  la  main. 

Magnifique! 

BLANCHE,  avec  un  profond  soupir. 

Il  me  plaît  ! 

DAME  BERARDE,  tendant  toujours  la  main  à  chaque  mot  qu'elle  dit. 

Sa  taille  est  sans  pareille  ! 
Ses  yeux  !  —  son  front  !  —  son  nez  !  — 

LE  ROI,  a  part. 

O  Dieu  !  voilà  la  vieille 
Qui  m'admire  en  détail!  je  suis  dévalisé! 

BLANCHE. 

Je  t'aime  d'en  parler  aussi  bien. 

DAME  BÉRARDE. 

Je  le  sai. 

LE  ROI,  a  part. 

De  l'huile  sur  le  feu  ! 

DAME  BÉRARDE. 

Bon,  tendre,  un  cœur  immense, 
Valeureux,  généreux... 

LE  ROI,  vidant  ses  poches. 

Diable  !  elle  recommence  ! 


ACTE   II.-—  SALTABADIL.  299 

DAME  BERARDE,  continuant. 

C'est  un  très  grand  seigneur,  il  a  l'air  élégant, 
Et  quelque  chose  en  or  de  brodé  sur  son  gant. 

Elle  tend  la  main.  Le  roi  lui  fait  signe  qu'il  n'a  plus  rien. 

blanchi:. 

Non.  Je  ne  voudrais  pas  qu'il  fût  seigneur  ni  prince. 
Mais  un  pauvre  écolier,  qui  vient  de  sa  province, 
Cela  doit  mieux  aimer! 

dame  bérarde. 

C'est  possible,  après  tout, 
Si  vous  le  préférez  ainsi. 

A  part. 

Drôle  de  goût! 
Cerveau  de  jeune  fille  où  tout  se  contrarie! 

Essayant  encore  Je  tendre  la  main  au  roi. 

Ce  beau  jeune  homme-là  vous  aime  à  la  furie. . . 

Le  roi  ne  donne  pas. 
A  part. 

Je  crois  notre  homme  à  sec.  —  Plus  un  sou,  plus  un  mot. 

BLANCHE,  toujours  sans  voir  le  roi. 

Le  dimanche  jamais  ne  revient  assez  tôt. 
Quand  je  ne  le  vois  pas,  ma  tristesse  est  bien  grande. 
Oh!  j'ai  cru  l'autre  jour,  au  moment  de  l'offrande, 
Qu'il  allait  me  parler,  et  le  cœur  m'a  battu  ! 
J'y  songe  nuit  et  jour!  De  son  côté,  vois-tu, 
L'amour  qu'il  a  pour  moi  l'absorbe.  Je  suis  sûre 
Que  toujours  dans  son  âme  il  porte  ma  figure. 
C'est  un  homme  ainsi  fait,  oh!  cela  se  voit  bien  ! 
D'autres  femmes  que  moi  ne  le  touchent  en  rien. 
Il  n'est  pour  lui  ni  jeu,  ni  passe-temps,  ni  fête. 
Il  ne  pense  qu'à  moi. 

DAME  BERARDE,  faisant  un  dernier  effort  et  tendant  la  main  au  roi. 

J'en  jurerais  ma  tête! 

LE  ROI,  ôtant  son  anneau  qu'il  lui  donne. 

Ma  bague  pour  la  tête  ! 


300 


LE  ROI   S'AMUSE. 

BLANCHE. 

Ah!  je  voudrais  souvent, 
En  y  songeant  le  jour,  la  nuit  en  y  rêvant, 
L'avoir  là,  ■ —  devant  moi, 

Le  roi  sort  de  sa  cachette  et  va  se  mettre  à  genoux  près  d'elle. 
Elle  a  le  visage  tourné  du  côté  opposé. 

Pour  lui  dire  à  lui-même  : 
Sois  heureux!  sois  content!  oh!  oui,  je  t'ai... 

Elle  se  retourne,  voit  le  roi  à  ses  genoux,  et  s'arrête,  pétrifiée. 
LE  ROI,  lui  tendant  les  bras. 

Je  t'aime  ! 
Achève!  achève!  —  Oh!  dis  :  Je  t'aime!  Ne  crains  rien. 
Dans  une  telle  bouche  un  tel  mot  va  si  bien! 

BLANCHE,  effarée,  cherche  des  yeux  dame  Bérarde  qui  a  disparu. 

Bérarde!  —  Plus  personne,  ô  Dieu!  qui  me  réponde! 
Personne  ! 

LE  ROI,  toujours  à  genoux. 

Deux  amants  heureux,  c'est  tout  un  monde! 

BLANCHE,  tremblante. 

Monsieur,  d'où  venez-vous  ? 

LE  ROI. 

De  l'enfer  ou  du  ciel, 
Qu'importe!  que  je  sois  Satan  ou  Gabriel, 
Je  t'aime! 

BLANCHE. 

O  ciel  !  ô  ciel  !  ayez  pitié. . .  —  J'espère 
Qu'on  ne  vous  a  point  vu.  Sortez  !  —  Dieu  !  si  mon  père. 

LE  ROI. 

Sortir,  quand  palpitante  en  mes  bras  je  te  tiens, 
Lorsque  je  t'appartiens!  lorsque  tu  m'appartiens! 
—  Tu  m'aimes!  tu  l'as  dit! 

BLANCHE,  confuse. 

11  m'écoutait  ! 


ACTE   II.  SALTABADIL.  301 

LE  ROI. 
•  Sans  doute. 

Quel  concert  plus  divin  veux-tu  donc  que  j'écoute? 

BLANCHE,  suppliante. 

Ah!  vous  m'avez  parlé.  Maintenant,  par  pitié, 
Sors! 

LE  ROI. 

Sortir,  quand  mon  sort  à  ton  sort  est  lié, 
Quand  notre  double  étoile  au  même  horizon  brille, 
Quand  je  viens  éveiller  ton  cœur  de  jeune  fille, 
Quand  le  ciel  m'a  choisi  pour  ouvrir  à  l'amour 
Ton  âme  vierge  encore  et  ta  paupière  au  jour  ! 
Viens,  regarde,  oh!  l'amour,  c'est  le  soleil  de  l'âme! 
Te  sens-tu  réchauffée  à  cette  douce  flamme? 
Le  sceptre  que  la  mort  vous  donne  et  vous  reprend , 
La  gloire  qu'on  ramasse  à  la  guerre  en  courant, 
Se  faire  un  nom  fameux,  avoir  de  grands  domaines, 
Etre  empereur  ou  roi,  ce  sont  choses  humaines  -, 
Il  n'est  sur  cette  terre,  où  tout  passe  à  son  tour, 
Qu'une  chose  qui  soit  divine,  et  c'est  l'amour! 
Blanche,  c'est  le  bonheur  que  ton  amant  t'apporte, 
Le  bonheur,  qui,  timide,  attendait  à  ta  porte! 
La  vie  est  une  rieur,  l'amour  en  est  le  miel. 
C'est  la  colombe  unie  à  l'aigle  dans  le  ciel, 
C'est  la  grâce  tremblante  à  la  force  appuyée, 
C'est  ta  main  dans  ma  main  doucement  oubliée... 
—  Aimons-nous  !  aimons-nous  ! 

Il  cherche  à  l'embrasser.  Elle  se  débat. 
BLANCHE. 

Non  !  laissez  ! 

Il  l.i  serre  dans  ses  bras,  et  lui  prend  un  baiser. 
DAME  BERARDE,  au  fond,  sur  la  terrasse.  A  part. 

11  va  bien! 

LE  ROI,  à  part. 

Elle  est  prise  ! 

Haut. 
Dis-moi  que  tu  m'aimes! 


302  LE  ROI   S'AMUSE. 

DAME  BÉRARDE,  au  fond,  à  part. 

Vaurien  ! 

LE  ROI. 

Blanche!  redis-le-moi! 

BLANCHE,  baissant  les  yeux. 

Vous  m'avez  entendue. 
Vous  le  savez. 

LE  ROI,  l'embrassant  de  nouveau  avec  transport. 

Je  suis  heureux  ! 

BLANCHE. 

Je  suis  perdue  ! 

LE  ROI. 

Non.  Heureuse  avec  moi  ! 


Dites-moi  votre  nom. 


BLANCHE,  s'arrachant  de  ses  bras. 

Vous  m'êtes  étranger. 


DAME  BÉRARDE,  au  fond,  à  part. 

Il  est  temps  d'y  songer! 

BLANCHE. 

Vous  n'êtes  pas  au  moins  seigneur  ni  gentilhomme! 
Mon  père  les  craint  tant! 

LE  ROI. 

Mon  Dieu  non  !  Je  me  nomme. . . 

A  part. 

—  Voyons  ? . . . 

Il  cherche. 

Gaucher  Mahiet.  —  Je  suis  un  écolier. . . 
Très  pauvre. . . 

DAME  BÉRARDE,  occupée  en  ce  moment  même  à  compter  l'argent  qu'il  lui  a  donné. 

Est-il  menteur! 

Entrent  dans  la  rue  M.  de  Pienne  et  M.  de  Pardaillan,  enveloppés  de  manteaux, 
une  lanterne  sourde  à  la  main. 

M.   DE  PIENNE,  bas  à  M.  de  Pardaillan. 

C'est  ici,  chevalier! 


ACTE   II.  —   SALTABADIL.  303 

DAME  BERARDE,  bas,  et  descendant  précipitamment  la  terrasse. 

J'entends  quelqu'un  dehors. 

BLANCHE,  effrayée. 

C'est  mon  père  peut-être! 

DAME  BÉRARDH,  au  roi. 

Partez,  monsieur  ! 

LE  ROI. 

Que  n'ai-je  entre  mes  mains  le  traître 
Qui  me  dérange  ainsi  ! 

BLANCHE,  à  dame  Bérarde. 

Fais-le  vite  passer 
Par  la  porte  du  quai. 

LE  ROI,  à  Blanche. 

Quoi  !  déjà  te  laisser  ! 
M'aimeras-tu  demain? 

BLANCHE. 

Et  vous? 

LE  ROI. 

Ma  vie  entière  ! 

BLANCHE. 

Ah!  vous  me  tromperez,  car  je  trompe  mon  père! 

LE  ROI. 

Jamais!  —  Un  seul  baiser,  Blanche,  sur  tes  beaux  yeux. 

DAME  BÉRARDE,  à  part. 

Mais  c'est  un  embrasseur  tout  à  fait  furieux! 

BLANCHE,  faisant  quelque  résistance. 
Non ,  non  ! 

Le  roi  l'embrasse,  et  rentre  avec  dame  Bérarde  dans  la  maison. 

Blanche  reste  quelque  temps  les  yeux  fixés  sur  la  porte  par  où  il  est  sorti,  puis 
elle  rentre  elle-même.  Pendant  ce  temps-là,  la  rue  se  peuple  de  gentilshommes 
armés,  couverts  de  manteaux  et  masqués.  M.  de  Gordes,  MM.  de  Cossé,  de 
Montchenu,  de  Brion  et  de  Montmorency,  Clément  Marot,  rejoignent  suc- 
cessivement M.  de  Pienne  et  M.  de  Pardaillan.  La  nuit  est  très  noire.  La 
lanterne  sourde  de  ces  messieurs  est  bouebée.  Ils  se  font  entre  eux  des  signes 
de  reconnaissance,  et  se  montrent  la  maison  de  Blanche.  Un  valet  les  suit 
portant  une  échelle. 


304  LE  ROI   S'AMUSE. 

SCÈNE  V. 

LES  GENTILSHOMMES,  puis  TRIBOULET,  puis  BLANCHE. 

Blanche   reparaît  par  la   porte  du   premier  étage  sur  la   terrasse. 
Ellle  tient  à  la  main  un  flambeau  qui  éclaire  son  visage. 

BLANCHE,  sur  la  terrasse. 

Gaucher  Mahiet!  nom  de  celui  que  j'aime, 
Grave-toi  dans  mon  cœur  ! 

M.  DE  PIENNE,  aux  gentilshommes. 

Messieurs,  c'est  elle-même! 

M.  DE  PARDAILLAN. 

Voyons. 

M.  DE  GORDES,  dédaigneusement. 

Quelque  beauté  bourgeoise  ! 

A  M.  de  Pienne. 

Je  te  plains 
Si  tu  fais  ton  régal  des  femmes  de  vilains! 

En  ce  moment  Blanche  se  retourne,  de  façon  que  les  gentilshommes  peuvent  la  voir. 
M.   DE  PIENNE,  à  M.  de  Gordcs. 

Comment  la  trouves-tu? 

MAROT. 

La  vilaine  est  jolie! 

M.   DE  GORDES. 

C'est  une  fée!  un  ange!  une  grâce  accomplie! 

M.    DE  PARDAILLAN. 

Quoi  !  c'est  là  la  maîtresse  à  messer  Triboulet. 
Le  sournois! 

M.   DE  GORDES. 

Le  faquin  ! 

MAROT. 

La  plus  belle  au  plus  laid. 
C'est  juste.  —  Jupiter  aime  à  croiser  les  races. 

Blanche  rentre  chez  elle.  On  ne  voit  plus  qu'une  lumière  à  une  fenêtre. 


ACTE   II.       -   SALTABADIL.  305 

M.   DE  PIENNE. 

Messieurs,  ne  perdons  pas  notre  temps  en  grimaces. 
Nous  avons  résolu  de  punir  Triboulet. 
Or,  nous  sommes  ici,  tous,  à  l'heure  qu'il  est, 
Avec  notre  rancune,  et,  de  plus,  une  échelle. 
Escaladons  le  mur  et  volons-lui  sa  belle, 
Portons  la  dame  au  Louvre,  et  que  sa  majesté 
A  son  lever  demain  trouve  cette  beauté. 

M.   DE  COSSÉ. 

Le  roi  mettra  la  main  dessus,  que  je  suppose. 

MAROT. 

Le  diable  à  sa  façon  débrouillera  la  chose  ! 

M.  DE  PIENNE. 

Bien  dit.  A  l'œuvre  ! 

M.  DE  GORDES. 

Au  fait,  c'est  un  morceau  de  roi. 

Entre  Triboulet. 
TRIBOULET,  rêveur,  au  fond. 

Je  reviens. . .  à  quoi  bon  ?  Ah  !  je  ne  sais  pourquoi  ! 

M.   DE  COSSE,  aux  gentilshommes. 

Çà,  trouvez-vous  si  bien,  messieurs,  que,  brune  et  blonde. 
Notre  roi  prenne  ainsi  la  femme  à  tout  le  monde? 
Je  voudrais  bien  savoir  ce  que  le  roi  dirait 
Si  quelqu'un  usurpait  la  reine? 

TRIBOULET,  avançant  de  quelques  pas. 

(  )]]  !  mon  secret! 
—  Ce  vieillard  m'a  maudit!  --  Quelque  chose  me  trouble! 

La  nuit  est  si  épaisse  qu'il  ne  voit  pas  M.  de  Gordcs  près  de  lui 
et  qu'il  le  heurte  en  passant. 

Qui  va  là  ? 

M.  DE  GORDES,  revenant,  cria  ré.  Bas  aux  gentilshommes. 

Triboulet,  messieurs! 

THÉÂTRE,   —   II.  20 


306  LE  ROI   S'AMUSE. 

M.  DE  COSSE,  bas. 

Victoire  double  ! 
Tuons  le  traître  ! 

M.   DE  PIENNE. 

Oh  non  ! 

M.   DE  COSSE. 

Il  est  dans  notre  main. 

M.   DE  PIENNE. 

Et  nous  ne  l'aurions  plus  pour  en  rire  demain  ? 

M.  DE  GORDES. 

Oui,  si  nous  le  tuons,  le  tour  n'est  plus  si  drôle. 

M.  DE  COSSÉ. 

Mais  il  va  nous  gêner. 

MAROT. 

Laissez-moi  la  parole. 
Je  vais  arranger  tout. 

TRIBOULET,  qui  est  resté  dans  son  coin  aux  aguets  et  l'oreille  tendue. 

On  s'est  parlé  tout  bas. 

MAROT,  approchant. 

Triboulet! 

TRIBOULET,    d'une  voix  terrible. 

Qui  va  là  ? 

MAROT. 

Là!  ne  nous  mange  pas. 
C'est  moi. 

TRIBOULET. 

Qui,  toi? 

MAROT. 

Marot. 

TRIBOULET. 

Ah!  la  nuit  est  si  noire! 

MAROT. 

Oui,  le  diable  s'est  fait  du  ciel  une  écritoire. 


ACTE   II.  —   SALTABADIL.  307 

TRIBOULET. 

Dans  quel  but?. . . 

MAROT. 

Nous  venons,  ne  l'as-tu  pas  pensé? 
Enlever  pour  le  roi  madame  de  Cossé. 

TRIBOULET,  respirant. 

Ah!.. .  —  Très  bien! 

M.  DE  COSSÉ,  à  part. 

Je  voudrais  lui  rompre  quelque  membre! 

TRIBOULET,  à  Marot. 

Mais  comment  terez-vous  pour  entrer  dans  sa  chambre? 

MAROT,  bas  a   M.   de  Cossé. 

Donnez-moi  votre  clé. 

M.  de  Cossé  lui  passe  sa  clé,  qu'il  transmet  à  Triboulet. 

Tiens,  touche  cette  clé. 
Y  sens-tu  le  blason  de  Cossé  ciselé? 

TRIBOULET,  palpant  la  clé. 

Les  trois  feuilles  de  scie,  oui. 

A  part. 

Mon  Dieu,  suis-je  béte! 

Montrant  le  mur  à  gauche. 

Voilà  l'hôtel  Cossé.  Que  diable  avais-je  en  tête? 

A  Marot  en  lui  rendant  la  clé. 

Vous  enlevez  sa  femme  au  gros  Cossé?  j'en  suis! 

MAROT. 

Nous  sommes  tous  masques. 

TRIBOULET. 

Eh  bien,  un  masque! 

Marot  lui  met  un  masque,  et  ajoute  au  masque  un  bandeau,  qu'il  lui  attache 
sur  les  yeux  et  sur  les  oreilles. 

Et  puis? 

MAROT. 

Tu  nous  tiendras  l'échelle. 

Les  gentilshommes  appliquent  l'échelle  au  mur  de  la  terrasse. 
Marot  y  conduit  Triboulet,  auquel  il  la  fait  tenir. 


308  LE   ROI   S'AMUSE. 

TRIBOULET,  les  mains  sur  l'échelle. 

Hum!  êtes- vous  en  nombre? 
Je  n'y  vois  plus  du  tout. 

MAROT. 

C'est  que  la  nuit  est  sombre. 

Aux  autres  en  riant. 

Vous  pouvez  crier  haut  et  marcher  d'un  pas  lourd. 
Le  bandeau  que  voilà  le  rend  aveugle  et  sourd. 

Les  gentilshommes  montent  l'échelle,  enfoncent  la  porte  du  premier  étage  sur 
la  terrasse,  et  pénètrent  dans  la  maison.  Un  moment  après,  l'un  d'eux  reparaît 
dans  la  cour,  dont  il  ouvre  la  porte  en  dedans;  puis  le  groupe  tout  entier 
arrive  à  son  tour  dans  la  cour  et  franchit  la  porte,  emportant  Blanche,  demi- 
nue  et  bâillonnée,  qui  se  débat. 

BLANCHE,  échevelée,  dans  l'éloignement. 

Mon  père,  à  mon  secours!  ô  mon  père! 

VOIX  DES  GENTILSHOMMES,  dans  l'éloignement. 

Victoire! 

Ils  disparaissent  avec  Blanche. 
TRIBOULET,  resté  seul  au  bas  de  l'échelle. 

Çà,  me  font-ils  ici  faire  mon  purgatoire? 
Ont-ils  bientôt  fini  ?  quelle  dérision  ! 

Il  lâche  l'échelle,  porte  la  main  à  son  masque  et  rencontre  le  bandeau. 

J'ai  les  yeux  bandés! 

Il  arrache  son  bandeau  et  son  masque.  A  la  lumière  de  la  lanterne  sourde  qui  a 
été  oubliée  à  terre,  il  y  voit  quelque  chose  de  blanc,  il  le  ramasse,  et  reconnaît 
le  voile  de  sa  fille.  Il  se  retourne,  l'échelle  est  appliquée  au  mur  de  sa  terrasse, 
la  porte  de  sa  maison  est  ouverte,  il  y  entre  comme  un  furieux,  et  reparaît 
un  moment  après  traînant  dame  Bérarde  bâillonnée  et  demi-vêtue.  Il  la  re- 
garde avec  stupeur,  puis  il  s'arrache  les  cheveux  en  poussant  quelques  cris 
inarticulés.  Enfin  la  voix  lui  revient. 

Oh!  la  malédiction! 

Il  tombe  évanoui. 


ACTE    TROISIEME. 

LE  ROI. 


L'antichambre  du  roi,  au  Louvre.  Dorures,  ciselures,  meubles,  tapisseries,  dans  le  goût  dj  la 
renaissance.  —  Sur  le  devant,  une  table,  un  fauteuil,  un  pliant.  —  Au  fond,  une  grande 
porte  dorée.  —  A  gauche,  la  porte  de  la  chambre  à  coucher  du  roi,  revêtue  d'une  portière 
en  tapisserie.  A  droite,  un  dressoir  chargé  de  vaisselles  d'or  et  d'émaux.  —  La  porte  du  fond 
s'ouvre  sur  un  mail. 


SCENE    PREMIERE. 
LES  GENTILSHOMMES. 


M.   DE  GORDES. 

A4aintenant,  arrangeons  la  fin  de  l'aventure. 


M.   DE   PARDAILLAN. 


Il  faut  que  Triboulet  s'intrigue,  se  torture, 
Et  ne  devine  pas  que  sa  belle  est  ici! 

M.  DE  COSSÉ. 

Qu'il  cherche  sa  maîtresse,  oui,  c'est  fort  bien!  mais  si 
Les  portiers  cette  nuit  nous  ont  vus  l'introduire? 

M.   DE  MONTCHENU. 

Tous  les  huissiers  du  Louvre  ont  ordre  de  lui  dire 
Qu'ils  n'ont  point  vu  de  femme  entrer  céans  la  nuit. 

M.    DE   PARDAILLAN. 

De  plus  un  mien  laquais,  drôle  aux  ruses  instruit, 
Pour  lui  donner  le  change,  est  allé  sur  sa  porte 
Dire  aux  gens  du  bouffon  que,  d'une  ou  d'autre  sorte, 
Il  avait  vu  traîner  à  l'hôtel  d'Hautefort 
Une  femme,  à  minuit,  qui  se  débattait  fort. 

M.  DE  COSSL,  riant. 

Bon,  l'hôtel  d'Hautefort  le  jette  loin  du  Louvre! 


310  LE  ROI   S'AMUSE. 

M.   DE  GORDES. 

Serrons  bien  sur  ses  yeux  le  bandeau  qui  les  couvre. 

MAROT. 

J'ai  ce  matin  au  drôle  envoyé  ce  billet  : 

Il  tire  un  papier  et  lit. 

«  Je  viens  de  t'enlever  ta  belle,  ô  Triboulet! 

«  Je  l'emmène,  s'il  faut  t'en  donner  des  nouvelles, 

«  Hors  de  France  avec  moi.  » 

Tous  rient. 

M.  DE  GORDES,  à  Marot. 
Signé  ? .  .  . 

MAROT. 

«  Jean  de  Nivelles!  » 

Les  éclats  de  rire  redoublent. 
M.   DE  PARDAILLAN. 

Oh!  comme  il  va  chercher! 

M.   DE  COSSE. 

Je  jouis  de  le  voir. 

M.   DE  GORDES. 

Qu'il  va,  le  malheureux,  avec  son  désespoir, 
Ses  poings  crispés,  ses  dents  de  colère  serrées, 
Nous  payer  en  un  jour  de  dettes  arriérées! 

La  porte  latérale  s'ouvre.  Entre  le  roi,  vêtu  d'un  magnifique  négligé  du  matin. 
Il  est  accompagné  de  M.  de  Pienne.  Tous  les  courtisans  se  rangent  et  se  dé- 
couvrent. Le  roi  et  M.  de  Pienne  rient  aux  éclats. 

LE  ROI,  désignant  la  porte  du  fond. 

Elle  est  là  ? 

M.   DE  PIENNE. 

La  maîtresse  à  Triboulet! 

LE    ROI. 

Vraiment! 
Dieu!  souffler  sa  maîtresse  à  mon  fou!  c'est  charmant! 


ACTE   III.  —   LE   ROI.  311 

M.   DE  PIENNE. 

Sa  maîtresse,  ou  sa  femme! 

LE  ROI,  à  part. 

Une  femme!  une  fille! 
Je  ne  le  savais  pas  si  père  de  famille! 

M.   DE  PIENNE. 

Le  roi  la  veut-il  voir? 

LE  ROI. 

Pardieu  ! 

M.    de   Pienne   sort,   et    revient   un    moment    après  soutenant    Blanche,  voi!éc 
et  toute  chancelante.  Le  roi  s'assied  nonchalamment  dans  son  fauteuil. 

M.   DE  PIENNE,  à  Blanche. 

Ma  belle,  entrez. 
Vous  tremblerez  après  tant  que  vous  le  voudrez. 
Vous  êtes  près  du  roi. 

BLANCHE,  toujours  voilée. 

C'est  le  roi!  ce  jeune  homme!... 

Elle  court  se  jeter  aux  pieds  du  roi. 
A  la  voix  de  Blanche,  le  roi  tressaille  et  fait  signe  à  tous  de  sortir. 


SCENE    IL 

LE  ROI,   BLANCHE. 

Le  roi,  resté  seul  avec  Blanche,  soulève  le  voile  qui  la  cache. 

LE  ROI. 

Blanche! 

BLANCHE. 

Gaucher  Mahiet!  ciel! 

LE  ROI,  éclatant  de  rire. 

Foi  de  gentilhomme, 
Méprise  ou  fait  exprès,  je  suis  ravi  du  tour. 
Vive  Dieu!  ma  beauté,  ma  Blanche,  mon  amour, 
Viens  dans  mes  bras! 


312  LE  ROI    S'AMUSE. 

BLANCHE,  reculant. 

Le  roi!  le  roi!  Laissez-moi,  sire!  — 
Mon  Dieu!  je  ne  sais  plus  comment  parler,  ni  dire...  — 
Monsieur  Gaucher  Mahiet...  —  Non,  vous  êtes  le  roi.  - 

Retombant  à  genoux. 

Oh!  qui  que  vous  soyez,  ayez  pitié  de  moi! 

LE  ROI. 

Avoir  pitié  de  toi,  Blanche!  moi  qui  t'adore! 

Ce  que  Gaucher  disait,  François  le  dit  encore. 

Tu  m'aimes,  et  je  t'aime,  et  nous  sommes  heureux! 

Etre  roi  ne  saurait  gâter  un  amoureux. 

Enfant!  tu  me  croyais  bourgeois,  clerc,  moins  peut-être. 

Parce  que  le  hasard  m'a  fait  un  peu  mieux  naître, 

Parce  que  je  suis  roi,  ce  n'est  pas  un  motif 

De  me  prendre  en  horreur  subitement  tout  vif! 

Je  n'ai  pas  le  bonheur  d'être  un  manant,  qu'importe! 

BLANCHE,  à  part. 

Comme  il  rit!  O  mon  Dieu!  je  voudrais  être  morte! 

LE  ROI,  souriant  et  riant  plus  encore. 

Oh!  les  fêtes,  les  jeux,  les  danses,  les  tournois, 
Les  doux  propos  d'amour  le  soir  au  fond  des  bois, 
Cent  plaisirs  que  la  nuit  couvrira  de  son  aile, 
Voilà  ton  avenir,  auquel  le  mien  se  mêle! 
Oh!  soyons  deux  amants,  deux  heureux,  deux  époux! 
Il  faut  un  jour  vieillir,  et  la  vie,  entre  nous, 
Cette  étoffe,  où,  malgré  les  ans  qui  la  morcellent, 
Quelques  instants  d'amour  par  places  étincellent, 
N'est  qu'un  triste  haillon  sans  ces  paillettes-là! 

En  riant. 

Blanche,  j'ai  réfléchi  souvent  à  tout  cela, 
Et  voici  la  sagesse  :  honorons  Dieu  le  père, 
Aimons,  et  jouissons,  et  faisons  bonne  chère! 

BLANCHE,  atterrée  et  reculant. 

O  mes  illusions!  qu'il  est  peu  ressemblant! 

LE  ROI. 

Quoi!  me  croyais-tu  donc  un  amoureux  tremblant, 


ACTE   III.  —   LE   ROI.  313 

Un  cuistre,  un  de  ces  fous  lugubres  et  sans  flammes 
Qui  pensent  qu'il  suffit,  pour  que  toutes  les  femmes 
Et  tous  les  cœurs  charmés  se  rendent  devant  eux, 
De  pousser  des  soupirs  avec  un  air  piteux! 

BLANCHE,   le  repoussant. 

Laissez-moi!  —  Malheureuse! 

LE  ROI. 

Oh!  sais-tu  qui  nous  sommes? 
La  France,  un  peuple  entier,  quinze  millions  d'hommes, 
Richesse,  honneurs,  plaisirs,  pouvoir  sans  frein  ni  loi, 
Tout  est  pour  moi,  tout  est  à  moi,  je  suis  le  roi! 
Eh  bien!  du  souverain  tu  seras  souveraine. 
Blanche!  je  suis  le  roi,  toi,  tu  seras  la  reine! 

BLANCHE. 

La  reine!  et  votre  femme? 

LE  ROI,  riant. 

Innocence!  ô  vertu! 
Ah!  ma  lemme  n'est  pas  ma  maîtresse,  vois-tu? 

BLANCHE. 

Votre  maîtresse!  oh!  non!  quelle  honte! 

LE   ROI. 

La  fière! 

BLANCHI'.. 

Je  ne  suis  pas  à  vous,  non,  je  suis  à  mon  père! 

LE   ROI. 

Ton  père!  mon  bouffon,  mon  fou!  mon  Tri  boulet! 
Ton  père!  il  est  à  moi!  j'en  fais  ce  qui  me  plaît! 
Il  veut  ce  que  je  veux  ' 

BLANCHE,  pleurant  amèrement  et  la  tête  dans  ses  mains. 

O  Dieu  !  mon  pauvre  père  ! 
Quoi  !  tout  est  donc  à  vous  ! 

Elle  sanglote.  Il  se  jette  à  ses  pieds  pour  la  consoler. 


314  LE  ROI   S'AMUSE. 

LE  ROI,  avec  un  accent  attendri. 

Blanche!  oh!  tu  m'es  bien  chère! 
Blanche,  ne  pleure  plus.  Viens  sur  mon  cœur! 


Jamais! 


BLANCHE,  résistant. 
LE  ROI,  tendrement. 

Tu  ne  m'as  pas  encor  redit  que  tu  m'aimais. 

BLANCHE. 

Oh  !  c'est  fini  ! 

LE  ROI. 

Je  t'ai,  sans  le  vouloir,  blessée. 
Ne  sanglote  donc  pas  comme  une  délaissée. 
Oh!  plutôt  que  de  faire  ainsi  pleurer  tes  yeux, 
J'aimerais  mieux  mourir,  Blanche!  j'aimerais  mieux 
Passer  dans  mon  royaume  et  dans  ma  seigneurie 
Pour  un  roi  sans  courage  et  sans  chevalerie  ! 
Un  roi  qui  fait  pleurer  une  femme  !  6  mon  Dieu  ! 
Lâcheté  ! 

BLANCHE,  égarée  et  sanglotant. 

N'est-ce  pas,  tout  ceci  n'est  qu'un  jeu  ? 
Si  vous  êtes  le  roi,  j'ai  mon  père.  Il  me  pleure. 
Faites-moi  ramener  près  de  lui.  Je  demeure 
Devant  l'hôtel  Cossé.  Mais  vous  le  savez  bien. 
Oh!  qui  donc  êtes-vous  ?  je  n'y  comprends  plus  rien. 
Comme  ils  m'ont  emportée  avec  des  cris  de  fête  ! 
Tout  ceci  comme  un  rêve  est  brouillé  dans  ma  tête. 

Pleurant. 

Je  ne  sais  même  plus,  vous  que  j'ai  cru  si  doux, 
Si  je  vous  aime  encor! 

Reculant  avec  un  sursaut  de  terrcui 

Vous  roi!  —  J'ai  peur  de  vous! 

LE  ROI,  cherchant  à  la  prendre  dans  ses  bras. 

Je  vous  fais  peur,  méchante  ! 

BLANCHE,  le  repoussant. 

Oh  !  laissez-moi  ! 


ACTE   III.  —   LE  ROI.  315 

LE  ROI,  la  serrant  de  plus  près. 

Qu'entends-je! 
Un  baiser  de  pardon  ! 

BLANCHE,  se  débattant. 

Non! 

LE  ROI,   riant,   à  part. 

Quelle  fille  étrange  ! 

BLANCHE,  s'échappant  de  ses  bras. 

Laissez-moi  !  —  Cette  porte  ! 

Elle  aperçoit  la  porte  de  la  chambre  du  roi  ouverte,  s'y  précipite, 
et  la  referme  violemment  sur  elle. 

LE  ROI,  prenant  une  petite  clef  d'or  à  sa  ceinture. 

Oh  !  j'ai  la  clef  sur  moi. 

Il  ouvre  la  porte,  la  pousse  vivement,  entre,  et  la  referme  sur  lui. 

MAROT,  en  observation  à  la  porte  du  tond   depuis  quelques  instants. 

Il  rit. 

Elle  se  réfugie  en  la  chambre  du  roi  ! 
O  la  pauvre  petite  ! 

Appelant  M.  de  Gordes. 

Hé,  comte! 


SCENE  III. 

MAROT,  puis  LES   GENTILSHOMMES,  ensuite  TRIBOULET. 

M.   DE  GORDES,  à  Marot. 

Est-ce  qu'on  rentre? 

MAROT. 

Le  lion  a  traîne  la  brebis  dans  son  antre. 

M.    DE  PARDAII.I.  \N,    sautant  de   joie. 

Oh  !  pauvre  Triboulet  ! 


3i6  LE   ROI   S'AMUSE. 

M.  DE  PIENNE,  qui  est  resté  à  la  porte,  et  qui  a  les  yeux  fixés  vers  le  dehors. 

Chut  !  le  voici  ! 

M.  DE  GORDES,   bas  aux  seigneurs. 

Tout  doux! 
Çà,  n'ayons  l'air  de  rien,  et  tenons-nous  bien  tous. 

MAROT. 

Messieurs,  je  suis  le  seul  qu'il  puisse  reconnaître. 
11  n'a  parlé  qu'à  moi. 

M.   DE  PIENNE. 

Ne  faisons  rien  paraître. 

Entre  Triboulet.  Rien  ne  paraît  changé  en  lui.  Il  a  le  costume  et  l'air  indifférent 
du  bouffon.  Seulement  il  est  très  pâle. 

M.  DE  PIENNE,  ayant  l'air  de  poursuivre  une  conversation  commencée  et  faisant  des 
yeux  aux  plus  jeunes  gentilshommes,  qui  compriment  des  rires  étouffes  en  voyant 
Triboulet. 

Oui,  messieurs,  c'est  alors,  —  Hé!  bonjour,  Triboulet!  — 
Qu'on  fit  cette  chanson  en  forme  de  couplet  : 

Il  chante. 

Quand  Bourbon  vit  Marseille, 
Il  a  dit  à  ses  gens  : 
Vrai  Dieu  !  quel  capitaine 
Trouverons-nous  dedans  ? 

TRIBOULET,  continuant  la  chanson. 

Au  mont  de  la  Coulombe 
Le  passage  est  étroit, 
Montèrent  tous  ensemble 
En  soufflant  à  leurs  doigts. 

Rires  et  applaudissements  ironiques. 


TOUS. 


Parfait  ! 


TRIBOULET,  qui  s'est  avancé  lentement  jusque  sur  le  devant 
A  part. 

Où  peut-elle  être? 

Il  se  remet  à  fredonner. 

Montèrent  tous  ensemble 
En  soufflant  à  leurs  doigts. 


ACTE   III.  —   LE   ROI.  317 

M.    DE  CORDES,  applaudissant. 

Ah!  Triboulet,  bravo! 

TRIBOULET,  examinant  tous  ces  visages  qui   rient   autour  de  lui.   —  A   part. 

Ils  ont  tous  fait  le  coup,  c'est  sûr! 

M.    DE  COSSE,  frappant  sur  l'épaule  de  Triboulet  avec  un  gros  rire. 

Quoi  de  nouveau, 
Bouffon  ? 

TRIBOULET,  aux  autres,  montrant  M.   de  Cossé. 

Ce  gentilhomme  est  lugubre  à  voir  rire. 

Contrefaisant  M.  de  Cossé. 

—   Quoi  de  nouveau,  bouffon  ? 

M.   DE  COSSÉ,   riant   toujours. 

Oui,  que  viens-tu  nous  dire  r 

TRIBOULET,  le  regardant  de  la  tête  aux  pieds. 

Que  si  vous  vous  mettez  à  faire  le  charmant, 
Vous  allez  devenir  encor  plus  assommant! 

Pendant  toute  la  première  partie  de  la  scène,  Triboulet  a  l'air  de  chercher, 
d'examiner,  de  fureter.  Le  plus  souvent  son  regard  seul  indique  cette  préoc- 
cupation. Quelquefois,  quand  il  croit  qu'on  n'a  pas  l'oeil  sur  lui,  il  déplace 
un  meuble,  il  tourne  le  bouton  d'une  porte  pour  voir  si  elle  est  fermée.  Du 
reste,  il  cause  avec  tous,  comme  à  son  habitude,  d'une  manière  railleuse, 
insouciante  et  dégagée.  Les  gentilshommes,  de  leur  côté,  ricanent  entre  eux 
et  se  font  des  signes,  tout  en  parlant  de  choses  et  d'autres. 

Où  l'ont-ils  cachée  ?  --  Oh  !  —  Si  je  la  leur  demande, 
Ils  se  riront  de  moi  ! 

Accostant  rVlarot  d'un  air  riant. 

Marot,  ma  joie  est  grande 
Que  tu  ne  te  sois  pas  cette  nuit  enrhumé. 

MAROT,   ]ouant  la  surprise. 

Cette  nuit  ? 

TRIBOULET,  clignant  de   l'oeil  d'un  air  d'intelligence. 

Un  bon  tour,  et  dont  je  suis  charmé! 

MAROT. 

Quel  tour  ? 


318  LE   ROI   S'AMUSE. 

TRIBOULET,  hochant  la  tête. 

Oui! 

MAROT,  d'un  air  candide. 

Je  me  suis,  pour  toutes  aventures, 
Le  couvre-feu  sonnant,  mis  sous  mes  couvertures, 
Et  le  soleil  brillait  quand  je  me  suis  levé. 

TRIBOULET. 

Ah  !  tu  n'es  pas  sorti  cette  nuit  ?  J'ai  rêvé  ! 

Il  aperçoit  un  mouchoir  sur  la  table  et  se  jette  dessus. 
M.  DE  PARDAILLAN,  bas  à  M.  de  Pienne. 

Tiens,  duc,  de  mon  mouchoir  il  regarde  la  lettre. 

TRIBOULET,  laissant  tomber  le  mouchoir,  à  part. 

Non,  ce  n'est  pas  le  sien. 

M.  DE  PIENNE,  à  quelques  jeunes  gens  qui  rient  au  fond. 

Messieurs  ! . . . 

TRIBOULET,  à   part. 

Où  peut- elle  être  ? 

M.  DE  PIENNE,  à  M.  de  Gordes. 

Qu'avez-vous  donc  à  rire  ainsi  ? 

M.   DE  GORDES,  montrant  Marot. 

Pardieu,  c'est  lui 
Qui  nous  fait  rire! 

TRIBOULET,  à  part. 

Ils  sont  bien  joyeux  aujourd'hui  ! 

M.  DE  GORDES,  a  Marot,  en  riant. 

Ne  me  regarde  pas  de  cet  air  malhonnête, 
Ou  je  vais  te  jeter  Triboulet  a  la  tête. 

TRIBOULET,  à  M.  de  Pienne. 

Le  roi  n'est  pas  encore  éveillé  ? 


ACTE  III.  —  LE   ROI.  319 

M.   DE  P1ENNE. 

Non,  vraiment  ! 

TRIBOULET. 

Se  fait-il  quelque  bruit  dans  son  appartement? 

Il  veut  approcher  de  la  porte.  M.  de  Pardaillan  le  retient. 
M.   DE  PARDAILLAN. 

Ne  va  pas  réveiller  sa  majesté! 

M.  DE  GORDES,  à  M.  de  Pardaillan. 

Vicomte, 
Ce  faquin  de  Marot  nous  fait  un  plaisant  conte. 
Les  trois  Guy,  revenus,  ma  foi,  l'on  ne  sait  d'où, 
Ont  trouvé  l'autre  nuit,  —  qu'en  dit  ce  maître  fou?  — 
Leurs  femmes,  toutes  trois,  avec  d'autres... 

MAROT. 

Cachées. 

TRIBOULET. 

Les  morales  du  temps  se  font  si  relâchées  ! 

M.   DE  COSSÉ. 

Les  femmes,  c'est  si  traître! 

TRIBOULET,  à  M.   de   Cosse. 

Oh  !  prenez  garde  ! 

M.    DE  COSSÉ. 

Quoi? 


TRIBOULET. 

Prenez  garde,  monsieur  de  Cossé! 

M.   DE  Cussi'  . 

Quoi? 

TRIBOULET. 

Je  voi 
Quelque  chose  d'affreux  qui  vous  pend  à  l'oreille. 


320  LE  ROI  S'AiMUSE. 

M.   DE  COSSE. 

Quoi  donc  ? 

TRIBOULET,  lui  riant  au  nez. 

Une  aventure  absolument  pareille  ! 

M.  DE  COSSE,  le  menaçant  avec  colère. 

Hun! 

TRIBOULET. 

Messieurs,  l'animal  est,  vraiment,  curieux. 
Voilà  le  cri  qu'il  fait  quand  il  est  furieux. 

Contrefaisant  M.  de  Cossé. 

—  Hun! 

Tous  rient.  Entre  un  gentilhomme  à  la  livrée  Je  la  reine. 
M.   DE  PIENNE. 

Qu'est-ce,  Vaudragon? 

LE  GENTILHOMME. 

La  reine  ma  maîtresse 
Demande  à  voir  le  roi  pour  affaire  qui  presse. 

M.  de  Pienne  lui  fait  signe  que  la  chose  est  impossible,  le  gentilhomme  insiste. 

Madame  de  Brézé  n'est  pas  chez  lui  pourtant. 

M.   DE  PIENNE,  avec  impatience. 

Le  roi  n'est  pas  levé. 

LE  GENTILHOMME. 

Comment,  duc!  dans  l'instant 
11  était  avec  vous. 

M.  DE  PIENNE,  dont  l'humeur  redouble,  et  qui  lait  au  gentilhomme  des  signes 
que  celui-ci  ne  comprend  pas,  et  queTriboulet  observe  avec  une  attention  profonde. 

Le  roi  chasse! 

LE  GENTILHOMME. 

Sans  pages 
Et  sans  piqueurs  alors,  car  tous  ses  équipages 
Sont  là. 


ACTE   III.  —   LE   ROI.  321 

M.   DE  PIENNE,  à  part. 

Diable  ! 

Parlant  au  gentilhomme  entre  Jeux  yeux  et  avec  colère. 

On  vous  dit,  comprenez-vous  ceci? 
Que  le  roi  ne  peut  voir  personne! 

TRIBOULET,  éclatant  et  d'une  voix  de  tonnerre 

Elle  est  ici  ! 
Elle  est  avec  le  roi  ! 

Htonncment  dans  les  gentilshommes. 
M.  DE  GORDES. 

Qu'a-t-il  donc?  il  délire! 
Elle! 

TRIBOULET. 

Oh!  vous  savez  bien,  messieurs,  qui  je  veux  dire! 
Ce  n'est  pas  une  affaire  à  me  dire  :  Va-t'en! 

—  La  femme  qu'à  vous  tous,  Cossé,  Pienne  c;  Satan, 
Brion,  Montmorency,...  la  femme  désolée 

Que  vous  avez  hier  dans  ma  maison  volée, 

—  Monsieur  de  Pardaillan,  vous  en  étiez  aussi!  — 
Oh!  je  la  reprendrai,  messieurs!  —  Elle  est  ici! 

M.    DE   PIENNE,  riant. 

Triboulet  a  perdu  sa  maîtresse!  Gentille 
Ou  laide,  qu'il  la  cherche  ailleurs. 

TRIBOULET,  effrayant. 

Je  veux  ma  fille  ! 

TOI  S. 

Sa  fille! 

Mouvement  de  surprise. 

TRIBOULET,  croisant  les  bras. 

C'est  ma  fille!  —  Oui,  riez  maintenant! 
Ah!  vous  restez  muets,  vous  trouvez  surprenant 
Que  ce  bouffon  soit  père  et  qu'il  ait  une  fille! 
Les  loups  et  les  seigneurs  n'ont-ils  pas  leur  famille? 
Ne  puis-je  avoir  aussi  la  mienne?  Allons!  assez! 

D'une  voix  terrible. 

Que  si  vous  plaisantiez,  c'est  charmant,  finissez! 

THÉÂTRE.    —   II.  21 


322  LE  ROI   S'AMUSE. 

Ma  fille,  je  la  veux,  voyez-vous!  —  Oui,  l'on  cause, 
On  chuchote,  on  se  parle  en  riant  de  la  chose. 
Moi,  je  n'ai  pas  besoin  de  votre  air  triomphant. 
Messeigneurs,  je  vous  dis  qu'il  me  faut  mon  enfant! 

Il  se  jette  sur  la  porte  du  roi. 

Elle  est  là! 

Tous  les  gentilshommes  se  placent  devant  la  porte,  et  l'empêchent. 
MAROT. 

Sa  folie  en  furie  est  tournée. 

TRIBOULET,  reculant  avec  désespoir. 

Courtisans!  courtisans!  démons!  race  damnée! 

C'est  donc  vrai  qu'ils  m'ont  pris  ma  fille,  ces  bandits! 

—  Une  femme  à  leurs  yeux,  ce  n'est  rien,  je  vous  dis! 
Quand  le  roi,  par  bonheur,  est  un  roi  de  débauches, 
Les  femmes  des  seigneurs,  lorsqu'ils  ne  sont  pas  gauches, 
Les  servent  fort.  —  L'honneur  d'une  vierge,  pour  eux, 
C'est  un  luxe  inutile,  un  trésor  onéreux. 

Une  femme  est  un  champ  qui  rapporte,  une  ferme 
Dont  le  royal  loyer  se  paie  à  chaque  terme. 
Ce  sont  mille  faveurs  pleuvant  on  ne  sait  d'où, 
C'est  un  gouvernement,  un  collier  sur  le  cou, 
Un  tas  d'accroissements  que  sans  cesse  on  augmente! 

Les  regardant  tous  e  î  face. 

—  En  est-il  parmi  vous  un  seul  qui  me  démente? 
N'est-ce  pas  que  c'est  vrai,  messeigneurs?  —  En  effet 

Il  va  de  l'un  à  l'autre. 

Vous  lui  vendriez  tous,  si  ce  n'est  déjà  fait, 
Pour  un  nom,  pour  un  titre,  ou  toute  autre  chimère, 
A  M.  de  Brion. 

Toi,  ta  femme,  Brion! 

A  M.  de  Gordes. 
Toi,  ta  sœur! 

Au  jeune  page  Pardaillan. 

Toi,  ta  mère! 

UN  PAGE  se  verse  un  verre  de  vin  au  buffet,  et  se  met  à  boire 
en  fredonnant. 

Quand  Bourbon  vit  Marseille, 

II  a  dit  à  ses  gens  : 

Vrai  Dieu!  quel  capitaine.  .  . 


ACTE  III.  —  LE  ROI.  323 


TRIBOULET,  se  retournant. 

Je  ne  sais  à  quoi  tient,  vicomte  d'Aubusson, 
Que  je  te  brise  aux  dents  ton  verre  et  ta  chanson  ! 

A  tous. 

Qui  le  croirait?  des  ducs  et  pairs,  des  grands  d'Espagne, 
O  honte!  un  Vermandois  qui  vient  de  Charlemagne, 
Un  Brion,  dont  l'aïeul  était  duc  de  Milan, 
Un  Gordes-Simiane,  un  Pienne,  un  Pardaillan, 

—  Vous,  un  Montmorency!  —  les  plus  grands  noms  qu'on  nomme, 
Avoir  été  voler  sa  fille  à  ce  pauvre  homme! 

—  Non,  il  n'appartient  point  à  ces  grandes  maisons 
D'avoir  des  cœurs  si  bas  sous  d'aussi  fiers  blasons! 
Non,  vous  n'en  êtes  pas!  —  Au  milieu  des  huées, 
Vos  mères  aux  laquais  se  sont  prostituées! 

Vous  êtes  tous  bâtards! 

M.   DE  GORDES. 

Ah  çà,  drôle! 

TRIBOULET. 

Combien 
Le  roi  vous  donne-t-il  pour  lui  vendre  mon  bien  ? 
Il  a  payé  le  coup,  dites!  — 

S'arrachant  les  cheveux. 

Moi  qui  n'ai  qu'elle! 

—  Si  je  voulais,  —  sans  doute,  —  elle  est  jeune,  elle  est  belle,  — 
Certe,  il  me  la  paierait! 

Les  regardant  tous. 

Est-ce  que  votre  roi 
S'imagine  qu'il  peut  quelque  chose  pour  moi  ? 
Peut-il  couvrir  mon  nom  d'un  nom  comme  les  vôtres  ? 
Peut-il  me  faire  beau,  bien  fait,  pareil  aux  autres? 

—  Enfer!  il  m'a  tout  pris!  —  Oh!  que  ce  tour  charmant 
Est  vil,  atroce,  horrible,  et  s'est  fait  lâchement! 
Scélérats!  assassins!  vous  êtes  des  infâmes, 

Des  voleurs,  des  bandits,  des  tourmenteurs  de  femmes! 
Messeigneurs,  il  me  faut  ma  fille!  il  me  la  faut 
A  la  fin!  allez-vous  me  la  rendre  bientôt? 

—  Oh!  voyez!  —  cette  main,  —  main  qui  n'a  rien  d'illustre, 
M. un  d'un  homme  du  peuple,  et  d'un  serf,  et  d'un  rustre, 
Cette  main  qui  paraît  désarmée  aux  rieurs, 

Et  qui  n'a  pas  d'épéc,  a  des  ongles,  messieurs! 


324  LE   ROJ    S'AMUSE. 

—  Voici  longtemps  déjà  que  j'attends,  il  me  semble! 
Rendez-la-moi!  —  La  porte!  ouvrez -la! 

Il  se  jette  de  nouveau  en  furieux  sur  la  porte,  que  défendent  tous  les  gentils- 
hommes. Il  lutte  contre  eux  quelque  temps,  et  revient  enfin  tomber  sur  le 
devant,  brisé,  épuisé,  haletant,  à  genoux. 

Tous  ensemble 
Contre  moi!  dix  contre  un! 

Fondant  en  larmes  et  en  sanglots. 

Eh  bien!  je  pleure,  oui! 
•  A  Marot. 
Marot,  tu  t'es  de  moi  bien  assez  réjoui. 
Si  tu  gardes  une  âme,  une  tête  inspirée, 
Un  cœur  d'homme  du  peuple,  encor,  sous  ta  livrée, 
Où  me  l'ont-ils  cachée,  et  qu'en  ont-ils  fait,  dis? 
Elle  est  là,  n'est-ce  pas?  Oh!  parmi  ces  maudits, 
Faisons  cause  commune  en  frères  que  nous  sommes. 
Toi  seul  as  de  l'esprit  dans  tous  ces  gentilshommes. 
Marot!  mon  bon  Marot!  —  Tu  te  tais! 

Se  traînant  vers  les  seigneurs. 

Oh!  voyez! 
Je  demande  pardon,  messeigneurs,  sous  vos  pieds! 
Je  suis  malade...  Ayez  pitié,  je  vous  en  prie! 

—  J'aurais  un  autre  jour  mieux  pris  l'espièglerie. 
Mais,  voyez-vous,  souvent  j'ai,  quand  je  fais  un  pas, 
Bien  des  maux  dans  le  corps  dont  je  ne  parle  pas. 
On  a  comme  cela  ses  mauvaises  journées 

Quand  on  est  contrefait.  —  Depuis  bien  des  années, 
Je  suis  votre  bouffon!  je  demande  merci! 
Grâce!  ne  brisez  pas  votre  hochet  ainsi! 

—  Ce  pauvre  Triboulet  qui  vous  a  tant  fait  rire  ! 
Vraiment,  je  ne  sais  plus  maintenant  que  vous  dire. 
Rendez-moi  mon  enfant,  messeigneurs,  rendez-moi 
Ma  fille,  qu'on  me  cache  en  la  chambre  du  roi! 

Mon  unique  trésor!  —  Mes  bons  seigneurs,  par  grâce! 
Qu'est-ce  que  vous  voulez  à  présent  que  je  fasse 
Sans  ma  fille!  —  Mon  sort  est  déjà  si  mauvais! 
C'était  la  seule  chose  au  monde  que  j'avais! 

Tous  gardent  le  silence.  Il  se  relève  désespéré. 

Ah  Dieu!  vous  ne  savez  que  rire  ou  que  vous  taire! 
C'est  donc  un  grand  plaisir  de  voir  un  pauvre  père 
Se  meurtrir  la  poitrine,  et  s'arracher  du  front 
Des  cheveux,  que  deux  nuits  pareilles  blanchiront! 

La  porte  de  la  chambre  du  roi  s'ouvre  brusquement.  Blanche  en  sort,  éperdue, 
égarée,  en  désordre;  elle  vient  tomber  dans  les  bras  de  son  père  avec  un  cri 
terrible. 


ACTE   III.   —   LE   ROI.  325 


BLANCHE. 

Mon  père!  --Ah! 


TRIBOULET,  la  serrant  dans  ses  bras. 

Mon  enfant!  Ah!  c'est  elle!  ah!  ma  fille! 


Ah!  messieurs! 


Suffoqué  de  sanglots  et  riant  au  travers. 

Voyez-vous,  c'est  toute  ma  famille, 
Mon  ange!  -  -  Elle  de  moins,  quel  deuil  dans  ma  maison! 

-  Messeigneurs,  n'est-ce  pas  que  j'avais  bien  raison, 
Qu'on  ne  peut  m'en  vouloir  des  sanglots  que  je  pousse, 
Et  qu'une  telle  enfant,  si  charmante  et  si  douce, 
Qu'à  la  voir  seulement  on  deviendrait  meilleur, 
Cela  ne  se  perd  pas  sans  des  cris  de  douleur? 

A  Blanche. 

—  Ne  crains  plus  rien.  --  C'était  une  plaisanterie, 
C'était  pour  rire.  —  Ils  t'ont  fait  bien  peur,  je  parie. 
Mais  ils  sont  bons.  —  Ils  ont  vu  comme  je  t'aimais. 
Blanche,  ils  nous  laisseront  tranquilles  désormais. 

Aux  seigneurs. 

—  N'est-ce  pas? 

A  Blanche  en  la  serrant  dans  ses  liras. 

-  Quel  bonheur  de  te  revoir  encore! 
J'ai  tant  de  joie  au  cœur  que  maintenant  j'ignore 
Si  ce  n'est  pas  heureux  —  je  ris,  moi  qui  pleurais!  — 
De  te  perdre  un  moment  pour  te  ravoir  après! 

La  regardant  avec  inquiétude. 

—  Mais  pourquoi  pleurer,  toi? 

BLANCHE,  voilant  dans  ses  mains  son   visage  couvert  de  larmes 
et  Je  rougeur. 

Malheureux  que  nous  sommes! 
La  honte. . . 

TRIBOULET,  tressaillant. 

Que  dis-tu  ? 

BLANCI1L,  cachant  sa   tète  dans  la   poitrine  Je  Min   père. 


Pas  devant  tous  ces  hommes! 


Roucnr  devant  vous  seul! 


326  LE  ROI   S'AMUSE. 

TR1BOULET,  se  tournant  avec  un  tremblement  de  rage 
vers  la  porte  du  roi. 

Oh!  l'infâme!  —  Elle  aussi! 

BLANCHE,  sanglotant  et  tombant  à  ses  pieds. 

Rester  seule  avec  vous! 

TRIBOULET,  faisant  trois  pas,  et  balayant  du  geste 
tous  les  seigneurs  interdits. 

Allez -vous-en  d'ici  ! 
Et  si  le  roi  François  par  malheur  se  hasarde 
A  passer  près  d'ici, 

A  M.  de  Vermandois. 

Vous  êtes  de  sa  garde, 
Dites-lui  de  ne  pas  entrer,  —  que  je  suis  là  ! 

M.   DE  PIENNE. 

On  n'a  jamais  rien  vu  de  fou  comme  cela. 

M.  DE  GORDES,  lui  faisant  signe  de  se  retirer. 

Aux  fous  comme  aux  enfants  on  cède  quelque  chose. 
Veillons  pourtant,  de  peur  d'accident. 

Ils  sortent. 

TRIBOULET,  s'asseyant  sur  le  fauteuil  du  roi  et  relevant  sa  fille. 
D'une  voix  sinistre  et  tranquille. 

Allons,  cause, 
Dis-moi  tout.  — 

Il  se  retourne,  et,  apercevant  M.  de  Cossé,  qui  est  resté, 
il  se  lève  à  demi  en  lui  montrant  la  porte. 

M'avez-vous  entendu,  monseigneur? 

M.  DE  COSSÉ,  tout  en  se  retirant  comme  subjugué 
par  l'ascendant  du  bouffon. 

Ces  fous,  cela  se  croit  tout  permis,  en  honneur! 

Il  sort. 


ACTE   III.  —  LE  ROI.  327 

SCÈNE  IV. 
BLANCHE,  TRIBOULET. 

TRIBOULIT,  grave. 

Parle  à  présent. 

BLANCHE,  les  yeux  baissés,  interrompue  de  sanglots. 

Mon  père,  il  faut  que  je  vous  conte 
Qu'il  s'est  hier  glissé  dans  la  maison...  — - 

Pleurant  et  les  mains  sur  ses  veux. 

J'ai  honte  ! 

Triboulet  la  serre  dans  ses  bras  et  lui  essuie  le  front  avec  tendresse. 

Depuis  longtemps,  —  j'aurais  dû  vous  parler  plus  tôt,  — 
Il  me  suivait.  — 

S'interrompant  encore. 

Il  faut  reprendre  de  plus  haut. 
—  Il  ne  me  parlait  pas.  —  Il  faut  que  je  vous  dise 
Que  ce  jeune  homme  allait  le  dimanche  à  l'église... 

triboulet. 
Oui!  le  roi! 

BLANCHE,  continuant. 

Que  toujours,  pour  être  vu,  je  croi, 
Il  remuait  ma  chaise  en  passant  près  de  moi. 

D'une  voix  de  plus  en  plus  faible. 
Hier,  dans  la  maison  il  a  su  s'introduire...  — 

TRIBOULET. 

Que  je  t'épargne  au  moins  l'angoisse  de  tout  dire. 
Je  devine  le  reste!  — 

Il  se  lève. 

O  douleur!  il  a  pris, 
Pour  en  marquer  ton  front,  l'opprobre  et  le  mépris! 
Son  haleine  a  souillé  l'air  pur  qui  t'environne! 
Il  a  brutalement  effeuillé  ta  couronne! 
Blanche!  ô  mon  seul  asile  en  l'état  où  je  suis! 
Jour  qui  me  réveillais  au  sortir  de  leurs  nuits  ! 
Ame  par  qui  mon  âme  à  la  vertu  remonte! 


328  LE  ROI   S'AMUSE. 

Voile  de  dignité  déployé  sur  ma  honte! 

Seul  abri  du  maudit  à  qui  tout  dit  adieu! 

Ange  oublié  chez  moi  par  la  pitié  de  Dieu!  — 

Ciel!  perdue,  enfouie,  en  cette  boue  immonde, 

La  seule  chose  sainte  où  je  crusse  en  ce  monde!  — 

Que  vais-je  devenir  après  ce  coup  fatal, 

Moi  qui,  dans  cette  cour  prostituée  au  mal, 

Hors  de  moi  comme  en  moi,  ne  voyais  sur  la  terre 

Que  vice,  -effronterie,  impudeur,  adultère, 

Infamie  et  débauche,  et  n'avais  sous  les  cieux 

Que  ta  virginité  pour  reposer  mes  yeux  !  — 

Je  m'étais  résigné,  j'acceptais  ma  misère. 

Les  pleurs,  l'abjection  profonde  et  nécessaire, 

L'orgueil  qui  toujours  saigne  au  fond  du  cœur  brisé, 

Le  rire  du  mépris  sur  mes  maux  aiguisé, 

Oui,  toutes  ces  douleurs  où  la  honte  se  mêle, 

J'en  voulais  bien  pour  moi,  mon  Dieu,  mais  non  pour  elle! 

Plus  j'étais  tombé  bas,  plus  je  la  voulais  haut. 

Il  faut  bien  un  autel  auprès  d'un  échafaud. 

L'autel  est  renversé!  —  Cache  ton  front!  —  Oui,  pleure, 

Chère  enfant!  je  t'ai  trop  fait  parler  tout  à  l'heure, 

N'es:-ce  pas?  pleure  bien.  —  Une  part  des  douleurs, 

A  ton  âge,  parfois,  s'écoule  avec  les  pleurs.  — 

Verse  tout,  si  tu  peux,  dans  le  cœur  de  ton  père  ! 

Rêvant. 

Blanche,  quand  j'aurai  fait  ce  qui  me  reste  à  faire, 
Nous  quitterons  Paris.  —  Si  j'échappe  pourtant! 

Rêvant  toujours. 

Quoi!  suffit-il  d'un  jour  pour  que  tout  change  tant! 

Se  relevant  avec  fureur. 

O  malédiction!  qui  donc  m'aurait  pu  dire 

Que  cette  cour  infâme,  effrénée,  en  délire, 

Qui  va,  qui  court,  broyant  et  la  femme  et  l'enfant, 

Échappée  à  travers  tout  ce  que  Dieu  défend, 

N'effaçant  un  forfait  que  par  un  plus  étrange, 

Eparpillant  au  loin  du  sang  et  de  la  fange, 

Irait,  jusque  dans  l'ombre  où  tu  fuyais  leurs  yeux, 

Éclabousser  ce  front  chaste  et  religieux! 

Se  tournant  vers  la  chambre  du  roi. 

O  roi  François  premier!  puisse  Dieu  qui  m'écoute 
Te  faire  trébucher  bientôt  dans  cette  route! 
Puisse  s'ouvrir  demain  le  sépulcre  où  tu  cours! 


ACTE   III.  —   LE  ROI.  329 

BLANCHI-:,  levant  les  veux  au  ciel.  A  part. 

O  Dieu!  n'écoutez  pas,  car  je  l'aime  toujours! 

Bruit  Je  pas  au  fond.  Dans  la  galerie  extérieure  paraît  un  cortège  Je  soldats 
et  Je  gentilshommes.  A  leur  tète,  M.  Je  Pienne. 

M.  DE  PIENNE,  appelant. 

Monsieur  de  Montchenu,  faites  ouvrir  la  grille 
Au  sieur  de  Saint- Vallier  qu'on  mène  à  la  Bastille. 

Le  groupe  Je  solJats  défile  deux  à  Jeux  au  fond.  Au  moment  où  M.  de  Saint- 
Vallier,  qu'ils  entourent,  passe  Jcvant  la  porte,  il  s'v  arrête,  et  se  tourne 
vers  la  chambre  Ju  roi. 

M.  DE  SAINT-VALLIER,  d'une  voix  haute. 

Puisque,  par  votre  roi  d'outrages  abreuvé, 

Ma  malédiction  n'a  pas  encor  trouvé 

Ici-bas  ni  là-haut  de  voix  qui  me  réponde, 

Pas  une  foudre  au  ciel,  pas  un  bras  d'homme  au  monde, 

Je  n'espère  plus  rien.  Ce  roi  prospérera. 

TRIBOULET,  relevant  la  tête  et  le  regardant  en  face. 

Comte!  vous  vous  trompez.  —  Quelqu'un  vous  vengera! 


330  LE  ROI   S'AMUSE. 


ACTE  QUATRIEME. 

BLANCHE. 


La  grève  déserte  voisine  de  la  Tournelle  (ancienne  porte  de  Paris).  —  A  droite,  une  ma- 
sure misérablement  meublée  de  grosses  poteries  et  d'escabeaux  de  chêne,  avec  un  premier 
étage  en  grenier  où  l'on  distingue  un  grabat  par  la  fenêtre.  La  devanture  de  cette  masure 
tournée  vers  le  spectateur  est  tellement  à  jour,  qu'on  en  voit  tout  l'intérieur.  Il  y  a  une 
table,  une  cheminée,  et  au  fond  un  roide  escalier  qui  mène  au  grenier.  Celle  des  faces  de 
cette  masure  qui  est  à  la  gauche  de  l'acteur  est  percée  d'une  porte  qui  s'ouvre  en  dedans.  Le 
mur  est  mal  joint,  troué  de  crevasses  et  de  fentes,  et  il  est  facile  de  voir  au  travers  ce  qui  se 
passe  dans  la  maison.  Il  y  a  un  judas  grillé  à  la  porte,  qui  est  recouverte  au  dehors  d'un 
auvent  et  surmontée  d'une  enseigne  d'auberge.  —  Le  reste  du  théâtre  représente  la  grève. 
A  gauche,  il  y  a  un  vieux  parapet  en  ruine,  au  bas  duquel  coule  la  Seine,  et  dans  lequel  est 
scellé  le  support  de  la  cloche  du  bac.  —  Au  fond,  au  delà  de  la  rivière,  le  vieux  Paris. 


SCENE  PREMIERE. 

TRIBOULET,  BLANCHE,  en  dehors,  SALTABADIL,  dans  la  maison. 

Pendant  toute  cette  scène, Triboulet  doit  avoir  l'air  inquiet  et  préoccupé  d'un  homme  qui  craint 
d'être  dérangé,  vu  et  surpris.  Il  doit  regarder  souvent  autour  de  lui,  et  surtout  du  côté  de 
la  masure.  Saltabadil,  assis  dans  l'auberge,  près  d'une  table,  s'occupe  à  fourbir  son  cein- 
turon, sans  rien  entendre  de  ce  qui  se  passe  à  côté. 

TRIBOULET. 

Et  tu  l'aimes  ! 

BLANCHE. 

Toujours. 

TRIBOULET. 

Je  t'ai  pourtant  laissé 
Tout  le  temps  de  guérir  cet  amour  insensé 


Je  l'aime. 


BLANCHE. 


TRIBOULET. 


O  pauvre  cœur  de  femme  !  —  Mais  explique 
Tes  raisons  de  l'aimer. 


BLANCHE. 

Je  ne  sais. 


ACTE   IV.  —   BLANCHE.  331 

TRIBOULET. 

C'est  unique! 
C'est  étrange  ! 

BLANCHE. 

Oh!  non  pas.  C'est  bien  cela  qui  fait 
Justement  que  je  l'aime.  On  rencontre  en  effet 
Des  hommes  quelquefois  qui  vous  sauvent  la  vie, 
Des  maris  qui  vous  font  riche  et  digne  d'envie.  - 
Les  aime-t-on  toujours?     -  Lui  ne  m'a  fait,  je  croi, 
Que  du  mal,  et  je  l'aime,  et  j'ignore  pourquoi. 
Tenez,  c'est  à  ce  point  qu'il  n'est  rien  que  j'oublie, 
Et  que,  s'il  le  fallait,  —  voyez  quelle  folie  !  — 
Lui  qui  m'est  si  fatal,  vous  qui  m'êtes  si  doux, 
Mon  père,  je  mourrais  pour  lui  comme  pour  vous! 

TRIBOULET. 

Je  te  pardonne,  enfant! 

BLANCHE. 

Mais,  écoutez,  il  m'aime. 


TRIBOULET. 


Non  !  —  Folle  ! 


BLANCHE. 

Il  me  l'a  dit!  il  me  l'a  juré  même! 
Et  puis  il  dit  si  bien,  et  d'un  air  si  vainqueur, 
De  ces  choses  d'amour  qui  vous  prennent  au  cœur! 
Et  puis  il  a  des  yeux  si  doux  pour  une  femme  ! 
C'est  un  roi  brave,  illustre  et  beau! 

TRIBOULET,  éclatant. 

C'est  un  infâme 
Il  ne  sera  pas  dit,  le  lâche  suborneur, 
Qu'il  m'ait  impunément  arraché  mon  bonheur! 

BLANCHE. 

Vous  aviez  pardonné,  mon  père... 

TRIBOULET. 

Au  sacrilège  ! 
Il  me  fallait  le  temps  de  construire  le  piège. 
Voilà. 


332  LE  ROI   S'AMUSE. 


BLANCHE. 


Depuis  un  mois,  —  je  vous  parle  en  tremblant, 
Vous  avez  l'air  d'aimer  le  roi. 


TRIBOULET. 

Je  fais  semblant. 


Avec  fureur. 

-  Je  te  vengerai ,  Blanche  ! 


BLANCHE,  joignant   les  mains. 

Epargnez- moi,  mon  père! 

TRIBOULET. 

Te  viendrait-il  du  moins  au  cœur  quelque  colère, 
S'il  te  trompait  ? 

BLANCHE. 

Lui,  non.  Je  ne  crois  pas  cela. 

TRIBOULET. 

Et  si  tu  le  voyais  de  ces  yeux  que  voilà? 
Dis,  s'il  ne  t'aimait  plus,  tu  l'aimerais  encore? 

BLANCHE. 

Je  ne  sais  pas.  —  Il  m'aime,  il  me  dit  qu'il  m'adore. 
Il  me  l'a  dit  hier! 

TRIBOULET,  amèrement. 

A  quelle  heure? 

BLANCHE. 

Hier  soir. 

TRIBOULET. 

Eh  bien!  regarde  donc,  et  vois  si  ta  peux  voir! 

Il  désigne  à  Blanche  une  des  crevasses  du  mur  de  la  maison.  Elle  regarde 
BLANCHE,  bas. 

Je  ne  vois  rien  qu'un  homme. 


ACTE  IV.  —  BLANCHE.  333 

TRIBOULET,  baissant  aussi  la  voix. 

Attends  un  peu. 

Le  roi,  vêtu  en  simple  officier,  paraît  dans  la  salle  basse  de  l'hôtellerie.  Il  entre 
par  une  petite  port:  qui  communique  avec  quelque  chambre  voisine. 

BLANCHE,  tressaillant. 

Mon  père  ! 

Pendant  toute  la  scène  qui  suit,  elle  demeure  collée  a  la  crevasse  du  mur,  regar- 
dant, écoutant  tout  ce  qui  se  passe  dans  l'intérieur  de  la  salle,  inattentive  a 
tout  le  reste,  agitée  par  moments  d'un  tremblement  convulsif. 


SCENE  IL 

Les  Mêmes,  LE  ROI,  puis  MAGUELONNL. 

Le  roi  frappe  sur  l'épaule  de  Saltabadil,  qui  se  retourne,  dérangé  brusquement 

dans  son  opération. 


LE  ROI. 

Deux  choses,  sur-le-champ. 

S  U.TABAD1L. 

Quoi? 

LE  ROI. 

Ta  sœur,  et  mon  verre. 

TRIBOl  LET,  dehors. 

Voilà  ses  mœurs.  Ce  roi  par  la  grâce  de  Dieu 
Se  risque  souvent  seul  dans  plus  d'un  méchant  lieu, 
Et  le  vin  qui  le  mieux  le  grise  et  le  gouverne 
Est  celui  que  lui  verse  une  Hébé  de  taverne. 

LE  ROI,  dans  le  cabaret,  chantant 

Souvent  femme  varie, 
Bien  fol  est  qui  s'y  fie. 
Une  femme  souvent 
N'est  qu'une  plume  au  vent  ! 

Saltabadil  est  allé  silencieusement  chercher  dans  la  pièce  voisine  une  bouteille  et 
un  verre,  qu'il  apporte  sur  la  table.  Puis  il  trappe  deux  coups  au  plafond  avec 
le  pommeau  de  sa  longue  épée.  A  ce  signal,  une  belle  jeune  fille,  vêtue  en 
bohémienne,  leste  et  riante,  descend  l'escalier  en  sautant.  Dès  qu'elle  entre, 
le  roi  cherche  à  l'embrasser,  mais  elle  lui  échappe. 


334  LE   ROI   S'AMUSE. 

LE  ROI,  à  Saltabadil,  qui  s'est  remis  gravement  a  frotter  son  baudrier. 

L'ami,  ton  ceinturon  deviendrait  bien  plus  clair 
Si  tu  l'allais  un  peu  nettoyer  en  plein  air. 

SALTABADIL. 

Je  comprends. 

Il  se  lève,  salue  gauchement  le  roi,  ouvre  la  porte  du  dehors,  et  sort  en  la  refer- 
mant après  lui.  Une  fois  hors  de  la  maison,  il  aperçoit  Triboulet  vers  qui  il 
se  dirige  d'un  air  de  mystère.  Pendant  les  quelques  paroles  qu'ils  échangent, 
la  jeune  fille  fait  des  agaceries  au  roi,  et  Blanche  observe  avec  terreur.  —  Bas 
à  Triboulet,  désignant  du  doigt  la  maison. 

Voulez-vous  qu'il  vive  ou  bien  qu'il  meure? 
Votre  homme  est  dans  nos  mains.  —  Là. 


TRIBOULLT. 

Reviens  tout  à  l'heure. 

Il  lui  fait  signe  de  s'éloigner.  Saltabadil  disparaît  à  pas  lents  derrière  le  vieux 
parapet.  Pendant  ce  temps-là,  le  roi  lutine  la  jeune  bohémienne,  qui  le  re- 
pousse en  riant. 

MAGUELONNE,  que  le  roi  veut  embrasser. 

Nenni  ! 

LE  ROI. 

Bon.  Dans  l'instant,  pour  te  serrer  de  près, 
Tu  m'as  très  fort  battu.  Nenni,  c'est  un  progrès. 
Nenni,  c'est  un  grand  pas.  —  Toujours  elle  recule! 

—  Causons.  — 

La  bohémienne  se  rapproche. 

Voilà  huit  jours,  —  c'est  à  l'hôtel  d'Hercule, 

—  Qui  m'avait  mené  là?  mons  Triboulet,  je  crois,  — 
Que  j'ai  vu  tes  beaux  yeux  pour  la  première  fois. 

Or,  depuis  ces  huit  jours,  belle  enfant,  je  t'adore, 
Je  n'aime  que  toi  seule! 

MAGUELONNE,  riant. 


Et  vingt  autres  encore  ! 
Monsieur,  vous  m'avez  l'air  d'un  libertin  parfait! 


LE  ROI ,  riant  aussi. 


Oui,  j'ai  fait  le  malheur  de  plus  d'une,  en  effet. 
C'est  vrai,  je  suis  un  monstre. 


'  ACTE   IV.  —  BLANCHE.  335 

MAGUELONNE. 

Oh!  le  fat! 

LE   ROI. 

Je  t'assure. 
Çà,  tu  m'as  ce  matin  mené  dans  ta  masure, 
Méchante  hôtellerie  où  l'on  dîne  fort  mal 
Avec  du  vin  que  fait  ton  frère,  un  animal 
Fort  laid,  et  qui  doit  être  un  drôle  bien  farouche 
D'oser  montrer  son  mufle  à  côté  de  ta  bouche. 
C'est  égal.  Je  prétends  y  passer  cette  nuit. 

MAGUELONNE,  à  part. 

Bon.  Cela  va  tout  seul! 

Au  roi,  qui  veut  encore  l'embrasser. 
Laissez-moi! 

LE  ROI. 

Que  de  bruit! 

MAGUELONNE. 

Soyez  sage  ! 

LE  ROI. 

Voici  la  sagesse,  ma  chère. 
- —  Aimons,  et  jouissons,  et  faisons  bonne  chère.  — 
Je  pense  là-dessus  comme  feu  Salomon. 

MAGUELONNE. 

Tu  vas  au  cabaret  plus  souvent  qu'au  sermon. 

LE  ROI,  lui  tendant  les  brus. 

Maguelonne! 

MAGUELONNE,   lui  échappant. 

Demain  ! 

LE    KOI. 

Je  renverse  la  table 
Si  tu  redis  ce  mot  sauvage  et  détestable. 
Jamais  une  beauté  ne  doit  dire  demain. 

M  AGI  ELONNE,  s'apprivoisant  tout  d'un  coup  et  venant  s'asseoir 
g.aîmcnt  à  table  auprès  du  roi. 

Eh  bien,  taisons  la  paix. 


336  LE  ROI  S'AMUSE. 

LE  ROI,  lui  prenant  la  main. 

Mon  Dieu,  la  belle  main! 
Et  qu'on  recevrait  mieux,  sans  être  un  bon  apôtre, 
Soufflets  de  celle-là  que  caresses  d'une  autre! 

MAGUELONNE,  charmée. 

Vous  vous  moquez! 

LE  ROI. 

Jamais! 

MAGUELONNE. 

Je  suis  laide. 

LE  ROI. 

Oh!  non  pas! 
Rends  donc  plus  de  justice  à  tes  divins  appas! 
Je  brûle!  Ignores-tu,  reine  des  inhumaines, 
Comme  l'amour  nous  tient,  nous  autres  capitaines, 
Et  que,  quand  la  beauté  nous  accepte  pour  siens, 
Nous  sommes  braise  et  feu  jusque  chez  les  russiens! 

MAGUELONNE,  éclatant  de  rire. 

Vous  avez  lu  cela  quelque  part  dans  un  livre. 

LE  ROI,  à  part. 

C'est  possible. 

Haut. 

Un  baiser! 

MAGUELONNE. 

Allons,  vous  êtes  ivre! 

LE  ROI ,  souriant. 

D'amour! 

MAGUELONNE. 

Vous  vous  raillez,  avec  votre  air  mignon, 
Monsieur  l'insouciant  de  belle  humeur! 

LE  roi. 

(  )h!  non. 

Le  roi  l'embrasse. 


ACTE   IV.  —   BLANCHE.  337 


MAGUELONNE. 

C'est  assez! 

LE  ROI. 

Çà,  je  veux  t'épouser. 

MAGUELONNE,  riant. 

Ta  parole? 

LE  ROI. 

Quelle  fille  d'amour  délicieuse  et  folle! 

Il  la  prend  sur  ses  genoux  et  se  met  à  lui  parler  tout  bas.  Elle  rit  et  minaude. 
Blanche  n'en  peut  supporter  davantage.  Elle  se  retourne,  pâle  et  tremblante, 
vers  Triboulet  immobile. 

TRIBOULET,  après  l'avoir  regardée  un  instant  en  silence. 

Eh  bien!  que  penses-tu  de  la  vengeance,  enfant? 

BLANCHE,  pouvant  à  peine  parler.  Très  bas. 

O  trahison!  —  L'ingrat!  —  Grand  Dieu!  mon  cœur  se  fend! 
Oh!  comme  il  me  trompait!  —  Mais  c'est  qu'il  n'a  point  d'âme! 
Mais  c'est  abominable,  il  dit  à  cette  femme 
Des  choses  qu'il  m'avait  déjà  dites  à  moi! 

Cachant  sa  tête  dans  la  poitrine  de  son  père. 

—  Et  cette  femme,  est-elle  effrontée!  —  oh!... 

TRIBOULET,  sombre,  à  voix  basse. 

Tais-toi. 
Pas  de  pleurs.  Laisse-moi  te  venger! 

BI.ANCHi:,  brisée. 

Hélas!  —  Faites 
Tout  ce  que  vous  voudrez. 

TRIBOULET,  avec  un  hurlement  de  joie. 

Merci  ! 

BLANCHE. 

Grand  Dieu!  vous  êtes 
Effrayant.  Quel  dessein  avez  vous? 

THÉÂTRE.   II.  " 

mi'niurr.ir    *ATioi«ir. 


338  LE  ROI   S'AMUSE. 

TRIBOULET,  impétueusement. 

Tout  est  prêt. 
Ne  me  le  reprends  pas.  Cela  m'étoufferai t! 
Écoute.  Va  chez  moi.  Prends-y  des  habits  d'homme. 
Un  cheval.  De  l'argent.  N'importe  quelle  somme. 
Et  pars,  sans  t'arrêter  un  instant  en  chemin, 
Pour  Evreux,  où  j'irai  te  joindre  après-demain. 
—  Tu  sais,  ce  coffre  auprès  du  portrait  de  ta  mère? 
L'habit  est  là.  —  Je  l'ai  d'avance  exprès  fait  faire.  — 
Le  cheval  est  sellé.  —  Que  tout  soit  fait  ainsi. 
Va.  —  Surtout  garde-toi  de  revenir  ici, 
Car  il  va  s'y  passer  une  chose  terrible. 
Va. 

BLANCHE,  glacée  de  crainte. 

Venez  avec  moi,  mon  bon  père! 

TRIBOULET. 

Impossible. 

Il  l'embrasse,  et  lui  fait  signe  de  s'en  aller. 
BLANCHE. 

Ah!  je  tremble! 

TRIBOULET. 

A  bientôt  ! 

Il  l'embrasse  encore.  Blanche  se  retire  en  chancelant. 

Fais  ce  que  je  te  dis. 

Pendant  toute  cette  scène  et  la  suivante,  le  roi  et  Maguelonne,  toujours  seuls 
dans  la  salle  basse,  continuent  de  se  faire  des  agaceries  et  de  se  parler  à  voix 
basse  en  riant.  —  Une  fois  Blanche  éloignée,  Triboulet  va  au  parapet,  et  fait 
un  signe.  Saltabadil  reparaît.  Le  jour  baisse. 


SCENE  III. 

TRIBOULET,  SALTABADIL,  dehors.  —  MAGUELONNE, 

LE   ROI,    dans  la  maison. 
TRIBOULET,  comptant  des  écus  d'or  devant  Saltabadil. 

Tu  m'en  demandes  vingt.  En  voici  d'abord  dix. 

S'arrêtant  au  moment  de  les  lui  donner. 

Il  passe  ici  la  nuit,  pour  sûr? 


ACTE  IV.  —   BLANCHE.  339 

SALTABADIL,  qui  a  été  examiner  l'horizon  avant  de  répondre. 

Le  temps  se  couvre. 

TRIBOULET,  à  part. 

Au  fait,  il  ne  va  pas  toujours  coucher  au  Louvre. 

SALTABADIL. 

Soyez  tranquille.  Avant  une  heure  il  va  pleuvoir. 
La  tempête  et  ma  sœur  le  retiendront  ce  soir. 

TRIBOULET. 

A  minuit,  je  reviens. 

SALTABADIL. 

N'en  prenez  pas  la  peine. 
Je  puis  jeter  tout  seul  un  cadavre  à  la  Seine. 

TRIBOULET. 

Non.  Je  veux  l'y  jeter  moi-même. 

SALTABADIL. 

A  votre  gré. 
Tout  cousu  dans  un  sac,  je  vous  le  livrerai. 

TRIBOULET,  lui  donnant  l'argent. 

Bien.  —  A  minuit!  — ■  J'aurai  le  reste  de  la  somme. 

SALTABADIL. 

Tout  sera  fait.  —  Comment  nommez-vous  ce  jeune  homme? 

TRIBOULET. 

Son  nom?  Veux-tu  savoir  le  mien  également? 
11  s'appelle  le  crime,  et  moi  le  châtiment! 

Il  son. 


34-0  LE   ROI   S'AMUSE. 

SCÈNE  IV. 

Les  Mêmes,  moins  TRIBOULET. 

SALTABADIL,  resté  seul,  examine  l'horizon  qui  se  charge  de  nuages. 
La  nuit  est  presque  tombée.  Quelques  éclairs. 

L'orage  vient.  La  ville  en  est  presque  couverte. 
Tant  mieux.  Tantôt  la  grève  en  sera  plus  déserte. 

Réfléchissant. 

Autant  qu'on  peut  juger  de  tout  ceci,  ma  foi, 
Tous  ces  gens-là  m'ont  l'air  d'avoir  on  ne  sait  quoi. 
Je  ne  devine  rien  de  plus,  l'aze  me  quille! 

Il  examine  le  ciel  en  hochant  la  tête.  Pendant  ce  temps-là, 
le  roi  badine  avec  Maguelonne. 

LE  ROI,  essayant  de  lui  prendre  la  taille. 

Maguelonne! 

MAGUELONNE,  lui  échappant. 

Attendez  ! 

LE  ROI. 

Oh!  la  méchante  fille! 

MAGUELONNE,  chantant. 

Bourgeon  qui  pousse  en  avril 
Met  peu  de  vin  au  baril. 

LE  ROI. 

Quelle  épaule!  quel  bras!  ma  charmante  ennemie, 
Qu'il  est  blanc!  —  Jupiter!  la  belle  anatomie! 
Pourquoi  faut-il  que  Dieu  qui  fît  ces  beaux  bras  nus 
Ait  mis  le  cœur  d'un  turc  dans  ce  corps  de  Vénus? 

MAGUELONNE. 

Lairelanlaire! 

Repoussant  encore  le  roi. 

Point.  Mon  frère  vient. 

Entre  Saltabadil,  qui  referme  la  porte  sur  lui. 
LE  ROI. 

Qu'importe! 

On  entenJ  un  tonnerre  éloigné. 


ACTE   IV.  —   BLANCHE.  341 

MAGUELONNE. 

Il  tonne. 

SALTABADIL. 

Il  va  pleuvoir  d'une  admirable  sorte. 

LE  ROI,  frappant  sur  l'épaule  de  Saltabadil. 

Bon.  Qu'il  pleuve.  — -  Il  me  plaît  cette  nuit  de  choisir 
Ta  chambre  pour  logis. 

MAGUELONNE,  ironiquement. 

C'est  votre  bon  plaisir. 
Prend-il  des  airs  de  roi  !  —  Monsieur,  votre  famille 
S'alarmera. 

Saltabadil  la  tire  par  le  bras  et  lui  fait  des  signes. 
LE  ROI. 

Je  n'ai  ni  grand'mère,  ni  fille, 
Et  je  ne  tiens  à  rien. 

SALTABADIL,  à  part. 

Tant  mieux! 

La  pluie  commence  à  tomber  à  larges  gouttes.  Il  est  nuit  noire. 
LE  ROI ,  à  Saltabadil. 

Tu  coucheras, 
Mon  cher,  à  l'écurie,  au  diable,  où  tu  voudras. 

SALTABADIL,  saluant. 

Merci. 

MAGUELONNE,  au  roi,  très  bas  et  très  vivement, 
tout  en  allumant  une  lampe. 

Va-t'en  ! 

LE  ROI,  éclatant  de  rire  et  tout  haut. 

Il  pleut!  Veux-tu  pas  que  je  sorte 
D'un  temps  à  ne  pas  mettre  un  poëte  à  la  porter 

Il  va  regarder  a  la  tenêtre. 
SALTABADIL,  bas  à  Maguelonne,  lui  montrant  l'or  qu'il  a  dans  la  main. 

Laisse-le  donc  rester!  —  Dix  écus  d'or!  et  puis 
Dix  autres  à  minuit! 

(iracieusement  au  roi. 

Trop  heureux  si  je  puis 
Offrir  pour  cette  nuit  à  monseigneur  ma  chambre! 


342  LE   ROI   S'AMUSE. 

LE  ROI,  riant. 

On  y  grille  en  juillet,  en  revanche  en  décembre 
On  y  gèle,  est-ce  pas? 

SALTABADIL. 

Monsieur  la  veut-il  voir? 

LE  ROI. 

Voyons. 

Saltabadil  prend  la  lampe.  Le  roi  va  dire  deux  mots  en  riant  a  l'oreille  de  Ma- 
guelonne.  Puis  tous  deux  montent  l'échelle  qui  mène  a  l'étage  supérieur, 
Saltabadil  précédant  le  roi. 

MAGUELONNE,  restée  seule. 

Pauvre  jeune  homme! 

Allant  à  une  fenêtre. 

O  mon  Dieu!  qu'il  fait  noir! 

On  voit  par  la  lucarne  d'en  haut  Saltabadil  et  le  roi  dans  le  grenier. 
SALTABADIL,  au  roi. 

Voici  le  lit,  monsieur,  la  chaise,  et  puis  la  table. 

LE  ROI. 

Combien  de  pieds  en  tout  ? 

Il  regarde  alternativement  le  lit,  la  table  et  la  chaise. 

Trois,  six,  neuf,  —  admirable! 
Tes  meubles  étaient  donc  à  Marignan,  mon  cher, 
Qu'ils  sont  tous  écloppés? 

S'approchant  de  la  lucarne,  dont  les  carreaux  sont  cassés. 

Et  l'on  dort  en  plein  air. 
Ni  vitres,  ni  volets.  Impossible  qu'on  traite 
Le  vent  qui  veut  entrer  de  façon  plus  honnête! 

A  Saltabadil,  qui  vient  d'allumer  une  veilleuse  sur  la  table. 

Bonsoir. 

SALTABADIL. 

Que  Dieu  vous  garde! 

Il  sort,  pousse  la  porte,  et  on  l'entend  redescendre  lourdement  l'escalier. 
LE  ROI,  seul,  débouclant  son  baudrier. 

Ah  !  je  suis  las,  mortdieu! 
—  Donc,  en  attendant  mieux,  je  vais  dormir  un  peu. 

Il  pose  sur  la  chaise  son  chapeau  et  son  épée,  défait  ses  bottes,  et  s'étend  sur  le  lit. 


ACTE  IV.  —   BLANCHE.  343 

Que  cette  Maguelonne  est  fraîche,  vive,  alerte! 

Se  redressant. 

J'espère  bien  qu'il  a  laissé  la  porte  ouverte. 
—  Oui,  c'est  bien! 

Il  se  recouche,  et  un  moment  on  le  voit  profondément  endormi  sur  le  gra- 
bat. Cependant  Maguelonne  et  Saltabadil  sont  tous  deux  dans  la  salle  infé- 
rieure. L'orage  a  éclaté  depuis  quelques  instants.  Il  couvre  tout  de  pluie  et 
d'éclairs.  A  chaque  instant  des  coups  de  tonnerre.  Maguelonne  est  assise  près 
de  la  table,  quelque  couture  à  la  main.  Son  frère  achève  de  vider,  d'un  air 
réfléchi,  la  bouteille  qu'a  laissée  le  roi.  Tous  deux  gardent  quelque  temps  le 
silence,  comme  préoccupés  d'une  idée  grave. 

MAGUELONNE,  en  soupirant. 

Ce  jeune  homme  est  charmant! 

SALTABADIL. 

Je  crois  bien  ! 
Il  met  vingt  écus  d'or  dans  ma  poche. 

MAGUELONNE. 

Combien  ? 

SALTABADIL. 

Vingt  écus. 

MAGUELONNE. 


Il  valait  plus  que  cela. 

SALTABADIL. 

Poupée! 
Va  voir  là-haut  s'il  dort.  N'a-t-il  pas  une  épée? 
Descends-la. 

Maguelonne  obéit.  L'orage  est  dans  toute  sa  violence.  On  voit  paraître,  au 
fond,  Blanche,  vêtue  d'habits  d'homme,  habit  de  cheval,  des  bottes  et  des 
éperons.  En  noir.  Elle  s'avance  lentement  vers  la  masure,  tandis  que  Salta- 
badil boit,  et  que  Maguelonne,  dans  le  grenier,  considère  avec  sa  lampe  le 
roi  endormi. 

MAGUELONNE,  les  larmes  aux  yeux. 

Quel  dommage! 

Elle  prend  l'épée. 

11  dort.  Pauvre  garçon! 

Elle  redescend  et  rapporte  l'épée  à  son  frère. 


344  LE  RQI  S'AMUSE 


SCENE   V. 

LE   ROI,  endormi  dans  le  grenier,    SALTABADIL   et   MAGUELONNE 
dans  la  salle  basse,  BLANCHE  ,  dehors. 

BLANCHE,  venant  à  pas  lents  dans  l'ombre,  à  la  lueur  des  éclairs. 
Il  tonne  à  chaque  instant. 

Une  chose  terrible!  —  Ah!  je  perds  la  raison. 

—  Il  doit  passer  la  nuit  dans  cette  maison  même. 

—  Oh!  je  sens  que  je  touche  à  quelque  instant  suprême!  — 
Mon  père,  pardonnez.  Vous  n'êtes  plus  ici. 

Je  vous  désobéis  d'y  revenir  ainsi. 
Mais  je  n'y  puis  tenir.  — 

S'approchant  de  la  maison. 

Qu'est-ce  donc  qu'on  va  faire  ? 
Comment  cela  va-t-il  finir?  —  Moi  qui  naguère, 
Ignorant  l'avenir,  le  monde  et  les  douleurs, 
Pauvre  fille,  vivais  cachée  avec  des  fleurs, 
Me  voir  soudain  jetée  en  des  choses  si  sombres!  — 
Ma  vertu,  mon  bonheur,  hélas!  tout  est  décombres! 
Tout  est  deuil!  —  Dans  les  cœurs  où  ses  flammes  ont  lui 
L'amour  ne  laisse  donc  que  ruine  après  lui  ? 
De  tout  cet  incendie  il  reste  un  peu  de  cendre! 
Il  ne  m'aime  donc  plus!  — 

Elle  pleure  amèrement.  Relevant  la  tête. 

- 

Il  me  semblait  entendre, 
Tout  à  l'heure,  à  travers  ma  pensée,  un  grand  bruit. 
Sur  ma  tête.  Il  tonnait,  je  crois.  —  L'affreuse  nuit! 
Il  n'est  rien  qu'une  femme  au  désespoir  ne  fasse. 
Moi  qui  craignais  mon  ombre! 

Apercevant  la  lumière  de  la  maison. 

Oh  !  qu'est-ce  qui  se  passe  ? 

Elle  avance,  puis  recule. 

Tandis  que  je  suis  là,  Dieu!  j'ai  le  cœur  saisi, 
Pourvu  qu'on  n'aille  pas  tuer  quelqu'un  ici! 

Maguelonne  et  Saltabadil  se  remettent  à  causer  dans  la  salle  voisine. 

SALTABADIL. 

Quel  temps! 

MAGUELONNE. 

Pluie  et  tonnerre. 


ACTE   IV.  —  BLANCHE.  345 

SALTABADIL. 

Oui,  l'on  fait  à  cette  heure 
Mauvais  ménage  au  ciel.  L'un  gronde  et  l'autre  pleure. 

blanchi:. 
Si  mon  père  savait  à  présent  où  je  suis! 

MAGUELONNE. 

Mon  frère! 

BLANCHE,  tressaillant. 

On  a  parlé,  je  crois. 

Elle  se  dirige  en  tremblant  vers  la  maison,  et  applique  à  la  tente  du  mur 
ses  yeux  et  ses  oreilles. 

MAGUELONNE. 

Mon  frère! 

SALTABADIL. 

Et  puis? 

MAGUELONNE. 

Sais-tu,  mon  frère,  à  quoi  je  pense? 

SALTABADIL. 

Non. 

MAGUELONNE. 

Devine. 

SALTABADIL. 

Au  diable! 

MAGUELONNE. 

Ce  jeune  homme  est  de  fort  bonne  mine. 
Grand,  fier  comme  Apollo,  beau,  galant  par-dessus. 
Il  m'aime  fort.  Il  dort  comme  un  enfant  Jésus. 
Ne  le  tuons  pas. 

BLANCHE,  qui  entend  et  voit  tout,  terriHcc. 

Ciel! 

SALTABADIL,  tirant  d'un  corïre  un  vieux  sac  de  toile  et  un  pavé, 
et  présentant  le  sac  à  Ma^uelonne  d'un  air  impassible. 

Recouds-moi  tout  de  suite 
Ce  vieux  sac. 


346  LE  ROI   S'AMUSE. 

MAGUELONNE. 

Pourquoi  donc? 

SALTABADIL. 

Pour  y  mettre  au  plus  vite, 
Quand  j'aurai  dépêché  là-haut  ton  Apollo, 
Son  cadavre  et  ce  grès,  et  tout  jeter  à  l'eau. 

MAGUELONNE. 

Mais. . . 

SALTABADIL. 

Ne  te  mêle  pas  de  cela,  Maguelonne. 

MAGUELONNE. 
Si... 

SALTABADIL. 

Si  l'on  t'écoutait,  on  ne  tuerait  personne. 
Raccommode  le  sac. 

BLANCHE. 

Quel  est  ce  couple-ci  ? 
N'est-ce  pas  dans  l'enfer  que  je  regarde  ainsi  ? 

MAGUELONNE,  se  mettant  à  raccommoder  le  sac. 

J'obéis.  —  Mais  causons. 

SALTABADIL. 

Soit. 
MAGUELONNE. 

Tu  n'as  pas  de  haine 


Contre  ce  cavalier? 


SALTABADIL. 


Moi!  C'est  un  capitaine! 
J'aime  les  gens  d'épée,  en  étant  moi-même  un. 


MAGUELONNE. 


Tuer  un  beau  garçon  qui  n'est  pas  du  commun, 
Pour  un  méchant  bossu  fait  comme  une  S! 


ACTE   IV.  —  BLANCHE.  347 

SALTABADIL. 

En  somme, 
J'ai  reçu  d'un  bossu  pour  tuer  un  bel  homme, 
Cela  m'est  fort  égal,  dix  écus  tout  d'abord. 
J'en  aurai  dix  de  plus  en  livrant  l'homme  mort. 
Livrons.  C'est  clair. 

MAGUELONNE. 

Tu  peux  tuer  le  petit  homme 
Quand  il  va  repasser  avec  toute  la  somme. 
Cela  revient  au  même. 

blanchi:. 

O  mon  père! 

MAGUELONNE. 

Est-ce  dit? 

SALTABADIL,  regardant  Maguelonne  en  face. 

Hein!  pour  qui  me  prends-tu,  ma  sœur?  suis-je  un  bandit? 
Suis-je  un  voleur?  Tuer  un  client  qui  me  paie! 

MAGUELONNE,  lui  montrant  un  fagot. 

Eh  bien!  mets  dans  le  sac  ce  fagot  de  futaie. 
Dans  l'ombre,  il  le  prendra  pour  son  homme. 

SALTABADIL. 

C'est  fort. 
Comment  veux-tu  qu'on  prenne  un  fagot  pour  un  mort? 
C'est  immobile,  sec,  tout  d'une  pièce,  roide, 
Cela  n'est  pas  vivant. 

BLANCHE. 

Que  cette  pluie  est  froide! 

MAGUELONNE. 

Grâce  pour  lui. 

SALTABADIL. 

Chansons! 

MAGUELONNK. 

Mon  bon  frère! 


348  LE  ROI   S'AMUSE. 

SALTABADIL. 

Plus  bas! 
Il  faut  qu'il  meure!  Allons,  tais-toi. 

MAGUELONNE,  irritée. 

Je  ne  veux  pas! 


Je  l'éveille  et  le  fais  évader. 


BLANCHE. 

Bonne  fille! 

SALTABADIL. 


Et  les  dix  écus  d'or? 


MAGUELONNE. 

C'est  vrai. 

SALTABADIL. 

Là,  sois  gentille, 
Laisse-moi  faire,  enfant! 

MAGUELONNE. 

Non.  Je  veux  le  sauver! 

Maguclonne  se  place  d'un  air  déterminé  devant  l'escalier,  pour  barrer  le  pas- 
sage à  son  frère.  Saltabadil,  vaincu  par  sa  résistance,  revient  sur  le  devant,  et 
paraît  chercher  dans  son  esprit  un  moyen  de  tout  concilier. 

SALTABADIL. 

Voyons.  —  L'autre  à  minuit  viendra  me  retrouver. 
Si  d'ici  là  quelqu'un,  un  voyageur,  n'importe, 
Vient  nous  demander  gîte  et  frappe  à  notre  porte, 
Je  le  prends,  je  le  tue,  et  puis,  au  lieu  du  tien, 
Je  le  mets  dans  le  sac.  L'autre  n'y  verra  rien. 
Il  jouira  toujours  autant  dans  la  nuit  close 
Pourvu  qu'il  jette  à  l'eau  quelqu'un  ou  quelque  chose. 
C'est  tout  ce  que  je  puis  faire  pour  toi. 

MAGUELONNE. 

Merci. 
Mais  qui  diable  veux-tu  qui  passe  par  ici  ? 

SALTABADIL. 

Seul  moyen  de  sauver  ton  homme. 


ACTE   IV.  —   BLANCHE.  349 

MAGUELONNE. 

A  pareille  heure  ? 

BLANCHE. 

O  Dieu!  vous  me  tentez,  vous  voulez  que  je  meure! 
Faut-il  que  pour  l'ingrat  je  franchisse  ce  pas? 
Oh!  non,  je  suis  trop  jeune!  --  Oh!  ne  me  poussez  pas, 
Mon  Dieu! 

Il  tonne. 
MAGUELONNE. 

S'il  vient  quelqu'un  dans  une  nuit  pareille, 
Je  m'engage  à  porter  la  mer  dans  ma  corbeille. 

SALTABADIL. 

Si  personne  ne  vient,  ton  beau  jeune  homme  est  mort. 

BLANCHE,  frissonnant. 

Horreur!  —  Si  j'appelais  le  guet?...  Mais  non,  tout  dort. 

D'ailleurs,  cet  homme-là  dénoncerait  mon  père. 

Je  ne  veux  pas  mourir  pourtant.  J'ai  mieux  à  faire, 

J'ai  mon  père  à  soigner,  à  consoler.  Et  puis 

Mourir  avant  seize  ans,  c'est  affreux!  Je  ne  puis! 

O  Dieu!  sentir  le  fer  entrer  dans  ma  poitrine! 

Ha! 

Une  horloge  trappe  un  coup. 
SALTABADIL. 

Ma  sœur,  l'heure  sonne  à  l'horloge  voisine. 
Deux  autres  coups. 

C'est  onze  heures  trois  quarts.  Personne  avant  minuit 

Ne  viendra.  Tu  n'entends  au  dehors  aucun  bruit? 

Il  faut  pourtant  finir.  Je  n'ai  plus  qu'un  quart  d'heure. 

Il  met  le  pied  sur  l'escali:r.  Maguelonnc  le  retient  en  sanglotant. 
MAGUELONNE. 

Mon  frère,  encore  un  peu! 

blanchi:. 

Quoi!  cette  femme  pleure! 
Et  moi,  je  reste  là,  qui  peux  le  secourir! 


350  LE  ROI   S'AMUSE. 

Puisqu'il  ne  m'aime  plus,  je  n'ai  plus  qu'à  mourir. 
Eh  bien!  mourons  pour  lui.  — 

Hésitant  encore. 

C'est  égal,  c'est  horrible! 

SALTABADIL,  à  Maguelonne. 

Non,  je  ne  puis  attendre  enfin.  C'est  impossible. 

BLANCHE. 

Encor  si  l'on  savait  comme  ils  vous  frapperont. 

Si  l'on  ne  souffrait  pas!  Mais  on  vous  frappe  au  front, 

Au  visage...  Oh!  mon  Dieu! 

SALTABADIL,  essayant  toujours  de  se  dégager  de  Maguelonne,  qui  l'arrête. 

Que  veux-tu  que  je  fasse  ? 
Crois-tu  pas  que  quelqu'un  viendra  prendre  sa  place  ? 

BLANCHE,  grelottant  sous  la  pluie. 

Je  suis  glacée! 

Se  dirigeant  vers  la  porte. 

Allons! 

S'arrêtant. 

Mourir  ayant  si  froid! 

Elle  se  traîne  en  chancelant  jusqu'à  la  porte,  et  y  frappe  un  faible  coup. 
MAGUELONNE. 

On  frappe! 

SALTABADIL. 

C'est  le  vent  qui  fait  craquer  le  toit. 

Blanche  frappe  de  nouveau. 
MAGUELONNE. 

On  frappe! 

Elle  court  ouvrir  la  lucarne  et  regarde  au  dehors. 
SALTABADIL. 


C'est  étrange 


MAGUELONNE,  à  Blanche. 

Holà,  qu'est-ce? 


A  Saltabadil. 

Un  jeune  homme. 


ACTE   IV.  BLANCHE.  351 

blanchi:. 
Asile  pour  la  nuit! 

SALTABADIL. 

Il  va  faire  un  fier  somme! 

MAGUELONNE. 
Oui,  la  nuit  sera  longue. 

blanchi:. 

Ouvrez! 

SALTABADIL,  à  Maguelonnc. 

Attends!  —  Mortdieu! 
Donne-moi  mon  couteau  que  je  l'aiguise  un  peu. 

Elle  lui  donne  son  couteau,  qu'il  aiguise  au  fer  d'une  faulx. 
BLANCHE. 

Ciel!  j'entends  le  couteau  qu'ils  aiguisent  ensemble! 

MAGUELONNE. 

Pauvre  jeune  homme,  il  frappe  à  son  tombeau. 

BLANCHE. 

Je  tremble! 
Quoi!  je  vais  donc  mourir! 

Tombant  a  genoux. 

O  Dieu,  vers  qui  je  vais, 
Je  pardonne  à  tous  ceux  qui  m'ont  été  mauvais, 

—  Mon  père,  et  vous,  mon  Dieu!  pardonnez-leur  de  même, 
Au  roi  François  premier,  que  je  plains  et  que  j'aime, 

A  tous,  même  au  démon,  même  à  ce  réprouvé, 

Qui  m'attend  là,  dans  l'ombre,  avec  un  fer  levé! 

J'offre  pour  un  ingrat  ma  vie  en  sacrifice. 

S'il  en  est  plus  heureux,  oh!  qu'il  m'oublie!  —  et  puisse, 

Dans  sa  prospérité  que  rien  ne  doit  tarir, 

Vivre  longtemps  celui  pour  qui  je  vais  mourir! 

Se  levant. 

—  L'homme  doit  être  prêt! 

Elle  va  frapper  de  nouveau  à  la  porte. 
MAGUELONNE,  à  Saltabadil. 

I  [é  !  dépêche,  il  se  lasse. 


352  LE  ROI   S'AMUSE. 

SALTABADIL,  essayant  sa  lame  sur  la  table. 

Bon.  —  Derrière  la  porte  attends  que  je  me  place. 

BLANCHE. 

J'entends  tout  ce  qu'il  dit!  Oh! 

Saltabadil  se  place  derrière  la  porte  de  manière  qu'en  s'ouvrant  en  dedans 
elle  le  cache  à  la  personne  qui  entre  sans  le  cacher  au  spectateur. 

MAGUELONNE,  à  Saltabadil. 

J'attends  le  signal. 

SALTABADIL,  derrière  la  porte,  le  couteau  à  la  main. 

Ouvre. 

MAGUELONNE,  ouvrant  à  Blanche. 

Entrez. 

BLANCHE,  à  part. 

Ciel!  il  va  me  faire  bien  du  mal! 

Elle  recule. 
MAGUELONNE. 

Eh  bien!  qu'attendez-v.ous? 

BLANCHE,  avec  horreur,  a  part. 

La  sœur  aide  le  frère. 
—  O  Dieu!  pardonnez-leur!  —  Pardonnez-moi,  mon  père! 

Elle  entre.  Au  moment  où  elle  paraît  sur  le  seuil  de  la  cabane, 
on  voit  Saltabadil  lever  son  poignard.  La  toile  tombe. 


ACTE   CINQUIEME. 

TRI  BOULET. 


Même  décoration;  seulement,  quand  la  toile  se  lève,  la  maison  de  Saltabadil  est  complètement 
fermée  aux.  regards,  la  devanture  est  garnie  de  ses  volets.  On  n'y  voit  aucune  lumière.  Tout 
est  ténèbres. 


SCENE  PREMIERE. 

TRIBOULET,  seul. 

11  s'avance  lentement  du  fond,  enveloppé  d'un  manteau.  L'orage  a  diminué  de  violence.  La 
pluie  a  cessé.  11  n'y  a  plus  que  quelques  éclairs  et  par  moments  un  tonnerre  lointain.  Tri- 
boulet  est  plongé  dans  une  profonde  rêverie,  avec  une  joie  sombre  dans  les  yeux. 

Je  vais  donc  me  venger!  — ■  Enfin!  la  chose  est  faite. 
Voici  bientôt  un  mois  que  j'attends,  que  je  guette, 
Resté  bouffon,  cachant  mon  trouble  intérieur, 
Pleurant  des  pleurs  de  sang  sous  mon  masque  rieur. 

Examinant  une  porte  basse  dans  la  devanture  de  la  maison. 

Cette  porte...  —  Oh!  tenir  et  toucher  sa  vengeance! 
C'est  bien  par  là  qu'ils  von:  me  l'apporter,  je  pense. 
Jl  n'est  pas  l'heure  encor.  Je  reviens  cependant. 
Oui,  je  regarderai  la  porte  en  attendant. 
Oui,  c'est  toujours  cela.  — 

Il  tonne. 

Quel  temps!  nuit  de  mystère! 
Une  tempête  au  ciel!  un  meurtre  sur  la  terre! 
Que  je  suis  grand  ici!  ma  colère  de  feu 
Va  de  pair  cette  nuit  avec  celle  de  Dieu. 
Quel  roi  je  tue!  —  Un  roi  dont  vingt  autres  dépendent, 
Des  mains  de  qui  la  paix  ou  la  guerre  s'épandent! 
Il  porte  maintenant  le  poids  du  monde  entier. 
Quand  il  n'y  sera  plus,  comme  tout  va  plier! 
Quand  j'aurai  retiré  ce  pivot,  la  secousse 
Sera  forte  et  terrible,  et  ma  main  qui  la  pousse 
Ebranlera  longtemps  toute  l'Europe  en  pleurs, 
Contrainte  de  chercher  son  équilibre  ailleurs!  — 
Songer  que  si  demain  Dieu  disait  à  la  terre  : 
—  O  terre,  quel  volcan  vient  d'ouvrir  son  cratère? 


354  LE  ROI   S'AMUSE. 

Qui  donc  émeut  ainsi  le  chrétien,  l'ottoman, 
Clément-Sept,  Doria,  Charles-Quint,  Soliman? 
Quel  César,  quel  Jésus,  quel  guerrier,  quel  apôtre, 
Jette  les  nations  ainsi  l'une  sur  l'autre  ? 
Quel  bras  te  fait  trembler,  terre,  comme  il  lui  plaît? 
La  terre  avec  terreur  répondrait  :  Triboulet!  — 
Oh!  jouis,  vil  bouffon,  dans  ta  fierté  profonde. 
La  vengeance  d'un  fou  fait  osciller  le  monde! 

Au  milieu  des  derniers  bruits  de  l'orage,  on  entend  sonner  minuit 
à  une  horloge  éloignée.  Triboulet  écoute. 

Minuit! 

Il  court  à  la  maison,  et  frappe  à  la  porte  basse. 
VOIX  DE  L'INTÉRIEUR. 

Qui  va  là? 

TRIBOULET. 

Moi. 

LA  VOIX. 

Bon. 

Le  panneau  inférieur  de  la  porte  s'ouvre  seul. 
TRIBOULET,  courbé  et  haletant. 

Vite! 

LA  VOIX. 

N'entrez  pas. 

Saltabadil  sort  en  rampant  par  le  panneau  inférieur  de  la  porte.  Il  tire  par  cette 
ouverture  assez  étroite  quelque  chose  de  pesant,  une  espèce  de  paquet  de 
forme  oblongue,  qu'on  distingue  avec  peine  dans  l'obscurité.  Il  n'a  pas  de  lu- 
mière à  la  main,  il  n'y  en  a  pas  dans  la  maison. 


SCENE   IL 
TRIBOULET,  SALTABADIL. 

SALTABADIL. 

Ouf!  c'est  lourd.  Aidez-moi,  monsieur,  pour  quelques  pas. 

Triboulet,  agité  d'une  joie  convulsive,  l'aide  à  apporter  sur  le  devant  un  long  sac 
de  couleur  brune,  qui  paraît  contenir  un  cadavre. 

Votre  homme  est  dans  ce  sac. 


ACTE  V.  -  -  TRIBOULET.  355 

TRIBOULET. 

Voyons-le!  Quelle  joie! 


Un  flambeau! 

SALTABADIL. 

Pardieu  non! 

TRIBOULET. 

Que  crains-tu  qui  nous  voie? 

SALTABADIL. 

Les  archers  de  l'écuelle  et  les  guetteurs  de  nuit. 
Diable!  pas  de  flambeau!  c'est  bien  assez  du  bruit!  — 
L'argent! 

TRIBOULET,  lui  remettant  une  bourse. 

Tiens! 

Examinant  le  sac  étendu  à  U'rre  pendant  que  l'autre  compte. 

Il  est  donc  des  bonheurs  dans  la  haine  ! 

SALTABADIL. 

Vous  aiderai-je  un  peu  pour  le  jeter  en  Seine? 

TRIBOULET. 

J'y  suffirai  tout  seul. 

SALTABADIL,  insistant. 

A  nous  deux,  c'est  plus  court. 

TRIBOULET. 

Un  ennemi  qu'on  porte  en  terre  n'est  pas  lourd. 

SALTABADIL. 

Vous  voulez  dire  en  Seine?  Hé  bien,  maître,  à  votre  aise! 

Allant  à  un  point  du  parapet. 

Ne  le  jetez  pas  là.  Cette  place  est  mauvaise. 

Lui  montrant  une  brèche  dans  le  parapet. 
Ici,  c'est  très  profond.  —  Faites  vite.  —  Bonsoir. 

11  rentre  et  reterme  la  maison  sur  lui. 

*3- 


356  LE  ROI   S'AMUSE. 

SCÈNE  III. 

TRIBOULET  seul,  l'œil  fixé  sur  le  sac. 

Il,  est  là!  —  Mort!  —  Pourtant  je  voudrais  bien  le  voir 

Tâtant  le  sac. 

C'est  égal,  c'est  bien  lui.  —  Je  le  sens  sous  ce  voile. 
Voici  ses  éperons  qui  traversent  la  toile.  — 
C'est  bien  lui! 

Se  redressant  et  mettant  le  pied  sur  le  sac. 

Maintenant,  monde,  regarde-moi. 
Ceci,  c'est  un  bouffon,  et  ceci,  c'est  un  roi!  — 
Et  quel  roi!  le  premier  de  tous!  le  roi  suprême! 
Le  voilà  sous  mes  pieds,  je  le  tiens.  C'est  lui-même. 
La  Seine  pour  sépulcre,  et  ce  sac  pour  linceul. 
Qui  donc  a  fait  cela? 

Croisant  les  bras. 

Hé  bien!  oui,  c'est  moi  seul. 
Non,  je  ne  reviens  pas  d'avoir  eu  la  victoire, 
Et  les  peuples  demain  refuseront  d'y  croire. 
Que  dira  l'avenir?  quel  long  étonnement 
Parmi  les  nations  d'un  tel  événement! 
Sort,  qui  nous  mets  ici,  comme  tu  nous  en  ôtes! 
Une  des  majestés  humaines  les  plus  hautes, 
Quoi,  François  de  Valois,  ce  prince  au  cœur  de  feu, 
Rival  de  Charles-Quint,  un  roi  de  France,  un  dieu, 
—  A  l'éternité  près,  —  un  gagneur  de  batailles 
Dont  le  pas  ébranlait  les  bases  des  murailles, 

Il  tonne  de  temps  en  temps. 

L'homme  de  Marignan,  lui  qui,  toute  une  nuit, 
Poussa  des  bataillons  l'un  sur  l'autre  à  grand  bruit, 
Et  qui,  quand  le  jour  vint,  les  mains  de  sang  trempées, 
N'avait  plus  qu'un  tronçon  de  trois  grandes  épées, 
Ce  roi!  de  l'univers  par  sa  gloire  étoile, 
Dieu!  comme  il  se  sera  brusquement  en  allé! 
Emporté  tout  à  coup,  dans  toute  sa  puissance, 
Avec  son  nom,  son  bruit,  et  sa  cour  qui  l'encense, 
Emporté,  comme  on  fait  d'un  enfant  mal  venu, 
Une  nuit  qu'il  tonnait,  par  quelqu'un  d'inconnu! 
Quoi!  cette  cour,  ce  siècle  et  ce  règne,  fumée! 
Ce  roi  qui  se  levait  dans  une  aube  enflammée, 


ACTE   V.  -  -  TRÏBOULET.  357 

Eteint,  évanoui,  dissipe  dans  les  airs! 
Apparu,  disparu,  —  comme  un  de  ces  éclairs! 
Et  peut-être  demain  des  crieurs  inutiles, 
Montrant  des  tonnes  d'or,  s'en  iront  par  les  villes, 
Et  crieront  au  passant,  de  surprise  éperdu  : 

—  A  qui  retrouvera  François  premier  perdu! 

—  C'est  merveilleux  ! 

Après  un  silence. 

Ma  hlle,  ô  ma  pauvre  affligée, 
Le  voilà  donc  puni,  te  voilà  donc  vengée! 
Oh!  que  j'avais  besoin  de  son  sang!  Un  peu  d'or, 
Et  je  l'ai! 

Se  penchant  avec  rage  sur  le  cadavre. 

Scélérat!  peux-tu  m'entendre  encor? 
Ma  fille,  qui  vaut  plus  que  ne  vaut  ta  couronne, 
Ma  hlle,  qui  n'avait  fait  de  mal  à  personne, 
Tu  me  l'as  enviée  et  prise!  tu  me  l'as 
Rendue  avec  la  honte,  —  et  le  malheur,  hélas! 
Eh  bien!  dis,  m'entends-tu?  maintenant,  c'est  étrange, 
Oui,  c'est  moi  qui  suis  là,  qui  ris  et  qui  me  venge! 
Parce  que  je  feignais  d'avoir  tout  oublié, 
Tu  t'étais  endormi!  — Tu  croyais  donc,  pitié! 
La  colère  d'un  père  aisément  édentée!  — 
Oh!  non,  dans  cette  lutte  entre  nous  suscitée, 
Lutte  du  faible  au  fort,  le  faible  est  le  vainqueur. 
Lui  qui  léchait  tes  pieds,  il  te  ronge  le  cœur! 
Je  te  tiens. 

Se  penchant  de  plus  en  plus  sur  le  sac. 

M'entends-tu?  c'est  moi,  roi  gentilhomme, 
Moi,  ce  fou,  ce  bouffon,  moi,  cette  moitié  d'homme, 
Cet  animal  douteux  à  qui  tu  disais  :  Chien!  — 

Il  trappe  le  cadavre. 

C'est  que,  quand  la  vengeance  est  en  nous,  vois- tu  bien, 
Dans  le  cœur  le  plus  mort  il  n'est  plus  rien  qui  dorme, 
Le  plus  chétif  grandit,  le  plus  vil  se  transforme, 
L'esclave  tire  alors  sa  haine  du  fourreau, 
Et  le  chat  devient  tigre,  et  le  bouffon  bourreau  ' 

Se  relevant  à  demi. 

Oh!  que  je  voudrais  bien  qu'il  pût  m'entendre  encore, 
Sans  pouvoir  remuer!  — 

Se  penchant  de  nouveau. 

M'entends  tu?  je  t'abhorre! 


358  LE  ROI  S'AMUSE. 

Va  voir  au  fond  du  fleuve,  où  tes  jours  sont  finis, 
Si  quelque  courant  d'eau  remonte  à  Saint-Denis! 

Se  relevant. 

A  l'eau  François  premier! 

Il  prend  le  sac  par  un  bout  et  le  traîne  au  bord  de  l'eau.  Au  moment  où  il  le 
dépose  sur  le  parapet,  la  porte  basse  de  la  maison  s'entr'ouvre  avec  précau- 
tion. Maguelonne  en  sort,  regarde  autour  d'elle  avec  inquiétude,  fait  le  geste 
de  quelqu'un  qui  ne  voit  rien,  rentre,  et  reparaît  un  instant  après  avec  le 
roi,  auquel  elle  explique  par  signes  qu'il  n'y  a  plus  personne  là,  et  qu'il 
peut  s'en  aller.  Elle  rentre  en  refermant  la  porte,  et  le  roi  traverse  la  grève 
dans  la  direction  que  lui  a  indiquée  Maguelonne.  C'est  le  moment  où  Tri- 
boulet  se  dispose  a  pousser  le  sac  dans  la  Seine. 

TRIBOULET,  la  main  sur  le  sac. 

Allons! 

LE  ROI,  chantant  au  fond. 

Souvent  femme  varie  ! 
Bien  fol  est  qui  s'y  fie  ! 

TRIBOULET,  tressaillant. 

Quelle  voix!  quoi? 
Illusions  des  nuits,  vous  jouez-vous  de  moi? 

Il  se  retourne  et  prête  l'oreille,  effaré.  Le  roi  a  disparu. 
Mais  on  l'entend  chanter  dans  l'éloignement. 

VOIX  DU  ROI. 

Souvent  femme  varie! 
Bien  fol  est  qui  s'y  fie  ! 

TRIBOULET. 

O  malédiction!  ce  n'est  pas  lui  que  j'ai! 
Ils  le  font  évader,  quelqu'un  l'a  protégé, 
On  m'a  trompé!  — 

Courant  à  la  maison,  dont  la  fenêtre  supérieure  est  seule  ouverte. 

Bandit! 

La  mesurant  des  yeux  comme  pour  l'escalader. 

C'est  trop  haut,  la  fenêtre! 

Revenant  au  sac  avec  fureur. 

Mais  qui  donc  m'a-t-il  mis  à  sa  place,  le  traître! 

Quel  innocent?  —  Je  tremble... 

Touchant  le  sac. 

Oui,  c'est  un  corps  humain. 

Il  déchire  le  sac  du  haut  en  bas  avec  son  poignard,  et  y  regarde  avec  anxiété. 


ACTE   Y  TRIBOULET.  359 

Je  n'y  vois  pas!  —  La  nuit! 

Se  retournant,  égaré. 

Quoi  !  rien  dans  le  chemin  ! 
Rien  dans  cette  maison!  pas  un  flambeau  qui  brille! 

S'accoudant  avec  désespoir  sur  le  corps. 

Attendons  un  éclair. 

Il  reste  quelques  instants  l'oeil  fixé  sur  le  sac  entr'ouveri , 
dont  il  a  tiré  Blanche  à  demi. 


SCENE  IV 
TRIBOULET,   BLANCHE. 

TRIBOULET. 
Un  éclair  passe,  il  se  lève,  et  recule  avec  un  cri  frénétique. 

-  Ma  fille!  Ah!  Dieu!  ma  fille! 
Ma  fille!  Terre  et  deux!  c'est  ma  fille,  à  présent! 

Tâtant  sa  main. 

Dieu!  ma  main  est  mouillée!  —  A  qui  donc  est  ce  sang? 
—  Ma  fille!  --  Oh!  je  m'y  perds!  c'est  un  prodige  horrible! 
C'est  une  vision!  Oh!  non,  c'est  impossible, 
Elle  est  partie,  elle  est  en  route  pour  Evreux! 

Tombant  à  genoux  près  du  corps,  les  veux  au  ciel. 

O  mon  Dieu!  n'est-ce  pas  que  c'est  un  rêve  affreux, 
Que  vous  avez  gardé  ma  fille  sous  votre  aile, 
Et  que  ce  n'est  pas  elle,  ô  mon  Dieu? 

Un  second  éclair  passe  et  jette  une  vive  lumière  sur  le  visage  pâle  et  les  yeux  fermés 

de  Blanche. 

Si  !  c'est  elle! 
C'est  bien  elle! 

Se  jetant  sur  le  eorps  avec  des  sanglots. 

Ma  fille!  enfant!  réponds-moi,  dis, 
Ils  t'ont  assassinée!  oh!  réponds!  oh!  bandits! 
Personne  ici,  grand  Dieu!  que  l'horrible  famille! 
Parle-moi!  parle-moi!  ma  fille!  ô  ciel!  ma  fille! 

BLANCHI'- ,  comme  ranimée  aux  cris  de  son   père,  entr'ouvrant  la  paupière, 
et  d'une  voix  éteinte. 

Qui  m'appelle? 

TRIBOULET,  éperdu. 

Elle  parle!  elle  remue  un  peu! 
Son  cœur  bat!  son  œil  s'ouvre!  elle  est  vivante,  ô  Dieu! 


360  LE  ROI   S'AMUSE. 

BLANCHE. 

Elle  se  relève  à  demi.  Elle  est  en  chemise,  tout  ensanglantée,  les  cheveux  épars. 

Le  bas  du  corps,  qui  est  resté  vêtu,  est  caché  dans  le  sac. 

Où  suis-je? 

TRIBOULET,  la  soulevant  dans  ses  bras. 

Mon  enfant,  mon  seul  bien  sur  la  terre, 
Reconnais-tu  ma  voix?  m'entends-tu?  dis? 

BLANCHE. 

Mon  père  ! . . 

TRIBOULET. 

Blanche!  que  t'a-t-on  fait?  Quel  mystère  infernal?  — 
Je  crains  en  te  touchant  de  te  faire  du  mal. 
Je  n'y  vois  pas.  Ma  fille,  as-tu  quelque  blessure? 
Conduis  ma  main! 

BLANCHE,  d'une  voix  entrecoupée. 

Le  fer  a  touché,  —  j'en  suis  sûre,  — 


—  Le  cœur,  —  je  l'ai  senti. . 


TRIBOULET. 

Ce  coup,  qui  l'a  frappé? 

BLANCHE. 

Ah!  tout  est  de  ma  faute,  —  et  je  vous  ai  trompé. 
Je^l'aimais  trop,  —  je  meurs  —  pour  lui. 

TRIBOULET. 

Sort  implacable! 
Prise  dans  ma  vengeance!  Oh!  c'est  Dieu  qui  m'accable!  — 
Comment  donc  ont-ils  fait?  Ma  fille,  explique-toi! 
Dis! 

BLANCHE,  mourante. 

Ne  me  faites  pas  parler! 

TRIBOULET,  la  couvrant  de  baisers. 

Pardonne-moi, 
Mais,  sans  savoir  comment,  te  perdre!  Oh!  ton  front  penche! 

BLANCHE,  faisant  un  effort  pour  se  retourner. 

Oh!...  de  l'autre  côté!...  J'étouffe! 


ACTE  V.  —  TRIBOULET.  361 

TRIBOULET,  la  soulevant  avec  angoisse. 

Blanche!  Blanche! 
Ne  meurs  pas!  — 

Se  retournant,  désespéré. 

Au  secours!  Quelqu'un!  Personne  ici! 
Est-ce  qu'on  va  laisser  mourir  ma  fille  ainsi! 
—  Ah!  la  cloche  du  bac  est  là,  sur  la  muraille.  — 
Ma  pauvre  enfant,  peux-tu  m'attenclre  un  peu  que  j'aille 
Chercher  de  l'eau,  sonner  pour  qu'on  vienne?  —  un  instant! 

Blanche  fait  signe  que  c'est  inutile. 
Non,  tu  ne  le  veux  pas?  —  Il  le  faudrait  pourtant! 

Appelant  sans  la  quitter. 

Quelqu'un! 

Silence  partout.  La  maison  demeure  impassible  dans  l'ombre. 

Cette  maison,  grand  Dieu,  c'est  une  tombe! 

Blanche  agonise. 

Oh!  ne  meurs  pas!  Enfant,  mon  trésor,  ma  colombe, 
Blanche!  si  tu  t'en  vas,  moi,  je  n'aurai  plus  rien! 
Ne  meurs  pas,  je  t'en  prie! 

BLANCHE. 
Oh!... 

TRIBOULET. 

Mon  bras  n'est  pas  bien, 
N'est-ce  pas?  il  te  gêne.  --  Attends  que  je  me  place 
Autrement.  —  Es-tu  mieux  comme  cela?  —  Par  grâce, 
Tâche  de  respirer  jusqu'à  ce  que  quelqu'un 
Vienne  nous  assister!  —  Aucun  secours!  aucun! 

BLANCIIK,  d'une   voix   éteinte  et  avec  effort. 

Pardonnez-lui!  mon  père...  —  Adieu! 

Sa  tète  retombe. 
TRIBOULLT,  s'arrachant  les  cheveux. 

Blanche!...  Elle  expire! 

Il  court  à  la  cloche  du  bac  et  la  secoue  avec  fureur. 

A  l'aide!  au  meurtre!  au  feu! 

Revenant  à  Blanche. 

Tâche  encor  de  me  dire 


362  LE   ROI   S'AMUSE. 

Un  mot!  un  seulement!  parle-moi,  par  pitié! 

Essayant  de  la  relever. 

Pourquoi  veux-tu  rester  ainsi  le  corps  plié? 

Seize  ans!  non,  c'est  trop  jeune!  oh!  non,  tu  n'es  pas  morte 

Blanche,  as-tu  pu  quitter  ton  père  de  la  sorte? 

Est-ce  qu'il  ne  doit  plus  t'entendre?  ô  Dieu!  pourquoi? 

Entrent  des  gens  du  peuple,  accourant  au  bruit  avec  des  flambeaux. 

Le  ciel  fut  sans  pitié  de  te  donner  à  moi  ! 
Que  ne  t'a-t-il  reprise  au  moins,  ô  pauvre  femme, 
Avant  de  me  montrer  la  beauté  de  ton  âme  ? 
Pourquoi  m'a-t-il  laissé  connaître  mon  trésor? 
Que  n'es-tu  morte,  hélas!  toute  petite  encor, 
Le  jour  où  des  enfants  en  jouant  te  blessèrent! 
Mon  enfant!  mon  enfant! 


SCENE  V. 

Les  Mêmes,  hommes,  femmes  du  peuple. 


Le  cœur. 


UNE   FEMME. 

Ses  paroles  me  serrent 


TRIBOULET,  se  retournant. 

Ah!  vous  voilà!  vous  venez  maintenant! 
11  est  bien  temps! 

Prenant  au  collet  un  charretier,  qui  tient  son  fouet  à  la  main. 

As-tu  des  chevaux,  toi,  manant? 
Une  voiture?  dis? 

LE    CHARRETIER. 

Oui.  —  Comme  il  me  secoue! 

TRIBOULET. 

Oui?  Hé  bien,  prends  ma  tête,  et  mets-la  sous  ta  roue! 

11  revient  se  jeter  sur  le  corps  de  Blanche. 

Ma  fille! 

UN   DES    ASSISTANTS. 

Quelque  meurtre!  un  père  au  désespoir! 
Séparons-les. 

Ils  veulent  entraîner  Triboulet,  qui  se  débat. 


ACTE   V.  -  -  TRIBOULET.  363 

TRIBOULET. 

Je  veux  rester!  je  veux  la  voir! 
Je  ne  vous  ai  point  fait  de  mal  pour  me  la  prendre! 
Je  ne  vous  connais  pas.  —  Voulez-vous  bien  m'entendre? 
A  une  femme. 

Madame,  vous  pleurez,  vous  êtes  bonne,  vous! 
Dites-leur  de  ne  pas  m'emmener. 

La  femme  intercède  pour  lui.  Il  revient  près  de  Blanche.  Tombant  à  »enoux. 

A  genoux  ! 
A  genoux,  misérable!  et  meurs  à  côté  d'elle! 

LA    FEMME. 

Ah!  calmez-vous.  Si  c'est  pour  crier  de  plus  belle, 
On  va  vous  remmener. 

TRIBOULET,  égaré. 

Non,  non!  laissez!  — 

Saisissant  Blanche  dans  ses  bras. 

Je  croi 
Qu'elle  respire  encore  !  elle  a  besoin  de  moi  ! 
Allez  vite  chercher  du  secours  à  la  ville. 
Laissez-la  dans  mes  bras.  Je  serai  bien  tranquille. 

Il  la  prend  tout  à  fait  sur  lui,  et  l'arrange  comme  une  mère  son  enfant  endormi. 

Non!  elle  n'est  pas  morte!  Oh!  Dieu  ne  voudrait  pas. 

Car,  enfin,  il  le  sait,  je  n'ai  qu'elle  ici-bas. 

Tout  le  monde  vous  hait  quand  vous  êtes  difforme, 

On  vous  fuit,  de  vos  maux  personne  ne  s'informe, 

Elle  m'aime,  elle!  —  elle  est  ma  joie  et  mon  appui. 

Quand  on  rit  de  son  père,  elle  pleure  avec  lui. 

Si  belle  et  morte!  oh!  non.  —  Donnez-moi  quelque  chose 

Pour  essuyer  son  front. 

Il  lui  essuie  le  front. 

Sa  lèvre  est  encor  rose. 
Oh!  si  vous  l'aviez  vue,  oh!  je  la  vois  encor 
Quand  elle  avait  deux  ans  avec  ses  cheveux  d'or! 
Elle  était  blonde  alors!  — 

La  serrant  sur  son  cœur  avec  emportement. 
O  ma  pauvre  opprimée' 
Ma  Blanche!  mon  bonheur!  ma  fille  bien-aiméc!  — 

Se  calmant  et  l'admirant. 

Lorsqu'elle  était  enfant,  je  la  tenais  ainsi. 


,64  LE   ROI    S'AMUSE. 

Elle  dormait  sur  moi,  tout  comme  la  voici! 
Quand  elle  s'éveillait,  si  vous  saviez  quel  ange! 
Je  ne  lui  semblais  pas  quelque  chose  d'étrange, 

Elle  me  souriait  avec  ses  veux  divins, 

Et  moi,  je  lui  baisais  ses  deux  petites  mains! 

Pauvre  agneau!  —  Morte!  oh  non!  elle  dort  et  repose. 

Tout  à  l'heure,  messieurs,  c'était  bien  autre  chose, 

Elle  s'est  cependant  réveillée.  —  Oh!  j'attend. 

Vous  l'allez  voir  rouvrir  ses  veux  dans  un  instant! 

Vous  voyez  maintenant,  messieurs,  que  je  raisonne, 

Je  suis  tranquille  et  doux,  je  n'offense  personne, 

Puisque  je  ne  fais  rien  de  ce  qu'on  me  détend, 

On  peut  bien  me  laisser  regarder  mon  enfant. 

Il  la  contemple. 

Pas  une  ride  au  front!  pas  de  douleurs  anciennes! 
J'ai  déjà  réchauffé  ses  mains  entre  les  miennes, 
Voyez,  touchez-les  donc  un  peu! 

Entre  un  médecin. 
LA  FEMME,  à  Triboulct. 

Le  chirurgien. 

TRIBOULET,  au  chirurgien  qui  s'approche. 

Tenez,  regardez-la,  je  n'empêcherai  rien. 
Elle  est  évanouie,  est-ce  pa-: 

LE  CHIRURGIEN,  examinant  Blanche. 

Elle  est  morte. 

Tnboulet  se  lève  debout  d'un  mouvement  convulsif. 
Le  médecin  poursuit  froidement. 

Elle  a  dan-  le  flanc  gauche  une  plaie  assez  forte. 
Le  sang  a  dû  causer  la  mort  en  l'étouffant. 

TRIBOULET. 

J'ai  tué  mon  enfant!  j'ai  tué  mon  enfant! 

Il  tombe  sur  le  pavé. 


NOTES 

DU 

KOI  S'AMUSE. 


1832. 

1  :iNQ]  ir.MH    EDITION. 

L'auteur,  ainsi  qu'il  en  avait  pris  l'engagement,  a  traduit  l'acte  arbitraire  du  gou- 
vernement devant  les  tribunaux.  La  cause  a  été  débattue  le  19  décembre,  en  audience 
solennelle,  devant  le  Tribunal  de  commerce;  le  jugement  n'est  pas  encore  prononcé 
à  l'heure  où  nous  écrivons,  mais  l'auteur  compte  sur  des  juges  intègres,  qui  sont 
jurés  en  même  temps  que  juges,  et  qui  ne  voudront  pas  démentir  leurs  honorables 
antécédents. 

L'auteur  s'empresse  de  joindre  à  cette  édition  du  drame  défendu  son  plaidoyer 
complet,  tel  qu'il  l'a  prononcé.  Il  est  heureux  que  cette  occasion  se  présente  pour 
remercier  et  féliciter  encore  une  fois  hautement  M.  Odilon  Barrot,  dont  la  belle 
improvisation,  lucide  et  grave  dans  l'exposition  de  la  cause,  véhémente  et  magni- 
fique dans  la  réplique,  a  fait  sur  le  tribunal  et  sur  l'assemblée  cette  impression  pro- 
fonde que  la  parole  de  cet  orateur  renommé  est  habituée  à  produire  sur  tous  les  audi- 
toires. L'auteur  est  heureux  aussi  de  remercier  le  public,  ce  public  immense  qui 
encombrait  les  vastes  salles  de  la  Bourse;  ce  public  qui  était  venu  en  foule  assister, 
non  à  un  simple  débat  commercial  et  privé,  mais  au  procès  de  l'arbitraire  fait  par  la 
liberté;  ce  public  auquel  des  journaux,  honorables  d'ailleurs,  ont  reproché  à  tort, 
selon  nous,  des  tumultes  inséparables  de  toute  foule,  de  toute  réunion  trop  nom- 
breuse pour  ne  pas  être  gênée,  et  qui  avaient  toujours  eu  lieu  dans  toutes  les  occasions 
pareilles,  et  notamment  aux  derniers  procès  politiques  si  célèbres  de  la  restauration; 
ce  public  désintéressé  et  loyal  que  certaines  autres  feuilles,  acquises  en  toute  occasion 
au  ministère,  ont  cru  devoir  insulter,  parce  qu'il  a  accueilli  par  des  murmures  et 
des  signes  d'antipathie  l'apologie  officielle  d'un  acte  illégal,  révoltant,  et  par  des 
applaudissements  l'écrivain  qui  venait  réclamer  fermement  en  face  de  tous  l'affran- 
chissement de  sa  pensée.  Sans  doute,  en  général,  il  est  à  souhaiter  que  la  justice  des 
tribunaux  soit  troublée  le  moins  possible  par  des  manifestations  extérieures  d'appro- 
bation ou  d'improbation  ;  cependant  il  n'est  peut-être  pas  de  procès  politique  où  cette 
réserve  ait  pu  être  observée;  et,  dans  la  circonstance  actuelle,  comme  il  s'agissait  ici 
d'un  acte  important  dans  la  carrière  d'un  citoyen,  l'auteur  range  parmi  les  plus  pré- 
cieux souvenirs  de  sa  vie  les  marques  éclatantes  de  sympathie  qui  sont  venues  prêter 
tant  d'autorité  à  sa  parole,  si  peu  importante  par  elle-même,  et  qui  lui  ont  donné  le 
redoutable  caractère  d'une   réclamation   générale.   11  n'oubliera  jamais  quels  témoi- 


,66  LE  ROI   S'AMUSE. 

enaees  d'affection  et  de  faveur  ee.te  foule  intelligente  et  amie  de  toutes  les  idées 
ISeur  et  d'indépendance  lui  a  prodigués,  avant,  pendant  et  aptes  1  aud.enee. 
te  de  pareils  encouragements,  il  es.  tmposs.ble  que  l'art  ne  -  -atuttenne  pas 
imperturbablement  danf  la  double  voie  de  la  liberté  li.téra.re  et  de  la  Ubette  po- 

li  tique. 


Paris,  21  décembre  1832. 


DISCOURS 

PRONONCE 

PAR  M.  VICTOR  HUGO 

DEVANT  LE  TRIBUNAL  DE  COMMERCE 

POUR  CONTRAINDRE  LE   THEATRE-FRANÇAIS  X   REPRESENTER    ET   LE    GOl  VERNEMENT 

À    LAISSER    REPRESENTER    LE    ROI    S'AMUSE. 


«-Messieurs,  après  l'orateur  éloquent  qui  me  prête  si  généreusement  l'assistance 
puissante  de  sa  parole,  je  n'aurais  rien  à  dire  si  je  ne  croyais  de  mon  devoir  de  ne 
pas  laisser  passer,  sans  une  protestation  solennelle  et  sévère,  l'acte  hardi  et  coupable 
qui  a  violé  tout  notre  droit  public  dans  ma  personne. 

«Cette  cause,  messieurs,  n'est  pas  une  cause  ordinaire.  Il  semble  à  quelques  per- 
sonnes, au  premier  aspect,  que  ce  n'est  qu'une  simple  action  commerciale,  qu'une 
réclamation  d'indemnités  pour  la  non-exécution  d'un  contrat  privé,  en  un  mot,  que 
le  procès  d'un  auteur  à  un  théâtre.  Non,  messieurs,  c'est  plus  que  cela,  c'est  le 
procès  d'un  citoyen  à  un  gouvernement.  Au  fond  de  cette  affaire,  il  y  a  une  pièce 
défendue  par  ordre;  or,  une  pièce  défendue  par  ordre,  c'est  la  censure,  et  la  Charte 
abolit  la  censure  ;  une  pièce  défendue  par  ordre,  c'est  la  confiscation,  et  la  Charte  abolit 
la  confiscation.  Votre  jugement,  s'il  m'est  favorable,  et  il  me  semble  que  je  vous 
ferais  injure  d'en  douter,  sera  un  blâme  manifeste,  quoique  indirect,  de  la  censure 
et  de  la  confiscation.  Vous  voyez,  messieurs,  combien  l'horizon  de  la  cause  s'élève  et 
s'élargit.  Je  plaide  ici  pour  quelque  chose  de  plus  haut  que  mon  intérêt  propre;  je 
plaide  pour  mes  droits  les  plus  généraux,  pour  mon  droit  de  penser  et  pour  mon 
droit  de  posséder,  c'est-à-dire  pour  le  droit  de  tous.  C'est  une  cause  générale  que  la 
mienne,  comme  c'est  une  équité  absolue  que  la  vôtre.  Les  petits  détails  du  procès 
s'effacent  devant  la  question  ainsi  posée.  Je  ne  suis  plus  simplement  un  écrivain, 
vous  n'êtes  plus  simplement  des  juges  consulaires.  Votre  conscience  est  face  à  face 
avec  la  mienne.  Sur  ce  tribunal  vous  représentez  une  idée  auguste,  et  moi,  à  cette 
barre,  j'en  représente  une  autre.  Sur  votre  siège  il  y  a  la  justice,  sur  le  mien  il  y  a 
la  liberté. 

«  Or,  la  justice  et  la  liberté  sont  faites  pour  s'entendre.  La  liberté  est  juste  et  la 
justice  est  libre. 

«Ce  n'est  pas  la  première  fois,  M.  Odilon  Barrot  vous  l'a  dit  avant  moi,  mes 
sieurs,  que  le  Tribunal  de  commerce  aura  été  appelé  à  condamner,  sans  sortir  de 
sa  compétence,  les  actes  arbitraires  du  pouvoir.  Le  premier  tribunal  qui  a  déclaré 
illégales  les  ordonnances  du  i)  juillet  1830,  personne  ne  l'a  oublié,  c'est  le  Tribunal 


368  LE  ROI  S'AMUSE. 

de  commerce.  Vous  suivrez,  messieurs,  ces  mémorables  antécédents,  et,  quoique  la 
question  soit  bien  moindre,  vous  maintiendrez  le  droit  aujourd'hui,  comme  vous 
l'avez  maintenu  alors;  vous  écouterez,  je  l'espère,  avec  sympathie,  ce  que  j'ai  à 
vous  dire;  vous  avertirez  par  votre  sentence  le  gouvernement  qu'il  entre  dans  une 
voie  mauvaise,  et  qu'il  a  eu  tort  de  brutaliser  l'art  et  la  pensée;  vous  me  rendrez  mon 
droit  et  mon  bien;  vous  flétrirez  au  front  la  police  et  la  censure  qui  sont  venues  chez 
moi,  de  nuit,  me  voler  ma  liberté  et  ma  propriété  avec  effraction  de  la  Charte. 

«  Et  ce  que  je  dis  ici,  je  le  dis  sans  colère;  cette  réparation  que  je  vous  demande, 
je  la  demande  avec  gravité  et  modération.  A  Dieu  ne  plaise  que  je  gâte  la  beauté  et 
la  bonté  de  ma  cause  par  des  paroles  violentes.  Qui  a  le  droit  a  la  force,  et  qui  a  la 
force  dédaigne  la  violence. 

«Oui,  messieurs,  le  droit  est  de  mon  côté.  L'admirable  discussion  de  M.  Odilon 
Barrot  vous  a  prouvé  victorieusement  qu'il  n'y  a  rien  dans  l'acte  ministériel  qui  a 
détendu  le  Roi  s'amuse  que  d'arbitraire,  d'illégal  et  d'inconstitutionnel.  En  vain 
essayerait-on  de  faire  revivre,  pour  attribuer  la  censure  au  pouvoir,  une  loi  de  la 
terreur,  une  loi  qui  ordonne  en  propres  termes  aux  théâtres  de  jouer  trois  fois  par 
semaine  les  tragédies  de  Bru  tus  et  de  Guillaume  Tell,  de  ne  montrer  que  des  pièces  répu- 
blicaines et  d'arrêter  les  représentations  de  tout  ouvrage  qui  tendrait,  je  cite  textuelle- 
ment, à  dépraver  l'esj>rit  public  et  à  réveiller  la  honteuse  superstition  de  la  royauté.  Cette  loi, 
messieurs,  les  appuis  actuels  de  la  royauté  nouvelle  oseraient-ils  bien  l'invoquer,  et 
l'invoquer  contre  le  Roi  s'anime?  N'est-elle  pas  évidemment  abrogée  dans  son  texte 
comme  dans  son  esprit?  Faite  pour  la  terreur,  elle  est  morte  avec  la  terreur.  N'en 
est-il  pas  de  même  de  tous  ces  décrets  impériaux,  d'après  lesquels,  par  exemple,  le 
pouvoir  aurait  non-seulement  le  droit  de  censurer  les  ouvrages  de  théâtre,  mais  encore 
la  faculté  d'envoyer,  selon  son  bon  plaisir  et  sans  jugement,  un  acteur  en  prison? 
Est-ce  que  tout  cela  existe  à  l'heure  qu'il  est?  Est-ce  que  toute  cette  législation 
d'exception  et  de  raccroc  n'a  pas  été  solennellement  raturée  par  la  Charte  de  1830  ? 
Nous  en  appelons  au  serment  sérieux  du  9  août.  La  France  de  Juillet  n'a  à  compter 
ni  avec  le  despotisme  conventionnel,  ni  avec  le  despotisme  impérial.  La  Charte  de  1830 
ne  se  laisse  bâillonner  ni  par  1807,  ni  par  93. 

«  La  liberté  de  la  pensée,  dans  tous  ses  modes  de  publication,  par  le  théâtre  comme 
par  la  presse,  par  la  chaire  comme  par  la  tribune,  c'est  là,  messieurs,  une  des  princi- 
pales bases  de  notre  droit  public.  Sans  doute  il  faut  pour  chacun  de  ces  modes  de 
publication  une  loi  organique,  une  loi  répressive  et  non  préventive,  une  loi  de  bonne 
foi,  d'accord  avec  la  loi  fondamentale,  et.  qui,  en  laissant  toute  carrière  à  la  liberté, 
emprisonne  la  licence  dans  une  pénalité  sévère.  Le  théâtre,  en  particulier,  comme 
lieu  public,  nous  nous  empressons  de  le  déclarer,  ne  saurait  se  soustraire  à  la  surveil- 
lance légitime  de  l'autorité  municipale.  Eh  bien!  messieurs,  cette  loi  sur  les  théâtres, 
cette  loi  plus  facile  à  faire  peut-être  qu'on  ne  pense  communément,  et  que  chacun 
de  nous,  poètes  dramatiques,  a  probablement  construite  plus  d'une  fois  dans  son 
esprit,  cette  loi  manque,  cette  loi  n'est  pas  faite.  Nos  ministres,  qui  produisent,  bon 
an  mal  an,  de  soixante-dix  à  quatrevingts  lois  par  session,  n'ont  pas  jugé  à  propos 
de  produire  celle-là.  Une  loi  sur  les  théâtres,  cela  leur  aura  paru  chose  peu  urgente. 
Chose  peu  urgente,  en  effet,  qui  n'intéresse  que  la  liberté  de  la  pensée,  le  progrès 


DISCOURS.  369 

de  la  civilisation,  la  morale  publique,  le  nom  des  familles,  l'honneur  des  particuliers, 
et,  à  de  certains  moments,  la  tranquillité  de  Paris,  c'est-à-dire  la  tranquillité  de  la 
France,  c'est-à-dire  la  tranquillité  de  l'Europe! 

«Cette  loi  de  la  liberté  des  théâtres,  qui  aurait  dû  être  formulée  depuis  1830  dans 
l'esprit  de  la  nouvelle  Charte,  cette  loi  manque,  je  le  répète,  et  manque  par  la  faute 
du  gouvernement.  La  législation  antérieure  est  évidemment  écroulée,  et  tous  les 
sophismes  dont  on  replâtrerait  sa  ruine  ne  la  reconstruiraient  pas.  Donc,  entre  une 
loi  qui  n'existe  plus  et  une  loi  qui  n'existe  pas  encore,  le  pouvoir  est  sans  droit  pour 
arrêter  une  pièce  de  théâtre.  Je  n'insisterai  pas  sur  ce  que  M.  Odilon  Barrot  a  si  sou- 
verainement démontré. 

«  Ici  se  présente  une  objection  de  second  ordre,  que  je  vais  cependant  discuter.  — 
La  loi  manque,  il  est  vrai,  dira-t-on;  mais,  dans  l'absence  de  la  législation,  le  pou- 
voir doit-il  rester  complètement  désarmé?  Ne  peut-il  pas  apparaître  tout  à  coup  sur 
le  théâtre  une  de  ces  pièces  infâmes,  faites  évidemment  dans  un  but  de  marchandise 
et  de  scandale,  où  tout  ce  qu'il  y  a  de  saint,  de  religieux  et  de  moral  dans  le  cœur 
de  l'homme  soit  effrontément  raillé  et  moqué,  où  tout  ce  qui  fait  le  repos  de  la 
famille  et  la  paix  de  la  cité  soit  remis  en  question,  où  même  des  personnes  vivantes 
soient  piloriées  sur  la  scène  au  milieu  des  huées  de  la  multitude  ?  La  raison  d'état 
n'imposerait-elle  pas  au  gouvernement  le  devoir  de  fermer  le  théâtre  à  des  ouvrages 
si  monstrueux,  malgré  le  silence  de  la  loi?  —  Je  ne  sais  pas,  messieurs,  s'il  a  jamais 
été  fait  de  pareils  ouvrages,  je  ne  veux  pas  le  savoir,  je  ne  le  crois  pas  et  je  ne  veux 
pas  le  croire,  et  je  n'accepterais  en  aucune  façon  la  charge  de  les  dénoncer  ici  ;  mais, 
dans  ce  cas-là  même,  je  le  déclare,  tout  en  déplorant  le  scandale  causé,  tout  en  com- 
prenant que  d'autres  conseillent  au  pouvoir  d'arrêter  sur-le-champ  un  ouvrage  de  ce 
genre,  et  d'aller  ensuite  demander  aux  Chambres  un  bill  d'indemnité,  je  ne  ferais 
pas,  moi,  fléchir  la  rigueur  du  principe.  Je  dirais  au  gouvernement  :  Voilà  les  consé- 
quences de  votre  négligence  à  présenter  une  loi  aussi  pressante  que  la  loi  de  la  liberté 
théâtrale!  vous  êtes  dans  votre  tort,  réparez-le,  hâtez-vous  de  demander  une  législa- 
tion pénale  aux  Chambres,  et,  en  attendant,  poursuivez  le  drame  coupable  avec  le 
code  de  la  presse  qui,  jusqu'à  ce  que  les  lois  spéciales  soient  faites,  régit,  selon  moi, 
tous  les  modes  de  publicité.  Je  dis,  selon  moi,  car  ce  n'est  ici  que  mon  opinion  per- 
sonnelle. Mon  illustre  défenseur,  je  le  sais,  n'admet  qu'avec  plus  de  restriction  que 
moi  la  liberté  des  théâtres  ;  je  parle  ici,  non  avec  les  lumières  du  jurisconsulte,  mais 
avec  le  simple  bon  sens  du  citoyen  ;  si  je  me  trompe,  qu'on  ne  prenne  acte  de  mes 
paroles  que  contre  moi,  et  non  contre  mon  défenseur.  Je  le  répète,  messieurs,  je  ne 
ferais  pas  fléchir  la  rigueur  du  principe,  je  n'accorderais  pas  au  pouvoir  la  faculté  de 
confisquer  la  liberté  dans  un  cas  même  légitime  en  apparence,  de  peur  qu'il  n'en 
vînt  un  jour  à  la  confisquer  dans  tous  les  cas,  je  penserais  que  réprimer  le  scandale 
par  l'arbitraire,  c'est  faire  deux  scandales  au  lieu  d'un;  et  je  dirais  avec  un  homme 
éloquent  et  grave,  qui  doit  gémir  aujourd'hui  de  la  façon  dont  ses  disciples  appli- 
quent ses  doctrines  :  Il  n'y  a  pas  de  droit  au-deBm  du  droit. 

«  Or,  messieurs,  si  un  pareil  abus  de  pouvoir,  tombant  même  sur  une  œuvre  de 
licence,  d'effronterie  et  de  diffamation,  était  déjà  inexcusable,  combien  ne  l'est-il  pas 
davantage  et  que  ne  doit-on  pas  dire  quand  il  tombe  sur  un  ouvrage  d'art  pur,  quand 
théâtre.  —  11.  24 


ivitivi  r.11    TnrinTit.it. 


370  LE  ROI  S'AMUSE. 

il  s'en  va  choisir,  pour  la  proscrire,  à  travers  toutes  les  pièces  qui  ont  été  données 
depuis  deux  ans,  précisément  une  composition  sérieuse,  austère  et  morale!  C'est 
pourtant  là  ce  que  le  gauche  pouvoir  qui  nous  administre  a  fait  en  arrêtant  le  Roi 
s'anime.  M.  Odilon  Barrot  vous  a  prouvé  qu'il  avait  agi  sans  droit;  je  vous  prouve, 
moi,  qu'il  a  agi  sans  raison. 

«  Les  motifs  que  les  familiers  de  la  police  ont  murmurés  pendant  quelques  jours 
autour  de  nous,  pour  expliquer  la  prohibition  de  cette  pièce,  sont  de  trois  espèces  : 
il  y  a  la  raison  morale,  la  raison  politique,  et,  il  faut  bien  le  dire  aussi,  quoique  cela 
soit  risible,  la  raison  littéraire.  Virgile  raconte  qu'il  entrait  plusieurs  ingrédients  dans 
les  foudres  que  Vulcain  fabriquait  pour  Jupiter.  Le  petit  foudre  ministériel  qui  a 
frappé  ma  pièce,  et  que  la  censure  avait  forgé  pour  la  police,  est  fait  avec  trois  mau- 
vaises raisons  tordues  ensemble,  mêlées  et  amalgamées,  très  imbris  torti  radios.  Exami- 
nons-les l'une  après  l'autre. 

«  Il  y  a  d'abord,  ou  plutôt  il  y  avait,  la  raison  morale.  Oui,  messieurs,  je  l'affirme, 
parce  que  cela  est  incroyable,  la  police  a  prétendu  d'abord  que  le  Roi  s'anime  était, 
je  cite  l'expression,  une  pièce  immorale.  J'ai  déjà  imposé  silence  à  la  police  sur  ce  point. 
Elle  s'est  tue,  et  elle  a  bien  fait.  En  publiant  le  Roi  s'anime,  j'ai  déclaré  hautement, 
non  pour  la  police,  mais  pour  les  hommes  honorables  qui  veulent  bien  me  lire,  que 
ce  drame  était  profondément  moral  et  sévère.  Personne  ne  m'a  démenti,  et  personne 
ne  me  démentira,  j'en  ai  l'intime  conviction  au  fond  de  ma  conscience  d'honnête 
homme.  Toutes  les  préventions  que  la  police  avait  un  moment  réussi  à  soulever 
contre  la  moralité  de  cette  œuvre  sont  évanouies  à  l'heure  où  je  parle.  Quatre  mille 
exemplaires  du  livre,  répandus  dans  le  public,  ont  plaidé  ce  procès  chacun  de  leur 
côté,  et  ces  quatre  mille  avocats  ont  gagné  ma  cause.  Dans  une  pareille  matière, 
d'ailleurs,  mon  affirmation  suffisait.  Je  ne  rentrerai  donc  pas  dans  une  discussion 
superflue.  Seulement,  pour  l'avenir  comme  pour  le  passé,  que  la  police  sache  une 
fois  pour  toutes  que  je  ne  fais  pas  de  pièces  immorales.  Qu'elle  se  le  tienne  pour  dit. 
Je  n'y  reviendrai  plus. 

«Après  la  raison  morale,  il  y  a  la  raison  politique.  Ici,  messieurs,  comme  je 
ne  pourrais  que  répéter  les  mêmes  idées  en  d'autres  termes,  permettez-moi  de  vous 
citer  une  page  de  la  préface  que  j'ai  attachée  au  drame  W 

«  Ces  ménagements  que  je  me  suis  engagé  à  garder,  je  les  garderai,  messieurs. 
Les  hautes  personnes  intéressées  à  ce  que  cette  discussion  reste  digne  et  décente 
n'ont  rien  à  craindre  de  moi.  Je  suis  sans  colère  et  sans  haine.  Seulement,  que  la 
police  ait  donné  à  l'un  de  mes  vers  un  sens  qu'il  n'a  pas,  qu'il  n'a  jamais  eu  dans 
ma  pensée,  je  déclare  que  cela  est  insolent,  et  que  cela  n'est  pas  moins  insolent 
pour  le  roi  que  pour  le  poëte.  Que  la  police  sache  une  fois  pour  toutes  que  je  ne 
fais  pas  de  pièces  à  allusions.  Qu'elle  se  tienne  encore  ceci  pour  dit.  C'est  aussi  là 
une  chose  sur  laquelle  je  ne  reviendrai  plus. 

«Après  la  raison  morale  et  la  raison  politique,  il  y  a  la  raison  littéraire.  Un 
gouvernement  arrêtant  une  pièce  pour  des  raisons  littéraires,  ceci  est  étrange,  et 

M  Voir  la  préface,  pages  252-253. 


DISCOURS.  371 

ceci  n'est  pourtant  pas  sans  réalité.  Souvenez-vous,  si  toutefois  cela  vaut  la  peine 
qu'on  s'en  souvienne,  qu'en  1829,  à  l'époque  où  les  premiers  ouvrages  dits  roman- 
tiques apparaissaient  sur  le  théâtre,  vers  le  moment  où  la  Comédie-Française  recevait 
Manon  de  Lorwe,  une  pétition,  signée  par  sept  personnes,  fut  présentée  au  roi 
Charles  X  pour  obtenir  que  le  Théâtre-Français  fût  fermé  tout  bonnement,  et  de 
par  le  roi,  aux  ouvrages  de  ce  qu'on  appelait  la  nouvelle  école.  Charles  X  se  prit  à 
rire,  et  répondit  spirituellement  qu'en  matière  littéraire  il  n'avait,  comme  nous  tous, 
que  sa  place  au  parterre.  La  pétition  expira  sous  le  ridicule.  Eh  bien,  messieurs,  au- 
jourd'hui plusieurs  signataires  de  cette  pétition  sont  députés,  députés  influents  de 
la  majorité,  ayant  part  au  pouvoir  et  votant  le  budget.  Ce  qu'ils  pétitionnaient 
timidement  en  1829,  ils  ont  pu,  tout-puissants  qu'ils  sont,  le  faire  en  1832.  La 
notoriété  publique  raconte,  en  effet,  que  ce  sont  eux  qui,  le  lendemain  de  la  pre- 
mière représentation,  ont  abordé  le  ministre  à  la  chambre  des  députés,  et  ont  obtenu 
de  lui,  sous  tous  les  prétextes  moraux  et  politiques  possibles,  que  le  Roi  s'amuse  fût 
arrêté.  Le  ministre,  homme  ingénu,  innocent  et  candide,  a  bravement  pris  le 
change  ;  il  n'a  pas  su  démêler  sous  toutes  ces  enveloppes  l'animosité  directe  et  per- 
sonnelle} il  a  cru  faire  de  la  proscription  politique,  j'en  suis  fâché  pour  lui,  on  lui 
a  fait  faire  de  la  proscription  littéraire.  Je  n'insisterai  pas  davantage  là-dessus,  C'est 
une  règle  pour  moi  de  m'abstenir  des  personnalités  et  des  noms  propres  pris  en 
mauvaise  part,  même  quand  il  y  aurait  lieu  à  de  justes  représailles.  D'ailleurs  cette 
toute  petite  manigance  littéraire  m'inspire  infiniment  moins  de  colère  que  de  pitié. 
Cela  est  curieux,  voilà  tout.  Le  gouvernement  prêtant  main- forte  à  l'académie  en 
1832!  Aristote  redevenu  loi  de  l'état!  une  imperceptible  contre-révolution  littéraire 
manœuvrant  à  fleur  d'eau  au  milieu  de  nos  grandes  révolutions  politiques!  des 
députés  qui  ont  déposé  Charles  X  travaillant  dans  un  petit  coin  à  restaurer  Boileau  ! 
quelle  pauvreté  ! 

«Ainsi,  messieurs,  en  admettant  pour  un  instant,  ce  qui  est  si  invinciblement 
contesté  par  nous,  que  le  ministère  ait  eu  le  droit  d'arrêter  le  Roi  s'amuse,  il  n'a  pas 
une  raison  raisonnable  à  alléguer  pour  l'avoir  fait.  Raisons  morales,  nulles  ;  raisons 
politiques,  inadmissibles  ;  raisons  littéraires,  ridicules.  Mais  y  a-t-il  donc  quelques 
raisons  personnelles?  Suis-je  un  de  ces  hommes  qui  vivent  de  diffamation  et  de 
désordre,  un  de  ces  hommes  chez  lesquels  l'intention  mauvaise  peut  toujours  être 
présupposée,  un  de  ces  hommes  qu'on  peut  prendre  à  toute  heure  en  flagrant  délit 
de  scandale,  un  de  ces  hommes  enfin  contre  lesquels  la  société  se  défend  comme 
elle  peut?  Messieurs,  l'arbitraire  n'est  permis  contre  personne,  pas  même  contre  ces 
hommes-là,  s'il  en  existe.  Assurément,  je  ne  descendrai  pas  à  vous  prouver  que  je 
ne  suis  pas  de  ces  hommes-là.  Il  est  des  idées  que  je  ne  laisse  pas  approcher  de  moi. 
Seulement  j'affirme  que  le  pouvoir  a  eu  tort  de  venir  se  heurter  à  celui  qui  vous 
parle  en  ce  moment,  et  je  vous  demande  la  permission,  sans  entrer  dans  une  apo- 
logie inutile,  et  que  nul  n'a  droit  de  me  demander,  de  vous  redire  ici  ce  que  je 
disais  il  y  a  peu  de  jours  au  public  W 


(')  Voir  la  préface,  page  251. 

24. 


372  LE  ROI   S'AMUSE. 

«  Messieurs,  je  me  résume.  En  arrêtant  ma  pièce,  le  ministre  n'a,  d'une  part,  pas 
un  texte  de  loi  valide  à  citer,  d'autre  part,  pas  une  raison  valable  à  donner.  Cette 
mesure  a  deux  aspects  également  mauvais  :  selon  la  loi  elle  est  arbitraire,  selon  le 
raisonnement  elle  est  absurde.  Que  peut-il  donc  alléguer  dans  cette  affaire,  le  pou- 
voir qui  n'a  pour  lui  ni  la  raison  ni  le  droit?  Son  caprice,  sa  fantaisie,  sa  volonté, 
c'est-à-dire  "rien. 

«Vous  ferez  justice,  messieurs,  de  cette  volonté,  de  cette  fantaisie,  de  ce  caprice. 
Votre  jugement,  en  me  donnant  gain  de  cause,  apprendra  au  pays,  dans  cette 
affaire,  qui  est  petite,  comme  dans  celle  des  ordonnances  de  Juillet,  qui  était 
grande,  qu'il  n'y  a  en  France  d'autre  force  majeure  que  celle  de  la  loi,  et  qu'il  y  a 
au  fond  de  ce  procès  un  ordre  illégal  que  le  ministre  a  eu  tort  de  donner,  et  que 
le  théâtre  a  eu  tort  d'exécuter. 

«Votre  jugement  apprendra  au  pouvoir  que  ses  amis  eux-mêmes  le  blâment 
loyalement  dans  cette  occasion,  que  le  droit  de  tout  citoyen  est  sacré  pour  tout 
ministre,  qu'une  fois  les  conditions  d'ordre  et  de  sûreté  générale  remplies,  le  théâtre 
doit  être  respecté  comme  une  des  voix  avec  lesquelles  parle  la  pensée  publique,  et 
qu'enfin,  que  ce  soit  la  presse,  la  tribune  ou  le  théâtre,  aucun  des  soupiraux  par 
où  s'échappe  la  liberté  de  l'intelligence  ne  peut  être  fermé  sans  péril.  Je  m'adresse 
à  vous  avec  une  foi  profonde  dans  l'excellence  de  ma  cause.  Je  ne  craindrai  jamais, 
dans  de  pareilles  occasions,  de  prendre  un  ministère  corps  à  corps  5  et  les  tribunaux 
sont  les  juges  naturels  de  ces  honorables  duels  du  bon  droit  contre  l'arbitraire;  duels 
moins  inégaux  qu'on  ne  pense,  car,  s'il  y  a  d'un  côté  tout  un  gouvernement,  et 
de  l'autre  rien  qu'un  simple  citoyen,  ce  simple  citoyen  est  bien  fort  quand  il  peut 
traîner  à  votre  barre  un  acte  illégal,  tout  honteux  d'être  ainsi  exposé  au  grand  jour, 
et  le  souffleter  publiquement  devant  vous,  comme  je  le  fais,  avec  quatre  articles  de 
la  Charte. 

«  Je  ne  me  dissimule  pas  cependant  que  l'heure  où  nous  sommes  ne  ressemble 
plus  à  ces  dernières  années  de  la  restauration  où  la  résistance  aux  empiétements  du 
gouvernement  était  si  applaudie,  si  encouragée,  si  populaire.  Les  idées  d'immobilité 
et  de  pouvoir  ont  momentanément  plus  de  faveur  que  les  idées  de  progrès  et  d'af- 
franchissement. C'est  une  réaction  naturelle  après  cette  brusque  reprise  de  toutes 
nos  libertés  au  pas  de  course,  qu'on  a  appelée  la  révolution  de  1830.  Mais  cette  réac- 
tion durera  peu.  Nos  ministres  seront  étonnés  un  jour  de  la  mémoire  implacable 
avec  laquelle  les  hommes  mêmes  qui  composent  à  cette  heure  leur  majorité  leur 
rappelleront  tous  les  griefs  qu'on  a  l'air  d'oublier  si  vite  aujourd'hui.  D'ailleurs,  que 
ce  jour  vienne  tard  ou  bientôt,  cela  ne  m'importe  guère.  Dans  cette  circonstance, 
je  ne  cherche  pas  plus  l'applaudissement  que  je  ne  crains  l'invective;  je  n'ai  suivi 
que  le  conseil  austère  de  mon  droit  et  de  mon  devoir. 

«Je  dois  le  dire  ici,  j'ai  de  fortes  raisons  de  croire  que  le  gouvernement  profitera 
de  cet  engourdissement  passager  de  l'esprit  public  pour  rétablir  formellement  la  cen- 
sure, et  que  mon  affaire  n'est  autre  chose  qu'un  prélude,  qu'une  préparation,  qu'un 
acheminement  à  une  mise  hors  la  loi  générale  de  toutes  les  libertés  du  théâtre.  En 
ne  faisant  pas  de  loi  répressive,  en  laissant  exprès  déborder  depuis  deux  ans  la  licence 
sur  la  scène,  le  gouvernement  s'imagine   avoir  créé  dans  l'opinion  des  hommes 


DISCOURS.  373 

honnêtes,  que  cette  licence  peut  révolter,  un  préjugé  favorable  à  la  censure  drama- 
tique. Mon  avis  est  qu'il  se  trompe,  et  que  jamais  la  censure  ne  sera  en  France 
autre  chose  qu'une  illégalité  impopulaire.  Quant  à  moi,  que  la  censure  des  théâtres 
soit  rétablie  par  une  ordonnance  qui  serait  illégale  ou  par  une  loi  qui  serait  incon- 
stitutionnelle, je  déclare  que  je  ne  m'y  soumettrai  jamais  que  comme  on  se  soumet 
à  un  pouvoir  de  fait,  en  protestant;  et  cette  protestation,  messieurs,  je  la  fais  ici 
solennellement,  et  pour  le  présent  et  pour  l'avenir. 

«Et  observez  d'ailleurs  comme,  dans  cette  série  d'actes  arbitraires  qui  se  suc- 
cèdent depuis  quelque  temps,  le  gouvernement  manque  de  grandeur,  de  franchise 
et  de  courage.  Cet  édifice,  beau,  quoique  incomplet,  qu'avait  improvisé  la  révo- 
lution de  juillet,  il  le  mine  lentement,  souterrainement,  sourdement,  obliquement, 
tortueusement.  Il  nous  prend  toujours  en  traître,  par  derrière,  au  moment  où 
l'on  ne  s'y  attend  pas.  Il  n'ose  pas  censurer  ma  pièce  avant  la  représentation,  il 
l'arrête  le  lendemain.  Il  nous  conteste  nos  franchises  les  plus  essentielles;  il  nous 
chicane  nos  facultés  les  mieux  acquises  ;  il  échafaude  son  arbitraire  sur  un  tas  de 
vieilles  lois  vermoulues  et  abrogées;  il  s'embusque,  pour  nous  dérober  nos  droits, 
dans  cette  forêt  de  Bondy  des  décrets  impériaux,  à  travers  lesquels  la  liberté  ne 
passe  jamais  sans  être  dévalis-'e. 

«Je  dois  vous  faire  remarquer  ici,  en  passant,  messieurs,  que  je  n'entends  fran- 
chir dans  mon  langage  aucune  des  convenances  parlementaires.  Il  importe  à  ma 
loyauté  qu'on  sache  bien  quelle  est  la  portée  précise  de  mes  paroles  quand  j'attaque 
le  gouvernement  dont  un  membre  actuel  a  dit  :  Le  roi  ligne  et  ne  gouverne  pas.  Il  n'y 
a  pas  d'arrière-pensée  dans  ma  polémique.  Le  jour  où  je  croirai  devoir  me  plaindre 
d'une  personne  couronnée,  je  lui  adresserai  ma  plainte  à  elle-même,  je  la  regarderai 
en  face,  et  je  lui  dirai  :  Sire!  En  attendant,  c'est  à  ses  conseillers  que  j'en  veux, 
c'est  sur  les  ministres  seulement  que  tombe  ma  parole,  quoique  cela  puisse  sembler 
singulier  dans  un  temps  où  les  ministres  sont  inviolables  et  les  rois  responsables. 

«Je  reprends,  et  je  dis  que  le  gouvernement  nous  retire  petit  à  petit  tout  ce  que 
nos  quarante  ans  de  révolution  nous  avaient  acquis  de  droits  et  de  franchises.  Je  dis 
que  c'est  à  la  probité  des  tribunaux  de  l'arrêter  dans  cette  voie  fatale  pour  lui  comme 
pour  nous.  Je  dis  que  le  pouvoir  actuel  manque  particulièrement  de  grandeur  et 
de  courage  dans  la  manière  mesquine  dont  il  fait  cette  opération  hasardeuse  que 
chaque  gouvernement,  par  un  aveuglemement  étrange,  tente  à  son  tour,  et  qui 
consiste  à  substituer  plus  ou  moins  rapidement  l'arbitraire  à  la  constitution,  le  des- 
potisme à  la  liberté. 

«Bonaparte,  quand  il  fut  consul  et  quand  il  fut  empereur,  voulut  aussi  Je  despo- 
tisme. Mais  il  fit  autrement.  Il  y  entra  de  front  et  de  plain-pied.  Il  n'employa  aucune 
des  misérables  petites  précautions  avec  lesquelles  on  escamote  aujourd'hui  une  à  une 
toutes  nos  libertés,  les  aînées  comme  les  cadettes,  celles  de  1830  comme  celles  de 
de  1789.  Napoléon  ne  fut  ni  sournois  ni  hypocrite.  Napoléon  ne  nous  filouta  pas 
nos  droits  l'un  après  l'autre  à  la  faveur  de  notre  assoupissement,  comme  on  fait 
maintenant.  Napoléon  prit  tout,  à  la  fois,  d'un  seul  coup  et  d'une  seule  main.  Le 
lion  n'a  pas  les  mœurs  du  renard. 

«Alors,  messieurs,  c'était  grand!   L'empire,  comme  gouvernement  et  comme 


374  LE  RQI  S'AMUSE. 

administration,  fut  assurément  une  époque  d'intolérable  tyrannie,  mais  souvenons- 
nous  que  notre  liberté  nous  fut  largement  payée  en  gloire.  La  France  d'alors  avait, 
comme  Rome  sous  César,  une  attitude  tout  à  la  fois  soumise  et  superbe.  Ce  n'était 
pas  la  France  comme  nous  la  voulons,  la  France  libre,  la  France  souveraine  d'elle- 
même,  c'était  la  France  esclave  d'un  homme  et  maîtresse  du  monde. 

«Alors  on  nous  prenait  notre  liberté,  c'est  vrai;  mais  on  nous  donnait  un  bien 
sublime  spectacle.  On  disait  :  Tel  jour,  à  telle  heure,  j'entrerai  dans  telle  capitale; 
et  l'on  y  entrait  au  jour  dit  et  à  l'heure  dite.  On  faisait  se  coudoyer  toutes  sortes 
de  rois  dans  ses  antichambres.  On  détrônait  une  dynastie  avec  un  décret  du  Moni- 
teur. Si  l'on  avait  la  fantaisie  d'une  colonne,  on  en  faisait  fournir  le  bronze  par  l'em- 
pereur d'Autriche.  On  réglait  un  peu  arbitrairement,  je  l'avoue,  le  sort  des  comé- 
diens français,  mais  on  datait  le  règlement  de  Moscou.  On  nous  prenait  toutes 
nos  libertés,  dis-je,  on  avait  un  bureau  de  censure,  on  mettait  nos  livres  au  pilon, 
on  rayait  nos  pièces  de  l'affiche;  mais,  à  toutes  nos  plaintes,  on  pouvait  faire  d'un 
seul  mot  des  réponses  magnifiques,  on  pouvait  nous  répondre  :  Marengo!  Iéna! 
Austcrlitz  ! 

«Alors,  je  le  répète,  c'était  grand;  aujourd'hui,  c'est  petit.  Nous  marchons  à 
l'arbitraire  comme  alors,  mais  nous  ne  sommes  pas  des  colosses.  Notre  gouverne- 
ment n'est  pas  de  ceux  qui  peuvent  consoler  une  grande  nation  de  la  perte  de  sa 
liberté.  En  fait  d'art,  nous  déformons  les  Tuileries;  en  fait  de  gloire,  nous  laissons 
périr  la  Pologne.  Cela  n'empêche  pas  nos  petits  hommes  d'état  de  traiter  la  liberté 
comme  s'ils  étaient  taillés  en  despotes;  de  mettre  la  France  sous  leurs  pieds,  comme 
s'ils  avaient  des  épaules  à  porter  le  monde.  Pour  peu  que  cela  continue  encore 
quelque  temps,  pour  peu  que  les  lois  proposées  soient  adoptées,  la  confiscation  de 
tous  nos  droits  sera  complète.  Aujourd'hui  on  me  fait  prendre  ma  liberté  de  poëte 
par  un  censeur,  demain  on  me  fera  prendre  ma  liberté  de  citoyen  par  un  gendarme  ; 
aujourd'hui  on  me  bannit  du  théâtre,  demain  on  me  bannira  du  pays;  aujourd'hui 
on  me  bâillonne,  demain  on  me  déportera;  aujourd'hui  l'état  de  siège  est  dans  la 
littérature,  demain  il  sera  dans  la  cité.  De  liberté,  de  garanties,  de  Charte,  de  droit 
public,  plus  un  mot.  Néant.  Si  le  gouvernement,  mieux  conseille  par  ses  propres 
intérêts,  ne  s'arrête  sur  cette  pente  pendant  qu'il  en  est  temps  encore,  avant  peu 
nous  aurons  tout  le  despotisme  de  1807,  moins  la  gloire.  Nous  aurons  l'empire 
sans  l'empereur. 

«Je  n'ai  plus  que  quatre  mots  à  dire,  messieurs,  et  je  désire  qu'ils  soient  présents 
à  votre  esprit  au  moment  où  vous  délibérerez.  Il  n'y  a  eu  dans  ce  siècle  qu'un  grand 
homme,  Napoléon,  et  une  grande  chose,  la  liberté.  Nous  n'avons  plus  le  grand 
homme,  tâchons  d'avoir  la  grande  chose.  » 


Nous  avons  cru  devoir  joindre  à  cette  édition  le  détail  du  procès  dont  le  Roi 
s'amuse  a  été  l'occasion.  Ce  détail  est  emprunté  à  un  journal  qui,  soutenant  à  cette 
époque  le  pouvoir,  ne  saurait  être  suspect  de  partialité  en  faveur  de  l'auteur (1). 


TRIBUNAL  DE   COMMERCE. 


SEANCE  DU   19   DECEMBRE   IO32. 


PROCES  DE  M.  VICTOR  HUGO  CONTRE  LE  THEATRE-FRANÇAIS  ET  ACTION  EN 
GARANTIE  DU  THEATRE -FRANÇAIS  CONTRE  LE  MINISTRE  DES  TRAVAUX 
PUBLICS. 


Le  drame  le  Roi  s'amuse  n'avait  peut-être 
point,  proportion  gardée,  attiré  autant  de 
roule  à  la  Comédie-Française  que  le  procès 
auquel  il  a  donné  lieu  en  a  amené  aujour- 
d'hui à  l'audience  de  la  juridiction  consulaire. 

Ici,  comme  dans  la  rue  Richelieu,  les  spec- 
tateurs se  séparaient  en  plusieurs  classes  dis- 
tinctes. Dans  l'enceinte  du  parquet,  des  per- 
sonnes choisies  et  des  dames  brillantes  de 
parure;  dans  le  barreau  réservé  aux  agréés, 
des  jurisconsultes,  parmi  lesquels  s'étaient 
confondus  MM.  de  Brjas  et  de  Brigode,  dé- 
putés; enfin,  dans  la  partie  la  plus  reculée 
où  les  spectateurs  sont  debout,  et  que  l'on 
peut  comparer  au  parterre  de  nos  théâtres, 
on  voyait  se  presser  un  auditoire  plus  im- 
patient, et  qui,  longtemps  avant  l'ouverture 
des  portes,  dès  neuf  heures  du  matin,  faisait 
queue  dans  les  vastes  galeries  du  palais  de  la 
Bourse.  Derrière  ces  spectateurs,  était  encore 
un  autre  public  d'une  mise  plus  modeste,  et 
d'autant  plus  bruyant  qu'il  se  voyait  relégué 
aux  dernières  places. 

A  midi,  les  portes  ayant  été  ouvertes  à  ces 
deux  dernières  parties  du  public,  tout  ce  qui 
restait  vide  dans  l'auditoire  a  été  envahi,  et 
la  salle  même  des  Pas-Perdus,  espèce  de  vesti- 
bule séparé  de  l'auditoire  proprement  dit  par 
des  portes  vitrées,  a  été  encombrée  d'une 
multitude  de  curieux. 

Quelques-uns  des  spectateurs  semblaient 
surpris  de  ne  point  voir  le  tribunal,  les  par- 
ties et  leurs  conseils  aussi  ponctuels  qu'eux- 
mêmes,  et  ils  réclamaient  le  commencement 


de  ce  qui  semblait  être  pour  eux  un  spectacle. 

Lorsqu'on  a  vu  arriver  et  se  placer  aux 
bancs  de  la  gauche  M.  Victor  Hugo  et  ses 
conseils,  beaucoup  d'individus  sont  montés 
sur  les  banquettes,  les  autres  leur  ont  crié  de 
s'asseoir,  et  M.  Victor  Hugo  a  été  vivement 
applaudi. 

Le  tribunal,  présidé  par  M.  Aube,  prend 
enfin  séance,  et  le  silence  ne  se  rétablit  pas 
sans  peine.  Les  cris  :  A  la  porte!  s'élèvent 
contre  ceux  qui,  n'ayant  pu  trouver  place, 
occasionnent  quelque  tumulte.  C'est  au  mi- 
lieu de  cette  agitation  que  l'on  fait  l'appel 
des  deux  causes  :  i°  la  demande  formée  par 
M.  Hugo  contre  le  Théâtre-Français;  20  l'ac- 
tion récursoire  des  comédiens  contre  M.  le 
ministre  du  commerce  et  des  travaux  publics. 

M°  Chaix-d' Est-Ange,  avocat  de  M.  le 
ministre,  prend  des  conclusions  tendant  à  ce 
que  le  tribunal  se  déclare  incompétent,  attendu 
que  la  question  de  la  légalité  ou  de  l'illégalité 
d'un  acte  administratif,  aux  termes  de  la  loi 
du  24  août  1791,  défend  aux  tribunaux  de 
connaître  des  actes  administratifs  et  de  s'im- 
miscer dans  les  affaires  d'administration.  Le 
texte  de  la  loi,  dit  M"  Chaix-d'Est-Ange,  est 
tellement  formel,  que  l'incompétence  ne  me 
paraît  pas  souffrir  la  moindre  difficulté,  j'at- 
tendrai au  surplus  les  objections  pour  y  ré- 
pondre. 

M"  Odilon  Barrot,  avocat  de  M.  Victor 
Hugo,  prend  les  conclusions  suivantes  :  «  At- 
tendu que,  par  convention  verbale  du  22  août 
dernier,  entre  M.  Victor  Hugo  et  la  Comédic- 


'')   Note  de  l'édition  de  ii 


376 


LE  ROI   S'AMUSE. 


Française,  représentée  par  M.  Desmousseaux, 
l'un  de  MM.  les  sociétaires  du  Théâtre-Fran- 
çais, dûment  autorisé,  l'administration  s'est 
obligée  à  jouer  la  pièce  le  Roi  s'amuse,  drame 
en  cinq  actes  et  en  vers,  aux  conditions  sti- 
pulées; que  la  première  représentation  a  eu 
lieu  le  22  novembre  dernier,  que,  le  lende- 
main, l'auteur  a  été  prévenu  officieusement  que 
les  représentations  de  sa  pièce  étaient  suspen- 
dues par  ordres  que,  de  fait,  l'annonce  de  la 
seconde  représentation,  indiquée  au  samedi 
24  novembre  suivant,  a  disparu  de  l'affiche 
du  Théâtre-Français  pour  n'y  plus  reparaître; 
que  les  conventions  font  la  loi  des  parties;  que 
rien  ne  peut  ici  les  faire  changer  dans  leur 
exécution.  Plaira  au  tribunal  condamner  par 
toutes  les  voies  de  droit,  même  par  corps,  les 
sociétaires  du  Théâtre -Français  a  jouer  la 
pièce  dont  il  s'agit,  sinon  à  payer  par  corps 
25,000  francs  de  dommages  et  intérêts,  et, 
dans  le  cas  où  ils  consentiraient  à  jouer  la 
pièce,  les  condamner,  pour  le  dommage  passé, 
à  telle  somme  qu'il  plaira  au  tribunal  arbi- 
trer. )> 

Messieurs,  dit  le  défenseur,  la  célébrité  de 
mon  client  me  dispense  de  vous  le  faire  con- 
naître. Sa  mission,  celle  qu'il  a  reçue  de  son 
talent  et  de  son  génie,  était  de  rappeler  notre 
littérature  à  la  vérité,  non  à  cette  vérité  de 
convention  et  d'artifice,  mais  à  cette  vérité 
qui  se  puise  dans  la  réalité  de  notre  nature, 
de  nos  mœurs,  de  nos  habitudes.  Cette  mis- 
sion, il  l'a  entreprise  avec  courage,  il  la  pour- 
suit avec  persévérance  et  talent.  Il  a  soulevé 
bien  des  orages,  et  le  public,  ce  tribunal  sou- 
verain devant  lequel  il  est  traduit,  semble 
avoir  consacré  ses  efforts  par  maints  et  maints 
suffrages.  Comment  se  fait-il  aujourd'hui  qu'il 
soit  assis  sur  ces  bancs,  devant  un  tribunal, 
ayant  pour  appui,  non  le  prestige  de  son  ta- 
lent, mais  mon  sévère  ministère  et  la  présence 
de  jurisconsultes  qui  n'ont  rien  de  littéraire 
ni  de  poétique  ?  C'est  que  M.  Victor  Hugo 
n'est  pas  seulement  poè'te,  il  est  citoyen;  il 
sait  qu'il  est  des  droits  qu'on  peut  abandonner 
quand  on  n'apporte  préjudice  qu'à  soi-même; 
mais  il  en  est  d'autres  qu'on  doit  défendre 
par  tous  les  moyens  possibles,  parce  qu'on  ne 
peut  pas  abandonner  son  droit  propre  sans 
livrer  le  droit  d'autrui,  le  droit  de  la  liberté 
de  la  pensée,  de  la  liberté  des  représentations 
théâtrales.  La  résistance  à  la  censure,  à  des 
actes  arbitraires,  ce  sont  là  des  droits,  des  ga- 


ranties que  l'on  ne  peut  pas  déserter  lors- 
qu'on a  la  conscience  de  ces  droits  et  de  ces 
garanties,  et  lorsqu'on  sait  ce  qu'est  le  devoir 
d'un  citoyen.  C'est  ce  devoir  que  M.  Victor 
Hugo  vient  remplir  devant  vous;  et,  bien 
qu'on  ait  reproché,  quelquefois  avec  justice, 
à  la  république  des  lettres  de  livrer  trop  aisé- 
ment ses  franchises  et  ses  privilèges  au  pou- 
voir, l'illustre  poète  a  l'avantage  d'avoir  déjà 
donné  de  nobles  et  d'éclatants  démentis  à  ce 
reproche.  M.Victor  Hugo  a  depuis  longtemps 
fait  ses  preuves;  déjà  sous  la  Restauration  il  a 
refusé  de  fléchir  devant  l'arbitraire  de  la  cen- 
sure. Ni  les  décorations,  ni  les  pensions,  ni 
les  faveurs  de  toute  espèce  n'ont  pu  dominer 
en  lui  le  sentiment  de  son  droit,  la  conscience 
de  son  devoir.  Nous  l'admirions,  et  alors  nous 
l'entourions  de  nos  témoignages  de  sympathie, 
de  nos  manifestations  publiques  d'admiration. 
Eh  bien!  serait-il  accueilli  avec  d'autres  senti- 
ments aujourd'hui  qu'il  vient  d'accomplir  ce 
même  devoir,  aujourd'hui  que,  dans  des  cir- 
constances bien  plus  favorables,  lorsqu'une 
révolution  semble  avoir  aboli  toute  censure, 
lorsqu'au  frontispice  de  notre  Charte  sont 
écrits  ces  mots  :  La  censure  efl  abolie,  il  vient 
réclamer,  non  un  droit  douteux,  incertain, 
mais  un  droit  consacré  par  notre  révolution, 
consacré  par  la  Charte  constitutionnelle,  qui 
a  été  le  fruit,  la  conquête  de  cette  révolution  ? 

Non,  messieurs,  je  ne  crains  pas  que  le 
sentiment  de  faveur  qui  jusqu'ici  a  accom- 
pagné M.  Victor  Hugo  l'abandonne  aujour- 
d'hui; ses  sentiments  sont  restés  les  mêmes; 
ils  ont  peut-être  acquis  un  nouveau  caractère 
d'énergie  par  les  circonstances  qui  se  sont 
passées  depuis.  Je  n'oublierai  jamais,  la  France 
n'oubliera  pas  non  plus  que  c'est  dans  cette 
enceinte  même,  le  28  juillet  1830,  qu'a  été 
donné  le  premier,  le  plus  solennel  exemple 
de  résistance  à  l'arbitraire  :  c'est  le  jugement  mé- 
morablequi  a  condamné l'imprimeurChantpie 
à  exécuter  ses  engagements  en  imprimant  le 
Journal  du  Commerce,  malgré  les  ordonnances 
du  25  juillet. 

Je  prévois  que  l'on  m'objectera  un  autre 
jugement  rendu  par  vous  en  1831,  à  l'occa- 
sion de  l'interdiction  qui  fut  faite  par  l'autorité 
au  théâtre  des  Nouveautés  de  jouer  la  pièce 
intitulée  :  Procès  d'un  Maréchal  de  France.  Les 
auteurs,  MM.  Fontan  et  Dupeuty,  perdirent 
leur  cause;  mais  l'espèce  était  bien  différente. 
Votre  jugement  constate  que  le  directeur  du 


PROCES. 


377 


théâtre  des  Nouveautés  avait  fait  tout  ce  qui 
était  en  lui  pour  continuer  de  jouer  la  pièce, 
il  n'avait  cédé  qu'à  la  force  majeure,  et  même 
à  l'emploi  de  la  force  armée;  son  théâtre  avait 
été  cerné  par  les  gendarmes  et  fermé  pendant 
plusieurs  jours.  Il  ne  se  rencontre  rien  de  sem- 
blable dans  le  procès  actuel.  Le  lendemain 
de  la  première  représentation,  on  écrit  vague- 
ment à  M.  Victor  Hugo  qu'il  existe  un  ordre 
qui  défend  sa  pièce.  Cet  ordre  n'est  pas  pro- 
duit, nous  ne  le  connaissons  pas;  nous  de- 
vrions d'abord  savoir  si  en  effet  il  existe,  et 
ensuite  quelle  en  est  la  nature. 

M0  LÉON  Duval,  avocat  de  la  Comédie- 
Française,  interrompt  Me  Odilon  Barrot  :  Les 
relations  de  M.  Victor  Hugo  avec  le  Théâtre- 
Français  ne  sont  pas,  dit-il,  tellement  rares, 
qu'il  ne  puisse  connaître  l'ordre  intimé  par  le 
ministre.  Au  surplus,  voici  cet  ordre  : 

«Le  ministre  secrétaire  d'Etat  au  départe- 
ment du  commerce  et  des  travaux  publics, 
vu  l'article  14  du  décret  du  9  juin  1806;  con- 
sidérant que,  dans  des  passages  nombreux  du 
drame  représenté  au  Théâtre-Français  le  22  no- 
vembre 1832,  et  intitulé  le  Roi  s'amuse,  les 
mœurs  sont  outragées  {-violents  murmures  et  rires 
ironiques  au  fond  de  la  salle)  ;  nous  avons  arrêté 
et  arrêtons  :  Les  représentations  du  drame  in- 
titulé le  Roi  s'amuse  sont  désormais  interdites. 

«  Fait  à  Paris,  le  10  décembre  1832. 

«  Signé  :  Comte  d'Argout.  » 

Les  clameurs  redoublent  au  fond  delà  salie, 
on  entend  même  quelques  sirflets. 

Mc  Odilon  Barrot  :  Je  suis  bien  aise 
d'avoir  provoqué  cette  explication;  nous  avons 
au  moins  désormais  une  base  certaine  sur  la-- 
quelle  la  discussion  peut  porter. 

Messieurs,  je  crois  qu'il  y  a  ici  une  étrange 
confusion,  et  que  M.  d'Argout  s'est  complète- 
ment trompé  sur  la  nature  de  ses  pouvoirs. 
Trois  espèces  d'influence  ou  d'autorité  peuvent 
s'exercer  sur  les  théâtres. . . 

Ici,  le  tumulte  devient  tel,  dans  le  vesti- 
bule qui  précède  la  salle  d'audience,  qu'il  est 
impossible  de  saisir  les  paroles  de  l'avocat. 

M"  Chaix-d'Est-Ange  :  Je  prie  le  tribunal 
de  prendre  des  mesures  pour  faire  cesser  ce 
bruit,  qui  m'empêche  de  suivre  les  raisonne- 
ments de  mon  adversaire,  et  doit  lui  nuire  à 
lui-même. 

M.  le  Président  :  Si  le  calme  ne  se  rétablit 


pas,  on  sera  obligé  de  taire  évacuer  une  par- 
tie de  l'auditoire. 

Mc  Odilon  Barrot  (se  tournant  vers  la 
foule)  :  Il  est  difficile  de  continuer  une  discus- 
sion qui  a  nécessairement  de  l:i  sécheresse  et 
de  l'aridité,  au  milieu  de  cette  agitation  con- 
tinuelle. Je  prie  le  public  de  vouloir  bien 
écouter  au  moins  avec  résignation  les  déduc- 
tions légales  que  j'ai  à  faire  dériver  de  la  lé- 
gislation existante. 

M.  le  Président  :  Que  l'on  ferme  les 
portes! 

Voix  de  l'intérieur  :  Nous  étoufferons. 

Autres  voix  :  Il  vaudrait  mieux  ouvrir  les 
fenêtres,  on  étouffe. 

Me  Odilon  Barrot  :  La  première  influence 
est  celle  de  la  police  municipale.  Si  l'ordre  est 
troublé  par  la  représentation  d'une  pièce,  si 
l'on  craint  pour  les  représentations  suivantes 
le  renouvellement  de  pareils  désordres,  je 
conçois  que  l'autorité  intervienne  et  prenne 
des  mesurespourfaire  cesserla  causedu  trouble. 
La  seconde  influence  est  celle  de  la  censure 
dictatoriale  qui  s'exerçait  sous  la  Convention 
et  sous  l'Empire,  et  qui  existait  encore  sous 
la  Restauration.  La  troisième  est  l'influence 
de  protection  et  de  subvention  :  l'autorité  qui 
subventionne  un  théâtre  peut  lui  intimer, 
sous  peine  de  perdre  ses  bienfaits,  de  ne  plus 
jouer  telle  ou  telle  pièce.  Nous  ne  sommes 
dans  aucun  de  ces  cas;  nous  n'avons  point  vu  , 
par  une  anomalie  que  sans  doute  la  loi  sur 
l'organisation  municipale  de  Paris  fera  cesser 
bientôt,  nous  n'avons  pas  vu  le  préfet  de  po- 
lice et  les  commissaires  de  police  exerçant  le 
pouvoir  municipal  mettre  un  terme  aux  re- 
présentations du  drame.  Ce  n'est  pas  non  plus 
le  ministre  de  la  police  qui  a  usé  des  droits  de 
censure,  c'est  le  ministre  des  travaux  publics 
qui  a  empiété  sur  les  pouvoirs  de  son  collègue. 
Ainsi  ce  pauvre  ministère  de  l'intérieur  (rires 
ironiques  dans  la  même  partie  de  la  salle  d'où  vient 
tout  le  hruit),  ce  ministère  de  l'intérieur,  déjà 
si  mutilé,  qui  fait  incessamment  des  efforts 
pour  couvrir  sa  nudité  et  ressaisir  quelques- 
unes  des  attributions  qui  lui  ont  échappé,  se 
voit  dépouillé  par  le  ministre  des  travaux  pu- 
blics de  son  droit  de  police  sur  les  théâtres. 
Le  ministre  des  travaux  publics  n'a  pu  inter- 
venir que  d'une  seule  manière  et  en  menaçant 
la  Comédie-Français.:  de  lui  retirer  la  subven- 
tion que  la  loi  du  budget  accorde  aux  théâtres 
royaux.  Cette  considération   ne  saurait  inté- 


378 


LE  ROI   S'AMUSE. 


resser  l'auteur,  ni  influer  sur  la  décision  du 
tribunal.  Le  théâtre  doit  exécuter  ses  engage- 
ments, dût-il  perdre  sa  subvention.  En  passant 
le  contrat,  il  a  dû  calculer  toutes  les  chances. 
Serait-on  admis  à  refuser  l'exécution  d'un  en- 
gagement vis-à-vis  d'un  tiers,  sous  prétexte 
que  cette  convention  déplaît  à  un  bienfaiteur, 
à  un  parent  dont  on  attend  un  legs  ou  dont 
on  peut  craindre  l'exhérédation  ?  Je  ne  pro- 
fesse point  la  liberté  absolue  du  théâtre,  ce 
n'est  point  ici  le  lieu  de  nous  livrer  à  des 
théories  absolues,  surtout  lorsqu'elles  ne  sont 
pas  nécessaires;  mais,  enfin,  la  censure  dra- 
matique, comme  toute  autre  censure,  est  abo- 
lie par  la  Charte  de  1830.  Un  article  formel 
dit  que  la  censure  71e pourra  être  rétablie.  Aussi, 
vers  la  fin  de  1830,  M.  de  Montalivet,  alors 
ministre  de  l'intérieur,  présentant  sur  la  police 
des  théâtres  un  projet  auquel  il  n'a  pas  été 
donné  suite,  disait  dans  l'exposé  des  motifs  : 
L,a  censure  eB  morte!  Mais  ce  qu'on  voudrait 
rétablir,  ce  ne  serait  point  la  censure  préven- 
tive, ce  serait  une  censure  bien  autrement 
dangereuse,  la  censure  apofleriori.  On  laisserait 
une  administration  théâtrale  faire  des  frais 
énormes  de  décorations  et  de  costumes,  on 
laisserait  jouer  la  première  représentation,  et 
tout  d'un  coup  la  pièce  serait  arbitrairement 
interdite.  Voilà  une  mesure  à  laquelle  la  Co- 
médie-Française aurait  dû  elle-même  ne  pas 
obéir  avec  tant  de  docilité.  Nous  ne  pourrions 
trop  nous  étonner  de  voir  qu'elle  n'a  pas  at- 
tendu, le  24  novembre,  l'ordre  qui  n'a  été 
signé  que  le  10  décembre  suivant;  elle  s'est 
contentée  d'une  simple  intimation  verbale, 
peut-être  de  quelques  mots  échappés  dans  la 
conversation  du  ministre.  Elle  doit  donc  sup- 
porter la  peine  de  l'inexécution  de  ses  engage- 
ments vis-à-vis  de  nous,  et  cette  infraction  ne 
peut  se  résoudre  qu'en  des  dommages  et  in- 
térêts. 

Nous  vivons,  messieurs,  à  une  singulière 
époque,  époque  de  transition  et  de  confusion, 
car  nous  vivons  sous  l'empire  de  quatre  à  cinq 
législations  successives,  qui  se  croisent  et  se 
contredisent  les  unes  les  autres.  Il  n'y  a  que 
les  tribunaux  qui  puissent,  dans  cet  arsenal 
de  lois,  dégager  les  armes  qui  peuvent  encore 
servir  de  celles  dont  l'usage  n'est  plus  permis. 
Vous  vous  attacherez  à  la  lettre  de  la  Charte, 
qui  proscrit  toute  espèce  de  censure,  la  cen- 
sure dramatique  comme  la  censure  des  ou- 
vrages   imprimés,    et,    en    rendant   justice   à 


mon  client,  vous  aurez  servi  les  intérêts  de  la 
liberté. 

M.  le  Président  :  L'avocat  du  Théâtre- 
Français  a  la  parole. 

M.  Victor  Hugo  :  Je  demanderai  à  mon- 
sieur le  président  la  permission  de  prendre 
ensuite  la  parole. 

M.  le  Président  :  Vous  l'avez  en  ce  moment. 

M.  Victor  Hugo  :  Je  préférerais  parler 
après  mes  deux  adversaires. 

Me  LÉon  Duval  prend  et  développe,  au 
nom  du  Théâtre-Français,  des  conclusions 
tendant  à  faire  déclarer  l'incompétence  du 
tribunal  de  commerce.  La  Comédie-Française 
n'aurait  pas  demandé  mieux  que  de  continuer 
les  représentations  d'un  ouvrage  qui  lui  pro- 
mettait d'abondantes  recettes;  elle  aurait  dé- 
siré appeler  des  orages  du  premier  jour  à  de 
nouveaux  orages;  mais  elle  a  dû  céder  à  une 
nécessité  impérieuse 

Le  tumulte  devient  si  violent  qu'il  est  im- 
possible de  continuer  les  plaidoiries.  On  crie 
de  toutes  parts  :  —  On  étouffe!  Ouvrez  les 
fenêtres!  Donnez-nous  de  l'air!  Il  faut  faire 
évacuer  la  première  pièce!  —  Plusieurs  dames 
effrayées  se  retirent  de  l'enceinte. 

M.  le  Président  :  On  n'entend  déjà  pas 
trop;  si  l'on  ouvre  les  fenêtres,  on  n'entendra 
plus  les  défenseurs. 

Une  foule  de  voix  :  Nous  ne  pouvons  ni 
sortir,  ni  respirer,  nous  étouffons. 

M.  le  Président  :  L'audience  va  être  sus- 
pendue; on  ouvrira  les  fenêtres,  et  l'on  fera 
évacuer  la  première  pièce.  (Applaudifîements 
dans  la  partie  la  plus  rapprochée  du  tribunal;  mur- 
mures dans  le  zreffibnle.) 

Le  tumulte  est  à  son  comble;  un  piquet 
de  gardes  nationaux  pénètre  dans  l'enceinte; 
le  plus  grand  nombre  l'applaudit,  surtout 
quand  on  s'aperçoit  que  les  soldats  citoyens 
ont  pris  soin  de  retirer  leurs  bayonnettes  du 
canon  de  leurs  fusils.  La  force  armée  dissipe 
la  foule  qui  se  trouvait  dans  le  premier  vesti- 
bule. Quelques  spectateurs,  en  se  retirant, 
fredonnent  la  Marseillaise.  MM.  les  agents  de 
change  et  les  négociants  qui  étaient  en  ce 
moment  occupés  d'affaires  de  bourse  au  rez- 
de-chaussée  ont  pu  croire  qu'ils  étaient  cernés 
par  une  émeute.  Enfin  on  ferme  les  portes 
vitrées,  ainsi  que  les  portes  extérieures,  pour 
ne  laisser  entrer  personne,  et  l'audience  est 
reprise  à  deux  heures  et  demie. 


PROCES. 


379 


M.  le  Président  :  Le  tribunal  a  fait  tout 
ce  qui  dépendait  de  lui  pour  que  le  public 
fût  à  son  aise;  si  ce  bruit  se  renouvelle,  l'au- 
dience sera  levée  et  la  cause  remise  à  un  autre 
jour. 

M"  LÉON  Duval  achève  son  plaidoyer.  Il 
démontre  que  la  Comédie-Française  a  cédé  à 
la  force  majeure,  et  que,  ne  se  fût-il  agi  que 
de  la  subvention,  elle  ne  devait  pas  s'engager 
dans  une  lutte  où  elle  aurait  inévitablement 
succombé. 

M.  Victor  Hugo,  a  qui  M.  le  président 
accorde  la  parole,  annonce  qu'il  désire  parler 
le  dernier. 

Me  Chaix-d'Est-Ange  :  Il  serait  plus  lo- 
gique de  plaider  en  ce  moment;  je  répondrais 
à  tous  mes  adversaires.  Sans  quoi ,  je  serai 
obligé  de  demander  une  réplique. 

M.  Victor  Hugo  :  Je  suis  prêt  à  plaider. 

(  Voir  plus  haut  le  diteours  prononcé  par  M,  \  ric- 
tor  Hugo.) 

Ce  discours  a  été  suivi  d'applaudissements 
redoublés  partant  du  fond  et  du  dehors  de  la 
salle. 

M.  le  Président  :  Une  partie  du  public 
oublie  qu'on  n'est  pas  ici  au  spectacle. 

M°  Chaix-d'Est-Ange.  Messieurs,  deux 
questions  ont  été  agitées  dans  ce  procès;  l'une 
de  compétence  :  il  s'agit  de  savoir  si  vous 
pouvez  apprécier  un  acte  dont  la  régularité 
vous  est  déférée,  l'autre  de  fond  :  il  s'agit  de 
savoir  en  fait  si  cet  acte  est  légal,  régulier, 
conforme  a  la  constitution  et  à  la  liberté 
qu'elle  a  promise.  Sur  la  première  question, 
soulevée  par  moi-même,  je  dois  entrer  dans 
quelques  détails.  Je  devrais  négliger  la  seconde  : 
incompétents  que  vous  êtes,  je  ne  devrais 
pas  examiner  devant  la  juridiction  consulaire 
si  l'acte  de  l'autorité  administrative  est  légal 
et  doit  être  aboli.  Mais  avant  tout,  messieurs, 
il  y  a  un  devoir  de  conscience  et  d'honneur 
que  l'avocat  doit  remplir.  Il  ne  voudra  pas 
laisser  sans  réponse  les  reproches  qui  lui  sont 
adressés,  il  ne  voudra  pas  qu'il  lui  reste  cette 
honte,  il  la  repoussera,  et  c'a  été  là,  messieurs, 
la  première  condition  de  ma  présence  dans 
la  cause,  que  si  l'on  adressait  des  reproches 
graves  à  l'autorité  que  j'étais  chargé  de  repré- 
senter et  de  défendre,  je  prendrais  la  parole 
sur  le  fond,  et  prouverais  devant  des  hommes 
d'honneur  que  l'autorité  a  rempli  son  devoir. 

J'espère  que  j'obtiendrai  de   ce  public,  si 


ardent  pour  la  cause  de  M.  Victor  Hugo,  si 
ami  de  la  liberté,  cette  liberté  de  discussion 
qu'on  doit  accorder  à  tout  le  monde.  Que 
personne  ici  ne  se  croie  le  droit  d'interrompre 
un  avocat  dont  jamais  de  la  vie  on  n'a  sus- 
pecté la  loyauté  ni  l'indépendance.  {Mouve- 
ment général  d'approbation.  ) 

J'examine  la  première  question,  celle  de 
compétence.  Il  y  a  des  principes  que,  dans 
toute  argumentation,  il  suffit,  ce  semble, 
d'énoncer,  et  qui  ne  peuvent  jamais  être  sou- 
mis à  aucune  contradiction.  Ainsi  l'estime 
générale,  ainsi  l'expérience  de  tous  les  temps 
ont  consacré,  de  telle  sorte  qu'il  n'est  plus 
possible  d'y  porter  atteinte,  le  principe  de  la 
division  des  pouvoirs  dans  tout  gouvernement 
bien  réglé. 

Ainsi  il  y  a  le  pouvoir  législatif,  c'est  celui 
qui  fait  les  lois;  il  y  a  le  pouvoir  judiciaire, 
c'est  celui  qui  les  applique;  il  y  a  le  pouvoir 
administratif,  c'est  celui  qui  veille  à  leur  exé- 
cution et  à  qui  l'administration  est  confiée. 
Cette  division  n'est  pas  nouvelle.  Le  principe 
a  été  consacré  dans  des  lois  si  nombreuses, 
dans  des  textes  si  précis,  qu'il  suffit  de  les 
énoncer. 

Après  avoir  cité  entre  autres  les  lois  de 
1790  et  de  1791,  et  invoqué  l'autorité  d'un 
vénérable  magistrat,  M.  Henrion  de  Pansey, 
le  défenseur  ajoute  :  Je  puis  encore  opposer 
à  mon  adversaire  le  témoignage  d'un  de  ses 
collègues,  de  M.  le  vicomte  de  Cormenin, 
ce  défenseur  si  ardent,  si  intrépide  de  la  li- 
berté. Il  ne  faut  pas,  disait  M.  le  vicomte  de 
Cormenin,  lorsqu'il  n'était  encore  que  baron 
{rire presque  ge'ne'ral,  suivi  de  violentes  rumeurs 
au  fond  de  la  salle),  il  ne  faut  pas  s'écarter  de 
ce  principe  tutélaire  de  la  division  des  pou- 
voirs. Mon  adversaire  vous  a  cité  le  premier 
un  jugement  rendu  par  ce  tribunal  dans  l'af- 
faire relative  à  la  pièce  de  MM.  Fontan  et 
Dupeuty  au  sujet  du  Procès  du  maréchal  Nej. 
Le  tribunal  n'a  pas  seulement  appuyé  le 
rejet  de  la  demande  sur  le  cas  de  force 
majeure,  résultat  de  l'intervention  des  gen- 
darmes; il  a  nettement  reconnu  l'incompé- 
tence de  la  juridiction  commerciale  pour  pro- 
noncer sur  un  acte  d'administration.  Dans 
cette  affaire,  en  effet,  on  avait  vu,  comme 
dans  celle-ci,  une  espèce  de  concert  entre  les 
auteurs  et  le  théâtre  pour  mettre  le  ministre 
en  cause. 

M*  Odilon  Barrot  :  Ne  nous  accusez  pas 


38o 


LE  ROI   S'AMUSE. 


de  manquer  de  franchise;  nous  n'avons  connu 
votre  intervention  qu'à  l'audience. 

Me  Chaix-d'Est-Ange  :  Je  vous  prie  de 
ne  pas  m'interrompre;  j'ai  déjà  assez  de  peine 
à  lutter  contre  les  interruptions  de  certains 
auditeurs  qui  épient  mes  moindres  paroles. 
Vous  voyez  que  je  n'ai  pu,  jusqu'à  présent, 
prononcer  les  mots  de  morale  et  d'outrage  aux 
mœurs  sans  exciter  les  plus  inconcevables  mur- 
mures. On  a  invoqué  le  jugement  rendu  le 
28  juillet  1830,  dans  l'affaire  du  Courrier  fran- 
çais. Un  jugement  rendu  au  milieu  des  com- 
bats et  des  périls,  un  jugement  prononcé  du 
haut  de  cette  espèce  de  trône  a  proclamé  l'il- 
légalité des  ordonnances  du  25  juillet.  Ce  fut 
un  grand  acte  de  courage,  un  acte  de  bons 
citoyens;  mais  faut-il,  dans  des  moments  de 
calme,  citer  ce  qui  s'est  passé  dans  des  temps 
de  désordre  ?  Les  juges  qui  ont  rendu  cette 
décision  étaient  comme  les  gardes  nationaux 
qui,  illégalement  aussi,  se  revêtaient  de  leur 
uniforme  et  allaient  combattre  pour  la  liberté 
et  les  lois.  Nous  ne  sommes  heureusement 
plus  à  cette  époque,  et  cependant  M.  Victor 
Hugo  a  une  pensée  qui  le  poursuit  toujours; 
M.  Victor  Hugo  pense  que  l'ordre  qui  arrête 
sa  pièce  vaut  au  moins  les  ordonnances  de 
juillet.  Il  pense  que,  pour  faire  cesser  cet 
ordre,  on  est  prêt,  comme  lors  des  ordon- 
nances de  juillet,  à  faire  une  émeute,  ou 
plutôt  une  révolution.  {Nouveaux  murmures 
dans  les  mêmes  parties  de  la  salle.  )  L'auteur  l'a 
dit  lui-même  dans  une  lettre  adressée  par  lui 
aux  journaux;  je  le  répète,  parce  que  toute 
liberté  doit  entourer  ici  l'avocat  qui  parle 
avec  conscience.  (  Applaudi/Céments  et  bravos  de 
la  grande  majorité'  des  spectateurs.  ) 

Oui,  M.  Victor  Hugo  a  écrit  qu'il  voulait 
se  jeter  entre  l'émeute  et  nous;  il  a  eu  la 
complaisance,  la  générosité  d'écrire  dans  les 
journaux  pour  recommander  à  la  généreuse 
jeunesse  des  ateliers  et  des  écoles  de  ne  pas 
faire  d'émeute  pour  lui  et  de  ne  pas  ressusciter 
sa  pièce  par  une  révolution. 

Dans  l'intérêt  de  l'administration,  je  de- 
vrais m'arrêter  ici;  mais  j'ai  annoncé  que  je 
traiterais  la  question  légale.  Ici  mes  deux  ad- 
versaires ne  sont  pas  d'accord.  Le  client  se 
roidit  contre  toute  espèce  d'entrave  et  toute 
espèce  de  mesures  préventives,  et  veut,  du 
moins  avant  la  représentation,  une  liberté  il- 
limitée. Le  défenseur  n'est  pas  du  tout  du 
même  avis  :  la  censure  pour  le  théâtre  a  paru 


au  défenseur  une  question  délicate  ;  aussi  son 
argumentation  est  restée  entourée  de  ces 
nuages  dont  son  talent  aime  quelquefois  à 
s'envelopper  au  milieu  d'une  discussion.  (Oa 
rit.)  Il  est  devenu  en  quelque  sorte  insaisis- 
sable; il  vous  a  prié  de  permettre  à  lui, 
homme  politique,  de  ne  pas  prendre  parti  et 
de  ne  pas  vous  dire  le  fond  de  sa  pensée,  car 
sa  pensée  n'est  pas  encore  définitivement  ar- 
rêtée. Or,  je  dis  à  mes  adversaires  :  Mettez- 
vous  donc  d'accord.  Si  vous  ne  voulez  pas  la 
censure,  dites-le  franchement;  si  vous  en  vou- 
lez, homme  populaire,  ayez  le  courage  de  le 
dire  avec  la  même  franchise,  car  il  y  a  cou- 
rage à  braver  les  fausses  opinions  dont  le  pu- 
blic est  imbu  et  à  proclamer  ostensiblement 
la  vérité.  Je  ne  m'étonne  pas,  au  surplus,  de 
cette  hésitation  de  mon  adversaire.  Lorsque 
M.  Odilon  Barrot  fut  appelé ,  comme  membre 
du  Conseil  d'Etat,  à  donner  son  avis  sur  la  li- 
berté des  théâtres,  il  a  reconnu  la  nécessité  de  la 
répression  préventive;  seulement  il  ne  voulait 
pas  qu'elle  restât  dans  les  mains  de  la  police. 
Un  des  préfets  de  police  qui  se  sont  succédé 
depuis  la  Révolution,  M.  Vivien,  a  partagé 
le  même  avis.  Qu.'on  ne  vienne  donc  plus 
nous  présenter  la  censure  dramatique  comme 
une  attaque  à  la  Charte  avec  effraction,  et  que 
M.  Hugo,  dans  son  langage  énergique  et 
pittoresque,  ne  se  vante  pas  de  souffleter  un 
acte  du  pouvoir  avec  quatre  articles  de  la 
Charte. 

Toutes  les  lois  sur  les  théâtres  subsistent; 
elles  ont  été  exécutées  sous  le  régime  du  Di- 
rectoire; aucune  n'a  été  révoquée.  Pouvait-il 
en  être  autrement?  Telle  pièce  peut  être  sans 
danger  dans  un  lieu,  et  présenter  dans  d'au- 
tres les  plus  grands  périls.  Supposez,  en  effet, 
la  tragédie  de  Charles  IX,  le  massacre  de  la 
Saint-Barthélémy  représenté  sur  le  théâtre  de 
Nîmes,  dans  un  pays  où  les  passions,  où  les 
haines  entre  les  catholiques  et  les  protestants 
sont  si  exaltées,  et  jugez  l'effet  qui  en  résul- 
terait. Des  trois  espèces  d'influences  de  l'au- 
torité sur  les  théâtres,  dont  vous  a  parlé  mon 
adversaire,  la  seconde,  celle  de  la  censure, 
subsiste.  En  parlant  de  la  première,  celle  de 
l'autorité  municipale,  mon  adversaire  est 
tombé  en  contradiction  avec  lui-même;  car 
la  loi  de  1790  défend  aux  municipalités  de 
s'immiscer  dans  la  police  des  théâtres.  L'in- 
fluence des  subventions  n'aurait  pas  dû  être 
traitée  par  un  auteur  dramatique.  Cependant 


PROCES. 


381 


mon  adversaire  insiste;  il  prétend  que  c'est  le 
ministre  de  l'intérieur  et  non  le  ministre  des 
travaux  publics  qui  devrait  être  chargé  de  la 
police  des  théâtres;  il  s'est  attendri  sur  ce 
pauvre  ministre  de  l'intérieur,  dépouillé  d'une 
de  ses  plus  importantes  attributions.  Eh  bien! 
la  police  des  théâtres  est,  aussi  bien  que  les 
subventions,  dans  les  attributions  du  ministre 
des  travaux  publics.  C'est  ce  ministre  et  non 
celui  de  l'intérieur  qui  a  été  mis  en  cause 
dans  l'affaire  de  la  pièce  du  Maréchal  Ney. 
Pourquoi,  dit-on,  le  ministre  n'a-t-il  pas 
exercé  envers  M.  Victor  Hugo  la  censure 
préventive,  ce  que  mon  adversaire  appelle  la 
bonne  censure?  La  raison  en  est  simple.  Le  mi- 
nistre a  dit  à  M.  Victor  Hugo,  qui  se  refu- 
sait a  la  censure  :  Je  ne  vous  demande  pas  le 
manuscrit  de  votre  pièce,  mais  donnez-moi 
votre  parole  d'honneur  que  la  pièce  ne  con- 
tient rien  de  contraire  à  la  morale.  La  parole 
a  été  donnée;  voila  pourquoi  la  pièce  a  été 
permise  sans  examen. 

M.  Victor  Hugo  :  Je  demanderai  a  ré- 
pondre à  cette  assertion  du  défenseur. . . 
(  Bruits  divers.) 

Me  Chaix-d'Est-Ange  :  Les  censeurs,  j'en 
conviens,  ont  tué  la  censure,  ils  l'ont  souvent 
rendue  odieuse;  mais  que  l'on  se  rassure  : 
nos  mœurs  publiques  et  l'opinion  publique 
sont  toutes-puissantes  en  France.  Il  ne  serait 
pas  dans  le  désir  ni  dans  le  pouvoir  du  gou- 
vernement d'arrêter  une  pièce  qui  n'offrirait 
aucun  danger  pour  la  tranquillité  ou  pour  la 
morale.  Que  M.  Victor  Hugo  fasse  un  chef- 
d'œuvre  (et  il  a  assez  de  talent  pour  le  faire), 
qu'il  parle  des  bienfaits  de  la  liberté  comme 
il  parlait  autrefois  des  bienfaits  de  la  Retfaura- 
tion,  il  sera  écouté;  et,  s'il  éprouve  des  en- 
traves, justice  lui  sera  rendue. 

M0  Odilon  Barrot  réplique  sur-le-champ, 
et  rappelle  différentes  circonstances  où  des 
actes  administratifs  ont  été  reconnus  illégaux 
par  les  tribunaux.  Tel  fut  le  principe  de  l'ar- 
rêt de  la  cour  de  cassation  au  sujet  de  l'or- 
donnance de  police  qui  enjoignait  de  tapisser 
lés  maisons  lors  des  processions  de  la  Fête 
Dieu. 

Ainsi  les  tribunaux  ont  toujours  le  droit 
d'apprécier  les  actes  dont  on  fait  dériver  une 
poursuite  ou  une  exception,  de  décider  si  cet 
acte  puise  sa  force  dans  la  loi,  et  si  l'on  peut 
fonder  un  jugement  sur  un  pareil  acte.  On  a 
eu  le  courage,  continue   M°   Odilon    Barrot, 


je  dirai  presque  l'audace,  de  voir  dans  le  ju- 
gement que  vous  avez  rendu  dans  l'affaire  de 
l'imprimeur  Chantpic  et  de  l'éditeur  du 
Journal  du  Commerce,  une  espèce  de  sédition. 
Sans  doute,  comme  citoyens,  comme  indivi- 
dus, vous  avez  le  droit  de  résister  à  des  actes 
d'oppression;  mais  quand  nous  sommes  re- 
vêtus de  la  toge,  quand  nous  exerçons  une 
fonction  publique,  quand  nous  sommes  insti- 
tués pour  faire  respecter  les  lois,  nous  ne  les 
violons  pas,  et  c'est  faire  injure  au  tribunal 
que  de  supposer  que,  dans  une  circonstance 
quelconque,  a  la  face  du  peuple,  on  a  violé 
les  lois.  Non ,  messieurs,  le  tribunal  de  com- 
merce n'a  point  violé  les  lois  dans  l'affaire 
Chantpie,  et  sa  gloire  est  d'autant  plus  belle 
qu'il  a  résisté  à  l'arbitraire  dans  la  limite  de 
ses  devoirs.  Il  a  maintenu  le  respect  des  lois 
en  les  respectant  lui-même.  Enfin  le  défenseur 
qualifie  d'ordre  posthume  la  défense  notifiée 
au  Théâtre -Français,  le  10  décembre,  par 
M.  le  ministre  des  travaux  publics.  Il  n'en 
est  pas  moins  vrai  qu'en  refusant,  le  24  no- 
vembre précédent,  de  jouer  la  pièce,  le 
Théâtre-Français  avait  enfreint  les  conventions 
passées  entre  lui  et  l'auteur,  et  qu'aucun  cas 
de  force  majeure  ne  saurait  être  allégué. 

M.  Victor  Hugo  :  Je  demande  à  dire  seu- 
lement quelques  mots. 

M.  le  Président  :  La  cause  a  été  longue- 
ment plaidée. 

M.  Victor  Hugo  : 

Il  y  a  quelque  chose  de  personnel  sur  le- 
quel il  serait  nécessaire  que  je  donnasse  une 
explication  de  fait. 

Un  passage  du  plaidoyer  de  Mc  Chaix- 
d'Est  d'Ange  me  fournit  l'occasion  de  rap- 
peler un  fait  dont  je  n'avais  point  parlé 
d'abord,  parce  qu'il  m'est  honorable,  et  que 
je  ne  crois  pas  devoir  me  targuer  de  faits  qui 
peuvent  me  faire  honneur.  Voici  ce  qui  s'est 
passé  : 

Avant  la  représentation  de  ma  pièce,  pré- 
venu par  MM.  les  sociétaires  du  Théâtre- 
Français  que  M.  d'Argout  voulait  la  censu- 
rer, je  suis  allé  trouver  le  ministre,  et  je  lui  ai 
dit  alors,  moi  citoyen,  parlant  à  lui  ministre, 
que  je  ne  lui  reconnaissais  pas  le  droit  de 
censurer  un  ouvrage  dramatique,  que  ce 
droit  était  aboli,  selon  moi,  par  la  Charte; 
j'ajoutai  que,  s'il  prétendait  censurer  mon  ou- 
vrage, je  le  retirerais  a  l'instant  même,  et  que 
ce  serait  a  lui  a  voir  s'il   n'y  aurait  point  là, 


382 


LE  ROI   S'AMUSE. 


pour  l'autorité,  une  conséquence  plus  fâ- 
cheuse que  s'il  permettait  de  jouer  le  drame 
sans  l'avoir  censuré. 

M.  d'Argout  me  dit  alors  qu'il  était  d'un 
avis  tout  différent  sur  la  matière,  qu'il  se 
croyait,  lui  ministre,  le  droit  de  censurer  un 
ouvrage  dramatique,  mais  qu'il  me  croyait 
homme  d'honneur,  et  incapable  de  faire  des 
ouvrages  à  allusions,  ou  des  ouvrages  immo- 
raux, et  qu'il  consentait  volontiers  à  ce  que 
ma  pièce  ne  fût  point  censurée. 

Je  répondis  au  ministre  que  je  n'avais  rien 
à  lui  demander;  que  c'était  un  droit  que  je 
prétendais  exercer.  M.  d'Argout  ne  s'opposa 
point  à  ce  qu'on  représentât  la  pièce,  et  il 
renonça  à  la  faculté  qu'il  croyait  avoir  de 
faire  censurer  l'ouvrage. 

Voilà  ce  qui  s'est  passé,  j'invoque  ici  le  té- 
moignage d'un  homme  d'honneur  présent  à 
l'audience,  et  qui  ne  me  démentira  pas.  Si 
M.  d'Argout  avait  voulu  censurer  ma  pièce, 
je  l'aurais  retirée  à  l'instant  même.  Je  déclare 
qu'une  députation  du  Théâtre-Français  est 
venue,  le  matin  même,  chez  moi,  me  de- 
mander avec  prière  de  ne  pas  retirer  ma  pièce 
dans  le  cas  où  le  ministre  voudrait  la  censu- 
rer. Je  persistai  dans  la  volonté  de  ne  point 
me  soumettre  à  la  censure;  je  n'ai  pas  un 
seul  instant  voulu  me  départir  de  mon  droit. 

Voilà  un  fait  que  j'aurais  pu  raconter  en 
détail  dans  ma  plaidoirie,  et  j'ai  la  certitude 
qu'il  ne  m'aurait  attiré  qu'une  vive  sympathie 


de  la  part  de  vous,  messieurs,  et  de  la  part 
du  public.  Puisque  l'avocat  de  ma  partie  ad- 
verse en  a  parlé  le  premier,  je  puis  mainte- 
nant m'en  vanter  et  m'en  targuer. 

Me  Chaix-d'Est-Ange  :  Le  fait  que  j'ai 
rappelé  était  nécessaire  à  la  défense  sous  un 
double  rapport,  en  fait  et  en  droit.  Il  n'était 
pas  inutile  de  répondre  à  cette  argumentation 
de  mon  adversaire,  que  le  ministre  a  négligé 
d'exercer  la  censure  préventive  avant  la  re- 
présentation. J'ai  expliqué  pourquoi  on  n'a 
pas  insisté  pour  avoir  communication  de  la 
pièce  :  c'est  parce  que  le  ministre  avait  assez 
de  confiance  dans  l'honneur  et  la  loyauté  de 
M.  Victor  Hugo  pour  être  persuadé  qu'il  n'y 
aurait  dans  son  drame  aucune  atteinte  aux 
mœurs  publiques. 

M.  le  Président  :  Le  tribunal  met  la 
cause  en  délibéré  pour  prononcer  son  juge- 
ment à  la  quinzaine  (1'. 

L'audience  est  levée  à  six  heures  moins  un 
quart.  La  foule,  qui  encombrait  l'auditoire 
et  toutes  les  avenues,  a  attendu  M.  Victor 
Hugo  à  son  passage,  et  l'a  salué  de  ses  accla- 
mations. 

{Journal  des  Débats,  20  décembre  1832.) 


'■'  Voir,  page   402,  le  prononcé  du  jugement 
rendu  par  le  Tribunal  de  Commerce. 


NOTES  DE  CETTE  EDITION. 


LE   MANUSCRIT 

DU 

KOI  S'AMUSE. 


Le  manuscrit,  de  format  égal,  26  centimètres  de  hauteur  sur  21  de  largeur,  se 
compose  de  88  feuillets  de  papier  blanc  ordinaire;  l'écriture,  qui  tient  la  moitié  du 
feuillet  recto  et  verso,  est  plus  droite  que  celle  du  manuscrit  de  Mario»  de  Lor;»e. 
Quelques  ratures  et  de  nombreux  ajoutés  nous  font  assister  au  premier  travail  de 
Victor  Hugo,  travail  envoyé,  comme  tous  les  manuscrits  de  cette  époque,  directe- 
ment à  l'imprimerie.  Chaque  acte  est  daté  en  tête  et  à  la  fin;  le  nombre  des  vers  est 
inscrit  à  chaque  page  et  le  total  est  indiqué  au  dernier  feuillet  de  l'acte.  Le  titre  du 
drame  semble  très  postérieur  au  manuscrit  même;  on  s'en  rendra  compte  en  en 
comparant  le  fac-similé  à  celui  du  fragment  de  scène  (pages  243  et  435).  Les  titres 
d'acte  ont  été  ajoutés  aussi  plus  tard.  Chaque  acte  est  paginé  séparément,  par  lettres 
alphabétiques. 

Quelques  variantes  dans  la  préface  datée  28  novembre  1832;  cette  date  a  été  mo- 
difiée sur  les  épreuves. 

Une  note  au  verso  du  dernier  feuillet  de  la  préface  : 

II  faudrait  m  envoyer,  avec  l'épreuve  de  cette  préface,  celle  du  titre  et  de  la  couverture. 
r      a-  V-  H- 

Le  jeudi  soir. 

ACTE  I.  —  M.  de  Saint -Vallier.  -     3  juin  1X32. 

La  première  scène  actuelle,  qui  contient  l'exposition  de  la  pièce,  n'existait  pas 
dans  la  première  version;  l'acte  ne  comportait  primitivement  que  quatre  scènes,  ainsi 
que  l'indique  la  surcharge  du  mot  :  deuxième  (scène  deuxième)  sur  le  mot  première 
(scène  première)  et  les  autres  surcharges  de  chiffres  se  poursuivant  jusqu'à  l'avant- 
dernière  scène;  le  drame  commençait  ainsi  : 

LE  ROI. 
Madame  de  Vendosme  est  divine! 

L'acte  fini  ou  très  avancé,  Victor  Hugo  s'est  aperçu  de  cette  lacune  ;  il  a  fait  un 
second  début,  daté  aussi  3  juin  1832,  et  dans  lequel  le  roi  confie  à  M.  de  la  Tour- 


384  LE  ROI   S'AMUSE. 

Landry  son  intrigue  avec  Blanche.  Pour  ne  pas  recopier  son  premier  début,  il  en  a 
biffé  les  indications  scéniques  et  s'est  contenté  d'enchaîner  le  texte  après  l'entrée  de 
Triboulet.  A  cette  entrée  même,  ces  deux  vers,  trop  amusants  pour  rester  ignorés  : 

Le  mystère  !  t1' 
Le  mjBere  es~l  un  œuf,  croje^-en  Triboulet, 
Qu'il  ne  faut  pas  cafter  si  l'on  veut  un  poulet. 

SCENE  II.  —  Le  Roi,  les  Courtisans. 
Première  suppression  importante  : 

M.  DE  GORDES. 

Il  ne  dit  rien,  sinon  :  Que  Dieu  garde  le  roi! 

croit 
On  le  dit  maintenant  fou  tout  à  fait. 

LE  ROI,  accourant  avec  des  éclats  de  rire. 

Vicomte! 

Madame  d '  Anbufion  nom  fait  un  plaisant  conte. 

Les  trois  Guy,  revenant,  ma  foi,  l'on  ne  sait  d'où, 

Ont  trouvé  l'autre  nuit  — ■ 

à  triboulet. 

Quen  dit  ce  maître  fou  ? 
Leurs  femmes,  toutes  trois,  avec  d'autres... 

TRIBOULET. 

Cachées  ? 
Les  morales  du  temps  se  font  si  relâchées! 

Ces  six  vers,  donnés  dans  l'acte  III,  scène  m,  sont  remplacés  en  marge  par  le 
dialogue  entre  le  roi  et  madame  de  Cossé.  C'est  ici  que  Victor  Hugo  a  placé  la  dé- 
claration faite  par  Saverny  à  Marion.  (Voir  Marion  de  Lorme,  page  153  de  cette  édition.) 

Le  passage,  tout  de  jeux  de  scène  et  de  mimique,  où  les  seigneurs  et  Triboulet 
se  renvoient  l'un  à  l'autre  M.  de  Cossé  effaré  et  furieux,  est  ajouté  en  marge;  au- 
dessus  cette  mention  :  Ne  pas  lire  ceci.  Sans  doute  Victor  Hugo  se  rendait  compte 
qu'en  lisant  son  drame  aux  acteurs  les  indications  multiples  de  cette  scène  déroute- 
raient l'attention  des  auditeurs  et  ralentiraient  l'action. 

SCENE   III. M.   DE  GORDES,  M.  DE  PaRDAILLAN,  ETC. 

Au  milieu  de  cette  scène  un  feuillet,  en  partie  inédit,  nous  révèle  un  change- 
ment dans  le  caractère  de  François  P1,  changement  qui  aurait  probablement  amené 
cet  autre  titre  :  Le  roi  s'ennuie. 

O   Les  vers  ou  variantes  en  italiques  sont  biffés  dans  le  manuscrit. 


LE   MANUSCRIT   DU   ROI  S'AMUSE. 


385 


Nous  avons  retrouve  dans  un  amas   de  notes  un  bout   de  papier  contenant  ces 
quelques  lignes  : 

COMÉDIE. 

Le  prince   s'ennuie  -  -  ses  favoris  cherchent  un  plaisir.  Tous  sont  épuisés. 

Une    ide'e   tombe   dans   la    tête   de   Corcova    —    bouffonne,   plaisante,   délicieuse 
partie  de  plaisir.  —  Le  tout  se  termine  au  terrible. 

Rapprochons  de   ce  plan  embryonnaire  le  feuillet  suivant,   numéroté  25  dans  le 
manuscrit  : 

PARDAILLAN. 

Vous  savez  sûrement 
Qu'il  paraît  que  le  roi  s'ennuie  horriblement? 


Ou  ai  parle. 

Chacun  en  parle. 


MAROT. 


PARDAILLAN. 


//  efî  trilte  et  sauvage, 

Il  bâille,  il  rit  moins,  il  soupire, 

Il  est  très  souvent  seul  et  l'on  ne  sait  que  dire. 

La  fete  de  ce  soir  ne  l'a  pas  amusé. 

C'tst  l'amour  ou  l'ennui^. 

go i< des.      H  s'ennuie  en  un  mot. 
COSSÉ.         C'est  terrible!  il  s'ennuie. 


MAROT,  bas  à  M.  de  Cordes. 

Hum!  Monsieur  de  Cossé! 

COSSL,  s  approchant. 

va 
Jt  ne  sais  oh  l'ennui,  messieurs,  peut  le  conduire. 

[ROT,  le  contrefaisant.    I  u  puifiant  ennuyé'  ne  peut  rêver  qu'à  nuire. 

COSM..  Il  est  bien  des  sujets  de  craindre  là  dedans. 

MAROT.        D'une  bouche  qui  bâille  on  voit  toutes  les  dents. 

M.  i!e  Cop°é  pafie  outre. 
PARDAILLAN,  bas. 


Il  tremble  que  le  roi,  que  le  loisir  enflamme, 

Ne  se  jette  d'ennui  sur  madame  sa  femme. 


(,)   Pour  respecter  la   physionomie  du  ma-  tons,   par  exception,  l'indication   du  person- 

nuscrit  et  en  donner  les  variantes,  nous  met-  nage  en  marge. 

THEATRE.   II.  2J 

lllj'MUtIME    RATIOSALS. 


386  LE  ROI  S'AMUSE. 

GORDES,  au  duc  de  Pienne  qui  survient. 

Hé,  voilà  ce  cher  duc!  Que  sais-tu  de  nouveau? 

Nous  retrouverons  plus  loin  quelques  variantes  à  l'appui  de  cette  particularité. 

Au  verso  du  feuillet  26,  cette  mention  :  ajouter  28  aux  chiffres  suivants. 
Victor  Hugo  faisait  allusion  à  l'addition  des  vers  au  bas  de  chaque  page. 

Toujours  dans  la  même  scène,  des  surcharges  ou  des  variantes  confirment  ce  que 
nous  avons  dit  plus  haut 5  bien  que  publiée  en  grande  partie  nous  reproduisons  cette 
page  avec  ses  variantes  : 

M.   DE  VIC. 

Ce  que  je  sais  d'abord, 
s'amuser 
C'est  que  sa  majesté  paraît  s'ennuyer  fort. 

M.  DE  COSSE,  avec  un  soupir. 
Ah!  ne  m'en  parlez  pas! 

M.  de  vie. 

moi,  que  f  apprécie 

Mais,  que  je  me  soucie 
Quelle  forme  l'ennui  donne  a 
De  quel  côté  le  vent  pousse  sa  fantaisie, 


M.  DE  COSSE,  hochant  la  tête. 

Un  roi  fait  payer  cher  a  tous  l'ennui  qu'il  a. 

Un  roi,  —  les  vieux  seigneurs,  messieurs,  savent  cela, 

Un  plus  vieux  courtisan  que  voies  saurait  cela. 

Prend  toujours  chez  quelqu'un  tout  le  plaisir  qu'il  a, 

Je  ne  Siiis  où  l'ennui,  mefi 'leurs,  va  le  conduire. 

Gare  à  quiconque  a  sœur,  femme  ou  fille  à  séduire! 


COSSE. 

Que  ne  fait-il  la  guerre! 

GORDES ,  gaiment. 

Au  fait ,  l'épée  au  poing  ! 

COSSÉ. 

Ah!  quand  il  bataillait,  il  ne  s'ennuyait  point. 


M.   DE  GORDES. 

Cossé,  vous  avez  tort.  Il  est  très  important 


joyeux 
De  maintenir  le  roi  gai,  prodigue  et  content. 


M.  DE  PIENNE,  à  M.  de  Gordes. 

Je  suis  de  votre  avis,  comte.  Un  roi  qui  s'ennuie, 

un  souper  sans  vin, 
C'est  une  fille  en  noir,  c'est  un  été  de  pluie. 


LE  MANUSCRIT   DU  KOI  S'AMUSE.  387 


M.   DE  PARDAILLAN. 


Ah!  ifeH  vrai,  tout  languit. 
C'est  un  amour  sans  duel. 


DE   GORDES. 

M.  DE  VIC. 


Tout  va  mal,  c'est  affreux. 
C'est  un  flacon  plein  d'eau. 

MAROT,  bas. 

Silence! il  entre,  avec  Triboulet  l'amoureux. 

Le  roi  revient,  avec  Triboulet-Cupido. 

SCÈNE  IV.  —  Les  Mêmes,  le  Roi,  Triboulet. 

TRIBOULET. 

Sire!  j'aurais  plus 'peur,  étant  ce  crue  vous  êtes, 

par  la  rime  éveille 

D'un  poëte,  toujours  de  rime  barbouillé.   ... 

SCÈNE  V.  —  Les  Mêmes,  M.  de  Saint -Vallier. 

A  l'entrée  de  Saint-Vallier,  un  fragment  de  dialogue  coupé  remplaçait  la  «.harangue)) 
de  Triboulet,  ajoutée  en  marge.  Voici  l'enchaînement  primitif  : 

LE   ROI. 

Monsieur  de  Saint-Vallier! 

M.  DE  GORDES,  bas. 

Le  père  de  la  h  clic 
Diane  de  Brève'! 

TRIBOULET,  à  part. 

Ouf! 

MAROT,  bas. 
Le  diable  s'en  mêle! 

M.   DE  SAINT-VALLIER,  la  tête  droite  et  la  voix  haute. 
Taisez-vous,  /nefieigneurs!  ■ —  Vous,  sire,  écoutez-moi. 

Date  finale  :  j juin.  Trois  nombres,  3/4-3X2-394. 

On  remarquera  que  la  différence  entre  le  premier  et  le  second  de  ces  nombres  est 
de  28,  juste  le  total  des  vers  contenus  dans  la  première  scène  ajoutée  en  tête  de  l'acte. 

ACTE  II.  —  SaLTABADIL.         9  juin. 

Comme  pour  le  premier  acte  deux  débuts,  datés  tous  deux  du  9  juin.  Là  encore 
Victor  Hugo  a  senti  la  nécessité  de  nous  présenter  le  personnage  qui  deviendra  l'in- 

25- 


388  LE  ROI   S'AMUSE. 

strument  de  vengeance  de  Tribonlet,  et  il  a,  tout  de  suite,  ajouté  la  scène  de  Salta- 
badil.  Sur  le  premier  feuillet  de  cette  nouvelle  version  un  croquis  sommaire  du 
décor. 

SCENE  I.  —  Triboulet,  Saltabadil. 

SALTABADIL. 

,  je  suis,  sous  l'habit  qui  me  couvre, 

Quand  vous  voudrez  me  voir,  monsieur,  je  me  promène 

,  près  du  portail  du  Louvre. 

Tous  les  jours  à  midi  devant  l'hôtel  du  Maine. 

SCÈNE  II.  —  Triboulet,  seul. 

L'admirable  monologue  de  Triboulet  se  réduisait  d'abord  aux  quatre  premiers 
vers  et  tout  de  suite  la  scène  s'enchaînait  à  l'entrée  de  Blanche;  arrivé  à  ce  vers  : 

Non,  je  t'aime, 
Voilà  tout!  N'es-tu  pas  ma  vie  et  mon  sang  même? 

Victor  Hugo  a  biffé  tout  ce  commencement  de  scène  et  continué  sur  le  même 
feuillet  cette  psychologie,  du  bouffon,  cette  analyse  de  Triboulet  par  lui-même  qui, 
en  l'excusant,  le  fait  presque  aimer. 

Dans  ce  monologue,  notons  ce  vers  biffé,  curieux  si  l'on  songe  au  roman  publié 
en  1869  : 

Etre  un  homme  qui  rit,  et  qui  ne  doit  rien  faire 
£jie  rire! 

SCENE  IV.  —  Blanche,  le  Roi,  dame  Berarde. 

Au  courant  de  cette  scène,  un  hémistiche  jeté  en  marge  et  écrit  au  crayon  : 

BÉRARDE. 

C'est  vrai,  car  c'est  un  sot. 
Une  surcharge  à  la  date,  d'abord  12,  puis  13  juin.  —  426  vers. 

ACTE  III.  —  Le  Roi.  —  ij  juin. 

SCÈNE  II.  —  Le  Roi,  Blanche. 

Dans  cette  scène,  vingt  vers  ont  été  ajoutés  en  marge,  et,  dans  le  nombre, 
l'axiome  répété  par  François  Ier  au  quatrième  acte  : 

Aimons,  et  jouissons,  et  faisons  bonne  chère! 

A  la  fin  de  cette  scène,  Marot,  aux  aguets,  disait  : 

Où  cherche-t-elle  asile?  En  la  chambre  du  roi? 
Oh  !  la  pauvre  petite  ! 


LE  MANUSCRIT  DU  KOI  S'AMUSE.  389 

SCÈNE  III. —  Les  Gentilshommes,  Marot,  Triboui.it. 
Une  variante  dans  l'insulte  de  Triboulet  à  M.  de  Cossé  : 

clignotant,  triïle,  gris, 
jQjie  vous  êtes  -■élu,  trille,  vêtu  de  gris, 

Que  si  vous  vous  mettez  à  lairc  le  charmant, 

Et  gobe-mouche,  comme  une  chauve-souris. 

Vous  allez  devenir  encor  plus  assommant. 

SCÈNE  IV.  —  Blanche,  Triboulet. 

Cache  ta  honte  là,  —  dans  mon  amour! 
Hélas!  tout  est  souillé! 

L'autel  est  renversé!  —  Cache  ton  front!  —  Oui,  pleure. 

Dans  les  quelques  vers  dits  par  M.  de  Saint-Vallier,  cette  variante  osée  : 

poignard 

Pas  une  loudre  au  ciel,  pas  un  bras  d'homme  au  monde 


L'acte  est  daté  au  dernier  feuillet  :  ij,  puis  en  surcharge  i, S  juin.  —  352  vers. 


ACTE  IV.  —  BLANCHE.  - —  //et,  par  surcharge,  1 S  juin. 

Le  manuscrit  porte  cette  indication  de  lieu,  à  laquelle  nous  nous  sommes  con- 
formé : 

La  grève  déserte  voisine  de  la  Tournelle  (porte  de  Paris) Au  fond,  au  delà  de  la  rivière,  le  vieux 

Paris. 

L'édition  originale  reproduit  cette  description  en  la  développant  un  peu,  mais, 
dans  les  éditions  suivantes,  la  scène  se  passe  aux  environs  de  Saint-Germain.  Voici 
la  version  que  nous  lisons  pour  la  première  fois  dans  l'édition  de  1836  : 

Une  grève  déserte  au  bord  de  la  Seine,  au-dessous  de  Saint-Germain.  —  ...  Au  fond,  au  delà  de  la 
rivière,  le  bois  du  Vésinet.  A  droite  un  détour  de  la  Seine  laisse  voir  la  colline  de  Saint-Germain, 
avec  la  ville  et  le  château  dans  l'éloigncmcnt. 

En  marge  un  croquis  du  décor. 
SCÈNE  II.  —  Le  Roi,  Maguelonne. 

Après  non,  oui  viendra. 

Nenni,  c'est  un  grand  pas! 


Les  vers  suivants  remplacent,  dans  le  manuscrit,  ceux  publics  pages  334-335. 

MAGUELONNE. 

débautb.' 

Monsieur,  vous  m'avez  l'air  d'un  libertin  partait! 


39o  LE  ROI  S'AMUSE. 


LE  ROI. 

Plus  d'une,  à  qui  j'ai  dit  quelques  mots,  en  effet, 

Qui  naguère  était  rose,  esl  maintenant  bien  rouge. 

Etait  rose  la  veille  et  le  lendemain  rouge, 

—  Bah!  —  Tu  m'as  ce  matin  amené  dans  ce  bouge, 

Méchante  hôtellerie 

SCÈNE  IV.  —  Maguelonne,  Saltabadil,  le  Roi. 

En  marge,  cette  variante  à  l'inspection  du  logis  de  Saltabadil  : 

Donnez-vous  donc  la  peine, 

Impossible  qu'on  traite 
Messieurs  les  quatre  vents,  d'entrer!  Rien  ne  vous  gêne! 
Le  vent  qui  veut  entrer  de  façon  plus  honnête! 

SCÈNE  V.  —  Les  Mêmes,  Blanche. 

BLANCHE. 

Non,  non,  je  ne  veux  pas,  cet  ingrat,  qu'on  lui  fasse 
Il  n'est  rien  qu'une  femme  au  désespoir  ne  fasse. 
Du  mal.  —  Dieu!  la  maison!  Voyons  ce  qui  s'y  passe. 
Moi  qui  craignais  mon  ombre! 

Apercevant  la  lumière  de  la  maison. 

Oh!  qu'est-ce  qui  se  passe? 

En  regard  de  la  proposition  de  Maguelonne  conseillant  à  son  frère  de  «  tuer  le 
petit  homme  » ,  ces  deux  vers  biffés  : 

SALTABADIL. 
Je  gagne  mon  argent. 

MAGUELONNE. 

Non,  j'aime  ce  gendarme 
JE/  je  le  sauverai. 

SALTABADIL. 

jQuoi,  rieuse!  une  larme! 


SALTABADIL. 

Je  puis  le  mettre  au  sac,  à  la  place  du  tien, 

Je  le  prends,  je  le  tue,  et  puis,  au  lieu  du  tien, 

Bien  mort  et  bien  cousu. 

Je  le  mets  dans  le  sac.  L'autre  n'y  verra  rien. 

Qujou  jette  un  homme  ou  l'autre  a  l'eau  par  la  nuit  close, 
Pourvu  qu'il  jette  à  l'eau  quelqu'un  ou  quelque  chose 

Il  jouira  toujours  autant  dans  la  nuit  close 

C'esJ  en  fait  de  plaisir  toujours  la  même  chose. 

Qui  rejiemblf  à  quelqu'un,  c'est  égal,  je  suppose. 

Pourvu  qu'il  jette  à  l'eau  quelqu'un  ou  quelque  chose. 


LE  MANUSCRIT  DU   KOI  S'AMUSE.  391 

La  date  et  le  total  des  vers  (270)  sont  indiqués  une  première  fois  après  ces  mots 
de  Blanche  : 

Ciel!  il  va  me  faire  bien  du  mal! 

Puis,  au  feuillet  suivant,  les  deux  derniers  vers  de  l'acte  ont  été  ajoutés;  Victor 
Hugo  a  daté  de  nouveau  21  juin  et  indiqué  deux  nombres  :  272-276. 


ACTEV.  — Triboulet.  -     22  juin. 

Cette  mention  en  marge  du  premier  feuillet  de  l'acte  A'  : 

En  cas  de  coupure,  on  entend  sonner  minuit  au  lever  de  la  toile. 

La  coupure  que  prévoyait  Victor  Hugo  aurait  supprimé  32  vers. 

SCÈNE  IV.  —  Blanche,  Triboulet. 

L'espoir  de  Triboulet  en  entendant  sa  fille  parler  se  manifestait  d'une  façon  plus 
catégorique  : 

Elle  parle ,  elle  vit,  elle  eff  sauvée,  â  Dieu  ! 

Son  cœur  bat,  son  œil  s'ouvre,  elle  est  vivante,  o  Dieu! 

SCENE  V.  —  Les  Mêmes,  hommes,  femmes  du  pet  1 

contrefait,  personne 
Quand  on  est  difforme,  ah!  personne  ne  vous  aime, 
Les  gens  difformes  n'ont  personne  qui  les  aime, 

Tout  le  monde  vous  hait  quand  vous  êtes  difforme. 

On  rit  de  vous,  vous 

On  se  rit  d'eux,  souvent  on  les  maltraite  même. 

On  vous  fuit,  de  vos  maux  personne  ne  s'informe. 

O  joie!  un  mot  d'elle,  un  baiser! 

Elle  m'aime,  elle!  —  Elle  est  ma  joie  et  mon  appui. 

Oh!  voies  alle^voir 

Vous  allez  tous  voir  comme  elle  va  m'embrasscr! 

Quand  on  rit  de  son  père  elle  pleure  avec  lui. 


Elle  n'avait  pas  pair  de  ma  laideur  étrange. 

Je  ne  lui  semblais  pas  quelque  chose  d'étrange. 


Ma  pile  11  'elî  pas  morte,  oh:  non,  elle  repose! 

Elle  dort,  e'eft  tout,  elle  repose. 

Pauvre  agneau!      -  Morte,  non!  elle  dort  et  repose. 
Au  verso  de  la  dernière  page,  cette  variante  finale  : 

LE  MÉDECIN. 

Oh!  le  cœur  ne  bat  plus. 


392  LE  ROI  S'AMUSE. 


TRIBOULET. 
J'ai  tué  mon  enfant! 

UN  PASSANT,  survenant,  à  Triboulet. 
Monsieur,  qu'est-ce  que  c'est  que  cette  jeune  femme? 

TRIBOULET,  absorbé  dans  sa  douleur. 

J'ai  tué  mon  enfant! 

UN  AUTRE  PASSANT,  l'accostant. 

Cours  vite  à  Notre-Dame 
Y  demander  asile,  avant  qu'on  t'ait  saisi! 

TRIBOULET. 
J'ai  tué  mon  enfant! 

Entre  un  magistrat,  accompagné  d'estafiers. 

LE  MAGISTRAT,  à  Triboulet. 

Qu'est-ce  que  tout  ceci? 
Voici  des  faits  qu'il  faut  que  la  justice  éclaire. 
Etes-vous  du  quartier?  Je  suis  juge  ordinaire. 
Je  dois  verbaliser.  Dites  auparavant 
Vos  noms  et  qualités. 

TRIBOULET. 

J'ai  tué  mon  enfant! 

Il  tombe  sur  le  pavé. 

La  date  finale  est  2)  juin.  —  228  vers. 


NOTES   DE   L'EDITEUR. 


1 


HISTORIQUE  DU  ROI  S'AMUSE. 


Au  printemps  de  l'année  1832,  Victor 
Hugo  était  impatient  de  donner  après 
Mario/i  Je  Ijorme,  après  Hernani,  un  nou- 
veau drame.  Il  en  avait  le  sujet  :  il  en 
ébauchait  déjà  les  scènes  dans  sa  tete , 
lorsqu'il  fut  interrompu  dans  ses  médi- 
tations par  une  grave  maladie  de  son  fils 
Charles,  âgé  de  huit  ans.  On  avait  ra- 
mené le  petit  de  l'école,  tout  glacé;  le 
choléra  faisait  alors  de  nombreuses  vic- 
times à  Paris;  l'enfant  avait  contracté 
le  mal ,  et  le  père  ne  pensait  plus  qu'à 
son  Charles ,  ne  le  quittant  pas  d'un 
moment,  le  soignant,  suivant  avec  an- 
goisse les  progrès  de  la  terrible  maladie, 
redoutant  à  chaque  minute  une  cata- 
strophe, bouleversé,  affolé,  et  pendant 
trois  jours  livré  à  toutes  les  tortures  de 
l'incertitude.  Enfin,  il  vit  le  petit  plus 
apaisé;  c'était  la  convalescence.  Il  respi- 
rait. Mais  à  ce  moment  même  ,  il  souffrait 
d'une  ophtalmie.  Ses  paupières  étaient 
enflammées  à  la  suite  d'un  excès  de  tra- 
vail. Le  médecin  lui  avait  prescrit  la 
campagne  et  la  marche  en  plein  air,  et, 
pour  suivre  ces  conseils,  Victor  Hugo 
avait  pensé  que  les  Champs-Elysées 
étaient  une  campagne  très  appropriée 
à  ses  convenances  et  aux  exigences  de  sa 
santé.  Il  s'était  donc  installé  rue  Jean- 
Goujon  ,  à  deux  pas  des  Tuileries  :  il 
avait  une  prédilection  pour  la  terrasse 
du  bord  de  l'eau.  C'était  son  jardin. 

Il  était  presque  toujours  seul,  il  ar- 
pentait la  terrasse  d'un  bout  à  l'autre; 
il  y  rencontrait  peu  de  promeneurs  ,  il  tra- 
vaillait; il  faisait  son  drame  le  Roi  s'a- 


muse. C'était  encore  un  roi  qu'il  mettait 
en  scène,  mais  il  espérait  bien  que 
François  I"  ne  lui  réserverait  pas  auprès 
de  Louis-Philippe  d'aussi  désagréables 
surprises  que  Louis  XIII  auprès  de  Char- 
les X.  On  avait  fait  la  révolution  au  nom 
de  la  liberté,  il  y  avait  peut-être  des 
chances  pour  que  la  liberté  eut  un  meil- 
leur sort,  et  pour  que  les  auteurs  eus- 
sent une  petite  part  de  cette  liberté.  11  se 
livrait  à  un  double  travail  préparatoire. 
11  lisait  des  livres  pour  se  documenter, 
et  prenait  en  même  temps  des  notes. 

Il  avait  écrit,  sur  quatre  grandes 
feuilles  de  papier  le  titre  de  ses  actes.  Ce 
n'était  là  qu'un  projet  ou  une  indication. 

ACTE  I. 

1  1  STIN  CHEZ  LE   ROI. 

II 
CHEZ   MAGUELONNE. 

III 
Z    LE    ROI. 

IV 

11s  B(  phi'mii  ,NS, 

Et  sur  chaque*  feuillet  il  avait  grif- 
fonné quelques  vers  ou  fragments  de 
vers,  ou  des  phrases,  le  tout  biffé. 

Il  avait  fait  des  recherches  assez  nom- 
breuses au  sujet  de  Triboulet  :  la  note 
suivante  l'indique ,  nous  la  reprodui- 
sons avec  ses  abréviations. 

Trib.0  —  fou  de  L.  XII  et  Je  F'  I",  ne 
:i  Blois  (voir  VUiftoire  Je   B/oiSj    par    Bernicr, 

"'  Triboulet. 


394 


LE  ROI   S'AMUSE. 


preuves,  page  39).  Tout  à  fait  difforme  et 
impuissant  (v.  Marot,  Siège  de  Pesqnaire), 
idiot,  disait-on,  meurt  en  1536. 

En  effet,  le  médecin  Jean  Bernier 
avait  publié  une  Hifîoire  deBlois  très  com- 
plète ;  et  il  avait  donné  de  nombreux 
renseignements  sur  Feurial  qui  était  né 
aux  environs  de  Blois  et  devint  Triboulet 
sous  Louis  XII. 

Le  poète  Jean  Marot ,  le  père  de  Clé- 
ment Marot,  raconta  l'odyssée  de  Tri- 
boulet  lorsque  celui-ci  accompagna  le 
roi  dans  son  expédition  contre  les  Véni- 
tiens en  1509;  à  cette  époque  Jean  Ma- 
rot, qui  devint  plus  tard  valet  de  chambre 
de  François  Ier,  était  historiographe  de  la 
cour  et  dépeignait  les  terreurs  de  Tri- 
boulet  au  siège  de  Peschiera;  le  pauvre 
fou,  affolé  par  le  bombardement,  se  ca- 
chait sous  son  lit  : 

Triboulet  fol  du  roi  oyant  le  bruyt,  l'horreur, 
Couroit  parmy  la  chambre,  eut  si  grande  frayeur 
Que  soubz  ung  lict  de  camp  de  peur  s'est  retiré, 
Et  croy  qu'encor  y  fuit  qui  ne  l'en  eust  tiré. 

Jean  Marot  avait  tracé  du  bouffon  le 
portrait  suivant  : 

Triboulet  fut  ung  fol,  de  la  teste  écorné, 
Aussi  saige  à  trente  ans  que  le  jour  qui  fut  né. 
Petit  front  et  gros  yeulx,  nez  grand  et  taille  à  voste, 
Estommac  plat  et  long,  hault  dos  à  porter  hôte, 
Chacun  contrefaisoit,  chanta,  dança ,  prescha, 
Et  de  tout  si  plaisant  qu'onc  homme  ne  fascha. 

Victor  Hugo  donne,  comme  on  l'a  vu 
dans  sa  note,  cette  indication  :  «V  Ma- 
rot, Siège  de  Pesqnaire  y> .  Il  savait  donc 
bien  qu'il  s'agissait  de  Jean  Marot;  il 
avait  fait  de  Peschiera  Pesquaire  et  fina- 
lement Peschière,  car  dans  la  scène  III 
de  l'acte  il  fait  dire  par  M.  de  Piennc  à 
Marot  : 

J'ai  lu  dans  votre  écrit  du  siège  de  Peschière 
Ces  vers  sur  Triboulet  :  «Fou  de  tète  écorné  , 
Aussi  sage  à  trente  ans  que  le  jour  qu'il  est  né.» 

Il  attribue  volontairement  à  Clément 
Marot  ces  vers  de  Jean  Marot  ;  Clément 
en  effet  jouait  un  rôle  dans  le  drame  à 
cause  de  sa  célébrité;  il  avait  d'ailleurs 


remplacé  son  père  dans  ses  fonctions  de 
valet  de  chambre  auprès  de  François  Ier. 
Victor  Hugo  semble  avoir  poussé  en- 
core plus  loin  ses  recherches,  car  au-des- 
sous des  quelques  notes  prises  sur  Tri- 
boulet, nous  lisons  ces  deux  lignes  : 

Brusquet  (provençal)  lui  succède.  (Voir 
Brantôme,  Vie  du  m  Siro-^i.)  Malin,  mé- 
chant, spirituel. 

Brusquet  avait  en  effet  succédé  à  Tri- 
boitlet  comme  fou  du  roi  François  Ier.  Il 
avait  conservé  cet  emploi  sous  les  trois 
règnes  suivants,  et,  selon  Brantôme,  le 
maréchal  Strozzi  joua  quelques  tours  d'un 
goût  assez  douteux  au  pauvre  bouffon  de 
cour. 

Victor  Hugo  se  passionna  toujours 
pour  l'étude  des  bouffons ,  ainsi  qu'en 
témoigne  la  note  suivante  : 

BOUFFONS    DE    COUR    ET    FOUS    DE    ROIS. 

Golet,  fou  de  Guillaume  le  Bâtard,  duc  de 

Normandie. 
Geffroy,  fou  de  Philippe  le  Long, 
puis  Theveux. 


Grand-Johan. 

Caillette. 
Triboulet. 
Brusquet. 
Mathurin. 

L'Angelv. 


Jaculatores  (jongleurs). 

Goliardi. 

BurTones. 

(Disent  les  chartes.) 


On  trouvera,  dans  le  reliquat  de 
l'Homme  qui  Kit,  des  considérations  très 
curieuses  sur  la  psychologie  des  bouf- 
fons. 

Sur  la  même  feuille  qui  portait  des 
notes  sur  Triboulet  et  Brusquet,  Victor 
Hugo  avait  résumé  la  biographie  de 
François  Ier,  mentionnant  les  événements 
principaux  du  règne.  Il  s'en  est  peu  servi, 
mais  il  tenait  à  se  bien  pénétrer  d'une 
époque,  à  s'entourer  des  documents  les 
plus  précis,  et  il  n'avançait  rien  qu'il  ne 
l'eût  préalablement  contrôlé.  S'il  se  per- 
mettait quelque  liberté  comme  l'attribu- 
tion de  vers  de  Jean  Marot  à  Clément 
Marot,    ce    n'était   pas   par   ignorance; 


HISTORIQUE  DU   KOI  S'AMUSE. 


395 


mais  le  grand,  rôle  de  poète  de  cour  sous 
François  Ier  avait  été  joué  par  Clément 
et  il  ne  pouvait  compliquer  son  drame 
en  introduisant  Jean  Marot  qui  n'avait 
fait  que  passer  à  la  cour. 

Muni  de  ces  documents,  il  se  mit  à 
écrire. 

Il  commença  le  Roi  s'amuse  le  2  juin  et 
le  termina  le  23  juin  avec  deux  jours 
d'arrêt  seulement.  Il  avait  trouvé  la  der- 
nière scène  du  premier  acte  le  5  tout  en 
se  promenant  au  jardin  des  Tuileries. 
Cette  scène  l'avait  tellement  absorbé 
qu'il  ne  vit  pas  tout  d'abord  ce  qui  se 
passait  autour  de  lui;  le  public  était 
chassé  du  jardin  parce  qu'on  allait  fer- 
mer les  grilles.  Il  se  renseigna.  Il  apprit 
qu'une  insurrection  avait  éclaté  à  l'oc- 
casion des  funérailles  du  général  Lu- 
marque. 

Victor  Hugo  ne  rentra  pas  chez  lui  : 
il  était  toujours  attiré  par  ces  mouve- 
ments populaires.  Il  avait  déjà  assisté  à 
quelques  émeutes  et  à  quelques  insurrec- 
tions. Il  se  rendit  aussitôt  à  l'endroit  où 
s'élevaient  des  barricades  et  arriva  au 
passage  du  Saumon  : 

L'émeute  était  à  un  bout,  la  troupe  au 
bout  opposé.  On  se  fusillait  d'une  grille  à 
l'autre.  Un  observateur,  un  rêveur,  l'auteur 
de  ce  livre,  qui  était  allé  voir  le  volcan  de 
près,  se  trouva  dans  le  passage  pris  entre  les 
deux  feux.  Il  n'avait  pour  se  garantir  des 
balles  que  le  renflement  des  demi-colonnes 
qui  séparent  les  boutiques;  il  fut  près  d'une 
demi-heure  dans  cette  situation  délicate  '. 

1  'n  mouvement  tournant  de  la  troupe 
lui  permit  de  se  dégager  de  cette  position 
périlleuse. 

Le  lendemain  6  juin  on  se  battait  en- 
core. Victor  Hugo  se  préoccupait  exclu- 
sivement de  l'issue  des  événements,  lors- 
qu'à la  fin  de  la  journée  il  apprit  que 
l'émeute  était  vaincue. 

Le  7  il  se  remit  au  travail  et  ne  s'in- 
terrompit que  le  14.  Il  avait  achevé  son 

(11  Les  Misérables. 


drame  le  23  ;  et  le  mois  suivant  il  écrivait 
Lucrèce  Borgia. 

Au  mois  d'août,  les  directeurs  de 
théâtre  préparaient  leur  saison  prochaine. 
Tavlor  fut  un  des  premiers  à  rendre  vi- 
site à  Victor  Hugo.  Le  commissaire  royal 
pouvait  espérer  que  sur  deux  drames 
le  poète  en  accorderait  au  moins  un  au 
Théâtre -français.  Taylor,  avant  même 
d'attendre  la  réponse,  s'était  mis  en 
grands  frais  d'éloquence,  rappelant  la  ba- 
taille d'Hemanij  insistant  sur  les  puissants 
moyens  d'action  dont  il  disposait  :  une 
belle  distribution,  une  grande  publicité, 
une  brillante  mise  en  scène,  et  puis  il 
invoquait  leurs  amicales  relations.  Il  fut 
émouvant  et  ému.  En  vérité  Victor  Hugo 
eût  été  bien  cruel  s'il  avait  résisté  à 
d'aussi  séduisantes  avances  et  à  d'aussi 
touchantes  supplications.  Il  se  laissa 
persuader.  Tavlor  partit  avec  la  pro- 
messe. 

En  même  temps  l'éditeur  Renduel 
demanda  à  Victor  Hugo  de  traiter  avec 
lui  pour  la  publication  du  drame. 

Les  conditions  étaient  les  suivantes  : 

Tirage  à  deux  mille  exemplaires,  plus 
deux  cents  mains  de  passe  et  cinquante  pour 
l'auteur.  Tous  les  exemplaires  devaient  être 
revêtus  de  la  griffe  de  Victor  Hugo;  la  mise 
en  vente  était  fixée  dix  jours  après  la  pre- 
mière représentation,  sauf  consentement  de 
l'auteur  pour  abréger  ce  délai,  l'auteur  ren- 
trant de  droit  dans  sa  propriété  au  bout  d'une 
année  à  dater  de  la  mise  en  vente,  ou  même 
auparavant  si  les  deux  mille  exemplaires 
étaient  épuisés  avant  le  délai;  comme  prix, 
quatre  mille  francs  échelonnés  en  quatre 
termes.  Un  dernier  article  prévoyait  le  cas 
où  la  censure  interdirait  la  représentation  du 
drame.  Dans  ce  cas  le  traité  était  annulé  et 
l'auteur  était  tenu  de  restituer  l'argent  à 
Renduel. 

Victor  Hugo  se  rendit,  suivant  son 
habitude,  au  mois  de  septembre,  aux 
Roches,  chez  Edouard  Bertin. 

Il  ne  pensait  plus  alors  à  son  drame, 
à  Tavlor,  au  Théâtre-Français,    à  l'cdi- 


396 

teur  Renduel  :  il  ne  songeait  qu'à  ses 
préparatifs  de  départ  ;  il  était  tout  en- 
tier à  la  joie  de  retrouver  d'excellents 
amis,  de  passer  de  longues  heures  de 
tranquillité  dans  une  belle  campagne 
et  surtout  de  se  consacrer  à  ses  enfants 
dont  il  partagerait  les  jeux.  Il  avait 
beaucoup  travaillé  dans  ces  derniers 
mois ,  il  allait  s'accorder  quelques  se- 
maines de  répit,  oublier  Paris,  les  luttes, 
le  théâtre.  Il  était  peut-être  sage  de  pré- 
voir de  prochains  assauts,  mais  il  ne 
voulait  pas  s'arrêter  à  cette  pensée  pour 
ne  pas  troubler  à  l'avance  les  heures  de 
calme  absolu  qu'il  croyait  avoir  bien  ga- 
gnées. 

Cependant,  le  9  septembre,  au  mo- 
ment de  partir  pour  Bièvre,  il  eut  un 
scrupule  j  il  ne  pouvait  vraiment  pas 
quitter  Paris  sans  donner  signe  de  vie; 
il  crut  devoir  avertir  Taylor;  ce  n'était 
pas  parce  qu'il  se  préoccupait  du  sort  de 
son  drame ,  mais  seulement  du  sort 
de  ses  vacances,  qu'il  ne  voulait  pas 
interrompre  ou  écourter.         . 

Je  reviendrai,  lui  disait-il,  exprès  pour  la 
lecture.  Mais  comme  je  serai  obligé  de  re- 
tourner dîner  à  Bièvre  à  six  heures,  et  qu'il  y 
a  trois  heures  de  chemin,  il  faudra  que  la 
lecture  soit  finie  à  trois  heures  au  plus  tard ,  et 
par  conséquent  qu'elle  ait  commencé  au  plus 
tard  à  dix  heures  et  demie  du  matin^. 

Il  joignait  à  sa  lettre  un  projet  de  dis- 
tribution :  il  attribuait  le  rôle  de  Fran- 
çois Ier  à  Bocage  qui  fut  remplacé  par 
Perrier,  le  rôle  de  Blanche  à  M"0  Mars 
ou  à  M"c  Anaïs,  ce  fut  M"c  Anaïs. 
Triboulet  était  pour  Ligier  et  Saint- 
Vallier  pour  Joanny.  Il  offrait  le  choix 
pour  Saltabadil  entre  Monrose  et  Beau- 
vallet;  ce  dernier  fut  désigné. 

Taylor  compléta  la  distribution  :  à 
cette  époque  des  attistes  qui  avaient  déjà 
une  grande  valeur  et  qui  furent  d'illus- 
tres comédiens  plus  tard  n'avaient  pas 
les    prétentions    et  les    exigences    d'au- 

(1'  Correspondance. 


LE  ROI   S'AMUSE. 


jourd'hui  et  ne  considéraient  pas  les  plus 
modestes  rôles  comme  inférieurs  à  leur 
tâche.  Samson ,  qui  avait  39  ans,  qui 
était  sociétaire,  membre  du  comité  de 
lecture,  professeur  suppléant  au  Conser- 
vatoire, joua  le  rôle  de  M.  de  Pienne. 
Régnier,  qui  avait  débuté  avec  éclat 
dans  Figaro  et  qui  avait  25  ans,  repré- 
sentait un  gentilhomme  de  la  reine  ; 
Geffroy,  âgé  de  26  ans ,  qui  avait  joué 
au  début  de  l'année  le  duc  de  Nemours 
dans  le  Lot/is  XI  de  Casimir  Delavigne, 
parut  dans  M.  de  Gordes.  Voilà  assuré- 
ment des  exemples  à  donner  à  nos  jeu- 
nes débutants. 

Victor  Hugo  revint ,  comme  il  l'avait 
promis,  lire  son  drame  dans  le  courant 
de  septembre,  et  les  répétitions  com- 
mencèrent sans  lui.  Pour  rien  au  monde 
il  n'eût  écourté  d'un  jour  sa  villégiature. 

11  rentra  à  Paris  en  octobre.  Mais  il 
changeait  alors  d'appartement.  Il  quit- 
tait la  rue  Jean-Goujon  pour  habiter 
place  Royale;  et  le  voilà  obligé  de  pré- 
sider à  son  déménagement  et  aux  ré- 
pétitions. Il  s'en  plaint  amèrement  le 
30  octobre  à  M""  Louise  Bertin,  la  fille 
d'Edouard  Bertin ,  qui  lui  a  offert  une 
si  gracieuse  et  si  cordiale  hospitalité. 

Il  faut  que  vous  me  plaigniez  d'abord  et 
beaucoup  d'avoir  quitté  les  Roches,  ensuite 
un  peu  d'être  depuis  huit  jours  dans  l'exé- 
crable  tohu-bohu    d'un    déménagement 

Voilà  huit  jours  que  je  suis  dans  le  chaos, 
que  je  cloue  et  que  je  martèle,  que  je  suis 
fait  comme  un  voleur.  C'est  abominable. 
Mettez  au  travers  de  tout  cela  mes  répétitions 
où  je  suis  forcé  d'aller On  me  joue  du 

12  au  15  novembre  O. 

Les  répétitions  ne  semblaient  pas  le 
préoccuper  outre  mesure;  mais  bientôt 
des  bruits  assez  fâcheux  circulèrent  sur 
les  mauvaises  dispositions  du  ministère. 
Nous  avons  vu  qu'il  n'était  pas  très  fa- 
cile de  mettre  des  rois  sur  la  scène  du 
Théâtre -Français.   Les  théâtres,  à  cette 

(l)  Correspondance. 


HISTORIQUE  DU  KOI  S'AMUSE. 


397 


époque,  dépendaient  du  ministère  des 
travaux  publics.  Le  ministre,  M.  d'Ar- 
gout,  dont  l'attention  avait  été  éveillée 
par  les  rumeurs  de  coulisses ,  demanda 
à  Victor  Hugo  la  communication  de  son 
manuscrit.  Elle  fut  refusée.  M",c  Victor 
Hugo  raconte  ainsi  la  conversation  que 
le  poète  eut  avec  le  ministre  : 

Le  ministre  demanda  qu'au  moins  M.  Vic- 
tor Hugo  vînt  causer  de  la  pièce  avec  lui. 
Cela  n'engageait  rien;  M.  Victor  Hugo  se 
laissa  conduire  au  ministère  par  M.  Mérimée, 
qui  était  chef  du  cabinet.  M.  d'Argout, 
blasé  et  facile,  le  reçut  avec  bonhomie  : 

—  Voyons,  Monsieur  Hugo,  parlez-moi 
avec  confiance.  Je  ne  suis  pas  puritain,  vous 
savez;  mais  on  dit  qu'il  y  a  dans  votre  drame 
des  allusions  contre  le  roi. 

M.  Victor  Hugo  répondit  à  M.  d'Ar- 
gout c:  qu'il  avait  déjà  répondu  à  M.  de 
Martignac,  qu'il  ne  taisait  pas  d'allusions, 
qu'en  peignant  François  Ier  c'était  François  1er 
qu'il  avait  voulu  peindre,  qu'à  la  rigueur  il 
comprenait  encore  qu'en  le  voulant  bien  on 
eût  pu  trouver  quelque  ressemblance  entre 
Louis  XIII  et  Charles  X,  mais  qu'il  lui  était 
impossible  d'imaginer  quels  rapports  on  pou- 
vait voir  entre  François  Ier  et  Louis-Philippe. 

Le  ministre  alors  changea  de  thèse  et  dit 
que  François  Ier  passait  pour  être  fort  mal 
traité  dans  la  pièce;  le  principe  monarchique 
souffrirait  de  cette  atteinte  à  un  des  rois  les 
plus  populaires  de  France.  L'auteur  répliqua 
qu'avant  l'intérêt  de  la  royauté  il  y  avait  l'in- 
térêt de  l'histoire.  M.  d'Argout  lui  demanda 
s'il  n'y  avait  pas  moyen  d'atténuer  certains 
détails,  n'obtint  rien  et  ne  s'en  fâcha  pas.  Il 
aurait  désiré  qu'il  n'y  eût  rien  contre  Fran- 
çois I",  mais,  puisque  M.  Victor  Hugo  lui 
donnait  sa  parole  qu'il  n'y  avait  rien  contre 
Louis-Philippe,  cel.i  lui  suffisait  '  . 

Ces  paroles,  si  rassurantes  qu'elles 
pussent  paraître,  laissaient  prévoir  que 
le  gouvernement  se  tenait  sur  une  sorte 
de  défensive.  Les  répétitions  se  poursui- 
virent sans  nouvelle  alerte. 

On  répéta  la  pièce  dans  les  décors.  Ah  ! 
les  décors  n'avaient  pis  du  coûter  cher! 

(l)  Victor  Hugo  raconté  par  un  témoin  de  sa  vie, 


Au  premier  acte,  c'était  une  fête  de  nuit 
au  Louvre.  Victor  Hugo  avait  pris  le 
soin  d'indiquer  «salles  magnifiques  plei- 
nes d'hommes  et  de  femmes  en  parure.  .  . 
dans  l'architecture,  dans  les  ameuble- 
ments, dans  les  vêtements,  le  goût  de  la 
renaissance».  Or  M.  Jehan  Valter,  dans 
une  curieuse  plaquette  intitulée  «La  pre- 
mière de  Le  Roi  ?AMl  r£»,nous  mon- 
tre l'art  d'accommoder  de  vieux  décors. 
C'est  ainsi  qu'on  avait  groupé  des  frag- 
ments de  la  chambre  gothique  de  {'Othello 
d'Alfred  de  Vigny,  joué  deux  ans  aupa- 
ravant, des  fragments  de  V Henri  III 
d'Alexandre  Dumas,  représenté  en  1829, 
et  des  fragments  du  Charles  IX  de  Joseph 
Chénier,  donné  en  1789. 

Pour  le  décor  du  second  acte,  le  cul- 
de-sac  Bussy,  les  motifs  principaux  fu- 
rent fournis  par  un  drame  joué  l'année 
précédente,  Dominique  ou  le  Vofiédë  de 
MM.  Violet  d'Épagny  et  Dupin. 

Le  décor  du  troisième  acte  devait  être- 
luxueux,  c'était  l'antichambre  du  roi  au 
Louvre  avec  «dorures,  ciselures,  meu- 
bles, tapisseries  dans  le  goût  de  la  re- 
naissance». C'est  Y  Othello  d'Alfred  de  Vi- 
gny  qui  fut  mis  encore  à  contribution. 
La  chambre  de  Desdémone  devint  l'an- 
tichambre du  roi.  Pour  le  quatrième  et 
le  cinquième  acte,  c'était  encore  plus 
facile,  il  fallait  une  grève  déserte;  on 
découvrit  dans  le  répertoire  une  place 
publique  quelconque ,  et  Ciceri  brossa 
une  toile  de  fond. 

La  réparation  et  l'arrangement  de  ces 
quatre  décors  coûtèrent  4,200  francs; 
quant  aux  costumes ,  il  y  avait  dans  les 
magasins  un  choix,  et  on  pouvait  ratruî 
chir  de  vieux  pourpoints  qui  avaient 
servi  dans  Henri  III,  dans  Charles  IX, 
dans  Othello ,  dans  Louis  XI  et  même  dans 
Hernani.  Ce  petit  travail  de  rapiéçage 
imposa  une  dépense  de  2,955  fr.  65;  or 
le  costume  de  François  I"  au  premier 
acte  valut  à  lui  seul  526  fr.  50  ;  celui  de 
Saltabadil  ne  coûta  que  98  francs.  Pour 
7,000  francs   on   monta  le  Roi  s'amuse  ; 


398 


LE  ROI   S'AMUSE. 


quelques  costumes  intéressants  avaient 
été  cependant  dessinés  par  Chatillon. 

La  première  représentation  eut  lieu 
le  22  novembre,  et  la  recette  fut  de 
3,038  fr.  40,  la  plus  grande  partie  de  la 
salle  étant  réservée  pour  les  services  gra- 
tuits. 

M°"  Victor  Hugo  nous  donne  les  ren- 
seignements suivants  : 

Les  jeunes  gens  furent  plus  nombreux 
qu'à  Marion  de  Lorme.  Les  fidèles, MM.  Théo- 
phile Gautier  et  Célestin  Nanteuil  en  tête, 
en  recrutèrent  cent  cinquante  qu'ils  répartirent 

à  l'orchestre  et  à  la  seconde  galerie Au 

moment  où  on  allait  commencer,  la  nou- 
velle se  répandit  dans  le  théâtre  qu'un  coup  de 
pistolet  venait  d'être  tiré  sur  le  roi.  Ce  fut  im- 
médiatement la  conversation  de  toute  la  salle; 
la  toile  se  leva  au  milieu  de  la  préoccupation 
générale,  et  le  premier  acte,  médiocrement 
joué  d'ailleurs,  fut  glacial.  La  scène  de  Saint- 
Vallier  réchauffa  un  peu  cette  Sibérie. 

M.  Beauvallet,  excellent  dans  Saltabadil, 
soutint  le  commencement  du  second  acte, 
qui  fut  moins  solide  après  lui.  M.  Samson 
(Clément  Marot)  omit  ces  deux  vers: 

Vous  pouvez  crier  haut  et  marcher  d'un  pas  lourd  ; 
Le  bandeau  que  voilà  le  rend  aveugle  et  sourd. 

de  sorte  qu'on  ne  s'expliqua  pas  comment 
Triboulet  ne  voyait  pas  que  l'échelle  était  à 
son  mur  et  n'entendait  pas  les  cris  de  sa  fille. 
En  outre  l'enlèvement  de  Blanche  se  fit  mal- 
adroitement, MHc  Anaïs  fut  emportée  tête  en 
bas  et  jambes  en  l'air,  et  cette  gaucherie  d'un 
figurant  parut  un  tel  défaut  à  la  pièce  que 
le  deuxième  acte  finit  sous  une  grêle  de  sif- 
flets. 

Au  troisième  acte,  le  roi  entre  «vêtu  d'un 
magnifique  négligé  du  matin».  Les  costumes 
avaient  été  dessinés  par  un  peintre  de  talent, 
qui  faisait  aussi  de  la  sculpture  charmante 
et  des  vers  d'un  accent  sincère  et  pénétrant, 
M.  Auguste  de  Chatillon.  Il  avait  copié  pour 
le  négligé  du  roi  le  costume  du  joueur  de 
contrebasse  des  Noces  de  Cana.  Les  loges  trou- 
vèrent inconvenant  qu'un  roi  parut  en  «  robe 
de  chambre»  et  Paul  Véronèse  fut  hué. 

Le  drame  se  releva  au  moment  où  Tri- 
boulet  redemande  sa  fille  aux  gentilshommes; 
les  angoisses  paternelles  du  bouffon  dominè- 
rent quelques  instants  l'opposition,  qui  prit 


une  belle  revanche  dès  le  premier  hémistiche 
de  l'acte  suivant  : 


Et  tu  l'aimes  i 


Toujours. 


Ces  cinq  mots  semblèrent  au  public  si 
plaisants  qu'il  s'éleva  un  immense  éclat  de 
rire  mêlé  de  sifflets.  Dès  lors,  le  vacarme  ne 
s'arrêta  plus.  Mlle  Dupont  eut  beau  être  fort 
en  verve  et  M.  Beauvallet  eut  beau  être  ad- 
mirable de  costume,  d'allure,  de  comédie  si- 
nistre et  d'insouciance  terrible,  Saltabadil  et 
Maguelonne  furent  siffles  à  chaque  vers. 

Jusque-là  le  combat  restait  indécis;  les  cla- 
queurs,  qui  avaient  la  rancune  à'Hernani, 
donnaient  peu,  mais  les  cent  cinquante  jeunes 
gens  se  battaient  avec  ardeur.  Un  accident 
de  mise  en  scène  servit  l'ennemi.  Pendant 
que  Triboulet  tient  sous  son  pied  le  cadavre 
de  sa  fille,  que  la  nuit  et  les  habits  d'homme 
lui  font  prendre  pour  celui  du  roi,  le  roi  sort 
de  la  taverne  en  chantonnant  un  refrain 
qui  épouvante  le  bouffon  :  la  porte  par  où 
M.  Perrier  devait  sortir  se  trouva  fermée, 
l'effet  fut.  manqué;  l'acteur  reparut  au  fond 
du  théâtre,  on  ne  sut  plus  d'où  il  sortait.  Ce 
fut  le  coup  de  grâce;  le  public  en  eut  assez 
de  ce  drame  où  les  figurants  ne  savaient  pas 
enlever  les  femmes  et  où  les  portes  ne  savaient 
pas  s'ouvrir,  et  toute  la  fin  ne  fut  qu'une  mê- 
lée où  les  applaudissements  ne  se  rendirent 
pas,  mais  furent  écrasés. 

La  toile  baissée,  M.  Ligier  s'approcha  de 
l'auteur  : 

—  Faut-il  vous  nommer?  demanda-t-il. 
La  question  était  évidemment  un  conseil. 

—  Monsieur,  répondit  froidement  M.  Vic- 
tor Hugo ,  je  crois  un  peu  plus  à  ma  pièce  de- 
puis qu'elle  est  tombée. 

L'hostilité,  de  même  qu'à  Marion  de  Lorme  ^ 
laissa  nommer  l'auteur  sans  protestation  W. 

Le  rédacteur  de  la  Chronique  de  la^Qmn- 
vai»e  donnait  la  physionomie  suivante  de 
la  salle  : 

Nous  avons  vu,  rue  Richelieu,  la  grande 
bataille  rangée  du  Roi  s'amuse. 

D'un  côté  M.  Victor  Hugo  s'avançait  sur 
le  théâtre  avec  de  détestables  acteurs  mais 
un  drame  audacieux  de  pensée  et  de  concep- 
tion. 

(11  Viâor  Hugo  raconté  par  un  témoin  de  sa  vie. 


HISTORIQUE   DU   KOI  S'AMUSE. 


399 


Il  avait  aussi  des  bataillons  auxiliaires  à 
l'orchestre,  à  la  première  galerie  et  au  parterre. 
Le  reste  de  son  armée  couronnait  les  hauteurs 
de  la  seconde  galerie  et  de  l'amphithéâtre. 
Toutes  ces  troupes,  formées  de  jeunes  soldats 
pleins  d'ardeuret  d'enthousiasme  combattaient 
bravement, et  sans  autres  armes  que  leurs  puis- 
santes mains. 

L'armée  ennemie,  dispersée  en  petits  pelo- 
tons, occupait  le  plus  grand  nombre  des 
loges,  le  balcon  et  les  baignoires.  C'est  là 
qu'elle  avait  placé  son  artillerie  de  sifflets; 
c'est  de  là  qu'elle  dirigeait  ses  perfides  batteries 
de  ricanements  et  de  murmures. 

La  mêlée  fut  terrible,  la  lutte  longue  et 
acharnée.  Enfin ,  après  quatre  heures  de  combat, 
la  victoire  parut  se  ranger  sous  les  drapeaux 
du  poète.  M.  Victor  Hugo  resta  maître  du 
champ  de  bataille. 

Cependant  si  la  soirée  était  à  lui,  la  troupe 
ennemie  se  promettait  bien  de  prendre  le  sur- 
lendemain sa  revanche,  et  cette  guerre  aurait 
duré  sans  doute  tout  un  hiver,  ainsi  que  celle 
d'Hernani.  Mais  voici  que  M.  d'Argout,  sans 
respect  pour  le  droit  sacré  de  non-intervention , 
s'est  avisé  de  s'immiscer  dans  la  querelle  et 
d'interdire  toute  représentation  ultérieure  du 
Roi  s'amuse.  Il  en  est  résulté,  comme  dans  la 
comédie  de  Molière,  que  l'armée  battue  s'est 
rangée  contre  le  ministre  du  côté  de  M.Victor 
Hugo.  Et  c'est  justice  vraiment.  En  ce  siècle 
de  suprême  liberté ,  n'est-ce  pas  le  moins  que 
l'on  nous  laisse  celle  de  nous  déchirer  paisi- 
blement dans  le  champ  clos  du  drame  et  de  la 
poésie. 

Le  lendemain  en  effet  de  cette  pre- 
mière représentation  si  mouvementée, 
Victor  Hugo  reçut  le  billet  suivant  du 
directeur  de  la  scène,  jadis  directeur  de 
la  Porte-Saint-Martin  : 

Il  est  dix  heures  et  demie,  et  je  reçois  à  l'in- 
stant l'ordre  de  suspendre  les  représentations  du 
Roi  s'amuse.  C'est  M.  Taylor  qui  me  commu- 
nique cet  ordre  de  la  part  du  ministre. 

JOUSLIN  DE  LaSSALLE. 

Ce  23  novembre. 

Qu'on  le  remarque  bien,  l'ordre  porte 
le  mot  sus~pendre. 


Le  Courrier  français ,  dans  son  numéro 
du  25  novembre,  disait  : 

On  annonce  que  les  représentations  du 
nouveau  drame  de  M.  Victor  Hugo  qui  de- 
vait être  joué  ce  soir  pour  la  seconde  fois  sont 
suspendues  par  ordre  de  police  et  l'on  se  de- 
mande le  motif  de  cotte  suspension.  Ce  motif 
touche-t-il  à  la  politique  ou  à  la  morale?  à  la 
politique?  il  n'y  a  pas  la  moindre  apparence; 
à  la  morale?  on  a  taxé  d'indécence  plusieurs 
scènes  de  la  pièce.  Mais  quelque  sentiment 
que  l'on  puisse  avoir  à  cet  égard,  tous  ceux 
qui  fréquentent  les  théâtres  savent  combien 
on  a  été  plus  indulgent  à  l'égard  d'autres 
ouvrages;  et  il  est  singulier  qu'on  choisisse  an 
homme  du  talent  de  M.  Victor  Hugo  pour 
user  envers  lui  d'une  sévérité  qu'on  n'a  pas 
eue  pour  d'autres. 

La  mesure  prise  par  le  ministre,  uni- 
versellement blâmée,  avait  causé  une 
vive  émotion  et  provoqué  dans  le  quartier 
des  écoles  quelque  agitation.  On  cher- 
chait le  moyen  de  faire  entendre  une 
protestation  publique.  Victor  Hugo  en 
avait  été  averti,  et  avait  adressé  la  lettre 
suivante  au  rédacteur  en  chef  du  ConfH- 
tutionnel  : 

Paris,  le  26  novembre  1832. 

Monsieur, 

Je  suis  averti  qu'une  partie  de  la  généreuse 
jeunesse  des  écoles  et  des  ateliers  a  le  projet  de 
se  rendre  ce  soir  ou  demain  au  Théâtre -Fran- 
çais pour  y  réclamer  le  Roi  s'amuse  et  pour 
protester  hautement  contre  l'acte  arbitraire, 
inouï,  dont  cet  ouvrage  est  frappé.  Je  crois, 
Monsieur,  qu'il  est  d'autres  moyens  d'arriver 
au  châtiment  de  cette  mesure  illégale,  je  les 
emploierai. 

Permettez-moi  donc  d'emprunter,  pour  cette 
occasion,  l'organe  de  votre  journal  pour  sup- 
plier les  amis  de  la  liberté,  de  l'art  et  de  la 
pensée  de  s'abstenir  d'une  démonstration  vio- 
lente qui  aboutirait  peut-être  à  l'émeute  que 
le  gouvernement  cherche  à  se  procurer  depuis 
si  longtemps. 

Agréez,  Monsieur,  l'assurance  de  ma  con- 
sidération distinguée. 


Victor  H 


Correspondance. 


4oo 


LE   ROI   S'AMUSE. 


L'agitation  qui  s'était  produite  dans 
la  jeunesse  des  écoles  n'était  que  la  réper- 
cussion des  polémiques  assez  vives  enga- 
gées dans  la  presse. 

Victor  Hugo  avait,  parmi  les  journa- 
listes, des  amis,  mais  il  ne  voulait  pas 
qu'ils  fussent  en  rien  troublés  dans  la  li- 
berté de  leurs  appréciations,  et  il  écrivait 
le  27  novembre  à  M"c  Louise  Bertin,  la 
fille  du  directeur  du  Journal  des  Débats  : 

Dites  bien,  je  vous  supplie,  à  vos  bons 
parents  qu'ils  ne  s'inquiètent  de  rien  avec 
moi,  qu'ils  ne  se  croient  pas  obligés  de  gêner 
les  polémiques  littéraires  ou  politiques  qu'ils 
pourraient  juger  nécessaires  contre  moi  dans 
la  nouvelle  position  où  mes  ennemis  de  toute 
nature  et  de  tous  rangs  m'ont  placé,  que  je 
serai  toujours,  quoi  qu'il  arrive,  empressé  et 
obéissant  à  vos  moindres  volontés  et  que  je 
ne  renoncerai  jamais  à  l'œuvre  que  nous  faisons 
en  commun  '  ,  à  moins  que  ce  ne  soit  vous 
qui,  dans  votre  propre  intérêt,  croyiez  devoir 
répudier  une  collaboration  qui  expose  à  tant 
d'orages'2'. 

La  suspension  des  représentations,  en 
se  prolongeant,  pouvait  ressembler  à  une 
interdiction.  On  n'avait  cependant  pas 
osé  la  prononcer  immédiatement,  sans 
doute  pour  ne  pas  infliger  un  démenti 
trop  brutal  à  la  Charte  qui  supprimait  la 
censure  et  abolissait  la  confiscation.  Vic- 
tor Hugo  dit  cependant  dans  sa  préface 
que  le  conseil  des  ministres  s'était  assem- 
blé dans  la  journée  : 

Le  23,  ce  n'était  qu'un  ordre  du  ministre, 
le  24,  ce  fut  un  ordre  du  ministère.  Le  23,  la 
pièce  n'était  que  suspendue,  le  24,  elle  fut  défi- 
nitivement défendue. 

Nous  serions  tentés  de  croire  que  la 
mesure  d'interdiction  ne  fut  pas  prise 
aussi  rapidement.  En  voici  la  preuve  : 
Victor  Hugo  écrivait  sa  préface  le  28  no- 
vembre 1832,  or  il  ignorait  à  ce  moment 

(l)  Mllc  Louise  Bertin  composait  alors  la  Esme- 
ralda ,  opéra  tiré  du  roman  Notre-Dame  de  Taris, 
et  avait  demandé  à  Victor  Hugo  d'en  écrire  le 
livret. 

(21  Correspondance. 


le  document  officiel  suivant,  qui  fut 
produit  seulement  le  19  décembre  de- 
vant le  tribunal  de  commerce  : 

Le  ministre,  secrétaire  d'Etat  au  départe- 
ment du  commerce  et  des  travaux  publics, 
vu  l'article  14  du  décret  du  9  juin  1806; 
considérant  que  dans  des  passage:  nombreux 
du  drame  représenté  au  Théâtre -Français  le 
22  novembre  1832  et  intitulé  le  Roi  s'amuse,  les 
mœurs  sont  outragées,  nous  avons  arrêté  et 
arrêtons  :  les  représentations  du  drame  intitulé 
le  Roi  s'amuse  sont  désormais  interdites. 

Fait  à  Paris,  le  10  décembre  1832. 

Signé '  :  Comte  d'Argout. 

Ainsi,  le  23  novembre,  ordre  de  sus- 
pendre; le  10  décembre,  les  représentations 
sont  désormais  interdites  :  le  désormais  in- 
dique bien  que  jusqu'à  cette  date  il  s'agis- 
sait simplement  d'une  suspension,  et  il 
paraît  difficile  qu'on  ait  pris,  comme  le 
croit  Victor  Hugo,  la  décision  d'interdire 
dès  le  24.  On  aurait  donc  attendu  seize 
jours  pour  la  signer  et  pour  la  notifier. 
Il  est  plus  vraisemblable  de  croire  que, 
par  un  reste  de  pudeur,  on  hésita  pen- 
dant plusieurs  jours  à  transformer  la  sus- 
pension en  interdiction,  tant  la  mesure 
paraissait  arbitraire  et  tant  le  motif  d'im- 
moralité paraissait  ridicule. 

Malgré  la  révolution  de  1830,  les 
ministres  de  Louis -Philippe  suivaient 
l'exemple  des  ministres  de  Charles  X; 
les  mêmes  raisons  produites  contre  Ma- 
rio» de  Larme  étaient  invoquées  contre  le 
Roi  s'amuse,  mais,  par  une  contradiction 
étrange,  on  avait  toléré  en  1831  les  re- 
présentations de  Marion  de  Larme. 

L'opinion  publique  était  tout  entière 
avec  Victor  Hugo  ;  on  devait  peut-être 
espérer  que  les  tribunaux  suivraient  le 
mouvement.  En  tout  cas,  la  liberté  était 
en  jeu,  et  quel  que  fût  le  résultat  de 
la  lutte  engagée ,  Victor  Hugo  pensa  qu'il 
avait  le  devoir  de  plaider  non  seulement 
sa  propre  cause ,  mais  celle  de  tous  les 
écrivains,  et  il  résolut  de  faire  le  procès 
devant  le  tribunal   de  commerce.  Il  se 


HISTORIQUE   DU   ROI  S'AMUSE. 


401 


jeta  donc  dans  la  mêlée  politique,  ce 
qui  c'tait  contraire  à  ses  habitudes  de  tran- 
quillité ;  car  s'il  affrontait  volontiers  les 
chances  et  les  périls  du  combat  littéraire, 
il  lui  répugnait  de  transporter  la  lutte  sur 
un  autre  terrain.  Ce  n'était  pas  sa  faute. 
Il  n'avait  pas  attaqué,  il  se  défendait. 
Il  annonçait  le  3  décembre  à  Taylor  qu'il 
était  obligé  d'intenter  un  procès  au 
Théâtre-Français  en  dommages-intérêts , 
seul  moyen  pour  lui  «  de  faire  le  procès 
politique  au  ministère».  Oh!  certes, 
Taylor  n'était  pas  en  cause,  les  relations 
d'amitié  n'en  seraient  pas  altérées.  Victor 
Hugo  rassurait  sur  ce  point  le  commis- 
saire royal. 

Mais  enfin  il  subissait  un  grave  pré- 
judice; outre  que  le  théâtre  lui  était 
fermé,  il  ne  toucha  que  2,000  francs  au 
lieu  de  4,000  sur  le  volume,  et  l'éditeur 
eut  à  souffrir  aussi  de  cette  interdiction. 

Victor  Hugo  avait  choisi  pour  avocat 
Odilon  Barrot;  le  procès  vint  le  19  dé- 
cembre. Il  prit  la  parole  après  son  dé- 
fenseur et  après  ses  adversaires  avec  une 
grande  fermeté  et  une  vigoureuse  élo- 
quence; le  tribunal  de  commerce  ajourna 
sa  décision  à  quinzaine. 

Les  journaux  ministériels  n'avaient 
pas  attendu  l'issue  du  procès  pour  re- 
doubler leurs  attaques  contre  Victor 
Hugo.  Quoi  !  un  auteur  avait  la  hardiesse 
de  ne  pas  laisser  étrangler  son  œuvre 
sans  protester,  il  se  permettait  de  contes- 
ter le  droit  du  ministère,  il  voulait  se 
souvenir  qu'il  y  avait  peut-être  encore 
des  juges;  il  oubliait  donc  les  bienfaits 
reçus;  sans  doute,  le  gouvernement 
de  juillet  lui  avait  enlevé  la  pension  de 
#  mille  francs  que  Louis  XYII1  lui  avait 
faite  sur  sa  cassette  et  que  Charles  X  lui 
avait  continuée,  mais  il  lui  restait  les 
deux  mille  francs  du  ministère  de  l'inté- 


rieur. 


Songez  donc,  deux  mille  francs  de 
pension  littéraire,  une  belle  aubaine, 
la  rançon  du  silence  sans  doute  ! 

Ces    écœurantes    polémiques    provo- 


THEATRE. II. 


quèrent  cette   lettre    de  Victor   Hugo    à 
M.  d'Argout  : 

Monsieur  le  Ministre, 

Il  y  a  dix  ans,  en  1823,  Louis  XVIII,  roi 
lettré,  assigna,  de  son  propre  mouvement,  sur 
les  fonds  du  ministère  de  l'intérieur,  deux 
pensions  littéraires  de  deux  mille  francs  cha- 
cune, l'une  à  mon  noble  ami  M.  de  Lamar- 
tine, l'autre  à  moi.  On  conçoit  que  je  rappelle 
volontiers  ce  souvenir. 

En  1829,  a  l'époque  où  la  censure  du  mi- 
nistère Polignac  arrêta  Marion  de  Lortfte, 
Charles  X,  voulant  m'en  dédommager,  or- 
donna que  la  pension  inscrite  sous  mon  nom 
fût  portée  de  deux  mille  à  six  mille  francs. 
Je  refusai  cette  augmentation  qui  me  semblait 
faite  dans  le  but  d'engager  ma  conscience. 
Vous  pouvez  lire,  dans  les  cartons  du  minis- 
tère, ma  lettre  a  M.  de  La  Bourdonnaye, 
votre  prédécesseur. 

Je  n'avais  jamais  considéré  jusqu'ici,  et  les 
divers  ministères  de  la  restauration  auxquels 
j'ai  été  opposé  partageaient  probablement  cet 
avis,  je  n'avais  jamais  considéré  cette  pension 
que  comme  une  reconnaissance  un  peu  exa- 
gérée, si  vous  voulez,  de  quelques  titres  litté- 
raires fort  contestables,  comme  une  indem- 
nité légitime  pour  les  nombreuses  taxes 
exceptionnelles  qui  grèvent  en  France  ma 
profession,  et  peut-être  même,  depuis  trois 
ans,  comme  le  maigre  intérêt  d'un  capital  de 
quarante-sept  mille  francs  que  les  deux  ou- 
vrages qu'il  m'a  été  permis  de  donner  au 
théâtre  ont  versé  jusqu'à  présent  au  budget, 
sous  la  forme  d'impôt  des  hospices. 

Mais  aujourd'hui  que  le  gouvernement  pa- 
raît croire  que  ce  qu'on  appelle  les  pensions 
littéraires  vient  de  lui  et  non  du  pays,  et  que 
cette  sorte  d'allocation  engage  l'indépendance 
de  l'écrivain;  aujourd'hui  que  cette  étrange 
prétention  du  gouvernement  sert  de  base  a  la 
polémique  assez  honteuse  de  certains  journaux  , 
dont  il  est  malheureux  pour  vous  qu'on  vous 
attribue,  à  tort  sans  doute,  la  direction; 
comme  il  m'importe  de  maintenir  mon  dé- 
bat avec  le  gouvernement  dans  une  région 
plus  haute  que  celle  où  s'agite  cette  polé- 
mique; sans  examiner  si  vos  prétentions  rela- 
tivement à  l'indemnité  en  question  sont  le 
moins  du  monde  fondées,  je  m'empresse  de 
vous  déclarer  que  j'y  renonce  entièrement. 
Soyez  tranquille    d'ailleurs.  Il  va   sarus  dire 

26 


ivrniuriur   XATCONiLt. 


402 


LE   ROI   S'AMUSE. 


que  cet  incident,  si  peu  important  en  soi,  est  à 
mes  jeux  une  raison  pour  que  ma  réclamation 
contre  l'acte  arbitraire  qui  a  supprimé  le  Koi 
s'amuse  conserve  plus  que  jamais  son  caractère 
de  dignité,  de  réserve  et  de  modération. 

Veuillez  agréer,  monsieur  le  Ministre,  l'as- 
surance de  ma  considération  distinguée. 

Paris,  23  décembre  1832. 

Victor  Hugo. 

M.  d'Argout  répondit  que  la  pension 
était  une  dette  du  pays  et  que  Victor 
Hugo  la  conserverait  malgré  sa  lettre. 
Le  poète  persista  à  la  refuser  et  n'alla 
jamais  la  toucher. 

Le  2  janvier  1833,  le  tribunal  de  com- 
merce rendit  sa  décision ,  il  se  déclara  in- 
compétent et  donnait  ainsi  gain  de  cause 
au  gouvernement. 

Il  nous  paraît  intéressant  de  reproduire 
ici  ses  motifs  : 

Le  Tribunal, 

Statuant  sur  le  déclinatoire  proposé  : 

Attendu  que,  bien  qu'il  s'agisse  en  la  cause 
entre  le  sieur  Victor  Hugo  et  la  Comédie- 
Française,  de  l'exécution  d'un  engagement 
privé,  relatif  à  la  représentation  du  drame 
intitulé:  le  Koi  s'amuse,  il  résulte  des  débats, 
et  il  est  reconnu  par  les  parties  que  l'exécution 
de  cet  engagement  est  empêchée  par  un  acte 
administratif,  qui,  en  exécution  du  décret  du 
8  juin  1806  et  motivé  sur  ce  que,  dans  un 
grand  nombre  de  scènes  dudit  drame,  les 
mœurs  seraient  outragées,  en  a  interdit  la  re- 
présentation; 

Attendu  que,  pour  prononcer  au  fond,  il 
faudrait  inévitablement  apprécier  l'acte  admi- 
nistratif susdit;  qu'aux  termes  de  l'article  13  de 
la  loi  du  24  août  1790  et  de  celle  du  16  fruc- 
tidor an  m,  cette  appréciation  est  hors  des 
attributions  de  ce  Tribunal  : 

Pour  ces  motifs,  joint  les  causes,  se  déclare 
incompétent,  renvoie  les  parties  à  se  pourvoir 
devant  qui  de  droit,  condamne  le  demandeur 
aux  dépens. 

C'était  la  reconnaissance  absolue  du 
droit  du  gouvernement. 

Victor  Hugo  s'était  empressé  de  re- 
mercier son  défenseur,  Odilon  Barrot, 
de  son  appui. 


Odilon  Barrot  lui  avait  répondu  : 

Mon  honorable  client  et  ami, 
Je  vous  remercie  bien  de  votre  lettre.  Elle 
me  rassure  contre  moi-même.  Je  craignais  de 
n'avoir  pas  répondu  à  votre  attente  et  surtout 
de  ne  pas  m'être  élevé  à  la  hauteur  de  ma 
mission.  Tout  ce  qui    me   rassure,  c'est  que 
vous  êtes  persuadé    que   notre   débat    n'aura 
pas  été  inutile  à  la  liberté  et  à  cet  avenir  dans 
lequel    vous    avez    exprimé    si    éloquemment 
votre  confiance.  Je  crois  bien  que  nous  serons 
obligés    de    plaider   en    Cour    royale  et    que 
nous  y  subirons  l'influence  de  la  réaction. 
Votre  tout  dévoué  de  cœur  et  d'estime, 
Odilon  Barrot. 


dé 


ecembre. 


Quatre  jours  après,  Odilon  Barrot 
adressait  cette  nouvelle  lettre  en  réponse 
à  une  lettre  de  Victor  Hugo  que  nous 
n'avons  pas  : 

Mon  cher  ami, 

J'aurais  bien  désiré  aller  vous  voir  pour 
vous  consoler  de  notre  échec,  mais  je  vois 
que  vous  étiez  résigné  d'avance. 

Notre  appel  devant  la  Cour  royale  n'amè- 
nera pas  un  autre  résultat  à  moins  que  cette 
cour,  ce  qui  est  impossible,  n'ait  la  franchise 
de  décider  que  la  Censure  n'a  pas  été  abro- 
gée et  que  l'ordre  était  légal  et  par  conséquent 
obligatoire.  Cependant  il  est  des  causes  qu'il 
faut  savoir  perdre,  et  certes  je  ne  vous  aban- 
donnerai pas  dans  votre  généreuse  lutte. 

Votre  tout  dévoué  de  cœur  et  d'estime, 

Odilon  Barrot. 
Le  4  janvier  1833. 

Aller  devant  la  Cour  royale?  Espérer 
qu'elle  aurait  assez  d'indépendance  pour 
blâmer  le  gouvernement?  Quelle  erreur 
et  quel  leurre  !  Se  livrer  à  une  nouvelle 
démonstration  ?  A  quoi  bon!  La  protes- 
tation en  faveur  de  la  liberté  avait  été 
faite  et  bien  faite;  l'opinion  s'était  pro- 
noncée avec  vigueur  contre  l'acte  arbi- 
traire du  pouvoir,  elle  s'était  rangée  du 
côté  de  Victor  Hugo.  C'était  là  une  vic- 
toire qui  compensait  l'échec  devant  les 
tribunaux. 

Le  poète  avait  foi   dans  l'avenir.  Il 


HISTORIQUE   DU   KOI  S'AMUSE. 


403 


n'était  pas  décourage  :  il  savait  bien  qu'il 
aurait  à  bref  délai  une  revanche  d'autant 
plus  éclatante  qu'elle  s'accroîtrait  encore 
de  toutes  les  sympathies  réservées  aux 
victimes  des  fantaisies  gouvernemen- 
tales. Il  avait  d'ailleurs  une  puissance 
de  travail ,  une  fécondité  d'imagination  , 
une  veine  d'inspiration  qui  lui  permet- 
taient de  lutter  avec  avantage  contre  le 
bon  plaisir,  les  lois  d'exception ,  les  po- 
lices et  les  censures.  Sans  doute,  le  Roi 
s'amuse  était  proscrit,  il  devait  l'être  pour 
longtemps  encore  ;  mais,  sous  ce  même 
gouvernement  de  juillet,  Victor  Hugo 
devait,  quelques  semaines  après,  rem- 
porter un  de  ses  plus  beaux  triomphes 
avec  huence  Borgia. 

Lorsque  survint  le  coup  d'Etat  en 
1851,  il  ne  pouvait  plus  être  question  du 
Roi  s'anime,  pas  plus  d'ailleurs  que  de 
tout  le  théâtre  du  poète;  c'était  son  nom 
surtout  qui  était  un  épouvantail ,  ses 
vers  aussi,  car  on  pouvait  représenter  le 
Roi  s'amuse  en  musique.  On  le  pouvait? 
non ,  on  le  devait. 

L'histoire  vaut  d'être  contée. 

Le  drame  de  Victor  Hugo  avait  été 
mis  en  musique  par  le  compositeur  Verdi 
sous  le  titre  de  Rigoletto.  Or,  tout  à  coup 
au  Théâtre-Italien  on  annonce  les  répé- 
titions de  Rigoletto.  Victor  Hugo  avait 
sans  doute  donné  son  autorisation  ?  En 
aucune  façon.  On  ne  la  lui  avait  même 
pas  demandée,  et  l 'eût-on  sollicitée  qu'il 
l'aurait  refusée. 

Aussi  le  1"  janvier  1857  Paul  Meurice 
écrit  à  Victor  Hugo  : 

Les  journaux  annoncent  les  répétitions  de 
Rigoletto.  J'ai  vu  les  Escudicr,  mandataires 
de  Verdi.  Ils  font  cause  commune  avec  vous 
pour  empêcher  les  représentations  au  Théâtre- 
Italien.  Ils  vous  conseillent  de  ne  pas  attendre 
l'annonce  de  Rigoletto  sur  l'affiche  et  d'envoyer 
un  huissier  pour  empêcher  l'annonce  même. 
Sinon  on  va  en  référé  au  dernier  moment  et 
le  référé  autorise  la  représentation  sauf  juge- 
ment.   Puis  il    faut   faire   un   procès   au    fait 


accompli.  Mauvaise  situation.  Autre  chose. 
Paillard  de  Villeneuve  est  l'avocat,  l'ami,  le 
bras  droit  judiciaire  de  Calzado.  Il  a  plaidé 
pour  lui  contre  Verdi.  Ne  feriez-vous  pas 
mieux  de  prendre  pour  avocat  Crémieux? 
Envoyez-moi  vos  instruction',  le  plus  ! 
sible.  Il  y  a  urgence. 

Il  y  avait  en  effet  urgence.  Paul  Meu- 
rice était  si  convaincu  que  Calzado 
attendrait  le  jugement  avant  d'afficher 
Rigoletto  qu'il  en  avait  informé  Victor 
Hugo.  Mais,  coup  de  théâtre,  c'est  le 
cas  de  le  dire  :  lundi  on  affiche.  Paul 
Meurice  avertit  Victor  Hugo  en  lui  ra- 
contant les  faits  : 

Jeudi. 

Il  s'est  passé  lundi  un  fait  tout  à  fait  inouï 
et  que  personne  n'eût  pu  prévoir. . .  Mais  pour 
que  ma  lettre  vous  parvienne,  je  sup- 
prime les  commentaires  et  les  épithètes. 
—  Je  vous  écrivais  dimanche  que  Calzado 
n'oserait,  avant  le  jugement ,  afficher  et  repré- 
senter Rigoletto.  Dimanche,  en  effet,  pas  d'af- 
fiche du  Théâtre-Italien ,  quoiqu'il  soit  d'usage 
d'afficher  dès  le  dimanche  le  spectacle  du 
mardi.  Lundi,  je  sors  à  midi.  Je  vais  aux 
affiches  et  qu'est-ce  que  je  vois  ? 

THEATRE -ITALIEN. 


PAR  ORDRE 

i"  REPRESENTATION  DE  RIGOLETTO 
Opéra  en  j  a 
Paroles  di  M.  Viave,   musique  tic  Verdi. 

Je  me  suis  arrangé  de  façon  à  me  procu- 
rer une  de  ces  affiches.  C'est  un  monument, 
ça,  c'est  de  l'histoire.  Auguste  vous  portera 
cette  affiche.  Elle  vous  coûte  assez  cher  pour 
qu'au  moins  vous  la  possédiez.  ■ —  Par  ordre 
Ht,  le  soir,  la  représentation  a  eu  lieu,  mais 
on  n'est  pas  venu.  Avant-hier  mardi  2"  re- 
présentation. 

L'affaire  est  venue  hier  mercredi  au  tri- 
bunal. Crémieux  a  été  admirable.  11  est  allé 
aussi  loin  que  possible.  Il  a  noblement  et 
vaillamment  parlé  de  vous.  11  a  su,  par  un 
artifice  oratoire  qui  n'est  pas  dans  Quintilien, 
rapporter  et  flétrir  l'affiche  du  lundi.  I 
tation  si  formelle  du  Comité  de  l'Association 
a  produit  un  tel  effet  que  l'avocat  duThé'iire- 

26. 


4°4 


LE   ROI   S'AMUSE. 


Italien  n'a  pas  osé  soutenir  que  Rigoletto  n'é- 
tait pas  la  contrefaçon  du  Roi  s'amuse.  Mais 
savez-vous  sur  quoi  il  s'est  appuyé  ?  Encore 
sur  la  prescription.  Le  livret  italien  de  Rigo- 
letto n'a  pas  été  pourtant  publié  et  traduit  en 
France  comme  le  livret  à'Ernani  et  celui  de 
Lucreria  Borgia.  Mais  la  partition  a  été  gravée 
depuis  plus  de  trois  ans!  Il  était  tard.  L'avo- 
cat du  Théâtre-Italien  n'a  pu  finir,  et  l'affaire 
a  été  renvoyée  à  huitaine  pour  l'achèvement 
du  plaidoyer,  la  réplique  de  Crémieux  et  le 
jugement.  Crémieux  a  fait  d'ailleurs  ses  réser- 
ves :  si  vous  gagnez,  la  recette  intégrale  de 
toutes  les  représentations  vous  appartiendra. 
Et  comment  ne  gagneriez -vous  pas  ?  Les  frères 
Escudier,  propriétaires  des  œuvres  de  Verdi, 
viendront  attester  mercredi  que  s'ils  ont  gravé, 
il  y  a  quatre  ans,  la  partition  de  Rigoletto  j 
c'était  après  en  avoir  obtenu  de  vous  l'auto- 
risation. 

Votre  droit  est  donc  intact,  et  ce  serait 
monstrueux  qu'il  fût  méconnu.  A  mercredi. 
Je  vous  enverrai  le  compte  rendu  du  Droit 
et  de  la  Galette  des  Tribunaux  aussitôt  qu'il 
paraîtra.  Je  vous  enverrai  aussi  tous  les  feuil- 
letons sur  Rigoletto.  On  donne  aujourd'hui  la 
3e  représentation.  Rigoletto  a  eu  un  très  grand 
succès.  On  me  dit  que,  même  en  dehors  de 
la  musique  qui  est  belle,  l'impression  du 
drame  a  été  saisissante.  On  vend  chez  tous  les 
libraires  l'édition  Marescq    du  Roi  s'amuse. . . 

Votre 

P.  M. 

Victor  Hugo  perdit  tout  naturellement 
son  procès  devant  les  juges  de  l'empire. 

Voici  comment  Paul  Meurice  avait  eu 
la  chance  de  posséder  cette  fameuse  affi- 
che, qu'il  avait  aussitôt  envoyée  à  Vic- 
tor Hugo  :  il  était  sorti  dans  l'après-midi 
comme  d'habitude;  et  son  premier  soin 
avait  été  de  regarder  les  colonnes  d'affi- 
ches de  théâtre.  Il  ne  pouvait  pas  plus  se 
passer  de  les  lire  qu'une  personne  ne  peut 
se  priver  de  la  lecture  quotidienne  de  son 
journal.  Ses  yeux  se  fixent  sur  Rigo- 
letto, par  ordre.  11  pleuvait  à  verse,  ex- 
cellente condition  pour  décoller  une 
affiche.  Paul  Meurice  se  livre  à  cette  dé- 
licate opération  avec  des  précautions  de 
toutes  sortes.  Il  ne  fallait  pas  déchirer  ce 
précieuxdocument  tout  trempé.  Il  réussit. 


Il  file  rapidement  avec  son  papier  tout 
humide  pour  ne  pas  s'exposer  aux  récla- 
mations des  agents;  d'ailleurs,  comme  il 
l'écrivait,  Victor  Hugo  avait  payé  assez 
cher  le  droit  d'avoir  cette  affiche.  Portée 
par  Vacquerie  à  Guernesey,  elle  en  est 
revenue  et  figure  dans  la  Maison  de 
Victor  Hugo,  place  des  Vosges. 

Comme  il  serait  curieux  de  placer  à 
coté  de  cette  affiche  une  autre,  celle  du 
Roi  s'amuse  de  1832!  Quelle  amusante 
leçon  !  Le  Roi  s'anime  interdit ^7/'  ordre  de 
Louis-Philippe,  le  Roi  s'anime  [Rigoletto) 
joué  par  ordre  de  Louis  Bonaparte.  L'au- 
teur victime  dans  les  deux  cas ,  aussi 
bien  de  Y  interdiction  que  de  Y  autorisation! 
et  l'arbitraire  gouvernemental  s'exerçant 
en  sens  contraire  ! 

L'empire  s'étant  effondré  en  1870,  le 
répertoire  de  Victor  Hugo  était  très 
recherché.  Un  obus  de  l'armée  de  Ver- 
sailles ayant  incendié,  sous  là  Com- 
mune, le  théâtre  de  la  Porte-Saint-Mar- 
tin, qui  fut  reconstruit  en  1873,  Ritt  et 
Larochelle  voulurent  inaugurer  leur  di- 
rection en  donnant  la  seconde  représen- 
tation du  Roi  s'anime. 

Ils  avaient  écrit  à  Victor  Hugo  en  lui 
offrant  la  distribution  suivante  :  Tri- 
boulet,  Dumaine;  Saltabadil,  Frede- 
rick -Lemaître;  Maguelonne,  Céline 
Montaland;  Blanche,  Dica  Petit.  Quant 
à  François  Ier,  il  devait  être  interprété 
par  Régnier,  de  l'Ambigu;  il  travaillait 
le  rôle  avec  Régnier,  le  grand  artiste  de 
la  Comédie-Française,  qui  répondait 
de  son  élève. 

Ritt  et  Larochelle  ajoutaient  : 

Tous  vos  autres  rôles  moins  importants 
seront  tenus  par  des  artistes  de  talent  qui  sont 
tous  fiers  et  heureux  de  jouer  dans  un  chef- 
d'œuvre  comme  le  Roi  s'amuse. 

Il  n'y  a  pas,  disent-ils,  de  petits  rôles  dans 
une  pièce  de  Victor  Hugo. 

Tous  espèrent,  et  nous  plus  que  les  autres, 
que  vous  viendrez  nous  aider  de  vos  conseils. 

C'est  un  honneur  que  vous  ne  pouvez 
guère  nous  refuser. 


HISTORIQUE   DU   KOI  S'AMUSE. 


405 


Cher  maître, 

Vos  aînés  Shakespeare  et  Molière  condui- 
saient eux-mêmes  leurs  artistes  au  succès. 
Vous  le  continuateur  de  ces  génies,  ferez-vous 
moins  qu'eux  ? 

Quoi  que  vous  décidiez  à  ce  sujet,  nous 
vous  serons  toujours  reconnaissants  d'avoir  bien 
voulu  nous  permettre  de  placer  le  nouveau 
théître  de  la  Porte-Saint-Martin  sous  l'égide 
de  votre  nom  et  d'y  planter  avec  un  de  vos 
chefs-d'œuvre  le  grand  drapeau  littéraire  de 
1830,  qui,  nous  l'espérons,  groupera  autour 
de  lui  tous  ceux  qui  aiment  les  grandes  et 
belles  œuvres. 

La  chance  ne  favorisait  guère  le 
drame. 

Paris  était  alors  en  état  de  siège.  Le 
général  de  Ladmirault  concentrait  en 
ses  mains  tous  les  pouvoirs;  un  de  ses 
aides  de  camp,  M.  de  Cossé,  descendant 
((du  gros  ventru  jaloux»  si  impitoyable- 
ment raillé  par  Tri  boulet,  fit  au  général 
un  rapport  défavorable,  alarmant;  la 
pièce  fut  interdite  pour  la  seconde  fois. 

Les  directeurs  obtinrent  alors  de  Vic- 
tor Hugo  l'autorisation  de  reprendre 
Marie  TuJor,  et  lui  adressèrent  la  lettre 
suivante  : 

Paris,  15  juillet  1873. 

Cher  grand  Maître, 

Veuillez  recevoir  nos  plus  chaleureux  remer- 
ciements. —  A  Victor  Hugo  nous  ne  pou- 
vions opposer  que  Victor  Hugo.  —  Aussi 
avons-nous  accueilli  avec  une  bien  vive  recon- 
naissance l'autorisation  que  nous  a  transmise 
Monsieur  Paul  Meurice  de  jouer  MarieTudor. 

Nous  n'ignorons  pas  que  l'interprétation 
ne  saurait  se  montrer  à  la  hauteur  de  l'œuvre , 
mais  tous  nos  efforts  tendront  à  ce  qu'elle  en 
soit  aussi  digne  que  possible,  nous  choisirons 
les  meilleurs  artistes,  et  ceux-ci,  portés  parles 
rôles,  guidés  par  M.  Paul  Meurice,  électrisés 
par  l'honneur  de  représenter  un  drame  du 
grand  poète,  se  surpasseront  très  certainement, 
et  nous  offrirons  au  public  un  grand  et  beau 
spectacle. 

Nous  savions  bien,  cher  Maître,  que  vous 
étiez  trop  grand  pour  ne  pas  être  généreux, 
et  votre  désintéressement  au  sujet  de  vos 
droits  d'auteur  nous  a  profondément  touchés 


puisque  vous  acceptez  moins  que  nous  ne 
vous  offrions. 

Il  est  donc  entendu  qu'en  dehors  des 
12  pour  cent  touchés  par  votre  agent,  vous 
aurez  droit  à  une  prime  de  3  pour  cent  tant 
que  les  recettes  dépasseront  une  moyenne  de 
frais  que  nous  réglerons  avec  M.  Paul  Meu- 
rice tous  les  20  ou  25  jours. 

L'interdiction  du  Roi  s'amuse  (que  nous 
espérons  bien  posséder  un  jour  ou  l'autre)  a 
été  pour  nous  un  grand  désappointement, 
mais  nous  sommes  un  peu  consolés  puisque 
nous  restons  placés  sous  votre  égide. 

Croyez,  cher  et  illustre  Maître,  à  la  re- 
connaissance de  vos  deux  admirateurs  dévoués. 


E.   RlTT. 


L  ^ROCHELLE. 


Le  Roi  s'amuse  dut  attendre  encore 
neuf  ans. 

On  se  rappelle  qu'Emile  Perrin,  dans 
un  entretien  avec  Victor  Hugo,  le 
30  mai  1872,  avait  manifesté  le  désir  de 
reprendre  tout  le  répertoire  du  poète; 
il  avait  donc  remis  à  la  scène  de  la  Co- 
médie-Française Mariou  Jehoruu  en  1873  , 
Hernani  en  1877,  Ruj  Blas  en  1879;  il 
voulut,  en  1882,  donner,  au  bout  de 
cinquante  ans,  la  seconde  représentation 
du  Roi  s'amuse,  le  22  novembre,  exacte- 
ment au  même  jour  et  au  même  mois 
que  la  première  qui  datait  du  22  novem- 
bre 1832. 

Cette  idée  avait  vivement  séduit 
Victor  Hugo,  et  cependant  il  résistait  : 

—  Tout  le  drame,  disait-il,  repose 
sur  Triboulet  et  vous  n'avez  pas  de  Tri- 
boulet. 

—  Mais  si ,  répondait  Emile  Perrin  ,  je 
ne  veux  pas  vous  en  imposer  un.  Vous  le 
choisirez  vous-même,  venez  au  théâtre. 

On  donnait,  le  27  mars  1882,  la  pre- 
mière des  Rantoau.  Victor  I  fugo  assista 
quelques  jours  après  à  la  représentation 
de  la  pièce  d'Erckmann-Chatrian.  Il  fut 
conquis  par  Got  et  par  M"'  Bartet. 

—  M.  Got,  dit-il,  jouera  très  bien 
le  bouffon,  et  pour  le  rôle  de  Blanche, 
je   ne    peux    pas    rêver    une   artiste   plus 


406 

charmante,  plus  gracieuse,  plus  exquise 
que  M"e  Bartet. 

Quant  à  François  Ier,  Victor  Hugo  se 
rappelait  que  Mounet-Sully  avait  été 
le  Didier  de  1873  ,  le  Hernani  de  1877,  le 
Ruy  Blas  de  1879  et  avec  quel  éclat 
et  quelle  maîtrise!  Le  rôle  lui  revenait. 
Frédéric  Febvre ,  le  Laffemas  de  Marion 
de  Lorme,  l'admirable  Don  Salluste  de 
Ruy  Blas,  était  désigné  pour  Saltabadil  ; 
la  distribution  était  complétée  avec 
Mmo  Samary  et  avec  Maubant,  de  Fé- 
raudy,  Prud'hon,   Baillet. 

Emile  Perrin  mettait  en  scène  avec  le 
concours  des  artistes.  Paul  Meurice  sur- 
veillait toutes  les  répétitions  :  il  dé- 
ployait, nous  disait  Frédéric  Febvre, 
un  zèle,  une  activité,  un  dévouement 
prodigieux;  il  discutait  avec  Perrin,  il 
s'occupait   de  la  plantation   des  décors. 

L'administrateur  qui  avait  monté  déjà 
plusieurs  drames  de  Victor  Hugo  avait 
voulu  se  piquer  d'amour-propre  ,  il  avait 
fait  voyager  des  décorateurs  pour  se  do- 
cumenter. Il  les  avait  envoyés  à  Cham- 
bord,  à  Blois,  à  Fontainebleau  pour  vi- 
siter les  châteaux  et  étudier  le  style  de  la 
renaissance.  Il  avait  chez  lui  de  très 
belles  tapisseries  de  cette  époque  et  les 
avait  fait  copier.  Il  comprenait  fort  bien 
l'importance  de  la  collaboration  d'un 
décor  dans  un  drame.  Et,  pour  que  l'en- 
lèvement de  Blanche,  au  second  acte, 
fût  tout  à  fait  vraisemblable,  il  avait 
habilement  disposé  la  maison,  la  porte, 
la  cour,  le  mur.  Le  décor  du  qua- 
trième acte  avait  exigé  de  nombreuses 
recherches  sur  le  Paris  du  xvic  siècle;  la 
toile  du  fond  était  d'un  très  bel  effet 
avec  l'île  de  la  Cité,  Notre-Dame,  la 
porte  Barbette  et  ses  tours.  Peut-être  l'ad- 
ministrateur avait-il  eu  le  tort  d'utiliser 
une  portion  de  vieux  décor  auquel  était 
mal  raccordée  cette  perspective  du  vieux 
Paris. 

Quand  tous  les  décors  furent  mis  en 
place,  Paul  Meurice  ne  put  que  féliciter 
l'administrateur   du  soin  avec    lequel   il 


LE  ROI   S'AMUSE. 


avait  monté  le  drame,  mais  il  eut  un 
scrupule  : 

—  Je  crains ,  dit-il  à  Emile  Perrin ,  que 
le  cadre  n'empiète  un  peu  trop  sur  la 
toile,  qu'il  soit  trop  obsédant,  trop  en- 
vahissant, avec  ses  richesses  de  décora- 
tion de  féerie. 

Frédéric  Febvre  qui  était  alors  semai- 
nier, qui  s'occupait,  avec  son  grand  sens 
artistique,  de  la  mise  en  scène,  parta- 
geait ces  craintes.  Certes  il  était  un  des 
plus  grands  admirateurs  de  l'habileté, 
de  la  science  et  du  jugement  d'Emile 
Perrin,  mais  il  nous  disait  : 

—  Le  dernier  acte  surtout,  où  Perrin 
avait  mis  dans  ses  meubles  le  plus  ef- 
froyable orage  qu'on  ait  jamais  vu,  tout 
ce  fracas  prenait  une  telle  prépondérance 
que,  lorsque  Victor  Hugo  vint  aux  der- 
nières répétitions,  il  finit  par  partager 
l'avis  de  Paul  Meurice. 

Mais  Victor  Hugo  qui  n'avait  pas  été 
très  favorisé  en  1832  sous  le  rapport  de  la 
mise  en  scène,  ne  pouvait  pas  trop  en 
vouloir  à  Emile  Perrin  de  la  trop  écla- 
tante revanche  qu'il  prenait  sur  un  de 
ses  prédécesseurs,  et  entre  deux  excès, 
il  devait  préférer  un  excès  de  zèle  à  un 
excès  de  pauvreté.  Il  se  borna  à  quelques 
réserves  sans  insister  davantage. 

Frédéric  Febvre  avait  fait  à  Victor 
Hugo  les  honneurs  du  théâtre;  et  aussi- 
tôt le  poète  lui  avait  demandé  quelle 
était  sa  conception  du  personnage  de 
Saltabadil.  Frédéric  Febvre  lui  avait 
répondu  : 

—  Mon  intention  ,  maître ,  si  cela  vous 
paraît  juste,  est  de  faire  de  ce  bandit 
///;  aimable  négociant  en  crimes. 

Victor  Hugo  se  mit  à  sourire  et  répon- 
dit aussitôt  : 

—  C'est  très  bien ,  c'est  tout  à  fait  cela , 
c'est  bien  ainsi  que  j'ai  rêvé  l'interpréta- 
tion du  rôle. 

On  examina  les  costumes.  Ils  étaient 
d'une  rigoureuse  exactitude.  Il  faut  dire 
que  parfois  les  artistes  étaient  les  collabo- 
rateurs du  dessinateur.  Frédéric  Febvre, 


HISTORIQUE   DU   KOI  S'AMUSE. 


407 


notamment,  ne  se  bornait  pas  à  faire 
copier  le  dessin;  avec  son  goût  sûr, 
sa  recherche  des  moindres  détails,  son 
désir  d'éviter  la  banalité  et  d'imprimer 
à  son  personnage  une  personnalité,  il 
apportait  lui-même  des  modifications  et 
des  perfectionnements;  il  amusa  fort 
Victor  Hugo  en  lui  racontant  l'histoire 
de  son  costume  de  Saltabadil  : 

—  Et  d'abord  pour  mon  épéc,  c'est  Jac- 
quet qui  voulut  bien  me  prêter  pour  la  faire 
copier  cette  étonnante  épée;  c'est  lui  qui 
trouva  ce  semblant  de  coiffure  :  un  bout  de 
feutre  rouge  relevé  sur  le  devant  par  une  corde 
et  piqué  d'une  plume  de  coq;  j'ai  acheté  le 
manteau  au  marché  du  Temple,  ce  sont  deux 
morceaux  de  couverture  de  cheval  assemblés. 
Quant  au  vêtement  lui-même,  j'ai  demandé 
des  croquis  à  Détaille,  à  Jacquet,  à  Chartran. 
J'ai  emprunté  à  l'un  et  à  l'autre  quelque 
motif  et  j'ai  composé  mon  personnage.  Ce 
n'était  pas  tout,  je  ne  pouvais  pas  paraître 
comme  un  homme  qui  sort  tout  flambant 
neuf  du  magasin  du  costumier.  Il  était  plus 
conforme  à  la  vérité  de  me  présenter  comme 
un  échappé  de  quelque  boutique  de  fripier. 
Il  fallait  donner  des  tons  douteux  aux  étoffes, 
les  dégrader,  les  effilocher.  Vite,  je  cours  chez 
des  chimistes;  je  m'informe.  On  me  conseille 
de  frotter  vigoureusement  les  étoffes  avec  de 
l'ammoniaque.  Je  me  défiais  un  peu  des  chi- 
mistes. Je  voulus  faire  d'abord  une  expérience 
sur  le  costume  en  velours  vert  d'un  camarade. 
Horreur!  le  velours,  sous  ces  frictions,  n'avait 
jamais  été  plus  neuf  et  plus  brillant.  Au 
diable  les  chimistes!  J'eus  alors  cette  idée  : 
Mais,  au  fait,  la  nature  se  charge  elle-même 
de  défraîchir  nos  vêtements  avec  l'air,  la 
poussière  et  la  pluie.  Je  n'ai  qu'à  mettre  mon 
costume  sur  la  coupole  du  théâtre  en  le  sau- 
poudrant de  cendre.  Pourvu  que  le  baromètre 
baisse  et  qu'il  tombe  de  l'eau,  avec  quelques 
bons  coups  de  ciseaux  en  plusieurs  endroits 
et  de  grossiers  rapiècements  je  serai  un  Salta- 
badil  à  souhait. 

Pendant  plusieurs  jours  le  costume 
resta  exposé  aux  intempéries  et  la  na- 
ture, en  chimiste  accompli,  rendit  à 
Frédéric  Fcbvrc  un  costume  d'un  réa- 
lisme saisissant. 


Emile  Pcrrin  passait  toujours  soigneu- 
sement la  revue  des  costumes,  et  quand 
il  n'était  pas  entièrement  satisfait,  il 
donnait  Tordre  de  les  relaire  ou  tic  les 
modifier.  Quand  il  vit  Fcbvrc,  il  dit 
de  son  ton  tramant  : 

—  Tournure,  costume,  c'est  admira- 
ble; ah!  vos  bottes!  elle  semblent  s'être 
abreuvées  à  toutes  les  flaques  de  bouc. 

Et  il  l'examinait  attentivement  : 

— Tout  est  parfait;  en  vous  regardant 
j'ai  des  envies  folles  de  me  gratter.  C'est 
plus  qu'une  restitution  !  .  .  .  C'est  une 
démangeaison.  Il  doit  y  avoir  des  petites 
bêtes  dans  tout  cela! 

Aux  répétitions  finales,  les  premières 
appréhensions  manifestées  par  Victor 
Hugo  au  sujet  du  rôle  écrasant  de  Tri- 
boulet  risquaient  d'être  justifiées  sans 
qu'on  pût  accuser  Got  d'avoir  été  in- 
férieur à  lui-même,  mais  il  ne  dispo- 
sait pas  des  ressources  physiques  néces- 
saires pour  un  pareil  rôle. 

Cette  représentation  était  un  véritable 
événement;  c'était  le  cinquantenaire 
d'une  pièce  qui  n'avait  été  jouée  qu'une 
fois  et  au  milieu  de  quels  orages  !  Aussi 
avait-on  apposé  au  théâtre  l'affiche  sui- 
vante : 

Toute  la  salle  étant  donnée  pour  la  pre- 
mière représentation  du  Roi  s'amuse,  les 
bureaux  ne  seront  pas  ouverts. 

La  salle  était  occupée  par  tout  ce  que 
Paris  comptait  de  personnages  illustres 
dans  les  lettres,  les  arts,  les  sciences  et 
la  politique. 

II  v  avait  un  certain  nombre  de  spec- 
tateurs de  1832,  dont  l'âge  devait  osciller 
entre  soixante-dix  et  quatre-vingts  ans. 
On  citait  Jules  et  Paul  Lacroix  ,  Auguste 
Maquet,  le  collaborateur  des  drames 
d'Alexandre  Dumas,  le  vicomte  Dela- 
borde,  secrétaire  perpétuel  de  l'Académie 
des  beaux-arts,  Abel  Desjardins,  doyen 
de    la    Faculté    des    lettres    de    Douai, 


408 

Régnier  et  Geffroy,  qui  jouaient  à  la 
première  de  1832. 

Victor  Hugo  était  dans  l'avant-scène 
d'Emile  Perrin.  Le  Président  de  la  Ré- 
publique assistait  à  la  représentation. 

Si  le  drame  n'obtint  pas  le  succès  que 
justifiaient  des  situations  profondément 
émouvantes  et  une  poésie  d'une  grande 
beauté  et  d'une  rare  puissance,  ce  ne  fut 
ni  la  faute  de  l'auteur,  ni  celle  du  sujet. 
Mais  Victor  Hugo  avait  bien  senti  que 
la  pièce  reposait  tout  entière  sur  Tri- 
boulet,  et  qu'elle  ne  devait  pas  être 
jouée,  faute  d'artiste  capable  de  porter  ce 
lourd  fardeau.  Il  avait  néanmoins  dési- 
gné Got  qui  ne  comptait  plus  le  nombre 
de  ses  triomphes,  qui  exerçait  une 
grande  action  sur  le  public,  mais  dans 
des  genres  différents.  Autant  l'artiste 
avait  été  émouvant  dans  les  scènes  de 
sensibilité  et  merveilleusement  servi  par 
son  grand  art,  autant  il  avait  manqué 
de  souffle  dans  les  scènes  tragiques, 
parce  que,  dans  ces  longs  monologues, 
il  avait  été  trahi  par  ses  moyens  physi- 
ques assez  limités.  11  eût  fallu  un  véri- 
table tragédien  pour  ce  rôle  écrasant  de 
plus  de  1,200  vers. 

Ligier  était  assurément  un  très  grand 
tragédien,  et  cependant  il  disait  à  Fré- 
déric Febvre  au  moment  où  il  jouait 
avec  lui  les  Grands  Vaflatix  de  Victor 
Séjour  à  l'Odéon  : 

—  Il  est  bien  heureux  pour  moi  que 
le  Roi  s'amuse  ait  été  interdit  par  la  Cen- 
sure! Je  n'aurais  jamais  pu  jouer  ce  rôle 
quatre  fois  de  suite.  Il  faudrait  pour  cela 
des  forces  surhumaines. 

C'est,  en  effet,  un  personnage  plus 
grand  que  nature  qu'on  chercherait  en 
vain  à  ramener  dans  les  limites  du  monde 
réel . 

Mounet-Sully  était  un  superbe  Fran- 
çois I0'.  M"u'  Bartet  avait  dans  Blanche  le 
charme  et  la  grâce.  Pour  Frédéric  Febvre 
et  M"''  Samary,  nous  laissons  la  parole 
à  ce  grand  maître,  à  cet  incomparable 
artiste  que  fut  Régnier  qui  jouait  en  1832 


LE  ROI   S'AMUSE. 


le  petit  bout  de  rôle  du  gentilhomme 
de  la  reine  et  qui  assistait  à  la  première 
de  1882.   Il  écrivit  à  Febvre  : 

Mon  cher  Febvre, 

A  cinquante  ans  de  distance  je  retrouve  la 
même  impression.  C'est  encore  Saltabadil  et 
sa  galante  sœur  qui  ont  eu  les  honneurs  de  la 
soirée;  et  cependant  quoi  de  plus  curieux  que 
la  divergence  de  conception  de  ce  rôle  de 
Saltabadil  interprété  par  Beauvallet  et  repris 
par  vous,  mon  cher  enfant.  Beauvallet  jouait 
sinistre  avec  des  allures  de  Croquemitaine  et 
vous,  vous  avez  établi  une  sorte  de  bandit 
gentilhomme  très  personnel.  Samary  a  été 
charmante  dans  Maguelonne. 

Bravo  à  tous  deux,  et  toujours  heureux  de 
vos  succès. 

Votre  vieux  camarade, 

Régnier. 

En  somme,  la  représentation  fut  fort 
belle  et  eut  un  profond  retentissement. 
Victor  Hugo  s'empressa  d'aller  compli- 
menter les  artistes;  au  moment  de  sortir 
par  la  porte  de  l'administration,  il  :e 
trouva  en  face  d'une  foule  considérable 
qui  l'acclama;  il  monta  dans  un  fiacre 
qui  dut  être  dégagé  par  les  agents ,  aux 
cris  prolongés  de  :  Vive  Victor  Hugo! 

Le  18  décembre,  à  l'occasion  de  la 
seconde  représentation  et  du  cinquante- 
naire du  Roi  s'anime,  Victor  Hugo  offrait 
un  dîner  à  la  presse  et  aux  artistes,  à 
l'hôtel  Continental.  Il  avait  à  sa  droite 
M"'c  Bartet  et  à  sa  gauche  Emile  Perrin. 
Il  y  avait  160  convives;  tous  les  artistes 
et  des  journalistes  appartenant  aux  divers 
partis  :  Henri  Rochefort,  Auguste  Vitu, 
Edmond  About,  Jules  Claretie,  Théo- 
dore de  Banville,  Albert  WolfT,  Louis 
Ulbach,CatulleMendès,  Emile  Blémont, 
Pierre  Véron,  Gustave  Rivet,  etc.,  et  na- 
turellement Edouard  Lockroy  et  Georges 
Hugo,  et  les  deux  amis  fidèles,  Paul 
Meurice  et  Auguste  Vacquerie. 

Victor  Hugo  était  très  ému;  cette  seule 
phrase  prononcée  avec   tout  son   cœur, 


HISTORIQUE   DU   ROI  S'AMUSE. 


409 


lui    sembla  supérieure  à    tous    les    dis- 
cours : 

Je  ne  dirai  qu'un  mot.  Je  vous  remercie 
tous.  Tous,  je  vous  remercie  profondément. 

Emile  Perrin  re'pondit.  Jules  Claretie 
parla  au  nom  de  la  presse.  D'un  toast 
chaleureux  et  éloquent  nous  extrayons  ce 
passage  : 

Je  bois,  au  nom  de  la  presse,  qui  a  ses 
fièvres  mais  ses  respects,  à  l'éternelle  poésie 
qui  survit  aux  passions  et  aux  polémiques. 
Je  bois  au  génie  des  lettres  qui  est  la  gloire 
de  la  patrie.  Je  bois  à  Victor  Hugo,  le  seul 
homme  au  monde  qui  puisse  réunir  comme 
une  famille  les  convives  qui  sont  ici. 

Auguste  Vacquerie  porta  la  santé  des 
artistes,  et  Got  lui  répondit. 

Gustave  Rivet  avait  écrit  pour  la  cir- 
constance une  pièce  de  vers  d'une  inspi- 
ration noble  et  élevée. 

Le  Roi  s'amuse  fut  le  grand  événement 
théâtral  de  la  saison.  Ceux  qui  n'avaient 
pas  été  parmi  les  privilégiés  de  la  pre- 
mière recherchaient  à  prix  d'or  des  places 
pour  les  représentations  suivantes;  le 
drame  eut  une  belle  carrière,  et  si  les 
royalistes  reprochaient  encore  à  l'auteur 
d'avoir  trop  mis  en  lumière  les  galante- 
ries de  François  Ier  au  détriment  de  ses 
beaux  faits  d'armes  ,  le  public  applaudis- 
sait les  grandes  scènes  émouvantes  et 
fêtait  le  poète. 

La  plupart  des  drames  de  Victor  1  ïugo 
avaient  été  repris  depuis  la  chute  de 
l'empire  :  Hernaiii ,  Ruy  Blas,   Manon   de 


Lorine ,  Marie  TuJor,  Lucrèce  Borgia  et,  en- 
fin ,  le  Roi  s'amuse. 

Autrefois,  un  demi-siècle  auparavant, 
quelles  rudes  batailles!  Les  camps  litté- 
raires étaient  bien  tranchés,  les  armées 
étaient  nombreuses,  bien  disciplinées  ;  on 
se  jetait  volontiers  dans  la  mêlée,  fût-on 
académicien.  Sans  doute,  on  défendait 
surtout  des  idées  ,  mais  la  politique  inter- 
venait avec  ses  tracasseries  et  ses  persé- 
cutions. Le  gouvernement  avait  ses 
auteurs  favoris  comme  il  avait  ses  cham- 
bellans. Il  avait  une  façon  d'encourager 
l'art  en  supprimant  la  liberté.  La  cen- 
sure prenait  sous  sa  protection,  à  sa  ma- 
nière, l'histoire  de  France.  On  se  que- 
rellait autant  dans  les  théâtres  que  dans 
les  assemblées  politiques. 

La  génération  nouvelle  ne  parvenait 
pas  à  comprendre  l'hostilité  que  ces 
drames  avaient  soulevée.  Si  elle  s'expli- 
quait difficilement  les  susceptibilités 
excessives  des  ministres  de  la  monarchie , 
elle  se  refusait  à  souscrire  aux  vieux 
reproches  d'immoralité;  les  motifs  qui 
avaient  été  invoqués  jadis  pour  mutiler 
une  scène  ou  supprimer  certains  vers  lui 
échappaient;  les  protestations  anciennes 
surprenaient  et  déconcertaient  un  pu- 
blic devenu  plus  libéral,  dégagé  de  tout 
esprit  de  coterie,  affranchi  des  rites 
de  petites  églises  et  rebelle  aux  arrêts  de 
quelques  pontifes;  et  les  œuvres  se  dé- 
roulaient, entières,  dans  toute  leur  puis- 
sance et  dans  toute  leur  gloire,  consa- 
crées, fêtées,  acclamées. 


4io 


LE  ROI   S'AMUSE. 


II 

LES  REPRÉSENTATIONS. 


DISTRIBUTIONS  SUCCESSIVES  DES  RÔLES. 

THEATRE-FRANÇAIS. 


PERSONNAGES. 


22  novembre  1832. 

Commijuvre  royal  : 
M.  Taylor. 


Triboulet MM.  Ligier. 

François  I" Perrier. 

Blanche Mlle     Anaïs. 

Saint- Vallier MM.  Joanny. 

Saltabadil Beauvallet. 

Maguelonne M"°    Dupont. 

Clément  Marot MM.  Samson. 

M.  de  Pienne Geffroy. 

M.  de  Gordes Marius. 

M.  de  Pardaillan M"e    Eulalie  Dupui 

M.  de  Brion MM.  Albert. 

M.  de  Montchenu Monlaur. 

M.  de  Montmorency Arsène. 

M.  de  CossÉ Duparay. 

M.  de  la  Tour-Landry Bouchet. 

Mme  de  CossÉ MIU'     Morales. 

Dame  Berarde Mmo    Tousez. 

Un  Gentilhomme  de  la  Reine MM.  Régnier. 

Un  Valet  du  Roi Faure. 

Un  Médecin Dumilàtre. 


22 

novembre  1882. 

AdminiSîrateur  général 

M 

Emile  Perrin. 

acteurs. 

MM. 

Got. 

Mounet-Sully. 

M"e 

Bartet. 

MM. 

Maubant. 

F.  Febvrc. 

Mme 

Jeanne  Samary 

MM. 

de  Féraudy. 

Prud'hon. 

Baillet. 

H.  Samary. 

P.  Rency. 

Joliet. 

Villain. 

Garraud. 

Boucher. 

Mile 

Frémaux. 

M"10 

Jouassaint. 

MM. 

Hamel. 

Leloir. 


III 
REVUE  DE  LA  CRITIQUE. 


La  bataille  avait  été  ardente  ;  les  que- 
relles d'écoles  étaient  toujours  aussi 
vives.  La  politique  jouait  cependant  le 
plus  grand  rôle.  François  Ier  était  dé- 
fendu par  la  presse  royaliste  avec  autant 
d'acharnement  que  s'il  se  fut  agi  de 
Louis-Philippe  :  quelques  écrivains  offi- 
cieux prenaient  volontiers  sous  leur  pro- 


tection la  morale  qui  leur  paraissait  ou- 
tragée. Aussi  la  critique,  tout  en  rendant 
hommage  à  la  vigueur  de  la  pensée,  à 
la  beauté  de  la  langue ,  se  montra  plutôt 
rigoureuse  dans  ses  jugements.  Elle  dut 
reconnaître  cependant  que  le  caractère 
de  Triboulet  était  fortement  tracé. 

Dans  la  Revue  des  Deux-Mondes ,  Gus- 


REVUE  DE  LA  CRITIQUE. 


4II 


tave  Planche,  malgré  certaines  réserves 
et  quelques  critiques  sur  la  méthode 
suivie  par  le  poète  dans  la  conduite  du 
mouvement  des  passions,  fut  contraint 
de  s'incliner  devant  la  puissante  évoca- 
tion «des  plus  sublimes  visions»  : 

Depuis  dix  ans,  M.  Hugo  n'a  pas  innové 
moins  hardiment  dans  la  langue  que  dans  les 
idées  et  les  systèmes  littéraires.  Il  a  imprimé 
aux  rimes  une  richesse  oubliée  depuis  Ron- 
sard, aux  rythmes  et  aux  césures  des  habi- 
tudes perdues  depuis  Régnier  et  Molière  et 
retrouvées  studieusement  par  André  Chénier. 
Au  mouvement,  au  mécanisme  intérieur  de 
la  phraséologie  française,  il  a  rendu  ces  pé- 
riodes amples  et  flottantes  que  le  dix-hui- 
tième siècle  dédaignait,  qui  avaient  été  s'effa- 
çant  de  plus  en  plus  sous  les  petits  mots,  les 
petits  traits,  les  petites  railleries  des  salons  de 
M"'e  Geoffrin.  L'éclat  pittoresque  des  images, 
l'heureuse  alliance  et  l'habile  entrelacement 
des  sentiments  familiers  et  des  plus  sublimes 
visions,  que  de  merveilles  n'a-t-il  pas  faites! 
Nul  homme  parmi  nous  n'a  été  plus  constant 
et  plus  progressif.  La  voie  qu'il  avait  ouverte, 
il  l'a  suivie  courageusement  sous  le  feu  croisé 
des  moqueries  et  du  dédain.  D'année  en  année, 
il  révélait  une  nouvelle  face  de  son  talent,  et 
en  même  temps  un  nouvel  ordre  d'idées. 
Chacun  de  ses  ouvrages  signale  un  perfec- 
tionnement très  sensible  dans  l'instrument 
littéraire;  mais  tous  pourtant  sont  empreints 
d'un  commun  caractère  :  ils  procèdent  plutôt 
de  la  pensée  solitaire  et  recueillie,  écoutant 
au  dedans  d'elle-même  les  voix  confuses  de  la 
rêverie  et  de  l'imagination,  que  d'un  besoin 
logique  de  systématiser  sous  la  forme  épique 
et  dramatique  les  développements  d'une  pas- 
sion observée  dans  la  vie  sociale  ou  d'une 
anecdote  compliquée  d'incidents  variés.  Dans 
le  roman,  dans  le  drame  comme  dans  l'ode, 
il  est  toujours  le  même.  Il  lui  faut  des  con- 
trastes heurtés,  qui  fournissent  au  développe- 
ment stratégique  de  ses  rimes,  de  ses  simi- 
litudes, de  ses  images,  de  ses  symboles,  de 
magnifiques  occasions  de  périlleux  triomphe-. 
—  Pour  le  maniement  de  la  langue,  M.  Hugo 
n'a  pas  de  rival;  il  fait  de  notre  idiome  ce 
qu'il  veut.  Il  le  forge  et  le  rend  solide,  âpre 
et  rude  comme  le  fer,  il  le  trempe  comme 
l'acier,  le  fond  comme  le  bronze,  le  cisèle 
comme  l'argent  ou   le   marbre.  Les  lames  de 


Tolède,  les  médailles  florentines  ne  sont  pas 
plus  acérées  ou  plus  délicates  que  les  strophes 
qu'il  lui  plaît  d'ouvrer.' 

Le  Journal  des  Débats,  dans  un  article 
signé  R.  subit  l'impression  de  la  bataille 
qui  s'est  livrée  dans  la  salle  ;  et  ne  pou- 
vant pas  s'attaquer  à  la  beauté  des  vers , 
il  est  réduit  à  se  présenter  en  défenseur 
de  la  morale  : 

Cet  ouvrage  n'a  pas  réussi,  non  peut-être 
qu'il  ait  été  plus  sifflé  qu'applaudi.  L'ar- 
tillerie des  sifflets  et  celle  des  applaudisse- 
ments étaient  également  bien  servies.  La 
pièce  s'est  glissée  jusqu'à  la  fin  entre  ces  deux 
feux  opposés,  si  bien  qu'on  ne  saurait  dire 
ni  que  l'auteur  ait  été  nommé,  ni  qu'il  ne 
l'ait  pas  été.  Mais  ce  qui  est  plus  funeste  à 
cet  ouvrage,  c'est  qu'il  n'a  jamais  excité  un 
pressant  intérêt,  jamais  il  n'a  jeté  dans  l'âme 
des  spectateurs  des  émotions  profondes  de 
terreur  et  de  pitié;  ou  si  quelquefois  le  public 
a  rendu  unanimement  justice  à  des  beautés 
de  premier  ordre,  il  accordait  alors  son  juste 
suffrage  a  des  vers  admirables,  à  des  tirades 
excellentes,  au  mérite  poétique,  non  pas  à 
des  événements,  à  des  situations,  enfin  au 
drame  même. 

...  Mais  si  M.  Hugo  a  succombé,  ce  n'est 
pas,  du  moins,  par  défaut  de  force,  de  vi- 
gueur; c'est  par  le  vice  de  son  système;  c'est 
qu'il  a  voulu  peindre  des  mœurs  que  repousse 
la  décence,  ou,  s'il  veut,  la  prudence  de  notre 
scène;  c'est  parce  qu'il  a  cru  qu'il  pouvait 
passer  d'un  genre  à  l'autre,  ou  plutôt  con- 
fondre tous  les  genres.  Le  jour  où  il  s'aper- 
cevra de  cette  erreur,  où  il  viendra  à  la  sévère 
et  grande  manière  de  l'antiquité,  une  haute 
place  lui  est  réservée  parmi  les  poètes  de 
notre  théâtre.  Et  cette  pièce,  quelle  qu'elle 
soit,  lui  seul  encore  pouvait  la  faire. 

Le  Moniteur  universel. 


...  Un  seul  caractère  a  paru  bien  tracé, 
celui  de  Triboulet.  C'est  la  profondeur,  la 
pensée,  la  manière  de  sentir  de  Quasimodo. 
Là,  tout  respire  la  chaleur  et  la  vie.  Les  dé- 
veloppements de  l'amour  paternel,  surtout 
cette  adoration  pour  sa  fille,  produisent  un 
grand  effet. 


4I2 


LE  ROI   S'AMUSE. 


...  Ligier  a  donné  au  rôle  de  Triboulet 
une  force,  une  expression  dignes  d'éloges.  Il 
serait  difficile  de  mieux  saisir  ou  plutôt  d'avoir 
mieux  deviné  ce  caractère,  de  le  rendre  plus 
dramatique,  plus  théâtral. 

...  Il  a  fallu  toute  la  puissance  de  son  or- 
gane, son  intelligence  de  diction  pour  ne 
pas  tomber  haletant  sous  les  longues  tirades 
dont  ce  rôle  est  hérissé. 


La  Quotidienne. 


J.  T. 


La  défaite  de  M.  Hugo  n'est  pas  une  dé- 
faite honteuse,  c'est  un  combat  dans  lequel 
le  vaincu  a  succombé  avec  gloire;  il  a  lutté 
avec  un  courage  très  remarquable,  pendant 
quatre  heures;  en  un  mot,  il  est  tombé  en 
grand  homme  et  avec  honneur  comme  les 
héros  d'Homère.  M.  Hugo  n'est  pas  un  au- 
teur ordinaire,  c'est  un  poète  distingué  qui 
s'est  mis  à  la  tête  d'une  école  littéraire  et  qui 
résume  à  lui  seul  toutes  les  qualités  et  les  dé- 
fauts de  cette  école;  il  est  l'expression  com- 
plète de  ses  nouvelles  doctrines. 


Le  Co 


1  français 


AVENEL. 


...  Il  y  a  dans  cette  pièce  d'admirables  beau- 
tés. Ce  n'était  pas  sans  doute  une  conception 
toute  neuve  que  cette  idéalisation  du  fou  de 
cour;  mais  l'exécution  en  est  ici  pleine  de 
hardiesse,  de  passion  et  de  drame. 

. . .  Nous  nous  hâtons  de  dire  qu'il  ne  faut 
jamais  juger  un  drame  de  M.  Hugo  sur  une 
analyse,  quelque  fidèle  qu'elle  soit.  Il  se 
soucie  peu  de  la  conduite  de  son  poème;  il 
imagine  un  sujet,  et,  dans  ce  sujet,  quatre 
ou  cinq  situations  principales  qu'il  traite  de 
main  de  maître,  et  abandonne  le  reste  comme 
au  hasard. 

. . .  Les  œuvres  d'imagination  qui  ont  coûté 
un  long  travail  à  leur  auteur,  méritent  ce 
respect  qu'on  ne  les  juge  pas  sans  réflexion. 
Nous  reviendrons  donc  sur  cet  ouvrage  qui, 
ainsi  que  ses  aînés,  excitera  pour  les  amateurs 
de  théâtre  une  longue  et  vive  curiosité. 

...  Le  style,  cette  partie  si  brillante  du 
talent  de  M.  Hugo,  mérite  aussi  un  examen 
particulier. 


Mais  en  attendant  que  nous  revenions  sur 
ce  drame,  nous  pouvons  affirmer  qu'on  y 
admirera  la  hauteur  de  pensée,  l'énergie  ou 
la  grâce  d'expression,  la  poésie  d'images  aux- 
quelles l'auteur  nous  a  dès  longtemps  accou- 
tumés. 


La  Rerue  de  Paris. 

...  Au  lieu  d'une  solennité  académique, 
nous  avons  cru  assister  à  une  émeute  litté- 
raire. Nous  attendons  une  seconde  épreuve 
plus  calme,  sans  doute,  pour  savoir  si  cette 
conception  étrange  d'un  homme  de  génie 
doit  rester  au  théâtre. 

La  curiosité  excitée  par  le  nom  de  M.  Vic- 
tor Hugo,  la  magnificence  des  costumes  et 
des  décors,  le  jeu  de  Ligier,  la  beauté  de 
quelques  scènes,  la  bizarre  inconvenance 
de  quelques  autres  appelleront  une  foule  de 
nouveaux  juges  au  Théâtre-Français.  Quoi 
qu'il  en  soit  de  la  fortune  de  la  pièce,  nous 
aimons  déjà  à  y  trouver,  dès  le  premier  acte, 
une  de  ces  scènes  où  le  poète  se  verra  applaudi 
par  tous  les  partis  de  la  république  des  lettres. 

Nous  terminons  cette  revue  de  1832 
par  une  lettre  de  Joseph  Bonaparte. 

Le  frère  aîné  de  Napoléon  était  roi  de 
Naples  en  1806  lorsqu'il  vit  pour  la  pre- 
mière fois  Victor  Hugo  alors  âgé  de 
quatre  ans  et  appelé  à  Naples  par  son 
père  le  général  Hugo.  Il  le  revit  en  1811 
à  Madrid,  lorsqu'il  était  roi  d'Espagne, 
alors  que  Victor  avait  neufans.  Réfugié 
à  New-York  après  Waterloo,  et  enfin  à 
Londres  en  1832,  il  écrivit  à  celui  qu'il 
avait  connu  tout  enfant  la  lettre  suivante 
sur  la  première  du  Roi  s'amuse  : 


Londres,  3  janvier  1833. 


Monsieur, 


J'ai  reçu  deux  exemplaires  du  Roi  s'amuse; 
nous  en  avons  fait  la  lecture  le  dernier  jour 
de  l'année  passée;  hier  dans  l'après-dînée,  il  a 
fallu  en  donner  une  nouvelle  représentation. 
Nous  n'avons  pas  conçu  pourquoi  la  repré- 
sentation en  a  été  défendue  à  Paris;  la  mal- 
veillance peut  se  prendre  à  tout,  et  nous  avons 


REVUE  DE  LA   CRITIQUE. 


413 


jugé  que  les  Parisiens  ont  raison  de  trouver 
mauvais  qu'on  veuille  les  empêcher  de  s'amuser 
du  Roi  s'amuse,  qui  nous  a  beaucoup  intéressés. 
Notre  société  ne  se  composait  pas  de  plus  de 
dix-huit  personnes,  mais  je  puis  vous  assurer 
que  vous  avez  eu  un  succès  très  complet,  au 
point  que  je  me  suis  vanté  de  votre  amitié 
pour  moi;  aujourd'hui  je  me  crois  dans  l'obli- 
gation de  vous  en  faire  l'aveu  pour  être  relevé 
par  vous  de  ma  petite  vanité.  Recevez  surtout 
mon  compliment,  cet  ouvrage  m'a  plus  inté- 
ressé qu'aucun  autre  que  j'aie  lu  depuis  long- 
temps; nul  des  personnages,  à  la  vérité, 
n'excite  cette  vive  et  parfaite  admiration  qui 
nous  subjugue  dans  les  héros  des  œuvres  clas- 
siques, il  n'y  a  pas  ici  de  perfections  absolues; 
mais  dans  ce  corps  de  plomb  de  Triboulet, 
que  d'or  natif!!!  Que  de  vérité,  de  nature, 
de  fécondité  dans  cette  malédiction  paternelle 
de  Saint -Vallier!  C'est  la  voix  du  Dieu  vivant 
qui  poursuit  le  puissant  dégradé!  Je  m'arrête, 
je  n'ai  le  temps,  ni  le  talent,  ni  l'intention  de 
juger  votre  pièce,  je  vous  répète  ce  que  disait 
la  servante  de  Molière  :  «Cela  m'amuse,  lisez 
encore  ».  —  Votre  préface  est  d'un  homme  de 
cœur,  d'un  vrai  citoyen,  l'estime  de  tout  ce 
qui  sent  vivement  et  patriotiquement  vous  est 
acquise.  Je  regrette  que  votre  père,  que  mon 
ami  Hugo,  ne  soit  pas  témoin  de  vos  efforts 
et  de  vos  succès  qui  suivront  tant  de  traverses. . . 

Ce  que  vous  dites  de  Napoléon  dans  votre 
réponse  au  tribunal  m'a  paru  exiger  que 
j'énonce  aujourd'hui  ce  que  je  crois  pouvoir 
prouver  un  jour  :  son  despotisme  ne  fut  qu'une 
dictature  née  de  la  guerre;  elle  eût  cessé  avec 
elle.  Pitt  seul  a  voulu  perpétuellement  la 
guerre,  et  l'événement  de  la  Restauration  a 
prouvé  que,  comme  chef  des  intérêts  de  l'oli- 
garchie et  de  l'absolutisme  des  maisons  ré- 
gnantes de  l'Europe,  Pitt  avait  raison.  — 
Toute  la  question  entre  Napoléon  et  Pitt  est 
dans  ceci  :  —  Qui  a  voulu  la  guerre  ? 

J'ai  assez  de  documents  pour  prouver  que 
Napoléon  a  toujours  voulu  la  paix ,  et  que 
Pitt  a  toujours  voulu  la  guerre.  L'un  et  l'autre 
avaient  raison  comme  chefs  des  intérêts  qu'ils 
représentaient;  ceux  de  la  vieille  et  de  la  nou- 
velle Europe.  —  La  civilisation  dont  vous 
parlez  si  bien  dans  votre  préface  était  celle  que 
voulait  Napoléon;  il  fallait  arriver  pour  cela  à 
la  paix  maritime  et  être  bien  consolidé.  Non 
lo  connobbe  il  mondo  tnentre  l'ebbe  connobb'  il'  10  ! 

Si  l'ouverture  prochaine  du  parlement  pou- 


vait vous  engager  à  venir  passer  ici  quelques 
jours,  combien  je  serais  heureux  de  causer 
longuement  et  a  cœur  ouvert  avec  vous! 
combien  il  pourrait  être  utile  à  la  connaissance 
d'un  des  plus  grands  caractères  de  l'histoire 
que  je  pusse  déposer  entre  vos  mains  des 
données  positives,  qui,  en  le  représentant  sous 
son  véritable  jour,  le  feraient  aimer  des 
Français  autant  qu'il  l'est  par  moi-même  ! 
Le  sabre  dont  l'arme  sans  cesse  M.  de  Cha- 
teaubriand n'a  jamais  été  à  l'intérieur  qu'une 
main  de  justice,  et  à  l'extérieur  qu'un  bouclier 
p«>ur  la  défense  de  son  pays;  il  dut  attaquer 
pour  se  défendre. 

J'ai,  avant  ce  moment  et  depuis  la  mort 
de  mon  neveu,  chargé  plusieurs  personnes  de 
vous  voir  de  ma  part.  Aucune  que  je  sache  ne 
s'est  encore  acquittée  de  la  commission  que  je 
lui  avais  donnée.  — ■  Je  n'ai  pas  le  temps  de 
faire  copier  ma  lettre.  —  Agréez  ma  profonde 
estime  et  ma  vive  sympathie  pour  le  fils  du 
général  Hugo,  mon  ami. 

Joseph. 

Cinquante  ans  plus  tard,  la  seconde 
représentation  du  Roi  s'amuse  était  donnée 
à  la  Comédie -Française,  et,  à  cette 
époque,  la  critique  fut  très  divisée,  mais 
pour  des  raisons  tout  à  fait  différentes. 
Des  royalistes  regrettaient  bien  encore 
que  François  I"  fût  montré  sous  un 
jour  fâcheux,  mais  c'est  surtout  l'inter- 
prétation de  Got  dans  Triboulet  qui 
souleva  une  assez  vive  opposition.  Au- 
guste Vitu  s'exprime  ainsi  dans  le  Figaro 
sur  le  grand  artiste  : 

Il  a  montré  dans  les  diverses  parties  de  ce 
rôle  écrasant  les  ressources  étendues  d'un 
homme  consommé  dans  son  art;  tout  ce  qu'on 
peut  faire  avec  un  grand  talent,  M.  Got  nous 
l'a  donné  ce  soir,  mais  ce  qu'il  ne  pouvait  pas 
faire,  car  on  ne  force  pas  la  nature,  c'est 
d'avoir  la  voix  tragique. 

Auguste  Vitu  rend  cet  hommage  à 
Victor  I  ïugo  : 

C'est  un  événement  un  peu  plus  que  rare, 
et  on  peut  dire  unique  dans  les  fastes  litté- 
raires,   que   la  seconde    représentation    d'une 


4H 


LE  ROI   S'AMUSE. 


pièce  de  théâtre  donnée  à  cinquante  ans  de 
distance  de  la  première,  en  présence  de  l'au- 
teur lui-même  «  entré  vivant  dans  la  postérité  ». 
La  mort  du  grand  Corneille  devança  de  deux 
ans  le  cinquantième  anniversaire  de  l'appari- 
tion du  Ciel.  Quant  à  Shakespeare  et  à  Mo- 
lière, leur  vie  entière  tient  dans  cet  espace 
d'un  demi-siècle,  qui  ne  compte  que  pour 
une  étape  dans  la  gigantesque  carrière  de 
Victor  Hugo. 

Un  si  étonnant  spectacle,  un  si  touchant 
anniversaire  explique  la  curiosité  passionnée 
du  public  dans  la  soirée  qui  vient  de  s'écouler. 

La  libre  Angleterre  a  créé  une  place  gou- 
vernementale de  poète-lauréat  dont  le  titulaire 
est  doté,  outre  la  couronne  officielle  de  lau- 
rier, d'une  grosse  pension.  La  nation  française 
comprend  autrement  la  gloire  littéraire  :  elle 
ne  couronne  ses  poètes  ni  de  lauriers  ni  de 
guinées;  il  lui  arrive  même  d'attendre  qu'ils 
soient  morts  pour  s'assurer  qu'ils  méritaient 
de  vivre.  Seul  Victor  Hugo,  par  la  nature 
impérieuse  de  son  génie,  par  son  impassible 
courage  qui  semble  défier  les  incrédulités,  les 
coups  du  sort  et  le  poids  des  années,  domine 
enfin  la  contradiction,  subjugue  les  dissi- 
dences et  voit  les  fronts  les  plus  fiers  courbés 
devant  son  trône  littéraire.  Le  poète-lauréat 
de  la  France,  longtemps  et  obstinément  dé- 
battu, aujourd'hui  librement  acclamé,  c'est 


Le  Rapp:l. 


Auguste  Vacquerie. 


La  profondeur  de  la  pensée,  c'est  bien, 
mais  la  première  condition  d'un  drame  est 
d'être  un  drame.  Quel  drame,  le  Koi  s'amuse! 
Tout  y  est,  la  comédie  gaie  au  premier  acte, 
la  comédie  sinistre  au  quatrième,  l'élégie  et 
l'idylle  au  deuxième,  la  tragédie  au  troisième, 
au  quatrième  et  au  dernier;  le  drame  partout. 
Et  sous  cette  variété,  quelle  unité!  Jamais 
pièce  n'a  mieux  su  où  elle  allait,  ne  s'est  moins 
attardée  en  route. 

...  Et  a  chaque  acte,  quelles  scènes!  Il  y  a 
le  tonnerre  au  quatrième,  mais  quel  coup  de 
tonnerre  éclatera  jamais  comme  le  discours 
dont  Saint- Vallier  foudroie  le  roi  et  son  bouf- 
fon. Le  roi  le  reçoit  au  front  et  Triboulet  au 
cœur.  Combien  connaissez-vous  de  scènes 
aussi  belles  que  celle  de  Triboulet  avec  sa 
fille  dans  la  petite  maison  du  cul-de-sac  Bussj, 


et  aussi  jolies  que  celle  de  François  I"  avec 
Blanche  ?  Mais  c'est  au  troisième  acte  que  le 
drame  est  d'une  hauteur  et  d'une  puissance 
incomparables.  L'entrée  de  Triboulet  cher- 
chant sa  fille,  son  désespoir  obligé  de  sourire, 
la  chanson  de  défi  qu'il  achève,  et  tout  à  coup 
sa  fureur  qui  crève,  son  rugissement,  son  in- 
sulte aux  seigneurs,  son  duel  d'un  contre  tous, 
sa  rage  qui  fond  en  larmes  et  en  prières,  et 
puis,  quand  Blanche  sort  de  la  chambre  du 
roi,  les  courtisans  balayés  d'un  geste,  la  fille 
qui  sanglote  sur  le  cœur  du  père,  pas  un 
mot  de  reproche,  la  réapparition  de  Saint- 
Vallier,  quels  mots  rendraient  l'impression  que 
ces  choses  produisent  !  On  croit  l'émotion 
épuisée;  elle  redouble  au  quatrième  acte.  Et 
quant  au  cinquième,  nous  ne  croyons  pas  que 
le  génie  ait  jamais  rien  inventé  de  tragique 
comme  l'éclair  qui  montre  à  Triboulet,  tout 
glorieux  de  sa  vengeance  accomplie,  que  le 
cadavre  qu'il  piétine  est  le  cadavre  de  sa  fille. 
Et  cela  en  des  vers  dont  il  suffit  de  dire  qu'ils 
sont  de  celui  qui  avait  déjà  écrit  les  Orientales 
et  Heniani  et  qui  devait  écrire  Ktty  Bios  et  la 
Légende  des  Siècles. 

Le  Gil  Bios. 

Théodore  de  Banville. 

O  mon  ami,  il  y  a  quelques  jours  à  peine, 
en  pleine  Comédie-Française,  dans  cette  mai- 
son de  Molière  où  le  bruit  des  écus  tombant 
à  flots  sur  les  écus  empêche  trop  souvent 
d'entendre  la  voix  de  Molière,  nous  avons 
assisté  à  cette  fête,  à  cette  joie,  à  ce  couronne- 
ment, à  ce  triomphe  nouveau  du  Roi  s'amuse 
joué  devant  tout  ce  que  Paris  a  d'âmes,  d'es- 
prits, de  beautés;  nous  avons  savouré,  ap- 
plaudi, acclamé,  écouté  avec  une  religieuse 
et  déchirante  émotion  ce  drame,  où  le  vers 
ailé,  charmant,  savant,  magnifique,  harmo- 
nieux, capricieux,  terrible,  est,  avant  tous 
les  autres,  le  premier  et  le  grand  comédien. 
Nous  nous  sommes  enivrés  de  cette  symphonie 
épique  où  la  rime,  comme  une  âme  visible, 
fait  chanter  ses  flûtes,  ses  clairons  et  ses  lyres, 
et  la  foule  éprise,  torturée,  charmée,  atten- 
drie, mêlait  à  ses  admirations  les  sanglots  et 
les  pleurs;  et  le  maître,  l'aïeul  de  tous,  sou- 
riant dans  sa  barbe  blanche,  écoutait  les  vers 
de  sa  jeunesse  chanter  délicieusement  dans 
Péblouissement  et  dans  la  lumière. 


REVUE   DE  LA  CRITIQUE. 


415 


Le  Beaumarchais. 

Emile  Blemont. 

...  N'avez-vous  pas  senti  quelle  simple  et 
divine  création  est  Blanche  dans  le  Ko:  s'amuse? 
O  l'adorable  et  lamentable  incarnation  de  l'éter- 
nel féminin!  Quelle  pureté!  Quelle  impétuo- 
sité d'amour!  Quelle  rayonnante  inconscience! 
Quelle  aurore  de  désir  vague  et  de  fraîche  pu- 
deur! Quelle  révélation,  quel  saisissement, 
quelle  lutte,  quel  éblouissement,  quelle  folie, 
quel  sacrifice  et  quel  abandon  de  tout  l'être 
dans  le  fatal  amour!  Quelle  fleur  de  cœur 
emportée  dans  la  tempête!  Quelle  perle  in- 
appréciable de  l'océan  humain!  Quelles  vic- 
toires et  quelles  défaites  de  la  lumière  et  des 
ténèbres!  Quelle  rédemption  sublime  sous  le 
couteau  de  l'assassin!  On  dirait  une  jeune 
prêtresse  courant  s'immoler  sur  l'autel.  Moins 
touchante  est  l'antique  Iphigénie. . . 

Emile  Blémont  termine  ainsi  son  élo- 
quent article  : 

. . .  On  s'est  aperçu  jeudi,  comme  on  s'aper- 
çoit trop  souvent  depuis  quelques  années,  que 
nous  sommes  au  déclin  d'un  siècle,  d'un  grand 
siècle  dont  il  reste  trop  peu  de  grands  hommes. 

Victor  Hugo  en  est  la  plus  haute  ex- 
pression, et  il  paraît  plus  grand  encore  au 
milieu  des  caractères  abaissés,  des  esprits  ram- 
pants et  tortueux,  des  passions  étroites  et  des 
idées  mesquines,  des  petits  hommes  et  des  pe- 
tites choses  du  moment.  II  dépasse  de  la  tête 
et  des  épaules  tout  ce  qui  l'entoure  aujour- 
d'hui. C'est  uneAlpe,  une  âme  neigeuse  à  cent 
coudées  au-dessus  de  la  platitude  humaine. 

La  Nouvelle  Revue. 

H.  DE  BORNIER. 

...  C'est  une  des  gloires  de  Victor  Hugo 
que  toutes  ses  œuvres  donnent  lieu  ainsi  à  Jes 
explications  multiples,  à  des  controverses,  à 
des  luttes  même,  qui  témoignent  de  l'étendue 
et  de  la  profondeur  de  son  génie.  Le  Roi  s'amuse 
ne  pouvait  pas  échapper  à  ce  péril  et  a  cet 
honneur.  Le  péril  n'est  plus,  l'honneur  reste. 
Le  Théâtre -Français  en  reprenant  le  Rot 
s'amuse  connaissait  bien  le  p  'ril ,  et  comme  le 
poète,  il  en  est  sorti  glorieux,  lui  résumé, 
soirée  mémorable  pour  le  grand  poète,  pour 
le  théâtre  et  l'art. 


L'Événement. 


Albert  WOLF. 


...  Les  petits  hommes  qui  ont  voulu  ren- 
verser le  géant  sont  morts  à  la  peine  et  l'his- 
toire n'a  retenu  des  combats  passionnés  de 
jadis  que  le  triomphe  de  Victor  Hugo,  l'avè- 
nement d'un  art  nouveau  qui  demeure  la 
plus  grande  gloire  des  lettres  françaises  en  ce 
siècle.  Cinquante  ans  après  les  sifflets,  le  drame 
va  aux.  nues,  et  avec  raison.  Il  y  a  un  demi- 
siècle  l'animosité  était  telle  qu'on  se  rendait 
aux  Français  pour  faire  tomber  la  pièce  et  pour 
écraser  l'auteur.  La  deuxième  représentation 
réunit  un  public  pénétré  de  la  plus  profonde 
admiration  et  décidé  à  la  témoigner  au  grand 
maître. 

Le  Conlfitutionnel. 

Georges  Ohnet. 

Il  n'est  pas  un  autre  exemple  d'une  situation 
semblable  et  jamais  le  progrès  littéraire  ac- 
compli chez  un  peuple  ne  s'est  accusé  d'une 
manière  aussi  saisissante.  C'est  le  même  drame, 
le  même  théâtre.  Et  après  une  première  re- 
présentation terminée  par  un  écroulement, 
une  seconde  représentation  se  terminant  par 
une  apothéose. 

Car  cette  soirée  a  été  un  long  triomphe. 
L'œuvre  que  tout  le  monde  connaît  avait  été 
montée  avec  le  soin  délicat  qui  est  la  qualité 
maîtresse  de  l'administration  de  la  Comédie- 
Française. 

Dans  l'Intransigeant,  Gramont  s'est  re- 
porté aux  critiques  des  journaux  de  1832, 
le  National,  le  Journal  des  Débats,  la 
Revue  de  Vans,  voulant  démontrer  à  quel 
point  l'état  des  esprits  s'était  modifié  vis- 
à-vis  de  Victor  Hugo  en  1882,  et  bien 
longtemps  auparavant  d'ailleurs  : 

...  Nous  sortons  de  la  deuxième  représen- 
tation du  drame  le  Roi  s'amuse.  Les  scènes 
tumultueuses  qui  s'étaient  produites  à  la 
première  ne  se  sont  pas  renouvelées.  Nous 
n'avons  entendu  ni  les  «menaces  m,  ni  les 
«  véhémentes  apostrophes»,  ni  les  ((hurlements» 
entendus,  signalés  par  M.  X  dans  le  National. 
Toute  la  soirée,  au  contraire,  ont  retenti  à  nos 
oreilles  des  applaudissements.  «  L'artillerie  des 


416 

sifflets  et  celle  des  applaudissements  était  éga- 
lement bien  servies»,  dit  le  Journal  des  Débats. 
En  fait  d'artillerie,  il  n'y  a  eu  à  la  deuxième 
représentation  que  des  salves  de  bravos. 

. . .  Nous  avons  cru,  par  moments,  assister  à 
une  «  émeute  littéraire  »,  dit  la  Revue  de  Paris. 
Et  elle  ajoute  :  «  Nous  attendons  une  seconde 
épreuve  plus  calme  ».  La  Kevue  de  Paris  faisait 


1  E  ROI   S'AMUSE. 


bien  de  vouloir  attendre  une  seconde  épreuve. 
En  effet,  ceux  d."  nos  confrères  qui,  moins 
sages,  se  sont  hâtés  d'écrire  leur  compte  rendu 
d'après  l'impression  de  la  première  représenta- 
tion, se  sont  livrés  aux  appréciations  les  plus 
baroques,  ont  émis  des  opinions  dont  l'absur- 
dité éclate  aujourd'hui  à  tous  les  yeux  et  qui 
ne  feront  certes  pas  honneur  à  leur  jugement. 


IV 
NOTICE  BIBLIOGRAPHIQUE. 


LeRoi  s'amuse.  — Drame,  par  Victor  Hugo, 
Paris,  Eugène  Renduel,  libraire-éditeur,  rue 
des  Grands -Augustins,  n"  22  (imprimerie 
Éverat) ,  1832.  Frontispice  par  Tony  Johannot. 
Édition  originale,  in-8°,  publiée  à  6  francs. 

Discours  prononce'  par  Al.  l^iffor  Hugo,  le 
ic/  décembre  1832,  devant  le  tribunal  de  commerce, 
pour  contraindre  le  Théâtre-Français  a  représenter  le 
Roi  s'amuse.  —  Publié  chez  Eugène  Renduel 
pour  être  diflribué  aux  personnes  qui  ont  acheté  les 
précédentes  e'ditions  du  drame,  plaquette  \n-%",  1832. 

Le  Roi  s'amuse.  —  Œuvres  de  Victor  Hugo, 
Drame  I.  Troisième  édition.  Paris,  Eugène 
Renduel,  1833,  in -8";  prix  :  6  francs. 

LeRoi  s'amuse.  —  Œuvres  de  Victor  Hugo, 
Drame  I.  Paris,  Eugène  Renduel,  1836,  in-8°. 
Dessin   hors  texte  de  C.  Rogier. 

Le  Roi  s'amuse...  — ■  Théâtre  de  Victor 
Hugo,  de  l'Académie  française,  première  sé- 
rie. Paris,  Charpentier,  1841,  rue  de  Seine,  n°29 
(imprimerie  Béthune  et  Pion),  in-18.  Édition 
collective ,  réimprimée  en  1844  ;  prix  :  3  fr.  50. 

Le  Roi  s'amuse...  —  Paris,  Furne  et  C", 
rue  Saint-André-des-Arts,  n°  55  (imprimerie 
Béthune  et  Pion),  1841,  in-8°.  Édition  col- 
lective, parue  en  livraisons  à  50  centimes  et 
ornée  des  dessins  de  l'édition  Renduel,  1836. 

Le  Roi  s'amuse.  —  Paris,  Michel  Lévy, 
1845.  Edition  grand  in-8°  à  deux  colonnes; 
prix  :  1  franc. 

Le  Roi  s'amuse...   —  Théâtre  complet   de 


Victor  Hugo.  Paris,  chez  l'éditeur  du  réper- 
toire dramatique ,  boulevard  du  Temple ,  n°  34 
(imprimerie  Pion  frères),  1846.  Edition  grand 
in-8°,  ornée  de  gravures  sur  acier. 

Le  Roi  s'amuse...  —  Théâtre  de  Victor 
Hugo,  de  l'Académie  française,  Paris,  Michel 
Lévy  frères,  libraires-éditeurs,  rue  Vivicnnc, 
n°  2  bis;  1850.  Nouvelle  édition  grand  in-8", 
réimpression  de  la  précédente. 

Le  Roi  s'amuse. . .  —  Œuvres  illustrées  de 
Victor  Hugo,  édition  J.  Hetzel.  Paris,  librai- 
rie Marescq  et  Cie,  rue  du  Pont-de-Lodi, 
n"  5.  Librairie  Blanchard,  rue  de  Richelieu, 
n°  78  (imprimerie  Simon  Raçon  et  C"'),  1853. 
Grand  in-8°    à   deux  colonnes. 

Le  Roi  s'amuse...  —  Théâtre  de  Victor 
Hugo,  Paris,  édition  J.  Hetzel  (s.  d.).  Réim- 
pression de  la  précédente. 

Le  Roi  s'amuse.. .  —  Théâtre  I.  Collection 
Hetzel,  Lecou,  éditeur,  Paris,  rue  du  Bouloi, 
n"  10  (imprimerie  Simon  Raçon),  1853-1855. 
Edition  collective,  in-16;  prix  :  3  fr.  50. 

Le  Roi  s'amuse...  —  Collection  Hetzel. 
Paris,  librairie  Hachette  et  C'e,  rue  Pierre-Sar- 
razin,  n°  14  (imprimerieSimon  Raçon),  1856- 
1857.  Édition  collective,  in-16;  prix  :  1  franc. 

Le  Roi  s'amuse...  —  Œuvres  de  Victor 
Hugo,  Drame  II.  Alexandre  Houssiaux,  li- 
braire-éditeur, rue  du  Jardinet-Saint-André- 
des-Arts,  n°  3  (imprimerie  Simon  Raçon  et 
C'e),  1857.  Édition  in-8°,  ornée  de  vignettes. 
Prix  :  5  francs. 


NOTICE   BIBLIOGRAPHIQUE. 


417 


Le  Roi  s'amuse. . .  —  Théâtre  II.  Paris,  Ha- 
chette et  C",  rue  Pierre-Sarrazin,  n°  14  (im- 
primerie Ch.  Lahure),  1862-1863.  Edition 
collective,  in-i6;  prix  :  3  fr.  50. 

Le  Koi s'amiise. ..  — Œuvres  deVictorHugo, 
Théâtre  II.  Paris,  A.  Lemcrre,  passage  Choi- 
seul,  n°  23,  1876,  petit  in-12;  prix  :  6  francs. 

Le  Roi  s'amuse. ..  —  Œuvres  complètes  de 
Victor  Hugo,  Drame  II.  Édition  définitive, 
Paris,  J.  Hetzel  et  C'1',  rue  Jacob,  n°  18; 
A.  Quantin  et  Cie,  rue  Saint-Benoît,  n°  7, 
1880,  in-8°;  prix  :  7  fr.  50. 

Le  Roi  s'amuse. . .  ■ —  Victor  Hugo  illustré, 
Théâtre  I.  Paris,  E.  Hugues,  rue  Thérèse, 
n°  8  (imprimerie  P.  Mouillot),  1882-1883, 
grand  in-8°.  A  paru  d'abord  en  sept  livraisons 
à  10  centimes.  Le  volume  :  6  francs. 

Le  Roi  s 'amuse. . ,  —  Paris ,  Société  de 
publications  périodiques,  quai  Voltaire,  nn  13 
(imprimerie  P.  Mouillot),  27  planches  hors 
texte,  compositions  de  Jean-Paul  Laurens, 
Luc-Olivier  Merson,  Adrien  Marie,  Emile 
Bavard,  etc.,  1883,  in-40  en  feuilles  dans  un 
carton,  tiré   à  150  exemplaires  sur  papier  de 


Hollande,   150   francs,  et  50  exemplaires  sur 
japon,  200  francs. 

L<  Rot  s'amuse. .. —  Œuvres  complètes  de 
Victor  Hugo,  Drame  II.  Édition  nationale, 
Paris,  Emile  Testard  et  C"',  éditeurs,  rue  de 
Condé,  n°  10  (typographie  G.  Chamerot), 
illustrations  d'Adrien  Moreau,  1887,  petit 
in-40,  P"x  :  3°  francs. 

Le  Roi  s'amuse. . .  —  Petite  édition  défini- 
tive, in-16  (s.  d.),  Paris,  Hetzcl-Quantin  ; 
prix  :  2  francs. 

Le  Roi  s'amuse. . .  —  Edition  à  25  centime  s 
le  volume,  3  volumes  in-32,  Paris,  Jules  RoufT 
et  ('.'%  Cloître  Saint-Honoré  (s.  d.). 

Le  Roi  s'amuse...  —  Collection  des  mor- 
ceaux choisis  de  Victor  Hugo.  Paris,  Société 
d'éditions  littéraires  et  artistiques,  librairie 
Paul  Ollendorff,  chaussée  d'Antin,  n°  50, 
1908,  petit  in-16,  prix  :  1  fr.  25. 

Le  Roi  s'amuse. ..  --  Théâtre  II,  édition 
de  l'Imprimerie  nationale,  Paris,  Paul  Ollen- 
dorff,  chaussée  d'Antin ,  n°  50,  1908,  grand 
in-8°,  publié  à  10  francs. 


V 


notice  iconographkmt;. 


Ligier,  costumes  de  Triboulet  (actes  I 
et  II);  Perrier,  costumes  de  Fran 
(actes  I,  II,  III,  IV);  Beauvalletj  costume 
de  Saltabadil;  .Toanny,  costume  de  Saint - 
Vallier;  M""  Anàis,  costume  de  Blanche; 
Al"'  Dupont  j  costume  de  Maguelonne; 
M"'  Morales,  costume  de  M'"°  de  Cossé; 
M"""  Touse?,  costume  de  dame  Bérarde  ; 
MVe  Menjaudj  costume  de  page;  B 
costume  de  M.  de  la  Tour-Landry;  i 
costume  de  Clément  Marot;  Geffroy,  cos- 
tume de  M.  de  Pienne  ;  Duparay,  costume  de 
M.  de  Cossé;  Dumilàtrej  costume  de  médecin  ; 
Régnier,  costume  d'un  gentilhomme  de  la 
reine;  costume  de  seigneur;  deux  costumes  de 
pages;  costume  d'homme  du  peuple;  costume 
de  femme  du  peuple  ;  costume  de  garde  et 
armoiries  :    vingt-cinq    aquarelles    attribuées 

THEATRE.  II 


à  Auguste  dcChâtillon,  1832. —  Documents 
conservés  à  la  Comédie-Française. 

Frontispice  par  Tony   Johannot,  gravé  sur 

bois   par    Andrews    et  tiré   sur   chine  monté. 

Ma  fille  !  Terre  et  deux!  c  'efi  ma  fille,  a  présent 

Edition  originale,  Eugène  Rcnduel,  [832. 

La  taverne  de  Saltabadil  (acte  IV),  dessin 
J  ■  C.  Rogier,  gravé  sur  acier  par  W.  et 
E.  Finden.  —  Édition  Renduel ,  1836. 

Blanche che=7 le  roi  (acte  III),  album  Madou. 

—  Bruxelles. 

Le    Roi   s 'a mus  .1.   A  . 

Bcaucé,  gravés  sur  bois.  —  J.  Hetzel,    Ma 
rescq  et  C"  et  Blanchard,  [853. 

27 


4i  8 


LE  ROI   S'AMUSE. 


M"'  Bartet,  rôle  de  Blanche,  eau-forte  de 
Lalauze.  —  Almanach  des  fpeffacles,  1882. 

Que  je  t'épargne  an  moins  l'angoifte  de  tout 
dire!  (acre  III),  estampe  d'après  le  tableau 
d'Hermann  Kaulback.  —  L'IïïuMré,  1"  janvier 


Mon  enfantl  ah!  c'eff  elle!  ah!  ma  fille! 
(acte  III),  dessin  d'Emile  Bayard;  décor  de 
Duvignot  et  Gabin  (acte  I);  décor  de  La- 
vastre  (acte  II);  décor  de  Rubé  et  Chapron 
(acte  IV);  dessins  de  Toussaint.  —  L'Illuffra- 
tiou,  25  novembre  1882. 

J'ai  tue  mon  enlant !  (acte  V) ,  dessin  d'Adrien 
Marie,  lithographie  Gillot;  Got,  costume  de 
Triboulet;  Monnet-Sully,  costume  de  Fran- 
çois Ier;  Manbant,  costume  de  Saint-Vallier; 
Febvre,  costume  de  Saltabadil;  Mlu  Bartet, 
costume  de  Blanche;  Mlu  Samary,  costume 
de  Maguelonne  :  dessins  de  Letellier  d'après 
les  croquis  de  Thomas.  —  La  Vie  moderne, 
25  novembre  1882. 

Le  Koi  s'amuse,  scènes  et  costumes,  dessins 
de  Paul  Destez.  —  L'Univers  illuffré,  25  no- 
vembre 1882. 

La  mak'diilion  de  Saint- 1 allier  (acte  I), dessin 
de  M.  de  Haenen  gravé  par  Lepère.  — ■  Le  roi 
aux  pieds  de  Blanche  (acte  11),  dessin  d'Adrien 
Marie  gravé  par  Lepère.  —  Les  interprètes 
de  1882  :  Got,  Monnet  Sully,  Febvre,  MUe  Bartet, 
M  °  Samary,  dessins  d'Adrien  Marie.  ■ —  Cour- 
tisans'.courtisans!  démons!  race  damnée!  dessin  de 
Riou.  —  Le  Monde  illuffré ,  25  novembre  1882. 

La  maléditfion  de  Saint-  \ allier  (acte  I),  des- 
sin de  Jules  Garnier  ;  Triboulet,  dessin  de 
A.  Gués,  photogravures  Goupil.  — -  François  V, 
dessin  de  Ferdinandus  gravé  par  Gillot.  — 
Le  livre  d'or  de  Vittor  Hugo,  1882. 

Triboulet,  eau-forte;  Triboulet,  croquis  à  la 
sanguine,  par  Jean-Paul  Laurens.  —  Satnt- 
I  allier  (  acte  I)  ;  le  jardin  (  acte  II  )  ;  Rendez-la-moi  ! 
la  porte,  ouvre^la!  (acte  III);  Chev  Saltabadil 
(  acte  IV);  J'ai  tue'  mou  enfant  (acte  V)  :  cinq 
compositions  d'Emile  Bavard.  —  Une  salle  au 
Louvre  (acte  I);  cofiume  de  Saltabadil  (acte  II)  ; 
le  cabinet  du  roi  (acte  III)  :  par  Henri  Meyer. 
—  Costumes  de  François  I" .  Triboulet  et  Ma- 


guelonne :  aquarelles  d'Adrien  Marie.  — ■  La 
sœur  aide  le  frère  (acte  IV),  par  Luc-Olivier 
Merson.  —  Croquis  pris  pendant  xine  répé- 
tition du  deuxième  acte  (Blanche,  Bérarde, 
François  Ier) ,  par  John  Sargent.  Décors,  fleu- 
rons, etc.,  27  planches  hors  texte.  — -  Société 
des  publications  périodiques,  1883. 

Got,  costumes  de  Triboulet;  Mou  net-Sully, 
costume  de  François  Ier;  Manbant,  costume 
de  Saint-Vallier;  Febvre,  costume  de  Salta- 
badil; Mlle  Bartet,  costume  de  Blanche; 
Mu  Samary,  costume  de  Maguelonne.  — 
Plus  les  reproductions  correspondantes  des 
costumes  de  1832,  d'après  des  aquarelles  ori- 
ginales citées  page  417.  Supplément  du  Gau- 
lois ,  11  novembre  1882. 

François  Tr  et  Maguelonne  (acte  IV),  dessin 
de  François  Flameng  gravé  à  Peau-forte  par 
Lalauze.  —  Edition  Hébert,  1886. 

Faites  couper  la  tète  a  M.  de  Copie'!  (acte  I); 
Ma  fille!  c'eff  ma  fille!  (acte  V)  :  dessins 
d'Adrien  Moreau  gravés  à  l'eau-forte  par 
Champollion  et  Vion.  —  Edition  nationale, 

Testard,  Paris,  1887. 

Monnet-Sully,  costume  de  François  Ier 
(acte  I);  M"'  Samary,  costume  de  Mague- 
lonne (acte  IV)  :  compositions  de  Chatinièrc 
nos  318-319  de  la  collection  Martinet.  (Ex- 
trait du  catalogue  de  Jules  Hautecœur,  rue  de 
Rivoli,  n°  172,  1894.) 

Ceci,  c'eff  un  bouffon,  et  ceci,  c'eff  un  roi! 
dessin  de  Victor  Hugo,  appartenant  à  la 
Comédie-Française. 

Le  dernier  bouffon  songeant  an  dernier  roi, 
dessin    de    Victor     Hugo    attenant    au     ma- 


1878.    Le  bouffon  (Triboulet,  acte  II,  scène  11), 
peinture  de  Théophile  Blanchard. 

1882.    Dessin  d'Henri  Pille. 

1884.   Illustrations  d'Hermann  Vogel. 

.'887.    Portrait  de  Frédéric  Febvre  dans  Saltabadil, 
peinture  de  Jules  Garnier. 


ILLUSTRATION   DES   ŒUVRES 


REPRODUCTIONS  ET  DOCUMENTS 


LE 

ROI 

S'AMUSE, 

DRAME, 

PAR 

VICTOR  HUGO. 

Jpariô , 

EUGÈM 

5  KEN  DUEL.  LIBRAIRE 

Rue  i 

los  Grands-  Aurçustins  ,  IV"   l'2 

m  dccc  xxxu. 

3mpnmrrte  &  ©berat 


Couverture  de  l  Edition  originale, 
théâtre.        ii.  -l2i 


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PUBLIE  PAR  EUGÈNE  RENDUEL. 

m  dccc  xxxii. 

Titre  de  l'Edition  originale.   Tony  Johannot. 


-I23 


28. 


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435 


LUCRECE  BORGIA 


THEATRE.    II.  2y 

llirunin  ir    sitiijïin. 


o 


acùct    hoio'Hi. 


1  -le   HlL-lfil. 


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^  ï  (^  (1$ 


Fac-similé  du  titre  Écrit  par  Victor  Hugo 

EN    TÊTE    DU    MANUSCRIT    ORIGINAL    DE     LvCKh.CE    BoKOIA. 


29. 


Ainsi  qu'il  s'y  était  engage  dans  la  préface  de  son  dernier  drame, 
l'auteur  est  revenu  à  l'occupation  de  toute  sa  vie,  à  l'art.  Jl  a  repris  ses 
travaux  de  prédilection,  avant  même  d'en  avoir  tout  à  fait  fini  avec 
les  petits  adversaires  politiques  qui  sont  venus  le  distraire  il  y  a  deux 
mois.  Et  puis,  mettre  au  jour  un  nouveau  drame  six  semaines  après  le 
drame  proscrit,  c'était  encore  une  manière  de  dire  son  fait  au  présent 
gouvernement.  C'était  lui  montrer  qu'il  perdait  sa  peine.  C'était  lui 
prouver  que  l'art  et  la  liberté  peuvent  repousser  en  une  nuit  sous  le 
pied  maladroit  qui  les  écrase.  Aussi  compte-t-il  bien  mener  de  front 
désormais  la  lutte  politique,  tant  que  besoin  sera,  et  l'œuvre  littéraire. 
On  peut  faire  en  même  temps  son  devoir  et  sa  tache.  L'un  ne  nuit 
pas  à  l'autre.  L'homme  a  deux  mains. 

Le  Roi  s'amuse  et  Lucrèce  Borgia  ne  se  ressemblent  ni  par  le  fond  ni 
par  la  forme,  et  ces  deux  ouvrages  ont  eu  chacun  de  leur  côté  une 
destinée  si  diverse  que  l'un  sera  peut-être  un  jour  la  principale  date 
politique  et  l'autre  la  principale  date  littéraire  de  la  vie  de  l'auteur. 
Il  croit  devoir  le  dire  cependant,  ces  deux  pièces,  si  différentes  par  le 
fond,  par  la  forme  et  par  la  destinée,  sont  étroitement  accouplées 
dans  sa  pensée.  L'idée  qui  a  produit  le  Roi  s'amuse  et  l'idée  qui  a  pro- 
duit Lucrèce  Borgia  sont  nées  au  même  moment,  sur  le  même  point  du 
cœur.  Quelle  est,  en  effet,  la  pensée  intime  cachée  sous  trois  ou 
quatre  écorces  concentriques  dans  le  Roi  s'amuse?  La  voici.  Prenez  la 
difformité  physique  la  plus  hideuse,  la  plus  repoussante,  la  plus  com- 
plète; placez-la  là  où  elle  ressort  le  mieux,  à  l'étage  le  plus  infime,  le 
plus  souterrain  et  le  plus  méprisé  de  l'édifice  social;  éclairez  de  tous 
côtés,  par  le  jour  sinistre  des  contrastes,  cette  misérable  créature;  et 
puis  jetez-lui  une  âme,  et  mettez  dans  cette  âme  le  sentiment  le  plus 
pur  qui  soit  donné  à  l'homme,  le  sentiment  paternel.  Qu'arrivera-t-il? 
C'est  que  ce  sentiment  sublime,  chauffé  selon  certaines  conditions, 


442  LUCRECE  BORGIA. 

transformera  sous  vos  yeux  la  créature  dégradée;  c'est  que  l'être  petit 
deviendra  grand;  c'est  que  l'être  difforme  deviendra  beau.  Au  fond, 
voilà  ce  que  c'est  que  le  Roi  s'amuse.  Eh  bien,  qu'est-ce  que  c'est  que 
Lucrèce  Borgia?  Prenez  la  difformité  morale  la  plus  hideuse,  la  plus  re- 
poussante, la  plus  complète;  placez-la  là  où  elle  ressort  le  mieux,  dans 
le  cœur  d'une  femme,  avec  toutes  les  conditions  de  beauté  physique 
et  de  grandeur  royale,  qui  donnent  de  la  saillie  au  crime;  et  mainte- 
nant mêlez  à  toute  cette  difformité  morale  un  sentiment  pur,  le  plus 
pur  que  la  femme  puisse  éprouver,  le  sentiment  maternel;  dans  votre 
monstre,  mettez  une  mère;  et  le  monstre  intéressera,  et  le  monstre 
fera  pleurer,  et  cette  créature  qui  faisait  peur  fera  pitié,  et  cette  âme 
difforme  deviendra  presque  belle  à  vos  yeux.  Ainsi  la  paternité  sancti- 
fiant la  difformité  physique,  voilà  le  Roi  s'amuse;  la  maternité  purifiant 
la  difformité  morale,  voilà  Lucrèce  Borgia.  Dans  la  pensée  de  l'auteur, 
si  le  mot  bilogie  n'était  pas  un  mot  barbare,  ces  deux  pièces  ne  feraient 
qu'une  bilogie  sut  generis,  qui  pourrait  avoir  pour  titre  le  Père  et  la 
Mère.  Le  sorties  a  séparées,  qu'importe!  L'une  a  prospéré,  l'autre  a 
été  frappée  d'une  lettre  de  cachet  ;  l'idée  qui  fait  le  fond  de  la  première 
restera  longtemps  encore  peut-être  voilée  par  mille  préventions  à  bien 
des  regards,  l'idée  qui  a  engendré  la  seconde  semble  être  chaque  soir, 
si  aucune  illusion  ne  nous  aveugle,  comprise  et  acceptée  par  une 
foule  intelligente  et  sympathique;  habent  sua  fata  ;  mais,  quoi  qu'il  en 
soit  de  ces  deux  pièces,  qui  n'ont  d'autre  mérite  d'ailleurs  que  l'at- 
tention dont  le  public  a  bien  voulu  les  entourer,  elles  sont  sœurs 
jumelles,  elles  se  sont  touchées  en  germe,  la  couronnée  et  la  proscrite, 
comme  Louis  XIV  et  le  Masque  de  Fer. 

Corneille  et  Molière  avaient  pour  habitude  de  répondre  en  détail 
aux  critiques  que  leurs  ouvrages  suscitaient,  et  ce  n'est  pas  une  chose 
peu  curieuse  aujourd'hui  de  voir  ces  géants  du  théâtre  se  débattre  dans 
des  avant-propos  et  des  avis  au  letfeur  sous  l'inextricable  réseau  d'objec- 
tions que  la  critique  contemporaine  ourdissait  sans  relâche  autour  d'eux. 
L'auteur  de  ce  drame  ne  se  croit  pas  digne  de  suivre  d'aussi  grands 
exemples.  Il  se  taira,  lui,  devant  la  critique.  Ce  qui  sied  à  des  hommes 
pleins  d'autorité,  comme  Molière  et  Corneille,  ne  sied  pas  à  d'autres. 
D'ailleurs,  il  n'y  a  peut-être  que  Corneille  au  monde  qui  puisse  rester 
grand  et  sublime,  au  moment  même  où  il  fait  mettre  une  préface 
à  genoux  devant  Scudéri  ou  Chapelain.  L'auteur  est  loin  d'être 
Corneille;  l'auteur  est  loin  d'avoir  affaire  à  Chapelain  et  à  Scudéri.  La 
critique,  à  quelques  rares  exceptions  près,  a  été  en  général  loyale  et 
bienveillante  pour  lui.  Sans  doute  il  pourrait  répondre  à  plus  d'une 


PREFACE.  443 

objection.  A  ceux  qui  trouvent,  par  exemple,  que  Gennaro  se  laisse 
trop  candidement  empoisonner  par  le  duc  au  second  acte,  il  pourrait 
demander  si  Gennaro,  personnage  construit  par  la  fantaisie  du  poëte, 
est  tenu  d'être  plus  •vraisemblable  et  plus  défiant  que  l'historique  Drusus 
de  Tacite,  ignarus  et  juveniliter  hauriens.  A  ceux  qui  lui  reprochent 
d'avoir  exagéré  les  crimes  de  Lucrèce  Borgia,  il  dirait  :  «  Lisez  Tomasi, 
lisez  Guicciardini,  lisez  surtout  le  Diarium.))  A  ceux  qui  le  blâment 
d'avoir  accepté  sur  la  mort  des  maris  de  Lucrèce  certaines  rumeurs 
populaires  à  demi  fabuleuses,  il  répondrait  que  souvent  les  fables  du 
peuple  font  la  vérité  du  poëte  $  et  puis  il  citerait  encore  Tacite,  histo- 
rien plus  obligé  de  se  critiquer  sur  la  réalité  des  faits  que  le  poëte  dra- 
matique :  Quamvn  fabulosa  et  immania  credebantur,  atrociore  semper fama 
erga  dominantium  exitus.  Il  pourrait  pousser  le  détail  de  ces  explications 
beaucoup  plus  loin,  et  examiner  une  à  une  avec  la  critique  toutes  les 
pièces  de  la  charpente  de  son  ouvrage 5  mais  il  a  plus  de  plaisir  à  remer- 
cier la  critique  qu'à  la  contredire^  et,  après  tout,  les  réponses  qu'il 
pourrait  faire  aux  objections  de  la  critique,  il  aime  mieux  que  le  lecteur 
les  trouve  dans  le  drame,  si  elles  y  sont,  que  dans  la  préface. 

On  lui  pardonnera  de  ne  point  insister  davantage  sur  le  coté  pure- 
ment esthétique  de  son  ouvrage.  Il  est  tout  un  autre  ordre  d'idées, 
non  moins  hautes  selon  lui,  qu'il  voudrait  avoir  le  loisir  de  remuer  et 
d'approfondir  à  l'occasion  de  cette  pièce  de  Lucrèce  Borgia.  A  ses  veux, 
il  y  a  beaucoup  de  questions  sociales  dans  les  questions  littéraires,  et 
toute  œuvre  est  une  action.  Voilà  le  sujet  sur  lequel  il  s'étendrait  vo- 
lontiers, si  l'espace  et  le  temps  ne  lui  manquaient.  Le  théâtre,  on  ne 
saurait  trop  le  répéter,  a  de  nos  jours  une  importance  immense,  et  qui 
tend  à  s'accroître  sans  cesse  avec  la  civilisation  même.  Le  théâtre  est 
une  tribune.  Le  théâtre  est  une  chaire.  Le  théâtre  parle  fort  et  parle 
haut.  Lorsque  Corneille  dit  : 

Pour  être  plus  qu'un  roi  tu  te  crois  quelque  chose, 

Corneille,  c'est  Mirabeau.  Quand  Shakespeare  dit  :  To  die,  to  s/a/?, 
Shakespeare,  c'est  Bossuet. 

L'auteur  de  ce  drame  sait  combien  c'est  une  grande  et  sérieuse 
chose  que  le  théâtre.  Il  sait  que  le  drame,  sans  sortir  des  limites  im- 
partiales de  l'art,  a  une  mission  nationale,  une  mission  sociale,  une 
mission  humaine.  Quand  il  voit  chaque  soir  ce  peuple  si  intelligent 
et  si  avancé  qui  a  fait  de  Paris  la  cité  centrale  du  progrès  s'entasser 
en  foule  devant  un  rideau  que  sa  pensée,  à  lui  chétif  poëte,  va  sou 


444  LUCRECE  BORGIA. 

lever  le  moment  d'après,  il  sent  combien  il  est  peu  de  chose,  lui,  de- 
vant tant  d'attente  et  de  curiosité'}  il  sent  que  si  son  talent  n'est  rien, 
il  faut  que  sa  probité  soit  tout;  il  s'interroge  avec  sévérité'  et  recueil- 
lement sur  la  portée  philosophique  de  son  œuvre;  car  il  se  sait  respon- 
sable, et  il  ne  veut  pas  que  cette  foule  puisse  lui  demander  compte  un 
jour  de  ce  qu'il  lui  aura  enseigné.  Le  poëte  aussi  a  charge  d'âmes. 
Il  ne  faut  pas  que  la  multitude  sorte  du  théâtre  sans  emporter  avec  elle 
quelque  moralité  austère  et  profonde.  Aussi  espère-t-il  bien,  Dieu 
aidant,  ne  développer  jamais  sur  la  scène  (du  moins  tant  que  dureront 
les  temps  sérieux  où  nous  sommes)  que  des  choses  pleines  de  leçons 
et  de  conseils.  Il  fera  toujours  apparaître  volontiers  le  cercueil  dans  la 
salle  du  banquet,  la  prière  des  morts  à  travers  les  refrains  de  l'orgie, 
la  cagoule  à  côté  du  masque.  Il  laissera  quelquefois  le  carnaval  dé- 
braillé chanter  à  tue-tête  sur  l' avant-scène;  mais  il  lui  criera  du  fond 
du  théâtre  :  Mémento  quia  pubis  es.  Il  sait  bien  que  l'art  seul,  l'art  pur, 
l'art  proprement  dit,  n'exige  pas  tout  cela  du  poëte;  mais  il  pense 
qu'au  théâtre  surtout  il  ne  suffit  pas  de  remplir  seulement  les  condi- 
tions de  l'art.  Et  quant  aux  plaies  et  aux  misères  de  l'humanité, 
toutes  les  fois  qu'il  les  étalera  dans  le  drame,  il  tâchera  de  jeter  sur 
ce  que  ces  nudités-là  auraient  de  trop  odieux  le  voile  d'une  idée  con- 
solante et  grave.  Il  ne  mettra  pas  Marion  de  Lorme  sur  la  scène  sans 
purifier  la  courtisane  avec  un  peu  d'amour;  il  donnera  à  Triboulet  le 
difforme  un  cœur  de  père;  il  donnera  à  Lucrèce  la  monstrueuse  des 
entrailles  de  mère.  Et  de  cette  façon,  sa  conscience  se  reposera  du 
moins  tranquille  et  sereine  sur  son  œuvre.  Le  drame  qu'il  rêve  et  qu'il 
tente  de  réaliser  pourra  toucher  à  tout  sans  se  souiller  à  rien.  Faites 
circuler  dans  tout  une  pensée  morale  et  compatissante,  et  il  n'y  a  plus 
rien  de  difforme  ni  de  repoussant.  A  la  chose  la  plus  hideuse  mêlez 
une  idée  religieuse,  elle  deviendra  sainte  et  pure.  Attachez  Dieu  au 
gibet,  vous  avez  la  croix. 

ii  février  1833. 


PERSONNAGES. 

DONA  LUCREZIA  BORGIA. 

DON  ALPHONSE  D'ESTE. 

GENNARO. 

GUBETTA. 

MAFFIO  ORSINI. 

JEPPO  LIVERETTO. 

DON  APOSTOLO  GAZELLA. 

ASCANIO  PETRUCCI. 

OLOFERNO  A^ITELLOZZO. 

RUSTIGHELLO. 

ASTOLFO. 

LA  PRINCESSE  NEGRONI. 

Un  Fïuissier. 

Des  Moines. 

Seigneurs,   Pages,   Gardes. 

Venise.  —  Ferrare. 
15... 


LUCRECE   BORGIA 


->*<- 


ACTE  PREMIER. 

AFFRONT   SUR   AFFRONT. 


PREMIERE  PARTIE. 

Une  terrasse  du  palais  Barbarigo,  a  Venise.  C'est  une  fête  de  nuit.  Des  masques  traversent  par 
instants  le  théâtre. Des  deux  côtés  de  la  terrasse,  le  palais ,  splendidement  illuminé  et  résonnant 
de  fanrares.  La  terrasse  couverte  d'ombre  et  de  verdure.  Au  fond,  au  bas  de  la  terrasse,  est 
censé  couler  le  canal  de  la  Zuecca,  sur  lequel  on  voit  passer  par  moments,  dans  les  ténèbres, 
des  gondoles,  chargées  de  masques  et  de  musiciens,  à  demi  éclairées.  Chacune  de  ces  gondoles 
traverse  le  fond  du  théâtre  avec  une  symphonie  tantôt  gracieuse,  tantôt  lugubre,  qui  s'éteint 
par  degrés  dans  l'éloignement.  Au  fond, Venise,  au  clair  de  lune. 


SCENE  PREMIERE. 

De  jeunes  seigneurs,  magnifiquement  vêtus,  leurs  masques  à  la  main, 
causent  sur  la  terrasse. 

GUBETTA,  GENNARO,  vêtu  en  capitaine;  DON  APOSTOLO  GAZELLA, 
MAFFIO  ORSINI,  ASCANIO  PETRUCCI,  OLOFERNO  VITEL- 
LOZZO,  JEPPO  LIVERETTO. 


OLOFERNO. 

Nous  vivons  dans  une  époque  où  les  gens  accomplissent  tant  d'actions 
horribles  qu'on  ne  parle  plus  de  celle-là,  mais  certes  il  n'y  eut  jamais  événe- 
ment plus  sinistre  et  plus  mystérieux. 

ASCANIO. 

Une  chose  ténébreuse  faite  par  des  hommes  ténébreux. 

JEPPO. 

Moi,  je  sais  les  faits,  messeigneurs.  Je  les  tiens  de  mon  cousin  éminentis- 
sime  le  cardinal  Carriale,  qui  a  été  mieux  informé  que  personne.  —  Vous 
savez,  le  cardinal  Carriale,  qui  eut  cette  hère  dispute  avec  le  cardinal  Riario, 
au  sujet  de  la  guerre  contre  Charles  VI II  de  France? 


448  LUCRÈCE  BORGIA. 

GENNARO,  bâillant. 

Ah!  voilà  Jeppo  qui  va  nous  conter  des  histoires!  —  Pour  ma  part,  je 
n'écoute  pas.  Je  suis  déjà  bien  assez  fatigué  sans  cela. 

MAFFIO. 

Ces  choses-là  ne  t'intéressent  pas,  Gennaro,  et  c'est  tout  simple.  Tu  es  un 
brave  capitaine  d'aventure.  Tu  portes  un  nom  de  fantaisie.  Tu  ne  connais  ni 
ton  père  ni  ta  mère.  On  ne  doute  pas  que  tu  ne  sois  gentilhomme,  à  la  façon 
dont  tu  tiens  une  épée;  mais  tout  ce  qu'on  sait  de  ta  noblesse,  c'est  que  tu 
te  bats  comme  un  lion.  Sur  mon  âme,  nous  sommes  compagnons  d'armes,  et 
ce  que  je  dis  n'est  pas  pour  t'ofFenser.  Tu  m'as  sauvé  la  vie  à  Rimini,  je  t'ai 
sauvé  la  vie  au  pont  de  Vicence.  Nous  nous  sommes  juré  de  nous  aider  en 
périls  comme  en  amour,  de  nous  venger  l'un  l'autre  quand  besoin  serait, 
de  n'avoir  pour  ennemis,  moi,  que  les  tiens,  toi,  que  les  miens.  Un  astro- 
logue nous  a  prédit  que  nous  mourrions  tous  deux  de  la  même  mort  et  le 
même  jour,  et  nous  lui  avons  donné  dix  sequins  d'or  pour  la  prédiction. 
Nous  ne  sommes  pas  amis,  nous  sommes  frères.  Mais  enfin,  tu  as  le  bonheur 
de  t'appeler  simplement  Gennaro,  de  ne  tenir  à  personne,  de  ne  traîner  après 
toi  aucune  de  ces  fatalités,  souvent  héréditaires,  qui  s'attachent  aux  noms 
historiques.  Tu  es  heureux!  Que  t'importe  ce  qui  se  passe  et  ce  qui  s'est 
passé,  pourvu  qu'il  y  ait  toujours  des  hommes  pour  la  guerre  et  des  femmes 
pour  le  plaisir?  Que  te  fait  l'histoire  des  familles  et  des  villes,  à  toi,  enfant 
du  drapeau,  qui  n'as  ni  ville  ni  famille?  Nous,  vois-tu,  Gennaro  ?  c'est  diffé- 
rent. Nous  avons  droit  de  prendre  intérêt  aux  catastrophes  de  notre  temps. 
Nos  pères  et  nos  mères  ont  été  mêlés  à  ces  tragédies,  et  presque  toutes  nos 
familles  saignent  encore. —  Dis-nous  ce  que  tu  sais,  Jeppo. 

GENNARO. 

Il  se  jette  dans  un  fauteuil,  dans  l'attitude  de  quelqu'un  qui  va  dormir. 

Vous  me  réveillerez  quand  Jeppo  aura  fini. 

JEPPO. 

Voici.  —  C'est  en  quatorze  cent  quatrevingt. . . 

GUBETTA,  dans  un  coin  du  théâtre. 

Quatrevingt-dix-sept. 

JEPPO. 

C'est  juste.  Quatrevingt-dix-sept.  Dans  une  certaine  nuit  d'un  mercredi  à 
un  jeudi... 

GUBETTA. 

Non.  D'un  mardi  à  un  mercredi. 


ACTE  I.  —   AFFRONT   SUR  AFFRONT.  449 


JEPPO. 


Vous  avez  raison.  —  Cette  nuit  donc,  un  batelier  du  Tibre,  qui  s'était 
couché  dans  son  bateau,  le  long  du  bord,  pour  garder  ses  marchandises,  vit 
quelque  chose  d'effrayant.  C'était  un  peu  au-dessous  de  l'église  Santo-Hiero- 
nimo.  11  pouvait  être  cinq  heures  après  minuit.  Le  batelier  vit  venir  dans 
l'obscurité,  par  le  chemin  qui  est  à  gauche  de  l'église,  deux  hommes  qui 
allaient  à  pied,  de  ci,  de  là,  comme  inquiets;  après  quoi  il  en  parut  deux 
autres,  et  enfin  trois;  en  tout  sept.  Un  seul  était  à  cheval.  Il  faisait  nuit  assez 
noire.  Dans  toutes  les  maisons  qui  regardent  le  Tibre,  il  n'y  avait  plus  qu'une 
seule  fenêtre  éclairée.  Les  sept  hommes  s'approchèrent  du  bord  de  l'eau. 
Celui  qui  était  monté  tourna  la  croupe  de  son  cheval  du  côté  du  Tibre,  et 
alors  le  batelier  vit  distinctement  sur  cette  croupe  des  jambes  qui  pendaient 
d'un  côté,  une  tête  et  des  bras  de  l'autre,  —  le  cadavre  d'un  homme.  Pen- 
dant que  leurs  camarades  guettaient  les  angles  des  rues,  deux  de  ceux  qui 
étaient  à  pied  prirent  le  corps  mort,  le  balancèrent  deux  ou  trois  fois  avec 
force,  et  le  lancèrent  au  milieu  du  Tibre.  Au  moment  où  le  cadavre  frappa 
l'eau,  celui  qui  était  à  cheval  fît  une  question  à  laquelle  les  deux  autres  ré- 
pondirent :  Oui,  monseigneur.  Alors  le  cavalier  se  retourna  vers  le  Tibre,  et 
vit  quelque  chose  de  noir  qui  flottait  sur  l'eau.  Il  demanda  ce  que  c'était. 
On  lui  répondit  :  Monseigneur,  c'est  le  manteau  de  monseigneur  qui  est 
mort.  Et  quelqu'un  de  la  troupe  jeta  des  pierres  à  ce  manteau,  ce  qui  le  fit 
enfoncer.  Ceci  fait,  ils  s'en  allèrent  tous  de  compagnie,  et  prirent  le  chemin 
qui  mène  à  Saint-Jacques.  Voilà  ce  que  vit  ce  batelier. 

MAFFIO. 

Une  lugubre  aventure.  Était-ce  quelqu'un  de  considérable  que  ces 
hommes  jetaient  ainsi  à  l'eau?  Ce  cheval  me  fait  un  effet  étrange;  l'assassin 
en  selle,  et  le  mort  en  croupe. 

BETTA. 

Sur  ce  cheval  il  y  avait  les  deux  frères. 

JEPPO. 

Vous  l'avez  dit,  monsieur  de  Belverana.  Le  cadavre,  c'était  Jean  Borgia; 
le  cavalier,  c'était  César  Borgia. 

mai  1 

Famille  de  démons  que  ces  Borgia'  Et  dites,  Jeppo,  pourquoi  le  frère 
tuait-il  ainsi  le  frère  ? 

JEPPO. 

Je  ne  vous  le  dirai  pas.  La  cause  du  meurtre  est  tellement  abominable 
que  ce  doit  être  un  péché  mortel  d'en  parler  seulement. 


450  LUCRECE  BORGIA. 

GUBETTA. 

Je  vous  le  dirai,  moi.  César,  cardinal  de  Valence,  a  tué  Jean,  duc  de 
Gandia,  parce  que  les  deux  frères  aimaient  la  même  femme. 

MAFFIO. 

Et  qui  était  cette  femme  f 

GUBETTA,  toujours  au  fond  du  théâtre. 

Leur  sœur. 

JEPPO. 

Assez,  monsieur  de  Belverana.  Ne  prononcez  pas  devant  nous  le  nom  de 
cette  femme  monstrueuse.  Il  n'est  pas  une  de  nos  familles  à  laquelle  elle 
n'ait  fait  quelque  plaie  profonde. 

MAFFIO. 

N'y  avait-il  pas  aussi  un  enfant  mêlé  à  tout  cela  ? 

JEPPO. 

Oui,  un  enfant  dont  je  ne  veux  nommer  que  le  père,  qui  était  Jean 
Borgia. 

MAFFIO. 

Cet  enfant  serait  un  homme  maintenant. 

OLOFERNO. 

Il  a  disparu. 

JEPPO. 

Est-ce  César  Borgia  qui  a  réussi  à  le  soustraire  à  la  mère  ?  Est-ce  la  mère 
qui  a  réussi  à  le  soustraire  à  César  Borgia?  On  ne  sait. 

DON  APOSTOLO. 

Si  c'est  la  mère  qui  cache  son  fils,  elle  fait  bien.  Depuis  que  César 
Borgia,  cardinal  de  Valence,  est  devenu  duc  de  Valentinois,  il  a  fait  mourir, 
comme  vous  savez,  sans  compter  son  frère  Jean,  ses  deux  neveux,  les  fils  de 
Guifry  Borgia,  prince  de  Squillacci,  et  son  cousin,  le  cardinal  François 
Borgia.  Cet  homme  a  la  rage  de  tuer  ses  parents. 

JEPPO. 

Pardieu!  il  veut  être  le  seul  Borgia,  et  avoir  tous  les  biens  du  pape. 

ASCANIO. 

La  sœur  que  vous  ne  voulez  pas  nommer,  Jeppo,  ne  fit-elle  pas  à  la 


ACTE   I.       -  AFFRONT   SUR  AFFRONT.  451 

même  époque  une  cavalcade  secrète  au  monastère  de  Saint-Sixte  pour  s'y 
renfermer,  sans  qu'on  sût  pourquoi  ? 


JKPPO. 


Je  crois  que  oui.  C'était  pour  se  séparer  du  seigneur  Jean  Sforza,  son 
deuxième  mari. 

MAFFIO. 

Et  comment  se  nommait  ce  batelier  qui  a  tout  vu  ? 

JEPPO. 

Je  ne  sais  pas. 

GUBETTA. 

Il  se  nommait  Georgio  Schiavone,  et  avait  pour  industrie  de  mener  du 
bois  par  le  Tibre  à  Ripetta. 

MAFFIO,  bas  à  Ascanio. 

Voilà  un  espagnol  qui  en  sait  plus  long  sur  nos  affaires  que  nous  autres 
romains. 

ASCANIO,  bas. 

Je  me  défie  comme  toi  de  ce  monsieur  de  Belverana.  Mais  n'approfon- 
dissons pas  ceci.  Il  y  a  peut-être  une  chose  dangereuse  là-dessous. 

JEPPO. 

Ah!  messieurs,  messieurs!  dans  quel  temps  sommes-nous?  Et  connaissez- 
vous  une  créature  humaine  qui  soit  sûre  de  vivre  quelques  lendemains  dans 
cette  pauvre  Italie,  avec  les  guerres,  les  pestes  et  les  Borgia  qu'il  y  a  ? 

DON  APOSTOLO. 

Ah  çà,  messeigneurs,  je  crois  que  tous  tant  que  nous  sommes  nous  de- 
vons faire  partie  de  l'ambassade  que  la  république  de  Venise  envoie  au  duc 
de  Ferrare,  pour  le  féliciter  d'avoir  repris  Rimini  sur  les  Malatesta.  Quand 
partons-nous  pour  Ferrare  ? 

OLOFERNO. 

Décidément,  après-demain.  Vous  savez  que  les  deux  ambassadeurs  sont 
nommés.  C'est  le  sénateur  Tiopolo  et  le  général  des  galères  Grimani. 

DON  APOSTOLO. 

Le  capitaine  Gennaro  sera-t-il  des  nôtres  ? 

MAFFIO. 

Sans  doute  !  Gennaro  et  moi ,  nous  ne  nous  séparons  jamais. 


452  LUCRECE  BORGIA. 

ASCANIO. 

J'ai  une  observation  importante  à  vous  soumettre,  messieurs;  c'est  qu'on 
boit  le  vin  d'Espagne  sans  nous. 

MAFFIO. 

Rentrons  au  palais.  —  Hé  !  Gennaro  ! 
A  Jeppo. 
—  Mais  c'est  qu'il  s'est  réellement  endormi  pendant  votre  histoire,  Jeppo. 

JEPPO. 

Qu'il  dorme. 

Tous  sortent,  excepté  Gubetta. 


SCENE  IL 
GUBETTA,  puis  DON  A  LUCREZIA,  GENNARO,  endormi. 

GUBETTA,  seul. 

Oui,  j'en  sais  plus  long  qu'eux j  ils  se  disaient  cela  tout  bas.  J'en  sais  plus 
;ong  qu'eux,  mais  dona  Lucrezia  en  sait  plus  que  moi,  monsieur  de  Valen- 
tinois  en  sait  plus  que  dona  Lucrezia,  le  diable  en  sait  plus  que  monsieur  de 
Valentinois,  et  le  pape  Alexandre  six  en  sait  plus  que  le  diable. 

Regardant  Gennaro. 

—  Comme  cela  dort,  ces  jeunes  gens  ! 

Entre  dona  Lucrezia,  masquée.  Elle  aperçoit  Gennaro  endormi,  et  va  le  contempler 
avec  une  sorte  de  ravissement  et  de  respect. 

DONA  LUCREZIA,  à  part. 

Il  dort.  —  Cette  fête  l'aura  sans  doute  fatigué.  —  Qu'il  est  beau  ! 

Se  retournant. 

—  Gubetta! 

GUBETTA. 

Parlez  moins  haut,  madame.  —  Je  ne  m'appelle  pas  ici  Gubetta,  mais  le 
comte  de  Belverana,  gentilhomme  castillan;  vous,  vous  êtes  madame  la  mar- 
quise de  Pontequadrato ,  dame  napolitaine.  Nous  ne  devons  pas  avoir  l'air 
de  nous  connaître.  Ne  sont-ce  pas  là  les  ordres  de  votre  altesse  ?  Vous  n'êtes 
point  ici  chez  vous;  vous  êtes  à  Venise. 

DONA  LUCREZIA. 

C'est  juste,  Gubetta.  Mais  il  n'y  a  personne  sur  cette  terrasse,  que  ce 
jeune  homme  qui  dort.  Nous  pouvons  causer  un  instant. 


ACTE  I.  —  AFFRONT   SUR  AFFRONT.  453 


GUBETTA. 


Comme  il  plaira  à  votre  altesse.  J'ai  encore  un  conseil  à  vous  donner, 
c'est  de  ne  point  vous  démasquer.  On  pourrait  vous  reconnaître. 


DONA   LUCREZIA. 


Et  que  m'importe?  S'ils  ne  savent  pas  qui  je  suis,  je  n'ai  rien  à  craindre. 
S'ils  savent  qui  je  suis,  c'est  à  eux  d'avoir  peur. 

GUBETTA. 

Nous  sommes  à  Venise,  madame.  Vous  avez  bien  des  ennemis  ici,  et  des 
ennemis  libres.  Sans  doute  la  république  de  Venise  ne  souffrirait  pas  qu'on 
osât  attenter  à  la  personne  de  votre  altesse,  mais  on  pourrait  vous  insulter. 

DONA  LUCREZIA. 

Ah!  tu  as  raison.  Mon  nom  fait  horreur,  en  effet. 

GUBETTA. 

Il  n'y  a  pas  ici  que  des  vénitiens.  Il  y  a  des  romains,  des  napolitains,  d< 
romagnols,  des  lombards,  des  italiens  de  toute  l'Italie. 

DONA   LUCREZIA. 

Et  toute  l'Italie  me  hait!  tu  as  raison.  Il  faut  pourtant  que  tout  cela 
change.  Je  n'étais  pas  née  pour  faire  le  mal,  je  le  sens  à  présent  plus  que 
jamais.  C'est  l'exemple  de  ma  famille  qui  m'a  entraînée.  —  Gubetta  ! 

GUBETTA. 

Madame. 

DOXA   LUCREZIA. 

Fais  porter  sur-le-champ  les  ordres  que  nous  allons  te  donner  dans  notre 
gouvernement  de  Spolète. 

Gl  BETTA. 

Ordonnez,  madame;  j'ai  toujours  quatre  mules  sellées  et  quatre  coureurs 
tout  prêts  à  partir. 

DONA  LUCREZIA. 

Qu'a-t-on  fait  de  Galeas  Accaioli  ? 

GUBETTA. 

Il  est  toujours  en  prison,  en  attendant  que  votre  altesse  le  fasse  pendre. 

THÉÂTRE.   —  II.  30 

lUi'MUl  nu:     SiTIOSALE. 


454  LUCRECE   BORGIA. 

DONA  LUCREZIA. 

Et  Guifry  Buondelmonte  ? 

GUBETTA. 

Au  cachot.  Vous  n'avez  pas  encore  dit  de  le  faire  étrangler. 

DONA  LUCREZIA. 

Et  Manfredi  de  Curzola  ? 

GUBETTA. 

Pas  encore  étranglé  non  plus. 

DONA  LUCREZIA. 

Et  Spadacappa  ? 

GUBETTA. 

D'après  vos  ordres,  on  ne  doit  lui  donner  le  poison  que  le  jour  de 
Pâques,  dans  l'hostie.  Cela  viendra  dans  six  semaines.  Nous  sommes  au  car- 
naval. 

DONA  LUCREZIA. 

Et  Pierre  Capra  ? 

GUBETTA. 

A  l'heure  qu'il  est,  il  est  encore  évêque  de  Pesaro  et  régent  de  la  chan-     0 
cellerie.  Mais,  avant  un  mois,  il  ne  sera  plus  qu'un  peu  de  poussière.  Car 
notre  Saint-Père  le  pape  l'a  fait  arrêter  sur  votre  plainte,  et  le  tient  sous 
bonne  garde  dans  les  chambres  basses  du  Vatican. 

DONA  LUCREZIA. 

Gubetta,  écris  en  hâte  au  Saint-Père  que  je  lui  demande  la  grâce  de  Pierre 
Capra!  Gubetta,  qu'on  mette  en  liberté  Accaioli!  En  liberté  Manfredi  de 
Curzola  !  En  liberté  Buondelmonte  !  En  liberté  Spadacappa  ! 

GUBETTA. 

Attendez!  attendez,  madame!  laissez -moi  respirer!  Quels  ordres  me 
donnez-vous  là  ?  Ah  !  mon  Dieu  !  il  pleut  des  pardons  !  il  grêle  de  la  misé- 
ricorde! je  suis  submergé  dans  la  clémence!  je  ne  me  tirerai  jamais  de  ce 
déluge  effroyable  de  bonnes  actions! 

DONA  LUCREZIA. 

Bonnes  ou  mauvaises,  que  t'importe,  pourvu  que  je  te  les  paye  ? 

GUBETTA. 

Ah  !  c'est  qu'une  bonne  action  est  bien  plus  difficile  à  faire  qu'une  mau- 


ACTE  I.  —  AFFRONT   SUR   AFFRONT.  455 

vaise.  —  Hélas!  pauvre  Gubetta  que  je  suis!  A  présent  que  vous  vous  ima- 
ginez de  devenir  miséricordieuse,  qu'est-ce  que  je  vais  devenir,  moi  ? 

DONA  LUCREZIA. 

Ecoute,  Gubetta,  tu  es  mon  plus  ancien  et  mon  plus  fidèle  confident... 

GUBETTA. 

Voilà  quinze  ans,  en  effet,  que  j'ai  l'honneur  d'être  votre  collaborateur. 

DONA  LUCREZIA. 

Eh  bien!  dis,  Gubetta,  mon  vieil  ami,  mon  vieux  complice,  est-ce  que 
tu  ne  commences  pas  à  sentir  le  besoin  de  changer  de  genre  de  vie  ?  est-ce 
que  tu  n'as  pas  soif  d'être  bénis,  toi  et  moi,  autant  que  nous  avons  été  mau- 
dits ?  est-ce  que  tu  n'en  as  pas  assez  du  crime  ? 

GUBETTA. 

Je  vois  que  vous  êtes  en  train  de  devenir  la  plus  vertueuse  altesse  qui 
soit. 

DONA  LUCREZIA. 

Est-ce  que  notre  commune  renommée  à  tous  deux,  notre  renommée 
infâme,  notre  renommée  de  meurtre  et  d'empoisonnement,  ne  commence 
pas  à  te  peser,  Gubetta  ? 

GUBETTA. 

Pas  du  tout.  Quand  je  passe  dans  les  rues  de  Spolète,  j'entends  bien 
quelquefois  des  manants  qui  fredonnent  autour  de  moi  :  Hum  !  ceci  est 
Gubetta,  Gubetta-poison,  Gubetta-poignard,  Gubetta-gibet  !  car  ils  ont  mis 
à  mon  nom  une  flamboyante  aigrette  de  sobriquets.  On  dit  tout  cela,  et, 
quand  les  voix  ne  le  disent  pas,  ce  sont  les  yeux  qui  le  disent.  Mais  qu'est-ce 
que  cela  me  fait?  Je  suis  habitué  à  ma  mauvaise  réputation  comme  un  soldat 
du  pape  à  servir  la  messe. 

DONA   LUCREZIA. 

Mais  ne  sens-tu  pas  que  tous  les  noms  odieux  dont  on  t'accable,  et  dont 
on  m'accable  aussi,  peuvent  aller  éveiller  le  mépris  et  la  haine  dans  un  cœur 
où  tu  voudrais  être  aimé?  Tu  n'aimes  donc  personne  au  monde,  Gubetta? 

GUBETTA. 

Je  voudrais  bien  savoir  qui  vous  aimez,  madame? 

DONA  LUCREZIA. 

Qu'en  sais-tu?  Je  suis  franche  avec  toi,  je  ne  te  parlerai  ni  de  mon  père, 
ni  de  mon  frère,  ni  de  mon  mari,  ni  de  mes  amants. 

30. 


456  LUCRECE  BORGIA. 

GUBETTA. 

Mais  c'est  que  je  ne  vois  guère  que  cela  qu'on  puisse  aimer. 

DONA  LUCREZIA. 

Il  y  a  encore  autre  chose,  Gubetta. 

GUBETTA. 

Ah  çà!  est-ce  que  vous  vous  faites  vertueuse  pour  l'amour  de  Dieu? 

DONA  LUCREZIA. 

Gubetta!  Gubetta!  s'il  y  avait  aujourd'hui  en  Italie,  dans  cette  fatale  et 
criminelle  Italie,  un  cœur  noble  et  pur,  un  cœur  plein  de  hautes  et  de  mâles 
vertus,  un  cœur  d'ange  sous  une  cuirasse  de  soldat;  s'il  ne  me  restait,  à 
moi,  pauvre  femme,  haïe,  méprisée,  abhorrée,  maudite  des  hommes, 
damnée  du  ciel,  misérable  toute-puissante  que  je  suis;  s'il  ne  me  restait, 
dans  l'état  de  détresse  où  mon  âme  agonise  douloureusement,  qu'une  idée, 
qu'une  espérance,  qu'une  ressource,  celle  de  mériter  et  d'obtenir  avant  ma 
mort  une  petite  place,  Gubetta,  un  peu  de  tendresse,  un  peu  d'estime  dans 
ce  cœur  si  fier  et  si  pur;  si  je  n'avais  d'autre  pensée  que  l'ambition  de  le 
sentir  battre  un  jour  joyeusement  et  librement  sur  le  mien;  comprendrais-tu 
alors,  dis,  Gubetta,  pourquoi  j'ai  hâte  de  racheter  mon  passé,  de  laver  ma 
renommée,  d'effacer  les  taches  de  toutes  sortes  que  j'ai  partout  sur  moi,  et 
de  changer  en  une  idée  de  gloire,  de  pénitence  et  de  vertu,  l'idée  infâme 
et  sanglante  que  l'Italie  attache  à  mon  nom  ? 

GUBETTA. 

Mon  Dieu,  madame!  sur  quel  ermite  avez-vous  marché  aujourd'hui  ? 

DONA  LUCREZIA. 

Ne  ris  pas.  Il  y  a  longtemps  déjà  que  j'ai  ces  pensées  sans  te  les  dire. 
Lorsqu'on  est  entraîné  par  un  courant  de  crimes,  on  ne  s'arrête  pas  quand 
on  veut.  Les  deux  anges  luttaient  en  moi,  le  bon  et  le  mauvais;  mais  je 
crois  que  le  bon  va  enfin  l'emporter. 

GUBETTA. 

Alors,  te  Deum  lauâamm,  magnificat  anima  mea  Dominum !  —  Savez-vous, 
madame,  que  je  ne  vous  comprends  plus,  et  que,  depuis  quelque  temps, 
vous  êtes  devenue  indéchiffrable  pour  moi?  Il  y  a  un  mois,  votre  altesse 
annonce  qu'elle  part  pour  Spolète,  prend  congé  de  monseigneur  don 
Alphonse  d'Esté,  votre  mari,  qui  a,  du  reste,  la  bonhomie  d'être  amoureux 


ACTE  I.  -   -  AFFRONT  SUR  AFFRONT.  457 

de  vous  comme  un  tourtereau  et  jaloux  comme  un  tigre;  votre  altesse 
donc  quitte  Ferrarc,  et  s'en  vient  secrètement  à  Venise,  presque  sans  suite, 
affublée  d'un  faux  nom  napolitain,  et  moi  d'un  faux  nom  espagnol.  Arrivée 
à  Venise,  votre  altesse  se  sépare  de  moi,  et  m'ordonne  de  ne  pas  la  con- 
naître. Et  puis  vous  vous  mettez  à  courir  les  fêtes,  les  musiques,  les  ter- 
tullias  à  l'espagnole,  profitant  du  carnaval  pour  aller  partout  masquée, 
cachée  à  tous,  déguisée,  me  parlant  à  peine  entre  deux  portes  chaque  soir; 
et  voilà  que  toute  cette  mascarade  se  termine  par  un  sermon  que  vous  me 
faites!  Un  sermon  de  vous  à  moi,  madame!  cela  n'est-il  pas  véhément  et 
prodigieux?  Vous  avez  métamorphosé  votre  nom,  vous  avez  métamorphosé 
votre  habit,  à  présent  vous  métamorphosez  votre  âme.  En  honneur,  c'est 
pousser  furieusement  loin  le  carnaval.  Je  m'y  perds.  Où  est  la  cause  de  cette 
conduite  de  la  part  de  votre  altesse  ? 

DONA  LUCREZIA,  lui  saisissant  vivement  le  bras  et  l'attirant 
près  de  Gennaro  endormi. 

Vois-tu  ce  jeune  homme  ? 

GUBETTA. 

Ce  jeune  homme  n'est  pas  nouveau  pour  moi,  et  je  sais  bien  que  c'est 
après  lui  que  vous  courez  sous  votre  masque  depuis  que  vous  êtes  à  Venise. 

DONA  LUCREZIA. 

Qu'est-ce  que  tu  en  dis? 

GUBETTA. 

Je  dis  que  c'est  un  jeune  homme  qui  dort  assis  dans  un  fauteuil,  et  qui 
dormirait  debout  s'il  avait  été  en  tiers  dans  la  conversation  morale  et  édi- 
fiante que  je  viens  d'avoir  avec  votre  altesse. 

DONA  LUCREZIA. 

Est-ce  que  tu  ne  le  trouves  pas  bien  beau  ? 

GUBETTA. 

Il  serait  plus  beau,  s'il  n'avait  pas  les  yeux  fermés.  Un  visage  sans  yeux, 
c'est  un  palais  sans  fenêtres. 

DONA  LUCREZIA. 

Si  tu  savais  comme  je  l'aime! 

GUBETTA. 

C'est  l'affaire  de  don  Alphonse,  votre  royal  mari.  Je  dois  cependant 
avertir  votre  altesse  qu'elle  perd  ses  peines.  Ce  jeune  homme,  à  ce  qu'on  m'a 
dit,  aime  d'amour  une  belle  jeune  fille  nommée  Fiametta. 


458 


LUCRECE  BORGIA. 


DONA  LUCREZIA. 

Et  la  jeune  fille,  l'aime-t-elle? 

GUBETTA. 

On  dit  que  oui. 

DONA  LUCREZIA. 

Tant  mieux!  Je  voudrais  tant  le  savoir  heureux! 

GUBETTA. 

Voilà  qui  est  singulier  et  n'est  guère  dans  vos  façons.  Je  vous  croyais  plus 
jalouse. 

DONA  LUCREZIA,  contemplant  Gennaro. 

Quelle  noble  figure  ! 

GUBETTA. 

Je  trouve  qu'il  ressemble  à  quelqu'un... 

DONA  LUCREZIA,  vivement. 

Ne  me  dis  pas  à  qui  tu  trouves  qu'il  ressemble!  —  Laisse-moi. 

Gubetta  sort.  Dona  Lucrezia  reste  quelques  instants  comme  en  extase  devant  Gennaro; 
elle  ne  voit  pas  deux  hommes  masqués  qui  viennent  d'entrer  au  fond  du  théâtre  et 
qui  l'observent. 

DONA  LUCREZIA,  se  croyant  seule. 

C'est  donc  lui!  il  m'est  donc  enfin  donné  de  le  voir  un  instant  sans  péril! 
Non,  je  ne  l'avais  pas  rêvé  plus  beau!  O  Dieu!  épargnez-moi  l'angoisse  d'être 
jamais  haïe  et  méprisée  de  lui.  Vous  savez  qu'il  est  tout  ce  que  j'aime  sous  le 
ciel!  —  Je  n'ose  ôter  mon  masque,  il  faut  pourtant  que  j'essuie  mes  larmes. 

Elle  ôte  son  masque  pour  s'essuyer  les  yeux.  Les  deux  hommes  masqués  causent  à  voix  basse 
pendant  qu'elle  retombe  dans  sa  contemplation  de  Gennaro. 

PREMIER  HOMME  MASQUE. 

Cela  suffît.  Je  puis  retourner  à  Ferrare.  Je  n'étais  venu  à  Venise  que  pour 
m'assurer  de  son  infidélité;  j'en  ai  assez  vu.  Mon  absence  de  Ferrare  ne  peut 
se  prolonger  plus  longtemps.  Ce  jeune  homme  est  son  amant.  Comment  le 
nomme-t-on,  Rustighello? 

DEUXIEME  HOMME  MASQUE. 

11  s'appelle  Gennaro.  C'est  un  capitaine  aventurier,  un  brave,  sans  père 
ni  mère,  un  homme  dont  on  ne  connaît  pas  les  bouts.  Il  est  en  ce  moment 
au  service  de  la  république  de  Venise. 


ACTE   I.  —  AFFRONT   SUR   AFFRONT.  459 

PREMIER  HOMME. 

Fais  en  sorte  qu'il  vienne  à  Ferrarc. 

DEUXIÈME  HOMME. 

Cela  se  fera  de  soi-même,  monseigneur.  Il  part  après-demain  pour  Fer- 
rare  avec  plusieurs  de  ses  amis,  qui  font  partie  de  l'ambassade  des  sénateurs 
Tiopolo  et  Grimani. 

PREMIER  HOMME. 

C'est  bien.  Les  rapports  qu'on  m'a  faits  étaient  exacts.  J'en  ai  assez  vu, 
te  dis-je;  nous  pouvons  repartir. 

Ils  sortent. 
DONA  LUCREZIA,  joignant  les  mains  et  presque  agenouillée  devant  Gennaro. 

O  mon  Dieu,  qu'il  y  ait  autant  de  bonheur  pour  lui  qu'il  y  a  eu  de  mal- 
heur pour  moi! 

Elle  dépose  un  baiser  sur  le  front  de  Gennaro,  qui  s'éveille  en  sursaut. 
GENNARO,  saisissant  par  les  deux  bras  Lucrezia  interdite. 

Un  baiser!  une  femme!  —  Sur  mon  honneur,  madame,  si  vous  étiez 
reine  et  si  j'étais  poëte,  ce  serait  véritablement  l'aventure  de  messire  Alain 
Chartier,  le  rimeur  français.  —  Mais  j'ignore  qui  vous  êtes,  et  moi  je  ne  suis 
qu'un  soldat. 

DONA  LUCREZIA. 

Laissez-moi,  seigneur  Gennaro! 

GENNARO. 


Non  pas,  madame! 
Voici  quelqu'un  ! 


DONA  LUCREZIA. 

Elle  s'enfuit,  Gennaro  la  suit. 

SCÈNE  III. 

JEPPO,Puis  MAITIO. 

JEPPO,  entrant  par  le  côté  opposé. 

Quel   est   ce   visage?  c'est   bien   clic!    Cette  femme   à  \  -    lié, 

Maffio! 

MAI- 1  IO,  entrant. 

Qu'est-ce  ? 


460  LUCRECE  BORG1A. 

JEPPO. 

Que  je  te  dise  une  rencontre  inouïe. 

Il  parle  bas  à  l'oreille  de  Maffio. 
MAFFIO. 

En  es-tu  sûr  ? 

JEPPO. 

Comme  je  suis  sûr  que  nous  sommes  ici  dans  le  palais  Barbarigo  et  non 
dans  le  palais  Labbia. 

MAFFIO. 

Elle  était  en  causerie  galante  avec  Gennaro  ? 

JEPPO. 

Avec  Gennaro. 

MAFFIO. 

Il  faut  tirer  mon  frère  Gennaro  de  cette  toile  d'araignée. 

JEPPO. 

Viens  avertir  nos  amis. 

Ils  sortent.  ■ —  Pendant  quelques  instants  la  scène  reste  vide;  on  voit  seulement  passer, 
de  temps  en  temps,  au  fond  du  théâtre,  quelques  gondoles  avec  des  symphonies.  — • 
Rentrent  Gennaro  et  dona  Lucrezia  masquée. 


SCENE  IV. 
GENNARO,  DONA  LUCREZIA. 

DONA  LUCREZIA. 

Cette  terrasse  est  obscure  et  déserte;  je  puis  me  démasquer  ici.  Je  veux 
que  vous  voyiez  mon  visage,  Gennaro. 

Elle  se  démasque. 
GENNARO. 

Vous  êtes  bien  belle! 

DONA  LUCREZIA. 

Regarde-moi  bien,  Gennaro,  et  dis-moi  que  je  ne  te  fais  pas  horreur! 

GENNARO. 

Vous,  me  faire  horreur,  madame!  et  pourquoi?  Bien  au  contraire,  je  me 
sens  au  fond  du  cœur  quelque  chose  qui  m'attire  vers  vous; 


ACTE   I.  —  AFFRONT   SUR  AFFRONT.  461 

DON  A  LUCREZIA. 

Donc  tu  crois  que  tu  pourrais  m'aimer,  Gennaro? 

GENNARO. 

Pourquoi  non?  Pourtant,  madame,  je  suis  sincère,  il  y  aura  toujours  une 
femme  que  j'aimerai  plus  que  vous. 

DONA  LUCREZIA,  souriant. 

Je  sais.  La  petite  Fiame.ta. 

GENNARO. 

Non. 

DONA  LUCREZIA. 

Qui  donc  ? 

GENNARO. 

Ma  mère. 

DONA  LUCREZIA. 

Ta  mère!  ta  mère,  ô  mon  Gennaro!  Tu  aimes  bien  ta  mère,  n'est-ce  pas? 

GENNARO. 

Et  pourtant  je  ne  l'ai  jamais  vue.  Voilà  qui  vous  paraît  bien  singulier, 
n'est-il  pas  vrai  ?  Tenez,  je  ne  sais  pas  pourquoi,  j'ai  une  pente  à  me  confier 
à  vous;  je  vais  vous  dire  un  secret  que  je  n'ai  encore  dit  à  personne,  pas 
même  à  mon  frère  d'armes,  pas  même  à  Maffio  Orsini.  Cela  est  étrange  de 
se  livrer  ainsi  au  premier  venu;  mais  il  me  semble  que  vous  n'êtes  pas  pour 
moi  la  première  venue.  — Je  suis  un  capitaine  qui  ne  connaît  pas  sa  famille. 
J'ai  été  élevé  en  Calabre  par  un  pêcheur  dont  je  me  croyais  le  fils.  Le  jour 
où  j'eus  seize  ans,  ce  pêcheur  m'apprit  qu'il  n'était  pas  mon  père.  Quelque 
temps  après,  un  seigneur  vint  qui  m'arma  chevalier  et  qui  repartit  sans  avoir 
levé  la  visière  de  son  morion.  Quelque  temps  après  encore,  un  homme  vêtu 
de  noir  vint  m'apporter  une  lettre.  Je  l'ouvris.  C'était  ma  mère  qui  m'écri- 
vait, ma  mère  que  je  ne  connaissais  pas,  ma  mère  que  je  rêvais  bonne, 
douce,  tendre,  belle  comme  vous,  ma  mère,  que  j'adorais  de  toutes  les 
forces  de  mon  âme!  Cette  lettre  m'apprit,  sans  me  dire  aucun  nom,  que 
j'étais  noble  et  de  grande  race,  et  que  ma  mère  était  bien  malheureuse. 
Pauvre  mère! 

DONA  LUCREZIA. 

Bon  Gennaro! 

GENNARO. 

Depuis  ce  jour-là,  je  me  suis  fait  aventurier,  parce  qu'étant  quelque  chose 
par  ma  naissance,  j'ai  voulu  erre  aussi  quelque  chose  par  mon  épée.  J'ai 
couru  toute  l'Italie.  Mais,  le  premier  jour  de  chaque  mois,  en  quelque  lieu 


462  LUCRECE  BORGIA. 

que  je  sois,  je  vois  toujours  venir  le  même  messager.  Il  me  remet  une  lettre 
de  ma  mère,  prend  ma  réponse  et  s'en  va  -,  et  il  ne  me  dit  rien,  et  je  ne  lui 
dis  rien,  parce  qu'il  est  sourd  et  muet. 

DONA  LUCREZIA. 

Ainsi  tu  ne  sais  rien  de  ta  famille? 

GENNARO. 

Je  sais  que  j'ai  une  mère,  qu'elle  est  malheureuse,  et  que  je  donnerais  ma 
vie  dans  ce  monde  pour  la  voir  pleurer,  et  ma  vie  dans  l'autre  pour  la  voir 
sourire.  Voilà  tout. 

DONA  LUCREZIA. 

Que  fais-tu  de  ses  lettres  ? 

GENNARO. 

Je  les  ai  toutes  là,  sur  mon  cœur.  Nous  autres  gens  de  guerre,  nous  ris- 
quons souvent  notre  poitrine  à  l'encontre  des  épées.  Les  lettres  d'une  mère, 
c'est  une  bonne  cuirasse. 

DONA  LUCREZIA. 

Noble  nature! 

GENNARO. 

Tenez,  voulez- vous  voir  son  écriture?  voici  une  de  ses  lettres. 

Il  tire  de  sa  poitrine  un  papier  qu'il  baise,  et  qu'il  remet  à  dona  Lucrezia. 

—  Lisez  cela. 

DONA  LUCREZIA,  lisant. 

« Ne  cherche  pas  à  me  connaître,  mon  Gennaro,  avant  le  jour  que  je 

«  te  marquerai.  Je  suis  bien  à  plaindre,  va.  Je  suis  entourée  de  parents  sans 
«  pitié,  qui  te  tueraient  comme  ils  ont  tué  ton  père.  Le  secret  de  ta  nais- 
«  sance,  mon  enfant,  je  veux  être  la  seule  à  le  savoir.  Si  tu  le  savais,  toi,  cela 
«  est  à  la  fois  si  triste  et  si  illustre  que  tu  ne  pourrais  pas  t'en  taire;  la  jeu- 
ce  nesse  est  confiante,  tu  ne  connais  pas  les  périls  qui  t'environnent  comme 
«je  les  connais j  qui  sait?  tu  voudrais  les  affronter  par  bravade  de  jeune 
«  homme,  tu  parlerais,  ou  tu  te  laisserais  deviner,  et  tu  ne  vivrais  pas  deux 
«jours.  Oh  non!  contente-toi  de  savoir  que  tu  as  une  mère  qui  t'adore,  et 
«  qui  veille  nuit  et  jour  sur  ta  vie.  Mon  Gennaro,  mon  fils,  tu  es  tout  ce  que 
«  j'aime  sur  la  terre.  Mon  cœur  se  fond  quand  je  songe  à  toi. . .  » 

Elle  s'interrompt  pour  dévorer  une  larme. 
GENNARO. 

Comme  vous  lisez  cela  tendrement!  On  ne  dirait  pas  que  vous  lisez,  mais 
que  vous  parlez.  —  Ah!  vous  pleurez!  — ■  Vous  êtes  bonne,  madame,  et  je 
vous  aime  de  pleurer  de  ce  qu'écrit  ma  mère. 

Il  reprend  la  lettre,  la  baise  de  nouveau,  et  la  remet  dans  sa  poitrine. 


ACTE   I.  —  AFFRONT   SUR   AFFRONT.  463 

—  Oui,  vous  voyez,  il  y  a  eu  bien  des  crimes  autour  de  mon  berceau.  — 
Ma  pauvre  mère!  N'est-ce  pas  que  vous  comprenez  maintenant  que  je  m'ar- 
rête peu  aux  galanteries  et  aux  amourettes,  parce  que  je  n'ai  qu'une  pensée 
au  cœur,  ma  mère!  Oh!  délivrer  ma  mère!  la  servir,  la  venger,  la  consoler, 
quel  bonheur!  Je  penserai  à  l'amour  après.  Tout  ce  que  je  fais,  je  le  fais 
pour  être  digne  de  ma  mère.  11  y  a  bien  des  aventuriers  qui  ne  sont  pas  scru- 
puleux, et  qui  se  battraient  pour  Satan  après  s'être  battus  pour  saint  Michel; 
moi,  je  ne  sers  que  des  causes  justes.  Je  veux  pouvoir  déposer  un  jour  aux 
pieds  de  ma  mère  une  épée  nette  et  loyale  comme  celle  d'un  empereur.  - 
Tenez,   madame,   on  m'a  offert  un  gros  enrôlement  au  service  de  cette 

o 

infâme  madame  Lucrèce  Borgia.  J'ai  refusé. 

DONA  LUCREZIA. 

Gennaro!  —  Gennaro!  ayez  pitié  des  méchants!  Vous  ne  savez  pas  ce  qui 
se  passe  dans  leur  cœur. 

GENNARO. 

Je  n'ai  pas  pitié  de  qui  est  sans  pitié.  —  Mais  laissons  cela,  madame.  Et 
maintenant  que  je  vous  ai  dit  qui  je  suis,  faites  de  même,  et  dites-moi  à 
votre  tour  qui  vous  êtes. 

DONA  LUCREZIA. 

Une  femme  qui  vous  aime,  Gennaro. 

GENNARO. 

Mais  votre  nom  ?. . . 

DONA  LUCREZIA. 

Ne  m'en  demandez  pas  plus. 

Des  flambeaux.  Entrent  avec  bruit  Maffio  et  Jeppo.  Dona  Lucrczi.i  remet  son  masque 

précipitamment. 


SCENE  V. 

Les  Mêmes,  MAFFIO  ORSINI,  JEPPO  LIVERETTO,  ASCANIO 
PETRUCCI,  OLOFERNO  VITELLOZZO,  DON  APOSTOLO 
GAZELLA.  Seignei  rs,   Dames.   Pages  portant  des  flambeaux. 

MAI  IIO,  un  flambeau  à  la  main. 

Gennaro,  veux-tu  savoir  quelle  est  la  femme  à  qui  tu  parles  d'amour? 

DONA  LUCREZIA,  à  part,  sous  son  masque. 

Juste  ciel  ! 


464  LUCRECE  BORGIA. 


GENNARO. 


Vous  êtes  tous  mes  amis,  mais  je  jure  Dieu  que  celui  qui  touchera  au 
masque  de  cette  femme  sera  un  enfant  hardi.  Le  masque  d'une  femme  est 
sacré  comme  la  face  d'un  homme. 


MAFFIO. 


Il  faut  d'abord  que  la  femme  soit  une  femme,  Gennaro  !  Mais  nous  ne 
voulons  pas  insulter  celle-là,  nous  voulons  seulement  lui  dire  nos  noms. 

Faisant  un  pas  vers  dona  Lucrezia. 

—  Madame,  je  suis  Maffio  Orsini,  frère  du  duc  de  Gravina,  que  vos  sbires 
ont  étranglé  la  nuit  pendant  qu'il  dormait. 


JEPPO. 


Madame,  je  suis  Jeppo  Liveretto,  neveu  de  Liveretto  Vitelli,  que  vous 
avez  fait  poignarder  dans  les  caves  du  Vatican. 


ASCANIO. 


Madame,  je  suis  Ascanio  Petrucci,  cousin  de  Pandolfo  Petrucci,  seigneur 
de  Sienne,  que  vous  avez  assassiné  pour  lui  voler  plus  aisément  sa  ville. 


OLOFERNO. 


Madame,  je  m'appelle  Oloferno  Vitellozzo,  neveu  d'Iago  d'Appiani, 
que  vous  avez  empoisonné  dans  une  fête,  après  lui  avoir  traîtreusement 
dérobé  sa  bonne  citadelle  seigneuriale  de  Piombino. 


DON  APOSTOLO. 


Madame,  vous  avez  mis  à  mort  sur  l'échafaud  don  Francisco  Gazella, 
oncle  maternel  de  don  Alphonse  d'Aragon,  votre  troisième  mari,  que  vous 
avez  fait  tuer  à  coups  de  hallebarde  sur  le  palier  de  l'escalier  de  Saint-Pierre. 
Je  suis  don  Apostolo  Gazella,  cousin  de  l'un  et  fils  de  l'autre. 

DONA  LUCREZIA. 

O  Dieu  ! 

GENNARO. 

Quelle  est  cette  femme  ? 

MAFFIO. 

Et  maintenant  que  nous  vous  avons  dit  nos  noms,  madame,  voulez-vous 
que  nous  vous  disions  le  vôtre  ? 

DONA  LUCREZIA. 

Non  !  non  !  ayez  pitié,  messeigneurs  !  Pas  devant  lui! 


ACTE  I.  —  AFFRONT   SUR   AFFRONT.  465 

MAFFIO,  la  démasquant. 

A 

Otez  votre  masque,  madame,  qu'on  voie  si  vous  pouvez  encore  rougir. 

DON  APOSTOLO. 

Gennaro,  cette  femme  à  qui  tu  parlais  d'amour  est  empoisonneuse  et 
adultère. 

JEPPO. 

Inceste  à  tous  les  degrés.  Inceste  avec  ses  deux  frères,  qui  se  sont  entre- 
tués pour  l'amour  d'elle  ! 

DONA  LUCREZIA. 

Grâce  ! 

ASCANIO. 

Inceste  avec  son  père,  qui  est  pape  ! 

DONA  LUCREZIA. 

Pitié  ! 

OLOFERNO. 

Inceste   avec   ses   enfants,  si  elle  en  avait  ;  mais  le  ciel  en   refuse   aux 
monstres! 

DONA  LUCREZIA. 

Assez  !  assez  ! 

MAFFIO. 

Veux-tu  savoir  son  nom,  Gennaro? 

DONA  LUCREZIA. 

Grâce  !  grâce  !  messeigneurs  ! 

MAFFIO. 

Gennaro,  veux-tu  savoir  son  nom  ? 

DONA  LUCREZIA. 
Elle  se  traîne  aux  genoux  Je  Gennaro. 

N'écoute  pas,  mon  Gennaro  ! 

MAFFIO,  étendant  le  bras. 

C'est  Lucrèce  Borgia  ! 

GENNARO,  la  repoussant. 

Oh!.., 

Elle  tombe  évanouie  à  ses  pieds. 


466  LUCRÈCE  BORGIA. 


DEUXIEME    PARTIE. 

Une  place  de  Ferrare.  A  droite,  un  palais  avec  un  balcon  garni  d;  jalousies,  et  une  porte 
basse.  Sous  le  balcon,  un  grand  écusson  de  pierre  chargé  d'armoiries  avec  ce  mot  en  grosses 
lettres  saillantes  de  cuivre  doré  au-dessous  :  BORGIA.  A  gauche  une  petite  maison  avec 
porte  sur  la  place.  Au  fond,  des  maisons  et  des  clochers. 


SCENE  PREMIERE. 

DONA  LUCREZIA,  GUBETTA. 

DONA    LUCREZIA.      . 

Tout  est-il  prêt  pour  ce  soir,  Gubetta  ? 

GUBETTA. 

Oui,  madame. 

DONA  LUCREZIA. 

Y  seront-ils  tous  les  cinq? 

GUBETTA. 

Tous  les  cinq. 

DONA  LUCREZIA. 

Ils  m'ont  bien  cruellement  outragée,  Gubetta! 

GUBETTA. 

Je  n'étais  pas  là,  moi. 

DONA  LUCREZIA. 

Us  ont  été  sans  pitié  ! 

GUBETTA. 

Ils  vous  ont  dit  votre  nom  tout  haut  comme  cela  ? 

DONA  LUCREZIA. 

Ils  ne  m'ont  pas  dit  mon  nom,  Gubetta,  ils  me  l'ont  craché  au  visage! 

GUBETTA. 

En  plein  bal. 

DONA  LUCREZIA. 

Devant  Gennaro  !  • 

GUBETTA. 

Ce  sont  de  fiers  étourdis  d'avoir  quitté  Venise  et  d'être  venus  à  Ferrare. 


ACTE   T.  -       AFFRONT   SUR  AFFRONT.  467 

II 
sénat 


1  est  vrai  qu'ils  ne  pouvaient  guère  faire  autrement,  étant  désignés  par  le 
enat  pour  faire  partie  de  l'ambassade  qui  est  arrivée  l'autre  semaine. 


JDONA  LUCREZIA. 

Oh!  il  me  hait  et  me  méprise  maintenant,  et  c'est  leur  faute.  —  Ah! 
Gubetta,  je  me  vengerai  d'eux! 

GUBETTA. 

A  la  bonne  heure,  voilà  parler.  Vos  fantaisies  de  miséricorde  vous  ont 
quittée,  Dieu  soit  loué!  Je  suis  bien  plus  à  mon  aise  avec  votre  altesse  quand 
elle  est  naturelle  comme  la  voilà.  Je  m'y  retrouve  au  moins.  Voyez-vous, 
madame,  un  lac,  c'est  le  contraire  d'une  île;  une  tour,  c'est  le  contraire  d'un 
puits;  un  aqueduc,  c'est  le  contraire  d'un  pont;  et  moi,  j'ai  l'honneur  d'être 
le  contraire  d'un  personnage  vertueux. 

DONA  LUCREZIA. 

Gennaro  est  avec  eux.  Prends  garde  qu'il  ne  lui  arrive  rien. 

GUBETTA. 

Si  nous  devenions,  vous  une  bonne  femme,  et  moi  un  bon  homme,  ce 
serait  monstrueux. 

DONA  LUCREZIA. 
Prends  garde  qu'il  n'arrive  rien  à  Gennaro,  te  dis-je  ! 

GUBETTA. 

Soyez  tranquille. 

DONA  LUCREZIA. 

Je  voudrais  pourtant  bien  le  voir  encore  une  fois. 

GUBETTA. 

Vive  Dieu!  madame,  votre  altesse  le  voit  tous  les  jours.  Vous  avez  gagné 
son  valet  pour  qu'il  déterminât  son  maître  à  prendre  logis  là,  dans  cette 
bicoque,  vis-à-vis  votre  balcon,  et  de  votre  fenêtre  grillée  vous  avez  tous  les 
jours  l'ineffable  bonheur  de  voir  entrer  et  sortir  le  susdit  gentilhomme. 

DONA  LUCREZIA. 

Je  dis  que  je  voudrais  lui  parler,  Gubetta. 

GUBETT  \. 

Rien  de  plus  simple.  Envoyez-lui  dire  par  votre  porte-chape  Astolfo  que 
votre  altesse  l'attend  aujourd'hui  à  telle  heure  au  palais. 


468  LUCRÈCE  BORGIA. 

DONA  LUCREZIA. 

Je  le  ferai,  Gubetta.  Mais  voudra-t-il  venir? 

GUBETTA. 

Rentrez,  madame 5  je  crois  qu'il  va  passer  ici  tout  à  l'heure  avec  les 
étourneaux  en  question. 

DONA  LUCREZIA. 

Te  prennent-ils  toujours  pour  le  comte  de  Belverana  ? 

GUBETTA. 

Ils  me  croient  espagnol  depuis  le  talon  jusqu'au  sourcil.  Je  suis  un  de 
leurs  meilleurs  amis.  Je  leur  emprunte  de  l'argent. 

DONA  LUCREZIA. 

De  l'argent  !  et  pourquoi  faire  ? 

GUBETTA. 

Pardieu  !  pour  en  avoir.  D'ailleurs,  il  n'y  arien  qui  soit  plus  espagnol  que 
d'avoir  l'air  gueux  et  de  tirer  le  diable  par  la  queue. 

DONA  LUCREZIA,  à  part. 

O  mon  Dieu  !  faites  qu'il  n'arrive  pas  malheur  à  mon  Gennaro  ! 

GUBETTA. 

Et  à  ce  propos,  madame,  il  me  vient  une  réflexion. 

DONA  LUCREZIA. 

Laquelle  ? 

GUBETTA. 

C'est  qu'il  faut  que  la  queue  du  diable  lui  soit  soudée,  chevillée  et  vissée 
à  l'échiné  d'une  façon  bien  triomphante,  pour  qu'elle  résiste  à  l'innom- 
brable multitude  de  gens  qui  la  tirent  perpétuellement  ! 

DONA  LUCREZIA. 

Tu  ris  à  travers  tout,  Gubetta. 

GUBETTA. 

C'est  une  manière  comme  une  autre. 


ACTE  I.  -       AFFRONT   SUR  AFFRONT.  469 

DONA  l.i  CREZIA. 
Je  crois  que  les  voici.  --  Songe  à  tout. 

Elle  rentre  dans  le  palais  par  la  petite  porte  sons  le  balcon. 

SCÈNE  IL 
GUBETTA,  seul. 

Qu'est-ce  que  c'est  que  ce  Gennaro  ?  et  que  diable  en  veut-elle  faire?  Je 
ne  sais  pas  tous  les  secrets  de  la  dame,  il  s'en  faut;  mais  celui-ci  pique  ma 
curiosité.  Ma  foi,  elle  n'a  pas  eu  de  confiance  en  moi  cette  fois,  il  ne  faut 
pas  qu'elle  .s'imagine  que  je  vais  la  servir  dans  cette  occasion;  elle  se  tirera 
de  l'intrigue  avec  le  Gennaro  comme  elle  pourra.  Mais  quelle  étrange  ma- 
nière d'aimer  un  homme,  quand  on  est  fille  de  Roderigo  Borgia  et  de  la 
Vanozza,  quand  on  est  une  femme  qui  a  dans  les  veines  du  sang  de  courti- 
sane et  du  sang  de  pape!  Madame  Lucrèce  devient  platonique.  Je  ne  m'é- 
tonnerai plus  de  rien  maintenant,  quand  même  on  viendrait  me  dire  que  le 
pape  Alexandre  six  croit  en  Dieu  ! 
Il  regarde  dans  la  rue  voisine. 

Allons,  voici  nos  jeunes  fous  du  carnaval  de  Venise.  Ils  ont  eu  une  belle 
idée  de  quitter  une  terre  neutre  et  libre  pour  venir  à  Ferrare  après  avoir 
mortellement  offensé  la  duchesse  de  Ferrare!  A  leur  place  je  me  serais, 
certes,  abstenu  de  faire  partie  de  la  cavalcade  des  ambassadeurs  vénitiens. 
Mais  les  jeunes  gens  sont  ainsi  faits.  La  gueule  du  loup  est  de  toutes  les 
choses  sublunaires  celle  où  ils  se  précipitent  le  plus  volontiers. 

Entrent  les  jeunes  seigneurs  sans  voir  d'abord  Gubctta,  qui  s'est  placé  en  observation 
sous  l'un  des  piliers  qui  soutiennent  le  balcon.  Ils  causent  à  voix  basse  et  d'un  air 
d'inquiétude. 

SCÈNE  III. 

GUBETTA,  GENNARO,  MAFFIO,  JEPPO,   ASCANIO, 
DON  AP<  >ST<  )L<  >,  OLOFERNO. 

M  \i  I  IU,   lus. 

Vous  direz  ce  que  vous  voudrez,  messieurs,  on  peut  se  dispenser  de  venir 
à  Ferrare  quand  on  a  blessé  au  cœur  madame  Lucrèce  Borgia. 

DON   APOSTOLO. 

Que  pouvions-nous  faire  ?  le  sénat  nous  envoie  ici.  Est  ce  qu'il  v  .1  moj  en 
d'éluder  les  ordres  du  sérénissime  sénat  de  Venise?  Une  lois  désignes,  il 

THÉÂTRE.  —  II.  31 


47Q  LUCRECE  BORGIA. 

fallait  partir.  Je  ne  me  dissimule  pourtant  pas,  Maffio,  que  la  Lucrezia  Bor- 
gia  est  en  effet  une  redoutable  ennemie.  Elle  est  la  maîtresse  ici. 

JEPPO. 

Que  veux- tu  qu'elle  nous  fasse,  Apostolo  ?  Ne  sommes-nous  pas  au  ser- 
vice de  la  république  de  Venise  ?  Ne  faisons-nous  pas  partie  de  son  ambas- 
sade ?  Toucher  à  un  cheveu  de  notre  tête,  ce  serait  déclarer  la  guerre  au 
doge,  et  Ferrare  ne  se  frotte  pas  volontiers  à  Venise. 

GENNARO,  rêveur  dans  un  coin  du  théâtre,  sans  se  mêler  à  la  conversation. 

O  ma  mère  !  ma  mère  !  Qui  me  dira  ce  que  je  puis  faire  pour  ma  pauvre 
mère! 

MAFFIO. 

On  peut  te  coucher  tout  de  ton  long  dans  le  sépulcre,  Jeppo,  sans  tou- 
cher à  un  cheveu  de  ta  tête.  Il  y  a  des  poisons  qui  font  les  affaires  des  Borgia 
sans  éclat  et  sans  bruit,  et  beaucoup  mieux  que  la  hache  et  le  poignard. 
Rappelle-toi  la  manière  dont  Alexandre  six  a  fait  disparaître  du  monde  le 
sultan  Zizimi,  frère  de  Bajazet. 

OLOFERNO. 

Et  tant  d'autres. 

DON  APOSTOLO. 

Quant  au  frère  de  Bajazet,  son  histoire  est  curieuse,  et  n'est  pas  des  moins 
sinistres.  Le  pape  lui  persuada  que  Charles  de  France  l'avait  empoisonné  le 
jour  où  ils  firent  collation  ensemble;  Zizimi  crut  tout,  et  reçut  des  belles 
mains  de  Lucrèce  Borgia  un  soi-disant  contre-poison  qui,  en  deux  heures, 
délivra  de  lui  son  frère  Bajazet. 

JEPPO. 

Il  paraît  que  ce  brave  turc  n'entendait  rien  à  la  politique. 

MAFFIO. 

Oui,  les  Borgia  ont  des  poisons  qui  tuent  en  un  jour,  en  un  mois,  en 
un  an,  à  leur  gré.  Ce  sont  d'infâmes  poisons  qui  rendent  le  vin  meilleur, 
et  font  vider  le  flacon  avec  plus  de  plaisir.  Vous  vous  croyez  ivre,  vous  êtes 
mort.  Ou  bien  un  homme  tombe  tout  à  coup  en  langueur,  sa  peau  se  ride, 
ses  yeux  se  cavent,  ses  cheveux  blanchissent,  ses  dents  se  brisent  comme 
verre  sur  le  pain;  il  ne  marche  plus,  il  se  traîne;  il  ne  respire  plus,  il  râle; 
il  ne  rit  plus,  il  ne  dort  plus,  il  grelotte  au  soleil  en  plein  midi;  jeune 
homme,  il  a  l'air  d'un  vieillard;  il  agonise  ainsi  quelque  temps,  enfin  il 
meurt.  Il  meurt;  et  alors  on  se  souvient  qu'il  y  a  six  mois  ou  un  an  il  a  bu 
un  verre  de  vin  de  Chypre  chez  un  Borgia. 

Se  retournant. 

Tenez,  messeigneurs,  voilà  justement  Montefeltro,  que  vous  con- 


ACTE   I.  -      AFFRONT   SUR   AFFRONT.  471 

naissez  peut-être,  qui  est  de  cette  ville,  et  à  qui  la  chose  arrive  en  ce  mo- 
ment. —  Il  passe  là  au  fond  de  la  place.  —  Regardez-le. 

On  voit  passer  au  fond  du  théâtre  un  homme  à  cheveux  blancs,  maigre  ,  chancelant, 
boitant,  appuyé  sur  un  bâton,  et  enveloppé  d'un  mante. m. 

w  usrio. 
Pauvre  Montefeltro! 

DON  APOSTOLO. 

Quel  âge  a-t-il  ? 

MAFFIO. 

Mon  âge.  Vingt-neuf  ans. 

OLOFERNO. 

Je  l'ai  vu  l'an  passé  rose  et  frais  comme  vous. 

MAF1ÏO. 

Il  y  a  trois  mois,  il  a  soupe  chez  notre  Saint-Père  le  pape  dans  sa  vigne 
du  Belvédère. 

v.scanio. 
C'est  horrible! 

M.UFIO. 

Oh!  l'on  conte  des  choses  bien  étranges  de  ces  soupers  des  Borgia! 

A  SCAN  IO. 

Ce  sont  des  débauches  effrénées,  assaisonnées  d'empoisonnements. 

MAFFIO. 

Voyez,  messeigneurs,  comme  cette  place  est  déserte  autour  de  nous.  Le 
peuple  ne  s'aventure  pas  si  près  que  nous  du  palais  ducal.  Il  a  peur  que  les 
poisons  qui  s'y  élaborent  jour  et  nuit  ne  transpirent  à  travers  les  murs. 

ASC  \\7[<>. 

Messieurs,  à  tout  prendre,  les  ambassadeurs  ont  eu  hier  leur  audience 
du  duc.  Notre  service  est  à  peu  près  fini.  La  suite  de  l'ambassade  se  compose 
de  cinquante  cavaliers.  Notre  disparition  ne  s'apercevrait  guère  dans  le 
nombre.  Et  je  crois  que  notis  ferions  sagement  de  quitter  Ferrare. 

MAI  FIO. 

Aujourd'hui  même. 

JEPPO. 

Messieurs,  il  sera  temps  demain.  .le  suis  invité  à  souper  ce  soir  chez  la 
princesse  Negroni,  dont  je  suis  fort  éperdument  amoureux,  et  je  ne  voudrais 
pas  avoir  l'air  de  fuir  devant  la  plus  jolie  femme  de  Ferrare. 


472  LUCRÈCE   BORGIA. 

OLOFERNO. 

Tu  es  invité  à  souper  ce  soir  chez  la  princesse  Negroni  ? 


Oui. 

Et  moi  aussi. 
Et  moi  aussi. 
Et  moi  aussi. 
Et  moi  aussi. 


JEPPO. 


OLOFERNO. 


ASCANIO. 


DON  APOSTOLO. 


MAFFIO. 


GUBETTA,  sorcant  Je  l'ombrj  du  pilier. 

Et  moi  aussi,  messieurs. 

JEPPO. 

Tiens,  voilà  monsieur  de  Belverana.  Eh  bien!  nous  irons  tous  ensemble. 
Ce  sera  une  joyeuse  soirée.  Bonjour,  monsieur  de  Belverana. 

GUBETTA. 

Que  Dieu  vous  garde  longues  années,  seigneur  Jeppo! 

MAFFIO,  bas,  à  Jeppo. 

Vous  allez  encore  me  trouver  bien  timide,  Jeppo.  Eh  bien,  si  vous  m'en 
croyiez,  nous  n'irions  pas  à  ce  souper.  Le  palais  Negroni  touche  au  palais 
ducal,  et  je  n'ai  pas  grande  croyance  aux  airs  aimables  de  ce  seigneur  Bel- 
verana. 

JEPPO,  bas. 

Vous  êtes  fou,  Maffio.  La  Negroni  est  une  femme  charmante,  je  vous 
dis  que  j'en  suis  amoureux,  et  le  Belverana  est  un  brave  homme.  Je  me 
suis  enquis  de  lui  et  des  siens.  Mon  père  était  avec  son  père  au  siège  de 
Grenade,  en  quatorze  cent  quatrevingt  et  tant. 

MAFFIO. 

Cela  ne  prouve  pas  que  celui-ci  soit  le  fils  du  père  avec  qui  était  votre 
père. 

JEPPO. 


Vous  êtes  libre  de  ne  pas  venir  souper,  Maffio. 


ACTE  I.  —   AFFRONT   SUR  AFFRONT.  473 

MAFFIO. 

J'irai  si  vous  y  allez,  Jeppo. 

jeppo. 

Vive  Jupiter,  alors!  —  Et  toi,  Gennaro,  est-ce  que  tu  n'es  pas  des 
nôtres  ce  soir? 

ASCANIO. 

Est-ce  que  la  Negroni  ne  t'a  pas  invité? 

GENNARO. 

Non.  La  princesse  m'aura  trouvé  trop  médiocre  gentilhomme. 

MAFFIO,  souriant. 

Alors,  mon  frère,  tu  iras  de  ton  côté  à  quelque  rendez-vous  d'amour, 
n'est-ce  pas? 

JEPPO. 

A  propos,  conte-nous  donc  un  peu  ce  que  te  disait  madame  Lucrèce 
l'autre  soir.  Il  paraît  qu'elle  est  folle  de  toi.  Elle  a  dû  t'en  dire  long.  La 
liberté  du  bal  était  une  bonne  fortune  pour  elle.  Les  femmes  ne  déguisent 
leur  personne  que  pour  déshabiller  plus  hardiment  leur  âme.  Visage  mas- 
qué, cœur  à  nu. 

Depuis  quelques  instants  dona  Lucrezia  est  sur  le  balcon 
dont  elle  a  entr'ouvert  la  jalousie.  Elle  écoute. 

MAFFIO. 

Ah!  tu  es  venu  te  loger  précisément  en  face  de  son  balcon.  Gennaro! 
Gennaro! 

DON  APOSTOLO. 

Ce  qui  n'est  pas  sans  danger,  mon  camarade;  car  on  dit  ce  digne  duc 
de  Ferrare  fort  jaloux  de  madame  sa  femme. 

OLOFERNO. 

Allons,  Gennaro,  dis-nous  où  tu  en  es  de  ton  amourette  avec  la  Lucrèce 
Borgia. 

GENNARO. 

Messeigneurs!  si  vous  me  parlez  encore  de  cette  horrible  femme,  il  y 
aura  des  épées  qui  reluiront  au  soleil! 

DONA   LUCREZIA,  mit  le  balcon. 

Hélas! 


474  LUCRECE  BORGIA. 

MAFFIO. 

C'est  pure  plaisanterie,  Gennaro.  Mais  il  me  semble  qu'on  peut  bien  te 
parler  de  cette  dame,  puisque  tu  portes  ses  couleurs. 

GENNARO. 

Que  veux-tu  dire  ? 

MAFFIO,  lui  montrant  l'écharpe  qu'il  porte. 

Cette  écharpe? 

JEPPO. 

Ce  sont  en  effet  les  couleurs  de  Lucrèce  Borgia. 

GENNARO. 

C'est  Fiametta  qui  me  l'a  envoyée. 

MAFFIO. 

Tu  le  crois.  Lucrèce  te  l'a  fait  dire.  Mais  c'est  Lucrèce  qui   a  brodé 
l'écharpe  de  ses  propres  mains  pour  toi. 

GENNARO. 

En  es-tu  sûr,  Maffio?  Par  qui  le  sais-tu? 

MAFFIO. 

Par  ton  valet  qui  t'a  remis  l'écharpe  et  qu'elle  a  gagné. 

GENNARO. 

Damnation  ! 

Il  arrache  l'écharpe,  la  déchire  et  la  foule  aux  pieds. 

DONA  LUCREZIA,  à  part. 

Hélas! 

Fdle  referme  la  jalousie  et  se  retire. 
MAFFIO. 

Cette  femme  est  belle  pourtant! 

JEPPO. 

Oui,  mais  il  y  a  quelque  chose  de  sinistre  empreint  sur  sa  beauté. 

MAFFIO. 

C'est  un  ducat  d'or  à  l'effigie  de  Satan. 


ACTE  I.  —  AFFRONT   SUR   AFFRONT.  475 


(,i-:nnaro. 


Oh!  maudite  soit  cette  Lucrèce  Borgia!  Vous  dites  qu'elle  m'aime,  cette 
femme!  Eh  bien,  tant  mieux!  que  ce  soit  son  châtiment!  elle  me  fait  hor- 
reur! Oui,  elle  me  fait  horreur!  Tu  sais,  Maffio,  cela  est  toujours  ainsi. 
Il  n'y  a  pas  moyen  d'être  indifférent  pour  une  femme  qui  nous  aime.  11 
faut  l'aimer  ou  la  haïr.  Et  comment  aimer  celle-là?  Il  arrive  aussi  que, 
plus  on  est  persécute  par  l'amour  de  ces  sortes  de  femmes,  plus  on  les  hait. 
Celle-ci  m'obsède,  m'investit,  m'assiège.  Par  où  ai-je  pu  mériter  l'amour 
d'une  Lucrèce  Borgia?  Cela  n'est-il  pas  une  honte  et  une  calamité?  Depuis 
cette  nuit  où  vous  m'avez  dit  son  nom  d'une  façon  si  éclatante,  vous  ne 
sauriez  croire  à  quel  point  la  pensée  de  cette  femme  scélérate  m'est  odieuse. 
Autrefois  je  ne  voyais  Lucrèce  Borgia  que  de  loin,  à  travers  mille  inter- 
valles, comme  un  fantôme  terrible  debout  sur  toute  l'Italie,  comme  le 
spectre  de  tout  le  monde.  Maintenant  ce  spectre  est  mon  spectre  à  moi, 
il  vient  s'asseoir  à  mon  chevet,  il  m'aime,  ce  spectre,  et  veut  se  coucher 
dans  mon  lit.  Par  ma  mère,  c'est  épouvantable!  Ah!  Maffio!  elle  a  tué 
monsieur  de  Gravina,  elle  a  tué  ton  frère!  Eh  bien,  ton  frère,  je  le  rem- 
placerai près  de  toi,  et  je  le  vengerai  près  d'elle!  —  Voilà  donc  son  exé- 
crable palais!  palais  de  la  luxure,  palais  de  la  trahison,  palais  de  l'assassinat, 
palais  de  l'adultère,  palais  de  l'inceste,  palais  de  tous  les  crimes,  palais  de 
Lucrèce  Borgia!  Oh!  la  marque  d'infamie  que  je  ne  puis  lui  mettre  au 
front  à  cette  femme,  je  veux  la  mettre  au  moins  au  front  de  son  palais! 

Il  monte  sur  le  banc  de  pierre  qui  est  au-dessous  du  balcon,  et  avec  son  poignard 
il  fait  sauter  la  première  lettre  du  nom  de  Borgia  <;ravc  sur  le  mur,  de  façon  qu'il 
ne  reste  plus  que  ce  mot  :  ORGIA. 

MAFFIO. 

Que  diable  fait-il  ? 

JKPPO. 

Gennaro,  cette  lettre  de  moins  au  nom  de  madame  Lucrèce,  c'est  ta 
tête  de  moins  sur  tes  épaules. 

GUBETTA. 

Monsieur  Gennaro,  voilà  un  calembour  qui  fera  mettre  demain  la  moitié 
de  la  ville  à  la  question. 

\NARO. 

Si  l'on  cherche  le  coupable,  je  me  présenterai. 

GUBETTA  ,  ii  part. 

Je  le  voudrais,  pardieu!  cela  embarrasserait  madame  Lucrèce. 

Depuis  quelques  instants,  deux  hommes  vêtus  de  noir  se  promènent  sur  la  p] 

et  observent. 


476  LUCRÈCE  BORGIA. 


MAFFIO. 


Messieurs,  voilà  des  gens  de  mauvaise  mine  qui  nous  regardent  un  peu 
curieusement.  Je  crois  qu'il  serait  prudent  de  nous  séparer.  —  Ne  fais  pas 
de  nouvelles  folies,  frère  Gennaro. 


GENNARO. 


Sois  tranquille,  Maffio.  Ta  main?  — ■  Messieurs,  bien  de  la  joie  cette 
nuit! 

Il  rentre  chez  lui.  Les  autres  se  dispersent. 


SCENE    IV. 

LES  DEUX  HOMMES  vêtus  de  noir. 
PREMIER  HOMME. 

Que  diable  fais-tu  là,  Rustighello? 

DEUXIÈME  HOMME. 

J'attends  que  tu  t'en  ailles,  Astolfo. 

PREMIER  HOMME. 

En  vérité  ? 

DEUXIEME  HOMME. 

Et  toi,  que  fais-tu  là,  Astolfo? 

PREMIER  HOMME. 

J'attends  que  tu  t'en  ailles,  Rustighello. 

DEUXIÈME  HOMME. 

A  qui  donc  as-tu  affaire ,  Astolfo  ? 

PREMIER  HOMME. 

A  l'homme  qui  vient  d'entrer  là.  Et  toi,  à  qui  en  veux  tu  ? 

DEUXIÈME  HOMME. 

Au  même. 

PREMIER  HOMME. 

Diable! 


ACTE  I.  —  AFFRONT  SUR  AFFRONT.     477 

DEUXIÈME  HOMME. 

Qu'est-ce  que  tu  en  veux  faire? 

PREMIER  HOMME. 

Le  mener  chez  la  duchesse.  —  Et  toi? 

DEUXIEME  HOMME. 

Je  veux  le  mener  chez  le  duc. 

PREMIER  HOMME. 

Diable! 

DEUXIÈME  HOMME. 

Qu'est-ce  qui  l'attend  chez  la  duchesse? 

PREMIER  HOMME. 

L'amour,  sans  doute.  —  Et  chez  le  duc  ? 
Probablement,  la  potence. 

PREMIER  HOMME. 

Comment  faire?  Il  ne  peut  pas  être  à  la  fois  chez  le  duc  et  chez  la  du- 
chesse, amant  heureux  et  pendu. 

DEUXIÈME  HOMME. 

Voici  un  ducat.  Jouons  à  croix  ou  pile  à  qui  de  nous  deux  aura  l'homme. 

PREMIER    HOMME. 

C'est  dit. 

DEUXIÈME   HOMME. 

Ma  foi,  si  je  perds,  je  dirai  tout  bonnement  au  duc  que  j'ai  trouvé  l'oi- 
seau déniché.  Cela  m'est  bien  égal,  les  affaires  du  duc. 

II  jette  un  ducat  en  l'air. 
PREMIER    HOMME. 

Pile. 

DEUXIÈME   HOMME,  regardant  a  terre. 

C'est  face. 


47g  LUCRÈCE  BORGIA. 

PREMIER  HOMME. 

L'homme  sera  pendu.  Prends-le.  Adieu. 

DEUXIÈME   HOMME. 

Bonsoir. 

L'autre  une  fois  disparu,  il  ouvre  la  porte  basse  sous  le  balcon,  y  entre,  et  revient :nn 
moment  après  accompagné  d,  quatre  sbires  avec  lesquels  ,1  va  frapper  a  la  porte  de 
la  maison  où  est  entré  Gennaro.  La  tode  tombe. 


ACTE  DEUXIEME. 
li-:  COI  PLE. 


PREMIERE   PARTIE. 

Une  salle  du  palais  ducal  de  Ferrare.  Tentures  de  cuir  de  Hongrie  frappées  d'arabesques  d'or. 
Ameublement  magnifique  dans  le  goût  de  la  fin  du  quinzième  siècle  en  Italie.  —  Le  fau- 
teuil ducal  en  velours  rouge,  brodé  aux  armes  de  la  maison  d'Esté.  A  côté,  une  table  cou 
verte  de  velours  rouge.  —  Au  fond,  une  grande  porte.  A  droite,  une  petite  porte.  A  gauche, 
une  autre  petite  porte  masquée.  —  Derrière  la  petite  porte  masquée,  on  voit,  dans  Lin  com- 
partiment ménagé  sur  le  théâtre,  la  naissance  d'un  escalier  en  spirale  qui  s'enfonce  sous  le 
plancher  et  qui  est  éclairé  par  une  longue  et  étroite  fenêtre  grillée. 


SCENE  PREMIERE. 

DON    ALPHONSE    DESTE,  en  magnifique  costume  à  ses  couleurs, 
RUSTIGHELLO,   vêtu    des   mêmes   couleurs,   mais   d'étoffes   plus   simples. 

RUSTIGHELLO. 

Monseigneur  le  duc,  voilà  vos  premiers  ordres  exécutés.  J'en  attends 
d'autres. 

DON  ALPHONSE. 

Prends  cette  clef.  Va  à  la  galerie  de  Numa.  Compte  tous  les  panneaux  de 
la  boiserie  à  partir  de  la  grande  figure  peinte  qui  est  près  de  la  porte,  et 
qui  représente  Hercule,  fils  de  Jupiter,  un  de  mes  ancêtres.  Arrivé  au  vingt- 
troisième  panneau,  tu  verras  une  petite  ouverture  cachée  dans  la  gueule 
d'une  guivre  dorée,  qui  est  une  guivre  de  Milan.  C'est  Ludovic  le  Maure 
qui  a  fait  faire  ce  panneau.  Introduis  la  clef  dans  cette  ouverture.  Le  panneau 
tournera  sur  ses  gonds  comme  une  porte.  Dans  l'armoire  secrète  qu'il  re- 
couvre, tu  verras  sur  un  plateau  de  cristal  un  flacon  d'or  et  un  flacon  d'ar- 
gent avec  deux  coupes  en  émail.  Dans  le  flacon  d'argent  il  y  a  de  l'eau 
pure.  Dans  le  flacon  d'or  il  y  a  du  vin  préparé.  Tu  apporteras  le  plateau, 
sans  y  rien  déranger,  dans  le  cabinet  voisin  de  cette  chambre,  Rustighello, 
et  si  tu  as  jamais  entendu  des  gens,  dont  les  dents  claquaient  de  terreur, 
parler  de  ce  fameux  poison  des  Borgia  qui,  en  poudre,  est  blanc  et  scintil- 
lant comme  de  la  poussière  de  marbre  de  Carrare,  et  qui,  mêlé  au  vin, 
change  du  vin  de  Romorantin  en  vin  de  Syracuse,  tu  te  garderas  de  tou- 
cher au  flacon  d'or. 


480  LUCRÈCE  BORGIA. 

RUSTIGHELLO. 

Est-ce  là  tout,  monseigneur? 

DON  ALPHONSE. 

Non.  Tu  prendras  ta  meilleure  épée,  et  tu  te  tiendras  dans  le  cabinet, 
debout,  derrière  la  porte,  de  manière  à  entendre  tout  ce  qui  se  passera  ici, 
et  à  pouvoir  entrer  au  premier  signal  que  je  te  donnerai  avec  cette  clo- 
chette d'argent,  dont  tu  connais  le  son. 

Il  montre  une  clochette  sur  la  table. 

Si  j'appelle  simplement  :  —  Rustighello!  tu  entreras  avec  le  plateau.  Si 
je  secoue  la  clochette,  tu  entreras  avec  l'épée. 

RUSTIGHELLO. 

Il  surfit,  monseigneur. 

DON  ALPHONSE. 

Tu  tiendras  ton  épée  nue  à  la  main,  afin  de  n'avoir  pas  la  peine  de  la 
tirer. 

RUSTIGHELLO. 

Bien. 

DON  ALPHONSE. 

Rustighello,  prends  deux  épées.  Une  peut  se  briser.  —   Va. 

Rustighelk»  sort  par  la  petite  porte. 
UN  HUISSIER,  entrant  par  la  porte  du  fond. 

Notre  dame  la  duchesse  demande  à  parler  à  notre  seigneur  le  duc. 

DON  ALPHONSE. 

Faites  entrer  ma  dame. 


SCENE  IL 
DON  ALPHONSE,  DONA  LUCREZIA. 

DONA  LUCREZIA,  entrant  avec  impétuosité. 

Monsieur,  monsieur,  ceci  est  indigne,  ceci  est  odieux,  ceci  est  infâme. 
Quelqu'un  de  votre  peuple,  —  savez-vous  cela,  don  Alphonse?  —  vient 
de  mutiler  le  nom  de  votre  femme  gravé  au-dessous  de  mes  armoiries  de 
famille  sur  la  façade  de  votre  propre  palais.  La  chose  s'est  faite  en  plein 
jour,  publiquement,  par  qui?  je  l'ignore,  mais  c'est  bien  injurieux  et  bien 


ACTE  II.  —  LE  COUPLE.  481 

téméraire.  On  a  fait  de  mon  nom  un  écriteau  d'ignominie,  et  votre  popu- 
lace de  Ferrare,  qui  est  bien  la  plus  infâme  populace  de  l'Italie,  monsei- 
gneur, est  là  qui  ricane  autour  de  mon  blason  comme  autour  d'un  pilori. 
—  Est-ce  que  vous  vous  imaginez,  don  Alphonse,  que  je  m'accommode  de 
cela,  et  que  je  n'aimerais  pas  mieux  mourir  en  une  fois  d'un  coup  de  poi- 
gnard qu'en  mille  fois  delà  piqûre  envenimée  du  sarcasme  et  du  quolibet  ? 
Pardieu,  monsieur,  on  me  traite  étrangement  dans  votre  seigneurie  de  Fer- 
rare!  Ceci  commence  à  me  lasser,  et  je  vous  trouve  l'air  trop  gracieux  et 
trop  tranquille  pendant  qu'on  traîne  dans  le  ruisseau  de  votre  ville  la  re- 
nommée de  votre  femme,  déchiquetée  à  belles  dents  par  l'injure  et  la  ca- 
lomnie. Il  me  faut  une  réparation  éclatante  de  ceci,  je  vous  en  préviens, 
monsieur  le  duc.  Préparez-vous  à  faire  justice.  C'est  un  événement  sérieux 
qui  arrive  là,  voyez-vous?  Est-ce  que  vous  croyez  par  hasard  que  je  ne  tiens 
à  l'estime  de  personne  au  monde,  et  que  mon  mari  peut  se  dispenser  d'être 
mon  chevalier?  Non,  non,  monseigneur,  qui  épouse  protège.  Qui  donne 
la  main  donne  le  bras.  J'y  compte.  Tous  les  jours,  ce  sont  de  nou- 
velles injures,  et  jamais  je  ne  vous  en  vois  ému.  Est-ce  que  cette  boue  dont 
on  me  couvre  ne  vous  éclabousse  pas,  don  Alphonse?  Allons,  sur  mon 
âme,  courroucez-vous  donc  un  peu,  que  je  vous  voie,  une  fois  dans  votre 
vie,  vous  fâcher  à  mon  sujet,  monsieur!  Vous  êtes  amoureux  de  moi, 
dites- vous  quelquefois!  soyez-le  donc  de  ma  gloire.  Vous  êtes  jaloux?  soyez-le 
de  ma  renommée!  Si  j'ai  doublé  par  ma  dot  vos  domaines  héréditaires;  si 
je  vous  ai  apporté  en  mariage,  non  seulement  la  rose  d'or  et  la  bénédiction 
du  Saint-Père,  mais,  ce  qui  tient  plus  de  place  sur  la  surface  du  monde, 
Sienne,  Rimini,  Cesena,  Spolète  et  Piombino,  et  plus  de  villes  que  vous 
n'aviez  de  châteaux,  et  plus  de  duchés  que  vous  n'aviez  de  baronnies;  si 
j'ai  fait  de  vous  le  plus  puissant  gentilhomme  de  l'Italie,  ce  n'est  pas  une 
raison,  monsieur,  pour  que  vous  laissiez  votre  peuple  me  railler,  me  publier 
et  m'insulter;  pour  que  vous  laissiez  votre  Ferrare  montrer  du  doigt  à  toute 
l'Europe  votre  femme  plus  méprisée  et  plus  bas  placée  que  la  servante  des 
valets  de  vos  palefreniers;  ce  n'est  pas  une  raison,  dis-je,  pour  que  vos 
sujets  ne  puissent  me  voir  passer  au  milieu  d'eux  sans  dire  :  —  Ha!  cette 
femme!...  — Or,  je  vous  le  déclare,  monsieur,  je  veux  que  le  crime  d'au- 
jourd'hui soit  recherché  et  notablement  puni,  ou  je  m'en  plaindrai  au  pape, 
je  m'en  plaindrai  au  Valentinois  qui  est  à  Forli  avec  quinze  mille  hommes 
de  guerre;  et  voyez  maintenant  si  cela  vaut  la  peine  de  vous  lever  de  votre 
fauteuil  ! 

DON  ALPHONS1  . 

Madame,  le  crime  dont  vous  vous  plaignez  m'est  connu. 

DONA  LUCREZl A. 

Comment,  monsieur!  le  crime  vous  est  connu,  et  le  criminel   n'est  pas 
découvert! 


482  LUCRÈCE  BORGIA. 

DON  ALPHONSE. 

Le  criminel  est  découvert. 

DONA  LUCREZIA. 

Vive  Dieu!  s'il  est  découvert,  comment  se  fait-il  qu'il  ne  soit  pas  ar- 
rete  ? 

DON  ALPHONSE. 

Il  est  arrêté,  madame. 

DONA  LUCREZIA. 

Sur  mon  âme,  s'il  est  arrêté,  d'où  vient  qu'il  n'est  pas  encore  puni  ? 

DON  ALPHONSE. 

Il  va  l'être.  J'ai  voulu  d'abord  avoir  votre  avis  sur  le  châtiment. 

DONA  LUCREZIA. 

Et  vous  avez  bien  fait,  monseigneur!  —  Où  est-il  ? 

DON  ALPHONSE. 

Ici. 

DONA  LUCREZIA. 

Ah,  ici  !  —  Il  me  faut  un  exemple,  entendez-vous,  monsieur?  C'est  un 
crime  de  lèse-majesté.  Ces  crimes-là  font  toujours  tomber  la  tête  qui  les 
conçoit  et  la  main  qui  les  exécute.  —  Ah!  il  est  ici!  Je  veux  le  voir. 

DON  ALPHONSE. 

C'est  facile. 

Appelant. 

—  Bautista! 

L'huissier  reparait. 
DONA  LUCREZIA. 

Encore  un  mot,  monsieur,  avant  que  le  coupable  soit  introduit.  — 
Quel  que  soit  cet  homme,  fût-il  de  votre  ville,  fût-il  de  votre  maison,  don 
Alphonse,  donnez-moi  votre  parole  de  duc  couronné  qu'il  ne  sortira  pas 
d'ici  vivant. 

DON  ALPHONSE. 

Je  vous  la  donne.  —  Je  vous  la  donne,  entendez-vous  bien,  madame? 

DONA  LUCREZIA. 

C'est  bien.  Eh!  sans  doute,  j'entends.  Amenez-le  maintenant.  Que  je 


ACTE    II.  -       LE  COUPLE.  483 

l'interroge  moi-même!  —  Mon  Dieu!  qu'est-ce  que  je  leur  ai  donc  fait  à 
ces  gens  de  Ferrare  pour  me  persécuter  ainsi? 

DON  ALPHONSE,  à  l'huissier. 

Faites  entrer  le  prisonnier. 

La  porte  du  fond  s'ouvre.  On  voit  paraître  Gennaro  désarmé  entre  deux  pertuisaniers. 
Dans  le  même  moment,  on  voit  Rustighello  monter  l'escalier  dans  le  petit  compar- 
timent à  gauche,  derrière  la  porte  masquée.  Il  tient  à  la  main  un  plateau  sur  lequel 
il  y  a  un  flacon  doré,  un  flacon  argenté  et  deux  coupes.  Il  pose  le  plateau  sur  l'appui 
de  la  fenêtre,  tire  son  épée,  et  se  place  derrière  la  porte. 


SCENE  III. 

Les  Mîmes,  GENNARO. 


DONA  LUCREZIA,  à  part. 


Gennaro! 


DON  ALPHONSE,  s'approchant  d'elle,  bas  et  avec  un  sourire. 

Est-ce  que  vous  connaissez  cet  homme? 

DONA   LUCREZIA  ,  à  part. 

C'est  Gennaro!  — ■  Quelle  fatalité,  mon  Dieu! 

Klle  le  regarde  avec  angoisse.  Il  détourne  les  yeux. 
GENNARO. 

Monseigneur  le  duc,  je  suis  un  simple  capitaine  et  je  vous  parle  avec  le 
respect  qui  convient.  Votre  altesse  m'a  fait  saisir  dans  mon  logis  ce  matin. 
Que  me  veut-elle? 

DON   ALPHONSE. 

Seigneur  capitaine,  un  crime  de  lèse-majesté  humaine  a  été  commis  ce 
matin  vis-à-vis  la  maison  que  vous  habitez.  Le  nom  de  notre  bien-aimée 
épouse  et  cousine  dona  Lucrezia  Borgia  a  été  insolemment  balafré  sur  la 
face  de  notre  palais  ducal.  Nous  cherchons  le  coupable. 

DONA   LUCREZIA. 

Ce  n'est  pas  lui!  il  y  a  méprise,  don  Alphonse.  Ce  n'est  pas  ce  jeune 
homme  ! 

DON  ALPHONSE. 

D'où  le  savez-vous  ? 


484  LUCRÈCE  BORGIA. 

DONA  LUCREZIA. 

J'en  suis  sûre.  Ce  jeune  homme  est  de  Venise  et  non  de  Ferr.ire.  Ainsi... 

DON  ALPHONSE. 

Qu'est-ce  que  cela  prouve? 

DONA  LUCREZIA. 

Le  fait  a  eu  lieu  ce  matin,  et  je  sais  qu'il  a  passé  la  matinée  chez  une 
nommée  Fiametta. 

GENNARO. 

Non,  madame. 

DON  ALPHONSE. 

Vous  voyez  bien  que  votre  altesse  est  mal  renseignée.  Laissez-moi  l'in- 
terroger. —  Capitaine  Gennaro,  étes-vous  celui  qui  a  commis  le  crime? 

DONA  LUCREZIA,  éperdue. 

On  étouffe  ici!  De  l'air!  de  l'air!  J'ai  besoin  de  respirer  un  peu! 

Elle  va  à  une  fenêtre,  et,  en  passant  à  côté  de  Gennaro,  elle  lui  dit  bas  et  rapidement  : 

—  Dis  que  ce  n'est  pas  toi! 

DON  ALPHONSE,  à  part. 

Elle  lui  a  parlé  bas. 

GENNARO. 

Duc  Alphonse,  les  pêcheurs  de  Calabre  qui  m'ont  élevé,  et  qui  m'ont 
trempé  tout  jeune  dans  la  mer  pour  me  rendre  fort  et  hardi,  m'ont  en- 
seigné cette  maxime,  avec  laquelle  on  peut  risquer  souvent  sa  vie,  jamais 
son  honneur  : —  Fais  ce  que  tu  dis,  dis  ce  que  tu  fais. —  Duc  Alphonse, 
je  suis  l'homme  que  vous  cherchez. 

DON  ALPHONSE,  se  tournant  vers  dona  Lucrezia. 

Vous  avez  ma  parole  de  duc  couronné,  madame. 

DONA  LUCREZIA: 

J'ai  deux  mots  à  vous  dire  en  particulier,  monseigneur. 

Le  duc  fait  signe  à  l'huissier  et  aux  gardes  de  se  retirer  avec  le  prisonnier 
dans  la  salle  voisine. 


ACTE   IL  —   LE   COUPLE.  485 

SCÈNE  IV. 
DONA  LUCREZIA,   DON   ALPHONSE. 

DON  ALPHONSE. 

Que  me  voulez-vous,  madame.-' 

DONA  LUCREZIA. 

Ce  que  je  vous  veux,  don  Alphonse,  c'est  que  je  ne  veux  pas  que  ce 
jeune  homme  meure. 

DON    ALPHONSE. 

Il  n'y  a  qu'un  instant,  vous  êtes  entrée  chez  moi  comme  la  tempête, 
irritée  et  pleurante,  vous  vous  êtes  plainte  à  moi  d'un  outrage  fait  à  vous, 
vous  avez  réclamé  avec  injure  et  cris  la  tête  du  coupable,  vous  m'avez 
demandé  ma  parole  ducale  qu'il  ne  sortirait  pas  d'ici  vivant,  je  vous  l'ai 
loyalement  octroyée,  et  maintenant  vous  ne  voulez  pas  qu'il  meure!  — 
Par  Jésus!  madame,  ceci  est  nouveau! 

DONA   LUCREZIA. 

Je  ne  veux  pas  que  ce  jeune  homme  meure,  monsieur  le  duc! 

DON    ALPHONSE. 

Madame,  les  gentilshommes  aussi  prouvés  que  moi  n'ont  pas  coutume 
de  laisser  leur  foi  en  gage.  Vous  avez  ma  parole,  il  faut  que  je  la  retire.  J'ai 
juré  que  le  coupable  mourrait.  11  mourra.  Sur  mon  âme,  vous  pouvez 
choisir  le  genre  de  mort. 

DONA   LUCREZIA,  d'un  air  riant  et  plein  de  douceur. 

Don  Alphonse,  don  Alphonse,  en  vérité,  nous  disons  là  des  folies,  vous 
et  moi.  Tenez,  c'est  vrai,  je  suis  une  femme  pleine  de  déraison.  Mon  père 
m'a  gâtée,  que  voulez-vous?  On  a  depuis  mon  enfance  obéi  à  tous  mes 
caprices.  Ce  que  je  voulais  il  y  a  un  quart  d'heure,  je  ne  le  veux  plus  à 
présent.  Vous  savez  bien,  don  Alphonse,  que  j'ai  toujours  été  ainsi.  I  enez, 
asseyez-vous  là,  près  de  moi,  et  causons  un  peu,  tendrement,  cordiale- 
ment, comme  mari  et  femme,  comme  deux  bons  amis. 

D<  ».\"  ALPHONSE,   prenant  de  sun  coté  un  air  de  galanterie. 

Dona  Lucrezia,  vous  êtes  ma  dame,  et  je  suis  trop  heureux  qu'il  vous 
plaise  de  m'avoir  un  instant  à  vos  pieds. 

Il  s'assied  près  d'elle. 
thÉÀtrl:.  —  11.  52 


486  LUCRÈCE  BORGIA. 


DONA  LUCREZIA. 


Comme  cela  est  bon  de  s'entendre!  Savez-vous  bien,  Alphonse,  que  je 
vous  aime  encore  comme  le  premier  jour  de  notre  mariage,  ce  jour  où  vous 
fîtes  une  si  éblouissante  entrée  à  Rome,  entre  monsieur  de  Valentinois, 
mon  frère,  et  monsieur  le  cardinal  Hippolyte  d'Esté,  le  vôtre?  J'étais  sur 
le  balcon  des  degrés  de  Saint-Pierre.  Je  me  rappelle  encore  votre  beau 
cheval  blanc  chargé  d'orfèvrerie  d'or,  et  l'illustre  mine  de  roi  que  vous 
aviez  dessus! 


DON  ALPHONSE. 


Vous  étiez  vous-même  bien  belle,  madame,  et  bien  rayonnante  sous 
votre  dais  de  brocart  d'argent. 

DONA  LUCREZIA. 

Oh  !  ne  me  parlez  pas  de  moi,  monseigneur,  quand  je  vous  parle  de  vous. 
Il  est  certain  que  toutes  les  princesses  de  l'Europe  m'envient  d'avoir  épousé 
le  meilleur  chevalier  de  la  chrétienté.  Et  moi  je  vous  aime  vraiment  comme 
si  j'avais  dix-huit  ans.  Vous  savez  que  je  vous  aime,  n'est-ce  pas,  Alphonse? 
Vous  n'en  doutez  jamais,  au  moins?  Je  suis  froide  quelquefois,  et  distraite j 
cela  vient  de  mon  caractère,  non  de  mon  cœur.  Ecoutez,  Alphonse,  si 
votre  altesse  m'en  grondait  doucement,  je  me  corrigerais  bien  vite.  La  bonne 
chose  de  s'aimer  comme  nous  faisons!  Donnez-moi  votre  main,  —  em- 
brassez-moi, don  Alphonse! — En  vérité,  j'y  songe  maintenant,  il  est  bien 
ridicule  qu'un  prince  et  une  princesse  comme  vous  et  moi ,  qui  sont  assis  côte  à 
côte  sur  le  plus  beau  trône  ducal  qui  soit  au  monde,  et  qui  s'aiment,  aient 
été  sur  le  point  de  se  quereller  pour  un  misérable  petit  capitaine  aventurier 
vénitien!  Il  faut  chasser  cet  homme,  et  n'en  plus  parler.  Qu'il  aille  où  il 
voudra,  ce  drôle,  n'est-ce  pas,  Alphonse?  Le  lion  et  la  lionne  ne  se  cour- 
roucent pas  d'un  moucheron.  —  Savez-vous,  monseigneur,  que  si  la  cou- 
ronne ducale  était  à  donner  en  concours  au  plus  beau  cavalier  de  votre 
duché  de  Ferrare,  c'est  encore  vous  qui  l'auriez?  —  Attendez,  que  j'aille 
dire  à  Bautista  de  votre  part  qu'il  ait  à  chasser  au  plus  vite  de  Ferrare  ce 
Gennaro. 

DON  ALPHONSE. 

Rien  ne  presse. 

DONA  LUCREZIA,  d'un  air  enjoué. 

Je  voudrais  n'avoir  plus  à  y  songer.  —  Allons,  monsieur,  laissez-moi 
terminer  cette  affaire  à  ma  guise  ! 

DON  ALPHONSE. 

Il  faut  que  celle-ci  se  termine  à  la  mienne. 


ACTE  II.  —  LE  COUPLE.  487 

DONA  LUCREZIA. 

Mais  enfin,  mon  Alphonse,  vous  n'avez  pas  de  raison  pour  vouloir  la 
mort  de  cet  homme. 

DON  ALPHONSE. 

Et  la  parole  que  je  vous  ai  donnée?  Le  serment  d'un  roi  est  sacré. 

DONA  LUCREZIA. 

Cela  est  bon  à  dire  au  peuple.  Mais  de  vous  à  moi,  Alphonse,  nous 
savons  ce  que  c'est.  Le  Saint-Père  avait  promis  à  Charles  VIII  de  France 
la  vie  de  Zizimi,  sa  sainteté  n'en  a  pas  moins  fait  mourir  Zizimi. 
Monsieur  de  Valentinois  s'était  constitué  sur  parole  otage  du  même  enfant 
Charles  VIII,  monsieur  de  Valentinois  s'est  évadé  du  camp  français  dès 
qu'il  a  pu.  Vous-même,  vous  aviez  promis  aux  Petrucci  de  leur  rendre 
Sienne.  Vous  ne  l'avez  pas  fait,  ni  dû  faire.  Hé!  l'histoire  des  pays  est 
pleine  de  cela.  Ni  rois  ni  nations  ne  pourraient  vivre  un  jour  avec  la  rigi- 
dité des  serments  qu'on  tiendrait.  Entre  nous,  Alphonse,  une  parole  jurée 
n'est  une  nécessité  que  quand  il  n'y  en  a  pas  d'autre. 

DON  ALPHONSE. 

Pourtant,  dona  Lucrezia,  un  serment... 

DONA  LUCREZIA. 

Ne  me  donnez  pas  de  ces  mauvaises  raisons-là.  Je  ne  suis  pas  une  sotte. 
Dites-moi  plutôt,  mon  cher  Alphonse,  si  vous  avez  quelque  motif  d'en 
vouloir  à  ce  Gennaro.  Non?  Eh  bien!  accordez-moi  sa  vie.  Vous  m'aviez 
bien  accordé  sa  mort.  Qu'est-ce  que  cela  vous  fait?  S'il  me  plaît  de  lui 
pardonner.  C'est  moi  qui  suis  l'offensée. 

DON   ALPHONSE. 

C'est  justement  parce  qu'il  vous  a  offensée,  mon  amour,  que  je  ne  veux 
pas  lui  faire  grâce. 

DONA  LUCREZIA. 

Si  vous  m'aimez,  Alphonse,  vous  ne  me  refuserez  pas  plus  longtemps. 
Et  s'il  me  plaît  d'essayer  de  la  clémence,  à  moi?  C'est  un  moyen  de  me 
faire  aimer  de  votre  peuple.  Je  veux  que  votre  peuple  m'aime.  La  miséri 
corde,  Alphonse,  cela  fait  ressembler  un  roi  à  Jésus-Christ.  Soyons  des  sou- 
verains miséricordieux.  Cette  pauvre  Italie  a  assez  de  tyrans  sans  nous, 
depuis  le  baron  vicaire  du  pape  jusqu'au  pape  vicaire  de  Dieu.  Finissons-en  , 
cher  Alphonse.  Mettez  ce  Gennaro  en  liberté!  C'est  un  caprice,  si  vous 
voulez;  mais  c'est  quelque  chose  de  sacré  et  d'auguste  que  le  caprice  d'une 
femme,  quand  il  sauve  la  tête  d'un  homme. 

32- 


488  LUCRÈCE   BORGIA. 

DON  ALPHONSE. 

Je  ne  puis,  chère  Lucrèce. 

DONA  LUCREZIA. 

Vous  ne  pouvez?  Mais  enfin  pourquoi  ne  pouvez-vous  pas  m'accorder 
quelque  chose  d'aussi  insignifiant  que  la  vie  de  ce  capitaine? 

DON  ALPHONSE. 

Vous  me  demandez  pourquoi,  mon  amour? 

DONA  LUCREZIA. 

Oui,  pourquoi? 

DON  ALPHONSE. 

Parce  que  ce  capitaine  est  votre  amant,  madame! 

DONA  LUCREZIA. 

Ciel! 

DON  ALPHONSE. 

Parce  que  vous  l'avez  été  chercher  à  Venise!  Parce  que  vous  Tiriez  cher- 
cher en  enfer!  Parce  que  je  vous  ai  suivie  pendant  que  vous  le  suiviez! 
Parce  que  je  vous  ai  vue,  masquée  et  haletante,  courir  après  lui  comme  la 
louve  après  sa  proie  !  Parce  que  tout  à  l'heure  encore  vous  le  couviez  d'un 
regard  plein  de  pleurs  et  plein  de  flamme  !  Parce  que  vous  vous  êtes  prosti- 
tuée à  lui,  sans  aucun  doute,  madame!  Parce  que  c'est  assez  de  honte  et 
d'infamie  et  d'adultère  comme  cela!  Parce  qu'il  est  temps  que  je  venge 
mon  honneur  et  que  je  fasse  couler  autour  de  mon  lit  un  fossé  de  sang, 
entendez-vous,  madame? 

DONA  LUCREZIA. 

Don  Alphonse. . . 

DON  ALPHONSE. 

Taisez-vous.  —  Veillez  sur  vos  amants  désormais,  Lucrèce!  La  porte 
par  laquelle  on  entre  dans  votre  chambre  de  nuit,  mettez-y  tel  huissier  qu'il 
vous  plaira,  mais  à  la  porte  par  où  l'on  sort,  il  y  aura  maintenant  un  portier 
de  mon  choix,  —  le  bourreau! 

DONA  LUCREZIA. 

Monseigneur,  je  vous  jure... 

DON  ALPHONSE. 

Ne  jurez  pas.  Les  serments,  cela  est  bon  pour  le  peuple.  Ne  me  donnez 
pas  de  ces  mauvaises  raisons-là. 


ACTE'  II.  —  LE  COUPLE.  489 


Si  vous  saviez, 


DONA  LUCREZIA. 


DON  ALPHONSE. 


Tenez,  madame,  je  hais  toute  votre  abominable  famille  de  Borgia,  et 
vous  toute  la  première,  que  j'ai  si  follement  aimée!  Il  faut  que  je  vous  dise 
un  peu  cela  à  la  fin,  c'est  une  chose  honteuse,  inouïe  et  merveilleuse,  de 
voir  alliées  en  nos  deux  personnes  la  maison  d'Esté,  qui  vaut  mieux  que 
la  maison  de  Valois  et  que  la  maison  de  Tudor,  la  maison  d'Esté,  dis-je, 
et  la  famille  Borgia,  qui  ne  s'appelle  pas  même  Borgia,  qui  s'appelle 
Lenzuoli,  ou  Lenzolio,  on  ne  sait  quoi!  J'ai  horreur  de  votre  frère  César, 
qui  a  des  taches  de  sang  naturelles  au  visage  !  de  votre  frère  César,  qui  a  tué 
votre  frère  Jean!  J'ai  horreur  de  votre  mère  la  Rosa  Vanozza,  la  vieille  fille 
de  joie  espagnole  qui  scandalise  Rome  après  avoir  scandalisé  Valence!  Et 
quant  à  vos  neveux  prétendus,  les  ducs  de  Sermoneto  et  de  Nepi,  de  beaux 
ducs,  ma  foi!  des  ducs  d'hier!  des  ducs  faits  avec  des  duchés  volés!  Laissez- 
moi  finir.  J'ai  horreur  de  votre  père  qui  est  pape  et  qui  a  un  sérail  de  femmes 
comme  le  sultan  des  turcs  Bajazet;  de  votre  père  qui  est  l'antechrist;  de 
votre  père  qui  peuple  le  bagne  de  personnes  illustres  et  le  sacré  collège 
de  bandits,  si  bien  qu'en  les  voyant  tous  vêtus  de  rouge,  galériens  et  cardi- 
naux, on  se  demande  si  ce  sont  les  galériens  qui  sont  les  cardinaux  et  les 
cardinaux  qui  sont  les  galériens!  —  Allez  maintenant! 


|)(>N.\    LUCREZIA. 


Monseigneur!  monseigneur!  je  vous  demande,  à  genoux  et  à  mains 
jointes,  au  nom  de  Jésus  et  de  Marie,  au  nom  de  votre  père  et  de  votre 
mère,  monseigneur,  je  vous  demande  la  vie  de  ce  capitaine. 


DON  ALPHONSE. 


Voilà  aimer!  —  Vous  pourrez  faire  de  son  cadavre  ce  qu'il  vous  plaira, 
madame,  et  je  prétends  que  ce  soit  avant  une  heure. 

DONA   LUCREZIA. 

Grâce  pour  Gennaro  ! 

DON  ALPHONSE. 

Si   vous  pouviez  lire   la  ferme   résolution  qui  est   dans   mon  âme,  vous 
n'en  parleriez  pas  plus  que  s'il  était  déjà  mort. 

DONA   LUCREZIA,  se  relevant. 

Ah!   prenez  garde  à  vous,  don  Alphonse  de  Ferrare,  mon   quatrième 
mari  ! 


490  LUCRECE  BORGIA. 

DON  ALPHONSE. 

Oh!  ne  faites  pas  la  terrible,  madame!  Sur  mon  âme,  je  ne  vous  crains 
pas!  Je  sais  vos  allures.  Je  ne  me  laisserai  pas  empoisonner  comme  votre 
premier  mari,  ce  pauvre  gentilhomme  d'Espagne  dont  je  ne  sais  plus  le 
nom,  ni  vous  non  plus.  Je  ne  me  laisserai  pas  chasser  comme  votre  second 
mari,  Jean  Sforza,  seigneur  de  Pesaro,  cet  imbécile!  Je  ne  me  laisserai  pas 
tuer  à  coups  de  pique,  sur  n'importe  quel  escalier,  comme  le  troisième,  don 
Alphonse  d'Aragon,  faible  enfant  dont  le  sang  n'a  guère  plus  taché  les 
dalles  que  de  l'eau  pure!  Tout  beau!  Moi  je  suis  un  homme,  madame.  Le 
nom  d'Hercule  est  souvent  porté  dans  ma  famille.  Par  le  ciel  !  j'ai  des  sol- 
dats plein  ma  ville  et  plein  ma  seigneurie,  et  j'en  suis  un  moi-même,  et  je 
n'ai  point  encore  vendu,  comme  ce  pauvre  roi  de  Naples,  mes  bons  canons 
d'artillerie  au  pape,  votre  saint  père! 

DONA  LUCREZIA. 

Vous  vous  repentirez  de  ces  paroles,  monsieur.  Vous  oubliez  qui  je  suis. . . 

DON  ALPHONSE. 

Je  sais  fort  bien  qui  vous  êtes,  mais  je  sais  aussi  où  vous  êtes.  Vous  êtes 
la  fille  du  pape,  mais  vous  n'êtes  pas  à  Rome;  vous  êtes  la  gouvernante  de 
Spolète,  mais  vous  n'êtes  pas  à  Spolètej  vous  êtes  la  femme,  la  sujette  et 
la  servante  d'Alphonse,  duc  de  Ferrare,  et  vous  êtes  à  Ferrare! 

Dona  Lucrezia,  toute  pâle  de  terreur  et  Je  colère,  regarde  fixement  le  duc, 
et  recule  lentement  devant  lui  jusqu'à  un  fauteuil  où  elle  vient  tomber  comme  brisée. 

—  Ah!  cela  vous  étonne,  vous  avez  peur  de  moi,  madame!  jusqu'ici 
c'était  moi  qui  avais  peur  de  vous.  J'entends  qu'il  en  soit  ainsi  désormais,  et, 
pour  commencer,  voici  le  premier  de  vos  amants  sur  lequel  je  mets  la 
main.  Il  mourra. 

DONA  LUCREZIA,  d'une  voix  faible. 

Raisonnons  un  peu,  don  Alphonse.  Si  cet  homme  est  celui  qui  a  commis 
envers  moi  le  crime  de  lèse-majesté,  il  ne  peut  être  en  même  temps  mon 
amant. 

DON  ALPHONSE. 

Pourquoi  non?  Dans  un  accès  de  dépit,  de  colère,  de  jalousie!  car  il  est 
peut-être  jaloux  aussi,  lui.  D'ailleurs,  est-ce  que  je  sais,  moi?  Je  veux  que 
cet  homme  meure.  C'est  ma  fantaisie.  Ce  palais  est  plein  de  soldats  qui  me 
sont  dévoués  et  qui  ne  connaissent  que  moi.  Il  ne  peut  échapper.  Vous 
n'empêcherez  rien,  madame.  J'ai  laissé  à  votre  altesse  le  choix  du  genre  de 
mort,  décidez-vous. 

DONA  LUCREZIA,  se  tordant  les  mains. 

O  mon  Dieu  !  6  mon  Dieu  !  ô  mon  Dieu  ! 


ACTE   II.  —  LE   COUPLE.  491 


DON  ALPHONSI,. 

Vous  ne  répondez  pas?  —  Je  vais  le  faire  tuer  dans  l'antichambre  à  coups 
d'épée. 

Il  va  pour  sortir,  elle  lui  saisit  le  bras. 
DONA  LUCREZIA. 

Arrêtez  ! 

1)(>N  ALPHONSE. 

Aimez-vous  mieux  lui  verser  vous-même  un  verre  de  vin  de  Syracuse? 

DONA  LUCREZIA. 

Gennaro  ! 

DON  ALPHONSE. 

Il  faut  qu'il  meure. 

DONA  LUCRLZIA. 

Pas  à  coups  d'épée  ! 

DON  ALPHONSE. 

La  manière  m'importe  peu.  —  Que  choisissez  vous? 

DONA  LUCREZIA. 

L'autre  chose. 

DON  ALPHONSE. 

Vous  aurez  soin  de  ne  pas  vous  tromper,  et  de  lui  verser  vous  même  du 
flacon  d'or  que  vous  savez.  Je  sciai  là,  d'ailleurs.  Ne  vous  flouiez  pas  que 
je  vais  vous  quitter. 

DONA   LUCREZIA. 

Je  ferai  ce  que  vous  voulez. 

DON   ALPHONSI.. 

Bautista! 

L'huissier  reparaît. 

—  Ramenez  le  prisonnier. 

DONA    Ll  CREZIA. 

Vous  êtes  un  homme  affreux,  monseigneur. 


492  LUCRECE  BORGIA. 

SCÈNE  V. 

Les  mêmes,  GENNARO,  les  Gardes. 

DON   ALPHONSE. 

Qu'est-ce  que  j'entends  dire,  seigneur  Gennaro?  Que  ce  que  vous  avez 
fait  ce  matin,  vous  l'avez  fait  par  étourderie  et  bravade,  et  sans  intention 
méchante,  que  madame  la  duchesse  vous  pardonne,  et  que  d'ailleurs  vous 
êtes  un  vaillant.  Par  ma  mère,  s'il  en  est  ainsi,  vous  pouvez  retourner  sain 
et  sauf  à  Venise.  A  Dieu  ne  plaise  que  je  prive  la  magnifique  république 
de  Venise  d'un  bon  domestique  et  la  chrétienté  d'un  bras  fidèle  qui  porte 
une  fidèle  épée,  quand  il  y  a  devers  les  eaux  de  Chypre  et  de  Candie  des 
idolâtres  et  des  sarrasins! 

GENNARO. 

A  la  bonne  heure,  monseigneur!  Je  ne  m'attendais  pas,  je  l'avoue,  à  ce 
dénouement.  Mais  je  remercie  votre  altesse.  La  clémence  est  une  vertu 
de  race  royale,  et  Dieu  fera  grâce  là-haut  à  qui  aura  fait  grâce  ici-bas. 

DON   ALPHONSE. 

Capitaine,  est-ce  un  bon  service  que  celui  de  la  république,  et  combien 
y  gagnez-vous,  bon  an,  mal  an? 

GENNARO. 

J'ai  une  compagnie  de  cinquante  lances,  monseigneur,  que  je  défraie  et 
que  j'habille.  La  sérénissime  république,  sans  compter  les  aubaines  et  les 
épaves,  me  donne  deux  mille  sequins  d'or  par  an. 

DON   ALPHONSE. 

Et  si  je  vous  en  offrais  quatre  mille,  prendriez-vous  service  chez  moi? 

GENNARO. 

Je  ne  pourrais.  Je  suis  encore  pour  cinq  ans  au  service  de  la  république. 
Je  suis  lié. 

DON   ALPHONSE. 

Comment?  lié? 

GENNARO. 

Par  serment. 


ACTE  II.  —  LE  COUPLE.  493 

DON  ALPHONSE,  bas  à  dona  Lucrezia. 

Il  paraît  que  ces  gens-là  tiennent  les  leurs,  madame. 

Haut. 

—  N'en  parlons  plus,  seigneur  Gennaro. 

GENNARO. 

Je  n'ai  fait  aucune  lâcheté  pour  obtenir  la  vie  sauve;  mais,  puisque 
votre  altesse  me  la  laisse,  voici  ce  que  je  puis  lui  dire  maintenant.  Votre 
altesse  se  souvient  de  l'assaut  de  Faenza,  il  y  a  deux  ans.  Monseigneur  le 
duc  Hercule  d'Esté,  votre  père,  y  courut  grand  péril  de  la  part  de  deux 
cranequiniers  du  Valentinois  qui  l'allaient  tuer.  Un  soldat  aventurier  lui 
sauva  la  vie. 

DON  ALPHONSE. 

Oui,  et  l'on  n'a  jamais  pu  retrouver  ce  soldat. 

GENNARO. 

C'était  moi. 

DON  ALPHONSE. 

Pardieu,  mon  capitaine,  ceci  mérite  récompense.  —  Est-ce  que  vous 
n'accepteriez  pas  cette  bourse  de  sequins  d'or? 

GENNARO. 

Nous  faisons  le  serment,  en  prenant  le  service  de  la  république,  de  ne 
recevoir  aucun  argent  des  souverains  étrangers.  Cependant,  si  votre  altesse 
le  permet,  je  prendrai  cette  bourse  et  je  la  distribuerai  en  mon  nom  aux 
braves  soldats  que  voici. 

Il  montre  les  gardes. 
DON  ALPHONSE. 

Faites. 

Gennaro  prend  la  bourse. 

—  Mais  alors  vous  boirez  avec  moi,  suivant  le  vieil  usage  de  nos  ancêtres, 
comme  bons  amis  que  nous  sommes,  un  verre  de  mon  vin  de  Syracuse. 

GENNARO. 

Volontiers,  monseigneur. 

DON   ALPHONSE. 

Et  pour  vous  faire  honneur  comme  à  quelqu'un  qui  a  sauvé  mon  père, 
je  veux  que  ce  soit  madame  la  duchesse  elle-même  qui  vous  le  verse. 

Gennaro  s'incline  et  se  retourne  pour  aller  distribuer  l'argent  aux  soldats 
au  fond  du  théâtre.  Le  duc  appelle. 


494  LUCRÈCE  BORGIA. 

—  Rustighello  ! 

Rustighello  paraît  avec  le  plateau. 

—  Pose  le  plateau  là,  sur  cette  table.  —  Bien. 

Prenant  dona  Lucrezia  par  la  main. 

-  Madame,  écoutez  ce  que  je  vais  dire  à  cet  homme.  — ■  Rustighello, 
retourne  te  placer  derrière  cette  porte  avec  ton  épée  nue  à  la  main  ;  si  tu 
entends  le  bruit  de  cette  clochette,  tu  entreras.  Va. 

Rustighello  sort,  et  on  le  voit  se  replacer  derrière  la  porte. 

—  Madame,  vous  verserez  vous-même  à  boire  au  jeune  homme,  et  vous 
aurez  soin  de  verser  du  flacon  d'or  que  voici. 

DONA  LUCREZIA,  pile  et  d'une  voix  faible. 

Oui.  —  Si  vous  saviez  ce  que  vous  faites  en  ce  moment,  et  combien 
c'est  une  chose  horrible,  vous  frémiriez  vous-même,  tout  dénaturé  que  vous 
êtes,  monseigneur! 

DON  ALPHONSE. 

Ayez  soin  de  ne  pas  vous  tromper  de  flacon.  —  Eh  bien,  capitaine! 

Gennaro,  qui  a  fini  sa  distribution  d'argent,  revient  sur  le  devant  du  théâtre.  Le  duc 
se  verse  à  boire  dans  une  des  deux  coupes  d'émail  avec  le  flacon  d'argent,  et  prend 
la  coupe  qu'il  porte  à  ses  lèvres. 

GENNARO. 

Je  suis  confus  de  tant  de  bonté,  monseigneur. 

DON  ALPHONSE. 

Madame,  versez  à  boire  au  seigneur  Gennaro.  —  Quel  âge  avez-vous, 
capitaine  ? 

GENNARO,  saisissant  l'autre  coupe  et  la  présentant  à  la  duchesse. 

Vingt  ans. 

DON  ALPHONSE,  bas  à  la  duchesse  qui  essaie  de  prendre  le  flacon  d'argent. 

Le  flacon  d'or,  madame! 

Elle  prend  en  tremblant  le  flacon  d'or. 

—  Ah  çà,  vous  devez  être  amoureux? 

GENNARO. 

Qui  est-ce  qui  ne  l'est  pas  un  peu,  monseigneur r 


ACTE   II.  —   LE   COUPLE.  495 

DON  ALPHONSE. 

Savez-vous,  madame,  que  c'eût  été  une  cruauté  que  d'enlever  ce  capi- 
taine à  la  vie,  à  l'amour,  au  soleil  d'Italie,  à  la  beauté  de  son  âge  de  vingt 
ans,  à  son  glorieux  métier  de  guerre  et  d'aventure  par  où  toutes  les  mai- 
sons royales  ont  commencé,  aux  fêtes,  aux  bals  masqués,  aux  gais  carnavals 
de  Venise,  où  il  se  trompe  tant  de  maris,  et  aux  belles  femmes  que  ce 
jeune  homme  peut  aimer  et  qui  doivent  aimer  ce  jeune  homme,  n'est-ce 
pas,  madame?  —  Versez  donc  à  boire  au  capitaine. 
Bas. 

—  Si  vous  hésitez,  je  fais  entrer  Rustighello. 

Elle  verse  à  boire  à  Gennaro  sans  dire  une  parole. 
GENNARO. 

Je  vous  remercie,   monseigneur,  de   me  laisser  vivre  pour  ma  pauvre 
mère. 

DONA  LUCREZIA,  à  part. 

Oh!  horreur! 

DON  ALPHONSE,  buvant. 

A  votre  santé,  capitaine  Gennaro,  et  vivez  beaucoup  d'années. 

GENNARO. 

Monseigneur,  Dieu  vous  le  rende! 

Il  boit. 
DONA   LUCREZIA,  à  part. 

Ciel! 

DON    ALPHONSE,   a  part. 

C'est  fait. 

Haut. 

Sur  ce,  je  vous  quitte,  mon  capitaine.  Vous  partirez  pour  Venise  quand 
vous  voudrez. 

Bas  à  dona  Lucrezia. 

—  Remerciez-moi,  madame,  je  vous  laisse  tête  à  tête  avec  lui.  Vous  devez 
avoir  des  adieux  à  lui  faire.  Vivez  avec  lui,  si  bon  vous  semble,  son  der- 
nier quart  d'heure. 

Il  sort,  les  gardes  le  suivent. 


496  LUCRÈCE  B0RG1A. 

SCÈNE  VI. 
DON  A  LUCREZIA,  GENNARO. 

On  voit  toujours  dans  le  compartiment  Rustighello  immobile 
derrière  la  porte  masquée. 

DONA  LUCREZIA. 

Gennaro!  —  vous  êtes  empoisonné! 

GENNARO. 

Empoisonné,  madame! 

DONA  LUCREZIA. 

Empoisonné! 

GENNARO. 

J'aurais  dû  m'en  douter,  le  vin  étant  versé  par  vous. 

DONA  LUCREZIA. 

Oh!  ne  m'accablez  pas,  Gennaro.  Ne  m'ôtez  pas  le  peu  de  force  qui  me 
reste  et  dont  j'ai  besoin  encore  pour  quelques  instants.  Ecoutez-moi.  Le 
duc  est  jaloux  de  vous,  le  duc  vous  croit  mon  amant.  Le  duc  ne  m'a  laissé 
d'autre  alternative  que  de  vous  voir  poignarder  devant  moi  par  Rustighello, 
ou  de  vous  verser  moi-même  le  poison.  Un  poison  redoutable,  Gennaro, 
un  poison  dont  la  seule  idée  fait  pâlir  tout  italien  qui  sait  l'histoire  de  ces 
vingt  dernières  années. 

GENNARO. 

Oui,  le  poison  des  Borgia! 

DONA  LUCREZIA. 

Vous  en  avez  bu.  Personne  au  monde  ne  connaît  de  contre-poison  à  cette 
composition  terrible,  personne,  excepté  le  pape,  monsieur  de  Valentinois 
et  moi.  Tenez,  voyez  cette  fiole  que  je  porte  toujours  cachée  dans  ma 
ceinture.  Cette  fiole,  Gennaro,  c'est  la  vie,  c'est  la  santé,  c'est  le  salut.  Une 
seule  goutte  sur  vos  lèvres,  et  vous  êtes  sauve! 

Elle  veut  approcher  la  fiole  des  lèvres  de  Gennaro,  il  recule. 
GENNARO,  la  regardant  fixement. 

Madame,  qui  est-ce  qui  me  dit  que  ce -n'est  pas  cela  qui  est  du  poison? 

DONA  LUCREZIA,  tombant  anéantie  sur  le  fauteuil. 

O  mon  Dieu!  mon  Dieu! 


ACTE  IL  -      LE  COUPLE.  497 

GENNARO. 

Ne  vous  appelez-vous  pas  Lucrèce  Borgia?  Est-ce  que  vous  croyez  que 
je  ne  me  souviens  pas  du  frère  de  Bajazet?  Oui,  je  sais  un  peu  d'histoire. 
On  lui  fit  accroire,  à  lui  aussi,  qu'il  était  empoisonné  par  Charles  VIII,  et 
on  lui  donna  un  contre-poison,  dont  il  mourut.  Et  la  main  qui  lui  pré- 
senta le  contre-poison,  la  voilà,  elle  tient  cette  fiole.  Et  la  bouche  qui  lui 
dit  de  le  boire,  la  voici,  elle  me  parle! 

DONA  LUGREZIA. 

Misérable  femme  que  je  suis! 

GENNARO. 

r 

Ecoutez,  madame,  je  ne  me  méprends  pas  à  vos  semblants  d'amour. 
Vous  avez  quelque  sinistre  dessein  sur  moi.  Cela  est  visible.  Vous  devez 
savoir  qui  je  suis.  Tenez,  dans  ce  moment-ci,  cela  se  lit  sur  votre  visage 
que  vous  le  savez,  et  il  est  aisé  de  voir  que  vous  avez  quelque  insurmon- 
table raison  pour,  ne  me  le  dire  jamais.  Votre  famille  doit  connaître  la 
mienne,  et  peut-être  à  cette  heure  ce  n'est  pas  de  moi  que  vous  vous  venge- 
riez en  m'empoisonnant,  mais,  qui  sait?  de  ma  mère! 

DONA  LUGREZIA. 

Votre  mère,  Gennaro  !  vous  la  voyez  peut-être  autrement  qu'elle  n'est. 
Que  diriez-vous  si  ce  n'était  qu'une  femme  criminelle  comme  moi? 

GENNARO. 

Ne  la  calomniez  pas.  Oh  non!  ma  mère  n'est  pas  une  femme  comme 
vous,  madame  Lucrèce!  Oh!  je  la  sens  dans  mon  cœur  et  je  la  rêve  dans 
mon  âme  telle  qu'elle  est;  j'ai  son  image  là,  née  avec  moi;  je  ne  l'aimerais 
pas  comme  je  l'aime  si  elle  n'était  pas  digne  de  moi;  le  cœur  d'un  fils  ne 
se  trompe  pas  sur  sa  mère.  Je  la  haïrais  si  elle  pouvait  vous  ressembler. 
Mais  non,  non.  Il  y  a  quelque  chose  en  moi  qui  me  dit  bien  haut  que 
ma  mère  n'est  pas  un  de  ces  démons  d'inceste,  de  luxure  et  d'empoisonn. 
ment  comme  vous  autres,  les  belles  femmes  d'à  présent.  Oh  Dieu!  j'en 
suis  bien  sûr,  s'il  y  a  sous  le  ciel  une  femme  innocente,  une  femme  ver- 
tueuse, une  femme  sainte,  c'est  ma  mère!  Oh!  elle  est  ainsi  et  pas  autre- 
ment! Vous  la  connaissez,  sans  doute,  madame  Lucrèce,  et  vous  ne  me 
démentirez  point! 

DONA   LUCREZIA. 

Non,  cette  femme-là,  Gennaro,  cette  mère-là,  je  ne  la  connais  pas! 


498  LUCRÈCE   BORGIA. 


GENNARO. 


Mais  devant  qui  est-ce  que  je  parle  ainsi?  Qu'est-ce  que  cela  vous  fait 
à  vous,  Lucrèce  Borgia,  les  joies  ou  les  douleurs  d'une  mère?  Vous  n'avez 
jamais  eu  d'enfants,  à  ce  qu'on  dit,  et  vous  êtes  bien  heureuse.  Car  vos 
enfants,  si  vous  en  aviez,  savez-vous  bien  qu'ils  vous  renieraient,  madame? 
Quel  malheureux  assez  abandonné  du  ciel  voudrait  d'une  pareille  mère? 
Etre  le  fils  de  Lucrèce  Borgia!  dire  ma  mère  à  Lucrèce  Borgia!  Oh!... 


DONA  LUCREZIA. 


Gennaro!  vous  êtes  empoisonné,  le  duc  qui  vous  croit  mort  peut  revenir 
à  tout  moment,  je  ne  devrais  songer  qu'à  votre  salut  et  à  votre  évasion, 
mais  vous  me  dites  des  choses  si  terribles  que  je  ne  puis  faire  autrement 
que  de  rester  là,  pétrifiée,  à  les  entendre. 


GENNARO. 

Madame. . . 

DONA  LUCREZIA. 


Voyons!  il  faut  en  finir.  Accablez-moi,  écrasez-moi  sous  votre  mépris j 
mais  vous  êtes  empoisonné,  buvez  ceci  sur-le-champ! 


GENNARO. 


Que  dois-je  croire,  madame?  Le  duc  est  loyal,  et  j'ai  sauvé  la  vie  à  son 
père.  Vous,  je  vous  ai  offensée.  Vous  avez  à  vous  venger  de  moi. 

DONA  LUCREZIA. 

Me  venger  de  toi,  Gennaro!  —  Il  faudrait  donner  toute  ma  vie  pour 
ajouter  une  heure  à  la  tienne,  il  faudrait  répandre  tout  mon  sang 
pour  t'empêcher  de  verser  une  larme,  il  faudrait  m'asseoir  au  pilori  pour  te 
mettre  sur  un  trône,  il  faudrait  payer  d'une  torture  de  l'enfer  chacun  de  tes 
moindres  plaisirs,  que  je  n'hésiterais  pas,  que  je  ne  murmurerais  pas,  que 
je  serais  heureuse,  que  je  baiserais  tes  pieds,  mon  Gennaro!  Oh!  tu  ne 
sauras  jamais  rien  de  mon  pauvre  misérable  cœur,  sinon  qu'il  est  plein 
de  toi!  Gennaro,  le  temps  presse,  le  poison  marche,  tout  à  l'heure  tu  le 
sentirais,  vois-tu!  encore  un  peu,  il  ne  serait  plus  temps.  La  vie  ouvre  en 
ce  moment  deux  espaces  obscurs  devant  toi,  mais  l'un  a  moins  de  minutes 
que  l'autre  n'a  d'années.  Il  faut  te  déterminer  pour  l'un  des  deux.  Le  choix 
est  terrible.  Laisse-toi  guider  par  moi.  Aie  pitié  de  toi  et  de  moi,  Gen- 
naro. Bois  vite,  au  nom  du  ciel! 

GENNARO. 

Allons,  c'est  bien.  S'il  y  a  un  crime  en   ceci,  qu'il  retombe  sur  votre 


ACTE   II.  —  LE   COUPLE.  499 

tête.  Après  tout,  que  vous  disiez  vrai  ou  non,  ma  vie  ne  vaut  pas  la  peine 
d'être  tant  disputée.  Donnez. 

Il  prend  la  fiole  et  boit. 

DONA  LUCREZIA. 

Sauvé!  —  Maintenant  il  faut  repartir  pour  Venise  de  toute  la  vitesse  de 
ton  cheval.  Tu  as  de  l'argent? 

o 

GKNNARO. 

J'en  ai. 

DONA   LUCRLZIA. 

Le  duc  te  croit  mort.  Il  sera  aisé  de  lui  cacher  ta  fuite.  Attends!  Garde 
cette  fiole  et  porte-la  toujours  sur  toi.  Dans  des  temps  comme  ceux  où 
nous  vivons,  le  poison  est  de  tous  les  repas.  Toi  surtout,  tti  es  exposé. 
Maintenant  pars  vite. 

Lui  montrant  la  porte  masquée  qu'elle  entr'ouvre. 

—  Descends  par  cet  escalier.  Il  donne  dans  une  des  cours  du  palais  Ne- 
groni.  Il  te  sera  aisé  de  t'évader  par  là.  N'attends  pas  jusqu'à  demain  matin, 
n'attends  pas  jusqu'au  coucher  du  soleil,  n'attends  pas  une  heure,  n'attends 
pas  une  demi-heure!  Quitte  Ferrare  sur-le-champ,  quitte  Ferrare  comme  si 
c'était  Sodome  qui  brûle,  et  ne  regarde  pas  derrière  toi!  Adieu!  —  Attends 
encore  un  instant.  J'ai  un  dernier  mot  à  te  dire,  mon  Gennaro! 

GENNARO. 

Parlez,  madame. 

DONA  LUCREZIA. 

Je  te  dis  adieu  en  ce  moment,  Gennaro,  pour  ne  plus  te  revoir  jamais. 
Il  ne  faut  plus  songer  maintenant  à  te  rencontrer  quelquefois  sur  mon 
chemin.  C'était  le  seul  bonheur  que  j'eusse  au  monde.  Mais  ce  serait  ris- 
quer ta  tête.  Nous  voilà  donc  pour  toujours  séparés  dans  cette  vie;  hélas! 
je  ne  suis  que  trop  sûre  que  nous  serons  séparés  aussi  dans  l'autre.  Gen- 
naro! est-ce  que  tu  ne  me  diras  pas  quelque  douce  parole  avant  de  me 
quitter  ainsi  pour  l'éternité?... 

GENNARO,  baissant  les  yeux. 

Madame. . . 

DONA  LUCREZIA. 

Je  viens  de  te  sauver  la  vie,  enfin! 

GENNARO. 

Vous  me  le  dites.  Tout  ceci  est  plein  de  ténèbres.  Je  ne  sais  que  penser. 
Tenez,  madame,  je  puis  tout  vous  pardonner,  une  chose  exceptée. 


)00  LUCRECE  BORGIA. 

DONA  LUCREZIA. 

Laquelle  ? 

GENNARO. 

Jurez-moi  par  tout  ce  qui  vous  est  cher,  par  ma  propre  tête  puisque 
vous  m'aimez,  par  le  salut  éternel  de  mon  âme,  jurez-moi  que  vos  crimes 
ne  sont  pour  rien  dans  les  malheurs  de  ma  mère. 

DONA  LUCREZIA. 

Toutes  les  paroles  sont  sérieuses  avec  vous,  Gennaro.  Je  ne  puis  vous 
jurer  cela. 

GENNARO. 

O  ma  mère!  ma  mère!  la  voilà  donc  l'épouvantable  femme  qui  a  fait 
ton  malheur! 

DONA  LUCREZIA. 

Gennaro! 

GENNARO. 

Vous  l'avez  avoué,  madame!  Adieu!  Soyez  maudite! 

DONA  LUCREZIA. 

Et  toi,  Gennaro,  sois  béni! 

Il  sort.  —  Elle  tombe  évanouie  sur  le  lauteuil. 


ACTE  II.  —  LE  COUPLE.  501 


DEUXIEME  PARTIE. 

La  deuxième  décoration.  —  La  place  de  Fcrrare  avec  le  balcon  ducal  d'un  côté 
et  la  maison  de  Gennaro  de  L'autre.  —  Il  est  nuit. 


SCENE    PREMIERE. 

DON  ALPHONSE,  RUSTIGHELLO,  enveloppés  de  manteaux. 


RUSTIGHELLO. 

Oui,  monseigneur,  cela  s'est  passé  ainsi.  Avec  je  ne  sais  quel  philtre  elle 
l'a  rendu  à  la  vie,  et  l'a  fait  évader  par  la  cour  du  palais  Negroni. 

DON  ALPHONSE. 

Et  tu  as  souffert  cela? 

RUST1GHEWLO. 

Comment  l'empêcher?  Elle  avait  verrouillé  la  porte.  J'étais  entériné. 

DON  ALPHONSE. 

Il  fallait  briser  la  porte. 

RUSTIGHELLO. 

Une  porte  de  chêne,  un  verrou  de  fer.  Chose,  facile! 

DON    ALPHONSE. 

N'importe!  il  fallait  briser  le  verrou,  te  dis-je;  il  fallait  entrer  et  le  tuer. 

RUSTIGHELLO. 

D'abord,  en  supposant  que  j'eusse  pu  enfoncer  la  porte,  madame  Lu- 
crèce l'aurait  couvert  de  son  corps.  Il  aurait  fallu  tuer  aussi  madame 
Lucrèce. 

DON  ALPHONSE. 
Eh  bien  ?  Après  ? 

RI  STIGHELLO. 


Je  n'avais  pas  d'ordre  pour  elle. 


DON  ALPHONSE. 


Rustighello  !  les  bons  serviteurs  sont  ceux  qui   comprennent  les  princes 
sans  leur  donner  la  peine  de  tout  dire. 

THÉÂTRE.  II.  33 

iHpmucnir.   satiojale. 


502  LUCRECE  BORGIA. 

RUSTIGHELLO. 

Et  puis  j'aurais  craint  de  brouiller  votre  altesse  avec  le  pape. 

DON  ALPHONSE. 

Imbécile! 

RUSTIGHELLO. 

C'était  bien  embarrassant,  monseigneur.  Tuer  la  fille  du  Saint-Père! 

DON  ALPHONSE. 

Eh  bien,  sans  la  tuer,  ne  pouvais-tu  pas  crier,  appeler,  m'avertir,  empê- 
cher l'amant  de  s'évader? 

RUSTIGHELLO. 

Oui,  et  puis  le  lendemain,  votre  altesse  se  serait  réconciliée  avec  madame 
Lucrèce,  et  le  surlendemain  madame  Lucrèce  m'aurait  fait  pendre. 

DON  ALPHONSE. 

Assez.  Tu  m'as  dit  que  rien  n'était  encore  perdu. 

RUSTIGHELLO. 

Non.  Vous  voyez  une  lumière  à  cette  fenêtre.  Le  Gennaro  n'est  pas  en- 
core parti.  Son  valet,  que  la  duchesse  avait  gagné,  est  à  présent  gagné  par 
moi,  et  m'a  tout  dit.  En  ce  moment  il  attend  son  maître  derrière  la  cita- 
delle avec  deux  chevaux  sellés.  Le  Gennaro  va  sortir  pour  l'aller  rejoindre 
dans  un  instant. 

DON  ALPHONSE. 

En  ce  cas,  embusquons-nous  derrière  l'angle  de  sa  maison.  Il  est  nuit 
noire.  Nous  le  tuerons  quand  il  passera. 


Comme  il  vous  plaira. 

Ton  épée  est  bonne? 

Oui. 

Tu  as  un  poignard  ? 


RUSTIGHELLO. 


DON  ALPHONSE. 


RUSTIGHELLO. 


DON  ALPHONSE. 


RUSTIGHELLO. 


Il  y  a  deux  choses  qu'il  n'est  pas  aisé  de  trouver  sous  le  ciel,  c'est  un 
italien  sans  poignard,  et  une  italienne  sans  amant. 


ACTE  II.  -      LE  COUPLE.  503 


DON  ALPHONSE. 

Bien.  —  Tu  frapperas  des  deux  mains. 


RUSTIGHELLO. 

Monseigneur  le  duc,  pourquoi  ne  le  faites-vous  pas  arrêter  tout  simple- 
ment et  pendre  par  jugement  du  fiscal  ? 

DON  ALPHONSE. 

Il  est  sujet  de  Venise,  et  ce  serait  déclarer  la  guerre  à  la  république. 
Non.  Un  coup  de  poignard  vient  on  ne  sait  d'où,  et  ne  compromet  per- 
sonne. L'empoisonnement  vaudiait  mieux  encore,  mais  l'empoisonnement 
est  manqué. 

RUSTIGHELLO. 

Alors,  voulez-vous,  monseigneur,  que  j'aille  chercher  quatre  sbires  pour 
le  dépêcher  sans  que  vous  ayez  la  peine  de  vous  en  mêler? 

DON  ALPHONSE. 

Mon  cher,  le  seigneur  Machiavel  m'a  dit  souvent  que,  dans  ces  cas-là, 
le  mieux  était  que  les  princes  fissent  leurs  affaires  eux-mêmes. 

RUSTIGHELLO. 

Monseigneur,  j'entends  venir  quelqu'un. 

DON  ALPHONSE. 

Rangeons-nous  le  long  de  ce  mur. 

Ils  se  cachent  dans  l'ombre,  sous  le  balcon.  —  Paraît  Maffio  en  habit  de  fête, 
qui  arrive  en  fredonnant,  et  va  frapper  à  la  porte  de  Gennaro. 


SCENE  II. 

DON  ALPHONSE  et  RUSTIGHELLO,  cachés; 
MAFFIO,  GENNARO. 

MAFFIO. 

Gennaro! 

La  porte  s'ouvre.  Gennaro  paraît. 
GENNARO. 

C'est  toi,  Maffio?  Veux-tu  entrer? 

33- 


5o4  LUCRECE  BORGJA. 


MAFFIO. 


Non.  Je  n'ai  que  deux  mots  à  te  dire.  Est-ce  que  décidément  tu  ne 
viens  pas  ce  soir  souper  avec  nous  chez  la  princesse  Negroni  ? 

GENNARO. 

Je  ne  suis  pas  convié. 

MAFFIO. 

Je  te  présenterai. 

GENNARO. 

11  y  a  une  autre  raison.  Je  dois  te  dire  cela,  à  toi.  Je  pars. 


Comment,  tu  pars? 
Dans  un  quart  d'heure. 
Pourquoi  ? 

Je  te  dirai  cela  à  Venise. 
Affaire  d'amour? 
Oui,  affaire  d'amour. 


MAFFIO. 


GENNARO. 


MAFFIO. 


GENNARO. 


MAFFIO. 


GENNARO. 


MAFFIO. 


Tu  agis  mal  avec  moi,  Gennaro.  Nous  avions  fait  serment  de  ne  jamais 
nous  quitter,  d'être  inséparables,  d'être  frères,  et  voilà  que  tu  pars  sans 
moi! 

GENNARO. 

Viens  avec  moi! 

MAFFIO. 

Viens  plutôt  avec  moi,  toi!  —  Il  vaut  bien  mieux  passer  la  nuit  à  table 
avec  de  jolies  femmes  et  de  gais  convives  que  sur  la  grande  route,  entre 
les  bandits  et  les  ravins. 

GENNARO. 

Tu  n'étais  pas  très  sûr  ce  matin  de  ta  princesse  Negroni. 

MAFFIO. 

Je  me  suis  informé.  Jeppo  avait  raison.  C'est  une  femme  charmante  et 
de  belle  humeur,  et  qui  aime  les  vers  et  la  musique,  voilà  tout.  Allons, 
viens  avec  moi. 


ACTE  II.  —  LE  COUPLE.  505 

GENNARO. 

Je  ne  puis. 

MAFFIO. 

Partir  à  la  nuit  close!  Tu  vas  te  faire  assassiner. 

GENNARO. 

Sois  tranquille.  Adieu.  Bien  du  plaisir. 

MAFFIO. 

Frère  Gennaro,  j'ai  mauvaise  idée  de  ton  voyage. 

GENNARO. 

Frère  Maffio,  j'ai  mauvaise  idée  de  ton  souper. 

MAFFIO. 

S'il  allait  t'arriver  malheur  sans  que  je  fusse  là! 

GENNARO. 

Qui  sait  si  je  ne  me  reprocherai  pas  demain  de  t'avoir  quitté  ce  soir? 

MAFFIO. 

Tiens,  décidément,  ne  nous  séparons  pas.  Cédons  quelque  chose  chacun 
de  notre  côté.  Viens  ce  soir  avec  moi  chez  la  Negroni,  et  demain,  au  point 
du  jour,  nous  partirons  ensemble.  Est-ce  dit? 

GENNARO. 

Allons,  il  faut  que  je  te  conte,  à  toi,  Maffio,  les  motifs  de  mon  départ 
subit.  Tu  vas  juger  si  j'ai  raison. 

Il  prend  Maffio  à  part  et  lui  parle  a  l'oreille. 
RUSTIGHELLO,  sous  le  balcon,  bas  à  don    Alphonse. 

Attaquons-nous,  monseigneur? 

DON  ALPHONSE,  bas. 

Voyons  la  fin  de  ceci. 

MAFFIO,  éclatant  de  rire  après  le  récit  de  Gennaro. 

Veux-tu  que  je  te  dise,  Gennaro?  tu  es  dupe.  Il  n'y  a  dans  toute  cette 
affaire  ni  poison,  ni  contre-poison.   Pure  comédie.  La   Lucrèce  est  amou- 


506  LUCRECE  BORGIA. 

reuse  éperdue  de  toi,  et  elle  a  voulu  te  faire  accroire  qu'elle  te  sauvait  la 
vie,  espérant  te  faire  doucement  glisser  de  la  reconnaissance  à  l'amour.  Le 
duc  est  un  bon  homme,  incapable  d'empoisonner  ou  d'assassiner  qui  que  ce 
soit.  Tu  as  sauvé  la  vie  à  son  père  d'ailleurs,  et  il  le  sait.  La  duchesse  veut 
que  tu  partes,  c'est  fort  bien.  Son  amourette  se  déroulerait  en  effet  plus 
commodément  à  Venise  qu'à  Ferrare.  Le  mari  la  gêne  toujours  un  peu. 
Quant  au  souper  de  la  princesse  Negroni,  il  sera  délicieux.  Tu  y  viendras. 
Que  diable  !  il  faut  cependant  raisonner  un  peu  et  ne  rien  s'exagérer.  Tu 
sais  que  je  suis  prudent,  moi,  et  de  bon  conseil.  Parce  qu'il  y  a  eu  deux 
ou  trois  soupers  fameux  où  les  Borgia  ont  empoisonné,  avec  de  fort  bon 
vin,  quelques-uns  de  leurs  meilleurs  amis,  ce  n'est  pas  une  raison  pour  ne 
plus  souper  du  tout.  Ce  n'est  pas  une  raison  pour  voir  toujours  du  poison 
dans  l'admirable  vin  de  Syracuse,  et,  derrière  toutes  les  belles  princesses 
de  l'Italie,  Lucrèce  Borgia.  Spectres  et  balivernes  que  tout  cela!  A  ce 
compte,  il  n'y  aurait  que  les  enfants  à  la  mamelle  qui  seraient  sûrs  de  ce 
qu'ils  boivent,  et  qui  pourraient  souper  sans  inquiétude.  Par  Hercule,  Gen- 
naro  !  sois  enfant  ou  sois  homme.  Retourne  te  mettre  en  nourrice  ou  viens 
souper! 

GENNARO. 

Au  fait,  cela  a  quelque  chose  d'étrange  de  se  sauver  ainsi  la  nuit.  J'ai  l'air 
d'un  homme  qui  a  peur.  D'ailleurs,  s'il  y  a  du  danger  à  rester,  je  ne  dois 
pas  y  laisser  Maffio  tout  seul.  Il  en  sera  ce  qui  pourra.  C'est  une  chance 
comme  une  autre.  C'est  dit.  Tu  me  présenteras  à  ta  princesse  Negroni.  Je 
vais  avec  toi. 

MAFFIO,  lui  prenant  la  main. 

Vrai  Dieu  !  voilà  un  ami  ! 

Ils  sortent.  On  les  voit  s'éloigner  vers  le  fond  de  la  place.  Don  Alphonse 
et  Rustigheilo  sortent  de  leur  cachette. 

RUSTIGHELLO,  l'épée  nue. 

Eh  bien,  qu'attendez-vous,  monseigneur?  Ils  ne  sont  que  deux.  Chargez- 
vous  de  votre  homme,  je  me  charge  de  l'autre. 

DON  ALPHONSE. 

Non,  Rustigheilo.  Ils  vont  souper  chez  la  princesse  Negroni.  Si  je  suis 
bien  informé. . . 

Il  s'interrompt  et  paraît  rêver  un  instant. 
Eclatant  de  rire. 

-  Pardieu!  cela  ferait  encore  mieux  mon  affaire,  et  ce  serait  une  plaisante 
aventure.  Attendons  à  demain. 

Ils  rentrent  au  palais. 


ACTE  TROISIEME. 

IVRES  MORTS. 


Une  salle  magnifique  du  palais  Negroni.  A  droite,  une  porte  bâtarde.  Au  fond,  une  grande 
et  très  large  porte  à  deux  battants.  Au  milieu,  une  table  superbement  servie  à  la  mode  du 
seizième  siècle.  De  petits  pages  noirs,  vêtus  de  brocart  d'or,  circulent  à  l'en  tour. 

Au  moment  où  la  toile  se  lève,  il  y  a  quatorze  convives  à  table,  .leppo,  Mafrïo,  Ascanio, 
Oloferno,  Apostolo,  Gcnnaro  et  Gubctta,  et  sept  jeunes  femmes,  jolies  et  très  galamment 
parées.  Tous  boivent  ou  mangent,  ou  rient  à  gorge  déployée  avec  leurs  voisines,  excepté 
Gennaro  qui  paraît  pensif  et  silencieux. 


SCENE  PREMIERE. 

JEPPO,  MAFFIO,  ASCANIO,  OLOFERNO,  DON  APOSTOLO, 
GUBETTA,  GENNARO,  des  femmes,  dl:s  pages. 

OLOFERNO,  son  verre  à  la  main. 

Vive  le  vin  de  Xérès!  Xérès  de  la  Frontera  est  une  ville  du  paradis. 

MAFFIO,  son  verre  à  la  main. 

Le  vin  que  nous  buvons  vaut  mieux  que  les  histoires  que  vous  nous 
contez,  Jeppo. 

ASCANIO. 

Jeppo  a  la  maladie  de  conter  des  histoires  quand  il  a  bu. 

DON  APOSTOLO. 

L'autre  jour  c'était  à  Venise,  chez  le  sérénissime  doge  BarbarigOs  aujour- 
d'hui, c'est  à  Ferrare,  chez  la  divine  princesse  Negroni. 

JEPPO. 

L'autre  jour  c'était  une  histoire  lugubre  -,  aujourd'hui  c'est  une  histoire 
gaie. 

MAFFIO. 

Une  histoire  gaie,  Jeppo!  Comment  il  advint  que  don  Siliceo,  beau 
cavalier  de  trente  ans,  qui  avait  perdu  son  patrimoine  au  jeu,  épousa  la 
très  riche  marquise  Calpurnia,  qui  comptait  quarante-huit  printemps.  Par 
le  corps  de  Bacchus!  vous  trouvez  cela  gai  ! 


508  LUCRÈCE  BORGIA. 

GUBETTA. 

C'est  triste  et  commun.  Un  homme  ruiné  qui  épouse  une  femme  en 
ruine.  Chose  qui  se  voit  tous  les  jours. 

Il  se  met  à  manger.  De  temps  en  temps,  quelques-uns  se  lèvent  de  table  et  viennent  causer 
sur  le  devant  de  la  scène  pendant  que  l'orgie  continue. 

LA  PRINCESSE  NEGRONI,  à  Maffio,  montrant  Gennaro. 

Monsieur  le  comte  Orsini,  vous  avez  là  un  ami  qui  me  paraît  bien 
triste. 

MAFFIO. 

Il  est  toujours  ainsi,  madame.  Il  faut  que  vous  me  pardonniez  de  l'avoir 
amené  sans  que  vous  lui  eussiez  fait  la  grâce  de  l'inviter.  C'est  mon  frère 
d'armes.  Il  m'a  sauvé  la  vie  à  l'assaut  de  Rimini.  J'ai  reçu  à  l'attaque  du 
pont  de  Vicence  un  coup  d'épée  qui  lui  était  destiné.  Nous  ne  nous  sépa- 
rons jamais.  Nous  vivons  ensemble.  Un  bohémien  nous  a  prédit  que  nous 
mourrions  le  même  jour. 

LA  NEGRONI,  riant. 

Vous  a-t-il  dit  si  ce  serait  le  soir  ou  le  matin  ? 

MAFFIO. 

Il  nous  a  dit  que  ce  serait  le  matin. 

LA  NEGRONI,  riant  plus  fort. 

Votre  bohémien  ne  savait  ce  qu'il  disait.  —  Et  vous  aimez  bien  ce  jeune 
homme  ? 

MAFFIO. 

Autant  qu'un  homme  peut  en  aimer  un  autre. 

LA  NEGRONI. 

Eh  bien!  vous  vous  suffisez  l'un  à  l'autre.  Vous  êtes  heureux! 

MAFFIO. 

L'amitié  ne  remplit  pas  tout  le  cœur,  madame. 

LA  NEGRONI. 

Mon  Dieu!  qu'est-ce  qui  remplit  tout  le  cœur? 

MAFFIO. 


L' 


amour. 


Elle  lui  é'chappe. 


ACTE  III.  —   IVRES   MORTS.  509 

LA  NEGRONI. 

Vous  avez  toujours  l'amour  à  la  bouche. 

MAFFIO. 
Et  vous  dans  les  yeux. 

LA  NEGRONI. 

Etes-vous  singulier! 

MAI  ■HO. 

Etes-vous  belle! 

Il  lui  prend  la  taille. 
LA  NEGRONI. 

Monsieur  le  comte  Orsini,  laissez-moi! 

MAFFIO. 

Un  baiser  sur  votre  main  ? 

LA   NEGRONI. 

Non! 

GUBETTA,  abordant  Maffio. 

Vos  affaires  sont  en  bon  train  près  de  la  princesse. 

MAI  MO. 

Elle  me  dit  toujours  non. 

GUBETTA. 

Dans  la  bouche  d'une  femme  Non  n'est  que  le  frère  aîné  de  Oui. 

JEPPO,  survenant,  à  Maffio. 

Comment  trouves-tu  madame  la  princesse  Negroni  r 

mai  110. 

Adorable.  Entre  nous,  elle  commence  à  m'égratigner  furieusement  le 
cœur. 

JEPPO. 

Et  son  souper  ? 

MAFFIO. 

Une  orgie  parfaite. 

JEPPO. 

La  princesse  est  veuve. 

MAI!  IO. 

On  le  voit  bien  à  sa  gaîté  ! 


510  LUCRECE   BORGIA. 

JEPPO. 

J'espère  que  tu  ne  te  défies  plus  de  son  souper? 

MAFFIO. 

Moi  !  Comment  donc  !  J'étais  fou. 

JEPPO,  à  Gubetta. 

Monsieur  de  Belverana,  vous  ne  croiriez  pas  que  Maffio  avait  peur  de 
venir  souper  chez  la  princesse? 

GUBETTA. 

Peur  ?  —  Pourquoi  ? 

JEPPO. 

Parce  que  le  palais  Negroni  touche  au  palais  Borgia. 

GUBETTA. 

Au  diable  les  Borgia  !  —  et  buvons  ! 

JEPPO,  bas  à  Maffio. 

Ce  que  j'aime  dans  ce  Belverana,  c'est  qu'il  n'aime  pas  les  Borgia. 

MAFFIO,  bas. 

En  effet,  il  ne  manque  jamais  une  occasion  de  les  envoyer  au  diable 
avec  une  grâce  toute  particulière.  Cependant,  mon  cher  Jeppo... 

JEPPO. 

Eh  bien? 

MAFFIO. 

Je  l'observe  depuis  le  commencement  du  souper,  ce  prétendu  espagnol. 
Il  n'a  encore  bu  que  de  l'eau. 

JEPPO. 

Voilà  tes  soupçons  qui  te  reprennent,  mon  bon  ami  Maffio.  Tu  as  le  vin 
étrangement  monotone. 

MAFFIO. 

Peut-être  as-tu  raison.  Je  suis  fou. 

GUBETTA,  revenant  et  regardant  Maffio  de  la  tète  aux  pieds. 

Savez-vous,   monsieur  Maffio,  que  vous  êtes  taillé  pour  vivre  quatre- 
vingt-dix  ans,  et  que  vous  ressemblez  à  un  mien  grand-père,  qui  a  vécu 


ACTE  III.  -       IVRES   MORTS.  511 

cet  âge,  et  qui  s'appelait  comme  moi  Gil-Basilio-Fernan-Ireneo-Felipc- 
Frasco-Frasquito,  comte  de  Belverana? 

JEPPOj  bas  à  Maffio. 

J'espère  que  tu  ne  doutes  plus  de  sa  qualité  d'espagnol.  Il  a  au  moins 
vingt  noms  de  baptême.  --  Quelle  litanie,  monsieur  de  Belverana! 

GUBETTA. 

Hélas!  nos  parents  ont  coutume  de  nous  donner  plus  de  noms  à  notre 
baptême  que  d'écus  à  notre  mariage.  Mais  qu'ont-ils  donc  à  rire  là-bas? 

A  part. 

—  Il   faut   pourtant  que    les   femmes   aient   un    prétexte   pour   s'en   aller. 
Comment  faire  ? 

Il  retourne  s'asseoir  à  table. 
OLOFERNO,  buvant. 

Par  Hercule!  messieurs!  je  n'ai  jamais  passé  soirée  plus  délicieuse.  Mes- 
dames, goûtez  de  ce  vin.  Il  est  plus  doux  que  le  vin  de  Lacryma-Christi , 
et  plus  ardent  que  le  vin  de  Chypre.  C'est  du  vin  de  Syracuse,  messei- 
gneurs  ! 

GUBETTA,  mangeant. 

Oloferno  est  ivre,  à  ce  qu'il  paraît. 

OLOFERNO. 

Mesdames,  il  faut  que  je  vous  dise  quelques  vers  que  je  viens  de  faire. 
Je  voudrais  être  plus  poëte  que  je  ne  le  suis  pour  célébrer  d'aussi  admirables 
festins. 

GUBETTA. 

Et  moi,  je  voudrais  être  plus  riche  que  je  n'ai  l'honneur  de  l'être  pour 
en  donner  de  pareils  à  mes  amis. 

OLOFERNO. 

Rien  n'est  si  doux  que  de  chanter  une  belle  femme  et  un  bon  repas. 

GUBETI 

Si  ce  n'est  d'embrasser  l'une  et  de  manger  l'autre. 

OLOFERNO. 

Oui,  je  voudrais  être  poëte.  Je  voudrais  pouvoir  m'élcvcr  au  ciel.  Je 
voudrais  avoir  deux  ailes... 


512  LUCRECE  BORGIA. 

GUBETTA. 

De  faisan  dans  mon  assiette. 

OLOFERNO. 

Je  vais  pourtant  vous  dire  mon  sonnet. 

GUBETTA. 

Par  le  diable,  monsieur  le  marquis  Oloferno  Vitellozzo!  je  vous  dis- 
pense de  nous  dire  votre  sonnet.  Laissez-nous  boire  ! 

OLOFERNO. 

Vous  me  dispensez  de  vous  dire  mon  sonnet? 

GUBETTA. 

Comme  je  dispense  les  chiens  de  me  mordre,  le  pape  de  me  bénir,  et 
les  passants  de  me  jeter  des  pierres. 

OLOFERNO. 

Tête-dieu!  vous  m'insultez,  je  crois,  monsieur  le  petit  espagnol! 

GUBETTA. 

Je  ne  vous  insulte  pas,  grand  colosse  d'italien  que  vous  êtes.  Je  refuse 
mon  attention  à  votre  sonnet.  Rien  de  plus.  Mon  gosier  a  plus  soif  de 
vin  de  Chypre  que  mes  oreilles  de  poésie. 

OLOFERNO. 

Vos  oreilles,  monsieur  le  castillan  râpé,  je  vous  les  clouerai  sur  les  talons  ! 

GUBETTA. 

Vous  êtes  un  absurde  bélître!  Fi!  A-t-on  jamais  vu  lourdaud  pareil? 
s'enivrer  de  vin  de  Syracuse,  et  avoir  l'air  de  s'être  soûlé  avec  de  la  bière! 

OLOFERNO. 

Savez-vous  bien  que  je  vous  couperai  en  quatre,  par  la  mort-dieu! 

GUBETTA,  tout  en  découpant  un  faisan. 

Je  ne  vous  en  dirai  pas  autant.  Je  ne  découpe  pas  d'aussi  grosses  volailles 
que  vous.  —  Mesdames,  vous  offrirai-je  de  ce  faisan  ? 


ACTE   III.  —   IVRES   A40RTS.  513 

OLOFERNO,  se  jetant  sur  un  couteau. 

PardieuLj  eventrerai  ce  faquin,  fût-il  plus  gentilhomme  que  l'empereur! 

LES  FEMMES,  se  levant  de  table. 

Ciel!  ils  vont  se  battre! 

LES   HOMMES. 

Tout  beau ,  Olofcrno  ! 

Ils  désarment  Oloferno  qui  veut  se  jeter  sur  Gubetta.  Pendant  ce  temps  là, 
les  femmes  disparaissent  par  la  porte  latérale. 

OLOFERNO,  se  débattant. 

Corps-dieu  ! 

GUBETTA. 

Vous  rimez  si  richement  en  Dieu,  mon  cher  poëte,  que  vous  avez  mis 
ces  dames  en  fuite.  Vous  êtes  un  fier  maladroit. 

.ieppo. 
C'est  vrai,  cela.  Que  diable  sont-elles  devenues? 

MAFFIO. 

Elles  ont  eu  peur.  Couteau  qui  luit,  femme  qui  fuit. 

ASCANIO. 

Bah!  elles  vont  revenir. 

OLOFERNO,  menaçant  Gubetta. 

Je  te  retrouverai  demain,  mon  petit  Belverana  du  démon! 

GUBETTA. 

Demain,  tant  qu'il  vous  plaira! 

:  xno  va  se  rasseoir  en  chancelant  avec  dépit.  Gubetta  éclate  sic  rire. 

—  Cet  imbécile!  Mettre  en  déroute  les  plus  jolies  femmes  de  Ferrare  avec 
un  couteau  emmanché  dans  un  sonnet!  Se  fâcher  à  propos  de  vers!  Je  le 
crois  bien  qu'il  a  des  ailes.  Ce  n'est  pas  un  homme,  c'est  un  oison.  Cela 
perche,  cela  doit  dormir  sur  une  patte,  cet  Oloferno-là! 

JEPPO. 

Là,  là,  faites  la  paix,  messieurs.  Vous  vous  couperez  galamment  la  gorge 
demain  matin.  Par  Jupiter,  vous  vous  battrez  du  moins  en  gentilshommes, 
avec  des  épées,  et  non  avec  des  couteaux. 


514  LUCRECE   BORGIA. 

ASCANIO. 

A  propos,  au  fait,  qu'avons-nous  donc  fait  de  nos  épées? 

DON  APOSTOLO. 

Vous  oubliez  qu'on  nous  les  a  fait  quitter  dans  l'antichambre. 

GUBETTA. 

Et  la  précaution  était  bonne,  car  autrement  nous  nous  serions  battus 
devant  les  dames;  ce  dont  rougiraient  des  flamands  de  Flandre  ivres  de  tabac! 

GENNARO. 

Bonne  précaution,  en  effet! 

MAFFIO. 

Pardieu,  mon  frère  Gennaro!  voilà  la  première  parole  que  tu  dis  depuis 
le  commencement  du  souper,  et  tu  ne  bois  pas!  Est-ce  que  tu  songes  à 
Lucrèce  Borgia?  Gennaro!  tu  as  décidément  quelque  amourette  avec  elle! 
Ne  dis  pas  non. 

GENNARO. 

Verse-moi  à  boire,  Maffio!  Je  n'abandonne  pas  plus  mes  amis  à  table 
qu'au  feu. 

UN  PAGE  NOIR,  deux  flacons  à  la  main. 

Messeigneurs,  du  vin  de  Chypre  ou  du  vin  de  Syracuse? 

MAFFIO. 

Du  vin  de  Syracuse.  C'est  le  meilleur. 

Le  page  noir  remplit  tous  les  verres. 
JEPPO. 

La  peste  soit  d'Oloferno!  Est-ce  que  ces  dames  ne  vont  pas  revenir? 

Il  va  successivement  aux  deux  portes. 

—  Les  portes  sont  fermées  en  dehors,  messieurs! 

MAFFIO. 

N'allez-vous  pas  avoir  peur  à  votre  tour,  Jeppo  !  Elles  ne  veulent  pas  que 
nous  les  poursuivions.  C'est  tout  simple. 

GUBETTA. 

Buvons,  messeigneurs. 

Ils  choquent  leurs  verres. 


ACTE   III.  —  IVRES   MORTS.  515 

MAFFIO. 

A  ta  santé,  Gennaro!  et  puisses-tu  bientôt  retrouver  ta  mère! 

GENNARO. 

Que  Dieu  t'entende! 

Tous  boivent,  excepté  Gubetta  qui  jette  son  vin  par-dessus  son  épaule 
MAFFIO,  bas  a  Jeppo. 

Pour  le  coup,  Jeppo,  je  l'ai  bien  vu. 


JEPPO,  bas. 

MAFFIO. 

.IEPPO. 


Quoi? 

L'espagnol  n'a  pas  bu. 

Eh  bien? 

MAFFIO. 

Il  a  jeté  son  vin  par-dessus  son  épaule. 

JEPPO. 

Il  est  ivre,  et  toi  aussi. 

MAFFIO. 

C'est  possible. 

GUBETTA. 

Une  chanson  à  boire,  messieurs!  Je  vais  vous  chanter  une  chanson  à 
boire  qui  vaudra  mieux  que  le  sonnet  du  marquis  Oloferno.  Je  jure  par 
le  bon  vieux  crâne  de  mon  père  que  ce  n'est  pas  moi  qui  ai  fait  cette 
chanson,  attendu  que  je  ne  suis  pas  poëte  et  que  je  n'ai  pas  l'esprit  assez 
galant  pour  faire  se  becqueter  deux  rimes  au  bout  d'une  idée.  Voici  ma 
chanson.  Elle  est  adressée  à  monsieur  saint-Pierre,  célèbre  portier  du  paradis, 
et  elle  a  pour  sujet  cette  pensée  délicate  que  le  ciel  du  bon  Dieu  appartient 
aux  buveurs. 

JEPPO,  bas,  à  Maffio. 

Il  est  plus  qu'ivre,  il  est  ivrogne. 

TOUS,  excepté  Gennaro. 

La  chanson  !  la  chanson  ! 

GUBETTA,  chantant 

Saint  Pierre,  ouvre  ta  porte 
Au  buveur  qui  t'apporte 
Une  voix  pleine  et  Forte 
Pour  chanter  :  Domino! 


5i6  LUCRÈCE  BORGIA. 

TOUS,  en  chœur,  excepté  Gennaro. 
Gloria  Domino! 

GUBETTA. 

Au  buveur,  joyeux  chantre, 
Qui  porte  un  si  gros  ventre 
Qu'on  cloute,  lorsqu'il  entre, 
S'il  est  homme  ou  tonneau. 

TOUS  EN  CHŒUR. 

Gloria  Domino  ! 

Ils  choquent  leurs  verres  en  riant  aux  éclats.  Tout  à  coup  on  entend  des  voix  éloignées 
qui  chantent  sur  un  ton  lugubre. 

VOIX  au  dehors. 

Santtum  et  terribile  nomen  ejus.  Inïtium  sapientiœ  timor  Do/nini. 

JEPPO,  riant  de  plus  belle. 

Ecoutez,  messieurs!  —  Corbacque!  pendant  que  nous  chantons  à  boire, 
l'écho  chante  vêpres. 

TOUS. 

Ecoutons. 

VOIX  au  dehors,  un  peu  plus  rapprochées. 

Nisi  Dominus  cmtodierit  civitatem ,  fruHra  vigilat  qui  cuHoâit  eam. 

Tous  éclatent  de  rire. 
JEPPO. 

Du  plain-chant  tout  pur. 

MAFFIO. 

Quelque  procession  qui  passe 

GENNARO. 

A  minuit!  c'est  un  peu  tard. 

JEPPO. 

Bah!  continuez,  monsieur  de  Belverana. 

VOIX  au  dehors,  qui  se  rapprochent  de  plus  en  plus. 

Oculos  habent ,  et  non  videbunt.  Nares  habent ,  et  non  odorabuut.  Aures  habent, 
et  non  audient. 

Tous  rient  de  plus  en  plus  fort. 


ACTE   III.  —   IVRES   MORTS.  517 

JEPPO. 

Sont-ils  braillards,  ces  moines! 

MAFFIO. 

Regarde  donc,  Gennaro.  Les  lampes  s'éteignent  ici.  Nous  voici  tout  à 
l'heure  dans  l'obscurité. 

Les  lampes  pâlissent  en  effet,  comme  n'ayant  plus  J'huile. 
VOIX  au  dehors,  plus  près. 

Manm  habent,  et  non  palpabitnt.  Pedes  habent,  et  non  ambuîabunt.  Non  damabunt 
in  mtture  suo. 

GENNARO. 

Il  me  semble  que  les  voix  se  rapprochent. 

JEPPO. 

La  procession  me  fait  l'effet  d'être  en  ce  moment  sous  nos  fenêtres. 

MAFFIO. 

Ce  sont  les  prières  des  morts. 

ASCANIO. 

C'est  quelque  enterrement. 

JEPPO. 

Buvons  à  la  santé  de  celui  qu'on  va  enterrer. 

GUBETTA. 

Savez-vous  s'il  n'y  en  a  pas  plusieurs  ? 

JEPPl  1. 

Eh  bien!  à  la  santé  de  tous! 

APOSTOLO,  à  Gubetta. 
Bravo!  —  et  continuons  de  notre  côté  notre  invocation  à  saint  Pierre. 

GUBETTA. 

Parlez  donc  plus  poliment.  On  dit  :  A  monsieur  saint  Pierre,  honorable 
huissier  et  guichetier  patenté  du  paradis. 

Il  chante. 

Si  les  saints  ont  des  trognes, 
Ton  ciel  est  aux  ivrognes 
Quj  n'ont- d'autres  besognes 
Que  de  boire  aux  chansons! 

THÉÂTRE.   II.  34 

llll-n  llrr.tr.    ï  (Tinvii  r. 


518  LUCRÈCE   BORGIA. 

TOUS. 
Que  de  boire  aux  chansons! 

GUBETTA. 

Si  la  mer  de  Cocagne 
Qui  baigne  ta  campagne 
Est  faite  en  vin  d'Espagne, 
Change-nous  en  poissons  ! 

TOUS,  en  choquant  leurs  verres  avec  des  éclats  de  rire. 

Change-nous  en  poissons! 

La  grande  porte  du  fond  s'ouvre  silencieusement  dans  toute  sa  largeur.  On  voit  au 
dehors  une  vaste  salle  tapissée  en  noir,  éclairée  de  quelques  flambeaux,  avec  une 
grande  croix  d'argent  au  fond.  Une  longue  file  de  pénitents  blancs  et  noirs  dont 
on  ne  voit  que  les  yeux  par  les  trous  de  leurs  cagoules,  croix  en  tête  et  torche  en 
main,  entre  par  la  grande  porte  en  chantant  d'un  accent  sinistre  et  d'une  voix  haute  : 

De  prof  un  dis  clamavï  ad  te,  Domine! 

Puis  ils  viennent  se  ranger  en  silence  des  deux  côtés  de  la  salle,  et  y  restent  immo- 
biles comme  des  statues,  pendant  que  les  jeunes  gentilshommes  les  regardent  avec 
stupeur. 

MAFFIO. 

Qu'est-ce  que  cela  veut  dire? 

JEPPO,  s'efforçant  de  rire. 

C'est  une  plaisanterie.  Je  gage  mon  cheval  contre  un  pourceau,  et  mon 
nom  de  Liveretto  contre  le  nom  de  Borgia,  que  ce  sont  nos  charmantes 
comtesses  qui  se  sont  déguisées  de  cette  façon  pour  nous  éprouver,  et  que 
si  nous  levons  une  de  ces  cagoules  au  hasard,  nous  trouverons  dessous  la 
figure  fraîche  et  malicieuse  d'une  jolie  femme.  —  Voyez  plutôt. 

11  va  soulever  en  riant  un  des  capuchons,  et  il  reste  pétrifié  en  voyant  dessous  le  visage 
livide  d'un  moine  qui  demeure  immobile,  la  torche  à  la  main  et  les  yeux  baissés. 
Il  laisse  tomber  le  capuchon  et  recule. 

—  Ceci  commence  à  devenir  étrange! 

MAFFIO. 

Je  ne  sais  pourquoi  mon  sang  se  fige  dans  mes  veines. 

LES  PENITENTS,  chantant  d'une  voix  éclatante. 

Gonauafîabit  capita  in  terra  multorum  ! 

JEPPO. 

Quel  piège  affreux!  Nos  épées!  nos  épées!  Ah  ci!  messieurs,  nous 
sommes  chez  le  démon  ici. 


ACTE    III.  —    IVRES   MORTS.  519 

SCÈNE    II. 
Les  Mêmes,  DONA  LUCREZIA. 

DONA  LUCREZIA,  paraissant  tout  à  coup,  vêtue  de  noir,  au  seuil  de  la  porte. 

Vous  êtes  chez  moi! 

TOUS,  excepté  Gennaro,  qui  observe  tout  dans  un  coin  du  théâtre 
où  dona  Lucrezia  ne  le  voit  pas. 

Lucrèce  Borgia  ! 

DONA  LUCREZi  \. 

Il  y  a  quelques  jours,  tous,  les  mêmes  qui  êtes  ici,  vous  disiez  ce  nom 
avec  triomphe.  Vous  le  dites  aujourd'hui  avec  épouvante.  Oui,  vous  pouvez 
me  regarder  avec  vos  yeux  fixes  de  terreur.  C'est  bien  moi,  messieurs.  Je 
viens  vous  annoncer  une  nouvelle,  c'est  que  vous  êtes  tous  empoisonnés, 
messeigneurs,  et  qu'il  n'y  en  a  pas  un  de  vous  qui  ait  encore  une  heure  à 
vivre.  Ne  bougez  pas.  La  salle  d'à  côté  est  pleine  de  piques.  A  mon  tour 
maintenant.  A  moi  de  parler  haut  et  de  vous  écraser  la  tête  du  talon!  — 
Jeppo  Liveretto,  va  rejoindre  ton  oncle  Vitelli  que  j'ai  fait  poignarder  dans 
les  caves  du  Vatican!  Ascanio  Petrucci,  va  retrouver  ton  cousin  Pandolfo 
que  j'ai  assassiné  pour  lui  voler  sa  ville!  Oloferno  Vitellozzo,  ton  oncle 
t'attend,  tu  sais  bien,  Iago  d'Appiani  que  j'ai  empoisonné  dans  une  fête! 
Maffio  Orsini,  va  parler  de  moi  dans  l'autre  monde  à  ton  frère  de  Gravina 
que  j'ai  fait  étrangler  dans  son  sommeil!  Apostolo  Gazella,  j'ai  fait  décapiter 
ton  père  Francisco  Gazella ,  j'ai  iait  égorger  ton  cousin  Alphonse  d'Aragon, 
dis-tu;  va  les  rejoindre!  —  Sur  mon  âme!  vous  m'avez  donné  un  bal  à 
Venise,  je  vous  rends  un  souper  à  Ferrare.  Fête  pour  fête,  messeigneurs! 

JEPPO. 

Voilà  un  rude  réveil,  Marfio! 

MAFFIO. 

Songeons  à  Dieu! 

DONA  LUCREZLA.. 

Ah!  mes  jeunes  amis  du  carnaval  dernier!  vous  ne  vous  attendiez  pas  à 
cela?  Pardieu!  il  me  semble  que  je  me  venge.  Qu'en  dites-vous,  messieurs:' 
Qui  est-ce  qui  se  connaît  en  vengeance  ici?  Ceci  n'est  point  mal,  je  ci 
—  Hein?  qu'en  pensez-vous?  pour  une  femme! 

Aux  moines. 
—  Mes  pères,   emmenez  ce^   gentilshommes  dans   la   salle  voisine    qui 
est   préparée,  confessez-les,  et  prohtez  du  peu   d'instants   qui    leur    restent 

34- 


520  LUCRECE   BORGIA. 

pour  sauver  ce  qui  peut  être  encore  sauvé  de  chacun  d'eux.  —  Messieurs, 
que  ceux  d'entre  vous  qui  ont  des  âmes  y  avisent.  Soyez  tranquilles.  Elles 
sont  en  bonnes  mains.  Ces  dignes  pères  sont  des  moines  réguliers  de  Saint- 
Sixte,  auxquels  notre  Saint-Père  le  pape  a  permis  de  m'assister  dans  des 
occasions  comme  celles-ci.  Et  si  j'ai  eu  soin  de  vos  âmes,  j'ai  eu  soin  aussi 
de  vos  corps.  Tenez. 

Aux  moines  qui  sont  devant  la  porte  du  fond. 

—  Rangez-vous  un  peu,  mes  pères,  que  ces  messieurs  voient. 

Les  moines  s'écartent  et  laissent  voir  cinq  cercueils  couverts  chacun  d'un  drap  noir 

rangés  devant  la  port;. 

—  Le  nombre  y  est.  Il  y  en  a  bien  cinq.  —  Ah!  jeunes  gens!  vous 
arrachez  les  entrailles  à  une  malheureuse  femme,  et  vous  croyez  qu'elle  ne 
se  vengera  pas!  Voici  le  tien,  Jeppo.  Maffio,  voici  le  tien.  Oloferno,  Apos- 
tolo,  Ascanio,  voici  les  vôtres! 

GENNARO,  qu'elle  n'a  pas  vu  jusqu'alors,  faisant  un  pas. 

11  en  faut  un  sixième,  madame! 

DONA  LUCREZIA. 

Ciel!  Gennaro  ! 

GENNARO. 

Lui-même. 

DONA  LUCREZIA. 

Que  tout  le  monde  sorte  d'ici.  —  Qu'on  nous  laisse  seuls.  —  Gubetta, 
quoi  qu'il  arrive,  quoi  qu'on  puisse  entendre  du  dehors  de  ce  qui  va  se 
passer  ici,  que  personne  n'y  entre! 

GUBETTA. 

Il  suffit. 

Les  moines  ressortent  processionnellement,  emmenant  avec  eux  dans  leurs  files 
les  cinq  seigneurs  chancelants  et  éperdus. 


SCENE  III. 

GENNARO,  DONA  LUCREZIA. 

Il  y  a  à  peine  quelques  lampes  mourantes  dans  l'appartement.  Les  portes  sont  refermées.  Dona 
Lucrezia  et  Gennaro,  restés  seuls,  s'entre-regardent  quelques  instants  en  silence,  comme  ne 
sachant  par  où  commencer. 

DONA  LUCREZIA,  se  parlant  à  elle-même. 

C'est  Gennaro  ! 

CHANT  DES  MOINES,  au  dehors. 

Nisi  Dom'tnm  œdificaverit  domum,  in  vanum  laborant  qui  œâijicant  eam. 


ACTE   III.  —   IVRES   MORTS.  521 


DONA  LUCRKZIA. 


Encore  vous,  Gennaro  !  Toujours  vous  sous  tous  les  coups  que  je  frappe! 
Dieu  du  ciel!  comment  vous  êtes-vous  mêlé  à  ceci? 


GENNARO. 

Je  me  cloutais  de  tout. 

DONA  LUCREZIA. 

Vous  êtes  empoisonné  encore  une  fois.  Vous  allez  mourir! 

GENNARO. 

Si  je  veux.  —  J'ai  le  contre-poison. 

DONA  LUCRKZIA. 

Ah  oui!  Dieu  soit  loué! 

GENNARO. 

Un  mot,  madame.  Vous  êtes  experte  en  ces  matières.  Y  a-t-il  assez 
d'élixir  dans  cette  fiole  pour  sauver  les  gentilshommes  que  vos  moines  vien- 
nent d'entraîner  dans  ce  tombeau  ? 

DONA  LUCREZIA,  examinant  la  fiole. 

Il  y  en  a  à  peine  assez  pour  vous,  Gennaro  ! 

GENNARO. 

Vous  ne  pouvez  pas  en  avoir  d'autre  sur-le-champ? 

DONA  LUCREZIA. 

Je  vous  ai  donné  tout  ce  que  j'avais. 

CENNARO. 

C'est  bien. 

DONA  LUCREZl  \. 

Que  faites-vous,  Gennaro?  Dépêchez-vous  donc.  Ne  jouez  pas  avec  des 
choses  si  terribles.  On  n'a  jamais  assez  tôt  bu  un  contre-poison.  Buvez,  au 
nom  du  ciel!  Mon  Dieu!  quelle  imprudence  vous  avez  taire  là!  Mettez 
votre  vie  en  sûreté.  Je  vous  ferai  sortir  du  palais  par  une  porte  dérobée  que 
je  connais.  Tout  peut  se  réparer  encore.  Il  est  nuit.  Des  chevaux  seront 
bientôt  sellés.  Demain  matin  vous  serez  loin  de  Ferrare.  N'est-ce  pas  qu'il 
s'y  fait  des  choses  qui  vous  épouvantent?  Buvez,  et  partons.  11  faut  vivre! 
Il  faut  vous  sauver! 


522  LUCRÈCE   BORGIA. 

GENNARO,  prenant  un  couteau  sur  la  table. 

C'est-à-dire  que  vous  allez  mourir,  madame! 

DONA  LUCREZIA. 

Comment!  que  dites-vous? 

GENNARO. 

Je  dis  que  vous  venez  d'empoisonner  traîtreusement  cinq  gentilshommes, 
mes  amis,  mes  meilleurs  amis,  par  le  ciel!  et,  parmi  eux,  Maffio  Orsini, 
mon  frère  d'armes,  qui  m'avait  sauvé  la  vie  à  Vicence,  et  avec  qui  toute 
injure  et  toute  vengeance  m'est  commune.  Je  dis  que  c'est  une  action  in- 
fâme que  vous  avez  faite  là,  qu'il  faut  que  je  venge  Maffio  et  les  autres,  et 
que  vous  allez  mourir! 

DONA  LUCREZIA. 

Terre  et  cieux! 

GENNARO. 

Faites  votre  prière,  et  faites-la  courte,  madame.  Je  suis  empoisonné.  Je 
n'ai  pas  le  temps  d'attendre. 

DONA  LUCREZIA. 

Bah!  cela  ne  se  peut.  Ah  bien  oui!  Gennaro  me  tuer!  Est-ce  que  cela 
est  possible  ? 

GENNARO. 

C'est  la  réalité  pure,  madame,  et  je  jure  Dieu  qu'à  votre  place  je  me 
mettrais  à  prier  en  silence,  à  mains  jointes  et  à  deux  genoux.  —  Tenez, 
voici  un  fauteuil  qui  est  bon  pour  cela. 

DONA  LUCREZIA. 

Non.  Je  vous  dis  que  c'est  impossible.  Non,  parmi  les  plus  terribles 
idées  qui  me  traversent  l'esprit,  jamais  celle-là  ne  me  serait  venue.  —  He 
bien!  hé  bien!  vous  levez  le  couteau!  Attendez!  Gennaro!  J'ai  quelque 
chose  à  vous  dire! 

GENNARO. 

Vite. 

DONA  LUCREZIA. 

Jette  ton  couteau,  malheureux!  Jette-le,  te  dis-je!  Si  tu  savais...  —  Gen- 
naro! Sais-tu  qui  tu  es?  Sais-tu  qui  je  suis?  Tu  ignores  combien  je  te  tiens 
de  près.  Faut-il  tout  lui  dire?  Le  même  sang  coule  dans  nos  veines,  Gen- 
naro! Tu  as  eu  pour  père  Jean  Borgia,  duc  de  Gandia! 

GENNARO. 

Votre  frère!  Ah  !  vous  êtes  ma  tante  !  Ah  !  madame! 


ACTE   TH.  —  IVRES  MORTS.  523 

DONA   LUCREZIA,  à  part. 

Sa  tante! 

NNAR.O. 

Ah!  je  suis  votre  neveu!  Ah!  c'est  ma  mère,  cette  infortunée  duchesse  de 
Gandia,  que  tous  les  Borgia  ont  rendue  si  malheureuse!  Madame  Lucrèce, 
ma  mère  me  parle  de  vous  dans  ses  lettres.  Vous  êtes  du  nombre  de  ces  pa- 
rents dénaturés  dont  elle  m'entretient  avec  horreur,  et  qui  ont  tué  mon  père, 
et  qui  ont  noyé  sa  destinée,  à  elle,  de  larmes  et  de  sang.  Ah!  j'ai  de  plus 
mon  père  à  venger,  ma  mère  à  sauver  de  vous  maintenant!  Ah!  vous  êtes 
ma  tante!  Je  suis  un  Borgia!  Oh  !  cela  me  rend  fou  !  —  Ecoutez-moi,  doua 
Lucrezia  Borgia,  vous  avez  vécu  longtemps,  et  vous  êtes  si  couverte  d'at- 
tentats que  vous  devez  en  être  devenue  odieuse  et  abominable  à  vous-même. 
Vous  êtes  fatiguée  de  vivre,  sans  nul  doute,  n'est-ce  pas?  Eh  bien,  il  faut  en 
finir.  Dans  les  familles  comme  les  nôtres,  où  le  crime  est  héréditaire  et  se 
transmet  de  père  en  fils  comme  le  nom,  il  arrive  toujours  que  cette  fatalité 
se  clôt  par  un  meurtre,  qui  est  d'ordinaire  un  meurtre  de  famille,  dernier 
crime  qui  lave  tous  les  autres.  Un  gentilhomme  n'a  jamais  été  blâmé  pour 
avoir  coupé  une  mauvaise  branche  à  l'arbre  de  sa  maison.  L'espagnol  Mu- 
darra  a  tué  son  oncle  Rodrigue  de  Lara  pour  moins  que  vous  n'avez  fait. 
Cet  espagnol  a  été  loué  de  tous  pour  avoir  tué  son  oncle,  entendez-vous, 
ma  tante?  —  Allons!  en  voilà  assez  de  dit  là-dessus!  Recommandez  votre 
âme  à  Dieu,  si  vous  croyez  à  Dieu  et  à  votre  âme. 

DONA    LUCREZIA. 

Gennaro!  par  pitié  pour  toi!  Tu  es  innocent  encore.  Ne  commets  pas  ce 


crime 


OKNNARO. 


Un  crime!  Oh!  ma  tête  s'égare  et  se  bouleverse!  Sera-ce  un  crime?  Eh 
bien!  quand  je  commettrais  un  crime!  Pardieu!  je  suis  un  Borgia,  moi! 
A  genoux,  vous  dis-je!  ma  tante!  à  genoux! 

DONA  LUCREZIA. 

Dis-tu  en  effet  ce  que  tu  penses,  mon  Gennaro  ?  Est-ce  ainsi  que  tu  payes 
mon  amour  pour  toi  ? 

GENNARO. 

Amour  ! . . . 

DONA  LUCREZIA. 


C'est  impossible.  Je  veux  te  sauver  de  toi-même.  Je  vais  appeler.  Je  vais 
er. 

GENNARO. 

Vous  n'ouvrirez  point  cette  porte.  Vous  ne  ferez  point  un  pas.  Et  quanta 


524  LUCRECE  BORGIA. 

vos  cris,  ils  ne  peuvent  vous  sauver.  Ne  venez-vous  pas  d'ordonner  vous- 
même  tout  à  l'heure  que  personne  n'entrât,  quoi  qu'on  pût  entendre  au  de- 
hors de  ce  qui  va  se  passer  ici  ? 

DONA  LUCREZIA. 

Mais  c'est  lâche  ce  que  vous  faites  là,  Gennaro!  Tuer  une  femme,  une 
femme  sans  défense!  Oh!  vous  avez  de  plus  nobles  sentiments  que  cela  dans 
l'âme!  Ecoute-moi,  tu  me  tueras  après  si  tu  veux,  je  ne  tiens  pas  à  la  vie, 
mais  il  faut  bien  que  ma  poitrine  déborde,  elle  est  pleine  d'angoisse  de  la 
manière  dont  tu  m'as  traitée  jusqu'à  présent.  Tu  es  jeune,  enfant,  et  la  jeu- 
nesse est  toujours  trop  sévère.  Oh!  si  je  dois  mourir,  je  ne  veux  pas  mourir 
de  ta  main.  Cela  n'est  pas  possible,  vois-tu,  que  je  meure  de  ta  main.  Tu  ne 
sais  pas  toi-même  à  quel  point  cela  serait  horrible.  D'ailleurs,  Gennaro,  mon 
heure  n'est  pas  encore  venue.  C'est  vrai,  j'ai  commis  bien  des  actions  mau- 
vaises, je  suis  une  grande  criminelle  ;  et  c'est  parce  que  je  suis  une  grande 
criminelle  qu'il  faut  me  laisser  le  temps  de  me  reconnaître  et  de  me  repen- 
tir. Il  le  faut  absolument,  entends-tu,  Gennaro? 

GENNARO. 

Vous  êtes  ma  tante.  Vous  êtes  la  sœur  de  mon  père.  Qu'avez-vous  fait  de 
ma  mère,  madame  Lucrèce  Borgia  ? 

DONA  LUCREZIA. 

Attends!  attends!  Mon  Dieu,  je  ne  puis  tout  te  dire.  Et  puis,  si  je  te  disais 
tout,  je  ne  ferais  peut-être  que  redoubler  ton  horreur  et  ton  mépris  pour 
moi  !  Ecoute-moi  encore  un  instant.  Oh  !  je  voudrais  bien  que  tu  me  re- 
çusses repentante  à  tes  pieds!  Tu  me  feras  grâce  de  la  vie,  n'est-ce  pas?  Eh 
bien!  veux-tu  que  je  prenne  le  voile?  Veux-tu  que  je  m'enferme  dans  un 
cloître,  dis?  Voyons,  si  l'on  te  disait  :  Cette  malheureuse  femme  s'est  fait 
raser  la  tête,  elle  couche  dans  la  cendre,  elle  creuse  sa  fosse  de  ses  mains, 
elle  prie  Dieu  nuit  et  jour,  non  pour  elle,  qui  en  aurait  besoin  cependant, 
mais  pour  toi,  qui  peux  t'en  passer;  elle  fait  tout  cela,  cette  femme,  pour 
que  tu  abaisses  un  jour  sur  sa  tête  un  regard  de  miséricorde,  pour  que  tu 
laisses  tomber  une  larme  sur  toutes  les  plaies  vives  de  son  cœur  et  de  son 
âme,  pour  que  tu  ne  lui  dises  plus,  comme  tu  viens  de  le  faire  avec  cette 
voix  plus  sévère  que  celle  du  jugement  dernier  :  Vous  êtes  Lucrèce  Borgia! 
Si  l'on  te  disait  cela,  Gennaro,  est-ce  que  tu  aurais  le  cœur  de  la  repous- 
ser? Oh!  grâce!  ne  me  tue  pas,  mon  Gennaro!  Vivons  tous  les  deux,  toi 
pour  me  pardonner,  moi  pour  me  repentir!  Aie  quelque  compassion  de 
moi!  Enfin,  cela  ne  ^ert  à  rien  de  traiter  sans  miséricorde  une  pauvre  misé- 
rable femme  qui  ne  demande  qu'un  peu  de  pitié!  —  Un  peu  de  pitié! 
Grâce  de  la  vie!  --  Et  puis,  vois-tu  bien,  mon  Gennaro,  je  te  le  dis  pour  toi, 
ce  serait  vraiment  lâche  ce  que  tu  ferais  là,  ce  serait  un  crime  affreux,  un 


ACTE   III.  —   IVRES   MORTS. 


525 


assassinat!  Un  homme  tuer  une  femme!  un  homme  qui  est  le  plus  fort!  Oh! 
tu  ne  voudras  pas!  tu  ne  voudras  pas! 


Madame. . . 


GENNARO,  ébranlé. 


DON  A  LUCREZIA. 


Oh!  je  le  vois  bien,  j'ai  ma  grâce!  Cela  se  lit  dans  tes  yeux.  Oh!  laisse- 
moi  pleurer  à  tes  pieds! 

UNE  VOIX,  au  dehors. 


Gennaro! 
Qui  m'appelle  ? 
Mon  frère  Gennaro! 
C'est  Maffio! 


GENNARO. 

LA  VOIX. 

GENNARO. 


LA  VOIX. 

Gennaro!  Je  meurs!  Venge-moi! 

GENNARO,  relevant  le  couteau. 

C'est  dit.  Je  n'écoute  plus  rien.  Vous  l'entendez,  madame,  il  faut  mourir! 

DONA  LUCREZIA,  se  débattant  et  lui  retenant  le  bras. 

Grâce!  grâce!  Encore  un  mot! 


Non! 

Pardon!  Ecoute-moi! 

Non! 

Au  nom  du  ciel! 

Non! 


GENNARO. 
DON  \  LUCREZIA. 

GENNARO. 
DONA  LUCREZIA. 

GENNARO. 
Il  la  frappe. 


DONA  LUCREZIA. 

Ah!...  tu  m'as  tuée!  —  Gennaro!  je  suis  ta  mère! 


526  LUCRECE  BORGIA. 


Nous  publions  les  notes  de  1833  et  de  1882  avec  les  scènes  données  dans  l'édition 
originale  et  dans  l'édition  ne  variettir  Hetzel-Quantin.  Ces  scènes  devraient,  comme 
pour  les  autres  drames,  paraître  soit  dans  le  Reliquat,  soit  dans  l'étude  du  manuscrit. 
Or,  si  le  texte  des  notes  se  trouve  bien,  en  effet,  dans  le  manuscrit  relié  par  les 
soins  de  Victor  Hugo  et  légué  par  lui  à  la  Bibliothèque  nationale,  en  revanche 
les  scènes,  les  variantes  et  les  deux  dénouements  reproduits  dans  les  éditions  de  1833 
et  de  1882  ne  figurent  pas  dans  le  manuscrit.  Ont-ils  été  envoyés  par  Victor  Hugo 
à  l'imprimerie  en  1833  et  n'ont-ils  pas  été  rendus  ou  réclamés?  ont-ils  été  égarés  en 
1882  ?  Il  faut  admettre  ces  hypothèses  puisque  Victor  Hugo  n'a  pas  joint  au  manu- 
scrit, en  le  faisant  relier,  les  scènes  imprimées  dans  l'édition  ne  varlditr  et  dans  l'édi- 
tion originale.  (Note  de  l'éditeur.) 


NOTES 

DE 

L'ÉDITION   ORIGINALE. 


1833 

Le  texte  de  la  pièce,  telle  qu'elle  est  imprimée  ici,  est  conforme  à  la  représenta- 
tion, à  deux  variantes  près  que  l'auteur  croit  devoir  donner  ici  pour  ceux  de 
MM.  les  directeurs  des  théâtres  de  province  qui  voudraient  monter  Lucrèce  Borgia. 

Voici  de  quelle  façon  se  termine  à  la  représentation  la  deuxième  partie  du  premier 
acte  : 

A  peine  les  gentilshommes  ont-ils  disparu,  qu'on  voit  la  tête  de  Rustighello  passer  derrière  l'angle  de 
la  maison  de  Gennaro.  Il  regarde  si  tous  sont  bien  éloignés,  puis  avance  avec  précaution  et  fait  un 
signe  derrière  lui.  Plusieurs  hommes  armés  paraissent.  Rustighello,  sans  dire  une  parole,  les  place, 
en  leur  recommandant  le  silence  par  gestes,  l'un  en  embuscade  à  droite  de  la  porte  de  Gennaro, 
l'autre  à  gauche,  l'autre  dans  l'angle  du  mur,  les  deux  derniers  derrière  les  piliers  du  balcon  ducal. 
Au  moment  où  il  a  fini  ces  dispositions,  Astolfo  paraît  dans  la  place  et  aperçoit  Rustighello  sans  voir 
les  soldats  embusqués. 

SCÈNE  III. 
RUSTIGHELLO,  ASTOLFO. 

ASTOLFO. 

Que  diable  fais-tu  là,  Rustighello? 

RUSTIGHELLO. 

J'attends  que  tu  t'en  ailles,  Astolfo. 


NOTES   DE   L'EDITION   ORIGINALE.  527 

ASTOLFO. 
En  vérité  ! 

RUSTIGHELLO. 

Et  toi,  que  fais-tu  là,  Astolfo? 

ASTOLFO. 

J'attends  que  tu  t'en  ailles,  Rustighello. 

RUSTIGHELLO. 

A  qui  donc  as-tu  affaire, 'Astolfo? 

ASTOLFO. 

A  l'homme  qui  demeure  dans  cette  maison.  --Et  toi,  à  qui  en  veux-tu? 

RUSTIGHELLO. 

Au  même. 

ASTOLFO. 
Diable  ! 

RUSTIGHELLO. 

Qu'est-ce  que  tu  en  veux  faire? 

ASTOLFO. 

Je  veux  le  mener  chez  la  duchesse.  —  Et  toi? 

RUSTIGHELLO. 

Je  veux  le  mener  chez  le  duc. 

ASTOLFO. 
Diable  ! 

RUSTIGHELLO. 

Qujest-ce  qui  l'attend  chez  la  duchesse? 

ASTOLFO. 
L'amour,  sans  doute.  —  Et  chez  le  duc? 

RUSTIGHELLO. 

Probablement  la  potence. 

ASTOLFO. 

Comment  faire?  il  ne  peut  pas  être  à  la  fois  chez  le  duc  et  chez  la  duchesse,  amant 
heureux  et  pendu. 

RUSTIGHELLO. 

A-t-il  de  l'esprit,  cet  Astolfo  ! 

Il  fait  un  signe,  les  deux  sbires  cachés  sous  le  balcon  ducal  s'avancent 
et  saisissent  au  collet  Astolfo. 


528  LUCRÈCE  BORGIA. 

RUSTIGHELLO. 

Saisissez  cet  homme.  —  Vous  avez  entendu  ce  qu'il  a  dit.  Vous  en  témoignerez. 
—  Silence,  Astolfo! 

Aux  autres  sbires. 
Enfants,  à  l'œuvre,  à  présent!  Enfoncez-moi  cette  porte. 


Dans  le  troisième  acte,  la  scène  de  l'orgie,  à  partir  de  la  page  158  jusqu'à  la 
page  163  (1),  doit  être  jouée  comme  il  suit  : 

GUBETTA. 

Une  chanson  à  boire,  messieurs!  il  nous  faut  une  chanson  à  boire  qui  vaille  mieux 
que  le  sonnet  du  marquis  Oloferno.  Ce  n'est  pas  moi  qui  vous  en  chanterai  une,  je 
jure  par  le  bon  vieux  crâne  de  mon  père  que  je  ne  sais  pas  de  chansons,  attendu 
que  je  ne  suis  pas  poëte  et  que  je  n'ai  point  l'esprit  assez  galant  pour  faire  se 
becqueter  deux  rimes  au  bout  d'une  idée.  Mais  vous,  seigneur  Maffio,  qui  êtes  de 
belle  humeur,  vous  devez  savoir  quelque  chanson  de  table.  Que  diable  !  chantez- 
nous-la,  amusons-nous! 

MAFFIO. 

Je  veux  bien,  emplissez  les  verres. 

Il  chante. 

Amis,  vive  l'orgie! 

J'aime  la  folle  nuit 

Et  la  nappe  rougie 

Et  les  chants  et  le  bruit, 

Les  dames  peu  sévères, 

Les  cavaliers  joyeux, 

Le  vin  dans  tous  les  verres, 

L'amour  dans  tous  les  yeux! 

La  tombe  est  noire, 
Les  ans  sont  courts, 
Il  faut,  sans  croire 
Aux  sots  discours, 
Très  souvent  boire, 
Aimer  toujours! 

TOUS  EN  CHŒUR. 
La  tombe  est  noire,  etc. 

Ils  choquent  leurs  verres  en  riant  aux  éclats.  Tout  à  coup  on  entend  des  voix  éloignées 
qui  chantent  au  dehors  sur  un  ton  lugubre. 

M   Voir  pages  515  à  517  de  cette  édition. 


NOTES   DE  L'ÉDITION   ORIGINALE.  329 

VOIX  AU   DEHORS. 

Sanaum  et  tembile  nom  en  ejus.  Initium  sapientia  ttmor  Domini. 

PPO. 

Ecoutez,  messieurs!  Corbacquc!  Pendant  que  nous  chantons  à  boire,  l'écho  chante 
vêpres. 

t  TOUS. 

Ecoutons  ! 

VOIX  AU  DEHORS,  un  peu  plus  rapprochées. 

Nisi  Domimts  cuBodierit  civitatem ,  fruftra  vinlat  qui  cuBodit  eam. 

JEPPO,  riant. 

Du  plain-chant  tout  pur. 

MA  H  10. 
Quelque  procession  qui  passe. 

GENNARO. 
A  minuit!  C'est  un  peu  tard. 

JEPPO. 

Bah!  continuons. 

VOIX  AU  DKHORS,  qui  se  rapprochent  de  plus  en  plus. 

Octdos  habent,  et  non  videbunt.  Nares  habent,  et  non  odorabuni.  A.ures  babenl,  et  non 
audieni. 

JEPPO. 

Sont-ils  braillards,  ces  moines! 

MAI  1  K). 

Regarde  donc,  Gennaro.  Les  lampes  s'éteignent  ici.  Nous  voici  tout  à  l'heure  dans 
l'obscurité. 

VOIX  AU   DEHORS,  très  près. 

Manm  habent,  et  non  palpabunt.  Vedes  habent  et  non  atnbulabunt  Non  clamabnnt  in  cul- 
ture suo. 

GENNARO. 

Il  me  semble  que  les  voix  se  rapprochent. 

.1!   l'PO. 

La  procession  me  lait  l'effet  d'être  en  ce  moment  sous  nos  fenêtres. 

MAI  I  lu. 

Ce  sont  les  prières  des  morts. 

ASCANIO. 
C'est  quelque  enterrement. 


530  LUCRECE  BORGIA. 

JEPPO. 

Buvons  à  la  santé  de  celui  qu'on  va  enterrer. 

GUBETTA. 
Savez-vous  s'il  n'y  en  a  pas  plusieurs  ? 

JEPPO. 
Eh  bien,  à  la  santé  de  tous! 

Ils  choquent  leurs  verres. 
APOSTOLO. 

Bravo!  Et  continuons  de  notre  côté  notre  chanson  à  boire. 

TOUS   EN   CHŒUR. 

La  tombe  est  noire, 
Les  ans  sont  courts, 
Il  faut,  sans  croire 
Aux  sots  discours, 
Très  souvent  boire, 
Aimer  toujours! 

VOIX  AU  DEHORS. 
Non  morfui  lauàabunt  te,  Domine,  néant  omnes  qui  descendant  in  injernitm. 

MAFFIO. 

Dans  la  douce  Italie, 
Qujéclaire  un  si  doux  ciel, 
Tout  est  joie  et  folie, 
Tout  est  nectar  et  miel. 
Ayons  donc  à  nos  fêtes 
Les  fleurs  et  les  beautés , 
La  rose  sur  nos  têtes, 
La  femme  à  nos  côtés! 

TOUS. 

La  tombe  est  noire,  etc. 
La  grande  porte  du  fond  s'ouvre. 


L'auteur  ne  terminera  pas  cette  note  sans  engager  ceux  des  acteurs  de  province 
qui  pourraient  être  chargés  des  rôles  de  sa  pièce  à  étudier,  s'ils  en  ont  l'occasion ,  la 
manière  dont  Lucrèce Borgia  est  représentée  à  la  Porte-Saint-Martin.  L'auteur  est  heureux 
de  le  dire,  il  n'est  pas  un  rôle  dans  son  ouvrage  qui  ne  soit  joué  avec  une  intelligence 
singulière.  Chaque  acteur  a  la  physionomie  de  son  rôle.  Chaque  personnage  se  pose 


NOTES   DE   L'EDITION   ORIGINALE.  531 

à  son  plan.  De  là  un  ensemble  parfait,  quoique  mêlé  à  tout  moment  de  verve  et 
de  fantaisie.  Le  jeu  général  de  la  pièce  est  tout  à  la  fois  plein  d'harmonie  et  plein  de 
relief,  deux  qualités  qui  s'excluent  d'ordinaire.  Aucun  de  ces  effets  criards  qui  détonnent 
dans  les  troupes  jeunes,  aucune  de  ces  monotonies  qui  alanguissent  les  troupes  faites. 
Il  n'est  pas  de  troupe  à  Paris  qui  comprenne  mieux  que  celle  de  la  Porte- Saint- 
Martin  la  mystérieuse  loi  de  perspective  suivant  laquelle  doit  se  mouvoir  et  s'étager 
au  théâtre  ce  groupe  de  personnages  passionnés  ou  ironiques  qui  noue  et  dénoue  un 
drame. 

Et  cet  ensemble  est  d'autant  plus  frappant  dans  le  cas  présent,  qu'il  y  a  dans 
Lucrèce  Borgîa  certains  personnages  du  second  ordre  représentés  à  la  Porte-Saint-Martin 
par  des  acteurs  qui  sont  du  premier  ordre  et  qui  se  tiennent  avec  une  grâce,  une 
loyauté  et  un  goût  parfaits  dans  le  demi-jour  de  leurs  rôles.  L'auteur  les  en  re- 
mercie ici. 

Quant  aux  deux  grands  acteurs  dont  la  lutte  commence  aux  premières  scènes  du  drame 
et  ne  s'achève  qu'à  la  dernière ,  l'auteur  n'a  rien  à  leur  dire  qui  ne  leur  soit  dit  chaque 
soir  d'une  manière  bien  autrement  éclatante  et  sonore  par  les  acclamations  dont  le 
public  les  salue.  M.  Frederick  a  réalisé  avec  génie  le  Gennaro  que  l'auteur  avait  rêvé. 
M.  Frederick  est  élégant  et  familier,  il  est  plein  de  fatalité  et  plein  de  grâce,  il  est 
redoutable  et  doux;  il  est  enfant  et  il  est  homme;  il  charme  et  il  épouvante;  il  est  mo- 
deste, sévère  et  terrible.  Mademoiselle  George  réunit  également  au  degré  le  plus  rare 
les  qualités  diverses  et  quelquefois  même  opposées  que  son  rôle  exige.  Elle  prend 
puissamment  et  en  reine  toutes  les  attitudes  du  personnage  qu'elle  représente.  Mère 
au  premier  acte,  femme  au  second,  grande  comédienne  dans  cette  scène  de  ménage 
avec  le  duc  de  Ferrare  ,  où  elle  est  si  admirablement  secondée  par  M.  Lockroy,  grande- 
tragédienne  pendant  l'insulte,  grande  tragédienne  pendant  la  vengeance,  grande 
tragédienne  pendant  le  châtiment,  elle  passe  comme  elle  veut,  et  sans  effort,  du 
pathétique  tendre  au  pathétique  terrible.  Elle  lait  applaudir  et  elle  fait  pleurer.  Elle 
est  sublime  comme  Hécube  et  touchante  comme  Desdémona. 


532 


LUCRECE   BORGTA. 


ÉDITION   DE   1882, 


ACTE  I.  —  DEUXIEME  PARTIE. 
SCÈNE  IV 

RUSTIGHELLO,  ASTOLFO. 


Les  voilà  bien!  Il  y  a  toujours  un  tas  de  gens  inutiles  qui  viennent  vous  déran- 
ger dans  vos  opérations,  et  qui  ne  savent  que  fourrer  le  nez  aux  choses  secrètes 
que  vous  pouvez  faire.  Et  puis,  après  cela,  quand  on  veut  les  tuer,  ils  font  les 
étonnés  et  ont  l'air  de  ne  pas  s'être  attendus  à  cela.  C'est  cependant  bien  naturel. 
Il  me  faut  le  secret,  je  tue  les  curieux.  C'est  le  moyen  connu.  Il  n'y  en  a  pas 
d'autre. 

ASTOLFO. 

Rustighello,  je  t'en  conjure. . . 

RUSTIGHELLO. 

Je  vous  demande  un  peu  ce  que  deviendraient  les  gouvernements  si  les  gens 
pouvaient  regarder  dans  les  choses  et  en  parler  après  à  leur  fantaisie!  Tu  t'es  mis 
dans  un  mauvais  cas,  Astolto! 

ASTOLFO. 

Rustighello,  je  te  laisse  l'homme.  Fais-en  ce  qu'il  te  plaira.  Mais  laisse-moi 
partir  d'ici.  Tu  ne  voudras  pas  ma  mort,  à  moi!  J'ai  épousé  ta  sœur,  nous  sommes 

frères. 

RUSTIGHELLO. 

Qu'est-ce  que  cela  fait?  On  voit  bien  que  tu  n'entends  rien  à  la  politique. 

ASTOLFO. 
Rustighello  ! 

RUSTIGHELLO. 

Allons,  va-t'en,  pleureur!  Tu  n'entends  rien  aux  affaires,  je  te  dis.  Tu  me  fais 
manquer  à  mon  devoir.  Mais  n'y  reviens  pas  une  autre  fois.  Et  surtout  pas  un  mot 
de  tout  ceci  à  madame  Lucrèce. 

ASTOLFO. 

Sois  tranquille!  Adieu,  mon  bon  Rustighello!  Que  le  ciel  et  ses  anges  soient 
avec  toi  ! 

RUSTIGHELLO. 

Va-t'en  au  diable! 

Astolfo  sort. 


NOTES   DE   L'ÉDITION   DE   1882. 


533 


ACTE  III.  —  SCENE  DERNIERE. 

GENNARO,  DON  A  LUCREZIA. 

Elle  s'entuit.  Il  la  poursuit.  Ils  parlent  tous  deux  à  la  lois  sans  s'entendre. 


Grâce!  grâce!  pardon! 

Point  de  pardon! 

Mon  Gennaro  ! 

Je  ne  suis  pas  ton  Gennaro  ! 

Au  nom  du  ciel! 

Non! 

Ah!... 


DONA  LUCREZIA. 

GENNARO. 
DONA   M  (  R.EZIA. 

i    i  NNARO. 

Il   la  saisit  aux  cheveux. 
DONA   I.l  CREZIA. 

GENNARO. 

Il  la  trappe. 
DONA  LUCREZIA. 


Elle  tombe  à  la  renverse  sur  un  fauteuil,  les  yeux  fermés,  comme  morte. 

GENNARO,  laissant  échapper  le  couteau. 

O  mon  Dieu!  quel  cri  clic  a  pousse!  Ce  cri,  il  me  semble  qu'il  m'a  réveillé  d'un 
rêve!  -  Qu'est-ce  que  j'ai  fait  là?  Je  viens  de  tuer  une  femme!  ("est  horrible  à  un 
homme  de  tuer  une  femme!  c'est  lâche!  -  Un  assassinat!  il  y  a  un  assassinat  sur 
moi  à  présent!  J'ai  les  mains  couvertes  de  sang!  Mais  c'est  un  crime  affreux  que  j'ai 
commis  là!  —  Du  secours!  du  secours!  il  faut  secourir  cette  malheureuse!  -  Per- 
sonne! Je  suis  donc  seul  dans  ce  palais!  Mes  amis  sont  là,  dans  la  chambre  voisine, 
mais  peut-être  à  cette  heure  n'y  a-t-il  plus  que  des  morts.  —  Oh!  mais  elle  va  expi- 
rer. Est-il  déjà  trop  tard?  De  l'air!  donnons-lui  de  l'air!  -  O  mon  Dieu!  qu'est-ce 
que  j'ai  fait  là? 

Il  ramasse  le  couteau  et  coupe  les  lacets  de  dona  Lucrc/.ia.  Au  moment  où  il  lui  découvre  la  poitrine 

il   en  tombe   un   paquet  de  lettres  tout  ensanglantées. 

Qu'est-ce  que  c'est- que  ces  papiers?  Des  lettres! 

Il  les  examine. 
Mon  écriture!  Mon  Dieu!  (Test  vraiment  mon  écriture! 
Il  feuillette  et  lit  : 

«Ma  mère!...  Ma  mère!...  Ma  bonne  mère!  »  —  Partout  ma  mère!         Ce  sont 
mes  lettres  à  ma  mère!         Saints  du  ciel!  comment  se  trouvent-elles  ici?  sur  le  cœur 
théâtre.  —  11.  35 

lUl'TUUlr.rr    ÎIAT1 


534  LUCRECE  BORGIA. 

de  cette  femme  que  je  viens  de  poignarder? —  Oh!  voilà  qu'il  me  vient  une  lumière 
affreuse!  Est-ce  que  je  me  serais  mépris  d'une  si  épouvantable  façon?  L'amour  que 
cette  femme  avait  pour  moi,  la  tendresse  inexplicable  de  ses  paroles,  son  regard  tou- 
jours attaché  à  tous  mes  pas,  son  pardon  continuel  de  toutes  mes  duretés...  O  mon 
Dieu!  qu'est-ce  que  j'entrevois? 

Se  jetant  sur  le  corps  de  dona  Lucrezia. 

Madame!  madame!...  O  ciel!  est-ce  qu'elle  est  déjà  expirée?  Madame!...  —  Ah! 
Dieu  soit  béni,  elle  a  fait  un  mouvement!  son  œil  se  rouvre!  Dieu!  comme  sa  bles- 
sure saigne!   —  Madame!  répondez-moi,  madame! 

DONA  LUCREZIA,  entr'ouvrant  les  paupières. 
Mon  Gennaro!  que  me  veux-tu? 

GENNARO. 

Est-ce  que  vous  seriez  ma  mère? 

DONA  LUCREZIA,  se  dressant  comme  par  une  secousse  galvanique. 

Que  dis-tu  là? 

GENNARO. 

Etes-vous  ma  mère? 

DONA  LUCREZIA. 

Non!  sois  tranquille,  mon  Gennaro!  je  ne  suis  pas  ta  mère! 

GENNARO. 
Si!  vous  l'êtes! 

DONA  LUCREZIA. 

Ciel!  qu'est-ce  donc  qui  t'a  dit  cela? 

GENNARO. 
Ces  lettres! 

DONA  LUCREZIA. 
Tes  lettres! 

GENNARO. 

Et  puis,  je  viens  de  le  voir  dans  vos  yeux! 

DONA  LUCREZIA,  revenant  à  elle. 

Hélas!  hélas!  je  voulais  te  le  cacher;  je  voulais,  pour  le  repos  de  ta  vie,  emporter 
mon  secret  en  mourant.  Mais  tu  sais  tout!  oui,  tu  es  mon  fils,  mon  fils!  mon 
enfant  adoré!  —  Ah!  laisse-moi  t'appeler  mon  fils!  depuis  vingt  ans  j'ai  soif  de  t'ap- 
peler  mon  fils! 

GENNARO,  tombant  à  ses  pieds,  étouffé  de  sanglots. 

Ma  mère! 


NOTES   DE   L'ÉDITION   DE    1882.  535 


DONA  LUCREZIA. 

Tes  lettres  bien  aimées!  donne  les-moi  que  je  les  voie  encore  et  que  je  les  baise! 
— -  Je  faisais  comme  toi,  je  les  mettais  sur  mon  cœur.  --  Vois,  le  poignard  les  a  tra- 
versées. — -  La  cuirasse  est  moins  bonne  que  tu  ne  croyais,  Gcnnaro! 

GENNARO. 

Oh!  c'est  vraiment  bien  affreux!  Comment!  vous  qui  m'avez  porté  dans  votre 
sein,  vous  dont  la  pensée  est  mon  seul  bonheur  depuis  que  je  me  connais,  vous  qui 
avez  tant  souffert  pour  moi,  vous  qui  m'aimiez  d'un  amour  si  adorable  et  si  angé- 
lique,  vous  qui  êtes  ma  mère!  c'est  comme  cela  que  je  vous  retrouve!  -  et  l'on 
dit  qu'il  y  a  un  Dieu  dans  le  ciel!  -  je  vous  retrouve  couverte  de  votre  sang,  je 
vous  retrouve  avec  un  couteau  dans  la  poitrine,  je  vous  retrouve  tuée,  ma  mère! 
tuée!  et  par  qui?  par  moi!  Oh!  je  suis  un  misérable!  Oh!  dire  que  c'est  moi  qui  ai 
fait  cela,  moi  qui  vis,  moi  qui  parle,  moi  qui  respire  en  ce  moment!  dire  que  ce 
n'est  pas  un  reve,  que  ce  couteau  est  un  couteau,  que  ce  sang  est  du  sang,  que  cette 
mourante  est  ma  mère! 

DONA   Ll  CREZIA,  d'un  air  sombre. 


Gennaro!  ne  pleure  pas  tant  Lucrèce  Borgia  ! 


Gl  .SN'ARO. 


Lucrèce  Borgia?  Vous  appelez-vous  Lucrèce  Borgia?  est-ce  que  je  sais  si  vous  vous 
appelez  Lucrèce  Borgia?  Ma  mère  est  ma  mère!  voilà  tout!  —  Pourquoi  ne  m'avez- 
vous  pas  dit  plus  tôt  que  vous  étiez  ma  mère.-' 

DONA  LUCREZIA. 

Le  Valentinois  ne  t'aurait  pas  laissé  une  heure  de  vie.  Et  puis  je  craignais  d'exposer 
ta  tendresse  filiale  au  choc  redoutable  de  mon  nom. 

GENNARO. 
Pourquoi  ne  me  l'avoir  pas  dit  au  moins  tout  à  l'heure? 

h'  IN  \   I.i  <  R.EZIA. 

Avant  le  coup,  j'ai  essayé,  tu  n'as  pas  compris.  Après  le  coup,  je  ne  devais  plus 

rien  dire. 

GENNAK»  i. 

Ma  mère!  ma  mère!  Maudissez-moi! 

DONA  LUCREZIA. 

-le  te  pardonne,  mon  fils!  je  te  pardonne!  Mon  pauvre  enfant,  ne  te  crois  pas  plus 
coupable  que  tu  ne  l'es.  Quj  est-ce  qui  est  juge  de  cela  si  ce  n'est  moi?  Je  voudrais 
bien  que  quelqu'un  osât  te   blâmer,  quand  je  ne  me  plains  p.is,  moi!  —  O  mon 

35- 


536  LUCRECE  BORGIA. 

Gennaro,  je  fais  plus  que  te  pardonner,  je  te  remercie!  quelle  plus  heureuse  mort 
pouvais-je  avoir?  —  Là!  mets  ta  tête  sur  mes  genoux,  et  calme-toi,  mon  enfant!  — 
Il  faut  bien  toujours  finir  par  mourir,  eh  bien,  je  meurs  près  de  toi.  Tu  m'as  blessée 
au  cœur,  mais  tu  m'aimes.  Mon  sang  coule,  mais  tes  larmes  s'y  mêlent.  Oh!  je  dirai 
à  Dieu,  s'il  m'est  donné  de  le  voir,  que  tu  es  un  bon  fils! 

GENNARO. 

Vous  me  pardonnez!  Ah!  vous  êtes  bonne!  Oh!  il  faut  que  vous  viviez!  Laissez- 
moi  appeler  du  secours.  Vous  guérirez,  ma  mère  bien-aimée!  Vous  vivrez,  vous  serez 
heureuse! 

DONA  LUCREZIA. 

Vivre,  non.  Heureuse,  je  le  suis.  Tu  sais  que  je  suis  ta  mère,  et  je  ne  te  fais  pas 
reculer  d'horreur,  et  tu  m'aimes,  et  tu  pleures  avec  moi.  Je  serais  bien  difficile,  te 
dis-je,  si  je  n'étais  pas  heureuse! 

GENNARO. 
Il  faut  vivre,  ma  mère! 

DONA  LUCREZIA. 

Il  faut  mourir.  —  Ma  poitrine  se  remplit,  je  le  sens.  Mon  fils,  mon  fils  adoré!. . . 
—  oh!  comprends-tu  la  joie  que  j'ai  à  te  dire  tout  haut  et  à  toi-même  :  mon  fils!  — 
mon  fils,  embrasse-moi! 

Il  l'embrasse.  Elle  jette  un  cri. 

Oh!...  ma  blessure!...  —  Quelle  misère!  Ce  que  je  souhaitais  le  plus  au 
monde,  un  tendre  embrassement  de  mon  fils,  sa  poitrine  serrée  contre  ma  poi- 
trine, cela  m'a  fait  du  mal!  —  C'est  égal!  embrasse-moi,  mon  fils!  la  joie  passe 
encore  la  douleur! 

GENNARO. 

Oh!  mon  Dieu!  tout  n'est  pas  désespéré  peut  être.  Le  ciel  ne  serait  pas  juste  de 
ne  nous  réunir  que  pour  nous  séparer  plus  cruellement,  et  de  vous  reprendre  tout 
de  suite.  Ma  mère,  un  peu  de  secours  vous  sauverait.  Laissez-moi  courir. . . 

DONA  LUCREZIA. 

Ne  me  quitte  pas.  Ne  gâte  pas  mes  derniers  instants.  Restons  seuls.  Devant  les 
autres,  je  ne  pourrais  pas  t'appeler  mon  fils.  —  Comment  peux-tu  croire  qu'aucun 
secours  humain  me  sauverait?  Est-ce  que  tu  ne  t'aperçois  pas  que  ma  voix  baisse? 
Tiens,  ma  main  est  déjà  froide.  Touche-la.  —  Gennaro!  mon  fils!  je  veux  mourir 
dans  tes  bras.  Je  suis  contente  ainsi.  Ne  pleure  pas,  je  ne  souffre  presque  plus. 
Presque  plus,  je  t'assure.  Tiens,  vois-tu,  je  souris.  — -  Oh!  j'ai  été  si  à  plaindre!  ce 
moment  où  nous  sommes,  cette  heure  qui  te  semble  à  toi  si  affreuse  et  si  lugubre, 
juge,  mon  enfant,  c'est  l'heure  la  plus  heureuse  de  ma  vie! 

GENNARO,  avec  désespoir. 

Ma  mère!  —  Oh!  mon  Dieu!  mon  Dieu!  conservez -moi  ma  mère! 


NOTES   DE   L'ÉDITION   DE  1882.  537 

DONA  LUCREZIA,  sanglotant  tout  à  coup  et  le  serrant  dans  ses  bras. 

Ah!  c'est  vrai  pourtant!  hélas!  hélas!  tu  vas  perdre  ta  mère,  mon  pauvre  enfant! 
Que  je  te  plains,  mon  fils,  de  perdre  ta  mère!  Qu'est-ce  nue  tu  deviendras  quand 
tu  ne  l'auras  plus?  O  mon  Dieu,  je  voudrais  que  toutes  les  femmes  lussent  là  pour 
te  recommander  à  elles.  Cet  horrible  duc  de  Valentinois!  qui  est-ce  qui  veillera  sur 
mon  enfant  quand  je  serai  morte  ?  Est-il  donc  bien  vrai  que  je  vais  mourir  et  te 
quitter  pour  jamais,  mon  Gennaro?  Tout  à  l'heure,  vois-tu,  j'avais  l'air  résignée, 
mais  je  ne  l'étais  pas.  Je  ne  voulais  pas  te  briser  tout  à  fait.  Maintenant  c'est  plus 
fort  que  moi.  Mon  cœur  éclate  quand  je  songe  que  tu  vas  rester  seul,  (-'est  bien 
affreux  de  mourir  quand  on  laisse  son  enfant  après  soi!  Gennaro!  mon  Gennaro!  je 
te  connais,  tu  as  besoin  d'amour,  toi!  (juand  ma  poitrine  ne  battra  plus,  qui  est-ce 
qui  t'aimera  d'un  cœur  désintéressé,  pour  toi-même,  pour  toi  seul,  et  sans  autre- 
pensée  que  celle  de  t'aimer?  Hélas,  on  a  beau  dire,  vous  autres  hommes,  la  femme 
qui  vous  aime  le  mieux  dans  cette  vie,  c'est  toujours  votre  mère!  Est-ce  que  tu 
crois  vraiment  aux  autres  espèces  d'amour,  mon  Gennaro?  -  Tu  pleures,  tu  ne 
peux  plus  parler,  mon  pauvre  entant!  —  Adieu!  Je  sens  que  cela  monte  et  que 
je  vais  m'éteindre.  —  Oh!  un  peu  d'air!  un  peu  d'air!  —  Ta  main!  ta  main!  - 
Oh!  j'étouffe!  —  Viens,  approche-toi.  Tout  près. 

GENNARO. 
Me  voici,  ma  mère. 

DONA  LUCREZIA. 

Soulève-moi.  —  Il  me  semble  que  tout  est  expié  maintenant  et  que  je  puis  me 
hasarder  à  lever  les  yeux  au  ciel. 

Elle  étend  la  main  sur  lui. 
O  mon  Dieu!  si  une  femme  comme  moi  a  encore  le  droit   de  bénir  quelqu'un,  je 
bénis  l'enfant  innocent  de  mes  entrailles,  mon  Gennaro!  —  Adieu!  adieu,  mon  hls! 
vis  longtemps  et  sois  heureux!  —  Ah!  que  viens-tu  de  jeter  et  de  briser  à  terre." 

GENNARO. 
Le  contre-poison. 


AUTRE  VARIANTE  DE  LA  SCEKI.  1 7  Y.  [LE 


GENNARO. 


Je  n'écoute  plus  rien.  Finissons-en. 

Il  la  saisit  par  les  cheveux  et  la  trappe. 


538  LUCRECE   BORGIA. 

DONA  LUCREZIA. 
Gennaro!  ■ —  Je  suis  ta  mère! 

GENNARO ,  tremblant  et  laissant  tomber  le  couteau. 

Ma  mère  !  oh  !  vous  raillez  !  t 

DONA  LUCREZIA. 
Ta  mère  !  et  tu  m'as  tuée  ! 

GENNARO. 

Oh!  non,  cela  n'est  pas!  est-ce  que  cela  se  peut?  Vous,  ma  mère!  Par  pitié, 
dites-moi  que  vous  n'êtes  pas  ma  mère! 

DONA  LUCREZIA,  tirant  de  sa  poitrine  un  paquet  de  lettres  ensanglantées. 

Il  y  avait  là  sur  mon  cœur  des  lettres.  Les  voici.  Prends-les,  Gennaro.  Mon  sang 
n'a  peut-être  pas  tout  effacé.  —  Reconnais-tu  cette  écriture? 

GENNARO,  y  jetant  un  regard. 

Mes  lettres! 

DONA  LUCREZIA. 

Le  poignard  a  passé  au  travers.  La  cuirasse  est  moins  bonne  que  tu  ne  croyais, 
Gennaro. 

GENNARO. 

Oh  oui!  ô  mon  Dieu!  vous  êtes  bien  ma  mère!  Oh!  je  n'avais  pas  songé  à  l'in- 
ceste! Dieu  du  ciel!  pourquoi  ne  me  l'avoir  pas  dit  plus  tôt? 

DONA  LUCREZIA. 

J'avais  honte.  Pour  me  faire  dire  tout,  mon  fils,  il  a  fallu  la  pointe  de  ton  cou- 
teau. Mon  secret  m'a  jailli  du  cœur  avec  mon  sang.  —  Te  l'avouerai-je?  il  m'était 
doux  d'être  du  moins  aimée  par  toi  d'un  côté,  pendant  que  tu  me  haïssais  de  l'autre. 
Tu  aimais  ta  mère,  Gennaro,  aurais-tu  aimé  Lucrèce  Borgia? 

GENNARO. 

Vous,  ma  mère! 

DONA  LUCREZIA. 

Et  puis  le  Valentinois  était  là,  le  Valentinois  qui  a  tué  ton  père!  Une  fois  mon 
secret  connu,  ne  fût-ce  que  de  toi,  tu  n'aurais  pas  vécu  un  jour.  Hélas!  dans  l'obscu- 
rité même  où  je  t'avais  caché,  il  me  semblait  par  moment  que  le  tigre  rôdait  autour 
de  toi,  et  je  tremblais,  malheureuse  mère,  qu'il  ne  te  flairât  de  sa  famille! 

GENNARO. 

J'ai  tué  ma  mère!  vous  êtes  ma  mère!  Oh!  que  de  crimes  mis  à  nu  par  ce 
seul  mot! 


NOTES    DE   L'ÉDITION    DE    1882.  539 


Une  mère  incestueuse! 
Un  fils  parricide! 
Gennaro! 


DONA   LUCREZIA. 


G]   WARO. 


DONA   LUCREZIA. 


GENNARO. 


Oui,  je  suis  parricide!  Oui,  c'est  bien  moi  qui  ai  fait  cela,  moi  cjui  suis  là,  moi 
qui  parle!  Mon  Dieu!  que  cela  est  étrange  d'être  parricide! 

DONA    LUCREZIA. 
Mon  fils,  reviens  à  toi! 

GENNARO. 

Parricide!  Oh!  est-ce  que  ces  murailles  me  souffriront  ici  sans  m' écraser?  On 
m'avait  dit  que  les  parricides  étaient  des  êtres  tellement  monstrueux  que  les  plafonds 
de  marbre  se  précipitaient  d'eux-mêmes  sur  leurs  têtes.  Et  moi,  je  marche,  je  respire, 
je  vis,  je  suis!  Maudissez-moi,  ma  mère!  étendez  votre  bras  sur  moi!  le  bras  d'une 
mère  levé  pour  maudire  son  fils  doit  faire  crouler  le  ciel  ! 

DONA  LUCREZIA. 

Mon  fils,  ce  meurtre  n'est  pas  ton  crime,  c'est  ma  faute! 

GENNARO. 

Est-ce  que  je  n'ai  pas  quelque  chose  de  changé  dans  le  visage?  Cela  se  voit-il, 
dites-moi,  quand  on  est  parricide?  Regardez-moi  bien,  ma  mère!  est-ce  que  je  res- 
semble encore  aux  autres  hommes?  Il  est  impossible  que  je  n'aie  pas  un  signe  sur  le 
front!  comment  est-il  fait,  ce  signe?  —  Oh!  n'est-ce  pas?  on  se  rangera  devant  moi 
désormais,  on  se  détournera,  on  ne  me  fera  pas  de  mal,  on  me  laissera  passer  comme- 
une  chose  sacrée,  comme  la  proie  vivante  de  la  fatalité,  les  toits  où  j'aurai  dormi 
s'écrouleront,  la  trace  de  mes  pas  ne  pourra  s'imprimer  dans  la  neige,  ni  sur  le  sable, 
tout  ce  que  j'aurai  touché  s'évanouira,  les  mères  frapperont  leurs  enfants  sur  mon 
passage  pour  qu'ils  se  souviennent  toute  leur  vie  de  m'avoir  vu.  N'est-ce  pas  que 
c'est  terrible?  Cela  se  fera  pour  moi.  Cela  s'est  bien  fait  pour  Caïn.  Je  vais  devenir 
un  homme  comme  il  y  en  a  dans  les  contes.  Tenez,  vous  voyez  bien  que  ce  sang 
que  j'ai  sur  les  mains  ne  veut  pas  s'effacer!  Regardez-moi  bien. 

Montrant   SOD   lr.>nt. 

Je  vous  dis  qu'il  est  impossible  que  je  n'aie  pas  quelque  chose  là. 

DONA    I.i  CRI. XI  \. 
Tu  n'as  rien!  ta  tête  se  perd,  mon  Gennaro! 


54° 


LUCRECE  BORGIA. 


GENNARO. 

Il  y  a  un  mot,  vous  dis-je,  qui  est  écrit  là,  et  que  je  sens  bien,  moi! 

DONA  LUCREZIA. 


Non.  Quel  mot? 
Quel  mot?  Parricide! 


GENNARO. 


NOTES   DE    CETTE   ÉDITION. 


LE    MANUSCRIT 

m. 

LUCRÈCE  BORGIA. 


La  première  impression  que  l'on  éprouve  en  parcourant  d'un  bout  à  l'autre  le 
manuscrit  de  Lucrèa  Borgia,  c'est  que  ce  drame  a  été  écrit  d'une  allure  rapide.  11  semble 
que  Victor  Hugo,  en  pleine  possession  de  son  sujet,  ait  été  pressé  de  terminer  sa 
pièce;  il  a  dû  même,  pour  ne  pas  perdre  de  temps,  avoir  plusieurs  plumes  à 
sa  porte'e,  car  on  reconnaît  dans  de  nombreux  passages  des  écritures  alternées  prove- 
nant de  plumes  différentes. 

Quand  on  relit  attentivement  le  manuscrit,  on  peut  se  convaincre  que  des  scènes 
entières  ont  été  improvisées  d'un  premier  jet;  d'autres  au  contraire  ont  été  revues, 
corrigées,  remaniées,  refaites  même  entièrement,  mais  l'impression  générale  qui 
subsiste,  c'est  que,  si  parfois  des  scènes  ont  été  particulièrement  travaillées ,  même 
dans  les  ajoutés  la  fougue  de  l'inspiration  s'accuse  très  nettement;  elle  est  justifiée 
d'ailleurs  par  la  rapidité  de  l'exécution  puisqu'en  onze  jours  les  trois  actes  étaient 
achevés. 

Le  manuscrit  de  Lucrèce  Borgia  est  de  même  format  et  de  même  papier  que  celui  du 
Roi  s'anime  et,  comme  lui  ,  écrit  des  deux  cotés  de  la  page. 

Sur  le  premier  feuillet,  le  ti.re  définitif  :  Lucrèce  Borgia,  est  tracé,  comme  les  titres 
d'actes,    d'une   écriture  droite,  un    peu  fantaisiste.  Nous  en  donnons  le  fac-similé, 

P;lge  +39- 

Au  feuillet  suivant,  le  titre  primitif  écrit  en  1852  en  même  temps  que  le  drame  : 

Un  soupir  à  Fii-rare,  est,  comme  tout  le  manuscrit,  en  anglaise  appuyée,  nette. 

En  tête  de  la  préface  cette  note  : 

II  y  a  encore  environ  quatre  pages  de  préface  qu'on  pourra  venir  cherch 

Peu  de  ratures  dans  cette  préface  conforme  à  l'édition. 

Comme  pour  Manon  dt  Larme  et  le  Roi  s'amuse,  les  actes  sont  paginés  séparément 
par  lettres  alphabétiques. 

ACTE!.  —  AFFRONT  SUR  A.FFRONT.  Première  partie.  -  -  9  juillet  1832. 

Ce  premier  acte  abonde  en  ajoutés.  Nous  mentionnons  les  principaux. 


542  LUCRECE  BORGIA. 

SCÈNE  I.  ■ —  Gubetta,  Gennaro,  Maffio,  etc. 

Dans  le  récit  de  Maffio,  un  fort  ajouté  en  marge  nous  donne  les  antécédents  de 
Gennaro,  l'origine  de  son  amitié  pour  Maffio.  Plus  loin,  les  précautions  prises  par 
Lucrèce  Borgia  pour  cacher  son  fils  sont  justifiées  dans  un  développement  en  marge, 
à  partir  de  : 

Est-ce  César  Borgia  qui  a  réussi  à  le  soustraire  à  sa  mère  ?. . . 

jusqu'à  cette  réplique  : 

Pardieu!  il  veut  être  le  seul  Borgia  et  avoir  tous  les  biens  du  pape. 

SCÈNE  II.  —  Gubetta,  dona  Lucrezia,  Gennaro,  endormi. 

GUBETTA. 

...Qu'est-ce  que  je  vais  devenir,  moi? 

DONA  LUCREZIA. 
N'as-tu  pas  peur  de  mourir  de  trois  ou  quatre  assassinats  rentrés  ?  Ecoute,  Gubetta. . . 

Victor  Hugo  aura  trouvé  que  trois  ou  quatre  assassinats  paraîtraient  insuffisants, 
et  il  a  supprimé  cette  phrase  sur  les  épreuves. 

Plus  loin  quelques  variantes  caractéristiques  : 

GUBETTA. 

à  pied. 

chien  a  aller  uu-tt'te. 

Je  suis  habitué  à  ma  mauvaise  réputation  comme  un  soldat  du  pape  à  servir  la 
messe. 

Même  scène,  phrase  biffée  et  presque  illisible  sous  les  ratures  : 

GUBETTA. 

Me  voici  devant  vous  plus  ébahi,  plus  empêche',  plus  étourdi,  plus  Stupéfait,  émerveillé  et 
déconcerté  de  votre  vertu  subite  qu'un  chat  des  ailes  d  un  oiseau. 

SCENE  IV.  —  Dona  Lucrezia,  Gennaro. 

GENNARO. 
Les  lettres  d'une  mère,  c'est  une  bonne  cuirasse. 

DONA  LUCREZIA. 

Il  parait  tjue  c'est  une  idée  qu'il  eff  naturel  d'avoir  quand  on  aime.  .1  ai  anjsi  des  lettres 
qui  me  sont  bien  chères,  Gennaro,  et  je  les  porte,  comme  toi,  sur  mon  cœur. 


LE   MANUSCRIT   DE   LUCRECE  BOKGIA.  543 

GENNARO. 
Vous  faites  bien. 

Victor  Hugo,  pour  les  dénouements  restés  inédits  (voir  pages  533  et  537),  se  ser- 
vait des  lettres  de  Gennaro  trouvées  sur  Lucrèce  Borgia  $  il  n'a  pas  voulu  escompter 
son  effet,  et  a  biffé  la  phrase  que  nous  venons  de  reproduire. 

ACTE  I.  —  Deuxième  partie. 

SCENE   II.   —    GuBETTA,  puis  GENNARO,  Mai  Ho,   ETC. 

Au  commencement  de  cette  scène,  une  phrase  du  monologue  de  Gubetta,  à  propos 
de  Gennaro,  figure  en  marge;  l'écriture  n'est  pas  celle  de  Victor  Hugo.  Cette  parti- 
cularité se  retrouve  à  la  dernière  scène  de  l'acte,  pour  une  réplique  d'Astolfo. 

L'histoire  de  Bajazet,  racontée  par  Astolfo,  a  été  ajoutée  sur  les  épreuves. 

Gennaro,  après  la  première  insulte  proférée  contre  Lucrèce  Borgia,  avait  cet  aparté  : 

Je  ne  sais  pourquoi  je  me  fimre  que  les  crimes  de  cette  femme  sont  tour  quelque  chose  dans 
les  malheurs  de  ma  mère. 

Toute  l'imprécation  de  Gennaro  a  été  développée  en  marge. 
12  juillet. 

ACTE  II.  Le  COUPLE.  Première  partie.  —  13  juillet. 

En  tête  de  l'acte  est  relié  un  petit  feuillet  reproduisant,  d'un  côté  le  blason  de  la 
maison  d'Esté,  de  l'autre  celui  des  Borgia.  Chacun  des  blasons  est  accompagné  de 
sa  légende  : 

D']  S'IL. 

1 

Ecartcle  1  et  4  de  l'Empire. 
2  et  5  Je  France. 

L'écusson  d'argent  qu'on  pourrait  seul  reproduire  attendu  qu'il  est  seul  d'Estc  est 
d'azur  à  l'aigle  d'argent,  couronné,  becqué  et  membre  d'or. 

BORGIA. 

D'or  au  bœut.  —   Passant  de  gueules  sur  une  terre  de  sinople  à  la  bordure  Je 

gueules  chargée  Je  huit  riammes  d'or. 

SCENE  IL  -     Don  Alphonse,  dona  Lucrezia. 

Dans  l'apostrophe  violente  de  Lucrèce  à  son  mari,  cette  variante  : 

...Ce  n'est  pas  une  raison pour  que  vous  laissiez  votre  Ferrare  montrer  Ju 

doigt  à  toute  l'Europe  ma  face  plus  méprisée  et  pi  m  rouge  qu'une  casaque  de  gai/rien. 


^44  LUCRECE   BORGIA. 

SCÈNE  IV.  —  Doxa  Lucrezl\,  don  Alphonse. 

Une  variante  biffée ,  curieuse  par  l'image  : 

Madame,  les  gentilshommes  aussi  prouvés  que  moi  n'ont  pas  coutume  de  laisser 
leur  foi  er.  gage  .  vous  avez  ma  parole,  et  de  l'oublier  comme  un  vieux  manteau  cbey 
l'usurier,  i  Le  dernier  mot  est  presque  illisible.) 

SCÈNE  VI.  DONA  LUCREZIA,   GeNNARO. 

Cette  scène  a  été  fort  travaillée;  des  pages  entières  ont  été  biffées;  mais  comme 
elles  ont  été  presque  toutes  conservées,  et  que  Victor  Hugo  s'est  contenté  d'écrire 
souvent  le  texte  définitif  en  marge  de  la  première  version ,  nous  pourrons  la  recon- 
stituer. 

On  se  souvient  que  chaque  -cte  est  paginé  alphabétiquement.  Or,  pour  cette 
scène.  partir  de  la  lettre  J,  double  pagination,  de  J!  à  JJ,  ce  qui  donne 

quatre  feuillets  intercalaires.  On  se  rendra  compte,  en  se  reportant  pages  496  à  498, 
de  l'importance  du  texte  ajouté  dans  ces  quatre  feuillets.  Voici  le  premier  enchaîne- 
ment : 

GENNARO. 

Madame,  qui  est-ce  qui  me  dit  que  ce  r.  :ela  qui  est  du  poison? 

DONA  LUCREZIA. 
O  mon  Dieu!  mon  Dieu! 

GENNARO. 

N;  vous  appelez-vous  pas  Lucrèce  Borgia?  - —  Je  vous  ai  offensée,  vous  avez  à 
-  venger  de  moi. 

.A  LUCREZIA. 

Me  venger  de  toi,  Gennaro!  Il  faudrait  donner  toute  ma  vie... 

A  ces  feuillets  intercalaires,  quelques  modifications  ont  été  apportées  sur  les 
épreuves.  Au  lieu  du  texte  qu'on  a  lu  page  497,  le  manuscrit  porte  ceci  : 

GENNARO. 

Et  peut-être  à  cette  heure,  ce  n'est  pas  de  moi  que  vous  vous  vengeriez  en  m'em- 
poisonnant,  mais,  qui  sait?  de  ma  mère! 

DONA  LUCREZIA. 

Gennaro  ! 

GENNARO. 

C'est  que  ma  mère  n'est  pas  une  femme  comme  vous,  au  moins,  savez-vous 
cela,  madame  Lucrèce  ?  Oh!  je  ne  la  connais  •:  vrai,  mais  je  la  sens  dans 

mon  cœur. . . 


LE   MANUSCRIT   DE  LUCRÈCE  BOKGIA.  «,45 

Aux  deux  feuillets  suivants,  recto  et  verso,  une  importante  suppression  compre- 
nant deux  textes.  Voici  le  premier  : 

ZIA. 
...Non,  cette  femme-là,  Gennaro,  cette  mère-là,  je  ne  la  connais  pa>. 

Il  la  regar 

Ce  que  je  pourrais  lui  dire  m'étouffe  et  nïôte  toute  pensée!  —  Ah!  Gennaro, 
croyez-moi,  au  nom  du  ciel!  Vous  êtes  mort  si  vous  ne  me  croyez  pas.  Ce  breuvage 
seul  peut  vous  sauver. 

GENNARO. 

Je  ne  veux  pas  de  votre  poison.  Je  veux  me  conserver  pour  ma  mère.  O  ma 
pauvre  mère,  ma  mère  bien-aime'e!  Il  me  semble  qu'en  présence  d'une  femme  sem- 
blable, ton  image  me  revient,  plus  douce  et  plus  consolante!  Hélas!  malheureuse 
femme! 

Seconde  version  : 

DONA   LUCREZIA. 

...Cette  mère-là,  je  ne  la  connais  pa 

GENNARO. 

Si!  vous  la  connaissez,  vous  dis-je!  Eh  bien!  madame,  s'il  y  a  encore  quelque 
chose  d'une  iemme  en  vous,  avez  pitié  d'elle  et  de  moi.  Cessez  de  nous  persécuter 
comme  vous  l'avez  tait  depuis  le  jour  fatal  de  ma  naissance.  Hélas!  ma  malheureuse 
mère!  On  m'a  arraché  tout  enfant  de  tes  bras,  tout  nouveau-né!  \foyez-vous,  ma- 
dame.' Comprenez  :1a,  madame?  Est-c^  que  cela  ne  vous  fait  pas  frémir, 
madame?  Moi,  ton  unique  enfant!  Oh!  infortunée  qui  n'aimais  que  moi  au  monde! 
Je  suis  son  unique  enfant,  madame,  elle  me  l'a  dit  dans  sa  lettre!  Les  autres  mères 
entendent  le  premier  bégaiement  de  leur  entant,  elles  soutiennent  ses  premiers  pas, 
elles  sont  la  première  chose  qu'il  aime,  elles  essuient  la  sueur  de  leur  jeune  front 
pendant  qu'il  dort  sur  leur  sein,  les  joies  maternelles  font  tressaillir  leurs  entrailles  à 
chaque  croissance  de  leur  enfant.  Elles  sont  bien  heureuses,  les  autres  mères!  La 
mienne,  hélas,  madame,  avez  pitié  d'elle!  la  mienne  n'a  rien  eu  de  tout  cela, 
n'a  pas  le  souvenir  de  mon  enfance  pour  rayonner  à  toute  heure  sur  elle.  Oh  oui! 
elle  a  bien  souffert,  cette  misérable  créature  de  Dieu! 

DONA   LUCREZIA. 

Ce  qu'il  me  dit  me  suffoque  et  m'ôte  toute  pen^.        -  Gennaro! 

GKNNARO. 

Avez  pitié  de  ma  mère,  madame!  —  Mais  devant  qui  est-ce  que  je  parle  ainsi? 
qu'est-ce  que  cela  vous  fait  à  vous,  Lucrèce  Borg     r 


546  LUCRÈCE  BORGIA. 

Suit  le  texte  publié  page  +98.  A  noter  pourtant,  vers  la  fin  de  la  scène,  une  va- 
riante, insignifiante  en  apparence,  mais  qui  trouvera  sa  justification  dans  le  dia- 
logue inédit  donné  plus  loin  : 

DONA  LUCREZIA. 

deux  prières  a  te  faire j 

...Attends  encore  un  instant,  j'ai  un  dernier  mot  à  te  dire,  mon  Gennaro  ! 

GENNARO. 

Parlez,  madame. 

DONA  LUCREZIA. 

Voici  la  première.  Je  te  dis  adieu  en  ce  moment. . . 

La  fin  publiée  de  la  première  partie  est  écrite  en  marge  d'un  feuillet  inédit,  conti- 
nuant une  supplication  de  Lucrèce;  le  commencement  de  cette  supplication  manque, 
il  se  trouvait  sans  doute  sur  un  feuillet  séparé,  égaré  au  moment  où  le  manuscrit  a 
été  donné  à  la  reliure;  le  sens  en  est  facile  à  reconstituer  :  Lucrèce  fait  à  Gennaro  la 
première  des  prières  dont  il  est  question  à  la  variante  précédente.  Ce  feuillet,  écrit 
au  recto  et  au  verso,  est  suivi  d'un  autre,  inédit  aussi  et  comportant  une  sep- 
tième scène;  tous  deux  nous  donnent  la  version  primitive  de  la  fin  de  l'acte;  nous 
la  reproduisons  ici  à  partir  du  premier  mot  que  nous  possédons  : 


;  DONA  LUCREZIA.] 

...  comme  moi  d'avoir  pitié  de  moi!  elle  te  dirait  qu'une  femme  est  un  être  faible 
à  qui  il  ne  faut  jamais  refuser  la  compassion,  si  coupable  qu'elle  soit.  Elle  tomberait  à 
genoux  devant  toi  comme  moi  et  te  demanderait  grâce  pour  Lucrèce  Borgia!  elle 
te  conjurerait  de  me  dire  avant  de  me  quitter  pour  jamais  quelque  parole  douce  et 
consolante!  —  Quand  je  dis  quelque  douce  parole,  je  ne  demande  pas  que  tu  me 
parles  comme  quelqu'un  qui  m'aimerait,  non,  je  ne  suis  pas  si  exigeante,  dis-moi 
que  tu  ne  me  hais  pas,  que  tu  ne  me  maudis  pas,  que  tu  ne  sens  pas  quand  tu  me 
vois  le  besoin  d'écraser  ma  tête  de  ton  pied  comme  celle  d'un  serpent.  Dis-moi 
cela,  seulement  cela,  ce  n'est  pas  beaucoup,  n'est-ce  pas?  Eh  bien!  je  serai  contente, 
mon  Gennaro! 

GENNARO,  la  relevant  avec  douceur. 

Je  puis  tout  vous  pardonner,  madame,  une  chose  exceptée. 
Suit  le  texte  publié  page  500.  Nous  reprenons  l'inédit  : 

DONA  LUCREZIA. 

...Je  ne  puis  vous  jurer  cela. 

GENNARO. 

Je  ne  puis  vous  pardonner  ceci.  Laissez-moi.  -  -  C'est  vous  probablement  qui 
avez  fait  ma  destinée  ce  qu'elle  est,  cette  mystérieuse  et  fatale  destinée  à  laquelle  je 


LE  MANUSCRIT   DE  LUCRECE  BOKGIA.         547 

ne  comprends  rien  moi-même.  La  fatalité  qui  est  en  moi,  que  je  sens  à  toute  heure 
et  qui  me  pousse,  tenez,  je  crois  qu'elle  vient  de  vous,  madame.  Eh  bien,  écoutez. 
Ce  chancelant  édifice  de  ma  destinée  que  vous  avez  construit  pour  vos  desseins 
dans  les  ténèbres,  sur  quelle  tête  s'écroulera-t-il,  je  l'ignore  Mais  prenez  garde.  Il  y 
a  en  moi  un  pressentiment  qui  me  dit  qu'il  s'écroulera  sur  la  vôtre! 

Il  la  repousse,  elle  tombe  anéantie  sur  le  fauteuil.  Au  moment  où  il  va  sortir  elle  se  relève  et  va  à  lui. 

DONA  LUCREZIA. 

Voici  la  seconde  prière  que  j'avais  à  vous  faire,  Gennaro.  Prenez  cette  fiole  et 
portez-la  toujours  sur  vous.  Dans  des  temps  comme  ceux  où  nous  vivons,  le  poison 
est  de  tous  les  repas.  Vous  surtout,  vous  êtes  exposé. 

GENNARO,  prenant  la  fiole. 

Merci,  madame. 

DONA  LUCREZIA. 

Adieu,  à  jamais  adieu,  mon  Gennaro. 

Il  sort.  Elle  tombe  sur  le  fauteuil. 

SCENE   VIT.    DoN'A    LUCREZIA,    presque  évanouie  sur  le  fauteuil;     GeNNARO,    dans 

l'escalier;  JEPPO,   MafFIO,    OloFERXO,  AsCANIO,   ApOSTOLO,   del 

VOIX  AU  DEHORS. 

Par  ici,  Maffio!  dépêche-toi.  Les  lampes  sont  déjà  allumées  chez  la  princesse 
Negroni. 

GEN.VARO. 


C'est  la  voix  de  Jeppo. 

Qui  passe  là? 


Hé!  voilà  Gennaro! 

Es-tu  des  nôtres ,  Gennaro  ? 


Il  regarde  par  la  fenêtre. 
VOIX  AU  DEHORS. 

AUTRE  VOIX. 


AUTRE  VOIX. 
Frère  Gennaro,  viens-tu  souper  avec  nous  chez  la  princesse  Negroni' 

GENNARO,  à  part. 

C'est  la  voix  de  Maffio.   Il  arrivera  ce  qui  pourra.  Après  une  journée  pareille, 
j'ai  besoin  de  serrer  des  mains  loyales  et  de  voir  des  visages  anus. 

Haut. 

Attendez-moi,  messieurs,  je  vais  avec  vous. 

La  fin  de  cet  acte  est  datée,  après  cette  scène  inédite  :  / 6 juillet. 


548  LUCRECE  BORGIA. 

ACTE  II.  ■ —  Deuxième  partie. 

La  confidence  de  Gennaro  et  la  longue  réplique  de  Maffio  ont  été  ajoutées  en 
marge ,  depuis  : 

Allons,  il  faut  que  je  te  conte  à  toi.. . 

jusqu'à  : 

Retourne  te  mettre  en  nourrice  ou  viens  souper. 

Vers  la  fin  de  cet  ajouté  deux  lignes  biffées  : 

Nous  sommes  des  hommes  et  non  des  enfants.  Par  Hercule,  tu  viendras  souper,  ou  je 
consens  à  épouser  Lucrèce  Borgia  en  cinquièmes  noces. 

ACTE  III.  —  Ivres  morts.  —  18  juillet. 

SCÈNE  I.  —  Jeppo,  Maffio,  Ascanio,  Oloferno,  don  Apostolo,  Gubetta, 
Gennaro,  des  Femmes,  des  Pages. 

Le  dialogue  d'amour  entre  la  princesse  Negroni  et  Maffio  est  ajouté  en  marge. 
A  tous  ses  noms  d'emprunt,  Gubetta  ajoutait  ces  noms  et  ces  titres  : 

Fernau-Maria-de-los-Sicta  delures-Gu^man,  sixième  marquis  de  Sardonia  et  troisième 
comte  de  Beli'craua. 

Variante  se  rapportant  à  la  dernière  scène  inédite  de  l'acte  précédent  : 

MAFFIO,  à  Gennaro. 

...Est-ce  que  tu  songes  à  Lucrèce  Borgia,  avec  qui  tu  as  décidément  quelque 
amourette  puisque  tu  venais  de  chey  elle  tout  à  l'heure  quand  nous  t  avons  rencontré? 

Nombreuses  corrections  à  partir  du  chant  des  moines,  les  deux  premières  phrases 
latines  ont  été  ajoutées  en  marge,  et  sur  les  quatre  couplets  de  Gubetta  deux  sont 
biffés;  l'édition  originale  ne  donne  que  les  deux  premiers  couplets;  on  lit  les  quatre 
pour  la  première  fois  dans  l'édition  de  1882. 

A  cette  phrase,  dite  par  Jeppo  : 

Sont-ils  braillards,  ces  moines! 

Gubetta  répondait  : 

Braillard,  pillard  et  paillard,  voilà  le  moine! 

SCENE  III.  —  Gennaro,  Lucrèce. 

DONA  LUCREZIA. 

Ah  bien  oui,  Gennaro  me  tuer!  c'eft  nu  rêve!  efî-ce  que  je  suis  folle  de  faire  de  ces 
rêves-là  ? 


LE  MANUSCRIT   DE  LUCRECE  BOKGIA.         549 

Plusieurs  ratures  dans  la  supplication  de  Lucrèce  à  Gennaro  $  nous  rétablissons  le 
texte  primitif  : 

...  Une  femme  sans  défense!  une  femme  qui  t'a  toujours  aimé! 

...  Oh!  si  je  dois  mourir  de  ta  main,  je  ne  veux  pas  mourir  méprisée  de  toi.  Ce 
q;;e  je  vais  te  dire,  je  F  ai  depuk  longtemps  sur  le  cœur.  Oh!  Gennaro!  c'est  \  rai ,  j'ai 
commis  bien  des  actions  mauvaises,  je  suis  une  grande  criminelle  ci  j'ai  pourtant 
besoin  que  tu  ne  Die  ////prises  p, 


•k  t$. 


...  Attends!  attends!   Elj  bien  oui!  Mon   Dieu!  je  ne  puis  tout  te  dire!  Eh  bien 
oui,  méprise-moi  si  tu  veux,  mais  par  pitié,  ne  me  hais  pas,  mon  Gennaro! 

Pas  de  date  finale  à  cet  acte;  mais  nous  avons  lu  sous  le  titre  du  manuscrit  que  le 
drame  avait  été  écrit  du  g  au  20  juillet. 


tflÀTRE.   II. 

un  ni  M! 


NOTES    DE    L'EDITEUR. 


i 


HISTORIQUE  DE  LUCRECE  BORGIA. 


Victor  Hugo  ayant  terminé  le  Roi 
s'anime  le  23  juin  1832,  se  mit  aussitôt 
à  préparer  son  nouveau  drame ,  le  Souper 
a  Ferrure.  Ces  deux  pièces  étant  «  étroi- 
tement accouplées  dans  sa  pensée»  ainsi 
que  des  «sœurs  jumelles  »(l) ,  il  était 
tout  naturel  qu'elles  vinssent  au  monde 
presque  à  la  même  heure,  dans  la  fièvre 
encore  ardente  des  luttes  récentes.  Il 
commença  à  écrire  le  Souper  a  Ferrure  le 
9  juillet. 

Manon  de  Lorme,  interdite,  avait  jeté 
tout  d'abord  Victor  Huço  dans  la  ba- 
taille  politique.  Hernani  l'avait  lancé 
ensuite  dans  la  bataille  littéraire.  Il  igno- 
rait, à  cet  instant,  ce  que  lui  réservait 
le  Roi  s'anime.  11  ne  voulait  donc  pas 
perdre  une  minute  pour  être  prêt  à 
reprendre  l'offensive. 

La  censure  étant  abolie,  il  était  permis 
de  penser  que  la  liberté  du  théâtre  serait 
mieux  respectée  par  le  nouveau  régime. 
Mais  le  poète  devait  se  tenir  sur  le  qui- 
vive;  il  était  trop  directement  engagé 
dans  l'action  pour  ne  pas  tenir  des  mu- 
nitions en  réserve.  Grâce  à  cette  téna- 
cité, à  cette  persévérance,  à  cette  volonté 
de  fer,  à  cette  formidable  puissance  de 
travail  dont  il  avait  donné  déjà  tant 
de  preuves,  il  ne  lui  coûtait  pas  d'écrire 
un  nouveau  drame;  c'était  pour  lui  l'af- 
faire de  trois  semaines. 

Jusqu'à  présent  son  théâtre  était  en 
vers.     Pourquoi    n'aborderait- il     pas    le 

(|)  Préface  de  Lucrèce  Borgia. 


théâtre  en  prose?  Grave  résolution.  Ne 
surprendrait-il  pas  un  peu  ses  admira- 
teurs, ne  contrarierait-il  pas  les  habitudes 
de  ses  fidèles?  On  ne  voyait,  on  ne  vou- 
lait voir  en  lui  que  le  poète.  N'y  aurait-il 
pas  des  résistances  de  la  part  de  cette 
jeunesse  attachée  à  la  poésie  comme  a  un 
culte  sacré?  Oui,  peut-être.  Mais  après 
tout  c'était  une  arme  nouvelle  qu'il  in- 
troduisait dans  son  arsenal  pour  vaincre 
ses  adversaires  disposés  à  ne  reculer  de- 
vant aucun  moyen  pour  le  combattre. 

Rien  ne  lui  était  plus  facile  que 
d'écrire  sa  pièce  en  vers,  le  sujet  s'y  prê- 
tait; mais  les  artistes  capables  de  bien 
dire  les  vers  n'étaient  pas  très  nombreux; 
et  si  le  Roi  s'anime  pouvait  être  réservé 
au  Théâtre -Français,  le  Souper  à  Ferrare 
appartiendrait  à  un  théâtre  du  boulevard. 

Victor  Hugo  se  mit  résolument  à 
l'oeuvre.  Auparavant  il  avait  pris,  comme 
toujours,  quelques  notes,  esquissé  des 
projets,  désigné  ses  personnages.  Sur 
une  feuille,  on  lit  : 

I.  Ma  mère  est  l'exécrable  empoisonneuse 
amoureuse  de  moi  —  lettres,  —  je  ne  l'ai 
jamais  vue,  je  lui  réponds.  Empoisonneuse 
—  persécutions  d'amour. 

B-ORGIA 

IL  La  mère  obligée  d'empoisonner  son  fils 
devant  Borgia  —  paralytique.  Le  contre-poison. 

III.  La  vengeance  —  le  festin  —  frères  et 
pénitents  —  le  vengeur  se  lève  —  il  a  le 
contre-poison  —  Grâce!  grâce!  non.  Il  la  poi- 
gnardera   —    je   suis   ta   mère   —   tiens,  tes 


HISTORIQUE   DE  LUCFLECE  BOkCI.L 


551 


lettres  sur  mon  cœur,  lis-les  si  mon  sang  n'a 
pas  entièrement  effacé  ton  écriture  —  ô  Dieu! 
qu'écrases-tu  sous  ton  pied  ?  —  le  contre- 
poison. 

C'est  une  très  vague  ébauche  de  plan. 
Quelques  grandes  lignes  sont  arrêtées. 
Cependant  on  retrouve  dans  ce  scénario 
rudimentaire  du  troisième  acte  une  in- 
dication assez  nette  de  la  scène  finale; 
dans  son  plan  primitif,  Victor  Hugo 
avait  songé  à  faire  intervenir  un  Borgia. 

La  famille  des  Borgia  est  caractérisée 
ainsi  dans  une  note  : 

Les  Borgia  sont  les  Atrides  du  moyen 
âge. 

Dans  une  liste  de  noms  dressée  sur  une 
feuille  spéciale,  il  n'est  question  ni 
d'Alphonse  d'Esté,  ni  de  Borgia,  mais 
on  lit  les  noms  suivants  : 

*Maffio  M. 
Gasparino  Labbia. 

Nicolossa  Tiapolo. 

Fiametta. 

Accaioli 

Buon  dcl  Monte 

Lampa  Doria,  génois. 

Dandolo,  vénitien. 
*Jeppo. 
*01oferno. 
"Gennaro. 

Gubetta. 

Apostolo  ZeilO. 
*R.ustighello. 

Dans  cette  énumération  il  a  intro  luit 
le  nom  Curzola,  île. 

Un  de  ces  personnages  se  détachait,  un 
espion,  Gubetta,  l'exécuteur  des  basses 
œuvres  de  dona  Lucrezia.  Victor  Hugo 
lui  chercha  un  nom  de  guerre  et  com- 
mença par  faire  de  cet  Italien  un  faux 
Espagnol.  Il  avait  quelque  raison  d'en 
vouloir  aux  Espagnols;  il  se  souvenait, 
plus  de  vingt  ans  après,  de  son  passage 
au  collège  des  Nobles  à  Madrid,  en  [811, 

(11  Une    étoile  précède   les 
nages  ayant  joué  un  rôle  dans  le  drame. 


Je  Florence. 


et  des  querelles  qu'il  eut,  à  l'âge  de  neuf 
ans,  avec  les  petits  Espagnols  qui  tortu- 
raient les  petits  Français,  histoire  de 
prendre  leur  revanche  contre  les  envahis- 
seurs. Il  avait  réglé  son  affaire  personnelle 
avec  un  ancien  camarade  nommé  Elcs- 
puru  dont  il  avait  fait  un  des  fous  de 
Cromwell.  Mais  il  lui  restait  encore  un 
compte  avec  le  jeune  Frasco,  comte  de 
Belverana,  qui  avait  donné  un  coup  de 
ciseaux  dans  la  joue  d'Eugène,  son  frère. 
Sa  rancune  contre  ce  jeune  sauvage 
était  toujours  vivace,  et  comment  au- 
rait-il pu  mieux  la  manifester  qu'en  fai- 
sant du  comte  de  Belverana  le  Gubetta- 
poignard,  le  Gubetta-gibet ,  le  Gubetta, 
complice  de  Lucrèce? 

Victor  I  lugo  termina  le  Soupe/  à  Ferrare 
le  29  juillet. 

L<  Roi  s'amuse  lui  avait  été  déjà  de- 
mandé par  le  Théâtre-Français,  et  était 
entré  en  répétition  en  septembre  ;  de- 
puis deux  mois  que  son  nouveau  drame 
était  achevé,  il  n'avait  reçu  aucune 
proposition.  11  ne  s'en  étonnait  pas. 
N'avait-on  pas  fait  courir  des  bruits  in- 
quiétants sur  les  dispositions  fâcheuses 
du  gouvernement?  Tout  naturellement 
on  voulaitétre  fixé  sur  la  destinée  du  Roi 
s 'amuse.  C'était  de  la  prudence,  peut  être 
de  la  clairvoyance;  car,  à  quelques  se- 
maines de  là,  les  représentations  lu 
suspendues.  Les  directeurs  apprenaient 
que,  sous  le  régime  de  Juillet,  ils  per- 
daient le  seul  avantage  qu  note 
censure  leur  octroyait,  celui  de  la  sécu- 
rité lorsque  l'autorisation  était  accordée. 

L'arbitraire  répressif  remplaçait  l'arbi- 
traire préventif. 

Libre  à  vous,  auteurs,  de  représenter 
vos  œuvres,  libre  à  vous,  directeurs,  de 
les  monter,  mais  libre  à  moi,  ministre, 
de  les  interdire  le  lendemain,  suivant 
mon  caprice. 

Ce  système  de  gouvernement  n  ou- 
vrait pas  de  bien  rassurantes  perspec- 
tives aux  directeurs. 

36. 


552 


LUCRECE   BORGIA. 


Cependant  Harel ,  suis  attendre  l'issue 
du  procès  plaide'  le  19  devant  le  tribunal 
de  commerce,  sans  connaître  le  sort  ré- 
servé au  Roi  s'amus:,  n'hésita  pas  à  se 
rendre,  à  la  fin  de  décembre,  auprès  de 
Victor  Hugo.  Il  ne  croyait  nullement 
faire  acte  de  courage,  mais  il  était  dévoué 
à  l'école  nouvelle  et  à  son  chef.  11  ne  dé- 
testait d'ailleurs  ni  le  bruit,  ni  la  lutte. 
Il  avait  réclamé  autrefois  Manon  de 
Lorme  sans  lecture  préalable ,  il  demandait 
le  nouveau  drame  pour  la  Porte -Saint- 
Martin.  Il  l'acceptait  à  l'avance  sans  le 
connaître.  Il  faisait  cependant  une  pe- 
tite réserve,  surtout  pour  la  forme,  c'est 
que  M"e  George  serait  consultée;  et 
Harel  demandait,  pour  ne  pas  perdre 
une  minute,  que  la  lecture  eût  lieu  le 
soir  même  chez  elle. 

Victor  Hugo  ne  s'engageait  pas  d'or- 
dinaire sans  avoir  réfléchi,  sans  être 
préalablement  fixé  sur  les  intentions  du 
directeur  au  sujet  de  la  distribution  et 
de  la  mise  en  scène.  Mais  cette  fois 
il  avait  une  raison  pour  ne  pas  s'arrêter  à 
des  formalités  préliminaires  et  pour  ré- 
pondre à  l'empressement  d'Harel  par  un 
égal  empressement.  11  était  encore  sous 
l'impression  de  l'interdiction  de  sa  pièce; 
il  avait  des  fringales  de  bataille. 

Mettre  au  jour  un  nouveau  drame  six  se- 
maines après  le  drame  proscrit,  c'était  encore 
dire  son  fait  au  présent  gouvernement.  C'était 
lui  montrer  qu'il  perdait  sa  peine...  (l>. 

Il  n'y  avait  donc  pas  à  hésiter.  Quelle 
meilleure  occasion  pour  «mener  de  front 
désormais  la  lutte  politique,  tant  que 
besoin  sera  ,  et  l'œuvre  littéraire  !  » 

Rendez-vous  offert,  rendez-vous  ac- 
cepté. Le  soir  même,  Victor  Hugo  lut 
sa  pièce  chez  Milc'  George.  La  grande 
artiste  suivait  avec  une  attention  pas- 
sionnée toutes  les  péripéties  du  drame, 
elle  prodiguait  ses  éloges  après  chaque 
acte  et  à  la  fin  elle  ne  savait  comment 

"    Prctace  de  Lucrèce  Borgia. 


témoigner  sa  reconnaissance  à  l'auteur. 
C'est  qu'elle  se  voyait  bien  la  femme 
du  rôle  avec  ses  beaux  yeux  noirs  rem- 
plis de  flamme,  sa  bouche  dédaigneuse, 
son  front  large,  «  volontaire,  voluptueux 
et  puissant  qui  convient  bien  à  la  Cly- 
temnestre  et  à  la  Messaline»,  ses  bras 
musclés  et  ses  mains  fines  «  faites  pour 
porter  le  sceptre  et  pétrir  le  manche  du 
poignard  d'Eschyle  et  d'Euripide  (1' ». 
Mais,  comme  toutes  les  grandes  comé- 
diennes, elle  désirait  que  la  pièce  portât 
le  nom  de  l'héroïne  qu'elle  interprétait. 
M'"c  Dorval  avait  obtenu  que  le  nom  de 
Marion  de  Lorme  fût  substitué  au  titre  : 
Un  duel  sous  Richelieu.  Il  venait  tout  na- 
turellement à  l'esprit  de  M"e  George 
que  Lucrèce  Borgia  caractérisait  le  drame 
plus   nettement   que    le  Souper  à  Ferrare. 

Harel  avait  été  l'écho  de  ce  désir. 
Victor  Hugo  pouvait  d'autant  mieux  le 
satisfaire  que  le  titre  de  Lucrèce  Borgia  lui 
semblait  préférable. 

Harel  avait  voulu  une  distribution 
supérieure.  Frederick  Lemaître  avait 
été  convoqué  à  la  seconde  lecture  qui  fut 
faite  aux  artistes.  On  lui  donna  le  choix 
entre  Alphonse  d'Esté  et  Gennaro. 

M.  Frederick  répondit  qu'Alphonse  d'Esté 
était  un  rôle  éclatant  et  sûr  et  que  tous  ses 
effets  concentrés  dans  un  acte  porteraient 
l'acteur,  que  tout  le  monde  y  réussirait;  que 
Gennaro  était,  au  contraire,  un  rôle  difficile, 
que  la  dernière  scène  était  dangereuse,  qu'il 
y  avait  un  mot  terrible  :  Ah!  vous  êtes  ma 
tante,  et  qu'en  conséquence  il  choisissait  Gen- 
naro (2'. 

Beau  mouvement  d'un  véritable  artiste 
plus  soucieux  du  succès  du  drame  que 
de  son  succès  personnel  !  Victor  Hugo  fut 
profondément  touché  de  ce  noble  désin- 
téressement. Le  rôle  d'Alphonse  d'Esté 
fut  donné  à  Delafosse  qui ,  quelques 
jours  après  la  première  ,  fut  remplacé  par 
Lockroy.  Quant  à  la  princesse  Negroni , 


i'1  Théophile  Gautier. 

m  Viitor  Hugo  raconte  par  un  témoin  de  sa  vie. 


HISTORIQUE   DE   LUCRECE  BOKGIA. 


m 


elle  n'avait  que  deux  mots  à  dire,  mais 
M"*"  Juliette  était  ravissante.  Théophile 
Gautier  en  a  tracé  le  portrait  suivant  : 

La  tête  de  Mademoiselle  Juliette  est  d'une 
beauté  régulière  et  délicate  qui  la  rend  plus 
propre  au  sourire  de  la  comédie  qu'au 
vulsions  du  drame;  le  nez  est  pur,  d'une 
coupe  nette  et  bien  profilée;  les  yeux  sont 
diamantés  et  limpides...;  un  front  clair  et  se- 
rein comme  le  fronton  de  marbre  blanc  d'un 
temple  grec  couronne  lumineusement  cette 
délicieuse  figure  :  des  cheveux  noirs  abon- 
dants, d'un  reflet  admirable,  en  font  ressortir 
merveilleusement,  par  la  vigueur  du  contraste, 
l'éclat  diaphane  et  lustré. 

Si  elle  n'avait  peut-être  pas  l'étoffe 
d'une  comédienne  accomplie,  elle  avait 
les  charmes  et  les  séductions  de  !a  femme 
et  devait  être  appelée  à  jouer  un  plus 
grand  rôle  sur  une  autre  scène. 

Harel ,  comme  tous  les  directeurs, 
avait  promis  une  admirable  mise  en 
scène;  Victor  Hugo  se  souvenait  encore 
des  décors  du  Roi  s'amuse,  qui  étaient  de 
véritables  arlequinades ,  et  il  avait  quel- 
ques raisons  de  se  défier  des  pompeuses 
promesses;  Harel  donnait  un  gage  de  sa 
bonne  volonté  en  signant  un  traité  très 
avantageux  pour  hauteur.  En  voici  les 
clauses  : 

Les  droits  pour  l'auteur  seront  de  dix  pour 
cent  sur  la  recette,  déduction  faite  du  on- 
zième pour  les  hospices. 

Ce  droit  de  dix  pour  cent  ne  souffrira 
aucune  réduction ,  même  la  pièce  de  M.  Victor 
Hugo  n'étant  pas  jouée  seule. 

M.  Harel  comptera  en  outre  à  M.  Victor 
Hugo  : 

1  Mills  francs  lors  de  la  remise  du  ma- 
nuscrit; 

2°  Mille  francs  si  les  vingt-six  premières  re- 
présentations produisent  soixante  mille  francs, 
déduction  faite  du  onzième.  Deux  mille  francs 
si  elles  produisent  soixante- quinze  mille 
francs,  ou  enfin  trois  mille  francs  si  elles  pro- 
duisent cent  mille  francs. 

M.  Victor  Hugo  pourra  signer  autant  de 
billets  qu'il  le  jugera  convenable  pour  les 
trois  premières  représentations. 

Pour    chaque    représentation    suivante,    il 


aura  le  droit  d'en  signet  pour  cinquante  neul 

lianes. 

29  décembre   [832. 

Les  répétitions  commencèrent.  Harel, 
qui  avait  l'habitude  de  jouer  des  mélo- 
drames, n'était  pas  hostile  à  un  peu  de 
musique;  mais  comment  faire  r  I  ne 
démarche  lui  coûtait.  Il  se  rappelait  la 
petite  scène  que  Crosnier,  alors  directeur, 
avait  eue  jadis  avec  Casimir  Delavigne 
lorsqu'il  monta  Marino  Faliero. 

Crosnier  avait  voulu  de  la  musique. 
Casimir  Delavigne  s'était  emporte. 

—  Y  pensez-vous!  de  la  musique! 
mais  c'est  un  drame  littéraire,  ce  n'est 
pas  un  mélodrame.  Croyez-vous  que  si 
ma  pièce  avait  été  jouée  au  Théâtre- 
Français,  comme  c'était  entendu  primi- 
tivement, il  y  aurait  de  la  musique! 

Harel  connaissait  cette  histoire;  or 
Lucrèce  Borna  était  bien  plus  encore  un 
drame  littéraire.  11  se  hasarda  cependant; 
il  procéda  par  insinuations  : 

—  Vous  placez  d'ordinaire,  dit-il  à 
Victor  Hugo,  des  jeunes  gens  dans  l'en- 
clave réservée  aux  musiciens? 

—  Oui,  sans  doute. 
Vous  v  tenez  ? 

—  Assurément. 

—  Mais  si  on  les  plaçait  ailleurs.  .  . 

—  Je  n'y  ferais  pas  d'objection.  Mais 
alors. .  . 

—  Alors,  à  l'orchestre  je  mettrais  un 
orchestre.  Je  prendrais  des  musiciens.  .  . 

—  Parfaitement. 

—  Quoi!  vous  voulez  bien?  vous 
voulez  de  la  musique  ! 

—  Je  vous  le  demande. 

La  figure  d'I  larel  s'épanouit.  A  la 
bonne  heure,  Victor  Hugo  comprenait 
les  nécessités  du  théâtre,  il  n'était  pas 
comme  Casimir  Delavigne;  et  Harel 
offrit  Piccini. 

M'"°  Victor  Hugo  raconte  comment 
la  musique  fut  établie  : 

M.  Piccini  était  le  chef  d'orchestre  du 
théâtre.  11  trouva  pour  les  couplets  (la  chanson 


554 


LUCRECE   BORGIA. 


chantée  au  souper)  une  mélodie  excellente, 
mais  ne  trouva  pour  le  refrain  rien  qui  le  sa- 
tisfit. Il  dit  son  embarras  à  l'auteur. 

—  Rien  n'est  plus  simple,  pourtant,  ré- 
pondit M.  Victor  Hugo.  Vous  n'avez  qu'à 
suivre  les  paroles.  Tenez. 

Et  il  se  mit  à  dire  les  vers  en  les  accen- 
tuant d'une  sorte  de  chant  informe.  N'ayant 
jamais  pu  chanter  de  sa  vie  une  note  juste,  il 
frappait  sur  la  table  du  souffleur. 

—  J'y  suis,  dit  le  chef  d'orchestre,  qui 
démêla  un  air  dans  les  coups  de  poing  et 
qui  les  nota  sur-le-champ. 

Pour  les  décors,  absence  de  goût,  de 
majesté,  d'élégance;  Victor  Hugo,  qui 
dessinait,  dut  faire  des  ébauches  qu'on 
exécuta  d'ailleurs. 

En  revanche,  les  artistes  étaient  très 
dociles,  très  empressés  et  très  respec- 
tueux. M11"  George  n'avait  pas,  comme 
M"c  Mars,  le  goût  des  polémiques  avec 
l'auteur;  elle  ne  redressait  pas  telle  ou 
telle  phrase,  elle  ne  prétendait  pas  mo- 
difier le  sens  d'un  texte  ou  donner  des 
leçons  de  grammaire;  elle  répétait  con- 
sciencieusement son  rôle. 

Frederick  Lemaître,  qui  cependant 
était  «  le  plus  grand  acteur  de  ce  siècle, 
le  plus  merveilleux  comédien  peut-être 
de  tous  les  temps  »,  suivant  la  parole  de 
Victor  Hugo,  venait  auprès  de  l'auteur 
et  sollicitait  ses  conseils. 

Ceux  qui  ont  entendu  Victor  Hugo 
parler  de  ses  interprètes  se  rappellent 
sans  doute  en  quels  termes  d'admiration 
il  s'exprimait  sur  Frederick. 

A  propos  précisément  des  répétitions 
de  Lucrèce  Borgia  que  l'auteur  avait  suivies 
assidûment,  Frederick  Lemaître  avait  le 
loisir,  n'ayant  pas  un  rôle  de  pièce  ,  de  se 
consacrer  à  la  mise  en  scène  du  drame 
et  de  surveiller  le  travail  de  ses  cama- 
rades. Victor  Hugo  racontait  volontiers 
avec  quelle  autorité  Frederick  présidait 
aux  répétitions.  L'artiste  ne  paraissait 
pas  les  diriger,  en  réalité  il  les  dirigeait. 
Tout  à  coup  il  s'approchait  d'un  cama- 
rade et  lui  disait  sans  aucune  morgue, 
amicalement  :  «  Ce  que  tu  fais  est  bien, 


mais  ne  penses-tu  pas  que  ce  serait  mieux 
autrement?  » 

Alors  il  jouait  la  scène;  et  sans  avoir 
laissé  à  son  camarade  le  temps  de  ré- 
pondre, il  ajoutait  :  a  Je  peux  me  trom- 
per, joue  la  scène  comme  je  l'indique, 
je  verrai  mieux  alors  si  je  me  suis 
trompé.  Il  me  semble  cependant  que 
c'est  plutôt  dans  le  ton.» 

En  revanche,  quand  il  apercevait  un 
effet  à  côté  duquel  l'artiste  passait,  ah! 
alors  emporté  par  sa  fougue  de  comédien  , 
par  la  passion  de  son  art,  il  bondissait, 
il  était  entraîné  par  sa  conviction  :  «Ah  ! 
non  ,  ce  n'est  pas  cela  !  oh  !  mais  pas  du 
tout!  pour  cela  j'en  suis  sûr.  »  Alors  il 
jouait  et  il  ajoutait  :  «Hein!  pas  d'er- 
reur?» Le  camarade  s'inclinait  et  sui- 
vait, aussi  fidèlement  qu'il  le  pouvait, 
le  conseil.  «Ce  n'est  pas  encore  cela», 
ripostait  Frederick;  et  il  revenait  deux, 
trois  fois  à  la  charge  jusqu'à  ce  que  l'ar- 
tiste .tînt  enfin  son  effet;  alors  Frederick 
était  heureux. 

Les  répétitions  touchant  à  leur  fin, 
beaucoup  de  personnes  étaient  déjà  dans 
la  confidence  de  la  pièce,  et  il  était 
impossible  que  quelques  indiscrétions 
ne  fussent  pas  commises.  Bientôt  le 
bruit  se  répandit  que  le  drame  était  im- 
moral, qu'il  y  avait  une  scène  effroyable 
d'orgie. 

On  avait  réussi,  avec  l'accusation 
d'immoralité,  a  faire  interdire  le  Roi 
s'amuse,  pourquoi  ne  réussirait-on  pas,  à 
l'aide  du  même  procédé,  à  supprimer 
"Lucrèce  Borgia  ? 

L'armée  des  classiques  ne  se  distin- 
guait pas  précisément  par  la  richesse  des 
inventions,  la  variété  des  attaques  pré- 
liminaires et  l'ingéniosité  de  ses  ma- 
nœuvres d'avant  -  garde  ;  mais  le  seul 
bruit  persistant  d'une  interdiction  pos- 
sible, après  la  première  représentation, 
avait  provoqué  une  sorte  de  fièvre  dans 
le  monde  des  lettres.  Et  puis  on  savait 
que  chaque  pièce  de  Victor  Hugo  était 


HISTORIQUE   DE  LUCRECE  BOKGIA. 


555 


marquée  par  une  aventure  ou  une  ba- 
taille :  l'interdiction  de  Marion  di  Larme, 
la  bataille  d'Hernani,  la  suspension  du 
Roi  s'amuse.  Lucrèce  Borna,  à  son  tour, 
devait  amener  une  nouvelle  rencontre 
entre  les  deux  armées.  Et  ce  qui  ajoutait 
encore  un  élément  de  curiosité,  c'est 
que  Victor  Hugo  donnait  son  premier 
drame  en  prose. 

La  tentative  était  hardie  et  provo- 
quait quelque  agitation  dans  le  camp 
romantique.  On  discutait  dans  les  cé- 
nacles. Un  drame  en  prose!  quelle  er- 
reur! quelle  faute  alors  qu'on  luttait 
sur  le  terrain  des  classiques,  pour  la 
poésie,  pour  la  forme  la  plus  élevée  du 
l'art!  Quelle  fâcheuse  concession!  En 
vain  invoquait-on  la  question  politique 
qui  occupait  alors  le  premier  plan  par 
suite  de  l'interdiction  du  Roi  s'amust ,  en 
vain  insistait-on  sur  la  nécessité  de  se 
rallier  au  drapeau,  de  le  défendre  avec 
plus  d'ardeur  que  jamais,  quel  que  lut 
le  terrain  choisi.  Dans  ces  jeunes  cer- 
veaux dévoués  à  la  grande  poésie,  la 
question  littéraire  primait  la  question 
politique. 

Les  combattants  d,Hernani  tinrent  des 
réunions  à  la  suite  desquelles  ils  cn- 
voyèrent  à  Victor  Hugo  une  députation 
dont  fit  partie  Théophile  Gautier.  Elle 
avait  pour  mission  de  déclarer  au  maître 
que  l'école  romantique  «  ne  voulait  pas 
donner  pour  un  drame  en  prose,  trouvant 
cette  concession  bourgeoise,  car  parmi 
ces  fanatiques,  ridicules  peut-être  aux 
yeux  de  la  génération  actuelle,  il  y  avait 
un  sentiment  hautain  de  l'art  et  un 
amour  vrai  de  la  grande  poésie  ». 
Théophile  Gautier  qui  parle. 

Victor  1  bigo  lut  donc  prié  de  donner 
lecture  de  son  drame  aux  délégués.  Evi- 
demment la  prétention  pourrait  nous  pa- 
raître un  peu  excessive  aujourd'hui ,  mais 
qu'on  se  reporte  à  cette  époque  enfiévrée 
où  on  luttait  pour  des  idées,  pour  des 
doctrines,  pour  des  écoles,  où  deux 
armées  étaient  en  présence,  Tune  cam- 


pant sur  des  positions  anciennes  et  con- 
quises depuis  longtemps,  l'autre  livrant 
des  assauts  avec  une  belle  furie,  soute- 
nue par  sa  loi,  son  enthousiasme  et  sa 
jeunesse,  et  on  comprendra  ces  sus- 
ceptibilités, ces  scrupules,  ces  exigences 
même.  Rappelons-nous  que  tous  ces 
jeunes  gens  avaient  donné  pour  Hernani 
et  le  Roi  s'amuse;  leur  évangile  était  la 
préface  de  Cronnvell  et  leur  culte  était 
la  poésie.  On  leur  offrait  de  la  prose,  ils 
étaient  décontenancés,  dans  la  situation 
de  troupes  ayant  fait  déjà  des  recon- 
naissances sur  leur  terrain  favori  et  se 
trouvant  tout  à  coup  sur  un  champ 
de  bataille  nouveau  pour  elles.  Ah!  le 
Victor  Hugo  poète,  c'était  leur  génie 
familier j  ils  avaient  une  foi  aveugle  en 
lui,  ils  savaient  ce  qu'il  pouvait  pro- 
duire, ils  marchaient  en  toute  confiance; 
mais  le  Victor  Hugo  prosateur  au  théâtre 
était  un  autre  homme;  il  fallait  lier  con- 
naissance avec  lui  et  surtout  puiser  dans 
ce  premier  contact,  dans  cette  sorte  de 
répétition  préliminaire,  de  belles  ardeurs 
qu'on  communiquerait  aux  bataillons. 
Victor  I  Iugo  lut  donc  sa  pièce,  et  Théo- 
phile Gautier  nous  dit  : 

La  lecture,  dont  l'effet  fut  immense,  leva 
tous   les   scrupules,  et   les   bandes   J7; 
promirent  leur  concours  poi 
qui  n'en  eut  pas  besoin  du  reste.  Car  la  pièce 
alla  toute  seule  aux  nues. 

La  première  représentation  eut  lieu  le 
2  février  1853.  Harel  ne  lut  pas  très  bien 
inspiré  ce  jour-là,  en  croyant  satisfaire 
son  public,  amateur  de  longs  spectacles. 
Il  avait  eu  en  effet  l'idée  de  donner 
d'abord  un  vaudeville,  dont  le  titre 
n'était  pas  très  heureux  au  moin 
la  circonstance,  puisqu'il  s'appelait  Un 
Souper  ■'  ~KV}  ce   souper  précé- 

dant le  .Soupir  à   Ferrare,  voilà   une   ren- 
contre qui   pouvait,  malgré  le  change- 
ment du  titre  ,  prêter  à  des  plaisanteries  ; 
et  en  effet  le  public  ne  goûta  pas  ce 
d'œuvre.  Il  venait  pour  Lucrèce  Bon 


W6 


LUCRECE   BORGIA. 


lui  fallait  Lucrèce  Borgia.  Il  cria,  il  tem- 
pêta aussitôt  que  le  rideau  fut  levé;  il 
ne  laissa  pas  parler  les  artistes.  Devant 
ce  charivari ,  il  fallut  baisser  le  rideau 
pour  le  relever  presque  immédiatement 
et  commencer  le  drame  de  Victor  Hugo. 
Mu,e  Victor  Hugo  raconte  ainsi  cette 
représentation  : 

La  décoration  du  premier  acte  était  char- 
mante. Dans  la  première  scène,  quand  Gu- 
betta  dit  que  les  deux  frères  aimaient  la  même 
femme  et  que  cette  femme  était  leur  sœur, 
un  violent  coup  de  sifflet  retentit. 

—  Comment!  on  siffle,  dit  M.  Harel, 
complètement  démonté,  qu'est-ce  que  ça 
signifie  ? 

—  Ça  signifie,  répondit  M.  Victor  Hugo, 
que  la  pièce  est  bien  de  moi. 

Mais,  dans  sa  scène  avec  Gennaro, 
M"e  George  lut  la  lettre  d'un  accent  si  dou- 
loureux et  si  tendre  que  toute  la  salle  fut 
émue.  L'insulte  des  jeunes  seigneurs  venant 
là-dessus  fut  d'un  effet  irrésistible;  à  chaque 
nom  jeté  à  la  figure  de  l'empoisonneuse, 
l'émotion  croissait,  et  ce  fut  à  la  fin  une  in- 
comparable furie  d'applaudissements. 

...L'auteur  n'avait  pas  vu  le  décor  du 
second  acte.  Lorsqu'on  le  posa,  il  s'aperçut 
que  la  porte  dérobée  par  où  Lucrèce  Borgia 
allait  faire  évader  Gennaro  était  splendide. 

—  Cette  porte  est  absurde,  dit-il. 

- —  C'est  vrai,  dit  le  directeur.  On  leur 
demande  une  porte  dérobée,  et  ils  vous  font 
une  porte  qui  crève  les  yeux.  M.  Séchan  est-il 
au  théâtre  ? 

On  chercha  M.  Séchan  qu'on  ne  trouva 
pas.  Les  minutes  s'écoulaient,  et  l'entr'acte 
avait  déjà  trop  duré. 

—  Y  a-t-il  de  la  couleur  ?  demanda 
M.  Victor  Hugo. 

—  Oui,  les  peintres  ont  travaillé  ici  toute 
la  journée  et  n'ont  rien  emporté. 

—  Allez  me  chercher  les  pots  et  les  brosses. 
(  )n   apporta   ce   qu'il   fallait  et  l'auteur  se 

mit  à  repeindre  lui-même  sa  décoration.  La 
tenture  de  la  salle  était  rouge  à  filets  d'or;  il 
recouvrit  de  rouge  les  sculptures  de  la  porte, 
sur  laquelle  il  continua  les  raies  d'or,  de  sorte 
qu'elle  se  confondit  avec  le  reste  de  la  tenture. 
L'acte  du  duc  d'Esté  réussit  d'un  bout  à 
l'autre.  Il  fut  joué  très  convenablement  par 
M.  Delafosse,  très  admirablement  par  M.  Fre- 


derick Lemaître,  simple  et  grand,  et  par 
Mlle  George  dont  le  talent  puissant  et  dur 
révéla  des  qualités  de  souplesse  féline  qu'on 
ne  lui  connaissait  pas 

Le  souper  alla  très  bien.  Les  jeunes  sei- 
gneurs étaient  couronnés  de  fleurs,  malgré 
M.  Harel  qui  disait  que  cela  ne  seyait  qu'aux 
femmes;  le  public   fut  de  l'avis  de  l'auteur. 

Gennaro,  sombre  sous  sa  couronne,  im- 
mobile et  froid  comme  une  statue,  fut  tout 
de  suite  l'anxiété  de  la  salle.  L'intérêt  de  la 
pièce  fut  plus  fort  que  tout;  il  y  eut  trêve 
du  combat  littéraire;  les  classiques  comm: 
les  romantiques  voulurent  savoir  ce  qui  allait 
arriver  ;  il  n'y  eut  plus  au  monde  de  tragédie 
ni  de  drame;  il  n'y  eut  plus  d'auteur,  ni  d'ac- 
teurs, ni  de  théâtre,  il  y  eut  un  fils  qui  allait 
être  empoisonné  par  sa  mère  qui  l'adorait;  on 
n'applaudissait  même  plus;  lorsqu'à  travers 
les  éclats  de  rire  et  le  joyeux  refrain  on  en- 
tendit tout  à  coup  le  chant  funèbre  des 
moines,  le  frisson  fut  universel. 

Pour  que  la  psalmodie  eût  toute  sa  réalité, 
on  avait  pris,  au  lieu  de  figurants,  de  vrais 
chantres  de  paroisse.  L'entrée  des  moines,  le 
contraste  des  cagoules  avec  les  couronnes 
de  fleurs,  les  cinq  cercueils,  l'apparition  de 
Lucrèce  Borgia  aux  jeunes  gens,  l'apparition 
plus  terrible  de  Gennaro  à  sa  mère,  la  der- 
nière scène,  tout  fut  un  entraînement  et  un 
emportement;  orchestre,  galeries,  loges,  tout 
se  leva  et  applaudit  des  mains  et  de  la  voix; 
la  scène  fut  jonchée  de  bouquets;  le  nom  de 
l'auteur  ne  suffit  pas  au  -public  qui  réclama 
l'auteur  lui-même.  Il  était  déjà  dans  la  loge 
de  Mlle  George.  M.  Harel  entra  effaré,  les 
cheveux  ébouriffés,  le  costume  plus  en  dés- 
ordre que  jamais. 

—  Monsieur  Hugo,  sauvez-moi  la  vie!  on 
veut  vous  voir,  on  vous  exige,  on  enjambe 
l'orchestre,  on  envahit  le  théâtre.  Il  faut 
absolument  que  vous  paraissiez,  ou  l'on  va 
tout  casser. 

—  Monsieur  Harel,  je  donne  au  public 
rna  pensée,  non  ma  personne. 

—  Mais  que  leur  dire  ? 

—  Dites  que  je  suis  parti. 

La  déroute  des  classiques  était  com- 
plète. 

On  racontait  à  l'époque  une  amusante 
histoire.    Les    classiques    battus    et    pas 


HISTORIQUE   DE  LUCRECE  BOKGIA. 


m 


contents,  impuissants  à  remonter  le 
courant  si  formidable  qui  s'était  mani- 
feste en  faveur  de  l'auteur,  s'essayaient  à 
des  chicanes  sur  de  petits  détails,  en 
guise  de  consolation.  Un  feuilletoniste 
de  la  Quotidienne  arpentait  les  couloirs, 
le  soir  de  la  première,  en  criant  d'une 
voix  de  stentor  : 

—  Du  vin  de  Syracuse!  on  ne  parle 
dans  cette  pièce  que  du  vin  de  Svracuse! 
mais  il  n'y  a  jamais  eu  de  vin  de  Sy- 
racuse ! 

Mérv  entendit  le  propos  et  riposta  : 

—  Le  vin  de  Syracuse  n'existe  pas? 
vous  le  croyez.  Eh  bien  ,  je  vous  en 
ferai  boire. 

—  Quand  ? 

—  Tout  de  suite. 

—  Où? 

—  Où  vous  voudrez  :  au  café  du 
théâtre,  par  exemple;  c'est  le  plus  près, 
la  démonstration  sera  rapide  et  complète. 

Mérv  avait  poussé  du  coude  Gérard 
de  Nerval  qui,  ayant  entendu  la  conver- 
sation, avait  compris  et  s'était  précipité 
d'avance  au  café. 

Des  feuilletonistes,  attirés  par  la  que- 
relle, trouvant  une  excellente  occasion 
de  goûter  du  vin  de  Svracuse,  s'étaient 
joints  à  leur  confrère. 

La  petite  troupe  avait  suivi  Mérv  qui , 
d'une  voix  tonnante ,  en  entrant  au  café , 
cria  :  garçon  ,  une  bouteille  de  Svracuse  ! 

—  Oui,  monsieur,  tout  de  suite, 
seulement  le  temps  d'aller  à  la  cave. 

Ebahissement  du  feuilletoniste  de  la 
Quotidienne ,    ravissement    des    confrères. 

Mérv,  triomphalement,  versa  le  vin 
dans  les  verres;  amis  et  adversaires 
trinquèrent  au  succès  de  Lucrèce  Borgia, 
le  vin  de  Svracuse  avait  été  qualifié 
d'exquis  par  les  plus  fins  connaisseurs. 
Or  c'était  du  vin  de  Grenache  fabriqué 
à  la  hâte  par  un  pharmacien  du  bou- 
levard. 

Voilà  comment  les  vainqueurs  ajou- 
tèrent à  l'orgueil  de  leur  victoire  la  joie 
de  mystifier  les  vaincus. 


Victor  Hugo  connut  ce  soir-là  tous 
les  triomphes.  Son  drame  avait  été  ac- 
clamé même  par  ses  plus  intrépides  en- 
nemis. Un  public  en  délire  ne  voulait 
pas  quitter  la  salle  avant  d'avoir  pu  fêter 
l'auteur  sur  la  scène;  l'auteur  ne  voulait 
pas  quitter  le  théâtre  avant  que  le  public 
eût  vidé  la  salle.  Mais  la  foule  est  ob- 
stinée. Elle  tenait  à  voir  Victor  Hugo, 
à  lui  témoigner  son  enthousiasme,  elle 
le  verrait;  elle  l'attendit  à  la  sortie;  et 
lorsqu'il  parut  avec  sa  femme  et  sa  fille, 
ce  fut  une  immense  acclamation.  11  es- 
saya de  s'y  soustraire  en  se  jetant  dans 
an  fiacre.  Les  chevaux  furent  dételés, 
et  comme  il  ne  voulait  pas  être  traîné 
par  ses  admirateurs,  il  dut  se  résigner  à 
rentrer  à  pied  place  Rovalc  avec  une 
nombreuse  escorte  qui  l'applaudissait, 
poussait  des  cris  de  joie,  lui  serrait  les 
m  a  i  n  s . 

Les  bandes  d'Heruaui ,  comme  disait 
Théophile  Gautier,  n'avaient  pas  eu 
besoin  de  donner.  Elles  pouvaient  assister 
à  leur  revanche  même  sans  y  contribuer, 
ce  qui  était  bien  la  plus  belle  et  la  plus 
incontestable  de  toutes  les  revanches. 
La  presse  dut  constater  le  triomphe  et  le 
directeur  dut  reconnaître  plus  tard,  dans 
une  lettre,  que  le  plus  grand  succès 
d'argent  obtenu  sous  son  administration 
fut  celui  de  Lucnce  Borgia,  que  les  re- 
cettes des  trente  premières  représenta- 
tions s'étaient  élevées  à  84,769  francs  et 
qu'aucun  ouvrage  dans  l'espace  de  huit 
années  n'avait  égalé,  ni  même  approché 
ce  chiffre. 

Les  vaincus  tentèrent  bien  un  re- 
tour offensif  lorsqu'ils  furent  remis 
d'une  alarme  si  chaude.  Ils  envoyèrent 
quelques  siffleurs  aux  premières  repré- 
sentations, mais  ceux-ci,  malgré  le 
souffle  de  leurs  poumons,  durent  battre 
en  retraite. 

La  pièce,  deux  mois  après,  faisait 
toujours  de  fructueuses  recettes;  mais 
Harel,    s'étant    brouillé    avec    l'auteur. 


558 


LUCRECE   BORGIA. 


avait  eu  tout  d'un  coup  la  fantaisie 
d'effectuer  une  reprise  ;  Victor  Hugo  lui 
exprima  son  étonnement  et  son  mécon- 
tentement, en  même  temps  il  lui  déclara 
très  nettement  qu'il  ne  lui  donnerait  pas 
d'autre  pièce. 

Harel  s'obstinait,  malgré  ce  refus,  à 
affirmer  que  le  prochain  drame  lui  avait 
été  promis.  Victor  Hugo  persévérait  à 
dire  qu'il  ne  s'était  nullement  engagé. 
La  vérité  c'est  que  le  poète ,  voulant 
garder  toute  sa  liberté ,  n'avait  dit  ni 
oui  ni  non  lorsque  le  directeur  de  la 
Porte-Saint-Martin  lui  avait  demandé  sa 
prochaine  pièce,  et  cette  réserve  parais- 
sait d'autant  plus  justifiée  que  les  rela- 
tions entre  auteur  et  directeur  n'avaient 
pas  toujours  été  très  affables.  Cette  fois 
Victor  Hugo  avait  de  véritables  griefs , 
et  Harel  lui  écrivait  aussitôt  : 

Je  ne  sais  ce  que  peuvent  être  les  griefs 
d'un  auteur  qui  a  touché  deux  énormes 
primes  indépendamment  du  produit  de 
soixante- une  représentations  d'un  ouvrage 
qui  a  été  soutenu  jusqu'à  cette  61e  plus  qu'au- 
cun de  ceux  qui  l'ont  précédé...  Quoi  qu'il 
en  soit,  il  devient  indispensable  que  vous 
m'indiquiez  un  rendez-vous  pour  régler  par 
écrit  ce  qui  a  été  cent  fois  convenu  entre 
nous  verbalement  au  sujet  de  l'ouvrage  au- 
quel vous  travaillez  en  ce  moment. 

Depuis  dix  mois,  pour  satisfaire  à  la  parole 
d'honneur  que  je  vous  ai  donnée  d'être  à 
votre  disposition  quand  vous  auriez  terminé 
cet  ouvrage,  j'ai  refusé  divers  engagements 
qui  m'étaient  offerts. 

J'ai  reçu  votre  parole  d'honneur  en 
échange  de  la  mienne.  Vous  êtes  aussi  inca- 
pable d'y  manquer  que  je  le  suis  de  le  souf- 
frir. 

Victor  Hugo  n'avait  pas  bien  saisi  le 
sens  de  cette  dernière  phrase  passable- 
ment alambiquée,  et  il  avait  demandé 
une  explication. 

Harel  répondit  : 

Il  parait  que  la  phrase  qui  termine  ma 
lettre  était  mal  écrite  puisque  vous  en  désirez 
l'explication. 


Je  la  reproduis  :  son  sens  est  parfaitement 
clair. 

«Vous   êtes  aussi   incapable  de  manquer  à 
votre  parole  que  moi  de  le  souffrir.  » 
J'ai  l'honneur  de  vous  saluer. 

Harel. 
30  avril. 

Victor  Hugo  n'en  avait  pas  moins  per- 
sisté à  donner  un  démenti  à  Harel,  et 
il  avait  ajouté  comme  conclusion  :  «  Je 
suis  à  vos  ordres.  » 

Le  même  jour,  le  30  avril  au  soir, 
nouvelle  lettre  du  directeur  du  théâtre 
de  la  Porte-Saint-Martin ,  disant  qu'il 
attendait  une  réparation. 

Mme  Victor  Hugo  avait  ouvert  cette 
lettre  et  ne  l'avait  pas  remise  à  son 
mari.  Aussi  le  icl  mai,  à  7  heures  du 
matin ,  Victor  Hugo  écrivait  à  Harel  : 

Monsieur, 

Hier,  à  minuit,  en  rentrant  chez  moi,  je 
pensais  trouver  une  réponse  de  vous  à  ma 
dernière  lettre.  J'ai  demandé  à  ma  femme  s'il 
était  venu  une  lettre  pour  moi;  au  trouble 
avec  lequel  elle  m'a  répondu  que  non,  j'ai 
présumé  qu'il  était  en  effet  arrivé  une  lettre 
de  vous,  qu'elle  l'avait  ouverte  et  qu'on  me 
la  cachait.  J'en  ai  conclu  que  cette  lettre 
contenait  probablement  une  réponse  décisive 
dans  l'affaire  qui  nous  occupe  et  dont  ma 
femme  se  doute  malheureusement.  Je  crains 
que  vous  ne  m'avez  indiqué  dans  cette  lettre 
une  heure  de  rencontre  pour  aujourd'hui. 
Comme  il  m'importe  de  ne  pas  manquer  à 
un  rendez-vous  de  cette  nature,  je  crois  de- 
voir m'empresser  de  vous  prévenir  que'  je 
serai  chez  vous  ce  matin,  à  neuf  heures  pré- 
cises, pour  nous  entendre  sur  le  lieu,  l'heure 
et  les  armes. 

Agréez,  Monsieur,  l'assurance  de  mes  sen- 
timents distingués'1'. 

Victor  Hugo. 

Ne  se  croirait-on  pas  au  temps  du 
cardinal  Richelieu  :  Victor  Hugo  ré- 
glait ses  affaires  d'honneur  un  peu 
comme  dans  le  second  acte  de  Manon  de 
Lorme   lorsque  Didier  provoque  le  mar- 

"!  Correspondance. 


HISTORKH  'E   DE   LUCRECE   BOKGIA. 


559 


quis  de  Savcrnvsur  une  place  publique: 
il  vent  s'entendre  personnellement  avec 
Harel  sur  «le  lieu,  l'heure  et  les  armes  ». 
Où  sont  les  témoins?  ni  Victor  Hugo 
ni  1  [are!  n'y  ont  songe.  Ils  les  auraient 
désignes  sur  le  terrain  sans  doute  : 

. .  .  Voici  mes  deux  témoins  :  le  comte 
De  Gasséj  l'on  n'a  rien  à  dii  :  mpte, 

Et  monsieur  de  Yi'.l.t 

Et  en  effet  Victor  Hugo  part  de 
matin  pour  régler   lui-même   son  diffé- 
rend avec  son  adversaire.  Il  le  ren< 
dans  la  rue,  non  loin  de  la  place  Royale  , 
belle  occasion  ! 

Voilà  un  merveilleux  cadre  pour  un 
duel  romantique.  Mais  on  n'était  plus 
au  temps  des  chapeaux  de  feutre  et  des 
épees  au  côté,  et  il  était  un  peu  embar- 
rassant de  débattre  les  conditions  dans  un 
pareil  endroit.  Harel  n'avait  pas  d'ail- 
leurs la  physionomie  d'un  homme  épris 
de  carnage,  il  était  souriant,  il  venait, 
lui  qui  se  prétendait  offensé  ,  les  mains 
tendues;  il  reconnaissait  qu'il  avait  été 
absurde,  il  demandait  son  pardon  et, 
comme  gage  de  réconciliation,  il  offrait 
de  poursuivre  les  représentations  de 
Bor?ia:  Victor  Hugo  ne  lui  tint 
pas  rigueur  et  cette  fois  lui  promit  s.; 
prochaine  pièce. 

Le     traité    d'alliance    était     signé    le 
15  juillet  1833.  Victor  Hugo  s'eng 
à    livrer    à    la     Porte  -  Saint-  Martin    un 
drame  le  icr  septembre  prochain. 

Hirel  devait  représenter  du  15 
au  1"  septembre,  ép  »que  de  la  remise  élu 
nouveau  manuscrit,  Lucrèce  Borgia  autant 
s  qu'il  le  faudrait  pour  compléter 
quatre-vingts  représentations,  ou  payer 
une  indemnité  d'autant  tle  lois  1  2  5  francs 
qu'il  manquerait  de  représentations  à  ce- 
nombre  de  quatre-vingt.  De  plus,  il  de- 
vait cent  cinq  représentations  du  15  juil- 
let  1833  au  31  décembre  1834011  payer  à 
cette  époque  une  indemnité  de  100  francs 
par  représentation  qui  manquerai) 
nombre  à  partir  de  la  quatre-vingt- 
unième  exclusivement;  il  s'engageait  en 


outre  à  reprendre  Mario»  d    '  l'au- 

tomne. 

ncidence  curieuse ,  Harel ,  qui  vou- 
lait suspendre  en  avril  les  représentations 
de  Lucrèci  Borgia,  reprenait,  le  4  .1 
1833,  une  sorte  de  contrefaçon  de  Lucrèce 
■;.i  :  la  Chambre  ardente,  drame  en 
5  actes  de  Bayard  et  Mélcsville. 

Victor  Hugo  remplit  sa  promesse  en 
remettant  son  manuscrit  le  1"  sep- 
tembre. C'était  M. in.  Tudor,  qui  fut  re- 
présentée le  6  novembre.  Quant  à 
Harel,  il  reprit  Lucrèce  Borgia  en  1834, 
en  1835,  en    1837  et  en  1839. 

En  1834  Lucrèce  Borgia  fut  mise  en  mu- 
sique par  Donizctti  sur  un  livret  en  vers 
assez  plats  de  hélice  Romani  et  repré- 
sentée à  la  Scala  de  Milan.  Le  drame 
avait  été  adapté  par  le  librettiste  sans 
indication  de  la  source  et  sans  que 
Victor  Hugo  touchât  un  centime  de 
d'auteur. 

Lorsqu'on  voulut  le  représenter  le 
27  octobre  1840,  au  Théâtre -Italien, 
Victor  1  lugo  revendiqua  son  droit  de 
propriété  et  gagna  son  procès.  Ce  n'était 
pas  l'affaire  de  l'adaptateur  qui  se  voyait 
ainsi  contraint  de  suspendre  les  repré- 
sentations. Il  n'eut  pas  une  min 
d'hésitation  :  il  changea  le  titre,  le  lieu, 
l'époque;  et  les    italiens   de    la   cour    de 

gia  devinrent  des  turcs.  Lucreyia  Bor- 
s'appela  la   Renegata.  Enfin,  grâce  à 

ris  de  Victor  I  lugo  , 
a  reparut  plus  tard  sur  l'affiche. 

A    la    suite    île    déceptions   et   de    de 
es,  Harel  avait  entrepris  en  été  une- 
tournée  à  travers  l'Allemagne,  en  1841  ; 
malgré   ses    démêles  avec    Victor   Hugo, 
il  était  reste   fi  poète  et  ne  cessait 

it retenir    une     correspondance    avec 
lui;  le   3   juillet   1841    il    lui    écrivait  de 
Isbad,    en    bohème,    une    lettre    cu- 
rieuse, dont  nous  extrayons  ce  passage  : 

Xi  en   Russie,   ni    en    Pologne,  ni   en   au- 
cune   partie  de  l'Allemagne,   je  n'ai  pu  par- 


560 


LUCRECE   BORGIA. 


venir  à  me  faire  permettre  la  représentation 
d'un  seul  de  vos  ouvrages.  Votre  nom  est  à 
l'index.  Partout  je  rencontre  la  même  oppo- 
sition a  priori,  sans  pouvoir  obtenir  même 
l'humiliation  d'un  examen.  Il  est  vrai  que  les 
innocents  bouts-rimés  de  Casimir  Delavigne 
sont  partout  autorisés.  J'ai  pu  jouer  la  Tour 
ds  Neshj  une  fois,  une  seule  fois  à  Leipzig; 
on  a  pardonné  à  ce  que  l'ouvrage  a  d'amu- 
sant et  de  licencieux,  en  faveur  de  ce  qui 
lui  manque  au  point  de  vue  philosophique 
et  littéraire. 

Vous  comprenez  que,  privé  de  mes  princi- 
pales forces,  j'engage  bien  souvent  une  lutte 
inégale  dans  tous  ces  pays  où  Tartuffe'  même, 
Tartuffe  surtout,  est  défendu.  Les  produits 
de  ma  pénible  opération  se  ressentent  de  ces 
absurdes  interdictions.  Enfin  je  vis,  mais 
c'est  à  peu  près  tout.  Vivre  en  été,  en  Alle- 
magne ,  et  de  théâtre  contre  toutes  les  cen- 
sures, c'est  encore  quelque  chose,  et  j'en 
remercie  le  ciel. 

.le  n'ai  pas  besoin  de  vous  dire  combien 
Mllc  George,  votre  actrice,  celle  qui  vous 
doit  ses  plus  grands,  ses  plus  rajeunissants 
succès,  est  sensible  à  tout  ce  que  vous  me 
dires  pour  elle,  à  tout  ce  que  vous  dites 
ailleurs,  pour  la  ramener  à  Paris.  Y  par- 
viendrez-vous?  Cela  est  douteux.  Les  Sal- 
vandj  de  la  division  des  Beaux-Arts  ne  veulent 
pas  d'elle;  la  vogue  factice  de  M"0  Rachel 
qui  ne  tombera  que  quand  elle  créera  un 
rôle  est  un  obstacle  permanent  à  la  rentrée 
de  M"1"  George.  Elle  se  console  par  votre 
suffrage,  par  la  constance  de  votre  intérêt  et 
de  votre  amitié. 

Ainsi  en  1841,  le  théâtre  de  Victor 
Hugo  était  à  l'index  au  dehors.  Les 
étrangers  pouvaient  invoquer  comme 
excuse  les  anciennes  décisions  de  nos 
censures.  Disons,  pour  les  flatter,  qu'ils 
obéissaient  peut- être  à  un  sentiment 
très  charitable  en  ne  voulant  pas  nous 
infliger  l'humiliation  d'être  plus  respec- 
tueux de  la  liberté  du  théâtre  que  nos 
gouvernants. 

Victor  Hugo  avait  réussi  à  ramener 
M"e  George  à  Paris.  Elle  était  engagée, 
en  1842,  à  POdéon ,  et  son  engagement 
lui  donnait  droit  à  un  bénéfice.  Elle 
écrivait  au  poète  : 


Mon  cher  monsieur  Hugo, 

Je  vous  écris  pour  vous  demander  un  ser- 
vice, par  conséquent  avec  la  certitude  d'une 
réponse  favorable. 

Je  vais  donner  sous  peu  de  jours  à  l'Odéon 
un  bénéfice  qui  fait  partie  de  mon  engage- 
ment et  de  mes  appointements.  Je  désire 
jouer  le  second  acte  de  Lucrèce  avec  Mélingue 
dans  le  duc. 

Je  puis  vous  dire,  à  vous  qui  comprenez 
toutes  choses,  que  le  bénéfice  sera  pour  moi 
un  grand  secours  à  ce  théâtre  où  l'on  gagne 
toujours  plus  de  gloire  que  d'argent. 

Aurez-vous  la  bonté,  vous  si  constamment 
excellent  pour  moi,  de  fixer  le  droit  d'auteur 
non  avec  le  traité,  mais  avec  votre  obli- 
geance. 

Vous  voyez  que  je  m'adresse  franchement 
à  la  sympathie  que  vous  m'avez  toujours 
témoignée  et  dont  je  suis  si  vivement  re- 
connaissante. Agréez,  mon  cher  monsieur 
Hugo,  tous  mes  sentiments  les  plus  dévoués. 

0       .  George. 

ib  mai. 

Victor  Hugo  avait  tout  naturellement 
déféré  au  désir  de  M"L>  George,  lorsqu'il 
reçut  cette  lettre  d'Harel  : 

Mon  cher  monsieur  Hugo, 

C'est  au  moment  même  où  je  reçois  votre 
gracieuse  lettre,  que  je  prends  la  plume  pour 
vous  annoncer  qu'un  obstacle  de  distribu- 
tion rend  impossible  pour  cette  semaine  la  re- 
présentation du  deuxième  acte  de  Lucrèce. 
Mile  George,  désolée,  a  fait  ce  qu'elle  a  pu 
pour  retarder  sa  représentation,  mais  d'autres 
bénéfices  attendent  et  pressent.  Elle  est  obli- 
gée de  se  passer  du  plus  puissant  élément  de 
sa  recette,  mais  elle  n'en  est  pas  moins  recon- 
naissante de  l'obligeance  si  délicate  que  vous 
lui  témoigniez  pour  la  seconde  fois. 

A  bientôt  donc  Lucrèce  entière  et  jouée 
vingt  fois  de  suite. 

Je  vous   renouvelle,    mon    cher    monsieur 

Hugo,  l'expression  de  tout  mon  respectueux 

dévouement.  TT 

Harel. 

Le  16  février  1843  on  reprenait  à 
l'Odéon  Lucncc  Borgia.  Théophile  Gau- 
tier écrivait  : 

Ce  drame  gigantesque,  peut-être  plus  près 
d'Eschyle  que  de  Shakespeare,  a  produit  son 


HISTORIQUE   DE  LUCKECE  BORGIA. 


561 


effet  accoutumé.  Mademoiselle  George  s'y  est 
montrée  sublime  comme  a  son  ordinaire... 
Quelle  étrange  destinée  que  celle  de  Lucrèce! 
Célébrée  par  tous  les  poètes  contemporains, 
chantée  par  le  divin  Arioste  qui  la  proposa 
comme  le  modèle  de  toutes  les  vertus,  elle  a 
en  quelque  sorte  une  réputation  double  :  ange 
chez  les  poètes,  démon  chez  les  chroniqueurs. 
Lesquels  ont  menti  ? 

A  la  fin  de  1869,  Raphaël  Félix  ,  qui 
dirigeait  le  théâtre  de  la  Porte- Saint- 
Martin,  songeait  à  une  reprise  Je  Lucrèce 
Borgia;  une  grande  artiste,  M""' Marie 
Laurent,  vint  trouver  Paul  Mcuriee,  et 
avec  sa  fougue,  sa  voix  chaude,  sa  belle 
passion  pour  le  grand  art,  elle  lui  dit 
toutes  ses  amertumes  et  toutes  ses  ran- 
cœurs : 

—  Voilà  longtemps,  trop  longtemps 
que  je  joue  dans  les  gros  drames,  je  suis 
lasse  de  paraître  dans  les  mêmes  rôles  : 
les  Mères  repenties,  la  Trieuse  d'enfants, 
Rocamhokj  la  Tireuse  de  cartes!  J'aime, 
j'admire  tous  les  chefs-d'œuvre  de  Vic- 
tor Hugo  ;  on  parle  de  Marie  Tudor,  de 
Lucrèce  Borgia;  vous,  monsieur  Meurice  , 
vous  avez  un  grand  crédit  auprès  de 
M.  Victor  Hugo,  je  vous  en  prie,  je 
vous  en  supplie,  recommandez -moi, 
appuyez-moi.  Si  vous  demandez,  vous 
réussirez;  ah!  comme  je  jouerais  avec 
joie  Lucrèce! 

Et  Marie  Laurent  était  pressante, 
éloquente.  Elle  avait  mis  une  chaleur 
si  convaincante  dans  l'expression  de 
son  désir  que  Paul  Meurice,  tout  en 
promettant  de  l'appuyer,  lui  conseilla 
d'écrire  à  Victor  Hugo.  Voici  cette  lettre  : 

Monsieur, 

Monsieur  Meurice  a  bien  voulu  se  charger 
de  vous  demander  pour  moi  l'autorisation  de 
jouer  à  la  Gaité  ou  à  la  Porte-Saint-Martin 
les  beaux  rôles  de  Marie  Tndor,  et  de  Lucrec. 
Borgia.  Permettez-moi  de  vous  dire  à  mon  tour 
combien  je  serais  heureuse  et  fière  si  vous 
accédiez  à  ma  demande  !  J'ai  peu  de  titres 
peut-être  à  revendiquer  l'héritage  de  l'illustre 
George  !  Mais  si  un  amour  profond  de  l'art, 


si  une  admiration  sans  borne  Je  votre  admi- 
rable génie  et  un  désir  ardent  de  faire  revivre 
sur  la  scène  française  les  chefs  d'oeuvre  dont 
nous  sommes  privés  depuis  si  longtemps  vous 
peuvent  émouvoir  en  ma  faveur,  daignez 
m'accorder  la  grâce  que  je  demande. 

Il  v  a  bien  longtemps,  hélas!  que  j'étouffe 
et  me  meurs  dans  les  rôles  que  je  suis  con- 
damnée à  jouer,  vous  me  ferez  revivre,  et  je 
vous  devrai  la  gloire  et  le  rayonnement  de 
ma  vie  d'artiste  ! 

.l'aurais  voulu  aller  vers  vous  et  vous  solli- 
citer moi-même,  je  suis  sûre  que  ma  fièvre  et 
mon  enthousiasme  vous  eussent  gagné. 

Je  suis  prête  à  partir  encore  si  vous  désirez 
me  voir  et  m'entendre  avant  de  me  confier 
vos  grandes  figures  à  représenter.  Mais  je  vous 
supplie  enfin  de  ne  pas  repousser  ma  demande 
sans  vous  convaincre  que  je  suis  digne  Je  la 
faveur  que  je  sollicite. 

Daignez  accepter  l'expression  de  ma  pro- 
fonde admiration. 

Marie  Laurent. 
38,  rue  de  BonJv. 

Victor  Hugo  accorda  l'autorisation  et 
indiqua,  suivant  son  habitude,  par  un 
mot  le  sens  de  sa  réponse.  Au  bas  de  la 
lettre  de  M'"e  Marie  Laurent,  il  avait 
écrit  : 

REPONSE. 

Oui. 

Raphaël  Félix  monta  le  drame  avec  un 
certain  éclat.  11  avait  choisi  des  artistes 
populaires  :  Marie  Laurent ,  Mélingtie, 
Taillade.  Le  nom  de  Victor  Hugo  repa- 
raissait au  bout  de  trois  ans  ;l'  sur  une 
affiche  et  exerçait  une  grande  fascination 
sur  toute  la  jeunesse  libérale. 

(  )n  se  promettait  de  faire  ,  à  l'occasion 
de  cette  première,  une  bruyante  mani- 
festation. A  cette  époque,  tout  était  pré- 
texte à  démonstration.  Paris,  déià  acquis 
à  l'opposition  depuis  1863,  s'était  affir- 
mé de  plus  en  plus  républicain  en  1869 
et  avait  été  suivi  par  les  grandes  villes. 

L'empire  était  fortement  ébranle.  Au 
moment  où  le  fils  d'un  proscrit,  Emile 

l''  La  reprise  dyHeniani  datait  de  1867. 


562 


LUCRECE  BORGIA. 


Ollivier,  devenu  ministre  de  l'empire, 
cherchait  à  reparer  les  brèches  de  l'édi- 
fice impérial,  on  répé  ait  le  drame  d'un 
proscrit.  Chaque  œuvre  du  poète  avait 
été,  depuis  quarante  ans,  un  prétexte 
à  quelque  grande  bataille  littéraire  ou 
politique,  ou  politique  et  littéraire  en 
"même  temps,  même  à  l'occasion  d'une 
reprise.  Les  circonstances  actuelles  s'y 
prêtaient. 

Lorsque  vint  le  jour  de  la  première, 
le  2  février  1870,  la  salle  était  remplie 
de  personnages  politiques,  d'artistes, 
de  littérateurs;  Théophile  Gautier  et  Al- 
bert Glatigny  étaient  revenus  de  Corse 
exprès  pour  assister  à  cette  solennité 
et  rendre  un  pieux  hommage  à  leur 
maître  ;  ils  ne  songeaient  guère  à  la  poli- 
tique. Mais  il  fallut  bien  se  convaincre 
que  toute  cette  jeunesse  ardente,  fré- 
missante, n'attendrait  pas  le  lever  du  ri- 
deau pour  se  livrer  à  quelque  démons- 
tration. En  effet,  lorsque  Henri  Roche- 
fort  parut  à  l'entrée  du  balcon ,  des 
acclamations  retentirent. 

Le  brillant  polémiste  publiait  alors  la 
"Lanterne.  Sa  guerre  contre  l'empire  lui 
avait  assuré  une  énorme  popularité.  Des 
cris  hostiles  accueillirent  l'entrée  de  Paul 
de  Cassagnac  ,  alors  rédacteur  en  chef  du 
Pays,  l'organe  de  l'empire  autoritaire. 
Auxgaleries  supérieures  un  public  gouail- 
leur criait,  sur  l'air  des  Lampions  :  Cassa- 
gnac !  Cassagnac  !  et  chaque  fois  qu'un 
serviteur  de  l'empire  était  reconnu  par 
la  foule,  c'étaient  des  rumeurs,  des  laz- 
zis, des  grognements.  La  salle  était  hou- 
leuse, et  le  calme  ne  se  rétablit  que 
lorsque  le  rideau  se  leva.  On  fut  alors 
attentif  au  drame.  On  acclama  l'auteur, 
les  artistes.  Cependant,  quand  Gennaro 
parla  de  son  épée  nette  et  loyale  comme 
celle  d'un  empereur,  des  protestations 
sourdes  s'élevèrent  du  parterre  et  des  ga- 
leries. Quand  Lucrèce,  dans  sa  scène 
avec  Alphonse  d'Esté,  railla  la  valeur 
des  serments,  des  rires  ironiques  souli- 
gnèrent l'allusion  au  coup  d'État.  Nous 


ne  saurions  mieux  rendre  l'impression 
produite  par  cette  reprise  qu'en  donnant 
ici  l'avis  de  Théophile  Gautier  qui  était 
un  des  spectateurs  de  la  première  en  1833  : 

Le  public  qui  assistait  a  la  reprise  de  Lucrèce 
Borgia,  nouvelle  au  théâtre  pour  le  plus 
grand  nombre  de  spectateurs,  était  animé 
d'un  esprit  bien  différent  de  celui  qui  nous 
poussait  en  1833,  —  autre  temps,  autres 
chansons,  —  et  la  question  d'art  n'était  pas 
évidemment  ce  qui  le  préoccupait  le  plus; 
mais  nous  avons  tâché  de  nous  isoler  dans  ce 
milieu  bruyant  et  assagi,  faisant  abstraction 
de  nos  impressions  anciennes,  et  de  juger  la 
pièce  comme  si  nous  la  voyions  pour  la  pre- 
mière fois. 

Hé  bien,  après  cet  intervalle  de  tant  d'an- 
nées remplies  par  des  événements  si  imprévus, 
des  doctrines  si  contradictoires,  des  évolutions 
de  goût  si  diverses,  Lucrèce  Borgia  nous  a  pro- 
duit un  effet  aussi  grand,  plus  grand  peut- 
être  qu'à  la  première  représentation.  Alors, 
ivre  de  lyrisme,  fou  de  poésie,  nous  étions 
moins  sensible  au  drame  et  à  la  situation 
scénique,  et  c'est  par  ces  côtés  que  brille  la 
première  pièce  en  prose  du  poète  d'Hemaat 
et  de  Mario»  de  Lorme. 

Victor  Hugo  attendait  avec  impatience 
le  résultat  de  cette  représentation.  Or,  la 
première  de  Lucrèce  avait  lieu  la  veille  du 
départ  d'un  bateau  qui  se  rendait  de 
Southampton  à  Jersey.  Le  capitaine  fut 
aussitôt  averti  qu'une  dépêche  donnant 
le  compte  rendu  de  la  soirée  lui  serait 
expédiée  à  Southampton  et  qu'un  bateau 
serait  sur  la  rive  de  Guernesey  pour  la 
recueillir. 

Le  navire  anglais  emporta  la  dépêche  , 
tira  une  bordée  sur  Guernesey,  lança  la 
dépêche  dans  une  boite  que  reçut  le  ba- 
teau guernesiais.  Voilà  comment  Victor 
Hugo  connut  le  magnifique  succès  de 
Lucrèce  Borgia. 

Le  9  février,  il  écrivait  d'Hauteville- 
House  à  Raphaël  Félix  : 

Monsieur, 

Je  suis  heureux  d'être  rentré  à  mon  grand 
et  beau  théâtre  et  d'v  être   rentré  avec  vous, 


HISTORIQUE   DE  LUCKECE  BOKCI.I. 


563 


digne  membre  de  cette  grande  famille  d'ar- 
tistes qu'illumine  la  gloire  de  Rachel. 

Remerciez,  je  vous  prie,  et  félicitez  en  mon 
nom  Mm°  Laurent  qui,  dans  cette  création,  a 
égalé,  dépassé  peut-être  le  grand  souvenir  de 
M"c  George.  L'écho  de  son  triomphe  est  venu 
jusqu'à  moi. 

Dites  à  M.  Mélingue,  dont  le  puissant 
talent  m'est  connu,  que  je  le  remercie  d'avoir 
été  charmant,  superbe  et  terrible. 

Dites  à  M.  Taillade  que  j'applaudis  à  son 
légitime  succès. 

Dites  à  tous  que  je  leur  renvoie  et  que  je 
leur  restitue  l'acclamation  du  public. 

Vous  êtes,  monsieur,  une  rare  et  belle  intel- 
ligence. A  un  grand  peuple,  il  faut  le  grand 
art;  vous  saurez  faire  réaliser  à  votre  théâtre 
cet  idéal. 

Je  vous  serre  la  main, 

Victor  H    1 

Au  moment  où  on  reprenait  Lucrèce 
Borgia ,  les  journaux  avaient  dit,  en 
s'appuyant  d'ailleurs  sur  une  lettre  d'1  la- 
rd ,  que  Lucrèce  Borgia  avait  été ,  en  1833 , 
un  des  plus  grands  succès  de  théâtre. 
Un  journal  contesta  cette  affirmation , 
et  reproduisant  le  chiffre  d'Harel ,  soit 
84,769  francs  pour  les  trente  premières 
représentations  de  1833,  il  calculait  que 
la  moyenne  atteignait  seulement  2,826  fr. 
Ce  qui  est  très  exact.  Or,  la  moyenne  de 
2,826  francs  à  cette  époque  équivalait  à 
une  moyenne  de  7,000  francs  d'aujour- 
d'hui,  puisque  les  fauteuils  de  6,  7  et 
8  francs  coûtaient,  en  1833,  3  francs  et 
2  fr.  50. 

En  1870,  les  vingt-neuf  premières 
représentations  donnèrent  un  total  de 
174,313  francs,  soit  une  moyenne  de  plus 
de  6,000  francs.  La  première  et  la  se- 
conde, réservées  en  partie  aux  services 
gratuits,  ne  sont  pas  comprises. 

Il  y  eut  soixante  et  onze  représentations. 
Lucrèce  Borgia  était  représentée  à  la  même 
époque  au  théâtre  des  Célcstins,  à  Lyon  , 
le  20  février  et  réalisait  le  maximum. 

Le  drame  fut  repris  à  la  (  îaîté  en  [881, 
le  26  février,  jour  anniversaire  de  la  nais- 
sance de  Victor  Hugo  qui  entrait  dans  sa 


quatre-vingtième  année.  Paris  tout  entier 
célébrait  cette  date  mémorable  dans  la 
journée  du  27  lévrier;  plusieurs  théâtres 
avaient  donné  la  veille  des  représenta- 
tions, et  la  direction  de  la  Gaîté  associait 
son  théâtre  à  l'hommage  populaire  en 
pavoisant  la  façade  de  drapeaux  et  de 
tentures,  en  lui  donnant  un  magnifique 
décor  de  lumières  au  centre  duquel  se 
détachait  cette  inscription  :  ViBorHugo, 
26  février  1802  ;  et  dans  le  foyer,  tout  rem-  , 
pli  de  fleurs,  se  dressait  sur  un  piédestal 
le  buste  de  Victor  1  tugo  par  David  d'An- 
gers. 

Le  poète  avait  tenu  à  assister  quelques 
jours  auparavant  à  une  répétition  pour 
donner  un  témoignage  de  sa  reconnais- 
sance aux  artistes ,  M'"°Favart,  Dumaine, 
Vblny,  Clement-Just. 

Favart  avait  eu  des  accents  d'une 
belle  intensité  tragique,  elle  avait  été- 
terrible;  et  toutes  les  tortures  de  la  mère 
avaient  été  rendues  avec  un  emportement 
farouche.  Victor  Hugo  s'approchant 
d'elle  à  la  fin  de  la  répétition  lui  dit  en 
lui  baisant  les  mains  :  «Vous  avez  effacé 
pour  moi  les  souvenirs  du  passé.» 

11  y  eut  quatre-vingt-deux  représen- 
tations de  février  à  mai.  C'était  la  se- 
conde reprise.  Les  trois  rôles  les  plus 
importants  avaient  été  successivement 
remplis  par  d'illustres  artistes. 

Ainsi  Lucrèce  Borgia  jouissait  de  ce 
grand  privilège,  d'avoir  obtenu,  dès  sa 
naissance,  un  éclatant  succès. 

Alors  que  chaque  drame  de  Victor 
Hugo  avait  servi  de  champ  clos  aux 
deux  armées  pour  se  livrer  bataille  et 
s'était  déroulé  au  milieu  des  rumeurs, 
des  agitations  et  des  tempêtes,  Luct 
Borgia  s'était  imposée  à  l'admiration  de 
la  foule  aussi  bien  en  1833  qu'en  1870  et 
en  1881. 

C'est  que  Victor  Pïugo  avait  jeté  le 
désarroi  dans  le  camp  de  ses  adversaires 
qui  subissaient  la  tyrannie  de  leur  émo- 
tion et  l'obsession  de  leurs  angoisses, 
c'est  qu'il  avait  tenu  en  haleine  son  pu- 


04 


LUCRECE  BORGIA. 


blic  par  des  situations  poignantes,  c'est 
qu'il  l'avait  fasciné,  conquis  par  la  rapi- 
dité des  coups  de  théâtre,  le  jeu  des  pas- 
sions violentes,  l'explosion  de  tous  les 
sentiments  humains  et  surtout  de  celui 
qui  pouvait  toucher  le  plus  son  cœur,  le 
sentiment  maternel. 

C'est  qu'il  avait  fait  mouvoir  avec 
une  puissante  maîtrise  tous  les  ressorts 
de  la  tragédie  antique,  l'horreur,  la  ter- 
reur, la  pitié,  en  provoquant  graduelle- 
ment,   avec    une    merveilleuse   habileté 


scénique,  le  trouble,  l'inquiétude,  l'an- 
goisse ;  c'est  qu'après  avoir  accumulé  les 
effets  les  plus  effroyables,  il  avait  réussi 
à  couronner  son  drame  par  un  tableau 
d'une  infernale  grandeur,  où  se  succé- 
daient, dans  les  magnificences  de  l'orgie, 
les  cris ,  les  chants  joyeux  ,  puis  les  psau- 
mes funèbres  devant  les  cercueils  béants 
réservés  aux  convives  par  Lucrèce  Borgia , 
se  dressant  farouche  dans  sa  vengeance 
et  savourant  sa  revanche  avec  une  sau- 
vagerie triomphante. 


II 
LES  REPRÉSENTATIONS. 


DISTRIBUTIONS  SUCCESSIVES  DES  ROLES. 


PERSONNAGES. 


DONA   LuCREZIA  BoRGIA M"" 

_.        .                  ,..  (   MM. 

Don  Alphonse  dEstf. < 

Gennaro  

Gl   BETTA  

Maffio  Orsini 

Jeppo  Ltverf.tto 

Don  Apostolo  Gazella... 

Ascanio  Petrucci 

Oloferno  Vitellozzo 

rustighf.llo 

ASTOLFO 

La  princesse  Negroni M"c 


PORTE-SAl 

^IT-MARTIN. 

GAITE. 

1881. 

1833. 
Direâeur  : 

1870. 
Direâeur  : 

Direâeuis  : 
MM.  Larochelle 

M.  Harel. 

R 

VPHAËL    Fl'l.lX. 

et  DebruyÈre. 

acteurs. 

ACTEURS. 

ACTEURS. 

George. 

M" 

Marie  Laurent. 

mii. 

Favart. 

Delafossc. 
Lockrov. 

MM 

Mélingue. 

MM 

Dumaine. 

Frederick  Lemaîtrc. 

Taillade. 

Volny. 

Provost. 

Brésil. 

Clément-Just. 

Chéri. 

Ch.  Lemaîtrc. 

Rosambcau. 

Chilly. 

Monval. 

Fournicr. 

Monval. 

Paul  Clèves. 

Marcel  Robert 

Tournan. 

Lenibar. 

Vernon. 

Auguste. 

Jouanni. 

Trousseau. 

Serres. 

La  touche. 

Guimier. 

Vissot. 

Scipion. 

Jourdain. 

Juliette. 

M1" 

Bonheur. 

M"0 

Nancy  Martel. 

Il 


REVUE  DE   LA   CRITIQI   I 


La  critique  accueillit  chaleureusement 
Lucrèce  Borgia  en  1833;  elle  montra  plus 
d'enthousiasme  encore  lors  des  reprises 
de  1870  et  de  1881. 

LTn  fait  la  frappa  tout  d'abord.  Victor 
Hugo  avait  mis  à  la  scène  une  des  plus 
belles  passions  du  cœur  humain,  l'amour 
maternel,  il  avait  réussi  à  la  présenter 
sous  un  jour  tout  nouveau  et  à  inspirer 
la  pitié  en  dépit  de  toutes  les  hor- 
reurs. 

La  critique  admirait  la  construction  si 
simple  du  drame;  l'action  était  conduite 
sans  détours,  sans  hors-d'œuvre ,  sans 
roueries  de  métier  et  allait  droit  à  son 
but.  Elle  se  déroulait  logiquement,  d'une 
allure  rapide,  soutenue  par  un  intérêt 
toujours  croissant,  grâce  à  une  intelli- 
gente gradation  des  effets,  grâce  à  une 
succession  ininterrompue  de  scènes  an- 
goissantes, poignantes  et  terrifiantes. 

Les  adversaires  d'autrefois,  les  plus 
acharnés,  qui  avaient  contesté  à  Victor 
Hugo  la  science  du  théâtre  ,  devaient  s'in- 
cliner devant  sa  maîtrise  d'auteur  dra- 
matique; et  il  y  avait  unanimité  pour 
louer  la  grandeur  de  la  pensée,  la  fer- 
meté et  la  beauté  du  style. 


Revue  de  Paris. 


Amédée  PlCHOT. 


Un   fait  à  constater   avant    toute   critique 
c'est  le  succès  par  acclamation   du  no 
drame  de  M.  Victor  1 1 

...Heureusement  pour  M.  Victor  I 
les  beautés  l'emportent  tellement  sur  les  autres 
taches  dans  sa  nouve.le  pièce  que  jamais  il 
ne  fut  plus  nécessaire  au  critique  de  s'aider 
de  la  mémoire  et  de  la  réflexion  pour  plaider 
la  cause  de  l'art. 

Quelques-unes  des  chicanes  qu'il  faut  bien 
lui  chercher  pour   l'honneur   du   métier   au- 

tuicÂtre.  —  11. 


raient  même  pu  être  évitées  si  facilement 
qu'on  croirait  volontiers  que  l'auteur  a  bien 
voulu,  par  charité  pure,  lui  laisser  quelque 
se  à  dire. 

...Ce  qu'il  v  a  Je  plus  clajiique  dans  le 
.ui  drame,  c'est  cette  espèce  de  fatalité 
qui  semble  pousser  au  crime  la  famille  Borgia, 
comme  la  famille  des  Atrides,  clans  la  my- 
thologie grecque,  mais  cette  fatalité,  grand 
élément  de  terreur  tragique  dans  le  drame 
ancien,  M.  Victor  Hugo  ne  l'a  pas  attachée 
à  une  famille  imaginaire,  il  l'a  retrouvée  ici 
dans  la  tradition  et  l'histoire.  C'est  une  idée 
d'ailleurs  très  morale,  en  choisissant  un  sujet 
aussi  horrible,  d'avoir  tait  du  crime  le  châti- 
ment du  crime. 

...  Au  lieu  de  prendre  tout  crûment  la 
Lucrèce  Borgia  adultère,  incestueuse,  em- 
poisonneuse et  de  la  faire  vivre  sous  nos  yeux 
d'incestes  et  d'empoisonnements  de  moitié 
n  frère  le  cardinal  et  son  père  le  pape, 
comme  une  débauchée  sans  remords,  M.  Hu- 
is montre  d'abord  cette  iemme  cher- 
chant  à  respirer  et  à  se  repentir  sous  l'amas 
de  sLs  crimes,  une  pensée  humaine  est  venue 
se  glisser  clans  ce  c.eur  qui  n'avait  jamais 
éprouvé  rien  d'humain. 

...Cette  pensée  du  drame  est  tragique  et 
haute,  car  elle  domine  tout  l'ouvrage,  elle  lui 
donne  une  sorte  de  profondeur  et  de  mo- 
ralité qu'on  avait  eu  peine  à  saisir  jusqu'ici 
le  théâtre  de  M.  Hugo. 


Li  Moniteur  universel. 


P. 


On  peut  signaler  plus  d'un  défaut  dans  cet 
ouvrage,  se  plaindre  du  peu  d'ensemble  de 
l'action,  de  l'espèce  d'isolement  des  deux  per- 
sonnages principaux,  de  Yétroitete' des  moyens 
a  l'aide  desquels  l'auteur  fait  mouvoir,  ratta- 
che au  sujet  ses  personnages  accessoires,  in- 
diquer ce  qu'il  y  a  de  singulier  dai 
qui  donne  justement  pour  amis  a  Gcnnaro 
les  cinq  gentilshommes  dont  les  parents  ont 
péri  victimes  de  la  barbarie  de  L 

17 


566 


LUCRECE  BORGIA. 


cevoir  difficilement  cette  espèce  d'excursion 
de  la  duchesse  de  Ferrare  à  Venise,  cette  pro- 
cession conduite  par  elle,  ces  moines  qui 
traînent  des  cercueils  à  leur  suite;  se  trouver 
mal  à  l'aise  au  milieu  de  cette  atmosphère 
d'empoisonnements;  reconnaître  aussi  que  ce 
drame  fait  naître  des  émotions  plus  pénibles 
que  touchantes.  Mais,  à  côté  de  ces  quelques 
défauts,  s'élèvent,  nombreuses,  de  grandes 
beautés.  Toutes  les  fois  que  l'action,  dans  sa 
marche,  dans  ses  développements,  procède  de 
l'idée  principale,  de  cette  idée  large,  pro- 
fonde, vraie  qui  a  inspiré  l'auteur,  elle  saisit, 
elle  entraîne;  l'énergie  de  la  pensée  ajoute  à 
la  force  de  la  situation,  des  scènes  d'un  effet 
prodigieux  se  multiplient;  elles  remplissent, 
elles  peuplent  les  actes. 


L'Artifie. 


X-X. 


. . .  Dans  la  voie  où  est  entré  M.  H  ugo ,  voie 
que  les  uns  trouvent  bonne,  les  autres  mau- 
vaise, mais  que  tout  le  monde  regarde  comme 
nouvelle,  on  s'est  plaint  de  lui  voir  dédai- 
gner les  chefs-d'œuvre  des  grands  maîtres  et 
marcher  seul  à  son  caprice,  sans  règles, 
ni  lois,  comme  si  Sophocle,  Euripide  et  tain 
d'autres  ne  l'eussent  précédé  dans  la  carrière. 
Pour  moi,  dans  ces  belles  inspirations  lyriques 
je  retrouve  une  heureuse  substitution  des 
chœurs  antiques.  C'est  toujours  cette  voix 
douce  et  triste  qui  s'élève  sur  un  autre  ton, 
sous  une  forme  différente,  au  milieu  des 
scènes  les  plus  terribles,  sinon  pour  en  do- 
miner du  moins  pour  en  diminuer  l'hor- 
reur. 

...Quoi  qu'il  en  soit  des  reproches  injustes 
ou  fondés  adressés  à  M.  Hugo,  il  était  néces- 
saire qu'il  usât  de  tous  les  ressorts  dramatiques 
à  sa  disposition,  qu'il  montrât  toute  sa  puis- 
sance scénique,  qu'enfin  il  fît  lever  ce  terrible 
anathème  lancé  sur  son  talent  par  un  public 
si  prompt  à  anathématiser. 

...  En  somme,  il  y  a  plus  qu'un  succès  à 
constater  dans  Lucrèce  Borgta.  Pour  moi  je 
n'en  veux  qu'un  seul,  celui  d'une  entente 
parfaite  avec  la  scène;  peut-être  aussi  celui-là 
vaut-il  tous  les  autres  pour  M.  Victor  Hugo 
par  cela  même  qu'il  lui  avait  été  opiniâtrement 
contesté  ou  refusé  dans  ses  autres  œuvres  dra- 
matiques. 


Le  National  (7  février  1833). 


X. 


On  n'a  jamais  refusé  à  M.  Victor  Hugo 
la  persévérance  et  tous  les  symptômes  de  la 
foi;  c'est  un  hardi  et  intraitable  champion 
qui  pousse  toujours  devant  lui  et  avance  dans 
la  mêlée  comme  il  peut;  s'il  chancelle,  il 
cherche  à  se  raffermir;  s'il  tombe,  à  se  rele- 
ver; si  on  lui  enlève  un  bras,  il  prend  son 
arme  de  l'autre;  sa  jambe  droite,  il  saute  et 
va  sur  la  jambe  gauche.  Il  y  a  aussi  dans  le 
naturel  de  M.  Victor  Hugo  beaucoup  de  la 
résignation  du  soldat  à  qui  on  dit  :  Tu  iras 
là,  où  tu  te  feras  tuer!  et  qui  répond  :  Oui, 
mon  général... 

On  a  reproché  à  M.  Hugo  de  ne  faire 
planer  sur  aucun  de  ses  drames  ces  vastes 
et  hautes  pensées  qui  vous  saisissent  et  vous 
étreignent  l'âme  dans  le  drame  antique  et 
dans  les  chefs-d'œuvre  du  théâtre  moderne, 
dans  (Edipe  Roi  comme  dans  YHamlet  de  Sha- 
kespeare, dans  les  Horaces  comme  dans  Atha- 
l'e.  Pour  cette  fois,  M.  Hugo  a  manifeste- 
ment cherché  cette  pensée. 

On  avait  osé  lui  dire  encore  de  donner, 
ainsi  qu'ont  fait  tous  les  maîtres,  à  cette  pen- 
sée mère,  ses  développements  naturels  et  né- 
cessaires; de  la  conduire  à  son  dénouement 
et  à  sa  moralité  sans  l'égarer  et  la  perdre  dans 
mille  hors-d'œuvre  étranges,  mille  déclama- 
tions inutiles  et  dans  tous  les  emportements 
dithyrambiques  où  le  poète  se  substitue  au 
drame  ;  M.  'Hugo  a  mené  jusqu'au  bout  l'idée 
dominante  de  sa  nouvelle  tragédie  avec  plus 
d'ordre,  de  symétrie  et  de  persévérance  que 
de  coutume;  il  ne  la  rompt  pas,  ne  la  brise 
point,  ne  la  jette  pas  hors  de  la  scène  à  tout 
propos.  Le  poète  a  gagné  en  logique. 

...En  donnant  avec  quelques  détails  l'ana- 
lyse de  cette  pièce,  il  était  du  devoir  d'une 
critique  consciencieuse  d'en  indiquer  les  parties 
faibles  et  d'appuyer  sur  les  beautés.  —  Est-ce 
un  drame,  une  tragédie,  un  mélodrame? 
Vraiment,  là  où  il  y  a  des  choses  si  grandes  et 
si  belles,  qu'importe  la  définition  des  poéti- 
ques ?  Addison  répondait  à  ceux  qui  contes- 
taient au  Paradis  perdu  le  titre  de  poème  e'piqne  : 
«J'y  consens,  mais  alors  dites  que  c'est  un 
poème  divin». 

Je  ne  sais  si  la  pièce  de  M.  Victor  Hugo 
est  une  trawdiej   mais   connaissez-vous   beau- 


REVUE   DE  LA  CRITIQUE. 


567 


coup  de  tragédies  que  vous  oseriez  mettre  au- 
dessus  Je  ce  mélodrame  ? 


Journal  des  Débats. 


Jules  Janin. 


...  C'est  une  assez  belle  chose  que  la  con- 
viction dans  l'art  pour  qu'on  y  applaudisse, 
c'est  une  chose  assez  rare  qu'un  homme  con- 
vaincu pour  qu'on  se  mette  à  sa  suite,  trop 
heureux  de  tenir  à  lui  par  le  bout  de  son 
manteau.  M.  Victor  Hugo  a  foi  dans  lui- 
même,  a  foi  dans  son  œuvre,  a  foi  en  nous 
tous,  avec  cela  c'est  un  grand  poète,  cela 
nous  suffit,  nous  le  suivons. 

. . .  Que  si  vous  me  demandez  si  en  effet 
j'admire  beaucoup  cette  grande  profusion  de 
poison  dans  Lucrèce  Borgia,  je  vous  répondrai 
qu'en  effet  ce  n'est  pas  là  ce  que  j'admire.  Ce 
que  j'admire,  c'est  la  hardiesse  de  l'homme 
qui  vient  tout  à  coup,  avec  ce  vieux  nom  des 
Borgia,  nous  jeter  dans  des  assassinats;  et  avec 
cette  vieille  passion,  l'amour  maternel,  trouve 
une  tragédie  toute  neuve;  voilà  ce  que  j'ad- 
mire, moi.  Ce  que  j'admire  encore,  c'est  le 
dialogue  en  prose  de  cet  homme  qui  s'était  tant 
fié  jusqu'alors  à  son  dialogue  en  vers;  c'est  ce 
style  vif,  pressé,  passionné,  moqueur,  hardi, 
allant  du  sublime  au  grotesque  avec  la  même 
facilité  et  le  même  bonheur;  c'est  ce  singulier 
mélange  de  toutes  choses  connues  et  com- 
munes que  cet  homme  fait  siennes  et  toutes 
neuves,  par  cela  seul  qu'il  daigne  les  ramasser 
et  les  prendre  dans  la  vieille  tragédie. 

Nous  reproduisons  quelques  extraits 
d'articles  lors  de  la  reprise  de  1870. 

Et  d'abord  ce  passage  de  Théophile 
Gautier  : 

...Rien  de  plus  simple  comme  construc- 
tion que  ce  drame  d'un  effet  si  puissant;  il 
se  compose  de  trois  situations  capitales  large- 
ment développées  et  formant  d'admirables  ta- 
bleaux d'un  dessin  et  d'une  couL-ur  superbes; 
on  dirait  trois  fresques  colossales  encadrées 
dans  les  fines  architectures  de  la  Renaissance. 
L'œil  les  saisit  d'un  regard  et  en  conserve  une 
ineffaçable  empreinte.  —  Affront  sur  affront. 
—  Le  Coupk.  —  Ivres  morts.  - —  Tels  sont  les 
titres  sinistrement  bizarres  que  le  poète  inscrit 


sur  des  cartouches  à  volutes  contournées,  au 
bas  de  ces  peintures  magiques  d'un  éclat  som- 
bre et  farouche.  Quoi  de  plus  beau  que  cette 
scène  sur  la  terrasse  du  palais  Barbarigo,  à 
Venise,  où  Maffio  Orsini,  Jeppo  Liverctto, 
don  Apostolo  Gazella,  Ascanio  Petrucci,  Olo- 
ferno  Vitellozzo,  dont  les  familles  saignent 
de  quelque  meurtre,  reprochent  ses  crimes  à 
Lucrèce  Borgia  démasquée,  et,  pour  suprême 
affront,  lui  jettent  son  nom  au  visage!  Qu 
étonnant  crescendo  d'insultes!  Nul  poète  de- 
puis Shakespeare  n'a  fait  sonner  d'un  souffle 
plus  vigoureux  «  la  trompette  hideuse  des  ma- 
lédictions ».  Il  y  a  dans  cette  scène  sublime 
quelque  chose  de  la  grandeur  épique  d'Es- 
chyle. 

L'émincnt  écrivain  passe  en  revue  les 
divers  tableaux,  il  en  admire  «  la  vérité 
effrayante  ».  S'arrêtant  aux  scènes  inter- 
médiaires ,  il  dit  : 

...  Les  autres  scènes  intermédiaires  sont 
tracées  avec  une  simplicité  magistrale,  sans 
petite  ficelle,  allant  droit  au  but  comme  des 
ruelles  qui  mènent  aux  grandes  places  par  le 
plus  court.  Mais  au  coin  de  ces  petites  rues  il 
y  a  toujours  quelque  tourelle  curieusement 
ouvragée,  quelque  porche  à  statues,  qi 
balcon  d'une  serrurerie  amusante  . . . 

Nous  avions  trouvé  autrefois  que  cette  prose 
si  ferme,  si  nette,  rehaussée  de  touches  vigou- 
reuses, rythmée  en  vue  de  luttes  de  dialogue, 
n'ayant  pas  besoin  des  vases  d'airain  dont  on 
garnissait  les  théâtres  antiques  pour  arriver  à 
l'oreille  des  spectateurs,  avait  toute  la  valeur 
d'art  des  plus  beaux  vers.  Nous  sommes  en- 
core, après  trente-sept  ans,  du  même  avis. 
Jamais  plus  magnifique  langage  n'a  été  en- 
tendu au  théâtre.  Quelques  jeunes  prétendent 
qu'il  a  vieilli.  Oui,  comme  un  tableau  du 
Titien  ou  de  Giorgione,  que  le  temps  couvre 
d'un  voile  d'or,  rendant  les  lumières  plus 
blondes,  les  tons  plus  chauds  et  le- 
d'une  profondeur  plus  mystérieuse... 


L'Opinion  nationah . 

Jules    (  h.AKl    III. 

11  ne  faudrait  pas  nous  donner  souvent  de 
tels  spectacles  pour  voir  bientôt  rentrer  sous 
terre,  s'enfoncer  et  disparaître  comme  en  des 

37- 


568 


LUCRECE 


trappes  de  féeries,  les  vulgarités  ou  les  insa- 
nités à  la  mode. 

...Et  le  triomphe  du  poète  est  un  succès 
aussi  pour  ceux  qui  demandent  au  théâtre 
d'être  non  pas  un  métier,  mais  un  art,  non 
pas  un  instrument  de  décadence,  mais  un 
outil  de  progrès,  non  pas  un  lieu  malsain  où 
l'on  va  méchamment  rire,  mais  une  assem- 
blée intelligente  où  l'on  va  penser,  non  pas 
une  boutique,  mais  une  tribune. 


Le  Temps. 


F 


rancisque 


Sarci 


...  Le  premier  acte  est  admirable,  et  la  scène 
qui  le  termine  est  une  des  plus  splendides 
qui  soient  au  théâtre.  Les  maris,  les  amants, 
les  frères  de  ceux  que  Lucrèce  Borgia  a  fait 
emprisonner,  empoisonner,  lui  barrent  le  pas- 
sage, et,  l'un  après  l'autre,  lui  crachent  au 
visage  le  récit  de  ses  crimes.  Et  elle,  affolée 
de  terreur,  d'angoisse  et  de  colère,  se  voyant 
ainsi  accablée  de  malédictions,  en  présence  du 
seul  être  qu'elle  respecte  et  qu'elle  aime,  veut 
en  vain  fuir  ou  leur  imposer  silence;  il  faut 
qu'elle  écoute  jusqu'au  bout  cette  sombre  li- 
tanie. 

...Où  le  poète  a  ramassé  tout  l'effort  de 
son  génie,  naturellement  porté  au  terrible, 
c'est  dans  la  grande  scène  du  troisième  acte. 

Francisque  Sarcey  pense  que  Lucrèce 
Borgia  n'aurait  pas  dû  attendre  si  long- 
temps pour  avouer  sa  maternité,  puis  il 
ajoute  : 

La  raison  a  beau  regimber  contre  les  sur- 
prises de  la  sensibilité  :  on  est  vaincu. 

Il  y  a  dans  ces  deux  grandes  scènes  où  se 
résume  tout  le  drame  un  intérêt  haletant, 
qui  vous  serre  le  cœur,  et  ne  vous  laisse  plus 
respirer.  On  n'a  pas  le  loisir  même  d'être 
choqué  de  ces  petits  enfantillages  de  mauvais 
mélodrame, qui  feraient  sourire  dans  une  autre 
œuvre. 

L'émotion  est  si  poignante  qu'elle  tient  bon 
même  contre  ces  détails  mesquins  de  la  mise 
en  scène  de  Pixérécourt.  Quelque  opinion 
qu'on  ait  du  théâtre  de  Victor  Hugo  on  se 
sent  en  présence  d'un  maître  homme  qui  vous 
pétrit,  à  son  gré,  de  sa  large  main,  l'imagina- 
tion et  le  cœur. 


BORGIA. 

La  Liberté. 


Paul  de  Saint- Victor. 


...Ainsi  prise  comme  l'incarnation  de  «  la 
fatale  et  criminelle  Italie»  du  quinzième  siècle, 
quelle  figure  titanique  que  celle  de  Lucrèce, 
telle  qu'il  nous  la  montre  !  On  la  dirait  tirée  de 
l'Enter  du  Dante.  Elle  a  la  méchanceté  gran- 
diose, l'ostentation  scélérate,  la  surhumaine 
faculté  de  haine,  qui  caractérisent  les  damnés 
illustres  de  la  Divine  Comédie.  Une  sorte  de 
grandeur  royale  grandit  ses  forfaits.  Elle  est 
épouvantable  et  superbe.  Elle  a  des  façons  de 
dire  et  de  se  mouvoir  dans  le  mal  qui  rappel- 
lent les  grandes  allures  de  latigresse  marchant 
dans  sa  jungle. 

Pathétique,  malgré  tout,  autant  qu'exé- 
crable; du  sombre  gouffre  qu'elle  habite,  d; 
l'abîme  où  elle  s'est  plongée,  l'amour  mater- 
nel la  fait  remonter,  par  des  élans  sublimes, 
vers  l'humanité.  Le  seul  sentiment  pur  qui 
survive  en  elle,  a  l'intensité  des  passions  fu- 
nestes qui  l'agitent  ;  il  est  monté  à  leur  diapa- 
son. Lucrèce  est  mère  avec  emportement,  avec 
flamme;  et  cette  maternité  à  outrance,  châ- 
tiée par  de  si  affreuses  représailles,  change  en 
compassion  l'horreur  qu'elle  inspire. 

Quelle  scène  que  celle  qui  termine  le  pre- 
mier tableau  !  La  mère  est  là,  au  milieu  d'une 
fête,  sur  la  terrasse  d'un  palais,  parlant  à  son 
fils  qu'elle  revoit  pour  la  première  fois.  Les 
jeunes  seigneurs  arrivent,  portant  des  flam- 
beaux; ils  la  dénoncent,  ils  lui  jettent  ses 
crimes  à  la  face  :  les  Euménides  semblent  être 
entrées  à  leurs  bras.  Chacune  de  leurs  insultes 
fait  surgir  un  fantôme,  noir  de  poison  ou  cou- 
vert de  sang,  qui  marche,  le  doigt  levé,  contre 
la  meurtrière,  renversée  de  terreur,  ployée 
sous  la  honte.  Quand  MafBo,  d'un  geste  ven- 
geur, lui  arrache  son  masque,  on  croit  voir 
une  âme  toute  nue,  toute  souillée,  et  se  tor- 
dant comme  un  ver.  Les  injures  la  percent 
à  coups  redoublés  :  «  Assez  !  assez  !  »  s'écrie- 
t-elle,  lorsqu'elle  reçoit  celle  qui  frappe  à  son 
cœur  de  mère.  Il  y  a  là  un  moment  d'éclat, 
de  fracas,  de  terreur  et  de  pitié  confondues  , 
que  la  tragédie  antique  n'a  pas  surpassé. 

Au  second  acte,  se  dresse  de  toute  sa  hau- 
teur la  grande  scène  entre  Alphonse  de  Fer- 
rare  et  Lucrèce  Borgia,  un  des  plus  beaux 
duels  de  caractère,  qui  soient  au  théâtre  :  Le 
Couple,  comme  écrit  le  poète  au-dessus  de 
l'acte  qui  le  contient. 


REVUE  DE  LA  CRITIQUE. 


569 


. . .  C'est  le  poison  qui  sévit  encore  dans  le 
troisième  acte,  où  la  terreur  arrive  à  son  effet 
foudroyant.  Le  drame  n'a  jamais  eu  d'inven- 
tion plus  terrible  que  celle  de  ce  souper  de 
Ferrare,  servi  par  la  Mort. 

...Le  repas  d'Atrée  est  moins  horrible. 
Je  ne  sais  de  comparable,  dans  le  monde 
poétique,  au  souper  de  Ferrare,  que  le  der- 
nier festin  des  Prétendants,  dans  l'Odyssée, 
avec  les  augures  qui  le  menacent,  les  prophé- 
ties qui  l'assombrissent,  le  vin  qui  s'ensan- 
glante dans  les  coupes,  et  le  rire  sardonique, 
furieux,  inextinguible,  qui  s'empare  de  ses 
convives  infatués.  «Ils  riaient  —  dit  Homère 
—  avec  des  mâchoires  étrangères.  » 

La  dernière  scène  entre  Lucrèce  et  Gen- 
naro  est  d'une  anxiété  suffocante.  On  a  re- 
proché au  poète  de  retenir  sur  les  lèvres  de 
Lucrèce,  jusqu'au  dernier  soupir,  le  mot 
solennel,  ce  cri  :  «Je  suis  ta  mère!»  qui  lui 
ferait  tomber  le  couteau  des  mains.  Mais  on 
oublie  qu'il  ne  s'agit  pas  seulement ,  pour  elle , 
de  lui  révéler  une  maternité  haïssable;  ce  cri 
lui  apprendra  encore  qu'il  est  le  fils  d'un  in- 
ceste. Horreur  sur  horreur!  On  comprend 
donc  que  la  misérable  recule  jusqu'au  bout, 
et  qu'elle  n'accouche  que  sous  le  fer  du  par- 
ricide de  ce  suprême  et  monstrueux  secret. 

L;  National. 

Théodore  de  Banville. 

La  représentation  d'hier  a  été  d'un  bout  a 
l'autre  un  long  triomphe.  En  entendant  cette 
belle  langue  claire,  élégante,  énergique, 
sonore,  admirablement  française  de  I 
Borga  ;  en  voyant  se  dérouler  ces  scènes  de 
plus  en  plus  poignantes  et  terribles  dont  on 
ne  subit  pourtant  l'épouvante  qu'à  travers 
une  admiration  toujours  accrue,  en  savourant 
les  beautés  tragiques  du  grand  drame  que 
toujours  illuminent  les  diamants  et  les  flammes 
de  l'esprit,  il  semblait  que  le  public,  Si 
nement  réveillé  et  rapatrié,  se  retrouvât  avec 
ravissement  dans  le  domaine  qui  est  le  sien, 
dans  la  France  poétique,  de  Corneille,  de 
Racine  et  de  Molière. 

Non  seulement  le  chef-d'œuvre  de  II  igo 
n'a  pas  vieilli,  mais  il  n'est  nullement  exagéré 
de  dire  qu'il  nous  apparaît  plus  jeune  que 
jamais,  car  si  le  style  splcndide  et  précis  du 
maître  lui    assure    pour    toujours    l'invincible 


beauté  des  choses  immortelles,  d'une  autre 
part,  les  circonstances  actuelles  se  chargent 
Je  lui  donner  une  nouvelle  et  formidable 
actualité. 


L  Constitutionnel. 

Nestor  Ri  )Queplan. 

...  La  réussite  a  été  immense.  Ceux  qui 
voyaient  ce  drame  pour  la  première  fois  en 
recevaient  une  secousse  irrésistible,  et  ceux 
qui  avaient  assisté  à  la  soirée  triomphale  du 
2  février  1833  retrouvaient  en  eux  les  mêmes 
impressions  et  le  même  enthousiasme. 

. . .  C'est  le  premier  drame  en  prose  qu'ait 
écrit  Victor  Hugo  et  il  s'y  est  mis  d'emblée 
hors  de  pair,  comme  il  l'avait  fait  dans  l'or- 
dre poétique  par  ses  deux  premiers  drames  en 

Non,  rien  n'est  changé  et  Victor  Hugo  a 
conservé  sur  nous  cette  action  toute  puissante 
qu'il  y  exerça  tout  d'abord.  Notre  admiration 
est  toujours  aussi  grande  pour  ce  libérateur, 
pour  ce  rénovateur  de  notre  littérature  et  de 
notre  pi 

...  A  l'heure  qu'il  est,  parti  le  premier 
depuis  longtemps  il  reste  encore  à  la  tête 
comme  Beethoven  qui  a,  paraît-il,  épuisé 
toutes  les  formes,  toutes  les  beautés,  toutes 
les  audaces  musicales,  si  bien  que  les  plus 
hardis  novateurs  ne  sont  même  pas  parvenus 
à  le  rejoindre.  Victor  Hugo  est  encore  plus 
jeune  que  nos  plus  jeunes  poètes,  et  si  l'on 
veut  l'apercevoir,  c'est  devant  soi  qu'il  faut 
regarder. 


Nous  reproduisons  la  lettre  que  George 
Sand  adressa  à  Victor  Hugo  en  1870. 
Elle  est  doublement  intéressante  à  cause 
du  nom  de  la  signataire  et  des  impres- 
sions recueillies  lors  de  la  première  en 
1833  et  de  la  reprise  en  1870  : 

Mon  grand  ami, 

Je  sors  de  la  représentation  de  Lucrèce  Bor- 
na,   le    cœur  tout    rempli    d'émotion    et   de 
joie.    J'ai    encore    dans    la    pensée   toutes    ces 
poignantes,  tous   ces   mots  charmants 
ou     terribles,    le    sourire    amer    d'Alphonse 
,    l'arrêt   effrayant    de   Gennaro,   le  cri 


570 


LUCRECE  BORGIA. 


maternel  de  Lucrèce;  j'ai  dans  les  oreilles  les 
acclamations  de  cette  foule  qui  criait  :  «  Vive 
Victor  Hugo!  »  et  qui  vous  appelait,  hélas! 
comme  si  vous  alliez  venir,  comme  si  vous 
pouviez  l'entendre. 

On  ne  peut  pas  dire,  quand  on  parle  d'une 
œuvre  consacrée,  telle  que  Lucrèce  Borgia  :  le 
drame  a  eu  un  immense  succès;  mais  je  dirai  : 
vous  avez  eu  un  magnifique  triomphe. 

Vos  amis  du  Rappel j  qui  sont  mes  amis, 
me  demandent  si  je  veux  être  la  première  a 
vous  donner  la  nouvelle  de  ce  triomphe. 
Je  le  crois  bien,  que  je  le  veux!  Que  cette 
lettre  vous  porte  donc,  cher  absent,  l'écho  de 
cette  belle  soirée. 

Cette  soirée  m'en  a  rappelé  une  autre,  non 
moins  belle.  Vous  ne  savez  pas  que  j'assis- 
tais à  la  première  représentation  de  Lucrèce 
Borgia  —  il  y  a  aujourd'hui  trente-sept  ans, 
jour  pour  jour.  Je  me  souviens  que  j'étais 
au  balcon,  et  le  hasard  m'avait  placée  à  côté 
de  Bocage  que  je  voyais  ce  jour-là  pour  la 
première  fois.  Nous  étions,  lui  et  moi,  des 
étrangers  l'un  pour  l'autre;  l'enthousiasme 
commun  nous  fit  amis.  Nous  applaudissions 
ensemble;  nous  disions  ensemble  :  est-ce 
beau!  Dans  les  entr'actes,  nous  ne  pouvions 
nous  empêcher  de  nous  parler,  de  nous  exta- 
sier, de  nous  rappeler  réciproquement  tel  pas- 
sage, telle  scène.  Il  y  avait  alors  dans  les  es- 
prits une  conviction  et  une  passion  littéraires, 
qui  tout  de  suite  vous  donnaient  la  même 
âme  et  créaient  comme  une  fraternité  de  l'art. 
A  la  fin  du  drame,  quand  le  rideau  se  baissa 
sur  le  cri  tragique  :  «Je  suis  ta  mère!»  nos 
mains  furent  vite  l'une  dans  l'autre  Elles  y 
sont  restées  jusqu'à  la  mort  de  ce  grand  ar- 
tiste, de  ce  cher  ami. 

J'ai  revu  aujourd'hui  Lucrèce  Borna  telle 
que  je  l'ai  vue  alors.  Le  drame  n'a  pas  vieilli 
d'un  jour  ;  il  n'a  pas  un  pli ,  pas  une  ride.  Cette 
belle  (orme,  aussi  ferme  et  aussi  nette  que  du 
marbre  de  Paros,  est  restée  absolument  in- 
tacte et  pure.  Et  puis,  vous  avez  touché  là, 
vous  avez  exprimé  là,  avec  votre  incompa- 
rable magie,  le  sentiment  qui  nous  prend  le 
plus  aux  entrailles;  vous  avez  incarné  et  réa- 
lisé «  la  mère  ».  C'est  éternel  comme  le  cœur. 
Lucrèce  Borgia  est  peut-être,  dans  tout  votre 
théâtre,  l'œuvre  la  plus  puissante  et  la  plus 
haute.  Si  K/tj  B/js  est  par  excellence  le  drame 
heureux  et  brillant,  l'idée  de  Lucrèce  Borgia 
est  plus  pathétique,  plus    saisissante  et   plus 


profondément  humaine.  Ce  que  j'admire  sur- 
tout, c'est  la  simplicité  hardie,  qui,  sur  les 
robustes  assises  de  trois  situations  capitales,  a 
bâti  ce  grand  drame.  Le  théâtre  antique  pro- 
cédait avec  cette  largeur  calme  et  forte.  Trois 
actes,  trois  scènes,  suffisent  à  poser,  à  nouer 
et  à  dénouer  cette  étonnante  action  :  —  la 
mère  insultée  en  présence  du  fils;  ■ —  le  fils 
empoisonné  par  la  mère;  —  la  mère  punie  et 
tuée  par  le  fils.  La  superbe  trilogie  a  dû  être 
coulée  d'un  seul  jet,  comme  un  groupe  de 
bronze. 

...  Il  est  tout  simple  que  cette  oruvre  d'une 
seule  venue  soit  solide,  indestructible  et  à  ja- 
mais durable,  et  qu'on  l'ait  applaudie  hier 
comme  on  l'a  applaudie  il  y  a  quarante  ans, 
comme  on  l'applaudira  dans  quarante  ans 
encore,  comme  on  l'applaudira  toujours. 

L'effet,  très  grand  dès  le  premier  acte,  a 
grandi  de  scène  en  scène,  et  a  eu  au  dernier 
acte  toute  son  explosion.  Chose  étrange!  ce 
dernier  acte,  on  le  connaît,  on  le  sait  par 
cœur,  on  attend  l'entrée  des  moines,  on  at- 
tend l'apparition  de  Lucrèce  Borgia,  on  attend 
le  coup  de  couteau  de  Gennaro.  Eh  bien! 
on  est  pourtant  saisi,  terrifié,  haletant,  comme 
si  on  ignorait  ce  qui  va  se  passer.  La  pre- 
mière note  du  De  Projitndkj  coupant  la  chan- 
son à  boire,  vous  fait  passer  un  frisson  dans 
les  veines;  on  espère  que  Lucrèce  Borgia  sera 
reconnue  et  pardonnée  par  son  fils,  on  espère 
que  Gennaro  ne  tuera  pas  sa  mère.  Mais 
non,  vous  ne  le  voudrez  pas,  maitre  inflexi- 
ble; il  faut  que  le  crime  soit  expié,  il  faut 
que  le  parricide  aveugle  châtie  et  venge  tous 
ces  forfaits,  aveugles  aussi  peut-être. . . 

Quelle  ovation  à  votre  nom  et  à  votre 
œuvre! 

Quand  on  pense  à  ce  que  vous  aviez  fait 
déjà,  en  1833  !  vous  aviez  renouvelé  l'ode;  vous 
aviez,  dans  la  préface  de  Cromwell,  donné  le 
mot  d'ordre  à  la  révolution  dramatique;  vous 
aviez,  le  premier,  révélé  l'Orient  dans  les 
Orientales ,  le  moyen  âge  dans  Notre-Dame 
de  Paris.  Et  depuis,  que  d'oeuvres  et  que  de 
chefs-d'œuvre!  que  d'idées  remuées!  que 
de  formes  inventées!  que  de  tentatives,  d'au- 
daces et  de  découvertes!  Et  vous  ne  vous  re- 
posez pas! ...  Et  on  me  dit  que,  dans  le  même 
moment  où  j'achève  cette  lettre,  vous  allumez 
votre  lampe,  et  vous  vous  remettez  tranquille 
à  votre  œuvre  commencée. 

George  Sand. 


REVUE  DE  LA   CRITIQUE. 


571 


Lors  de  la  reprise  de  1881,  la  critique 
fut  aussi  élogieuse  qu'en  1870  : 


Le  Temps. 


Francisque  Sarcey, 


...Il  était  certain  qu'à  cette  représentation 
qui  devait  rappeler  le  triomphe  d'/ràw,  de 
Voltaire,  on  n'aurait  affaire  qu'à  une  salle 
respectueuse  et  enthousiaste. 

Ça  n'a  -pourtant  pas  été  un  enthousiasme 
officiel  et  de  commande.  Dès  les  premières 
scènes,  nous  avons  tous  été  pris  par  cette 
œuvre  vivante  et  superbe. 

Elle  a  triomphé  seule. 

Que  de  scènes  à  effet  dans  une  action  serrée, 
haletante!  Au  premier  acte,  tous  les  jeunes 
seigneurs  entourent  Lucrèce  et  lui  crachent 
son  nom  au  visage;  au  second,  Gennaro  faisant 
sauter  du  bout  de  son  poignard  le  B  du  mot 
Borgia  qui  brille  au  fronton  du  palais;  an 
troisième...  mais  le  troisième  d'un  bout  à 
l'autre  est  un  chef-d'œuvre. 

Il  ne  se  compose  que  de  trois  scènes;  mais 
quelles  scènes!  Comme  elles  sont  passionnées 
et  violentes;  avec  quel  art  magistral  l'auteur 
les  pousse  à  leurs  extrêmes  conséquences! 


Le  Figù 


Auguste  \  111 


.  ..Le  drame  de  Lucrèce  Borgia  n'offre  pas  les 
développements  littéraires  que  favorise  l'em- 
ploi du  vers  alexandrin.  Il  est  sec  et  nerveux 
dans  le  fond  comme  dans  la  forme  et  il  mar- 
che au  but,  sans  trop  se  soucier  des  obstacles, 
avec  cette  précision  qu'on  remarque  dans  les 
ouvrages  dramatiques  qui  ont  été  construits 
en  vue  d'un  dénouement  préconçu.  Tel  quel, 
c'est  une  œuvre  de  maître;  la  scène  des  im- 
précations qui  termine  le  premier  acte  (Horl- 
mann  l'avait  esquissée  en  comique  dans  son 
conte  intitulé  Salvator  Rosa);  la  grande  scène 
d'Alphonse  d'Esté  et  de  sa  terrible  épouse  au 
deuxième  acte,  enfin  le  souper  de  la  princesse 
Negroni,  l'apparition  des  cinq  cercueils,  et  la 
scène  du  meurtre  qui  termine  l'ouvrage  par 
un  coup  de  foudre,  s'impriment  dans  l'esprit 
et  dans  la  mémoire  des  spectateurs  comme 
d'inoubliables  spectacles.  Le  penseur  a  rait 
plus  grand  et  plus  haut;  le  dramaturge  et 
l'artiste  n'ont  rien  créé  de  plus  saisissant. 


Le  Télégraphe. 


Vert-Vkrt. 


...Voyez  comme  Victor  Hugo  possède  le 
génie  du  théâtre  :  l'œuvre,  le  drame,  coupé 
en  parties  assez  courtes,  en  petits  tableaux  ra- 
pides, composés  de  deux  ou  trois  scènes  au 
plus,  —  l'œuvre  ainsi  resserrée,  n'en  prend 
que  plus  victorieusement  son  essor;  elle  se 
replie  pour  déployer  plus  largement  son  enver- 
gure. Jamais  scène  plus  soudaine  ne  produisit 
par  exemple  au  théâtre  effet  plus  foudroyant 
que  cette  admirable  scène  de  l'insulte  qui  ter- 
mine le  premier  tableau  comme  un  coup  de 
tonnerre. 

Le  succès  de  cette  reprise  a  été  complet. . . 

De  tels  triomphes  ne  servent  pas  seulement 
a  la  gloire  d'un  homme,  mais  au  salut  du 
théâtre  compromis,  nous  entendons  du  vrai 
théâtre  humain,  vibrant,  saignant,  vaste, 
hardi,  téméraire  même  dans  ses  conceptions. 


L'Événement. 


Albert  Wnur. 


...  Le  succès  a  été  lormidable  dans  les  scèn  s 
capitales;  nous  autres,  les  anciens,  nous  avons 
retrouvé  avec  la  langue  colorée  de  Hugo  les 
belles  situations  jadis  applaudies  et  que  nous 
applaudissions  encore  hier;  la  nouvelle  géné- 
ration qui  voyait  pour  la  première  fois  Lucrtct 
Borgia  sur  une  scène  a  été  sous  le  charme; 
cela  a  été  d'un  bout  à  l'autre  de  la  soirée  un 
long  étonnement  pour  les  uns,  un  grand 
plaisir  pour  les  autres.  Si  l'on  a  applaudi,  on 
n'a  pas  seulement  battu  des  mains,  les  cœurs 
étaient  de  la  fête;  chacun  de  nous,  de  sa  stalle, 
envoyait  un  souhait  de  longue  vie  à  ce  glo- 
rieux  vétéran  qui  est  notre  joie  et  notre  or- 
gueil. 


/.    Rappel. 


Auguste  Vv  1 


Nous  sortons  du  théâtre  de  la  Gaité,  les 
mains  rouges  d'avoir  applaudi.  Quel  s 
Acclamations,  larmes,  rappels,  rien  n'a  man- 
qué à  cette  grande  soirée  qui  ouvre  triompha- 
lement le  nouveau  théâtre.  Quel  succès!  mais 
quel  chef-d'œuvre! 

Après   avoir    rappelé    ce    que   Lucrèce 
dit  à  Gennaro  :  «  Gennaro  ,  Gennaro  ayez 

pitié  des   méchants,    vous   ne   savez    pas 


572 


LUCRECE  BORGIA. 


ce  qui  se  passe  dans  leur  cœur»,  Auguste 
Vacquerie  ajoute  : 

Ce  que  Lucrèce  dit  à  Gennaro  Victor  Hugo 
l'a  dit  toute  sa  vie  à  tout  le  monde.  Il  ne  l'a 
jamais  dit  plus  haut  que  dans  ce  drame,  et 
de  plus  haut.  Jamais  de  plus  haut  que  de  ce 
drame,  il  ne  s'est  penché  plus  bas.  Jamais 
il   n'est  venu   au   secours   d'une  pire   misère. 


. . .  Littérairement,  quel  style  !  solide  et  brillant 
comme  une  armure  damasquinée  d'or!  Dra- 
matiquement, quelle  action!  Quelle  scène, 
l'insulte  du  premier  acte!  Tout  le  second 
acte,  quel  miracle! 

...  Et  sur  cette  action  s:  tragique  un  éclat 
incomparable,  quelque  chose  de  virilement 
jeune  dans  l'allure,  un  génie  qui  revient 
d'Italie  avec  du  soleil  plein  les  yeux. 


IV 
NOTICE  BIBLIOGRAPHIQUE. 


Lucrèce  Borgia.  —  Œuvres  de  Victor  Hugo, 
Drame  V,  Paris,  Eugène  Rendue],  libraire 
de  l'Europe  littéraire,  rue  des  Grands-Augus- 
tins,  n°  22  (imprimerie  Éverat),  1833.  Fron- 
tispice dessiné  et  gravé  à  l'eau -forte  par 
Célestin  Nanteuil,  tiré  sur  chine.  Edition  ori- 
ginale in-8°,  publiée  à  6  francs. 

Lucrèce  Borgia.  —  Œuvres  de  Victor  Hugo  , 
Drame  V,  troisième  édition,  Paris,  Eugène 
Renduel,  1833,  in-8";  prix  :  6  francs. 

Lucrèce  Borgia.  —  Œuvres  de  Victor  Hugo, 
Drame  V,  Paris,  Eugène  Renduel,  1836.  Ré- 
impression de  l'édition  précédente.  Deux  des- 
sins hors  texte  de  Louis  Boulanger  et  Raffet. 

Lucrèce  Borgia. . .  —  Théâtre  de  Victor 
Hugo,  de  l'Académie  française,  deuxième 
série,  Paris,  Charpentier,  rue  de  Seine,  n°  29 
(imprimerie  Béthune  et  Pion),  1841,  in-18. 
Édition  collective  réimprimée  en  1844;  prix  : 
3  fr.  50. 

Lucrèce  Borgia...  —  Paris,  Furne  et  C'% 
rue  Saint- André-des- Arts,  n°  55  (imprimerie 
Béthune  et  Pion),  1841,  in-8°.  Édition  col- 
lective, parue  en  livraisons  à  50  centimes,  et 
ornée  des  gravures  de  l'édition  Renduel, 
1836. 

Lucrèce  Borgia.  —  Paris,  Michel  Lévy,  1845. 
Édition  grand  in-8°  à  deux  colonnes;  prix  : 
1  franc. 

Lucrèce   Borgia. . .    -      Théâtre    complet   de 


Victor  Hugo.  Paris,  chez  l'éditeur  du  réper- 
toire dramatique,  boulevard  du  Temple, 
n°  34,  et  chez  Tresse,  Palais-Royal  (impri- 
merie Pion  frères),  1846.  Edition  grand  in-8n, 
ornée  de  gravures  sur  acier. 

Lucrèce  Borgia. . .  —  Théâtre  de  Victor  Hugo, 
de  l'Académie  française,  Paris,  Michel  Lévy 
frères,  libraires-éditeurs,  rue  Vivienne,  n"  zbis, 
1850.  Nouvelle  édition,  grand  in-8°,  réimpres- 
sion de  la  précédente. 

Lucrèce  Borgia. . .  -  -  Œuvres  illustrées  de 
Victor  Hugo,  Paris,  édition  J.  Hetzel,  li- 
brairie Marescq  et  C"',  rue  du  Pont-de-Lodi, 
n"  5,  et  librairie  Blanchard,  rue  Riche- 
lieu, n°  78  (imprimerie  Simon  Raçon  et  C,e), 
1853,  grand  in-8°  à  deux  colonnes. 

Lucrèce  Borgia...  —  Théâtre  de  Victor 
Hugo,  édition  J.  Hetzel  (s.  d.),  réimpression 
de  la  précédente. 

Lucrèce  Borgia. . .  —  Théâtre  I.  Collection 
Hetzel,  Lecou,  éditeur,  Paris,  rue  du  Bouloi, 
n°  10  (imprimerie  Simon  Raçon),  1853-1855. 
Édition  collective  in-16;  prix  :  3  fr.  50. 

Lucrèce  Borgia. . .  —  Œuvres  de  Victor  Hugo, 
Drame  III,  Alexandre  Houssiaux,  libraire- 
éditeur,  rue  du  Jardinet-Saint-André-des-Arts, 
n"  3  (imprimerie  Simon  Raçon  et  C'e),  1856. 
Édition  in-8°,  ornée  de  vignettes;  prix  : 
5  francs. 

Lucrèce  Borgia...  —  Théâtre  I.  Collection 


NOTICE   BIBLIOGRAPHIQUE. 


573 


Hetzel,  Paris,  librairie  Hachette  et  C'0,  rue 
Pierre-Sarrazin ,  n°  14  (imprimerie  Simon  Ra- 
çon  et  C'c),  1856-1857.  -  lition  collective 

in-16;  prix  :  1  franc. 

Lucrèce  B01  Théâtre  III.  Paris,   lia- 

chetteet  C10,  rue  Pierre-Sarrazin,  n"  14  (impri- 
merie Ch.Lahurc),  1862-1863.  Édition  collec- 
tive, in-16;  prix  :  3  fr.  50. 

Lucrèa  Borgia. . .  —  Œuvres  de  Victor  I  [ugo  , 
Théâtre  III,  Paris,  A.  Lemerre,  passage  Choi- 

seul,  n°  23 ,  1876,  petit  in-12;  prix  :  6  francs. 

Lucrèce  Borgia.  —  Nouvelle  édition,  Paris, 
Calmann-Lévy,  éditeur,  ancienne  maison  Mi  - 
chel  Lc'vv  frères  1  imprimerie  A.  Quantin), 
l88lj  in-iS  ;  prix  :  2  francs. 

Lucrèce  Borgia. . .  —  Œuvres  complètes  de 
Victor  Hugo,  Drame  III.  Edition  définitive, 
Paris,  J.  Hetzel  et  C'c,  rue  Jacob,  n°  iS, 
A.  Quantin  et  C,c,  rue  Saint-Benoît,  n°  7, 
1 S  S  2 ,  in-8°;  prix  :  7  fr.  50. 

Lucrèce  Borgia...  Victor  Hugo   illustre. 

Théâtre  I,  Paris,  E.  Hugues,  rue  Thérèse, 
n°    8    (imprimerie    P.    Mouillot),    1882  [883, 


grand  in-8°.  A  paru  d'abord  en   six  livraisons 
à  10  centimes.  Le  volume  :  6  francs. 

Lucrèce  Borgia...   —   '!'  nnplètes  de 

Victor  Hugo,   Drame  III.   Edition   nationale, 

Emile  Testard  et  C",  éditeurs,  rue  de 

,   n"   10  (typographie   G.   Chamerot), 

illustrations    d'Albert    Maignan ,    1887,    petit 

in-4n;  prix  :  30  francs. 

Lucrèce  Borgia.  -  Petite  édition  définitive, 
in-16  (s.  d.),  Paris,.!.  Hetzel-Quantin  ;  prix  : 

2  francs. 

Lucrèce  Borgia.  —  Édition  à  25  centimes  le 
volume,  deux  volumes  in-32,  .Iules  Rouff 
et  C'°,  rue  du  Cloître-Saint-Honoré,  Paris. 

Lucrèce  Borgia. . .  —  Collection  de  morceaux 
choisis  de  Victor  Hugo,  Paris,  Société  d'édi- 
tions littéraires  et  artistiques,  librairie  Paul 
Ollendorff,  chaussée  d'Antin,  n°  50,  1908, 
petit  in-16  ;  prix  :  1  fr.  25. 

Lucrèce  Borgia.  —  Théâtre  II,  édition  de 
l'Imprimerie  nationale,  Paris,  Paul  Ollen- 
dorff, chaussée  d'Antin,  n"  50,  1908,  grand 
in-8°,  publié  a  io  francs. 


V 


notice  iconocraphumve. 


Quatre  costumes  de  i  actes  1, 

II, III), dessinés  par  Gavarni pour  M  "George, 

aquarelles    originales.    -       Maison    de    Victor 
Hugo. 

Costume  de  Maffio  Orsinij  aquarell 
nale  de  Louis  Boulanger.        Maison  de  Victor 
Hugo. 

Frontispice  composé  et  gravé  à  l'eau 
par    Célestin    Nanteuil,     et    tiré    sur    chine 
monté,  Lucre  versant  ! 

naro.      -  Édition   origi  ie  Rendue!, 

1833. 

I  ous  êtes  tous  empoisonm  ■  e  III  ) , 

frontispice  tiré  à  quelques  exemplaires,  com- 


posé e;  eau-forte  par  Célestin  Nan- 

teuil, sur  chine  monté,  1833. 

ille  du  feltin  (acte  III),  dessin  au  trait 
de  Célestin  Nanteuil.  —  Maison  de  Victor 
Hugo. 

ffitt  (acte  III),  dessin  de  Devéria,  li- 
thographie I.emercier  (s.  d.). 

,\/.    Chillyj    coutume    de    Jeppo    Liveretti; 
i1  emaltrej     costume     de     Gennaro; 
•rge,  costume  de  Lucrèce;  M.   I 
.    Uphonse  d'Esté;  M"r  Julieti 
tume  de    la    princesse    Negroni;    M.    1 

ie  de  Gubetta.  -  N°*  762  à  767  de 
la    collection    Martinet.     Chez    Hautcoeur- 


574 


LUCRECE   BORGIA. 


Martinet,    éditeurs,     rue    du    Coq,    nu     15, 
Paris. 

Lucrèce  contemplant  Gennaro  (acte  I),  dessin 
de  Louis   Boulanger;   Lucrèce  Borgia  montrant 
les  cercueils  (acte  III),  dessin  de  RafTet,  gravés 
tous  deux  sur  acier  par  W.  et  E.  Finden.  — 
Edition  Renduel,  1836. 

Gennaro  endormi  (acte  I).  —  Album  Ma- 
dou,  Bruxelles. 

Scènes  de  Lucrèce  Borgia,  dessins  de  Céles- 
tin  Nanteuil  gravés  sur  bois.  —  J.  Hetzel, 
Marescq  et  CIC  et  Blanchard,  1853. 

Vous  êtes  che*r  moi!  (acte  III),  dessin  de 
Férat.   —  Le  Monde  illustré,   12  février  1870. 

Portrait  de  Marie  Laurent  dans  Lucrèce  Borna  ; 
Portrait  de  Melingne  dans  Alphonse  d'Effc.  — 
Le  Théâtre  ittuBré,  1870. 

C'eli  Lucrèce  Borgia!  (acte  I),  dessin  de 
Valnay.  —   L'Univers  ittutfréj  12   février  1870. 

Ions  l'entendeur ,  madame,  il  faut  mourir! 
(acte  III,  2"  partie),  dessin  d'Adrien  Marie. 
-  -  La  Vie  moderne,  5  mars  1881. 

Gennaro    buvant    le    buison    (acte    11),    dessin 


d'Adrien  Marie.  —  Le  Monde  illuÛre',  5  mars 
1881. 

C'eft  Gennaro!  (acte  III,  z"  partie),  dessin 
de  Riou.  —  LTUuBration,  5  mars  1881. 

Portrait  de  Mélingue  dans  Alphonse  d'Efle, 
peinture  de  Gaston  Mélingue.  —  Maison  de 
Victor  Hugo,  1882. 

Lucrèce  Borgia,  dessin  de  A.  Ferdinandus, 
gravé  par  Gillot.  —  Le  Livre  d'or  de  Viflor 
Hugo,  1882. 

Gennaro,  veux-tu  savoir  son  nom?  (acte  I, 
i'c  partie),  dessin  de  François  Flameng,  gravé 
à  l'eau-forte  par  Léopold  Flameng.  —  Édition 
Hébert,  18S6. 

Gennaro  endormi  (acte  I,  ire  partie);  Ah!  tu 
m'as  tuée!  (acte    III),    dessins  d'Albert   Mai- 
gnan,  gravés  par  Le  Coûteux  et  Ch.  Courtry. 
—  Edition  nationale  Testard,  Paris,  1887. 


1834.    L'AjJrout  (acte  I),  aquarelle  de  Louis 

Bon  langer. 
1874.    Gennaro  poignardant    Lucrèce  (acte   III), 

peinture  d'Emile  Bin. 
iSS?.    Dessin  d'Henri  Pille.' 


ILLUSTRATION   DES   ŒUVRES 


REPRODUCTIONS  ET  DOCUMENTS 


ŒUVRES 

DE 

VICTOR  HUGO. 


V. 
LUCRÈCE    BORGIA, 

REPRÉSENTÉE  POUR  LA  PREMIÈRE  FOIS 

AU   THEATRE    DE    LA   PORTE    SAINT-MA  RT  I IV  . 

le  samedi  2  février  1833. 


PARIS. 


EUGENE  RENDUEL, 

LIBRAIRE    DE    L'EUROPE    LITTÉRAIRE, 

Rue  des  Grands- Augustins,  N°  22. 
1833. 


Couverture  de  l'Édition  originale. 

THEATRE.   II.  577  jg 


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Frontispice  tire  xemplaires. 


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Albert  M  iignan. 

-    NATIONALE. 


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Alphi  insi    r>']  'mi  •   Pi  in  rum    di    Gaston  Mi 
M  s.isi  i  : 


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59' 


TABLE 


Pages. 

MARION  DE  LORME i 

NOTES  DE  CETTE  EDITION  / 

Le  manuscrit  de  Manon  de  Lorwe 148 

Historique  de  Mario»  de  Lorwe 184 

Les  représentations 210 

Revue  de  la  critique 211 

Notice  bibliographique 219 

Notice  iconographique 220 

Illustration  des  Œuvres.  —  Reproductions  et  documents 225 

Couverture  de  l'édition  originale.  —  La  Litière  du  Cardinal,  par 
Louis  Boulanger.  —  M""'  Dorval,  lithographie  de  Devéria.  — 
Mme  Lavart,  peinture  par  Léonie  Erhmann.  —  Sarah  Bemhardt, 
photographie  Nadar.  —  M'"c  Bartet,  photographie  Chéri-Rous- 
seau. —  Portrait  de  Mariou  de  Lorwe,  dessin  de  Du  Gour$  por- 
trait de  Vitfor  Hugo,  lithographie  de  Devéria  ;  miniatures  par 
Mme  Debillemont-Chardon. 

Fac-similé  :  ABe  V,  scène  IL 


LE  ROI  S'AMUSE 241 

Procès  du  Kci  s'amuse 365 

Notes  de  cette  édition  : 

Le  manuscrit  du  Koi  s'anime 383 

Historique  du  Roi  s'amuse 393 

Les  représentations 4  t 

Revue  de  la  critique 410 

Notice  bibliographique 416 

Notice  iconographique 4  1  - 

THEATRE.   II.  39 


NAriû* 


594  TABLE. 

Illustration  des  Œuvres.  --  Reproductions  et  documents 419 

Couverture  de  l'édition  originale.  —  Titre  de  l'édition  originale, 
dessin  de  Tony  Johannot.  — -  CoBumes  de  Trihoulet  et  Fran- 
çois Ier,  de  Saltabadil  et  Saint-  Vâllier,  aquarelles  attribuées  à 
Auguste  de  Chatillon.  - —  La  malédiction  de  Saint-Vallier,  dessin 
de  Jules  Garnier.  —  La  grève,  décor  de  Rubé  et  Chapron.  - — 
Le  dernier  houjfon  songeant  an  dernier  roi ,  dessin  de  Victor  Hugo. 

Fac-similé  :  JlEle  II,  scène  il. 

LUCRÈCE  BORGIA 437 

Notes  de  cette  édition  : 

Le  manuscrit  de  Lucrèce  Borna 541 

Historique  de  Lucrèce  Borgia 550 

Les  représentations 5  64 

Revue  de  la  critique 565 

Notice  bibliographique 572 

Notice  iconographique 573 

Illustration  des  Œuvres.  — -  Reproductions  et  documents 575 

Couverture  de  l'édition  originale.  —  Quatre  coBnmes  dessinés  par 
Gavarni  pour  Lucrèce  Borgia.  -  -  La  salle  du  feBin,  eau-forte  de 
Célestin  Nanteuil,  frontispice  tiré  à  quelques  exemplaires.  — ■ 
L ' Affront,  aquarelle  de  Louis  Boulanger.  —  Gennaro  endormi, 
dessin  d'Albert  Maignan.  —  Méliugue  dans  Alphonse  d'Esté, 
par  Gaston  Mélingue. 

Fac-similé  :  A.tle  III,  scène  III, 


ACHEVE    D'IMPRIMER 

PAR    L'IMPRIMERIE    NATIONALE 

POUR 

LA   SOCIÉTÉ   D'ÉDITIONS   LITTERAIRES   ET  ARTISTIQUES 

LIBRAIRIE    PAUL   OLLENDORFF 

LE  14  FÉVRIER   1908 


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