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ŒUVRES COMPLÈTES
VOLTAIRE
21
ROMANS
ANCIENNE MAISON J. CLAYE
PARIS. - IMPRl.Ml-RIE A. QUANTIN ET C-
ftUi: SAIM-BENOIT
-EUVRES COMPLÈTES
DE
VOLTAIRl
AOUVELLE ÉDITION
A Y E L-
iNOTlCtS, l'KÉrACES, VARIANTES, TABLE ANALYTIQUE
LES NOTES DE TOUS LES COMMENTATliUKS ET DES NOTES NOUVELLES
Conforme pour le texte à rédition de Beuchot
EAhlCHlE DES DÉCOUVERTES LES PLUS RÉGENTES
ET MISE AU C 0 U K A N T
UL!) 'ili AVALX OU ONT l'AI'.L JISOL'a CK JuUK
iniÉCÉDÉE DE LA
VIE DE VOLTAIRE
PAR COMDORGET
hx d'autres Études biogr apuioues
Ornée d'un ijortruit eu pied d'après k statue du foyer de la Comédie-Française
RU M A. \ S
I
GARiMER FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS
0, RUE DES SAINTS-PiiRKS, 0
1879
ROMANS
'21, — Romans.
AVERTISSEMENT
POUR LA PRÉSENTE ÉDITION,
La supériorité de Voltaire dans le conte philosophique est une des vérités
littéraires les plus universellement reconnues et les moins contestables. Nous
pouvons recueillir à ce sujet divers jugements et témoignages qui seront
bien placés en tête de ce volume. Relevons d'abord quelques lignes de
La Harpe, qui ne sont pas à dédaigner.
« Un homme qui s'est ouvert des sentiers nouveaux dans toutes les carrières
où il est entré après d'autres, un écrivain qui a donné à ses compositions en
tout genre l'empreinte d'un esprit original, Voltaire a voulu faire des romans.
et il fallait bien que les siens ne ressemblassent pas à ceux qu'on avait faits.
Ce n'est pas que dans Zadig il n'ait emprunté d'ouvrages connus le fond de
plusieurs chapitres : de l'Arioste, par exemple, celui de l'homme aux armes
vertes; des Mille et un Jours celui de l'ermite, etc ; que dans Micromégas
il n'ait imité une idée de Gulliver; que dans l'Ingénu la principale situation
ne soit prise de la Baron)ie de Luz, roman de Duclos; mais l'ensemble et
la manière lui appartiennent, et il a mis partout le cachet de son génie. Ce
qui caractérise Zadig, Candide^ Meninon, Scarnientado. l'Ingénu, c'est un
fond de philosophie semée partout dans un style rapide, ingénieux et piquant,
rendue plus sensible par des contrastes saillants et des rapprochements inat-
tendus, qui frappent l'imagination et qui semblent à la fois le secret et le
jeu de son génie. Nul n'a mieux connu l'art de tourner la raison en plaisan-
terie, il converse avec ses lecteurs, et leur fait accroire qu'ils ont tout l'esprit
qu'il leur donne, tant les idées qu'il jette en foule se présentent sous un
jour clair et sous un aspect agréable ! Il a quelquefois, dans les petites choses,
le ton sérieusement ironique et la sorte de persiflage que l'on aime dans
Hamilton, auteur qui lui ressemble dans son genre comme une conversation
spirituelle ressemble à un bon livre'. »
Voyons ensuite comment s'exprime Auger, en son temps secrétaire per-
pétuel de l'Académie française, et l'un des derniers classiques j selon le
sens qu'avait ce mot pendant la première moitié de ce siècle.
« Il y a peu de lectures aussi attrayantes que celle des romans de Voltaire.
Moins étendus que les compositions qu'on nomme ainsi ordinairement, on
1. Cours de littérature: édition 1823, tome XVI, p. 2
299.
IV AVERTISSEMENT.
les appellerait plus volontiers des contes. Plusieurs, pour le genre, ressem-
blent à ceux que l'Orient nous a transmis, et quelques-uns sont, en partie,
des emprunts faits à la littérature anglaise. Presque tous ont un but philo-
sophique. Ainsi Zadig a pour objet de démontrer que la Providence nous
conduit par des voies dont le secret lui appartient, et dont souvent s'indigne
notre raison bornée et peu soumise. Candide^ tableau épouvantablement gai
des misères de la vie humaine, est une réfutation du système de Toplimisme,
déjà combattu par l'auteur dans son poëme ùu Désastre de Lisbonne; ci
Memnon tend à prouver que le projet d'être parfaitement raisonnable est un
projet parfaitement fou: espèce d'erreur où, à vrai dire, les hommes tombent
trop rarement pour qu'il soit bien nécessaire de les en préserver. Les Voyages
de Scarmenlado, la Vision de Babouc, Micromégas, etc., cachent égale-
ment, sous des fictions de l'ordre naturel ou merveilleux, quelque principe
de philosophie spéculative ou quelque vérité de morale pratique. L'Ingénu
n'a pas cette unité de but moral ou philosophique qui fait de tous les autres
comme autant d'apologues : c'est un tissu d'aventures vraisemblables, dont
chacune, ainsi que tout événement de la vie, porte avec soi son instruction.
La raison et l'esprit, le plaisant et le pathétique, y sont mêlés et fondus avec
cet art facile et heureux qui constitue proprement la manière de Voltaire.
Pour faire entrer dans un même cadre les mœurs contrastées de plusieurs
peuples divers, genre de peinture où il excellait, Voltaire fait voyager au
loin les héros de tous ses romans. Les objets vus par un étranger, tels qu'ils
sont dans la réalité et non tels que l'accoutumance les fait paraître aux yeux
des habitants du pays, sont représentés naturellement sous leur aspect le
plus pliilosophique et le plus piquant : c'est l'artifice des Lettres persanes;
c'est aussi celui de Candide, de Scarmenlado, de la Princesse de Baby-
lone, de l'Ingénu, etc. * »
Auger no fait pas remarquer combien cette sorte de cosmopolitisme de
ses héros est une grande nouveauté que Voltaire introduit dans le? lettres.
Jusqu'au xviii" siècle, la société latine issue du monde romain compte presque
seule. Bossuet lui-môme, écrivant son Discours sur l'histoire universelle,
ne regarde pas au delà. Les travaux des missionnaires jésuites sur la Chine
étaient accueillis avec défiance et connus d'ailleurs d'un très-petit nombre
do savants. Les fenêtres étaient closes pour ainsi dire. Voltaire brise les
vitres. Il habitue ses contemporains à étendre leur vue au delà du cercle
étroit où elle était bornée, à l'étendre juscju'aux extrémités du monde. Il
réduit la société latine à la place exacte qu'elle occupe sur la face du globe;
il donne une notion commune plus large de l'humanité. Bien plus, il sort des
limites de notre planète et nous promène avec Micromégas dans les espaces
infinis du ciel. Do telles conceptions indi(iuaicnt un changement prodigieux
dans les idées, et pour s'en bien rendre compte il faudrait, non pas rcMiionter
de notre temps aux romans de Voltaire, mais y arriver par la littérature an-
térieure. C'est alors qu'on serait surpris de l'étendue nouvelle (ju'a prise
l'horizon.
1. Mélanges iJhHusophiqacs et Itttérairex, tome I, pago 4'2l.
AVERTISSEMENT. v
L'appréciation de l'académicien Augei* est singulièrement calme. La cri-
tique depuis lors a haussé le ton ; elle a cherché et trouvé des accents plus vifs.
Quelques lignes d'un écrivain récent nous en fourniront un exemple: «C'est
dans ses contes, dit-il, qu'il faut suitout chercher Voltaire : c'est là que son
génie s'épanouit en toute liberté; c'est là qu'il nous surprend par sa gaieté
profonde et sa raison souveraine ; c'est là qu'avec son rire éclatant il nous
jette la vérité à pleines mains : c'est Rabelais, c'est Montaigne, c'est Voltaire.
Il y a un chef-d'œuvre de Voltaire qui renferme tout Voltaire : c'est Candide,
un simple roman; mais c'est tout l'esprit français. Oui, tout Voltaire: l'ima-
gination et la raillerie, la grandeur et la concision. Oui, tout l'esprit français
est là. Que dis-je? Swift et Sterne ont-ils plus d'humour? L'Arioste est-il
plus romanesque ? Cervantes se joue-t-il mieux de la folie et de la raison ?
Dans l'antiquité, qui donc eût raconté ce poëme enjoué de la misère humaine?
Voltaire, qui jusque-là s'était montré plutôt un dessinateur qu'un peintre,
semble avoir trouvé, comme par merveille, une palette préparée par un des
rois de la couleur. Comme sa touche est spirituelle et lumineuse! quelles
oppositions! quels effets! quels miracles! Tous ces tableaux sont étincelants
d'une immortelle lumière. C'est qu'il avait pris une torche de l'enfer pour
regarder l'humanité de face et de profil. Le vieux Dante n'était pas des-
cendu si loin. L'humanité s'était laissé surprendre, un jour de colère, sur
son lit de douleur i... »
Prenons garde qu'en forçant le trait l'apologie ne se confonde avec la
censure. En résumé, la partie de l'œuvre de Voltaire que contient ce volume
est de celles que le temps a laissées intactes ; le sentiment des lettrés
est ici à peu près unanime ; leur admiration n'a fait que croître, malgré la
succession des écoles et les changements accomplis dans le goût public; et
cette admiration cherche naturellement à renchérir dans ses expressions sur
celles qu'ont employées les précédents écrivains.
Nous ajouterons seulement deux mots d'explication sur les principaux
changements apportés par nous au texte de l'édition de Beuchot.
L'un deux consiste à avoir mis à leur place chronologique, c'est-à-dire
avant Vlncjénu, V Aventure indienne et les Aveugles juges des couleurs.
que Beuchot avait rejetés à la fin du recueil comme n'ayant pas de date.
M. G. Avenel, sans pouvoir profiter de sa découverte pour sa propre édition,
a constaté, et nous avons constaté comme lui, que ces deux morceaux
avaient tous deux paru dans le même volume que le Philosophe ignorant,
en 1766 'voyez à cette date dans les Mélanges) ; seulement les Aveugles
juges des couleurs y ont le titre de Petite Digression, et, dans la table,
de Petite Digression sur les Quinze-Vingts. Leur place désormais est donc
celle qui leur est assignée ici pour la première fois.
Un autre changement que nous nous sommes permis, c'est de restituer,
dans la Princesse de Babylone, les sommaires des chapitres d'après l'édition
de 1768. Cette édition, que Beuchot croit sortie des presses de Cramer, a dû
1. Introduction à la seconde partie de Candide {Dernier volume des OEuvres
de Voltaire, Paris, H. Pion, 1872).
VI AVERTISSEMENT.
se faire certainement avec le concours de l'auteur. Voltaire avait l'habitude
de diviser ainsi ses contes par des chapitres avec sommaires. La. Princesse
de Babijlone, par la grande variété des incidents, n'est pas celui où ce
secours était le moins nécessaire. 11 n'est pas probable que Voltaire ait cette
fois laissé à une main étrangère un soin qu'il prenait ordinairement. En tout
cas, le lecteur est averti : il peut se former lui-même une opinion sur la ques-
tion, et l'utilité de ces sommaires lui paraîtra sans doute assez appréciable
pour que l'innovation soit justifiée à ses yeux.
Louis MOLAND.
AVERTISSEMENT
DE BEUCHOT.
Les éditions in-4'' et encadrée des Œuvres de Voltaire, données du
vivant de l'auteur, présentent rassemblées celles de ses compositions qu'on
déoigne sous le nom de Romans, ou Contes en prose. Je n'ai pas changé
cette disposition conservée dans les éditions de Kehl, et qui doit être agréable
à un très-grand nombre de lecteurs; mais j'ai, dans ma classification, suivi,
autant que cela m'a été possible, l'ordre chronologique ; et c'est dans cet
ordre que je vais parler des romans de Voltaire.
Le premier en date serait le Voyage de Gangan, dont il est question
dans une lettre de Voltaire à Frédéric, du mois de mai ou juin 1739, et dans
la réponse du prince en date du 7 juillet. Mais cet ouvrage est perdu.
4746.
Le Monde comme il va.
Le Crochetelr borgne.
Cosi-Sancta.
Longchamp, secrétaire de Voltaire de 1746 à 1754, dit dans ses Mé-
moires * que Baboxic, ou le Monde comme il va, fut composé en 1746, pen-
dant la retraite de Voltaire à Sceaux; et je n'ai rien trouvé qui contredise
Longchamp. La plus ancienne édition que je connaisse est celle de 174S,
dans le tome VIII de l'édition faite à Dresde des Œuvres de Voltaire. Ce
conte fait aussi partie du Recueil de pièces en vers et en prose, par V auteur
delà tragédie de Sémirai7iis, 1750, in-12.
C'est une imitation de Babouc, ou du moins de son titre, qu'a faite l'au-
teur inconnu d'une brochure intitulée la Lune comme elle va, m dcc lxxxi,
in-8° de trente-six pages; brochure au-desSOus de la critique, et relative
aux discussions entre Joseph II et les Hollandais pour l'ouverture de l'Escaut.
La Révolution française a fait naître trois imitations de Babouc : I. Le
Retour de Babouc à Persépolis, ou la suite du Monde comme il va, 1789,
in-S», a eu deux éditions; c'est un opuscule de trente pages : je n'ai pu en
découvrir l'auteur. — 11. Le Fils de Babouc à Persépolis, ou le Monde
nouveau, Paris, décembre 1790, in-S", de cent vingt-quatre pages. —
J. Mémoires sur Voltaire, etc., 1826, 2 vol. in-S"; voyez tome II, page 2i0.
VIII AVERTISSEMENT DE BEUCHOT.
III. Nouvelle Vision de Babouc, ou la Perse comme elle va, 1790, in-8°,
de cent douze pages, contenant seulement la première partie, et l'annonce
de la seconde. Je ne crois pas que la seconde partie ail paru. L'auteur
s'appelait Bunel.
Les éditeurs de Kehl^ qui les premiers comprirent le Crocheleur borgne
dans les Œuvres de Voltaire^ mirent en note :
Ce conte, ainsi que lo suivant, n'a jamais été imprimé. M. de Voltaire atta-
chait peu de prix à ces amusements de société. Il sentait très-bien que le plus
joli roman ne pourrait jamais être ni aussi curieux, ni aussi instructif pour les
hommes éclairés que le texte môme de la Cité de Dieu d'où il avait tiré Cosi-
Sancta. Quant au Crocheleur borgne, c'est le même sujet que celui du conte
intitulé le Blanc et le Noir. L'idée est prise des contes orientaux, où l'on voit
souvent ainsi tantôt un rêve pris pour la réalité, tantôt des aventures réelles,^
mais arrangées d'une manière bizarre, prises pour im rêve par celui qui les
éprouve. Le but de ces contes est de montrer que la vie ne diffère point d'un
songe un peu suivi ; ils conviennent à des peuples dont le repos est le plus grand
des biens, et qui cherchent dans la philosophie des motifs de ne point agir, et
de s'abandonner aux événements. Ces deux petits romans sont de la jeunesse de
M. de Voltaire, et fort antérieurs à ce qu'il a fait depuis dans ce genre.
Mais dans Verrala mis à la fin du tome LXX de leur collection, ces
éditeurs disaient :
Nous avons reconnu que le roman intitulé le Crocheleur borgne, donné par un
homme en place comme une production de Voltaire, est de M. Bordes, de Lyon.
On l'avait aussi faussement attribué à M. de Boufllers.
J'ai déjà dit que cet errata de l'édition do Kehl était l'ouvrage de
M. Decroix; je tiens de ce môme M. Decroix la note que >oici :
Dans l'édition de Kehl, tome LXX, page 544, on a dit que le roman intitulé le
Crocheleur borgne est de M. Bordes, de Lyon. Des recherches ultérieures nous ont
persuadés qu'il n'est pas de lui. Imprimé en 178i sous le nom de Voltaire, dans
l'édition de Kehl, il ne fut point revendiqué par les héritiers de M. Bordes, ni
joint à l'édition de ses œuvres complètes, qu'ils publièrent à Lyon, en quatre
volumes, 1783. Il ne le fut pas davantage par M. lo chevalier de Boufflers, à qui on
l'avait aussi attribué, ni par d'autres gens de lettres. D'un autre côté, on n'a
trouvé aucune trace de cet ouvrage dans les écrits de M. de Voltaire. La copie en
avait été donnée à feu M. Panckoucke, par une personne qui ne s'est point nommée.
On voit que l'auteur anonyme a tâché d'y prendre la manière d'un grand peintre,,
et son petit tableau est en général fort agréable; mais on y découvre certaine
affectation dans le style et quelques disparates qui ne sauraient appartenir à
l'auteur de Candide et de Zadig.
Cependant le Crocheleur borgne avait été imprimé dès 4774, c'est-à-
diro du vivant de l'auteur, dans le Journal des dames, de mars 1774,
pages 41-24. M""» de Princen (depuis M"'* de Montandos), éditeur de ce
journal, l'avait fait précéder de la note que voici :
J'iii>ère ici un petit conte qui est l'ouvrage d'un homme très-célèbre, qui ne
l'a jamais fait imprimer. Il fut fait dans la société d'une princesse qui réunissait
AVERTISSEMENT DE BEUCHOT. ix
chez elle les talents qu'elle protégeait. Toute faute, dans cette société, devait ùtro
réparée par un conte fait sur-le-champ : c'était une espèce de pensum. On sait
que le pensum de la société de Boileau était la lecture de quelques vers de Cha-
pelain. J'ai cru que la lecture de celui-ci serait agréable par la gaieté qui règne
dans les idées et dans la manière dont elles sont rendues.
C'est donc à Tépoque de la retraite de Voltaire chez la duchesse du Maine
qu'appartient le Crocheteur borgne. L'édition de 1774 présente des variantes
que j'ai cru devoir recueillir. La première est môme tellement importante
que j'ai été tenté de l'admettre dans le texte. Dans deux endroits que j'in-
dique, j'ai préféré la version de 1774 à celle de l'édition de Kehl.
« M"'^ la duchesse du Maine avait imaginé une loterie de titres de
difïérents genres d'ouvrages en vers et en prose; chacune des personnes qui
tiraient ces billets était obligée de faire l'ouvrage qui s'y trouvait porté.
M"« de Montauban ayant tiré pour son lot Une Nouvelle, elle pria
M. de Voltaire d'en faire une pour elle; et il lui donna le conte suivant. »
Ce peu de mots composant V Avertissement mis par les éditeurs de Kehl
en tête de Cosi-Sancta est ma seule autorité pour placer ce roman à l'an-
née 1746.
1747.
Zadig.
Je possède un volume petit in-S". intitulé Memnon, histoire orientale.
Londres (Paris), 1747. Ce volume, réimprimé sous le même titre en 1748,
contient quinze chapitres, qui font partie de Zadig, ou la Destinée, histoire
orientale, 1748, in-12. Zadig a de plus que Memnon trois chapitres, qui
sont aujourd'hui les xii% xnr et xvij.'". L'édition encadrée de 1773 est la
première qui contienne le chapitre vu. Deux autres chapitres, les xiv* et
xv^, et des additions au chapitre vi, parurent pour la première fois dans les
éditions de Kehl. Colini, secrétaire de Voltaire en 1733, raconte ^ que les
additions faites alors à Zadig, « les calomnies et les méchancetés des cour-
tisans, la fausse interprétation donnée par ceux-ci à des demi-vers trouvés
dans un buisson, la disgrâce du héros, sont autant d'allégories dont l'expli-
cation se présente naturellement ». Cependant, dès l'édition de 1747, le
chapitre iv contient les demi-vers; les chapitres xiv et xv n'ont été, comme
je l'ai dit, ajoutés qu'en 1783; les chapitres xii, xiii et xvu sont, comme
on l'a vu, de 1748. Ce serait donc au chapitre vu que se borneraient les
additions faites en 1733; et ce chapitre n'a été publié qu'en 1773.
A l'occasion de Zadig, Longchamp raconte que Voltaire, désirant faire
imprimer ce roman pour son compte, mais craignant que les imprimeurs
n'en tirassent des exemplaires au delà du nombre convenu, et que le livre
ne fût répandu dans le public avant que l'auteur l'eût offert à ses amis, eut
recours au moyen suivant, pour parer aux inconvénients qu'il redoutait. Il
fit venir l'imprimeur Prault, et lui demanda quel serait le prix d'une édition
1. Mon Séjour auprès de Voltaire, page Gl
X xVYERTISSEMENT DE BEUCIIOT.
tirée à mille exemplaires. Le prix parut trop élevé à Voltaire; mais, (Ks le
lendemain, Prault vint de lui-môme proposer une diminution d'un tiers dans
le prix, et Voltaire lui donna la première moitié du roman de Zadig,
qui était écrit sur des cahiers détachés^ dofit le dentier se terminait avec
la fin d'un chapitre, annonçant que pendant que cette partie serait sous
presse, il reverrait l'autre. Voltaire fit avertir Macimel, libraire de Rouen,
momentanément à Paris, et, après les conventions sur le prix, lui remit la
fin de l'ouvrage, en indiquant à quelle page il devait commencer. Lorsque
tout fut terminé. Voltaire fit brocher les exemplaires qu'il destinait à ses
amis, en fit faire la distribution, et répondit aux plaintes des imprimeurs
par l'exposé des craintes qu'il avait eues.
J'ai abrégé le récit de Longchamp, sans le rendre plus vrai. Je ne connais
aucune édition de Zadig qui le confirme, aucune dont une feuille se termine
avec la fin d'un chapitre.
4750.
Memnon.
Bababec et les Fakirs.
Longchamp dit que J/enmo?i est de 1746 ; mais on a vu que c'était
d'abord sous ce titre qu'avait été imprimé Zadig ; et il est à croire que
Longchamp, qui n'a rédigé ses Mémoires que longtemps après, aura con-
fondu les deux ouvrages. Par la raison même que Voltaire avait donné en
1747 un Memnon, il est à présumer que ce n'est pas immédiatement après
qu'il aura publié un autre ouvrage sous le, même titre. En admettant la
nécessité de l'intervalle entre deux ouvrages différents du même auteur,
mais ayant le même titre, cet intervalle ne peut s'étendre au delà de 17."j0,
puisque c'est la date que porte le tome LX^ de l'édition de Dresde des
Œuvres de Voltaire. C'est sous la même date qu'a été publié le Recueil de
pièces en vers et en prose, par Vauteur de la tragédie de Sémiramis,
1750, in-12. P. Clément, auteur des CÂnq Années littéraires, dit dans sa
quarante-sixième lettre, datée du 1.3 janvier 1750, qu'il n'y a pas quinze
jours que le petit conte de Memnon est échappé à son auteur.
Bababec est aussi imprimé dans le tome IX de l'édition de Dresde, mais
sous le titre de : Lettre d'an Turc sur les Fakirs et sur son ami liabahec.
Cette pièce est citée par Diderot au mot Buxmixe, dans le tome II de 1'/:^-
cyclopédie, publié en 1751, imprimé en 1750.
1752.
L'immense correspondance de Voltaire ne contient jias un mot qui puisse
faire connaître l'époque de la publicalion'de Micromégas. L'édition que je
crois roriginalo est sans millésime et avec un litre gravé. L'abbé Trublet,
àann BGSi Mémoires sur Fonlenclle^, n'hésite pas à dire (|ue Micromégas
\. Piig(; i;n.
AVERTISSEMENT DE BEUGIIOT. xi
est dirigé contre Fontenelle; mais il ne parle pas de la date de la publica-
tion. J'ai donc conservé celle que donnent les éditions de Kelil. 11 existe
cependant de Micromégas une édition portant la date de 1750. Cette date
est-elle autiientique? je n'oserais l'afTirmer; loin de là. J'ai donc suivi les
éditions de Kehl, où Micromégas est précédé de l'avertissement que
voici :
Ce roman peut être regardé comme une imitation d'un des voyages de Gul-
liver. Il contient plusieurs alliLsions. Le nain de Saturne est M. de Fontenelle.
Malgré sa douceur, sa circonspection, sa philosophie, qui devait lui faire aimer
celle de M. de Voltaire, il s'était lié avec les ennemis de ce grand homme, et avait
paru partager, sinon leur haine, du moins leurs préventions. Il fut fort blessé du
rôle qu'il jouait dans ce roman, et d'autant plus peut-être que la critique était
juste, quoique sévère, et que les éloges qui s'y mêlaient y donnaient encore plus
de poids. Le mot qui termine l'ouvrage n'adoucit point la blessure, et le bien
qu'on dit du secrétaire de l'Académie de Paris ne consola point M. de Fontenelle
des plaisanteries qu'on se permettait sur celui de l'académie de Saturne.
17o6.
Les Deux Consolés.
Histoire des Voyages de Scarmentado.
Le Songe de Platon.
Le prospectus des frères Cramer, pour leur édition de 1736, comprend
ces trois romans au nombre des morceaux neufif qu'ils allaient publier.
Cependant la table chronologique qui est dans le tome LXX de l'édition
in-8° de Kehl range les Voyages de Scarmentado à Tannée 1747. Long-
champ' dit qu'ils furent composés en 1746, avec plusieurs autres romans,
pendant la retraite de Voltaire à Sceaux. S'il fallait en croire Colini-, Voltaire
aurait écrit les Voyages de Scarmenlado après l'aventure de Francfort, en
I7.')3. « Encore froissé des injustices qu'il venait d'éprouver, il composa les
Voyages de Scarmenlado. conte ingénieux qui renferme des allusions
visiblement applicables aux événements dans lesquels il avait figuré. » C'est
au lecteur à prononcer si ce roman contient les allusions dont parle Colini.
Pour moi, je ne les y ai point aperçues.
Une édition de la Princesse de Babylone, qui parut en 1768, est pré-
sentée comme une Suite des Voyages de Scarmentado.
Le Songe de Platon a été réimprimé dans le volume intitulé le Secret
de l'Église trahi, ou le Catéchumène, ouvrage peu connu, d'un des plus
grands philosophes de nos jours, an IH (de la République', in-18 de cent
huit pages. Les pages 100 à 108 contiennent le Songe de Platon, du même
auteur. Les deux ouvrages cependant ne sont pas de la même main. Le
Secret de l'Église n'est autre que le Catéchumène, 1768, réimprimé aussi
sous le titre de l'Américain sensé par hasard. Le Catéchumène a été
1. Mémoires, etc., page liO.
2. Mon Séjour, etc., page 61.
xii AVERTISSEMENT DE BEUCIIOT.
reproduit dans la onzième partie, autrement onzième volume des Nouveaux
Mélanges, faisant partie des Œuvres de Voltaire, imprimées chez les frères
Cramer. Il n'est pas de Voltaire, mais de Bordes, dans les œuvres duquel
toutefois on ne le trouve pas.
1759.
Candide.
Histoire d'un bon Bramin.
Candide parut au plus tard en mars 1759. Le roi de Prusse en accuse
réception par sa lettre du 28 du mois d'avril.
Voltaire en avait envoyé le manuscrit à la duchesse de La Vallière, qui
lui fit répondre qu'il aurait pu se passer d'y mettre tant d'indécences, et
qu'un écrivain tel que lui n'avait pas besoin d'avoir recours à cette ressource
pour se procurer des lecteurs.
Beaucoup d'autres personnes furent scandalisées de Candide, et Voltaire
désavoua cet ouvrage, qu'il appelle lui-môme une coïonnerie. Il ne faut pas,
au reste, prendre à la leltre son titre d'optimisme. L'optimisme, dit-il ailleurs*,
n'est qu'une fatalité désespérante.
Voltaire écrivit, sous le nom de Mead, une lettre relative à Candide,
qui fut insérée dans le Joxirnal encyclopédique, du 15 juillet 1759 : on la
trouvera dans les Mélanges, à cette date.
C'est à Thorel de Campigneulles, mort en 1809, qu'on attribue une
Seconde Partie de Candide, publiée en 1761, et plusieurs fois réimprimée
à la suite de l'ouvrage de Voltaire, comme étant de lui. On l'a même admise
dans une édition intitulée Collection complète des Œuvres de M. de Vol-
taire, 1764, in-12. L'édition de Candide, 1778, avec des ligures dessinées
et gravées par Daniel Chodowicky, contient les deux parties.
Le Remerciement de Candide à M. de Voltaire (par Marconnay) est
de 1760.
Linguel publia, en 1766, la Cacofnonade, histoire politique et morale,
traduite de l'allemand, du docteur Pangloss, par le docteur lui-même,
depuis son retour de Constantinople, 1766, in-12; nouvelle édition, aug-
mentée d'une lettre du même auteur, 1766, in-12. Un arrêt de la cour royale
de Paris, du 16 novembre 1822 (inséré dans le Moniteur du 26 mars 1825,
ordonne la destruction de la Canonnade , ou Histoire du Mal de Xaples]
par Linguet. Ce n'est pas la première fois que les ouvrages condamnés sont
mal désignés dans les jugements. L'arrêt de la cour du i)arlement, du 6 août
1761, ordonne de lacérer et brûler le tome Xill du Commeitlaire de Sahne-
ron, qui n'a que quatre volumes.
Candide en Danemarl:, ou l'Optimisme des honnêtes gens, est d'un
auteur (|u'on ne connaît i)as.
Antoine Bernard et Rosalie, ou le Petit Candide, a paru en 1796, un
volume in-18.
1. nuniélie sur l'uthéisine. Voyez les Mélnn(jcs, aiinén 1767; et tiiissi (tome IX)
mil ilos notes du troisième Discours sur VlUnume.
AVERTISSEMENT DE BEUCHOT. xiii
Le Voyage de Candide fils au pays d'Eldorado, vers la fin du dix-
huitième siècle, pour servir de suite aux aventures de monsieur son père,
an XI (1803), a deux volumes in-8°.
Le chapitre xxvi de Candide a été imité, en I8I0, par Lemontey, dans
un article intitulé le Carnaval de Venise.
J.-J. Rousseau prétendait ^ que c'est sa Lellre sur la Providence qui a
donné naissance à Candide; Candide en est la réponse. Voltaire en avait
fait mie de deux pages où il bat la campagne, et Candide parut dix mois
après. Ce que Rousseau appelle sa Lellre sur la Providence est sa lettre
à Voltaire du 18 août 1756; la réponse de Voltaire est du 21 septembre 1756;
Candide ne vit le jour que vingt-sept à vingt-neuf mois plus tard.
L'IIisloire d'un bon Bramin est le morceau que Voltaire appelle la Pa-
rabole du Bramin, dans sa lettre à M- du Deffant, du 13 octobre 1759.
1764.
Le Blanc et le Noir.
Jeannot et Colin.
Ces deux contes font partie du volume qui parut en 1764, sous le titre
de Contes de Guillaume Vadé.
C'est à l'année 1764 qu'appartient le Pot-Pourri, qui, dans l'édition de
1775, ou encadrée, des Œuvres de Voltaire, se trouve parmi les Romans,
mais'que les éditeurs de Kehl ont mis dans les Mélanges littéraires, où il
me semble plus convenablement placé.
1767.
L'tNGÉNU, histoire véritable, tirée des manuscrits du P. Quesnel, 1767,
deux parties, petit in-S», fut, dans quelques éditions, intitulé le lluron, ou
l'Ingénu.
L'ouvrage se vendait publiquement en septembre 1767, mais au bout de
huit ou dix%urs il fut saisi; et le prix, qui était de trois livres, monta à
vingt-quatre-.
Trois ans après, on vit paraître V Ingénue, ou V Encensoir des dames,
par la nièce à mononcle, Genève et Paris, chez Desventes, 1770, in-12.
•1 Lettre de J.-J. Rousseau au prince de Vurtemberg, du il mars 1764.
2. Mémoires secrets, du 13 septembre 1767. - La saisie du livre n-empecha
pourtant pas Marmontel de brocher aussitôt sur le même sujet une comédie
mêlée d-ariettes, avec musique de Grétry, mais sans la moindre allusion satirique.
Ce littérateur voulait simplement payer son tribut de reconnaissance au patriarche,
qui avait consacré une page de flngénu à la défense de BéUsaire. On laissa jouer
^^ Nout avons eu depuis au théâtre: l'Ingénu, ou h Sauvage du Canada pan-
tomime par Hus, 1805; et le Huron, ou les Trois Merlettes fohe philosophique
en vers et en prose, par Xavier, Duvert et Lausanne, 1834. (G. A.)
XIV AVERTISSEMENT DE BEUGIIOT.
•1768.
L'Homme aux quarante écus.
La Princesse de Babylone.
Dans l'Homme aux quarante écus, Voltaire attaque la Richesse de
l'Étal (par Roussel de La Tour), 1763, in-S" et in-4°, et l'Ordre naturel el
essentiel des sociétés politiques (par Lemercier de La Rivière), 1767,
in-4°, ou deux volumes in-12.
L'Homme aux quarante écus parut en février 1768. Parmi les nom-
breuses réimpressions qui en furent faites, il en est une qui porte cette
adresse singulière : Home, avec la permission de la docte chambre sijn-
dicale et de messeigneurs les gras fermiers généraux.
Jean-Baptiste Josserand, garçon épicier, Jean Lecuyer, brocanteur, et
Marie Suisse, sa femme, furent, le 24 septembre, condamnés, les deux pre-
miers, à la marque et aux galères, la dernière, à cinq ans de détention à la
Salpêlrière, pour avoir vendu le Christianisme dévoilé, Éricée ou la
Vestale, et l'Homme aux quaranleécus; ces trois ouvrages furent condamnés
au feu. Pendant qu'on les brûlait à Paris, on en réimprimait à Paris, avec
approbation et privilège, des fragments dans le Mercure, juillet et août
1768. La condamnation, à Rome, de l'Homme aux quarante ecws est du
29 novembre 1771.
Chinki, histoire cochinchinoise qui peut servir à d'autres pays, parut
la môme année que l'Homme aux quarante écus, et a été attribué à Voltaire,
parce que sur le titre d'une édition on avait ajouté : Seconde Partie de
l'Homme aux quarante écus. On sait que Chinki est de l'abbé Coyer; c'est
une satire pi(|uante contre les maîtrises : aus?i l'a-t-on réimprimé à Lyon
en 1824 (in-8°, de quarantc-cjuatro pages); quelques personnes espéraient
alors, tandis que d'autres craignaient le prochain rétablissement des corpo-
rations.
Naru,fils de Chinki, histoire cochinchinoise qui peut servir à d'autres
pays, et de suite à celle de Chinki, son père, 1776, in-8'', est aussi ano-
nyme; l'autour est Duvicquet d'Ordre.
L'Homme au latin, ou la Destinée des savants, histoire sans vraisem-
blance, 17G9, in-S", e.-t do Siret.
L'IIofnme aux trente-six fortunes, 1769, est in-8".
L'Homme aux portions, ou Conversations philosophiques et politiques,
publiées par J.-J. Taz y, Paris, I82J, in-12, est une imilation de l'Homme
aux quara)ite écus.
M. de Sainl-l^liamans a publié le Petit- fds de l'Homfne aux quarante
écus, Paris, 1823, in-S°.
La Princesse de Babylone sui\il de près l'Ilummi' aux quarante écus ,
car il en e.st (jucstion dans la lellie de iM'"" du Déliant, du 3 mars 1768. 11
en parut plusieurs éditions la même année. L'une, en cent quatre pages,
poric cetlo adresse : à Home, avec la /termission du saint-père. C'est dans
AVERTISSEMENT DE BEUCHOT. xv
celle en cent quarante-quatre pages, et qui contient la Lettre de l'arche-
vêque de Coîitorbéry, que j'ai pris la variante de la fin du chapitre xv.
Une édition en cent cinquante-siv pages est intitulée Voyages el Aventures
d'une princesse babylonienne, pour servir de suite à ceux de Scar??ien-
lado, par un vieux philosophe qui ne radote pas toujours. Elle a cela de
particulier qu'elle est divisée en vingt-deux chapitres, avec sommaires.
Après avoir été annoncée avec éloge dans le Mercure de novembre 1768,
page 93, elle est signalée comme infidtle dans le volume do décembre,
page 55^.
1769.
Les Lettres d'Amabed, traduites par l'abbé Tamponet, parurent en
mai 1769 (voyez la lettre à M'"^ de Choiseul, du 20 mai). Outre l'édition
qu'il en donna séparément, Voltaire les fit entrer dans le tome l" du recueil
qu'il a intitulé les Choses utiles et agréables. Ces deux éditions, que je
crois faites sur la même composition, contiennent des notes que j'ai rétablies.
L'abbé Tamponet, docteur de Sorbonne, avait été censeur de \' Encyclo-
pédie. C'était déjà sous ce nom que Voltaire avait publié les Questions de
Zapata (voyez les Mélanges, année 1767).
1773.
C'est d'après la dernière phrase de F Aventure de la Mémoire que je
place ce conte à l'année 1773. Cette phrase prouve, ce me semble, que le
conte est du même temps que le Discours de l'avocat Delleguier; \oyez
les Mélanges, année 1773.
1774.
Le Taureau blanc, traduit du syriaque.
Éloge historique de la Raison.
Le Taureau, blanc, écrit en 1773 (voyez la lettre à La Harpe, du 20 sep-
tembre), circulait encore manuscrit en février 1774. J'en ai vu six éditions
de la même année : trois sont sans nom d'auteur ou traducteur; une porte
celui de M. Mamaki, interprète du roi d" Angleterre pour les langues
orientales; deux sont de dom Calmet. C'est dans les dernières que j'ai
trouvé quelques phrases du chapitre i'^'", que j'ai rétablies.
L'Éloge historique de la Raison, prononcé dans une académie de pro-
vince, par M. Chambon, fut composé en 1774, et publié en 1775 à la suite
de Dom Pèdre. Voltaire y date l'Éloge de 1774, et le fait précéder d'un
Avis de l'éditeur, ainsi conçu: «Nous ajoutons ce petit ouvrage de M. de
Chambon, si connu dans la république des lettres, à la tragédie de Dont
Pèdre, pour en faire un juste volume. » C'était déjà sous le nom de Chambon
i. Elle n'est pas infidèle; il y manque seulement la digression finale contre
Cogé, Larcher, Fréron, etc. Voyez paere 431. (L. M.)
XVI AVERTISSEMENT DE BEUCHOT.
que Voltaire avait donné son Éloge de Louis XV ; voyez les lettres à
Richelieu, du 31 mai; à d'Alembert, du '15 juin 1774.
Dans sa lettre au roi de Prusse, du 4 février '1775, Voltaire intitule cet
écrit Voyage de la Raison et de la Vérité; et le titre de Voyage est celui
sous lequel il est imprimé dans l'édition de Kehl. Le texte même de l'ouvrage
me faisait un devoir de rétablir le premier titre. Ce texte porte : Érasme (il
au xvie siècle TÉloge de la Folie; vous m'ordonnez de vous faire TÉloge
de la Raison, etc.
'J775.
Histoire de Jenni, ou le Sage et l'Athée, par M. Slierloc, traduit par
M. de La Caille.
Les Oreilles du comte de Chesterfield, et le chapelain Goudman.
Les éditeurs de Kehl datent V Histoire de Jenni de 1769. Je la crois de
1775. C'est sous la date du '13 décembre de cette année que les Mémoires
secrets en parient; et s'il ne faut pas toujours ajouter foi à ce piquant recueil,
on peut s'en rapporter à lui pour les dates, lorsque rien ne les contredit.
Chersterfield est mort le 24 mars 1773, à soixante et dix-neuf ans. C'est
donc postérieurement à cette date qu'il faut classer les Oreilles du comte
de Chesterfield j, puisqu'au chapitre i*'' il est question de la mort de Ches-
terfield.
A la fin du chapitre v, Voltaire parle du chevalier Hamilton, qui a fait
connaître aux Napolitains étonnés l'Histoire naturelle de leur mont Vésuve.
Dès 4766, on trouve dans les Transactions philosophiques et dansV Annuel
Register des observations d'Hamilton. Ce ne fut qu'en 1772 qu'il fit impii-
mer ses Observations sur le Vésuve^olc, 1772, in-S". Voltaire lui écrivit le
17 juin 1773.
D'après ces indications, on peut croire que les Oreilles du comte de
Cheslerfield sont de 1773; mais ces raisons, suffisantes pour ne pas placer
ce conte avant 1773, ne le sont pas pour changer la date de 1775, donnée
par les éditeurs de Kehl.
Sayis date ' .
avknture indienne.
Avkugles juges des couleurs.
■4 octobre 1829.
1. Voyez, à lu fin de l'Avei lis^iemeiU pour la présente édition, la date de ces
deux morceaux.
ROMANS
LE
MO^DE COMME IL VA
VISION DE BABOUG^
('1746)
I. Parmi les génies qui président aux empires du monde, Ituriel
tient un des premiers rangs, et il a le département de la haute
Asie. Il descendit un matin dans la demeure du Scythe Babouc,
sur le rivage de l'Oxus, et lui dit: « Babouc, les folies et les excès
des Perses ont attiré notre colère : il s'est tenu hier une assemblée
des génies de la haute Asie pour savoir si ou châtierait Persépolis,
ou si on la détruirait. Va dans cette ville, examine tout ; tu revien-
dras m'en rendre un compte fidèle, et je me déterminerai, sur ton
rapport, à corriger la ville ou à l'exterminer. — Mais, seigneur,
dit humblement Babouc, je n'ai jamais été en Perse; je n'y connais
personne. — Tant mieux, dit l'ange, tu ne seras point partial ; tu
as reçu du Ciel le discernement- et j'y ajoute le don d'inspirer la
confiance ; marche, regarde, écoute, observe, et ne crains rien ;
tu seras partout bien reçu. »
1. « Les nuits blanches de Sceaux, lit-on dans la dernière des notes sur les
Souvenirs de madame de Caylus, étaient des fêtes que donnaient à la duchesse
du Maine tous ceux qui avaient l'honneur de vivre avec elle. On faisait une
loterie des vingt-quatre lettres de l'alphabet ; celui qui tirait le C donnait une
comédie, l'O exigeait un petit opéra, le B un ballet; » et la lettre N, selon
Decroix, imposait une nouvelle. C'est pour obéir à ces arrêts du sort que Voltaire
écrivit Babouc, le Crocheteur borgne, et Cosi-Sancta.
'2. L'édition de 1750, dont Beuchot a parlé dans son Avertissement, porte de
plus ces mots : «C'est un assez beau présent. »
21. — IlOMAXS. 1
2 LE MONDE COMME IL VA,
Uaboiic monta sur sou chameau, et partit avec ses serviteurs.
Au bout de quelques journées, il rencontra vers les plaines de
îSennaar Farmée persane, qui allait combattre Tarmée indienne.
Il s'adressa d'abord à un soldat qu'il trouva écarté. Il lui parla,
et lui demanda quel était le sujet de la guerre, « Par tous les dieux,
dit le soldat, je n'en sais rien ; ce n'est pas mou atTaire : mon
métier est de tuer et d'être tué pour gagner ma vie ; il n'importe
qui je serve. Je pourrais bien môme dès demain passer dans le
camp des Indiens : car on dit qu'ils donnent près d'une demi-
drachme de cuivre par jour à leurs soldats de plus que nous n'en
avons dans ce maudit service de Perse. Si vous voulez savoir
pourquoi on se bat, parlez à mon capitaine. »
Babouc ayant fait un petit présent au soldat entra dans le
camp. 11 lit bientôt connaissance avec le capitaine, et lui demanda
le sujet de la guerre. «Comment voulez-vous que je le sache?
dit le capitaine, et que m'importe ce beau sujet? J'habite à deux
cents lieues de Persépolis ; j'entends dire que la guerre est dé-
clarée ; j'abandonne aussitôt ma famille, et je vais chercher, selon
notre coutume, la fortune ou la mort, attendu que je n'ai rien
à faire. — Mais vos camarades, dit Babouc, ne sont-ils pas un
peu plus instruits que vous? — Non, dit l'officier ; il n'y a guère
que nos principaux satrapes' qui savent bien précisément pour-
quoi on s'égorge. »
Bai)ouc, étonné, s'introduisit chez les généraux; il entra dans
leur familiarité. L'un d'eux lui dit cnthi : « La cause de cette guerre,
qui désole depuis vingt ans l'Asie, vient originairement d'une
querelle entre un eunuque d'une femme du grand roi de Perse,
et un commis d'un bureau du grand roi des Indes. Il s'agissait
d'un droit qui revenait à peu près à la trentième partie d'une
darique-. Le premier ministre des Indes et le nôtre soutinrent
dignement les droits de leurs maîtres. La querelle s'échaulla. On
mit de part et d'autre en campagne une armée d'un million de
soldats. H faut recruter cette armée tous les ans de plus de quatre
cent mille hommes. Les meurtres, les incendies, les ruines, les
dévastations, se mulli|)lient ; l'univers souffre, et l'acharnement
continue. Notre premier ministre et celui des Indes protestent
souvent qu'ils n'agissent que pour le bonheur du genre humain ;
et à chaciue |)rolestation il y a toujours quelques villes détruites
et quelque province ravagée. »
1. J,'s (illic-icrs sii|M'riiMii'>.
'J. La (lari(iii(' vaut viiiK'-iliialri' francs : \oycz tonio \\. jkiiîo (iOt).
VISION DE IJAUULC. 3
Le lendemain, sur un bruit qui se répandit que la paiv allait
être conclue, le général persan et le général indien s'empressèrent
de donner bataille; elle fut sanglante. Babouc en vit toutes les
fautes et toutes les abominations; il fut témoin des manœuvres
des principaux satrapes, qui firent ce qu'ils purent pour faire
battre leur chef. Il vit des officiers tués par leurs propres troupes :
il vit des soldats qui achevaient d'égorger leurs camarades expi-
rants pour leur arracher quelques lambeaux sanglants, déchirés
et couverts de fange. Il entra dans les hôpitaux où l'on trans-
portait les blessés, dont la plupart expiraient par la négligence
inhumaine de ceux mômes que le roi de Perse payait chèrement
pour les secourir. « Sont-ce là des hommes, s'écria Babouc,
ou des bêtes féroces? Ah! je vois bien que Persépolis sera
détruite, »
Occupé de cette pensée, il passa dans le camp des Indiens: il
y lut aussi bien reçu que dans celui des Perses, selon ce qui lui
avait été prédit ; mais il y vit tous les mêmes excès qui l'avaient
saisi d'horreur. «Oh, oh! dit-il en lui-même, si l'ange Ituriel
veut exterminer les Persans, il faut donc que l'ange des Indes
détruise aussi les Indiens. » S'étant ensuite informé plus en détail
de ce qui s'était passé dans l'une et l'autre armée, il apprit des
actions de générosité, de grandeur d'àme, d'humanité, qui i'éton-
nèrent et le ravirent. « Inexplicables humains, s'écria-t-il, com-
ment pouvez-vous réunir tant de bassesse et de grandeur, tant
de vertus et de crimes ? »
Cependant la paix fut déclarée. Les chefs des deuxarmées, dont
aucun n'avait remporté la victoire, mais qui, pour leur seul inté-
rêt, avaient fait verser le sang de tant d'hommes, leurs semblables,
allèrent briguer dans leurs cours des récompenses. On célébra la
paix dans des écrits publics qui n'annonçaient que le retour de la
vertu et de la félicité sur la terre. « Dieu soit loué! dit Babouc :
Persépolis sera le séjour de l'innocence épurée ; elle ne sera
point détruite comme le voulaient ces vilains génies : couron-
sans tarder dans cette capitale de l'Asie. »
II. Il arriva dans cette ville immense par l'ancienne entrée,
qui était toute barbare, et dont la rusticité dégoûtante offensait
les yeux^ Toute cette partie de la ville se ressentait du temps où
elle avait été bâtie : car, malgré l'opiniâtreté des hommes à louer
1. Pei-sépolis étant Pari-^. l'entrée toute barbare est celle du faubourg Saint-
3Iarceau ; voyez le chajjitre wii de Candide.
4 LE MONDE COMME IL VA,
l'antique aux dépens du moderne, il faut avouer qu'en tout genre
les premiers essais sont toujours grossiers.
Babouc se mêla dans la foule d'un peuple composé de ce qu'il
y avait de plus sale et de plus laid dans les deux sexes. Cette foule
se précipitait d'an air hébété dans un enclos vaste et sombre. Au
bourdonnement continuel, au mouvement qu'il remarqua, à l'ar-
gent que quelques personnes donnaient à d'autres pour avoir
droit de s'asseoir, il crut être dans un marché où l'on vendait des
chaises de paille ; mais bientôt, voyant que plusieurs femmes se
mettaient à genoux, en faisant semblant de regarder fixement
devant elles, et en regardant les hommes de côté, il s'aperçut
qu'il était dans un temple. Des voix aigres, rauques, sauvages,
discordantes, faisaient retentir la voûte de sons mal articulés qui
faisaient le même effet que les voix des onagres quand elles
répondent, dans les plaines des Pictaves', au cornet à bouquin
qui les appelle. Il se bouchait les oreilles ; mais il fut près de se
boucher encore les yeux et le nez quand il vit entrer dans ce
temple des ouvriers avec des pinces et des pelles. Ils remuèrent
une large pierre, et jetèrent à droite et à gauche une terre dont
s'exhalait une odeur empestée ; ensuite on vint poser un mort
dans cette ouverture, et on remit la pierre par-dessus, a Quoi !
s'écria Babouc, ces peuples enterrent leurs morts dans les mômes
lieux où ils adorent la Divinité! Quoi! leurs temples sont pavés
de cadavres! Je ne m'étonne plus de ces maladies pestilentielles
qui désolent souvent Persépolis. La pourriture des morts, et celle
de tant de vivants rassemblés et pressés dans le même lieu, est
capable d'empoisonner le globe terrestre. Ah ! la vilaine ville que
Persépolis! Apparemment que les anges veulent la détruire pour
en rebâtir une plus belle, et la peupler d'habitants moins malpro-
pres, et qui chantent mieux. La Providence peut avoir ses raisons;
laissons-la faire. »
m. Cependant le soleil approchait du haut de sa carrière.
Babouc devait aller dîner à l'autre bout de la ville, chez une dame
pour laquelle son mari, officier de l'armée, lui avait donné des
lettres. Il fit d'abord plusieurs tours dans Persépohs ; il vit d'au-
tres temples mieux bàlis et mieux ornés, remplis d'un peuple
poli, et retentissant d'une musique harmonieuse ; il remaïqua
des fontaines publiques, lesquelles, quoique mal placées-, frap-
1. Los Pictavcs sont les Poitevins, Iial)ifants du Poiioii; les onagres, les ânes.
2. C'est de Paris que Vullairc ii;ulo, suus le uuni de l'crsépoUs : \v> fontaines
VISION DE BABOUC. 5
paient les yeux par leur beauté ; des places où semblaient respirer
en bronze les meilleurs rois^ qui avaient gouverné la Perse;
d'autres places où il entendait le peuple s'écrier : « Quand ver-
rons-nous ici le maître que nous chérissons? » Il admira les ponts
magnifiques élevés sur le fleuve, les quais superbes et commodes,
les palais bâtis à droite et à gauche, une maison immense- où
des milliers de vieux soldats blessés et vainqueurs rendaient
chaque jour grâces au Dieu des armées. Il entra enfin chez la
dame, qui l'attendait à dîner avec une compagnie d'honnêtes
gens. La maison était propre et ornée, le repas délicieux, la dame
jeune, belle, spirituelle, engageante, la compagnie digne d'elle ;
et Babouc disait en lui-même à tout moment : « L'ange Ituriel se
moque du monde de vouloir détruire une ville si charmante. »
IV. Cependant il s'aperçut que la dame, qui avait commencé
par lui demander tendrement des nouvelles de son mari, parlait
plus tendrement encore, sur la fin du repas, h un jeune mage.
Il vit un magistrat qui, en présence de sa femme, pressait avec
vivacité une veuve; et cette veuve indulgente ■' avait une main
passée autour du cou du magistrat, tandis qu'elle tendait l'autre
à un jeune citoyen très-beau et très-modeste. La femme du ma-
gistrat se leva de table la première pour aller entretenir dans un
cabinet voisin son, directeur, qui arrivait trop tard et qu'on avait
attendu à dîner; et le directeur, homme éloquent, lui parla dans
ce cabinet avec tant de véhémence et d'onction que la dame avait,
quand elle revint, les yeux humides, les joues enflammées, la
démarche mal assurée, la parole tremblante.
Alors Babouc commença à craindre que le génie Ituriel n'eût
raison. Le talent qu'il avait d'attirer la confiance le mit dès le
mal placées sont la fontaine de la rue de Grenelle, faubourg Saint-Germain, et la
fontaine des Innocents, qui était alors au coin des rues aux Fers et de Saint-
Denis. C'est de 1788 que date la construction de cette dernière fontaine telle
qu'elle est aujourd'hui. Voyez, dans le tome XIV, la liste des Artistes célèbres du
Siècle de Louis XIV (après l'article Mansard).
1. Les seuls rois qui eussent des statues étaient Henri IV, Louis XIII,
Louis XIV. La statue de Louis XV ne fut érigée que beaucoup plus tard, en 1763 :
elle avait été votée, en 1748, par le prévôt des marchands et les échevins de la
ville de Paris. (B.)
— Babouc ne daterait-il pas plutôt de 1748 que de 174G? Le souhait que
Voltaire prête au peuple de Paiùs nous semble être la confirmation du vote des
échevins. (G. A.)
2. L'Hôtel des Invalides.
3. L'édition de 1750 porte : « Cette veuve indulgente lorgnait vivement le
magistrat, tandis qu'elle tendait la main à un jeune citoyen, etc. » (B.)
6 LE MONDE COMME IL VA,
jour même dans les secrets de la dame : elle lui confia son goût
pour le jeune mage, l'assura que dans toutes les maisons de Per-
sépolis il trouverait l'équivalent de ce qu'il avait vu dans la sienne.
Babouc conclut qu'une telle société ne pouvait subsister; que la
jalousie, la discorde, la vengeance, devaient désoler toutes les
maisons ; que les larmes et le sang devaient couler tous les jours;
que certainement les maris tueraient les galants de leurs
femmes, ou en seraient tués ; et qu'enfin Ituriel ferait fort bien
de détruire tout d'un coup une ville abandonnée à de continuels
désordres.
V. Il était plongé dans ces idées funestes, quand il se présenta
à la porte un liomme grave, en manteau noir, qui demanda hum-
blement à parler au jeune magistrat. Celui-ci, sans se lever, sans
le regarder, lui donna fièrement, et d'un air distrait, quelques
papiers, et le congédia. Babouc demanda quel était cet homme.
La maîtresse de la maison lui dit tout bas : « C'est un des meilleurs
avocats de la ville; il y a cinquante ans qu'il étudie les lois.
Monsieur, qui n'a que vingt-cinq ans, et qui est satrape ^ de loi
depuis deux jours, lui donne à faire l'extrait d'un procès qu'il
doit juger demain, et qu'il n'a pas encore examiné. — Ce jeune
étourdi fait sagement, dit Babouc, de demander conseil à un
vieillard ; mais pourquoi n'est-ce pas ce vieillard qui est juge ? —
Vous vous moquez, lui dit-on ; jamais ceux qui ont vieilli dans
les emplois laborieux et subalternes ne parviennent aux dignités.
Ce jeune homme a une grande charge, parce que son père est
riche, et qu'ici le droit de rendre la justice s'achète comme une
métairie-. — 0 mœurs! ô malheureuse ville! s'écria Babouc ;
voilà le comble du désordre; sans doute, ceux qui ont ainsi
acheté le droit de juger vendent leurs jugements : je ne vois ici
que des abîmes d'iniquité. »
Comme il marquait ainsi sa douleur et sa surprise, un jeune
guerrier, qui était revenu ce jour même de l'armée, lui dit :
(( Pourquoi ne voulez-vous pas qu'on achète les emplois de la
1. SiitniiMj (le loi ^^ijjnifie ici consoilloi- an parli>ini^iit. Il arrivaii souvent aux
conseillors-iapportcnrs do liiarg'"!" qin'kiiie avocat de l'aire les extraits des pi-ocès;
à jiifrer.
2. Voltaire n'a cesse de s'élever contre la vénalité dos offices de jndicalurc,
et c'est la suppression de la vénalité qui l'avait rendu partisan des mesuies prises
en 1771. Voyez VHistoire du Parlement, chapitre lxix. tome XVI. paL;os 107-108.
dans les Mélamjes, année 1771, dill'érentes pièces relatives au parloniont \Iaupeon ;
dans la Corrcspondanre, la lettre à M""' de Florian, du l" avril 1771. et autres
lettres.
VISION DE BABOUC. 7
robe? J'ai l>icn acheté, moi, le droit d'affronter la mort à la tète
de deux mille hommes, que je commande; il m'en a coûté qua-
rante mille dariques d'or, cette année, pour coucher sur la terre
trente nuits de suite en habit rouge, et pour recevoir ensuite deux
bons coups de flèches dont je me sens encore. Sije me ruine pour
servir l'empereur persan, que je n'ai jamais vu, monsieur le satrape
de robe peut bien payer quelque chose pour avoir le plaisir de
donner audience à des plaideurs.» Babouc, indigné, ne put s'em-
pêcher de condamner dans son cœur un pays où l'on mettait à
l'encan les dignités de la paix et de la guerre; il conclut précipi-
tamment que l'on y devait ignorer absolument la guerre et les
lois, et que, quand même Ituriel n'exterminerait pas ces peuples,
ils périraient par leur détestable administration.
Sa mauvaise opinion augmenta encore à J'arrivée d'un gros
homme qui, ayant salué très-familièrement toute la compagnie,
s'approcha du jeune officier, et lui dit : « Je ne peux vous prêter
que cinquante mille dariques d'or, car, en vérité, les douanes de
l'empire ne m'en ont rapporté que trois cent mille cette année. »
Babouc s'informa quel était cet homme qui se plaignait de gagner
si peu ; il apprit qu'il y avait dans Persépolis quarante ^ rois plé-
béiens qui tenaient à bail l'empire de Perse, et qui en rendaient
quelque chose au monarque.
VI. Après dîner il alla dans un des plus superbes temples de
la ville ; il s'assit au milieu d'une troupe de femmes et d'hommes
qui étaient venus là pour passer le temps. Un mage parut dans
une machine élevée, qui parla longtemps du vice et de la vertu.
Ce mage divisa en plusieurs parties ce qui n'avait pas besoin d'être
divisé ; il prouva méthodiquement tout ce qui était clair ; il ensei-
gna tout ce qu'on savait. Il se passionna froidement, et sortit
suant et hors d'haleine. Toute l'assemblée alors se réveilla, et crut
avoir assisté à une instruction. Babouc dit : h Voilà un homme
qui a fait de son mieux pour ennuyer deux ou trois cents de ses
concitoyens ; mais son intention était bonne : il n'y a pas là de
quoi détruire Persépolis. »
Au sortir de cette assemblée, on le mena voir une fête pu-
blique qu'on donnait tous les jours de Tannée : c'était dans une
espèce de basilique, au fond de laquelle on voyait un palais. Les
1. Quarante est ce qu'on lit dans les éditions depuis 17oG. Les éditions de
1748 et 1750 portent soixante et douze. Le nombre des fernaiers généraux a varié.
Louis XV, en 1755. avait créé vingt nouvelles places. (B.) — Voyez, tome XV, le
chapitre xxxi du Précis du Siècle de Louis XV.
8 LE MONDE COMME IL VA,
plusbellescitoyennesdePersépolis,lesplus considérables satrapes,
rangés avec ordre, formaient un spectacle si beau que Babouc
crut d'abord que c'était là toute la fête. Deux ou trois personnes,
qui paraissaient des rois et des reines, parurent bientôt dans le
vestibule de ce palais; leur langage était très-différent de celui
du peuple; il était mesuré, harmonieux, et sublime. Personne ne
dormait, on écoutait dans un profond silence, qui n'était inter-
rompu que par les témoignages de la sensibilité et de l'admiration
publique. Le devoir des rois, l'amour de la vertu, les dangers des
passions, étaient exprimés par des traits si vifs et si touchants
que Babouc versa des larmes. Il ne douta pas que ces héros et
ces héroïnes, ces rois et ces reines qu'il venait d'entendre, ne
fussent les prédicateurs de l'empire. Il se proposa même d'engager
Ituriel à les venir entendre; bien sûr qu'un tel spectacle le récon-
cilierait pour jamais avec la ville.
Dès que cette fête fut finie, il voulut voir la principale reine
qui avait débité dans ce beau palais une morale si noble et si
pure ; il se fit introduire chez Sa Majesté ; on le mena par un petit
escalier, au second étage, dans un appartement mal meublé, où
il trouva une femme mal vêtue qui lui dit, d'un air noble et pathé-
tique : « Ce métier-ci ne me donne pas de quoi vivre ; un des
princes que vous avez vus m'a fait un enfant ; j'accoucherai bien-
tôt; je manque d'argent, et sans argent on n'accouche point. »
Babouc lui donna cent dariques d'or, en disant : « Sïl n'y avait
que ce mal-là dans la ville, Ituriel aurait tort de se tant fâcher. »
De là il alla passer sa soirée chez des marchands de magni-
ficences inutiles. Un homme intelligent, avec lequel il avait fait
connaissance, l'y mena; il acheta ce qui lui plut, et on le lui
vendit avec politesse beaucoup plus qu'il ne valait. Son ami, de
retour chez lui, lui fit voir combien on le trompait. Babouc mit
sur ses tablettes le nom du marchand, pour le faire distinguer
par Ituriel au jour de la punition de la ville. Comme il écrivait,
on frappa à sa porte ; c'était le marchand lui-même qui venait
lui rapporter sa bourse, que Babouc avait laissée par mégarde sur
son comptoir. « Comment se peut-il, s'écria Babouc, que vous
soyez si fidèle et si généreux, après n'avoir pas eu honte' de me
vendre des colifichets quatre fois au-dessus de leur valeur? — Il
1. On lit de honte dans l'édition de I7i8, faite à Dresde; mais l'édition de 17.jO.
faite probablement sous les yeux de l'auteur, quoique ayant l'adro^^se d'Am-
sterdam, porte seulement eu liante. (B.)
VISION DE BABOUC. 9
n'y a aucun négociant un peu connu dans celte ville, lai répondit
le marchand, qui ne fût venu vous rapporter votre bourse ; mais
on vous a trompé quand on vous a dit que je vous avais
vendu ce que vous avez pris chez moi quatre fois plus qu'il ne
vaut : je vous l'ai vendu dix fois davantage, et cela est si vrai que,
si dans un mois vous voulez le revendre, vous n'en aurez pas même
ce dixième. Mais rien n'est plus j uste ; c'est la fantaisie passagère ^ des
hommes qui met le prix à ces choses frivoles ? c'est cette fantaisie
qui fait vivre cent ouvriers que j'emploie; c'est elle qui me donne une
helle maison, un char commode, des chevaux ; c'est elle qui excite
l'industrie, qui entretient le goût, la circulation, et l'abondance.
Je vends aux nations voisines les mêmes bagatelles plus chère-
ment qu'cà vous, et par là je suis utile à l'empire, d
Babouc, après avoir un peu rêvé, le raya de ses tablettes"-; «car
enfin, disait-il, les arts du luxe ne sont en grand nombre dans un
empire que quand tous les arts nécessaires sont exercés, et que la
nation est nombreuse et opulente. Ituriel me paraît un peu sévère»,
VII. Babouc, fort incertain sur ce qu'il devait penser de Per-
sépolis, résolut de voir les mages et les lettrés: car les uns étudient
la sagesse, et les autres la religion ; et il se flatta que ceux-là
obtiendraient grâce pour le reste du peuple. Dès le lendemain
matin il se transporta dans un collège de mages. L'archimandrite
lui avoua qu'il avait cent mille écus de rente pour avoir fait vœu
de pauvreté, et qu'il exerçait un empire assez étendu en vertu de
son vœu d'humilité ; après quoi il laissa Babouc entre les mains
d'un petit frère qui lui fit les honneurs.
Tandis que ce frère lui montrait les magnificences de cette
maison de pénitence, un bruit se répandit qu'il était venu pour
réformer toutes ces maisons. Aussitôt il reçut des mémoires de
chacune d'elles ; et les mémoires disaient tous en substance :
« Conservez-nous, et détruisez toutes les autres. » A entendre
leurs apologies, ces sociétés étaient toutes nécessaires ; à entendre
leurs accusations réciproques, elles méritaient toutes d'être anéan-
ties. Il admirait comme il n'y avait aucune d'elles qui, pour édi-
fier l'univers, ne voulût en avoir l'empire. Alors il se présenta
un petit homme qui était un demi-mage', et qui lui dit : « Je vois
bien que l'œuvre va s'accomplir, car Zerdust ^ est revenu sur la
1. C'est d'après l'édition de 1750 que j'ai ajouté le mot passagère. (B.)
-2. C'est aussi d'après l'édition de 1750 que je rétablis la fin de cet alinéa. (B.)
3. Un janséniste.
4. >om persan de Zoroastre.
10 LE MONDE COMME IL VA.
terre ; les petites filles prophétisent en se faisant donner des coups
de pincettes par-devant et le fouet par-derrière^ Ainsi nous vous
demandons votre protection contre le grand-lama, — Comment !
dit Babouc, contre ce pontife-roi qui réside au Thibet? — Contre
lui-même. — Vous lui faites donc la guerre, et vous levez contre
lui des armées ? — Non ; mais il dit fjue l'homme est lil)re ; et
nous n'en croyons rien ; nous écrivons contre lui de petits livres
■qu'il ne lit pas : à peine a-t-il entendu parler de nous; il nous a seu-
lement fait condamner, comme un maître ordonne qu'on éche-
nille les arbres de ses jardins. » Babouc frémit de la folie de ces
hommes qui faisaient profession de sagesse, des intrigues de ceux
qui avaient renoncé au monde, de l'ambition et de la convoitise
orgueilleuse de ceux qui enseignaient riiuinilité et le désintéres-
sement ; il conclut qu'Ituriel avait de bonnes raisons pour détruire
toute cette engeance.
VIII, Retiré chez lui, il envoya chercher des livres nouveaux
pour adoucir son chagrin, et il pria quelques lettrés à dîner pour
se réjouir. Il en vint deux fois plus qu'il n'en avait demandé,
comme les guêpes que le miel attire. Ces parasites se pressaient
démanger et de parler; ils louaient deux sortes de personnes,
les morts et eux-mêmes, et jamais leurs contemporains, excepté
le maître de la maison. Si quelqu'un d'eux disait un bon mot,
les autres baissaient les yeux et se mordaient les lèvres de douleur
de ne l'avoir pas dit. Ils avaient moins de dissimulation que les
mages, parce qu'ils n'avaient pas de si grands objets d'ambition.
Chacun d'eux briguait une place de valet et une réputation de
grand homme; ils se disaient en face des choses insultantes, qu'ils
croyaient des traits d'esprit-. Ils avaient eu quelque connaissance
de la mission de Babouc. L'un d'eux le pria tout bas d'exterminer
un auteur qui ne l'avait pas assez loué il y avait cinq ans ; un
autre demanda la perte d'un citoyen qui n'avait jamais ri à ses
1. Tel est le lexlc de 1748 cl do toutes les autres éditions. Mais l'édition do
]7jO, que j'aurais pcut-ùtie dû suivi-c, ])or(e :
« ... par derrièi'O. Il est évident que le monde va linii- : no poumcz-vous point,
.•ivant cette belle épo((iic, nous piotéfior conlic le giand-lania? — Quel {galimatias,
dit lîabouc; contre le f,'rand-lania? contre ce pontile-roi qui réside au Titihet ? — Oui,
dit le j)Ctit demi-mage avec un air opini;\iro, <'ontrc lui-même. — Vous lui faites donc
la guerre, vous avez donc des armées? dit lîabonr. — Non. dit l'auli-o. mais nous
avons écrit contrclui (rois ou quatre mille gros livres qu'on ne lit point, cl autant
<lo brorliures, ((ue nous faisons lire par d(>s femmes : à peine a-t-il entendu, etc.» (B.)
'2. Cctti' phrase et la suivante furoiii ajuutéiîs en 17")0. Les éditions de 1748
't 17")(l portiMit : « traits d'esjn-it. l.<' ic|)as Uni, etc. » (B.)
VISION DE BABOUC. M
comédies; un troisième demanda l'extinction de l'Académie,
parce qu'il n'avait jamais pu parvenir à y être admis. Le repas
fini, chacun d'eux s'en alla seul, car il n'y avait pas dans toute la
troupe deux hommes qui pussent se souffrir, ni même se parler
ailleurs que chez les riches qui les invitaient à leur table. IJabouc
jugea qu'il n'y aurait pas grand mal quand cette vermine périrait
dans la destruction générale.
IX. Dès qu'il se fut défait d'eux, il se mit à lire quelques
livres nouveaux. Il y reconnut l'esprit de ses convives. Il vit sur-
tout avec indignation ces gazettes de la médisance, ces archives
du mauvais goût, que l'envie, la bassesse et la faim, ont dictées ;
ces lâches satires où l'on ménage le vautour et où l'on déchire
!a colombe; ces romans dénués d'imagination, où l'on voit tant
de portraits de femmes que l'auteur ne connaît pas.
Il jeta au feu tous ces détestables écrits, et sortit pour aller le
soir à la promenade. On le présenta à un vieux lettré qui n'était
point venu grossir le nombre de ses parasites. Ce lettré fuyait tou-
jours la foule, connaissait les hommes, en faisait usage, et se
communiquait avec discrétion. Babouc lui parla avec douleur de
ce qu'il avait lu et de ce qu'il avait vu.
« Vous avez lu des choses bien méprisables, lui dit le sage
lettré ; mais dans tous les temps, dans tous les pays, et dans tous
les genres, le mauvais fourmihe, et le bon est rare. Vous avez
reçu chez vous le rebut de la pédanterie, parce que, dans toutes
les professions, ce qu'il y a de plus indigne de paraître est toujours
ce qui se présente avec le plus d'impudence. Les véritables sages
vivent entre eux retirés et tranquilles; il y a encore parmi nous
des hommes et des livres dignes de votre attention. » Dans le
temps qu'il parlait ainsi, un autre lettré les joignit ; leurs discours
furent si agréables et si instructifs, si élevés au-dessus des pré-
jugés et si conformes à la vertu, que Babouc avoua n'avoir jamais
rien entendu de pareil. « Voilà des hommes, disait-il tout bas,,
à qui l'ange Ituriel n'osera toucher, ou il sera bien impitoyable. »
Raccommodé avec les lettrés, il était toujours en colère contre
le reste de la nation. « Vous êtes étranger, lui dit l'homme judi-
cieux qui lui parlait; les abus se présentent à vos yeux en foule,
et le bien , qui est caché et qui résulte quelquefois de ces abus
mêmes, vous échappe. » ^ Alors il apprit que parmi les lettrés il
1. Ce texte est de 1756. Dans les éditions de 1748 et 1750, on lit :
M .... vous échappe. Alors ils le menèrent chez le principal mage, qu'on appe-
42 LE MONDE COMME IL VA,
y en avait quelques-uns qui n'étaient pas envieux , et que parmi
les mages même il y en avait de vertueux. Il conçut à la fin que
ces grands corps, qui semblaient en se choquant préparer leurs
communes ruines, étaient au fond des institutions salutaires;
que chaque société de mages était un frein à ses rivales; que si
ces émules différaient dans quelques opinions, ils enseignaient
tous la même morale, qu'ils instruisaient le peuple, et qu'ils
vivaient soumis aux lois ; semblables aux précepteurs qui veillent
sur le fils de la maison, tandis que le maître veille sur eux-
mêmes. Il en pratiqua plusieurs, et vit des âmes célestes. Il apprit
môme que parmi les fous ^ qui prétendaient faire la guerre au
grand-lama, il y avait eu de très-grands hommes. Il soupçonna
enfin qu'il pourrait bien en être des mœurs de Persépolis comme
des édifices, dont les uns lui avaient paru dignes de 'pitié, et les
autres l'avaient ravi en admiration.
X. Il dit à son lettré : '( Je conçois très-bien que ces mages,
que j'avais crus si dangereux, sont en effet très-utiles, surtout
quand un gouvernement sage les empêche de se rendre trop
nécessaires ; mais vous m'avouerez au moins que vos jeunes magis-
trats, qui achètent une charge de juge dès qu'ils ont appris à
monter à cheval, doivent étaler dans les^ tribunaux tout ce que
l'impertinence a de plus ridicule, et tout ce que l'iniquité a de
plus pervers; il vaudrait mieux sans doute donner ces places
gratuitement ù ces vieux jurisconsultes qui ont passé toute leur
vie à peser le pour et le contre. »
Le lettré lui répliqua : (( Vous avez vu notre armée avant d'ar-
river à Persépolis; vous savez que nos jeunes officiers se battent
très-bien, quoiqu'ils aient acheté leurs charges : peut-être verrez-
vous que nos jeunes magistrats ne jugent pas mal, quoiqu'ils
aient payé pour juger. »
Il le mena le lendemain au grand tribunal, où l'on devait
lait le surveillant, lîahoiir \it dans i-e mage nn hoinnic digiio (i't'-ti'O à la tc'^te des
justes; il sut qu'il y en avait beaucoup ((ui lui rcsscnihlaiiMi!. 11 courut même
que ces grands corjjs, etc. n
Le mot évOque, en latin Piiisropits, vient du ritc epixcoims, qui veut dire
inspecteur. En 1748 et tT.jO. l'archevO'que de Paris était Christophe de Beanmont,
alors récemment nommé, mais qui se rendit hienlot ridicule cl odieux à tout
Paris (voyez tome XVL pajje 80). Beaumont, vimjl-cinq ans après, no permit pas
qu'à la mort de Voltaire on fit le sei'vice d'usage jus([uo-l;i jjour cluupie membre
tic l'.\cad(''mi(; française. (B.)
L Les jansénistes.
'2. I/édiliou de 17ôO porte leurs. (B.)
VISION DE BABOUC. 43
rendre un arrêt important. La cause était connue de tout le
monde. Tous ces vieux avocats qui en parlaient étaient flottants
dans leurs opinions; ils alléguaient cent lois, dont aucune n'était
applicable au fond de la question; ils regardaient l'affaire par
cent côtés, dont aucun n'était dans son vrai jour : les juges déci-
dèrent plus vite que les avocats ne doutèrent. Leur jugement fut
presque unanime ; ils jugèrent bien, parce qu'ils suivaient les
lumières de la raison ; et les autres avaient opiné mal, parce qu'ils
n'avaient consulté que leurs livres.
Babouc conclut qu'il y avait souvent de très-bonnes choses
dans les abus. Il vit dès le jour même que les richesses des finan-
ciers, qui l'avaient tant révolté, pouvaient produire un effet ex-
cellent, car, l'empereur ayant eu besoin d'argent, il trouva en
une heure, par leur moyen, ce qu'il n'aurait pas eu en six mois
par les voies ordinaires; il vit que ces gros nuages, enflés de la
rosée de la terre, lui rendaient en pluie ce qu'ils en recevaient '.
D'ailleurs, les enfants de ces hommes nouveaux, souvent mieux
élevés que ceux des familles plus anciennes, valaient quelquefois
beaucoup mieux : car rien n'empêche qu'on ne soit un bon juge,
un brave guerrier, un homme d'État habile , quand on a eu un
père bon calculateur.
XL Insensiblement Babouc faisait grâce à l'avidité du finan-
cier, qui n'est pas au fond plus avide que les autres hommes, et
qui est nécessaire -. Il excusait la folie de se ruiner pour juger et
pour se battre, folie qui produit de grands magistrats et des
héros. Il pardonnait à l'envie des lettrés, parmi lesquels il se
trouvait des hommes qui éclairaient le monde ; il se réconciliait
avec les mages ambitieux et intrigants, chez lesquels il y avait
plus de grandes vertus encore que de petits vices; mais il lui
restait bien des griefs, et surtout les galanteries des dames; et
les désolations qui en devaient être la suite le remplissaient d'in-
quiétude et d'effroi.
Comme il voulait pénétrer dans toutes les conditions humaines,
il se fit mener chez un ministre; mais il tremblait toujours en
chemin que quelque femme ne fût assassinée en sa présence par
son mari. Arrivé chez l'homme d'État, il resta deux heures dans
1. Voyez dans les Mélanges, année 1749, le morceau intitulé Embellissements
de Paris.
2. L'édition de 1750 porte : « très-nécessaire. » (B.)
U LE MONDE COMME IL VA,
l'antichambre sans être annoncé, et deux heures encore après ^^
l'avoir été. 11 se promettait bien dans cet intervalle de recom- ^w^^
mander à Fange Ituriel et le ministre et ses insolents huissiers, ^
L'antichambre était remplie de dames de tout étage, de mages
de toutes couleurs, déjuges, de marchands, d'officiers, de pédants; ,
tousse plaignaient du ministre. L'avare et l'usurier disaient : « Sans
doute cet homme-là pille les provinces; » le capricieux lui repro-
chait d'être bizarre ; le voluptueux disait : « 11 ne songe qu'à ses
plaisirs; » l'intrigant se flattait de le voir bientôt perdu par une
\,^ cabale ; les femmes espéraient qu'on leur donnerait bientôt un
^ fflîîTîstre plus jeune.
Babouc entendait leurs discours : il ne put s'empêcher de dire :
« Voilà un homme bien heureux, il a tous ses ennemis dans son
antichambre; il écrase de son pouvoir ceux qui l'envient; il voit
à ses pieds ceux qui le détestent. » 11 entra enfin ; il vit un petit
vieillard courbé sous le poids des années et des affaires, mais
encore vif et plein d'esprit \
Babouc lui plut, et il parut à Babouc un homme estimable.
La conversation devint intéressante. Le ministre lui avoua qu'il
était un homme très-malheureux, qu'il passait pour riche, et qu'il
était pauvre; qu'on le croyait tout-puissant, et qu'il était toujours
contredit ; qu'il n'avait guère obligé que des ingrats, et que dans un
travail continuel de quarante années il avait eu à peine un moment
de consolation. Babouc en fut touché, et pensa que, si cet homme
avait fait des fautes, et si l'ange Ituriel voulait le punir, il ne fal-
lait pas l'exterminer, mais seulement lui laisser sa place.
Xll. Tandis qu'il parlait au ministre entre brusquement la
belle dame chez qui Babouc avait dîné; on voyait dans sea'yeux
et sur son front les symptômes de la douleur et de la colère. Elle
éclata en reproches contre l'homme d'État, elle versa des larmes;
elle se plaignit avec amertume de ce qu'on avait refusé à son
mari une place où sa naissance lui permettait d'aspirer, et que
ses services et ses blessures méritaient; elle s'exprima avec tant
de force, elle mit tant de grâces dans ses plaintes, elle détruisit
les objections avec tant d'adresse, elle fit valoir les raisons avec
tant d'éloquence, qu'elle ne sortit point de la chambre sans avoir
fait la fortune de son mari.
Babouc lui donna la main : « Est-il possible, madame, lui dit-il,
1. C'est h; canlinal ûi' Klcury ((iic \ollaiic (Irsii^iie ici; il fii l'ail cnooro l'clogc
dans le Paiii'ijijiiqin' de Luitis AT (vayez Mi'laiiin'f, année 17 i8).
VISION 1)1- HAIiOLC. ]:,
que vous vous soyez donné toute celte peine pour un homme que
vous n'aimez point, et dont vous avez tout à craindre? — Ln
liomme que je n'aime point! s'écria-t-elio; sachez que mon mari
est le meilleur ami que j'aie au monde, qu"il n'y a rien que je ne
lui sacrifie, hors mon amant; et qu'il ferait tout pour moi, hors
de quitter sa maîtresse. Je veux vous la faire connaître : c'est une
femme charmante, pleine d'esprit, et du meilleur caractère du
monde; nous soupons ensemble ce soir avec mon mari et mon
petit mage, venez partager notre joie. »
La dame mena Habouc chez elle. Le mari, qui était enfin arrivé
plongé dans la douleur, revit sa femme avec des transports d'allé-
gresse et de reconnaissance : il embrassait tour à tour sa femme,
sa maîtresse, le petit mage, et Babouc. L'union, la gaieté, l'esprit,
et les grâces, furent l'àme de ce repas. « Apprenez, lui dit la belle
dame chez laquelle il soupait, que celles qu'on appelle quelque-
fois de malhonnêtes femmes ont presque toujours le mérite d'un
très-honnête homme; et pour vous en convaincre, venez demain
dîner avec moi chez la belle ïéone '-. Il y a quelques vieilles ves-
tales qui la déchirent ; mais elle fait plus de bien qu'elles toutes
ensemble. Elle ne commettrait pas une légère injustice pour le
plus grand intérêt; elle ne donne à son amant que des conseils
généreux; elle n'est occupée que de sa gloire-: il rougirait devant
elle s'il avait laissé échapper une occasion de faire du bien, car
rien n'encourage plus aux actions vertueuses que d'avoir pour
témoin et pour juge de sa conduite une maîtresse dont on veut
mériter l'estime. »
Babouc ne manqua pas au rendez-vous. Il vit une maison où
régntiient tous les plaisirs, Téone régnait sur eux; elle savait par-
ler à chacun son langage. Son esprit naturel mettait à son aise
celui des autres; elle plaisait sans presque le vouloir; elle était
aussi aimable que bienfaisante; et, ce qui augmentait le prix de
toutes ses bonnes qualités, elle était belle.
Babouc, tout Scythe et tout envoyé qu'il était d'un génie, s'a-
perçut que, s'il restait encore à Persépolis, il oublierait Ituriel
pour Téone. Il s'affectionnait à la ville, dont le peuple était poh,
doux et bienfaisant, quoique léger, médisant, etplein de Aanité.
Il craignait que Persépolis ne fût condamnée ; il craignait même
le compte qu"il allait rendre.
1. On a prétendu que sous le nom de Téone, Voltaire désignait W" du Chà-
telet; ce serait plutôt la marquise de Pompadour. (B.]
16 LE MONDE COMME IL VA, VISION DE BABOUC.
Voici comme il s'y prit pour rendre ce compte. Il fit faire par
le meilleur fondeur de la ville une petite statue composée de tous
les métaux, des terres et des pierres les plus précieuses et les plus
viles; il la porta à Ituriel : « Casserez-vous, dit-il, cette jolie sta-
tue parce que tout n'y est pas or et diamants? » Ituriel entendit
à demi-mot; il résolut de ne pas même songer à corriger Persé-
polis, et de laisser aller te monde comme il va; « car, dit-il, si tout
n'est pas bien, tout est passable^ «.On laissa donc subsister Persépolis,
et BaLouc fut bien loin de se plaindre, comme Jonas, qui se lâcha
de ce qu'on ne détruisait pas Ninive^ Mais quand on a été trois
jours dans le corps d'une baleine, on n'est pas de si bonne hu-
meur que quand on a été à l'opéra, à la comédie, et qu'on a soupe
en bonne compagnie.
1. Fin du chapitre en 1748 et 1750. Le reste fut ajouté en 1756. (B.)
2. Voyez, dans la Bible, le chapitre iv de Jonas.
FIN DE LA VISION DE BABOUC.
LE
CROCHETEUR BORGNE
(1746)
Nos deux yeux ne rendent pas notre condition meilleure; l'un
nous sert à voir les biens, et l'autre, les maux de la vie: bien des
gens ont la mauvaise habitude de fermer le premier, et bien peu
ferment le second : voilà pourquoi il y a tant de gens qui aime-
raient mieux être aveugles que de voir tout ce qu'ils voient. Heu-
reux les borgnes qui ne sont privés que de ce mauvais œil qui
gâte tout ce qu'on regarde ! Mesrour en est un exemple.
Il aurait fallu être aveugle pour ne pas voir que Mesrour était
borgne. Il Tétait de naissance; mais c'était un borgne si content
de son état qu'il ne s'était jamais avisé de désirer un autre œil.
Ce n'étaient point les dons de la fortune qui le consolaient des
torts de la nature, car il était simple crocheteur, et n'avait
d'autre trésor que ses épaules; mais il était heureux, et il mon-
trait qu'un œil de plus et de la peine de moins contribuent bien
peu au bonheur : l'argent et l'appétit lui venaient toujours en
proportion de l'exercice qu'il faisait ; il travaillait le matin, man-
geait et buvait le soir, dormait la nuit, et regardait tous ses jours
comme autant de vies séparées; en sorte que le soin de l'avenir
ne le troublait jamais dans la jouissance du présent. Il était,
comme vous le voyez, tout à la fois borgne, crocheteur, et phi-
losophe.
Il vit par hasard ^ passer dans un char brillant une grande
1. L'édition de 1774, celle du Journal des dames, de M™^ de Princen, dont
Beuchot a parlé dans son Avertissement en tête de ce volume, présente une
grande variante; on y lit :
« Un jour qu'il s'était levé plus matin qu'à son ordinaire, parce que certaine
liqueur, qui lui était familière, l'avait forcé de se coucher la veille un peu plus
tôt que de coutume, il aperçut au crépuscule (car d'un seul œil on l'aperçoit)
quelque chose qui luisait parmi des chiffons. Tout est sujet d'espoir pour un
pauvre crocheteur; Mesrour crut avoir trouvé la fortune même, quand il eut
21. — Romans. 2
18 LE CROCHETEUR BORGNE.
princesse qui avait un œil de plus que lui, ce qui ne l'empêclia
pas de la trouver fort belle; et, comme les borgnes ne diffèrent
des autres hommes qu'en ce qu'ils ont un œil de moins, il en
devint épcrdumcnt amoureux. On dira peut-être que, quand on
est croclieteur et borgne, il ne faut point être amoureux, surtout
d'une grande princesse, et, qui plus est, d'une princesse qui a
deux yeux. Je conviens qu'on a ^ bien à craindre de ne pas plaire;
cependant, comme il n'y a point d'amour sans espérance, et que
notre croclieteur aimait, il espéra. Comme il avait plus de jambes
que d'yeux, et qu'elles étaient bonnes, il suivit l'espace de quatre
lieues le char de sa déesse-, que six grands chevaux blancs traî-
naient avec une grande rapidité. La mode dans ce temps-là,
parmi les dames, était de voyager sans laquais et sans cocher, et
de se mener elles-mêmes; les maris voulaient qu'elles fassent
toujours seules afin d'être plus sûrs de leur vertu, ce qui est
directement opposé au sentiment des moralistes, qui disent qu'il
n'y a point de vertu dans la solitude.
Mesrour courait toujours à côté des roues du char, tournant
son bon œil du côté de la dame, qui était étonnée de voir un
borgne de cette agilité. Pendant qu'il prouvait ainsi qu'on est
infatigable pour ce qu'on aime, une bête fauve, poursuivie par
des chasseurs, traversa le grand chemin et effraya les chevaux,
qui, ayant pris le mors aux dents, entraînaient la belle dans un
précipice; son nouvel amant, plus effrayé encore qu'elle, quoi-
qu'elle le fût beaucoup, coupa les traits avec une adresse mer-
veilleuse ; les six chevaux blancs firent seuls le saut périlleux, et
la dame, qui n'était pas moins blanche qu'eux, en fut quitte pour
la peur. « Qui que vous soyez, lui dit-elle, je n'oublierai jamais
que je vous dois la vie; demandez-moi tout ce que vous voudrez;
tout ce que j'ai est îi vous. — Ah ! je puis avec bien plus de raison,
répondit Mesrour, vous en offrir autant ; mais, en vous l'offrant,
je vous en offrirai toujours moins: car je n'ai qu'un œil, et vous
en avez deux ; mais un œil qui vous regarde vaut mieux que
deux yeux qui ne voient point les vôtres. »
La dame sourit, car les galanteries d'un borgne sont toujours
des galanteries, et les galanteries font toujours sourire. « Je vou-
drais bien pouvoir vous donner un autre œil, lui dit-elle, mais
ramassé un anneau d'or sur lequel é( aient gravés des caractères inconnus pour
lui, et qui l'eussent été pour bien d'autres. A peine eut-il mis cet anneau à son
doigt qu'il vit passer dans un char brillant, etc. »
1. « Qu'il y a bien à craindre. » 177i.
2. Il De su divinité. » 177i.
LE CROCHETEUR BORGNE. 19
votre mère pouvait seule vous faire ce présent-là; suivez-moi tou-
jours. » A ces mots elle descend de son char et continue sa route
à pied; son petit chien descendit aussi, et marchait à pied à côté
d'elle, aboyant après l'étrange 1 figure de son écuyer. J'ai tort de
lui donner le titre d'écuyer, car il eut beau ofTrir son bras, la
dame ne voulut jamais l'accepter, sous prétexte qu'il était trop
sale ; et vous allez voir quelle fut la dupe de sa propreté : elle
avait de fort petits pieds, et des souliers encore plus petits que
ses pieds, en sorte qu'elle n'était ni faite ni chaussée de manière
à soutenir une longue marche.
De jolis pieds consolent davoir de mauvaises jambes, lors-
qu'on passe sa vie sur sa chaise longue au milieu d'une foule de
petits-maîtres; mais à quoi servent des souliers brodés en paillettes
dans un chemin pierreux, où ils ne peuvent être vus que par un
crocheteur, et encore par un crocheteur qui n'a qu'un œil ? Méli-
nade (c'est le nom de la dame, que j'ai eu mes raisons pour ne pas
dire jusqu'ici, parce qu'il n'était pas encore fait) avançait comme
elle pouvait, maudissant son cordonnier, déchirant ses souliers,
écorchant ses pieds, et se donnant des entorses à chaque pas. Il y
avait environ une heure et demie qu'elle marchait du train des
grandes dames, c'est-à-dire qu'elle avait déjà fait près d'un quart
de lieue, lorsqu'elle tomba de fatigue sur la place.
Le Mesrour-, dont elle avait refusé les secours pendant qu'elle
était debout, balançait à les lui offrir, dans la crainte de la salir
en la touchant: car il savait bien qu'il n'était pas propre, la dame
le lui avait assez clairement fait entendre ', et la comparaison qu'il
avait faite en chemin entre lui et sa maîtresse^ le lui avait fait
voir encore plus clairement. Elle avait une robe d'une légère
étoffe d'argent, semée de guirlandes de fleurs, qui laissait briller
la beauté de sa taille; et lui avait un sarrau brun, taché en mille
endroits, troué, et rapiécé en sorte que les pièces étaient à côté
des trous, et point dessus, où elles auraient pourtant été plus à
leur place; il avait comparé ses mains nerveuses et couvertes de
durillons ^ avec deux petites mains plus blanches et plus délicates
que les lis; enfin il avait vu les beaux cheveux blonds de 3Iéli-
1. L'édition de Kehl porte « étrangère ». -\ous n"hésitons pas à suivre ici le
texte de 1774.
2. L'édition de 1774 porte seulement « Mesrour ».
3. « Le lui avait fait entendre assez clairement. » 1774.
4. it Entre lui et la princesse. » 1774.
5. Les éditions de Kehl portent : h nerveuses et converties en durillons n. Ici
encore nous suivons l'édition de 1774.
20 LE CROCHETEUR BORGNE.
nade, qui paraissaient à travers un léger voile de gaze, relevés
les uns eu tresse et les autres en boucles, et il n'avait à mettre
à côlé de cela que des crins noirs, hérissés, crépus, et n'ayant
pour tout ornement qu'un turban déchiré.
* Cependant Mélinade essaye de se relever, mais elle retombe
bientôt, et si malheureusement que ce qu'elle laissa voir à
Mesrour lui ôta le peu de raison que la vue du visage de la prin-
cesse avait pu lui laisser. Il oublia qu'il était crocheteur, qu'il
était borgne, et il ne songea plus à la distance que la fortune
avait mise entre Mélinade et lui ; à peine se souvint-il qu'il était
amant, car il manqua à la délicatesse qu'on dit inséparable d'un
véritable amour, et qui en fait quelquefois le charme, et, plus
souvent, l'ennui; il se servit des droits que son état de croche-
teur lui donnait à la brutalité, il fut brutal et heureux. La prin-
cesse alors était sans doute évanouie, on bien elle gémissait sur
son sort; mais, comme elle était juste, elle bénissait sûrement le
destin de ce que toute infortune porte avec elle sa consolation.
La nuit avait étendu ses voiles sur l'horizon, et elle cachait
de son ombre le véritable bonheur de Mesrour, et les prétendus
malheurs de Mélinade ; Mesrour goûtait les plaisirs des parfaits
amants, et il les goûtait en crocheteur, c'est-à-dire (à la honte
de riiumanité) de la manière la plus parfaite ; les faiblesses de
Mélinade lui reprenaient à chaque instant, et à chaque instant
son amant reprenait des forces. « Puissant Mahomet! dit-il une
fois en homme transporté, mais en mauvais catholique, il ne
1. Voici ce qu'on lit dans l'édition de 1774 :
« Mais pendant que nous nous arrêtons à la dcscriplion des deux personnages,
nous oublions que la pauvre Mélinade est à terre très-cmbariasséo. Un sommeil
subit, et qui vint pourtant bien à propos, absorba dans un instant les idées
fâcheuses que lui donnait sa situation désagréable. La voilà donc endormie, et
c'est, comme vous voyez, tant mieux pour elle : la nuit avait étendu ses voiles
sur l'horizon ; Mesrour ne voyait plus que faiblement l'objet de sa nouvelle
ardeur, et comme il ne l'entendait plus (puisqu'elle ne disait mot), l'illusion
allait en diminuant, et l'envie de dormir en augmentant. Plus d'un homme, sans
Cire ni crocheteur, ni borgne, ni philosophe, a connu cet cflet de l'obscurité.
Aussi ne voit-on que les poètes chagrins et les amants espagnols chanter les res-
sources de la nuit. iNotre Mesrour n'y entendait point tant de finesse, et croj'ant
seulement qu'il était glorieux d'imiter une grande princesse, il se coucha aussi
sur la terre déjà humide de rosée; mais par un certain rcsi)ect, dont un croche-
teur même ne peut se défendre, il s'éloigna de quelques pas du canapé pierreux
qu'avait choisi la belle fatiguée.
(I Cependant les génies, amis des hommes, travaillaient au bonheur de notre
borgne, ainsi qu'à celui de Mélinade. Cette belle se Ireuva transi)(jrtée dans un
lieu enchanté avec un jeune homnii- d'un taille noble, dont le visage ressemblait
à l'astre, etc. »
LE CROCIIETEUR BORGNE. 21
manque à ma félicité que d'être sentie par celle qui la cause;
pendant que je suis dans ton paradis, divin prophète, accorde-
moi encore une faveur, c'est d'être aux yeux de Mélinade ce
qu'elle serait à mon œil s'il faisait jour; » il finit de prier, et
continua de jouir. L'aurore, toujours trop diligente pour les
amants, surprit Mesrour et Mélinade dans l'attitude où elle aurait
pu être surprise elle-même un moment auparavant avec Tithon ;
mais quel fut l'étonnement de Mélinade quand, ouvrant les
yeux aux premiers rayons du jour, elle se vit dans un lieu
enchanté, avec un jeune homme d'une taille noble, dont le
visage ressemblait à l'astre dont la terre attendait le retour! Il
avait des joues de rose, des lèvres de corail; ses grands yeux
tendres et vifs tout à la fois exprimaient et inspiraient la volupté ^ ;
son carquois d'or, orné de pierreries, était suspendu à ses épaules,
et le plaisir seul faisait sonner ses flèches : sa longue chevelure,
retenue par une attache de diamants, flottait librement sur ses
reins, et une étoffe transparente, brodée de perles, lui servait
d'habillement, et ne cachait rien de la beauté de son corps.
u Où suiS"je, et qui êtes-vous? s'écria Mélinade dans l'excès
de sa surprise. — Vous êtes, répondit-il, avec le misérable qui
a eu le bonheur de vous sauver la vie, et qui s'est si bien payé
de ses peines. »
Mélinade, aussi aise qu'étonnée, regretta que la métamorphose
de Mesrour n'eût pas commencé plus tôt. Elle s'approche d'un
palais brillant qui frappait sa vue, et lit cette inscription sur
la porte : a Éloignez-vous, profanes ; ces portes ne s'ouvriront que
pour le maître de l'anneau. »
1. On lit dans l'édition de 1774:
<( Exprimaient et inspiraient le sentiment le plus doux. Son carquois d'or
était suspendu à ses épaules, et ses flèches paraissaient autant de traits vain-
queurs. Sa longue chevelure, retenue par une attache de diamants, flottait au
gré des zéphyrs, et une étoffe transparente, brodée de perles, lui servait d'habil-
lement.
« Où suis-je, et qui êtes-vous"? s'écria Mélinade dans l'excès de sa surprise. —
«Vous êtes, répondit le beau jeune homme, avec le misérable qui a eu le bonheur
Il de vous sauver la vie, et qui n'a eu pour récompense que le plaisir de coucher
«sur la terre humide auprès de vous, tandis que vous dormiez sans vous embar-
«rasser de son sort. »
« Mélinade, de plus en plus étonnée, fut pourtant bien aise de la métamor-
phose du borgne, et sa reconnaissance la fit remercier les dieux, des dons qu'ils
avaient faits a Mesrour. La princesse avançait toujours pour voir quelle serait la
fin de cet enchantement, et de temps en temps jetait un coup d'œil à la dérobée
sur son conducteur, qui, n'étant plus borgne, voyait des deux yeux les tendres
regards de Mélinade.
« Ils approchent tous deux d'un palais brillant : la princesse y lit, etc. )•
22 LE CROCHETEUR BORGNE.
iAIesrour^ s'approclie à son tour pour lire la même inscrip-
tion ; mais il vit d'autres caractères, et lut ces mots : « Frappe
sans crainte. » Il frappa, et aussitôt les portes s'ouvrirent d'elles-
mêmes avec un grand bruit. Les deux amants- entrèrent, au
son de mille voix et de mille instruments, dans un vestibule de
marbre de Paros ; de là ils passèrent dans une salle superbe, où
un festin délicieux les attendait depuis^ douze cent cinquante
ans, sans qu'aucun des plats fût encore refroidi*: ils se mirent
à table, et furent servis chacun par mille esclaves de la plus
grande beauté; le repas fut entremêlé de concerts et de danses;
et, quand il fut fini , tous les génies vinrent dans le plus grand
ordre, partagés en différentes troupes, avec des habits aussi ma-
gnifiques que singuliers, prêter serment de fidélité au maître de
l'anneau ^ et baiser le doigt sacré auquel il le portait.
Cependant il y avait à Bagdad un musulman fort dévot qui,
ne pouvant aller se laver dans la mosquée, faisait venir l'eau de
la mosquée chez lui, moyennant une légère rétri])ution qu'il
payait au prêtre. Il venait de faire la cinquième ablution, pour
se disposer à la cinquième prière ; et sa servante, jeune étourdie
très-peu dévote, se débarrassa de l'eau sacrée en la jetant par la
fenêtre. Elle tomba sur un malheureux endormi profondément
au coin d'une borne qui lui servait de chevet. Il fut inondé, et
s'éveilla. C'était le pauvre Mesrour, qui, revenant de son séjour
enchanté, avait perdu dans son voyage l'anneau de Salomon. Il
avait quitté ses superbes vêtements, et repris son sarrau ; son
beau carquois d'or était changé en crochets de bois, et il avait *"',
pour comble de malheur, laissé un de ses yeux en chemin. Il se
\. (( Mesrour lit à son tour; mais il y voit d'autres caractères : « Frappe sans
« crainte. » disait, l'inscription. Il frappa, etc. » 177-4.
2. « I.es doux enchantés. » 1774.
3. 'I Depuis des siècles, sans, etc. » t77i.
A. " Les fîènies ont toujours cette sage précaution dans leurs apprêts. Mesi-oui
et Mèlinade se mirent à table, et furent servis par mille esclaves, etc. » 177't.
5. « Au maître de l'anneau. »
« Dans ce même temps, une servante de Magdad jette une cuvette par l.i
fenôtre: un maliieurcux, profondément endormi au coin d'une borne (|iii hii
servait de chevet, fut inondé, et s'éveilla. C'était, etc. » 1774.
G. <( Kt il avait perdu, pour comble de malheur, un de ses yeux en chemin.
Il se rossouvihl alors de la quantité de liqueiii- qu'il avait ])ue la veille : elle avait
assoupi SCS sens et échaufl'é son imaf^ination, au point qu'il avait cru s'être
éveillé, avoir trouvé un anneau, et jouir de tout le bonheur dont il conservait le
souvenir.
» 11 avait jusque-là aimé l'eau-de-vie par goût; il commença à l'aimer, etc. »
1774.
LE CROCHETEUR BORGNE. 23
ressouvint alors qu'il avait bu la veille une grande quantité
d'eau-de-vie qui avait assoupi ses sens et écliauiïé son imagina-
tion.
Il avait jusque-là aimé cette liqueur par goût : il commença
à l'aimer par reconnaissance, et il retourna avec gaieté à son
travail, bien résolu d'en employer le salaire à acheter les moyens
de retrouver! sa clière Mélinade. Un autre se serait désolé d'être
un vilain Lorgne, après avoir eu deux beaux yeux; d'éprouver
les refus- des balayeuses du palais, après avoir joui des faveurs
d'une princesse plus belle que les maîtresses du calife, et d'être
au service de tous les bourgeois de Bagdad, après avoir régné
sur tous les génies; mais Mesrour n'avait point l'œil qui voit le
mauvais côté des choses^.
1. (( Revoir. » 1774.
2. « Les rebuts des poissardes, après avoir été regardé favorablement par une
grande princesse, et d'être au service, etc. » 1774.
3. L'édition de 1774 est terminée par cette phrase : « Combien de gens seraient
heureux, s'ils oubliaient aussi facilement les songes agréables que la fortune leur
a fait faire 1 »
FIN DL CROCHETEUR BORGNE.
COSI-SÂNCTA
L'X PETIT MAL POLP. L\ GP.AXD BIE\
NOUVELLE AFRICAINE
(1746)
C'est une maxime faussement établie qu'il n'est pas permis de
faire un petit mal dont un plus grand bien pourrait résulter.
Saint Augustin a été entièrement de cet avis, comme il est aisé
de le voir dans le récit de cette petite aventure arrivée dans son
diocèse, sous le proconsulat de Septimus Acindynus, et rapportée
dans le livre de la CM de Dieu ^
Il y avait à Hippone un vieux curé, grand inventeur de con-
fréries, confesseur de toutes les jeunes ûlles du quartier, et qui pas-
sait pour un homme inspiré de Dieu parce qu'Use mêlait de dire
la bonne aventure, métier dont il se tirait assez passablement.
On lui amena un jour une jeune fille nommée Cosi-Sancta :
c'était la plus belle personne de la province. Elle avait un père et
unemère jansénistes, qui l'avaient élevée dans les principes de la
vertu la plus rigide ; et de tous les amants quelle avait eus, aucun
n'avait pu seulement lui causer, dans ses oraisons, un moment
de distraction. Elle était accordée depuis quelques jours à un
petit vieillard ratatiné, nommé Capito, conseiller au présidial
d'Hippone. C'était un petit homme bourru et chagrin, qui ne
manquait pas d'esprit, mais qui était pincé dans la conversation,
ricaneur, et assez mauvais plaisant; jaloux d'ailleurs comme un
Vénitien, et qui pour rien au monde ne se serait accommodé
d'être l'ami des galants de sa femme. La jeune créature faisait
tout ce qu'elle pouvait pour l'aimer, parce qu'il devait être son
mari ; elle y allait de la meilleure foi du monde, et cependant
n'y réussissait guère.
1. Voyez Bajie, article Acindym?. [Note de Voltaire.)
26 COSI-SAXCTA.
Elle alla consulter son curé, pour savoir si son mariage serait
heureux. Le bon homme lui dit d'un ton de prophète : « Ma fille,
ta vertu causera bien des malheurs; mais tu seras un jour cano-
nisée pour avoir fait trois infidélités à ton mari, »
Cet oracle étonna et embarrassa cruellement l'innocence de
cette belle fille. Elle pleura ; elle en demanda TexpUcation, croyant
que ces paroles cachaient quelque sens mystique ; mais toute
l'explication qu'on lui donna fut que les trois fois ne devaient
point s'entendre de trois rendez-vous avec le même amant, mais
de trois aventures différentes.
Alors Cosi-Sancta jeta les hauts cris ; elle dit même quelques
injures au curé, et jura qu'elle ne serait jamais canonisée. Elle le
fut pourtant, comme vous fallez voir.
Elle se maria bientôt après : la noce fut très-galante ; elle
soutint assez bien tous les mauvais discours qu'elle eut à essuyer,
toutes les équivoques fades, toutes les grossièretés assez mal
enveloppées dont on embarrasse ordinairement la pudeur des
jeunes mariées^ Elle dansa de fort bonne grâce avec quelques
jeunes gens fort bien faits et très-jolis, à qui son mari trouvait le
plus mauvais air du monde.
Elle se mit au lit auprès du petit Capito, avec un peu de
répugnance. Elle passa une fort bonne partie de la nuit à dormir,
et se réveilla toute rêveuse. Son mari était pourtant moins le
sujet de sa rêverie qu'un jeune homme nommé Ribaldos, qui lui
avait donné dans la tête sans qu'elle en sût rien. Ce jeune homme
semblait formé par les mains de l'Amour ; il en avait les grûces,
la hardiesse et la friponnerie ; il était un peu indiscret, mais il ne
l'était qu'avec celles qui le voulaient bien : c'était la coqueluche
d'IIippone. Il avait brouillé toutes les femmes de la ville les unes
contre les autres, et il l'était avec tous les maris et toutes les
mères. 11 aimait d'ordinaire par étourderie, un peu par vanité;
mais il aima Cosi-Sancta par goût, et l'aima d'autant plus éper-
dument que la conquête en était plus difficile.
il s'attacha d'abord, en homme d'esprit, à plaire au mari. H
lui faisait mille avances, le louait sur sa bonne mine, et sur son
esprit aisé et galant. Il perdait contre lui de l'argent au jeu, et
avait tous les jours quelque confidence de rien ù lui faire. Cosi-
1. C'était encore l'usage dans la jeunesse de M. do Voltaire, nit'^nie dans la
hoiiiii' compagnie; mais ce ton n'est plus à la mode, n^rcc que, suivant la remarque
(Ir .l.-.l. Housscau et de plusieurs autours pi-aves. nous avons dégént'M'é de la pureté
di- 1111- ariciiMiiics iiKoiirs. (K.) — N'oyez encore sur cet usage la lettre de Voltaire
à 'l'Iiiniiii. en dair du .") juin 1738.
COSI-SAXCTA. 27
Sancta le trouvait le plus aimable du monde ; elle l'aimait déjà
plus qu'elle ne croyait ; elle ne s'en doutait point, mais son mari
s'en douta pour elle. Ouoiqu'il eût tout l'amour-propre qu'un
petit homme peut avoir, il ne laissa pas de se douter que les
visites de Ribaldos n'étaient pas pour lui seul. Il rompit avec lui
sur quelque mauvais prétexte, et lui défendit sa maison.
Cosi-Sancta en fut très-fàchée, et n'osa le dire ; et Ribaldos,
devenu plus amoureux par les difficultés, passa tout son temps
à épier les moments de la voir. 11 se déguisa en moine, en reven-
deuse à la toilette, en joueur de marionnettes ; mais il n'en fit
point assez pour triompher de sa maîtresse, et il en fit trop pour
n'être pas reconnu par le mari. Si Cosi-Sancta avait été d'accord
avec son amant, ils auraient si bien pris leurs mesures que le
mari n'aurait rien pu soupçonner; mais, comme elle combattait
son goût et qu'elle n'avait rien à se reprocher, elle sauvait tout,
hors les apparences ; et son mari la croyait très-coupable.
Le petit bonhomme, qui était très-colère, et qui s'imaginait
que son honneur dépendait de la fidélité de sa femme, l'outragea
cruellement, et la punit de ce qu'on la trouvait belle. Elle se
trouva dans la plus horrible situation où une femme puisse être :
accusée injustement, et maltraitée par un mari à qui elle était
fidèle, et déchirée par une passion violente qu'elle cherchait à
surmonter.
Elle crut que, si son amant cessait ses poursuites, son mari
pourrait cesser ses injustices, et qu'elle serait assez heureuse pour
se guérir d'un amour que rien ne nourrirait plus. Dans cette vue,
elle se hasarda d'écrire cette lettre à Ribaldos :
« Si vous avez de la vertu, cessez de me rendre malheureuse :
vous m'aimez, et votre amour m'expose aux soupçons et aux
violences d'un maître que je me suis donné pour la reste de ma
vie. Plût au ciel que ce fût encore le seul risque que j'eusse à
courir! Par pitié pour moi, cessez vos poursuites ; je vous en con-
jure par cet amour même qui fait votre malheur et le mien, et
qui ne peut jamais vous rendre heureux. »
La pauvre Cosi-Sancta n'avait pas prévu qu'une lettre si tendre,
quoique si vertueuse, ferait un effet tout contraire à celui qu'elle
espérait. Elle enflamma plus que jamais le cœur de son amant,
qui résolut d'exposer sa vie pour voir sa maîtresse.
Capito, qui était assez sot pour vouloir être averti de tout, et
qui avait de bons espions, fut averti que Ribaldos s'était déguisé
en frère carme quêteur pour demander la charité à sa femme.
Il se crut perdu : il imagina que l'habit d'un carme était bien plus
28 COSI-SANCTA.
dangereux qu'un autre pour l'honneur d'un mari. Il aposta des
gens pour étriller frère Ribaldos:il ne fut que trop bien servi.
Le jeune homme, en entrant dans la maison, est reçu par ces
messieurs; il a beau crier qu'il est un très-honnête carme, et qu'on
ne traite point ainsi de pauvres religieux, il fut assommé, et mou-
rut, à quinze jours de là, d'un coup qu'il avait reçu sur la tète.
Toutes les femmes de la ville le pleurèrent. Cosi-bancta en fut
inconsolable; Capito même en fut fâché, mais par une autre
raison, car il se trouvait une très-mèchante affaire sur les bras.
Rii)aldos était parent du proconsul Acindynus. Ce Romain
voulut faire une punition exemplaire de cet assassinat, et, comme
il avait eu quelques querelles autrefois avec le présidial d'Hippone,
il ne fut pas fâché d'avoir de quoi faire pendre un conseiller; et
il fut fort aise que le sort tombât sur Capito, qui était bien le plus
vain et le plus insupportable petit robin du pays.
Cosi-Sancta avait donc vu assassiner sou amant, et était près
de voir pendre son mari ; et tout cela pour avoir été vertueuse :
car, comme je l'ai déjà dit, si elle avait donné ses faveurs à Ribal-
dos, le mari en eût été bien mieux trompé.
Voilà comme la moitié de la prédiction du curé fut accomplie.
Cosi-Sancta se ressouvint alors de loracle, elle craignit fort d'en
accomplir le reste ; mais, ayant bien fait réflexion qu'on ne peut
vaincre sa destinée, elle s'abandonna à la Providence, qui la mena
au but par les chemins du monde les plus honnêtes.
Le proconsul Acindynus était un homme plus débauché que
voluptueux, s'amusant très-peu aux préliminaires, brutal, fami-
lier, vrai héros de garnison, très-craint dans la province, et avec
qui toutes les femmes d'Hippone avaient eu affaire, uniquement
pour ne se pas brouiller avec lui.
Il fit venir chez lui M""" Cosi-Sancta : elle arriva en pleurs;
mais elle n'en avait que plus de charmes. « Votre mari, madame,
lui dit-il, va être pendu, et il ne tient ({u'à vous de le sauver. —
Je donnerais ma vie pour la sienne, lui dit la dame. — Ce n'est
pas cela qu'on vous demande, répliqua le proconsul. — Et que
faut-il donc faire? dit-elle. — Je ne veux qu'une de vos nuits,
reprit le proconsul. — Elles ne m'appartiennent pas, dit Cosi-
Sancta ; c'est un bien qui es( à mon mari. Je donnerai mon s;ing
pour le sauver, jnais je ne puis donner mon honneur. — Mais si
votre mari y consent? dit le proconsul. — Il est le maître, répon-
dit la dame : chacun fait de son bien ce qu'il veut. Mais je connais
mon mari, il n'en fera rien; c'est un petit homme têtu, tout
propre à se laisser pendre pitilôl (|ue de permettre qu'on me
COSI-SANCTA. 29
touche du bout du doigt. — .Nous allons voir cela, dit le juge en
colère. »
Sur-le-champ il fait venir devant lui le criminel ; il lui pro-
pose ou d'être pendu, ou d'être cocu : il n'y avait point à balan-
cer. Le petit bonhomme se fit pourtant tirer l'oreille. Il fit enfin
ce que tout autre aurait fait à sa place. Sa femme, par charité,
lui sauva la vie; et ce fut la première des trois fois.
Le même jour, son fils tomba malade d'une maladiefort extraor-
dinaire, inconnue à tous les médecins d'Hippone. Il n'y en avait
qu'un qui eût des secrets pour cette maladie ; encore demeurait-il
à Aquila, à quelques lieues d'Hippone. Il était défendu alors à un
médecin établi dans une ville d'en sortir pour aller exercer sa pro-
fession dans une autre. Cosi-Sancta fut obligée elle-même d'aller à
sa porte à Aquila, avec un frère qu'elle avait, et qu'elle aimait
tendrement. Dans les chemins elle fut arrêtée par des brigands.
Le chef de ces messieurs la trouva très-jolie: et, comme on était
prêt de tuer son frère, il s'approcha d'elle, et lui dit que, si elle
voulait avoir un peu de complaisance, ou ne tuerait point sou
frère, et qu'il ne lui en coûterait rien. La chose était pressante :
elle venait de sauver la vie à son mari, qu'elle n'aimait guère ; elle
allait perdre un frère, qu'elle aimait beaucoup; d'ailleurs le dan-
ger de son fils l'alarmait : il n'y avait pas de moment à perdre.
Elle se recommanda à Dieu, fit tout ce qu'on voulut ; et ce fut la
seconde des trois fois.
Elle arriva le même jour à Aquila, et descendit chez le méde-
cin. C'était un de ces médecins à la mode que les femmes envoient
chercher quand elles ont des vapeurs, ou quand elles n'ont rien
du tout. 11 était le confident des unes, l'amant des autres : homme
poli, complaisant, un peu brouillé d'ailleurs avec la Faculté, dont
il avait fait de fort bonnes plaisanteries dans l'occasion.
Cosi-Sancta lui exposa la maladie de son fils, et lui ofl"rit un
gros sesterce. (Vous remarquerez qu'un gros sesterce fait, en
monnaie de France, mille écus et plus.) « Ce n'est pas de cette
monnaie, madame, que je prétends être payé, lui dit le galant
médecin. Je vous offrirais moi-même tout mon bien, si vous étiez
dans le goût de vous faire payer des cures que vous pouvez faire :
guérissez-moi seulement du mal que vous me faites, et je rendrai
la sauté à votre fils. »
La proposition parut extravagante à la dame ; mais le destin
l'avait accoutumée aux choses bizarres. Le médecin était un opi-
30 COSI-SANCTA.
niâtre qui ne voulait point d'autre prix de son remède. Cosi-Sancta
n'avait point de mari à consulter; et le moyen de laisser mourir
un fils qu'elle adorait, faute du plus petit secours du monde
qu'elle pouvait lui donner! Elle était aussi bonne mère que bonne
sœur. Elle acheta le remède au prix qu'on voulut : et ce fut la
dernière des trois fois.
Elle revint à Hippone avec son frère, qui ne cessait de la
remercier, durant le chemin, du courage avec lequel elle lui
avait sauvé la vie.
Ainsi Cosi-Sancta, pour avoir été trop sage, fit périr son amant
et condamner à mort son mari, et, pour avoir été complaisante,
conserva les jours de son frère, de son fils, et de son mari. On
trouva qu'une pareille femme était fort nécessaire dans une
famille ; on la canonisa après sa mort, pour avoir fait tant de bien
à ses parents en se mortifiant, et Ion grava sur son tombeau :
UN PETIT MAL POUR UN GRAND BIEN.
ri.N DE LHISTOIUE DE GOSI-SANCTA.
ZADIG
OL
LA DESTINÉE
HISTOIRE ORIENTALE
M 7 47)
APPROBATION \
Je soussigné, qui me suis fait passer pour savant, et même
pour homme d'esprit, ai lu ce manuscrit, que j'ai trouvé, malgré
moi, curieux, amusant, moral, philosophique, digne de plaire à
ceux mêmes qui haïssent les romans. Ainsi je l'ai décrié, et j'ai
assuré M. le cadi-lesquier- que c'est un ouvrage détestable.
EPITRE DEDIGATOIRE
DE ZADIG
A LA sllta:xe sheraa^
PAR SADI.
Le 10 du mois de schewal, Tan 837 de rhégire.
Charme des prunelles, tourment des cœurs, lumière de l'esprit,
je ne haise point la poussière de vos pieds, parce que vous ne
1. Cette plaisanterie, parodie des approbations exigées alors pour la publication
d'un livre, était dans l'édition de Zadh) de 1748. Elle existait encore dans l'édition
in-4" (tome XVII. publié en 1771). Mais ayant été omise dans Tédition encadi'ée
de 1775, elle ne fut pas reproduite dans les éditions de Kehl. La première des
éditions modernes où on la trouve est celle de M. Lequien, 1823. (B.)
2. Ou cadhi-lesker, oa cadhi-asker, chef de la justice chez les Turcs. Ce mot est
ici pour garde des sceaux.
3. M'"^ de Pompadour.
32 ÉPITRE DÉDICATOIRE.
marchez guère, ou que vous marchez sur des tapis d'Iran ou sur
des roses. Je vous oflre lajradu^doQjPunJLlvre d'un ancien sa^e
qui, ayant le honheur de n avoir rien à faire, eut celui de s'amusera
écrire l'histoire de Zadig, ouvrage^ijdiJ_£]us^aulUjBe sem^ dire.
Je vous prie de le lire et d'en juger : car, quoique vous soyez dans
le printemps de votre vie, quoique tous les plaisirs vous cherchent,
quoique vous soyez helle, et que vos talents ajoutent à votre
beauté ' ; quoiqu'on vous loue du soir au matin, et que par toutes
ces raisons vous soyez en droit de n'avoir pas le sens commun,
cependant vous avez l'esprit très-sage et le goût très-fin, et je vous
ai entendue raisonner mieux que de vieux derviches à longue
barbe et à bonnet pointu. Vous êtes discrète et vous n'êtes point
défiante; vous êtes douce sans être faible; vous êtes bienfaisante
avec discernement ; vous aimez vos amis , et vous ne vous faites
point d'ennemis. Votre esprit n'emprunte jamais ses agréments
des traits de la médisance ; vous ne dites de mal ni n'en faites,
malgré la prodigieuse facilité que vous y auriez. Enfin votre âme
m'a toujours paru pure comme votre beauté. Vous avez môme un
petit fonds de philosophie qui m'a fait croire que vous prendriez
plus de goût ({u'une autre à cet ouvrage d'un sage.
Il fut écrit d'abord en ancien chaldéen , que ni vous ni moi
n'entendons. On le traduisit en arabe, pour amuser le célèbre
sultan Ouloug-beb. C'était du temps où les Arabes et les Persans
commençaient à ùcvive ûes 31 ille et u)ie Nuits, ûes Mille et un Jours, etc.
Ouloug aimait mieux la lecture de Zadig; mais les sultanes
aimaient mieux les Mille et un. a Comment pouvez-vous préférer,
leur disait le sage Ouloug, des contes qui sont sans raison, et qui
ne signifient rien? — C'est précisément pour cela que nous les
aimons, répondaient les sultanes. »
Je me flatte que vous ne leur ressemblerez pas, et que vous
serez un vrai Ouloug. J'espère même que, quand vous serez lasse
des conversations générales, qui ressemblent assez aux Mille et un,
à cela près qu'elles sont moins amusantes, je pourrai trouver une
minute pour avoir l'honneur de vous parler raison. Si vous aviez
été Thalestris du temps de Scander, fils de Philippe; si vous aviez
été la reine deSabéedu temps de Soleimau, c'eussent été ces rois
qui auraient fait le voyage.
Je prie les vertus célestes que vos plaisirs soient sans mélange^
votre beauté durable, et votre bonheur sans fin.
Sadi.
1. Kllf chanltiit, jouait la coniôdio, cl gravait.
CHAPITRE 1. 33
CHAPITRE I.
LE liOr.GNE.
Du temps du roi Moabdar il y avait à Babjione un jeune
homme nommé Zadig, né avec un beau naturel fortifié par l'édu-
cation. Quoique riche et jeune, il savait modérer ses passions;
il n'affectait rien; il ne voulait point toujours avoir raison, et
savait respecter la faiblesse des hommes. On était étonné de
voir qu'avec beaucoup d'esprit il n'insultât jamais par des railleries
à ces propos si vagues, si rompus, si tumultueux, à ces médisances
téméraires, à ces décisions ignorantes, à ces turlupinades gros-
sières, à ce vain bruit de paroles, qu'on appelait conversation dans
Babylone. Il avait appris, dans le premier livre de Zoroastre, que
l'amour-propre est un ballon gonflé de vent, dont il sort des tem-
pêtes quand on lui a fait une piqûre. Zadig surtout ne se vantait
pas de mépriser les femmes et de les subjuguer. Il était généreux ;
il ne craignait point d'obliger des ingrats, suivant ce grand pré-
cepte de Zoroastre : Quand tu manges, donne à manger aux chiens,
dussent-ils te mordre. Il était aussi sage qu'on peut l'être: car il
cherchait à vivre avec des sages. Instruit dans les sciences des
anciens Chaldéens, il n'ignorait pas les principes physiques de la
nature, tels qu'on les connaissait alors, et savait de la métaphy-)
sique ce qu'on en a su dans tous les âges, c'est-à-dire fort peu def
chose. Il était fermement persuadé que l'année était de trois cent
soixante et cinq jours et un quart, malgré la nouvelle philosophie
de son temps, et que le soleil était au centre du monde ; et quand
les principaux mages lui disaient, avec une hauteur insultante,
qu'il avait de mauvais sentiments, et que c'était être ennemi de
l'État que de croire que le soleil tournait sur lui-même, et que
l'année avait douze mois, il se taisait sans colère et sans dédain,
Zadig, avec de grandes richesses, et par conséquent avec des
amis, ayant de la santé, une figure aimable, un esprit juste et
modéré, un cœur sincère et noble, crut qu'il pouvait être heu-
reux. Il devait se marier à Sémire, que sa beauté, sa naissance,
et sa fortune, rendaient le premier parti de Babylone. II avait
pour elle un attachement solide et vertueux, et Sémire l'aimait
avec passion. Ils touchaient au moment fortuné qui allait les unir,
lorsque, se promenant ensemble vers une porte de Babylone,
sous les palmiers qui ornaient le rivage de l'Euphrate, ils virent
21. — Romans, 3
34 ZADIG, HISTOIRE ORIENTALE.
venir à eux des hommes armés de sabres et de flèches. C'étaient
les satelhtes du jeune Orcan, neveu d'un ministre, à qui les cour-
tisans de son oncle avaient fait accroire que tout lui était permis.
Il n'avait aucune des grâces ni des vertus de Zadig; mais, croyant
valoir beaucoup mieux, il était désespéré de n'être pas préféré.
Cette jalousie, qui ne venait que de sa vanité, lui fit penser qu'il
aimait éperdument Sémire, Il voulait l'enlever. Les ravisseurs la
saisirent, et dans les emportements de leur violence ils la bles-
sèrent, et firent couler le sang d'une personne dont la vue aurait
attendri les tigres du mont Imaûs, Elle perçait le ciel de ses
plaintes. Elle s'écriait : « Mon cher époux! on m'arrache à ce que
j'adore, » Elle n'était point occupée de son danger; elle ne pensait
qu'à son cher Zadig. Celui-ci, dans le même temps, la défendait
avec toute la force que donnent la valeur et l'amour. Aidé seu-
lement de deux esclaves, il mit les ravisseurs en fuite, et ramena
chez elle Sémire, évanouie et sanglante, qui en ouvrant les yeux
vit son libérateur. Elle lui dit : « 0 Zadig ! je vous aimais comme
mon époux; je vous aime comme celui à qui je dois l'hon-
neur et la vie, » Jamais il n'y eut un cœur plus pénétré que celui
de Sémire; jamais bouche plus ravissante n'exprima des senti-
ments plus touchants par ces paroles de feu qu'inspirent le senti-
ment du plus grand des bienfaits et le transport le plus tendre
de l'amour le plus légitime. Sa blessure était légère; elle guérit
bientôt,
Zadig était blessé plus dangereusement; un coup de flèche
reçu près de l'œil lui avait fait un plaie profonde, Sémire ne
demandait aux dieux que la guérison de son amant. Ses yeux
étaient nuit et jour baignés de larmes : elle attendait le moment
où ceux de Zadig pourraient jouir de ses regards; mais un abcès
survenu à l'œil blessé fit tout craindre. On envoya jusqu'à Mcm-
phis chercher le grand médecin Hermès, qui vint avec un nom-
l)rcux cortège. Il visita le malade, et déclara qu'il perdrait l'œil ;
il prédit même le jour et l'heure où ce funeste accident devait
• arriver. « Si c'eût été l'œil droit, dit-il, je l'aurais guéri; mais les
mlaies de l'œil gauche sont incurables. » Tout Dabyloue, en plai-
'gnant la destinée de Zadig, admira la profondeur de la science
d'Hermès, Doux jours après, l'abcès perça de lui-même: Zadi,q:fut
guéri parfaitement. Hermès écrivit un livre où il lui prouva qu'il
n'avait pas dû guérir, Zadig ne le lut point ; mais, dès qu'il put
sortir, il se prépara à rendre visite à celle qui faisait l'espérance
du bonheur de sa vie, et pour qui seule il voulait avoir des yeux.
Sémire était à la campagne depuis trois jours. Il apprit en chemin
CHAPITRE II. 35
que cette belle dame, ayant déclaré hautement qu'elle avait une
aversion insurmontable pour les borgnes, venait de se marier
à Orcan la nuit même. A cette nouvelle il tomba sans connais-
sance; sa douleur le mit au bord du tombeau; il fut longtemps
malade, mais enfin la raison l'emporta sur son affliction ; et l'atro-
cité de qu'il éprouvait servit même à le consoler.
« Puisque j'ai essuyé, dit-il, un si cruel caprice d'une fille
élevée à la cour, il faut que j'épouse une citoyenne. » Il choisit
Azora, la plus sage et la mieux née de la ville ; il l'épousa, et vécut
un mois avec elle dans les douceurs de l'union la plus tendre.
Seulement il remarquait en elle un peu de légèreté, et beaucoup
de penchant à trouver toujours que les jeunes gens les mieux
faits étaient ceux qui avaient le plus d'esprit et de vertu.
/-
CHAPITRE II'.
•,*/-^^-**rd
Un jour, Azora revint d'une promenade, tout en colère et
faisant de grandes exclamations. « Qu'avez-vous, lui dit-il, ma
chère épouse ? Qui vous peut mettre ainsi hors de vous-même ?
— Hélas! dit-elle, vous seriez indigné comme moi, si vous aviez vu
le spectacle dont je viens d"être témoin. J'ai été consoler la jeune
veuve Cosrou, qui vient d'élever, depuis deux jours, un tombeau
à son jeune époux auprès du ruisseau qui borde cette prairie. ' ^
Elle a promis aux dieux, dans sa- douleur, de demeurer auprès , -^.jlô,^
de ce tombeau tant que l'eau de ce ruisseau coulerait auprès, — ^'^^^^ <^
Eh bien ! dit Zadig, voilà une femme estimable qui aimait vérita-
blement son mari ! — Ah! reprit Azora, si vous saviez à quoi elle
s'occupait quand je lui ai rendu visite ! — A quoi donc, belle
.Vzora ? — Elle faisait détourner le ruisseau. » Azora se répandit
en des invectives si longues, éclata en reproches si violents contre
la jeune veuve, que ce faste de vertu ne plut pas à Zadig.
Il avait un ami, nommé Cador, qui était un de ces jeunes
gens à qui sa femme trouvait plus de probité et de mérite qu'aux
autres : il le mit dans sa confidence, et s'assura, autant qu'il le
pouvait, de sa fidélité par un présent considérable. Azora, ayant
1. Ce chapitre est imité d'un conte chinois, que Durand a réimprimé, en 1803,
sous le titre de la Matrone chinoise, à la suite de sa traduction de la Satire de
Pétrone, et que Duhalde avait déjà imprimé dans le tome III de sa Description
de la Chine. (B.) — Voyez aussi Contes diinois, traduits et publiés par Abel
Remusat, Paris, 18^27, tome III : la Matrone du pays de Soung.
36 ZADIG, HISTOIRE ORIENTALE.
passé deux jours chez une de ses amies à la campagne, revint le
troisième jour à la maison. Des domestiques en pleurs lui annon-
cèrent que son mari était mort subitement, la nuit même, qu'on
n'avait pas osé lui porter cette funeste nouvelle, et qu'on venait
d'ensevelir Zadig dans le tombeau de ses pères, au bout du jardin.
Elle pleura, s'arracha les cheveux, et jura de mourir. Le soir,
Cador lui demanda la permission de lui parler, et ils pleurèrent
tous deux. Le lendemain ils pleurèrent moins, et dînèrent en-
semble. Cador lui confia que son ami lui avait laissé la plus
grande partie de son bien, et lui fit entendre qu'il mettrait son
bonheur à partager sa fortune avec elle. La dame pleura, se
fâcha, s'adoucit; le souper fut plus long que le dîner; on se parla
avec plus de confiance. Azora fit l'éloge du défunt; mais elle
avoua qu'il avait des défauts dont Cador était exempt.
Au milieu du souper, Cador se plaignit d'un mal de rate vio-
lent; la dame, inquiète et empressée, fit apporter toutes les
essences dont elle se parfumait pour essayer s'il n'y en avait pas
quelqu'une qui fût bonne pour le mal de rate ; elle regretta beau-
coup que le grand Hermès ne fût pas encore à Babylone ; elle
daigna même toucher le côté où Cador sentait de si v^ves dou-
leurs, u Étes-vous sujet à cette cruelle maladie? lui dit-elle avec
compassion. — Elle me met quelquefois au bord du tombeau,
lui répondit Cador, et il n'y a qu'un seul remède qui puisse me
soulager : c'est de m'appliquer sur le côté le nez d'un homme qui
soit mort la veille. — Voilà un étrange remède, dit Azora, — Pas
plus étrange, répondit-il, que les sachets du sieur Arnoult^ contre
l'apoplexie. » Cette raison, jointe à l'extrême mérite du jeune
homme, détermina enfin la dame, « Après tout, dit-elle, quand
mon mari passera du monde d'hier dans le monde du lendemain
sur le pont Tchinavar, l'ange Asrael lui accordera-t-il moins le
passage parce que son nez sera un peu moins long dans la
seconde vie que dans la première? » Elle prit donc un rasoir;
elle alla au tombeau de son époux, l'arrosa de ses larmes, et s'ap-
procha pour couper le nez à Zadig, qu'elle trouva tout étendu
daus la tombe. Zadig se relève en tenant son nez d'une main, et
arrêtant le rasoir de l'autre. « Madame, lui dit-il, ne criez plus
tant contre la jeune Cosrou ; le projet de me couper le nez vaut
bien celui de détourner un ruisseau. »
1. Il y avait dans ce temps un Babylonien, nommù Anioult, qui guérissait et
prévenait toutes les apoplexies, dans les gazettes, avec un sachet pendu au cou.
(Note de Voltaire.) — Cette note est de 1748; on y lit, ainsi qiu^ dans le texte.
Arnou. Mais l'édition de 1747, sous le titre de Memnuti, lioai BeucUol a parlé; dans
CHAPITRE m. 37
CHAPITRE III.
LE CHIF.X ET LE CHEVAL
Zadig éprouva que le premier mois du mariage, comme il est
écrit dans le livre du Zend, est la lune du miel, et que le second
est la lune de l'absinthe. Il fut quelque temps après obligé de
répudier .Vzora, qui était devenue trop difficile à vivre, et il chercha
soE^^bonheur dans l'étude de la nature. « Rien n'est plus heureux,
disait-il, qu'un philosophe qui lit dans ce grand livre que Dieu a
mis sous nos yeux. Les vérités qu'il découvre sont à lui : il nourrit
et il élève son âme, il vit tranquille ; il ne craint rien des hommes,
et sa tendre épouse ne vient point lui couper le nez, »
Plein de ces idées, il se retira dans une maison de campagne
sur les bords de l'Euphrate. Là il ne s'occupait pas à calculer
combien de pouces d'eau coulaient en une seconde sous les
arches d'un pont, ou s'il tombait une ligne cube de pluie dans
le mois de la souris plus que dans le mois du mouton. Il n'imagi-
nait point de faire de la soie avec des toiles jl'araignée, ni de la
porcelaine avec des bouteilles cassées', mais il étudia surtout les
propriétés des animaux et des plantes, et il acquit bientôt une
sagacité qui lui découvrait mille différences où les autres hommes
ne voient rien que d'uniforme.
-Un jour, se promenant auprès d'un petit bois, il vit accourir
à lui un eunuque de la reine, suivi de plusieurs officiers qui
paraissaient dans la plus grande inquiétude, et qui couraient çà
et là comme des hommes égarés qui cherchent ce qu'ils ont
perdu de plus précieux, « Jeune homme, lui dit le premier
eunuque, n'avez-vous point vu le chien de la reine ? » Zadig
répondit modestement : « C'est une chienne, et non pas un
chien, — Vous avez raison, reprit le premier eunuque. — C'est
son Avertissement en tête de ce volume, porte Arnoult, qui est le véritable nom;
voyez tome XVII, page 121.
1, Voltaire se moque ici des sujets traités dans les Mémoires de l'Académie
des sciences, qui avait refusé de l'admettre dans son sein. Il semble prendre sur-
tout à partie Réaumur pour son rapport sur la soie des araignées, imaginée par le
président Bon, et pour sa découverte du verre blanc opaque, dit porcelaine de
Réaumur. (G. A.)
2. V Année littéraire, 1767, I, 145 et suivantes, reproche à Voltaire d'avoir pris
l'idée de ce chapitre au chevalier de Mailly, auteur anonyme de : le Voyage et les
Aventures des trois princes de Sarendip, traduits du persan, 1719 (ei non 1716),
in-12.
38 ZADIG, HISTOIRE ORIENTALE.
uue épagneule très-petite, ajouta Zadig ;elle a fait depuis peu des
chiens ; elle boite du pied gauche de devant, et elle a les oreilles
très-longues. — Vous l'avez donc vue? dit le premier eunuque
tout essoufflé. — Non, répondit Zadig, je ne l'ai jamais vue, et je
n'ai jamais su si la reine avait une chienne. »
Précisément dans le même temps, par une bizarrerie ordi-
naire de la fortune, le plus beau cheval de l'écurie du roi s'était
échappé des mains d'un palefrenier dans les plaines de Babylone.
Le grand veneur et tous les autres officiers couraient après lui
avec autant d'inquiétude que le premier eunuque après la chienne.
Le grand veneur s'adressa à Zadig, et lui demanda s'il n'avait
point vu passer le cheval du roi. « C'est, répondit Zadig, le cheval
qui galope le mieux ; il a cinq pieds de haut, le sabot fort petit ; il
porte une queue de trois pieds et demi de long ; les bossettes de
son niors sont d'or à vingt-trois carats ; ses fers sont d'argent à
onze deniers. — Quel chemin a-t-il pris? Où est-il? demanda le
grand veneur. —Je ne l'ai point vu, répondit Zadig, et je n'en ai
jamais entendu parler. »
Le grand veneur et le premier eunuque ne doutèrent pas que
Zadig n'eût volé le cheval du roi et la chienne de la reine ; ils le
firent conduire devant l'assemblée du grand Desterham, qui le
condamna au knout, et à passer le reste de ses jours en Sibérie.
A peine le jugement fut-il rendu qu'on retrouva le cheval et la
chienne. Les juges furent dans la douloureuse nécessité de réfor-
mer leur arrêt ; mais ils condamnèrent Zadig à payer quatre cents
onces d'or pour avoir dit qu'il n'avait point vu ce qu'il avait vu.
Il fallut d'abord payer cette amende ; après quoi il fut permis à
Zadig de plaider sa cause [au conseil du grand desterham; il
parla en ces termes :
3^ « Étoiles de justice, abîmes de science, miroirs de vérité, qui
avez la pesanteur du plomb, la dureté du fer, l'éclat du diamant,
et beaucoup d'affinité avec l'or, puisqu'il m'est permis de parler
devant cette auguste assemblée, je vous jure par Orosmadc que je
n'ai jamais vu la chienne respectable de la reine, ni le cheval sacré
du roi des rois. Voici ce qui m'est arrivé : je me promenais vers
le petit bois où j'ai rencontré depuis le vénérable eunuque et le
très-illustre grand veneur. J'ai vu sur le sable les traces d'un
animal, et j'ai jugé aisément que c'étaient celles d'un petit chien.
Des sillons légers et longs, imprimés sur de petites éminences de
sable entre les traces des pattes, m'ont fait connaître que c'était
une chienne dont les mamelles étaient pendantes, et qu'ainsi elle
avait fait des petits il y a peu de jours. D'autres traces en un sens
CIIAl'ITRK III. 39
différent, qui paraissaient toujours avoir rasé la surface du sable
à côté des pattes de devant, m'ont appris qu'elle avait les oreilles
très-longues ; et comme j ai remarqué que le sable était toujours
moins creusé par une patte que par les trois autres, j'ai compris
que la chienne de notre auguste reine était un peu boiteuse, .~
si je l'ose dire.
« A l'égard du cheval du roi des rois, vous saurez que, me
promenant dans les routes de ce bois, j'ai aperçu les marques des
fers d'un cheval ; elles étaient toutes à égales distances. Voilà,
ai-je dit, un cheval qui a un galop parfait. La poussière des ic>
arbres, dans une route étroite qui n"a que sept pieds de large, était
un peu enlevée à droite et à gauche, à trois pieds et demi du miheu
de la route. Ce cheval, ai-je dit, a une queue de trois pieds et demi,
qui, par ses mouvements de droite et de gauche, a balayé cette
poussière. J'ai vu sous les arbres, qui formaient un berceau de cinq ' ^
pieds de haut, les feuilles des branches nouvellement tombées ;
et j'ai connu que ce cheval y avait touché, et quainsi il avait cinq
pieds de haut. Quant à son mors, il doit être d'or à vingt-trois
carats : car il en a frotté les bossettes contre une pierre que j'ai
reconnue être une pierre de touche, et dont j'ai fait l'essai. J'ai '^ ''
jugé enfin, par les marques que ses fers ont laissées sur des cail-
loux d'une autre espèce, qu'il était ferré d'argent à onze deniers
de fin. »
Tous les juges admirèrent le profond et subtil discernement
de Zadig; la nouvelle en vint jusqu'au roi et la reine. On ne parlait
que de Zadig dans les antichambres, dans la chambre, et dans le
cabinet ; et quoique plusieurs mages opinassent qu'on devait le
brûler comme sorcier, le roi ordonna qu'on lui rendit l'amende
de quatre cents onces d'or à laquelle il avait été condamné. Le gref-
fier, les huissiers, les procureurs, vinrent chez lui en grand appareil
lui apporter ses quatre cents onces ; ils en retinrent seulement trois |
cent quatre-vingt-dix-huit pour les frais de justice, et leurs valets
demandèrent des honoraires. ^^
Zadig vit combien il était dangereux quelquefois d'être trop)
savant, et se promit bien, à la première occasion, de ne point dire!
ce qu'il avait vu. '
Cette occasion se trouva bientôt. Un prisonnier d'État s'échappa;
il passa sous les fenêtres de sa maison. On interrogea Zadig, il ne
répondit rien ; mais on lui prouva qu'il avait regardé par la
fenêtre. Il fut condamné pour ce crime à cinq cents onces d'or, ^ ^
et il remercia ses juges de leur indulgence, selon la coutume de
Babylone.
40 ZADIG, HISTOIRE ORIENTALE.
« Grand Dieu! dit-il en lui-même, qu'on est à plaindre quand
on se promène dans un bois où la chienne de la reine et le cheval
du roi ont passé! qu'il est dangereux de se mettre à la fenêtre !
et qu'il est difficile d'être heureux dans cette vie ! »
CHAPITRE IV.
l'envie ux.
Zadig- voulut se consoler, par la philosophie et par l'amitié,
des maux que lui avait faits la fortune. Il avait, dans un faubourg
de Babylone, une maison ornée avec goût, où il rassemblait tous
les arts et tous les plaisirs dignes d'un honnête homme. Le matin,
sa bibliothèque était ouverte à tous les savants ; le soir, sa table
l'était à la bonne compagnie ; mais il connut bientôt combien
les savants sont dangereux; il s'éleva une grande dispute sur une
loi de Zoroastre, qui défendait de manger du griffon, u Gomment
défendre le griffon, disaient les uns, si cet animal n'existe pas?
— Il faut bien qu'il existe, disaient les autres, puisque Zoroastre
ne veut pas qu'on en mange. » Zadig voulut les accorder, en leur
disant : u S'il y a des griffons, n'en mangeons point; s'il n'y en a
point, nous en mangerons encore moins; et par là nous obéirons
tous à Zoroastre. »
Un savant, qui avait composé treize volumes sur les propriétés
du griffon, et qui de plus était grand théurgite, se hâta d'aller
accuser Zadig devant un archimage nommé YéborS le plus sot
des Glialdéens, et partant le plus fanatique. Cet homme aurait
fait empaler Zadig pour la plus grande gloire du soleil, et en
aurait récité le bréviaire de Zoroastre d'un ton plus satisfait.
L'ami Gador ( un ami vaut jnieux que cent prêtres) alla trouver
le vieux Yél)or, et lui dit :
« Vivent le soleil et les griffons! gardez-vous bien de punir
Zadig : c'est un saint ; il a des griffons dans sa basse-cour, et il
n'en mange point; et son accusateur est un hérétique qui ose
1. Anagramme de Boycr, théatin, confesseur do dévotes titrées, évéque par leurs
intrigues, qui n'avaient pu réussir à le faire supérieur de son couvent; puis pré-
cepteur du dauphin, et enfin ministre de la feuille, par le conseil du cardinal de
Fleury, qui, comme tous l(;s hommes médiocres, aimait à faire donner les places
à des hommes incapahles de les rem])lir, mais aussi incapahles de se rendre dan-
gereux. Ce Boyer était un fanatique imbécile qui persécuta M. de Voltaire dans
plus d'une occasion. (K.)
CHAPITRE IV. 41
soutenir que les lapins ont le pied fendu, et ne sont point im-
mondes. — Eh bien I dit Vébor en branlant sa tète chauve, il faut
empaler Zadig pour avoir mal pensé des griffons, et l'autre pour
avoir mal parlé des lapins. » Cador apaisa l'affaire par le moyeu
d'une fille d'honneur à laquelle il avait fait un enfant, et qui
avait beaucoup de crédit dans le collège des mages. Personne ne
fut empalé ; de quoi plusieurs docteurs murmurèrent, et en pré-
sagèrent la décadence de Babylone. Zadig s'écria : « A quoi tient
le bonheur ! Tout me persécute dans ce monde, jusqu'aux êtres
qui n'existent pas. » Il maudit les savants, et ne voulut plus vivre , ..
qu'en bonne compagnie.
Il rassemblait chez lui les plus honnêtes gens de Babylone, et les
dames les plus aimables; il donnait des soupers délicats, souvent
précédés de concerts, et animés par des conversations charmantes
dont il avait su bannir l'empressement de montrer de l'esprit,
qui est la plus sûre manière de n'en point avoir, et de gâter la
société la plus brillante. Ni le choix de ses amis, ni celui des mets,
n'étaient faits par la vanité : car en tout il préférait l'être au
paraître, et par là il s'attirait la considération véritable à laquelle
il ne prétendait pas. ^^^
Vis-à-vis sa maison demeurait Arimaze, personnage dont la
méchante âme était peinte sur sa grossière physionomie. Il était
rongé de fiel et bouffi d'orgueil, et pour comble, c'était un bel
esprit ennuyeux. N'ayant jamais pu réussir dans le monde, il se
vengeait par en médire K Tout riche qu'il était, il avait de la peine
à rassembler chez lui des flatteurs. Le bruit des chars qui entraient
le soir chez Zadig f importunait, le bruit de ses louanges l'irritait
davantage. Il allait quelquefois chez Zadig, et se mettait à table
sans être prié : il y corrompait toute la joie de la société, comme
on dit que les harpies infectent les viandes qu'elles touchent. Il
lui arriva un jour de vouloir donner une fête à une dame qui,
au lieu de la recevoir, alla souper chez Zadig. Un autre jour,
causant avec lui dans le palais, ils abordèrent un ministre qui
pria Zadig à souper, et ne pria point Arimaze. Les plus impla-
cables haines n'ont pas souvent des fondements plus importants.
Cet homme, qu'on appelait VEnvieux dans Babylone, voulut perdre
Zadig parce qu'on l'appelait VHeureux. L'occasion de faire du mal
se trouve cent fois par jour, et celle de faire du bien, une fois
dans l'année, comme dit Zoroastre.
L'Envieux alla chez Zadig, qui se promenait dans ses jardins -' ^
1. Imitation d'une phrase de Montaigne, citée page 430 du tome XMI.
42 . ZADIG, HISTOIRE ORIENTALE.
avec deux amis et une dame à laquelle il disait souvent des choses
galantes, sans autre intention que celle de les dire. La conver-
sation roulait sur une guerre que le roi venait de terminer heu-
reusement contre le prince d'Hyrcanie, son vassal. Zadig, qui
C avait signalé son courage dans cette courte guerre, louait beau-
coup le roi, et encore plus la dame. Il prit ses tablettes, et écrivit
quatre vers qu'il fit sur-le-champ, et qu'il donna à lire à cette
belle personne.
Ses amis le prièrent de leur en faire part : la modestie, ou
'^ plutôt un amour-propre bien entendu, l'en empêcha. Il savait que
des vers impromptus ne sont jamais bons que pour celle en l'hon-
neur de qui ils sont faits : il brisa en deux la feuille des tablettes
sur laquelle il venait d'écrire, et jeta les deux moitiés dans un
buisson de roses, où on les chercha inutilement. Une petite pluie
I ^survint;on regagna la maison. L'Envieux, qui resta danslejardin,
chercha tant, qu'il trouva un morceau delà feuille. Elle avait été
tellement rompue que chaque moitié de vers qui remplissait la
ligne faisait un sens, et même un vers d'une plus petite mesure;
mais, par un hasard encore plus étrange, ces petits vers se trou-
.-■^ valent former un sens qui contenait les injures les plus hor-
ribles contre le roi; on y lisait :
Par les plus grands forfaits
Sur le trône affermi,
Dans la publique paix
1 r C'est le seul ennemi.
L'Envieux Mt heureux pour la première fois de sa vie. Il avait
entre les mains de quoi perdre un homme vertueux et aimable.
Plein de cette cruelle joie, il fit parvenir jusqu'au roi cette satire
écrite de la main de Zadig : on le fit mettre en prison, lui, ses
3"-'deux amis, et la dame. Son procès lui fut bientôt fait, sansqu'QU
daignât l'entendre. Lorsqu'il vint recevoir sa sentence, l'Envieux
se trouva sur son passage, et lui dit tout haut que ses vers ne
valaient rien. Zadig ne se piquait pas d'être bon poète; mais il
était au désespoir d'être condamné comme criminel de lèse-ma-
'X,h jesté, et de voir qu'on retînt en prison une belle dame et deux
amis pour un crime qu'il n'avait pas fait. On ne lui permit pas
de parler, parce que ses tablettes parlaient : telle était la loi de
Babylone.
On le fit donc aller au supplice à travers une foule de curieux
dont aucun n'osait le plaindre, et qui se précipitaient pour
examiner son visage et pour voir s'il mourrait avec bonne grâce.
CHAPITRE V. 43
Ses parents seulement étaient affligés, car ils n'iiéritaicnt pas.
Les trois quarts de son bien étaient confisqués au profit du
roi, et l'autre quart au profit de l'Envieux.
Dans le temps qu'il se préparait à la mort, le perroquet du ^
roi s'envola de son balcon, et s'abattit dans le jardin de Zadig ^
sur un buisson de roses. Une pêche y avait été portée d'un arbre
voisin par le vent; elle était tombée sur un morceau de tablettes
à écrire auquel elle s'était collée. L'oiseau enleva la pêche et la
tablette, et les porta sur les genoux du monarque. Le prince, cu-
rieux, y lut des mots qui ne formaient aucun sens, et qui parais- -
saient des fins de vers. Il aimait la poésie, et il y a toujours de la
ressource avec les princes qui aiment les vers : l'aventure de son
perroquet le fit rêver. La reine, qui se souvenait de ce qui avait
été écrit sur une pièce de la tablette de Zadig, se la fit apporter.
On confronta les deux morceaux, qui s'ajustaient ensemble
parfaitement; on lut alors les vers tels que Zadig les avait faits :
Par les plus grands forfaits j"ai vu troubler la terre.
Sur le trône affermi le roi sait tout dompter.
Dans la publique pais l'amour seul fait la guerre :
C'est le seul ennemi qui soit à redouter. V O
Le roi ordonna aussitôt qu'on fît venir Zadig devant lui, et
qu'on fît sortir de prison ses deux amis et la belle dame. Zadig
se jeta le visage contre terre, aux pieds du roi et de la reine : il
leur demanda très-humblement pardon d'avoir fait de mauvais ,,-^
vers; il parla avec tant de grâce, d'esprit, et de raison, que le •'
roi et la reine voulurent le revoir. Il revint, et plut encore da-
vantage. On lui donna tous les biens de l'Envieux, qui l'avait
injustement accusé : mais Zadig les rendit tous, et l'Envieux ne
fut touché que du plaisir de ne pas perdre son bien. L'estime du
roi s'accrut de jour en jour pour Zadig. Il le mettait de tous ses
plaisirs, et le consultait dans toutes ses alïaires. La reine le regarda
dès lors avec une complaisance qui pouvait devenir dangereuse
pour elle, pour le roi son auguste époux, pour Zadig, et pour le
royaume. Zadig commençait à croire qu'il n'est pas si difficile
d'être heureux.
CHAPITRE V.
LES GÉNÉREUX.
Le temps arriva où l'on célébrait une grande fête qui revenait
tous les cinq ans. C'était la coutume à Babylone de déclarer
44 ZADIG, HISTOIRE ORIENTALE.
solennellement, au bout de cinq années, celui des citoyens qui
avait fait Faction la plus généreuse. Les grands et les mages
étaient les juges. Le premier satrape, chargé du soin de ville,
exposait les plus belles actions qui s'étaient passées sous son gou-
vernement. On allait aux voix-.ie roi prononçait le jugement.
On venait à cette solennité des extrémités de la terre. Le vain-
queur recevait des mains du monarque une coupe d'or garnie de
pierreries, et le roi lui disait ces paroles : « Recevez ce prix de
la générosité, et puissent les dieux me donner beaucoup de sujets
! qui vous ressemblent ! »
Ce jour mémorable venu, le roi parut sur son trône, envi-
ronné des grands, des mages, et des députés de toutes les nations,
qui venaient à ces jeux où la gloire s'acquérait, non par la légè-
reté des chevaux, non par la force du corps, mais par la vertu.
Le premier satrape rapporta à haute voix les actions qui pou-
vaient mériter à leurs auteurs ce prix inestimable. Il ne parla
point de la grandeur d'âme avec laquelle Zadig avait rendu à
l'Envieux toute sa fortune : ce n'était pas une action qui méritât
de disputer le prix.
IC II présenta d'abord un juge qui, ayant fait perdre un procès
considérable à un citoyen, par une méj^rise dont il n'était pas
même responsable, lui avait donné tout son bien, qui était la
valeur de ce que l'autre avait perdu K
Il produisit ensuite un jeune homme qui, étant éperdument
- épris d'une fille qu'il allait épouser, l'avait cédée à un ami près
d'expirer d'amour pour elle, et qui avait encore payé la dot en
cédant la fille.
Ensuite il fit paraître un soldat qui, dans la guerre d'IIyrcanie,
avait donné encore un plus grand exemple de générosité. Des
''O soldats ennemis lui enlevaient sa maîtresse, et il la défendait
contre eux: on vint lui dire que d'autres Ilyrcanicns enlevaient
sa mère à quelques pas de là ; il quitta en pleurant sa maîtresse,
et courut délivrer sa mère ; il retourna ensuite vers celle qu'il
aimait, cl la trouva expirante. 11 voulut se tuer : sa mère lui
^, remontra qu'elle n'avait que lui pour tout secours, et il eut le
courage de souffrir la vie.
Les juges penchaient pour ce soldat. Le roi prit la parole, et
dit : « you action et celles des autres sont belles, mais elles ne
1. C'est à peu près le trait do Dos Bai-roaux. Voyez, tome XIV, le Cataloç/ue
des écrivains, en tète du Siècle de Louis XIV; et dans les Mélanges, année 1767,
la septième des Lettres à S. A. monseigneur le Prince de"**.
)
CHAPITRE VI. 43
m'étounent point; hier, Zadig en a fait une qui m'a étonné.
J'avais disgracié depuis quelques jours mon ministre et mon •
favori Coreb. Je me plaignais de lui avec violence, et tous mes
courtisans m'assuraient que j'étais trop doux: c'était à qui me
dirait le plus de mal de Coreb. Je demandai à Zadig ce qu'il en
pensait, et il osa en dire du bien. J'avoue que j'ai vu, dans nos
histoires, des exemples qu'on a payé de son bien une erreur,
qu'on a cédé sa maîtresse, qu'on a préféré une mère à l'objet de
son amour ; mais je n'ai jamais lu qu'un courtisan ait parlé
avantageusement d^i mintstTë'cnsgracié confî'e qliî son souve- -
rain était en coTeî^T Je donne vingt mille pièces d'or à chacun de
"^ux cïont on vient de réciter les actions généreuses ; mais je
donne la coupe à Zadig.
— Sire, lui dit-il, c'est Votre Majesté seule qui mérite la
coupe, c'est elle qui a fait l'action la plus inouïe, puisque, étant
roi, vous ne vous êtes point fâché contre votre esclave, lorsqu'il ^
contredisait votre passion. »
On admira le roi et Zadig. Le juge qui avait donné son bien,
l'amant qui avait marié sa maîtresse à son ami, le soldat qui
avait préféré le salut de sa mère à celui de sa maîtresse, reçurent
les présents du monarque : ils virent leurs noms écrits dans le
livre des généreux ; Zadig eut la coupe. Le roi acquit la réputa-
tion d'un bon prince, qu'il ne garda pas longtemps. Ce jour fut
consacré par des fêtes plus longues que la loi ne le portait. La
mémoire s'en conserve encore dans l'Asie. Zadig disait : « Je suis
donc enfin heureux! » Mais il se trompait.
CHAPITRE VI.
LE MINISTRE.
Le roi avait perdu son premier ministre. Il choisit Zadig pour
remplir cette place. Toutes les belles dames de Babylone applau-
dirent à ce choix, car depuis la fondation de l'empire il n'y avait >
jamais eu de ministre si jeune. Tous les courtisans furent fâchés fA,î.
l'Envieux en eut un crachement de sang, et le nez lui enfla pro-
digieusement. Zadig, ayant remercié le roi et la reine, alla
remercier aussi le perroquet : « Bel oiseau, lui dit-il, c'est vous
qui m'avez sauvé la vie, et qui m'avez fait premier ministre : la
chienne et le cheval de Leurs Majestés m'avaient fait beaucoup
de mal, mais vous m'avez fait du bien. Voilà donc de quoi
46 ZADIG, HISTOIRE ORIENTALE.
dépendent les destins des hommes! Mais, ajouta-t-il, un bonheur
si étrange sera peut-être bientôt évanoui, » Le perroquet répon-
dit : « Oui. » Ce mot frappe Zadig. Cependant, comme il était
bon physicien, et qu'il ne croyait pas que les perroquets fussent
'■' prophètes, il se rassura bientôt ; il se mit à exercer son minis-
tère de son mieux.
Il fit sentir à tout le monde le pouvoir sacré des lois, et ne fit
\ sentir à personne le poids de sa dignité. Il ne gêna point les voix
\ du divan, et chaque vizir pouvait avoir un avis sans lui déplaire.
f I Quand il jugeait une affaire, ce n'était pas lui qui jugeait,
■ c'était la loi ; mais quand elle était trop sévère, il la tempérait ;
et quand on manquait de lois, son équité en faisait qu'on aurait
prises pour celles de Zoroastre.
C'est de lui que les nations tiennent ce grand principe : Qu'il
fC'^Ut-ïaiauxJiasiir-deiide sauver un coupable que de coMamner
un^ innocent. Il croyait que les lois étaient faites pour secourir
les citoyens autant que pour les intimider. Son principal talent
était de démêler la vérité, que tous les hommes cherchent à
obscurcir.
\ 5 Dès les premiers jours de son administration il mit ce grand
talent en usage. Un fameux négociant de Babylone était mort
aux Indes ; il avait fait ses héritiers ses deux fils par portions
égales, après avoir marié leur sœur, et il laissait un présent de
trente mille pièces d'or à celui de ses deux fils qui serait jugé
7 O'ainier davantage. L'aîné lui bâtit un tombeau, le second aug-
menta d'une partie de son héritage la dot de sa sœur; chacun
disait : « C'est l'aîné qui aime le mieux son père, le cadet aime
mieux sa sœur; c'est à l'aîné qu'appartiennent les trente mille
pièces, »
~lf^ Zadig les fit venir tous deux l'un après l'autre. Il dit à l'aîné:
« Votre père n'est point mort, il est guéri de sa dernière maladie,
il revient à Babylone. — Dieu soit loué, répondit le jeune
homme ; mais voilà un tombeau qui m'a coûté bien cher ! »
Zadig dit ensuite la même chose au cadet, « Dieu soit loué,
-7 rrépondit-il_; je vais rendre à mon père tout ce que j'ai ; mais je
voudrais qu'il laissât à ma sœur ce que je lui ai donné. — Vous
ne rendrez rien, dit Zadig, et vous aurez les trente mille pièces:
c'est vous qui aimez le mieux votre pèi'e. n
Une fille fort riche avait fait une promesse de mariage à deux
\^ "images, et, après avoir reçu quelques mois des instructions de
l'un et de l'autre, elle se trouva grosse. Ils voulaient tous deux
l'épouser, « Je prendrai pour mon mari, dit-elle, celui des deux
CIIAI'ITRI- VF. 47
qui m'a mise on état de donner un citoyen à l'empire. —
C'est moi qui ai fait cette bonne œuvre, dit l'un. — C'est moi
qui ai eu cet avantage, dit l'autre. — Eh bien ! répondit-elle, je
reconnais pour père de l'enfant celui des deux qui lui pourra
donner la meilleure éducation. » Elle accoucha d'un fils. Chacun
des mages veut l'élever. La cause est portée devant Zadig. Il fait
venir les deux mages. « Qu'enseigneras-tu à ton pupille? dit-il
au premier. — Je lui apprendrai, dit le docteur, les huit parties
d'oraison, la dialectique, l'astrologie, la démonomanie ; ce que
c'est que la substance et l'accident, l'abstrait et le concret, les
monades et l'harmonie préétablie. — Moi, dit le second, je
tâcherai de le rendre juste et digne d'avoir_ des^ aniis^_» Zadig
prononça : « QïïëTu sols~"sôïr'peî'e ou non, tu épouseras sa
mère. »
I 11 venait tous les jours des plaintes à la cour contre l'itima-
doulet de Médie, nommé Irax. C'était un grand seigneur dont le
fonds n'était pas mauvais, mais qui était corrompu par la vanité
et par la volupté. Il souffrait rarement qu'on lui parlât, et jamais
qu'on l'osât contredire. Les paons ne sont pas plus vains, les
colombes ne sont pas plus voluptueuses, les tortues ont moins
de paresse ; il ne respirait que la fausse gloire elles faux plaisirs :
Zadig entreprit de le corriger.
II lui envoya de la part du roi un maître de musique avec
douze voix et vingt-quatre violons, un maître d'hôtel avec six
cuisiniers et quatre chambellans, qui ne devaient pas le quitter.
L'ordre du roi portait que l'étiquette suivante serait inviolable-
ment observée ; et voici comme les choses se passèrent.
Le premier jour, dès que le voluptueux Irax fut éveillé, le
maître de musique entra, suivi des voix et des violons: on chanta
une cantate qui dura deux heures, et, de trois minutes en trois
minutes, le refrain était :
Que son mérite est extrême !
Que de grâces! que de grandeur!
Ah ! combien monseigneur
Doit être content de lui-même !
Après l'exécution de la cantate, un chambellan lui fit une
harangue de trois quarts d'heure, dans laquelle on le louait
expressément de toutes les bonnes qualités qui lui manquaient.
i. Toute la fin de ce chapitre a paru pour la première fois dans les éditions
de Kehl. (B.)
48 ZADIG, HISTOIRE ORIENTALE.
La harangue finie, on le conduisit à table au son des instru-
ments. Le dîner dura trois heures; dès qu'il ouvrit la bouche
pour parler, le premier chambellan dit: « Il aura raison, «A
peine eut-il prononcé quatre paroles que le second chambellan
s'écria : « Il a raison ! » Les deux autres chambellans firent de
grands éclats de rire des bons mots qu'Irax avait dits ou qu'il
avait dû dire. Après dîner on lui répéta la cantate.
Cette première journée lui parut délicieuse, il crut que le roi
des rois l'honorait selon ses mérites ; la seconde lui parut moins
' " agréable ; la troisième fut gênante ; la quatrième fut insuppor-
table; la cinquième fut un supplice : enfin, outré d'entendre tou-
jours chanter :
Ah ! combien monseigneur
Doit être content de lui-même!
y^ d'entendre toujours dire qu'il avait raison, et d'être harangué
chaque jour à la même heure, il écrivit en cour pour suppher
le roi qu'il daignât rappeler ses chambellans, ses musiciens,
son maître d'hôtel ; il promit d'être désormais moins vain et
plus appliqué; il se fit moins encenser, eut moins de fêtes,
■ ^ et fut plus heureux ; car, comme dit le Sadder^ toujours du
plajsir n'est pas du plaisii-.
CHAPITRE Y1I-.
LES DISPLTES ET LES AUDIENCES.
C'est ainsi que Zadig montrait tous les jours la subtilité de
son génie cl la bonté de son ûme : onJ_'admirait, et cependant on
l'aimait. 11 passait pour le plus fortuné de tous les hommes, tout
-^Cl'empire était rempli de son nom ; toutes les femmes le lorgnaient;
tous les citoyens célébraient sa justice ; les savants le regardaient
comme leur oracle ; les prêtres même avouaient qu'il en savait
plus que le vieux archimage Yébor. On était bien loin alors de
lui faire des procès sur les griflons ; on ne croyait que ce qui lui
'^semblait croyable.
Il y avait une grande querelle dans Babylone, qui durait de-
1. Sur le Saddcr, voyez tome XI, pages .34 et l'.H»; et dans les Me/aHi/es, année 1777.
la Iro'mèma niaiserie, faisant, partie do Un Chrelien contre six Juifs.
2. Ce chapitre n'a été publié qu'en 177.j.
CHAPITRE VII. 49
puis quinze cents années, et qui partageait l'empire en deux sectes
opiniâtres : l'une prétendait qu'il ne fallait jamais entrer dans Iç
temple de Mithra que du pied gauche ; l'autre avait cette coutume
en abomination, et n'entrait jamais que du pied droit. On attenf
dait le jour de la fête solennelle du feu sacré pour savoir quell^
secte serait favorisée par Zadig. L'univers avait les yeux sur ses
deux pieds, et toute la ville était en agitation et en suspens. Zadig\
entra4ansje2emple^en_sa[u^ et il prouva ensuite,
par un discours éloquent, que le Dieu du ciel et de la terre, qui
n'a acception de personne, ne fait^pàs plus de cas de la jambe ib
gauche que de Ja jambe droite^ ^
L'Envieux et sa femme prétendirent que dans son discours il
n'y avait pas assez de figures, qu'il navait pas fait assez danser
les montagnes et les collines ^ « Il est sec et sans génie, disaient-
ils ; on ne voit chez lui ni la mer s'enfuir -, ni les étoiles tomber ^, ' '^"^
ni le soleil se fondre comme de la cire.^ : il a'a^poJjiLle bon style
qrieûlal. » Zadig_secontentait_d'avoir le style-de )a raison. Tout
le monde fut pour luiTn'ônpas parce qu'il était dansli bon che-
min, non pas parce qu'il était raisonnable, non pas parce qu'il
était aimable, mais_parce qu'il était premier vizir, :;:>
Il termina aussi heureusement~Te grand "procès entre les
mages blancs et les mages noirs. Les blancs soutenaient que c'était
une impiété de se tourner, eu priant Dieu, vers l'orient d'hiver ;
les noirs assuraient que Dieu avait en horreur les prières des
hommes qui se tournaient vers le couchant d'été. Za4ig_ordouna
qu'on gpJonrnAt. rommo. an_voiidraif,
Il trouva ainsi le secret d'expédier, le matin, les affaires parti-
culières et les générales; le reste du jour, il s'occupait des embel-
lissements de Babylone : il faisait représenter des tragédies où. vx^
l'on pleurait, et des comédies où l'on riait; ce qui était passé de <^
mode depuis longtemps, et ce qu'il fit renaître parce qu'il avait
du goût. Il ne prétendait pas en savoir plus que les artistes ; il les
récompensait par des bienfaits et des distinctions, et n'était point
jaloux en secret de leurs talents. Le soir, il amusait beaucoup le
roi, et surtout la reine. Le roi disait : « Le grand ministre! » La
reine disait : « L'aimable ministre ! » et tous deux ajoutaient :
« C'eût été grand dommage qu'il eût été pendu. »
1. AUusion aux versets 4 et 6 du psaume cxiii.
2. Versets 3 et 5 du même psaume.
3. Verset 12 du chapitre xiv d'Isaîe.
4. On lit dans VExode, xvi, 21 : Cutnque încahdsset sol, Uquefiebat: et dans
Judith, XVI, 18 : Petrœ, sicut cera, Uquescent.
21. — ROMAXS. i
50 ZADIG, HISTOIRE ORIENTALE.
Jamais homme en place ne fut obligé de donner tant d'au-
diences aux dames. La plupart venaient lui parler des affaires
qu'elles n'avaient point, pour en avoir une avec lui. La femme de
l'Envieux s'y présenta des premières; elle lui jura par Mitlira, par
5 ' le Zend-Avesta, et par le feu sacré, qu'elle avait détesté la conduite
de son mari ; elle lui confia ensuite que ce mari était un jaloux,
un brutal ; elle lui fit entendre que les dieux le punissaient en
lui refusant les précieux effets de ce feu sacré par lequel seul
l'homme est semblable aux immortels : elle finit par laisser
I Otomber sa jarretière ; Zadigla ramassa avec sa politesse ordinaire;
mais il ne la rattacha point au genou de la damé ; et cette petite
faute, si c'en est une, fut la cause des plus horribles infortunes,
Zadig n'y pensa pas, et la femme de TEnvieux y pensa beau-
coup.
' - D'autres dames se présentaient tous les jours. Les annales
secrètes de Babylone prétendent qu'il succomba une fois, mais
qu'il fut tout étonné de jouir sans volupté, et d'embrasser son
amante avec distraction. Celle à qui il donna, sans presque s'en
apercevoir, des marques de sa protection, était une femme de
lOchambre de la reine Astarté. Cette tendre Babylonienne se disait
à elle-même pour se consoler : « Il faut que cet homme-Iù ait
• prodigieusement d'affaires dans la tête, puisqu'il y songe encore
même en faisant l'amour. » Il échappa à Zadig, dans les instants
où plusieurs personnes ne disent mot, et où d'autres ne pronon-
cent que des paroles sacrées, de s'écrier tout d'un coup : « La
reine! » La Babylonienne crut qu'enfin il était revenu à lui dans
un bon moment, et qu'il lui disait : « Ma reine. » Mais Zadig,
toujours très-distrait, prononça le nom d'Astarté. La dame, qui
dans ces heureuses circonstances interprétait tout à son avantage,
s'imagina que cela voulait dire : « Vous êtes plus belle que la
reine Astarté. » Elle sortit du sérail de Zadig avec de très-beaux
présents. Elle alla conter son aventure à TEnvieuse, qui était son
amie intime; celle-ci fut cruellement piquée de la préférence.
H II n'a pas daigné seulement, dit-elle, me rattacher cette jarre-
tière que voici, et dont je ne veux plus me servir. — Oh ! oh ! dit
la fortunée à l'Envieuse, vous portez les mêmes jarretières que la
reine! Vous les prenez donc chez la même faiseuse? » L'Envieuse
rêva profondément, ne répondit rien, et alla consulter son mari
l'Envieux.
Cependant Zadig s'apercevait qu'il avait toujours des distrac-
tions quand il donnait des audiences, et quand il jugeait; il ne
savait à quoi les attribuer : c'était là sa seule peine.
CHAPITRE Vin. 51
Il eut un songe : il lui semblait qu'il était couché d'abord sui-
des herbes sèches, parmi lesquelles il y en avait quelques-unes
de piquantes qui l'incommodaient ; et qu'ensuite il reposait mol-
lement sur un lit de roses, dont il sortait un serpent qui le bles-
sait au cœur de sa langue acé_rée et envenimée, a Hélas! disait-
il, j'ai été longtemps couché sur ces herbes sèches et piquantes,
je suis maintenant sur le lit de roses, mais quel sera le ser-
pent ? »
CHAPITRE YIII.
LA JALOUSIE.
Le malheur de Zadig vint de son bonheur même, et surtout
de son mérite. Il avait tous les jours des entretiens avec le roi et
avec Astarté, son auguste épouse. Les charmes de sa conversation
redoublaient encore par cette envie de plaire qui est à l'esprit ce
que la parure est à la beauté; sa jeunesse et ses grâces firent insen-
siblement sur Astarté une impression dont elle ne s'aperçut pas
d'abord. Sa passion croissait dans le sein de l'innocence. Astarté
se livrait sans scrupule et sans crainte au plaisir de voir et d'en-
tendre un homme cher à son épouï et à l'État ; elle ne cessait de
le vanter au roi ; elle en parlait à ses femmes, qui enchérissaient
encore sur ses louanges; tout servait à enfoncer dans son cœur
le trait qu'elle ne sentait pas. Elle faisait des présents à Zadig,
dans lesquels il entrait plus de galanterie qu'elle ne pensait ; elle
croyait ne lui parler qu'eu reine contente de ses services, et
quelquefois ses expressions étaient d'une femme sensible.
Astarté était beaucoup plus belle que cette Sémire qui haïssait
tant les borgnes, et que cette autre femme qui avait voulu couper ^-"^
le nez à son époux. La familiarité d'Astarté, ses discours tendres,
dont elle commençait à rougir, ses regards, qu'elle voulait dé-
tourner, et qui se fixaient sur les siens, allumèrent dans le cœur
de Zadig un feu dont il s'étonna. Il combattit ; il appela à son
secours la philosophie, qui l'avait toujours secouru ; il n'en tira Z ^
que des lumières, et n'en reçut aucun soulagement. Le devoir, la
reconnaissance, la majesté souveraine violée, se présentaient à
ses yeux comme des dieux vengeurs; il combattait, il triomphait;
mais cette victoire, qu'il fallait remportera tout moment, lui coû-
tait des gémissements et des larmes. Il n'osait plus parler à la -?, ^-^
reine avec cette douce liberté qui avait eu tant de charmes pour
tous deux : ses yeux se couvraient d'un nuage ; ses discours étaient
52 ZADIG, HISTOIRE ORIENTALE.
contraints et sans suite : il baissait la vue; et quand, malgré lui,
ses regards se tournaient vers Astarté, ils rencontraient ceux de
la reine mouillés de pleurs, dont il partait des traits de flamme ;
ils semblaient se dire l'un à Fautre : « Nous nous adorons, et
nous craignons de nous aimer ; nous brûlons tous deux d'un feu
que nous condamnons. »
Zadig sortait d'auprès d'elle égaré, éperdu, le cœur surchargé
d'un fardeau qu'il ne pouvait plus porter : dans la violence de
ses agitations, il laissa pénétrer son secret à son ami Cador,
comme un homme qui, ayant soutenu longtemps les atteintes
d'une vive douleur, fait enfin connaître son mal par un cri qu'un
redoublement aigu lui arrache, et par la sueur froide qui coule
sur son front.
Cador lui dit : a J'ai déjà démêlé les sentiments que vous vouliez
vous cacher à vous-même ; les passions ont des signes auxquels on
ne peut se méprendre. Jugez, mon cher Zadig, puisque j'ai lu dans
votre cœur, si le roi n'y découvrira pas un sentiment qui l'oflense. Il
n'a d'autre défaut que celui d'être le plus jaloux des hommes. Vous
résistez à votre passion avec plus de force que la reine ne combat
I^Ib. sienne, parce que vous êtes philosophe, et parce que vous êtes
Zadig. Astarté est femme-, elle laisse parler ses regards avec d'autant
plus d'imprudence qu'elle ne se croit pas encore coupable. Mal-
heureusement rassurée sur son innocence, elle néglige des dehors
nécessaires. Je tremblerai pour elle tant qu'elle n'aura rien à se
reprocher. Si vous étiez d'accord l'un et l'autre, vous sauriez
tromper tous les yeux -. une passion naissante et combattue éclate ;
un amour satisfait sait se cacher. » Zadig frémit à la proposition
de trahir le roi, son bienfaiteur; et jamais il ne fut plus fidèle à
sou prince que quand il fut coupable envers lui d'un crime invo-
lontaire. Cependant la reine prononçait si souvent le nom de
Zadig, son front se couvrait de tant de rougeur en le prononçant,
elle était tantôt si animée, tantôt si interdite, ([uand elle lui par-
lait en présence du roi ; une rêverie si profonde s'emparait d'elle
quand il était sorti, que le roi fut troublé. 11 crut tout ce qu'il
vj;Voyait, et imagina tout ce qu'il ne voyait point. 11 remarqua sur-
tout que les babouches de sa femme étaient bleues, et que les
babouches de Zadig étaient bleues, que les rubans de sa femme
étaient jaunes, et que le bonnet de Zadig était jaune ; c'étaient là
de terribles indices pour un prince délicat. Les soupçons se tour-
U tuèrent en certitude dans son esprit ai^ri.
Tous les esclaves des rois et des reines sont autant d'espions
de leurs cœurs. Ou pénétra bientôt qu'Astarté était tendre, et que
CIIAPITRK Vin. o3
Moabdar était jaloux. L'Envieux engagea rEnvieuse à envoyer
au roi sa jarretière, qui ressemblait à celle de la reine. Pour sur-
croît de malheur, cette jarretière était bleue. Le monarque ne
songea plus qu'à la manière de se venger. Il résolut une nuit
d'empoisonner la reine, et de faire mourir Zadig par le cordeau
au point du jour. L'ordre en fut donné à un impitoyable eunuque,
exécuteur de ses vengeances. Il y avait alors dans la chambre du
roi un petit nain qui était muet, mais gui n'était pas sourd. On
le souffrait toujours : il était témoin de ce qui se passait de plus
secret, comme un animal domestique. Ce petit muet était très-
attaché à la reine et à Zadig. Il entendit, avec autant de surprise
que d'horreur, donner l'ordre de leur mort. Mais comment faire
pour prévenir cet ordre effroyable, qui allait s'exécuter dans peu
d'heures? Il ne savait pas écrire ; mais il avait appris à peindre,
et savait surtout faire ressembler. Il passa une partie de la nuit
à crayonner ce qu'il voulait faire entendre à la reine. Son dessin
représentait le roi agité de fureur, dans un coin du tableau, don-
nant des ordres à son eunuque ; un cordeau bleu et un vase sur une
table, avec des jarretières bleues et des rubans jaunes ; la reine,
dans le milieu du tableau, expirante entre les bras de ses femmes ;
et Zadig étranglé à ses pieds. L'horizon représentait un soleil
levant pour marquer que cette horrible exécution devait se faire
aux premiers rayons de l'aurore. Dès qu'il eut fini cet ouvrage,
il courut chez une femme d'Astarté, la réveilla, et lui fit entendre
qu'il fallait dans l'instant même porter ce tableau à la reine.
Cependant, au milieu de la nuit, on vient frapper à la porte
de Zadig; on le réveille; on lui donne un billet de la reine : il
doute si c'est un songe ; il ouvre la lettre d'une main tremblante.
Quelle fut sa surprise, et qui pourrait exprimer la consternation
et le désespoir dont il fut accablé quand il lut ces paroles : « Fuyez,
dans l'instant même, ou l'on va vous arracher la vie! Fuyez,
Zadig ; je vous l'ordonne au nom de notre amour et de mes
rubans jaunes. J^e n'étais point coupable ; mais je sens que je
vais mourir criminelle. »
Zadig eut à peine la force de parler. Il ordonna qu'on fît
venir Cador ; et, sans lui rien dire, il lui donna ce billet. Cador le
força d'obéir, et de prendre sur-le-champ la route de Memphis.
« Si vous osez aller trouver la reine, lui dit-il, vous hâtez sa mort ;
si vous parlez au roi, vous la perdez encore. Je me charge de sa
destinée ; suivez la vôtre. Je répandrai le bruit que vous avez pris
la route des Indes. Je viendrai bientôt vous trouver, et je vous
apprendrai ce qui se sera passé à Babylone. »
:i4 ZADIG, HISTOIRE ORIENTALE.
Cador, dans le moment même, fit placer deux dromadaires
des plus légers à la course vers une porte secrète du palais ; il y
fit monter Zadig, qu'il fallut porter, et qui était près de rendre
l'âme. Un seul domestique l'accompagna ; et bientôt Cador, plongé
dans l'étounement et dans la douleur, perdit son ami de vue.
Cet illustre fugitif, arrivé sur le bord d'une colline dont on
voyait Babylone, tourna la vue sur le palais delà reine, et s'éva-
nouit; il ne reprit ses s.eus que pour verser des larmes, et pour
souliaiter la mort. Enfin, après s'être occupé de la destinée déplo-
rable de la plus aimable des femmes et de la première reine du
monde, il fit un moment^ de retour ^ur lui-même, et s'écria:
« Qu'est-ce donc que la vie humaine ?^_yeiiu]jj}Uj(iLm'aj^z;;Tou
servi? Deux femmes m'ont indignement trompé; la troisième, qui
n'est point coupable, et qui est plus belle que les autres, va
mourir! T«ut ce que j'ai fait de bien a toujours été pour moi une
source de malédictions, et je n'ai été élevé au comble de la
grandeur que pour tomber dans le plus horrible précipice de
l'infortune. Si j'eusseété mécliant^ comme tant d'autres, je serais
heureux comme_euxj) Accablé de ces "rélîêxîoïïs'îunestes, les
yeux chargés du voile de la douleur, la pâleur de la mort sur le
visage, et l'âme abîmée dans l'excès d'un sombre désespoir, il
continuait son voyage vers l'Egypte.
CHAPITRE IX.
LA FEMME DATTLE.
Zadig dirigeait sa route sur les étoiles. La constellation d'Orion
et le brillant astre de Sirius le guidaient vers le port- de Canope.
1 II admirait ces vastes globes de lumière qui ne paraissent que de
faibles étincelles â nos yeux, tandis que la terre, qui n'est en
effet qu'un point imperceptible dans la nature, paraît à notre
cupidité ([uclque chose de si grand et de si noble. Il se figurait
/alors les hommes tels qu'ils sont en effet, des insectes se dévorant
les uns les autres sur un petit atome de boue. Cette image vraie
1. L'erratum de l'édition de Kehl dit de mettre: un mouvement de retour. On
;i suivi pour la présente édition le texte de 17 47, 1718, etc.
2. C'est d'après un erratum manuscrit de feu Docroi\ que j'ai mis i)ort. Les
éditions que j'ai vues portent toutes, sans exception, le pôle de Canope. Voltaire
a dit, dans le chapitre v du Taureau blanc : Je m'en vais auprès du lac de Sir-
bon, par Canope. (B.)
CHAPITRE IX. 55
semblait anéantir ses malheurs, en lui retraçant le néant de son
être et celui de Babylone. Son âme s'élançait jusque dans l'infini,
et contemplait, détachée de ses sens, Pordre j.mimiable de l'uni-
vers. Mais lorsque ensuite, rendu à lui-même et rentrant dans
son cœur, il pensait qu'Astarté était peut-être morte pour lui,:-'
l'univers disparaissait à ses yeux, et il ne voyait dans la nature
entière qu'Astarté mourante et Zadig infortuné.
Comme il se livrait à ce flux et à ce reflux de philosophie su-
blime et de douleur accablante, il avançait vers les frontières do
l'Egypte ; et déjà son domestique fidèle était dans la première bour-
gade, où il lui cherchait un logement. Zadig cependant se pro-
menait vers les jardins qui bordaient ce village. Il vit, non loin du
grand chemin, une femme éplorée qui appelait le ciel et la terre
à son secours, et un homme furieux qui la suivait. Elle était déjà
atteinte par lui, elle embrassait ses genoux. Cet homme l'accablait
de coups et de reproches. Il jugea, à la violence de l'Égyptien et
aux pardons réitérés que lui demandait la dame, que l'un était un
jaloux, et l'autre une infidèle ; mais quand il eut considéré cette
femme, qui était d'une beauté touchante, et qui même ressem-
blait un peu à la malheureuse Astarté, il se sentit pénétré de com-
passion pour elle, et d'horreur pour l'Égyptien. « Secourez-moi,
s'écria-t-elle à Zadig avec des sanglots : tirez-moi des mains du
plus barbare des hommes, sauvez-moi la vie ! »
A ces cris, Zadig courut se jeter entre elle et ce barbare. Il avait
quelque connaissance de la langue égyptienne. Il lui dit en cette
langue: « Si vous avez quelque humanité, je vous conjure de res-
pecter la beauté et la faiblesse. Pouvez-vous outrager ainsi un
€hef-d'œuvre de la nature, qui est à vos pieds, et qui n'a pour sa
défense que des larmes? — Ah ! ah ! lui dit cet emporté, tu l'aimes
donc aussi! et c'est de toi qu'il faut que je me venge. » En disant
ces paroles, il laisse la dame, qu'il tenait d'une main par les che-
veux, et, prenant sa lance, il veut en percer l'étranger. Celui-ci,
qui était de sang-froid, évita aisément le coup d'un furieux. Il
se saisit de la lance près du fer dont elle est armée. L'un veut
la retirer, l'autre l'arracher. Elle se brise entre leurs mains.
L'Égyptien tire son épée; Zadig s'arme de la sienne. Ils s'attaquent
l'un l'autre. Celui-là porte cents coups précipités ; celui-ci les
pare avec adresse. La dame, assise sur _un__gazon , rajuste sa
coiffure, et les regarde^ L'Égyptien était plus robusî(ë~qnê~sôn
adversaire, Zadig était plus adroit. Celui-ci se battait en homme
dont la tête conduisait le bras, et celui-là comme un emporté
dont une colère aveugle guidait les mouvements au hasard.
36 ZADIG, HISTOIRE ORIENTALE.
Zadig, passe à lui, et le désarme; et tandis que l'Égyptien, devenu
plus furieux, veut se jeter sur lui, il le saisit, le presse, le fait
tomber en lui tenant l'épée sur la poitrine ; il lui offre de lui
donner la vie. L'Égyptien, hors de lui, tire son poignard ; il en
blesse Zadig dans le temps même que le vainqueur lui pardon-
nait. Zadig, indigné, lui plonge son épée dans le sein. L'Égyptien
jette un cri horrible, et meurt en se débattant.
Zadig alors s'avança vers la dame, et lui dit d'une voix sou-
mise : « Il m'a forcé de le tuer : je vous ai vengée ; vous êtes déli-
vrée de l'homme le plus violent que j'aie jamais vu. Que voulez-vous
maintenantdemoi, madame? — Que tu meures, scélérat, lui répon-
dit-elle ; que tu meures! tu as tué mon amant ; je voudrais pouvoir
déchirer ton cœur. — En vérité, madame, vous aviez là un étrange
homme pour amant, lui répondit Zadig ; il vous battait de toutes ses
forces, et il voulait m'arracher la vie parce que vous m'avez con-
juré de vous secourir. — Je voudrais qu'il me battît encore,
reprit la dame en poussant des cris. Je le méritais bien, je lui
avais donné de la jalousie. Plût au ciel qu'il me battit, et que tu
fusses à sa place ! » Zadig, plus surpris et plus en colère qu'il ne
l'avait été de sa vie, lui dit : u Madame, toute belle que vous êtes,
vous mériteriez que je vous battisse à mon tour, tant vous êtes
extravagante ; mais je n'en prendrai pas la peine i. » Là-dessus il
remonta sur son chameau, et avança vers le bourg. A peine avait-
il fait quelques pas qu'il se retourne au bruit que faisaient quatre
\ S courriers de Babylone. Ils venaient à toute bride. L'un d'eux, en
voyant cette femme, s'écria: « C'est elle-même ! elle ressemble au
portrait qu'on nous en a fait. » Ils ne s'embarrassèrent pas du
mort, et se saisirent incontinent de la dame. Elle ne cessait de
crier à Zadig : « Secourez-moi encore une fois, étranger géné-
^^reux! je vous demande pardon de m'être plainte de vous : secourez-
moi, et je suis à vous jusqu'au tombeau ! » L'envie avait passé à
Zadig de se battre désormais pour elle. « A d'autres! répondit-il ;
vous ne m'y attraperez plus. »
^ D'ailleurs il était blessé, son sang coulait, il avait besoin de
*3)^vSecours ; et la vue des quatre habyloniens, i)robablement en-
voyés par le roi Moabdar, le remplissait d'inquiétude. Il s'avance
en bute vers le village, n'imaginant pas pourquoi quatre cour-
riers de Babylone venaient prendre cette Égyptienne, mais encore
plus étonné du caractère de cette dame.
1. C'est une scène analogue à celle de Sganarelle, Martine et M. Robert. dans
le Médecin malijré lui.
CHAIMTRE X. 57
CHAPITRE X.
l'esclavage.
Comme il entrait dans Ja bourgade égyptienne, il se vit entouré
par le peuple. Chacun criait : « Voilà celui qui a enlevé la i)elle
Missoiif, et qui vient d'assassiner Clétofis! — Messieurs, dit-il,
Dieu me préserve d'enlever jamais votre belle Missouf ! elle est
trop capricieuse ; et, à l'égard de Clétofis, je ne l'ai point assassiné :
je me suis défendu seulement contre lui. Il voulait me tuer, parce
que je lui avais demandé très-liumblement grâce pour la belle
Missouf, qu'il battait impitoyablement. Je suis un étranger qui
vient chercher un asile dans l'Egypte; et il n'y a pas d'apparence
qu'en venant demander votre protection j'aie commencé par / 6
enlever une femme, et par assassiner un homme. »
Les Égyptiens étaient alors justes et humains. Le peuple con-
duisit Zadig à la maison de ville. On commença par le faire panser
de sa blessure, et ensuite on l'interrogea, lui et son domestique
séparément, pour savoir la vérité. On reconnut que Zadig n'était
point un assassin: mais il était coupable du sang d'un homme:
la loi le condamnait à être esclave. On vendit au profit de la bour-^
gade ses deux chameaux; on distribua aux habitants tout l'or
qu'il avait apporté ; sa personne fut exposée en vente dans la place
publique, ainsi que celle de son compagnon de voyage. Un mar-
chand arabe, nommé Sétoc, y mit l'enchère; mais le valet, plus
propre à la fatigue, fut vendu bien plus chèrement que le maître.
On ne faisait pas de comparaison entre ces deux hommes. Zadig
fut donc esclave subordonné à son valet : ou les attacha ensemble
avec une chaîne qu'on leur passa aux pieds, et en cet état ils ,
suivirent le marchand arabe dans sa maison. Zadig, en chemin,
consolait son domestique, et l'exhortait à la patience; mais, selon
sa coutume, il faisait des réflexions sur la vie humaine. « Je vois,
lui disait-il, que les malheurs de ma destinée se répandent sur
la tienne. Tout m'a tourné jusqu'ici d'une façon bien étrange.
J'ai été condamné à l'amende pour avoir vu passer une chienne ;")
j'ai pensé être empalé pour un griffon ; j'ai été envoyé au supplice\
parce que j'avais fait des vers à la louange du roi ; j'ai été sur le .'
point d'être étranglé parce que la reine avait des rubans jaunes,
et me voici esclave avec toi parce qu'un brutal a battu sa raaî- !".J^
tresse. Allons, ne perdons point courage ; tout ceci finira peut- \
o8 ZADIG, HISTOIRE ORIENTALE.
,être ; il faut hien que les marchands arabes aient des esclaves ; et
pourquoi ne le serais-je pas comme un autre, puisque je suis
homme comme un autre? Ce marchand ne sera pas impitoyable ;
' il faut qu'il traite bien ses esclaves, s'il en veut tirer des services. »
Il parlait ainsi, et dans le fond de son cœur il était occupé du
sort de la reine de Babylone.
Sétoc, le marchand, partit deux jours après pour l'Arabie
déserte avec ses esclaves et ses chameaux. Sa tribu habitait vers
le désert d'Horeb, Le chemin fut long et pénible. Sétoc, dans la
•route, faisait bien plus de cas du valet que du maître, parce que le
premier chargeait bien mieux les chameaux ; et toutes les petites
distinctions furent pour lui.
Un chameau mourut à deux journées d'Horeb : on répartit sa
charge sur le dos de chacun des serviteurs ; Zadig en eut sa part.
Sétoc se mit à rire en voyant tous ses esclaves marcher courbés.
Zadig prit la liberté de lui en expliquer la raison , et lui apprit
les lois de l'équilibre. Le marchand, étonné, commença à le regar-
der d'un autre œil. Zadig, voyant qu'il avait excité sa curiosité,
la redoubla en lui apprenant beaucoup de choses qui n'étaient
point étrangères à son commerce; les pesanteurs spécifiques des
métaux et des denrées sous un volume égal ; les propriétés de plu-
sieurs animaux utiles ; le moyen de rendre tels ceux qui ne l'étaient
pas ; enfin il lui parut un sage. Sétoc lui donna la préférence sur
son camarade, qu'il avait tant estimé. Il le traita bien, et n'eut
pas sujet de s'en repentir.
Arrivé dans sa tribu, Sétoc commença par redemander cinq
cents onces d'argent à un Hébreu auquel il les avait prêtées en
présence de deux témoins ; mais ces deux témoins étaient morts,
et l'Hébreu, ne pouvant être convaincu, s'appropriait l'argent du
marchand, en remerciant Dieu de ce qu'il lui avait donné le
moyen de tromper un Arabe. Sétoc confia sa peine à Zadig, qui
était devenu son conseil. « En quel endroit, demanda Zadig, prê-
tâtes-vous vos cinq cents onces à cet infidèle? — Sur une large
pierre, répondit le marchand, qui est auprès du mont Horeb, —
Quel est le caractère de votre débiteur? dit Zadig — Celui d'un
fripon, reprit Sétoc. — Mais je vous demande si c'est un homme
vif ou flegmatique, avisé ou imprudent, — C'est de tous les mau-
vais payeurs, dit Sétoc, le plus vif que je connaisse. — Eh bien !
insista Zadig, permettez que je plaide voire cause devant le juge. »
En efl'et il cita l'Hébreu au tribunal, et il parla ainsi au juge :
« Oreiller du trône d'équité, je viens redemander à cet homme, au
nom de mon maître, cinq cents onces d'argent qu'il ne veut pas
CHAPITRE XI. 59
rendre. — Avez-voiis dos témoins? dit le juge. — \on, ils sont morts ;
mais il reste une large pierre sur laquelle l'argent fut compté ; et
s'il plaît à Votre Grandeur d'ordonner qu'on aille chercher la
pierre, j'espère qu'elle portera témoignage; nous resterons ici,
l'Hébreu et moi, en attendant que la pierre vienne; je l'enverrai
chercher aux dépens de Sétoc , mon maître. — Très-volontiers ,
répondit le juge ; » et il se mit à expédier d'antres affaires.
A la fin de l'audience : « Eh bien! dit-il à Zadig, votre pierre
n'est pas encore venue? » L'Hébreu, en riant, répondit : « Votre
Grandeur resterait ici jusqu'à demain que la pierre ne serait pas
encore arrivée; elle est à plus de six milles d'ici, et il faudrait
quinze hommes pour la remuer. — Eh bien ! s'écria Zadig. je vous
avais bien dit que la pierre porterait témoignage ; puisque cet
homme sait où elle est, il avoue donc que c'est sur elle que l'ar-
gent fut compté. » L'Hébreu, déconcerté, fut bientôt contraint de '
tout avouer. Le juge ordonna qu'il serait lié à la pierre, sans
boire ni manger, jusqu'à ce qu'il eût rendu les cinq cents onces,
qui furent bientôt payées.
L'esclave Zadig et la pierre furent en grande recommandation
dans l'Arabie. a. û»
CHAPITRE XI.
LE BICHER.
Sétoc, enchanté, fit de son esclave son ami intime. H ne pou-
vait pas plus se passer de lui qu'avait fait le roi de Babylone ; et
Zadig fut heureux que Sétoc n'eût point de femme. Il découvrait
dans son maître un naturel porté au bien, beaucoup de droiture
et de bon sens. Il fut fâché de voir qu'il adorait l'armée céleste, %
c'est-à-dire le soleil, la lune, et les étoiles, selon l'ancien usage
d'Arabie. Il lui en parlait quelquefois avec beaucoup de discré-
tion. Enfin il lui dit que c'étaient des corps comme les autres,
qui ne méritaient pas plus son hommage qu'un arbre ou un
rocher. « Mais, disait Sétoc, ce sont des êtres éternels dont nous
tirons tous nos avantages ; ils animent la nature ; ils règlent les
saisons; ils sont d'ailleurs si loin de nous qu'on ne peut pas
s'empêcher de les révérer. — Vous recevez plus d'avantages,
répondit Zadig, des eaux de la mer Rouge, qui porte vos mar-
chandises aux Indes. Pourquoi ne serait-elle pas aussi ancienne
que les étoiles? Et si vous adorez ce qui est éloigné de vous,
vous devez adorer la terre des Gangarides, qui est aux extré-
60 ZADIG, HISTOIRE ORIENTALE.
mités du monde. — Non, disait Sétoc, les étoiles sont trop
brillantes pour que je ne les adore pas. » Le soir venu, Zadig
alluma un grand nombre de flambeaux dans la tente où il
devait souper avec Sétoc ; et dès que son patron parut, il se jeta
/," à genoux devant ces cires allumées, et leur dit : (( Éternelles et
brillantes clartés, soyez-moi toujours propices! » Ayant proféré
ces paroles, il se mit à table sans regarder Sétoc. a Que faites-
vous donc? lui dit Sétoc étonné. — Je fais comme vous, répondit
Zadig; j'adore ces chandelles, et je néglige leur maître et le
I D mien. » Sétoc comprit le sens profond de c«t apologue. La sa-
gesse de son esclave entra dans son âme; il ne prodigua plus
son encens aux créatures, et adora l'Être éternel qui les a faites.
Il y avait alors dans l'Arabie une coutume alï'reuse, venue
originairement de Scytliie, et qui, s'étant établie dans les Indes
par le crédit des braclimanes, menaçait d'envahir tout l'Orient.
Lorsqu'un homme marié était mort, et que sa femme bien-aimée
voulait être sainte, elle se brûlait en public sur le corps de son
mari. C'était une fête solennelle qui s'appelait le bûcher du veu-
vage. La tribu dans laquelle il y avait eu le plus de femmes
.^t>brûlées était la plus considérée. Un Arabe de la tribu de Sétoc
étant mort, sa veuve, nommée Almona, qui était fort dévote, fît
savoir le jour et l'heure où elle se jetterait dans le feu au son des
tambours et des trompettes. Zadig remontra à Sétoc combien
cette horrible coutume était conti'aire au bien du genre humain :
qîTon laissait brûler tous les jours de jeunes veuves qui pou-
vaient donner des enfants à l'État, ou du moins élever les leurs ;
et il le fît convenir qu'il fallait, si on pouvait, abolir un usage si
barbare. Sétoc répondit : « Il y a plus de mille ans que les
femmes sont en possesssion de se brûler. Qui de nous osera
a '^changer une loi que le temps a consacrée? Y a-t-il rien de plus
\ respectable qu'un ancien abus ? — La raison est plus ancienne,
' reprit Zadig. Parlez aux chefs des tribus, et je vais trouver la
jeune veuve. »
11 se fit présenter à elle ; et après s'être insinué dans son esprit
par des louanges sur sa beauté, après lui avoir ditcomhien c'était
dommage de mettre au feu tant de charmes, il la loua encore
sur sa constance et sur son courage. (( Vous aimiez donc prodi-
gieusement votre mari ? lui dit-il. — Moi ? point du tout, répondit
la dame arabe. C'était un brutal, un jaloux, un homme insup-
portable ; mais je suis fermement résolue de me jeter sur son
bûcher. ~ Il faut, dit Zadig, qu'il y ait apparemment un plaisir
bien délicieux à être brûlée vive. — Ah! cela fait frémir la nature,
CHAPITRE XII. 61
dit la dame ; mais il faut en passer par là. Je suis dévote ; je serais
perdue de réputation, et tout le monde se moquerait de moi si je
ne me brûlais pas. » Zadig, l'ayant fait convenir qu'elle se brûlait
pour les autres et par vanité, lui parla longtemps d'une manière
à lui faire aimer un peu la vie, et parvint même à lui inspirer
quelque bienveillance pour celui qui lui parlait, a Que feriez-
vous enfin, lui dit-il, si la vanité de vous brûler ne vous tenait
pas? — Hélas ! dit la dame, je crois que je vous prierais de m'é-
pouser. »
Zadig était trop rempli de l'idée d'Astarté pour ne pas éluder
cette déclaration ; mais il alla dans l'instant trouver les chefs des
tribus, leur dit ce qui s'était passé, et leur conseilla de faire une
loi par laquelle il ne serait permis à une veuve de se brûler qu'a-
près avoir entretenu un jeune homme tête à tête pendant une
heure entière. Depuis ce temps, aucune dame ne se brûla en
Arabie. On eut au seul Zadig l'obhgation d'avoir détruit en un
jour une coutume si cruelle, qui durait depuis tant de siècles. Il
était donc le bienfaiteur de l'Arabie,
CHAPITRE XII ^
LE SOIPER.
Sétoc, qui ne pouvait se séparer de cet homme en qui habitait
la sagesse, le mena à la grande foire de Bassora, où devaient se
rendre les plus grands négociants de la terre habitable. Ce fut
pour Zadig une consolation sensible de voir tant d'hommes de
diverses contrées réunis dans la même place. Il lui paraissait
que l'univers était une grande famille qui se rassemblait à Bassora.
Il se trouva à table, dès le second jour, avec un Égyptien, un Indien
gangaride, un habitant du Cathay, un Grec, un Celte, et plusieurs
autres étrangers qui, dans leurs fréquents voyages vers le golfe
Arabique, avaient appris assez d'arabe pour se faire entendre,
L'Égyptien paraissait fort en colère. « Quel abominable pays que
Bassora ! disait-il ; on m'y refuse mille onces d'or sur le meilleur
effet du monde. — Comment donc, dit Sétoc • sur quel effet vous
a-t-on refusé cette somme? — Sur le corps de ma tante, répondit
l'Égyptien ; c'était la plus brave femme d'Egypte. Elle m'accom-
1. Ce chapitre ne se trouvait pas dans cette histoire lorsqu'elle était intitulée
Memnon, en 1717. ;g. A.)
62 ZADIG, HISTOIRE ORIENTALE.
pagnait toujours; elle est morte en chemin : j'en ai fait une des
plus belles nomies que nous ayons; et je trouverais dans mon
pays tout ce que je voudrais en la mettaiit_en gage. Il est bien
étrange qu'on ne veuille pas seulement me donner ici mille onces
' d'or sur un elTet si solide. » Tout en se courrouçant, il était prêt
de manger d'une excellente poule bouillie, quand l'Indien, le
prenant par la main, s'écria avec douleur : « Ah ! qu'allez-vous
ffeire? — Manger de cette poule, dit l'homme à la momie. — Gar-
jdez-vous-en bien, dit le Gangaride; il se pourrait faire que l'âme
de la défunte fût passée dans le corps de cette poule, et vous ne
voudriez pas vous exposer à manger votre tante. Faire cuire des
poules, c'est outrager manifestement la nature. — Que voulez-
vous dire avec votre nature et vos poules? reprit le colérique
Égyptien ; nous adorons un bœuf, et nous en mangeons bien. —
<*Vous adorez un bœuf! est-il possible? dit l'homme du Gange. —
Il n'y a rien de si possible, repartit l'autre; il y a cent trente-cinq
mille ans que nous en usons ainsi, et personne parmi nous n'y
trouve à redire. -7- Ah ! cent trente-cinq mille ans ! dit l'Indien, ce
compte est un peu exagéré ; il n'y en a que quatre-vingt mille que
l'Inde est peuplée, et assurément nous sommes vos anciens; et
Brama nous avait défendu de manger des bœiifs avant que vous
vous fussiez avisés de les mettre sur les autels et à la broche. —
Voilà un plaisant animal que votre Crama, pour le comparer à
Apis ! dit l'Égyptien ; qu'a donc fait votre Brama de si beau? » Le
', bramin répondit : « C'est lui qui a appris aux hommes à lire et à
écrire, et à qui toute la terre doit le jeu des échecs. — Vous vous
trompez, dit un Ghaldéen qui était auprès de lui ; c'est le poisson
Oannès à qui on doit de si grands bienfaits, et il est juste de ne
rendre qu'à lui ses hommages. Tout le monde vous dira que c'était
un être divin, qu'il avait la queue dorée, avec une belle tête
d'homme, et qu'il sortait de l'eau pour venir prêcher à terre trois
heures par jour. Il eut plusieurs enfants qui furent tous rois,
comme chacun sait. J'ai son portrait chez moi, que je révère
comme je le dois. On peut manger du bœuf tant qu'on veut; mais
c'est assurément une très-grande impiété de faire cuire du pois-
son ; d'ailleurs vous êtes tous deux d'une origine trop peu noble
et trop récente pour me rien disputer. La nation égyptienne ne
compte que cent trente-cinq mille ans, et les Indiens ne se van-
tent que de quatre-vingt mille, tandis que nous avons des alma-
' naclis de quatre mille siècles. Croyez-moi, renoncez à vos folies,
et je vous donnerai à chacun un beau portrait d'Oannès. »
L'homme de Cambalu, prenant la parole, dit : u Je respecte
CIIAPITHE XII. 63
Tort les Égyptiens, les Clialdéens, les Grecs, les Celtes, Jjrama, le
bœuf Apis, le beau poisson Oannès; mais peut-être que le Li ou
le Tiens comme on voudra l'appeler, vaut bien les bœufs et les
poissons. Je ne dirai rien de mon pays ; il est aussi grand que la
terre d'Egypte, la Cbaldée, et les Indes ensemble. Je ne dispute/^
pas d'antiquité, parce qu'il suffit d'être heureux, et que c'est fort
peu de chose d'être ancien ; mais, s"il fallait parler d'almanachs,
je dirais que toute l'Asie prend les nôtres, et que nous eu avions
de fort bons avant qu'on sût l'arithmétique en Cbaldée. — Vous
êtes de grands ignorants tous tant que vous êtes ! s'écria le IC>
Grec ; est-ce que vous ne savez *pas que le chaos est le père de
tout, et que la forme et la matière ont mis le monde dans l'état
où il est? »
Ce Grec parla longtemps; mais il fut enfin interrompu par
le Celte, qui, ayant beaucoup bu pendant qu'on disputait, se/-^
crut alors plus savant que tous les autres, et dit en jurant
qu'il n'y avait que Teutath et le gui de chêne qui valussent la
peine qu'on en parlât; que, pour lui, il avait toujours du gui
dans sa poche; que les Scythes, ses ancêtres, étaient les seules
gens de bien qui eussent jamais été au monde ; qu'ils avaient, à :
la vérité, quelquefois mangé des hommes, mais que cela n'em-
pêchait pas qu'on ne dût avoir beaucoup de respect pour sa
nation; et qu'enfin, si quelqu'un parlait mal de Teutath, il lui
apprendrait à vivre. La querelle s'échauffa pour lors, et Sétoc vit
le moment où la table allait être ensanglantée. Zadig, qui avait-i
gardé le. silence pendant toute la dispute, se leva enfin : il/
s'adressa d'abord au Celte, comme au plus furieux; il lui dit qu'il/
avait raison, et lui demanda du gui; il loua le Grec sur soin
éloquence, et adoucit tous les esprits échauffés. Il ne dit que très-
peu de chose à l'homme du Cathay, parce qu'il avait été le plus ^.2>
raisonnable de tous. Ensuite il leur dit : « Mes amis, vous alliez
vous quereller pour rien, car vous êtes tous du même avis. » A
ce mot, ils se récrièrent tous. « N'est-il pas vrai, dit-il au Celte,
que vous n'adorez pas ce gui, mais celui qui a fait le gui et le
chêne? — Assurément, répondit le Celte. — Et vous, monsieur
l'Égyptien, vous révérez apparemment dans un certain bœuf celui
qui vous a donné les bœufs? — Oui, dit l'Égyptien, — Le poisson
Oannès, coutinua-t-il, doit céder à celui qui a fait la mer et les
poissons. — D'accord, dit le Chaldéen. — L'Indien, ajouta-t-il,
1. Mots chinois qui signifient proprement : //, la lumière naturelle, la raison;
et tien, le ciel; et qui signifient au^si Dieu. {Xote de Voltaire.)
64 ZADIG, HISTOIRE ORIENTALE.
et le Cathayen, reconnaissent comme vous un premier principe ;
f je n'ai pas trop bien compris les choses admirables que le Grec
\ a dites, mais je suis sûr qu'il admet aussi un Être supérieur, de qui
Ma forme et la matière dépendent. » Le Grec, qu'on admirait, dit
c qiie Zadig avait très-bien pris sa pensée, « Vous, êtes donc tous de
même avis, répliqua Zadig, et il n'y a pas là dequoisequereHer. »
Tout le monde l'embrassa. Sétoc, après avoir vendu fort cher ses
denrées, reconduisit son ami Zadig dans sa tribu. Zadig apprit en
arrivant qu'on lui avait fait son procès en son absence, et qu'il
j-^ allait être brûlé à petit feu.
CHAPITRE Xlir.
LE RENDEZ-VOUS.
Pendant son voyage à Bassora, les prêtres des étoiles avaient
résolu de le punir. Les pierreries et les ornements des jeunes
veuves qu'ils envoyaient au bûcher leur appartenaient de droit;
c'était bien le moins qu'ils fissent brûlerZadig pour le mauvais tour
' r qu'il leur avait joué. Ils accusèrent donc Zadig d'avoir des senti-
ments erronés sur l'armée céleste; ils déposèrent contre lui, et
jurèrent qu'ils lui avaient entendu dire que les étoiles ne se cou-
chaient pas dans la mer. Ce blasphème effroyable fit frémir les
juges ; ils furent prêts de déchirer leurs vêtements, quand ils
'\Couïrent ces paroles impies, et ils l'auraient fait, sans doute, si
Zadig avait eu de quoi les payer; mais, dans l'excès de leur dou-
leur, ils se contentèrent de le condamner à être brûlé à petit feu.
Sétoc, désespéré, employa en vain son crédit pour sauver son
ami ; il fut bientôt obligé de se taire. La jeune veuve Almona,
\((\m avait pris beaucoup de goût à la vie, et qui en avait obligation
à Zadig, résolut de le tirer du bûcher, dont il lui avait fait con-
naître l'abus. Elle roula son dessein dans sa tête, sans en parler
à personne. Zadig devait être exécuté le lendemain; elle n'avait
que la nuit pour le sauver : voici comme elle s'y prit en femme
JtjChari table et prudente.
Elle se parfuma ; elle releva sa beauté par l'ajustement le plus
riche et le plus galant, et alla demander une audience secrète
au chef des prêtres des étoiles. Quand elle fut devant ce vieillard
vénérable, elle lui parla en ces ternies : « Fils aîné de la grande
-, t Ourse, frère du Taureau, cousin du grand Chien (c'étaient les
1. Ce chapitre est df la mriiic date (jik' les précédents.
CHAPITRE XIII. 65
titres de ce pontife), je viens tous confier mes scrupules. J'ai
bien peur d'avoir commis un péché énorme en ne me brûlant
pas dans le bi'iclier de mon cher mari. En effet qu'avais-je à con-
server ? une chair périssable, et qui est déjà toute flétrie. » En
disant ces paroles, elle tira de ses longues manches de soie ses
bras nus, d'une forme admirable et d'une blancheur éblouissante.
(( Aous voyez, dit-elle, le peu que cela vaut. » Le pontife trouva
dans son cœur que cela valait beaucoup. Ses yeux le dirent, et
sa bouche le confirma : il jura qu'il n'avait vu de sa vie de si
beaux bras. « Hélas! lui dit la veuve, les bras peuvent être un
peu moins mal que le reste ; mais vous m'avouerez que la gorge
n'était pas digne de mes attentions. » Alors elle laissa voir le sein le
plus charmant que la nature eût jamais formé. Un bouton de rose
sur une pomme d'ivoire n'eût paru auprès que de la garance sur
du buis, et les agneaux sortant du lavoir auraient semblé d'un
jaune brun. Cette gorge, ses grands yeux noirs qui languissaient
en brillant doucement d'un feu tendre, ses joues animées de la
plus belle pourpre mêlée au blanc de lait le plus pur ; sonnez, qui
n'était pas comme la tour du mont Liban ; ses lèvres, qui étaient
comme deux bordures de corail renfermant les plus belles perles
de la mer d'Arabie, tout cela ensemble fit croire au vieillard qu'il
avait vingt ans. Il fit en bégayant une déclaration tendre, Almona,
le voyant enflammé, lui demanda la grâce de Zadig. « Hélas 1 dit-il,
ma belle dame, quand je vous accorderais sa grâce, mon indul-
gence ne servirait de rien; il faut qu'elle soit signée de trois autres
de mes confrères. — Signez toujours, dit Almona. — Volontiers,
dit le prêtre, à condition que vos faveurs seront le prix de ma
facilité. — Vous me faites trop d'honneur, dit Almona ; ayez seu-
lement pour agréable de venir dans ma chambre après que le
soleil sera couché, et dès que la brillante étoile Sheo.t sera sur
l'horizon, vous me trouverez sur un sofa couleur de rose, et vous
en userez comme vous pourrez avec votre servante. » Elle sortit
alors, emportant avec elle la signature, et laissa le vieillard plein
d'amour et de défiance de ses forces. Il employa le reste du jour
àsebaigner;ilbutune hqueur composée de la cannelle de Ceylan,
et des précieuses épices de Tidor et de Ternate, et attendit avec
impatience que l'étoile Sheo.t vînt à paraître.
Cependant la belle Almona alla trouver le second pontife.
Celui-ci l'assura que le soleil, la lune, et tous les feux du firma-
ment, n'étaient que des feux follets en comparaison de ses charmes.
Elle lui demanda la même grâce, et on lui proposa d'en donner
le prix. Elle se laissa vaincre, et donna rendez-vous au second
21. — Rouans. 5
66 ZADIG, HISTOIRE ORIENTALE.
pontife au lever de l'étoile Ahjtnih. De là elle passa chez le troi-
sième et chez le quatrième prêtre, prenant toujours une signa-
ture, et donnant un rendez-vous d'étoile en étoile. Alors elle ût
avertir les juges de venir chez elle pour une affaire importante.
Ils s'y rendirent : elle leur montra les quatre noms, et leur dit à
quel prix les prêtres avaient vendu la grâce de Zadig. Chacun
d'eux arriva à l'heure prescrite; chacun fut hien étonné d'y trou-
ver ses confrères, et plus encore d'y trouver les juges, devant qui
leur honte fut manifestée. Zadig fut sauvé. Sétoc fut si charmé de
l'habileté d'Almona, qu'il en fit sa femme \
CHAPITRE XIV ^
LA DANSE.
Sétoc devait aller, pour les affaires de son commerce, dans
l'île de Serendib ; mais le premier mois de son mariage, qui est,
comme on sait, la lune du Miel, ne lui permettait ni de quitter
sa femme, ni de croire qu'il pût jamais la quitter : il pria sou
ami Zadig de faire pour lui le voyage. « Hélas! disait Zadig, faut-
il que je mette encore un plus vaste espace entre la belle Astarté
et moi ? Mais il faut servir mes bienfaiteurs, » Il dit, il pleura, et
il partit.
Il ne fut pas longtemps dans l'île de Serendib sans y être
regardé comme un homme extraordinaire. Il devint l'arbitre de
tous les différends entre les négociants, l'ami des sages, le conseil
du petit nombre de gens qui prennent conseil. Le roi voulut le
voir et l'entendre. Il connut bientôt tout ce que valait Zadig; il
1. Dans l'édition de 1748 et dans toutes celles qui l'ont suivie, jusques à l'édi-
tion de Kehl e\clusivement, ce chapitre se terminait ainsi : « Zadig partit après
s'être jeté aux pieds de sa belle libératrice. Sétoc et lui se quittèrent en pleurant,
en se jurant une amitié éternelle, et en se promettant que le premier des deux
qui ferait une grande fortune en ferait part à l'autre.
« Zadig- marcha du côté de la Syrie, toujours pensant à la malheureuse Astarté,
et toujours réfléchissant sur le sort qui s'obstinait à se jouer de lui et à le persé-
cuter. « Quoi! disait-il, quatre cents onces d'or pour avoir vu passer une chienne!
<( condamne à être décapité pour quatre mauvais vers à la louange du roi ! prêt,
« il être étranglé parce que la reine avait des babouches de la couleur de mou
ti bonnet! réduit en esclavage pour avoir secouru une femme qu'on battait; et
n sur le point d'être brûlé pour avoir sauve la vie à toutes les jeunes veuves
« arabes ! »
Venait ensuite ce qui forme aujourd'hui le chapitre \\'\.
2. Ce chapitre est posthume. 11 fut ])ublié i)our la première fois par les édi-
teurs de Kehl, qui durent changer la fin du précédent.
CHAPITRE XIV. G7
Gut confiance en sa sagesse, et en fit son ami. La familiarité et
l'estime du roi fit trembler Zadig. Il était, nuit et jour, pénétré
du malheur que lui avaient attiré les bontés de Moabdar. « Je
plais au roi, disait-il ; ne serai-je pas perdu? » Cependant il ne
pouvait se dérober aux caresses de Sa Majesté : car il faut avouer '"
que Aabussan, roi de Serendib, fils de Nussanab, fils de .\abas-
sun, fils de Sanbusna, était un des meilleurs princes de l'Asie ;
et quand on lui parlait il était difficile de ne le pas aimer.
Ce bon prince était toujours loué, trompé et volé : c'était à
qui pillerait ses trésors. Le receveur général de l'île de Serendib \ 0
donnait toujours cet exemple, fidèlement suivi par les autres. Le j
roi le savait; il avait changé de trésorier plusieurs fois; mais ili
n'avait pu changer la mode établie de partager les revenus du roi
en deux moitiés inégales, dont la plus petite revenait toujours à|
Sa Majesté, et la plus grosse aux administrateurs. ^'
Le roi Nabussan confia sa peine au sage Zadig. « Tous qui
savez tant de belles choses, lui dit-il, ne sauriez-vous pas le
moyen de me faire trouver un trésorier qui ne me vole point ?
— Assurément, répondit Zadig, je sais une façon infaillible de
vous donner unhomme qui ait les mains nettes. » Le roi, charmé,
lui demanda, en l'embrassant, comment il fallait s'y prendre.
« Il n'y a, dit Zadig, qu'à faire danser tous ceux qui se présenteront
pour la dignité de trésorier, et celui qui dansera avec le plus de
légèreté sera infailliblement le plus honnête homme. — Vous
vous moquez, dit le roi; voilà une plaisante façon de choisir un
receveur de mes finances ! Quoi, vous prétendez que celui qui
fera le mieux un entrechat sera le financier le plus intègre et le
plus habile ! — Je ne vous réponds pas qu'il sera le plus habile,
repartit Zadig; mais je vous assure que ce sera indubitablement
le plus honnête homme. » Zadig parlait avec tant de confiance
que le roi crut qu'il avait quelque secret surnaturel pour con-
naître les financiers. « Je_n'aime pasje^surnaturd,,dj:t Zadig, les
gens et les livres à prodiges m'ont toujours déplu : si Votre
Majesté veut me laisser faire l'épreuve que je lui propose, elle sera
bien convaincue que mon secret est la chose la plus simple et la
plus aisée. » Nabussan, roi de Serendib, fut bien plus étonné d'en-
tendre que ce secret était simple, que si on le lui avait donné
pour un miracle : «Or bien, dit-il, faites comme vous l'entendrez.
— Laissez-moi faire, dit Zadig, vous gagnerez à cette épreuve plus
que vous ne pensez. » Le jour même il fit pubher, au nom du roi, ^
que tous ceux qui prétendaient à l'emploi de haut receveur des
deniers de Sa gracieuse Majesté Nabussan, fils de Nussanab, eussent
68 ZADIG, HISTOIRE ORIENTALE.
à se rendre, en habits de soie légère, le premier de la lune du
Crocodile, dans l'antichambre du roi. Ils s'y rendirent au nombre
de soixante et quatre. On avaitfait venir des violons dans un salon
voisin; tout était préparé pour le bal; mais la porte de ce salon
était fermée, et il fallait, pour y entrer, passer par une petite
galerie assez obscure. Un huissier vint chercher et introduire
chaque candidat, l'un après l'autre, par ce passage dans lequel
ou le laissait seul quelques minutes. Le roi, qui avait le mot,
avait étalé tous ses trésors dans cette galerie. Lorsque tous les
prétendants furent arrivés dans le salon, Sa Majesté ordonna
qu'on les fît danser. Jamais on ne dansa plus pesamment et avec
moins de grâce; ils avaient tous la tête baissée, les reins courbés,
les mains collées à leurs côtés ? « Quels fripons ! » disait tout bas
Zadig, Un seul d'entre eux formait des pas avec agilité, la tête
haute, le regard assuré, les bras étendus, le corps droit, le jarret
ferme, « Ah ! l'honnête homme ! le brave homme ! » disait Zadig,
Le roi embrassa ce bon danseur, le déclara trésorier, et tous les
autres furent punis et taxés avec la plus grande justice du monde :
car chacun, dans le temps qu'il avait été dans la galerie, avait
^.^lempli ses poches, et pouvait à peine marcher. Le roi fut fâché
pour la nature humaine que de ces soixante et quatre danseurs
il y eût soixante et trois filous, La galerie obscure fut appelée le
corridor de la Tentation. On aurait en Perse empalé ces soixante
et trois seigneurs; en d'autres pays on eût fait une chambre de
justice qui eût consommé en frais le triple de l'argent volé, et
qui n'eût rien remis dans les coffres du souverain; dans un autre
royaume, ils se seraient pleinement justifiés, et auraient fait dis-
gracier ce danseur si léger : à Serendib, ils ne furent con-
damnés qu'à augmenter le trésor public, car Nabussan était fort
indulgent,
11 était aussi fort reconnaissant; il donna à Zadig une somme
d'argent plus considérable qu'aucun trésorier n'en avait jamais
volé au roi son maître, Zadig s'en servit pour envoyer des exprès
à Babylone, qui devaient l'informer de la destinée d'Astarté, Sa
voix trembla en donnant cet ordre, son sang reflua vers son cœur,
ses yeux se couvrirent de ténèbres, son ftme fut prête à l'aban-
donner. Le courrier partit, Zadig le vil embarquer; il rentra chez
le roi, ne voyant personne, croyant être dans sa chambre, et pro-
nonçant le nom d'amour, « Ah ! l'amour, dit le roi ; c'est précisé-
ment ce dont il s'agit ; vous avez deviné ce qui fait ma peine. Que
vous êtes un grand homme! J'espère que vous m'apprendrez à
connaître une femme à toute épreuve, comme vous m'avez fait
CHAPITRE XV. 69
trouver un trésorier désintéressé. » Zadig, ayant repris ses sens,
lui promit de le servir en amour comme en finance, quoique la
chose parût plus difficile encore.
CHAPITRE XV \
LES YËLS. BLELS.
« Le corps et le cœur, dit le roi à Zadig.... » A ces mots, le
Babylonien ne put s'empêcher d'interrompre Sa Majesté. « Que
je vous sais bon gré, dit-il, de n'avoir point dit l'esprit et le cœur !
Car on n'entend que ces mots dans les conversations de Babylone ;
on ne voit que des livres où il est question du cœur et de l'esprit-,
composés par des gens qui n'ont ni de l'un ni de l'autre; mais,
de grâce, sire, poursuivez. » Nabussan continua ainsi : « Le corps
et le cœur sont chez moi destinés à aimer ; la première de ces
deux puissances a tout lieu d'être satisfaite. J'ai ici cent femmes
à mon service, toutes belles, complaisantes, prévenantes, volup-
tueuses même, ou feignant de l'être avec moi. Mon cœur n'est
pas à beaucoup près si heureux. Je n'ai que trop éprouvé qu'on
caresse beaucoup le roi de Serendib, et qu'on se soucie fort peu
de Nabussan. Ce n'est pas que je croie mes femmes infidèles ;
mais je voudrais trouver une âme qui fût à moi; je donnerais
pour un pareil trésor les cent beautés dont je possède les char-
mes : voyez si, sur ces cent sultanes, vous pouvez m'en trouver ^
une dont je sois sûr d'être aimé. »
Zadig lui répondit comme il avait fait sur l'article des finan-
ciers : « Sire, laissez-moi faire; mais permettez d'abord que je
dispose de ce que vous aviez étalé dans la galerie de la Tentation ;
je vous en rendrai bon compte, et vous n'y perdrez rien. » Le roi IL £>
le laissa le maître absolu. Il choisit dans Serendib trente-trois
petits bossus des plus vilains qu'il put trouver, trente-trois pages
des plus beaux, et trente-trois bonzes des plus éloquents et des
plus robustes. Il leur laissa à tous la liberté d'entrer dans les cel-
lules des sultanes ; chaque petit bossu eut quatre mille pièces d'or
1. Autre chapitre posthume.
2. Ce trait porte surtout contre RoUin, qui emploie souvent ces expressions
dans son Traité des études. Voltaire y revient souvent ; voyez, dans le présent
volume, le chapitre i*"" de Micromégas, le chapitre xi de VHomme aux quarante
écus, le chapitre ixdu Taureau blanc; et dans le tome IX, le 2"= vers du chant Mil
de la PuceUe.
70 ZADIG, HISTOIRE ORIENTALE.
à donner; et dès le premier jour tous les bossus furent heureux.
Les pages, qui n'avaient rien à donner qu'eux-mêmes, ne triom-
phèrent qu'au bout de deux ou trois jours. Les bonzes eurent un
peu plus de peine ; mais enfin trente-trois dévotes se rendirent à
eux. Le roi, par des jalousies qui avaient vue sur toutes les cel-
lules, vit toutes ces épreuves, et fut émerveillé. De ses cent femmes,
quatre-vingt-dix-neuf succombèrent à ses yeux, 11 en restait une
toute jeune, toute neuve, de qui Sa Majesté n'avait jamais appro-
ché. On lui détacha un, deux, trois bossus, qui lui offrirent jus-
; Qqu'à vingt mille pièces ; elle fut incorruptible, et ne put s'empêcher
de rire de l'idée qu'avaient ces bossus de croire que de l'argent
les rendrait mieux faits. On lui présenta les deux plus beaux
pages; elle dit qu'elle trouvait le roi encore plus beau. On lui
lâcha le plus éloquent des bonzes, et ensuite le plus intrépide ;
elle trouva le premier un bavard, et ne daigna pas même soup-
çonner le mérite du second. « Le cœur fait tout, disait-elle ; je ne
céderai jamais ni à l'or d'un bossu, ni aux grâces d'un jeune
homme, ni aux séductions d'un bonze : j'aimerai uniquement
Nabussan, fils deNussanab, et j'attendrai qu'il daigne nVaimer. »
■^cLeroifut transporté de joie, d'étonnement et de tendresse. Il
reprit tant l'argent qui avait fait réussir les bossus, et en fit présent
à la belle Falide : c'était le nom de cette jeune personne. Il lui
donna son cœur : elle le méritait bien. Jamais la fleur de la
jeunesse ne fut si brillante; jamais les charmes de la beauté ne
furent si enchanteurs. La vérité de l'histoire ne permet pas de
taire qu'elle faisait mal la révérence; mais elle dansait comme les
fées, chantait comme les sirènes, et parlait comme les Grâces :
elle était pleine de talents et de vertus.
Nabussan, aimé, l'adora; mais elle avait les yeux bleus, et ce
Piut la source des plus grands malheurs. Il y avait une ancienne
loi qui défendait aux rois d'aimer une de ces femmes que les
Grecs ont appelées depuis pocô-nriç'. Le chef des bonzes avait établi
cette loi il y avait plus de cinq mille ans; c'était pour s'approprier
/^la maîtresse du premier roi de l'ile de Serendib que ce premier
bonze avait fait passer l'anathème des yeux bleus en constitution
fondamentale d'État. Tous les ordres de l'empire vinrent faire à
Nabussan des remontrances. On disait publiquement que les
derniersjoursdu royaume étaient arrivés, que l'abomination était
à son comble, que toute la nature était menacée d'un événement
\i -sinistre; qu'en un mot Nabussan, fils de Nussanab, aimait deux
\
1. La )Delle aux grands yeux.
CHAPITRE XVI. 71
grands yeux bleus. Les bossus, les financiers, les bonzes, et les
brunes, remplirent le royaume de leurs plaintes
Les peuples sauvages qui habitent le nord de Serendib profi-
tèrent de ce mécontentement général. Ils firent une irruption
dans les États du bon Nabussan. Il demanda des subsides à ses
sujets; les bonzes, qui possédaient la moitié des revenus de l'État,
se contentèrent de lever les mains au ciel, et refusèrent de les
mettre dans leurs côfi"res pour aider le roi. Ils firent de belles
prières en musique, et laissèrent l'État en proie aux barbares,
(( 0 mon cher Zadig, me tireras-tu encore de cet horrible
embarras ? s'écria douloureusement Nabussan. — Très-volontiers,
répondit Zadig ; vous aurez de l'argent des bonzes tant que vous
en voudrez. Laissez à l'abandon les terres où sont situés leurs
châteaux, et défendez seulement les vôtres. » Nabussan n'y man-
qua pas : les bonzes vinrent se jeter aux pieds du roi, et implorer
son assistance. Le roi leur répondit par une belle musique dont
les paroles étaient des prières au ciel pour la conservation de leurs
terres. Les bonzes enfin donnèrent de l'argent, et le roi finit heu-
reusement la guerre. Ainsi Zadig, par ses conseils sages et heu-
reux, et par les plus grands services, s'était attiré l'irréconciliable
inimitié des hommes les plus puissants de l'État; les bonzes et les
brunes jurèrent sa perte ; les financiers et les bossus ne l'épar-
gnèrent pas; on le rendit suspect au bon Nabussan. Les services
rendus restent souvent dans l'antichambre, et les soupçons entrent
dans le cabinet, selon la sentence de Zoroastre : c'était tous les
jours de nouvelles accusations; la première est repoussée, la
seconde effleure, la troisième blesse, la quatrième tue.
Zadig, intimidé, qui avait bien fait les affaires de son ami
Sétoc, et qui lui avait fait tenir son argent, ne songea plus qu'à
partir de l'île, et résolut d'aller lui-même chercher des nouvelles
d'Astarté. « Car, disait-il, si je reste dans Serendib, les bonzes me
feront empaler; mais où aller? je serai esclave en Egypte, brûlé
selon toutes les apparences eu Arabie, étranglé à Cabylone. Cepen-
dant il faut savoir ce qu'Astarté est devenue : partons, et voyons
à quoi me réserve ma triste destinée. »
CHAPITRE XYI.
LE BRIGAND.
En arrivant aux frontières qui séparent l'Arabie Pétrée de la
Syrie, comme il passait près d'un château assez fort, des Arabes
72 ZADIG, HISTOIRE ORIENTALE.
armés en sortirent. Il se vit entouré ; on lui criait : « Tout ce que
TOUS avez nous appartient, et votre personne appartient à notre
maître. » Zadig, pour réponse, tira son épée ; son valet, qui avait
du courage, en fit autant. Ils renversèrent morts les premiers
^ Arabes qui mirent la main sur eux ; le nombre redoubla : ils ne
s'étonnèrent point, et résolurent de périr en combattant. On voyait
deux hommes se défendre contre une multitude ; un tel combat ne
pouvait durer longtemps. Le maître du château, nommé Arbo-
gad, ayant vu d'une fenêtre les prodiges de valeur que faisait
Zadig, conçut de l'estime pour lui. Il descendit en hâte, et vint
lui-même écarter ses gens, et délivrer les deux voyageurs. « Tout
ce qui passe sur mes terres est à moi, dit-il, aussi bien que ce
que je trouve sur les terres des autres; mais vous me paraissez
un si brave homme que je vous exempte de la loi commune. »
Il le fit entrer dans son château, ordonnant à ses gens de le bien
traiter; et, le soir, Arbogad voulut souper avec Zadig.
Le seigneur du château était un de ces Arabes qu'on appelle
voleurs; inais il faisait quelquefois de bonjnes actions parmi une
foula^^ mauvaises i il volait avec uiïe mpàcîté furîmise, éTdbn-
'^QTiail libéralement: intrépide dans l'action, assez doux dans le
commerce, débauché à table, gai dans la débauche, et surtout
plein de franchise. Zadig lui plut beaucoup ; sa conversation,
qui s'anima, fit durer le repas ; enfin Arbogad lui dit : « Je vous
conseille de vous enrôler sous moi, vous ne sauriez mieux faire ;
-1 ••' ce métier-ci n'est pas mauvais ; vous pourrez un jour devenir ce
que je suis.
— Puis-je vous demander, dit Zadig, depuis quel temps vous
exercez cette noble profession ?
— Dès ma plus tendre jeunesse, reprit le seigneur. J'étais valet
d'un Arabe assez habile; ma situation m'était insupportable. J'étais
au désespoir de voir que, dans toute la terre qui appartient éga-
lement aux hommes, la destinée ne m'eût pas réservé ma portion.
Je confiai mes peines à un vieil Arabe, qui me dit : « Mon fils, ne
« désespérez pas; il y avait autrefois un grain desablequiselamen-
(( tait d'être un atome ignoré dans les déserts; au bout de quelques
u années il devint diamant, et il est à présent le plus bel orne-
ci ment de la couronne du roi des Indes. » Ce discours me fit
impression ; j'étais le grain de sable, je résolus de devenir dia-
mant. Je commençai par voler deux chevaux ; je m'associai des
^1 camarades; je me mis en état de voler de petites caravanes:
ainsi je fis cesser peu à peu la disproportion qui était d'abord
entre les hommes et moi. J'eus ma part aux biens de ce monde,
CHAPITRE XVI. 73
et je fus même dédommagé avec usure : on me considéra beau-
coup : je devins seigneur brigand ; j'acquis ce château par voie
de fait. Le satrape de Syrie voulut m'en déposséder ; mais j'étais
déjà trop riche pour avoir rien à craindre ; je donnai de l'argent
au satrape, moyennant quoi je conservai ce château, et j'agrandis
mes domaines ; il me nomma même trésorier des tributs que
l'Arabie Pétrée payait au roi des rois. Je fis ma charge de rece-
veur, et point du tout celle de payeur.
u Le grand desterham de Babylone envoya ici, au nom du
roi Moabdar, un petit satrape pour me faire étrangler. Cet
homme arriva avec son ordre : j'étais instruit de tout ; je fis
étrangler en sa présence les quatre personnes qu'il avait amenées
avec lui pour serrer le lacet ; après quoi je lui demandai ce que
pouvait lui valoir la commission de niélrangler. Il me répondit
que ses honoraires pouvaient aller à trois cents pièces d'or. Je
lui fis voir clair qu'il y aurait plus à gagner avec moi. Je le fis
sous-brigand ; il est aujourd'hui un de mes meilleurs officiers,
et des plus riches. Si vous m'en croyez, vous réussirez comme
lui. Jamais la saison de voler n'a été meilleure, depuis que
3Ioabdar est tué, et que tout est en confusion dans Babylone.
— Moabdar est tué ! dit Zadig; et qu'est devenue la reine Astarté ?
— Je n'en sais rien, reprit Arbogad ; tout ce que je sais, c'est
que Moabdar est devenu fou, qu'il a été tué, que Babylone est
un grand coupe-gorge, que tout l'empire est désolé, qu'il y a de
beaux coups à faire encore, et que pour ma part j'en ai fait
d'admirables.
— Mais la reine, dit Zadig ; de grâce, ne savez-vous rien de la
destinée de la reine?
— On m'a parlé d'un prince d'Hyrcanie, reprit-il ; elle est pro-
bablement parmi ses concubines, si elle n'a pas été tuée dans le
tumulte ; mais je suis plus curieux de butin que de nouvelles. J'ai
pris plusieurs femmes dans mes courses, je n'en garde aucune;
je les vends cher quand elles sont belles, sans m'informer de ce
qu'elles sont. On n'achète point le rang; une reine qui serait laide
ne trouverait pas marchand : peut-être ai-je vendu la reine Astarté,
peut-être est-elle morte; mais peu m'importe, et je pense que
vous ne devez pas vous en soucier plus que moi. » En parlant
ainsi il buvait avec tant de courage, il confondait tellement toutes
les idées, que Zadig n'en put tirer aucun éclaircissement.
Il restait interdit, accablé, immobile. Arbogad buvait tou-
jours, faisait des contes, répétait sans cesse qu'il était le plus
heureux de tous les hommes, exhortant Zadig à se rendre aussi
<^-
74 ZADIG, HISTOIRE ORIENTALE.
heureux que lui. Enfin, doucement assoupi par les famées du
vin, il alla dormir d'an sommeil tranquille. Zadig passa la nuit
dans l'agitation la plus Tiolente. a Quoi, disait-il, le roi est
devenu fou! il est tué! Je ne puis m'empêclier de le plaindre.
L'empire est déchiré, et ce hrigand est heureux: ô fortune!
ô destinée! un voleur est heureux, et ce que la nature a fait de
plus aimahle a péri peut-être d'une manière aiffreuse, ou vit dans
un état pire que la mort. 0 Astarté! qu'êtes- vous devenue? »
Dès le point du jour il interrogea tous ceux qu'il rencontrait dans
le château ; mais tout le monde était occupé, personne ne lui répon-
dit: on avait fait pendant la nuit de nouvelles conquêtes, on parta-
geait les dépouilles. Tout ce qu'il put obtenir dans cette confusion
tumultueuse, ce fut la permission de partir. Il en profita sans
tarder, plus abîmé que jamais dans ses réflexions douloureuses.
Zadig marchait inquiet, agité, l'esprit tout occupé de la mal-
heureuse Astarté, du roi de Bahylone, de son fidèle Cador, de
l'heureux hrigand Arbogad, de cette femme si capricieuse que
des Babyloniens avaient enlevée sur les confins de l'Egypte, enfin
de tous les contre-temps et de toutes les infortunes qu'il avait
éprouvées.
CHAPITRE XVII ^
LE PÉCHEUR.
A quelques lieues du château 'd'Arbogad, il se trouva sur le
bord d'une petite rivière, toujours déplorant sa destinée, et se
regardait comme le modèle du malheur. Il vit un pêcheur
couché sur la rive, tenant à peine d'une main languissante sou
filet, qu'il semblait abandonner, et levant les yeux vers le ciel.
« Je suis certainement le plus malheureux de tous les hommes,
disait le pêcheur. J'ai été, de l'aveu de tout le monde, le plus
célèbre marchand de fromages à la crème dans Bahylone, et j'ai
été ruiné. J'avais la plus jolie femme qu'homme pût posséder,
et j'en ai été trahi. Il me restait une chétive maison, je l'ai vue
pillée et détruite. Réfugié dans une cabane, je n'ai de ressource
que ma pêche, et je ne prends pas un poisson. 0 mon filet ! je
ne te jetterai plus dans l'eau, c'est à moi de m'y jeter. » En disant
ces mots il se lève, et s'avance dans l'attilude d'un homme qui
allait se précipiter et finir sa vie.
1. (lo chapitre est de la même date que les chapitres xn et xiii.
CHAPITRE xvn. 7o
« Eh quoi ! se dit Zadig à lui-même, il y a doue des hommes i^-
aussi mallicurcux que moi ! » L'ardeur de sauver la vie au pêcheur
fut aussi prompte que cette réflexion, 11 court à lui, il l'arrête,
il l'interroge d'un air attendri et consolant. On prétend qu'on en
est moins malheureux quand on ne l'est pas seul ; mais, selon
Zoroastre, ce n'est pas par malignité, c'est par besoin. On se sent
alors entraîné vers un infortuné comme vers son semblable. La
joie d'un homme heureux serait une insulte ; mais deux malheu-
reux sont comme deux arbrisseaux faibles qui, s'appuyant l'un
sur l'autre, se fortifient contre l'orage.
« Pourquoi succombez-vous à vos malheurs? dit Zadig au
pêcheur.
— C'est, répondit-il, parce que je n'y vois pas de ressource.
J'ai été le plus considéré du village de Derlback auprès de
Babylone, et je faisais, avec l'aide de ma femme, les meilleurs
fromages à la crème de l'empire. La reine Astarté et le fameux
ministre Zadig les aimaient passionnément. J'avais fourni à leurs
maisons six cents fromages. J'allai un jour à la ville pour être
payé ; j'appris en arrivant dans Babylone que la reine et Zadig
avaient disparu. Je courus chez le seigneur Zadig, que je n'avais
jamais vu ; je trouvai les archers du grand desterham, qui, munis
d'un papier royal, pillaient sa maison loyalement et avec ordre.
Je volai aux cuisines de la reine ; quelques-uns des seigneurs de
la bouche me dirent qu'elle était morte ; d'autres dirent qu'elle
étail en prison ; d'autres prétendirent qu'elle avait pris la fuite ; ,.
mais tous m'assurèrent qu'on ne me payerait point mes fromages.
J'allai avec ma femme chez le seigneur Orcan, qui était une de
mes pratiques : nous lui demandâmes sa protection dans notre
disgrâce. Il l'accorda à ma femme, et me la refusa. Elle était plus
blanche que ces fromages à la crème qui commencèrent mon
malheur; et l'éclat de la pourpre de Tyr n'était pas plus brillant
que l'incarnat qui animait cette blancheur. C'est ce qui fit
qu'Orcan la retint, et me chassa de sa maison. J'écrivis à ma
chère femme la lettre d'un désespéré. Elle dit au porteur : « Ah,
« ah! oui! je sais quel est l'homme qui m'écrit, j'en ai entendu
« parler: on dit qu'il fait des fromages à la crème excellents;
« qu'on m'en apporte, et qu'on les lui paye. »
« Dans mon malheur, je voulus m'adresser à la justice. Il me
restait six onces d'or : il fallut en donner deux onces à l'homme
de loi que je consultai, deux au procureur qui entreprit mon
aflaire, deux au secrétaire du premier juge. Quand tout cela fut
fait, mon procès n'était pas encore commencé, et j'avais déjà
76 ZADIG, HISTOIRE ORIENTALE.
dépensé plus d'argent que mes fromages et ma femme ne
valaient. Je retournai à mon village dans l'intention de vendre
ma maison pour avoir ma femme.
(( Ma maison valait bien soixante onces d'or ; mais on me
voyait pauvre et pressé de vendre. Le premier à qui je m'adressai
m'en offrit trente onces ; le second, vingt; et le troisième, dix.
J'étais prêt enfin de conclure, tant j'étais aveuglé, lorsqu'un prince
d'Hyrcanie vint à Babylone, et ravagea tout sur son passage. Ma
maison fut d'abord saccagée, et ensuite brûlée.
(( Ayant ainsi perdu mon argent, ma femme et ma maison,
je me suis retiré dans ce pays où vous me voyez ; j'ai tâché de
subsister du métier de pêcheur. Les poissons se moquent de moi
comme les hommes : je ne prends rien, je meurs de faim ; et sans
vous, auguste consolateur, j'allais mourir dans la rivière. »
Le pêcheur ne fit point ce récit tout de suite ; car à tout mo-
ment Zadig, ému et transporté, lui disait : « Quoi ! vous ne savez
rien de la destinée de la reine? — Non, seigneur, répondait le
pêcheur; mais je sais que la reine et Zadig ne m'ont point payé
mes fromages à la crème, qu'on a pris ma femme, et que je
suis au désespoir. — Je me flatte, dit Zadig, que vous ne perdrez
pas tout votre argent. J'ai entendu parler de ce Zadig ; il est hon-
nête homme ; et s'il retourne à Babylone, comme il l'espère, il
vous donnera plus qu'il ne vous doit ; mais pour votre femme,
qui n'est pas si honnête, je vous conseille de ne pas chercher à la
reprendre. Croyez-moi, allez à Babylone; j'y serai avant vous,
parce que je suis à cheval et que vous êtes à pied. Adressez-vous
à l'illustre Cador; dites-lui que vous avez rencontré son ami;
attendez-moi chez lui. Allez ; peut-être ne serez-vous pas toujours
malheureux. 0 puissant Orosmade !continua-t~il, vous vous servez
de moi pour consoler cet homme; de qui vous servirez-vous pour
me consoler?» En parlant ainsi il donnait au pêcheur la moitié
de tout l'argent qu'il avait apporté d'Arabie, et le pêcheur, con-
fondu et ravi, baisait les pieds de l'ami de Cador, et disait : « Vous
êtes un ange sauveur. »
Cependant Zadig demandait toujours des nouvelles, et versait
des larmes. « Quoi! seigneur, s'écria le pêcheur, vous seriez donc
aussi malheureux, vous qui faites du bien ? — Plus malheureux
que toi cent fois, répondait Zadig.'— Mais comment se peut-il
faire, disait le bonhomme, que celui qui donne soit plus ci
plaindre que celui qui reçoit? — C'est que ton plus grand mal-
heur, reprit Zadig, était le besoin, et que je suis infortuné par le
cœur. — Orcnu vous aurait-il pris votre femme ? dit le pêcheur. »
CHAPITRE XVIII. 77
Ce mot rappela dans l'esprit de Zadig toutes ses aventures ; il
répétait la liste de ses infortunes, à commencer depuis la chienne
'de Ja reine jusqu'à son arrivée chez le brigand Arbogad. « Ah!
dit-il au pêcheur, Orcan mérite d'être puni. Mais d'ordinaire ce
sont ces gens-là qui sont les favoris de la destinée. Quoi qu'il en <
soit, va chez le seigneur Cador, et attends-moi. » Ils se séparè-
rent : le pêcheur marcha en remerciant son destin, et Zadig
courut eu accusant toujours le sien.
CHAPITRE XV[II.
LE BASILIC.
Arrivé dans une belle prairie, il y vit plusieurs femmes qui
cherchaient quelque chose avec beaucoup d'application. Il prit
la liberté de s'approcher de l'une d'elles, et de lui demander s'il
pouvait avoir l'honneur de les aider dans leurs recherches, uGar-
dez-vous-eh bien, répondit la Syrienne; ce que nous cherchons
ne peut être touché que par des femmes. — Voilà qui est bien
étrange, dit Zadig ; oserai-je vous prier de m'apprendre ce que
c'est qu'il n'est permis qu'aux femmes de toucher ? — C'est un
basilic, dit-elle. — Un basilic, madame! et pour quelle raison,
s'il vous plaît, cherchez-vous un basilic ? — C'est pour notre sei-
gneur et maître Ogul, dont vous voyez le château sur le bord de
cette rivière, au bout de la prairie. Nous sommes ses très-humbles
esclaves ; le seigneur Ogul est malade ; son médecin lui a ordonné
de manger un basilic cuit dans l'eau rose; et comme c'est un
animal fort rare, et qui ne se laisse jamais prendre que par des
femmes, le seigneur Ogul a promis de choisir pour sa femme
bien-aimée celle de nous qui lui apporterait un basilic : laissez-
moi chercher, s'il vous plaît, car vous voyez ce qu'il m'en coû-
terait si j'étais prévenue par mes compagnes. »
Zadig laissa cette Syrienne et les autres chercher leur basilic,
et continua de marcher dans la prairie. Quand il fut au bord d'un
petit ruisseau, il y trouva une autre dame couchée sur le gazon,
et qui ne cherchait rien. Sa taille paraissait majestueuse, mais
son visage était couvert d'un voile. Elle était penchée vers le ruis-
seau ; de profonds soupirs sortaient de sa bouche. Elle tenait en
main une petite baguette, avec laquelle elle traçait des caractères
sur un sable fin qui se trouvait entre le gazon et le ruisseau. .
Zadig eut la curiosité de voir ce que cette femme écrivait ; il s'ap-
78 ZADIG, HISTOIRE ORIENTALE.
procba, il vit la lettre Z, puis un A : il fut étonné ; puis parut un
D : il tressaillit. Jamais surprise ne fut égale à la sienne quand
il Yit les deux dernières lettres de son nom. Il demeura quelque
temps immobile ; enfin, rompant le silence d'une voix entrecou-
f pée : « 0 généreuse dame ! pardonnez à un étranger, à un infor-
tuné, d'oser vous demander par quelle aventure étonnante je
trouve ici le nom de Zadig tracé de votre main divine? » A cette
voix, à ces paroles, la dame releva son voile d'une main trem-
blante, regarda Zadig, jeta un cri d'attendrissement, de surprise
; ' et de joie, et, succombant sous tous les mouvements divers qui
assaillaient à la fois son âme, elle tomba évanouie entre ses bras.
C'était Astarté elle-même, c'était la reine de Babylone, c'était celle
que Zadig adorait, et qu'il se reprocliait d'adorer; c'était celle
dont il avait tant pleuré et tant craint la destinée. Il fut un mo-
ment privé de l'usage de ses sens ; et quand il eut attaché ses
regards sur les yeux d'Astarté, qui se rouvraient avec une lan-
gueur mêlée de confusion et de tendresse : « 0 puissances immor-
telles! s'écria-t-il, qui présidez aux destins des faibles humains,
me rendez-vous Astarté? En quel temps, en quels lieux, en quel
f L état la revois-je ? » Il se jeta à genoux devant Astarté, et il attacha
son front à la poussière de ses pieds. La reine de Babylone le
relève, et le fait asseoir auprès d'elle sur le bord de ce ruisseau ;
elle essuyait à plusieurs reprises ses yeux, dont les larmes recom-
mençaient toujours à couler. Elle reprenait vingt fois des discours
7 sque ses gémissements interrompaient ; elle l'interrogeait sur le
hasard qui les rassemblait, et prévenait soudain ses réponses par
d'autres questions. Elle entamait le récit de ses malheurs, et vou-
lait savoir ceux de Zadig. Enfin tous deux ayant un peu apaisé le
tumulte de leurs âmes, Zadig lui conta en peu de mots par quelle
aventure il se trouvait dans cette prairie, « Mais, ô malheureuse
et respectable reine! comment vous retrouvé-je en ce lieu écarté,
vêtue en esclave, et accompagnée d'autres femmes esclaves qui
cherchent un basilic pour le faire cuire dans de l'eau rose par
ordonnance du médecin.
— Pendant qu'elles cherchent leur basilic, dit la belle Astarté,
je vais vous apprendre tout ce que j'ai souffert, et tout ce que je
pardonne au Ciel depuis que je vous revois. Vous savez que le roi
mon mari trouva mauvais que vous fussiez le plus aimable de
tous les hommes; et ce fut pour cette raison qu'il prit une nuit
l la résolution de vous faire étrangler et de m'empoisonncr. Vous
savez comme le Ciel permit que mon petit muet m'avertit de
l'ordre de Sa sublime Majesté. A peine le fidèle Cador vous eut-il
CHAPITRE XVIII. 79
forcé (le m'obéir et de partir, qu'il osa entrer chez moi au milieu
(le la nuit par une issue secrète. Il m'enleva, et me conduisit dans
le temple d'Orosmade, où le mage, son frère, m'enferma dans
une statue colossale dont la base touche aux fondements du
temple, et dont la tête atteint la voûte. .Je fus là comme ensevelie, Ç'
mais servie par le mage, et ne manquant d'aucune chose néces-
saire. Cependant, au point du jour, l'apothicaire de Sa Majesté
entra dans ma chambre avec une potion mêlée de jusquiame,
d'opium, de ciguë, d'elh'bore noir et d'aconit; et un autre officier
alla chez vous avec un lacet de soie bleue. On ne trouva personne./^
Cador, pour mieux tromper le roi, feignit de venir nous accuser
tous deux. Il dit que vous aviez pris la route des Indes, et moi
celle de Memphis : on envoya des satellites après vous et après
moi,
« Les courriers qui me cherchaient ne me connaissaient pas.
Je n'avais presque jamais montré mon visage qu'à vous seul, en
présence et par ordre de mon époux. Ils coururent à ma pour-
suite, sur le portrait qu'on leur faisait de ma personne : une femme
de la même taille que moi, et qui peut-être avait plus de charmes,
s'offrit à leurs regards sur les frontières de rÉgjpte. Elle était ^^
éplorée,. errante ; ils ne doutèrent pas que cette femme ne fût la
reine de Babylone; ils la menèrent à Moabdar. Leur méprise fit
entrer d'abord le roi dans une violente colère ; mais bientôt, ayant
considéré de plus près cette femme, il la trouva très-belle, et fut
consolé. On l'appelait Missouf. On m'a dit depuis, que ce nom
signifie en langue égyptienne la^J)eUe,sntnJ£[euse. Elle l'était en
effet ; mais elle avait autant d'art que de caprice. Elle plut à
Moabdar. Elle le subjugua au point de se faire déclarer sa femme.
Alors son caractère se développa tout entier : elle se livra sans
crainte à toutes les folies de son imagination. Elle voulut obliger 3(^
le chef des mages, qui était vieux et goutteux, de danser devant
elle ; et sur le refus du mage, elle le persécuta violemment. Elle
ordonna à son grand-écuyer de lui faire une tourte de confitures.
Le grand-écuyer eut beau lui représenter qu'il n'était point pâtis-
sier, il fallut qu'il fît la tourte; et on le chassa, parce qu'elle était
trop brûlée. Elle donna la charge de grand-écuyer à son nain,
et la place de chancelier à un page. C'est ainsi qu'elle gouverna
Babylone. Tout le monde me regrettait. Le roi, qui avait été assez
honnête homme jusqu'au moment où il avait voulu m'empoi-
sonner et vous faire étrangler, semblait avoir noyé ses vertus dans
l'amour prodigieux qu'il avait pour la belle capricieuse. Il vint
au temple le grand jour du feu sacré. Je le vis implorer les dieux
80 ZADIG, HISTOIRE ORIENTALE.
Ipour Missouf au pied de la statue où j'étais renfermée. J'élevai
la voix ; je lui criai : « Les dieux refusent les vœux d'un roi devenu
« tyran, qui a voulu faire mourir une femme raisonnable pour
;« épouser une extravagante. » Moabdar fut confondu de ces
y paroles au point que sa tête se troubla. L'oracle que j'avais rendu,
et la tyrannie de Missouf, suffisaient pour lui faire perdre le juge-
ment. Il devint fou en peu de jours.
(( Sa folie, qui parut un châtiment du Ciel, fut le signal de la
révolte. On se souleva, on courut aux armes. Babylone, si long-
/ ■) temps plongée dans une mollesse oisive, devint le théâtre d'une
guerre civile affreuse. On me tira du creux de ma statue, et on
me mit à la tête d'un parti. Cador courut à Memphis, pour vous
ramener à Babylone. Le prince d'Hyrcanie, apprenant ces funestes
nouvelles, revint avec son armée faire un troisième parti dans la
Chaldée. Il attaqua le roi, qui courut au-devant de lui avec son
extravagante Égyptienne. Moabdar mourut percé de coups. Mis-
souf tomba aux mains du vainqueur. Mon malheur voulut que
je fusse prise moi-même par un parti hyrcanien, et qu'on me
menât devant le prince précisément dans le temps qu'on lui ame-
2^ait Missouf. Vous serez flatté, sans doute, en apprenant que le
prince me trouva plus belle que l'Égyptienne ; mais vous serez
fâché d'apprendre qu'il me destina à son sérail. Il me dit fort
résolument que, dès qu'il aurait fini une expédition militaire
qu'il allait exécuter, il viendrait à moi. Jugez de ma douleur. Mes
liens avec Moabdar étaient rompus, je pouvais êtreàZadig; et je
tombais dans les chaînes de ce barbare! Je lui répondis avec
toute la fierté que me donnaient mon rang et mes sentiments.
J'avais toujours entendu dire que le Ciel attachait aux personnes
de ma sorte un caractère de grandeur qui, d'un mot et d'un coup
d'œil, faisait rentrer dans l'abaissement du plus profond respect
les téméraires qui osaient s'en écarter. Je parlai en reine, mais je
fus traitée en demoiselle suivante. L'IIyrcanien, sans daigner
seulement m'adresser la parole, dit à son eunuque noir que j'étais
une imi)ertinente, mais qu'il me trouvait jolie. Il lui ordonna
d'avoir soin de moi et de me mettre au régime des favorites, afin
de me rafraîchir le teint, et de me rendre plus digne de ses
faveurs pour le jour où il aurait la commodité de m'en honorer.
Je lui dis que je me tuerais : il répliqua, eu riant, qu'on ne se
tuait point, qu'il était fait à ces façons-là, et me quitta comme
t-y un homme qui vient de mettre un perroquet dans sa ménagerie.
Quel ét;it pour la première reine de l'univers, et, je dirai plus,
pour un cœur qui était à Zadig ! »
CHAPITRE XVIII. 81
A ces paroles il se jeta à ses genoux, et les LaigDa de larmes.
Astarté le releva tendrement, et elle continua ainsi : a Je me voyais
au pouvoir d'un barbare, et rivale d'une folle avec qui j'étais ren-
fermée. Elle me raconta son aventure d'Egypte. Je jugeai par les
traits dont elle vous peignait, par le temps, par le dromadaire
sur lequel vous étiez monté, par toutes les circonstances, que
c'était Zadig qui avait combattu pour elle. Je ne doutai pas que
vous ne fussiez à Memphis; je pris la résolution de m'y retirer.
« Celle Missouf, lui dis-je, vous êtes beaucoup plus plaisante que
« moi, vous divertirez bien mieux que moi le prince d'Hyrcanie.
<( Facilitez-moi les moyens de me sauver ; vous régnerez seule;
<( vous me rendrez heureuse, en vous débarrassant d'une rivale, »
Missouf concerta avec moi les moyens de ma fuite. Je partis donc
secrètement avec une esclave égyptienne.
« J'étais déjà près de l'Arabie, lorsqu'un fameux voleur, nommé
Arbogad, m'enleva, et me vendit à des marchands qui m'ont
amenée dans ce château, où demeure le seigneur Ogul. Il m'a
achetée sans savoir qui j'étais. C'est un homme voluptueux qui ne
cherche qu'à faire grande chère, et qui croit que Dieu la mis au
monde pour tenir table. Il est d'un embonpoint excessif, qui est
toujours prêt à le suffoquer. Son médecin, qui n'a que peu de
crédit auprès de lui quand il digère bien, le gouverne despoti-
quement quand il a trop mangé. Il lui a persuadé qu'il le guéri-
rait avec un basilic cuit dans de l'eau rose. Le seigneur Ogul
a promis sa main à celle de ses esclaves qui lui apporterait un
basilic. Vous voyez que je les laisse s'empresser à mériter cet
honneur, et je n'ai jamais eu moins d'envie de trouver ce basilic
depuis que le Ciel a permis que je vous revisse. »
Alors Astarté et Zadig se dirent tout ce que des sentiments
longtemps retenus, tout ce que leurs malheurs et leurs amours
pouvaient inspirer aux cœurs les plus nobles et les plus passion-
nés; et les génies qui président à l'amour portèrent leurs paroles
jusqu'à la sphère de Vénus.
Les femmes rentrèrent chez Ogul sans avoir rien trouvé. Zadig
se fit présenter à lui, et lui parla en ces termes : « Que la santé
immortelle descende du ciel pour avoir soin de tous vos jours !
Je suis médecin, j'ai accouru vers vous sur le bruit de votre ma-
ladie, et je vous ai apporté un basilic cuit dans de l'eau rose. Ce
n'est pas que je prétende vous épouser : je ne vous demande que
la liberté d'une jeune esclave de Babylone que vous avez depuis
quelques jours ; et je consens de rester en esclavage à sa place si
je n'ai pas le bonheur de guérir le magnifique seigneur Ogul. »
21. — Romans. 6
82 ZADIG, HISTOIRE ORIENTALE.
La proposition fut acceptée. Astarté partit pour Ba]3ylone avec
le domestique de Zadig, en lui promettant de lui envoyer inces-
samment un courrier pour l'instruire de tout ce qui se serait
passé. Leurs adieux furent aussi tendres que l'avait été leur recon-
naissance. Le moment où l'on se retrouve, et celui où Ton se
sépare, sont les deux plus grandes époques de la vie, comme dit
le grand livre du Zend. Zadig aimait la reine autantqu'illejurait,
et la reine aimait Zadig plus qu'elle ne le lui disait.
Cependant Zadig parla ainsi à Ogul : «Seigneur, on ne mange
/ j point mon basilic, toute sa vertu doit entrer chez vous par les
pores. Je l'ai mis dans une petite outre bien enflée et couverte
d'une peau fine : il faut que vous poussiez cette outre de toute
votre force, et que je vous la renvoie à plusieurs reprises ; et en
peu de jours de régime vous verrez ce que peut mon art. » Ogul,
dès le premier jour, fut tout essoufflé, et crut qu'il mourrait de
fatigue. Le second, il fut moins fatigué, et dormit mieux. En huit
jours il recouvra toute la force, la santé, la légèreté et la gaieté
de ses plus brillantes années. « Vous avez joué au ballon, et vous
avez été sobre, lui dit Zadig : apprenez qu'il n'y a point de basi-
îp^lic dans la nature, qu'on se porte toujours bien avec de la
\ sobriété et de l'exercice, et que l'art de faire subsister ensemble
I l'intempérance et la santé est un art aussi chimérique que la
\ pierre philosophale , l'astrologie judiciaire et la théologie des
mages, »
l Le premier médecin d'Ogul, sentant combien cet homme était
dangereux pour la médecine, s'unit avec l'apothicaire du corps
pour envoyer Zadig chercher des basilics dans l'autre monde.
Ainsi, après avoir été toujours puni pour avoir bien fait, il était
près de périr pour avoir guéri un seigneur gourmand. On l'invita
'^ ^k un excellent dîner. Il devait être empoisonné au second service;
mais il reçut un courrier de la belle Astarté au premier. Il quitta
la table, et partit. Quand on est aimé d'une belle femme, dit le
grand Zoroastre, on se tire toujours d'affaire dans ce monde.
CHAPITRE XIX.
LES COMDATS.
La reine avait été reçue à Babylone avec les transports qu'on
7, a toujours pour une belle princesse qui a été malheureuse, Baby-
lone alors paraissait plus tranquille. Le prince dllyrcanic avait
CHAPITRE XIX. 83
été tué dans un combat. Les Babyloniens, vainqueurs, déclarèrent
qu'Astarté épouserait celui qu'on choisirait pour souverain. On
ne voulut point que la première place du monde, qui serait celle
de mari d"Astarté et de roi de Cabylone, dépendît des intrigues et
des cabales. On jura de reconnaître pour roi le plus vaillant et le ' ^
plus sage. Une grande lice, bordée d'amphithéâtres magnifique-
ment ornés, fut formée à quelques lieues de la ville. Les combat-
tants devaient s'y rendre armés de toutes pièces. Chacun d'eux
avait derrière les amphithéâtres un appartement séparé, où il ne
devait être vu ni connu de personne. Il fallait courir quatre lances. / d
Ceux qui seraient assez heureux pour vaincre quatre chevaliers
devaient combattre ensuite les uns contrôles autres; de façon
que celui qui resterait le dernier maître du camp serait proclamé
le vainqueur des jeux. Il devait revenir quatre jours après avec
les mêmes armes, et expliquer les énigmes proposées par les
mages. S'il n'expliquait point les énigmes, il n'était point roi, et
il fallait recommencer à courir des lances, jusqu'à ce qu'on trou-
vât un homme qui fût vainqueur dans ces deux combats :car on
voulait absolument pour roi le plus vaillant et le plus sage. La
reine, pendant tout ce temps, devait être étroitement gardée : on
lui permettait seulement d'assister aux jeux, couverte d'un voile;
mais on ne souffrait pas qu'elle parlât à aucun des prétendants,
afin qu'il n'y eût ni faveur ni injustice.
Voilà ce qu'Astarté faisait savoir à son amant, espérant qu'il
montrerait pour elle plus de valeur et d'esprit que personne. Il
partit, et pria Vénus de fortifier son courage et d'éclairer son
esprit. Il arriva sur le rivage de l'Euphrate la veille de ce grand
jour. Il fit inscrire sa devise parmi celles des combattants, en
cachant son visage et son nom, comme la loi l'ordonnait, et alla
se reposer dans l'appartement qui lui échut par le sort. Son ami
Cador, qui était revenu à Babylone, après l'avoir inutilement
cherché en Egypte, fit porter dans sa loge une armure complète
que la reine lui envoyait. Il lui fit amener aussi de sa part le plus
beau cheval de Perse. Zadig reconnut Astarté à ces présents :
son courage et son amour en prirent de nouvelles forces et de
nouvelles espérances.
Le lendemain, la reine étant venue se placer sous un dais de
pierreries, et les amphithéâtres étant remphs de toutes les dames
et de tous les ordres de Cabylone, les combattants parurent dans
le cirque. Chacun d'eux vint mettre sa devise aux pieds du grand hû
mage. On tira au sort les devises ; celle de Zadig fut la dernière.
Le premier qui s'avança était un seigneur très-riche, nommé
84 ZADIG, HISTOIRE ORIENTALE.
Itobad, fort vain, peu courageux, très-maladroit, et sans esprit.
Ses domestiques l'avaient persuadé qu'un homme comme lui
devait être roi; il leur avait répondu : « Un homme comme moi
doit régner; » ainsi on l'avait armé de pied en cap. Il portait une
armure d^or émaillée de vert, un panache vert, une lance ornée
de rubans verts. On s'aperçut d'abord, à la manière dont Itobad
o-ouvernait son cheval, que ce n'était pas un homme comme lui à
qui le Ciel réservait le sceptre de Babylone, Le premier chevalier
qui courut contre lui le désarçonna ; le second le renversa sur
la croupe de son cheval, les deux jambes en l'air et les bras
étendus, Itobad se remit, mais de si mauvaise grâce que tout
l'amphithéâtre se mit à rire. Un troisième ne daigna pas se servir
de sa lance; mais, en lui faisant une passe, illeprit par la jambe
droite, et, lui faisant faire un demi-tour, il le fit tomber sur le
sable : les écuyers des jeux accoururent à lui en riant, et le remi-
rent en selle. Le quatrième combattant le prend par la jambe
gauche, et le fait tomber de l'autre côté. On le conduisit avec
des huées à sa loge, où il devait passer la nuit selon la loi; et il
disait en marchant à peine : et Quelle aventure pour un homme
comme moi ! »
Les autres chevaliers s'acquittèrent mieux de leur devoir. Il y
en eut qui vainquirent deux combattants de suite ; quelques-uns
allèrent jusqu'à trois. Il n'y eut que le prince Otame qui en vain-
quit quatre. Enfin Zadig combattit à son tour; il désarçonna
quatre cavaliers de suite avec toute la grâce possible. Il fallut
donc voir qui serait vainqueur d'Otame ou de Zadig, Le premier
portait des armes bleues et or, avec un panache de même; celles
de Zadig étaient blanches. Tous les vœux se partageaient entre le
chevaUcr bleu et le chevalier blanc. La reine, à qui le cœur pal-
pitait, faisait des prières au Ciel pour la couleur blanche.
Les deux champions firent des passes et des voltes avec tant
d'agilité, ils se donnèrent de si beaux coups de lance, ils étaient
si fermes sur leurs arçons, que tout le monde, hors la reine,
souhaitait qu'il y eût deux rois dans Babylone, Enfin, leurs che-
vaux élant lassés et leurs lances rompues, Zadig usa de cette
adresse: il passe derrière le prince bleu, s'élance sur la croupe
de son cheval, le prend par le milieu du corps, le jette à terre, se
met en selle à sa place, et caracole autour d'Otame étendu sur la
place. Tout l'amphithéùtrc crie : « Victoire au chevalier blanc! »
Otame, indigné, se relève, tire son épéc; Zadig saute de cheval, le
sabre h la main. Les voilà tous deux sur l'arène, livrant un nou-
veau combat où la force et l'agilité triomphent tour à tour. Les
CHAPITRE XIX. ' 85'
plumos (le leur casque, les clous de leurs brassards, les mailles
de leur armure sautent au loin sous mille coups précipités. Ils
frappent de pointe et de taille, à droite, à gauche, sur la tête, sur
la poitrine; ils reculent, ils avancent, ils se mesurent, ils se
rejoignent, ils se saisissent, ils se replient comme des serpents, ils ^
s'attaquent comme des lions; le feu jaillit à tout moment des
coups qu'ils se portent. Enfin Zadig, ayant un moment repris ses
esprits, s'arrête, fait une feinte, passe sur Otame, le fait tomber,
le désarme, et Otame s'écrie : « 0 clieyalier blanc! c'est vous qui
devez régner sur Babylone. » La reine était au comble de la joie, lo
On reconduisit le chevalier bleu et le chevalier blanc chacun
à leur loge, ainsi que tous les autres, selon ce qui était porté par
la loi. Des muets vinrent les servir et leur apporter à manger. On
peut juger si le petit muet de la reine ne fut pas celui qui servit
Zadig. Ensuite on les laissa dormir seuls jusqu'au lendemain/ -J
matin, temps où le vainqueur devait apporter sa devise au grand
mage, pour la confronter et se faire reconnaître.
Zadig dormit, quoique amoureux, tant il était fatigué. Itobad,
qui était couché auprès de lui, ne dormit point. Il se leva pen-
dant la nuit, entra dans sa loge, prit les armes blanches de Zadig
avec sa devise , et mit son armure verte à la place. Le point du
jour étant venu, il alla fièrement au grand mage déclarer qu'un
homme comme lui était vainqueur. On ne s'y attendait pas; mais
il fut proclamé pendant que Zadig dormait encore. Astarté, sur-
prise, et le désespoir dans le cœur, s'en retourna dans Babylone.
Tout l'amphithéâtre était déjà presque vide lorsque Zadig s'é-
veilla; il chercha ses armes, et ne trouva que cette armure verte.
Il était obligé de s'en couvrir, n'ayant rien autre chose auprès de
lui. Étonné et indigné, il les endosse avec fureur, il avance dans
cet équipage.
Tout ce qui était encore sur l'amphithéâtre et dans le cirque
le reçut avec des huées. On l'entourait; on lui insultait en face.
Jamais homme n'essuya des mortifications si humiliantes. La
patience lui échappa ; il écarta à coups de sabre la populace qui
osait l'outrager; mais il ne savait quel parti prendre. Il ne pou-
vait voir la reine ; il ne pouvait réclamer l'armure blanche qu'elle
lui avait envoyée : c'eût été la compromettre ; ainsi, taudis qu'elle
était plongée dans la douleur, il était pénétré de fureur et d'in-
quiétude. Il se promenait sur les bords de l'Euphrate , persuadé ^^^
que son étoile le destinait à être malheureux sans ressource, ^^
repassant dans son esprit toutes ses disgrâces depuis l'aventure
de la femme qui haïssait les borgnes, jusqu'à celle de son armure.
86 ZADIG, HISTOIRE ORIENTALE.
« Voilà ce que c'est, disait-il, de m'être éveillé trop tard ; si j'avais
moins dormi , je serais roi de Babylone, je posséderais Astarté.
Les sciences, les mœurs, le courage, n'ont donc jamais servi qu'à
mon infortune. » Il lui échappa enfin de murmurer contre la
/Providence, et il fut tenté de croire que tout était gouverné par
mne destinée cruelle qui opprimait les bons et qui faisait prospé-
rer les chevaliers verts. Un de ses. chagrins était de porter cette
armure verte qui lui avait attiré tant de huées. Un marchand
passa, il la lui vendit à vil prix, et prit du marchand une robe
et un bonnet long. Dans cet équipage, il côtoyait l'Euphrate, rem-
pli de désespoir et accusant en secret la Providence, qui le persé-
cutait toujours.
CHAPITRE XX.
l'ermite 1.
Il rencontra en marchant un ermite, dont la barbe blanche
et vénérable lui descendait jusqu'à la ceinture. Il tenait en main
un livre qu'il lisait attentivement. Zadig s'arrêta, et lui fit une
profonde inclination. L'ermite le salua d'un air si noble et si
doux que Zadig eut la curiosité de l'entretenir. Il lui demanda
quel livre il lisait, « C'est le livre des destinées, dit l'ermite ; vou-
lez-vous en lire quelque chose?» Il mit le livre dans les mains
de Zadig, qui, tout instruit qu'il était dans plusieurs langues, ne
put déchiffrer un seul caractère du livre. Cela redoubla encore sa
curiosité. « Vous me paraissez bien chagrin, lui dit ce bon père.
— Hélas! que j'en ai sujet ! dit Zadig. — Si vous permettez que je
vous accompagne , repartit le vieillard , peut-être vous serai-je
utile : j'ai quelquefois répandu des sentiments de consolation
dans l'âme des malheureux. » Zadig se sentit du respect pour l'air,
pour la barbe, et pour le livre de l'ermite. Il lui trouva dans la con-
versation des lumières supérieures. L'ermite parlait de la desti-
née, de la justice, de la morale, du souverain bien, de la faiblesse
humaine, des vertus et des vices, avec une éloquence si vive et
1. Fréron {Annre Vittéraire, 17G7, I, :]0 i^t suiv.) reproche à Voltaire d'avoir
lire presque mot pour mot ce chapitre d'une pièce de cent cinquante vers, inti-
tulée thc Hermite (l'Ermite), par Th. Paruell. Avant Parnell, plusieurs auteurs
avaient traité le même sujet, et entre autres l'auteur français Bluet d'Arbères,
comte de Permission, dans le livre CV de ses OEiivres; c'est en IGOi qu'avaient
paru les livres CIV et CXIII, dont ou ne connaît encore qu'un seul exemplaire,
découvert en 1824. (B.)
CHAPITRE XX. 87
si touchante que Zadig se sentit entraîné vers lui par un charme
invincible. Il le pria avec instance de ne le point quitter, jusqu'à
ce qu'ils fussent de retour à Babylone. « Je vous demande moi-
même cette grâce, lui dit le vieillard; jurez-moi par Orosmade
que vous ne vous séparerez pas de moi d'ici à quelques jours, -r
quelque chose que je fasse. » Zadig jura, et ils partirent en-
semble.
Les deux voyageurs arrivèrent le soir à un château superbe.
L'ermite demanda l'hospitalité pour lui et pour le jeune homme
qui l'accompagnait. Le portier, qu'on aurait pris pour un grand /^
seigneur, les introduisit avec une espèce de bonté dédaigneuse.
On les présenta à un principal domestique, qui leur fit voir les
appartements magnifiques du maître. Ils furent admis à sa table
au bas bout, sans que le seigneur du château les honorât d'un
regard ; mais ils furent servis comme les autres avec délicatesse
et profusion. On leur donna ensuite à laver dans un bassin d'or
garni d'émeraudes et de rubis. On les mena ^coucher dans un bel
appartement, et le lendemain matin un domestique leur apporta
à chacun une pièce d'or, après quoi on les congédia.
« Le maître de la maison, dit Zadig en chemin, me paraît être
un homme généreux, quoique un peu fier ; il exerce noblement
l'hospitalité. » En disant ces paroles, il aperçut qu'une espèce de
poche très-large que portait l'ermite paraissait tendue et enflée :
il y vit le bassin d'or garni de pierreries, que celui-ci avait volé.
Il n'osa d'abord en rien témoigner; mais il était dans unei
étrange surprise.
Vers le midi, l'ermite se présenta à la porte d'une maison très-
petite, où logeait un riche avare; il y demanda l'hospitalité pour
quelques heures. Un vieux valet mal habillé le reçut d'un ton
rude, et fit entrer l'ermite et Zadig dans l'écurie, où on leur
donna quelques olives pourries, de mauvais pain, et de la bière
gâtée. L'ermite but et mangea d'un air aussi content que la
veille ; puis s'adressant à ce vieux valet qui les observait tous deux
pour voir s'ils ne volaient rien, et qui les pressait de partir, il lui
donna les deux pièces d'or qu'il avait reçues le matin, et le
remercia de toutes ses attentions. «Je vous prie, ajouta-t-il, faites-
moi parler à votre maître. » Le valet, étonné, introduisit les deux
voyageurs: u Magnifique seigneur, dit l'ermite, je ne puis que
vous rendre de très-humbles grâces de la manière noble dont
vous nous avez reçus : daignez accepter ce bassin d'or comme un
faible gage de ma reconnaissance. » L'avare fut près de tomber à
la renverse. L'ermite ne lui donna pas le temps de revenir de son
88 ZADIG, HISTOIRE ORIENTALE.
saisissement ; il partit au plus vite avec son jeune voyageur.
(( Mon père, lui dit Zadig, qu'est-ce que tout ce que je vois? Vous
ne me paraissez ressembler en rien aux autres hommes: vous
volez un bassin d'or garni de pierreries à un seigneur qui vous
reçoit magnifiquement , et vous le donnez à un avare qui vous
traite avec indignité. — Mon fils, répondit le vieillard, cet homme
magnifique, qui ne reçoit les étrangers que par vanité, et pour
faire admirer ses richesses, deviendra plus sage; l'avare appren-
dra à exercer l'hospitalité : ne vous étonnez de rien, et suivez-
moi, » Zadig ne savait encore s'il avait aflaire au plus fou ou au
plus sage de tous les hommes ; mais l'ermite parlait avec tant
d'ascendant que Zadig, lié d'ailleurs par son serment, ne put
s'empêcher de le suivre.
Ils arrivèrent le soir à une maison agréablement bâtie, mais
simple, où rien ne sentait ni la prodigalité ni l'avarice. Le maître
était un philosophe retiré du monde, qui cultivait en paix la
sagesse et la vertu, et qui cependanfne s'ennuyait pas. Il s'était
plu à bâtir cette retraite dans laquelle il recevait les étrangers
avec une noblesse qui n'avait rien de l'ostentation. Il alla lui-
même au-devant des deux voyageurs, qu'il fit reposer d'abord
dans un appartement commode. Quelque temps après, il les vint
prendre lui-même pour les inviter à un repas propre et bien
entendu, pendant lequel il parla avec discrétion des dernières
révolutions de Uabylone. Il parut sincèrement attaché à la reine,
et souhaita que Zadig eût paru dans la lice pour disputer la cou-
ronne, a Mais les hommes, ajouta-t-il, ne méritent pas d'avoir un
roi comme Zadig. » Celui-ci rougissait, et sentait redoubler ses
douleurs. On convint dans la conversation que les choses de ce
monde n'allaient pas toujours au gré des plus sages. L'ermite
soutint toujours qu'on ne connaissait pas les voies de la Provi-
dence, et que les hommes avaient tort de juger d'un tout dont ils
n'apercevaient que la plus petite partie.
On parla des passions. « Ah ! qu'elles sont funestes ! disait
Zadig. — Ce sont les vents qui enflent les voiles du vaisseau,
repartit l'ermite : elles le submergent quelquefois; mais sans elles
il ne pourrait voguer. La bile rend colère et malade ; mais sans
la bile l'homme ne saurait vivre. Tout est dangereux ici-bas, et
Ltout est nécessaire. »
On parla de plaisir, et l'ermite prouva que c'est un présent de
., la Divinité; « car, dit-il, l'homme ne peut se donner ni sensation
V ni idées, il reçoit tout; la peine et le plaisir lui viennent d'ailleurs
' comme son être ».
CHAPITRE XX. 89
Zadig admirait comment un homme qui avait fait des choses
si extravagantes pouvait raisonner si bien. Enfin, après un entre-
tien aussi instructif qu*agréa])lc, l"hùte reconduisit ses deux
voyageurs dans leur appartement, en bénissant le Ciel qui lui
avait envoyé deux hommes si sages et si vertueux. Il leur offrit
de l'argent d'une manière aisée et noble qui ne pouvait déplaire.
L'ermite le refusa, et lui dit qu'il prenait congé de lui, comptant
partir pour Babylone avant le jour. Leur séparation fut tendre,
Zadig surtout se sentait plein d'estime et d'inclination pour un
homme si aimable.
Quand l'ermite et lui furent dans leur appartement, ils firent
longtemps l'éloge de leur hôte. Le vieillard au point du jour
éveilla son camarade. « Il faut partir, dit-il ; mais tandis que tout
le monde dort encore, je veux laisser à cet homme un témoignage
de mon estime et de mon affection. » En disant ces mots, il prit
un flambeau, et mit le feu à la maison. Zadig, épouvanté, jeta des
cris, et voulut l'empêcher de commettre une action si affreuse.
L'ermite l'entraînait par une force supérieure ; la maison était
enflammée. L'ermite, qui était déjà assez loin avec son compa-
gnon, la regardait brûler tranquillement. « Dieu merci! dit-il,
voilà la maison de mon cher hôte détruite de fond en comble !
L'heureux homme ! » A ces mots Zadig fut tenté à la fois d'éclater
de rire, de dire des injures au révérend père, de le battre, et de
s'enfuir; mais il ne fit rien de tout cela, et, toujours subjugué
par l'ascendant de l'ermite, il le suivit malgré lui à la dernière
couchée.
Ce fut chez une veuve charitable et vertueuse qui avait un
neveu de quatorze ans, plein d'agréments et son unique espé-
rance. Elle fit du mieux qu'elle put les honneurs de sa maison.
Le lendemain, elle ordonna à son neveu d'accompagner les voya-
geurs jusqu'à un pont qui, étant rompu depuis peu, était devenu
un passage dangereux. Le jeune homme, empressé, marche au
devant d'eux. Quand ils furent sur le pont : « Venez, dit l'ermite
au jeune homme, il faut que je marque ma reconnaissance à votre
tante. » Il le prend alors par les cheveux, et le jette dans la rivière.
L'enfant tombe, reparaît un moment sur l'eau, et est engouffré
dans le torrent. « 0 monstre ! ô le plus scélérat de tous les
hommes ! s'écria Zadig. — Vous m'aviez promis plus de patience,
lui dit l'ermite en l'interrompant: apprenez que sous les ruines
de cette maison où la Providence a mis le feu, le maître a trouvé
un trésor immense ; apprenez que ce jeune homme dont la Pro-
vidence a tordu le cou aurait assassiné sa tante dans un an,
90 ZADIG, HISTOIRE ORIENTALE.
et VOUS dans deux. — Qui te l'a dit, ])arLare? cria Zadig; et
quand tu aurais lu cet événement dans ton livre des desti-
nées, t'est-il permis de noyer un enfant qui ne t'a point fait de
mal ? »
5^ Tandis que le Babylonien parlait, il aperçut que le vieillard
n'avait plus de barbe, que son visage prenait les traits de la jeu-
nesse. Son habit d'ermite disparut ; quatre belles ailes couvraient
un corps majestueux et resplendissant de lumière. « 0 envoyé du
ciel ! ô ange divin ! s'écria Zadig en se prosternant, tu es donc
I Q descendu de l'empyrée pour apprendre à un faible mortel à se
soumettre aux ordres éternels ? — Les hommes, dit l'ange Jesrad,
jugent de tout sans rien connaître : tu étais celui de tous les
hommes qui méritait le plus d'être éclairé. » Zadig lui demanda
la permission de parler. « Je me défie de moi-même, dit-il ; mais
/^ oserai-je te prier de m'éclaircir un doute : ne vaudrait-il pas
mieux avoir corrigé cet enfant, et l'avoir rendu vertueux, que de
le noyer ? » Jesrad reprit : (c S'il avait été vertueux, et s'il eût
vécu, son destin était d'être assassiné lui-même avec la femme
qu'il devait épouser, et le fils qui en devait naître. — Mais quoi !
-" ''■ dit Zadig, il est donc nécessaire qu'il y ait des crimes et des mal-
heurs ? et les malheurs tombent sur les gens de bien ! — Les mé-
chants, répondit Jesrad, sont toujours malheureux : ils servent
à éprouver un petit nombre de justes répandus sur la terre, et il
n'y a poijit-de-mal.dont il ne naisse un bien. — Mais, dit Zadig,
s'il n'y avait que du bien, et point de mal? — Alors, reprit
Jesrad, cette terre serait une autre terre, fenchaînement des évé-
nements serait un autre ordre de sagesse ; et cet ordre, qui serait
parfait, ne peut être que dans la demeure éternelle de l'Être su-
prême, de qui le mal ne peut approcher. Il a créé des millix)ns
■^0> de mondes dont aucun ne peut ressembler à l'autre. Cette im-
mense variété est un attribut de sa puissance immense. Il n'y a ni
deux feuilles d'arbre sur la terre, ni deux globes dans les champs
infinis du ciel, qui soient semblables, et tout ce que tu vois sur
le petit atome où tu es né devait être dans sa place et dans son
temps fixe, selon les ordres immuables de celui qui embrasse
tout. Les hommes pensent que cet enfant qui vient de périr est
tombé dans l'eau par hasard, que c'est par un même hasard que
cette maison est brûlée ; mais il n'y a point de hasard : tout est
épreuve, ou punition, ou récompense, ou prévoyance. Souviens-
toi de ce pêcheur qui se croyait le plus malheureux de tous les
hommes. Orosmade t'a envoyé pour changer sa destinée. Faible
mortel ! cesse de disputer contre ce qu'il faut adorer. — Mais, dit
CHAPITRE XXI. 91
Zadig '....» Comme il disait mais, l'ange prenait déjà son vol vers
la dixième sphère. Zadig, à genoux, adora la Providence, et se
soumit. L'ange lui cria du haut des airs : « Prends ton chemin vers
P>abjione. »
CHAPITRE XXI.
LE? É N I G il E S .
Zadig, hors de lui-même et comme un homme auprès de qui
est tomhé le tonnerre, marchait au hasard. Il entra dans Baby-
lone le jour où ceux qui avaient combattu dans la lice étaient
déjà assemblés dans le grand vestibule du palais pour expliquer
les énigmes, et pour répondre aux questions du grand mage.
Tous les chevaliers étaient arrivés, excepté l'armure verte. Dès '
que Zadig parut dans la ville, le peuple s'assembla autour de
lui ; les yeux ne se rassasiaient point de le voir, les bouches de
le bénir, les cœurs de lui souhaiter l'empire. L'Envieux le vit
passer, frémit, et se détourna; le peuple le porta jusqu'au lieu
de l'assemblée. La reine, à qui on apprit son arrivée, fat en proie
à l'agitation de la crainte et de l'espérance ; l'inquiétude la dévo-
rait : elle ne pouvait comprendre ni pourquoi Zadig était sans
armes, ni comment Itobad portait l'armure blanche. Un mur-
mure confus s'éleva à la vue de Zadig. On était surpris et charmé
de le revoir ; mais il n'était permis qu'aux chevaliers qui avaient ; "S
combattu de paraître dans l'assemblée.
« J'ai combattu comme un autre, dit-il ; mais un autre porte
ici mes armes ; et, en attendant que j'aie l'honneur de le prouver,
je demande la permission de me présenter pour expliquer les
énigmes. » On alla aux voix : sa réputation de probité était encore
si fortement imprimée dans les esprits qu'on ne balança pas à
l'admettre.
Le grand mage proposa d'abord cette question : <( Quelle est
de toutes les choses du monde la plus longue et la plus courte,
la plus prompte et la plus lente, la plus divisible et la plus éten-
due, la plus négligée et la plus regrettée, sans qui rien ne se
peut faire, qui dévore tout ce qui est petit, et qui vivifie tout ce
qui est grand ? »
C'était à Itobad à parler. Il répondit qu'un homme comme
1. Ce chapitre explique le second titre de Zadig- Le mais philosophique est
admirable. (G. A.)
92 ZADIG, HISTOIRE ORIENTALE.
lui n'entendait rien aux énigmes, et qu'il lui suffisait d'avoir
vaincu à grands coups de lance. Les uns dirent que le mot de
l'énigme était la fortune, d'autres la terre, d'autres la lumière.
Zadig dit que c'étain^t^rops : « Rien n'est plus long, ajouta-t-il,
puisqu'irgstrirTmesure de l'éternité ; rien n'est plus court, puis-
qu'il manque à tous nos projets; rien n'est plus lent pour qui
attend ; rien de plus rapide pour qui jouit; il s'étend jusqu'à
l'infini en grand ; il se divise jusque dans l'infini en petit : tous les
hommes le négligent, tous en regrettent la perte ; rien ne se fait
sans lui ; il fait oublier tout ce qui est indigne de la postérité, et
il immortalise les grandes choses. » L'assemblée convint que
Zadig avait raison.
On demanda ensuite : « Quelle est la chose qu'on reçoit sans
remercier, dont on jouit sans savoir comment, qu'on donne aux
autres quand on ne sait où l'on en est, et qu'on perd sans s'en
apercevoir ? »
Chacun dit son mot : Zadig devina seul que c'était la vie. Il
expliqua toutes les autres énigmes avec la même facilité. Itobad
disait toujours que rien n'était plus aisé, et qu'il en serait venu à
bout tout aussi facilement s'il avait voulu s'en donner la peine.
On proposa des questions sur la justice, sur le souverain bien,
sur l'art de régnçr. Les réponses de Zadig furent jugées les plus
solides. « C'est bien dommage, disait-on, qu'un si bon esprit soit
un si mauvais cavalier.
— Illustres seigneurs, dit Zadig, j'ai eu l'honneur de vaincre
dans la lice. C'est à moi qu'appartient l'armure blanche. Le sei-
gneur Itobad s'en empara pendant mon sommeil : il jugea appa-
remment qu'elle lui siérait mieux que la verte. Je suis prêt à lui
prouver d'abord devant vous, avec ma robe et mon épée, contre
toute cette belle armure blanche qu'il m'a prise, que c'est moi
qui ai eu l'honneur de vaincre le brave Otame. »
Itobad accepta le défi avec la plus grande confiance. Il ne
doutait pas qu'étant casqué, cuirassé, brassardé, il ne vint aisé-
ment à bout d'un champion en bonnet de nuit et en robe de
chambre. Zadig tira son épée, en saluant la reine, qui le regar-
dait, pénétrée de joie et de crainte. Itobad tira la sienne, en ne
saluant personne. Il s'avança sur Zadig comme un homme qui
n'avait rien à craindre. 11 étaitprêtà lui fendre la tête : Zadig sut
parer le coup, en opposant ce qu'on appelle le fort de l'épée au
faible de son adversaire, de façon que l'épée d'Itobad se rompit.
Alors Zadig, saisissant son ennemi au corps, le renversa par terre;
et lui portant la pointe de son épée au défaut de la cuirasse:
CHAPITRE XXI. 93
« Laissez-vous désarmer, dit-il, ou je vous tue. » Itobad, toujours
surpris des disgrâces qui arrivaient à un homme comme lui,
laissa faire Zadig, qui lui ôta paisiblement son magnifique casque,
sa superbe cuirasse, ses beaux brassards, ses brillants cuissards ;
s'en revêtit, et courut dans cet équipage se jeter aux genoux
d'Astarté. Cador prouva aisément que l'armure appartenait à
Zadig. Il fut reconnu roi d'un consentement uuamime, et surtout
de celui d'Astarté, qui goûtait, après tant d'adversités, la douceur
de voir son amant digne aux yeux de l'univers d'être son époux.
Itobad alla se faire appeler monseigneur dans sa maison. Zadig
fut roi, et fut heureux. Il avait présent à l'esprit ce que lui avait
dit l'ange Jesrad. Il se souvenait même du grain de sable devenu
diamant. La reine et lui adorèrent la Providence. Zadig laissa la
belle capricieuse Missouf courir le monde. Il envoya chercher le
brigand Arbogad, auquel il donna un grade honorable dans son
armée, avec promesse de l'avancer aux premières dignités s'il se
comportait en vrai guerrier, et de le faire pendre s'il faisait le
métier de brigand.
Sétoc fut appelé du fond de l'Arabie, avec la belle Almona,
pour être à la tête du commerce de Babylone. Cador fut placé et
chéri selon ses services ; il fut l'ami du roi, et le roi fut alors le
seul monarque de la terre qui eût un ami. Le petit muet ne fut
pas oublié. On donna une belle maison au pêcheur, Orcan fut
condamné à lui payer une grosse somme, et à lui rendre sa
femme ; mais le pêcheur, devenu sage, ne prit que l'argent.
ÎVi la belle Sémire ne se consolait d'avoir cru que Zadig serait
borgne, ni Azora ne cessait de pleurer d'avoir voulu lui couper
le nez. Il adoucit leurs douleurs par des présents. L'Envieux
mourut de rage et de honte. L'empire jouit de la paix, de la
gloire et de l'abondance ; ce fut le plus beau siècle de la terre :
elle était gouvernée par la justice et par l'amour. On bénissait
Zadig, et Zadig bénissait le Ciel ^ .
1, C'est ici que finit le manuscrit qu'on a retrouvé de l'histoire de Zadig. On
sait qu'il a essuyé bien d'autres aventures qui ont été fidèlement écrites. On prie
messieurs les interprètes des langues orientales de les communiquer, si elles par-
viennent jusqu'à eux, {Note de Voltaire.) — Cette note parut pour la première
fois dans les éditions de Kehl. (B.)
FIN DE l'histoire DE ZADIG.
MEMNON
ou
LA SAGESSE HUMAINE
(1750)
AVERTISSEMENT DE L'AUTEUR ^
A'ous tromper dans nos entreprises,
C'est à quoi nous sommes sujets ;
Le matin je fais des projets,
Et le long du jour, des sottises.
Ces petits vers conyiennent assez à un grand nombre de rai-
sonneurs ; et c'est une chose assez plaisante de voir un grave direc-
teur d'àmes finir par un procès criminel, conjointement avec un
banqueroutier-, A ce propos, nous réimprimons ici ce petit conte,
qui est ailleurs : car il est bon qu'il soit partout.
lAIemnon conçut un jour le projet insensé d'être parfaitement
sage. Il n'y a guère d'hommes à qui cette folie n'ait quelquefois
passé par la tête. Memnon se dit à lui-même : « Pour être très-
sage, et par conséquent très-heureux, il n'y a qu'à être sans pas-
sions ; et rien n'est plus aisé, comme on sait. Premièrement, je
1. Voltaire, dans la quatrième partie de ses Questions sur l'Encyclopédie, en
1771, avait un article : Confiance en soi-même, qui n'était autre chose que le
conte de Memnon, précédé de quatre vers et de quelques lignes de prose, que les
éditeurs de Kehl ont intitulés Avertissement de l'auteur. (B.)
2. Billard, et l'abbé Grizel, fameux directeur de consciences. (K.) — Sur ces
deux personnages, voyez la note des Stances à Saurin, tome VIII, page 530.
96 MEMNON,
n'aimerai jamais de femme ; car, en voyant une beauté parfaite,
je me dirai à moi-même : Ces joues-là se rideront un jour ; ces
beaux yeux seront bordés de rouge; cette gorge ronde deviendra
plate et pendante ; cette belle tête deviendra chauve. Or je n'ai
qu'à la voir à présent des mêmes yeux dont je la verrai alors, et
assurément cette tête ne fera pas tourner la mienne.
« En second lieu je serai toujours sobre ; j'aurai beau être
tenté par la bonne chère, par des vins délicieux, par la séduction
de la société; je n'aurai qu'à me représenter les suites des excès,
une tête pesante, un estomac embarrassé, la perte de la raison,
de la santé et du temps, je ne mangerai alors que pour le besoin ;
ma santé sera toujours égale, mes idées toujours pures et lumi-
neuses. Tout cela est si facile qu'il n'y a aucun mérite à y par-
venir,
« Ensuite, disait Memnon, il faut penser un peu à ma fortune ;
mes désirs sont modérés ; mon bien est solidement placé sur le
receveur général des linances de Ninive ; j'ai de quoi vivre dans
l'indépendance : c'est là le plus grand des biens. Je ne serai jamais
dans la cruelle nécessité de faire ma cour; je n'envierai personne,
et personne ne m'enviera. Voilà qui est encore très-aisé. J'ai des
amis, continuait-il, je les conserverai, puisqu'ils n'auront rien à
me disputer. Je n'aurai jamais d'humeur avec eux, ni eux avec
moi ; cela est sans difficulté. »
Ayant fait ainsi son petit plan de sagesse dans sa chambre,
Memnon mit la tête à la fenêtre. Il vit deux femmes qui se pro-
menaient sous des platanes auprès de sa maison. L'une était vieille,
et paraissait ne songer à rien ; l'autre était jeune, jolie, et sem-
blait fort occupée. Elle soupirait, elle pleurait, et n'en avait que
plus de grâces. Notre sage fut touché, non pas de la beauté de la
dame (il était bien sûr de ne pas sentir une telle faiblesse), mais
de l'affliction où il la voyait. Il descendit ; il aborda la jeune
Minivienne dans le dessein de la consoler avec sagesse. Cette belle
personne lui conta, de l'air le plus naïf et le plus touchant, tout
le mal que lui faisait un oncle qu'elle n'avait point ; avec quels
artifices il lui avait enlevé un bien qu'elle n'avait jamais possédé,
et tout ce qu'elle avait à craindre de sa violence. « Vous me
paraissez un homme de si bon conseil, lui dit-cllc, que si aous
aviez la condescendance de venir jusque chez moi, et d'examiner
mes affaires, je suis sûre que vous me tireriez du cruel embarras
où je suis. » Memnon n'hésita pas à la suivre, pour examiner sage-
ment ses affaires, et pour lui donner un bon conseil.
La dame affligée le mena dans une chambre parfumée, et le
ou LA SAGESSE HUMAINE. 97
fit asseoir avec elle poliment sur un large sofa, où ils se tenaient
tous deux les jambes croisées vis-à-vis l'un de l'autre. La dame
parla en baissant les yeux, dont il échappait quelquefois des
larmes, et qui en se relevant rencontraient toujours les regards
du sage Memnon. Ses discours étaient pleins d'un attendrissement
qui redoublait toutes les fois qu'ils se regardaient. Memnon pre-
nait ses affaires extrêmement à cœur, et se sentait de moment en
moment la plus grande envie d'obliger une personne si honnête
et si malheureuse. Ils cessèrent insensiblement, dans la chaleur
de la conversation, d'être vis-à-vis l'un de l'autre. Leurs jambes
ne furent plus croisées. Memnon la conseilla de si près, et lui
donna des avis si tendres, qu'ils ne pouvaient ni l'un ni l'autre
parler d'affaires, et qu'ils ne savaient plus où ils en étaient.
Comme ils en étaient là, arrive l'oncle, ainsi qu'on peut bien
le penser : il était armé de la tête aux pieds ; et la première
chose qu'il dit fut qu'il allait tuer, comme de raison, le sage
Memnon et sa nièce ; la dernière qui lui échappa fut qu'il pou-
vait pardonner pour beaucoup d'argent. Memnon fut obligé de
donner tout ce qu'il avait. On était heureux dans ce temps-là
d'en être quitte à si bon marché ; l'Amérique n'était pas encore
découverte, et les dames affligées n'étaient pas à beaucoup près
si dangereuses qu'elles le sont aujourd'hui.
Memnon, honteux et désespéré, rentra chez lui : il y trouva
un billet qui l'invitait à dîner avec quelques-uns de ses intimes
amis. Si je reste seul chez moi, dit-il, j'aurai l'esprit occupé de
ma triste aventure, je ne mangerai point: je tomberai malade:
il vaut mieux aller faire avec mes amis intimes un repas frugal.
J'oublierai, dans la douceur de leur société, la sottise que j'ai
faite ce matin. Il va au rendez-vous ; on le trouve un peu cha-
grin. On le fait boire pour dissiper sa tristesse. Un peu de vin
pris modérément est un remède pour l'âme et pour le corps.
C'est ainsi que pense le sage Memnon ; et il s'enivre. On lui pro-
pose de jouer après le repas. Un jeu réglé avec des amis est un
passe-temps honnête. Il joue ; on lui gagne tout ce qu'il a dans
sa bourse, et quatre fois autant sur sa parole. Une dispute s'élève
sur le jeu, on s'échaufl'e : l'un de ses amis intimes lui jette à la
tête un cornet, et lui crève un œil. On rapporte chez lui le sage
Memnon ivre, sans argent, et ayant un œil de moins.
Il cuve un peu son vin, et dès qu'il a la tête plus libre, il
envoie son valet chercher de l'argent chez le receveur général
des finances de Mnive pour payer ses intimes amis : on lui dit
que son débiteur a fait le matin une banqueroute frauduleuse
21. — RoMAxs. 7
98 MEMNON,
qui met en alarme cent familles, Memnon, outré, va à la cour
avec un emplâtre sur Tœil et un placet à la main pour demander
justice au roi contre le banqueroutier. Il rencontre dans un
salon plusieurs dames qui portaient toutes d'un air aisé des cer-
ceaux de vingt-quatre pieds de circonférence. L'une d'elles, qui
le connaissait un peu, dit en le regardant de côté : (( Ah ! l'hor-
reur! » Une autre, qui le connaissait davantage, lui dit: u Bon-
soir, monsieur Memnon; mais vraiment, monsieur Memnon, je
suis fort aise de vous voir; à propos, monsieur Memnon, pour-
quoi avez-vous perdu un œil? » Et elle passa sans attendre sa
réponse. Memnon se cacha dans un coin, et attendit le moment
où il pût se jeter aux pieds du monarque. Ce moment arriva. Il
baisa trois fois la terre, et présenta son placet. Sa gracieuse
Majesté le reçut très-favorablement, et donna le mémoire à un de
ses satrapes pour lui en rendre compte. Le satrape tire Memnon à
part, et lui dit d'un air de hauteur, en ricanant amèrement : <( Je
vous trouve un plaisant borgne de vous adresser au roi plutôt qu'à
moi, et encore plus plaisant d'oser demander justice contre un
honnête banqueroutier que j'honore de ma protection, et qui est
le neveu d'une femme de chambre de ma maîtresse. Abandonnez
cette affaire-là, mon ami, si vous voulez conserver l'œil qui vous
reste. »
Memnon, ayant ainsi renoncé le matin aux femmes, aux excès
de table, au jeu, à toute querelle, et surtout à la cour, avait été
avant la nuit trompé et volé par une belle dame, s'était enivré,
avait joué, avait eu une querelle, s'était fait crever un œil, et avait
été à la cour, où l'on s'était moqué de lui.
Pétrifié d'étonnement et navré de douleur, il s'en retourne la
mort dans le cœur. Il veut rentrer chez lui ; il y trouve des huissiers
qui démeublaient sa maison de la part de ses créanciers. Il reste
presque évanoui sous un platane ; il y rencontre la belle dame du
matin, qui se promenait avec son cher oncle, et qui éclata de
rire en voyant Memnon avec son emplâtre. La nuit vint; Memnon
se coucha sur de la paille auprès des murs de sa maison. La fièvre
le saisit ; il s'endormit dans l'accès, et un esprit céleste lui apparut
en songe.
Il était tout resplendissant de lumière. Il avait six belles ailes,
mais ni pieds, ni tête, ni queue, et ne ressemblait à rien. « Qui
es-tu? lui dit Memnon. — Ton bon génie, lui répondit l'autre. —
Rends-moi donc mon œil, ma santé, ma maison \ mou bien, ma
1. C'est d'aprcïi les éditions de 1750 que je rOtablis ici les mots ma maison. (13.)
oc LA SAGESSE HUMAINE. 99
sagesse, lui dit .AIcmnoD. » Ensuite il lui conta comment il avait
perdu tout cela en un jour. « Voilà des aventures qui ne nous
arrivent jamais dans le monde que nous habitons, dit l'esprit. —
Et quel monde habitez-vous? dit l'homme affligé. — Ma patrie,
répondit-il, est à cinq cents millions de lieues du soleil, dans une
petite étoile auprès de Sirius, que tu vois d'ici. — Le beau pays!
dit Memnon ; quoi! vous n'avez point chez vous de coquines qui
trompent un pauvre homme, point d'amis intimes qui lui gagnent
son argent et qui lui crèvent un œil, point de banqueroutiers,
point de satrapes qui se moquent de vous en vous refusant jus-
tice? — Non, dit l'habitant de l'étoile, rien de tout cela. Nous ne
sommes jamais trompés par les femmes, parce que nous n'en avons
point; nous ne faisons point d'excès de table, parce que nous ne
mangeons point ; nous n'avons point de banqueroutiers, parce
qu'il n'y a chez nous ni or ni argent; on ne peut nous crever les
yeux, parce que nous n'avons point de corps à la façon des vôtres ;
et les satrapes ne nous font jamais d'injustice, parce que dans
notre petite étoile tout le monde est égal. »
Memnon lui dit alors : « Monseigneur, sans femme et sans
dîner, à quoi passez-vous votre temps? — A veiller, dit le génie,
sur les autres globes qui nous sont confiés ; et je viens pour te
consoler. — Hélas! reprit Memnon, que ne veniez-vous la nuit
passée pour m'empêcher de faire tant de folies? — J'étais auprès
d'Assan, ton frère aîné, dit l'être céleste. Il est plus à plaindre que
toi. Sa gracieuse Majesté le roi des Indes, à la cour duquel il a
l'honneur d'être, lui a fait crever les deux yeux pour une petite
indiscrétion, et il est actuellement dans un cachot, les fers aux
pieds et aux mains. — C'est bien la peine, dit Memnon, d'avoir
un bon génie dans une famille pour que, de deux frères, l'un soit
borgne, l'autre aveugle ; l'un couché sur la paille, l'autre en
prison. — Ton sort changera, reprit l'animal de l'étoile. Il est vrai
que tu seras toujours borgne; mais, à cela près, tu seras assez
heureux, pourvu que tu ne fasses jamais le sot projet d'être
parfaitement sage, — C'est donc une chose à laquelle il est
impossible de parvenir? s'écria Memnon en soupirant. — Aussi
impossible, lui répliqua l'autre, que d'être parfaitement habile,
parfaitement fort, parfaitement puissant, parfaitement heureux.
Nous-mêmes, nous en sommes bien loin. Il y a un globe
où tout cela se trouve ; mais dans les cent mille millions de
mondes qui sont dispersés dans l'étendue tout se suit par
degrés. On a moins de sagesse et de plaisir dans le second que
dans le premier, moins dans le troisième que dans le second^
100 MEMNON, OU LA SAGESSE HUMAINE.
ainsi du reste jusqu'au dernier, où tout le monde est complète-
ment fou. — J'ai bien peur, dit Memnon, que notre petit globe
terraqué ne soit précisément les petites-maisons de l'univers dont
vous me faites l'honneur de me parler. — Pas tout à fait, dit
l'esprit ; mais il en approche : il faut que tout soit en sa place. —
Eh mais! dit Memnon, certains poètes ^ certains philosophes^,
ont donc grand tort de dire que tout est bien? — Ils ont grande
raison, dit le philosophe de là-haut, en considérant l'arrangement
de l'univers entier. — Ah! je ne croirai cela, réphqua le pauvre
Memnon, que quand je ne serai plus borgne. »
1. Pope.
2. Platon, Shaflesbury, Bolingbroke, Leibnitz.
FIN DE MEMNON',
BABABEC
ET LES FAKIRS
i7oo:
Lorsque j'étais dans la ville de Bénarès sur le rivage du Gange,
ancienne patrie des brachmanes, je tâchai de m'instruire. J'en-
tendais passablement l'indien ; j'écoutais beaucoup, et remarquais
tout. J'étais logé chez mon correspondant Omri ; c'était le plus
digne homme que j'aie jamais connu. Il était de la religion des
bramins, j'ai l'honneur d'être musulman : jamais nous n'avons
eu une parole plus haute que l'autre au sujet de Mahomet et de
Brama. Nous faisions nos ablutions chacun de notre côté, nous
buvions de la même limonade, nous mangions du même riz,
comme deux frères.
Un jour, nous allâmes ensemble à la pagode de Gavani. Nous
y vîmes plusieurs bandes de fakirs, dont les uns étaient des
janguis, c'est-à-dire des fakirs contemplatifs, et les autres, des
disciples des anciens gymnosophistes, qui menaient une vie active.
Ils ont, comme on sait, une langue savante, qui est celle des plus
anciens brachmanes, et, dans cette langue, un livre qu'ils appellent
le Veidam. C'est assurément le plus ancien livre de toute l'Asie,
sans en excepter le Zend-Avesta.
Je passai devant un fakir qui lisait ce livre. « Ah ! malheureux
infidèle ! s'écria-t-il, tu m'as fait perdre le nombre des voyelles que
je comptais ; et de cette affaire-là mon âme passera dans le corps
d'un lièvre, au lieu d'aller dans celui d'un perroquet, comme
j'avais tout lieu de m'en flatter. » Je lui donnai une roupie pour
le consoler. A quelques pas de là, ayant eu le malheur d'éternuer,
le bruit que je fis réveilla un fakir qui était en extase. « Où suis-
je? dit-il ; quelle horrible chute! je ne vois plus le bout de mon
102 BABABEC ET LES FAKIRS.
nez : la lumière céleste est disparue \ — Si je suis cause, lui dis-
je, que vous voyez enfin plus loin que le bout de votre nez, voilà
une roupie pour réparer le mal que j'ai fait; reprenez votre
lumière céleste. »
M'étant ainsi tiré d'affaire discrètement, je passai aux autres
gymnosophistes ; il y en eut plusieurs qui m'apportèrent de petits
clous fort jolis, pour m'enfoncer dans les bras et dans les cuisses
en l'honneur de Brama, J'achetai leurs clous, dont j'ai fait clouer
mes tapis. D'autres dansaient sur les mains ; d'autres voltigeaient
sur la corde lâche; d'autres allaient toujours à cloche-pied. Il y
en avait qui portaient des chaînes ; d'autres, un bât ; quelques-
uns avaient leur tête dans un boisseau ; au demeurant les
meilleures gens du monde. Mon ami Omri me mena dans la cellule
d'un des plus fameux; il s'appelait Bababec : il était nu comme
un singe, et avait au cou une grosse chaîne qui pesait plus de
soixante hvres. Il était assis sur une chaise de bois, proprement
garnie de petites pointes de clous qui lui entraient dans les fesses,
et on aurait cru qu'il était sur un lit de satin. Beaucoup de femmes
venaient le consulter; il était l'oracle des familles, et on peut dire
qu'il jouissait d'une très-grande réputation. Je fus témoin du long
entretien qu'Omri eut avec lui. « Croyez-vous, lui dit-il, mon
père, qu'après avoir passé par l'épreuve des sept métempsycoses,
je puisse parvenir à la demeure de Brama? — C'est selon, dit le
fakir; comment vivez-vous? — Je tâche, dit Omri, d'être bon
citoyen, bon mari, bon père, bon ami ; je prête de l'argent sans
intérêt aux riches dans l'occasion, j'en donne aux pauvres ; j'entre-
tiens la paix parmi mes voisins. — Vous mettez-vous quelquefois
des clous dans le cul ? demanda le bramin. — Jamais, mon révé-
rend père. — J'en suis fâché, répliqua le fakir, vous n'irez certai-
nement que dans le dix-neuvième ciel ; et c'est dommage. — Com-
ment, dit Omri, cela est fort honnête ; je suis très-content démon
lot: que m'importe du dix-neuvième ou du vingtième, pourvu
que je fasse mon devoir dans mon pèlerinage, et que je sois bien
reçu au dernier gîte ? N'est-ce pas assez d'être honnête homme
dans ce pays-ci, etd'êtrc ensuite heureux au pays de Brama? Dans
quel ciel prétendez-vous donc aller, vous, monsieur Bababec, avec
vos clous et vos chaînes ? — Dans le trente-cinquième, dit Bababec.
— Je vous trouve plaisant, répliqua Omri, de prétendre être logé
plus haut que moi; ce ne peut être assurément que l'effet d'une
1. Quand les fakirs veulent voir la hiniière cî-lcste, ce qui est très-commun
parmi eux, ils tournent les yeux vers le bout de leur nez. (A'o<e de Voltaire.)
BABABEC ET LES FAKIRS. " 103
excessive ambition. Vous condamnez ceux qui recherchent les
lionneurs dans cette vie, pourquoi en voulez-vous de si grands
dans l'autre? Et sur quoi d'ailleurs prétendez-vous être mieux
traité que moi ? Sachez que je donne plus en aumônes en dix jours
que ne vous coûtent en dix ans tous les clous que vous vous enfon-
cez dans le derrière. Brama a bien à faire que vous passiez la
journée tout nu, avec une chaîne au cou ; vous rendez là un beau
service à la patrie. Je fais cent fois plus de cas d'un homme qui
sème des légumes, ou qui plante des arbres, que de tous vos cama-
rades, qui regardent le bout de leur nez, ou qui portent un bat
par excès de noblesse dïimo. » Ayant parié ainsi, Omri se radoucit,
le caressa, le persuada, l'engagea enfin à laisser là ^es clous et sa
chaîne, et à venir chez lui mener une vie honnête. On le décrassa,
on le frotta d'essences parfumées ; on l'habilla décemment ; il vécut
quinze jours d'une manière fort sage, et avoua qu'il était cent fois
plus heureux qu'auparavant. Mais il perdait son crédit dans le
peuple; les' femmes ne venaient plus le consulter : il quitta Omri,
et reprit ses clous pour avoir delà considération.
FIN DE L HISTOIRE DE BABABEC ET LES FAKIRS.
MICROMÉGAS
HISTOIRE PHILOSOPIIIOUF^
1752
CHAPITRE I.
VOVAGE d'CN habitant Dl MOXDE DE I.'ÉTOILE Sir.ILS
DAXS LA PLANÈTE DE SATURNE.
Dans une de ces planètes qui tournent autour de l'étoile
nommée Sirius, il y avait un jeune homme de beaucoup d'esprit,
que j'ai eu l'honneur de connaître dans le dernier voyage qu'il
fit sur notre petite fourmilière; il s'appelait MicromégasS nom
qui convient fort à tous les grands. Il avait huit lieues de haut :
j'entends, par huit lieues, vingt-quatre mille pas géométriques de
cinq pieds chacun.
Quelques géomètres-, gens toujours utiles au public, prendront
sur-le-champ la plume, et trouveront que, puisque M, Micro-
mégas, habitant du pays de Sirius, a de la tête aux pieds vingt-
quatre mille pas, qui font cent vingt mille pieds de roi, et que
nous autres, citoyens de la terre, nous n'avons guère que cinq
pieds, et que notre globe a neuf mille lieues de tour ; ils trou-
veront, dis-je, qu'il faut absolument que le globe qui Ta produit
ait auguste vingt-un millions six cent mille fois plus de circon-
férence que notre petite terre. Rien n'est plus simple et plus
ordinaire dans la nature. Les États de quelques souverains d'Alle-
magne ou d'Italie, dont on peut faire le tour en une demi-heure,
comparés à l'empire de Turquie, de Moscovie ou de la Chine, ne
1. De micros, petit, et de mer/as, grand.
2. C'est ainsi qu'on lit dans les premières éditions. D'autres, au lieu de géo-
mètres, portent ahjébristes. (B.)
406 MICROMÉGAS.
sont qu'niie faible image des prodigieuses différences que la
nature a mises dans tous les êtres.
La taille de Son Excellence étant de la hauteur que j'ai dite,
tous nos sculpteurs et tous nos peintres conviendront sans peine
que sa ceinture peut avoir cinquante mille pieds de roi de tour:
ce qui fait une très-jolie proportion K Son nez étant le tiers de
son beau visage, et son beau visage étant la septième partie de
la hauteur de son beau corps, il faut avouer que le nez du Sirien
a six mille trois cent trente-trois pieds de roi plus une fraction;
ce qui était à démontrer.
Quant à son esprit, c'est un des plus cultivés que nous ayons ;
il sait beaucoup de choses ; il en a inventé quelques-unes ; il
n'avait pas encore deux cent cinquante ans ; et il étudiait, selon
la coutume, au collège le plus célèbre- de sa planète, lorsqu'il
devina, par la force de son esprit, plus de cinquante propositions
d'Euclide. C'est dix-huit de plus que Biaise Pascal, lequel, après
en avoir deviné trente-deux en se jouant, à ce que dit sa sœur,
devint depuis un géomètre assez médiocre ^ et un fort mauvais
métaphysicien. Vers les quatre cent cinquante ans, au sortir de
l'enfance, il disséqua beaucoup de ces petits insectes qui n'ont pas
cent pieds de diamètre, et qui se dérobent aux microscopes ordi-
naires ; il en composa un livre fort curieux, mais qui lui fit quel-
ques affaires. Le mupliti de son pays, grand vétihard, et fort
ignorant, trouva dans son livre des propositions suspectes, mal-
sonnantes, téméraires ^ hérétiques, sentant l'hérésie, et le pour-
suivit vivement : il s'agissait de savoir si la forme substantielle des
puces de Sirius était de même nature que celle des colimaçons.
Micromégas se défendit avec esprit ; il mit les femmes de son
côté ; le procès dura deux cent vingt ans. Enfin le muphti fit
condamner le livre par des jurisconsultes qui ne l'avaient pas lu,
et l'auteur eut ordre de ne paraître à la cour de huit cents années \
1. Je rétablis cotfc plirasc d'après les proniièi-es éditions. (B.)
2. Au lieu de le plus célèbre, qu'on lit dans la lu-cmière édition, les éditions
postérieures portent : des jésuites. (B.)
3. Pascal devint un très-grand géomètre, non dans la classe de ceux qui ont
contribué par de grandes découvertes au progiès des sciences, comme DescarteS)
.\e\vton, mais dans celle des géomètres qui ont montré par leurs ouvrages un génie
du premier ordre. (K.)
4. L'édition que je crois l'originale porte : téméraires, sentant Vhérésie. Le
texte actuel existe dès 1750. (B.)
5. M. de Voltaire avait été persécuté par le théatin Boyer, pour avoir dit dans
ses Lettres philosophiques que les facultés de notre âme se développent en même
temps que nos organes, de la même manière que les facultés de ràmc des ani-
maux. (K.)
CIIAPITRR [. 407
Il ne fut que médiocrement affligé d'être banni d'une cour qui
n'était remplie que de 'traca_sseries et de petitesses. Il fit une
chanson fort plaisante contre le muphti, dont celui-ci ne s'em-
barrassa guère : et il se mit à voyager de planète en planète, pour
achever de se former l'esprit et le cœur'^, comme l'on dit. Ceux qui
ne voyagent qu'en chaise de poste ou en berline seront sans doute
étonnés des équipages de là-haut : car nous autres, sur notre petit
tas de boue, nous ne concevons rien au delà de nos usages, Notre
voyageur connaissait merveilleusement les lois de la gravitation,
et toutes les forces attractives et répulsives. Il s'en servait si
à propos que, tantôt à Faide d'un rayon du soleil, tantôt par la
commodité d'une comète, il allait de globe en globe lui et les
siens, comme un oiseau voltige de branche en branche. Il par-
courut la voie lactée en peu de temps, et je suis obligé d'avouer
qu'il ne vit jamais à travers les étoiles dont elle est semée ce beau
ciel empyrée que l'illustre vicaire Derham - se vante d'avoir vu
au bout de sa lunette. Ce n'est pas que je prétende que M. Derham
ait mal vu, à Dieu ne plaise! mais Micromégas était sur les lieux,
c'est un bon observateur, et je ne veux contredire personne.
Micromégas, après avoir bien tourné, arriva dans le globe de
Saturne. Quelque accoutumé qu'il fût à voir des choses nouvelles,
il ne put d'abord, en voyant la petitesse du globe et de ses
habitants, se défendre de ce sourire de supériorité qui échappe
quelquefois aux plus sages. Car enfin Saturne n'est guère que
neuf cents fois plus gros que la terre, et les citoyens de ce pays-
là sont des nains qui n'ont que mille toiles de haut ou environ.
Il s'en moqua un peu d'abord avec ses gens, à peu près comme
un musicien italien se met à rire de la musique de Lulli quand
il vient en France. Mais comme le Sirien avait un bon esprit, il
comprit bien vite qu'un être pensant peut fort bien n'être pas
ridicule pour n'avoir que six mille pieds de haut. Il se familiarisa
avec les Saturniens, après les avoir étonnés. Il lia une étroite
amitié avec le secrétaire de l'Académie de Saturne, homme de
1. Voyez la note 2 de la page 69.
'2. Savant Anglais,- auteur de la ThéoloQie astronomique, et de quelques autres
ouvrages qui ont pour objet de prouver Texistence de Dieu par le détail des mer-
veilles de la nature: malheureusement, lui et ses imitateurs se trompent souvent
dans l'exposition de ces merveilles : ils s'extasient sur la sagesse qui se montre
dans l'ordre d'un phénomène, et on découvre que ce phénomène est tout différent
de ce qu'ils ont supposé ; alors c'est ce nouvel ordre qui leur parait un chef-
d'œuvre de sagesse. Ce défaut, commun à tous les ouvrages de ce genre, les a
décrédités. On sait trop d'avance que, de quelque manière que les choses soient,
l'auteur finira toujours par les admirer. (K.)
'108 MICROMÉGAS.
beaucoup d'esprit, qui n'avait à la vérité rien inventé, mais qui
rendait un fort bon compte des inventions des autres, et qui faisait
passablement de petits vers et de grands calculs K Je rapporterai
ici, pour la satisfaction des lecteurs, une conversation singulière
que Micromégas eut un jour avec M. le secrétaire.
CHAPITRE IL
CONVERSATION DE l'iIABITANT DE SIRILS AVEC CELUI DE SATURNE.
Après que Son Excellence se fut couchée, et que le secrétaire
se fut approché de son visage : « Il faut avouer, dit Micromégas,
que la nature est bien variée. — Oui, dit le Saturnien ; la nature
est comme un parterre dont les fleurs... — Ah! dit l'autre, laissez
là votre parterre. — Elle est, reprit le secrétaire, comme une
assemblée de blondes et de brunes, dont les parures... — Eh!
qu'ai-je à faire de vos brunes - ? dit l'autre. — Elle est donc comme
une galerie de peintures dont les traits... — Eh non! dit le
voyageur; encore une fois, la nature est comme la nature. Pour-
quoi lui chercher des comparaisons? — Pour vous plaire, répon-
dit le secrétaire. — Je ne veux point qu'on me plaise, répondit
le voyageur ; je veux qu'on m'instruise: commencez d'abord par
me dire combien les hommes de votre globe ont de sens. — Nous
en avons soixante et douze, dit l'académicien ; et nous nous plai-
gnons tous les jours du peu. Notre imagination va au delà de nos
besoins; nous trouvons qu'avec nos soixante et douze sens, notre
anneau, nos cinq lunes, nous sommes trop bornés ; et, malgré
toute notre curiosité et le nombre assez grand de passions qui
résultent de nos soixante et douze sens, nous avons tout le temps
de nous ennuyer. -^ Je le crois bien, dit Micromégas; car dans
notre globe nous avons près de mille sens, et il nous reste encore
je ne sais quel désir vague, je ne sais quelle inquiétude, qui nous
avertit sans cesse que nous sommes peu de chose, et qu'il y a des
êtres beaucoup plus i)arfaits. J'ai un peu voyagé ; j'ai vu des mor-
tels fort au-dessous de nous; j'en ai vu de fort supérieurs; mais
je n'en ai vu aucuns qui n'aient plus de désirs que de vrais besoins,
et plus de besoins que de satisfaction. J'arriverai peut-être un
1. l'ont onollc.
'2. Voltaire se moque ici du style précieux de la l'iuralité des mondes de Foii-
tcnellc. Voyez cet ouvrage, Premier ISoir. (G. A.)
CHAPITRE II. 109
jour au pays où il ne manque rien ; mais jusqu'à présent personne
ne m'a donné de nouvelles positives de ce pays-là. » Le Saturnien
et le Sirien s'épuisèrent alors en conjectures; mais, après beau-
coup de raisonnements fort ingénieux et fort incertains, il en
fallut revenir aux faits. «Combien de temps vivez-vous? dit le
Sirien. — Ah ! bien peu, répliqua le petit homme de Saturne. —
C'est tout comme chez nous, dit le Sirien ; nous nous plaignons
toujours du peu. Il faut que ce soit une loi universelle de la
nature. — Hélas ! nous ne vivons, dit le Saturnien, que cinq cents
grandes révolutions du soleil. (Cela revient à quinze mille ans
ou environ, à compter à notre manière.) Vous voyez bien que
c'est mourir presque au moment que l'on est né ; notre existence
est un point, notre durée un instant, notre globe un atome. A
peine a-t-on commencé à s'instruire un peu que la mort arrive
avant qu'on ait de l'expérience. Pour moi, je n'ose faire aucuns
projets : je me trouve comme une goutte d'eau dans un océan
immense. Je suis honteux, surtout devant vous, de la figure ridi-
cule que je fais dans ce monde. »
Micromégas lui repartit : « Si vous n'étiez pas philosophe, je
craindrais de vous affliger en vous apprenant que notre vie est
sept cents fois plus longue que la vôtre; mais vous savez trop
bien que quand il faut rendre son corps aux éléments, et rani-
mer la nature sous une autre forme, ce qui s'appelle mourir ;
quand ce moment de métamorphose est venu, avoir vécu une
éternité, ou avoir vécu un jour, c'est précisément la même chose.
J'ai été dans des pays où l'on vit mille fois plus longtemps que
chez moi, et j'ai trouvé qu'on y murmurait encore. Mais il y a
partout des gens de bon sens qui savent prendre leur parti et
remercier l'Auteur de la nature. Il a répandu sur cet univers une
profusion de variétés avec une espèce d'uniformité admirable.
Par exemple tous- les êtres pensants sont différents, et tousse
ressemblent au fond par le don de la pensée et des désirs. La
matière est partout étendue ; mais elle a dans chaque globe des
propriétés diverses. Combien comptez-vous de ces propriétés
diverses dans votre matière? — Si vous parlez de ces propriétés,
dit le Saturnien, sans lesquelles nous croyons que ce globe ne
pourrait subsister tel qu'il est, nous en comptons trois cents,
comme l'étendue, l'impénétrabilité, la mobilité, la gravitation,
la divisibilité, et le reste. — Apparemment, répliqua le voyageur,
que ce petit nombre suffit aux vues que le Créateur avait sur votre
petite habitation. J'admire en tout sa sagesse; je vois partout des
différences, mais aussi partout des proportions. Votre globe est
410 MICROMÉGAS.
petit, VOS habitants le sont aussi; vous avez peu de sensations;
votre matière a peu de propriétés; tout cela est l'ouvrage de la
Providence. De quelle couleur est votre soleil bien examiné ?
— D'un blanc fort jaunâtre, dit le Saturnien; et quand nous divi-
sons un de ses rayons, nous trouvons qu'il contient sept couleurs.
— Notre soleil tire sur le rouge, dit le Sirien, et nous avons trente-
neuf couleurs primitives. Il n'y a pas un soleil, parmi tous ceux
dont j'ai approché, qui se ressemble, comme chez vous il n'y a
pas un visage qui ne soit différent de tous les autres. »
Après plusieurs questions de cette nature, il s'informa com-
bien de substances essentiellement différentes on comptait dans
Saturne. Il apprit qu'on n'en comptait qu'une trentaine, comme
Dieu, l'espace, la matière, les êtres étendus qui sentent, les êtres
étendus qui sentent et qui pensent, les êtres pensants qui n'ont
point d'étendue; ceux qui se pénètrent, ceux qui ne se pénètrent
pas, et le reste. Le Sirien, chez qui on en comptait trois cents, et
qui en avait découvert treis mille autres dans ses voyages, étonna
prodigieusement le philosophe de Saturne. Enfin, après s'être
communiqué l'un à l'autre un peu de ce qu'ils savaient et beau-
coup de ce qu'ils ne savaient pas, après avoir raisonné pendant
une révolution du soleil, ils résolurent de faire ensemble un petit
voyage philosophique.
CHAPITRE III.
VOYAGE DES DEUX. HABITANTS DE SIUILS ET DE SATUn^'E.
Nos deux philosophes étaient prêts à s'embarquer dans l'at-
mosphère de Saturne avec une fort jolie provision d'instruments
de mathématiques, lorsque la maîtresse du Saturnien, qui en eut
des nouvelles, vint en larmes faire ses remontrances. C'était une
jolie petite brune qui n'avait que six cent soixante toises, mais
qui réparait par bien des agréments la petitesse de sa taille. « Ah!
cruel! s'écria-t-elle, après t'avoir résisté quinze cents ans, lorsque
enfin je commençais à me rendre, quand j"ai à peine passé cent*
ans entre tes bras, tu me quittes pour aller voyager avec un géant
d'un autre monde; va, tu n'es qu'un curieux, tu n'as jamais eu
d'amour : si tu étais un vrai Saturnien, tu serais fidèle. Où vas-tu
1. L'édition de 177.J est la première qui [jortc cent: toutes le» éditions précé-
dente!; portent : deux cents. (B.)
ClIAl'ITRE III. 111
courir? Que veux-tu ? Xos cinq lunes sont moins errantes que toi,
notre anneau est moins changeant. Voilà qui est fait, je n'aimerai
jamais plus personne. » Le philosophe l'embrassa, pleura avec
elle, tout philosophe qu'il était; et la dame, après s'être pâmée,
alla se consoler avec un petit-maître du pays. ~
Cependant nos deux curieux partirent; ils sautèrent d'abord
sur l'anneau, qu'ils trouvèrent assez plat, comme l'a fort bien
deviné un illustre habitant de notre petit globe ^ delà ils allèrent
aisément de lune en lune. Une comète passait tout auprès de la
dernière; ils s'élancèrent sur elle avec leurs domestiques et leurs
instruments. Quand ils eurent fait environ cent cinquante millions
de lieues, ils rencontrèrent les satellites de Jupiter. Ils passèrent
dans Jupiter môme, et y restèrent une année, pendant laquelle ils
apprirent de fort beaux secrets qui seraient actuellement sous
presse sans messieurs les inquisiteurs, qui ont trouvé quelques
propositions un peu dures. Mais j'en ai lu le manuscrit dans la
bibliothèque de l'illustre archevêque de.,., qui m'a laissé voir
ses livres avec cette générosité et cette bonté qu'on ne saurait
assez louer. Aussi je lui promets un long article dans la première
édition qu'on fera de Moréri, et je n'oublierai pas surtout messieurs
ses enfants, qui donnent une si grande espérance de perpétuer la
race de leur illustre père.
Mais revenons à nos voyageurs. En sortant de Jupiter, ils tra-
versèrent un espace d'environ cent millions de lieues , et ils
côtoyèrent la planète de Mars, qui, comm.e on sait, est cinq fois
plus petite que notre petit globe ; ils virent deux lunes qui servent
à cette planète, et qui ont échappé aux regards de nos astronomes.
Je sais bien que le père Castel écrira, et même assez plaisamment,
contre l'existence de ces deux lunes ; mais je m'en rapporte à ceux
qui raisonnent par analogie. Ces bons philosophes-là savent com-
bien il serait difficile ({ue Mars, qui est si loin du soleil, se passât
à moins de deux lunes. Quoi qu'il eu soit, nos gens trouvèrent
cela si petit qu'ils craignirent de n'y pas trouver de quoi cou-
cher, et ils passèrent leur chemin comme deux voyageurs qui
dédaignent un mauvais cabaret de village, et poussent jusqu'à la
ville voisine. Mais le Sirien et son compagnon se repentirent
bientôt. Ils allèrent longtemps, et ne trouvèrent rien. Enfin ils
aperçurent une petite lueur: c'était la terre: cela fit pitié à des
gens qui venaient de Jupiter. Cependant, de peur de se repentir
une seconde fois, ils résolurent de débarquer. Ils passèrent sur
1. Huygens. Voj-ez tome XVII, page 2GI.
112 X MICROMÉGAS.
la queue de la comète, et, trouvant une aurore boréale toute prête,
ils se mirent dedans, et arrivèrent à terre sur le bord septentrional
de la mer Baltique, le cinq juillet mil sept cent trente-sept, nou-
veau style.
CHAPITRE IV.
CE QUI LELT, ARr.IVE S L U LE GLOBE DE LA TERRE.
Après s'être reposés quelque temps, ils mangèrent à leur
déjeuner deux montagnes, que leurs gens leur apprêtèrent assez
proprement. Ensuite ils voulurent reconnaître le petit pays où ils
étaient. Ils allèrent d'abord du nord au sud. Les pas ordinaires
du Sirien et de ses gens étaient d'environ trente mille pieds de
roi ; le nain de Saturne, dont la taille n'était que de mille toises,
suivait de loin en haletant ; or il fallait qu'il fît environ douze pas,
quand l'autre faisait une enjambée : figurez-vous (s'il est permis de
faire de telles comparaisons) un très-petit chien de manchon qui
suivrait un capitaine des gardes du roi de Prusse.
Comme ces étrangers-là vont assez vite, ils eurent fait le tour
du globe en trente-six heures; le soleil, à la vérité, ou plutôt la
terre, fait un pareil voyage en une journée; mais il faut songer
qu'on va bien plus à son aise quand on tourne sur son axe que
quand on marche sur ses pieds. Les voilà donc revenus d'où ils
étaient partis, après avoir vu cette mare, presque impercepti])Ie
pour eux, qu'on nomme laMéditerranic, et cet autre petit étang qui,
sous le nom du grand Occan, entoure la taupinière. Le nain n'en
avait eu jamais qu'à mi-jambe, et à peine l'autre avait-il mouillé
son talon. Ils firent tout ce ([u'ils purent en allant et en revenant
dessus et dessous pour tâcher d'apercevoir si ce globe était habité
ou non. Ils se baissèrent, ils se couchèrent, ils tàtèrent partout;
mais leurs yeux et leurs mains n'étant point proportionnés aux
petits êtres qui rampent ici, ils ne reçurent pas la moindre sen-
sation (|ui pût leur faire soupçonner (|ue nous et nos confrères
les autres habitants de ce globe avons l'honneur d'exister.
Le nain, qui jugeait quelquefois un peu trop vite, décida
d'abord (ju'il n'y avait personne sur la terre. Sa première raison
était qu'il n'avait \u personne, Micromégas lui fit sentir poliment
<]ue c'était raisonner assez mal : « Car, disait-il, vous ne voyez pas
avec vos petits yeux certaines étoiles de la cinquantième grandeur
que j'aperçois très-distinctement; concluez-vous de là que ces
étoiles n'existent pas? — Mais, dit le nain, j'ai bien tàté. — Mais,
CHAPITRE IV. 113
répondit l'autre, vous avez mal senti. — Mais, dit le nain, ce
globe-ci est si mal construit, cela est si irrégulier et d'une forme
qui me paraît si ridicule! tout semble être ici dans le chaos:
voyez-vous ces petits ruisseaux dont aucun ne va de droit fil,
ces étangs ({ui ne sont ni ronds, ni carrés, ni ovales, ni sous
aucune forme régulière; tous ces petits grains pointus dont ce
globe est hérissé, et (jui m'ont écorché les pieds? (II voulait
parler des montagnes.) Remarquez-vous encore la forme de
tout le globe, comme il est plat aux pôles, comme il tourne
autour du soleil d'une manière gauche, de façon (|ue les cli-
mats des pôles sont nécessairement incultes? En vérité, ce qui
fait que je pense (lu'il n'y a ici personne, c'est qu'il me paraît que
des gens de bon sens ne voudraient pas y demeurer. — Eh bien,
dit Micromégas, ce ne sont peut-être pas non plus des gens de
bon sens qui l'habitent. Mais enfin il y a quelque apparence que
ceci n'est pas fait pour rien. Tout vous paraît irrégulier ici, dites-
vous, parce que tout est tiré au cordeau dans Saturne et dans
Jupiter. Eh! c'est peut-être pour^ cette raison-là même qu'il y a
ici un peu de confusion. .\e vous ai-je pas dit que dans mes
voyages j'avais toujours remarqué de la variété? » Le Saturnien
répliqua à toutes ces raisons. La dispute n'eût jamais fini, si par
bonheur Micromégas, en s'échauffant à parler, n'eût cassé le fil
de sou collier de diamants. Les diamants tombèrent; c'étaient de
jolis petits carats assez inégaux, dont les plus gros pesaient quatre
cents livres, et les plus petits cinquante. Le nain en ramassa
quelques-uns: il s'aperçut, en les approchant de ses yeux, que
ces diamants, de la façon dont ils étaient taillés, étaient d'excel-
lents microscopes. Il prit donc un petit microscope de cent soixante
pieds de diamètre, qu'il appliqua à sa prunelle; et Micromégas
en choisit un de deux mille cinq cents pieds. Ils étaient excel-
lents ; mais d'abord on ne Ait rien par leur secours: il fallait
s'ajuster. Enfin l'habitant de Saturne vit quelque chose d'imper-
ceptible qui remuait entre deux eaux dans la mer Baltique :
c'était une baleine. Il la prit avec le petit doigt fort adroitement;
et la mettant sur l'ongle de son pouce, il la fit voir au Sirien,
qui se mit à rire pour la seconde fois de l'excès de petitesse dont
étaient les habitants de notre globe. Le Saturnien, convaincu que
notre monde est habité, s'imagina bien vite qu'il ne l'était que
par des baleines; et comme il était grand raisonneur, il voulut
deviner d'où un si petit atome tirait son origine, son mouvement,
1. Toutes les éditions qui ont précédé celles de Kehl portent i)ar. (B.)
21. — Romans. 8
114 M1CR03IÉGAS.
s'il avait des idées, une volonté, une liberté. Micromégas y fut
fort embarrassé ; il examina l'animal fort patiemment, elle résul-
tat de Texamen fut qu'il n'y avait pas moyen de croire qu'une
âme fût logée là. Les deux voyageurs inclinaient donc à penser
qu'il n'y a point d'esprit dans notre habitation, lorsqu'à l'aide du
microscope ils aperçurent quelque chose d'aussi gros qu'une
baleine qui flottait sur la mer Baltique. On sait que dans ce
temps-là même une volée de philosophes revenait du cercle
polaire, sous lequel ils avaient été faire des observations dont
personne ne s'était avisé jusqu'alors^. Les gazettes dirent que leur
vaisseau échoua aux côtes de Jîothnie, et qu'ils eurent bien de la
peine à se sauver ; mais on ne sait jamais dans ce monde le des-
sous des cartes. Je vais raconter ingénument comme la chose
se passa, sans y rien mettre du mien : ce qui n'est pas un petit
elïort pour un historien.
CHAPITRE V.
EXPÉRIENCES ET RAISONNEMENTS DES DEUX VOYAGEURS.
Micromégas étendit la main tout doucement vers l'endroit où
l'objet paraissait, et avançant deux doigts, et les retirant par la
crainte de se tromper, puis les ouvrant et les serrant, il saisit fort
adroitement le vaisseau qui portait ces messieurs, et le mit encore
sur son ongle, sans le trop presser, de peur de l'écraser, a Voici un
animal bien différent du premier, dit le nain de Saturne;» le
Sirien mit le prétendu animal dans le creux de sa main. Les pas-
sagers et les gens de l'équipage, qui s'étaient crus enlevés par un
ouragan, et qui se croyaient sur une espèce de rocher, se mettent
tous en mouvement ; les matelots prennent des tonneaux de vin,
les jettent sur la main de Micromégas, et se précipitent après. Les
géomètres prennent leurs quarts de cercle, leurs secteurs, deux
filles laponnes-, et descendent sur les doigts du Sirien. Ils en
firent tant qu'il sentit enfin remuer quelque chose qui lui cha-
touillait les doigts: c'était un bâton ferré (|u"on lui enfonçait d'un
pied dans l'index; il jugea, par ce picotement, qu'il était sorti
quek[uecliose dupetitanimal qu'il tenait; mais il n'en soupçonna
i. C'étaient Maiiportni^, Clairaiit, Camus cl Le Monnicr. Ils rapporlaiciU hi
mesure du dogrÎ! do Laponic. (G. A.)
2. Voyez les noies du qualriènie Discours en i^ers sur l'Homme {de la Modéra-
lio)t), (oine IX, et celles du Russe à Paris, toine X.
CHAPITRE V. 115
pas d'al)or(l davantage. Le microscope, qui faisait à peine discer-
ner une haleine et un vaisseau, n'avait point de prise sur un être
aussi imperceptible que des hommes. Je ne prétends choquer ici
la vanité de personne, mais je suis obligé de prier les importants
de faire ici une petite remarque avec moi : c'est qu'en prenant la
taille des hommes d'environ cinq pieds, nous ne faisons pas sur
la terre une plus grande figure qu'en ferait sur une boule de dix
pieds de tour un animal qui aurait à peu près la six cent millième ^
partie d'un pouce en hauteur. Figurez-vous une substance qui
pourrait tenir la terre dans sa main, et qui aurait des organes en
proportion des nôtres : et il se peut très-bien faire qu'il y ait un
grand nombre de ces substances : or concevez, je vous prie, ce
qu'elles penseraient de ces batailles qui font gagner au vainqueur
un village pour le perdre ensuite.
Je ne doute pas que si quelque capitaine des grands grena-
diers lit jamais cet ouvrage, il ne hausse de deux grands pieds au
moins les bonnets de sa troupe ; maisjè l'avertis qu'il aura beau
faire, que lui et les siens ne seront jamais que des infiniment
petits.
Quelle adresse merveilleuse ne fallut-il donc pas à notre philo-
sophe de Sirius pour apercevoir les atomes dont je viens de par-
ler? Quand Lemvenlioek et Hartsoeker virent les premiers, ou cru-
rent voir la graine dont nous sommes formés, ils ne firent pas à
beaucoup près une si étonnante découverte. Quel plaisir sentit
Micromégas en voyant remuer ces petites machines, en examinant
tous leurs tours, en les suivant dans toutes leurs opérations!
comme il s'écria ! comme il mit avec joie un de ces microscopes
dans les mains de son compagnon de voyage ! a Je les Tois,
disaient-ils tous deux à la fois ; ne les voyez-vous pas qui portent
des fardeaux, qui se baissent, qui se relèvent. » En parlant ainsi,
les mains leur tremblaient, par le plaisir de voir des objets si
nouveaux, et par la crainte de les perdre. Le Saturnien, passant
d'un excès de défiance à un excès de crédulité, crut apercevoir
qu'ils travaillaient à la propagation. «Ah! disait-il, j'ai pris la
nature sur le fait 2. » Mais il se trompait sur les apparences : ce qui
n'arrive que trop, soit qu'on se serve ou non du microscope.
i. L'édition que je crois l'originale porte soixante millième. (B.)
2. Expression heureuse et plaisante de Foutenelle, en rendant compte de
quelques observations d'histoire naturelle. (K.)
M6 MICROMÉGAS.
CHAPITRE VI.
CE Qll LEUR ARRIVA AVEC LES HOMiMES.
Micromégas, bien meilleur observateur que son nain, vit clai-
rement que les atomes se parlaient ; et il le fit remarquer à son
compagnon, qui, honteux de s'être mépris sur Farticle delà géné-
ration, ne voulut point croire que de pareilles espèces pussent se
communiquer des idées. Il avait le don des langues aussi bien
que le Sirien ; il n'entendait point parler nos atomes, et il sup-
posait qu'ils ne parlaient pas: d'ailleurs, comment ces êtres imper-
ceptibles auraient-ils les organes de la voix, et qu'auraient-ils à
dire? Pour parler, il faut penser, ou à peu près; mais s'ils
pensaient, ils auraient donc l'équivalent d'une âme: or, attribuer
l'équivalent d'une âme à cette espèce, cela lui paraissait absurde.
« Mais, dit le Sirien, vous avez cru tout à l'heure qu'ils faisaient
l'amour; est-ce que vous croyez qu'on puisse faire l'amour sans
penser et sans proférer quelque parole, ou du moins sans se faire
entendre ? Supposez-vous d'ailleurs qu'il soit plus difficile de pro-
duire un argument qu'un enfant? Pour moi, l'un et l'autre me
paraissent de grands mystères, — Je n'ose plus ni croire ni nier,
dit le nain; je n'ai plus d'opinion ; il faut tâcher d'examiner ces
insectes, nous raisonnerons après. — C'est fort bien dit, » reprit
Micromégas ; et aussitôt il tira une paire de ciseaux dont il se
coupa les ongles, et d'une rognure de l'ongle de son ])ouce il fit
sur-le-champ une espèce de grande trompette parlante, comme
un vaste entonnoir, dontil mit le tuyau dans son oreille. La circonfé-
rence de l'entonnoir enveloppait le vaisseau et tout l'équipage. La
voix la plus faible entrait dans les fibres circulaires de l'ongle; de
sorte que, grâce â son industrie, le philosophe de lâ-haut enten-
dit parfaitement le bourdonnement de nos insectes de là-bas. En
peu d'heures il parvint à distinguer les paroles, et enfin à entendre
le français. Le nain en fit autant, quoique avec plus de difficulté.
L'étonnernent des voyageurs redoublait â chaque instant. Ils
entendaient des mites parler d'assez bon sens : ce jeu de la
nature leur paraissait inexplicable. Vous croyez bien que le Sirien
et son nain brillaient d'impatience de lier conversation avec les
atomes ; le nain craignait (|iie sa voix de tonnerre, et surtout
celle de Micromégas, n'assourdit les mites sans en être entendue.
Il fallait en diminuer la force. Ils se mirent dans la bouche des
1
I
CIIAl'ITRE YI. H7
espèces de petits cure-dents, dont le bout fort effilé venait donner
auprès du vaisseau. Le Sirien tenait le nain sur ses genoux, et le
vaisseau avec l'équipage sur un ongle; il baissait la tête et par-
lait bas. Enfin, moyennant toutes ces précautions et bien d'autres
encore, il commença ainsi son discours :
(( Insectes invisibles, que la main du Créateur s'est plu à
faire naître dans l'abîme de Tinfiniment petit, je le remercie de
ce qu'il a daigné me découvrir des secrets qui semblaient impé-
nétrables. Peut-être ne daignerait-on pas vous regarder à ma
cour; mais je ne méprise personne, et je vous ofl're ma protec-
tion. »
Si jamais il y eut quelqu'un d'étonné, ce furent les gens qui en-
tendirent ces paroles. Ils ne pouvaient deviner d'où elles partaient.
L'aumônier du vaisseau n-cita les prières des exorcismes, les mate-
lots jurèrent, et les pliilosoplics du vaisseau firent des systèmes ;
mais quelque système qu'ils fissent, ils ne purent jamais deviner
qui leur parlait. Le nain de Saturne, qui avait la voix plus douce
que Micromégas, leur apprit alors on peu de mots à quelles espèces
ils avaient affaire. Il leur raconta le voyage de Saturne, les mit
au fait de ce qu'était M. Micromégas ; et après les avoir plaints
d'être si petits, il leur demanda s'ils avaient toujours été dans ce
misérable état si voisin de l'anéantissement, ce qu'ils faisaient
dans un globe qui paraissait appartenir à des baleines, s'ils
étaient heureux, s'ils multipliaient, s'ils avaient une âme, et cent
autres questions de cette nature.
Un raisonneur delà troupe, plus hardi que les autres, et cho-
qué de ce qu'on doutait de son àme, observa l'interlocuteur avec
des pinnules ^ braquées sur un quart de cercle, fit deux stations,
et à la troisième il parla ainsi : « Vous croyez donc, monsieur,
parce que vous avez mille toises depuis la tête jusqu'aux pieds,
que vous êtes un... — Mille toises! s'écria le nain ; juste Ciel!
d'où peut-il savoir ma hauteur? mille toises ! il ne se trompe pas
d'un pouce ; quoi ! cet atome m'a mesuré ! il est géomètre, il con-
naît ma grandeur ; et moi, qui ne le vois qu'à travers un micro-
scope, je neconnais pas encore la sienne ! — Oui, je vous ai mesuré,
dit le physicien, et je mesurerai bien encore votre grand compa-
gnon. » La proposition fut acceptée ; Son Excellence se coucha
de son long : car, s'il se fût tenu debout, sa tête eût été trop au-
1. Ce sont deux petites pièces de cuivi'e percées, dans le milieu, d'une fente de
haut en bas, dont on se sert pour prendre des distances et mesurer des angles
sur le terrain. (G. A.)
^18 MICROMÉGAS.
dessus des nuages. Nos philosophes lui plantèrent un grand arbre
dans un endroit que le docteur Swift nommerait, mais que je me
garderai bien d'appeler par son nom, à cause de mon grand res-
pect pour les dames. Puis, par une suite de triangles liés ensemble,
ils conclurent que ce qu'ils voyaient était eu effet un jeune homme
de cent vingt mille pieds de roi * .
Alors Micromégas prononça ces paroles : « Je vois plus que
jamais qu'il ne faut juger de rien sur sa grandeur apparente.
0 Dieu! qui avez donné une intelligence à des substances qui pa-
raissent si méprisables; l'infiniment petit vous coûte aussi peu
que rinfiniment grand ; et s'il est possible qu'il y ait des êtres plus
petits que ceux-ci, ils peuvent encore avoir un esprit supérieur à
ceux de ces superbes animaux que j'ai vus dans le ciel, dont le
pied seul couvrirait le globe où je suis descendu. »
Un des philosophes lui répondit qu'il pouvait en toute sûreté
croire qu'il est en effet des êtres intelligents beaucoup plus petits
que l'homme. Il lui conta, non pas tout ce que Virgile a dit de
fabuleux sur les abeilles, mais ce que Swammerdam a découvert,
et ce que Réaumur a disséqué -. Il lui apprit enfin qu'il y a des
animaux qui sont pour les abeilles ce que les abeilles sont pour
l'homme, ce que le Sirien lui-môme était pour ces animaux si
vastes dont il parlait, et ce que ces grands animaux sont pour
d'autres substances devant lesquelles ils ne paraissent que comme
des atomes. Peu à peu la conversation devint intéressante, et
Micromégas parla ainsi :
CHAPITRE VIT.
CONVEnSATION AVEC LES IIOJIMES.
« 0 atomes intelligents, dans qui l'Être éternel s'est plu à
manifester son adresse et sa puissance, vous devez sans doute
goûter des joies bien pures sur votre globe : car, ayant si peu de
matière, et paraissant tout esprit, vous devez passer votre vie à
aimer et à penser ; c'est la véritable vie des esprits. Je n'ai vu nulle
part le vrai bonheur ; mais il est ici, sans doute. » A ce discours,
tous les philosophes secouèrent la tête ; et l'un d'eux, plus franc
1. l/(''diii(in quo jo crois l'ovijj'malc purd' rm beau jt'unc... de cent vingt millr
pieds de roi. (B.)
2. Chacun de ces deux savants a publié des travaux volumineux sur les
insectes.
CHAPITRE VII. <49
que les autres, avoua de bonne foi que, si l'on eu excepte un petit
nombre d'habitants fort i)eu considérés, tout le reste est un assem-
blage de fous, de méchants et de malheureux. « Nous avons plus
de matière qu'il ne nous en faut, dit-il, pour faire beaucoup de
mal, si le mal vient de la matière; et trop d'esprit, si le mal vient
de l'esprit. Savez-vous bien, par exemple, qu'à l'heure que je vous
parle', il y a cent mille fous de notre espèce, couverts de cha-
peaux, qui tuent cent mille autres animaux couverts d'un turban,
ou qui sont massacrés par eux, et que, presque par toute la terre,
c'est ainsi qu'on en use de temps immémorial? » Le Sirien fré-
mit, et demanda quel pouvait être le sujet de ces horribles que-
relles entre de si chétifs animaux. « Il s'agit, dit le philosophe,
de quelque tas de boue- grand comme votre talon. Ce n'est pas
qu'aucun de ces millions d'hommes qui se font égorger prétende
un J^étu sur ce tas de boue. Il ne s'agit que de savoir s'il appar-
tiendra à un certain homme qu'on nomme Sultan, ou à un autre
qu'on nomme, je ne sais pourquoi, César. Ni l'un ni l'autre n'a
jamais vu ni ne verra jamais le petit coin de terre dont il s'agit ;
et presque aucun de ces animaux, qui s'égorgent mutuellement,
n'a jamais vu l'animal pour lequel il s'égorge.
— Ah! malheureux! s'écria le Sirien avec indignation, peut-
on concevoir cet excès de rage forcenée! Il me prend envie de
faire trois pas, et d'écraser de trois coups de pied toute cette four-
milière d'assassins ridicules.
— Ne vous en donnez pas la peine, lui répondit-on ; ils tra-
vaillent assez à leur ruine. Sachez qu'au bout de dix ans, il ne
reste jamais la centième partie de ces misérables; sachez que,
quand môme ils n'auraient pas tiré l'épée, la faim, la fatigue, ou
l'intempérance, les emportent presque tous. D'ailleurs, ce n'est
pas eux qu'il faut punir, ce sont ces barbares sédentaires qui du
fond de leur cabinet ordonnent, dans le temps de leur digestion,
le massacre d'un million d'hommes, et qui ensuite en font re-
mercier Dieu solennellement, »
Le voyageur se sentait ému de pitié pour la petite race hu-
maine, dans laquelle il découvrait de si étonnants contrastes.
« Puisque vous êtes du petit nombre des sages, dit-il à ces mes-
sieurs, et qu'apparemment vous ne tuez personne pour de l'argent,
dites-moi, je vous en prie, à quoi vous vous occupez. — Nous dis-
1, On a vu, à la fin du chapitre m, que la scène se passait en 1737. Il s'agit
ici de la guerre des Turcs et des Russes, de 1736 à 1739.
2. La Crimée, qui toutefois n"a été réunie à la Russie qu'en 1783.
420 MICROMÉGAS.
séquons des mouches, dit le philosophe, nous mesurons des
lignes, nous assemblons des nombres; nous sommes d'accord
sur deux ou trois points que nous entendons, et nous disputons
sur deux ou trois mille que nous n'entendons pas. »
Il prit aussitôt fantaisie au Sirien et au Saturnien d'interroger
ces atomes pensants, pour savoir les choses dont ils convenaient.
<( Combien comptez-vous, dit celui-ci, de l'étoile de la Canicule à
la grande étoile des Gémeaux? » Ils répondirent tous à la fois :
<( Trente-deux degrés et demi. — Combien comptez-vous d'ici à
la lune? — Soixante demi-diamètres de la terre en nombre rond,
— Combien pèse votre air? » Il croyait les attraper S mais tous
lui dirent que l'air pèse environ neuf cents fois moins qu'un
pareil volume de l'eau la plus légère, et dix-neuf mille fois moins
que l'or de ducat. Le petit nain de Saturne, étonné de leurs
réponses, fat tenté de prendre pour des sorciers ces mêmes gens
auxquels il avait refusé une âme un quart d'heure auparavant.
Enfin Micromégas leur dit : « Puisque vous savez si bien ce
qui est hors de vous, sans doute vous savez encore mieux ce qui
est en dedans. Dites-moi ce que c'est que votre âme, et comment
vous formez vos idées. Les philosophes parlèrent tous à la fois
comme auparavant; mais ils furent tous de différents avis. Le
plus Aieux citait Aristote, l'autre prononçait le nom de Descartes;
celui-ci, de Malebranche ; cet autre, de Leibnitz ; cet autre, de
Locke. Un vieux péripatéticien dit tout haut avec confiance :
« L'âme est une entéléchie, et une raison par qui elle a la puis-
sance d'être ce qu'elle est. C'est ce que déclare expressément
Aristote, page 633 de l'édition du Louvre-. » Il cita le passage ^
a Je n'entends pas trop bien le grec, dit le géant. — Ni moi non
plus, dit la mile philosophique. — Pourquoi donc, reprit le Sirien,
citez- vous un certain Aristote en grec ? — C'est, répliqua le savant,
qu'il faut bien citer ce qu'on ne comprend point du tout dans la
langue qu'on entend le moins. »
-1. L'édition que je crois l'originale porte : effrayer, au lieu de : attraper. (B.)
2. Le mol iyxû.éyziâ. se trouve bien à la page 033 du tome I*^"" do l'édition donnée
par Guillaume du Val ou édition du Louvre, mais non la phrase telle que la citait
Voltaire dans le texte de 1750, et telle qu'il la traduit ci-dessus.
3. Voici ce passage tel qu'il est, transciii dans l'édition datée de 17jO :
'EvTî)iy_£ià xi; ici /al ),ôyo; toÛ ôOvaiAiv ë/ovto; xoiouoi dvat.
Ce passage d'Aristote, de l'Ame, livre II, chapitre ii, est ainsi traduit par
Casaubon : Anima quœdain perfedio et actus ac ralio est quod jwlctitiain liabet
ut cjusmodi sit. (R.)
CIIAIMTHK VII. 121
Le cartésien prit la parole, et dit : « L'ùme est un esprit pur
»|ui a reçu clans le ventre de sa mère toutes les idées métaphy-
siques ^ et qui, en sortant de là, est oblip;ée d'aller à l'école, et
(l'apprendre tout de nouveau ce qu'elle a si bien su, et qu'elle ne
saura plus. — Ce n'était donc pas la peine, répondit l'animal de
huit lieues, que ton âme fût si savante dans le ventre de ta mère,
pour être si ignorante quand tu aurais de la barbe au menton.
Mais qu'entends-tu par esprit? — Que me demandez-vous là? dit
le raisonneur; je n'en ai point d'idée; on dit que ce n'est pas la
matière. — Mais sais-tu au moins ce que c'est que la matière?
— Très-bien, lui répondit l'homme. Par exemple cette pierre est
grise, est d'une telle forme, a ses trois dimensions, elle est pesante
et divisible. — Eh bien ! dit le Sirien, cette chose qui te paraît
être divisible, pesante, et grise, me diras-tu bien ce que c'est?
Tu vois quelques attributs; mais le fond de la chose, le connais-
tu? — \on, dit l'autre. — Tu ne sais donc point ce que c'est que
la matière, »
Alors M, Micromégas, adressant la parole à un autre sage qu'il
tenait sur son pouce, lui demanda ce que c'était que son âme, et
ce qu'elle faisait, « Ilien du tout, dit le philosophe malel)ran-
cliiste"-: c'est Dieu qui fait tout pour moi: je vois tout en lui, je
fais tout en lui; c'est lui qui fait tout sans que je m'en mêle, —
Autant vaudrait ne pas être, reprit le sage de Sirius. Et toi, mon
ami, dit-il à un Leibnitzien qui était là, qu'est-ce que ton âme?
— C'est, répondit le Leibnitzien, une aiguille qui montre les
heures pendant que mon corps carillonne^; ou bien, si vous
voulez, c'est elle qui carillonne pendant que mon corps montre
l'heure; ou bien mon âme est le miroir de l'univers, et mon
corps est la bordure du miroir : tout cela est clair, »
Cn petit partisan de Locke était là tout auprès; et quand on
lui eut enfin adressé la parole : « Je ne sais pas, dit-il, comment
je pense, mais je sais que je n'ai jamais pensé qu'à l'occasion de
mes sens. Qu'il y ait des substances immatérielles et intelligentes,
c'est de quoi je ne doute pas ; mais qu'il soit impossible à Dieu
de communiquer la pensée à la matière, c'est de quoi je doute
fort. Je révère la puissance éternelle; il ne m'appartient pas delà
borner : je n'affirme rien ; je me contente de croire qu'il y a plus
de choses possibles qu'on ne pensée »
1. Hypothèse des idées innées,
2. Voyez dans les Mélanges, année 1709, l'opuscule intitulé Tout en Dieu.
3. Hypothèse de Pharmonie préétablie.
4 Voyez, sur Locke, une des Lettres an:jlaiscs, et le Traité de Métaphysique.
422 MICROMÉGAS.
L'animal de Sirius sourit : il ne trouva pas celui-là le moins
sage ; et le nain de Saturne aurait embrassé le sectateur de Locke
sans l'extrême disproportion. Mais il y avait là, par malheur, un
petit animalcule en bonnet carré ^ qui coupa la parole à tous les
autres animalcules philosophes ; il dit qu'il savait tout le secret,
que tout ceja se trouvait dans la Somme de saint Thomas ; il regarda
de haut en bas les deux habitants célestes; il leur soutint que
leurs personnes, leurs mondes, leurs soleils, leurs étoiles, tout
était fait uniquement pour l'homme. A ce discours, nos deux
voyageurs se laissèrent aller l'un sur l'autre en étoufTant de ce
rire inextinguible qui, selon Homère-, est le partage des dieux:
leurs épaules et leurs ventres allaient et venaient, et dans ces
convulsions le vaisseau, que le Sirien avait sur son ongle, tomba
dans une poche de la culotte du Saturnien. Ces deux bonnes gens
le cherchèrent longtemps ; enfin ils retrouvèrent l'équipage, et
le rajustèrent fort proprement. Le Sirien reprit les petites mites;
il leur parla encore avec beaucoup débouté, quoiqu'il fût un peu
fâché dans le fond du cœur de voir que les infiniment petits eus-
sent un orgueil presque infiniment grand. Il leur promit de leur
faire un beau livre de philosophie ^ écrit fort menu pour leur
usage, et que, dans ce livre, ils verraient le bout des choses. Effec-
tivement, il leur donna ce volume avant son départ : on le porta
à Paris à l'Académie des sciences ; mais quand le vieux* secrétaire
l'eut ouvert, il ne vit rien qu'un livre tout blanc : « Ah ! dit-il, je
m'en étais bien douté. »
1. Un docteur de Sorbonne.
2. Iliade, 1, 599.
3. L'édition que je crois l'originale, et celle qui est datée de 1730, portent :
« livre de philosoi)hie, qui leur apprendrait des choses admirables, et qui leur
montrerait le bon des choses. » (B.)
4. Quoique la scène se passe en 1737, comme on l'a vu pages 112 et 119, on
pouvait donner l'épithète de vieux à Fontcnelle, qui avait alors quatre-vingts ans,
et qui mourut vingt ans après. Il s'était démis, en 17iO. de la place de secrétaire
perpétuel.
FIN DE L HISTOIUE 1) E MlCIlOMKGAS.
LES
DEUX CONSOLÉS
173 6
Le grand pliilosoplie Citopliile disait un jour à une femme
désolée, et qui avait juste sujet de Tètre : « .Aladame, la reine
d'Angleterre, fille du grand Henri IV, a été aussi malheureuse
que vous : on la chassa de ses royaumes; elle fut près de périr sur
l'Océan par les tempêtes ; elle vit mourir son royal époux sur
l'échafaud,
— J"en suis fâchée pour elle, dit la dame ; » et elle se mit à
pleurer ses propres infortunes.
« Mais, dit Citophile, souvenez-vous de Marie Stuart : elle
aimait fort honnêtement un hrave musicien qui avait une très-
belle hasse-taille. Son mari tua sou musicien à ses yeux ; et en-
suite sa bonne amie et sa bonne parente, la reine Elisabeth, qui
se disait pucelle, lui fit couper le cou sur un échafaud tendu de
noir, après favoir tenue en prison dix-huit années.
— Cela est fort cruel, dit la dame; » et elle se replongea dans
sa mélancolie.
«Vous avez peut-être entendu parler, dit le consolateur, de
la belle Jeanne de tapies, qui fut prise et étranglée?
— Je m'en souviens confusément, » dit l'affligée.
« Il faut que je vous conte, ajouta l'autre, faventure d'une
souveraine qui fut détrônée de mon temps après souper, et qui
est morte dans une île déserte.
— Je sais toute cette histoire, » répondit la dame.
« Eh bien donc, je vais vous apprendre ce qui est arrivé à une
autre grande princesse à qui j'ai montré la philosophie. Elle avait
un amant, comme en ont toutes les grandes et belles princesses. Son
père entra dans sa chambre, et surprit famaut, qui avait le visage
tout en feu et l'œil étincelant comme une escarboucle; la dame
124 LES DEUX CONSOLÉS.
aussi avait le teint fort animé. Le visage du jeune homme déplut
tellement au père qu'il lui appliqua le plus énorme soufflet qu'on
eût jamais donné dans sa province. L'amant prit une paire de
pincettes et cassa la tête an beau-père, qui guérit à peine, et (jui
porte encore la cicatrice de cette blessure. L'amante, éperdue,
sauta par la fenêtre et se démit le pied; de manière qu'aujour-
d'hui elle boite visiblement, quoique d'ailleurs elle ait la taille
admirable. L'amant fut condamné à la mort pour avoir cassé la
tête à un très-grand prince. Vous pouvez juger de l'état où était
la princesse quand on menait pendre l'amant. Je l'ai vue long-
temps lorsqu'elle était en prison; elle ne me parlait jamais que
de ses malheurs.
— Pourquoi ne voulez-vous donc pas que je songe aux miens ?
lui dit la dame.
— C'est, dit le philosophe, parce qu'il n'y faut pas songer,
et que, tant de grandes dames ayant été si infortunées, il vous
sied mal de vous désespérer. Songez à Ilécube, songez à Niobé.
— Ah! dit la dame, si j'avais vécu de leur temps, ou de celui de
tant de belles princesses, et si pour les consoler vous leur aviez
conté mes malheurs, pensez-vous qu'elles vous eussent écouté ? »
Le lendemain, le philosophe perdit son fils unique, et fut sur
le point d'en mourir de douleur. La dame fit dresser une liste de
tous les rois qui avaient perdu leurs enfants, et la porta au phi-
loso])lie; il la lut, la trouva fort exacte, et n'en pleura pas moins.
Trois mois après ils se revirent, et furent étonnés de se retrouver
d'une humeur très-gaie. Ils firent ériger une belle statue au Temps,
avec cette inscription :
A CELUI QUI CONSOLE.
FIN DES DEUX CONSOLES.
HISTOIRE
DES VOYAGES
DE SCAR3IENTAD0
ÉCRITE PAR LUI-MÊME
(IToG)
Je naquis dans la ville de Candie, en IGOO. Mon père en était
gouverneur; et je me souviens qu'un poëte médiocre, qui n'était
pas médiocrement dur, nommé Iro'-, fit de mauvais vers à ma
louange, dans lesquels il me faisait descendre de lAIinos en droite
ligne ; mais mon père ayant été disgracié, il fit d'autres vers où
je ne descendais plus que de Pasipliaé et de son amant. C'était
un bien méchant homme que cet Iro, et le plus ennuyeux coquin
qui fût dans Tile.
Mon père m'envoya, à Jàge de quinze ans, étudier à Rome.
J'arrivai dans l'espérance d'apprendre toutes les vérités ; car
jusque-là on m'avait enseigné tout le contraire, selon l'usage de
ce bas monde, depuis la Chine jusqu'aux Alpes. Monsignor Pro-
fondo, à qui j'étais recommandé, était un homme singulier, et
un des plus terribles savants qu'il y eût au monde. Il voulut
m'apprendre les catégories d'Aristote, et fut sur le point de me
mettre dans la catégorie de ses mignons : je l'échappai belle. Je
vis des processions, des exorcismes, et ([uelques rapines. On
disait, mais très-faussement, que la signora Olimpia-, personne
1. Anagramme de Roi, poëte né avec des talents, que son penchant pour Ja
satire, les aventures qui en furent la suite, sa jalousie contre les hommes de la
littérature qui lui étaient supérieurs, avilirent et rendirent malheureux. Le ballet
des Éléments et l'opéra de Callirhoé sont les seuls de ses ouvrages qui lui aient
survécu : il mourut vieux, et avait fini par se faire dévot. (K.)
2. Belle-sœur d'Innocc-nt X.
126 HISTOIRE DES VOYAGES
d'une grai\cle prudence, vendait beaucoup de choses qu'on ne
doit point vendre. J'étais dans un âge où tout cela me paraissait
fort plaisant. Une jeune dame de mœurs très-douces, nommée
la signora Fatelo, s'avisa de m'aimer. Elle était courtisée par le
révérend P. Poignardini, et par le révérend P. Aconit i, jeunes
profès d'un ordre qui ne subsiste plus : elle les mit d'accord en
me donnant ses bonnes grâces ; mais en même temps je courus
risque d'être excommunié et empoisonné. Je partis, très-content
de l'architecture de Saint-Pierre.
Je voyageai en France ; c'était le temps du règne de Louis le
Juste \ La première chose qu'on me demanda, ce fut si je vou-
lais à mon déjeuner un petit morceau du maréchal d'Ancre,
dont le peuple avait fait rôtir la chair-, et qu'on distribuait à
fort bon compte à ceux qui en voulaient.
Cet État était continuellement en proie aux guerres civiles,
quelquefois pour une place au conseil, quelquefois pour deux
pages de controverse. Il y avait plus de soixante ans que ce feu,
tantôt couvert et tantôt soufflé avec violence, désolait ces beaux
climats. C'étaient là les libertés de l'Église gallicane. « Hélas!
dis-je, ce peuple est pourtant né doux : qui peut l'avoir tiré ainsi
de son caractère? Il plaisante, et il fait des Saint-Barthélémy,
Heureux le temps où il ne fera que plaisanter! »
Je passai en Angleterre : les mêmes querelles y excitaient les
mômes fureurs. De saints catholiques avaient résolu, pour le bien
de l'Église, de faire sauter en l'air, avec de la poudre, le roi, la
famille royale, et tout le parlement, et de délivrer l'Angleterre
de ces hérétiques. On me montra la place où la bienheureuse
reine Marie, fille de Henri VIII, avait fait brûler plus de cinq
cents de ses sujets. Un prêtre ibernois m'assura que c'était une
très-bonne action : premièrement, parce que ceux qu'on avait
brûlés étaient Anglais; en second lieu, parce qu'ils ne prenaient
jamais d'eau bénite, et qu'ils ne croyaient pas au trou de saint
Patrice ^ Il s'étonnait surtout que la reine Marie ne fût pas
encore canonisée ; mais il espérait qu'elle le serait bientôt, quand
le cardinal neveu aurait un peu de loisir.
J'allai en Hollande, où j'espérais trouver plus de tranquillité
1. Louis XIII eut, clrs son enfance, dit Voltaire, le surnom de Juste, parce
qu'il était né sous le signe de la Balance. Voyez tome XIV, \c Siècle de Louis XIV,
chapitre ii.
2. Voyez tome XII, page fiTd.
3. Sur il- trou de saint Patrice, voyez tome XX, page 39i; cl dans les Mèlanç/ex,
année 1765, la s(!ptième des Lettres sur les tniracles.
DE SCARMEx\TADO. i :>7
chez des peuples plus flegmatiques. On coupait la tête à un vieil-
lard vénérable lorsque j'arrivai à la Haye. Cï-tait la tête chauve
du premier ministre Carneveldt, l'homme qui avait le mieux
mérité de la répubhque*. Touché de pitié, je demandai quel
était son crime, et s'il avait trahi l'État. « Il a fait bien pis, me
répondit un prédicant à manteau noir ; c'est un homme qui croit
que Ion peut se sauver par les bonnes œuvres aussi bien que par
la foi-. Vous sentez bien que, si de telles opinions s'établissaient,
une république ne pourrait subsister, et qu'il faut des lois
sévères pour réprimer de si scandaleuses horreurs. » Un profond
politique du pays me dit en soupirant: « Hélas! monsieur, le
bon temps ne durera pas toujours ; ce n'est que par hasard que
ce peuple est si zélé ; le fond de son caractère est porté au
dogm.e abominable de la tolérance, un jour il y viendra : cela
fait frémir. » Pour moi, en attendant que ce temps funeste de la
modération et de l'indulgence fût arrivé, je quittai bien vite un
pays où la sévérité n'était adoucie par aucun agrément, et je
m'embarquai pour l'Espagne.
La cour était à Sévilie, les galions étaient arrivés, tout respi-
rait l'abondance et la joie dans la plus belle saison de Tannée.
Je vis au bout d'une allée d'orangers et de citronniers une espèce
de lice immense entourée de gradins couverts d'étojffes précieuses.
Le roi, la reine, les infants, les infantes, étaient sous un dais
superbe. Vis-à-vis de cette auguste famille était un autre trône,
mais plus élevé. Je dis à un de mes compagnons de voyage :
u A moins que ce trône ne soit réservé pour Dieu, je ne vois pas
à quoi il peut servir, » Ces indiscrètes paroles furent entendues
d'un grave Espagnol, et me coûtèrent cher. Cependant je m'ima-
ginais que nous allions voir quelque carrousel ou quelque fête
de taureaux, lorsque le grand inquisiteur parut sur ce trône,
d'où il bénit le roi et le peuple.
Ensuite vint une armée de moines défilant deux à deux,
blancs, noirs, gris, chaussés, déchaussés, avec barbe, sans barbe,
avec capuchon pointu, et sans capuchon ; puis marchait le bour-
reau ; puis on voyait au milieu des alguazils et des grands environ
quarante personnes couvertes de sacs sur lesquels on avait peint
des diables et des flammes. C'étaient des juifs qui n'avaient pas
voulu renoncer absolument à .Moïse, c'étaient des chrétiens qui
avaient épousé leurs commères, ou qui n'avaient pas adoré
1. Voyez l'Essai sur les Mœurs, chapitre CLXxxvn.
2. Barneveldt était arminien.
428 HISTOIRE DES VOYAGES
Notre-Dame d'Atocha', ou qui iravaient pas voulu se défaire de
ieur argent comptant en faveur des frères liiéronymites. On
chanta dévotement de très-belles prières, après quoi on brûla à
petit feu tous les coupables; de quoi toute la famille royale parut
extrêmement édifiée.
Le soir, dans le temps que j'allais me mettre au lit, arrivè-
rent chez moi deux familiers de l'Inquisition avec la sainte Her-
mandad : ils m'embrassèrent tendrement, et me menèrent, sans
me dire un seul mot, dans un cachot très-frais, meublé d'un lit
de natte et d'un beau crucifix. Je restai là six semaines, au bout
desquelles le révérend père inquisiteur m'envoya prier de venir
lui parler : il me serra quelque temps entre ses bras, avec une
affection toute paternelle ; il me dit qu'il était sincèrement affligé
d'avoir appris que je fusse si mal logé ; mais que tous les appar-
tements de la maison étaient remplis, et qu'une autre fois il
espérait que je serais plus à mon aise. Ensuite il me demanda
cordialement si je ne savais pas pourquoi j'étais là. Je dis au
révérend père que c'était apparemment pour mes péchés. « EIi
bien, mon cher enfant, pourquoi péché ? parlez-moi avec con-
fiance. » J'eus, beau imaginer, je ne devinai point: il me mit
charitablement sur les voies.
Enfin je me souvins dénies indiscrètes paroles. J'en fus quitte
pour la discipline et une amende de trente mille réaies. On me
mena faire la révérence au grand inquisiteur : c'était un homme
poli, qui me demanda comment j'avais trouvé sa petite fête. Je
lui dis que cela était délicieux, et j'allai presser mes compagnons
de voyage de quitter ce pays, tout beau qu'il est. Ils avaient eu
le temps de s'instruire de toutes les grandes choses que les Espa-
gnols avaient faites pour la religion. Ils avaient lu les mémoires
du fameux évéque de Chiapa-, par lesquels il paraît qu'on avait
égorgé, ou brûlé, ou noyé dix millions d'iniidèles en Amérique
pour les convertir. Je crus que cet évêque exagérait; mais quand
on réduirait ces sacrifices à cinq millions de victimes, cela serait
encore admirable.
Le désir de voyager me pressait toujours. J'avais compté finir
mon tour de l'Europe par la Turquie ; nous en prîmes la route.
Je me proposai bien de ne plus dire mon avis sur les fêtes queje
verrais. « Ces Turcs, dis-je à mes compagnons, sont des mécréants
1. Sur Notrc-Danic d'Aloclia. voyez dans les Mélanges, aimée ITiJ'.l, uiio îles
note>. de \oliaii-e sur son E.vlrail d'un journal (ou Mémoires de Dangcan).
'2. Las Cases : voyez tome Xll, pages 38i et 401 ; et tome XX, jingo MT.
DE SCARMENÏADO. 129
qui n'ont point été baptisés, et qui par conséquent seront bien
plus cruels que les révérends pères inquisiteurs. Gardons le
silence quand nous serons chez les mahométans. »
J'allai donc chez eux. Je fus étrangement surpris de voir en
Turquie beaucoup plus d'églises chrétiennes qu'il n'y en avait
dans Candie. J'y vis jusqu'à des troupes nombreuses de moines
qu'on laissait prier la vierge Marie librement, et maudire Maho-
met, ceux-ci en grec, ceux-là en latin, quelques autres en armé-
nien ^ (( Les bonnes gens que les Turcs !» m'écriai-je. Les chrétiens
grecs et les chrétiens latins étaient ennemis mortels dans Con-
stantinople ; ces esclaves se persécutaient les uns les autres, comme
des chiens qui se mordent dans la rue, et à qui leurs maîtres
donnent des coups de bâton pour les séparer. Le grand-vizir pro-
tégeait alors les Grecs. Le patriarche grec m'accusa d'avoir soupe
chez le patriarche latin, et je fus condamné en plein divan à cent
coups de latte sur la plante des pieds, rachetables de cinq cents
sequins. Le lendemain le grand-vizir fut étranglé; le surlen-
demain son successeur, qui était pour le parti des Latins, et qui
ne fut étranglé qu'un mois après, me condamna à la même
amende, pour avoir soupe chez le patriarche grec. Je fus dans la
triste nécessité de ne plus fréquenter ni l'Église grecque ni la
latine. Pour m'en consoler, je pris à loyer une fort behe Circas-
sienne, qui était la personne la plus tendre dans le tête-à-tête, et
la plus dévote à la mosquée. Une nuit, dans les doux transports
de son amour, elle s'écria en m'embrassant : Alla, llla. Alla ! ce sont
les paroles sacramentales des Turcs : je crus que c'étaient celles
de l'amour ; je m'écriai aussi fort tendrement: « Alla, llla. Alla!
— Ah ! me dit-elle, le Dieu miséricordieux soit loué ! vous êtes
Turc. » Je lui dis que je le bénissais de m'en avoir donné la force,
et je me crus trop heureux. Le matin l'iman vint pour me cir-
concire; et, comme je fis quelque difficulté, le cadi du quartier,
homme loyal, me proposa de m'empaler : je sauvai mon prépuce
et nion derrière avec mille sequins, et je m'enfuis vite en Perse,
résolu df^ ne plus entendre ni messe grecque ni latine en Tur-
quie, et de ae plus crier : Alla, llla. Alla I dans un rendez-vous.
En arrivant a ispahan on me demanda si j'étais pour le mou-
ton noir ou pour le mouton blanc. Je répondis que cela m'était
fort indifférent, pourvu qu'il fût tendre. Il faut savoir que les
factions du mouton blanc et du mouton noir- partageaient encore
1. Voyez tome XII, page 103.
2. Voyez tome XII, page 93.
21. — RoMAXs. 9
i30 HISTOIRE DES VOYAGES
les Persans, On crut que je me moquais des deux partis; de sorte
que je me trouvai déjà une violente affaire sur les Lras aux portes
de la ville : il m'en coûta encore grand nombre de sequins pour
me débarrasser des moutons.
Je poussai jusqu'à la Chine avec un interprète, qui m'assura
que c'était là le pays où l'on vivait librement et gaiement. Les
Tartarcs s'en étaient rendus maîtres S après avoir tout mis à feu
et à sang ; et les révérends Pères jésuites d'un côté, comme les
révérends Pères dominicains de l'autre, disaient qu'ils y gagnaient
des âmes à Dieu, sans que personne en sût rien. On n'a jamais
vu de convertisseurs si zélés : car ils se persécutaient les uns les
autres tour à tour ; ils écrivaient à Rome des volumes de calom-
nies; ils se traitaient d'infidèles et de prévaricateurs pour une
âme. Il y avait surtout une horrible querelle entre eux sur la
manière de faire la révérence. Les jésuites voulaient que les
Chinois saluassent leurs pères et leurs mères à la mode de la
Chine, et les dominicains voulaient qu'on les saluât à la mode de
Rome-. Il m'arriva d'être pris par les jésuites pour un dominicain.
On me fit passer chez Sa Majesté tartare pour un espion du pape.
Le conseil suprême chargea un premier mandarin, qui ordonna
à un sergent, qui commanda à quatre sbires du pays de m'arrêter
et de me lier eu cérémonie. Je fus conduit aj)rès cent quarante
génuflexions devant Sa Majesté. Elle me fit demander si j'étais
l'espion du pape, et s'il était vrai que ce prince dût venir en per-
sonne le détrôner. Je lui répondis que le pape était un prêtre
de soixante-dix ans^ ; qu'il demeurait à quatre mille lieues de Sa
sacrée Majesté tartaro-chinoise ; qu'il avait environ deux mille
soldats qui montaient la garde avec un parasol ; qu'il ne détrônait
personne, et que Sa Majesté pouvait dormir en sûreté. Ce fut
l'aventure la moins funeste de ma vie. On m'envoya à Macao,
d'où je m'embarquai pour l'Europe.
Mon vaisseau eut besoin d'être radoubé vers les côtes de Gol-
conde. Je pris ce temps pour aller voir la cour du grand Auroug-
zeb, dont on disait des merveilles dans le monde : il éisii alors
dans Delhi. J'eus la consolation de l'envisager le joi" cle la pom-
peuse cérémonie dans laquelle il reçut le présent céleste que lui
envoyait le shérif de la Mecque. C'était le balai avec lequel on
avait balayé la maison sainte, le caaba, le bcth Alla. Ce balai est le
1. Voyez tome XUI, page 16:J.
'2. Sur les querelles des cérémonies chinoises, voyez, tome XV, le chapitre xxxix
du Siècle de Louis XIV.
3. Innocent X, qui a régné de lOii à 1055.
DE SCARMENTÂDO. i3l
symbole du balai diviu, qui balaye toutes les ordures de lïime.
Aurengzeb ne paraissait pas en avoir besoin ; c'était l'iiomme le
plus pieux de tout l'Indoustau, Il est vrai qu'il avait égorgé un de
ses frères et empoisonné son père-, vingt raïas et autant d'ornras
étaient morts dans les supplices; mais cela n'était rien, et on ne
parlait que de sa dévotion. On ne lui comparait que la sacrée
majesté du sérénissime empereur de Maroc, Mulei-lsmaelS qui
coupait des têtes tous les vendredis après la prière.
Je ne disais mot ; les voyages m'avaient formé, et je sentais
qu'il ne m'appartenait pas de décider entre ces deux augustes
souverains. Un jeune Français, avec qui je logeais, manqua, je
l'avoue, de respect à l'empereur des Indes et à celui de Maroc. Il
s'avisa de dire très-indiscrètement qu'il y avait en Europe de très-
pieux souverains qui gouvernaient bien leurs États et qui fréquen-
taient môme les églises, sans pourtant tuer leurs pères et leurs-
frères, et sans couper les têtes de leurs sujets. A'otre interprète
transmit en indou le discours impie de mon jeune homme. Instruit
par le passé, je fis vite seller mes chameaux: nous partîmes, le
Français et moi. J'ai su depuis que la nuit même les officiers du
grand Aurengzeb étant venus pour nous prendre, ils ne trouvè-
rent que l'interprète. Il fut exécuté en place publique, et tous les
courtisans avouèrent sans flatterie que sa mort était très-juste.
Il me restait de voir l'Afrique, pour jouir de toutes les dou-
ceurs de notre continent. Je la vis en effet. Mon vaisseau fut pris
par des corsaires nègres. Notre patron fit de grandes plaintes, il
leur demanda pourquoi ils violaient ainsi les lois des nations. Le
capitaine nègre lui répondit : « Vous avez le nez long, et dous
l'avons plat; vos cheveux sont tout droits, et notre laine est frisée;
vous avez la peau de couleur de cendre, et nous de couleur
d'ébène; par conséquent nous devons, par les lois sacrées delà
nature, être toujours ennemis.Vous nous achetez aux foires de la
côte de Guinée, comme des bêtes de somme, pour nous faire tra-
vailler à je ne sais quel emploi aussi pénible que ridicule. Vous
nous faites fouiller à coups de nerfs de bœuf dans des montagnes
pour en tirer une espèce de terre jaune qui par elle-même n'est
bonne à rien, et qui ne vaut pas, à beaucoup près, un bon ognon
d'Egypte ; aussi quand nous vous rencontrons, et que nous sommes
les plus forts, nous vous faisons labourer nos champs, ou nous
vous coupons le nez et les oreilles. »
1. Voltaire a parlé d"Auren;^zeb et de Mulei-Ismael, au tome XUI, pages 140
et 157.
i32 HISTOIRE DES VOYAGES DE SGARMENTADO.
On n'avait rien à répliquer à un discours si sage. J'allai
labourer le champ d'une vieille négresse, pour conserver mes
oreilles et mon nez. On me racheta au bout d'un an. J'avais vu
tout ce qu'il y a de beau, de bon et d'admirable sur la terre : je
résolus de ne plus voir que mes pénates. Je me mariai chez moi :
je fus cocu, et je vis que c'était l'état le plus doux de la vie.
FIN DE l'histoire DES VOYAGES DE SGARMENTADO.
SOXGE DE PLATO^
(1756)
Platon rêvait beaucoup, et on n'a pas moins rêvé depuis. Il
avait songé que la nature humaine était autrefois double, et qu'en
punition de ses fautes elle fut divisée en mâle et femelle.
Il avait prouvé qu'il ne peut y avoir que cinq mondes parfaits,
parce qu'il n'y a que cinq corps réguliers en mathématiques. Sa
république fut un de ses grands rêves. Il avait rêvé encore que
le dormir naît de la veille, et la veille du dormir, et qu'on perd
sûrement la vue en regardant une éclipse ailleurs que dans un
bassin d'eau. Les rêves alors donnaient une grande réputation \
1. M. de Voltaire s'est égayé quelquefois sur Platon, dont le galimatias, regardé
autrefois comme sublime, a fait plus de mal au genre humain qu'on ne le croit
communément.
Il est difficile de comprendre comment un philosophe qui écrivit sur la porte
de son école: Que celui qui ignore la géométrie n'entre point ici; qui fit lui-même
des découvertes dans cette science, dont les premiers disciples inventèrent les
sections coniques, dont l'école produisit presque tous les géomètres et les astro-
nomes de la Grèce, qui enfin fut le fondateur d'une secte de sceptiques ; comment
Platon, en un mot, put débiter si sérieusement tant de rêveries dans ses Dialo-
gues, écrits d'ailleurs avec tant d'éloquence, et où l'on trouve souvent tant d'es-
prit, de bon sens et de finesse.
On peut croire qu'.effrayé par l'exemple de Socrate, il ne voulut révéler dans
ses Dialogues que la demi-philosophie, qu'il croyait à la portée du vulgaire. Il
espérait qu'à la faveur de ses systèmes, des tableaux par lesquels il amusait
l'imagination, des détours agréables par lesquels il conduisait ses lecteurs, il
pourrait faire passer un petit nombre de vérités utiles, sans s'exposer aux persé-
cutions des prêtres et des aréopagites. Mais, par une fatalité singulière, le sage
esprit de doute, ce goût pour l'astronomie et les mathématiques, conservés dans
l'école de Platon, tombèrent avec cette école : ses rêveries seules subsistèrent,
devinrent des mystères sacrés, et régnent encore sur des esprits auxquels le
nom de Platon n'est pas même parvenu.
Aristote, son disciple et son rival, prit une autre route ; il se bornait à exposer
avec simplicité ce qu'il croyait vrai. Son Histoire des animaux, et même sa Phy-
sique, pouvaient apprendre aux Grecs à connaître la nature et à l'étudier. L'idée
de réduire le raisonnement à des formes techniques est une des choses les plus
134 SONGE DE PLATON.
Voici un de ses songes, qui n'est pas un des moins intéressants.
Il lui sembla que le grand Demiourgos, l'éternel Géomètre, ayant
peuplé l'espace infini de globes innombrables, voulut éprouver
la science des génies qui avaient été témoins de ses ouvrages. Il
donna à chacun d'entre eux un petit morceau de matière à
arranger, à peu près comme Phidias et Zeuxis auraient donné
des statues et des tableaux à faire à leurs disciples, s'il est permis
de comparer les petites choses aux grandes.
Démogorgon eut en partage le morceau de boue qu'on appelle
la terre; et, l'ayant arrangé de la manière qu'on le voit aujour-
d'hui, il prétendait avoir fait un chef-d'œuvre. Il pensait avoir
subjugué l'envie, et attendait des éloges même de ses confrères :
il fut bien surpris d'être reçu d'eux avec des huées.
L'un d'eux, qui était un fort mauvais plaisant, lui dit : a Vrai-
ment vous avez fort bien opéré; vous avez séparé votre monde en
deux, et vous avez mis un grand espace d'eau entre les deux
hémisphères, afin qu'il n'y eût point de communication de l'un à
l'autre. On gèlera de froid sous vos deux pôles, on mourra de
chaud sous votre ligne équinoxiale. Vous avez prudemment établi
de grands déserts de sables, pour que les passants y mourussent
de faim et de soif. Je suis assez content de vos moutons, de a'OS
vaches, et de vos poules; mais franchement, je ne le suis pas trop
ingénieuses que jamais l'esprit humain ait découvertes. Sa Morale est le premier
ouvrage où l'on ait essayé d'appuyer les idées de vice, de vertu, de bien et de
mal, sur l'observation et sur la nature. Ses ouvrages sur l'éloquence et la poésie
renferment des règles puisées dans la raison et dans la connaissance du cœur
humain.
Mais, comme Pythagore, il fut trop au-dessus de son siècle. On sait que ce
philosophe avait enseigné à ses disciples le vrai système du monde, et que peu
de temps après lui cette doctrine fut oubliée par les Grecs, qui ne paraissaient
s'en souvenir dans leurs écoles que pour la combattre. Mais les rêveries attri-
buées à Pythagore eurent des partisans jusqu'à la chute du paganisme. Aristote
eut un sort semblable. Sa méthode de philosopher ne passa point à ses disciples;
on ne chercha point à étudier la nature, à son exemple, dans les phénomènes
qu'elle présente. Quelques subtilités métaphysiques bonnes ou mauvaises, extraites
de ses ouvrages, des principes vagues de physique, tribut qu'il avait payé à
l'ignorance de son siècle, devinrent le fondement d'une secte qui, s'étendant des
Arabes aux chiétiens, régna souverainement pendant quelques siècles dans les
écoles de l'Euro|)o, n'ayant plus rien de commun avec Aristote que son nom.
Ainsi Platon et Aristote, après avoir été longtemps l'objet d'une espèce de
culte, durent devenir presque ridicules aux premières lueurs de la vraie philosophie.
On ne les connaissait plus que par leurs erreurs et par quelques rêveries qui
servaient de base à des sottises sans nombre. C'est contre ces rêveries seules que
M. de Voltaire s'est permis de s'élever quelquefois, et aux dépens desquelles il
ne croyait pas que le respect qu'on doit au génie de Platon ou d'Aristote dût
l'empêcher de faire rire ses lecteurs. (K.)
SONGE DE PLATON. 135
de VOS serpents et de vos araignées. Vos ognons et vos articliaiits
sont de très-bonnes choses, mais je ne vois pas quelle a été votre
idée en couvrant la terre de tant de plantes venimeuses, à moins
que vous n'ayez eu le dessein d'empoisonner ses habitants. Il me
paraît d'ailleurs que vous avez formé une trentaine d'espèces de
singes, beaucoup plus d'espèces de chiens, et seulement quatre
ou cinq espèces d'hommes : il est vrai que vous avez donné à ce
dernier animal ce que vous appelez la raison; mais, en conscience,
cette raison-là est trop ridicule, et approche trop de la folie. Il
me paraît d'ailleurs que vous ne faites pas grand cas de cet ani-
mal à deux pieds, puisque vous lui avez donné tant d'ennemis
et si peu de défense, tant de maladies et si peu de remèdes,
tant de passions et si peu de sagesse. Vous ne voulez pas appa-
remment qu'il reste beaucoup de ces animaux-là sur terre : car,
sans compter les dangers auxquels vous les exposez, vous avez si
bien fait votre compte qu'un jour la petite vérole emportera tous
les ans régulièrement la dixième partie de cette espèce, et que la
sœur de cette petite vérole empoisonnera la source de la vie dans
les neuf parties qui resteront ; et, comme si ce n'était pas encore
assez, vous avez tellement disposé les choses que la moitié des
survivants sera occupée à plaider, et l'autre à se tuer ; ils vous
auront sans doute beaucoup d'obligation, et vous avez fait là un
beau chef-d'œuvre. »
Démogorgou rougit ; il sentit bien qu'il y avait du mal moral
et du mal physique dans son affaire ; mais il soutenait qu'il y
avait plus de bien que de mal. « Il est aisé de critiquer, dit-il ; mais
pensez-vous qu'il soit si facile de faire un animal qui soit toujours
raisonnable ; qui soit libre, et qui n'abuse jamais de sa liberté?
Pensez-vous que, quand on a neuf à dix mille plantes à faire pro-
vigner, on puisse si aisément empêcher que quelques-unes de ces
plantes n'aient des qualités nuisibles? Vous imaginez-vous qu'avec
une certaine quantité d'eau, de sable, de fange, et de feu, on puisse
n'avoir ni mer, ni désert? Vous venez, monsieur le rieur, d'arranger
la planète de Mars ; nous verrons comment vous vous en êtes tiré
avec vos deux grandes bandes, et quel bel effet font vos nuits sans
lune ; nous verrons s'il n'y a chez vos gens ni folie ni maladie. »
En effet, les génies examinèrent Mars, et on tomba rudement
sur le railleur. Le sérieux génie qui avait pétri Saturne ne fut pas
épargné : ses confrères, les fabricateurs de Jupiter, de Mercure,
de Vénus, eurent chacun des reproches à essuyer.
On écrivit des gros volumes et des brochures; on dit des bons
mots, on fit des chansons, on se donna des ridicules, les partis
136 SONGE DE PLATON.
s'aigrirent ; enfin l'éternel Demiourgos leur imposa silence à tous:
«Vous avez fait, leur dit-il, du bon et du mauvais, parce que vous
avez beaucoup d'intelligence, et que vous êtes imparfaits ; vos
œuvres dureront seulement quelques centaines de millions d'an-
nées ; après quoi, étant plus instruits, vous ferez mieux : il n'appar-
tient qu'à moi de faire des choses parfaites et immortelles. »
Voilà ce que Platon enseignait à ses disciples. Quand il eut
cessé de parler, l'un d'eux lui dit: Et puis vous vous ixveillâtes.
FIN DU SONGE DE PLATON,
CANDIDE
OL
L'OPTIMISME
TRADUIT DE l'aLLEXIAND
DE M. LE DOCTEUR RALPH
.VEC LES ADDITIONS Qt'ON A THOLVÉES DANS LA POCHE Dl DOCTEtR,
lorsqu'il JiorniT a mtnden, l'an de grâce 1759.
CHAPITRE I.
comment candide fut élevé dans in BEAI CHATEAT,
ET COMMENT IL FIT CHASSÉ d'ICELII.
Il y avait en Vestpbalie, dans le château de M. le baron de
Tliunder-ten-tronckh, un jeune garçon à qui la nature avait donné
les mœurs les plus douces. Sa physionomie annonçait son âme.
Il avait le jugement assez droit, avec l'esprit le plus simple ; c'est,
je crois, pour cette raison qu'on le nommait Candide. Les anciens
domestiques de la maison soupçonnaient qu'il était fils de la sœur
de monsieur le baron, et d'un bon et honnête gentilhomme du
voisinage, que cette demoiselle ne voulut jamais épouser parce
qu'il n'avait pu prouver que soixante et onze quartiers S et que
le reste de son arbre généalogique avait été perdu par l'injure du
temps.
1. Quartier signifie chaque degré d'ordre et de succession des descendants.
En France, un homme était réputé de bonne noblesse quand il prouvait quatre
quartiers du côté du père et autant du côté de la mère. En Allemagne, il fallait
faire preuve de seize quartiers, tant du côté paternel que du côté maternel, c'est-
à-dire avoir cinq cents ans de noblesse environ. Aussi les nobles allemands pre-
naient-ils bien garde de se mésallier. (G. A.)
138 CANDIDE, OU L'OPTIMISME.
Monsieur le baron était un des plus puissants seigneurs de la
Vestphalie, car son château avait une porte et des fenêtres. Sa
grande salle même était ornée d'une tapisserie. Tous les chiens
de ses basses-cours composaient une meute dans le besoin ; ses
palefreniers étaient ses piqueurs ; le vicaire du village était son
grand aumônier. Ils l'appelaient tous Monseigneur, et ils riaient
quand il faisait des contes.
Madame la baronne, qui pesait environ trois cent cinquante
livres, s'attirait par là une très-grande considération, et faisait les
honneurs de la maison avec une dignité qui la rendait encore
plus respectable. Sa fille Cunégonde, âgée de dix-sept ans, était
haute en couleur, fraîche, grasse, appétissante. Le fils du baron
paraissait en tout digne de son père. Le précepteur Pan gloss* était
l'oracle de la maison, et le petit Candide écoutait ses leçons avec
toute la bonne foi de son âge et de son caractère.
P«i^Lûss -eiis,aignaiit^la métaphysico-théologo-cosmolo-nigolo-
gie. Il prouvait admirablementqu'il n'y a point d'effet sans cause,
et^qjig^ dans c^e meilleur des mondes possibles^ le cTfatëâu^de
monseigneur le baron était le pÏÏïs TJëâiTïïes châteaux, et madame
la meilleure des baronnes possibles.
« Il est démontré, disait-il, que les choses ne peuvent être
autrement: car tout étant fait pour une fin, tout est nécessaire-
ment pourja meilleure fin, r»emarquez bien que les nez ont été
faits pour porter des lunettes; aussi avons-nous deslunettes^. Les
jambes sont visiblement instituées pour être chaussées, et nous
avons des chausses. Les pierres ont été formées pour être taillées
et pour en faire des châteaux ; aussi monseigneur a un très-beau
château : le plus grand baron de la province doit être le mieux
logé ; et les cochons étant faits pour être mangés, nous mangeons
du porc toute l'année. Par conséquent, ceux qui ont avancé
que tout est bien ont dit une sottise : il fallait dire que..tout,est
au mieux. »
Candide écoutait attentivement, et croyait innocemment: car
il trouvait M"° Cunégonde extrêmement belle, quoiqu'il ne prît
jamais la hardiesse de le lui dire. Il concluait qu'après le bon-
heur d'être né baron de ïhunder-ten-tronckh, le second degré
de bonheur était d'être M"" Cunégonde; le troisième, de la voir
tous les jours; et le quatrième, d'entendre maître Pangloss ,
1. Do pa», tout, et (jlossa, hxn^uo.
2. Voyez tome XVIII, iiage 103; dans les Mélanges, année 1738, le cha-
pitre xt de la troisième partie des Éléments de la philosophie de Newton; et
année 1708, le chapitre x des Siiujularilés de la nature.
CHAPITRE II. 139
le plus grand philosophe de la province, et par conséquent do
toute la terre.
Lu jour, Cunégonde, en se promenant auprès du château, dans
le petit bois qu'on appelait parc, vit entre des broussailles le
docteur Pangloss qui donnait une leçon de physique expérinien-
tale à la femme de chambre de sa mère, petite brune très-jolie
et très-docile. Comme M""" Cunégonde avait beaucoup de dispo-
sition pour les sciences, elle observa, sans souffler, les expériences
réitérées dont elle fut témoin ; elle vit clairement la raison suffi-
sante * du docteur, les effets et les causes, et s'en retourna tout
agitée, toute pensive, toute remplie du désir d'être savante, son-
geant qu'elle pourrait bien être la raison suffisante du jeune
Candide, qui pouvait aussi être la sienne.
Elle rencontra Candide en revenant au château, et rougit :
Candide rougit aussi. Elle lui dit bonjour d'une voix entrecoupée ;
et Candide lui parla sans savoir ce qu'il disait. Le lendemain,
après le dîner, comme on sortait de table, Cunégonde et Candide
se trouvèrent derrière un paravent ; Cunégonde laissa tomber son
mouchoir. Candide le ramassa ; elle lui prit innocemment la
main ; le jeune homme baisa innocemment la main de la jeune
demoiselle avec une vivacité, une sensibilité, une grâce toute par-
ticulière ; leurs bouches se rencontrèrent, leurs yeux s'enflam-
mèrent, leurs genoux tremblèrent, leurs mains s'égarèrent. M. le
baron de Thunder-ten-tronckh passa auprès du paravent, et,
voyant cette cause et cet effet, chassa Candide du château à grands
coups de pied dans le derrière. Cunégonde s'évanouit : elle fut
souffletée par madame la baronne dès qu'elle fut revenue à elle-
même : et tout fut consterné dans le plus beau et le plus agréable
des châteaux possibles.
CHAPITRE IL
CE QUE DEVINT CANDIDE PARMI LES BCLGARES.
Candide, chassé du paradis terrestre, marcha longtemps sans
savoir où, pleurant, levant les yeux au ciel, les tournant souvent
vers le plus beau des châteaux, qui renfermait la plus belle des
baronnettes ; il se coucha sans souper au miheu des champs entre
1. Principe leibnitzien, duquel dépendent toutes les vérités contingentes. Il
n'y a personne qui ne se détermine à une chose sans une raison suffisante qui
lui fasse voir que cette chose est préférable à l'autre. (G. A.)
440 CANDIDE, OU L'OPTIMISME.
deux sillons ; la neige tombait à gros flocons. Candide, tout transi,
se traîna le lendemain vers la ville voisine, qui s'appelle Valdberg-
hoff-trarbli-dikdorlf, n'ayant point d'argent, mourant de faim et de
lassitude. Il s'arrêta tristement à la porte d'un cabaret. Deux
hommes habillés de bleu ^ le remarquèrent : « Camarade, dit
l'un, voilà un jeune homme très-bien fait, et qui a la taille requise ;
ils s'avancèrent vers Candide, et le prièrent à dîner très-civile-
ment, — Messieurs, leur dit Candide avec une modestie charmante,
vous me faites beaucoup d'honneur, mais je n'ai pas de quoi payer
mon écot, — Ah! monsieur, lui dit un des bleus, les personnes de
votre figure et de votre mérite ne payent jamais rien: n'avez-vous
pas cinq pieds cinq pouces de haut ? — Oui; messieurs, c'est ma
taille, dit-il en faisant la révérence, — Ah ! monsieur, mettez-vous
à table; non-seulement nous vous défrayerons, mais nous ne souf-
frirons jamais qu'un homme comme vous manque d'argent; les
honimesjie sont faits que pour se secourir les uns les autres.
— Vous avez raison, dit Candide; c'est ce que M, Pangloss m'a
toujours dit, et je vois bien que tout est au mieux, » On le prie
d'accepter quelques écus, il les prend et veut faire son billet;
on n'en veut point, on se met à table, « N'aimez-vous pas ten-
drement?... — Oh ! oui, répond-il, j'aime tendrement M'^" Cuné-
gonde, — Non, dit l'un de ces messieurs, nous vous demandons
si vous n'aimez pas tendrement le roi des Bulgares? — Point du
tout, dit-il, car je ne l'ai jamais vu. — Comment! c'est le plus
charmant des rois, et il faut boire à sa santé. — Oh ! très-volon-
tiers, messieurs, » Et il boit, « C'en est assez, lui dit-on, vous voilà
l'appui, le soutien, le défenseur, le héros des Bulgares- ; votre
fortune est faite, et votre gloire est assurée. On lui met sur-le-
champ les fers aux pieds, et on le mène au régiment. On le fait
tourner à droite, à gauche, hausser la baguette, remettre la
baguette, coucher en joue, tirer, doubler le pas, et on lui donne
trente coups de bâton ^ ; le lendemain, il fait l'exercice un peu
moins mal, et il ne reçoit que vingt coups ; le surlendemain, on
ne lui en donne que dix, et il est regardé par ses camarades
comme un prodige.
Candide, tout stupéfait, ne démêlait pas encore trop bien com-
ment il était un héros. Il s'avisa un beau jour de printemps de
\. Recruteurs prussiens.
'2. Les Jiulgares sont les Prussiens.
3. Dans rarniée prussienne on n'emprisonnait pas le soldat ; on lui donnait
la schlague, comme étant une peine moins nuisible à sa santé, et même moins
démoralisante ! (G. A.)
CHAPITRE lil. 141
s'aller promener, marchant tout droit devant lui, croyant que
c'était un privilège de l'espèce humaine, comme de l'espèce ani-
male, de se servir de ses jambes à son plaisir. Il n'eut pas fait deux
lieues que voilà quatre autres héros de six pieds qui l'alleignent,
qui le lient, qui le mènent dans un cachot. On lui demanda juri-
diquement ce qu'il aimait le mieux d'être fustigé trente-six fois
par tout le régiment, ou de recevoir à la fois douze balles de plomb
dans la cervelle. Il eut beau dire que les volontés sont libres, et
qu'il ne voulait ni l'un ni l'autre, il fallut faire un choix : il se
détermina, en vertu du don de Dieu qu'on nomme liberté, à pas-
ser trente-six fois par les baguettes ; il essuya deux promenades.
Le régiment était composé de deux mille hommes. Cela lui com-
posa quatre mille coups de baguettes, qui, depuis la nuque du
cou jusqu'au cul, lui découvrirent les muscles et les nerfs. Comme
on allait procéder à la troisième course. Candide, n'en pouvant
plus, demanda en grâce qu'on voulût bien avoir la bonté de lui
casser la tête : il obtint cette faveur ; on lui bande les yeux ; on le
fait mettre à genoux. Le roi des Bulgares passe dans ce moment,
s'informe du crime du patient ; et comme ce roi ^ avait un grand
génie : il comprit, par tout ce qu'il apprit de Candide, que c'était
un jeune métaphysicien fort ignorant des choses de ce monde,
et il lui accorda sa grâce avec une clémence qui sera louée dans
tous les journaux et dans tous les siècles. Un brave chirurgien
guérit Candide en trois semaines avec les émollients enseignés
par Dioscoride. Il avait déjà un peu de peau, et pouvait marcher,
quand le roi des Bulgares livra bataille au roi des Abares-.
CHAPITRE III.
COMMENT CANDIDE SE SALVA D'eNTRE LES BULGARES,
ET CE nu'lL DEVINT.
Bien n'était si beau, si leste, si brillant, si bien ordonné que
les deux armées. Les trompettes, les fifres, les hautbois, les tam-
bours, les canons, formaient une harmonie telle qu'il n'y en eut
jamais en enfer. Les canons renversèrent d'abord à peu près six
mille hommes de chaque côté; en suite la mousqueterie ôta du
1. Frédéric II.
2. Les Abares figurent les Français; Voltaire écrivit Canrfù/e pendant la guerre
de Sept ans.
442 CANDIDE, OU L'OPTIMISME.
meilleur des mondes environ neuf à dix mille coquins qui en
infectaient la surface. La baïonnette fut aussi la raison suffisante
de la mort de quelques milliers d'hommes. Le tout pouvait bien se
monter à une trentaine de mille âmes. Candide, qui tremblait
comme un philosophe, se cacha du mieux qu'il put pendant
cette bou_çhei'ifî Jiéroïque .
Enfin, tandis que les deux rois faisaient chanter des Te Deum,
chacun dans son camp, il prit le parti d'aller raisonner ailleurs
des effets et des causes. Il passa par-dessus des tas de morts et de
mourants, et gagna d'abord un village voisin ; il était en cendres :
c'était un village abare que les Bulgares avaient brûlé, selon les
lois du droit public. Ici des vieillards criblés de coups regardaient
mourir leurs femmes égorgées, qui tenaient leurs enfants à leurs
mamelles sanglantes; là des filles, éventrées après avoir assouvi
les besoins naturels de quelques héros, rendaient les derniers sou-
pirs; d'autres, à demi brûlées, criaient qu'on achevât de leur don-
ner la mort. Des cervelles étaient répandues sur la terre à côté de
bras et de jambes coupés.
Candide s'enfuit au plus vite dans un autre village : il appar-
tenait à des Bulgares, et les héros abares l'avaient traité de même.
Candide, toujours marchant sur des membres palpitants, ou à
travers des ruines, arriva enfin hors du théâtre de la guerre, por-
tant quelques petites provisions dans son bissac, et n'oubhant
jamais M"'' Cunégonde, Ses provisions lui manquèrent quand il
fut en Hollande ; mais ayant entendu dire que tout le monde
était riche dans ce pays-là, et qu'on y était [chrétien, il ne douta
pas qu'on ne le traitât aussi bien qu'il l'avait été dans le château
de monsieur le baron, avant qu'il en eût été chassé pour les
beaux yeux de M"'^^ Cunégonde.
Il demanda l'aumône à plusieurs graves personnages, qui lui
répondirent tous que, s'il continuait à faire ce métier, on l'enfer-
merait dans une maison de correction pour lui apprendre à vivre.
Il s'adressa ensuite à un homme* qui venait de parler tout
seul une heure de suite sur la charité dans une grande assemblée.
Cet orateur, le regardant de travers, lui dit: a Que venez-vous faire
ici? y êtes- vous pour la bonne cause? — Il n'y a point d'efl'et sans
cause, répondit modestement Candide; tout est enchaîné néces-
sairement, et arrangé pour le mieux. Il a fallu que je fusse chassé
d'auprès de M"*' Cunégonde, que j'aie passé par les baguettes, et
il faut que je demande mon pain, jusqu'à ce que je puisse en
4. Ministre prolcslaut.
CIIAl'lTRE IV. U3
gagner; tout cela ne pouvait être autrement, — Mon ami, lui dit
l'orateur, croyez-vous que le pape soit rauteclirist? — Je ne lavais
pas encore entendu dire, répondit Candide ; mais, qu'il le soit ou
qu'il ne le soit pas, je manque de pain. — Tu ne mérites pas d'en
manger, dit l'autre ; va, coquin; va, misérable, ne m'approche de
ta vie. » La femme de l'orateur ayant mis la tête à la fenêtre , et
avisant un homme qui doutait que le pape fût antechrist, lui
répandit sur le chef un plein 0 Ciel ! à quel excès se porte le/
zèle de la religion dans les dames ! ^
Un homme qui n'avait point été baptisé, un bon anabaptistgj.^..^
nommé Jacques, vit la manière cruelle et ignoramieuse dont on
traitait ainsi un de ses frères, un être à deux pieds sans plumes,
qui avait une àme; il l'amena chez lui, le nettoya, lui donna du
pain et de la bière, lui fit présent de deux florins, et voulut môme
lui apprendre à travailler dans ses manufactures aux étoffes de
Perse qu'on fabrique en Hollande. Candide, se prosternant presque
devant lui, s'écriait: «Maître Pangloss me l'avait bien dit que tout
est au mieux dans ce monde , car je suis infiniment plus touché
de votre extrême générosité que de la dureté de ce monsieur à
manteau noir, et de madame son épouse.
Le lendemain, en se promenant, il rencontra un gueux tout
couvert de pustules, les yeux morts, le bout du nez rongé, la
bouche de travers, les dents noires, et parlant de la gorge, tour-
menté d'une toux violente, et crachant une dent à chaque effort.
CHAPITRE IV.
COMMENT CANDIDE RENCONTUA SON ANCIEN MAITRE DE PHILOSOPHIE,
LE DOCTEUR PANGLOSS, ET CE Qll EN ADVINT.
Candide, plus ému encore de compassion que d'horreur, donna
à cet épouvantable gueux les deux florins qu'il avait reçus de
son honnête anabaptiste Jacques. Le fantôme le regarda fixement,
versa des larmes, et sauta à son cou. Candide, effrayé, recule.
« Hélas! dit le misérable à l'autre misérable, ne reconnaissez-
vous plus votre cher Pangloss? — Qu'entends-je'Yous, mon cher
maître! vous, dans cêfétât horrible! Quel malheur vous est-il
1. Les anabaptistes étaient tolérés en Hollande. Ils se distinguaient par une
conduite de mœurs et un extérieur extrêmement simple et uni; en quoi ils
avaient beaucoup de conformité avec les quakers. Voyez, à leur sujet, VEssaï sur
les Mœurs, chapitre cxxxi.
144 CANDIDE, OU L'OPTIMISME.
donc arrivé ? Pourquoi n'êtes-vous plus dans le plus beau des châ-
teaux? Qu'est devenue M"'^ Cunégonde, la perle des filles, le chef-
d'œuvre de la nature ? — Je n'en peux plus, dit Pangloss. » Aussitôt
Candide le mena dans l'étable de l'anabaptiste, où il lui fit man-
ger un peu de pain ; et quand Pangloss fut refait : « Eh bien ! lui
dit-il, Cunégonde? — Elle est morte, reprit l'autre. » Candide
s'évanouit à ce mot ; son ami rappela ses sens a\'=ec un peu de
mauvais vinaigre qui se trouva par hasard dans l'étable. Candide
rouvre les yeux, n Cunégonde est morte ! Ah ! meilleur des mondes,
où êtes-vous? Mais de quelle maladie est-elle morte? Ne serait-ce
point de m'avoir vu chasser du beau château de monsieur son
père à grands coups de pied ? — Non, dit Pangloss, elle a été
éventrée par des soldats bulgares, après avoir été violée autant
qu'on peut l'être; ils ont cassé la tête à monsieur le baron, qui
voulait la défendre ; madame la baronne a été coupée en mor-
ceaux; mon pauvre pupille, traité précisément comme sa sœur;
et quant au château , il n'est pas resté pierre sur pierre, pas
une grange, pas un mouton, pas un canard, pas un arbre;
mais nous avons été bien vengés, car les Abares en ont fait
autant dans une baron nie voisine qui appartenait à un seigneur
bulgare. »
A ce discours. Candide s'évanouit encore; mais, revenu à soi
et ayant dit tout ce qu'il devait dire, il s'enquit de la cause et de
l'effet, et delà raison suffisante qui avaient mis Pangloss dans un
si piteux état, a Hélas ! dit l'autre, c'est l'amour : l'amour, le conso-
lateur du genre humain , le conservateur de l'univers , l'âme de
tous les êtres sensibles, le tendre amour, — Hélas! dit Candide,
je l'ai connu, cet amour, ce souverain des cœurs, cette âme de
notre âme; il ne m'a jamais valu qu'un baiser et vingt coups de
pied au cul. Comment cette belle cause a-t-elle pu produire en
vous un elfet si abominable? »
Pangloss répondit en ces termes : « 0 mon cher Candide ! vous
avez connu Paquette,cettejolie suivante de notreauguste baronne ;
j'ai goûté dans ses bras les délices du paradis, qui ont produit ces
tourments d'enfer dont vous me voyez dévoré ; elle eu était infec-
tée, elle en est peut-être morte. Paquetle tenait ce présent d'un
cordelier très-savant qui avait remonté à la source, car il l'avait
eu d'une vieille comtesse, qui lavait reçu d'un capitaine de cava-
lerie, qui le devait à une marriuisc, qui le tenait d'un page, qui
l'avait reçu d'un jésuite qui, étant novice, l'avait eu en droite figue
d'un des compagnons de Christophe Colomb. Pour moi, je ne
le donnerai à personne, car je me meurs.
CHAPITRE IV. 445
— 0 Pangloss! s'écria Candide, voilà une étrange généalogie!
n'est-ce pas le diable qui en fut la souche?
— Point du tout, répliqua ce grand homme ; clé tait une chose
jpd'^pp^i^f^l)!^ f^^""" ^^ mçilleur dos mondes, un ingrédient néces-
saire : car si Colomb n'avait pas attrapé dans une île de l'Amérique
cette maladie 1 qui empoisonne la source de la génération, qui
souvent même empêche la génération , et qui est évidemment
Topposé du grand but de la nature, nous n'aurions ni le chocolat*^^
ni la cochenille ; il faut encore observer que jusqu'aujourd'hui,
dans notre continent, cette maladie nous est particulière, comme
la controverse. Les Turcs, les Indiens, les Persans, les Chinois,
les Siamois, les Japonais, ne la connaissent pas encore; mais il
y a une raison suffisante pour qu'ils la connaissent à leur tour
dans quelques siècles. En attendant, elle a fait un merveilleux
progrès parmi nous, et surtout dans ces grandes armées compo-
sées d'honnêtes stipendiaires bien élevés, qui décident du destin
des États; on peut assurer que, quand trente mille hommes com-
battent en bataille rangée contre des troupes égales en nombre,
il y a environ vingt mille véroles de chaque côté.
— Voilà qui est admirable, dit Candide ; mais il faut vous
faire guérir.
— Et comment le puis-je? dit Pangloss ; je n'ai pas le sou,
mon ami, et dans toute l'étendue de ce globe on ne peut ni se
faire saigner, ni prendre un lavement sans payer, ou sans qu'il
y ait quelqu'un qui paye pour nous, »
Ce dernier discours détermina Candide ; il alla se jeter aux
pieds de son charitable anabaptiste Jacques, et lui fit une pein-
ture si touchante de l'état où son ami était réduit, que le bon-
homme n'hésita pas à recueillir le docteur Pangloss; il le fit
guérir à ses dépens, Pangloss, dans la cure, ne perdit qu'un œil
et une oreille. Il écrivait bien , et savait parfaitement l'arithmé-
tique. L'anabaptiste Jacques en fit son teneur de livres. Au bout
de deux mois, étant obligé d'aller à Lisbonne pour les affaires de
son commerce , il mena dans son vaisseau ses deux philosophes.
Pangloss lui exphqua comment tout était on ne peut mieux.
Jacques n'était pas de cet avis. « Il faut bien , disait-il , que les
hommes aient un peu corrompu la nature, car ils ne sont point
nés loups, et ils sont devenus loups. Dieu ne leur a donné ni
canons de vingt-quatre, ni baïonnettes; et ils se sont fait des
baïonnettes et des canons pour se détruire. Je pourrais mettre en
1. Vojez tome XIX, page 572.
21, — Romans. 10
U6 CANDIDE, OU L'OPTUIISME.
ligne de compte les banqueroutes, et la justice, qui s'empare des
biens des banqueroutiers pour en frustrer les créanciers. — Tout
Qela était indispensable, répliquait le docteur borgne, et les mal-
heurs particuliers font le bien général .; de sorte que plus il y a
de malheurs particuliers, et plus tout est bien, » Tandis qu'il
raisonnait, l'air s'obscurcit, les vents soufflèrent des quatre coins
du monde, et le vaisseau fut assailli de la plus horrible tempête,
.^à la vue du port de Lisbonne,
CHAPITRE Y.
TEMPÊTE, NAUFRAGE, THEMBLEMENT DE TERRE, ET CE QLI ADVINT D C
DOCTEUR PANGLOSS, DE CANDIDE, ET DE l'A N A C A PTI STE JACQUES.
La moitié des passagers affaiblis, expirants de ces angoisses
inconcevables que le roulis d'un vaisseau porte dans les nerfs et
dans toutes les humeurs du corps agitées en sens contraires,
n'avait pas même la force de s'inquiéter du danger. L'autre moitié
jetait des cris et faisait des prières ; les voiles étaient déchirées,
les mâts brisés , le vaisseau entr'ouvert. Travaillait qui pouvait ,
personne ne s'entendait, personne ne commandait. L'anabaptiste
aidait un peu à la manœuvre; il était sur le tillac ; un matelot
furieux le frappe rudement et l'étend sur les planches ; mais du
coup qu'il lui donna, il eut lui-même une si violente secousse
qu'il tomba hors du vaisseau , la tête la première. Il restait sus-
pendu et accroché à. une partie de mât rompu. Le bon Jacques court
à son secours, l'aide à remonter, et de l'effort qu'il fait il est pré-
cipité dans la mer à la vue du matelot, qui le laissa périr sans
daigner seulement le regarder. Candide approche, voit son bien-
faiteur qui reparaît un moment, et qui est englouti pour jamais.
Il veut se jeter après lui dans la mer : le philosophe Pangloss l'en
empêche, en lui prouvant que la rade de Lisbonne avait été for-
mée exprès pour que cet anabaptiste s'y noyât. Tandis qu'il le
prouvait n priori , le vaisseau s'entr'ouvre; tout périt, â la réserve
de Pangloss, de Candide, et de ce brutal de matelot qui avait
noyé le vertueux anabaptiste : le coquin nagea heureusement
jusqu'au rivage, où Pangloss et Candide furent portés sur une
planche.
Quand ils furent revenus un peu â eux, ils marchèrent vers
Lisbonne ; il leur restait quelque argent, avec lequel ils espéraient
se sauver de la faim après avoir échappé à la tempête.
CHAPITRE V. 147
A peine ont-ils mis le pied dans la ville, en pleurant la mort
de leur bienfaiteur, qu'ils sentent la terre trembler sous leurs
pas ^ la mer s'élève en bouillonnant dans le port, et brise les vais-
seaux qui sont à l'ancre. Des tourbillons de flammes et de cendres
couvrent les rues et les places publiques; les maisons s'écroulent,
les toits sont renversés sur les fondements, et les fondements se
dispersent ; trente mille habitants de tout âge et de tout sexe
sont écrasés sous des ruines. Le matelot disait en sifflant et en
jurant : « Il y aura quelque chose à gagner ici. — Quelle peut être
la raison suffisante de ce phénomène ? disait Pangloss, — \ oici
le dernier jour du monde I s'écriait Candide. » le matelot court
incontinent au milieu des débris, affronte la mort pour trouver
de l'argent, en trouve, s'en empare, s'enivre, et, ayant cuvé son
vin, achète les faveurs de la première fille de bonne volonté qu'il
rencontre sur les ruines des maisons détruites, et au milieu des
mourants et des morts. Pangloss le tirait cependant par la manche :
« Mon ami, lui disait-il, cela n'est pas bien, vous manquez à la
raison universelle, vous prenez mal votre temps. — Tête et sang,
répondit l'autre, je suis matelot et né à Batavia ; j'ai marché quatre
fois sur le crucifix dans quatre voyages au Japon-; tu as bien
trouvé ton homme avec ta raison universelle!»
Quelques éclats de pierre avaient blessé Candide; il était étendu
dans la rue et couvert de débris. Il disait à Pangloss : « Hélas !
procure-moi un peu de vin et d'huile ; je me meurs. — Ce tremble-
ment de terre n'est pas une chose nouvelle, répondit Pangloss ;
la ville de Lima éprouva les mêmes secousses en Amérique l'an-
née passée; mêmes causes, mômes effets: il y a certainement
une traînée de soufre sous terre depuis Lima jusqu'à Lisbonne.
— Rien n'est plus probable, dit Candide; mais, pour Dieu, un peu
d'huile et de vin. — Comment, probable? répliqua le philosophe,
je soutiens que la chose est démontrée. » Candide perdit connais-
sance, et Pangloss lui apporta un peu d'eau d'une fontaine voisine.
Le lendemain, ayant trouvé quelques provisions de bouche en
se glissant à travers des décombres, ils réparèrent un peu leurs
forces. Ensuite ils travaillèrent comme les autres à soulager les
habitants échappés à la mort. Quelques citoyens, secourus par
1. Le tremblement de terre de Lisbonne est du i" novembre 1755. — On
estima le dommage des églises, palais et maisons, à cent cinquante millions de
crusades (la crusade vaut plus de 2 francs), celui des marchandises cpii furent
détruites par le feu, ou pillées par les brigands, à plus de quarante millions, et il
péiit quinze à vingt mille habitants. (G. A.)
2. Voyez tome XUI, page 171.
U8 CANDIDE, OU L'OPTLMISME.
eux, leur donnèrent un aussi bon dîner qu'on le pouvait dans un
tel désastre : il est vrai que le repas était triste ; les convives arro-
saient leur pain de leurs larmes; mais Pangloss les consola, en
les assurant que les choses ne pouvaient être autrement : « Car,
I dit-il, tout ceci est ce qu'il y a de mieux ; car s'il y a un volcan
à Lisbonne, il ne pouvait être ailleurs ; car il est impossible que
_les choses ne soient pas où elles sont, car tout est bien. »
Un petit homme noir, familier de l'Inquisition, lequel était à
côté de lui, prit poliment la parole et dit : ((Apparemment que
monsieur ne croit pas au péché originel ; car si tout est au mieux,
il n'y a donc eu ni chute ni punition. — Je demande très-hum-
blement pardon à Votre Excellence, répondit Pangloss encore plus
poliment, car la chute de l'homme et la malédiction entraient
nécessairement dans le meilleur des mondes possibles. — Mon-
sieur ne croit donc pas à la liberté ? dit le familier, — Votre
Excellence m'excusera, dit Pangloss ; la liberté peut subsister
avec la nécessité absolue : car il était nécessaire que nous fussions
libres ; car enfin la volonté déterminée,... » Pangloss était au
milieu de sa phrase, quand le familier fit un signe de tête à son
estafier qui lui servait à boire du vin de Porto ou d'Oporto.
CHAPITRE VI.
COMMENT ON FIT L'N BEL AL'TO-DA-FÉ POLP. EMPÊCHER LES TREMBLEMENTS
DE TERRE, ET COMMENT CANDIDE FIT FESSÉ.
Après le tremblement de terre qui avait détruit les trois quarts
de Lisbonne, les sages du pays n'avaient pas trouvé un moyen
plus effiace pour prévenir une ruine totale que de donner au
peuple un bel auto-da-fé^ ; il était décidé par l'université de Coïmbre
que le spectacle de quelques personnes brûlées à petit feu, en
grande cérémonie, est un secret infaillible pour empêcher la terre
de trembler.
On avait en conséquence saisi un Biscayen convaincu d'avoir
épousé sa commère, et deux Portugais qui en mangeant un poulet
en avaient arraché le lard : on vint lier après le dîner le doc-
teur Pangloss et son disciple Candide, l'un pour avoir parlé, et
l'autre pour avoir écouté avec un air d'approbation : tous deux
1. Après le tremblement, de terre de Lisbonne, on y fit en effet un auto-
da-fé, le 20 juin 1750; voyez, tome XV, le chapitre xxxi du Précis du Siècle de
Louis XV.
I
CHAPITRE Vir. 149
furent menés séparément dans des appartements d'une extrême
fraîcheur, dans lesquels on n'était jamais incommodé du soleil:
huit jours après ils furent tous deux revêtus d'un san-benito, et
on orna leurs têtes de mitres de papier : la mitre et le san-benito
de Candide étaient peints de flammes renversées, et de diables
qui n'avaient ni queues ni griffes ; mais les diables de Pangloss por-
taient grifles et queues, et les flammes étaient droites. Ils mar-
chèrent en procession ainsi vêtus, et entendirent un sermon très-
pathétique, suivi d'une belle musique en faux-bourdon. Candide
fut fessé en cadence, pendant qu'on chantait ; le Biscayen et les
deux hommes qui n'avaient pas voulu manger de lard furent
brûlés, et Pangloss fut pendu, quoique ce ne soit pas la coutume*.
Le même jour, la terre trembla de nouveau avec un fracas épou-
vantable^
Candide, épouvanté, interdit, éperdu, tout sanglant, tout
palpitant, se disait à lui-même : « Si c'est ici le meilleur des
mondes possibles, que sont donc les autres? Passe encore si je
n'étais que fessé, je l'ai été chez les Bulgares; mais, ô mon cher
Pangloss, le plus grand des philosophes ! faut-il vous avoir vu
pendre, sans que je sache pourquoi! 0 mon cher anabaptiste, le
meilleur des hommes ! faut-il que vous ayez été noyé dans le
port! ô mademoiselle Cunégonde! la perle des filles, faut-il qu'on
vous ait fendu le ventre! »
Il s'en retournait, se soutenant à peine, prêché, fessé, absous
et béni, lorsqu'une vieille l'aborda, et lui dit : « Mon fils, prenez
courage, suivez-moi. »
CHAPITRE VII.
COMMENT DNE VIEILLE PRIT SOI\ DE CA\DIDE, ET COMMENT IL RETROUVA
CE qu'il aimait.
Candide ne prit point courage, mais il suivit la vieille dans
une masure : elle lui donna un pot de pommade pour se frotter,
lui laissa à manger et à boire ; elle lui montra un petit lit assez
propre; il y avait auprès du lit un habit complet, a Mangez,
buvez, dormez, lui dit-elle, et que Notre-Dame d'Atocha ^ mon-
1. Voyez, sur la pendaison de Pangloss pour cause d'optimisme, la lettre de
Voltaire à Vernet, mars 1759.
2. Il y eut en effet d'autres secousses en 1756.
3. Sur Xotre-Dame d'Atocha, voyez dans les Mélanges, année 1769, use des
notes de Voltaire sur son Extrait iVun journal (ou Mémoires de Dangeau).
130 CANDIDE, OU L'0PTIMIS3IE.
seigneur saint Antoine de Padoue, et monseigneur saint Jacques
de Compostelle prennent soin de vous! je reviendrai demain. )>
Candide, toujours étonné de tout ce qu'il avait vu, de tout ce
qu'il avait souffert, et encore plus de la charité de la vieille,
voulut lui baiser la main. « Ce n'est pas ma main qu'il faut
baiser, dit la vieille; je reviendrai demain. Frottez-vous de pom-'
made, mangez et dormez. »
Candide, malgré tant de malheurs, mangea et dormit. Le
lendemain, la vieille lui apporte à déjeuner, visite son dos, le
frotte elle-même d'une autre pommade ; elle lui apporte ensuite
à dîner ; elle revient sur le soir, et apporte à souper. Le surlen-
demain, elle fit encore les mêmes cérémonies. « Qui êtes-vous?
lui disait toujours Candide; qui vous a inspiré tant de bonté?
quelles grâces puis-je vous rendre? » La bonne femme ne répon-
dait jamais rien. Elle revint sur le soir, et n'apporta point à
souper : « Venez avec moi, dit-elle, et ne dites mot. » Elle le
prend sous le bras, et marche avec lui dans la campagne environ
un quart de mille : ils arrivent à une maison isolée, entourée de
jardins et de canaux. La vieille frappe à une petite porte. On
ouvre; elle mène Candide, par un escalier dérobé, dans un
cabinet doré, le laisse sur un canapé de brocart, referme la
porte, et s'en va. Candide croyait rêver, et regardait toute sa vie
comme un songe funeste, et le moment présent comme un songe
agréable.
La vieille reparut bientôt ; elle soutenait avec peine une
femme tremblante, d'une taille majestueuse, brillante de pier-
reries, et couverte d'un voile. « Otez ce voile, dit la vieille à
Candide, » Le jeune homme approche; il lève le voile d'une
main timide. Quel moment! quelle surprise! il croit voir
M"' Cunégonde ; il la voyait en efl'et, c'était elle-même. La force
lui manque, il ne peut proférer une parole, il tombe à ses
pieds. Cunégonde tombe sur le canapé. La vieille les accable
d'eaux spirilueuses, ils reprennent leurs sens, ils se parlent; ce
sont d'abord des mots entrecoupés, des demandes et des réponses
qui se croisent, des soupirs, des larmes, des cris. La vieille leur
recommande de faire moins de bruit, et les laisse en liberté.
(( Quoi! c'est vous, lui dit Candide; vous vivez! je vous retrouve
en Portugal ! On ne vous a donc pas violée ? On ne vous a point
fendu le ventre, comme le philosophe Pangloss me l'avait assuré?
— Si fait, dit la belle Cunégonde ; mais on ne meurt pas tou-
jours de ces deux accidents. — Mais votre père et votre mère
ont-iIs~éîe fuês? — Il n'est que trop vrai, dit Cunégonde en pieu-
CHAPITRE VIII. 451
rant. — Et Aotrc frère? — Mon frère a Ole tué aussi. — Et pour-
quoi êtes-vous en Portugal ? et corameut avez-vous su que j'y
étais ? et par quelle étrange aventure mavez-vous fait conduire
dans cette maison? — Je vous dirai tout cela, répliqua la dame;
mais il faut auparavant que vous m'appreniez tout ce qui vous
est arriAé depuis le baiser innocent que vous me donnâtes, et
les coups de pied que vous reçûtes. »
Candide lui obéit avec un profond respect; et quoiqu'il fût
interdit, quoique sa voix fût faible et tremblante, quoique l'é-
chine lui fît encore un peu mal, il lui raconta de la manière la
plus naïve tout ce qu'il avait éprouvé depuis le moment de leur
séparation. Cunégonde levait les yeux au ciel : elle donna des
larmes à la mort du bon anabaptiste et de Pangloss ; après quoi
elle parla en ces termes à Candide, qui ne perdait pas une
parole, et qui la dévorait des yeux.
CHAPITRE YIII.
HISTOIRE DE CUNÉGONDE.
« J'étais dans mon lit et je dormais profondément, quand il
plut au Ciel d'envoyer les Bulgares dans notre beau château de
Thunder-ten-tronckh ; ils égorgèrent mon père et mon frère, et
coupèrent ma mère par morceaux. Un grand Bulgare, haut de
six pieds, voyant qu'à ce spectacle j'avais perdu connaissance, se
mit à me violer; cela me fit revenir, je repris mes sens, je criai,
je me débattis, je mordis, j'égratignai, je voulais arracher les
yeux à ce grand Bulgare, ne sachant pas que tout ce qui arrivait
dans le château de mon père était une chose d'usage : le brutal
me donna un coup de couteau dans le flanc gauche dont je
porte encore la marque. — Hélas! j'espère bien la voir, dit le
naïf Candide. — Vous la verrez, dit Cunégonde; mais con-
tinuons. — Continuez, » dit Candide.
Elle reprit ainsi le fil de son histoire : « Un capitaine bulgare
entra, il me vit toute sanglante, et le soldat ne se dérangeait pas.
Le capitaine se mit en colère du peu de respect que lui témoignait
ce brutal, et le tua sur mon corps. Ensuite il me fit panser, et
m'emmena prisonnière de guerre dans son quartier. Je blanchis-
sais le peu de chemises qu'il avait, je faisais sa cuisine ; il me
trouvait fort jolie, il faut l'avouer ; et je ne nierai pas qu'il ne fût
très-bien fait, et qu'il n'eût la peau blanche et douce; d'ailleurs
452 CANDIDE, OU L'OPTmiSME.
peu d'esprit, peu de philosophie : on voyaitbien qu'il n'avait pas été
élevé par le docteur Pangloss. Au bout de trois mois, ayant perdu
tout son argent, et s'étant dégoûté de moi, il me vendit à un juif
nommé don Issachar, qui trafiquait en Hollande et en Portugal,
et qui aimait passionnément les femmes. Ce juif s'attacha beau-
coup à ma personne, mais il ne pouvait en triompher ; je lui ai
mieux résisté qu'au soldat bulgare : une personne d'honneur
ypeut être violée une fois, mais sa vertu s'en affermit. Le juif,
pour m'apprivoiser, me mena dans cette maison de campagne
que vous voyez. J'avais cru jusque-là qu'il n'y avait rien sur la
terre de si beau que le château de Thunder-ten-tronckh ; j'ai été
détrompée.
« Le grand inquisiteur m'aperçut un jour à la messe ; il me
lorgna beaucoup, et me fit dire qu'il avait à me parler pour des
affaires secrètes. Je fus conduite à son palais ; je lui appris ma
naissance ; il me représenta combien il était au-dessous de mon
rang d'appartenir à un Israélite. On proposa de sa part à don Issa-
char de me céder à monseigneur. Don Issachar, qui est le ban-
quier de la cour, et homme de crédit, n'en voulut rien faire.
L'inquisiteur le menaça d'un auto-da-fé. Enfin mon juif, inti-
midé, conclut un marché par lequel la maison et moi leur appar-
tiendraient à tous deux en commun ; que le juif aurait pour lui
les lundis, mercredis et le jour du sabbat, et que l'inquisiteur
aurait les autres jours de la semaine. Il y a six mois que cette
convention subsiste. Ce n'a pas été sans querelles ; car souvent il
a été indécis si la nuit du samedi au dimanche appartenait à
Tancienne loi ou à la nouvelle. Pour moi, j'ai résisté jusqu'à pré-
sent à toutes les deux ; et je crois que c'est pour cette raison que
j'ai toujours été aimée.
a Enfin, pour détourner le fléau des tremblements de terre,
et pour intimider don Issachar, il plut à monseigneur l'inquisi-
teur de célébrer un auto-da-fé. Il me fit l'honneur de m'y inviter.
Je fus très-bien placée; on servit aux dames des rafraîchissements
entre la messe et l'exécution. Je fus, à la vérité, saisie d'horreur
en voyant brûler ces deux juifs et cet honnête Biscayeu qui avait
épousé sa commère; mais quelle fut ma surprise, mon effroi,
mon trouble, quand je vis, dans un san-benito et sous une mitre,
une figure qui ressemblait à celle de Pangloss ! Je me frottai les
yeux, je regardai attentivement, je le vis pendre; je tombai en
faiblesse. A peine reprcnais-je mes sens que je vous vis dépouillé
tout nu; ce fut là le comble de l'horreur, delà consternation, de
la douleur, du désespoir. Je vous dirai, avec vérité, que votre peau
CHAPITRE IX. 1o3
est encore plus blanche, et d'un incarnat plus parfait que celle de
mon capitaine dos Bulgares. Cette vue redoubla tous les sentiments
qui m'accablaient, qui me dévoraient. Je m'écriai, je voulus dire :
(c Arrêtez, barbares! » Mais la voix me manqua, et mes cris au-
raient été inutiles. Quand vous eûtes été bien fessé: « Comment se
« peut-il faire, disais-je, que l'aimable Candide et le sagePangloss
« se trouvent à Lisbonne, l'un pour recevoir cent coups de fouet,
« et l'autre pour être pendu par l'ordre de monseigneur l'inqui-
(( siteur, dont je suis la bien-aimée? Paugloss m'a donc bien
« cruellement trompée, quand il me disait que tout va le mieux
(( du monde! »
(c Agitée, éperdue, tantôt hors de moi-môme, et tantôt prête
de mourir de faiblesse, j'avais la tête remplie du massacre de
mon père, de ma mère, de mon frère, de l'insolence de mon
vilain soldat bulgare, du coup de couteau qu'il me donna,
de ma servitude, de mon métier de cuisinière, de mon capitaine
bulgare, de mon vilain don Issachar, de mon abominable inqui-
siteur, de la pendaison du docteur Pangloss, de ce grand miserere
en faux-bourdon pendant lequel on vous fessait, et surtout du
baiser que je vous avais donné derrière un paravent, le jour que
je vous avais vu pour la dernière fois. Je louai Dieu, qui vous
ramenait à moi par tant d'épreuves. Je recommandai à ma vieille
d'avoir soin de vous, et de vous amener ici dès qu'elle le pourrait.
Elle a très-bien exécuté ma commission ; j'ai goûté le plaisir
inexprimable de vous revoir, de vous entendre, de vous parler.
Vous devez avoir une faim dévorante; j'ai grand appétit: com-
mençons par souper. »
Les voilà qui se mettent tous deux à table; et, après le souper,
ils se replacent sur ce beau canapé dont on a déjà parlé; ils y
étaient quand le signor don Issachar, l'un des maîtres de la mai-
son, arriva. C'était le jour du sabbat. Il venait jouir de ses droits,
et expliquer son tendre amour.
CHAPITRE IX.
CE QUI ADVINT DE CC.NÉGONDE, DE CANDIDE, DU GRAND INQUISITEUR,
ET d'un juif.
Cet Issachar était le plus colérique Hébreu qu'on eût vu dans
Israël, depuis la captivité en Babylone. <( Quoi! dit-il, chienne de
galiléenne, ce n'est pas assez de monsieur l'inquisiteur? Il faut
154 CANDIDE, OU L'OPTIMISME.
que ce coquin partage aussi avec moi? » En disant cela il tire un
long poignard dont il était toujours pourvu, et, ne croyant pas
que son adverse partie eût des armes, il se jette sur Candide;
mais notre bon Vestphalien avait reçu une belle épée delà vieille
avec l'habit complet. Il tire son épée, quoiqu'il eût les mœurs
fort douces, et vous étend l'Israélite roide mort sur le carreau,
aux pieds de la belle Cunégonde.
a Sainte Vierge! s'écria-t-elle, qu'allons -nous devenir? Un
homme tué chez moi! si la justice vient, nous sommes perdus.
— Si Pangloss n'avait pas été pendu, dit Candide, il nous donne-
rait un bon conseil dans cette extrémité, car c'était un grand phi-
losophe. A son défaut, consultons la vieille. » Elle était fort
prudente, et commençait à dire son avis quand une autre petite
porte s'ouvrit. Il était une heure après minuit, c'était le commen-
cement du dimanche. Ce jour appartenait à monseigneur l'inqui-
siteur. Il entre et voit le fessé Candide, l'épéeà la main, un mort
étendu par terre, Cunégonde effarée, et la vieille donnant des
conseils.
Voici dans ce moment ce qui se passa dans l'âme de Candide,
et comment il raisonna : a Si ce saint homme appelle du secours,
il me fera infailliblement brûler, il pourra en faire autant de
Cunégonde ; il m'a fait fouetter impitoyablement ; il est mon rival ;
je suis en train de tuer; il n'y a pas à balancer. » Ce raisonne-
ment fut net et rapide ; et, sans donner le temps à l'inquisiteur
de revenir de sa surprise, il le perce d'outre en outre, et le
jette à côté du juif. « En voici bien d'une autre, dit Cunégonde;
il n'y a plus de rémission ; nous sommes excommuniés, notre
dernière heure est venue ! Comment avez-vous fait, vous qui
êtes né si doux, pour tuer en deux minutes un juif et un
prélat? — Ma belle demoiselle, répondit Candide, quand on est
amoureux, jaloux, et fouetté par l'Inquisition, on ne se connaît
plus. »
La vieille prit alors la parole, et dit : « Il y a trois chevaux
andalous dans l'écurie, avec leurs selles et leurs brides : que le
brave Candide les prépare; madame a des moyadors' et des
diamants, montons vite à cheval, quoique je ne puisse me tenir
que sur une fesse, et allons à Cadix; il faille plus beau temps du
monde, et c'est un grand plaisir de voyager pendant la fraîcheur
de la nuit. »
Aussitôt Candide selle les trois chevaux; Cunégonde, la vieille,
1. Pi^toles.
CHAPITRE X. 455
Cl lui, font trente milles dune traite. Pendant qu'ils s'éloignaient,
la sainte Hermandad arrive dans la maison, on enterre monsei-
gneur dans une belle église, on jette Issachar à la voirie.
Candide, Cunégonde, et la vieille, étaient déjà dans la petite
ville d'Avacéna, au milieu des montagnes de la Sierra-Morena ;
et ils parlaient ainsi dans un cabaret.
CHAPITRE X.
DANS QUELLE DÉTRESSE CANDIDE, CLNÉGONDE, ET LA VIEILLE,
ARRIVENT A CADIX, ET LELR E MB AR Q l E M E NT.
{( Qui a donc pu me voler mes pistoles et mes diamants? disait
en pleurant Cunégonde; de quoi vivrons-nous? comment ferons-
nous? où trouver des inquisiteurs et des juifs qui m'en donnent
d'autres ? — Hélas! dit la vieille, je soupçonne fort un révérend
père cordelier qui coucba hier dans la même auberge que nous
à Badajos ; Dieu me garde de faire un jugement téméraire ! mais
il entra deux fois dans notre chambre, et il partit longtemps avant
nous, — Hélas ! dit Candide, le bon Pangloss m'avait souvent
prouvé que les biens de la terre sont communs à tous les hommes,
que^jihacuu y a un droit égal. Ce cordelier devait bien, suivant
ces principes, nous laisser de quoi achever notre voyage. H ne
vous reste donc rien du tout, ma belle Cunégonde? — Pas un
maravédis, dit-elle. — Quel parti prendre ? dit Candide. — Ven-
dons un des chevaux, dit la vieille ; je monterai en croupe derrière
mademoiselle, quoique je ne puisse me tenir que sur une fesse,
et nous arriverons à Cadix. »
n y avait dans la même hôtellerie un prieur de bénédictins; il
acheta le cheval bon marché. Candide, Cunégonde, et la vieille,
passèrent parLuceua, par Chillas, parLebrixa, et arrivèrent enfin
à Cadix. On y équipait une flotte, et on y assemblait des troupes
pour mettre à la raison les révérends pères jésuites du Paraguai,
qu'on accusait d'avoir fait révolter une de leurs hordes contre les
rois d'Espagne et de Portugal, auprès de la ville du Saint-Sacre-
ment'. Candide, ayant servi chez les Bulgares, fit l'exercice bul-
garien devant le général de la petite armée avec tant de grâce,
de célérité, d'adresse, de fierté, d'agilité, qu'on lui donna une
1. Voj-ez tome XII, page 428: et dans les Mélanges, année 1759, la Lettre
de M. Mead aux auteurs du Journal encyclopédique.
456 CANDIDE, OU L'OPTIMISME.
compagnie d'infanterie à commander. Le voilà capitaine; il s'em-
barque avec M"^ Cunégonde, la vieille, deux valets, et les deux
chevaux andalous qui avaient appartenu à M. le grand inquisi-
teur de Portugal.
Pendant toute la traversée ils raisonnèrent beaucoup sur la
philosophie du pauvre Pangloss. « Nous allons dans un autre
univers, disait Candide ; c'est dans celui-là, sans doute, que tout
est bien : car il faut avouer qu'on pourrait gémir un peu de ce
qui se passe dans le nôtre en physique et en morale. — Je vous
aime de tout mon cœur, disait Cunégonde ; mais j'ai encore
l'âme tout effarouchée de ce que j'ai vu, de ce que j'ai éprouvé.
— Tout ira bien, répliquait Candide; la mer de ce nouveau monde
vaut déjà mieux que les mers de notre Europe; elle est plus
calme, les vents plus constants. C'est certainement le nouveau
monde qui est le meilleur des univers possibles. — Dieu le veuille !
disait Cunégonde; mais j'ai été si horriblement malheureuse dans
le mien que mon cœur est presque fermé à l'espérance. — Vous
vous plaignez, leur dit la vieille ; hélas! vous n'avez pas éprouvé
des infortunes telles que les miennes. » Cunégonde se mit presque
à rire, et trouva cette bonne femme fort plaisante de prétendre
être plus malheureuse qu'elle. « Hélas! lai dit-elle, ma bonne, à
moins que vous n'ayez été violée par deux Bulgares, que vous
n'ayez reçu deux coups de couteau dans le ventre, qu'on n'ait
démoli deux de vos châteaux, qu'on n'ait égorgea vos yeux deux
mères et deux pères, et que vous n'ayez vu deux de vos amants
fouettés dans un auto-da-fé, je ne vois pas que vous puissiez
l'emporter sur moi ; ajoutez que je suis née baronqe avec soixante
et douze quartiers, et que j'ai été cuisinière. — Mademoiselle,
répondit la vieille, vous ne savez pas quelle est ma naissance ; et
si je vous montrais mon derrière, vous ne parleriez pas comme
vous faites, et vous suspendriez votre jugement. » Ce discours fit
naître une extrême curiosité dans l'esprit de Cunégonde et de
Candide. La vieille leur parla en ces termes.
CHAPITRE XI.
IlISTOinE DE LA VIEILLE.
« Je n'ai pas eu toujours les yeux éraillés et bordés d'écarlate ;
mon nez n'a pas toujours touché à mon menton, et je n'ai pas
toujours été servante. Je suis la fille du pape Urbain X et de la
CIIAPITllE XI. -157
princesse de Palestrine'. On m'éleva jusqu'à quatorze ans dans
un palais auquel tous les cliàfeaux de vos barons allemands n'au-
raient pas servi d'écurie ; et une de mes robes valait mieux que
toutes les magnificences de la Vestphalie. Je croissais en beauté,
en grâces, en talents, au milieu des plaisirs, des respects, et des
espérances : j'inspirais déjà de l'amour ; ma gorge se formait; et
quelle gorge ! blancbe, ferme, taillée comme celle de la Vénus de
Médicis ; et quels yeux ! quelles paupières ! quels sourcils noirs !
quelles llammes brillaient dans mes deux prunelles, et effaçaient
la scintillation des étoiles! comme me disaient les poètes du
quartier. Les femmes qui m'babillaient et qui me déshabillaient
tombaient en extase en me regardant par devant et par derrière;
et tous les hommes auraient voulu être à leur place.
« Je fus fiancée à un prince souverain de Massa-Carrara^: quel
prince ! aussi beau que moi, pétri de douceur et d'agréments,
brillant d'esprit et brûlant d'amour ; je l'aimais comme on aime
pour la première fois, avec idolâtrie, avec emportement. Les noces
furent préparées : c'était une pompe, une magnificence inouïe ;
c'étaient des fêtes, des carrousels, des opéra-buffa continuels ; et
toute l'Italie fit pour moi des sonnets dont il n'y eut pas un seul
de passable. Je touchais au moment de mon bonheur, quand une
vieille marquise qui avait été maîtresse de mon prince l'invita
à prendre du chocolat chez elle : il mourut en moins de deux
heures avec des convulsions épouvantables ; mais ce n'est qu'une
bagatelle. Ma mère, au désespoir, et bien moins affligée que moi,
voulut s'arracher pour quelque temps à un séjour si funeste. Elle
avait une très-belle terre auprès de Gaieté : nous nous embar-
quâmes sur une galère du pays, dorée comme l'autel de Saint-
Pierre de Piome. Voilà qu'un corsaire de Salé fond sur nous et nous
aborde ; nos soldats se défendirent comme les soldats du pape : ils
se mirent tous à genoux en jetant leurs armes, et en demandant
au corsaire une absolution in articulo mortis.
« Aussitôt on les dépouilla nus comme des singes, et ma mère
aussi, nos filles d'honneur aussi, et moi aussi. C'est une chose
admirable que la dihgence avec laquelle ces messieurs désha-
1. Voyez l'extrême discrétion de l'auteur; il n'y eut jusqu'à présent aucun
pape nommé Urbain X; il craint de donner une bâtarde à un pape connu. Quelle
circonspection! quelle délicatesse de conscienee ! (Note de Voltaire.) — Cette
note est posthume. Elle n'était même pas dans les éditions de Kehl. Je la tiens de
feu Decroix. Le dernier pape du nom d'Urbain est Urbain vni, mort en 1644. (B.)
2. Duché de l'Italie d'alors, situé au sud du duché de Toscane, et célèbre par
ses marbres.
138 CANDIDE, OÙ L'OPTIMISME.
hillent le monde ; mais ce qui me surprit davantage, c'est qu'ils
nous mirent à tous le doigt dans un endroit où nous autres
femmes nous ne nous laissons mettre d'ordinaire que des canules.
Cette cérémonie me paraissait bien étrange : voilà comme on
juge de tout quand on n'est pas sorti de son pays. J'appris bien-
tôt que c'était pour voir si nous n'avions pas caché là quelques
diamants : c'est un usage établi de temps immémorial parmi les
nations policées qui courent sur mer. J'ai su que messieurs les
religieux chevaliers de Malte n'y manquent jamais quand ils
prennent des Turcs et des Turques; c'est une loi du droit des gens
à laquelle on n'a jamais dérogé.
«Je ne vous dirai point combien il est dur pour une jeune prin-
cesse d'être menée esclave à Maroc avec sa mère; vous concevez assez
tout ce que nous eûmes à souffrir dans le vaisseau corsaire. Ma mère
était encore très-bçlle ; n»s filles d'honneur, nos simples femmes
de chambre, avaient plus de charmes qu'on n'en peut trouver
dans toute l'Afrique ; pour moi, j'étais ravissante, j'étais la beauté,
la grâce même, et j'étais pucelle; je ne le fus pas longtemps: cette
fleur, qui avait été réservée pour le beau prince de Massa-Carrara,
me fut ravie par le capitaine corsaire ; c'était un nègre abomi-
nable, qui croyait encore me faire beaucoup d'honneur. Certes il
fallait que M""" la princesse de Palestrine et moi fussions bien fortes
pour résistera tout ce que nous éprouvâmes jusqu'à notre arrivée
à Maroc! Mais, passons; ce sont des choses si communes qu'elles
ne valent pas la peine qu'on en parle.
« Maroc nageait dans le sang quand nous arrivâmes. Cinquante
fils de l'empereur Mulei-IsmaeU avaient chacun leur parti : ce
qui produisait en effet cinquante guerres civiles, de noirs contre
noirs, de noirs contre basanés, de basanés contre basanés, de
mulâtres contre mulâtres : c'était un carnage continuel dans toute
l'étendue de l'empire.
» A peine fûmes-nous débarquées que des noirs d'une faction
ennemie de celle de mon corsaire se présentèrent pour lui enlever
son butin. Nous étions, après les diamants et l'or, ce qu'il avait
de plus précieux. Je fus témoin d'un combat tel que vous n'en
voyez jamais dans vos climats d'Europe. Les peuples septen-
trionaux n'ont pas le sang assez ardent; ils n'ont pas la rage des
femmes au point où elle est commune en Afrique. Il semble que
1. Sur iMuh;i-l5;iiuiul , (iiii n''gn;iil en 17(l'2, cl vécut ccnl cinq ans, voyez
tome XI, page 40r); tome XIII, page iiOj lonic XIV, le chapitre xvni du Siècle
(le Louis XIV; tome XIX, page 304.
CIIAPITi^E XII. Ij9
VOS Européans aient du lait dans les veines ; c'est du vitriol, c'est
du feu qui coule dans celles des habitants du mont Atlas et des
pays voisins. On combattit avec la fureur des lions, des tigres,
et des serpents de la contrée, pour savoir qui nous aurait. Un
Maure saisit ma mère par le bras droit, le lieutenant de mon
capitaine la retint par le bras gauche ; un soldat maure la prit par
une jambe, un de nos pirates la tenait par l'autre. Nos filles se
trouvèrent presque toutes en un moment tirées ainsi à quatre
soldats. Mon capitaine me tenait cachée derrière lui; il avait le
cimeterre au poing, et tuait tout ce qui s'opposait à sa rage. Enfin
je vis toutes nos Italiennes et ma mère déchirées, coupées, mas-
sacrées par les monstres qui se les disputaient. Les captifs, mes
compagnons, ceux qui les avaient pris, soldats, matelots, noirs,
basanés, blancs, mulâtres, et enfin mon capitaine, tout fut tué,
et je demeurai mourante sur un tas de morts. Des scènes pareilles
se passaient, comme on sait, dans l'étendue de plus de trois cents
lieues, sans qu'on manquât aux cinq prières par jour ordonnées
par Mahomet.
u Je me débarrassai avec beaucoup de peine de la foule de
tant de cadavres sanglants entassés, et je me traînai sous un grand
oranger au bord d'un ruisseau voisin ; j'y tombai d'effroi, de lassi-
tude, d'horreur, de désespoir et de faim. Bientôt après, mes sens
accablés se livrèrent à un sommeil qui tenait plus de l'évanouisse-
ment que du repos. J'étais dans cet état de faiblesse et d'insensi-
bilité, entre la mort et la vie, quand je me sentis pressée de
quelque chose qui s'agitait sur mon corps; j'ouvris les yeux, je
vis un homme blanc et de bonne mine qui soupirait, et qui disait
entre ses dents : 0 che sciagura d'essere senza coglioni!
CHAPITRE XII.
SLITE DES MALHEURS DE LA VIEILLE.
« Étonnée et ravie d'entendre la langue de ma patrie, et non
moins surprise des paroles que proférait cet homme, je lui
répondis qu'il y avait de plus grands malheurs que celui dont il
se plaignait; je l'instruisis en peu de mots des horreurs que
j'avais essuyées, et je retombai en faiblesse. Il m'emporta dans
une maison voisine, me fit mettre au lit, me fit donner à manger,
me servit, me consola, me flatta, me dit qu'il n'avait rien vu de
si beau que moi, et que jamais il n'avait tant regretté ce que
460 CANDIDE, OU L'OPTIMISME.
personne ne pouvait lui rendre. « Je suis né à Naples, me dit-il ;
« on y chaponne deux ou trois mille enfants tous les ans; les
(c uns en meurent, les autres acquièrent une voix plus belle que
(c celle des femmes, les autres vont gouverner des États \ On me
« fit cette opération avec uii très-grand succès, et j'ai été musicien
(( de la chapelle de M""' la princesse de Palestrine. — De ma mère!
a m'écriai-je, — De votre mère! s'écria-t-il en pleurant; quoi!
« vous seriez cette jeune princesse que j'ai élevée jusqu'à l'âge
(( de six ans, et qui promettait déjà d'être aussi belle que vous
« êtes? — C'est moi-même; ma mère est à quatre cents pas d'ici,
« coupée en quartiers sous un tas de morts »
« Je lui contai tout ce qui m'était arrivé ; il me conta aussi
ses aventures, et m'apprit comment il avait été envoyé chez le
roi de Maroc par une puissance chrétienne-, pour conclure avec
ce monarque un traité par lequel on lui fournirait de la poudre,
des canons, et des vaisseaux, pour l'aider à exterminer le com-
merce des autres chrétiens. « Ma mission est faite, dit cet hon-
« nête eunuque; je vais m'embarquer à Ceuta, et je vous ramè-
« nerai en Italie. Ma chc sciagura d'esscre sen~-a coglioni! »
(( Je le remerciai avec des larmes d^attendrissement ; et au
lieu de me mener en Italie, il me conduisit à Alger, et me vendit
au dey de cette province. A peine fus-je vendue que cette peste
qui a fait le tour de l'Afrique, de l'Asie, de l'Europe, se déclara
dans Alger avec fureur. Vous avez vu des tremblements de terre ;
mais, mademoiselle, avez-vous jamais eu la peste?
— Jamais, répondit la baronne.
— Si vous l'aviez eue, reprit la vieille, vous avoueriez qu'elle
est bien au-dessus d'un tremblement de terre. Elle est fort com-
mune en Afrique; j'en fus attaquée. Figurez-vous quelle situa-
tion pour la fille d'un pape, âgée de quinze ans, qui en trois
mois de temps avait éprouvé la pauvreté, l'esclavage, avait été
violée presque tous les jours, avait vu couper sa mère en quatre,
avait essuyé la faim et la guerre, et mourait pestiférée dans
Alger! Je n'en mourus pourtant pas; mais mon eunuque et le
dey, et presque tout le sérail d'Alger périrent,
(i Quand les premiers ravages de cette épouvantable peste furent
1. Fariiiclli, chanteur italien, né à Jsajiles en l'Oo, sans être ministre gou-
vernait, l'Kspagne sous Ferdinand \'l; il est mort en 1782. Voltaire reparle de ce
Farinclli dans la Conversation de l'intendant des menus en exercice ; \oyci les
Mélawjes, année 17G1.
2. Le roi de Portugal. C'était pendant la guerre pour la succession d'Espagne.
Voyez, lonic XIV, Siècle de Louis XIV, cluii)ilre xviii.
CHAPITRE XII. 161
passés, on vendit les esclaves du dey. Lu marchand nvaclieta, et me
mena à Tunis; il me vendit à un autre marchand, qui me revendit
à Tripoli ; de Tripoli je fus revendue à Alexandrie, d'Alexandrie
revendue à Smyrne, de Symrne à Constantinoplo. J'appartins
enfin à un aga des janissaires, qui fat bientôt commandé pour
aller défendre Azof contre les Russes, qui l'assiégeaient.
« L'aga, qui était un très-galant homme, mena avec lui tout
son sérail, et nous logea dans un petit fort sur les Palus-Méo-
tides, gardé par deux eunuques noirs et vingt soldats. On tua
prodigieusement de Russes, mais ils nous le rendirent bien :
Azof fut mis à feu et à sang S et on ne pardonna ni au sexe, ni
à l'âge; il ne resta que notre petit fort: les ennemis voulurent
nous prendre par famine. Les vingt janissaires avaient juré de
ne se jamais rendre. Les extrémités de la faim où ils furent
réduits les contraignirent à manger nos deux eunuques, de
peur de violer leur serment. Au bout de quelques jours ils réso-
lurent de manger les femmes.
(( Nous avions un iman très-pieux et très-compatissant, qui
leur fit un beau sermon par lequel il leur persuada de ne nous pas
tuer tout à fait. « Coupez, dit-il, seulement une fesse à chacune
('. de ces dames, vous ferez très-bonne chère ; s'il faut y revenir,
« vous en aurez encore autant dans quelques jours; le Ciel vous
<( saura gré d'une action si charitable, et vous serez secourus. »
<( Il avait beaucoup d'éloquence ; il les persuada : on nous fit
cette horrible opération ; l'iman nous appliqua le même baume
qu'on met aux enfants qu'on vient de circoncire : nous étions
toutes à la mort.
a A peine les janissaires eurent-ils fait le repas que nous leur
avions fourni, que les Russes arrivent sur des bateaux plats : pas
un janissaire ne réchappa. Les Russes ne firent aucune attention
à l'état où nous étions. Il y a partout des chirurgiens français ; un
d'eux, qui était fort adroit, prit soin de nous; il nous guérit, et je
me souviendrai toute ma vie que, quand mes plaies furent bien
fermées, il me fit des propositions. Au reste, il nous dit à toutes
de nous consoler; il nous assura que dans plusieurs sièges
pareille chose était arrivée, et que c'était la loi de la guerre.
« Dès que mes compagnes purent marcher, on les fit aller à
Moscou ; j'échus en partage à un boïard qui me fit sa jardinière,
1 . Les Russes prirent Azof sous Pierre le Grand, en 169G, tt la rendirent à la
paix, en 1711; ils la reprirent et la fortifièrent; mais à la paix de 1739, ils la
rendirent après l'avoir démantelée. La prise d'Azof, sous Catherine II, est posté-
rieure de dix ans à Candide.
21. — Romans. H
162 CANDIDE, OU L'OPTIMISME.
et qui me donnait vingt coups de fouet par jour ; mais ce seigneur
ayant été roué au bout de deux ans avec une trentaine de boïards
pour quelque tracasserie de cour, je profitai de cette aventure:
je m'enfuis ; je traversai toute la Russie ; je fus longtemps ser-
vante de cabaret à Riga, puis à Rostock, à Vismar, à Leipsick, à
Cassel, à Utrecht, à Leyde, à la Haye, à Rotterdam ; j'ai vieilli
dans la misère et dans l'opprobre, n'ayant que la moitié d'un
derrière, me souvenant toujours que j'étais fille d'un pape ; je
voulus cent fois me tuer, mais j'aimais encore la vie. Cette fai-
blesse ridicule est peut-être un de nos penchants les plus funestes:
car y a-t-il rien de plus sot que de vouloir porter continuelle-
ment un fardeau qu'on veut toujours jeter par terre; d'avoir son
être en horreur, et de tenir à son être ; enfin de caresser le ser-
pent qui nous dévore, jusqu'à ce qu'il nous ait mangé le cœur?
u J'ai vu dans les pays que le sort m'a fait parcourir, et dans
les cabarets où j'ai servi, un nombre prodigieux de personnes qui
avaient leur existence en exécration;mais je n'en ai vu que douze
qui aient mis volontairement fin à leur misère: trois nègres,
quatre Anglais, quatre Genevois, et un professeur allemand
nommé Robeck ^. J'ai fini par être servante chez le juif don Issa-
char ; il me mit auprès de vous, ma belle demoiselle ; je me suis
attachée à votre destinée, et j'ai été plus occupée de vos aventures
que des miennes. Je ne vous aurais même jamais parlé de mes
malheurs si vous ne m'aviez pas un peu piquée, et s'il n'était
d'usage, dans un vaisseau, de conter des histoires pour se désen-
nuyer. Enfin, mademoiselle, j'ai de l'expérience, je connais le
monde : donnez-vous un plaisir, engagez chaque passager à vous
conter son histoire, et s'il s'en trouve un seul qui n'ait souvent
maudit sa vie, qui ne se soit souvent dit à lui-même qu'il était le
plus malheureux des hommes, jetez-moi dans la mer la tête la
première. »
"^ CHAPITRE XIII.
COMMENT CANDIDE FUT OBLIGÉ DE SE S É P A U E P, DE LA BELLE CUNÉGONDE
ET DE LA VIEILLE.
La belle Cunégonde, ayant entendu l'histoire de la vieille, lui
fit toutes les politesses qu'on devait à une personne de son rang
1 . Robeck (Jean), né à Calmar en Suède, en 1072, se noya volontairement en
1730. J.-J. Rousseau parle de Robeck dans sa Nouvelle Uéloise, lettre vingt et
unième de la troisième partie.
CHAPITRE XIII. 163
et de son mérite. Elle accepta la proposition ; elle engagea tous
les passagers, l'un après l'autre, à lui conter leurs aventures. Can-
dide et elle avouèrent que la vieille avait raison, a C'est bien
dommage, disait Candide, que le sage Pangloss ait été pendu
contre la coutume dans un auto-da-fé ; il nous dirait des choses
admirables sur le mal physique et sur le mal moral qui couvrent
la terre et la mer, et je me sentirais assez de force pour oser lui
faire respectueusement quelques objections. »
A mesure que chacun racontait son histoire, le vaisseau avan-
çait. On aborda dans Buénos-Ayres. Cunégonde, le capitaine
Candide, et la vieille, allèrent chez le gouverneur don Fernando
d'Ibaraa, y Figueora, y Mascarenes, y Lampourdos, y Souza. Ce
seigneur avait une fierté convenable à un homme qui portait tant
de noms. Il parlait aux hommes avec le dédain le plus noble, por-
tant le nez si haut, élevant si impitoyablement la voix, prenant
un ton si imposant, affectant une démarche si altière, que tous
ceux qui le saluaient étaient tentés de le battre. Il aimait les
femmes à la fureur. Cunégonde lui parut ce qu'il avait jamais vu
de plus beau. La première chose qu'il fit fut de demander si elle
n'était point la femme du capitaine. L'air dont il fit cette question
alarma Candide : il n'osa pas dire qu'elle était sa femme, parce
qu'en effet elle ne l'était point ; il n'osa pas dire que c'était sa
sœur, parce qu'elle ne Tétait pas non plus ; et quoique ce men-
songe officieux eût été autrefois très à la mode chez les anciens S
et qu'il pût être utile aux modernes, son âme était trop pure pour
trahir la vérité. « Mademoiselle Cunégonde, dit-il, doit me faire
l'honneur de m'épouser, et nous supplions Votre Excellence de
daigner faire notre noce. »
Don Fernando d'Ibaraa, y Figueora, y Mascarenes, y Lampour-
dos, y Souza, relevant sa moustache, sourit amèrement, et ordonna
au capitaine Candide d'aller faire la revue de sa compagnie. Can-
dide obéit ; le gouverneur demeura avec M"" Cunégonde. Il lui
déclara sa passion, lui protesta que le lendemain il l'épouse-
rait à la face de l'Église, ou autrement, ainsi qu'il plairait à ses
charmes. Cunégonde lui demanda un quart d'heure peur se
recueillir, pour consulter la vieille, et pour se déterminer.
La vieille dit à Cunégonde : u Mademoiselle, vous avez soixante
et douze quartiers et pas une obole ; il ne tient qu'à vous d'être
la femme du plus grand seigneur de l'Amérique méridionale, qui
a une très-belle moustache ; est-ce à vous de vous piquer d'une
1. Voy.'z l'article Abraham, tome XVII, page 30.
164 CANDIDE, OU L'OPTIMISME.
fidélité à toute épreuve ? Vous avez été violée par les Bulgares ;
un juif et un inquisiteur ont eu vos bonnes grâces : les malheurs
donnent des droits. J'avoue que si j'étais à votre place, je ne ferais
aucun scrupule d'épouser monsieur le gouverneur, et de faire la
fortune de monsieur le capitaine Candide. » Tandis que la vieille
parlait avec toute la prudence que l'âge et l'expérience donnent,
on vit entrer dans le port un petit vaisseau ; il portait un alcade
et des alguazils, et voici ce qui était arrivé.
La vieille avait très-bien deviné que ce fut un cordelier à la
grande manche qui vola l'argent et les bijoux de Cunégonde dans
la ville de Badajos, lorsqu'elle fuyait en hâte avec Candide. Ce
moine voulut vendre quelques-unes des pierreries à un joaillier.
Le marchand les reconnut pour celles du grand inquisiteur. Le
cordelier, avant d'être pendu, avoua qu'il les avait volées: il indi-
qua les personnes, et la route qu'elles prenaient. La fuite de Cuné-
gonde et de Candide était déjà connue. On les suivit à Cadix: on
envoya, sans perdre de temps, un vaisseau à leur poursuite. Le
vaisseau était déjà dans le port de Buénos-Ayres. Le bruit se
répandit qu'un alcade allait débarquer, et qu'on poursuivait les
meurtriers de monseigneur le grand inquisiteur. La prudente
vieille vit dans l'instant tout ce qui était à faire. « Vous ne pouvez
fuir, dit-elle à Cunégonde, et vous n'avez rien à craindre : ce n'est
pas vous qui avez tué monseigneur, et d'ailleurs le gouverneur,
qui vous aime, ne souffrira pas qu'on vous maltraite ; demeurez.»
Elle court sur-le-champ à Candide : « Fuyez, dit-elle, ou dans
une heure vous allez être brûlé. » Il n'y avait pas un moment
à perdre ; mais comment se séparer de Cunégonde, et où se
réfugier ?
CHAPITRE XIV.
COMMENT CANDIDE ET CACAMliO l' U R E N T r,E(;US CHEZ LES JÉSUITES
DU PARAGUAI.
Candide avait amené de Cadix un valet tel qu'on en trouve
beaucoup sur les côtes d'Espagne et dans les colonies. C'était un
quart d'Espagnol, né d'un métis dans le ïucuman ; il avait été
enfant de chœur, sacristain, matelot, moine, facteur, soldat,
laquais. 11 s'appelait Cacambo, et aimait fort son maître, parce
que son maître était un fort bon homme. 11 sella au plus vite les
deux chevaux andalous. u Allons, mon maître, suivons le conseil
de la vieille ; partons, et courons sans regarder derrière nous. »
I
I
CHAPITRE XIV. <65
Candide versa des larmes : « 0 ma chère Cunégonde ! faul-il vous
abandonner dans le temps que monsieur le gouverneur va faire
nos noces! Cunégonde amenée de si loin, que deviendrez-vous?
— Elle deviendra ce qu'elle pourra, dit Cacambo ; les femmes ne
sont jamais embarrassées d'elles; Dieu y pourvoit; courons, —
Où me mènes-tu ? où allons-nous? que ferons-nous sans Cuné-
gonde? disait Candide. — Par saint Jacques de Composlelle, dit
Cacambo, vous alliez faire la guerre aux jésuites: allons la faire
pour eux: je sais assez les chemins, je vous mènerai dans leur
royaume, ils seront charmés d'avoir un capitaine qui fasse l'exer-
cice à la bulgare ; vous ferez une fortune prodigieuse : quand on
n'a pas son compte dans un monde, o'h le trouve dans un autre.
C'est un très-grand plaisir de voir et de faire des choses nou-
velles.— Tu as donc été déjà dans le Paraguai? dit Candide. — Eh
vraiment oui! dit Cacambo; j'ai été cuistre dans le collège de
l'Assomption, et je connais le gouvernement de lospadres comme
je connais les rues de Cadix, C'est une chose admirable que ce
gouvernement. Le royaume a déjà plus de trois cents lieues de
diamètre; il est divisé en trente provinces^ Lospadresy onttout^
et les peirples rien ; c'est le chef-d'œuvre de" la raison et de la
justice. Pour moî, je lïè vois rien de si divin que los padres, qui
font ici la guerre au roi d'Espagne et au roi de Portugal, et qui
en Europe confessent ces rois ; qui tuent ici des Espagnols, et qui
à Madrid les envoient au ciel: cela me ravit; avançons : vous allez
être le plus heureux de tous les hommes. Quel plaisir auront los
padres quand ils sauront qu'il leur vient un capitaine qui sait
l'exercice bulgare ! »
Dès qu'ils furent arrivés à la première barrière, Cacambo dit
à la garde avancée qu'un capitaine demandait à parler à mon-
seigneur le commandant. On alla avertir la grande garde. Un
officier paraguain courut aux pieds du commandant lui donner
part de la nouvelle. Candide et Cacambo furent d'abord désarmés ;
on se saisit de leurs deux chevaux andalous. Les deux étrangers
sont introduits au milieu de deux files de soldats ; le commandant
était au bout, le bonnet à trois cornes en tête, la robe retroussée,
l'épée au côté, l'esponton à la main. Il fit un signe: aussitôt
vingt-quatre soldats entourent les deux nouveaux venus. Un ser-
gent leur dit qu'il faut attendre, que le commandant ne peut leur
parler, que le révérend père provincial ne permet pas qu'aucun
Espagnol ouvre la bouche qu'en sa présence, et demeure plus de
i. On en comptait trente et une dès 1717.
466 CANDIDE, OU L'OPTIMISME.
trois heures dans le pays. c( Et où est le révérend père provincial ?
dit Cacambo. — Il est à la parade après avoir dit sa messe,
répondit le sergent, et vous ne pourrez baiser ses éperons que
dans trois heures. — Mais, dit Cacamho, monsieur le capitaine,
qui meurt de faim comme moi, n'est point Espagnol, il est Alle-
mand ; ne pourrions-nous point déjeuner en attendant sa révé-
rence ? »
Le sergent alla sur-le-champ rendre compte de ce discours
au commandant. « Dieu soit héni ! dit ce seigneur, puisqu'il est
Allemand, je peux lui parler; qu'on le mène dans ma feuillée. »
Aussitôt on conduit Candide dans un cabinet de verdure, orné
d'une très-jolie colonnade de marbre vert et or, et de treillages
qui renfermaient des perroquets, des colibris, des oiseaux-mou-
ches, des pintades, et tous les oiseaux les plus rares. Un excellent
déjeuner était préparé dans des vases d"or; et tandis que les
Paraguains mangèrent du maïs dans des écuellesdebois, en plein
champ, à l'ardeur de soleil, le révérend père commandant entra
dans la feuillée.
C'était un très-beau jeune homme, le visage plein, assez blanc,
haut en couleur, le sourcil relevé, l'œil vif, l'oreille rouge, les
lèvres vermeilles, l'air fier, mais d'une fierté qui n'était ni celle
d'un Espagnol ni celle d'un jésuite. On rendit à Candide et à
Cacamho leurs armes, qu'on leur avait saisies, ainsi que les deux
chevaux andalous ; Cacamho leur fit manger l'avoine auprès de
la feuillée, ayant toujours l'œil sur eux, crainte de surprise.
Candide baisa d'abord le bas de la robe du commandant,
ensuite ils se mirent à table. « Vous êtes donc Allemand ? lui dit
le jésuite en cette langue. — Oui, mon révérend père, » dit Can-
dide. L'un et l'autre, en prononçant ces paroles, se regar^laient
avec une extrême surprise, et une émotion dont ils n'étaient pas
les maîtres, a Et de quel pays d'Allemagne ôtes-vous ? dit le jésuite.
— Delà sale province de Veslphaliei, dit Candide; je suis né
dans le château de Thunder-ten-tronckh. — 0 ciel ! est-il possible!
s'écria le commandant. — Quel miracle ! s'écria Candide. — Se-
rait-ce vous? dit le commandant. — Cela n'est pas possible, dit
Candide. »Ils se laissent tomber tous deux à la renverse, ils s'em-
brassent, ils versent des ruisseaux de larmes. « Quoi ! serait-ce
vous, mon révérend père? vous, le frère de la belle Cunégonde!
vous, qui fûtes tué par les bulgares! vous, le fils de monsieur le
baron ! vous, jésuite au Paragiiai ! Il faut avouer que ce monde est
1. \oyo/. la lottre de \(>ltairo à Fiédrric, on date du 0 déccinbro 17iO.
CHAPITRE XV. 167
une étrange chose. 0 Pangloss : Pangloss ! que vous seriez aise si
vous n'aviez pas été pendu ! »
Le commandant fit retirer les esclaves nègres et les Paraguains
({ui servaient à boire dans des gobelets de cristal de roche. Il
remercia Dieu et saint Ignace mille fois ; il serrait Candide entre
ses bras, leurs visages étaient baignés de pleurs, u Vous seriez
bien plus étonné, plus attendri, plus hors de vous-même, dit Can-
dide, si je vous disais que M"'' Cuuégonde, votre sœur, que vous
avez crue éventrée, est pleine de santé. — Où? — Dans votre voi-
sinage, chez M. le gouverneur de Buénos-Ayres ; et je venais pour
vous faire la guerre. » Chaque mot qu'ils prononcèrent dans cette
longue conversation accumulait prodige sur prodige. Leur àme
tout entière volait sur leur langue , était attentive dans leurs
oreilles, et étincelante dans leurs yeux. Comme ils étaient Alle-
mands, ils tinrent table longtemps, en attendant le révérend père
provincial ; et le commandant parla ainsi à son cher Candide :
CHAPITRE XV.
COMMENT CANDIDE TUA LE FRÈRE DE SA CHÈRE CINÉGONDE.
« J'aurai toute ma vie présent à la mémoire le jour horrible où je
vis tuer mon père et ma mère, et violer ma sœur. Quand les Bulgares
furent retirés, on ne trouva point cette sœur adorable, et on mit
dans une charrette ma mère, mon père, et moi, deux servantes
et trois petits garçons égorgés, pour nous aller enterrer dans une
chapelle de jésuites, à deux lieues du château de mes pères. Un
jésuite nous jeta de l'eau bénite ; elle était horriblement salée ; il
en entra quelques gouttes dans mes yeux : le père s'aperçut que ma
paupière faisait un petit mouvement : il mit la main sur mon cœur,
et le sentit palpiter ; je fus secouru , et au bout de trois semaines
il n'y paraissait pas. Vous savez, mou cher Candide, que j'étais
fort joli; je le devins encore davantage; aussi le révérend père
Croust^ supérieur de la maison, prit pour moi la plus tendre
amitié : il me donna l'habit de novice ; quelque temps après je
fus envoyé à Piome. Le père général avait besoin d'une recrue de
jeunes jésuites allemands. Les souverains du Paraguai reçoivent
1. Dans les premières éditions, au lieu de Croust, on lit : Didrie. Mais l'édi-
tion faisant partie du volume intitulé Seconde Suite des Mélanges, 1761, porte
déjà Croust. (B.) — Il est question du l'évérend P. Croust, le plus brutal de la
société, dans le tome XIX. page 500.
168 CANDIDE, OU L'OPTIMISME.
le moins qu'ils peuvent de jésuites espagnols ; ils aiment mieux
les étrangers, dont ils se croient plus maîtres. Je fus jugé propre par
le révérend père général pour aller travailler dans cette vigne. Nous
partîmes, un Polonais, un Tyrolien, et moi. Je fus honoré, en
arrivant, du sous-diaconat et d'une lieutenance; je suis aujour-
d'hui colonel et prêtre. Nous recevrons vigoureusement les troupes
du roi d'Espagne; je vous réponds qu'elles seront excommuniées
et hattues. La Providence vous envoie ici pour nous seconder.
Mais est-il bien vrai que ma chère sœur Cunégonde soit dans le
voisinage, chez le gouverneur de Buénos-Ayres? » Candide l'assura
par serment que rien n'était plus vrai. Leurs larmes recommen-
cèrent à couler.
Le baron ne pouvait se lasser d'embrasser Candide; il l'appe-
lait son frère, son sauveur. « Ah! peut-être, lui dit-il, nous
pourrons ensemble, mon cher Candide, entrer en vainqueurs
dans la ville, et reprendre ma sœur Cunégonde. — C'est tout ce
que je souhaite, dit Candide ; car je comptais l'épouser, et je l'es-
père encore. — Vous^msolent ! répondit le baron , vous auriez
l'impudence d'épouser ma sœur, qui a soixante et douze quartiers !
Je vous trouve bien effronté d'oser me parler d'un dessein si
téméraire!» Candide, pétrifié d'un tel discours, lui répondit:
« Mon révérend père, tous les quartiers du monde n'y font rien;
j'ai tiré votre sœur des bras d'un juif et d'un inquisiteur; elle m'a
assez d'obligations, elle veut m'épouser. Maître Pangloss m'a tou-
jours dit que les hommes sont égaux ; et assurément je l'épou-
serai.— C'est ce que nous verrons, coquin! » dit le jésuite baron
de Thunder-ten-tronckh; et en même temps il lui donna un grand
coup du plat de son épée sur le visage. Candide dans l'instant
tire la sienne, et l'enfonce jusqu'à la garde dans le ventre du
baron jésuite ; mais en la retirant toute fumante, il se mit à pleu-
rer : « Hélas! mon Dieu, dit-il, j'ai tué mon ancien maître, mon
ami, mon beau-frère ; je suis le meilleur homme du monde, et
voilà déjà trois hommes que je tue; et dans ces trois il y a deux
prêtres. »
Cacambo, qui faisait sentinelle à la porte de la feuilléc, accou-
rut. '( Il ne nous reste qu'à vendre cher notre vie, lui dit son
maître ; on va, sans doute, entrer dans la feuillée; il faut mourir
les armes à la main. » Cacambo, qui en avait bien vu d'autres,
ne perdit point la têlc; il prit la robe de jésuite que portait le
baron, la mil sur le corps de Candide, lui donna le bonnet carré
du mort, et le fit monter à cheval. Tout cela se lit eu un clin
d'œil. « Galopons, mon maître; tout le monde vous prendra pour
CHAPITRE XVI. 469
un jésuite qui va douncr des ordres ; et nous aurons passé les
frontières avant qu'on puisse courir après nous. » Il volait déjà
en prononçant ces paroles, et en criant en espagnol : « Place,
place pour le révérend père colonel : »
CHAPITRE XYI.
CE QUI ADVINT AIX DEL"\ VOYAGEir.S AVEC DELX FILLES, DEUX SINGES,
ET LES Sauvages nommés oreillons.
Candide et son valet furent au delà des barrières, et personne
ne savait encore dans le camp la mort du jésuite allemand. Le
vigilant Cacambo avait eu soin de remplir sa valise de pain, de
chocolat, de jambon, de fruits, et de quelques mesures de vin. Ils
s'enfoncèrent avec leurs chevaux andalous dans un pays inconnu
où ils ne découvrirent aucune route. Enfin une belle prairie
entrecoupée de ruisseaux se présenta devant eux. -\os deux voya-
geurs font repaître leurs montures. Cacambo propose à son
maître de manger, et lui en donne l'exemple. « Comment veux-tu,
disait Candide, que je mange du jambon, quand j'ai tué le fils de
monsieur le baron, et que je me vois condamné à ne revoir la
belle Cunégoude de ma vie? A quoi me servira de prolonger mes
misérables jours, puisque je dois les traîner loin d'elle dans les
remords et dans le désespoir ? Et que dira le Journal de Trévoux i.»
En parlant ainsi, il ne laissa pas de manger. Le soleil se cou-
chait. Les deux égarés entendirent quelques petits cris qui parais-
saient poussés par des femmes. Ils ne savaient si ces cris étaient
de douleur ou de joie; mais ils se levèrent précipitamment avec
cette inquiétude et cette alarme que tout inspire dans un pays
inconnu. Ces clameurs partaient de deux filles toutes nues qui
couraient légèrement au bord de la prairie, tandis que deux
singes les suivaient en leur mordant les fesses. Candide fut touché
de pitié ; il avait appris à tirer chez les Bulgares, et il aurait
abattu une noisette dans un buisson sans toucher aux feuilles. Il
prend son fusil espagnol à deux coups, tire, et tue les deux singes.
« Dieu soit loué, mon cher Cacambo! j'ai délivré d'un grand
péril ces deux pauvres créatures : si j'ai commis un péché en
1. L'ouvrage cité sous le titre de Journal de Trévoux, du nom de la ville où
il s'imprima, est intitulé Mémoires pour servir à l'histoire des sciences et des
beaux-arts. Ce titre a subi plusieurs changements.
170 CANDIDE, OU L'OPTIMISME.
tuant un inquisiteur et un jésuite, je l'ai bien réparé en sauvant
la vie à deux filles. Ce sont peut-être deux demoiselles de condi-
tion, et cette aventure nous peut procurer de très-grands avan-
tages dans le pays. »
Il allait continuer, mais sa langue devint percluse quand il
vit ces deux filles embrasser tendrement les deux singes, fondre
en larmes sur leurs corps, et remplir l'air des cris les plus dou-
loureux. « Je ne m'attendais pas à tant de bonté d'àme, » dit-il
enfin à Cacambo ; lequel lui répliqua : « Vous avez fait là un
beau chef-d'œuvre, mon maître ; vous avez tué les deux amants
de ces demoiselles. — Leurs amants ! serait-il possible ? Vous vous
moquez de moi, Cacambo ; le moyen de vous croire ? — Mon
cher maître, repartit Cacambo, vous êtes toujours étonné de tout;
pourquoi trouvez-vous si étrange que dans quelques pays il y ait
des singes qui obtiennent les bonnes grâces des dames ? Ils sont
des quarts d'homme, comme je suis un quart d'Espagnol. — Hélas !
reprit Candide, je me souviens d'avoir entendu dire à maître Pan-
gloss qu'autrefois pareils accidents étaient arrivés, et que ces mé-
langes avaient produit des égypans, des faunes, des satyres ; que
plusieurs grands personnages de l'antiquité en avaient vu ; mais
je prenais cela pour des fables. — Vous devez être convaincu à
présent, dit Cacambo, que c'est une vérité, et vous voyez comment
en usent les personnes qui n'ont pas reçu une certaine éducation;
tout ce que je crains, c'est que ces dames ne nous fassent quelque
méchante affaire. »
Ces réflexions sohdes engagèrent Candide à quitter la prairie,
et à s'enfoncer dans un bois. Il y soupa avec Cacambo ; et tous
deux, après avoir maudit l'inquisiteur de Portugal, le gouverneur
de Baénos-Ayres, et le baron, s'endormirent sur de la mousse. A
leur réveil, ils sentirent qu'ils ne pouvaient remuer; la raison en
était que pendant la nuit les Oreillons, habitants du pays, à qui
les deux dames les avaient dénoncés, les avaient garrottés avec
des cordes d'écorces d'arbre. Ils étaient entourés d'une cinquan-
taine d'Oreillons tout nus, armés de flèches, de massues, et de
haches de caillou : les uns faisaient bouillir une grande chau-
dière; les autres préparaient des broches, et tous criaient : « C'est
un jésuite, c'est un jésuite! nous serons vengés, et nous ferons
bonne chère ; mangeons du jésuite, mangeons du jésuite * ! »
1. Ce mot est resté. C'est là une des premières attaques violentes des pliilo-
sophes contre les jésuites, qui, par leurs dénonciations, avaient fait suspendre la
piililic'itioii d(; YEncyi-lijpédie. (G. A.)
CHAPITRE XVI. 171
« Je VOUS l'avais bien dit, mon cher maître, s'écria tristement
Cacambo, que ces deux filles nous joueraient d'un mauvais tour. »
Candide, apercevant la chaudière et les broches, s'écria: « .\ous
allons certainement être rôtis ou bouillis. Ah! que dirait maître
Pangloss, s'il voyait comme la pure nature est faite? Tout est bien;
soit, mais j'avoue qu'il est bien cruel d'avoir perdu M"" Cuné-
gonde et d'être mis à la broche par des Oreillons, » Cacambo ne
perdait jamais la tête, « Xe désespérez de rien, dit-il au désolé
Candide; j'entends un peu le jargon de ces peuples, je vais leur
parler, — Ne manquez pas, dit Candide, de leur représenter
quelle est l'inhumanité affreuse de faire cuire des hommes, et
combien cela est peu chrétien, »
« Messieurs, dit Cacambo, vous comptez donc manger aujour-
d'hui un jésuite ? c'est très-bien fait ; rien n'est plus juste que de
traiter ainsi ses ennemis. En efïet le droit naturel nous enseigne
à tuer notre prochain, et c'est ainsi qu'on en agit dans toute la
terre. Si nous n'iisôîîs pas du droit de le manger, c'est que nous
avons d'ailleurs de quoi faire bonne chère; mais vous n'avez pas
les mêmes ressources que nous : certainement il vaut mieux
manger ses ennemis que d'abandonner aux corbeaux et aux cor-
neilles le fruit de sa victoire. Mais, messieurs, vous ne voudriez
pas manger vos amis. Vous croyez aller mettre un jésuite en
broche, et c'est votre défenseur, c'est l'ennemi de vos ennemis
que vous allez rôtir. Pour moi, je suis né dans votre pays ; mon-
sieur que vous voyez est mon maitre, et bien loin d'être jésuite,
il vient de tuer un jésuite, il en porte les dépouilles; voilà le sujet
de votre méprise. Pour vérifier ce que je vous dis, prenez sa robe,
portez-la à la première barrière du royaume de los padres; infor-
mez-vous si mon maître n'a pas tué un officier jésuite. Il vous
faudra peu de temps ; vous pourrez toujours nous manger, si vous
trouvez que je vous ai menti. Mais, si je vous ai dit la A'érité, vous
connaissez trop les principes du droit public, les mœurs et les
lois, pour ne nous pas faire grâce. »
Les Oreillons trouvèrent ce discours très-raisonnable ; ils dépu-
tèrent deux notables pour aller en diligence s'informer de la
vérité ; les deux députés s'acquittèrent de leur commission en
gens d'esprit, et revinrent bientôt apporter de bonnes nouvelles.
Les Oreillons délièrent leurs deux prisonniers, leur firent toutes
sortes de civilités, leur ofî'rireut des filles, leur donnèrent des
rafraîchissements, et les reconduisirent jusqu'aux confins de leurs
États, en criant avec allégresse : « Il n'est point jésuite, il n'est
point jésuite! »
172 CANDIDE, OU L'OPTIMISME.
Candide ne se lassait point d'admirer le sujet de sa délivrance.
<( Quel peuple! disait-il, quels liommes! quelles mœurs! si je n'a-
vais pas eu le bonheur de donner un grand coup d'épée au tra-
vers du corps du frère de M"' Cunégonde, j'étais mangé sans
[rémission. Mais, après tout, la pure nature est bonne, puisque
1 ces gens-ci, au lieu de me manger, m'ont fait mille honnêtetés
! dès qu'ils ont su que je n'étais pas jésuite. »
CHAPITRE XVII.
ARRIVÉE DE CA\DIDE ET DE SON VALET AU PAVS d'eLDORADO',
ET CE qu'ils y virent.
Quand ils furent aux frontières des Oreillons : « Vous voyez,
dit Cacambo à Candide, que cet hémisphère-ci ne vaut pas mieux
que l'autre ; croyez-moi, retournons en Europe par le plus court
chemin. — Comment y retourner, dit Candide; et où aller? Si je
vais dans mon pays, les Bulgares et les Abares y égorgent tout ; si
je retourne en Portugal, j'y suis brûlé; si nous restons dans ce
pays-ci, nous risquons à tout moment d'être mis en broche. Mais
comment se résoudre à quitter la partie du monde que M'^*^ Cuné-
gonde habite? — Tournons vers la Gayenne, dit Cacambo, nous
y trouverons des Français-, qui vont par tout le monde; ils
pourront nous aider. Dieu aura peut-être pitié de nous. »
Il n'était pas facile d'aller à la Cayenne : ils savaient bien à
peu près de quel côté il fallait marcher; mais des montagnes, des
fleuves, des précipices, des brigands, des sauvages, étaient par-
tout de terribles obstacles. Leurs chevaux moururent de fatigue ;
leurs provisions furent consumées; ils se nourrirent un mois
entier de fruits sauvages, et se trouvèrent enfin auprès d'une petite
rivière bordée de cocotiers, qui soutinrent leur vie et leurs espé-
rances.
Cacambo, qui donnait toujours d'aussi bons conseils que la
vieille, dit à Candide: « Nous n'en pouvons plus, nous avons assez
marché; j'aperçois un canot vide sur le rivage, emplissons-le
de cocos, jetons- nous dans cette petite barque, laissons -nous
1. Après le royaume artificiel des jésuites au Paraguai, voici le royaume ima-
ginaire. On croyait à son existence dans le xvi" siècle, et on le plaçait sur les
bords d'un prétendu lac Parinic, dans le Venezuela actuel. Eldorado veut dire
pays d'or. (G. A.)
2. Elle était possédée par les Français dès 102.J.
CHAPITRE XVII. 173
aller au courant; une rivière mène toujours à quelque endroit
habité. Si nous ne trouvons pas des choses agréables, nous trou-
verons du moins des choses nouvelles. — Allons, dit Candide,
recommandons-nous à la Providence. »
Ils voguèrent quelques lieues entre des bords, tantôt fleuris,
tantôt arides, tantôt unis, tantôt escarpés. La rivière s'élargissait
toujours ; enfin elle se perdait sous une voûte de rochers épouvan-
tables qui s'élevaient jusqu'au ciel. Les deux voyageurs eurent
la hardiesse de s'abandonner aux flots sous cette voûte. Le fleuve,
resserré en cet endroit, les porta avec une rapidité et un bruit
horrible. Au bout de vingt-quatre heures ils revirent le jour;
mais leur canot se fracassa contre les écueils ; il fallut se traîner
de rocher en rocher pendant une lieue entière; eniin ils décou-
vrirent un horizon immense, bordé de montagnes inaccessibles.
Le pays était cultivé pour le plaisir comme pour le besoin; partout
l'utile était agréable ^ : les chemins étaient couverts ou plutôt ornés
de voitures d'une forme et d'une matière brillante, portant des
hommes et des femmes d'une beauté singulière, traînés rapide-
ment par de gros moutons rouges qui surpassaient en vitesse les
plus beaux chevaux d'Andalousie, deTétuan et de Méquinez.
« Voilà pourtant, dit Candide, un pays qui vaut mieux que la
Vestphalie. » Il mit pied à terre avec Cacambo auprès du premier
village qu'il rencontra. Quelques enfants du village, couverts de
brocarts d'or tout déchirés, jouaient au palet à l'entrée du bourg; nos
deux hommes de l'autre monde s'amusèrent à les regarder : leurs
palets étaient d'assez larges pièces rondes, jaunes, rouges, vertes,
qui jetaient un éclat singulier. Il prit envie aux voyageurs d'en
ramasser quelques-uns; c'était de l'or, c'était des émeraudes, des
rubis, dont le moindre aurait été le plus grand ornement du
trône du Mogol. « Sans doute, dit Cacambo, ces enfants sont les
fils du roi du pays, qui jouent au petit palet. » Le magister du
village parut dans ce moment pour les faire rentrer à l'école.
« Voilà, dit Candide, le précepteur de la famille royale. »
Les petits gueux quittèrent aussitôt le jeu, eu laissant à terre
leurs palets, et tout ce qui avait servi à leurs divertissements.
Candide les ramasse, court au précepteur, et les lui présente
humblement, lui faisant entendre par signes que leurs altesses
royales avaient oublié leur or et leurs pierreries. Le magister du
i. Tel est le texte de toutes les éditions données du vivant de l'auteur, et même
des éditions de Kehl. Quelques éditeurs récents ont mis : V utile était joint à
l'agréable. (B.)
474 CANDIDE, OU L'OPTIMISME.
village, en souriant, les jeta parterre, regarda un moment la figure
de Candide avec beaucoup de surprise, et continua son chemin.
Les voyageurs ne manquèrent pas de ramasser l'or, les rubis,
et les émeraudes. « Où sommes-nous? s'écria Candide, Il faut que
les enfants des rois de ce pays soient bien élevés, puisqu'on leur
apprend à mépriser l'or et les pierreries. )> Cacambo était aussi
surpris que Candide. Ils approchèrent enfin de la première
maison du village ; elle était bâtie comme un palais d'Europe.
Une foule de monde s'empressait à la porte, et encore plus dans
le logis; une musique très-agréable se faisait entendre, et une
odeur délicieuse de cuisine se faisait sentir. Cacambo s'approcha
de la porte, et entendit qu'on parlait péruvien ; c'était sa langue
maternelle ; car tout le monde sait que Cacambo était né au Tucu-
man ^ dans un village où l'on ne connaissait que cette langue,
(c Je vous servirai d'interprète, dit-il à Candide ; entrons, c'est ici
un cabaret. »
Aussitôt deux garçons et deux filles de l'hôtellerie, vêtus de
drap d'or, et les cheveux renoués avec des rubans, les invitent à
se mettre à la table de l'hôte. On servit quatre potages garnis
chacun de deux perroquets, un contour bouilli qui pesait deux
cents livres, deux singes rôtis d'un goût excellent, trois cents coli-
bris dans un plat, et six cents oiseaux-mouches dans un autre ;
des ragoûts exquis, des pâtisseries délicieuses ; le tout dans des
plats d'une espèce de cristal de roche. Les garçons et les filles de
l'hôtellerie versaient plusieurs liqueurs faites de cannes de sucre.
Les convives étaient pour la plupart des marchands et des
voituriers, tous d'une politesse extrême, qui firent quelques ques-
tions à Cacambo avec la discrétion la plus circonspecte, et qui
répondirent aux siennes d'une manière à le satisfaire.
Quand le repas fut fini, Cacambo crut, ainsi que Candide, bien
payer son écot en jetant sur la table de l'hôte deux de ces larges
pièces d'or qu'il avait ramassées ; l'hôte et l'hôtesse éclatèrent de
rire, et se tinrent longtemps les côtés. Enfin ilssc remirent. « Mes-
sieurs, dit l'hôte, nous voyons bien que vous êtes des étrangers;
nous ne sommes pas accoutumés à en voir. Pardonnez-nous si
nous nous sommes mis à rire quand vous nous avez offert en
payement les cailloux de nos grands chemins. Vous n'avez pas
sans doute de la monnaie du pays, mais il n'est pas nécessaire d'en
avoir pour dîner ici. Toutes les hôtelleries établies i)our la com-
modité du commerce sont payées par le gouvernement. Vous avez
1. Cette province est au nord-ouest de Biiénos-Avres.
CHAPITRE XVIII. /|75
fait mauvaise chère ici, parce que c'est un pauvre village; mais
partout ailleurs vous serez reçus comme vous méritez de l'être, »
Cacambo expliquait à Caudidc tous les discours de l'hôte, et Can-
dide les écoutait avec la même admiration et le môme égarement
que son ami Cacambo les rendait. (( Quel est donc ce pays,
disaient-ils l'un et l'autre, inconnu à tout le reste de la terre, et
où toute la nature est d'une espèce si difterente de la nôtre? C'est
probablement le pays où tout va bien : car il faut absolument
qu'il y en ait un de cette espèce. Et, quoi qu'en dît maître '^
Pangloss, je me suis souvent aperçu que tout allait assez mal en [
Vestphalie, » -'-"
CHAPITRE XYIII.
CE qu'ils Vir.ENT DANS LE PAYS d'eLDORADOI.
/
Cacambo témoigna à son hôte toute sa curiosité ; l'hôte lui dit
« Je suis fort ignorant, et je m'en trouve bien ; mais nous aveii's
ici un vieillard retiré de la cour qui est le plus savant homme du
royaume, et le plus communicatif, » Aussitôt il mène Cacambo
chez le vieillard. Candide ne jouait plus que le second personnage,
et accompagnait son valet. Ils entrèrent dans une maison fort
simple, car la porte n'était que d'argent, et les lambris des appar-
tements n'étaient que d'or, mais travaillés avec tant de goût que
les plus riches lambris ne l'eflaçaient pas. L'antichambre n'était
à la vérité incrustée que de rubis et d'émeraudes; mais l'ordre
dans lequel tout était arrangé réparait bien cette extrême sim-
plicité.
Le vieillard reçut les deux étrangers sur un sofa matelassé de
plumes de colibri, et leur fit présenter des liqueurs dans des
vases de diamant ; après quoi il satisfit à leur curiosité en ces
termes :
«Je suis âgé de cent soixante et douze ans, et j'ai appris de
feu mon père, écuyer du roi, les étonnantes révolutions du Pérou
dont il avait été témoin. Le royaume où nous sommes est l'ancienne
patrie des Incas, qui en sortirent très-imprudemment pour aller
subjuguer une partie du monde, et qui furent enfin détruits par
les Espagnols. « Les princes de leur famille qui restèrent dans leur
pays natal furent plus sages; ils ordonnèrent, du consentement
de la nation, qu'aucun habitant ne sortirait jamais de notre petit
l. Sur le pays d'Eldorado, voyez tome XII, page 408.
/
176 CANDIDE, OtJ L'OPTIMIS.ME.
royaume ; et c'est ce qui nous a conservé notre innocence et notre
félicité. Les Espagnols ont eu une connaissance confuse de ce
pays, ils l'ont appelé Eldorado; et un Anglais, nommé le chevalier
RaleigliS en a même approché il y a environ cent années; mais,
comme nous sommes entourés de rochers inabordables et de pré-
cipices, nous avons toujours été jusqu'à présent à l'abri de la rapa-
cité des nations de l'Europe, qui ont une fureur inconcevable pour
les cailloux et pour la fange de notre terre, et qui, pour en avoir,
nous tueraient tousjusqu'au dernier. »
La conversation fut longue; elle roula sur la forme du gouverne-
ment, sur les mœurs, sur les femmes, sur les spectacles publics,
sur les arts. Enfin Candide, qui avait toujours du goût pour la
métaphysique, fit demander par Cacambo si dans le pays il y avait
une religion.
Le vieillard rougit un peu. « Comment donc ! dit-il; en pouvez-
vous douter ? Est-ce que vous nous prenez pour des ingrats? » Ca-
cambo demanda humblement quelle était la religion d'Eldorado.
Le vieillard rougit encore : « Est-ce qu'il peut y avoir deux reli-
gions ? dit-il. Nous avons, je crois, la rejigion de tout le monde ;
nous adorons Dieu du soir jusqu'au matin. — N'adorez-vôiis qu'un
^^S'é'uT Dieu ? dit Cacambo, qui servait toujours d'interprète aux
doutes de Candide. — Apparemment, dit le vieillard, qu'il n'y en
a ni deux, ni trois, ni quatre. Je vous avoue que les gens de votre
monde font des questions bien singulières. » Candide ne se lassait
pas de faire interroger ce bon vieillard ; il voulut savoir comment
on priait Dieu dans Eldorado. « Nous ne le prions, point, dit le
bon et respectable sage ; nous n'ayôlis rien à lui demander, il
nous a donné tout ce qu'il nous faut ; nous le remercions sans
cesse. » Candide eut la curiosité de voir des prêtres ; il fit demander
"lôiriTs étaient. Le bon vieillard sourit. « Mes amis, dit-il, nxxus
sommes tous prêtres; le roi et tous les chefs de famille chantent
ïï^^an¥qùës d'actions de grâces solennellement tous les matins,
•et cinq ou six mille musiciens les accompagnent. — Quoi! vous
n'avez point de moines qui enseignent, qui disputent, qui gou-
vernent, qui cabalent, et qui font brûler les gens qui ne sont pas
de leur avis? — Il faudrait que nous fussions fous, dit le vieillard ;
nous sommes tous ici du même avis, et nous n'entendons pas ce
que vous voulez dire avec vos moines. » Candide à tous ces dis-
1. Waltcr Ralcigli, colui-l;'i munie que Jacques 1J fit mettre à mort, en 1G18,
pour donner satisfaction à Tlispagne. Il avait été, en cfl'et, à la recherche du
pays des mines d'or. Voyez Y Essai sur les Mœurs, chapitre en.
CHAPITRE XVIII. 477
cours demeurait en extase, et disait en lui-même : « Ceci est bien
différent de la Vestphalie et du château de monsieur le baron: si
noire ami Pangloss avait vu Eldorado, il n'aurait plus dit que le
château de Thunder-ten-tronckh était ce qu"il y avait de mieux
sur la terre ; il est certain qu'il faut voyager ^ n
Après cetfeTongue conversation, le bon vieillard fit atteler un
carrosse à six moutons, et donna douze de ses domestiques aux
deux voyageurs pour les conduire à la cour, « Excusez-moi, leur
dit-il, si mon âge me prive de l'honneur de vous accompagner.
Le roi vous recevra d'une manière dont vous ne serez pas mécon-
tents, et vous pardonnerez sans doute aux usages du pays, s'il y
en a quelques-uns qui vous déplaisent, »
Candide et Cacambo montent en carrosse ; les six moutons
volaient, et en moins de quatre heures on arriva au palais du
roi, situé à un bout de la capitale. Le portail était de deux cent
vingt pieds de haut, et de cent de large; il est impossible d'ex-
primer quelle en était la matière. On voit assez quelle supériorité
prodigieuse elle devait avoir sur ces cailloux et sur ce sable que
nous nommons or et pierrieries.
Vingt belles filles de la garde reçurent Candide et Cacambo à
la descente du carrosse, les conduisirent aux bains, les vêtirent
de robes d'un tissu de duvet de colibri ; après quoi les grands
officiers et les grandes officières de la couronne les menèrent à
l'appartement de Sa Majesté au milieu de deux files, chacune de
mille musiciens, selon l'usage ordinaire. Quand ils approchèrent
de la salle du trône, Cacambo demanda à un grand officier
comment il fallait s'y prendre pour saluer Sa Majesté: si on sè~l
jetait à genoux ou ventre à terre ; si on mettait les mains sur la -
tête ou sur le derrière ; si on léchait la poussière de la salle ; enj
un mot, quelle était la cérémonie, « L'usage, dit le grand officier,
est d'embrasser le roi et de le baiser des deux côtés. » Candide et
Cacambo sautèrent au cou de Sa Majesté, qui les reçut avec toute
la grâce imaginable, et qui les pria poliment à souper.
En attendant, on leur fit voir la ville, les édifices publics
élevés jusqu'aux nues, les marchés ornés de mille colonnes, les
fontaines d'eau pure, les fontaines d'eau rose, celles de liqueurs
de cannes de sucre qui coulaient continuellement dans de grandes
places pavées d'une espèce de pierreries qui répandaient une odeur
semblable à celle du girofle et de la cannelle. Candide demanda à
1. Comparez cette conversation à celle de Voltaire lui-même avec un quaker
dans la première de ses Lettres anglaises.
21. — liOMANS. 12
ns CANDIDE, OU L'OPTIMISME.
voir la cour de justice, le parlement ; on lui dit qu'il n'y en avait
point, et qu'on ne plaidait jamais. Il s'informa s'il y avait des pri-
sons, et on lui dit que non. Ce qui le surprit davantage, et qui lui fit
le plus de plaisir, ce fut le palais des sciences, dans lequel il vit
une galerie de deux mille pas, toute pleine d'instruments de
mathématiques et de physique.
Après avoir parcouru toute raprès-dînée à peu près la miUième
partie de la ville, on les remena chez le roi. Candide se mit à
tahle entre Sa Majesté, son valet Cacambo, et plusieurs dames.
Jamais on ne fit meilleure chère, et jamais on n'eut plus d'esprit
à souper qu'en eut Sa Majesté. Cacambo expliquait les bons mots
du roi à Candide, et, quoique traduits, ils paraissaient toujours des
bous mots. De tout ce qui étonnait Candide, ce n'était pas ce qui
l'étonna le moins.
Ils passèrent un mois dans cet hospice. Candide ne cessait de
dire à Cacambo : « Il est vrai, mon ami, encore une fois, que
le château où je suis né ne vaut pas le pays où nous sommes;
mais enfin M"" Gunégonde n'y est pas, et vous avez sans doute
quelque maîtresse en Europe. Si nous restons ici, nous n'y
serons que comme les autres ; au lieu que si nous retournons
dans notre monde, seulement avec douze moutons chargés de
cailloux d'Eldorado, nous serons plus riches que tous les rois
ensemble, nous n'aurons plus d'inquisiteurs à craindre, et nous
pourrons aisément reprendre M'^« Cunégonde. »
Ce discours plut à Cacambo ; on aime tant h courir, à se faire
valoir chez les siens, à faire parade de ce qu'on a vu dans ses
voyages, que les deux heureux résolurent de ne plus l'être, et de
demander leur congé à Sa Majesté.
« Vous faites une sottise, leur dit le roi ; je sais bien que mon
pays est peu de chose; mais, quand on est passablement quelque
part, il faut y rester. Je n'ai pas assurément le droit de retenir
des étrangers ; c'est une tyrannie qui n'est ni dans nos mœurs ni
dans nos lois: tous les hommes sont libres ; partez quand vous
voudrez, mais la sortie est bien difficile. Il est impossible de
remonter la rivière rapide sur laquelle vous êtes arrivés par
miracle, et qui court sous des voûtes de rochers. Les montagnes
qui entourent tout mon royaume ont dix mille pieds de hauteur,
et sont droites comme des murailles : elles occupent chacune en
largeur un espace de plus de dix lieues ; on ne peut en descendre
que par des précipices. Cependant, puisque vous voulez absolu-
ment partir, je vais donner ordre aux intendants des machines
d'en faire une (jui puisse vous transporter commodément. Quand
CIIAIMTUL XIX. ^''^
on vous aura conduits au revers des montagnes, personne ne
pourra vous accompagner : car mes sujets ont fait vœu de ne
amais sortir de leur enceinte, et ils sont trop sages pour rompre
leur vœu Demandez-moi d'ailleurs tout ce qu'il vous plaira. —
Nous ne demandons à Votre Majesté, dit Cacambo, que quelques
moutons chargés de vivres, de cailloux, et de la boue du pays. >.
Le roi rit- «Je ne conçois pas, dit-il, quel goût vos gens d'Europe
ont pour notre boue jaune ; mais emportez-en tant que vous vou-
drez, et grand bien vous fasse. »
Il donna l'ordre sur-le-champ à ses ingénieurs de faire une
machine pour guinder ces deux hommes extraordinaires hors du
rovaume. Trois mille bons physiciens y travaillèrent ; elle tut
prête au bout de quinze jours, et ne coûta pas plus de vingt mil-
lions de livres sterling, monnaie du pays. On mit sur la machine
Candide et Cacambo ; il y avait deux grands moutons rouges
sellés et bridés pour leur servir de monture quand ils auraient
franchi les montagnes, vingt moutons de bât chargés de vivres,
trente qui portaient des présents de ce que le pays a de plus
curieux, et cinquante chargés d'or, de pierreries et de diamants.
Le roi embrassa tendrement les deux vagabonds.
Ce fut un beau spectacle que leur départ, et la manière ingé-
nieuse dont ils furent hissés, eux et leurs moutons, au haut des
montagnes. Les phvsiciens prirent congé d'eux après les avoir
mis en sûreté, et Candide n'eut plus d'autre désir et d'autre objet
que d'aller présenter ses moutons à M"' Cunégonde. « Nous
avons, dit-il, de quoi payer le gouverneur de Buénos-Ayres, si
M"^ Cunégonde peut être mise à prix. Marchons vers la Cayenne,
embarquons-nous, et nous verrons ensuite quel royaume nous
pourrons acheter. »
CHAPITRE XIX.
CE OU LELP. ARRIVA A SURINAM, ET COMMENT CANDIDE FIT CONNAISSANCE
AVEC MARTIN.
La première journée de nos deux voyageurs fut assez agréable.
Ils étaient encouragés par l'idée de se voir possesseurs déplus de
trésors que l'Asie, l'Europe et l'Afrique, n'en pouvaient rassem-
bler Candide, transporté, écrivit le nom de Cunégonde sur les
arbres \ la seconde journée, deux de leurs moutons s'enfoncèrent
dans des marais, et y furent abîmés avec leurs charges; aeux
f80 CANDIDE, OU L'OPTIMISME.
autres moutons moururent de fatigue quelques jours après;
sept ou huit périrent ensuite de faim dans un désert; d'autres
tombèrent au bout de quelques jours dans des précipices. Enfin,
après cent jours de marche, il ne leur resta que deux moutons.
Candide dit à Gacambo: « Mon ami, vous voyez comme les richesses
de ce monde sont périssables ; Tl' n'y a rien de solide- qu«4a-vertu
et le bonheur de revoir M"'' Cuuégonde. — Je l'avoue, dit Gacambo ;
mais il nous reste encore deux moutons avec plus de trésors que
n'en aura jamais le roi d'Espagne ; et je vois bien de loin une
ville que je soupçonne être Surinam, appartenante aux Hollan-
dais. Nous sommes au bout de nos peines et au commencement
de notre félicité. »
En approchant de la ville, ils rencontrèrent un nègre étendu
par terre, n'ayant plus que la moitié de son habit, c'est-à-dire
d'un caleçon de toile bleue ; il manquait à ce pauvre homme la
jambe gauche et la main droite. « Eh ! mon Dieu! lui dit Gandide
en hollandais, que fais-tu là, mon ami, dans l'état horrible où
je te vois? — J'attends mon maître, lAI, Vanderdendur, le fameux
négociant, répondit le nègre. — Est-ce M. Vanderdendur, dit
Gandide, qui t'a traité ainsi? — Oui, monsieur, dit le nègre, c'est
l'usage. On nous donne un caleçon de toile pour tout vêtement
deux fois l'année. Quand nous travaillons aux sucreries, et que
la meule nous attrape le doigt, on nous coupe la main; quand
nous voulons nous enfuir, on nous coupe la jambe : je me suis
trouvé dans les deux cas. G'estJ^ceprix que vous mangez du sucre
en Europe. Cependant, lorsque ma mère me vendit dix écùs
pâtâgons sur la côte de Guinée, elle me disait : « Mon cher enfant,
« bénis nos fétiches, adore-les toujours, ils te feront vivre heu-
u reux; tu as l'honneur d'être esclave de nos seigneurs les blancs,
(( et tu fais par là la fortune de ton père et de ta mère. » Hélas!
je ne sais pas si j'ai fait leur fortune, mais ils n'ont pas fait la
mienne. Les chiens, les singes et les perroquets, sont mille fois
moins malheureux que nous; les fétiches hollandais qui m'ont
converti me disent tous les dimanches que nous sommes tous
enfants d'Adam, blancs et noirs. Je ne suis pas généalogiste; mais
si ces prêcheurs disent vrai, nous sommes tous cousins issus de
o-ermain. Or vous m'avouerez qu'on ne peut pas eu user avec ses
parents d'une manière plus horrible.
""Tir^o "Pangloss ! s'écria Candide, tu n'avais pas deviné cette
abomination ; c'en est fait, il faudra qu'à la fin je renonce à ton
optimisme. — Qu'est-ce qu'optimisme? disait Gacambo. — Hélas!
dit Candide, c'eafla rage de soutenir que tout est bien quand^on
CHAPITRI-: XIX. <8I
cstmal » ; et il versait des larmes en regardant son nègre; et en
pleurant, il entra dans Surinam.
La première chose dont ils s'informent, c'est s'il n'y a point au
port quoique vaisseau qu'on pût envoyer à Buénos-Ayres. Celui
à qui ils s'adressèrent était justement un patron espagnol qui
s'offrit à faire avec eux un marché honnête. Il leur donna rendez-
vous dans un cabaret. Candide et le fidèle Cacambo allèrent l'y
attendre avec leurs deux moutons.
Candide, qui avait le cœur sur les lèvres, conta à FEspagnol
toutes ses aventures, et lui avoua qu'il voulait enlever M"'= Cuné-
gonde. u Je me garderai bien de vous passer à Buénos-Ayres, dit
le patron; je serais pendu, et vous aussi ; la belle Cunégonde est
la maîtresse favorite de monseigneur. » Ce fut un coup de foudre
pour Candide, il pleura longtemps; enfin il tira à part Cacambo.
« Voici, mon cher ami, lui dit-il, ce qu'il faut que tu fasses. Aous
avons chacun dans nos poches pour cinq ou six millions de dia-
mants, tu es plus habile que moi; va prendre M"- Cunégonde à
Buénos-Ayres. Si le gouverneur fait quelque difficulté, donne-lui
un million ; s'il ne se rend pas, donne-lui-en deux ; tu n'as point
tué d'inquisiteur, on ne se défiera point de toi. J'équiperai un
autre vaisseau, j'irai fattendre à Venise : c'est un pays libre où
Ton n"a rien à craindre ni des Bulgares, ni des Abares, ni des juifs,
ni des inquisiteurs. » Cacambo applaudit à cette sage résolution.
Il était au désespoir de se séparer d'un bon maître devenu son
ami intime ; mais le plaisir de lui être utile l'emporta sur la dou-
leur de le quitter. Ils s'embrassèrent en versant des larmes :
Candide lui recommanda de ne point oublier la bonne vieille.
Cacambo partit dès le jour même : c'était un très-bon homme
que ce Cacambo,
Candide resta encore quelque temps à Surinam, et attendit
qu'un autre patron voulût le mener en Italie, lui et les deux mou-
tons qui lui restaient. Il prit des domestiques, et acheta tout ce
qui lui était nécessaire pour un long voyage; enfin M. Van-
derdendur, maître d'un gros vaisseau, vint se présenter à lui.
(( Combien voulez-vous, demanda-t-il à cet homme, pour me
mener en droiture à Venise, moi, mes gens, mon bagage, et les
deux moutons que voilà? » Le patron s'accorda à dix mille
piastres ; Candide n'hésita pas.
« Oh ! oh ! dit à part soi le prudent Vanderdendur, cet étranger
donne dix mihe piastres tout d'un coup ! il faut qu'il soit bien
riche. » Puis, revenant un moment après, il signifia qu'il ne
pouvait partir à moins de vingt mille. « Eh bien ! vous les aurez,
182 CANDIDE, OU L'OPTIMISME.
dit Candide. — Ouais, se dit tout lias le marchand, cet homme
donne vingt mille piastres aussi aisément que dix mille. »
Il revint encore, et dit qu'il ne pouvait le conduire à Venise à
moins de trente mille piastres, a Vous en aurez donc trente mille,
répondit Candide. — Oh! oh! se dit encore le marchand hollan-
dais, trente mille piastres ne coûtent rien à cet homme-ci; sans
doute les deux moutons portent des trésors immenses : n'insistons
pas davantage; faisons-nous d'ahord payer les trente mille pias-
tres, et puis nous verrons. »
Candide vendit deux petits diamants, dont le moindre valait
plus que tout l'argent que demandait le patron. Il le paya d'a-
vance. Les deux moutons furent embarqués. Candide suivait
dans un petit bateau pour joindre le vaisseau à la rade ; le patron
prend son temps , met à la voile , démarre ; le vent le favorise.
Candide, éperdu et stupéfait, le perd bientôt de vue. « Hélas!
cria-t-il, voilà un tour digne de l'ancien monde. » Il retourne au
rivage, abhîié dans la douleur: car enfin il avait perdu de quoi
faire la fortune de vingt monarques.
Il se transporte chez le juge hollandais; et, comme il était un
peu troublé, il frappe rudement à la porte; il entre, expose
son aventure, et crie un peu plus baut qu'il ne convenait. Le
juge commença par lui faire payer dix mille piastres pour le
bruit qu'il avait fait ; ensuite il l'écouta patiemment, lui promit
d'examiner son affaire sitôt que le marchand serait revenu, et se
fit payer dix mille autres piastres pour les frais de l'audience.
Ce procédé acheva de désespérer Candide ; il avait à la vérité
essuyé des malheurs mille fois plus douloureux ; mais le sang-
froid du juge, et celui du patron dont il était volé, alluma sa bile,
et le plongea dans une noire mélancolie. La méchanceté des
hommes se ])résentait à son esprit dans toute sa laideur, il ne se
nourrissait que d'idées tristes. Enfin un vaisseau français étant sur
le point de partir pour Bordeaux, comme il n'avait plus de mou-
tons chargés de diamants à embarquer, il loua une chambre du
vaisseau à juste prix, et fit signifier dans la ville qu'il payerait le
passage, la nourriture, et donnerait deux mille piastres à un
honnête homme qui voudrait faircle voyage avec lui, à condition
que cet homme serait le plus dégoûté de son état et le plus mal-
heureux (le la province.
Il se présenta une foule de prétendants qu'une flotte n'aurait
pu contenir. Candide, voulant choisir entre les plus apparents, il
distingua une vingtaine de personnes qui lui paraissaient so-
ciables, et (\m toutes prétendaient mériter la préférence. 11 les
CHAPITRE XX. 483
assembla dans son cabaret, et leur donna à souper, à condition
que chacun ferait serment de raconter fidèlement son histoire,
promettant de choisir celui qui lui paraîtrait le plus à plaindre ■
et le plus mécontent de son état, à plus juste titre, et de donner
aux autres quelques gratifications.
La séance dura jusqu'à quatre heures du matin. Candide, en
écoutant toutes leurs aventures, se ressouTenait de ce que lui
avait dit la vieille en allant à Buénos-Ayres, et de la gageure qu'elle
avait faite, qu'il n'y avait personne sur le vaisseau à qui il ne fût
arrivé de très-grands malheurs. Il songeait cà Pangloss à chaque
aventure qu'on lui contait, a Ce Pangloss, disait-il, serait bien
embarrassé à démontrer son système. Je voudrais qu'il fût ici.
GertainemenJ^ si tout va bien, c'est dans Eldorado, et non pas
dausTel-éste deTa'terrer» Enfin il se détermina en faveur d'un— 7
pauvre savant qui avait travaillé dix ans pour les libraires à Ams- /
terdam. Il jugea qu'il n'y avait point de métier au monde dontj
on dût être plus dégoûté.
Ce savant, qui était d'ailleurs un bon homme, avait été volé
par sa femme, battu par son fils, et abandonné de sa fille, qui
s'était fait enlever par un Portugais. Il venait d'être privé d'un
petit emploi duquel il subsistait ; et les prédicants de Surinam le
persécutaient parce qu'ils le prenaient pour un socinien. Il faut
avouer que les autres étaient pour le moins aussi malheureux
que lui; mais Candide espérait que le savant le désennuierait
dans le voyage. Tous ses autres rivaux trouvèrent que Candide
leur faisait une grande injustice ; mais il les apaisa en leur don-
nant à chacun cent piastres.
CHAPITRE XX.
CE OUI ARRIVA SIR MER A CAXbIDE ET A MARTIN.
Le vieux savant, qui s'appelait Martin, s'embarqua donc pour
Bordeaux avec Candide. L'un et l'autre avaient beaucoup vu et
beaucoup souffert; et quand le vaisseau aurait dû faire voile de
Surinam au Japon par le cap de Bonne-Espérance, ils auraient
eu de quoi s'entretenir du mal moral et du mal physique pendant
tout le voyage.
Cependant Candide avait un grand avantage sur Martin, c'est
qu'il espérait toujours revoir M"'= Cunégonde, et que Martin n'avait
rien à espérer ; de plus il avait de l'or et des diamants ; et, quoi-
184 CANDIDE, OU L'OPTIMISME.
qu'il eût perdu cent gros moutons rouges chargés des plus grands
trésors de la terre, quoiqu'il eût toujours sur le cœur la fripon-
nerie du patron hollandais; cependant, quand il songeait à ce qui
lui restait dans ses poches, et quand il parlait de Cunégonde,
surtout à la fin du repas, il penchait alors pour le système de
Pangloss.
« Mais vous, monsieur Martin, dit-il au savant, que pensez-
vous de tout cela? Quelle est votre idée sur le mal moral et le mal
physique ? — Monsieur, répondit Martin, mes prêtres m'ont accusé
d'être socinien ^ ; mais la vérité du fait est que je suis manichéen 2.
— Vous vous moquez de moi, dit Candide ; il n'y a plus de mani-
chéens dans le monde. — Il y a moi, dit Martin; je ne sais qu'y
faire, mais je ne peux penser autrement, — Il faut que vous ayez
le diable au corps, dit Candide. — Il se mêle si fort des affaires
de ce monde, dit Martin, qu'il pourrait bien être dans mon corps,
comme partout ailleurs : mais je vous avoue qu en jetant la vue
sur ce globe, ou plutôt sur ce globule, je pense que Dieu l'a aban-
donné à quelque être malfaisant ; j'en excepte toujours Eldorado.
Je n'ai guère vu de ville qui ne désirât la ruine de la ville voi-
sine, point de famille qui ne voulût exterminer quelque autre
famille. Partout les faibles ont en exécration les puissants devant
lesquels ils rampent, et les puissants les traitent comme des trou-
peaux dont on vend la laine et la chair. Un million d'assassins
enrégimentés, courant d'un bout de l'Europe à l'autre, exerce le
meurtre et le brigandage avec discipline pour gagner son pain,
parce qu'il n'a pas de métier plus honnête ; et dans les villes qui
paraissent jouir de la paix, et où les arts fleurissent, les hommes
sont dévorés de plus d'envie, de soins et d'inquiétudes, qu'une
ville assiégée n'éprouve de fléaux. Les chagrins secrets sont encore
plus cruels que les misères publiques. En un mot, j'en ai tant vu
et tant éprouvé que je suis manichéen. — H y a pourtant du
bon, répliquait Candide. — Cela peut être, disait Martin; mais je
ne le connais pas. »
^ Au milieu de cette dispute, on entendit un bruit de canon. Le
bruit redouble de moment en moment. Chacun prend sa lunette.
On aperroit deux vaisseaux qui combattaient à la distance d'en-
viron trois milles : le vent les amena l'un et l'autre si près du
vaisseau français qu'on eut le plaisir de voir le combat tout ci son
1. Les socinicns rcji^ttont li-s in3slèrcs et n'admcllont que l'évidence ; voyez
tome XVni, page 40«.
2. Les iiuuiicliécns admcttenl un boa et un mauvais pi-incijjc; voyez tome XI,
pages 18, '202.
CHAPITRE XXI. 185
aise. Enfin i'un des deux vaisseaux lâcha à l'autre une bordée si
bas et si juste, qu'il le coula à fond. Candide et Martin aperçu-
rent distinctement une centaine d'hommes sur le tillac du vais-
seau qui s'enfonçait ; ils levaient tous les mains au ciel, et jetaient
des clameurs effroyables : en un moment tout fut englouti.
(( Eh bien ! dit Martin, voilà comme les hommes se traitent
les uns les autres. — Il est vrai, dit Candide, qu'il y a quelque
chose de diabolique dans cette affaire. » En parlant ainsi, il
aperçut je ne sais quoi d'un rouge éclatant, qui nageait auprès
de son vaisseau. On détacha la chaloupe pour voir ce que ce
pouvait être : c'était un de ses moutons. Candide eut plus de joie
de retrouver ce mouton qu'il n'avait été affligé d'en perdre cent
tous chargés de gros diamants d'Eldorado.
Le capitaine français aperçut bientôt que le capitaine du
vaisseau submergeant était espagnol, et que celui du vaisseau
submergé était un pirate hollandais; c'était celui-là même qui
avait volé Candide. Les richesses immenses dont ce scélérat s'était
emparé furent ensevelies avec lui dans la mer, et il n'y eut qu'un
mouton de sauvé. « Vous voyez, dit Candide à Martin, que le
crime est puni quelquefois ; ce coquin de patron hollandais a eu'
le sort qu'il méritait. — Oui, dit Martin ; mais fallait-il que les
passagers qui étaient sur son vaisseau périssent aussi ? Dieu a puni
ce fripon, le diable a noyé les autres. »
Cependant le vaisseau français et l'espagnol continuèrent leur
route, et Candide continua ses conversations avec Martin. Ils
disputèrent quinze jours de suite, et au bout de quinze jours ils
étaient aussi avancés que le premier. Mais enfin ils parlaient, ils
se communiquaient des idées, ils se consolaient. Candide cares-
sait son mouton. « Puisque je t'ai retrouvé, dit-il, je pourrai bien
retrouver Cunégonde. »
CHAPITRE XXI.
CANDIDE ET MARTIN APPROCHENT DES CÔTES DE FRANCE,
ET RAISONNENT.
On aperçut enfin les côtes de France. « Avez-vous jamais été
en France, monsieur Martin ? dit Candide. — Oui, dit Martin, j'ai
parcouru plusieurs provinces. Il y eu a où la moitié des habitants
est folle, quelques-unes où l'on est trop rusé, d'autres où l'on est
communément assez doux et assez bête, d'autres où l'on fait le
186 CAx\DIDE, OU L'OPTIMISME.
bel esprit; et, dans toutes, la principale occupation est l'amour;
la seconde, de médire ; et la troisième, de dire des sottises. —
Mais, monsieur Martin, avez-vous vu Paris ? — Oui, j'ai vu Paris; il
tient de toutes ces espèces-là ; c'est un chaos, c'est une presse dans
laquelle tout le monde cherche le plaisir, et où presque personne
ne le trouve, du moins à ce qu'il m'a paru. J'y ai séjourné peu ;
j'y fus volé, en arrivant, de tout ce que j'avais, par des filous, à
la foire Saint-Germain ; on me prit moi-même pour un voleur, et
je fus huit jours en prison ; après quoi je me fis correcteur d'im-
primerie pour gagner de quoi retourner à pied en Hollande. Je
connus la canaille écrivante, la canaille cabalante, et la canaille
convulsionnaire. On dit qu'il y a des gens fort polis dans cette
ville-là : je le veux croire.
— Pour moi, je n'ai nulle curiosité de voir la France, dit Can-
dide; vous devinez aisément que quand on a passé un mois dans
Eldorado, on ne se soucie plus de rien voir sur la terre que
M"" Cunégonde : je vais l'attendre à Venise ; nous traverserons la
France pour aller en Italie; ne m'accompagnerez-vous pas? —
Très-volontiers, dit Martin ; on dit que Venise n'est bonne que
pour les nobles vénitiens, mais que cependant on y reçoit très-
bien les étrangers quand ils ont beaucoup d'argent : je n'en ai
point; vous en avez, je vous suivrai partout. — A propos, dit
Candide, pensez-vous que la terre ait été originairement une mer,
comme on l'assure dans ce gros livre qui appartient au capi-
taine du vaisseau ^ ? — Je n'en crois rien du tout, dit Martin, non
plus que de toutes les rêveries qu'on nous débite depuis quelque
temps. — Mais à quelle fin ce monde a-t-il donc été formé? dit
Candide. — Pour nous faire enrager, répondit Martin. — N'êtes-vous
pas bien étonné, continua Candide, de l'amour que ces deux filles
du pays des Oreillons avaient pour ces deux singes, et dont je
vous ai conté l'aventure? — Point du tout, dit Martin; je ne vois
pas ce que cette passion a d'étrange : j'ai tant vu de choses extra-
ordinaires qu'il n'y a plus rien d'extraordinaire pour moi. —
1. I.;i lîiblc. On lit clans la Genrso, chapiiiv i'^'", verset 2 : Tencbrœ erant super
fariein abyssi, paroles que Demaillot donne comme pivsentant la môme idée que
ce vers d'Ovide {Métam., \, \h) :
Quaqiic orat c\ toUus, illic et pontus ot acr.
Voyez la première journée de Telliamed, où il est dit que la mer a été supé-
rieure (l'an grand nombre de caudées à la jdus haute de toutes nos montagnes.
Voltaire pailc souvent, de Dcmnillet et de son Telliamed. Voyez entre autres, dans
U's Midaufjes, année 1768, le cliapitrc xviii des Simjularilés de la nature; et, année
1777, le onzième des Dialogues d'Évhémère. (B.)
CHAPITRE XXII. 187
Croycz-Tous, dit Candide, que les hommes se soient toujours
mutuellement massacrés comme ils font aujourd'hui? qu'Usaient
toujours été menteurs, four])es, perfides, ingrats, brigands, fai-
bles, volages, lâches, envieux, gourmands, ivrognes, avares,
ambitieux, sanguinaires, calomniateurs, débauchés, fanatiques,
hypocrites et sots? — Croyez-vous, dit Martin, que les éperviers
aient toujours mangé des pigeons quand ils en ont trouvé ? — Oui,
sans doute, dit Candide. — Eh bien! dit Martin, si les éperviers
ont toujours eu le même caractère, pourquoi voulez-vous que les
hommes aient changé le leur ? — Oh ! dit Candide, il y a bien de
la différence, car le libre arbitre... » En raisonnant ainsi, ils
arrivèrent à Bordeaux.
CHAPITRE XXIP.
CE QUI ARRIVA EN FRANCE A CANDIDE ET A MARTIN.
Candide ne s'arrêta dans Bordeaux qu'autant de temps qu'il
en fallait pour vendre quelques cailloux du Dorado, et pours'ac-
commodef d'une bonne chaise à deux places: car il ne pouvait
plus se passer de son philosophe Martin ; il fut seulement très-
fâché de se séparer de son mouton, qu'il laissa à l'Académie des
sciences de Bordeaux, laquelle proposa pour le sujet du prix de
cette année de trouver pourquoi la laine de ce mouton était
rouge; et le prix fut adjugé à un savant du Xord, qui démontra
par A, plus B, moins C divisé par Z, que le mouton devait être
rouge, et mourir de la clavelée -.
Cependant tous les voyageurs que Candide rencontra dans
les cabarets de la route lui disaient : a Xous allons à Paris. »
Cet empressement général lui donna enfin l'envie de voir cette
capitale; ce n'était pas beaucoup se détourner du chemin de
Venise.
1. Ce chapitre xxii a été beaucoup augmenté en 1761 ; voj'ez la note 2
de la pa^p 189.
i. Quelques progrès que les sciences aient faits, il est impossible que. sur dix
mille hommes qui les cultivent en Europe, et sur trois cents académies qui y
sont établies, il ne se trouve point quelque académie qui propose des prix ridi-
cules, et quelques savants qui fassent d'étranges applications des sciences les
plus utiles. Ce ridicule avait frappé M. de Voltaire dans son séjour à Berlin. Les
savants du Nord conservaient encore à cette époque quelques restes de l'ancienne
barbarie scolastique; et la philosophie hardie, mais hypothétique et absurde de
Leibniiz, n'avait pas contribué à les en dépouiller. (K.)
CANDIDE, OU L'OPTIMISME.
Il entra par le faubourg Saint-Marceau \ et crut être dans le
plus vilain village de la Vestphalie.
"" A peine Candide fut-il dans son auberge, qu'il fut attaqué
d'une maladie légère, causée par ses fatigues. Comme il avait au
doigt un diamant énorme, et qu'on avait aperçu dans son équi-
page une cassette prodigieusement pesante, il eut aussitôt auprès
de lui deux médecins qu'il n'avait pas mandés, quelques amis
intimes qui ne le quittèrent pas, et deux dévotes qui faisaient
cliaufifer ses bouillons. Martin disait : « Je me souviens d'avoir
été malade aussi à Paris dans mon premier voyage; j'étais fort
pauvre : aussi n'eus-je ni amis, ni dévotes, ni médecins, et je
guéris. »
Cependant, à force de médecines et de saignées, la maladie de
Candide devint sérieuse. Un habitué du quartier vint avec dou-
ceur lui demander un billet payable au porteur pour l'autre
monde : Candide n'en voulut rien faire; les dévotes "l'assurèrent
que c'était une nouvelle mode^ ; Candide répondit qu'il n'était
point homme à la mode. Martin voulut jeter l'habitué par les
fenêtres. Le clerc jura qu'on n'enterrerait point Candide. Martin
jura qu'il enterrerait le clerc s'il continuait à les importuner. La
querelle s'échauffa : Martin le prit par les épaules, et le chassa
rudement; ce qui causa un grand scandale, dont on ût un pro-
cès-verbal.
Candide guérit; et pendant sa convalescence il eut très-bonne
compagnie à souper chez lui. On jouait gros jeu. Candide était
tout étonné que jamais les as ne lui vinssent; et Martin ne s'en
étonnait pas.
Parmi ceux qui lui faisaient les honneurs de la ville, il y avait
un petit abbé périgourdiu, l'un de ces gens empressés, toujours
alertes, toujours serviables, elTrontés, caressants, accommodants,
qui guettent les étrangers à leur passage, leur content l'histoire
scandaleuse de la ville, et leur offrent des plaisirs à tout prix.
Celui-ci mena d'abord Candide et Martin à la comédie. On y jouait
une tragédie nouvelle. Candide se trouva placé auprès de quel-
ques beaux esprits. Cela ne l'empêcha pas de pleurer à des scènes
jouées parfaitement. In des raisonneurs qui étaient à ses côtés
lui dit dans un entr'acte : « Vous avez grand tort de pleurer, cette
actrice est fort mauvaise ; l'acteur qui joue avec elle est plus mau-
1. Comparez ce tablc'au do Paris à cfliii que Voltaire a déjà esquissé dans
Babouc.
2. AfTaire des billets de confession. Voyez, tome \V, le Précis du Siècle de
Louis XV, cliajjitre xxxvi.
CHAPITRE XXII. 189
vais acteur encore ; la pièce est encore plus mauvaise que les ac-
teurs ; l'auteur ne sait pas un mot d'arabe, et cependant la scène
est en Arabie ^ ; et, de plus, c'est un homme qui ne croit pas aux
idées innées; je vous apporterai demain vingt brochures contre
lui -. — Monsieur, combien avez-vous de pièces de théâtre eu
France? » dit Candide à l'abbé; lequel répondit : « Cinq ou six
mille, — C'est beaucoup, dit Candide; combien y en a-t-il de
bonnes? — Quinze ou seize, répliqua l'autre. — C'est beaucoup, »
dit Martin.
Candide fut très-content d'une actrice qui faisait la reine
Elisabeth, dans une assez plate tragédie ' que l'on joue quelque-
fois. « Cette actrice, dit-il à Martin, me plaît beaucoup; elle a un
faux air de M'^* Cunégonde; je serais bien aise de la saluer. »
L'abbé périgourdin s'offrit à l'introduire chez elle. Candide, élevé
en Allemagne, demanda quelle était l'étiquette, et comment on
traitait en France les reines d'Angleterre. « Il faut distinguer, dit
l'abbé; en province, on les mène au cabaret ; à Paris, on les res-
pecte quand elles sont belles, et on les jette à la voirie quand elles
sont mortes. — Des reines à la voirie ! dit Candide. — Oui vrai-
ment, dit Martin ; monsieur l'abbé a raison : j'étais à Paris quand
M"'= Monime^ passa, comme on dit, de cette vie à l'autre; on lui
refusa ce que ces gens-ci appellent Us honneurs de la sépulture,
1. La Grange -Chancel adressa à Voltaire, en 1718, une Épttre d M. Arouet
de Voltaire, dans laquelle on trouve ces vers :
Que ton exactitude à dépeindre les mœurs
S'étende jusqu'aux noms de tes moindres acteurs.
Et qu'en les prononçant ils nous fassent connaître
Les pays et les temps où tu les fais renaître.
Je vois avec dépit, pour ne produire rien,
Chez le Thébain Œdipe, Hidaspe l'Indien.
Voltaire profita de la critique, et mit Araspe au lieu de Hidaspe. C'est peut-
être â ces vers de La Grange-Chancel que Voltaire fait ici allusion. (B.)
2. Dans l'édition de 1759, on lit :
« ... contre lui. — Monsieur, lui dit l'abbé périgourdin, avez-vous remarqué
« celte jeune personne qui a un visage si piquant et une taille si fine"? H ne
« vous en cotitera que dix mille francs par mois, et pour cinquante mille écus de
« diamants. — Je n'ai qu'un jour ou deux à lui donner, répondit Candide, parce
« que j'ai «n rendez-vous à Venise, qui presse. »
M Le soir, après souper, l'insinuant Périgourdin redoubla de politesse et d'at-
tentions. « Vous avez donc, monsieur, lui dit-il, un rendez-vous à Venise, etc. »
Le texte actuel existe dès 1761. (B.)
3. C'est probablement le Comte d'Essex, tragédie de Thomas Corneille. {Sole
de M. Decroix.)
4. M"* Lecouvreur. — Sur le refus de sépulture à M"*' Lecouvreur, en 1730,
voyez, dans les Petits Poëmes, tome IX, page 369, la pièce intitulée la Mort de
mademoiselle Lecouvreur.
i90 CANDIDE, OU L'OPTIMISME.
c'est-à-dire de pourrir avec tous les gueux du quartier dans un
vilain cimetière; elle fut enterrée toute seule de sa bande au coin
de la rue de Bourgogne ; ce qui dut lui faire une peine extrême,
car elle pensait très-noblement. — Gela est bien impoli, dit Can-
dide. — Que voulez-vous? dit Martin ; ces gens-ci sont ainsi faits.
Imaginez toutes les contradictions, toutes les incompatibilités
possibles, vous les verrez dans le gouvernement, dans les tribu-
naux, dans les églises, dans les spectacles de cette drôle de nation.
— Est-il vrai qu'on rit toujours à Paris? dit Candide. — Oui, dit
Tabbé; mais c'est en enrageant: car on s'y plaint de tout avec de
grands éclats de rire; même^ on y fait en riant les actions les
plus détestables.
— Quel est, dit Candide, ce gros cochon qui me disait tant
de mal de la pièce où j'ai tant pleuré, et des acteurs qui m'ont
fait tant de plaisir? — C'est un mal-vivant, répondit l'abbé, qui
gagne sa vie à dire du mal de toutes les pièces et de tous les
livres; il liait quiconque réussit, comme les eunuques haïssent
les jouissants; c'est un de ces serpents de la littérature qui se
nourrissent de fange et de venin ; c'est un folliculaire. — Qu'ap-
pelez-vous folliculaire? dit Candide. — C'est, dit l'abbé, un fai-
seur de feuilles, un Fréron. »
C'est ainsi que Candide, Martin, et le Péri gourdin, raison-
naient sur l'escalier, en voyant défiler le monde au sortir de la
pièce. « Quoique je sois très-empressé de revoir M"^ Cunégonde,
dit Candide, je voudrais pourtant souper avec M"'' Clairon, car elle
m'a paru admirable. »
L'abbé n'était pas homme à approcher de M"^ Clairon, qui ne
voyait que bonne compagnie. « Elle est engagée pour ce soir, dit-il ;
mais j'aurai l'honneur de vous mener chez une dame de quahté, et
là vous connaîtrez Paris comme si vous y aviez été quatre ans. »
Candide, qui était naturellement curieux, se laissa mener
chez la dame, au fond du faubourg Saint-IIonoré ; on y était
occupé d'un pharaon ; douze tristes pontes tenaient chacun eu
main un petit livre de cartes, registre cornu do leurs infortunes.
Un profond silence régnait, la pûleur était sur le front des pontes,
l'inquiétude sur celui du banquier; et la dame du logis, assise
auprès de ce banquier impitoyable, remarquait avec des yeux de
lynx tous les parolis, tous les sept-et-le-va de campagne, dont
chaque joueur cornait ses cartes ; elle les faisait décorner avec
1. Feu Decroi\ proposait, au lieu do môme, de mettre ici comme. Je n'ai
trouv6 cette version dans aucune édition. (H.)
CHAPITRE XXII. 191
une attention sévère, mais polie, et ne se fâchait point, de peur
(le perdre ses pratiques. La dame se faisait appeler la marquise
de Parolignac. Sa iille, âgée de quinze ans, était au nombre des
pontes, et avertissait d'un clin d'œil des friponneries de ces pau-
vres gens qui tftcliaient de réparer les cruautés du sort. L'abbé
périgourdin, Candide, et Martin, entrèrent; personne ne se leva,
ni les salua, ni les regarda ; tous étaient profondément occupés de
leurs cartes, u M'"-^ la baronne de Thunder-ten-tronckh était plus
civile, » dit Candide.
Cependant l'abbé s'approcha de l'oreille de la marquise, qui
se leva à moitié, honora Candide d'un sourire gracieux, et Martin
d'un air de tête tout à fait noble ; elle fit donner un siège et un
jeu de cartes à Candide, qui perdit cinquante mille francs en deux
tailles : après quoi on soupa très-gaiement ; et tout le monde
était étonné que Candide ne fût pas ému de sa perte ; les laquais
disaient entre eux, dans leur langage de laquais: « Il faut que
ce soit quelque milord anglais. »
Le souper fut comme la plupart des soupers de Paris, d'abord
du silence, ensuite un bruit de paroles qu'on ne distingue point,
puis des plaisanteries dont la plupart sont insipides, de fausses
nouvelles, de mauvais raisonnements, un peu de politique, et
beaucoup de médisance : on parla même de livres nouveaux.
« Avez-vous vu, dit l'abbé périgourdin, le roman du sieur Gau-
cliat, docteur en théologie? — Oui, répondit un des convives ;
mais je n'ai pu l'achever. Nous avons une foule d'écrits imperti-
nents ; mais tous ensemble n'approchent pas de l'impertinence
de Gauchat, docteur en théologie^; je suis si rassasié de cette
immensité de détestables livres qui nous inondent que je me
suis mis à ponter au pharaon. — Et les Mélanges de l'archidiacre
Trublet, qu'en dites-vous? dit l'abbé. — Ah! dit M'"" de Paro-
lignac, l'ennuyeux mortel! comme il vous dit curieusement ce
que tout le monde sait! comme il discute pesamment ce qui ne
Taut pas la peine d'être remarqué légèrement ! comme il s'ap-
proprie, sans esprit, l'esprit des autres! comme il gâte ce qu'il
pille ! comme il me dégoûte ! mais il ne me dégoûtera plus ; c'est
assez d'avoir lu quelques pages de l'archidiacre. »
1. Il faisait un mauvais ouvrage intitulé Lettres sur quelques écrits de ce
temjis. On lui donna une abbaye, et il fut plus richement l'écompensé que s'il avait
fait V Esprit des lois, et résolu le problème de la précession des équinoxes. (K.)
— C'est d'Alembert qui a résolu le problème de la précession des équinoxes :
voyez, tome XV, la note des éditeurs sur le chapitre xliii du Précis du Siècle
de Louis XV.
192 CANDIDE, OU L'OPTIMISME.
Il y avait à table un homme savant et de goût qui appuya ce
que disait la marquise. On parla ensuite de tragédies ; la dame
demanda pourquoi il y avait des tragédies qu'on jouait quelque-
fois, et qu'on ne pouvait lire. L'homme de goût expliqua très-
bien comment une pièce pouvait avoir quelque intérêt, et n'avoir
presque aucun mérite ; il prouva en peu de mots que ce n'était pas
assez d'amener une ou deux de ces situations qu'on trouve dans
tous les romans, et qui séduisent toujours les spectateurs; mais
qu'il faut être neuf sans être bizarre, souvent sublime et toujours
naturel, connaître le cœur humain et le faire parler; être grand
poète, sans que jamais aucun personnage de la pièce paraisse
poète; savoir parfaitement sa langue, la parler avec pureté,
avec une harmonie continue, sans que jamais la rime coûte rien
au sens. « Quiconque, ajouta-t-il, n'observe pas toutes ces règles
peut faire une ou deux tragédies applaudies au théâtre, mais il
ne sera jamais compté au rang des bons écrivains ; il y a très-
peu de bonnes tragédies : les unes sont des idylles en dialogues
bien écrits et bien rimes ; les autres, des raisonnements poli-
tiques qui endorment, ou des amplifications qui rebutent ; les
autres, des rêves d'énergumène, en style barbare, des propos
interrompus, de longues apostrophes aux dieux, parce qu'on ne
sait point parler aux hommes, des maximes fausses, des lieux
communs ampoulés, »
Candide écouta ce propos avec attention, et conçut une
grande idée du discoureur ; et, comme la marquise avait eu soin
de le placer à côté d'elle, il s'approcha de son oreille, et prit la
liberté de lui demander qui était cet homme qui parlait si bien.
« C'est un savant, dit la dame, qui ne ponte point, et que l'abbé
m'amène quelquefois à souper : il se connaît parfaitement en
tragédies et en livres, et il a fait une tragédie sifflée, et un livre
dont on n'a jamais vu hors de la boutique de son libraire qu'un
exemplaire, qu'il m'a dédié. — Le grand homme! dit Candide, c'est
un autre Pangloss. »
Alors, se tournant vers lui, il lui dit : a {Monsieur, vous pensez,
sans doute, que tout est au mieux dans le monde physique et
dans le moral, et que rien ne pouvait être autrement? — Moi,
monsieur, lui répondit le savant, je ne pense rien de tout cela :
je trouve que tout va de travers chez nous ; que personne ne sait
ni quel est son rang, ni (luelle est sa charge, ni ce qu'il fait, ni
ce qu'il doit faire, et qu'excepté le souper, qui est assez gai, et
où il paraît assez d'union, tout le reste du temps se passe en
querelles impertinentes : jansénistes contre molinistes, gens du
CIIAI'ITUE XXII. 493
parlement contre gens d'église, gens de lettres contre gens de
lettres, courtisans contre courtisans, financiers contre le peuple,
femmes contre maris, parents contre parents; c'est une guerre
jjternelle. )> '
Càndidelui répliqua : « J'ai vu pis : mais un sage, qui depuis
a eu le malheur dctre pendu, m'apprit que tout cela est à
merveille : ce sont des ombres à un beau tableau. — Votre
pendu se moquait du monde, dit Martin ; vos ombres sont des
taches horribles. — Ce sont les hommes qui font les taches, dit
Candide, et ils ne peuvent pas s'en dispenser. — Ce n'est donc
pas leur faute, dit Martin. » La plupart des pontes, qui n'enten-
daient rien à ce langage, buvaient ; et Martin raisonna avec le
savant, et Candide raconta une partie de ses aventures à la dame
du logis.
Après souper, la marquise mena Candide dans son cabi-
net, et le fit asseoir sur un canapé. « Eh bien ! lui dit-elle, vous
aimez donc toujours éperdument M"« Cunégonde de Thunder-
ten-tronckh? — Oui madame», répondit Candide. La marquise
lui répliqua avec un souris tendre : « Vous me répondez comme
un jeune homme de Vestphalie ; un Français m'aurait dit : Il est
vrai que j'ai aimé M"*^ Cunégonde; mais, en vous voyant, madame,
je crains de ne la plus aimer. — Hélas! madame, dit Candide,
je répondrai comme vous voudrez. — Votre passion pour elle,
dit la marquise, a commencé en ramassant son mouchoir ; je
veux que vous ramassiez ma jarretière. — De tout mon cœur»,
dit Candide ; et il la ramassa. « Mais je veux que vous me la
remettiez », dit la dame ; et Candide la lui remit. « Voyez-vous,
dit la dame, vous êtes étranger ; je fais quelquefois languir mes
amants de Paris quinze jours, mais je me rends à vous dès la
première nuit, parce qu'il faut faire les honneurs de son pays à
un jeune homme de Vestphalie. » La belle, ayant aperçu deux
énormes diamants aux deux mains de son jeune étranger, les
loua de si bonne foi que des doigts de Candide ils passèrent aux
doigts de la marquise.
Candide, en s'en retournant avec son abbé périgourdin,
sentit quelques remords d'avoir fait une infidélité à M"'' Cuné-
gonde. M. l'abbé entra dans sa peine; il n'avait qu'une légère
part aux cinquante mille livres perdues au jeu par Candide, et à
la valeur des deux brillants moitié donnés, moitié extorqués. Son
dessein était de profiter, autant qu'il le pourrait, des avantages
que la connaissance de Candide pouvait lui procurer. Il lui parla
beaucoup de Cunégonde, et Candide lui dit qu'il demanderait
21. — Romans. 13
194 CANDIDE, OU L'OPTIMISME.
bien pardon à cette belle de son infidélité, quand il la verrait à
Venise.
Le Périgoiirdin redoublait de politesses et d'attentions, et pre-
nait un intérêt tendre à tout ce que Candide disait, à tout ce
qu'il faisait, à tout ce qu'il voulait faire.
« Vous avez donc, monsieur, lui dit-il, un rendez-vous à Venise ?
— Oui, monsieur l'abbé, dit Candide ; il faut absolument que
j'aille trouver M^'*" Cunégonde. » Alors, engagé par le plaisir de
parler de ce qu'il aimait, il conta, selon son usage, une partie de
ses aventures avec cette illustre Vestphalienne.
« Je crois, dit l'abbé, que M"« Cunégonde a bien de l'esprit,
et qu'elle écrit des lettres charmantes. — Je n'en ai jamais
reçu, dit Candide ; car, figurez-vous qu'ayant été chassé du
château pour l'amour d'elle, je ne pus lui écrire ; que bientôt
après j'appris qu'elle était morte, qu'ensuite je la retrouvai, et que
je la perdis, et que je lui ai envoyé à deux mille cinq cents lieues
d'ici un exprès dont j'attends la réponse, »
L'abbé écoutait attentivement, et paraissait un peu rêveur. U
prit bientôt congé des deux étrangers, après les avoir tendrement
embrassés. Le lendemain Candide reçut à son réveil une lettre
conçue en ces termes :
u Monsieur mon très-cher amant, il y a huit jours que je suis
malade en cette ville ; j'apprends que vous y êtes. Je volerais dans
vos bras si je pouvais remuer. J'ai su votre passage à Bordeaux;
j'y ai laissé le fidèle Cacambo et la vieille, qui doivent bientôt me
suivre. Le gouverneur de Buénos-Ayres a tout pris, mais il me
reste votre cœur. Venez ; votre présence me rendra la vie ou me
fera mourir de plaisir. »
Cette lettre charmante, cette lettre inespérée, transporta Can-
dide d'une joie inexprimable ; et la maladie de sa chère Cuné-
gonde l'accabla de douleur. Partagé entre ces deux sentiments,
il prend son or et ses diamants, et se fait conduire avec Mar-
tin à l'hôtel où M''-^ Cunégonde demeurait. Il entre en trem-
blant d'émotion, son cœur palpite, sa voix sanglote ; il veut
ouvrir les rideaux du lit ; il veut faire apporter de la lumière.
{( (iardez-vous-en bien, lui dit la suivante ; la lumière la tue »; et
soudain elle referme le rideau. (( Ma chère Cunégonde, dit Can-
dide en pleurant, comment vous portez-vous? si vous ne pouvez
me voir, parlez-moi du moins. — Elle ne peut parler, dit la sui-
vante. » La dame alors tire du lit une main potelée que Candide
arrose longtemps de ses larmes, et qu'il remplit ensuite de dia-
mants, en laissant un sac plein d'or sur le fauteuil.
CHAPITRE XXII. 493
Au milieu de ses transports arrive un exempt suivi de l'abbé
périgourdin et d'une escouade. « Voilà donc, dit-il, ces deux
étrangers suspects?» Il les fait incontinent saisir, et ordonne à
ses braves de les traîner en prison, a Ce n'est pas ainsi qu'on traite
les voyageurs dans Eldorado, dit Candide. — Je suis plus mani-
chéen que jamais, dit Martin. — Mais, monsieur, où nous menez-
vous? dit Candide, — Dans un cul de basse-fosse », dit l'exempt.
Martin, ayant repris son sang-froid, jugea que la dame qui se
prétendait Cunégonde était une friponne, monsieur l'abbé péri-
gourdin un fripon qui avait abusé au plus vite de l'innocence de
Candide, et l'exempt un autre fripon dont on pouvait aisément
se débarrasser.
Plutôt que de s'exposer aux procédures de la justice, Candide,
éclairé par son conseil, et d'ailleurs toujours impatient de revoir
la véritable Cunégonde, propose à l'exempt trois petits diamants
d'environ trois mille pistoles chacun, a Ah! monsieur, lui dit
l'homme au bâton d'ivoire, eussiez-vous commis tous les crimes
imaginables, vous êtes le plus honnête homme du monde. Trois
diamants! chacun de trois mille pistoles I Monsieur! je me ferais
tuer pour tous, au lieu de vous mener dans un cachot. On arrête
tous les étrangers, mais laissez-moi faire; j'ai un frère à Dieppe
en Normandie; je vais vous y mener; et si vous avez quelque
diamant à lui donner, il aura soin de vous comme moi-même.
— Et pourquoi arrête-t-on tous les étrangers? » dit Candide,
L'abbé périgourdin prit alors la parole, et dit : « C'est parce
qu'un gueux du pays d'Atrébatie ' a entendu dire des sottises:
cela seul lui a fait commettre un parricide, non pas tel que celui
de 1610 au mois de mai -, mais tel que celui de 1594 au mois de
décembre ', et tel que plusieurs autres commis dans d'autres
années et dans d'autres mois par d'autres gueux qui avaient
entendu dire des sottises, »
L'exempt alors expliqua de quoi il s'agissait, « Ah ! les mons-
tres! s'écria Candide ; quoi! de telles horreurs chez un peuple qui
danse et qui chante! Ne pourrai-je sortir au plus vite de ce pays
où des singes agacent des tigres? J'ai vu des ours dans mon pays;
1. Artois. Damiens était né à Arras, capitale de l'Artois. (K.) — L'attentat
de Damiens est du 5 janvier 1757; voyez, tome XV, le chapitre xxxvii du Précis
du Siècle de Louis XV; et tome XVI, page 92.
2. Le 14 mai 1610 est le jour de l'assassinat de Henri IV par Ravaillac; voyez
tome XII, page 559.
3. Le 27 décembre 1594, Jean Châtel, élève des jésuites, donna un coup de
couteau à Henri IV; voyez tome XII, page 556.
196 CANDIDE, OU L'OPTIMISME.
je n'ai vu des hommes que dans le Dorado. Au nom de Dieu,
monsieur l'exempt, menez-moi à Venise, où je dois attendre
M"* Cunégonde. — Je ne peux vous mener qu'en Basse-Norman-
die, dit le barigel ^ » Aussitôt il lui fait ôter ses fers, dit qu'il s'est
mépris, renvoie ses gens, emmène à Dieppe Candide et Martin, et
les laisse entre les mains de son frère. Il y avait un petit vaisseau
hollandais à la rade. Le Normand, à l'aide de trois autres dia-
mants, devenu le plus serviable des hommes, embarque Candide
et ses gens dans le vaisseau qui allait faire voile pour Portsmouth
en Angleterre. Ce n'était pas le chemin de Venise ; mais Candide
croyait être délivré de l'enfer; et il comptait bien reprendre la
route de Venise à la première occasion.
CHAPITRE XXIII.
CANDIDE ET MARTIN VONT SLR LES CÔTES D'ANGLETERRE;
CE qu'ils y voient.
(( Ah! Pangloss! Pangloss! Ah! Martin! Martin! Ah! ma chère
Cunégonde! qu'est-ce que ce monde-ci? disait Candide sur le
vaisseau hollandais. — Quelque chose de bien fou et de bien
abominable, répondait Martin. — Vous connaissez l'Angleterre;
y est-on aussi fou qu'en France? — C'est une autre espèce de
folie, dit Martin. Vous savez que ces deux nations sont en guerre
pour quelques arpents de neige vers le Canada', et qu'elles
dépensent pour cette belle guerre beaucoup plus que tout le
Canada ne vaut. De vous dire précisément s'il y a plus de gens
à lier dans un pays que dans un autre, c'est ce que mes faibles
lumières ne me permettent pas ; je sais seulement qu'en général
les gens que nous allons voir sont fort atrabilaires. »
En causant ainsi ils abordèrent à Porstmouth; une multitude
de peuple couvrait le rivage, et regardait attentivement un assez
gros homme qui était à genoux, les yeux bandés, sur le tillac
d'un des vaisseaux de la flotte; quatre soldats, postés vis-à-vis de
cet homme, lui tirèrent chacun trois balles dans le crâne, le plus
paisiblement du monde; et toute l'assemblée s'en retourna extrê-
mement satisfaite ^ « Qu'est-ce donc que tout ceci? dit Candide;
1. Chef de sbires.
2. Voyez, tome \V, le Précis du Siècle de Louis AT, chapilro xxxv.
.3. L'ainital Ryn;^. M. de Voltaire ne le connaissait pas, et fit des efforts pour
le sauver. Il n'ubhorruil pus moins les atrocités politiques que les atrocités théo-
CHAPITRE XXIV. 497
et quel démon exerce partout son empire? » Il demanda qui était
ce gros homme qu'on venait de tuer en cérémonie. <( C'est un
amiral, lui répondit-on. — Et pourquoi tuer cet amiral? — C'est,
lui dit-on, parce qu'il n'a pas fait tuer assez de monde; il a livré
un combat à un amiral français ', et on a trouvé qu'il n'était pas
assez près de lui. — Mais, dit Candide, l'amiral français était
aussi loin de l'amiral anglais que celui-ci l'était de l'autre! — Cela
est incontestable, lui répliqua-t-on ; mais dans ce pays-ci il est
bon de tuer de temps en temps un amiral jour.encourager les
autres.--» ~ "~
Candide fut si étourdi et si clioqué de ce qu'il voyait et de ce
qu'il entendait qu'il ne voulut pas seulement mettre pied à terre,
et qu'il fit son marché avec le patron hollandais (dût-il le voler
comme celui de Surinam) pour le conduire sans délai à Venise.
Le patron fut prêt au bout de deux jours. On côtoya la France ;
on passa à la vue de Lisbonne, et Candide frémit ^ On entra
dans le détroit et dans la Méditerranée; enfin on aborda à Venise.
« Dieu soit loué! dit Candide, en embrassant .Martin ; c'est ici que
je reverrai la belle Cunégonde. Je compte sur Cacambo comme
sur moi-même. Tout est bien, tout va bien, tout va le mieux qu'il
soit possible. »
CHAPITRE XXIY.
DE PAQUETTE. ET D F. FRÈRE GIROFLÉE.
Dès qu'il fut à Venise, il fit chercher Cacambo dans tous les
cabarets, dans tous les cafés, chez toutes les filles de joie, et ne
le trouva point. Il envoyait tous les jours à la découverte de tous
les vaisseaux et de toutes les barques : nulles nouvelles de Ca-
cambo. « Quoi! disait-il à Martin, j'ai eu le temps de passer de
Surinam à Bordeaux, d'aller de Bordeaux à Paris, de Paris à
Dieppe, deDieppeàPortsmouth, de côtoyer le Portugal et l'Espagne,
de traverser toute la Méditerranée, de passer quelques mois à
Venise ; et la belle Cunégonde n'est point venue ! Je n'ai rencontré
au lieu d'elle qu'une drôlesse et un abbé périgourdin ! Cunégonde
logiques; et il savait que Bjng était une victime que les ministres anglais sacri-
fiaient à l'ambition de garder leurs places. (K.) — L'amiral Byng fut exécuté
le 14 mars 1757 ; voyez tome XV, le chapitre xxxi du Précis du Siècle de
Louis XV.
1. Combat près de Minorque, livré à l'amiral La Galissonnière.
2. Voyez le chapitre ix.
198 CANDIDE, OU L'OPTIMISME.
est morte, sans doute ; je n'ai plus qu'à mourir. Ah ! il valait mieux
rester dans le paradis du Dorado que de revenir dans cette mau-
dite Europe. Que vous avez raison, mon cher Martin ! tout n'est
qu'illusion et calamité. »
Il tomha dans une mélancolie noire, et ne prit aucune part à
l'opéra alla mocla, ni aux autres divertissements du carnaval ; pas
une dame ne lui donna la moindre tentation. Martin lui dit:
u Vous êtes hien simple, en vérité, de vous figurer qu'un valet
métis qui a cinq ou six millions dans ses poches ira chercher
votre maîtresse au hout du monde, et vous l'amènera à Venise.
Il la prendra pour lui, s'il la trouve ; s'il ne la trouve pas, il en
prendra une autre : je vous conseille d'ouhlier votre valet Cacambo
et votre maîtresse Cunégonde. » Martin n'était pas consolant.
La mélancolie de Candide augmenta, et Martin ne cessait de
*ri*ui prouver qu'il y avait peu de vertu et peu de bonheur sur la
\terre; excepté peut-être dans Eldorado \ où personne ne pouvait
aller.
^ En disputant sur cette matière importante, et en attendant
Cunégonde, Candide aperçut un jeune théatin dans la place Saint-
Marc, qui tenait sous le bras une fille. Le théatin paraissait frais,
potelé, vigoureux; ses yeux étaient brillants, son air assuré, sa
mine haute, sa démarche fière. La fille était très-jolie, et chantait ;
elle regardait amoureusement son théatin, et de temps en temps
lui pinçait ses grosses joues. « Vous m'avouerez du moins, dit
Candide à Martin, que ces gens-ci sont heureux. Je n'ai trouvé
jusqu'à présent dans toute la terre habitable, excepté dans Eldo-
rado, que des infortunés; mais pour cette fille et ce théatin, je
gage que ce sont des créatures très-heureuses. — Je gage que
non, dit Martin. — Il n'y a qu'à les prier à dîner, dit Candide, et
vous verrez si je me trompe. »
Aussitôt il les aborde, il leur fait son compliment, et les invite
à venir à son hôtellerie manger des macaronis, des perdrix de
Lombardie, des œufs d'esturgeon, et à boire du vin de Montepul-
ciano, du lacryma-christi, du Chypre, et du samos. La demoiselle
rougit, le théatin accepta la partie, et la fille le suivit en regar-
dant Candide avec des yeux de surprise et de confusion, qui furent
obscurcis de quelques larmes. A peine fut-elle entrée dans la
chambre de Candide, qu'elle lui dit : « Eh quoi! monsieur Can-
dide ne reconnaît plus Paquette! »
A ces mots. Candide, qui ne l'avait pas considérée jusque-là
1. Voyez cliiipitrc xviii.
CHAPITRE XXIV. 199
avec attention, parce qu'il n'était occupé que de Ciinégonde, lui
(lit : <c Hélas ! ma pauvre enfant, c'est donc aous qui avez mis le
docteur Pangloss dans le bel état où je l'ai vu?
— Hélas ! monsieur, c'est moi-même, ditPaquette; je vois que
vous êtes instruit de tout. J'aisulesmallieurs épouvantables arri-
vés à toute la maison de madame la baronne et à la belle Cuné-
gonde. Je vous jure que ma destinée n'a guère été moins triste.
J'étais fort innocente quand vous m'avez vue. Un cordelier, qui
était mon confesseur, me séduisit aisément. Les suites en furent
affreuses ; je fus obligée de sortir du château quelque temps après
que monsieur le baron vous eut renvoyé à grands coups de pied
dans le derrière. Si un fameux médecin n'avait pas pris pitié de moi,
j'étais morte. Je fus quelque temps par reconnaissance la maî-
tresse de ce médecin. Sa femme, qui était jalouse à la rage, me
battait tous les jours impitoyablement ; c'était un furie. Ce médecin
était le plus laid de tous les hommes, et moi la plus malheureuse
de toutes les créatures d'être battue continuellement pour un
homme que je n'aimais pas. Vous savez, monsieur, combien il est
dangereux pour une femme acariâtre d'être l'épouse d'un médecin.
Celui-ci, outré des procédés de sa femme, lui donna un jour,
pour la guérir d'un petit rhume, une médecine si efficace qu'elle
en mourut en deux heures de temps dans des convulsions hor-
ribles. Les parents de madame intentèrent à monsieur un procès
criminel; il prit la fuite, et moi, je fus mise en prison. Mon
innocence ne m'aurait pas sauvée si je n'avais été un peu jolie.
Le juge m'élargit, à condition qu'il succéderait au médecin. Je fus
bientôt supplantée par une rivale, chassée sans récompense, et
obligée de continuer ce métier abominable qui vous paraît si
plaisant à vous autres hommes, et qui n'est pour nous qu'un
abîme de misère. J'allai exercer la profession à Venise. Ahl mon-
sieur, si vous pouviez vous imaginer ce que c'est que d'être obligée
de caresser indifféremment un vieux marchand, un avocat, un
moine, un gondolier, un abbé ; d'être exposée k toutes les insultes,
à toutes les avanies ; d'être souvent réduite à emprunter une jupe
pour aller se la faire lever par un homme dégoûtant; d'être volée
par l'un de ce qu'on a gagné avec l'autre ; d'être rançonnée par les
officiers de justice, et de n'avoir en perspective qu'une vieillesse
affreuse, un hôpital, et un fumier, vous concluriez que je suis
une des plus malheureuses créatures du monde. »
Paquette ouvrait ainsi son cœur au bon Candide, dans un
cabinet, en présence de Martin, qui disait à Candide : « Vous
voyez que j'ai déjà gagné la moitié de la gageure. »
200 CANDIDE, OU L'OPTIMISME.
Frère Giroflée était resté dans la salle à manger, et buvait un
coup en attendant le dîner. « Mais, dit Candide à Paquette, vous
aviez l'air si gai, si content, quand je vous ai rencontrée; vous
chantiez, vous caressiez le théatin avec une complaisance natu-
relle ; vous m'avez paru aussi heureuse que vous prétendez être
infortunée. — Ah! monsieur, répondit Paquette, c'est encore là
une des misères du métier. J'ai été hier volée et battue par un
officier, et il faut aujourd'hui que je paraisse de bonne humeur
pour plaire à un moine. »
Candide n'en voulut pas davantage ; il avoua que Martin avait
raison. On se mit à table avec Paquette et le théatin : le repas fut
assez amusant, et sur la fin on se parla avec quelque confiance.
(( Mon père, dit Candide au moine, vous me paraissez jouir d'une
destinée que tout le monde doit envier ; la fleur de la santé brille
sur votre visage, votre physionomie annonce le bonheur; vous
avez une très-jolie fille pour votre récréation, et vous paraissez
très-content de votre état de théatin.
— Ma foi, monsieur, dit frère Giroflée, je voudrais que tous
les théatins fussent au fond de la mer. J'ai été tenté cent fois de
mettre le feu au couvent, et d'aller me faire turc. Mes parents me
forcèrent, à l'âge de quinze ans, d'endosser cette détestable robe,
pour laisser plus de fortune à un maudit frère aîné, que Dieu con-
fonde! La jalousie, la discorde, la rage, habitent dans le couvent.
Il est vrai que j'ai prêché quelques mauvais sermons qui m'ont
valu un peu d'argent dont le prieur me vole la moitié : le reste
me sert à entretenir des filles ; mais quand je rentre le soir dans
le monastère, je suis prêt à me casser la tête contre les murs du
dortoir; et tous mes confrères sont dans le même cas. »
Martin se tournant vers Candide avec son sang-froid ordinaire :
« Eh bien! lui dit-il, n'ai-je pas gagné la gageure tout entière? »
Candide donna deux mille piastres à Paquette, et mille piastres
à frère Giroflée. « Je vous réponds, dit-il, qu'avec cela ils seront
heureux, — Je n'en crois rien du tout, dit Martin ; vous les ren-
drez peut-être avec ces piastres beaucoup plus malheureux encore.
— Il en sera ce qui pourra, dit Candide ; mais une chose me con-
sole, je vois qu'on retrouve souvent les gens qu'on ne croyait
jamais retrouver: il se pourra bien faire qu'ayant rencontré mon
mouton rouge et Paquette, je rencontre aussi Cunégonde. — Je
souhaite, dit Martin, qu'elle fasse un jour votre bonheur; mais
c'est de quoi je doute fort. — Vous êtes bien dur, dit Candide. —
C'est que j'ai vécu, dit Martin. — Mais regardez ces gondoliers,
dit Candide ; ne chantent-ils pas sans cesse? — Vous ne les voyez
CHAPITRE XXV. 201
pas dans leur ménage, avec leurs femmes et leurs marmots d'en-
fants, dit Martin. Le doge a ses chagrins, les gondoliers ont les
leurs. Il est vrai qu'à tout prendre le sort d'un gondolier est pré-
férable à celui d'un doge; mais je crois la différence si médiocre
que cela ne vaut pas la peine d'être examiné.
— On parle, dit Candide, du sénateur Pococurante, qui de-
meure dans ce beau palais sur la Brenta, et qui reçoit assez bien
les étrangers. On prétend que c'est un homme qui n'a jamais
eu de chagrin. — Je voudrais voir une espèce si rare », dit Martin.
Candide aussitôt fit demander au seigneur Pococurante la per-
mission de venir le voir le lendemain.
CHAPITRE XXV.
VISITE CHEZ LE SEIONEIP. POCOCURANTE, NOBLE VÉNITIEN.
Candide et Martin allèrent en gondole sur la Brenta , et arri-
vèrent au palais du noble Pococurante. Les jardins étaient bien
entendus, et ornés de belles statues de marbre; le palais, d'une
belle architecture. Le maître du logis, homme de soixante ans,
fort riche, reçut très-poliment les deux curieux, mais avec très-
peu d'empressement, ce qui déconcerta Candide, et ne déplut
point à Martin.
D'abord deux filles jolies et proprement mises servirent du
chocolat, qu'elles firent très-bien mousser. Candide ne put s'em-
pêcher de les louer sur leur beauté, sur leur bonne grâce, et sur
leur adresse. « Ce sont d'assez bonnes créatures, dit le sénateur
Pococurante ; je les fais quelquefois coucher dans mon lit : car je
suis bien las des dames de la ville, de leurs coquetteries, de leurs
jalousies, de leurs querelles, de leurs humeurs, de leurs peti-
tesses, de leur orgueil, de leurs sottises, et des sonnets qu'il faut
faire ou commander pour elles; mais, après tout, ces deux filles
commencent fort à m'eunuyer. »
Candide, après le déjeuner, se promenant dans une longue
galerie, fut surpris de la beauté des tableaux.. H demanda de quel
maître étaient les deux premiers. « Ils sont de Baphaèl, dit le
sénateur ; je les achetai fort cher par vanité, il y a quelques années;
on dit que c'est ce qu'il y a de plus beau en Italie, mais ils ne me
plaisent point du tout : la couleur en est très-rembrunie, les figures
ne sont pas assez arrondies, et ne sortent point assez ; les drape-
ries ne ressemblent en rien à une étotTe : en un mot, quoi qu'on
202 CANDIDE, OU L'OTTIMISME.
en dise, je ne trouve point là une imitation vraie de la nature.
Je n'aimerai un tabteau que quand je croirai voir la nature elle-
même : il n'y en a point de cette espèce. J'ai beaucoup de tableaux,
mais je ne les regarde plus. »
Pococurante, en attendant le dîner, se fit donner un concerto.
Candide trouva ja musique délicieuse. « Ce bruit, dit Pococurante,
peut amuser une demi-heure; mais s'il dure plus longtemps, il
fatigue tout le monde, quoique personne n'ose l'avouer. La
musique aujourd'hui n'est plus que l'art d'exécuter des choses
difficiles, et ce qui n'est que difficile ne plaît point à la longue.
« J'aimerais peut-être mieux J^op^ra^ si on n'avait pas trouvé
le secret d'en faire un monstre qui me révolte. Ira voir qui voudra
de mauvaises tragédies en musique, où les scènes ne sont faites
que pour amener très-mal à propos deux ou trois chansons ridi-
cules qui font valoir le gosier d'une actrice; se pâmera de plaisir
qui voudra ou qui pourra, en voyant un châtré fredonner le rôle
de César et de Caton, et se promener d'un air gauche sur des
planches ; pour moi, il y a longtemps que j'ai renoncé à ces pau-
vretés, qui font aujourd'hui la gloire de l'Italie, et que des souve-
rains payent si chèrement. » Candide disputa un peu, mais avec
discrétion. Martin fut entièrement de l'avis du sénateur.
On se mit à table; et, après un excellent dîner, on entra dans
la bibliothèque. Candide, en voyant unJHj^mèi'e magnifiquement
relié, loua l'illustrissime sur son bon goût, a Voilà, dit-ii,un livre
qui faisait les délices du grand Pangloss, le meilleur philosophe
de l'Allemagne. — Il ne fait pas les miennes, dit froidement
Pococurante ; on me fit accroire autrefois que j'avais du plaisir
en le lisant; mais cette répétition continuelle de combats qui se
ressemblent tous, ces dieux qui agissent toujours pour ne rien
faire de décisif, cette Hélène qui est le sujet de la guerre, et qui
à peine est une actrice de la pièce ; cette Troie qu'on assiège, et
qu'on ne prend point: tout cela me causait le plus mortel ennui.
J'ai demandé quelquefois à des savants s'ils s'ennuyaient autant
que moi à cotte lecture : tous les gens sincères m'ont avoué que
le livre leur tombait des mains, mais qu'il fallait toujours l'avoir
dans sa bibliothèque, comme un monument de l'antiquité, et
comme ces médailles rouillées qui ne peuvent être de com-
merce.
— Votre Excellence ne pense pas ainsi de Vir^nc? dit Candide.
— Je conviens, dit Pococurante, que le second, le quatrième et le
sixième livre de son Enéide, sont excellents ; mais pour son pieux
Énée, et le fort Cloanthe, et l'ami Achates, et le petit Ascanius, et
CHAPITRE XXV. 203
rimbécile roi Latiims, et la bourgeoise Amata, et riiisipidc Lavi-
nia, je ne crois pas qu'il y ait rioii de si froid et de ûlus^désa::,
gréalde. J'aime mieux le Tasse et les coûtes à dormir debout de
l'Ariosté,
— Oserais-je vous demander, monsieur, dit Candide, si vous
n'avez pas un grand plaisir à lire H.ai'aç.e? — Il y a des maximes,
dit Pococurante, dont un homme du monde peut faire son profit,
et qui, étant resserrées dans des vers énergiques, se gravent plus
aisément dans la mémoire ; mais je me soucie fort peu de son
voyage à Brindes, et de sa description d'un mauvais diner, et de
la querelle de croclieteurs entre je ne sais quel Pupilus' dont les
paroles, dit-il, étaient pleines de pus, et un autre dont les paroles
étaient du vinaigre^. Je n'ai lu qu'avec un extrême dégoût ses vers
grossiers contre des vieilles et contre des sorcières ; et je ne vois
pas quel mérite il peut y avoir à dire à son ami Mecenas que, s'il
est mis par lui au rang des poètes lyriques, il frappera les astres
de son front sublime*. Les sots admirent tout dans un auteur
estimé. Je ne lis que pour moi : je n'aime que ce qui est à mon
usage. » Candide, qui avait été élevé à ne jamais juger de rien
par lui-même, était fort étonné de ce qu'il entendait ; et Martin
trouvait la façon de penser de Pococurante assez raisonnable.
« Oh! voici un^cérpnj dit Candide; pour ce grand homme-
là, je pense que vous ne vous lassez point de le lire. — Je ne le
lis jamais, répondit le Vénitien. Que m'importe qu'il ait plaidé
pour Piabirius ou pour Cluentius? J'ai bien assez des procès que
je juge; je me serais mieux accommodé de ses œuvres philoso-
phiques ; mais quand j'ai vu qu'il doutait de tout, j'ai conclu que
j'en savais autant que lui, et que je n'avais besoin de personne
pour être ignorant.
— Ah! voilà quatre-vingts volumes de recueils d'une académie
des sciences, s'écria Martin : il se peut qu'il y ait là du bon. — II
y en aurait, dit Pococurante, si un seul des auteurs de ces fatras
avait inventé seulement l'art de faire des épingles ; mais il n'y a
dans tous ces livres que de vains systèmes, et pas une seule chose
utile.
— Que de pièces de théâtre je vois là, dit Candide, en italien.
1. Ce n'est pas Pupilus, mais Rupilius, que nomme Horace, li^Te I*"", satire vu,
vers 1 :
Rupilî pus atque veneaum.
2. Italo perfusus aceto, dit Horace dans la même pièce, vers 32.
3. Horace, odes, I, i.
204 CANDIDE, OU L'OPTIMISME.
en espagnol, en français! — Oui, dit le sénateur, il y en a trois
mille, et pas trois douzaines de bonnes. Pour ces recueils de ser-
mons, qui tous ensemble ne valent pas une page de Sénèque, et
tous ces gros volumes de théologie, vous pensez bien que je ne
les ouvre jamais, ni moi, ni personne. »
Martin aperçut des rayons chargés de livres anglais, a Je crois,
dit-il, qu'un républicain doit se plaire à la plupart de ces ouvrages
écrits si librement. — Oui, répondit Pococurante; il est beau d'é-
crire ce qu'on pense : c'est le privilège de l'homme. Dans toute
notre Italie, on n'écrit que ce qu'on ne pense pas ; ceux qui habi-
tent dans la patrie des Césars et des Antonins n'osent avoir une
idée sans la permission d'un jacobin. Je serais content de la hberté
qui inspire les génies anglais si la passion et l'esprit de parti
ne corrompaient pas tout ce que cette précieuse liberté a d'esti-
mable. »
Candide, apercevant un jAIilton, lui demanda s'il ne regardait
pas cet auteur comme un grand homme. « Qui? dit Pococurante,
ce barbare qui fait un long commentaire du premier chapitre
de la Genèse, en dix livres de vers durs? ce grossier imitateur des
Grecs, qui défigure la création, et qui, tandis que Moïse repré-
sente l'Être éternel produisant le monde par la parole, fait prendre
un grand compas par le Messiah dans une armoire du ciel pour
tracer son ouvrage ? Moi, j'estimerais celui qui a gâté l'enfer et le
diable du Tasse ; qui déguise Lucifer tantôt en crapaud, tantôt en
pygmée ; qui lui fait rebattre cent fois les mêmes discours ; qui le
fait disputer sur la théologie ; qui, en imitant sérieusement l'in-
vention comique des armes à feu de l'Arioste, fait tirer le canon
dans le ciel par les diables? Ni moi ni personne en Italie n'a pu
se plaire à toutes ces tristes extravagances. Le mariage du Péché et
de la Mort, et les couleuvres dont le Péché accouche, font vomir
tout homme qui a le goût un peu délicat ; et sa longue description
d'un hôpital n'est bonne que pour un fossoyeur. Ce poëme obscur,
bizarre et dégoûtant, fut méprisé à sa naissance; je le traite au-
jourd'hui comme il fut traité dans sa patrie par les contempo-
rains K Au reste, je dis ce que je pense, et je me soucie fort peu
que les autres pensent comme moi. » Candide était affligé de ces
discours : il respectait Homère, il aimait un peu Milton. u Hélas!
dit-il tout bas à Martin, j'ai bien peur que cet homme-ci n'ait un
1. Voyez ce que Voltaire dil du l'aradis perdu de Milton, dans le chapitre i\
de VEssai sur la Poésie épique, imprimé dans le tome VUl, à la suite de la
] leur la 'le.
CIIAl'lTRE XXVl. fOo
souverain mépris pour nos poëtes allemands. — 11 n'y aurait pas
grand mal à cela, dit Martin. — Oh! quel homme supérieur!
disait encore Candide entre ses dents, quel grand génie que ce
Pococurante! rien ne peut lui plaire. »
Après avoir fait ainsi la revue de tous les livres, ils descen-
dirent dans le jardin. Candide en loua toutes les beautés, a Je ne
sais rien de si mauvais goût, dit le maître ; nous n'avons ici que
des colifichets, mais je vais dès demain en faire planter un d'un
dessin plus noble, d
Quand les deux curieux eurent pris congé de Son Excellence :
« Or çà, dit Candide à Martin, vous conviendrez que voilà le plus
heureux de tous les hommes, car il est au-dessus de tout ce qu'il
possède. — Xe voyez- vous pas, dit Martin, qu'il est dégoûté de tout
ce qu'il possède ? Platon a dit, il y a longtemps, que les meilleurs
estomacs ne sont pas ceux qui rebutent tous les aliments. — Mais,
dit Candide, n'y a-t-il pas du plaisir à tout critiquer, à sentir des
défauts où les autres hommes croient voir des beautés? — C'est-
à-dire, reprit Martin, qu'il y a du plaisir à n'avoir pas de plaisir?^
— Oh bien ! dit Candide, il n'y a donc d'heureux que moi, quand
je reverrai M'''- Cunégonde. — C'est toujours bienfait d'espérer »,
dit Martin.
Cependant les jours, les semaines s'écoulaient ; Cacambo ne
revenait point, et Candide était si abîmé dans sa douleur qu'il ne
fit pas même réflexion que Paquette et frère Giroflée n'étaient
pas venus seulement le remercier.
CHAPITRE XXVL
d'iN SOIPEU niE CANDIDE ET MARTIN FIRENT AVEC SIX ÉTRANGERS,
ET QLI ILS ÉTAIENT.
Un soir que Candide, suivi de Martin, allait se mettre à table avec
les étrangers qui logeaient dans la même hôtellerie, un homme
à visage couleur de suie l'aborda par derrière, et, le prenant par
le bras, lui dit : « Soyez prêt à partir avec nous, n'y manquez
pas. » Il se retourne, et voit Cacambo. Il n'y avait que la vue de
Cunégonde qui pût l'étonner et lui plaire davantage. Il fut sur le
point de devenir fou de joie. Il embrasse son cher ami. a Cuné-
gonde est ici, sans doute ? Où est-elle? Mène-moi vers elle, que je
meure de joie avec elle. — Cunégonde n'est point ici, dit Cacambo,
elle est à Constantinople. — Ah Ciel ! à Constantinople ! mais fût-
206 CANDIDE, OU L'OPTIMISME.
elle à la Chine, j'y vole, partons. — Nous partirons après souper,
reprit Cacambo; je ne peux vous en dire davantage; je suis esclave,
mon maître m'attend ; il faut que j'aille le servir à table : ne dites
mot; soupez, et tenez-vous prêt. »
Candide, partagé entre la joie et la douleur, charmé d'avoir
revu son agent fidèle, étonné de le voir esclave, plein de l'idée
de retrouver sa maîtresse, le cœur agité, l'esprit bouleversé, se
mit à table avec Martin, qui voyait de sang-froid toutes ces
aventures, et avec six étrangers qui étaient venus passer le car-
naval à Venise.
Cacambo, qui versait à boire à l'un de ces six étrangers, s'ap-
procha de l'oreille de son maître, sur la fin du repas, et lui dit:
« Sire, Votre Majesté partira quand elle voudra, le vaisseau est
prêt.» x\yantditces mots, il sortit. Les convives, étonnés, se regar-
daient sans proférer une seule parole, lorsqu'un autre domestique,
s'approchant de son maître, lui dit: a Sire, la chaise de A'otre
Majesté est à Padoue, et la barque est prête. » Le maître fit un
signe, et le domestique partit. Tous les convives se regardèrent
encore, et la surprise commune redoubla. Un troisième valet, s'ap-
prochant aussi d'un troisième étranger, lui dit : « Sire, croyez-
moi. Votre Majesté ne doit pas rester ici plus longtemps: je vais
tout préparer » ; et aussitôt il disparut.
Candide et Martin ne doutèrent pas alors que ce ne fût une
mascarade du carnaval. Un quatrième domestique dit au qua-
trième maître: «Votre Majesté partira quand elle voudra », et
sortit comme les autres. Le cinquième valet en dit autant au
cinquième maître. Mais le sixième valet parla difl'éremment au
sixième étranger, qui était auprès de Candide; il lui dit: a Ma
foi, sire, on ne veut plus faire crédit à Votre Majesté ni à moi
non plus, et nous pourrions bien être cofi"rés cette nuit, vous et
moi ; je vais pourvoir à mes afl'aires : adieu. »
Tous les domestiques ayant disparu, les six étrangers. Candide,
et Martin, demeurèrent dans un profond silence. Enfin Candide
le rompit: «Messieurs, dit-il, voilà une singulière plaisanterie.
Pourquoi êtes-vous tous rois? Pour moi, je vous avoue que ni
moi ni Martin nous ne le sommes. »
Le maître de Cacambo prit alors gravement la parole, et dit
en italien : «Je ne suis point plaisant, je m'appelle Achmet IIP;
1. Achniot III, dont il est parlé dans VHistoire de Charles XII et dans ['His-
toire de Russie sous Pierre le Grand, avait été déposé en 1730; il est mort
en 1730.
CHAPITRE XXVI. 207
j'ai été grand sultan plusieurs années; je détrônai mon frère ;
mon neveu m'a détrôné ; on a coupé le cou à mes vizirs ; j'achève
ma vie dans le vieux sérail; mon neveu le grand sultan Mah-
moud me permet de voyager quelquefois pour ma santé ; et je
suis venu passer le carnaval à Venise. »
Un jeune homme qui était auprès d'Achmet parla après lui,
et dit : (( Je m'appelle Ivan^; j'ai été empereur de toutes les Rus-
sies ; j'ai été détrôné au berceau ; mon père et ma mère ont été
enfermés; on m'a élevé en prison : j'ai quelquefois la permission
de voyager, accompagné de ceux qui me gardent ; et je suis venu
passer le carnaval à Venise. »
Le troisième dit : «Je suis Charles-Edouard-, roi d'Angleterre;
mon père m'a cédé ses droits au royaume; j'ai combattu pour les
soutenir ; on a arraché le cœur à liuit cents de mes partisans, et
ou leur en a battu les joues; j'ai été mis en prison ; je vais à Rome
faire une visite au roi mon père, détrôné ainsi que moi et mon
grand-père ; et je suis venu passer le carnaval à Venise. »
Le quatrième prit alors la parole et dit : a Je suis roi des
Polaques ; le sort de la guerre m'a privé de mes États hérédi-
taires' ; mon père a éprouvé les mêmes revers; je me résigne à
la Providence comme le sultan Achmet, l'empereur Ivan, et le
roi Charles-Edouard, à qui Dieu donne une longue vie ; et je suis
venu passer le carnaval à Venise. »
Le cinquième dit : « Je suis aussi roi des Polaques ^ ; j'ai perdu
mon royaume deux fois; mais la Providence m'a donné un
autre État^ dans lequel j'ai fait plus de bien que tous les rois des
Sarmates ensemble n'en ont jamais pu faire sur les bords de la
Vistule. Je me résigne aussi à la Providence; et je suis venu passer
le carnaval à Venise. »
Il restait au sixième monarque à parler. « Messieurs, dit-il, je
ne suis pas si grand seigneur que vous; mais enfin j'ai été roi tout
comme un autre; je suis Théodore^; on m'a élu roi en Corse; on
1. Ivan, né en 1730, détrôné la même année, emprisonné, et enfin poignardé
en 1762.
2. Sur Charles-Edouard, vo}"ez, tome XV, le chapitre xxxv du Précis du
Siècle de Louis XV.
3. Auguste, électeur de Saxe et roi de Pologne, chassé de ses États héréditaires
pendant la guerre de 1756 ; voyez, tome XV, le chapitre xxxii du Précis du
Siècle de Louis XV; il est mort en 1763.
4. Stanislas Leczinski , beau-père de Louis XV ; voyez, tome XV, le chapitre iv
du Précis du Siècle de Louis XV; il est mort en 1765.
5. La Lorraine.
6. Sur le roi de Corse, Théodore, mort le 2 décembre 1756, voyez, tome XV,
le chapitre xl du Précis du Siècle de Louis XV.
208 CANDIDE, OU L'OPTIMISME.
m'a appelé Votre Majesté, et à présent à peine m'appelle-t-on Mon-
sieur; j'ai fait frapper de la monnaie, et je ne possède pas un
denier; j'ai eu deux secrétaires d'État, et j'ai à peine un valet : je
me suis vu sur un trône, et j'ailongtemps été à Londres en prison
sur la paille; j'ai bien peur d'être traité de même ici, quoique je
sois venu, comme Vos Majestés, passer le carnaval à Venise. »
Les cinq autres rois écoutèrent ce discours avec une noble
compassion. Chacun d'eux donna vingt sequins au roi Théodore
pour avoir des habits et des chemises; Candide lui fit présent
d'un diamant de deux mille sequins. « Quel est donc, disaient les
cinq rois, cet homme qui est en état de donner cent fois autant
que chacun de nous, et qui le donne? Étes-vous roi aussi, mon-
sieur? — Non, messieurs, et n'en ai nulle envie. »
Dans l'instant qu'on sortait de table, il arriva dans la même
hôtellerie quatre altesses sérénissimes qui avaient aussi perdu
leurs États par le sort de la guerre, et qui venaient passer le reste
du carnaval à Venise ; mais Candide ne prit pas seulement garde
à ces nouveaux venus. Il n'était occupé que d'aller trouver sa
chère Cunégonde à Constantinople.
CHAPITRE XXVIT.
VOVAGE DE CANDIDE A CONSTANTINOPLE.
Le fidèle Cacambo avait déjà obtenu du patron turc qui allait
reconduire le sultan Achmet à Constantinople qu'il recevrait
Candide et Martin sur son bord. L'un et fautre s'y rendirent après
s'être prosternés devant Sa misérable llautesse. Candide, chemin
faisant, disait à Martin : « Voilà pourtant six rois détrônés avec
qui nous avons soupe ! et encore dans ces six rois il y en a un à
qui j'ai fait l'aumône. Peut-être y a-t-il beaucoup d'autres princes
plus infortunés. Pour moi, je n'ai perdu que cent moutons, et je
vole dans les bras de Cunégonde. Mon cher Martin, encore une
fois, Pangloss avait raison, tout est bien. — Je le souhaite, dit
Martin. — Mais, dit Candide, voilà une aventure bien peu vrai-
semblable que nous avons eue à Venise. On n'avait jamais vu ni
ouï conter que six rois détrônés soupasseut ensemble au cabaret.
— Cela n'est pas plus extraordinaire, dit Martin, que la plupart
des choses ([ui nous sont arrivées, 11 est très-commun que des
rois soient détrônés ; et à fégard de l'honneur que nous avons eu
de souper avec eux, c'est une bagatelle qui ne mérite pas notre
CHAPITRE XXVIÏ. 209
attention. Qu'importe avec qui l'on soupe, pourvu qu'on fasse
bonne chère? »
A peine Candide fut-il dans le vaisseau qu'il sauta au cou de
son ancien valet, de son ami Gacambo. « ¥Ai bien ! lui dit-il, que
fait Cunégonde? Est-elle toujours un prodige de beauté? M'aime-
t-elle toujours? Comment se porte-t-elle? Tu lui as, sans doute,
acheté un palais à Constantinople?
— Mon cher maître, répondit Cacambo, Cunégonde lave les
écuelles sur le bord de la Propontide, chez un prince qui a très-
peu d'écuelles; elle est esclave dans la maison d'un ancien sou-
verain, nommé Ragotski \ à qui le Grand Turc donne trois écus
par jour dans son asile; mais, ce qui est bien plus triste, c'est
qu'elle a perdu sa beauté, et qu'elle est devenue horriblement
laide. — Ah! belle ou laide, dit Candide, je suis honnête homme,
et mon devoir est de l'aimer toujours. 3Iais comment peut-elle
être réduite à un état si abject avec les cinq ou six millions que
tu avais emportés? — Bon, dit Cacambo, ne m'en a-t-il pas fallu
donner deux au senor don Fernando d'Ibaraa, y Figueora, y
Mascarenès, y Lampourdos, y Souza, gouverneur de Buénos-
Ayres, pour avoir la permission de reprendre M"' Cunégonde? Et
un pirate ne nous a-t-il pasbravementdépouillésde tout le reste?
Ce pirate ne nous a-t-il pas menés au cap de Matapan, à 3Iilo, à
Nicarie, à Samos, à Petra, aux Dardanelles, à Marmara, à Scutari?
Cunégonde et la vieille servent chez ce prince dont je vous ai
parlé, et moi, je suis esclave du sultan détrôné. — Que d'épouvan-
tables calamités enchaînées les unes aux autres ! dit Candide. Mais,
après tout, j'ai encore quelques diamants; je délivrerai aisément
Cunégonde. C'est bien dommage qu'elle soit devenue si laide. »
Ensuite, se tournant vers Martin : « Que pensez-vous, dit-il,
qui soit le plus à plaindre, de l'empereur Achmet, de l'empereur
Ivan, du roi Charles-Edouard, ou de moi? — Je n'en sais rien,
dit Martin; il faudrait que je fusse dans vos cœurs pour le savoir.
— Ah ! dit Candide, si Pangloss était ici, il le saurait, et nous
l'apprendrait. — Je ne sais, dit Martin, avec quelles balances
votre Pangloss aurait pu peser les infortunes des hommes, et
apprécier leurs douleurs. Tout ce que je présume c'est qu'il y a |
des millions d'hommes sur la terre cent fois plus à plaindre que /
le roi Charles-Edouard, l'empereur Ivan, et le sultan Achmet. j
— Cela pourrait bien être, dit Candide. »
1. Voltaire a parlé de Ragolski dans le chapitre xxii du Siècle de Louis XIV;
voyez tome XIV. Ragotski est mort en 1735.
21. — Romans. 14
210 CANDIDE, OU L'OPTIMISME.
On arriva en peu de jours sur le canal de la mer Noire.
Candide commença par racheter Cacambo fort cher ; et, sans
perdre de temps, il se jeta dans une galère, avec ses compagnons,
pour aller sur le rivage de la Propontide chercher Cunégonde,
quelque laide qu'elle pût être.
Il y avait dans la chiourme deux forçats qui ramaient fort
mal, et à qui le levant! patron appliquait de temps en temps
quelques coups de nerf de bœuf sur leurs épaules nues ; Can-
dide, par un mouvement naturel, les regarda plus attentivement
que les autres galériens, et s'approcha d'eux avec pitié. Quelques
traits de leurs visages défigurés lui parurent avoir un peu de
ressemblance avec Pangloss et avec ce malheureux jésuite, ce
baron, ce frère de M"'^ Cunégonde. Cette idée l'émut et l'attrista.
Il les considéra encore plus attentivement. « En vérité, dit-il à
Cacambo, si je n'avais pas vu pendre maître Pangloss, et si je
n'avais pas eu le malheur de tuer le baron, je croirais que ce sont
eux qui rament dans cette galère. »
Au nom du baron et de Pangloss les deux forçats poussèrent
un grand cri, s'arrêtèrent sur leur banc, et laissèrent tomber
leurs rames. Le levanti patron accourait sur eux, et les coups de
nerf de bœuf redoublaient. « Arrêtez ! arrêtez ! seigneur, s'écria
Candide ; je vous donnerai tant d'argent que vous voudrez.
— Quoi! c'est Candide! disait l'un des forçats. — Quoi! c'est
Candide! disait l'autre. — Est-ce un songe? dit Candide; veillé-
je? suis-je dans cette galère? Est-ce là monsieur le baron, que
j'ai tué? Est-ce là maître Pangloss, que j'ai vu pendre? — C'est
nous-mêmes, c'est nous-mêmes, répondaient-ils. — Quoi! c'est
là ce grand philosophe? disait Martin, — Eh! monsieur le levanti
patron, dit Candide, combien voulez- vous d'argent pour la rançon
de M, de Thunder-ten-tronckh, un des premiers barons do l'em-
pire, et de M. Pangloss, le plus profond métaphysicien d'Alle-
magne?— Chien de chrétien, répondit le levanti patron, puisque
ces deux chiens de forçats chrétiens sont des barons et des méta-
physiciens, ce qui est sans doute une grande dignité dans leur
pays, tu m'en donneras cinquante mille soquins. — Vous les aurez,
monsieur; remenez-moi comme un éclair à Constantinople, et
vous serez payé sur-le-champ. Mais non , menez-moi chez M"'' Cuné-
gonde. )) Le levanti patron, sur la première oH'rc de Candide, avait
déjà tourné la proue vers la ville, et il faisait ramer plus vite qu'un
oiseau ne fend les airs.
Candide embrassa cent fois le baron et Pangloss. « Et com-
ment ne vous ai-je pas tué, mon cher baron? et mon cher Pan-
CIIAI>1TRE XXVIII. 2M
gloss, comment êtes-voiis en vie après avoir été pendu? et pour-
quoi étes-vous tous deux aux galères en Turquie? — Est-il l)icn
vrai que ma chère sœur soit dans ce pays? disait le baron.
— Oui, répondit Cacambo. — Je revois donc mon cher Candide!
s'écriait Pangloss. » Candide leur présentait Martin et Cacambo.
Ils s'embrassaient tous ; ils parlaient tous à la fois. La galère
volait, ils étaient déjà dans le port. On fit venir un juif, à qui
Candide vendit pour cinquante mille sequins un diamant de la
valeur de cent mille, et qui lui jura par Abraham qu'il n'eu pou-
vait donner davantage. II paya incontinent la rançon du baron
et de Pangloss. Celui-ci se jeta aux pieds de son libérateur, et les
baigna de larmes ; l'autre le remercia par un signe de tête, et lui
promit de lui rendre cet argent à la première occasion. « Mais
est-il bien possible que ma sœur soit en Turquie? disait-il.— Rien
n'est si possible, reprit Cacambo, puisqu'elle écure la vaisselle
chez un prince de Transylvanie. » Ou fit aussitôt venir deux
juifs : Candide vendit encore des diamants ; et ils repartirent
tous dans une autre galère pour aller délivrer Cunégonde.
CHAPITRE XXVIII.
CE Qll AnniVA A CANDIDE. A CUNÉGONDE, A PANGLOSS.
A ilAKTIX, ETC.
(( Pardon, encore une fois, dit Candide au baron; pardon,
mon révérend père, de vous avoir donné un grand coup d'épée
au travers du corps,
— A'en parlons plus, dit le baron ; je fus un peu trop vif, je
l'avoue ; mais puisque vous voulez savoir par quel hasard vous
m'avez vu aux galères, je vous dirai qu'après avoir été guéri
de ma blessure par le frère apothicaire du collège, je fus attaqué
et enlevé par un parti espagnol ; on me mit en prison à Buénos-
Ayres dans le temps que ma sœur venait d'en partir. Je demandai
à retourner à Rome auprès du père général. Je fus nommé pour
aller servir d'aumônier à Constantinople auprès de monsieur
l'ambassadeur de France. Il n'y avait pas huit jours que j'étais
entré en fonction, quand je trouvai sur le soir un jeune icoglan
très-bien fait. Il faisait fort chaud : le jeune homme voulut se
baigner: je pris cette occasion de me baigner aussi. Je ne savais
pas que ce fût un crime capital pour un chrétien d'être trouvé
tout nu avec un jeune musulman. Un cadi me fit donner cent
212 CANDIDE, OU L'OPTIMISME.
coups de bâton sous la plante des pieds, et me condamna aux
galères. Je ne crois pas qu'on ait fait une plus horrible injustice.
Mais je voudrais bien savoir pourquoi ma sœur est dans la cuisine
d'un souverain de Transylvanie réfugié chez les Turcs.
— Mais vous, mon cher Pangloss, dit Candide, comment se
peut-il que je vous revoie?
— Il est vrai, dit Pangloss, que vous m'avez vu pendre; je
devais naturellement être brûlé; mais vous vous souvenez qu'il
plut averse lorsqu'on allait me cuire : l'orage fut si violent qu'on
désespéra d'allumer le fcu; je fus pendu, parce qu'on ne put
mieux faire : un chirurgien acheta mon corps, m'emporta chez
lui, et me disséqua. Il me fit d'abord une incision cruciale depuis
le nombril jusqu'à la clavicule. On ne pouvait pas avoir été plus
mal pendu que je l'avais été. L'exécuteur des hautes œuvres de
la sainte Inquisition, lequel était sous-diacre, brûlait à la vérité
les gens à merveille, mais il n'était pas accoutumé à pendre : la
corde était mouillée et ghssa mal, elle fut mal nouée ; enfin je
respirais encore : l'incision cruciale me fit jeter un si grand cri
que mon chirurgien tomba à la renverse ; et, croyant qu'il dissé-
quait le diable, il s'enfuit en mourant de peur, et tomba encore
sur l'escalier en fuyant. 8a femme accourut au bruit, d'un cabinet
voisin: elle me vit sur la table étendu avec mon incision cruciale;
elle eut encore plus de peur que son mari, s'enfuit, et tomba sur
lui. Quand ils furent un peu revenus à eux, j'entendis la chirur-
gienne qui disait au chirurgien : « Mon bon, de quoi vous avisez-
(( vous aussi de disséquer un hérétique ? Ne savez-vous pas que
« le diable est toujours dans le corps de ces gens-là? Je vais vite
« chercher un prêtre pour l'exorciser, » Je frémis à ce propos, et
je ramassai le peu de forces qui me restaient pour crier : (c Ayez
pitié de moi! » Enfin le barbier portugais s'enhardit: il recousit
ma peau ; sa femme même eut soin de moi ; je fus sur pied au
bout de quinze jours. Le barbier me trouva une condition, et me
fit huiuais d'un chevalier de Malte qui allait à Venise; mais mon
maître n'ayant pas de quoi me payer, je me mis au service d'un
marchand vénitien, et je le suivis à Constantinople.
u Un jour il me prit fantaisie d'entrer dans une mosquée; il
n'y avait qu'un vieux iman et une jeune dévote très-jolie qui
disait ses patenôtres; sa gorge était toute découverte : elle avait
entre ses deux tétons un beau bouquet de tulipes, de roses, d'ané-
mones, de renoncules, d'hyacinthes, et d'oreilles d'ours; elle
laissa tomber son bouquet; je le ramassai, et je le lui remis avec
un empressement très-respectueux. Je fus si longtemps à le lui
CHAPITRE XXIX. 213
remettre que l'iman se mit en colère, et, voyant que j'étais chré-
tien, il cria à l'aide. On me mena chez le cadi, qui me fit donner
cent coups de latte sous la plante des pieds, et m'envoya aux
galères. Je fus enchaîné précisément dans la même galère et au
même hanc que monsieur le baron. Il y avait dans cette galère
quatre jeunes gens de Marseille, cinq prêtres napolitains, et deux
moines de Corfou, qui nous dirent que de pareilles aventures
arrivaient tous les jours. Monsieur le baron prétendait qu'il avait
essuyé une plus grande injustice que moi; je prétendais, moi,
qull était beaucoup plus permis de remettre un bouquet sur
la gorge d'une femme que d'être tout nu avec un icoglan. Nous
disputions sans cesse, et nous recevions vingt coups de nerf de
bœuf par jour, lorsque l'enchaînement des événements de cet
univers vous a conduit dans notre galère, et que vous nous avez
rachetés,
— Eh bien! mon cher Pangloss, lui dit Candide, quand
vous avez été pendu, disséqué, roué de coups, et que vous avez
ramé aux galères, avez-vous toujours pensé que tout allait^le
mieux du monde?
— Je suis toujours de mon premier sentiment, répondit Pan-
gloss; car enfin je suis philosophe: il ne me convient pas de me
dédire, Leibnitz ne pouvant pas avoir tort, et l'harmonie préétablie
étant d'ailleurs la plus belle chose du monde, aussi bien que
le plein et la matière subtile, »
CHAPITRE XXIX.
COMMENT CANDIDE RETHOLVA CLNÉGONDE ET LA VIEILLE.
Pendant que Candide, le ])aron, Pangloss, Martin, et Cacambo,
contaient leurs aventures, qu'ils raisonnaient sur les événements
contingents ou non contingents de cet univers, qu'ils disputaient
sur les effets et les causes, sur le mal moral et sur le mal phy-
sique, sur la liberté et la nécessité, sur les consolations que l'on
peut éprouver lorsqu'on est aux galères en Turquie, ils abordèrent
sur le rivage de la Propontide, à la maison du prince de Transyl-
vanie, Les premiers objets qui se présentèrent furent Cunégonde
et la vieille, qui étendaient des serviettes sur des ficelles pour les
faire sécher.
Le baron pâlit à cette vue. Le tendre amant Candide, en voyant
sa belle Cunégonde rembrunie, les yeux éraillés, la gorge sèche,
214 CANDIDE, OU L'0PTIMIS3IE.
les joues ridées, les bras rouges et écaillés, recula trois pas, saisi
d'horreur, et avança ensuite par bon procédé. Elle embrassa Can-
dide et son frère ; on embrassa la vieille : Candide les racheta
toutes deux.
Il y avait une petite métairie dans le voisinage ; la vieille pro-
posa à Candide de s'en accommoder, en attendant que toute la
troupe eût une meilleure destinée. Cunégonde ne savait pas
qu'elle était enlaidie, personne ne l'en avait avertie : elle fit sou-
venir Candide de ses promesses avec un ton si absolu que le bon
Candide n'osa pas la refuser. Il signifia donc au baron qu'il allait
se marier avec sa sœur. « Je ne soufl'rirai jamais, dit le baron,
une telle bassesse de sa part, et une telle insolence de la vôtre;
cette infamie ne me sera jamais reprochée : les enfants de ma
sœur ne pourraient entrer dans les chapitres d'Allemagne. i\on,
jamais ma sœur n'épousera qu'un baron de l'empire. » Cunégonde
se jeta à ses pieds, et les baigna de larmes; il fut inflexible.
« Maître fou, lui dit Candide, je t'ai réchappé des galères, j'ai payé ta
rançon, j'ai payé celle de ta sœur ; elle lavait ici des écuelles, elle
est laide, j'ai la bonté d'en faire ma femme ; et tu prétends encore
t'y opposer! je te retuerais si j'en croyais ma colère. — Tu peux
me tuer encore, dit le baron , mais tu n'épouseras pas ma sœur
de mon vivant. »
CHAPITRE XXX.
CONCLUSION.
Candide, dans le fond de son cœur, n'avait aucune envie
d'épouser Cunégonde ; mais l'impertinence extrême du baron le
déterminait à conclure le mariage, et Cunégonde le pressait si
vivement qu'il ne pouvait s'en dédire. Il consulta Pangloss, Martin,
et le fidèle Cacambo, Pangloss fit un beau mémoire par lequel il
prouvait que le baron n'avait nul droit sur sa sœur, et qu'elle
pouvait, selon toutes les lois de l'empire, épouser Candide de la
main gauche. Martin conclut à jeter le baron dans la mer;
Cacambo décida qu'il fallait le rendre au levanti patron , et le
remettre aux galères, après quoi on l'enverrait à Rome au père
général par le premier vaisseau. L'avis fut trouvé fort bon ; la vieille
l'approuva ; on n'en dit rien à sa sœur ; la chose fut exécutée pour
quelque argent, et on eut le plaisir d'attraper un jésuite, et de
punir l'orgueil d'un baron allemand.
Il était tout naturel d'imaginer qu'après tant de désastres
CIIAI'ITKE XXX. 21b
Candide, marié avec sa maîtresse et vivant avec le pliilusoplie
PaiJgloss, le philosophe Martin, le prudent Cacambo, et la vieille,
ayant d'ailleurs rapporté tant de diamants de la patrie des anciens
Incas, mènerait la vie du monde la plus agréable; mais il fut
tant friponne par les juifs qu'il ne lui resta plus rien que sa
petite métairie; sa femme, devenant tous les jours plus laide,
devint acariâtre et insupportable ; la vieille était infirme, et fut
encore de plus mauvaise humeur que Gunégonde. Cacambo, qui
travaillait au jardin, et qui allait vendre des légumes à Coustau-
tinople, était excédé de travail, et maudissait sa destinée. Pangloss
était au désespoir de ne pas briller dans quelque université d'Alle-
magne, Pour Martin, il était fermemeat persuadé qu'on estégale-
meiit,nial partout ; il prenait les choses en patience. Candide,
Martin, et Pangloss, disputaient quelquefois de métaphysique et de
morale.
On voyait souvent passer sous les fenêtres de la métairie des
bateaux chargés d'effendis, de hachas, de cadis, qu'on envoyait
en exil à Lemnos, à Mytiléne, à Erzeroum : on voyait venir
d'autres cadis, d'autres hachas, d'autres effendis, qui prenaient la
place des expulsés, et qui étaient expulsés à leur tour ; on voyait
des tètes proprement empailléesqu'on allait présenter à la Sublime-
Porte. Ces spectacles faisaient redoubler les dissertations ; et
quand on ne disputait pas, l'ennui était si excessif que la vieille
osa un jour leur dire : « Je voudrais savoir lequel est le pire, ou
d'être violée cent fois par des pirates nègres, d'avoir une fesse
coupée, de passer parles baguettes chez les Bulgares, d'être fouetté
et pendu dans un auto-da-fé, d'être disséqué, de ramer en galère,
d'éprouver enfin toutes les misères par lesquelles nous avons tous
passé, ou bien de rester ici à ne rien faire ? — C'est une grande
question ))7^frCandîdeT ~' ■"'
Ce discours fit naître de nouvelles réflexions, et Martin surtûiil.
conclut que l'homme étaitné pour vivre dans les convulsions de
l'inquiétude, ou dans la léthargie de l'ennui. Candide n'en conve-
nait pas, mais il n'assurait rien. Pangloss avouait qu'il avait tou-
jours horriblement souffert; mais ayant soutenu une fois que tout
allait à merveille, il le soutenait toujours, et n'en croyait rien.
Une chose acheva de confirmer Martin dans ses détestables
principes, de faire hésiter plus que jamais Candide, et d'embar-
rasser Pangloss. C'est qu'ils virent un jour aborder dans leur
métairie Paquette et le frère Giroflée, qui étaient dans la plus
extrême misère ; ils avaient bien vite mangé leurs trois mille pias-
tres, s'étaient quittés, s'étaient raccommodés, s'étaient brouillés,
216 CANDIDE, OU L'OPTIMISME.
avaient été mis en prison ; s'étaient enfuis, et enfin frère Giroflée
s'était fait turc, Paquette continuait son métier partout, et n'y
gagnait plus rien, u Je l'avais bien prévu, dit Martin à Candide,
que vos présents seraient bientôt dissipés et ne les rendraient
que plus misérables. Vous avez regorgé de millions de piastres,
vous et Cacambo, et vous n'êtes pas plus heureux que frère Giro-
flée et Paquette, — Ah ! ah ! dit Pangloss à Paquette, le Ciel vous
ramène donc ici parmi nous. Ma pauvre enfant! savez-vous
bien que vous m'avez coûté le bout du nez, un œil , et une
oreille? Comme vous voilà faite! eh ! qu'est-ce que ce monde ! »
Cette nouvelle aventure les engagea à philosopher plus que
jamais.
Il y avait dans le voisinage un derviche très-fameux qui pas-
sait pour le meilleur philosophe de la Turquie ; ils allèrent le
consulter ; Pangloss porta la parole, et lui dit : (c Maître, nous
venons vous prier de nous dire pourquoi un aussi étrange animal
que l'homme a été formé, — De quoi te mêles-tu ? lui dit le der-
viche ; est-ce là ton affaire ? — Mais, mon révérend père, dit
Candide, il y a horriblement de mal sur la terre. — Qu'importe,
dit le derviche, qu'il y ait du mal ou du bien ? Quand Sa Hautesse
envoie un vaisseau en Egypte, s'embarrasse-t-elle si les souris qui
sont dans le vaisseau sont à leur aise ou non ? — Que faut-il donc
faire? dit Pangloss, — Te taire, dit le derviche, — Je me flattais,
dit Pangloss, de raisonner un peu avec vous des effets et des
causes, du meilleur des mondes possibles, de l'origine du mal,
de la nature de l'àme, et de l'harmonie préétablie, » Le derviche,
à ces mots, leur ferma la porte au nez.
Pendant cette conversation, la nouvelle s'était répandue qu'on
venait d'étrangler à Constantinople deux vizirs du banc et le
muphti, et qu'on avait empalé plusieurs de leurs amis. Cette
catastrophe faisait partout un grand bruit pendant quelques
heures. Pangloss, Candide, et Martin, en retournant à la petite
métairie, rencontrèrent un bon vieillard qui prenait le frais à sa
porte sous un berceau d'orangers. Pangloss, qui était aussi curieux
que raisonneur, lui demanda comment se nommait le muphti
qu'on venait d'étrangler. « Je n'en sais rien , répondit le bonhomme ;
et je n'ai jamais su le nom d'aucun muphti ni d'aucun vizir.
J'ignore absolument l'aventure dont vous me parlez ; je présume
qu'en général ceux qui se mêlent des ailaires publiques périssent
quelquefois misérablement, et qu'ils le méritent; mais je ne
m'informe jamais de ce qu'on fait à Constanlino|)le ; je me con-
tente d'y envoyer vendre les fruits du jardin que je cultive. »
CI1AIMTI{K \XX. 217
Ayant (lit ces mots, il fit entrer les étrangers dans sa maison ; ses
deux filles et ses deux fils leur présentèrent plusieurs sortes de
sorbets qu'ils faisaient eux-mêmes, du kaï ma k piqué d'écorces de
cédrat confit, des oranges, des citrons, des limons, des ananas,
des dattes, des pistaches, du café de Moka ({ui n'était point mêlé
avec le mauvais café de Batavia et des îles. Après quoi les deux
filles de ce bon musulman parfumèrent les barbes de Candide,
de Pangloss, et de Martin.
(( Vous devez avoir, dit Candide au Turc, une vaste et magni-
fique terre ? — Je n'ai que vingt arpents, répondit le Turc ; je les
cultive avec mes enfants ;Je^travail éloigne .de nous trois grands
maux, l'ennui, le vice^ et le besoin. »
Candide, en retournant dans sa métairie, fit de profondes
réflexions sur le discours du Turc. Il dit à Pangloss et à Martin :
« Ce bon vieillard me paraît s'être fait un sort bien préférable à
celui des six rois avec qui nous avons eu l'honneur de souper. —
Les grandeurs, dit Pangloss, sont fort dangereuses, selon le rap-
port de tous les philosophes : car enfin Églon, roi des Moabites,
fut assassiné par Aod ; Absalon fut pendu parles cheveux et percé
de trois dards ; le roi \adab, fils de Jéroboam, fut tué par Baasa ;
le roi Éla, par Zambri ; Ochosias, par Jéhu ; Athalie, par Joïada ;
les rois Joachim, Jéchonias, Sédécias, furent esclaves. Vous savez
comment périrent Crésus, Astyage, Darius, Denys de Syracuse,
Pyrrhus, Persée, Annibal, Jugurtha, Arioviste, César, Pompée,
Néron. Otlion, Vitellius, Domitien, Richard II d'Angleterre,
Edouard II, Henri VI, Piichard III, Marie Stuart, Charles P% les
trois Henri de France, l'empereur Henri IV? Vous savez... — Je
sais aussi, dit Candide, qu'il faut cultiver notre jardin. — Vous
avez raison, dit Pangloss ; car quandl'homme fut mis dans le jardin
d'Éden, il y fut mis uLaperaretureum, pour qu'il travaillât : ce qui \
prouve que l'homme n'est pas~ne"p5ùr" le repos. — Travaillons |
sans raisonner, dit Martin; c'est le seul moyen de rendre la vie j
supportable. » /
Toute la petite société entra dans ce louable dessein ; chacun
se mit à exercer ses talents. La petite terre rapporta beaucoup.
Cunégonde était, à la vérité, bien laide; mais elle devint une
excellente pâtissière; Paquette broda; la vieille eut soin du linge.
Il n'y eut pas jusqu'à frère Giroflée qui ne rendît service ; il fut
un très-bon menuisier, et même devint honnête homme ; et Pan-
gloss disait quelquefois à Candide : « Tous les événements sont |
enchaînés dans le meilleur des mondes possibles : car enfin si I
vous n'aviez pas été chassé d'un beau château à grands coups de '
218 CANDIDE, OU" L'OPTIMISME.
pied dans le derrière pour l'amour de M'^^ Cunégonde, si tous
n'aviez pas été mis à l'Inquisition, si vous n'aviez pas couru l'Amé-
rique à pied, si vous n'aviez pas donné un bon coup d'épée au
baron, si vous n'aviez pas perdu tous vos moutons du bon pays
d'Eldorado, vous ne mangeriez pas ici des cédrats confits et des
pistaches. — Cela est bien dit, répondit Candide, mais il faut
cultiver notre jardina »
1. Voyez, dans les Mélanges, année 1759, la Lettre aux auteurs du Journal
encyclopédique, datée du 1'='" avril.
FIN DE CANDIDE.
HISTOIRE
D'U?s' BON BRAMIN
(1759)
Je rencoutrai daus mes voyages uu vieux bramin, homme
fort sage, plein d'esprit, et très-savant; de plus, il était riche, et,
partant, il en était plus sage encore: car, ne manquant de rien,
il n'avait besoin de tromper personne. Sa famille était très-bien
gouvernée par trois belles femmes qui s'étudiaient à lui plaire ;
et, quand il ne s'amusait pas avec ses femmes, il s'occupait à phi-
losopher.
Près de sa maison, qui était belle, ornée et accompagnée de
jardins charmants, demeurait une vieille Indienne, bigote, im-
bécile, et assez pauvre.
Le bramin me dit un jour : « Je voudrais n'être jamais né. »
Je lui demandai pourquoi. Il me répondit : « J'étudie depuis
quarante ans, ce sont quarante années de perdues: j'enseigne les
autres, et j'ignore tout: cet état porte dans mon àmetant d'humi-
liation et de dégoût que la vie m'est insupportable ; je suis né,
je vis dans le temps, et je ne sais pas ce que c'est que le temps;
je me trouve dans un point entre deux éternitésS comme disent
nos sages, et je n'ai nulle idée de l'éternité ; je suis composé de
matière; je pense, je n'ai jamais pu m'instruire de ce qui produit
la pensée ; j'ignore si mon entendement est en moi une simple
faculté, comme celle de marcher, de digérer, et si je pense avec
ma tête comme je prends avec mes mains. Non-seulement le prin-
cipe de ma pensée m'est inconnu, mais le principe de mes mou-
vements m'est également caché : je ne sais pourquoi j'existe ;
1. Voyez, tome XVIII, page o-2l; et dans les Mélanges, année 177-2, le para-
graphe III de Topuscule intitulé // faut prendre un parti.
220 HISTOIRE D'UN BON BRAMIN.
cependant on me fait chaque jour des questions sur tous ces
points : il faut répondre; je n'ai rien de bon à dire; je parle
iDeaucoup, et je demeure confus et honteux de moi-même après
avoir parlé.
(( C'est bien pis quand on me demande si Brama a été produit
par Vitsnou, ou s'ils sont tous deux éternels. Dieu m'est témoin
que je n'en sais pas un mot, et il y paraît bien à mes réponses.
Ah! mon révérend père, me dit-on, apprenez-nous comment le
mal inonde toute la terre. Je suis aussi en peine que ceux qui
me font cette question : je leur dis quelquefois que tout est le
mieux du monde ; mais ceux qui ont été ruinés et mutilés à la
guerre n'en croient rien, ni moi non plus; je me retire chez moi
accablé de ma curiosité et de mon ignorance. Je lis nos anciens
livres, et ils redoublent mes ténèbres. Je parle à mes compa-
gnons : les uns me répondent qu'il faut jouir de la vie, et se
moquer des hommes ; les autres croient savoir quelque chose,
et se perdent dans des idées extravagantes; tout augmente le sen-
timent douloureux que j'éprouve. Je suis prêt quelquefois de
tomber dans le désespoir, quand je songe qu'après toutes mes
recherches je ne sais ni d'où je viens, ni ce que je suis, ni où j'irai,
ni ce que je deviendrai, »
L'état de ce bon homme me fit une vraie peine : personne
n'était ni plus raisonnable ni de meilleure foi que lui. Je conçus
que plus il avait de lumières dans son entendement et de sensi-
bilité dans son cœur, plus il était malheureux.
Je vis le même jour la vieille femme qui demeurait dans son
voisinage : je lui demandai si elle avait jamais été affligée de ne
savoir pas comment son âme était faite. Elle ne comprit seulement
pas ma question : elle n'avait jamais réfléchi un seul moment de
sa vie sur un seul des points qui tourmentaient le bramin ; elle
croyait aux métamorphoses de Vitsnou de tout son cœur, et
pourvu qu'elle pût avoir quehiucfois de l'eau du (jauge ^ pour se
laver, elle se croyait la plus heureuse des femmes.
Frappé du bonheur de cette pauvre créature, je revins à mon
philosophe, et je lui dis : « N'êtes-vous pas honteux d'être mal-
heureux, dans le temps qu'à votre porte il y a un vieil automate
qui ne pense h rien, et qui vit content? — Vous avez raison, me
répondit-il ; je me suis dit cent fois que je serais heureux si j'étais
aussi sot que ma voisine, et cependant je ne voudrais pas d'un tel
bonheur. »
1. Voyez tome XI, page 18; et tome XII, j)agc 4:58.
HISTOIRE D'UN BON BRAMIN. 221
Cette réponse de mon brarain me fit une plus grande impres-
sion que tout le reste ; je m'examinai moi-même, et je vis qu'en
effet je n'aurais pas voulu être lieureux à condition d'être im-
bécile.
Je proposai la chose à des philosophes, et ils furent de mon
avis, « Il y a pourtant, disais-je, une furieuse contradiction dans
cette manière de penser : car enfin de quoi s'agit-il ? d'être heu-
reux. Qu'importe d'avoir de l'esprit ou d'être sot ? Il y a bien plus :
ceux qui sont contents de leur être sont bien sûrs d'être contents;
ceux qui raisonnent ne sont pas si sûrs de bien raisonner. Il est
donc clair, disais-je, qu'il faudrait choisir de n'avoir pas le sens
commun, pour peu que ce sens commun contribue à notre mal-
être. » Tout le monde fut de mon avis, et cependant je ne trouvai
personne qui voulût accepter le marché de devenir imbécile pour
devenir content. De là je conclus que, si nous faisons cas du
bonheur, nous faisons encore plus de cas de la raison,
.Mais, après y avoir réfléchi, il paraît que de préférer la raison
à la félicité, c'est être très-insensé. Comment donc cette contra-
diction peut-elle s'expliquer? comme toutes les autres. Il y a- là
de quoi parler beaucoup.
FI.\ DE L HISTOIRE D UN BON BRAMIN.
I
LE BLANC ET LE NOIR
(1764)
Tout le monde dans la province de Candaliar connaît l'aven-
ture iu jeune Rustan. II était fils unique d"un mirza du pays :
c'est comme qui dirait marquis parmi nous, ou baron chez les
Allemands. Le mirza, son père, avait un bien honnête. On devait
marier le jeune Rustan à une demoiselle, ou mirzassedesasorte.
Les deux familles le désiraient passionnément. Il devait faire la
consolation de ses parents, rendre sa femme heureuse, et l'être
avec elle.
Mais par malheur il avait vu la princesse de Cachemire à la
foire de Cabul, qui est la foire la plus considérable du monde,
et incomparablement plus fréquentée que celle de Bassora et
d'Astracan ; et voici pourquoi le vieux prince de Cachemire était
venu à la foire avec sa fille.
Il avait perdu les deux plus rares pièces de son trésor : Tune
était un diamant gros comme le pouce, sur lequel sa fille était
gravée par un art que les Indiens possédaient alors, et qui s'est
perdu depuis ; l'autre était un javelot qui allait de lui-même où
l'on voulait : ce qui n'est pas une chose bien extraordinaire parmi
nous, mais qui letait à Cachemire.
Un faquir de Son Altesse lui vola ces deux bijoux ; il les porta
à la princesse. « Gardez soigneusement ces deux pièces, lui dit-il ;
votre destinée en dépend. » Il partit alors, et on ne le revit plus.
Le duc de Cachemire, au désespoir, résolut d'aller voir, à la foire
de -Cabul, si de tous les marchands qui s'y rendent des quatre
coins du monde il n'y en aurait pas un qui eût son diamant et
son arme. Il menait sa fille avec lui dans tous ses voyages. Elle
porta son diamant bien enfermé dans sa ceinture ; mais pour le
javelot, qu'elle ne pouvait si bien cacher, elle l'avait enfermé
soigneusement à Cachemire dans son grand coff're de la Chine.
224 LE BLANC ET LE NOIR.
Rustan et elle se virent à Cabul ; ils s'aimèrent avec toute la
bonne foi de leur âge, et toute la tendresse de leur pays. La prin-
cesse, pour gage de son amour,lui donna son diamant, et Rustan
lui promit à son départ de l'aller voir secrètement à Cachemire.
Le jeune mirza avait deux favoris qui lui servaient de secré-
taires, d'écuyers, de maîtres d'hôtel et de valets de chambre. L'un
s'appelait Topaze : il était beau, bien fait, blanc comme une Cir-
cassienne, doux et serviable comme un Arménien, sage comme
Guèbre. L'autre se nommait Ébène : c'était un nègre fort joli, plus
empressé, plus industrieux que Topaze, et qui ne trouvait rien de
difficile. Il leur communiqua le projet de son voyage. Topaze
tâcha de l'en détourner avec le zèle circonspect d'un serviteur
qui ne voulait pas lui déplaire ; il lui représenta tout ce qu'il
hasardait. Comment laisser deux familles au désespoir? comment
mettre le couteau dans le cœur de ses parents ? Il ébranla Ristan;
mais Ébène le raffermit et leva tous ses scrupules.
Le jeune homme manquait d'argent pour un si long voyage.
Le sage Topaze ne lui en aurait pas fait prêter; Ébène y pourvut.
Il prit adroitement le diamant de son maître, en fit faire un faux
tout semblable, qu'il remit à sa place , et donna le véritable en
gage à un Arménien pour quelques milliers de roupies.
Quand le marquis eut ses roupies, tout fut prêt pour le départ.
On chargea un éléphant de son bagage ; on monta à cheval. Topaze
dit à son maître : « J'ai pris la liberté de vous faire des remon-
trances sur votre entreprise; mais, après avoir remontré, il faut
obéir ; je suis à vous, je vous aime, je vous suivrai jusqu'au bout
du monde; mais consultons en chemin l'oracle qui est à deux
parasanges d'ici. » Rustan y consentit. L'oracle répondit: « Si tu
vas à l'orient, tu seras à l'occident, » Rustan ne comprit rien à
cette réponse. Topaze soutint qu'elle ne contenait rien de bon.
Ébène, toujours complaisant, lui persuada qu'elle était très-
favoralile.
Il y avait encore un autre oracle dans Cabul; ils y allèrent.
L'oracle de Cabul répondit en ces mots : « Si tu possèdes, tu ne pos-
séderas pas; si tu es vainqueur, tu ne vaincras pas; si lues Rustan,
tu ne le seras pas. » Cet oracle parut encore plus inintelligible que
l'autre. « Prenez garde à vous, disait Topaze. — ]\e redoutez rien »,
disait Ébène ; et ce ministre, comme on peut le croire, avait tou-
jours raison auprès de son maître, dont il encourageait la passion
et l'espérance.
Au sortir de Cabul, on marcha par une grande forêt, on s'assit
sur l'herbe pour manger, on laissa les chevaux paître. On se pré-
LE BLAXC ET LE NOIR. 225
parait à décharger l'éléphant qui portait le dîner et le service,
lorsqu'on s'aperçut que Topaze et Ébène n'étaient plus avec la
petite caravane. On les appelle; la forêt retentit des noms d'Ébène
et de Topaze. Les valets les cherchent de tous côtés, et remplissent
la forêt de leurs cris ; ils reviennent sans avoir rien vu, sans qu'on
leur ait répondu, a \ous n'avons trouvé, dirent-ils à Rustan,
qu'un vautour qui se battait avec un aigle , et qui lui ôtait toutes
ses plumes. » Le récit de ce combat piqua la curiosité de lîustan ;
il alla à pied sur le lieu, il n'aperçut ni vautour ni aigle; mais
il vit son éléphant, encore tout chargé de son bagage, qui était
assailli par un gros rhinocéros. L'un frappait de sa corne, l'autre
de sa trompe. Le rhinocéros lâcha prise à la vue de Rustan; on
ramena son éléphant, mais on ne trouva plus les chevaux. « Il
arrive d'étranges choses dans les forêts quand on voyage ! » s'écriait
Rustan. Les valets étaient consternés, et le maître au désespoir
d'avoir perdu à la fois ses chevaux, son cher nègre, et le sage
Topaze, pour lequel il avait toujours de l'amitié, quoiqu'il ne fût
jamais de son avis.
L'espérance d'être bientôt aux pieds de la belle princesse de
Cachemire le consolait, quand il rencontra un grand âne rayé,
à qui un rustre vigoureux et terrible donnait cent coups de bâton.'
Rien n'est si beau, ni si rare, ni si léger à la course que les ânes
de cette espèce. Celui-ci répondait aux coups redoublés du vilain
par des ruades qui auraient pu déraciner un chêne. Le jeune
mirza prit, comme de raison, le parti de l'àne, qui était une
créature charmante. Le rustre s'enfuit en disant à l'àne : a Tu me
le payeras. » L'âne remercia son hbérateur en son langage,
s'approcha, se laissa caresser, et caressa. Rustan monte dessus
après avoir dîné, et prend le chemin de Cachemire avec ses
domestiques, qui suivent, les uns à pied, les autres montés sur
l'éléphant.
A peine était-il sur son âne que cet animal tourne vers Cabul,
au lieu de suivre la route de Cachemire. Son maître a beau tour-
ner la bride, donner des saccades, serrer les genoux, appuyer
des éperons, rendre la bride, tirer à lui, fouetter à droite et à
gauche, l'animal opiniâtre courait toujours vers Cabul.
Rustan suait, se démenait, se désespérait, quand il rencontre
un marchand de chameaux qui lui dit: u Maître, vous avez là un
âne bien malin qui vous mène où vous ne voulez pas aller : si
vous voulez me le céder, je vous donnerai quatre de mes cha-
meaux à choisir. » Rustan remercia la Providence de lui avoir
procuré un si bon marché. «Topaze avait grand tort, dit-il, de
'2L — RoMA.\s. 15
226 LE BLANC ET LE NOIR.
me dire que mon voyage serait mallieureux. » Il monte sur le
plus Ijeau chameau, les trois autres suivent; il rejoint sa cara-
vane, et se voit dans le chemin de son honheur,
A peine a-t-il marché quatre parasanges qu'il est arrêté par
un torrent profond, large et impétueux, qui roulait des rochers
blanchis d'écume. Les deux rivages étaient des précipices affreux
qui éblouissaient la vue et glaçaient le courage; nul moyen de
passer, nul d'aller à droite ou à gauche. « Je commence à craindre,
dit Rustan, que Topaze n'ait eu raison de blâmer mon voyage,
et moi grand tort de l'entreprendre ; encore, s'il était ici, il me
pourrait donner quelques bons avis. Si j'avais Ébène, il me con-
solerait, et il trouverait des expédients ; mais tout me manque, »
Son embarras était augmenté par la consternation de sa troupe :
la nuit était noire, on la passa à se lamenter. Enfin la fatigue et
l'abattement endormirent l'amoureux voyageur. Il se réveille au
point du jour, et voit un beau pont de marbre élevé sur le torrent
d'une rive à l'autre.
Ce furent des exclamations, des cris d'étonnement et de joie.
u Est-il possible? est-ce un songe? quel prodige! quel enchante-
ment ! oserons-nous passer ? » Toute la troupe se mettait à genoux,
se relevait, allait au pont, baisait la terre, regardait le ciel, éten-
dait les mains, posait le pied en tremblant, allait, revenait, était
en extase ; et Rustan disait : « Pour le coup le ciel me favorise :
Topaze ne savait ce qu'il disait ; les oracles étaient en ma faveur ;
Ébène avait raison; mais pourquoi n'est-il pas ici? »
A peine la troupe fut-elle au delà du torrent que voilà le pont
qui s'abîme dans l'eau avec un fracas épouvantable. « Tant mieux!
tant mieux! s'écria Rustan; Dieu soit loué! le ciel soit béni! il
ne veut pas que je retourne dans mon pays, où je n'aurais été
qu'un simple gentilhomme: il veut que j'épouse ce que j'aime.
Je serai prince de Cachemire ; c'est ainsi qu'en possédant ma
maîtresse, je ne posséderai pas mon petit marquisat à Candahar.
Je serais Bastan, et je ne le serai pas, puisque je deviendrai un
grand prince: voilà une grande partie de l'oracle expliquée nette-
ment en ma faveur, le reste s'expliquera de même; je suis trop
heureux. Mais pourquoi Ébène n'est-il pas auprès de moi? je le
regrette mille fois plus que Topaze. »
Il avança encore quelques parasanges avec la plus grande
allégresse ; mais, sur la fin du jour, une enceinte de montagnes
plus roides qu'une contrescarpe, et plus hautes que n'aurait été
la tour de Rabel si elle avait été achevée, barra entièrement la
caravane saisie de crainte.
LE BLANC ET LE NOIR. 227
Tout le monde s'écria : « Dieu veut que nous périssions ici t il
n'a brisé le pont que pour nous ôter tout espoir de retour- il n'a
élevé la montagne que pour nous priver de tout moyen d'avancer
0 Rustan.'ù malheureux marquis! nous ne verrons jamais Cache-
mire, nous ne rentrerons jamais dans la terre de Candahar .-
La plus cuisante douleur, l'abattement le plus accablant suc
cédaient dans l'âme de Rustau à la joie immodérée qu'il avait
ressentie, aux espérances dont il s'était enivré. Il était bien loin
d interpréter les prophéties à son avantage. «0 ciel ! ô Dieu pater-
nel ! iaut-il que j'aie perdu mon ami Topaze ! »
Comme il prononçait ces paroles en poussant de profonds sou-
pirs, et en versant des larmes au milieu de ses suivants déses-
pérés, voilà la base de la montagne qui s'ouvre, une lon-ue
galerie en voûte, éclairée de cent raille flambeaux, se prése^nte
aux yeux éblouis ; et Rustan de s'écrier, et ses gens de se jeter
a genoux, et de tomber d'étonnement à la renverse et de crier
miracle! et de dire: « Rustan est le favori de Vitsnou le bien-
aime de Rrama : il sera le maître du monde.» Rustan le crovait
il était hors de lui, élevé au-dessus de lui-même. « \h ' Èbi'ue
mon cher Ébène! où êtes-vous ? que n'étes-vous témoin de toutes
ces merveilles! comment vous ai-je perdu? Belle princesse de
Cachemire, quand reverrai-je vos charmes?»
Il avance avec ses domestiques, son éléphant, ses chameaux
sous la voûte de la montagne, au bout de laquelle il entre dans
une prairie émaillée de fleurs et bordée de ruisseaux : au bout de
la prairie ce sont des allées d'arbres à perte de vue : et au bout
de ces allées, une rivière, le long de laquelle sont mille maisons
de plaisance, avec des jardins délicieux. Il entend partout des
concerts de voix et d'instruments ; il voit des danses ; il se bâte
de passer un des ponts de la rivière ; il demande au premier
homme qu'il rencontre quel est ce beau pays.
Celui auquel il s'adressait lui répondit : a Vous êtes dans la
province de Cachemire ; vous voyez les habitants dans la joie et
dans les plaisirs ; nous célébrons les noces de notre belle princesse
qui va se marier avec le seigneur Barbabou, à qui son père l'a pro-
mise; que Dieu perpétue leur félicité!» Aces paroles Rustan tomba
évanoui, et le seigneur cacherairien crut qu'il était sujet à l'épi-
lepsie; il le fit porter dans sa maison, où il fut longtemps sans
connaissance. On alla chercher les deux plus habiles médecins
du canton ; ils tàtèrent le pouls du malade, qui, avant repris un
peu ses esprits, poussait des sanglots, roulait les veux, et s'écriait
de temps en temps : «Topaze, Topaze, vous aviez bien raison ' »
228 LE BLANC ET LE NOIR.
L'un des deux médecins dit au seigneur cachemirien : « Je vois
à son accent que c'est un jeune homme de Candaliar, à qui l'air
de ce pays ne vaut rien ; il faut le renvoyer chez lui ; je vois à ses
yeux qu'il est devenu fou ; confiez-le-moi, je le remènerai dans sa
patrie, et je le guérirai. » L'autre médecin assura qu'il n'était
malade que de chagrin, qu'il fallait le mener aux noces de la
princesse, et le faire danser. Pendant qu'ils consultaient, le malade
reprit ses forces ; les deux médecins furent congédiés, et Rustan
demeura tête à tête avec son iiôte,
« Seigneur, lui dit-il, je vous demande pardon de m'être éva-
noui devant vous, je sais que cela n'est pas poli ; je vous supplie
de vouloir bien accepter mon éléphant en reconnaissance des
bontés dont vous m'avez honoré. » Il lui conta ensuite toutes
ses aventures, en se gardant bien de lui parler de l'objet de son
voyage. « Mais, au nom de Vitsnou et de Brama, lui dit-il, appre-
nez-moi quel est cet heureux Barbabou qui épouse la princesse
de Cachemire ; pourquoi son père l'a choisi pour gendre, et pour-
quoi la princesse l'a accepté pour son époux.
— Seigneur, lui dit le Cachemirien, la princesse n'a point du
tout accepté Barbabou; au contraire, elle est dans les pleurs, tan-
dis que toute la province célèbre avec joie son mariage; elle s'est
enfermée dans la tour de son palais ; elle ne veut voir aucune des
réjouissances qu'on fait pour elle. » Rustan, en entendant ces pa-
roles, se sentit renaître; l'éclat de ses couleurs, que la douleur
avait flétries, reparut sur son visage. « Dites-moi, je vous prie,
continua-t-il, pourquoi le prince de Cachemire s'obstine à donner
sa fille à un Barbabou dont elle ne veut pas.
— Voici le fait, répondit le Cachemirien. Savez-vous que notre
auguste prince avait perdu un gros diamant et un javelot qui lui
tenaient fort au cœur?
— Ah ! je le sais très-bien, dit Rustan.
— Apprenez donc, dit l'hôte, que notre prince, au désespoir de
n'avoir point de nouvelles de ses deux bijoux, après les avoir fait
longtemps chercher par toute la terre, a promis sa fille à quicon-
que lui rapporterait l'un ou l'autre. Il est venu un seigneur Bar-
babou ([ui était muni du diamant, et il épouse demain la prin-
cesse. »
Rustan pûlit, bégaya un compliment, prit congédeson hôte, et
courut sur son dromadaire à la ville capitale où se devait faire la
cérémonie. Il arrive au palais du prince; il dit qu'il a des choses
ini[)ortantes à lui conimuni(|uer; il demande une audience; ou
lui répond que le prince est occupé des préparatifs de la noce :
LE BLANC ET LE NOIR. i229
(i C'est pour cela même, dit-il, que je veux lui parler. » Il presse tant
qu'il est introduit. « Monseigneur, dit-il, que Dieu couronne tous
vos jours de gloire et de magnificence! votre gendre est un fripon.
— Comment un fripon! qu'osez-vous dire? est-ce ainsi qu'on
parle à un duc de Cachemire du gendre qu'il a choisi?
— Oui, un fripon, reprit Rustan ; et pour le prouver à Votre
Altesse, c'est que voici votre diamant que je vous rapporte. »
Le duc, tout étonné, confronta les deux diamants; et comme
il ne s'y connaissait guère, il ne put dire quel était le véritable.
« Voilà deux diamants, dit-il, et je n'ai qu'une fille; me voilà dans
un étrange embarras! » Il fit venir Barbabou, et lui demanda s'il
ne l'avait point trompé. Barbabou jura qu'il avait acheté son dia-
mant d'un Arménien ; l'autre ne disait pas de qui il tenait le sien,
mais il proposa un expédient : ce fut qu'il plût à Son Altesse de
le faire combattre sur-le-champ contre son rival. « Ce n'est pas
assez que votre gendre donne un diamant, disait-il; il faut aussi
qu'il donne des preuves de valeur : ne trouvez-vous pas bon que
celui qui tuera l'autre épouse la princesse?
— Très-bon, répondit le prince, ce sera un fort beau spectacle
pourla cour; battez-vous vite tous deuxl: le vainqueur prendra les
armes du vaincu, selon l'usage de Cachemire, et il épousera ma
fille. ))
Les deux prétendants descendent aussitôt dans la cour. II y
avait sur l'escalier une pie et un corbeau. Le corbeau criait :
(( Battez-vous, battez-vous ; » la pie : « Xe vous battez pas. » Cela
fit rire le prince ; les deux rivaux y prirent garde à peine : ils com-
mencent le combat ; tous les courtisans faisaient un cercle autour
d'eux. La princesse, se tenant toujours renfermée dans sa tour,
ne voulut point assister à ce spectacle ; elle était bien loin de se
douter que son amant fût à Cachemire, et elle avait tant d'horreur
pour Barbabou qu'elle ne voulait rien voir. Le combat se passa
le mieux du monde ; Barbabou fut tué roide, et le peuple en fut
charmé, parce qu'il était laid, et que Rustan était fort joli : c'est
presque toujours ce qui décide de la faveur publique.
Le vainqueur revêtit la cotte de maille, l'écharpe, et le casque
du vaincu, et vint, suivi de toute la cour, au son des fanfares, se
présenter sous les fenêtres de sa maîtresse. Tout le monde criait :
<( Belle princesse, venez voir votre beau mari qui a tué son vilain
rival » ; ses femmes répétaient ces paroles. La princesse mit par
malheur la tête à la fenêtre, et voyant l'armure d'un homme
qu'elle abhorrait, elle courut en désespérée à son coffre de la
Chine, et tira le javelot fatal qui alla percer sou cher Rustan au
230 LE BLANC ET LE NOIR.
défaut de la cuirasse ; il jeta un grand cri, et à ce cri la princesse
crut reconnaître la voix de son malheureux amant.
Elle descend échevelée, la mort dans les yeux et dans le cœur.
Rustan était déjà tombé tout sanglant dans les bras de son père.
Elle le voit : ô moment! ô vue! ô reconnaissance dont on ne peut
exprimer ni la douleur, ni la tendresse, ni l'horreur! Elle se jette
sur lui, elle l'embrasse : « Tu reçois, lui dit-elle, les premiers et
les derniers baisers de ton amante et de ta meurtrière. » Elle retire
le dard de la plaie, l'enfonce dans son cœur, et meurt sur l'amant
qu'elle adore. Le père, épouvanté, éperdu, prêt à mourir comme
elle, tache en vain de la rappeler à la vie ; elle n'était plus. Il
maudit ce dard fatal, le brise en morceaux, jette au loin ses deux
diamants funestes; et, tandis qu'on prépare les funérailles de sa
fille an lieu de son mariage, il fait transporter dans son palais
Rustan ensanglanté, qui avait encore un reste de vie.
On le porte dans un lit. La première chose qu'il voit aux deux
côtés de ce lit de mort, c'est Topaze et Ébône, Sa surprise lui ren-
dit un peu de force. « Ah! cruels, dit-il, pourquoi m'avez-vous
abandonné ? Peut-être la princesse vivrait encore, si vous aviez
été près du malheureux Rustan.
— Je ne vous ai pas abandonné un seul moment, dit Topaze.
— J'ai toujours été près de vous, dit Ébène.
— Ah ! que dites-vous? pourquoi insulter à mes derniers mo-
ments? répondit Rustan d'une voix languissante.
— Vous pouvez m'en croire, dit Topaze ; vous savez que je
n'approuvai jamais ce fatal voyage dont je prévoyais les horribles
suites. C'est moi qui étais l'aigle qui a combattu contre le vau-
tour, et qu'il a déplumé; j'étais l'éléphant qui emportait le bagage
pour vous forcer à retourner dans votre patrie; j'étais l'âne rayé
qui vous ramenait malgré vous chez votre père; c'est moi qui
al égaré vos chevaux ; c'est moi qui ai formé le torrent qui vous
empêchait de passer ; c'est moi qui ai élevé la montagne qui
vous fermait un chemin si funeste ; j'étais le médecin ([ui vous
conseillait l'air natal ; j'étais la pie qui vous criait de ne point
combattre.
— Et moi, dit Ébène, j'étais le vautour qui a déplumé l'aigle ;
le rhinocéros qui donnait cent coups de corne à l'éléphant, le
vilain qui battait l'âne rayé; le marchand qui vous donnait des
chameaux pour courir à votre perte ; j'ai bâti le pont sur lequel
vous avez passé; j'ai creusé la caverne que vous avez traversée; je
suis le médecin qui vous encourageait à marcher; le corbeau qui
vous criait de vous battre.
LE BLANC ET LE NOIR. 231
— Hélas! souviens-toi des oracles, dit Topaze: Si tu vas h
l'orient, tu seras à l'occident. — Oui, dit Ébène, on ensevelit ici les
morts le visage tourné à l'occident : l'oracle était clair, que ne
l'as-tu compris ? Tu as possédé, et tu ne possédais pas : car tu avais
le diamant, mais il était faux, et tu n'en savais rien. Tu es vain-
queur, et tu meurs ; tu es Rustan, et tu cesses de l'être : tout a été
accompli. »
Comme il pariait ainsi, quatre ailes blanches couvrirent le
corps de Topaze, et quatre ailes noires celui d'Ébène. « Que vois-
je? » s'écria Rustan. Topaze et Ébène répondirent ensemble:
(' Tu vois tes deux génies. — Eh ! messieurs, leur dit le malheu-
reux Rustan, de quoi vous mêliez-vous? et pourquoi deux génies
pour un pauvre homme? — C'est la loi, dit Topaze; chaque
homme a ses deux génies, c'est Platon qui Fa dit le premier^ et
d'autres l'ont répété ensuite; tu vois que rien n'est plus véritable :
moi, qui te parle, je suis ton bon génie, et ma charge était de
veiller auprès de toi jusqu'au dernier moment de ta vie ; je m'en
suis fidèlement acquitté.
— Mais, dit le mourant, si ton emploi était de me servir, je
suis donc d'une nature fort supérieure à la tienne ; et puis com-
ment oses-tu dire que tu es mon bon génie, quand tu m'as laissé
tromper dans tout ce que j'ai entrepris, et que tu me laisses
mourir, moi et ma maîtresse, misérablement? — Hélas! c'était ta
destinée, dit Topaze. — Si c'est la destinée qui fait tout, dit le
mourant, à quoi un génie est-il bon ? Et toi, Ébène, avec tes quatre
ailes noires, tu es apparemment mon mauvais génie? — Vous
l'avez dit, répondit Ébène. — Mais tu étais donc aussi le mauvais
génie de ma princesse? — Non, elle avait le sien, et je l'ai par-
faitement secondé. — Ah ! maudit Ébène, si tu es si méchant, tu
n'appartiens donc pas au même maître que Topaze? vous avez été
formés tous deux par deux principes différents, dont l'un est bon,
et l'autre méchant de sa nature ? — Ce n'est pas une conséquence,
dit Ébène, mais c'est une grande difficulté. — H n'est pas pos-
sible, reprit l'agonisant, qu'un être favorable ait fait un génie si
funeste. — Possible ou non possible, repartit Ébène, la chose est
comme je te le dis. — Hélas ! dit Topaze, mon pauvre ami, ne
vois-tu pas que ce coquin-là a encore la malice de te faire dispu-
ter pour allumer ton sang et précipiter l'heure de ta mort? —
Va, je ne suis guère plus content de toi que de lui, dit le triste
Rustan : il avoue du moins qu'il a voulu me faire du mal ; et toi,
1. Voyez tome XIX, page 247.
232 LE BLANC ET LE NOIR.
qui prétendais me défendre, tu ne m'as servi de rien. — J'en
suis bien fàclié, dit le bon génie. — Et moi aussi, dit le mourant;
il y a quelque chose là-dessous que je ne comprends pas. — Ni
moi non plus, dit le pauvre bon génie. — J'en serai instruit dans
un moment, dit Rustan. — C'est ce que nous verrons, dit Topaze. »
Alors tout disparut. Rustan se retrouva dans la maison de sou
père, dont il n'était pas sorti, et dans son lit, où il avait dormi
une heure.
Il se réveille en sursaut, tout en sueur, tout égaré ; il se tàte,
il appelle, il crie, il sonne. Son valet de chambre. Topaze, accourt
en bonnet de nuit, et tout en bâillant. « Suis-je mort, suis-je en
vie? s'écria Rustan ; la belle princesse de Cachemire en réchap-
pera-t-elle?.... — Monseigneur réve-t-il? répondit froidement
Topaze.
— Ah ! s'écriait Rustan, qu'est donc devenu ce barbare Ébène
avec ses quatre ailes noires? c'est lui qui me fait mourir d'une
mort si cruelle. — Monseigneur, je l'ai laissé là-haut qui ronfle;
voulez-vous qu'on le fasse descendre? — Le scélérat! il y a six
mois entiers qu'il me persécute ; c'est lui qui me mena à cette
fatale foire de Cabul ; c'est lui qui m'escamota le diamant que
m'avait donné la princesse; il est seul la cause de mon voyage,
de la mort de ma princesse, et du coup de javelot dont je meurs
à la fleur de mon âge.
— Rassurez-vous, dit Topaze; vous n'avez jamais été à Cabul ;
il n'y a point de princesse de Cachemire ; son père n'a jamais eu
que deux garçons qui sont actuellement au collège. Vous n'avez
jamais eu de diamant; la princesse ne peut être morte, puis-
qu'elle n'est pas née; et vous vous portez à merveille.
— Comment! il n'est pas vrai que tu m'assistais à la mort dans
le lit du prince de Cachemire? Ne m'as-tu pas avoué que, pour
me garantir de tant de malheurs, tu avais été aigle, éléphant,
âne rayé, médecin, et pie? — Monseigneur, vous avez rêvé tout
cela : nos idées ne dépendent pas plus de nous dans le sommeil
que dans la veille. Dieu a voulu que cette file d'idées vous ait passé
par la tète, pour aous donner apparemment quelque instruction
dont vous ferez votre profit.
— Tu te moques de moi , reprit Rustan ; combien de temps
ai-je dormi ? — Monseigneur, vous n'avez encore dormi qu'une
heure. — Eh bien ! maudit raisonneur, comment vcux-tu qu'eu
une heure de temps j'aie été à la foire de Cabul il y a six mois,
que j'en sois revenu, que j'aie fait le voyage de Cachemire, et que
nous soyons morts, Rarbabou, la princesse, et moi? — Mousei-
LE BLANC ET LE NOIR. 233
gneur, il n'y a rien de plus aisé et de plus ordinaire, et vous
auriez pu réellement faire le tour du monde, et avoir beaucouj)
plus d'aventures en bien moins de temps.
(c N'est-il pas vrai que vous pouvez lire en une heure Tabrégé
de l'histoire des Perses, écrite par Zoroastre? cependant cet abrégé
contient huit cent mille années. Tous ces événements passent
sous vos yeux l'un après l'autre en une heure ; or vous m'avouerez
qu'il est aussi aisé à Brama de les resserrer tous dans l'espace
d'une heure que de les étendre dans l'espace de huit cent mille
années; c'est précisément la même chose. Figurez-vous que le
temps tourne sur une roue dont le diamètre est infini. Sous cette
roue immense est une multitude innombrable de roues les unes
dans les autres; celle du centre est imperceptible, et fait un
nombre infini de tours précisément dans le même temps que la
grande roue n'en achève qu'un. Il est clair que tous les événe-
ments, depuis le commencement du monde jusqu'à sa fin,
peuvent arriver successivement en beaucoup moins de temps que
la cent millième partie d'une seconde ; et on peut dire même que
la chose est ainsi.
— Je n'y entends rien, dit Rustan. — Si vous voulez, dit Topaze,
j'ai un perroquet qui vous le fera aisément comprendre. Il est né
quelque temps avant le déluge, il a été dans l'arche ; il a beau-
coup vu ; cependant il n'a encore qu'un an et demi : il vous con-
tera son histoire, qui est fort intéressante,
— Allez vite chercher votre perroquet , dit Rustan ; il m'amu-
sera jusqu'à ce que je puisse me rendormir. — Il est chez ma sœur
la religieuse, dit Topaze; je vais le chercher, vous en serez con-
tent; sa mémoire est fidèle, il conte simplement, sans chercher
à montrer de l'esprit à tout propos , et sans faire des phrases. —
Tant mieux, dit Rustan, voilà comme j'aime les contes. » On lui
amena le perroquet, lequel parla ainsi.
N. B. M''* Catherine Vadé n'a jamais pu trouver l'histoire du perroquet dans
le portefeuille de feu son cousin Antoine Vadé, auteur de ce conte. C'est grand
dommage, vu le temps auquel vivait ce perroquet. {Note de Voltaire.) — Cette
note existe dès 1764. (B.)
nx DE l'histoire le blaxc et le noir.
JEANNOT ET COLIN
(1764)
Plusieurs personnes dignes de foi ont vu Jeannot et Colin à
l'école dans la ville d'Issoire, en Auvergne, ville fameuse dans
tout l'univers par son collège et par ses chaudrons. Jeannot était
fils d'un marchand de mulets très-renommé; Colin devait le jour
à un brave laboureur des environs, qui cultivait la terre avec
quatre mulets, et qui, après avoir payé la taille, le taillon, les
aides et gabelles, le sou pour livre, la capitation et les vingtièmes,
ne se trouvait pas puissamment riche au bout de l'année.
Jeannot et Colin étaient fort jolis pour des Auvergnats; ils
s'aimaient beaucoup, et ils avaient ensemble de petites privautés,
de petites familiarités, dont on se ressouvient toujours avec agré-
ment quand on se rencontre ensuite dans le monde.
Le temps de leurs études était sur le point de finir, quand un
tailleur apporta à Jeannot un habit de velours à trois couleurs,
avec une veste de Lyon de fort bon goût; le tout était accom-
pagné d'une lettre à M. de La Jeannotière. Colin admira l'habit,
et ne fut point jaloux ; mais Jeannot prit un air de supériorité
qui affligea Colin, Dès ce moment Jeannot n'étudia plus, se
regarda au miroir, et méprisa tout le monde. Quelque temps après
un valet de chambre arrive en poste, et apporte une seconde
lettre à M. le marquis de La Jeannotière: c'était un ordre de
monsieur son père de faire venir monsieur son fils à Paris. Jeannot
monta en chaise en tendant la main à Colin avec un sourire de
protection assez noble. Colin sentit son néant, et pleura. Jeannot
partit dans toute la pompe de sa gloire.
Les lecteurs qui aiment à s'instruire doivent savoir que
M. Jeannot, le père, avait acquis assez rapidement des biens
immenses dans les affaires. Vous demandez comment on fait ces
grandes fortunes? C'est parce qu'on est heureux. M. Jeannot était
236 JEANNOT ET COLIN.
bien fait, sa femme aussi, et elle avait encore de la fraîcheur. Ils
allèrent à Paris pour un procès qui les ruinait, lorsque la fortune,
qui élève et qui abaisse les hommes à son gré, les présenta à la
femme d'un entrepreneur des hôpitaux des armées, homme d'un
grand talent, et qui pouvait se vanter d'avoir tué plus de soldats
en un an que le canon n'en fait périr en dix, Jeannot plut à
madame; la femme de Jeannot plut à monsieur. Jeannot fut
bientôt de part dans l'entreprise ; il entra dans d'autres affaires.
Dès qu'on est dans le fil de l'eau, il n'y a qu'à se laisser aller: on
fait sans peine une fortune immense. Les gredins, qui du rivage
vous regardent voguera pleines voiles, ouvrent des yeux étonnés ;
ils ne savent comment vous avez pu parvenir; ils vous envient
au hasard, et font contre vous des brochures que vous ne lisez
point. C'est ce qui arriva à Jeannot le père, qui fut bientôt M. de
La Jeannotière, et qui, ayant acheté un marquisat au bout de six
mois, retira de l'école monsieur le marquis son fils, pour le mettre
à Paris dans le beau monde.
Colin, toujours tendre, écrivit une lettre de compliments à
son ancien camarade, et lui fit ces lignes pour le congratuler. Le
petit marquis ne lui fit point de réponse : Colin en fut malade de
douleur.
Le père et la mère donnèrent d'abord un gouverneur au
jeune marquis : ce gouverneur, qui était un homme du bel air,
et qui ne savait rien, ne put rien enseigner à son pupille. Mon-
sieur voulait que son fils apprit le latin, madame ne le voulait
pas. Ils prirent pour arbitre un auteur qui était célèbre alors par
des ouvrages agréables. Il fut prié à dîner. Le maître de la
maison commença par lui dire: « Monsieur, comme vous savez
le latin, et que vous êtes un homme de la cour,,,
— Moi, monsieur, du latin! je n'en sais pas un mot, répondit
le bel esprit, et bien m'en a pris; il est clair qu'on parle beaucoup
mieux sa langue quand on ne partage pas son application entre
elle et les langues étrangères. Voyez toutes nos dames, elles ont
l'esprit plus agréable que les hommes; leurs lettres sont écrites
avec ccntloisplus de grâce; elles n'ont sur nous cette supério-
rité que parce qu'elles ne savent pas le latin,
— Eh bien! n'avais-je pas raison? dit madame. Je veux que
mon fils soit un homme d'esprit, qu'il réussisse dans le monde ;
et vous voyez bien que, s'il savait le latin, il serait perdu, Joue-
t-on, s'il vous plaît, la comédie et l'opéra en latin ? Plaide-t-on en
latin quand on a un procès? Fait-on l'amour en latin? » Monsieur,
ébloui de ces raisons, passa condamnation, et il fut conclu que
JEANNOT ET COLIN.
237
le ieune marquis ne perdrait point son temps à connaître Ciceron
Horace et Virgile. Mais qaapprcndra-t-il donc? car encore faut-
il qu'il sache quelque chose ; ne pourrait-on pas lui montrer un
peu de géographie? « A quoi cela lui servira-t-il ? répondit le
Gouverneur. Quand monsieur le marquis ira dans ses terres, les
postillons ne sauront-ils pas les chemins? Ils ne l'égareront certai-
nement pas. On n'a pas besoin d'un quart de cercle pour voyager
et on va très-commodément de Paris en Auvergne, sans qu il soit
besoin de savoir sous quelle latitude on se trouve.
_ Vous avez raison, répliqua le père ; mais j'ai entendu parler
d une belle science qu'on appelle, je crois, Vastronomie.
- Quelle pitié I repartit le gouverneur ; se conduit-on par les
astres dans ce monde? et faudra-t-il que monsieur le marquis se
tue à calculer une éclipse, quand il la trouve à point nomme
dans l-almanach, qui lui enseigne de plus les fêtes mobiles, 1 âge
de la lune, et celui de toutes les princesses de l'Europe? »
Madame fut entièrement de l'avis du gouverneur. Le petit
marquis était au combe de la joie ; le père était très-indecis.
« Oue faudra-t-il donc apprendre à mon fils? disait-il.
'- V être aimable, répondit l'ami que l'on consultait; et s il sait
les moyens de plaire, il saura tout: c'est un art qu'il apprendra
chez madame sa mère, sans que ni l'un ni l'autre se donnent la
moindre peine. » . . ^ .f i,.;
Madame à ce discours, embrassa le gracieux ignorant, e lui
dit- « On voit bien, monsieur, que vous êtes l'homme du monde le
plus savant; mon Ûls vous devra toute son éducation : je m^ima-
gine pourtant qu'il ne serait pas mal qu'il sût un peu d histoire
-Hélas- madame, à quoi cela est-il bon? repondit-il ; il
D-v a certainement d'agréable et d'utile que l'histoire du jour.
Toutes les histoires anciennes, comme le disait un de nos beaux
esprits^ ne sont que des fables convenues; et pour les modernes,
c'est un chaos qu'on ne peut débrouiller. Qu'importe à monsieur
votre fils que Charlemagne ait institué les douze pairs de France,
et que son successeur ait été bègue - ?
- Rien n'est mieux dit! s'écria le gouverneur: on étouffe
l'esprit des enfants sous un amas de connaissances mutiles ; mais
de toutes les sciences la plus absurde, à mon avis, et celle qui
est la plus capable d'étouffer toute espèce de génie :c est la
géométrie. Cette science ridicule a pour objet des surfaces,
1. Fontenelle. , .^, i
2. Louis le Bègue e^l le ciaquième successeur de Charlemagne.
238 JEANNOT ET COLIN.
des lignes, et des points, qui n'existent pas dans la nature. On
fait passer en esprit cent mille lignes courbes entre un cercle et
une ligne droite qui le touche, quoique dans la réalité on n'y
puisse pas passer un fétu. La géométrie, en vérité, n'est qu'une
mauvaise plaisanterie. »
Monsieur et madame n'entendaient pas trop ce que le gouver-
neur voulait dire ; mais ils furent entièrement de son avis.
« Un seigneur comme monsieur le marquis, conlinua-t-il, ne
doit pas se dessécher le cerveau dans ces vaines études. Si un
jour il a besoin d'un géomètre sublime pour lever le plan de ses
terres, il les fera arpenter pour son argent. S'il veut débrouiller
l'antiquité de sa noblesse, qui remonte aux temps les plus
reculés, il enverra chercher un bénédictin. Il en est de môme de
tous les arts. Un jeune seigneur heureusement né n'est ni peintre,
ni musicien, ni architecte, ni sculpteur; mais il fait fleurir tous
ces arts en les encourageant par sa magniflence. Il vaut sans
doute mieux les protéger que de les exercer; il suffit que monsieur
le marquis ait du goût ; c'est aux artistes à travailler pour lui ; et
c'est en quoi on a très-grande raison de dire que les gens de
qualité (j'entends ceux qui sont très-riches) savent tout sans avoir
rien appris, parce qu'en effet ils savent à la longue juger de toutes
les choses qu'ils commandent et qu'ils payent, »
L'aimable ignorant prit alors la parole, et dit : « Vous avez
très-bien remarqué, madame, que la grande fin de l'homme est
de réussir dans la société. De bonne foi, est-ce par les sciences
qu'on obtient ce succès? S'est-on jamais avisé dans la bonne com-
pagnie de parler de géométrie ? Demande-t-on jamais à un hon-
nête homme quel astre se lève aujourd'hui avec le soleil? S'in-
forme-t-on à souper si Clodion le Chevelu passa le Rhin ?
— Non, sans doute, s'écria la marquise de La Jeannotière, que
ses charmes avaient initiée quelquefois dans le beau monde; et
monsieur mon fils ne doit point éteindre son génie par l'étude
de tous ces fatras, mais enfin que lui apprendra-t-on? Car il est
bon qu'un jeune seigneur puisse briller dans l'occasion, comme
dit monsieur mon mari. Je me souviens d'avoir ouï dire à un
abbé que la plus agréable des sciences était une chose dont j'ai
oublié le nom, mais qui commence par un B.
— Par un fi, madame? ne serait-ce point la botanique?
— Non, ce n'était point de botanique qu'il me parlait; elle
commençait, vous dis-je, par un B, et finissait par un on.
— Ah! j'entends, madame ; c'est le blason : c'est, à la vérité,
une science fort profonde ; mais elle n'est plus à la mode depuis
JEANNOT ET COLIN, 239
qu'on a perdu l'habitude de faire peindre ses armes aux por-
tières de son carrosse; c'était la chose du monde la plus utile dans
un État bien policé. D'ailleurs, cette étude serait infinie: il n'y a
point aujourd'hui de barbier qui n'ait ses armoiries ;' et vous
savez que tout ce qui devient commun est peu fêté. » Eufin,
après avoir examiné le fort et le faible des sciences, il fut décidé
que monsieur le marquis apprendrait à dansera
La nature, qui fait tout, lui avait donné un talent qui se déve-
loppa bientôt avec un succès prodigieux : c'étaitde chanter agréa-
blement des vaudevilles. Les grâces de la jeunesse, jointes à ce
don supérieur, le firent regarder comme le jeune homme de la
plus grande espérance. Il fut aimé des femmes; et ayant la tête
toute pleine de chansons, il en fit pour ses maîtresses. Il pillait
Bacchus et l' Amour dans un vaudeville, la nuit et le jour dans un
autre, les charmes et les alarmes dans un troisième ; mais, comme
il y avait toujours dans ses vers quelques pieds de plus ou de
moins qu'il ne fallait, il les faisait corriger moyennant vingt louis
d'or par chanson ; et il fut mis dans l'Année littéraire au rang
des La Fare, des Chaulieu, des Hamilton, des Sarrasin et des
Voiture.
Madame la marquise crut alors être la mère d'un bel esprit, et
donna à souper aux beaux esprits de Paris, La tête du jeune
homme fut bientôt renversée; il acquit Fart de parler sans s'en-
tendre, et se perfectionna dans l'habitude de n'être propre à rien.
Quand son père le vit si éloquent, il regretta vivement de ne lui
avoir pas fait apprendre le latin, car il lui aurait acheté une
grande charge dans la robe. La mère, qui avait des sentiments
plus nobles, se chargea de solliciter un régiment pour son fils ;
et en attendant il fit l'amour. L'amour est quelquefois plus cher
qu'un régiment. Il dépensa beaucoup, pendant que ses parents
s'épuisaient encore davantage à vivre en grands seigneurs.
Une jeune veuve de qualité, leur voisine, qui n'avait qu'une
fortune médiocre, voulut bien se résoudre à mettre en sûreté les
grands biens de M. et de M""" de La Jeannotière, eu se les appro-
priant, et en épousant le jeune marquis. Elle l'attira chez elle, se
laissa aimer, lui fit entrevoir qu'il ne lui était pas indifférent, le
conduisit par degrés, l'enchanta, le subjugua sans peine. Elle lui
donnait tantôt des éloges, tantôt des conseils; elle devint la meil-
leure amie du père et de la mère. Une vieille voisine proposa le
mariage; les parents, éblouis de la splendeur de cette alliance,
1. Cette scène rappelle le premier acte du Bourgeois gentilhomme.
240 JEANNOT ET COLIN.
acceptèrent avec joie la proposition : ils donnèrent leur fils unique
à leur amie intime. Le jeune marquis allait épouser une femme
qu'il adorait et dont il était aimé; les amis de la maison le félici-
taient; on allait rédiger les articles, en travaillant aux habits de
noce et à Tépitlialame.
Il était, un matin, aux genoux de la charmante épouse que
l'amour, l'estime, et l'amitié, allaient lui donner; ils goûtaient,
dans une conversation tendre et animée, les prémices de leur
honheur ; ils s'arrangeaient pour mener une vie délicieuse, lors-
qu'un valet de chambre de madame la mère arrive tout effaré,
(( Voici bien d'autres nouvelles, dit-il ; des huissiers déménagent
la maison de monsieur et de madame; tout est saisi par des créan-
ciers ; on parle de prise de corps, et je A^ais faire mes diligences
pour être payé de mes gages. — Voyons un peu, dit le marquis,
ce que c'est que ça ^ ce que c'est que cette aventure-là. — Oui, dit
la veuve, allez punir ces coquins-là, allez vite. » Il y court, il arrive
à la maison; son père était déjà emprisonné : tous les domestiques
avaient fui chacun deleur côté, en emportant tout ce qu'ils avaient
pu. Sa mère était seule, sans secours, sans consolation, noyée
dans les larmes ; il ne lui restait rien que le souvenir de sa for-
tune, de sa beauté, de ses fautes, et de ses folles dépenses.
Après que le fils eut longtemps pleuré avec la mère, il lui dit
enfin : « Ne nous désespérons pas; cette jeune veuve m'aime éper-
dument; elle est plus généreuse encore que riche, je réponds
d'elle ; je vole à elle, et je vais vous l'amener. » Il retourne donc
chez sa maîtresse, il la trouve tête à tête avec jin jeune officier
fort aimable, a Quoi! c'est vous, monsieur de La Jeannotiôre; que
venez-vous faire ici? abandonnc-t-on ainsi sa mère? Allez chez cette
pauvre femme, et dites-lui que je lui veux toujours du bien : j'ai
besoin d'une femme de chambre, et je lui donnerai la préférence.
— Mon garçon, tu me parais assez bien tourné, lui dit l'officier;
si tu veux entrer dans ma compagnie, je te donnerai un bon en-
gagement. ))
Le marquis stupéfait, la rage dans le canir, alla chercher son
ancien gouverneur, déposa ses douleurs dans son sein, et lui de-
manda des conseils. Celui-ci lui proposa de se faire, comme lui,
gouverneur d'enfants. « Hélas! je ne sais rien, vous ne m'avez rien
appris, et vous êtes la première cause de mon malheur »; et il
sanglotait en lui parlant ainsi, « Faites des romans, lui dit un bel
esprit qui était là ; c'est une excellente ressource à Paris. »
I. Kxprcs^ion fort à la mode chez les petits-nitiilro;* au xviii" siècle.
JEANNOT ET COLIN. 244
Le jeune homme, plus désespéré que jamais, courut chez le
confesseur de sa mère : c'était un théatin très-accrédité, qui ne
dirigeait que les femmes de la première considération ; dès qu'il
le vit, il se précipita vers lui. « Eh! mon Dieu! monsieur le mar-
quis, où est votre carrosse? comment se porte la respectable ma-
dame la marquise votre mère?» Le pauvre malheureux lui conta
le désastre de sa famille. A mesure qu'il s'expliquait, le théatin
prenait une mine plus grave, plus indillérente, plus imposante :
« Mon fils, voilà où Dieu vous voulait; les richesses ne senent
qu'à corrompre le cœur; Dieu a donc fait la grâce à votre mère
de la réduire à la mendicité? — Oui, monsieur. — Tant mieux,
elle est sûre de son salut. — Mais, mon père, en attendant, n'y
aurait-il pas moyen d'obtenir quelques secours dans ce monde?
— Adieu, mon fils; il y a une dame de la cour qui m'attend. »
Le marquis fut prêt à s'évanouir ; il fut traité à peu près de
même par tous ses amis, et apprit mieux à connaître le monde
dans une journée que dans tout le reste de sa vie.
Comme il était plongé dans l'accablement du désespoir, il vit
avancer une chaise roulante, à l'antique, espèce de tombereau
couvert, accompagné de rideaux de cuir, suivi de quatre char-
rettes énormes toutes chargées. Il y avait dans la chaise un jeune
homme grossièrement vêtu; c'était un visage rond et frais qui
respirait la douceur et la gaieté. Sa petite femme brune, et assez
grossièrement agréable, était cahotée à côté de lui. La voiture
n'allait pas comme le char d'un petit-maître : le voyageur eut
tout le temps de contempler le marquis immobile, abîmé dans
sa douleur. « Eh! mon Dieu! s'écria-t-il, je crois que c'est là
Jeannot.» A ce nom, le marquis lève les yeux, la voiture s'arrête:
« C'est Jeannot lui-même, c'est Jeannot. » Le petit homme rebondi
ne fait qu'un saut, et court embrasser son ancien camarade.
Jeannot reconnut Colin ; la honte et les pleurs couvrirent son
visage. « Tu m'as abandonné, dit Colin ; mais tu as beau être
grand seigneur, je t'aimerai toujours.» Jeannot, confus et atten-
dri, lui conta, en sanglotant, une partie de son histoire. « Viens
dans l'hôtellerie où je loge me couler le reste, lui dit Colin ; em-
brasse ma petite femme, et allons dîner ensemble. »
Ils vont tous trois à pied, suivis du bagage. « Qu'est-ce donc
que tout cet attirail? vous appartient-il? — Oui, tout est à moi
et à ma femme. Nous arrivons du pays; je suis à la tête d'une
bonne manufacture de fer étamé et de cuivre. J'ai épousé la fille
d'un riche négociant en ustensiles nécessaires aux grands et aux
petits ; nous travaillons beaucoup ; Dieu nous bénit ; nous n'avons
21 — Rom AXS. 16
242 JEANNOT ET COLIN.
point changé d'état ; nous sommes heureux, nous aiderons notre
ami Jeannot. Ne sois plus marquis ; toutes les grandeurs de ce
monde ne valent pas un hon ami. Tu reviendras avec moi au
pays, je t'apprendrai le métier, il n'est pas hien difficile ; je te
mettrai de part, et nous vivrons gaiement dans le coin de terre
où nous sommes nés. »
Jeannot, éperdu, se sentait partagé entre la douleur et la joie,
la tendresse et la honte ; et il se disait tout bas : « Tous mes amis
du hel air m'ont trahi, et Colin, que j"ai méprisé, vient seul à
mon secours. Quelle instruction ! » La honte d'âme de Colin
développe dans le cœur de Jeannot le germe du bon naturel, que
le monde n'avait pas encore étouffé. Il sentit qu'il ne pouvait
abandonner son père et sa mère. « Nous aurons soin de ta mère,
dit Colin ; et quant à ton bonhomme de père, qui est en prison,
j'attends un peu les affaires : ses créanciers, voyant qu'il n'a plus
rien, s'accommoderont pour peu de chose ; je me charge de tout, »
Cohn fit tant qu'il tira le père de prison. Jeannot retourna dans
sa patrie avec ses parents, qui reprirent leur première profession.
Il épousa une sœur de Colin, laquelle, étant de même humeur que
le frère, le rendit très-heureux. Et Jeannot le père, et Jeannotte
la mère, et Jeannot le fils, virent que le bonheur n'est pas dans
la vanité.
FIN DE JEANNOT ET COLIN,
AVENTURE INDIENNE
(1766)
Pythagore, dans son séjour aux Indes, apprit, comme tout le
monde sait, à l'école des gymnosophistes, le langage des bêtes et
celui des plantes. Se promenant un jour dans une prairie assez
près du rivage de la mer, il entendit ces paroles : « Que je suis
malheureuse d'être née herbe ! à peine suis-je parvenue à deux
pouces de hauteur que voilà un monstre dévorant, un animal hor-
rible, qui me foule sous ses larges pieds; sa gueule est armée d'une
rangée de faux tranchantes, avec laquelle il me coupe, me déchire
et m'engloutit. Les hommes nomment ce monstre un mouton. Je
ne crois pas qu'il y ait au monde une plus abominable créature. »
Pythagore avança quelques pas ; il trouva une huître qui bâillait
sur un petit rocher ; il n'avait point encore embrassé cette admi-
rable loi par laquelle il est défendu de manger les animaux nos
semblables. Il allait avaler l'huître, lorsqu'elle prononça ces mots
attendrissants : « 0 nature! que l'herbe, qui est comme moi ton
ouvrage, est heureuse! Quand on l'a coupée, elle renaît, elle est
immortelle ; et nous, pauvres huîtres, en vain sommes-nous
défendues par une double cuirasse ; des scélérats nous mangent
par douzaines à leur déjeuner, et c'en est fait pour jamais. Quelle
épouvantable destinée que celle d'une huître, et que les hommes
sont barbares ! d
Pythagore tressaillit ; il sentit l'énormité du crime qu'il allait
commettre : il demanda pardon à l'huître en pleurant, et la remit
bien proprement sur son rocher.
Comme il rêvait profondément à cette aventure en retournant
à la ville, il vit des araignées qui mangeaient des mouches, des
hirondelles qui mangeaient des araignées, deséperviersqui man-
geaient des hirondelles, u Tous ces gens-là, dit-il, ne sont pas
philosophes. »
Pythagore, en entrant, fatheurté, froissé, renversé parune mul-
titude de gredins et de gredines qui couraient en criant: «C'est
244 AVENTURE INDIENNE.
])ien fait, c'est bien fait, ils l'ont bien mérité! — Qui? quoi ?» dit
Pytliagore en se relevant ; et les gens couraient toujours en disant :
(c Ah ! que nous aurons de plaisir à les voir cuire ! » Pytliagore crut
qu'on parlait de lentilles ou de quelques autres légumes ; point
du tout, c'était de deux pauvres Indiens, « Ah ! sans doute, dit
Pytliagore, ce sont deux grands philosophes qui sont las de la
vie; ils sont bien aises de renaître sous une autre forme ; il y a
du plaisir à changer de maison, quoiqu'on soit toujours mal logé :
il ne faut pas disputer des goûts. »
Il avança avec la foule jusqu'à la place publique, et ce fut là
qu'il vit un grand bûcher allumé, et vis-à-vis de ce bûcher un
banc qu'on appelait un tribunal, et sur ce banc des juges, et ces
juges tenaient tous une queue de vache à la main, et ils avaient
sur la tête un bonnet ressemblant parfaitement aux deux oreilles
de ranimai qui porta Silène quand il vint autrefois au pays avec
Bacchus, après avoir traversé la mer Erythrée à pied sec, et
avoir arrêté le soleil et la lune, comme on le raconte fidèlement
dans les Orphiques.
Il y avait parmi ces juges un honnête homme fort connu de
Pytliagore. Le sage de l'Inde expliqua au sage de Samos de quoi
il était question dans la fête qu'on allait donner au peuple indou.
u Les deux Indiens, dit-il, n'ont nulle envie d'être brûlés ; mes
graves confrères les ont condamnés à ce supplice, l'un pour avoir
dit que la substance de Xaca n'est pas la substance de Brama ; et
l'autre, pour avoir soupçonné qu'on pouvait plaire à l'Être suprême
par la vertu, sans tenir en mourant une vache par la queue ; parce
que, disait-il, on peut être vertueux en tout temps, et qu'on ne
trouve pas toujours une vache à point nommé. Les bonnes femmes
de la ville ont été si effrayées de ces deux propositions hérétiques
qu'elles n'ont point donné de repos aux juges jusqu'à ce qu'ils
aient ordonné le supplice de ces deux infortunés, »
Pytliagore jugea que depuis l'herbe jusqu'à riiommcil y avait
bien des sujets de chagrin. Il fit pourtant entendre raison aux
juges, et même aux dévotes : et c'est ce qui n'est arrivé que cette
seule fois.
Ensuite il alla prêcher la tolérance à Crotone ; mais un intolé-
rant mit le feu à sa maison : il fut brûlé, lui ([ui avait tiré deux
Indous des flammes. Sauve qui peut!
FIN DE L AVENTURE INDIENNE,
LES AVEUGLES
JUGES DES COULEURS
(1766)
Dans les commencements de la fondation des Quinze-Vingts,
on sait qu'ils étaient tous égaux, et que leurs petites affaires se
décidaient à la pluralité des voix. Ils distinguaient parfaitement
au toucher la monnaie de cuivre de celle d'argent ; aucun d'eux
ne prit jamais du vin de Brie pour du vin de Bourgogne. Leur
odorat était plus fin que celui de leurs voisins qui avaient deux
yeux. Ils raisonnèrent parfaitement sur les quatre sens, c'est-à-
dire qu'ils en connurent tout ce qu'il est permis d'en savoir; et ils
vécurent paisibles et fortunés autant que des Quinze-Vingts peu-
vent l'être. Malheureusement un de leurs professeurs prétendit
avoir des notions claires sur le sens de la vue ; il se fit écouter, il
intrigua, il forma des enthousiastes : enfin on le reconnut pour
le chef de la communauté. Il se mit à juger souverainement des
couleurs, et tout fut perdu.
Ce premier dictateur des Quinze-Vingts se forma d'abord un
petit conseil, avec lequel il se rendit le maître de toutes les
aumônes. Par ce moyen personne n'osa lui résister. Il décida que
tous les habitsdes Quinze-Vingts étaient blancs : les aveugles le cru-
rent ; ils ne parlaient que de leurs beaux habits blancs, quoiqu'il
n'y en eût pas un seul de cette couleur. Tout le monde se moqua
d'eux, ils allèrent se plaindre au dictateur, qui les reçut fort mal;
il les traita de novateurs, d'esprits forts, de rebelles, qui se lais-
saient séduire par les opinions erronées de ceux qui avaient des
yeux, et qui osaient douter de l'infaillibilité de leur maître. Cette
querelle forma deux partis. Le dictateur, pour les apaiser, ren-
dit un arrêt par lequel tous leurs habits étaient rouges. Il n'y
avait pas un habit rouge aux Quinze-Vingts. On se moqua d'eux
plus que jamais : nouvelles plaintes de la part de la communauté.
246 LES AVEUGLES JUGES DES COULEURS.
Le dictateur entra en fureur, les autres aveugles aussi : on se
battit longtemps, et la concorde ne fut rétablie que lorsqu'il fut
permis à tous les Quinze-Vingts de suspendre leur jugement sur
la couleur de leurs habits.
Un sourd, en lisant cette petite histoire, avoua que les aveugles
avaient eu tort de juger les couleurs ; mais il resta ferme dans
l'opinion qu'il n'appartient qu'aux sourdsde juger delà musique.
FIN DES AVEUGLES JUGES DES COULEURS.
L'INGÉNU
HISTOIRE VÉRITABLE
TIRÉE DES MANUSCRITS DU P. QUES.NEL'.
(1767)
CHAPITRE I.
COMMENT LE PRIEUR DE NOTRE-DAME DE LA MONTAGNE ET MADEMOISELLE
SA SOEUR RENCONTRÈRENT UN HURON.
Un jour saint Dunstan -, Irlandais de nation et saint de profes-
sion, partit d'Irlande sur une petite montagne qui vogua vers les
côtes de France, et arriva par cette voiture à la baie de Saint-
Malo. Quand il fut à bord, il donna la bénédiction à sa montagne,
qui lui fit de profondes révérences, et s'en retourna en Irlande
par le même chemin qu'elle était venue.
Dunstan fonda un petit prieuré dans ces quartiers-là, et lui
donna le nom de prieuré de la Montagne, qu'il porte encore,
comme un chacun sait.
En l'année 1689 ', le 15 juillet au soir, l'abbé de Kerkabon,
prieur de Notre-Dame de la Montagne, se promenait sur le bord
de la mer avec M"'' de Kerkabon, sa sœur, pour prendre le frais.
Le prieur, déjà un peu sur l'âge, était un très-bon ecclésiastique,
aimé de ses voisins, après l'avoir été autrefois de ses voisines. Ce
1. Le P. Quesnel, à qui Voltaire attribue ringénu, est le janséniste auteur
des Réflexions morales, dont cent et une propositions furent condamnées par la
bulle Unigenitus.
2. -Né vers 92 i, mort en 988.
3. Année où Guillaume III venait d'être proclamé roi d'Angleterre , et où
commencèrent les hostilités entre la France et l'Angleterre
248 L'INGÉNU.
qui lui avait donné surtout une grande considération, c'est qu'il
était le seul bénéficier du pays qu'on ne fût pas obligé de porter
dans son lit quand il avait soupe avec ses confrères. Il savait
assez honnêtement de théologie ; et quand il était las de lire saint
Augustin, il s'amusait avec Rabelais : aussi tout le monde disait
du bien de lui.
M"'= de Kerkabon, qui n'avait jamais été mariée, quoiqu'elle
eût grande envie de l'être, conservait de la fraîcheur à l'âge de
quarante-cinq ans; son caractère était bon et sensible; elle aimait
le plaisir, et était dévote.
Le prieur disait à sa sœur, en regardant la mer : a Hélas! c'est
ici que s'embarqua notre pauvre frère avec notre chère belle-
sœur M"*" de Kerkabon, sa femme, sur la frégate l'Hirondelle, en
1669, pour aller servir en Canada. S'il n'avait pas été tué, nous
pourrions espérer de le revoir encore,
— Croyez-vous, disait M""^ de Kerkabon, que notre belle-sœur
ait été mangée par les Iroquois, comme on nous l'a dit? Il est
certain que si elle n'avait pas été mangée, elle serait revenue au
pays. Je la pleurerai toute ma vie: c'était une femme charmante;
et notre frère, qui avait beaucoup d'esprit, aurait fait assurément
une grande fortune. »
Comme ils s'attendrissaient l'un et l'autre à ce souvenir, ils
virent entrer dans la baie de Rance ' un petit bâtiment qui arri-
vait avec la marée : c'étaient des Anglais qui venaient vendre
quelques denrées de leur pays. Ils sautèrent à terre, sans regarder
monsieur le prieur ni mademoiselle sa sœur, qui fut très-choquée
du peu d'attention qu'on avait pour elle.
Il n'en fut pas de même d'un jeune homme très-bien fait qui
s'élança d'un saut par-dessus la tête de ses compagnons, et se
trouva vis-â-vis mademoiselle. Il lui fit un signe de tête, n'étant
pas dans l'usage de faire la révérence. Sa figure et son ajustement
attirèrent les regards du frère et de la sœur. Il était nu-tête et nu-
jambes, les pieds chaussés de petites sandales, le chef orné de
longs cheveux en tresses, un petit pourpoint qui serrait une taille
fine et dégagée; l'air martial et doux. Il tenait dans sa main une
petite bouteille d'eau des Rarbades^ et dans l'autre une espèce
de bourse dans laquelle était un gobelet et de très-bon biscuit de
mer. Il parlait français fort intelligiblement. Il présenta de son eau
1, C'est la baie où vient i^c jotor la rivière de Raiico.
2. Sorte de tafia composé que fabriquaient les Anglais de la Barbade (ilc des
Antilles),
CHAPITRE I. 249
des Barbades à W" de Kerkabon et à monsieur son frère ; il en
but avec eux ; il leur en fit reboire encore, et tout cela d'un air
si simple et si naturel que le frère et la sœur en furent charmés.
Ils lui offrirent leurs services, en lui demandant qui il était et où
il allait. Le jeune homme leur répondit qu'il n'en savait rien,
qu'il était curieux, qu'il avait voulu voir comment les côtes de
'i^rance étaient faites, qu'il était venu, et allait s'en retourner.
Monsieur le prieur, jugeant à son accent qu'il n'était pas
Anglais, prit la liberté de lui demander de quel pays il était. « Je
suis Huron \ » lui répondit le jeune homme.
M"'' de Kerkabon, étonnée et enchantée de voir un Huron qui
lui avait fait des politesses, pria le jeune homme à souper; il ne
se fit pas prier deux fois, et tous trois allèrent de compagnie au
prieuré de Notre-Dame de la Montagne.
La courte et ronde demoiselle le regardait de tous ses petits
jeux, et disait de temps en temps au prieur : <( Ce grand garçon-
là a un teint de lis et de rose ! qu'il a une belle peau pour un
Huron ! — Vous avez raison, ma sœur, disait le prieur. » Elle fai-
sait cent questions coup sur coup, et le voyageur répondait tou-
jours fort juste.
Le bruit se répandit bientôt qu'il y avait un Huron au prieuré.
La bonne compagnie du canton s'empressa d'y venir souper.
L'abbé de Saint-Yves y vint avec mademoiselle sa sœur, jeune
basse-brette, fort jolie et très-bien élevée. Le bailli, le receveur
des tailles, et leurs femmes, furent du souper. On plaça l'étranger
entre M"'" de Kerkabon et M''" de Saint-Yves. Tout le monde le
regardait avec admiration ; tout le monde lui parlait et l'interro-
geait à la fois ; le Huron ne s'en émouvait pas. H semblait qu'il
eût pris pour sa devise celle de milord Bolingbroke -: MhU admi-
rari. Mais à la fin, excédé de tant de bruit, il leur dit avec assez
de douceur, mais avec un peu de fermeté : « Messieurs, dans
mon pays on parle l'un après l'autre ; comment voulez-vous que
je vous réponde quand vous m'empêchez de vous entendre ? » La
raison fait toujours rentrer les hommes en eux-mêmes pour
quelques moments : il se fit un grand silence. Monsieur le bailli,
qui s'emparait toujours des étrangers dans quelque maison qu'il
se trouvât, et qui était le plus grand questionneur de la province,
lui dit en ouvrant la bouche d'un demi-pied : « Monsieur, com-
ment vous nommez-vous ? — On m'a toujours appelé l'Ingénu,
1. Naturel du Canada.
2. Voyez les Lettres au prince de Brunswick.
250 L'INGÉNU.
reprit le Huron, et on m'a confirmé ce nom en Angleterre, parce
que je dis toujours naïvement ce que je pense, comme je fais tout
ce que je veux.
— Comment, étant né Huron, avez-vous pu, monsieur, venir
en Angleterre? — C'est qu'on m'y a mené ; j'ai été fait, dans un
combat, prisonnier par les Anglais, après m'être assez bien dé-
fendu ; et les Anglais, qui aiment la bravoure, parce qu'ils sont
braves et qu'ils sont aussi honnêtes que nous, m'ayant proposé
de me rendre à mes parents ou de venir en Angleterre, j'acceptai
le dernier parti, parce que de mon naturel j'aime passionnément
à voir du pays,
— Mais, monsieur, dit le bailli avec son ton imposant, comment
avez-vous pu abandonner ainsi père et mère? — C'est que je n'ai
jamais connu ni père ni mère », dit l'étranger. La compagnie
s'attendrit, et tout le monde répétait: Ni jjère, ni mère! « Nous lui
en servirons, dit la maîtresse de la maison à son frère le prieur ;
que ce monsieur le Huron est intéressant ! » L'Ingénu la remercia
avec une cordialité noble et fière, et lui fit comprendre qu'il
n'avait besoin de rien.
« Je m'aperçois, monsieur l'Ingénu, dit le grave bailli, que
vous parlez mieux français qu'il n'appartient à un Huron. — Un
Français, dit-il, que nous avions pris dans ma grande jeunesse en
Huronie, et pour qui je conçus beaucoup d'amitié, m'enseigna sa
langue; j'apprends très-vite ce que je veux apprendre. J'ai trouvé
en arrivant à Plymoutli un de vos Français réfugiés que vous
appelez huguenots^, je ne sais pourquoi ; il m'a fait faire quelques
progrès dans la connaissance de votre langue; et dès que j'ai pu
m'exprimer intelligiblement, je suis venu voir votre pays, parce
que j'aime assez les Français quand ils ne font pas trop de ques-
tions. »
L'abbé de Saint-Yves, malgré ce petit avertissement, lui de-
manda laquelle des trois langues lui plaisait davantage, la
huronne, l'anglaise, ou la française. — La huronne, sans contre-
dit, répondit l'Ingénu. — Est-il possible? s'écria M"'de Kerkabon;
j'avais toujours cru que le français était la plus belle de toutes
les langues après le bas-breton. »
Alors ce fut à qui demanderait à l'Ingénu comment on disait
en huron du tabac, et il répondait taya ; comment on disait
manger, et il répondait csscntcn. M"" de Kerkabon voulut absolu-
ment savoir comment on disait faire l'amour; il lui répondit
1. L'émigration des protestants avait commencé des H381.
CHAPITRE I. 251
trovancler\ et soutint, non sans apparence de raison, queces mots-
là valaient bien les mots français et anglais qui leur correspon-
daient. Trovander parut très-joli à tous les convives.
Monsieur le prieur, qui avait dans sa bibliothèque la gram-
maire huronne dont le révérend P. Sagar Théodat, récollet,
fameux missionnaire, lui avait fait présent, sortit de table un
moment pour l'aller consulter. Il revint tout haletant de tendresse
et de joie ; il reconnut Tlngériu pour un vrai Huron. On disputa
un peu sur la multiplicité des langues, et on convint que, sans
l'aventure de la tour de Babel, toute la terre aurait parlé français.
L'iuterrogant bailli, qui jusque-là s'était défié un peu du per-
sonnage, conçut pour lui un profond respect; il lui parla avec
plus de civilité qu'auparavant, de quoi l'Ingénu ne s'aperçut pas.
W"= de Saint -Yves était fort curieuse de savoir comment on
faisait l'amour au pays des Hurons. « En faisant de belles actions,
répondit-il, pour plaire aux personnes qui vous ressemblent. »
Tous les convives applaudirent avec étonnement. M"" de Saint-
Yves rougit et fut fort aise. M"*' de Kerkabon rougit aussi, mais elle
n'était pas si aise : elle fut un peu piquée que la galanterie ne
s'adressât pas à elle ; mais elle était si bonne personne que son
affection pour le Huron n'en fut point du tout altérée. Elle lui
demanda, avec beaucoup de bouté, combien il avait eu de maî-
tresses en Huronie. « Je n'en ai jamais eu qu'une, dit l'Ingénu ;
c'était M"* Abacaba, la bonne amie de ma chère nourrice; les
joncs ne sont pas plus droits, l'hermine n'est pas plus blanche,
les moutons sont moins doux, les aigles moins fiers, et les cerfs
ne sont pas si légers que l'était Abacaba. Elle poursuivait un jour
un lièvre dans notre voisinage, environ à cinquante lieues de
notre habitation ; un Algonquin mal élevé, qui habitait cent
lieues plus loin, vint lui prendre son lièvre ; je le sus, j'y courus,
je terrassai l'Algonquin d'un coup de massue, je l'amenai aux
pieds de ma maîtresse, pieds et poings liés. Les parents d'Abacaba
voulurent le manger; mais je n'eus jamais de goût pour ces sortes
de festins; je lui rendis sa liberté, j'en fis un ami. Abacaba fut
si touchée de mon procédé qu'elle me préféra à tous ses amants.
Elle m'aimerait encore si elle n'avait pas été mangée par un ours :
j'ai puni l'ours, j'ai porté longtemps sa peau ; mais cela ne m'a
pas consolé. »
M"'= de Saint-Yves, à ce récit, sentait un plaisir secret d'appren-
dre que l'Ingénu n'avait eu qu'une maîtresse, et qu'Abacaba n'était
1. Tous ces noms sont en effet hurons. [Note de Voltaire.)
252 L'INGÉNU.
plus ; mais elle ne démêlait pas la cause de son plaisir. Tout le
monde fixait les yeux sur l'Ingénu ; on le louait beaucoup d'avoir
empêché ses camarades de manger un Algonquin.
L'impitoyable bailli, qui ne pouvait réprimer sa fureur de
questionner, poussa enfin la curiosité jusqu'à s'informer de quelle
religion était monsieur le Huron ; s'il avait choisi la religion angli-
cane, ou la gallicane, ou la huguenote? « Je suis de ma religion,
dit-il, comme vous de la vôtre. — Hélas! s'écria la Kerkabon, je
vois bien que ces malheureux Anglais n'ont pas seulement songé
à le baptiser. — Eh ! mon Dieu, disait M"' de Saint-Yves, comment
se peut-il que les Hurons ne soient pas catholiques? Est-ce que
les révérends pères jésuites ne les ont pas tous convertis? » L'In-
génu l'assura que dans son pays on ne convertissait personne;
que jamais un vrai Huron n'avait changé d'opinion, et que môme
il n'y avait point dans sa langue de terme qui signifiât inconstance.
Ces derniers mots plurent extrêmement à M"^ de Saint-Yves.
« Nous le baptiserons, nous le baptiserons, disait la Kerkabon
à monsieur le prieur; vous en aurez l'honneur, mon cher frère ;
je veux absolument être sa marraine : M. l'abbé de Saint-Yves le
présentera sur les fonts; ce sera une cérémonie bien brillante; il en
sera parlé dans toute la Basse-Bretagne, et cela nous fera un hon-
neur infini, » Toute la compagnie seconda la maîtresse de la
maison; tous les convives criaient: « Nous le baptiserons! » L'In-
génu répondit qu'en Angleterre on laissait vivre les gens à leur fan-
taisie. Il témoigna que la proposition ne lui plaisait point du tout,
et que la loi des Hurons valait pour le moins la loi des Bas-Bre-
tons ; enfin il dit qu'il repartait le lendemain. On acheva dévider
sa bouteille d'eau des Barbades, et chacun s'alla coucher.
Quand on eut reconduit l'Ingénu dans sa chambre, M"® de
Kerkabon et son amie M"" de Saint-Yves ne purent se tenir do
regarder par le trou d'une large serrure pourvoir comment dor-
mait un Huron. Elles virent qu'il avait étendu la couverture du lit
sur le plancher, et qu'il reposait dans la plus belle attitude du
monde.
CHAPITRE II.
LE HURON, NOMMÉ L'INGÉNU, RECONNU DE SES PARENTS.
L'Ingénu, selon sa coutume, s'éveilla avec le soleil, au chant
du coq, qu'on appelle en Angleterre et en Huronie la trompette
du jour. Il n'était pas comme la bonne compagnie, qui languit
CIIAriTRE II. 253
dans un LU oiseux jusqu'à ce que le soleil ait fait la moitié de son
tour, qui ne peut ni dormir ni se lever, qui perd tant d'heures
précieuses dans cet état mitoyen entre la vie et la mort, et qui se
plaint encore que la vie est trop courte.
Il avait déjà fait deux ou trois lieues, il avait tué trente pièces
de gibier à balle seule, lorsqu'on rentrant il trouva M. le prieur
de Notre-Dame de la Montagne et sa discrète sœur, se prome-
nant en bonnet de nuit dans leur petit jardin. Il leur présenta
toute sa chasse, et en tirant de sa chemise une espèce de petit
talisman qu'il portait toujours à son cou, il les pria de l'accepter
en reconnaissance de leur bonne réception. « C'est ce que j'ai de
plus précieux, leur dit-il ; on m'a assuré que je serais toujours
heureux tant que je porterais ce petit brimborion sur moi, et je
vous le donne afin que vous soyez toujours heureux. »
Le prieur et mademoiselle sourirent avec attendrissement de
la naïveté de l'Ingénu. Ce présent consistait en deux petits por-
traits assez mal faits, attachés ensemble avec une courroie fort
grasse.
M"' de Kerkabon lui demanda s'il y avait des peintres en
Huronie. « Non, dit l'Ingénu ; cette rareté me vient de ma nour-
rice; son mari l'avait eue par conquête, en dépouillant quelques
Français du Canada qui nous avaient fait la guerre ; c'est tout
ce que j'en ai su. »
Le prieur regardait attentivement ces portraits ; il changea de
couleur, il s'émut, ses mains tremblèrent. « Par Notre-Dame de la
Montagne, s'écria-t-il, je crois que voilà le visage démon frère le
capitaine et de sa femme ! » Mademoiselle, après les avoir consi-
dérés avec la même émotion, en jugea de même. Tous deux
étaient saisis d'étounement et d'une joie mêlée de douleur; tous
deux s'attendrissaient ; tous deux pleuraient; leur cœur palpitait;
ils poussaient des cris ; ils s'arrachaient les portraits ; chacun
d'eux les prenait et les rendait vingt fois en une seconde ; ils dévo-
raient des yeux les portraits et le Huron ; ils lui demandaient
l'un après l'autre, et tous deux à la fois, en quel lieu, en quel
temps, comment ces miniatures étaient tombées entre les mains
de sa nourrice ; ils rapprochaient, ils comptaient les temps depuis
le départ du capitaine ; ils se souvenaient d'avoir eu nouvelle
qu'il avait été jusqu'au pays des Hurons, et que depuis ce temps
ils n'en avaient jamais entendu parler.
L'Ingénu leur avait dit qu'il n'avait connu ni père ni mère. Le
prieur, qui était homme de sens, remarqua que l'Ingénu avait un
peu de barbe ; il savait très-bien que les Hurons n'en ont point.
254 L'mGÉNU.
« Son menton est cotonné, il est donc fils d'un homme d'Europe;
mon frère et ma belle-sœur ne parurent plus après l'expédition
contre les Hurons, en 1669 ; mon neveu devait alors être à la
mamelle; la nourrice liuronne lui a sauvé la vie et lui a servi de
mère. » Enfin, après cent questions et cent réponses, le prieur et
sa sœur conclurent que le Huron était leur propre neveu. Ils
l'embrassaient en versant des larmes ; et l'Ingénu riait, ne pou-
vant s'imaginer qu'un Huron fût neveu d'un prieur bas-breton.
Toute la compagnie descendit; M. de Saint-Yves, qui était
grand physionomiste, compara les deux portraits avec le visage
de l'Ingénu ; il fit très-habilement remarquer qu'il avait les yeux
de sa mère, le front et le nez de feu M. le capitaine de Kerkabon,
et des joues qui tenaient de l'un et de l'autre.
M'^" de Saint-Yves, qui n'avait jamais vu le père ni la mère,
assura que l'Ingénu leur ressemblait parfaitement. Ils admiraient
tous la Providence et l'enchaînement des événements de ce monde.
Enfin on était si persuadé, si convaincu de la naissance de l'In-
génu, qu'il consentit lui-même à être neveu de monsieur le prieur,
en disant qu'il aimait autant l'avoir pour oncle qu'un autre.
On alla rendre grâce à Dieu dans l'église de Notre-Dame de la
Montagne, tandis que le Huron, d'un air indifi'érent, s'amusait à
boire dans la maison.
Les Anglais qui l'avaient amené, et qui étaient prêts à mettre
à la voile, vinrent lui dire qu'il était temps de partir, u Apparem-
ment, leur dit-il, que vous n'avez pas retrouvé vos oncles et vos
tantes : je reste ici ; retournez à Plymouth, je vous donne toutes
mes bardes, je n'ai plus besoin de rien au monde puisque je suis
le neveu d'un prieur. » Les Anglais mirent à la voile, en se souciant
fort peu que l'Ingénu eût des parents ou non en Basse-Bretagne,
Après que l'oncle, la tante, et la compagnie, eurent chanté le
Te Deum; après que le bailli eut encore accablé l'Ingénu de ques-
tions; après qu'on eut épuisé tout ce que l'étonnement, la joie,
la tendresse, peuvent faire dire, le prieur de la Montagne et
l'abbé de Saint-Yves conclurent à faire baptiser l'Ingénu au plus
vite. Mais il n'en était pas d'un grand Huron de vingt-deux ans
comme d'un enfant qu'on régénère sans qu'il eu sache rien. Il
fallait l'instruire, et cela paraissait difficile : car l'abbé de Saint-
Yves supposait qu'un homme qui n'était pas né en France n'avait
pas le sens commun.
Le prieur fit observer h la compagnie que, si en effet M. l'In-
génu, son neveu, n'avait pas eu le bonheur de naître en Basse-
Bretagne, il n'en avait pas moins d'esprit; qu'on en pouvait juger
CIIAI'ITRE III. 25o
par toutes ses réponses, et que sûrement la nature l'avait beaucoup
favorisé, tant du côté paternel que du maternel.
On lui demanda d'abord s'il avait jamais lu quelque livre. 11
dit qu'il avait lu Rabelais traduit en anglais, et quelques mor-
ceaux de Shakespeare qu'il savait par cœur ; qu'il avait trouvé
ces livres chez le capitaine du vaisseau quilavait amené de l'Amé-
rique à Plymouth, et qu'il en était fort content. Le bailli ne man-
qua pas de l'interroger sur ces livres. « Je vous avoue, dit l'In-
génu, que j'ai cru eu deviner quelque chose, et que je n'ai pas
entendu le reste. »
L'abbé de Saint-Yves, à ce discours, fit réflexion que c'était
ainsi que lui-même avait toujours lu, et que la plupart des
hommes ne lisaient guère autrement. « Vous avez sans doute lu
la Bible? dit-il au Huron. — Point du tout, monsieur l'abbé ; elle
n'était pas parmi les livres de mon capitaine ; je n'en ai jamais
entendu parler. — Voilà comme sont ces maudits Anglais, criait
M"'' de Kerkabou; ils feront plus de cas d'une pièce de Shakes-
peare, d'un plum-pudding et dune bouteille de rhum que du
Pentatcv.que. Aussi n'ont-ils jamais converti personne en Amé-
rique. Certainement ils sont maudits de Dieu; et nous leur pren-
drons la Jamaïque et la Virginie avant qu'il soit peu de temps. »
Quoi qu'il en soit, on fit venir le plus habile tailleur de Saint-
Malo pour habiller l'Ingénu de pied en cap. La compagnie se
sépara; le bailli alla faire ses questions ailleurs. M'^'^ de Saint-Yves,
en partant, se retourna plusieurs fois pour regarder l'Ingénu; et
il lui fit des révérences plus profondes qu'il n'en avait jamais
fait ^ à personne en sa vie.
Le bailli, avant de prendre congé, présenta à M"« de Saint-
Yves un grand nigaud de fils qui sortait du collège ; mais à peine
le regarda-t-elle, tant elle était occupée de la politesse du Huron.
CHAPITRE III.
LE HIRO.N'. NOililÉ L'iNGÉM', CONVERTI.
Monsieur le prieur, voyant qu'il était un peu sur l'âge, et que
Dieu lui envoyait un neveu pour sa consolation, se mit en tête
qu'il pourrait lui résigner son bénéfice s'il réussissait à le bap-
tiser, et à le faire entrer dans les ordres,
\. Plusieurs éditions de 17G7 portent faites. (B.)
256 L'I^JGÉNU.
L'Ingénu avait une mémoire excellente. La fermeté des
organes de Basse-Bretagne, fortifiée par le climat du Canada,
avait rendu sa tête si vigoureuse que, quand on frappait dessus,
à peine le sentait-il ; et quand on gravait dedans, rien ne s'effa-
çait; il n'avait jamais rien oublié. Sa conception était d'autant
plus vive et plus nette que, son enfance n'ayant point été chargée
des inutilités et des sottises qui accablent la nôtre, les choses
entraient dans sa cervelle sans nuage. Le prieur résolut enfin de
lui faire lire le Nouveau Testament, L'Ingénu le dévora avec
beaucoup de plaisir; mais, ne sachant ni dans quel temps ni
dans quel pays toutes les aventures rapportées dans ce livre
étaient arrivées, il ne douta point que le lieu de la scène ne fût
en Basse-Bretagne; et il jura qu'il couperait le nez et les oreilles
à Caïphe et à Pilate si jamais il rencontrait ces marauds-là.
Son oncle, charmé de ces bonnes dispositions, le mit au fait
en peu de temps; il loua son zèle; mais il lui apprit que ce zèle
était inutile, attendu que ces gens-là étaient morts il y avait
environ seize cent quatre-vingt-dix années. L'Ingénu sut bientôt
presque tout le livre par cœur. Il proposait quelquefois des diffi-
cultés qui mettaient le prieur fort en peine. Il était obligé souvent
de consulter l'abbé de Saint-Yves, qui, ne sachant que répondre,
fit venir un jésuite bas-breton pour achever la conversion du
Huron ^
Enfin la grâce opéra ; l'Ingénu promit de se faire chrétien ; il
ne douta pas qu'il ne dût commencer par être circoncis; u car,
disait-il, je ne vois pas dans le livre qu'on m'a fait lire un seul
personnage qui ne l'ait été; il est donc évident que je dois faire
le sacrifice de mon prépuce: le plus tôt c'est le mieux. Il ne déli-
béra point : il envoya chercher le chirurgien du village, et le
pria de lui faire l'opération, comptant réjouir infiniment M""^ de
Kerkabon et toute la compagnie quand une fois la chose serait
faite. Le frater, qui n'avait point encore fait cette opération, en
avertit la famille, qui jeta les hauts cris. La bonne Kerkabon
trembla que son neveu, qui paraissait résolu et expéditif, ne se
fit lui-même l'opération très-maladroitement, et qu'il n'en résul-
tât de tristes effets auxquels les dames s'intéressent toujours par
bonté d'âme.
\. Il est à croire que pour toutes les répliques du Iluron sur la religion, Vol-
taire s'est inspiré de la relation du baron de La Ilontan sur les sauvages du
(lanada. Ce baron, (jui avait vécu longtemps parmi eux, rapporte t[uelques entre-
tiens qu'il eut sur la religion avec un de ces sauvages, et il parait que le baron
n'avait pas toujours Tavanlage dans la dispute. (G. A.)
CilAPITRE IIF. 257
Le prieur redressa les idées du Huron : il lui remontra que la
circoucision notait plus de mode ; que le baptême était beaucoup
plus doux et plus salutaire ; que la loi de grâce n'était pas comme
la loi de rigueur. L'Ingénu, qui avait beaucoup de bon sens et
de droiture, disputa, mais reconnut son erreur: ce qui est assez
rare en Europe aux gens qui disputent; enfin il promit de se
faire baptiser quand on voudrait.
Il fallait auparavant se confesser ; et c'était là le plus difficile.
L'Ingénu avait toujours en poche le livre que son oncle lui avait
donné. Il n'y trouvait pas qu'un seul apôtre se fût confessé, et
cela le rendait très-rétif. Le prieur lui ferma la bouche en lui
montrant, dans l'épître de saint Jacques le Mineur, ces mots
qui font tant de peine aux hérétiques : Confessez vos péchés les uns
aux autres. Le Huron se tut, et se confessa à un récollet. Quand
il eut fini, il tira le récollet du confessionnal, et, saisissant son
homme d'un bras vigoureux, il se mit à sa place, et le fit mettre
à genoux devant lui : « Allons, mon ami, il est dit : Confessez-vous
les uns aux autres : je fai conté mes péchés, tu ne sortiras pas
d'ici que tu ne m'aies conté les tiens, » En parlant ainsi, il
appuyait son large genou contre la poitrine de son adverse
partie. Le récollet pousse des hurlements qui font retentir l'église.
On accourt au bruit, on voit le catéchumène qui gourmait le
moine au nom de saint Jacques le Mineur. La joie de baptiser
un Bas-Breton huron et anglais était si grande qu'on passa par-
dessus ces singularités. Il y eut même beaucoup de théologiens
qui pensèrent que la confession n'était pas nécessaire, puisque le
baptême tenait lieu de tout.
On prit jour avec l'évêque de Saint-Malo, qui, fiatté comme
on peut le croire, de baptiser un Huron, arriva dans un pom-
peux équipage, suivi de son clergé. M"' de Saint- Yves, en bénis-
sant Dieu, mit sa plus belle robe et fit venir une coifl"euse de
Saint-Malo pour briller à la cérémonie, L'interrogant bailli
accourut avec toute la contrée. L'église était magnifiquement
parée; mais quand il fallut prendre le Huron pour le mener aux
fonts baptismaux, on ne le trouva point.
L'oncle et la tante le cherchèrent partout. On crut qu'il était
à la chasse, selon sa coutume. Tous les conviés à la fête parcou-
rurent les bois et les villages voisins : point de nouvelles du
Huron.
On commençait à craindre qu'il ne fût retourné en Angleterre.
On se souvenait de lui avoir entendu dire qu'il aimait fort ce
pays-là. Monsieur le prieur et sa sœur étaient persuadés qu'on
21, — RoMAXs. 17
238 . L'INGÉNU.
n'y baptisait personne, et tremblaient pour l'âme de leur neveu.
L'évêque était confondu et prêt à s'en retourner ; le prieur et l'abbé
de Saint- Yves se désespéraient; le bailli interrogeait tous les pas-
sants avec sa gravité ordinaire ; M"^ de Kerkabon pleurait; M"' de
Saint-Yves ne pleurait pas, mais elle poussait de profonds soupirs
qui semblaient témoigner son goût pour les sacrements. Elles se
promenaient tristement le long des saules et des roseaux qui
bordent la petite rivière de Rance, lorsqu'elles aperçurent au
milieu de la rivière une grande ligure assez blanche, les deux
mains croisées sur la poitrine. Elles jetèrent un grand cri et se
détournèrent. Mais, la curiosité l'emportant bientôt sur toute autre
considération, elles se coulèrent doucement entre les roseaux; et
quand elles furent bien sûres de n'être point vues, elles voulurent
voir de quoi il s'agissait.
CHAPITRE IV.
l'ingénu baptisé.
Le prieur et l'abbé, étant accourus, demandèrent à l'Ingénu ce
qu'il faisait là. u Eh parbleu ! messieurs, j'attends le baptême : il
y a une heure que je suis dans l'eau jusqu'au cou, et il n'est pas
honnête de me laisser morfondre.
— Mon cher neveu, lui dit tendrement le prieur, ce n'est pas
ainsi qu'on baptise en Basse-Bretagne ; reprenez vos habits et
venez avec nous. » M"*" de Saint-Yves, en entendant ce discours,
disait tout bas à sa compagne: « Mademoiselle, croyez-vous qu'il
reprenne sitôt ses habits ? »
Le Iluron cependant repartit au prieur : (( Vous ne m'en ferez
pas accroire celte fois-ci comme l'autre; j'ai bien étudié depuis
ce temps-là, et je suis très-certain qu'on ne se baptise pas autre-
ment. L'eunuque de la reine Candace' fut baptisé dans un ruis-
seau ; je vous défie de me montrer dans le livre que vous m'avez
donné qu'on s'y soit jamais pris d'une autre façon. Je ne serai
point baptisé du tout, ou je le serai dans la rivière. » On eut beau
lui remontrer que les usages avaient changé, l'Ingénu était têtu,
car il élait Ihclon et Iluron. 11 revenait toujours à l'eunuque de
1. Dans les premières éditions on avait mis: la reine de Candace. En corri-
geant cette faute, Voltaire mit dans Verrala un N. U., en ces termes : « Com-
ment le P. Quesnel aurait-il ignoré que Candace était le nom des belles reines
d'Ethiopie, comme IMiaraon ou Pliaron était le titre des rois d'Égyple? »
CHAPITRE IV. 2:39
la reine Candace; et quoique mademoiselle sa tante et M"<- de
Saint-Vves, qui l'avaient observé entre les saules, fussent en droit
de lui dire qu'il ne lui appartenait pas de citer un pareil homme,
elles n'en firent pourtant rien, tant était grande leur discrétion.
L'évêque vint lui-môme lui parler, ce qui est beaucoup; mais il
ue gagna rien : le Hurou disputa contre l'évêque,
« Montrez-moi, lui dit-il, dans le livre que m'a donné mon
oncle, un seul homme qui n'ait pas été baptisé dans la rivière, et
je ferai tout ce que vous voudrez. »
La tante, désespérée, avait remarqué que la première fois que
son neveu avait fait la révérence il en avait fait une plus profonde
à M"" de Saint-Yves qu'à aucune autre personne de la compagnie,
qu'il n'avait pas même salué monsieur l'évêque avec ce respect
mêlé de cordialité qu'il avait témoigné à cette belle demoiselle.
Elle prit le parti de s'adresser à elle dans ce grand embarras;
elle la pria d'interposer son crédit pour engager le Huron à se
faire baptiser de la même manière que les Bretons, ne croyant
pas que son neveu pût jamais être chrétien s'il persistait à vouloir
être baptisé dans l'eau courante.
W^" de Saint-Yves rougit du plaisir secret qu'elle sentait d'être
chargée d'une si importante commission. Elle s'approcha modes-
tement de l'Ingénu, et, lui serrant la main d'une manière tout à
fait noble : « Est-ce que vous ne ferez rien pour moi? » lui dit-
elle; et en prononçant ces mots elle baissait les yeux, et les
relevait avec une grâce attendrissante. « Ah! tout ce que vous'
voudrez, mademoiselle, tout ce que"vous me commanderez : bap-
tême d'eau, baptême de feu S baptême de sang, il n'y a rien que
je vous refuse. » M"'= de Saint-Yves eut la gloire de faire en deux
paroles ce que ni les empressements du prieur, ni les interroga-
tions réitérées du bailli, ni les raisonnements même de monsieur
l'évêque, n'avaient pu faire. Elle sentit son triomphe ; mais elle
n'en sentait pas encore toute l'étendue.
Le baptême fut administré et reçu avec toute la décence, toute
la magnificence, tout l'agrément possibles. L'oncle et la tante
cédèrent à M. l'abbé de Saint-Yves et à sa sœur l'honneur de tenir
l'Ingénu sur les fonts. M"" de Saint-Yves rayonnait de joie de se
voir marraine. Elle ne savait pas à quoi ce grand titre l'asser-
vissait; elle accepta cet honneur sans en connaître les fatales
conséquences.
Comme il n'y a jamais eu de cérémonie qui ne fût suivie d'un
1. Voyez tome XVII, page 540.
260 L'INGÉNU.
grand dîner, on se mit à table au sortir du baptême. Les gogue-
nards de Basse-Bretagne dirent qu'il ne fallait pas baptiser son
vin. Monsieur le prieur disait que le vin, selon Salomon, réjouit
le cœur de l'homme. Monsieur l'évêque ajoutait que le patriarche
Juda devait lier son ânon à la Aigne, et tremper son manteau
dans le sang du raisin, et qu'il était bien triste qu'on n'en pût
faire autant en Basse-Bretagne, à laquelle Dieu avait dénié les
vignes. Chacun tâchait de dire un bon mot sur le baptême de
l'Ingénu, et des galanteries à la marraine. Le bailli, toujours
interrogant, demandait au Huron s'il serait fidèle à ses promesses,
u Comment voulez-vous que je manque à mes promesses, répondit
le HuroD, puisque je les ai faites entre les mains de M"" de Saint-
Yves ? »
Le Huron s'échauffa ; il but beaucoup à la santé de sa marraine.
« Si j'avais été baptisé de votre main, dit-il, je sens que l'eau froide
qu'on m'a versée sur le chignon m'aurait brûlé, » Le bailli trouva
cela trop poétique, ne sachant pas combien l'allégorie est fami-
lière au Canada. Mais la marraine en fut extrêmement contente.
On avait donné le nom d'Hercule au baptisé, L'évêque de
Saint-Malo demandait toujours quel était ce patron dont il n'avait
jamais entendu parler. Le jésuite, qui était fort savant, lui dit
que c'était un saint qui avait fait douze miracles, H y en avait un
treizième qui valait les douze autres, mais dont il ne convenait
pas à un jésuite de parler: c'était celui d'avoir changé cinquante
filles en femmes en une seule nuit. Un plaisant qui se trouva là
releva ce miracle avec énergie. Toutes les dames baissèrent les
yeux, et jugèrent à la physionomie de l'Ingénu qu'il était digne
du saint dont il portait le nom.
CHAPITRE V.
l'ingénu amourkux.
Il faut avouer que depuis ce baptême et ce dîner M"" deSaint-
Vves souhaita passionnément que monsieur l'évêque la fît encore
participante de quelque beau sacrement avec M, Hercule l'Ingénu,
Cependant, comme elle était bien élevée et fort modeste, elle
n'osait convenir tout à fait avec elle-même de ses tendres senti-
ments; mais, s'il lui échappait un regard, un mot, un geste, une
pensée, elle enveloppait tout cela d'un voile de pudeur infiniment
aimable. Elle était tendre, vive et sage.
CHAPITRE V. 261
Dès que monsieur l'évêque fut parti, l'Ingénu et M'" de Saint-
Yves se rencontrèrent sans avoir fait réflexion qu'ils se cherchaient.
Ils se parlèrent sans avoir imaginé ce quils se diraient. L'Ingénu
lui dit d'abord qu'il l'aimait de tout son cœur, et que la belle
Abacaba, dont il avait été fou dans son pays, n'approchait pas
d'elle. Mademoiselle lui répondit, avec sa modestie ordinaire,
qu'il fallait en parler au plus vite à monsieur le prieur son oncle
et à mademoiselle sa tante, et que de son côté elle en dirait deux
mots à son cher frère l'abbé de Saint-Yves, et qu'elle se flattait
d'un consentement commun.
L'Ingénu lui répond qu'il n'avait besoin du consentement de
personne, qu'il lui paraissait extrêmement ridicule d'aller de-
mandera d'autres ce qu'on devait faire; que, quand deux parties
sont d'accord, on n'a pas besoin d'un tiers pour les accommoder.
« Je ne consulte personne, dit-il, quand j'ai envie de déjeuner,
ou de chasser, ou de dormir : je sais bien qu'en amour il n'est
pas mal d'avoir le consentement de la personne à qui on en veut:
mais, comme ce n'est ni de mon oncle ni de ma tante que je suis
amoureux, ce n'est pas à eux que je dois ra'adresser dans cette
affaire, et, si vous m'en croyez, vous vous passerez aussi de
M. l'abbé de Saint- Yves. »
On peut juger que la belle Bretonne employa toute la délica-
tesse de son esprit à réduire son Huron aux termes de la bien-
séance. Elle se fâcha même, et bientôt se radoucit. Enfin on ne sait
comment aurait fini cette conversation si, le jour baissant, mon-
sieur l'abbé n'avait ramené sa sœur à son abbaye. L'Ingénu laissa
coucher son oncle et sa tante, qui étaient un peu fatigués de la
cérémonie et de leur long dîner. Il passa une partie de la nuit à
faire des vers en langue huronne pour sa bien-aimée : car il faut
savoir qu'il n'y a aucun pays de la terre où l'amour n'ait rendu
les amants poètes.
Le lendemain, son oncle lui parla ainsi après le déjeuner, en
présence de M^'-^ de Kerkabon, qui était tout attendrie : « Le ciel
soit loué de ce que vous avez l'honneur, mon cher neveu, d'être
chrétien et Bas-Breton ! Mais cela ne suffit pas; je suis un peu sur
l'âge ; mon frère n'a laissé qu'un petit coin de terre qui est très-
peu de chose ; j'ai un bon prieuré : si vous voulez seulement vous
faire sous- diacre, comme je l'espère, je vous résignerai mon
prieuré, et vous vivrez fort à votre aise, après avoir été la conso-
lation de ma vieillesse. »
L'Ingénu répondit : u Mon oncle, grand bien vous fasse! vivez
tant que vous pourrez.. Je ne sais pas ce que c'est que d'être
262 L'INGÉNU.
sous-diacre ni que de résigner ; mais tout me sera i)on pourvu
que j'aie M""" de Saint-Yves à ma disposition. — Eh! mon Dieu !
mon neveu, que me dites-vous là? Vous aimez donc cette belle
demoiselle à la folie? — Oui, mon oncle. — Hélas! mon neveu,
il est impossible que vous l'épousiez. — Cela est très-possible,
mon oncle ; car non-seulement elle m'a serré la main en me
quittant, mais elle m'a promis qu'elle me demanderait en mariage;
et assurément je l'épouserai. — Cela est impossible, vous dis-je;
elle est votre marraine : c'est un péché épouvantable à une mar-
raine de serrer la main de son filleul ; il n'est pas permis d'épouser
sa marraine ; les lois divines et humaines s'y opposent. — Mor-
bleu! mon oncle, vous vous moquez de moi; pourquoi serait-il
défendu d'épouser sa marraine, quand elle est jeune et jolie ? Je
n'ai point vu dans le livre que vous m'avez donné qu'il fût mal
d'épouser les filles qui ont aidé les gens à être baptisés. Je m'aper-
çois tous les jours qu'on fait ici une infinité de choses qui ne sont
point dans votre livre, et qu'on n'y fait rien de tout ce qu'il dit :
je vous avoue que cela m'étonne et me fâche. Si on me prive de
la belle Saint-Yves, sous prétexte de mon baptême, je vous avertis
que je l'enlève, et que je me débaptise. »
Le prieur fut confondu ; sa sœur pleura. « Mon cher frère, dit-
elle, il ne faut pas que notre neveu se damne; notre saint-père
le pape peut lui donner dispense, et alors il pourra être chré-
tiennement heureux avec ce qu'il aime. » L'Ingénu embrassa sa
tante. « Quel est donc, dit-il, cet homme, charmant qui favorise
avec tant de bonté les garçons et les filles dans leurs amours? Je
veux lui aller parler tout à l'heure. »
On lui expliqua ce que c'était que le pape; et l'Ingénu fui
encore plus étonné qu'auparavant. « 11 n'y a pas un mot de
tout cela dans votre livre, mon cher oncle ; j'ai voyagé, je con-
nais la mer; nous sommes ici sur la côte de l'Océan; et je
quitterais M""^ de Saint-Yves pour aller dcnmnder la permission
de l'aimer à un homme qui demeure vers la Méditerranée,
à quatre cents lieues d'ici, et dont je n'entends point la lan-
gue! Cela est d'un ridicule incompréhensible. Je vais sur-le-
champ chez M. l'abbé de Saint-Yves, qui ne demeure qu'à une
lieue de vous, et je vous réponds que j'épouserai ma maîtresse
dans la journée. »
Comme il parlait encore, entra le bailli, qui, selon sa cou-
tume, lui demanda où il allait. « Je vais me marier », dit l'Ingénu
en courant; et au bout d'un quart d'heure il était déjà chez sa
belle et chère basse-brette, «jui dormait encore. « Ah! mon frère !
CHAPITRE VI. 163
disait M"*" de Kerkabon au prieur, jamais vous ne ferez un sous-
diacre de notre neveu, »
Le bailli fut très-mécontent de ce voyage : car il prétendait
que son fils épousât la Saint- Yves : et ce fils était encore plus sot
et plus insupportable que son père.
CHAPITRE VI.
l'ingénu court chez sa MAITRESSE. ET DEVIENT FURIEUX.
A peine Flngénu était arrivé, quayant demandé à une vieille
servante où était la chambre de sa maîtresse, il avait poussé for-
tement la porte mal fermée, et s'était élancé vers le lit. M"^ de
Saint-Yves, se réveillant en sursaut, s'était écriée : « Quoil c'est
vous! ah! c'est vous! arrêtez-vous, que faites - vous ? » Il avait
répondu : a Je vous épouse », et en eflet il l'épousait, si elle ne
s'était pas débattue avec toute l'honnêteté d'une personne qui a
de l'éducation.
L'Ingénu n'entendait pas raillerie ; il trouvait toutes ces façons-
là extrêmement impertinentes. « Ce n'était pas ainsi qu'en usait
W" Abacaba, ma première maîtresse ; vous n'avez point de pro-
bité; vous m'avez promis mariage, et vous ne voulez point faire
mariage: c'est manquer aux premières lois de l'honneur; je vous
apprendrai à tenir votre parole, et je vous remettrai dans le che-
min de la vertu. »
L'Ingénu possédait une vertu màle et intrépide, digne de son
patron Hercule, dont on lui avait donné le nom à son baptême;
il allait l'exercer dans toute son étendue, lorsqu'aux cris perçants
de la demoiselle plus discrètement vertueuse accourut le sage
abbé de Saint- Yves , avec sa gouvernante , un vieux domestique
dévot, et un prêtre de paroisse. Cette vue modéra le courage de
l'assaillant, a Eh, mon Dieu! mon cher voisin, lui dit l'abbé, que
faites-vous là ? — Mon devoir, répliqua le jeune homme ; je rem-
plis mes promesses, qui sont sacrées. »
M"^ de Saint-Yves se rajusta en rougissant. On emmena l'Ingénu
dans un autre appartement. L'abbé lui remontra l'énormité du
procédé. L'Ingénu se défendit sur les privilèges de la loi natu-
relle, qu'il connaissait parfaitement. L'abbé voulut prouver que
la loi positive devait avoir tout l'avantage, et que, sans les conven-
tions faites entre les hommes , la loi de nature ne serait presque
jamais qu'un brigandage naturel. « Il faut, lui disait-il, des
264 L'INGÉNU.
notaires, des prêtres, des témoins, des contrais , des dispenses. »
L'Ingénu lui répondit par la réflexion que les sauvages ont tou-
jours faite : a Vous êtes donc de bien malhonnêtes gens, puisqu'il
faut entre vous tant de précautions. »
L'abbé eut de la peine à résoudre cette difficulté. « Il y a, dit-il,
je l'avoue, beaucoup d'inconstants et de fripons parmi nous; et
il y en aurait autant chez les Hurons s'ils étaient rassemblés
dans une grande ville; mais aussi il y a des âmes sages, honnêtes,
éclairées, et ce sont ces hommes-là qui ont fait les lois. Plus on
est homme de bien, plus on doit s'y soumettre : on donne l'exemple
aux vicieux, qui respectent un frein que la vertu s'est donné elle-
même. »
Cette réponse frappa l'Ingénu. On a déjà remarqué qu'il avait
l'esprit juste. On l'adoucit par des paroles flatteuses ; on lui donna
des espérances : ce sont les deux pièges où les hommes des deux
hémisphères se prennent; on lui présenta même M"'' de Saint-
Yves, quand elle eut fait sa toilette. Tout se passa avec la plus
grande bienséance; mais, malgré cette décence, les yeux étince-
lants de l'Ingénu Hercule firent toujours baisser ceux de sa maî-
tresse, et trembler la compagnie.
On eut une peine extrême à le renvoyer chez ses parents. Il
fallut encore employer le crédit de la belle Saint-Yves ; plus elle
sentait son pouvoir sur lui, et plus elle l'aimait. Elle le fit partir,
et en fut très-affligée; enfin, quand il fut parti, l'abbé, qui non-seu-
lement était le frère très-alné de M"' de Saint-Yves, mais qui était
aussi son tuteur, prit le parti de soustraire sa pupille aux empres-
sements de cet amant terrible. Il alla consulter le bailli, qui,
destinant toujours son fils à la sœur de l'abbé , lui conseilla de
mettre la pauvre fille dans une communauté. Ce fut un coup
terrible : une indifférente qu'on mettrait en couvent jetterait les
hauts cris; mais une amante, et une amante aussi sage que
tendre ! c'était de quoi la mettre au désespoir.
L'ingénu, de retour chez le prieur, raconta tout avec sa naïveté
ordinaire. 11 essuya les mêmes remontrances, qui firent quelque
effet sur son esprit, et aucun sur ses sens; mais le lendemain,
quand il voulut retourner chez sa belle maîtresse pour raisonner
avec elle sur la loi naturelle et sur la loi de convention, monsieur
le bailli lui apprit avec une joie insultante qu'elle était dans un
couvent. « Eh bien! dit-il, j'irai raisonner dans ce couvent. —
Cela ne se peut, dit le bailli. » 11 lui expliqua fort au long ce que
c'était qu'un couvent ou un couvent, que ce mot venait du latin
convcnliis, qui signifie assemblée; et le lluron ne pouvait cora-
CHAPITRE Vil. 265
prendre pourquoi il ne pouvait pas être admis dans l'assemblée.
Sitôt qu'il fut instruit que cette assemblée était une espèce de prison
où l'on tenait les filles renfermées, chose horrible, inconnue chez
les Hurons et chez les Anglais, il devint aussi furieux que le fut
son patron Hercule lorsque Euryte, roi d'OEchalie, non moins
cruel que l'abbé de Saint- Vves , lui refusa la belle lole sa fille ,
non moins belle que la sœur de l'abbé. Il voulait aller mettre le
feu au couvent, enlever sa maîtresse, ou se brûler avec elle.
M"' de Kerkabon, épouvantée, renonçait plus que jamais à toutes
les espérances de voir son neveu sous-diacre, et disait en pleurant
qu'il avait le diable au corps depuis qu'il était baptisé.
CHAPITRE VII.
l.'lNGÉNl REPOUSSE LES ANGLAIS.
L'Ingénu, plongé dans une sombre et profonde mélancolie,
se promena vers le bord de la mer, son fusil à deux coups sur
l'épaule, son grand coutelas au côté, tirant de temps en temps sur
quelques oiseaux, et souvent tenté de tirer sur lui-même : mais il
aimait encore la vie, à cause de AI"'' de Saint-Yves. Tantôt il
maudissait son oncle, sa tante, toute la Basse-Bretagne, et son
baptême ; tantôt il les bénissait, puisqu'ils lui avaient fait con-
naître celle qu'il aimait. Il prenait sa résolution d'aller brûler le
couvent, et il s'arrêtait tout court, de peur de brûler sa maî-
tresse. Les flots de la Manche ne sont pas plus agités parles vents
d'est et d'ouest que son cœur l'était par tant de mouvements
contraires.
Il marchait à grands pas, sans savoir où, lorsqu'il entendit le
son du tambour. Il vit de loin tout un peuple dont une moitié
courait au rivage, et l'autre s'enfuyait.
Mille cris s'élèvent de tous côtés ; la curiosité et le courage le
précipitent à l'instant vers l'endroit d'où partaient ces clameurs:
il y vole en quatre bonds. Le commandant de la milice, qui avait
soupe avec lui chez le prieur, le reconnut aussitôt ; il court à lui,
les bras ouverts : « Ah! c'est l'Ingénu, il combattra pour nous. »
Et les milices, qui mouraient de peur, se rassurèrent et crièrent
aussi : « C'est l'Ingénu! c'est l'Ingénu!
— Messieurs, dit-il, de quoi s'agit-il? Pourquoi êtes-vous si
effarés? A-t-on mis vos maîtresses dans des couvents? » Alors
cent voix confuses s'écrient : u .\e voyez-vous pas les Anglais qui
266 L'INGÉNU.
abordent? — Eh bien ! répliqua le Muron, ce sont de braves gens;
ils ne m'ont point enlevé ma maîtresse. »
Le commandant lui fit entendre que les Anglais venaient piller
l'abbaye de la Montagne, boire le vin de son oncle, et peut-être
enlever M"'= de Saint-Yves ; que le petit vaisseau sur lequel il avait
abordé en Bretagne n'était venu que pour reconnaître la côte;
qu'ils faisaient des actes d'hostilité sans avoir déclaré la guerre
au roi de France, et que la province était exposée. « Ah! si cela
est, ils violent la loi naturelle ; laissez-moi faire ; j'ai demeuré
longtemps parmi eux, je sais leur langue, je leur parlerai; je ne
crois pas qu'ils puissent avoir un si méchant dessein. »
Pendant cette conversation, l'escadre anglaise approchait;
voilà le Huron qui court vers elle, se jette dans un petit bateau,
arrive, monte au vaiseau amiral, et demande s'il est vrai qu'ils
viennent ravager le pays sans avoir déclaré la guerre honnête-
ment. L'amiral et tout son bord firent de grands éclats de rire,
lui firent boire du punch, et le renvoyèrent.
L'Ingénu, piqué, ne songea plus qu'à se bien battre contre ses
anciens amis, pour ses compatriotes et pour monsieur le prieur.
Les gentilshommes du voisinage accouraient de toutes parts; i
se joint à eux : on avait quelques canons ; il les charge, il les
pointe, il les tire l'un après l'autre. Les Anglais débarquent; il
court à eux, il en tue trois de sa main, il blesse môme l'amiral,
qui s'était moqué de lui. Sa valeur anime le courage de toute la
milice; les Anglais se rembarquent, et toute la côte retentissait
des cris de victoire : Vive le roi, vive l'Ingénu M Chacun l'embras-
sait, chacun s'empressait d'élancher le sang de quelques blessures
légères qu'il avait reçues, u Ah! disait-il, si M"' de Saint-Yves était
là, elle me mettrait une compresse. »
Le bailli, qui s'était caché dans sa cave pendant le combat,
vint lui faire compliment comme les autres. Mais il fut bien sur-
pris quand il entendit Hercule l'Ingénu dire à une douzaine de
jeunes gens de bonne volonté, dont il était entouré : « Mes amis,
ce n'est rien d'avoir délivré l'abbaye de la Montagne; il faut déli-
vrer une fille. » Toute cette bouillante jeunesse prit feu à ces
seules paroles. On le suivait déjà en foule, on courait au couvent.
Si le i)ailli n'avait pas sur-le-champ averti le commandant, si on
n'avait pas couru après la troupe joyeuse, c'en était fait. On
1. Les Anglais furent en ollet maintes fois repousses de nos cotes pendant cette
Rueire de 1080, et sous Louis XV, (mi 1750, nu^uie aventure leur arriva aux mômes
lieux, ("est pourquoi Voltaire e-iquisse cette scène. (G. A.)
CHxVPITRE Vin. 267
ramena l'Ingénu chez son oncle et sa tante, qui le baignèrent de
larmes de tendresse.
(( Je voisl)ien que vous ne serez jamais ni sous-diacre ni prieur,
lui dit Tonclc ; vous serez un officier encore plus brave que mon
frère le capitaine, et probablement aussi gueux. » Et M"*' de Ker-
kabon pleurait toujours en l'embrassant, et en disant : u II se fera
tuer comme mon frère: il vaudrait bien mieux qu'il fût sous-diacre.»
L'Ingénu, dans le combat, avait ramassé une grosse bourse
remplie de guinées, que probablement l'amiral avait laissé tomber.
Il ne douta pas qu'avec cette bourse il ne ptit acheter toute la
Basse-Bretagne, et surtout faire M"- de Saint-Yves grande dame.
Chacun l'exhorta à faire le voyage de Versailles pour y recevoir
le prix de ses services. Le commandant, les principaux officiers,
le comblèrent de certificats. L'oncle et la tante approuvèrent le
voyage du neveu. Il devait être, sans difficulté, présenté au roi :
cela seul lui donnerait un prodigieux rehef dans la province. Ces
deux bonnes gens ajoutèrent à la bourse anglaise un présent
considérable de leurs épargnes. L'Ingénu disait en lui-même:
u Quand je verrai le roi, je lui demanderai W-" de Saint-Yves en
mariage, et certainement il ne me refusera pas. » Il partit donc
aux acclamations de tout le canton, étouffé d'embrassements,
baigné des larmes de sa tante, béni par son oncle, et se recom-
mandant à la belle Saint- Yves.
CHAPITRE VIII.
L'iNCÉNC va en COCR. il SOIPE EN CHEMIN AVEC DES HIGIENOTS.
L'Ingénu prit le chemin de Saumur par le coche, parce qu'il
n'y avait point alors d'autre commodité. Quand il fut à Saumur,
il s'étonna de trouver la ville presque déserte, et de voir plusieurs
familles qui déménageaient. On lui dit que, six ans auparavant,
Saumur contenait plus de quinze mille âmes, et qu'à présent il
n'y en avait pas six mille. Il ne manqua pas d'en parler à souper
dans son hôtellerie. Plusieurs protestants étaient à table : les uns
se plaignaient amèrement, d'autres frémissaient décolère, d'autres
disaient en pleurant :
. . . . Nos dulcia linquimus arva,
jN'os patriam fugimus ^.
1. Virgile, Éclog. I, vers 3.
268 L'INGÉNU.
L'Ingénu, qui ne savait pas le latin, se fit expliquer ces paroles,
qui signifient : Nous abandonnons nos douces campagnes, nous
fuyons notre patrie *.
« Et pourquoi fuyez-vous votre patrie, messieurs? — C'est
qu'on veut que nous reconnaissions le pape. — Et pourquoi ne
le reconnaîtriez-vous pas? Vous n'avez donc point de marraines
que vous vouliez épouser? Car on m'a dit que c'était lui qui en
donnait la permission. —Ah! monsieur, ce pape dit qu'il est le
maître du domaine des rois, — Mais, messieurs, de quelle pro-
fession êtes-vous? — Monsieur, nous sommes pour la plupart
des drapiers et des fabricants. — Si votre pape dit qu'il est le
maître de vos draps et de vos fabriques, vous faites très-bien de
ne le pas reconnaître; mais pour les rois, c'est leur affaire; de
quoi vous mêlez-vous - ? » Alors un petit homme noir ^ prit la
parole, et exposa très-savamment les griefs de la compagnie. Il
parla de la révocation de Tédit de Nantes avec tant d'énergie, il
déplora d'une manière si pathétique le sort de cinquante mille
familles fugitives et de cinquante mille autres converties par les
dragons, que l'Ingénu à son tour versa des larmes. « D'où vient
donc, disait-il, qu'un si grand roi, dont la gloire s'étend jusque
chez les Hurons, se prive ainsi de tant de cœurs qui l'auraient
aimé, et de tant de bras qui l'auraient servi?
— C'est qu'on l'a trompé comme les autres grands rois,
répondit l'homme noir. On lui a fait croire que, dès qu'il aurait
dit un mot, tous les hommes penseraient comme lui; et qu'il
nous ferait changer de religion comme son musicien Lulli fait
changer en un moment les décorations de ses opéras. Non-seule-
ment il perd déjà cinq à six cent mille sujets très-utiles, mais il
s'en fait des ennemis; et le roi (iuillaume, qui est actuellement
maître de l'Angleterre, a composé plusieurs régiments de ces
mêmes Français qui auraient combattu pour leur monarque.
« Un tel désastre est d'autant plus étonnant que le pape
régnants h qui Louis XIV sacrifie une partie de son peuple, est
son ennemi déclaré. Ils ont encore tous deux, depuis neuf ans,
une querelle violente. Elle a été poussée si loin que la France a
espéré enfin de voir briser le joug qui la soumet depuis tant de
siècles à cet étranger, et surtout de ne lui plus donner d'argent :
1. L'cdit de \anlcs avait été révoqué en l(î8.j. Voyi>z, tome \1V, le Siècle ih'
Louis XIV, cliapiire xxxvi.
2. C'est la réponse de Foatenelle k un maiTliaud dr HoU(M1. janséniste.
U. Minisire protcslanl.
i. Innocent M. Voyez tome \VJ, page 52.
CHAPITRE IX. 269
ce qui est le premier mobile des affaires de ce monde. II paraît
donc évident qu'on a trompé ce grand roi sur ses intérêts comme
sur l'étendue de sou pouvoir, et qu'on a donné atteinte à la
magnanimité de son cœur. »
L'Ingénu, attendri de plus en plus, demanda quels étaient les
Français qui trompaient ainsi un monarque si cher aux Hurons.
(i Ce sont les jésuites, lui répondit-on ; c'est surtout le P. de La
Chaise, confesseur de Sa Majesté. Il faut espérer que Dieu les en
punira un jour,. et qu'ils seront chassés comme ils nous chas-
sent i. Y a-t-il un malheur égal aux nôtres? .Mons de Louvois
nous envoie de tous côtés des jésuites et des dragons. — Oh bien!
messieurs, répliqua l'Ingénu, qui ne pouvait plus se contenir, je
vais à Versailles recevoir la récompense due à mes services; je
parlerai à ce mons de Louvois : on m'a dit que c'est lui qui fait
la guerre de son cabinet. Je verrai le roi, je lui ferai connaître la
vérité; il est impossible qu'on ne se rende pas à cette vérité
quand on la sent. .Je reviendrai bientôt pour épouser M"'- de
Saint-Yves, et je vous prie à la noce. » Ces bonnes gens le prirent
alors pour un grand seigneur qui voyageait incognito par le
coche. Quelques-uns le prirent pour le fou du roi.
Il y avait à table un jésuite déguisé qui servait d'espion au
révérend P. de La Chaise. Il lui rendait compte de tout, et le
P. de La Chaise en instruisait mons de Louvois. L'espion écrivit.
L'Ingénu et la lettre arrivèrent presque en même temps à Ver-
sailles.
CHAPITRE IX.
ARRIVÉE DE L'iNGÉM A VERSAILLES. SA RÉCEPTION A LA COLR.
L'Ingénu débarque en pot de chambre- dans la cour des cui-
sines. Il demande aux porteurs de chaise à quelle heure on peut
voir le roi. Les porteurs lui rient au nez, tout comme avait fait
l'amiral anglais. Il les traita de même, il les battit ; ils voulurent
le lui rendre, et la scène allait être sanglante s'il n'eût passé un
garde du corps, gentilhomme breton, qui écarta la canaille.
(( Monsieur, lui dit le voyageur, vous me paraissez un brave
homme ; je suis le neveu de M. le prieur de Notre-Dame de la
1. Les jésuites avaient été chassés en 1764.
2. C'est une voiture de Paris à Versailles, laquelle ressemble à un petit tom-
bereau couvert. [Note de Voltaire.)
270 L'IXGÉNU.
Montagne ; j'ai tué des Anglais, je viens parler au roi; je vous
prie de me mener dans sa chambre. » Le garde, ravi de trouver
un brave de sa province, qui ne paraissait pas au fait des usages
de la cour, lui apprit qu'on ne parlait pas ainsi au roi, et qu'il
fallait être présenté par monseigneur de Louvois. u Eh bien ! me-
nez-moi donc chez ce monseigneur de Louvois, qui sans doute
me conduira chez Sa Majesté. — Il est encore plus difficile, répliqua
le garde, de parler à monseigneur de Louvois qu'à Sa Majesté ;
mais je vais vous conduire chez M, Alexandre, le premier commis
de la guerre: c'est comme si vous parliez au ministre. » Ils vont
donc chez ce M. Alexandre, premier commis, et ils ne purent être
introduits; il était en affaire avec une dame de la cour, et il y avait
ordre de ne laisser entrer personne, u Eh bien ! dit le garde, il n'y
a rien de perdu; allons chez le premier commis de M. Alexandre:
c'est comme si vous parliez à M. Alexandre lui-même. )>
Le IIuron,tout étonné, le suit; ils restent ensemble une demi-
heure dans une petite antichambre. « Qu'est-ce donc que tout
ceci? dit l'Ingénu ; est-ce que tout le monde est invisible dans ce
pays-ci? Il est bien plus aisé de se l)attrc en Basse-Bretagne contre
les Anglais que de rencontrer à Versailles les gens à qui on a
affaire. » Il se désennuya en racontant ses amours à son compa-
triote. Mais l'heure en sonnant rappela le garde du corps à son
poste. Ils se promirent de se revoirie lendemain, et l'Ingénu resta
encore une autre demi-heure dans l'antichambre, en rêvant à
M"*^ de Saint-Yves, et à la difficulté de parler aux rois et aux pre-
miers commis.
Enfin le patron parut. « Monsieur, lui dit l'Ingénu, si j'avais
attendu pour repousser les Anglais aussi longtemps que vous
m'avez fait attendre mon audience, ils ravageraient actuellement
la Basse-Bretagne tout à leur aise. )> Ces paroles frappèrent le
commis. Il dit enfin au Breton : « Que demandez-vous? — Bécom-
pensc, dit l'autre ; voici mes titres. » 11 lui étala tous ses certifi-
cats. Le commis lut, et lui dit que probablement on lui accorderait
la permission d'acheter une lieutenance. « Moi ! (lue je donne de
l'argent pour avoir repoussé les Anglais? que jepaye le droit de me
faire tuer pour vous, pendant que vous donnez ici vos audiences
tranquillement? Je crois que vous voulez rire. Je veux une compa-
gnie de cavalerie pour rien ; je veux que le roi fasse sortir M"me
Saint-Yves du couvent, et qu'il me la donne par mariage; je veux
parler au roi en faveur de cinquante mille familles que je prétends
lui rendre ; en un mot, je veux être utile : qu'on m'emploie et qu'on
m'avance.
GHAPITKE IX. 271
— Comment vous nommez-vous, monsieur, qui parlez si haut?
— Oh ! oh ! reprit l'Ingénu, vous n'avez donc pas hi mes certi-
ficats? C'est doue ainsi qu'on en use? Je m'appelle Hercule de
Kerkahon ;je suis baptisé, je loge au Cadran bleu, et je me plain-
drai de vous au roi. » Le commis conclut, comme les gens de
Saumur, qu'il n'avait pas la tête bien saine, et n'y fit pas grande
attention.
Ce même jour, le révérend P. La Chaise, confesseur deLouisXIV,
avait reçu la lettre de son espion, qui accusait le Breton Kerka-
hon de favoriser dans son cœur les huguenots, et de condamner la
conduite des jésuites. M. de Louvois, de son côté, avait reçu une
lettre de l'interrogant bailh, qui dépeignait l'Ingénu comme un
garnement qui voulait brûler les couvents et enlever les filles.
L'Ingénu, après s'être promené dans les jardins de Versailles,
où il s'ennuya, après avoir soupe en Huron et en Bas-Breton,
s'était couché dans la douce espérance de voir le roi le lendemain,
d'obtenir M"" de Saint-Yves en mariage; d'avoir au moins une
compagnie de cavalerie, et de faire cesser la persécution contre
les huguenots. Il se berçait de ces flatteuses idées, quand la maré-
chaussée entra dans sa chambre. Elle se saisit d'abord de son
fusil à deux coups et de son grand sabre.
On fit un inventaire de son argent comptant, et on le mena
dans le château que fit construire le roi Charles V, fils de. Jean II,
auprès de la rue Saint-Antoine, à la porte des Tournelles^
Quel était en chemin l'étonnement de l'Ingénu ! je vous le
laisse à penser. Il crut d'abord que c'était un rêve. Il resta dans
l'engourdissement, puis tout à coup transporté d'une fureur qui
redoublait ses forces, il prend à la gorge deux de ses conducteurs,
qui étaient avec lui dans le carrosse, les jette par la portière, se
jette après eux, et entraîne le troisième, qui voulait le retenir. Il
tombe de l'effort, on le lie, on le remonte dans la voiture, u Voilà
donc, disait-il, ce que l'on gagne à chasser les Anglais de la Basse-
Bretagne ! Que dirais-tu, belle Saint-Yves, si tu me voyais dans
cet état ? ))
On arrive enfin au gîte qui lui était destiné. On le porte en
silence dans la chambre où il devait être enfermé, comme un
mort qu'on porte dans un cimetière. Cette chambre était déjà
occupée par un vieux solitaire de Port-Royal, nommé Gordon,
qui y languissait depuis deux ans. « Tenez, lui dit le chef des sbires,
voilà de la compagnie que je vous amène» ; et sur-le-champ on
1. La Bastille.
272 L'INGÉNU.
referma les énormes verrous delà porte épaisse, revêtue de larges
barres. Les deux captifs restèrent séparés de l'univers entier.
CHAPITRE X.
l'ingénu, enfermé a la bastille avec un janséniste.
M. Gordon était un vieillard frais et serein, qui savait deux
grandes choses: supporter l-adversité, et consoler les malheureux.
Il s'avança d'un air ouvert et compatissant vers son compagnon,
et lui dit en l'embrassant : (( Qui que vous soyez, qui venez par-
tager mon tombeau, soyez sûr que je m'oublierai toujours moi-
même pour adoucir vos tourments dans l'abîme infernal où
nous sommes plongés. Adorons la Providence qui nous y a con-
duits, souffrons en paix, et espérons. » Ces paroles firent sur
l'âme de l'Ingénu l'effet des gouttes d'Angleterre ', qui rappellent
un mourant à la vie, et lui font entr'ouvrir des yeux étonnés.
Après les premiers compliments, Gordon, sans le presser de
lui apprendre la cause de son malheur, lui inspira, par la dou-
ceur de son entretien, et par cet intérêt que prennent deux mal-
heureux l'un à l'autre, le désir d'ouvrir son cœur et de déposer
le fardeau qui l'accablait ; mais il ne pouvait deviner le sujet de
son mallieur : cela lui paraissait un effet sans cause ; et le bon-
homme Gordon était aussi étonné que lui-même.
« Il faut, dit le janséniste au Huron, que Dieu ait de grands
desseins sur vous, puisqu'il vous a conduit du lac Ontario en
Angleterre et en France, qu'il vous a fait baptiser en Basse-
Bretagne, et qu'il vous a mis ici pour votre salut-. — Ma foi,
répondit l'Ingénu, je ci'ois que le diable s'est mêlé seul de ma
destinée. Mes compatriotes d'Amérique ne m'auraient jamais traité
avec la barbarie que j'éprouve : ils n'en ont pas d'idée. On les
appelle sauvages ; ce sont des gens de bien grossiers, et les hommes
de ce pays-ci sont des co(juins rafiinés. Je suis, à la vérité, bien
surpris d'être venu d'un autre monde pour être enfermé dans
celui-ci sous quatre verrous avec un prêtre; mais je fais réflexion
au nombre prodigieux d'hommes qui partent d'un hémisphère
pour aller se faire tuer dans l'autre, ou qui font naufrage en
1. Remède chimique qui était en vogue à la lin du xvu" siècle. Son inventeur.
Goddard, exerçait la médecine à Londres sous Charles II; c'est pourquoi ce rcnièdi'
«'appela en Franco ijoulles iVAmjklcrre, (G. A.)
'2. Doctrine janséniste de>< éhi><.
CHAPITRE X. • 273
chemin, et qui sont mangés des poissons : je ne vois pas les gra-
cieux desseins de Dieu sur tous ces gens-là. »
On leur apporta à dîner par un guichet. La conversation
roula sur la Providence, sur les lettres de cachet, et sur l'art de
ne pas succomber aux disgrâces auxquelles tout homme est
exposé dans ce monde. « Il y a deux ans que je suis ici, dit le
vieillard, sans autre consolation que moi-même et des livres ; je
n'ai pas eu un moment de mauvaise humeur.
— Ah! monsieur Gordon, s'écria l'Ingénu, vous n'aimez donc pas
votre marraine? Si vous connaissiez comme moi j\P''' de Saint-Yves,
vous seriez au désespoir. » A ces mots il ne put retenir ses larmes,
et il se sentit alors un peu moins oppressé. « Mais, dit-il, pourquoi
donc les larmes soulagent-elles? Il me semble qu'elles devraient
faire un effet contraire,
— Mon fils, tout est physique en nous, dit le bon vieillard;
toute sécrétion fait du bien au corps; et tout ce qui le soulage
soulage l'âme : nous sommes les machines de la Providence. »
L'Ingénu, qui, comme nous l'avons dit plusieurs fois, avait
un grand fonds d'esprit, fit de profondes réflexions sur cette idée,
dont il semblait qu'il avait la semence en lui-même. Après quoi
il demanda à son compagnon pourquoi sa machine était depuis
deux ans sous quatre verrous. « Par la grâce efficace, répondit
Gordon ; je passe pour janséniste : j'ai connu Arnauld et Nicole ;
les jésuites nous ont persécutés^. Nous croyons que le pape n'est
qu'un évêque comme un autre ; et c'est pour cela que le P. de la
Chaise a obtenu du roi, son pénitent, un ordre de me ravir, sans
aucune formalité de justice, le bien le plus précieux des hommes,
la liberté.
— Voilà qui est bien étrange, dit l'Ingénu ; tous les malheu-
reux que j'ai rencontrés ne le sont qu'à cause du pape. A l'égard
de votre grâce efficace, je vous avoue que je n'y entends rien ;
mais je regarde comme une grande grâce que Dieu m'ait fait
trouver dans mon malheur un homme comme vous, qui verse
dans mou cœur des consolations dont je me croyais incapable. »
Chaque jour la conversation devenait plus intéressante et plus
instructive. Les âmes des deux captifs s'attachaient l'une à l'autre.
Le vieillard savait beaucoup, et le jeune homme voulait beaucoup
apprendre. Au bout d'un mois il étudia la géométrie ; il la dévo-
rait, Gordon lui fit lire la physique de Rohault-, qui était encore
1. Voyez le chapitre xxxvii du Siècle de Louis XIV.
2. Le Traité de Physique de Rohault est de 1671.
21, — Romans. 18
274 . L'INGENU.
à la mode , et il eut le bon esprit de n'y trouver que des incer-
titudes.
Ensuite il lut le premier volume de la Recherche de la rèritî^.
Cette nouvelle lumière l'éclaira. « Quoi! dit-il, notre imagination
et nos sens nous trompent à ce point! quoi ! les objets ne forment
point nos idées, et nous ne pouvons nous les donner nous-
mêmes ! » Quand il eut lu le second volume, il ne fut plus si
content, et il conclut qu'il est plus aisé de détruire que de bâtir.
Son confrère, étonné qu'un jeune ignorant fit cette réflexion,
qui n'appartient qu'aux âmes exercées, conçut une grande idée
de son esprit, et s'attacha à lui davantage.
« Votre Malebranche, lui dit un jour l'Ingénu, me parait avoir
écrit la moitié deson livre avec sa raison, et l'autre avec son ima-
gination et ses préjugés, »
Quelques jours après, Gordon lui demanda: « Que pensez-vous
donc de l'âme, de la manière dont nous recevons nos idées, de
notre volonté, de la grâce, du libre arbitre?
— Rien, lui repartitringénu;si je pensais quelque chose, c'est
que nous sommes sous la puissance de l'Être éternel comme les
astres et les éléments ; qu'il fait tout en nous, que nous sommes
de petites roues de la machine immense dont il est l'âme; qu'il
agit par des lois générales, et non par des vues particulières : cela
seul me paraît intelligible ; tout le reste est pour moi un abîme
de ténèbres.
— Mais, mon fils, ce serait faire Dieu auteur du péché,
— Mais, mon père, votre grâce efficace ferait Dieu auteur du
péché aussi : car il est certain que tous ceux à qui cette grâce
serait refusée pécheraient ; et qui nous livre au mal n'cst-il pas
l'auteur du mal ? »
Cette naïveté embarrassait fort le bonhomme; il sentait (|u"il
faisait de vains efforts pour se tirer de ce bourbier ; et il entassait
tant de paroles qui paraissaient avoir du sens et qui n'en avaient
point (dans le goût de la prémotion physique"-), que l'Ingénu en
avait i)ilié. Cette (iiiestion tenait évidemment à l'origine du bien
et du mal ; et alors il fallait que le pauvre Gordon passât en revue
la boîte de Pandore, l'œuf d'Orosmade percé parA^imane^ Tini-
1. Lo preniior volimn' de rdiivra;^!^ do jMalcbraiiclio est de lOTi. Dans cette
partie, Malebranche se nioiilie disciple de Descaries, et rejette en pliilosophie
l'autorité.
2. Système soutenu |)ar les ihoniistcs. C'est le concours ininiéilial de Dieu
avec la créature.
3. Voyez tome M, page '202.
ClIAI'ilUE X. 273
mitié outre Typhon et Osiris, cl enfin le péché originel ; et ils
couraient l'un et l'autre dans cette nuit profonde, sans jamais se
rencontrer. Mais enfin ce roman de lïime détournait leur vue de
la contemplation de leur propre misère, et, par un charme
étrange, la foule des calamités répandues sur l'univers diminuait
la sensation de leurs peines : ils n'osaient se plaindre quand tout
souffrait.
Mais, dans le repos de la nuit, l'image de la helle Saint-Yves
effaçait dans l'esprit de son amant toutes les idées de métaphy-
sique et de morale. Il se réveillait les yeux mouillés de larmes;
et le vieux janséniste ouhliait sa grâce efficace, et l'abbé de Saint-
Cyran, et JanséniusSpour consoler un jeune homme qu'il croyait
en péché mortel.
Après leurs lectures, après leurs raisonnements, ils parlaient
encore de leurs aventures; et, après en avoir inutilement parlé,
ils lisaient ensemble ou séparément. L'esprit du jeune homme se
fortifiait de plus en plus, Userait surtout allé très-loin en mathé-
matiques sans les distractions que lui donnait ^V^' de Saint-Yves.
Il lut des histoires, elles l'attristèrent. Le monde lui parut trop
méchant et trop misérable. En effet, l'histoire n'est que le tableau
des crimes et des malheurs. La foule des hommes innocents et
paisibles disparaît toujours sur ces vastes théâtres. Les person-
nages ne sont que des ambitieux pervers. Il semble que l'histoire
ne plaise que comme la tragédie, qui languit si elle n'est animée
par les passions, les forfaits, et les grandes infortunes. Il faut
armer Clio du poignard, comme Melpomène.
Quoique l'histoire de France soit remplie d'horreurs, ainsi
que toutes les autres, cependant elle lui parut si dégoûtante dans
ses commencements, si sèche dans son milieu, si petite enfin,
même du temps de Henri IV, toujours si dépourvue de grands
monuments, si étrangère à ces belles découvertes qui ont illustré
d'autres nations, qu'il était obhgé de lutter contre l'ennui, pour
lire tous ces détails de calamités obscures resserrées dans un
coin du monde.
Gordon pensait comme lui. Tous deux riaient de pitié quand
il était question des souverains de Fezensac -, de Fesansaguet, et
d'Astarac. Celte étude en effet ne serait bonne que pour leurs
1. Voyez le chapitre xxxvii du Siècle de Louis XIV.
2. Le comté de Fezensac, ayant sept lieues de longueur sur cinq de largeur; il
avait été, en 1140, réuni au comté d'Armagnac. Le vicomte de Fesansaguet, ou
petit Fezensac, fut aussi, eu 1404, réuni au comté d'Armagnac. Le comté d'As-
tarac avait environ treize lieues de longueur et onze de largeur.
276 L'INGÉNU.
héritiers, s'ils en avaient. Les beaux siècles de la république
romaine le rendirent quelque temps indifférent pour le reste de
la terre. Le spectacle de Rome victorieuse et législatrice des na-
tions occupait son âme entière. Il s'échauffait en contemplant ce
peuple qui fut gouverné sept cents ans par l'enthousiasme de la
liberté et de la gloire.
Ainsi se passaient les jours, les semaines, les mois ; et il se
serait cru heureux dans le séjour du désespoir, s'il n'avait point
aimé.
Son bon naturel s'attendrissait encore sur le prieur de Notre-
Dame de la Montagne, et sur la sensible Kerkabon. « Que pense-
ront-ils, répétait-il souvent, quand ils n'auront point de mes nou-
velles? Ils me croiront un ingrat, » Cette idée le tourmentait ; il
plaignait ceux qui l'aimaient, beaucoup plus qu'il ne se plaignait
lui-même.
CHAPITRE XI.
COMMENT L'iNGÉMJ DÉVELOrPE SON GÉNIE.
La lecture agrandit l'àme, et un ami éclairé la console. Notre
captif jouissait de ces deux avantages, qu'il n'avait pas soupçonnés
auparavant, « Je serais tenté, dit-il, de croire aux métamorphoses,
car j'ai été changé de brute en homme, » Il se forma une biblio-
thèque choisie d'une partie de son argent dont on lui permettait
de disposer. Son ami l'encouragea à mettre par écrit ses réflexions.
Voici ce qu'il écrivit sur l'histoire ancienne :
(( Je m'imagine que les nations ont été longtemps comme moi,
qu'elles ne se sont instruites que fort tard, qu'elles n'ont été occu-
pées pendant des siècles que du moment présent qui coulait,
très-peu du passé, et jamais de l'avenir. J'ai parcouru cinq ou six
cents lieues du Canada, je n'y ai pas trouvé un seul monument ;
personne n'y sait rien de ce qu'a fait son bisaïeul. Ne serait-ce
pas là l'état naturel de riiommc? L'espèce de ce continent-ci me
paraît supérieure à celle de l'autre. Elle a augmenté son être de-
puis plusieurs siècles par les arts et par les connaissances. Est-ce
parce qu'elle a de la barbe au menton, et que Dieu a refusé la
barbe aux Américains? Je ne le crois pas : car je vois que les
Chinois n'ont presque point de barbe, et qu'ils cultivent les arts
depuis plus de cinq mille années. En effet, s'ils ont plus de quatre
mille ans d'annales, il faut hiou (|uc la nation ail été rassemblée
et florissante depuis plus de cinquante siècles.
CIIAI'ITRK XI. 277
(( Tne chose me frappe surtout dans cette ancienne histoire
de Ja Chine, c'est que presque tout y est vraisemblable et naturel.
Je l'admire en ce qu'il n'y a rien de merveillelix.
(( Pourquoi toutes les autres nations se sont-elles donné des
origines fabuleuses? Les anciens chroniqueurs de l'histoire de
France, qui ne sont pas fort anciens, font venir les Français d'un
Francus, fils d'Hector; les Romains se disaient issus d'un Phry-
gien, quoiqu'il n'y eût pas dans leur langue un seul mot qui eût
le moindre rapport à la langue de Phrygie ; les dieux avaient
habité dix mille ans en Egypte, et les diables, en Scythie, où ils
avaient engendré les Huns, Je ne vois avant Thucydide que des
romans semblables aux Amadis, et beaucoup moins amusants.
Ce sont partout des apparitions, des oracles, des prodiges, des
sortilèges, des métamorphoses, des songes expliqués, et qui font
la destinée des plus grands empires et des plus petits États : ici
des bêtes qui parlent, là des bêtes qu'on adore, des dieux trans-
formés en hommes, et des hommes transformés en dieux. Ah !
s'il nous faut des fables, que ces fables soient du moins l'emblème
de la vérité! J'aime les fables des philosophes, je ris de celles des
enfants, et je hais celles des imposteurs. »
Il tomba un jour sur une histoire de l'empereur Justinien. On
y lisait que des apédeutes '^ de Constantinople avaient donné, en
très-mauvais grec, un édit contre le plus grand capitaine du
siècle -, parce que ce héros avait prononcé ces paroles dans la
chaleur de la conversation : « La vérité luit de sa propre lumière,
et on n'éclaire pas les esprits avec les flammes des bûchers ^ »
Les apédeutes assurèrent que cette proposition était hérétique,
sentant l'hérésie, et que l'axiome contraire était catholique, uni-
versel, et grec : « On n'éclaire les esprits qu'avec la flamme des
bûchers, et la vérité ne saurait luire de sa propre lumière. » Ces
linostoles '* condamnèrent ainsi plusieurs discours du capitaine,
et donnèrent un édit.
« Quoi! s'écria l'Ingénu, des édits rendus par ces gens-là!
— Ce ne sont point des édits, répliqua Gordon, ce sont des
contredits ^ dont tout le monde se moquait à Constantinople, et
1. Ignorants, gens sans éducation.
2. La faculté de théologie de Paris avait donné, en mauvais latin, une censure
du Bélisaire de Alarmontel.
3. Phrase textuelle du Bélisaire.
4. Couverts de longs habits de lin (tels que des stirplis). L'auteur fait ici allu-
sion à la censure du Bélisaire de Marmontel par la Sorbonne.
5. L'édition encadrée de 1775 porte : contredits: on lit de même dans les édi-
tions de Kehl. Toutes les éditions antérietu'es à 1775 portent : contredits. Mais
278 L'INGÉNU.
l'empereur tout le premier : c'était uu sage prince, qui avait su
réduire les apédeutes linostoles à ne pouvoir faire que du bien.
Il savait que ces messieurs-là et plusieurs autres pastopliores '■
avaient lassé de contr'édits la patience des empereurs ses prédé-
cesseurs en matière plus grave.
— Il fit fort bien, dit l'Ingénu ; ou doit soutenir les pasto-
pliores et les contenir. »
Il mit par écrit beaucoup d'autres réflexions qui épouvantè-
rent le vieux Gordon. « Quoi! dit-il en lui-même, j'ai consumé
cinquante ans à m'instruire, et je crains de ne pouvoir atteindre
au bon sens naturel de cet enfant presque sauvage! je tremble
d'avoir laborieusement fortifié des préjugés; il n'écoute que la
simple nature. »
Le bonhomme avait quelques-uns de ces petits livres de cri-
tique, de ces brochures périodiques où des hommes incapables
de rien produire dénigrent les productions des autres, où les
Visé- insultent aux P»acine, et les Faydit-' aux Fénelon. L'Ingénu
en parcourut quelques-uns. « Je les compare, disait-il, à certains
moucherons qui vont déposer leurs œufs dans le derrière des
plus beaux chevaux: cela ne les empêche pas de courir, » A peine
les deux philosophes daignèrent-ils jeter les yeux sur ces excré-
ments de la littérature.
Ils lurent bientôt ensemble les éléments de l'astronomie ;
l'Ingénu fit venir des sphères : ce grand spectacle le ravissait.
(( Qu'il est dur, disait-il, de ne commencer à connaître le ciel que
lorsqu'on me ravit le droit de le contempler! Jupiter et Saturne
roulent dans ces espaces immenses ; des millions de soleils éclai-
rent des milliards de mondes ; et dans le coin de terre où je suis
jeté, il se trouve des êtres qui me privent, moi être voyant et
pensant, de tous ces mondes où ma vue pourrait atteindre, et
de celui où Dieu m'a fait naître! La lumière faite pour tout l'uni-
vers est perdue pour moi. On ne inc la cachait pas dans rhorizou
septentrional où j'ai passé mon enfance et ma jeunesse. Sans
vous, mon cher Cordon, je serais ici dans le néant. »
on ne doit pas oublier (|iii' hcaiicfxip (rouvragos de N'oUairc ont été imprimés eu
pays étrangers, et quelquefois loin des yeux do l'auteur. ( lî.)
1. Vélus de longues ro])es ou manteaux.
2. Visé, fondateur du Mercure ijalcoil eu 1072.
3. Auteur de la Télémacliomanie.
CHAPITRE XII. 279
CHAPITRE XII.
CE OLE L'INGÉNL pense DES PIÈCES DE TIIÉATP.E.
Le jeune Ingénu ressemblait à un de ces arbres vigoureux qui,
nés dans un sol ingrat, étendent en peu de temps leurs racines et
leurs brandies quand ils sont transplantés dans un terrain favo-
rable ; et il était bien extraordinaire qu'une prison fCit ce terrain.
Parmi les livres qui occupaient le loisir des deux captifs, il se
trouva des poésies, des traductions de tragédies grecques, quel-
ques pièces du tliéàtre français. Les vers qui parlaient d'amour
portèrent à la fois dans Fàme de Tlngénu le plaisir et la douleur.
Ils lui parlaient tous de sa cbère Saint- Yves, La fable des deux
Pigeons' lui perça le cœur; il était bien loin de pouvoir revenir
à son colombier.
Alolière l'eucliauta. Il lui faisait connaître les mœurs de Paris
et du genre humain. « A laquelle de ses comédies donnez-vous
la préférence?
— Au Tartuffe, sans difficulté.
— Je pense comme vous, dit Gordon ; c'est un tartufe qui ma
plongé dans ce cachot, et peut-être ce sont des tartufes qui ont
£ait votre malheur. Comment trouvez-vous ces tragédies grecques?
— Bonnes pour des Grecs, dit l'Ingénu. » Mais quand il lut
VIphigénie moderne, Phhlre, Andromaque, Athalie, il fut en extase,
il soupira, il versa des larmes, il les sut par cœur sans avoir
envie de les apprendre.
« Lisez Rodogunc, lui dit Gordon ; on dit que c'est le chef-
d'œuvre du théâtre ; les autres pièces qui vous ont fait tant de
plaisir sont peu de chose en comparaison. » Le jeune homme,
dès la première page, lui dit : « Cela n'est pas du même auteur.
— A quoi le voyez-vous?
— .le n'en sais rien encore ; mais ces vers-là ne vont ni à
mon oreille ni à mon cœur.
— Oh! ce n'est rien que les vers», répliqua Gordon.
L'Ingénu répondit: « Pourquoi donc en faire? »
Après avoir lu très-attentivement la pièce, sans autre dessein
que celui d'avoir du plaisir, il regardait son ami avec des yeux
secs et étonnés, et ne savait que dire. Enfin, pressé de rendre
compte de ce qu'il avait senti, voici ce qu'il répondit: <c Je n'ai
1. De La Fontaine
280 L'INGÉNU.
guère entendu le commencement ; j'ai été révolté du milieu ; la
dernière scène m'a beaucoup ému, quoiqu'elle me paraisse peu
vraisemblable: je ne me suis intéressé pour personne, et je n'ai
pas retenu vingt vers, moi qui les retiens tous quand ils me
plaisent,
— Cette pièce passe pourtant pour la meilleure que nous ayons.
— Si cela est, répliqua-t-il, elle est peut-être comme bien des
gens qui ne méritent pas leurs places. Après tout, c'est ici une
atïaire de goût; le mien ne doit pas encore être formé: je peux
me tromper ; mais vous savez que je suis assez accoutumé à
dire ce que je pense, ou plutôt ce que je sens. Je soupçonne
qu'il y a souvent de l'illusion, de la mode, du caprice, dans les
jugements des hommes. J'ai parlé d'après la nature ; il se peut
que chez moi la nature soit très-imparfaite ; mais il se peut
aussi qu'elle soit quelquefois peu consultée par la plupart des
hommes. » Alors il récita des vers dUphigùnic, dont il était plein ;
et quoiqu'il ne déclamât pas bien, il y mit tant de vérité et
d'onction qu'il fit pleurer le vieux janséniste. Il lut ensuite Ci//na^-
il ne pleura point, mais il admira.
CHAPITRE XIII.
LA BELLE SAINT-YVES VA A VERSAILLES.
Pendant que notre infortuné s'éclairait plus qu'il ne se con-
solait ; pendant que son génie, étoufle depuis si longtemps, se
déployait avec tant de rapidité et de force; pendant que la
nature, qui se perfectionnait en lui, le vengeait des outrages de
la fortune, que devinrent monsieur le prieur et sa bonne sœur,
et la belle recluse Saint-Yves? Le premier mois, on fut inquiet, et
au troisième on fut plongé dans la douleur : les fausses conjec-
tures, les bruits mal fondés, alarmèrent; au bout de six mois, on
le crut mort. Enfin M. et AI"'^' de Kerkabon apprirent, par une
ancienne lettre qu'un garde du roi avait écrite en Bretagne, (luun
jeune homme semblal)lc à l'Ingénu était arrivé un soir à \er-
sailles, mais (ju'il avait été enlevé pendant la nuit, et que depuis
ce temps personne n'en avait entendu parler.
« Hélas! dit M"' de Kerkabon, notre neveu aura fait quelque
sottise, et se sera attiré de fâcheuses affaires. Il est jeune, il est
Bas-l)reton, il ne peut savoir comme on doit se comporter à la
cour. Mon cher frère, je n'ai jamais vu Versailles ni Paris; voici
CHAPITRE XIU. 281
une belle occasion, nous retrouverons peut-être notre pauvre
neveu : c'est le fils de notre frère ; notre devoir est de le secourir.
Qui sait si nous ne pourrons point parvenir enfin à le faire sous-
diacre, quand la fougue de la jeunesse sera amortie? Il avait
beaucoup de dispositions pour les sciences. Vous souvenez-vous
comme il raisonnait sur l'Ancien et sur le Nouveau Testament?
Nous sommes responsables de son âme ; c'est nous qui l'avons
fait baptiser; sa chère maîtresse Saint- Yves passe les journées à
pleurer. En vérité il faut aller à Paris. S'il est caché dans quel-
qu'une de ces vilaines maisons de joie dont on m'a fait tant de
récits, nous l'en tirerons. » Le prieur fat touché des discours de
sa sœur. Il alla trouver l'évoque de Saint-Malo, qui avait baptisé
le Huron, et lui demanda sa protection et ses conseils. Le prélat
approuva le voyage. Il donna au prieur des lettres de recomman-
dation pour le P. de La Chaise, confesseur du roi, qui avait la
première dignité du royaume, pour Tarchevêque de Paris Harlay,
et pour révêque de .Meaux Bossuet,
Enfin le frère et la sœur partirent ; mais, quand ils furent
arrivés à Paris, il se trouvèrent égarés comme dans un vaste laby-
rinthe, sans fil et sans issue. Leur fortune était médiocre, et il
leur fallait tous les jours des voitures pour aller à la découverte,
et ils ne découvraient rien.
Le prieur se présenta chez le révérend P. de La Chaise : il était
avec W"" du Tron, et ne pouvait donner audience à des prieurs.
Il alla à la porte de l'archevêque : le prélat ^ était enfermé avec la
belle M'"'^ de Lesdiguières pour les alTaires de l'Église. Il courut
à la maison de campagne de l'évêque de Meaux: celui-ci exami-
nait, avec M"' de Mauléon, l'amour mystique de M'"^ Guyon.
Cependant il parvint à se faire entendre de ces deux prélats ; tous
deux lui déclarèrent qu'ils ne pouvaient se mêler de son neveu,
attendu qu'il n'était pas sous-diacre.
Enfin il vit le jésuite ; celui-ci le reçut à bras ouverts, lui pro-
testa qu'il avait toujours eu pour lui une estime particulière, ne
1. François de Harlay de Chanvalon, archevêque de Paris de 1G70 à 1695,
refusa la sépulture à Molière, fit enfermer M""^ Guj-on, donna la bénédiction
nuptiale à Louis XIV et à M'"'' de Maintenon. Il était connu par ses aventures
galantes. Un jour qu'il entrait dans un salon où étaient un grand nombre de
belles dames, il dit :
Formosi pecoris custos ;
l'une d'elles acheva le vers de Virgile en ajoutant :
formosior ipse. (B.)
282 L'INGENU.
l'ayant jamais connu. Il jura que la Société avait toujours été
attachée aux Bas- Bretons, a Mais, dit-il, votre neveu n'aurait-il
pas le malheur d'être huguenot? — Non, assurément, mon révé-
rend père. — Serait-il point janséniste ? — Je puis assurer à \ otre
Révérence qu'à peine est-il chrétien : il y a environ onze mois
que nous l'avons baptisé. — Voilà qui est bien, voilà qui est
bien; nous aurons soin de lui. Votre ])énérice est-il considérable ?
— Oh ! fort peu de chose, et mon neveu nous coûte beaucoup.
— Y a-t-il quelques jansénistes dans le voisinage? Prenez bien
garde, mon cher monsieur le prieur, il sont plus dangereux que
les liuguenots et les athées, — Mon révérend père, nous n'en avons
point ; on ne 'sait ce que c'est que le jansénisme à Notre-Dame
de la Montagne. — Tant mieux; allez, il n'y a rien que je ne
lasse pour vous, » 11 congédia affectueusement le prieur, et n'y
pensa plus.
Le temps s'écoulait, le prieur et la bonne sœur se désespé-
raient.
Cependant le maudit bailli pressait le mariage de son grand
benêt de fils avec la belle Saint-Vves, qu'on avait fait sortir exprès
du couvent. Elle aimait toujours son cher filleul autant qu'elle
détestait le mari qu'on lui présentait. L'affront d'avoir été mise
dans un couvent augmentait sa passion ; l'ordre d'épouser le fils
du bailli y mettait le comble. Les regrets, la tendresse, et l'hor-
reur, bouleversaient son âme. L'amour, comme on sait, est bien
plus ingénieux et plus hardi dans un jeune fille que l'amitié ne
l'est dans un vieux prieur et dans une tante de quarante-cinq ans
passés. De plus, elle s'était bien formée dans son couvent par les
romans qu'elle avait lus à la dérobée.
La belle Saint-Yves se souvenait de la lettre qu'un garde du
corps avait écrite en Basse-Bretagne, et dont on avait parlé dans
la province. Elle résolut d'aller elle-même prendre des informa-
tions à Versailles ; de se jeter aux pieds des ministres, si son mari
était eu prison, comme on le disait, et d'obtenir justice pour lui.
Je ne sais (juoi l'avertissait secrètement qu'à la cour on ne refuse
rien à une jolie fille; mais elle ne savait pas ce qu'il en coûtait.
Sa résolution prise, elle est consolée, elle est tranciuille, elle
ne rebute plus son sot prétendu ; elle accueille le détestable beau-
père, caresse son frère, répand l'allégresse dans la maison ; puis,
le jour destiné à la cérémonie, elle part secrètement à quatre
heures du matin avec ses petits présents de noce, et tout ce qu'elle
a 1)11 rassembler. Ses mesures étaient si bien prises qu'elle était
déjà à plus de ilix lieues lors(ju'on entra dans sa chambre, vers
CHAPITRE XIII. 283
le midi. La surprise et la consternation furent grandes. L'inter-
rogant bailli fit ce jour-là plus de questions qu'il n'en avait fait
dans toute la semaine; le mari resta plus sot qu'il ne Tavait
jamais été. L'abbé de Saint-Yves, en colère, prit le parti de courir
après sa sœur. Le bailli et son fils voulurent l'accompagner. Ainsi
la destinée conduisait à Paris presque tout ce canton de la Basse-
Bretagne.
La belle Saint-Yves se doutait bien qu'on la suivrait. Elle était
à cheval; elle s'informait adroitement des courriers s'ils n'avaient
point rencontré un gros abbé, un énorme bailli, et un jeune
benêt, qui couraient sur le chemin de Paris. Ayant appris au troi-
sième jour qu'ils n'étaient pas loin, elle prit une route différente,
et eut assez d'habileté et de bonheur pour arriver à Yersailles
tandis qu'on la cherchait inutilement dans Paris,
Mais comment se conduire à Versailles? Jeune, belle, sans
conseil, sans appui, inconnue, exposée à tout, comment oser
chercher un garde du roi? Elle imagina de s'adresser à un jésuite
du bas étage ; il y en avait pour toutes les conditions de la vie :
comme Dieu, disaient-ils, a donné différentes nourritures aux
diverses espèces d'animaux, il avait donné au roi son confesseur,
que tous les solliciteurs de bénéfices appelaient le chef de l'Église
galUcanc; ensuite venaient les confesseurs des princesses; les
ministres n'en avaient point : ils n'étaient pas si sots. Il y avait
les jésuites du grand commun, et surtout les jésuites des femmes
de chambre par lesquelles on savait les secrets des maîtresses ; et
ce n'était pas un petit emploi. La belle Saint-Yves s'adressa à un de
ces derniers, qui s'appelait le P. Tout-à-tous. Elle se confessa à lui,
lui exposa ses aventures, son état, son danger, et le conjura de la
loger chez quelque bonne dévote qui la mît à l'abri des tentations.
Le P. Tout-à-tous l'introduisit chez la femme d'un officier du
gobelet, l'une de ses plus affidées pénitentes. Dès qu'elle y fut,
elle s'empressa de gagner la confiance et l'amitié de cette femme ;
elle s'informa du garde breton, et le fit prier de venir chez elle.
Ayant su de lui que son amant avait été enlevé après avoir parlé
à un premier commis, elle court chez ce commis : la vue d'une
belle femme l'adoucit, car il faut convenir que Dieu n'a créé les
femmes que pour apprivoiser les hommes.
Le plumitif attendri lui avoua tout. Votre amant est à la Bas-
tille depuis près d'un an , et sans vous il y serait peut-être toute
sa vie. La tendre Saint-Yves s'évanouit. Quand elle eut repris ses
sens, le plumitif lui dit : « Je suis sans crédit pour faire du bien ;
tout mon pouvoir se borne à faire du mal quelquefois. Croyez-
284 L'INGÉNU.
moi, allez chez M. de Saint-Pouange, qui fait le bien et le mal,
cousin et favori de monseigneur de Louvois. Ce ministre a deux
âmes : M. de Saint-Pouange en est une ; M"'« Dufresnoy S l'autre;
mais elle n'est pas à présent à Versailles; il ne vous reste que de
fléchir le protecteur que je vous indique. »
La belle Saint-Yves, partagée entre un peu de joie et d'extrêmes
douleurs, entre quelque espérance et de tristes craintes, pour-
suivie par son frère, adorant son amant, essuyant ses larmes et
en versant encore, tremblante, affaiblie, et reprenant courage,
courut vite chez M. de Saint-Pouange.
CHAPITRE XIV.
pROcr.Ès DE l'esprit de L'i.\GÉi\U.
L'Ingénu faisait des progrès rapides dans les sciences, et sur-
tout dans la science de l'homme. La cause du développement
rapide de son esprit était due à son éducation sauvage presque
autant qu'à Ja trempe de son àme: car, n'ayant rien appris dans
son enfance, il n'avait point appris de préjugés. Sou entendement,
n'ayant point été courbé par Terreur, était demeuré dans toute sa
rectitude. Il voyait les choses comme elles sont, au lieu que les
idées qu'on nous donne dans l'enfance nous les font voir toute
notre vie comme elles ne sont point. « Vos persécuteurs sont abomi-
nables, disait-il à son ami Gordon. Je vous plains d'être opprimé,
mais je vous plains d'être janséniste. Toute secte me paraît le rallie-
ment de l'erreur. Dites-moi s'il y a des sectes en géométrie?
— Non, mon cher enfant, lui dit en soupirant le bon Gordon;
tous les hommes sont d'accord sur la vérité quand elle est dé-
montrée, mais ils sont trop partagés sur les vérités obscures.
— Dites sur les faussetés obscures. S'il y avait eu une seule
vérité cachée dans vos amas d'arguments (ju'on ressasse depuis
tant de siècles, on l'aurait découverte sans doute; et l'univers
aurait été d'accord au moins sur ce point-là. Si cette vérité était
nécessaire comme le soleil l'est à la terre, elle serait brillante
comme lui. C'est une absurdité, c'est un outrage au genre hu-
main, c'est un attentat contre l'Être infini et suprême de dire :
Il y a une vérité essentielle à l'homme, et Dieu l'a cachée. » '
1. Dans les éditions antérieures aux éditions de Kehl, on lit : « Madame du
BcUoy. » (B.)
CHAPITRE XIV. 285
Tout ce que disait ce jeune ignorant, instruit par la nature,
faisait une impression profonde sur l'esprit du vieux savant infor-
tuné, « Serait-il bien vrai, s'écria-t-il , que je me fusse rendu
malheureux pour des chimères? Je suis bien plus sûr de mou
malheur que de la grâce efficace. J'ai consumé mes jours à rai-
sonner sur la liberté de Dieu et du genre humain ; mais j'ai perdu
la mienne; ni saint Augustin ni saint Prosper ne me tireront de
l'abîme où je suis. »
L'Ingénu, livré à son caractère, dit enfin : « Voulez-vous que
je vous parle avec une confiance hardie? Ceux qui se font persé-
cuter pour ces vaines disputes de l'école me semblent peu sages;
ceux qui persécutent me paraissent des monstres. »
Les deux captifs étaient fort d'accord sur l'injustice de leur
captivité. « Je suis cent fois plus à plaindre que vous, disait l'In-
génu ; je suis né libre comme l'air ; j'avais deux vies, la liberté et
l'objet de mon amour : on me les ôte. Nous voici tous deux dans
les fers, sans en savoir la raison et sans pouvoir la demander.
J'ai vécu Huron vingt ans ; on dit que ce sont des barbares, parce
qu'ils se vengent de leurs ennemis ; mais ils n'ont jamais opprimé
leurs amis. A peine ai-je mis le pied en France, que j'ai versé
mon sang pour elle; j'ai peut-être sauvé une province, et pour
récompense je suis englouti dans ce tombeau des vivants, où je
serais mort de rage sans vous. Il n'y a donc point de lois dans ce
pays? On condamne les hommes sans les entendre! Il n'en est
pas ainsi en Angleterre. Ah! ce n'était pas contre les Anglais que
je devais me battre. » Ainsi sa philosophie naissante ne pouvait
dompter la nature outragée dans le premier de ses droits, et lais-
sait un libre cours à sa juste colère.
Son compagnon ne le contredit point. L'absence augmente
toujours l'amour qui n'est pas satisfait, et la philosophie ne le
diminue pas. Il parlait aussi souvent de sa chère Saint-Yves que
de morale et de métaphysique. Plus ses sentiments s'épuraient,
et plus il aimait. 11 lut quelques romans nouveaux ; il en trouva
peu qui lui peignissent la situation de son âme. Il sentait que son
cœur allait toujours au delà de ce qu'il lisait. «Ah! disait-il,
presque tous ces auteurs-là n'ont que de l'esprit et de l'art. » Enfin
le bon prêtre janséniste devenait insensiblement le confident de
sa tendresse. Il ne connaissait l'amour auparavant que comme un
péché dont ou s'accuse en confession. Il apprit à le connaître
comme un sentiment aussi noble que tendre, qui peut élever l'àme
autant que l'amollir, et produire même quelquefois des vertus.
Enfin, pour dernier prodige, un Huron convertissait un janséniste.
286 L'INGÉNU.
CHAPITRE XY.
LA DELLE SAINT-YVES RÉSISTE A DES PROTOSITIONS DÉLICATES.
La belle Saint-Yves, plus tendre encore que son amant, alla
donc chez M. de Saint-Pouange, accompagnée de l'amie chez qui
elle logeait, toutes deux cachées dans leurs coiffes. La première
chose qu'elle vit à la porte ce fut Tabbé de Saint-Yves, son frère,
qui en sortait. Elle fut intimidée ; mais la dévote amie la rassura.
« C'est précisément parce qu'on a parlé contre vous qu'il faut
que vous parliez. Soyez sûre que dans ce pays les accusateurs ont
toujours raison si on ne se hâte de les confondre. Votre présence
d'ailleurs, ou je me trompe fort, fera plus d'effet que les paroles
de votre frère. »
Pour peu qu'on encourage une amante passionnée, elle est
intrépide. La Saint-Yves se présente à l'audience. Sa jeunesse, ses
charmes, ses yeux tendres mouillés de quelques pleurs, attirèrent
tous les regards. Chaque courtisan du sous-ministre oublia un
moment l'idole du pouvoir pour contempler celle de la beauté.
Le Saint-Pouange la fit entrer dans un cabinet ; elle parla avec
attendrissement et avec grâce. Saint-Pouange se sentit touché.
Elle tremblait, il la rassura. « Revenez ce soir, lui dit-il ; vos
affaires méritent qu'on y pense et qu'on en parle à loisir ; il y a
ici trop de monde; on expédie les audiences trop rapidement: il
faut que je vous entretienne à fond de tout ce qui vous regarde. »
Ensuite, ayant fait l'éloge de sa beauté et de ses sentiments, il lui
recommanda de venir à sept heures du soir^.
Elle n'y manqua pas ; la dévote amie l'accompagna encore,
mais elle se tint dans le salon, et lut le Pédagogue dinlien-, pen-
dant que le Saint-Pouange et la belle Saint-Yves étaient dans
l'arrièrc-cabiuet. « Croiriez-vous bien, mademoiselle, lui dit-il
d'abord, que votre frère est venu me demander une lettre de
cachet contre vous ? En vérité j'en expédierais plutôt une pour le
1. Le Saiiit-l'ouaiiKiJ est liistorifjiicmoiit. ressomblant ; mais sous ses traits, il
faut voir le fameux Saiiil-Floieiitin, qui avait alors la police dans son ministère.
On connaît les mœurs et les abus de pouvoir de ce favori de Louis XV. En môme
temps que Voltaire publiait VIn<jénu, on lançait contre le niùme homme un vigou-
reux pamplilel intitulé les Sabbalines et les Flurenlines. Le premier nom faisait
allusion à sa maîtresse, la comtesse de Lanjjeac, ci-devant M""' Sabbatin. (G. A.)
2. Ouvi'af^e que Voltaire appelle crrelleiil livre pour les sots (voyez tome XVIII,
page 548). L'auteur est le V. Ouirmian.
CIlAlMTKii XV. 287
renvoyer en Basse-Bretagne. — Hélas! monsieur, on est donc bien
libéral de lettres de cacliet dans vos bureaux, puisqu'on en vient
solliciter du fond du royaume, comme des pensions. Je suis bien
loin d'en demander une contre mon frère. J'ai beaucoup à me
plaindre de lui, mais je respecte la liberté des liommes; je demande
celle d'un bomme que je veux épouser, d'un bomme à (jui le roi
doit la conservation d'une province, qui peut le servir utilement,
et qui est le fils d'un officier tué à son service. De quoi est-il
accusé? Comment a t-on pu le traiter si cruellement sans l'en-
tendre? »
Alors le sous-ministre lui montra la lettre du jésuite espion et
celle du perfide bailli, a Quoi : il y a de pareils monstres sur la
terre! et on veut me forcer ainsi à épouser le fils ridicule d'un
bomme ridicule et mécbant ! et c'est sur de pareils avis qu'on
décide ici de la destinée des citoyens! » Elle se jeta à genoux, elle
demanda avec des sanglots la liberté du brave homme qui l'ado-
rait. Ses charmes en cet état parurent dans leur plus grand avan-
tage. Elle était si belle que le Saint-Pouange, perdant toute honte,
lui insinua quelle réussirait si elle commençait par lui donner
les prémices de ce qu'elle réservait à son amant, La Saint-Yves,
épouvantée et confuse, feignit longtemps de ne le pas entendre;
il fallut s'expliquer plus clairement. Un mot lâché d'abord avec
retenue en produisait un plus fort, suivi d'un autre plus expressif.
On offrit non-seulement la révocation de la lettre de cachet, mais
des récompenses, de l'argent, des honneurs, des établissements ; et
plus on promettait, plus le désir de n'être pas refusé augmentait,
La Saint-Yves pleurait, elle était suffoquée, à demi renversée
sur un sofa, croyant à peine ce qu'elle voyait, ce qu'elle enten-
dait. Le Saint-Pouange, à son tour, se jeta à ses genoux. Il n'était
pas sans agréments, et aurait pu ne pas effaroucher un cœur
moins prévenu : mais Saint-Yves adorait son amant, et croyait
que c'était un crime horrible de le trahir pour le servir. Saint-
Pouange redoublait les prières et les promesses : enfin la tête lui
tourna au point qu'il lui déclara que c'était le seul moyen de
tirer de sa prison l'homme auquel elle prenait un intérêt si vio-
lent et si tendre. Cet étrange entretien se prolongeait, La dévote
de l'antichambre, en lisant son Pèdagoyue chrétien, disait : « Mon
Dieu ! que peuvent-ils faire là depuis deux heures ? Jamais monsei-
gneur de Saint-Pouange n'a donné une si longue audience: peut-
être qu'il a tout refusé à cette pauvre fille, puisqu'elle le prie
encore. »
Enfin sa compagne sortit de l'arrière-cabinet, tout éperdue.
288 L'INGÉNU.
sans pouvoir parler, réfléchissant profondément sur le caractère
des grands et des demi-grands, qui sacrifient si légèrement la
liberté des hommes et l'honneur des femmes.
Elle ne dit pas un mot pendant tout le chemin. Arrivée chez
l'amie, elle éclata, elle lui conta tout. La dévote fit de grands
signes de croix, a Ma chère amie, il faut consulter dès demain le
P. Tout-à-tous, notre directeur ; il a beaucoup de crédit auprès de
M. de Saint-Pouange ; il confesse plusieurs servantes de sa mai-
son ; c'est un homme pieux et accommodant, qui dirige aussi des
femmes de qualité : abandonnez-vous à lui, c'est ainsi que j'en
use; je m'en suis toujours bien trouvée. Nous autres, pauvres
femmes, nous avons besoin d'être conduites par un homme.
— Eh bien donc! ma chère amie, j'irai trouver demain le
P. Tout-à-tous. »
CHAPITRE XVI.
ELLE CONSLLTE UN JÉSUITE.
Dès que la belle et désolée Saint-Vves fut avec son bon confes-
seur, elle lui confia qu'un homme puissant et voluptueux lui
proposait de faire sortir de prison celui qu'elle devait épouser
légitimement, et qu'il demandait un grand prix de son service ;
qu'elle avait une répugnance horrible pour une telle infidélité, et
que, s'il ne s'agissait que de sa propre vie, elle la sacrifierait plu-
tôt que de succomber.
« Voilà un abominable pécheur! lui dit le P. Tout-à-tous. Vous
devriez bien me dire le nom de ce vilain homme : c'est à coup sûr
quelque janséniste ; je le dénoncerai à sa révérence le P. de La
Chaise, qui le fera mettre dans le gîte où est à présent la chère
personne que vous devez épouser. »
La pauvre fille, après un long embarras et de grandes irréso-
lutions, lui nomma enfin Saiul-Pouange.
« Monseigneur de Saiul-Pouange! s'écria le jésuite; ah! ma
fille, c'est tout autre chose ; il est cousin du plus grand ministre
que nous ayons jamais eu, homme de bien, protecteur de la
bonne cause, bon chrétien ; il ne peut avoir eu une telle pensée;
il faut que vous ayez mal entendu. — Ah! mon père, je n'ai
entendu que trop bien ; je suis ])erdue, quoi que je fasse : je n'ai
que le choix du malheur et de la honte : il faut que mon amant
reste enseveli tout vivant, ou que je me rende indigne de vivre.
Je ne puis le laisser i)érir, et je ne puis le sauver. »
CHAPITRE X\ I. 289
Le P. ïout-à-tous tâcha de la calmer par ces douces paroles :
<( Premièrement, ma fille, ne dites jamais ce mot mon amant ;
il y a quelque chose de mondain qui pourrait offenser Dieu :
dites mon mari; car, bien qu'il ne le soit pas encore, vous le
regardez comme tel ; et rien n'est plus honnête.
« Secondement, bien qu'il soit votre époux en idée, en espé-
rance, il ne l'est pas eu effet : ainsi vous ne commettriez pas un
adultère, péché énorme qu'il faut toujours éviter autant qu'il est
possible.
« Troisièmement, les actions ne sont pas d'une malice de
coulpe quand l'intention est pure, et rien n'est plus pur que de
délivrer votre mari.
« Quatrièmement, vous avez des exemples dans la sainte anti-
quité, qui peuvent merveilleusement servir à votre conduite. Saint
Augustin rapporte^ que sous le proconsulat de Septimius Acyn-
dinus-, en l'an 340 de notre salut, un pauvre homme, ne pouvant
payer à César ce qui appartenait à César, fut condamné à la mort,
comme il est juste, malgré la maxime : Où il n'y a rien le roi perd
ses droits. Il s'agissait d'une livre d'or ; le condamné avait une
femme en qui Dieu avait mis la beauté et la prudence. Un vieux
richard promit de donner une livre d'or, et même plus, à la dame,
à condition qu'il commettrait avec elle le péché immonde. La
dame ne crut point faire mal en sauvant son mari. Saint Augustin
approuve fort sa généreuse résignation. Il est vrai que le vieux
richard la trompa, et peut-être même son mari n'en fut pas
moins pendu ; mais elle avait fait tout ce qui était en elle pour
sauver sa vie.
« Soyez sûre, ma fille, que quand un jésuite vous cite saint
Augustin, il faut que ce saint ait pleinement raison. Je ne vous
conseille rien, vous êtes sage ; il est à présumer que vous serez
utile à votre mari. Monseigneur de Saint-Pouange est un honnête
homme, il ne vous trompera pas : c'est tout ce que je puis vous
dire; je prierai Dieu pour vous, et j'espère que tout se passera à
sa plus grande gloire. »
La belle Saint- Yves, non moins effrayée des discours du
jésaite que des propositions du sous-ministre, s'en retourna
éperdue chez son amie. Elle était tentée de se délivrer, par la
mort, de l'hon-eur de laisser dans une captivité affreuse l'amant
qu'elle adorait, et de la honte de le délivrer au prix de ce qu'elle
t. C'est le conte de Cosi-Sancta, que nous avens donné précédemment, page ^0
2. Voyez, dans le Dictionnaire de Baijle, Tarticle Acï.ndi.\ps.
21. — RoilANS.
19
290 L'INGÉNU.
avait de plus cher, et qui ne devait appartenir qu'à cet amant
infortuné.
CHAPITRE XYII.
ELLE SLCCOMBE PAIi VERTU.
Elle priait son amie de la tuer; mais cette femme, non moins
indulgente que le jésuite, lui parla plus clairement encore.
« Hélas! dit-elle, les affaires ne se fout guère autrement dans cette
cour si aimable, si galante, si renommée. Les places les plus mé-
diocres et les plus considérables n'ont souvent été données qu'au
prix qu'on exige de vous. Écoutez, vous m'avez inspiré de l'amitié
et de la confiance ; je vous avouerai que si j'avais été aussi diffi-
cile que vous l'êtes, mon mari ne jouirait pas du petit poste qui
le fait vivre ; il le sait, et loin d'en être fàclié, il voit en moi sa
bienfaitrice, et il se regarde comme ma créature. Pensez-vous que
tous ceux qui ont été à la tête des provinces, ou même des armées,
aient dû leurs honneurs et leur fortune à leurs seuls services ? Il
eu est qui en sont redevables à mesdames leurs femmes. Les
dignités de la guerre ont été sollicitées par l'amour, et la place a
été donnée au mari de la plus belle,
« Vous êtes dans une situation bien plus intéressante: il s'agit
de rendre votre amant au jour et de l'épouser; c'est un devoir
sacré qu'il vous faut remplir. On n'a point blâmé les belles et
grandes dames dont je vous parle ; on vous applaudira, on dira
que vous ne vous êtes permis une faiblesse que par un excès de
vertu.
— Ah! quelle vertu! s'écria la belle Saint-Yves ; quel laby-
rinthe d'iniquités! quel pays! et que j'apprends à connaître les
hommes ! Un P, de La Chaise et un bailli ridicule font mettre mon
amant eu prison, ma famille me persécute, on ne me tend la main
dans mon désastre que pour me déshonorer. Un jésuite a perdu
un brave homme, un autre jésuite veut me perdre; je ne suis
entourée que de pièges, et je touche au moment de tomber
dans la misère. 11 faut que je me tue, ou que je parle au roi , je
me jetterai à ses pieds sur son passage, quand il ira ;'» ia messe
ou à la comédie.
— On ne vous laissera pas approcher, lui dit sa bonne amie;
et si vous aviez le malheur de parler, mous de Louvoiset le révé-
rend P. de La Chaise pourraient vous enterrer dans le fond d'un
couvent pour le reste de vos jours. »
CIIAPIÏRI' XVin. 291
Taudis que celte brave pcrsouue augmcutait ainsi les per-
plexités de cette âme désespérée, et enfonçait le poignard dans
son cœur, arrive un exprès de M. de Saint-Pouange avec une
lettre et deux beaux pendants d'oreilles. Sainl-\vcs rejeta le tout
en pleurant; mais l'amie s'en chargea.
Dès que le messager fut parti, la confidente lit la lettre dans
laquelle on propose un petit souper aux deux amies pour le soir.
Saint-Yves jure qu'elle n'ira point. La dévote veut lui essayer les
deux boucles de diamants. Saint-Yves ne le put souffrir. Elle
combattit la journée entière. Enfin, n'ayant en vue que son amant,
vaincue, entraînée, ne sachant où on la mène, elle se laisse con-
duire au souper fatal. Rien n'avait pu la déterminer à se parer
des pendants d'oreilles ; la confidente les apporta, elle les lui
ajusta malgré elle avant qu'on se mît à table. Saint-Y>es était si
confuse, si troublée, qu'elle se laissait tourmenter ; et le patron
en tirait un augure très-favorable. Vers la fin du repas, la confi-
dente se retira discrètement. Le patron montra alors la révoca-
tion de la lettre de cachet, le brevet d'une gratification considé-
rable, celui d'une compagnie, et n'épargna pas les promesses.
« Ah! lui dit Saint-Yves, que je vous aimerais si vous ne vouliez
pas être tant aimé! »
Enfin, après une longue résistance, après des sanglots, des
cris, des larmes, afi"aiblie du combat, éperdue, languissante, il
fallut se rendre. Elle n'eut d'autre ressource que de se promettre
de ne penser qu'à l'Ingénu, tandis que le cruel jouirait impitoya-
blement de la nécessité où elle était réduite.
CHAPITRE XYIIl.
ELLE DÉLIVr.E SON AMANT ET IN JANSÉNISTE.
Au point du jour elle vole à Paris, munie de l'ordre du
ministre. Il est difficile de peindre ce qui se passait dans son
cœur pendant ce voyage. Qu'on imagine une âme vertueuse et
noble, humiliée de son opprobre, enivrée de tendresse, déchirée
des remords d'avoir trahi son amant, pénétrée du plaisir de déli-
vrer ce qu'elle adore ! Ses amertumes, ses combats, son succès,
partageaient toutes ses réflexions. Ce n'était plus cette fille simple
dont une éducation provinciale avait rétréci les idées. L'amour
et le malheur l'avaient formée. Le sentiment avait fait autant de
progrès en elle que la raison en avait fait dans l'esprit de son
292 L'INGÉNU.
amant infortuné. Les filles apprennent à sentir plus aisément
que les hommes n'apprennent à penser. Son aventure était plus
instructive que quatre ans de couvent.
Son habit était d'une simplicité extrême. Elle voyait avec
horreur les ajustements sous lesquels elle avait paru devant son
funeste bienfaiteur; elle avait laissé ses boucles de diamants à sa
compagne sans même les regarder. Confuse et charmée, idolâtre
de l'Ingénu, et se haïssant elle-même, elle arrive enfin à la porte
de
...cet affreux château, palais de la vengeance,
(lui renferme souvent le crime et l'innocence '.
Quand il fallut descendre du carrosse, les forces lui manquè-
rent; on l'aida ; elle entra, le cœur palpitant, les yeux humides,
le front consterné. On la présente au gouverneur; elle veut lui
parler, sa voix expire; elle montre son ordre en articulant à
peine quelques paroles. Le gouverneur aimait son prisonnier; il
fut très-aise de sa délivrance. Son cœur n'était pas endurci
comme celui de quelques honorables geôliers ses confrères, qui,
ne pensant qu'à la rétribution attachée à la garde de leurs cap-
tifs, fondant leurs revenus sur leurs victimes, et vivant du
malheur d'autrui, se faisaient en secret une joie affreuse des
larmes des infortunés.
11 fait venir le prisonnier dans son appartement. Les deux
amants se voient, et tous deux s'évanouissent. La belle Saint-Yves
resta longtemps sans mouvement et sans vie : l'autre rappela
bientôt son courage. <( C'est apparemment lu madame votre femme,
lui dit le gouverneur; vous ne m'aviez point dit que vous fussiez
marié. On me mande que c'est à ses soins généreux que vous
devez votre délivrance. — Ah! je ne suis pas digne d'être sa
femme, » dit la Tjelle Saint-Yves d'une voix tremblante; et elle
retomba encore en faiblesse.
Quand elle eut repris ses sens, elle présenta, toujours trem-
blante, le brevet de la gratification, et la promesse par écrit d'une
compagnie. L'ingénu, aussi étonné qu'attendri, s'éveillait d'un
songe pour retomber dans un autre. « Pourquoi ai-je été renfermé
ici? comment avez-vous pu m'en tirer? où sont les monstres qui
m'y ont plongé? Vous êtes une divinité qui descendez du ciel à
mon secours. »
La belle Saint-Yves baissait la vue, regardait son amant, rou-
1. IJcnriadc, cliaiit IV, vers i.JO-57.
CHAPITRE XVIII. 293
gissait, et détournait, le moment d'après, ses yeux mouillés de
pleurs. Elle lui apprit enfin tout ce qu'elle savait, et tout ce
qu'elle avait éprouvé, excepté ce qu'elle aurait voulu se cacher
pour jamais, et ce qu'un autre que l'Ingénu, plus accoutumé au
monde et plus instruit des usages de la cour, aurait deviné faci-
lement.
(( Est-il possible qu'un misérable comme ce bailli ait eu le
pouvoir de me ravir ma liberté ? Ah! je vois bien qu'il en est des
hommes comme des plus vils animaux; tous peuvent nuire. Mais
est-il possible qu'un moine, un jésuite confesseur du roi, ait
contribué à mon infortune autant que ce bailli, sans que je
puisse imaginer sous quel prétexte ce détestable fripon m'a per-
sécuté? M'a-t-il fait passer pour un janséniste? Enfin, comment
vous êtes-vous souvenue de moi? je ne le méritais pas, je n'étais
alors qu'un sauvage. Quoi! vous avez pu, sans conseil, sans
secours, entreprendre le voyage de Versailles! Vous y avez paru,
et on a brisé mes fers ! Il est donc dans la beauté et dans la vertu
un charme invincible qui fait tomber les portes de fer, et qui
amollit les cœurs de bronze ! »
A ce mot de vertu, des sanglots échappèrent à la belle Saint-
Yves. Elle ne savait pas combien elle était vertueuse dans le
crime qu'elle se reprochait.
Son amant continua ainsi : « Ange, qui avez rompu mes liens,
si vous avez eu (ce queje ne comprends pas encore) assez de cré-
dit pour me faire rendre justice, faites-la donc rendre aussi à un
vieillard qui m'a le premier appris à penser, comme vous m'avez
appris à aimer, La calamité nous a unis; je l'aime comme un
père, je ne peux vivre ni sans vous ni sans lui.
— Moi! queje sollicite le même homme qui,...
— Oui, je veux tout vous devoir, et je ne veux devoir jamais
rien qu'à vous : écrivez à cet homme puissant, comblez -moi
de vos bienfaits, achevez ce que vous avez commencé, achevez
vos prodiges. » Elle sentait qu'elle devait faire tout ce que son
amant exigeait: elle voulut écrire, sa main ne pouvait obéir. Elle
recommença trois fois sa lettre, la déchira trois fois ; elle écrivit
enfin, et les deux amants sortirent après avoir embrassé le vieux
martyr de la grâce efficace.
L'heureuse et désolée Saint-Yves savait dans quelle maison
logeait son frère; elle y alla ; son amant prit un appartement
dans la même maison.
A peine y furent-ils arrivés que son protecteur lui envoya
l'ordre de l'élargissement du bonhomme Gordon, et lui demanda
294 U INGÉNU.
un rendez-vous pour ie lendemain. Ainsi, à chaque action hon-
nête et généreuse qu'elle faisait, son déshonneur en était le prix.
Elle regardait avec exécration cet usage de vendre le malheur et
le bonheur des hommes. Elle donna l'ordre de l'élargissement à
son amant, et refusa ie rendez-vous d'un bienfaiteur qu'elle ne
pouvait plus voir sans expirer de douleur et de honte. L'Ingénu
ne pouvait se séparer d'elle que pour aller délivrer un ami : il y
vola. Il remplit ce devoir en réfléchissant sur les étranges événe-
ments de ce monde, et en admirant la vertu courageuse d'une
jeune fille à qui deux infortunés devaient plus que la vie.
CHAPITRE XIX.
l'ingénu, la celle SAINT-YVES, ET LEURS PARENTS, SONT RASSEMBLÉS.
La généreuse et respectable infidèle était avec son frère l'abbé
de Saint-Yves, le bon prieur de la Montagne, et la dame de Ker-
kabon. Tous étaient également étonnés ; mais leur situation et
leurs sentiments étaient bien difi"érents. L'abbé de Saint-Yves
pleurait ses torts aux pieds de sa sœur, qui lui pardonnait. Le
prieur et sa tendre sœur pleuraient aussi, mais de joie; le vilain
bailli et son insupportable fils ne troublaient point cette scène
touchante. Ils étaient partis au premier bruit de l'élargissement
de leur ennemi; ils couraient ensevelir dans leur province leur
sottise et leur crainte.
Les quatre personnages, agités de cent mouvements divers,
attendaient que le jeune homme revint avec l'ami qu'il devait
délivrer. L'abJjé de Saint-Yves n'osait lever les yeux devant sa
sœur ; la bonne Kerkabon disait : « Je reverrai donc mon cher
neveu! — Vous le reverrez, dit la charmante Saint-Y^^es, mais ce
n'est plus le même homme; son maintien, son ton, ses idées, son
esprit, tout est changé. Il est devenu aussi respectable quil était
naïf et étranger ù tout. Il sera l'honneur et la consolation de
votre famille ; que ne puis-je être aussi le bonheur delà mienne!
— Vous n'êtes point non plus la même, dit le prieur; que vous
est-il donc arrivé qui ait fait en vous un si grand changement?»
Au milieu de cette conversation l'Ingénu arrive, tenant par la
main son janséniste. La scène alors devint plus neuve et plus
intéressante. Elle commença par les tendres embrassements de
l'oncle et de la tante. L'abbé de Saint-Yves se mettait presque aux
genoux de l'ingénu, qui n'était plus l'ingénu. Les deux amants
CHAI'ITIU- XIX. 295
se parlaient par des regards qui exprimaient tons les sentiments
dont ils étaient pénétrés. On voyait éclater la satisfaction, la re-
connaissance, sur le front de l'un ; l'embarras était peint dans les
yeux tendres et un peu égarés de l'autre. On était étonné qu'elle
mêlât de la douleur à tant de joie.
Le vieux Gordon devint en peu de moments cher à toute la
famille. Il avait été malheureux avec le jeune prisonnier, et c'é-
tait un grand titre. Il devait sa délivrance aux deux amants, cela
seul le réconciliait avec l'amour; l'àpreté de ses anciennes opi-
nions sortait de son cœur : il était changé en homme, ainsi que
le Huron. Chacun raconta ses aventures avant le souper. Les
deux abbés, la tante, écoutaient comme des enfants qui entendent
des histoires de revenants, et comme des hommes qui s'intéres-
saient tous à tant de désastres. « Hélas! dit Gordon, il y a peut-
être plus de cinq cents personnes vertueuses qui sont à présent
dans les mêmes fers que M''« de Saint-Yves a brisés : leurs mal-
heurs sont inconnus. On trouve assez de mains qui frappent sur
la foule des malheureux, et rarement une secourable. » Cette ré-
flexion si vraie augmentait sa sensibilité et sa reconnaissance :
tout redoublait le triomphe de la belle Saint- Yves : on admirait
la grandeur et la fermeté de son âme. L'admiration était mêlée
de ce respect qu'on sent malgré soi pour une personne qu'on
croit avoir du crédit à la cour. Mais l'abbé de Saint-Yves disait
quelquefois : « Comment ma sœur a-t-elle pu faire pour obtenir
sitôt ce crédit? »
On allait se mettre à table de très-bonne heure : voilà que la
bonne amie de Versailles arrive, sans rien savoir de tout ce qui
s'était passé ; elle était en carrosse à six chevaux, et on voit bien
à qui appartient l'équipage. Elle entre avec l'air imposant d'une
personne de cour qui a de grandes affaires, salue très-légèrement
la compagnie, et tirant la belle Saint-Yves à l'écart : « Pourquoi
vous faire tant attendre? Suivez-moi; voilà vos diamants que vous
aviez oubliés. » Elle ne put dire ces paroles si bas que l'Ingénu
ne les entendît : il vit les diamants ; le frère fut interdit ; l'oncle
et la tante n'éprouvèrent qu'une surprise de bonnes gens qui n'a-
vaient jamais vu une telle magnificence. Le jeune homme, qui
s'était formé par un an de réflexions, en fit malgré lui, et parut
troublé un moment. Son amante s'en aperçut; une pâleur mor-
telle se répandit sur son beau visage, un frisson la saisit, elle se
soutenait à peine. « Ah! madame, dit-elle à la fatale amie, vous
m'avez perdue! vous me donnez la mort! » Ces paroles percèrent
le cœur de l'Ingénu ; mais il avait déjà appris à se posséder ; il ne
296 L'INGÉNU.
les releva point, de peur d'inquiéter sa maîtresse devant son frère;
mais il pâlit comme elle.
Saint-Yves, éperdue de l'altération qu'elle apercevait sur le
visage de son amant, entraîne cette femme hors de la chambre
dans un petit passage, jette les diamants à terre devant elle.
« Ah ! ce ne sont pas eux qui m'ont séduite, vous le savez ; mais
celui qui les a donnés ne me reverra jamais. » L'amie les ramas-
sait, et Saint-Yves ajoutait : « Qu'il les reprenne ou qu'il vous les
donne; allez, ne me rendez plus honteuse de moi-même. » L'am-
hassadrice enfin s'en retourna, ne pouvant comprendre les re-
mords dont elle était témoin.
La helle Saint-Yves, oppressée, éprouvant dans son corps une
révolution qui la suffoquait, fut obligée de se mettre au lit; mais
pour n'alarmer personne elle ne parla point de ce qu'elle souf-
frait, et, ne prétextant que sa lassitude, elle demanda la permis-
sion de prendre du repos ; mais ce fut après avoir rassuré la
compagnie par des paroles consolantes et flatteuses, et jeté sur
son amant des regards qui portaient le feu dans son âme.
Le souper, qu'elle n'animait pas, fut triste dans le commence-
ment, mais de cette tristesse intéressante qui fournit de ces con-
versations attachantes et utiles, si supérieures à la frivole joie
qu'on recherche, et qui n'est d'ordinaire qu'un bruit importun.
Gordon iit en peu de mots l'histoire et du jansénisme et du
molinisme, et des persécutions dont un parti accablait l'autre, et
de l'opiniâtreté de tous les deux. L'Ingénu en fit la critique, et
plaignit les hommes qui, non contents de tant de discordes que
leurs intérêts allument, se font de nouveaux maux pour des
intérêts chimériques, et pour des absurdités inintelligibles. Gordon
racontait, l'autre jugeait; les convives écoutaient avec émotion,
et s'éclairaient d'une lumière nouvelle. On parla de la longueur
de nos infortunes et de la brièveté de la vie. On remarqua que
chaque profession a un vice et un danger qui lui sont attachés,
et que, depuis le prince jusqu'au dernier des mendiants, tout
semble accuser la nature. Comment se trouvc-t-il tant d'hommes
qui, pour si peu d'argent, se font les persécuteurs, les satellites,
les bourreaux des autres hommes ? Avec f|ucllo indilTérence inliu-
maine un homme en place signe la destruction d'une famille, et
avec quelle joie plus barbare des mercenaires l'exécutent!
(( J'ai vu dans ma jeunesse, dit le bonhomme Gordon, un
parent du niarécbal de Marillac, qui, étant poursuivi dans sa
province pour la cause de cet illustre malbeureux, se cachait
dans Paris sous un nom supposé. C'était un vieillard de soixante
CHAPITRE XIX. 297
et douze ans. Sa femme, qui l'accompagnait, 6tait k peu près de
son âge. Ils avaient eu un fils libertin qui, à lïige de quatorze
ans, s'était enfui de la maison paternelle : devenu soldat, puis
déserteur, il avait passé par tous les degrés de la débauche et de
la misère; enfin, ayant pris un nom de terre, il était dans les
gardes du cardinal de Richelieu (car ce prêtre, ainsi que le
Mazarin, avait des gardes); il avait obtenu un bâton d'exempt
dans cette compagnie de satellites. Cet aventurier fut chargé
d'arrêter le vieillard et son épouse, et s'en acquitta avec toute la
dureté d'un homme qui voulait plaire à son maître. Comme il
les conduisait, il entendit ces deux victimes déplorer la longue
suite des malheurs qu'elles avaient éprouvés depuis leur ber-
ceau. Le père et la mère comptaient parmi leurs plus grandes
infortunes les égarements et la perte de leur fils. Il les reconnut;
il ne les conduisit pas moins en prison, en les assurant que Son
Éminence devait être servie de préférence à tout. Son Éminence
récompensa son zèle.
(( J'ai vu un espion du P. de La Chaise trahir son propre
frère, dans l'espérance d'un petit bénéfice qu'il n'eut point ; et je
l'ai vu mourir, non de remords, mais de douleur d'avoir été
trompé par le jésuite.
« L'emploi de confesseur, que j'ai longtemps exercé, m'a fait
connaître l'intérieur des familles; je n'en ai guère vu qui ne
fussent plongées dans l'amertume, tandis qu'au dehors, couvertes
du masque du bonheur, elles paraissaient nager dans la joie; et
j'ai toujours remarqué que les grands chagrins étaient le fruit de
notre cupidité effrénée,
— Pour moi, dit l'Ingénu, je pense qu'une âme noble, recon-
naissante et sensible, peut vivre heureuse; et je compte bien
jouir d'une félicité sans mélange avec la belle et généreuse Saint-
Yves : car je me flatte, ajouta-t-il, en s'adressant à son frère avec le
sourire de l'amitié, que vous ne me refuserez pas, comme l'année
passée, et que je m'y prendrai d'une manière plus décente. »
L'abbé se confondit en excuses du passé et en protestations
d'un attachement éternel.
L'oncle Kerkabon dit que ce serait le plus beau jour de sa vie.
La bonne tante, en s'extasiant et en pleurant de joie, s'écriait :
« Je vous l'avais bien dit que vous ne seriez jamais sous-diacre!
ce sacrement-ci vaut mieux que l'autre : plût à Dieu que j'en
eusse été honorée! mais je vous servirai de mère, » Alors ce fut à
qui renchérirait sur les louanges de la tendre Saint-Yves.
Son amant avait le cœur trop plein de ce qu'elle avait fait
298 L'INGENU.
pour lui, il Paimait trop pour que l'aventure des diamants eût
fait sur son cœur une impression dominante. Mais ces mots qu'il
avait trop entendus, vous me donne' la mort, l'eflrayaient encore
en secret, et corrompaient toute sa joie, tandis que les éloges de
sa belle maîtresse augmentaient encore son amour. Enfin on
n'était plus occupé que d'elle; on ne parlait que du bonheur que
ces deux amants méritaient; on s'arrangeait pour vivre tous
ensemble dans Paris; on faisait des projets de fortune et d'agran-
dissement ; on se livrait à toutes ces espérances que la moindre
lueur de félicité fait naître si aisément. Mais l'Ingénu, dans le
fond de son cœur, éprouvait un sentiment secret qui repoussait
cette illusion. Il relisait ces promesses signées Saint-Pouange, et
les brevets signés Louvois ; on lui dépeignit ces deux hommes
tels qu'ils étaient, ou qu'on les croyait être. Chacun parla des
ministres et du ministère avec cette liberté de table, regardée en
France comme la plus précieuse liberté qu'on puisse goûter sur
la terre,
« Si j'étais roi de France, dit l'Ingénu, voici le ministre de la
guerre que je choisirais : je voudrais un homme de la plus haute
naissance, par la raison qu'il donne des ordres à la noblesse.
J'exigerais qu'il eût été lui-même officier, qu'il eût passé par tous les
grades, qu'il fût au moins lieutenant-général des armées, et digne
d'être maréchal de France : car n'est-il pas nécessaire qu'il ait
servi lui-même, pour mieux connaître les détails du service? et
les officiers n'obéiront-ils pas avec cent fois plus d'allégresse à un
homme de guerre, qui aura comme eux signalé son courage,
qu'à un homme de cabinet qui ne peut que deviner tout au plus
les opérations d'une campagne, quelque esprit qu'il puisse avoir?
Je ne serais pas fâché que mon ministre fût généreux, quoique
mon garde du trésor royal en fût quelquefois un peu embarrassé.
J'aimerais qu'il eût un travail facile, et que même il se distinguât
par cette gaieté d'esprit, partage d'un homme supérieur aux affaires
qui plaît tant à la nation, et qui rend tous les devoirs moins
pénibles. Il désirait que ce ministre eût ce caractère, parce qu'il
avait toujours remarqué que cette belle humeur est incompatible
avec la cruauté. »
Mons de Louvois n'aurait peut-être pas été satisfait des souhaits
de l'Ingénu ; il avait une autre sorte de mérite.
Mais pendant qu'on était â tal)le, la maladie de cette fille mal-
lieureuse prenait un caractère funeste ; son sang s'était allumé,
une fièvre dévorante s'était déclarée, elle souffrait, et ne se plai-
gnait point, attentive â ne as troubler la joie des convives.
CHAPITRE XX. 299
Son frère, sachant qu'elle ne dormait pas, alla au chevet de
son lit ; il fut surpris de l'état où clic (Mait. Tout le mond accou-
rut ; ramant se présentait à la suite du frère. 11 était, sans doute,
le plus alarmé et le plus attendri de tous ; mais il avait appris à
joindre la discrétion à tous les dons heureux que la nature lui
avait prodigués, et le sentiment prompt des bienséances com-
mençait à dominer dans lui.
On fit venir aussitôt un médecin du voisinage. C'était un de
ceux qui visitent leurs malades en courant, qui confondent la
maladie qu'ils viennent de voir avec celle qu'ils voient, qui mettent
une pratique aveugle dans une science à laquelle toute la matu-
rité d'un discernement sain et réfléchi nepeutùterson incertitude
et ses dangers. Il redoubla le mal par sa précipitation à prescrire
un remède alors à la mode. De la mode jusque dans la médecine!
Cette manie était trop commune dans Paris.
La triste Saint-Yves contribuait encore plus que son médecin
à rendre sa maladie dangereuse. Son àme tuait son corps. La
foule des pensées qui l'agitaient portait dans ses veines un poison
plus dangereux que celui de la fièvre la plus brûlante.
CHAPITRE XX.
LA BELLE SAINT-YVES MEURT, ET CE OlI EN ARRIVE.
On appela un autre médecin : celui-ci, au lieu d'aider la nature
et de la laisser agir dans une jeune personne dans qui tous les
organes rappelaient la vie, ne fut occupé que de contrecarrer son
confrère. La maladie devint mortelle en deux jours. Le cerveau,
qu'on croit le siège de rentendement, fût attaqué aussi violem-
ment que le cœur, qui est, dit-on, le siège des passions.
Quelle mécanique incompréhensible a soumis les organes au
sentiment et à la pensée? Comment une seule idée douloureuse
dérange-t-elle le cours du sang? Et comment le sang à son tour
porte-t-il ses irrégularités dans l'entendement humain ? Quel est
ce fluide inconnu et dont l'existence est certaine, qui, plus prompt,
plus actif que la lumière, vole, en moins d'un clin d'œil, dans
tous les canaux de la vie, produit les sensations, la mémoire, la
tristesse ou la joie, la raison ou le vertige, rappelle avec horreur
ce qu'on voudrait oublier, et fait d'un animal pensant ou un objet
d'admiration, ou un sujet de pitié et de larmes?
C'était là ce que disait le bon Gordon ; et cette réflexion si
300 L'INGÉNU.
naturelle, que rarement font les hommes, ne dérobait rien à son
attendrissement ; car il n'était pas de ces malheureux philosophes
qui s'efforcent d'être insensibles. Il était touché du sort de cette
jeune fille, comme un père qui voit mourir lentement son enfant
chéri. L'abbé de Saint-Yves était désespéré, le prieur et sa sœur
répandaient des ruisseaux de larmes. Mais qui pourrait peindre
l'état de son amant? Nulle langue n'a des expressions qui répondent
à ce comble de douleurs ; les langues sont trop imparfaites.
La tante, presque sans vie, tenait la tête de la mourante dans
ses faibles bras ; son frère était à genoux au pied du lit; son
amant pressait sa main, qu'il baignait de pleurs, et éclatait en
sanglots : il la nommait sa bienfaitrice, son espérance, sa vie, la
moitié de lui-môme, sa maîtresse, son épouse. A ce mot d'épouse
elle soupira, le regarda avec une tendresse inexprima])le, et sou-
dain jeta un cri d'horreur ; puis, dans un de ces intervalles où
l'accablement, et l'oppression des sens, et les souffrances suspen-
dues, laissent à l'àme sa liberté et sa force, elle s'écria : « Moi,
votre épouse ! ah ! cher amant, ce nom, ce bonheur, ce prix,
n'étaient plus faits pour moi ; je meurs, et je le mérite. 0 dieu de
mon cœur ! ô vous que j'ai sacrifié à des démons infernaux, c'en
est fait, je suis punie, vivez heureux. » Ces paroles tendres et ter-
ribles ne pouvaient être comprises ; mais elles portaient dans tous
les cœurs l'efl'roi et l'attendrissement ; elle eut le courage de
s'expliquer. Chaque mot fit frémir d'étonnement, de douleur et de
pitié, tous les assistants. Tous se réunissaient à détester l'homme
puissant qui n'avait réparé une horrible injustice que par un
crime, et qui avait forcé la plus respectable innocence à être sa
comphce,
(i Qui? vous coupable! lui dit son amant; non, vous ne l'êtes
pas ; le crime ne peut être que dans le cœur, le vôtre est à la vertu
et à moi, »
Il confirmait ce sentiment par des paroles qui semblaient
ramener à la vie la belle Saint-Yves. Elle se sentit consolée, e1
s'étonnait d'être aimée encore. Le vieux Cordon l'aurait condam-
née dans le temps qu'il n'était que janséniste ; mais, étant de-
venu sage, il l'estimait, et il pleurait.
Au milieu de tant de larmes et de craintes, pendant que le
danger de cette fille si chère remplissait tous les cœurs, que tout
était consterné, on annonce un courrier de la cour. Un courrier!
et de qui? cl [)Ourquoi? C'était de la part du confesseur du roi
pour le prieur de la Montagne; ce n'était pas le P. de La Chaise
qui écrivait, c'était le frère Vadblcd, sou valet de chambre, homme
cil Al' HUE XX. 301
très-important dans ce temps-là, lui qui mandait aux archevêques
les volontés du révérend père, lui qui donnait audience, lui qui
promettait des bénéfices, lui qui faisait quelquefois expédier des
lettres de cachet. Il écrivait à l'abbé de la Montagne que « Sa
Révérence était informée des aventures de son neveu, que sa
prison n'était qu'une méprise, que ces petites disgnices arrivaient
fréquemment, qu'il ne fallait pas y faire attention, qu'enfin il
convenait que lui prieur vînt lui présenter son neveu le lende-
main, qu'il devait amener avec lui le bonhomme Gordon, que
lui frère Vadbled les introduirait chez Sa Révérence et chez mons
de Louvois, lequel leur dirait un mot dans son antichambre »,
Il ajoutait que l'histoire de Tlngénu et son combat contre les
Anglais avaient été contés au roi, que sûrement le roi daignerait
le remarquer quand il passerait dans la galerie, et peut-être même
lui ferait un signe de tête. La lettre finissait par l'espérance dont
on le flattait, que toutes les dames de la cour s'empresseraient de
faire venir son neveu à leur toilette, que plusieurs d'entre elles
lui diraient: u Bonjour, monsieur l'Ingénu ;> ; et qu'assurément
il serait question de lui au souper du roi. La lettre était signée :
« Votre affectionné Vadbled, frère jésuite. »
Le prieur ayant lu la lettre tout haut, son neveu furieux, et
commandant un moment à sa colère, ne dit rien au porteur ;
mais se tournant vers le compagnon de ses infortunes, il lui de-
manda ce qu'il pensait de ce style. Gordon lui répondit : « C'est
donc ainsi qu'on traite les hommes comme des singes I Ouïes bat
et on les fait danser. » L'Ingénu, reprenant son caractère, qui
revient toujours dans les grands mouvements de l'âme, déchira
la lettre par morceaux, et les jeta au nez du courrier : « Voilà ma
réponse. » Son oncle, épouvanté, crut voir le tonnerre et vingt
lettres de cachet tomber sur lui. Il alla vite écrire et excuser,
comme il put, ce qu'il prenait pour l'emportement d'un jeune
homme, et qui était la saillie d'une grande âme.
Mais des soins plus douloureux s'emparaient de tous les cœurs.
La belle et infortunée Saint-Vves sentait déjà sa fin approcher;
elle était dans le calme, mais dans ce calme affreux de la nature
affaissée qui n'a plus la force de combattre. « 0 mon cher amant !
dit-elle d'une voix tombante, la mort me punit de ma faiblesse ;
mais j'expire avec la consolation de vous savoir libre. Je vous ai
adoré en vous trahissant, et je vous adore en vous disant un éternel
adieu. »
Elle ne se parait pas d'une vaine fermeté ; elle ne concevait
pas cette misérable gloire de faire dire à quelques voisins ; Elle
302 L'INGENU.
est morte avec courage. Qui peut perdre à vingt ans son amant,
sa vie, et ce qu'on appelle Vhonncur, sans regrets et sans déchire-
ments? Elle sentait toute l'horreur de son état, et le faisait sentir
par ces mots et par ces regards mourants qui parlent avec tant
d'empire. Enfm elle pleurait comme les autres dans les moments
où elle eut la force de pleurer.
Que d'autres cherchent à louer les morts fastueuses de ceux
qui entrent dans la destruction avec insensibilité : c'est le sort de
tous les animaux. Nous ne mourons comme eux avec indifférence
que quand l'âge ou la maladie nous rend semblables à eux par
la stupidité de nos organes. Quiconque fait une grande perte a
de grands regrets ; s'il les étoulfe, c'est qu'il porte la vanité jusque
dans les bras de la mort.
Lorsque le moment fatal fut arrivé, tous les assistants jetèrent
des larmes et des cris, L'Ingénu perdit l'usage de ses sens. Les
âmes fortes ont des sentiments bien plus violents que les autres
quand elles sont tendres. Le bon Gordon le connaissait assez pour
craindre qu'étant revenu à lui il ne se donnât la mort. On écarta
toutes les armes; le malheureux jeune homme s'en aperçut; il dit
à ses parents et à Gordon, sans pleurer, sans gémir, sans s'émou-
voir : « Pensez-vous donc qu'il y ait quelqu'un sur la terre qui
ait le droit et le pouvoir de m'empêchor de finir ma vie ? » Gordon
se garda bien de lui étaler ces lieux communs fastidieux par les-
quels on essaye de prouver qu'il n'est pas permis d'user de sa
liberté pour cesser d'être quand on est horriblement mal, qu'il
ne faut pas sortir de sa maison quand on ne peut plus y demeu-
rer, que l'homme est sur la terre comme un soldat à son poste :
comme s'il importait à l'Être des êtres que l'assemblage de quel-
ques parties de matière fût dans un lieu ou dans un autre ; raisons
impuissantes qu'un désespoir ferme et réfléchi dédaigne d'écouter,
et auxquelles Caton ne répondit que par un coup de poignard.
Le morne et terrible silence de l'Jngénu, ses yeux sombres,
ses lèvres tremblantes, les frémissements de son corps, portaient
dans l'âme de tous ceux qui le regardaient ce mélange de com-
passion et d'effroi qui enchaîne toutes les puissances de l'âme,
qui exclut tout discours, et qui ne se manifeste que par des mots
entrecoupés, L'hôlesse et sa famille étaient accourues ; on trem-
blait de son désespoir, on le gardait à vue, on observait tous ses
mouvements. Déjà le corps glacé de la belle Saint-Vves avait
été porté dans une salle basse, loin des yeux de son amant, qui
semblait la chercher encore, quoiqu'il ne filt plus eu état de rien
voir.
CIIAITIUE XX. 303
Au milieu de ce spectacle de la mort, taudis que le corps est
exposé à la porte de la maison, que deux prêtres à côté d'un
bénitier récitent des prières d'un air distrait, que des passants
jettent quelques gouttes d'eau bénite sur la bière par oisiveté,
que d'autres poursuivent leur chemin avec indifférence, que les
parents pleurent, et qu'un amant est prêt de s'arracher la vie, le
Saint-Pouange arrive avec l'amie de Versailles.
Son goût passager, n'ayant été satisfait qu'une fois, était
devenu de l'amour. Le refus de ses bienfaits l'avait piqué. Le
P. de La Chaise n'aurait jamais pensé à venir dans cette maison ;
mais Saint-Pouange ayant tous les jours devant les yeux l'image
de la belle Saint-Yves, brûlant d'assouvir une passion qui par
une seule jouissance avait enfoncé dans son cœur l'aiguillon des
désirs, ne balança pas à venir lui-même chercher celle qu'il
n'aurait pas peut-être voulu revoir trois fois si elle était venue
d'elle-même.
Il descend de carrosse: le premier objet qui se présente à lui
est une bière : il détourne les yeux avec ce simple dégoût d'un
homme nourri dans les plaisirs, qui pense qu'on doit lui épar-
gner tout spectacle qui pourrait le ramener à la contemplation
de la misère humaine. Il veut monter. La femme de Versailles
demande par curiosité qui on va enterrer : on prononce le nom
de -M"'- de Saint- Yves. A ce nom, elle pâlit et pousse ^ un cri
affreux: Saint-Pouange se retourne; la surprise et la douleur
remplissent son âme. Le bon Gordon était là, les yeux remplis de
larmes. Il interrompt ses tristes prières pour apprendre à
l'homme de cour toute cette horrible catastrophe. Il lui parle
avec cet empire que donnent la douleur et la vertu, Saint-
Pouange n'était point né méchant ; le torrent des affaires et des
amusements avait emporté son âme, qui ne se connaissait pas
encore. Il ne touchait point à la vieillesse, qui endurcit d'ordi-
naire le cœur des ministres ; il écoutait Gordon, les yeux baissés,
et il en essuyait quelques pleurs qu'il était étonné de répandre :
il connut le repentir,
« Je veux voir absolument, dit-il cet homme extraordinaire
dont vous m'avez parlé: il m'attendrit presque autant que cette
innocente victime dont j'ai causé la mort. » Gordon le suit jusqu'à la
chambre où le prieur, la kerkabon, l'abbé de Saint-Yves, et quel-
1. Toutes les éditions, depuis 1767 jusques et compris les éditions de Kehl.
et quelques-unes de celles qui les ont suivies, portent poussa. C'est un erratum
manuscrit de feu Decroix, qui a proposé de mettre i)ousse. (B.)
304 L'IiNGÈNU.
ques voisins, rappelaient à la vie le jeune homme retombé en
défaillance.
« J'ai fait votre malheur, lui dit le sous-ministre; j'emploierai
ma vie à le réparer. » La première idée qui vint à l'Ingénu fut
de le tuer, et de se tuer lui-même après. Rien n'était plus à sa
place ; mais il était sans armes et veillé de près. Saint-Pouange
ne se rebuta point des refus accompagnés du reproche, du
mépris, et de l'horreur qu'il avait mérités, et qu'on lui prodigua.
Le temps adoucit tout. Mons de Louvois vint enfin à bout dé
faire un excellent officier de l'Ingénu, qui a paru sous un autre
nom à Paris et dans les armées, avec l'approbation de tous les
honnêtes gens, et qui a été à la fois un guerrier et un philo-
sophe intrépide.
Il ne parlait jamais de cette aventure sans gémir; et cepen-
dant sa consolation était d'en parler. Il chérit la mémoire-de la
tendre Saint-Yves jusqu'au dernier moment de sa vie. L'abbé de
Saint-Yves et le prieur eurent chacun, un bon bénéfice; la
bonne Kerkabon aima mieux voir son neveu dans les honneurs
militaires que dans le sous-diaconat, La dévote de Versailles
garda les boucles de diamants, et reçut encore un beau présent.
Le P. Tout-à-tous eut des boîtes de chocolat, de café, de sucre
candi, de citrons confits, avec les Mcdilations durécèrend P. Croiset,
et la Fleur des saints \ reliées en maroquin. Le bon Gordon vécut
avec l'Ingénu jusqu'à sa mort dans la plus intime amitié; il eut
un bénéfice aussi, et oublia pour jamais la grâce efficace et le
concours concomitant. Il prit pour sa devise : Malheur est bon à
quelque chose. Combien d'honnêtes gens dans le monde ont pu
dire : Malheur n'est bon a rien!
1. Du jésuite Ribadeneira. Voyez, tome X, une note du Russe à Paris et une
du MurseiUuis et le Lion, et tome XVIII, page i91.
FIN DE L'INGKNU.
LHOMME
AUX QUARANTE ECUS
, (1768)
AVERTISSEMENT
DES ÉDITEURS DE LÉDITIO.X DE KEHL.
Après la pais de 1748, les esprits parurent se porter, en France, vers
l'agriculture et l'économie politique, et on publia beaucoup d'ouvrages sur
ces deux objets. M. de Voltaire vit avec peine que, sur des matières qui
touchaient de si près au bonheur des hommes, l'esprit de système vînt se
mêler aux observations et aux discussions utiles. C'est dans un moment
d'humeur contre ces systèmes qu'il s'amusa à faire ce roman. On venait de
proposer des moyens de s'enrichir par l'agriculture, dont les uns deman-
daient des avances supérieures aux moyens des cultivateurs les plus riches,
tandis que les autres offraient des profits chimériques. On avait emplové
dans un grand nombre d'ouvrages des expressions bizarres, comme celle de
despotisme légaV , pour exprimer le gouvernement d'un souverain absolu
qui conformerait toutes ses volontés aux principes démontrés de l'économie
politique; comme celle qui faisait la puissance législative copropriétaire
de toutes les possessions -^ pour dire que chaque homme, étant intéressé
aux lois qui lui assurent la libre jouissance de sa propriété, devait payer
proportionnellement sur son revenu pour les dépenses que nécessite le
maintien de ces lois et de la sûreté publique.
Ces expressions nuisirent à des vérités d'ailleurs utiles. Ceux qui ont dit
les premiers que les principes de l'administration des États étaient dictés
par la raison et par la nature ; qu'ils devaient être les mêmes dans les monar-
chies et dans les républiques; que c'était du rétablissement de ces principes
1. Expression du marquis de "Mirabeau.
2. Expression de Lemeicier de La Rivière.
21. — Romans. 20
;j06 L'H03IME aux QUARANTE ECUS.
que dépendaient la vraie richesse, la force, le bonheur des nations, el même
la jouissance des droits des hommes les plus importants ; que le droit de
propriété pris dans toute son étendue, celui de faire de son industrie, de ses
denrées, uu usage absolument libre, étaient des droits aussi naturels, et sur-
tout bien plus importants, pour les quatre-vingt-dix-neuf centièmes des
hommes, que celui de faire partie pour un dix-millionième de la puissance
législative ; ceux qui ont ajouté que la conservation de la sûreté, de la
liberté personnelle, est moins liée qu'on ne croit avec la liberté de la consti-
tution ; que, sur tous ces points, les lois qui sont conformes à la justice et
à la raison sont les meilleures en politique, et même les seules bonnes dans
toutes les formes de gouvernement; qu'enfin, tant que les lois ou l'admi-
nistration sont mauvaises, le gouvernement le plus à désirer est celui où l'on
peut espérer la réforme de ces lois la plus prompte et la plus entière : tous
ceux qui ont dit ces vérités ont été utiles aux hommes, en leur apprenant
que le bonheur était plus près d'eux qu'ils ne pensaient ; et que ce n'est
point en bouleversant le monde, mais en l'éclairant, qu'ils peuvent espérer
de trouver le bien-être et la liberté.
L'idée que la félicité humaine dépend d'une connaissance plus entière,
plus parfaite de la vérité, et par conséquent des progrès de la raison, est la
plus consolante qu'on puisse nous offrir: car les progrès de la raison sont
dans l'homme la seule chose qui n'ait point de bornes, et la connaissance de
la vérité, la seule qui puisse être éternelle.
L'impôt sur le produit des terres est le plus utile à celui qui lève l'impôt .
le moins onéreux à celui qui le paye, le seul juste parce qu"il est le seul
où chacun paye à mesure de ce qu'il possède, de l'intérêt qu'il a au main-
tien de la société.
Cette vérité a été encore établie par les mêmes écrivains, et c'est une
de celles qui ont sur le bonheur des hommes une influence plus puissante
et plus directe. Mais si des hommes, d'ailleurs éclairés et de bonne foi, ont
nié cette vérité, c'est en grande partie la faute de ceux qui ont cherché à la
prouver. Nous disons en partie, parce que nous connaissons peu de cir-
constances où la faute soit tout entière d'un seul côté. Si les partisans de
cette opinion l'avaient développée d'une manière plus analytique et avec
plus de clarté ; si ceux qui l'ont rejelée avaient voulu l'examiner avec plus
de soin, les opinions auraient été bien moins partagées; du moins les objec-
tions que les derniers ont faites semblent le prouver. Ils auraient senti que
les impôts annuels, de quelque manière qu'ils soient imposés, sont levés
sur le produit de la terre; qu'un impôt territorial no diffère d'un autre que ^
parce qu'il est levé avec moins de frais, no met aucune entrave dans le
commerce, no porte la mort dans aucune branche d'industrie, n'occasionne
aucune vexation, parce qu'il peut être distribué avec égalité sur les ditTé-
rentes productions, proportionnellement au produit net que chaque terre
rapporte à son propriétaire.
Nous avons combattu dans les notes quelques-unes des opinions de
M. de Voltaire, qui sont contraires à ce principe, parce qu'elles ont pour
objet des (|tiestions très-importantes au honheur pubhc, et que son ouvrage
L'HOMME AUX QUARANTE ECUS. 307
était destiné à étro lu par les hommes de tous les états dans l'Europe entière.
Nous avons cru qu'il était de notre devoir d'exposer la vérité, ou du moins
ce que nous croyons la vérité.
Un vieillard, qui toujours plaint le présent et vante le passé,
me disait : a Mon ami, la France n'est pas aussi riche qu'elle Ta
été sous Henri IV. Pourquoi? C'est que les terres ne sont pas si
bien cultivées; c'est que les hommes manquent à la terre, et que
le journalier ayant enchéri son ti^avail, plusieurs colons laissent
leurs héritages en friche.
— D'où vient cette disette de manœuvres?
— De ce que quiconque s'est senti un peu d'industrie a em-
brassé les métiers de brodeur, de ciseleur, d'horloger, d'ouvrier
en soie, de procureur, ou de théologien. C'est que la révocation
de l'édit de Nantes a laissé un très-grand vide dans le royaume;
que les religieuses et les mendiants se sont multipliés, et qu'enfin
chacun a fui, autant qu'il a pu, le travail pénible de la culture,
pour laquelle Dieu nous a fait naître, et que nous avons rendue
ignominieuse, tant nous sommes sensés!
u Une autre cause de notre pauvreté est dans nos besoins
nouveaux. Il faut payer à nos voisins quatre milHonsd'un article,
et cinq ou six d'un autre, pour mettre dans notre nez une poudre
puante venue de l'Amérique ; le café, le thé, le chocolat, la coche-
nille, l'indigo, les épiceries, nous coûtent plus de soixante mil-
lions par an. Tout cela était inconnu du temps de Henri IV, aux
épiceries près, dont la consommation était bien moins grande.
Nous brûlons cent fois plus de bougie, et nous tirons plus de la
moitié de notre cire de l'étranger, parce que nous négligeons les
ruches. Nous voyons cent fois plus de diamants aux oreilles, au cou,
aux mains de nos citoyennes de Paris et de nos grandes villes
qu'il n'y en avait chez toutes les dames de la cour de Henri IV,
en comptant la reine. Il a fallu payer presque toutes ces super-
fluités argent comptant.
« Observez surtout que nous payons plus de quinze millions
de rentes sur l'Hôtel de Ville aux étrangers, et que Henri IV, à
son avènement, en ayant trouvé pour deux millions en tout sur
cet hôtel imaginaire, en remboursa sagement une partie pour
déhvrer l'État de ce fardeau.
« Considérez que nos guerres civiles avaient fait verser en
France les trésors du Mexique, lorsque don Felipe el discreto vou-
308 L'HOMME AUX QUARANTE ECUS.
lait acheter la France, et que depuis ce temps-là les guerres
étrangères nous ont débarrassés de la moitié de notre argent.
« Voilà en partie les causes de notre pauvreté. Nous la cachons
sous des lambris vernis, et par Tarlifice des marchandes de
modes : nous sommes pauvres avec goût. Il y a des financiers,
des entrepreneurs, des négociants très- riches; leurs enfants, leurs
gendres, sont très-riches ; en général la nation ne l'est pas. »
Le raisonnement de ce vieillard, bon ou mauvais, fit sur moi
une impression profonde : car le curé de ma paroisse, qui a tou-
jours eu de l'amitié pour moi, m'a enseigné un peu de géométrie
et d'histoire, et je commence à réfléchir, ce qui est très-rare dans
ma province. Je ne sais s'il avait raison en tout; mais, étant fort
pauvre, je n'eus pas grand'peine à croire que j'avais beaucoup de
compagnons \
I. — DÉSASTRE DE L'HOMME AUX QUARANTE ECUS.
Je suis bien aise d'apprendre à l'univers ^ que j'ai une terre
qui me vaudrait net quarante écus de rente, n'était la taxe à
laquelle elle est imposée.
Il parut plusieurs édits de quelques personnes qui, se trou-
vant de loisir, gouvernent l'État au coin de leur feu ^. Le préambule
de ces édits était que la puissance législatrice et exécutrice est née de
1. M""^ de Maintenons qui en tout genre était une femme fort entendue, excepté
dans celui sur lequel elle consultait le trigaud et processif abbé Gobelin, son con-
fesseur; M™" de Maintenon, dis-je, dans une de ses lettres, fait le compte du
ménage de son frère et de sa femme, en 1680. Le mari et la femme avaient à
payer le loyer d'une maison agréable; leurs domestiques étaient au nombre de
dix ; ils avaient quatre chevaux et deux cochers, un bon dîner tous les jours.
M™* de Maintenon évalue le tout à neuf mille francs par an, et met trois mille
livres pour le jeu, les spectacles, les fantaisies, et les magnificences de monsieur
et de madame.
Il faudrait à présent environ quarante mille livres pour mener une telle vie
dans l'aris ; il n'en eût fallu que six mille du temps de Henri IV. Cet exemple
prouve assez que le vieux bonhomme ne ladote pas absolument. {A'ote de Vol-
taire.)
— La question doit se réduire à savoir si le produit réel des terres (les
frais de culture prélevés) a augmenté ou diminué depuis le temps de Henri IV,
ou depuis celui de Louis XIV; et il paraît que l'augmentation est incontestable.
La nation est donc réellement plus riche qu'elle ne l'était alors. ( K.) — Pour le
compte fait par M""^ de Maintenon, voyez tome XVIII, page 450.
2. Dans un Mémoire présenté au roi, en 1700, Lefranc de Pompignan avait
dit : « 11 faut que tout l'univers sache, etc. » Voyez dans les Mélanges, année 1700»
une des notes sur le premier des DiaUmues chrétiens.
3. L'Homme aux quarante écus s'imagine que ces édits ont paru, et que les
économistes sont au gouvernement. (G. A.)
LIIOM.ME AUX QUARANTE ECUS. 309
droit (Ucin copropriétaire de ma terre, et que je lui dois au moins
la moitié de ce que je mange. L'énormité de l'estomac de la puis-
sance législatrice et exécutrice me fit faire un grand signe de
croix. Que serait-ce si cette puissance, qui préside à Vordre essen-
tiel des sociétés, avait ma terre en entier! L'un est encore plus divin
que l'autre.
Monsieur le contrôleur général sait que je ne payais en tout que
douze livres; que c'était un fardeau très-pesant pour moi, et que
j'y aurais succombé si Dieu ne m'avait donné le génie de faire
des paniers d'osier, qui m'aidaient à supporter ma misère. Com-
ment donc pourrai-je tout d'un coup donner au roi vingt écus?
Les nouveaux ministres disaient encore dans leur préambule
qu'on ne doit taxerqueles terres, parce que tout vient de la terre,
jusqu'à la pluie, et que par conséquent il n'y a que les fruits de
la terre qui doivent l'impôt ^
Un de leurs huissiers vint chez moi dans la dernière guerre;
il me demanda pour ma quote-part trois setiers de blé et un sac
de fèves, le tout valant vingt écus, pour soutenir la guerre qu'on
faisait, et dontje n'ai jamais su la raison, ayant seulement entendu
dire que, dans cette guerre, il n'y avait rien à gagner du tout
pour mon pays, et beaucoup à perdre. Comme je n'avais alors ni
blé, ni fèves, ni argent, la puissance législatrice et exécutrice me
fit traîner en prison, et on fit la guerre comme on put.
En sortant de mon cachot, n'ayant que la peau sur les os, je
rencontrai un homme joufflu et vermeil dans un carrosse à six
chevaux; il avait six laquais, et donnait à chacun d'eux pour
gages le double de mon revenu. Son maître d'hôtel, aussi vermeil
que lui, avait deux mille francs d'appointements, et lui eu volait
par an vingt mille. Sa maîtresse lui coûtait quarante mille écus
eu six mois ; je l'avais connu autrefois dans le temps qu'il était
moins riche que moi : il m'avoua, pour me consoler, qu'il jouis-
sait de quatre cent mille livres de rente. « Vous en payez donc
deux cent mille à l'État, lui dis-je, pour soutenir la guerre avan-
tageuse que nous avons : car moi, qui n'ai juste que mes cent
vingt hvres, il faut que j'en paye la moitié ?
— Moi, dit-il, que je contribue aux besoins de l'État I Vous
voulez rire, mon ami; j'ai hérité d'un oncle qui avait gagné huit
millions à Cadix et à Surate ; je n'ai pas un pouce de terre, tout
mon bien est en contrats, en billets sur la place : je ne dois rien
à l'État ; c'est à vous de donner la moitié de votre subsistance,
1. Système des physiocrates.
310 L'HOMME AUX QUARANTE ECUS.
VOUS qui êtes un seigneur terrien. Ne voyez-vous pas que, si le
ministre des finances exigeait de moi quelques secours pour la
patrie, il serait un imbécile qui ne saurait pas calculer? Car tout
vient de la terre ; l'argent et les billets ne sont que des gages d'é-
change : au lieu de mettre sur une carte au pharaon cent setiers
de blé, cent bœufs, mille moutons, et deux cents sacs d'avoine,
je joue des rouleaux d'or qui représentent ces denrées dégoû-
tantes. Si, après avoir mis l'impôt unique sur ces denrées, on
venait encore me demander de l'argent, ne voyez-vous pas que
ce serait un double emploi ? que ce serait demander deux fois la
même chose? Mon oncle vendit à Cadix pour deux millions de
votre blé, et pour deux millions d'étoffes fabriquées avec votre
laine : il gagna plus de cent pour cent dans ces deux affaires.
Vous concevez bien que ce profit fut fait sur des terres déjà taxées :
ce que mon oncle achetait dix sous de vous, il le revendait plus
de cinquante francs au Mexique ; et, tous frais faits, il est revenu
avec huit millions.
« Vous sentez bien qu'il serait d'une horrible injustice de lui
redemander quelques oboles sur les dix sous qu'il vous donna.
Si vingt neveux comme moi, dont les oncles auraient gagné dans
le bon temps chacun huit millions au Mexique, à Buénos-Ayres,
à Lima, à Surate ou à Pondichéry, prêtaient seulement à l'État
chacun deux cent mille francs dans les besoins urgents de la
patrie, cela produirait quatre millions : quelle horreur! Payez,
mon ami, vous qui jouissez en paix d'un revenu clair et net de
quarante écus; servez bien la patrie, et venez quelquefois dîner
avec ma livrée ^ »
1. Ce chapilic renferme deux objections contre l'établissement d'un impôt
unique : l'une, que si l'impôt était établi sur les terres seules, le citoyen dont le
revenu est en contrats en serait exempt; la seconde, que celui qui s'enrichit par
le commerce étranger en serait également exempt. Mais, 1" supposons que le
propriétaire d'un capital en argent en retire un intérêt de cinq pour cent, et qu'il
soit assujetti à un impôt d'un cinquième: il est clair que c'est seulement quatre
pour cent qu'il retire; si l'impôt est ôté pour être levé d'une autre manière, il
aura cinq pour cent; mais la concurrence entre les préteurs faisait trouver de
l'argent réellement à quatre pour cent, quoiqu'on l'appelât à cinq pour cent : la
môme concurrence fora donc baisser le taux nominal de l'intérêt à quatre pour
cent. Supposons encore que l'on ajoute un nouvel impôt sur les terres, tout res-
tant d'ailleurs le même, l'intérêt de l'argent ne changera point; mais si vous
mettez une partie de l'impôt sur les capitalistes, il augmentera. Les capitalistes
j)ayeront donc l'impôt de même, soit qu'il tombe en partie immédiatement sur
eux, soit qu'on les en exempte. A la vérité, dans le cas où l'on changerait en
impôt territorial un impôt sur les capitalistes, ceux à qui l'on n'ofl'rirait pas le
r.emboursement do leur capital aliéné à por])étuité, ceux dont le capital n'est
aliéné que pour un icnips, y gagneraient iJCiidant quelques années; mais les pro-
L'HOMME AUX QUARANTE ECUS. 3M
Ce discours plausible me fit beaucoup réfléchir, et ne me con-
sola guère.
II. — ENTRETIEN AVEC UN GÉOMÈTRE.
Il arrive quelquefois qu'on ne peut rien répondre, et qu'on
n'est pas persuadé. On est atterré sans pouvoir être convaincu.
On sent dans le fond de son âme un scrupule, une répugnance
qui nous empêche de croire ce qu'on nous a prouvé. Un géomètre
vous démontre qu'entre un cercle et une tangente vous pouvez
faire passer une infinité de lignes courbes, et que vous n'en
pouvez faire passer une droite : vos yeux, votre raison, vous disent
le contraire. Le géomètre vous répond gravement que c'est là un
infini du second urdre.Vous vous taisez, et vous vous en retournez
tout stupéfait, sans avoir aucune idée nette, sans rien comprendre,
et sans rien répliquer.
Vous consultez un géomètre de meilleure foi, qui vous explique
le mystère. « Nous supposons, dit-il, ce qui ne peut être dans la
nature, des lignes qui ont de la longueur sans largeur : il est
impossible, physiquement parlant, qu'une ligne réelle en pénètre
une autre. Nulle courbe, ni nulle droite réelle ne peut passer
entre deux lignes réelles qui se touchent : ce ne sont là que des
jeux de l'entendement, des chimères idéales ; et la véritable géo-
métrie est l'art de mesurer les choses existantes. »
Je fus très-content de l'aveu de ce sage mathématicien, et je
me mis à rire, dans mon malheur, d'apprendre qu'il y avait de
la charlatanerie jusque dans la science qu'on appelle la haute
science^.
priétaires y gagneraient encore plus par la destruction des abus qu'entraîne toute
autre méthode d'imposition.
2° Supposons qu'un négociant paye un droit de sortie pour une marchandise
exportée, et que ce di'oit soit changé en impôt territorial : alors son profit paraîtra
augmenter ; mais, comme il se contentait d'un moindre profit, la concurrence
entre les négociants le fera tomber au même taux, en augmentant à proportion
le prix d'achat des denrées exportées. Si, au contraire, payant un droit pour les
marchandises importées, ce droit est supprimé, la concurrence fera tomber ces
marchandises à proportion; ainsi, dans tous les cas, le profit de ce marchand sera
le même, et dans aucun il ne payera réellement l'impôt. (K.)
1. Il y a ici une équivoque : quand on dit qu'une ligne courbe passe entre le
■cercle et sa tangente, on entend que cette ligne courbe se trouve entre le cercle
et sa tangente au delà du point de contact et en deçà: car, à ce point, elle se
confond avec ces deux lignes. Les lignes sont la limite des surfaces, comme les
surfaces sont la limite des corps, et ces limites doivent être supposées sans lar-
geur : il n'y a point de charlatanerie là dedans, La mesure de l'étendue abstraite
est l'objet de la géométrie; celle des choses existantes en est l'application, (K,)
312 L'HOMME AUX QUARANTE ECUS.
Mon géomètre était un citoyen philosophe qui avait daigné
quelquefois causer avec moi dans ma chaumière. Je lui dis :
(( xMonsieur, vous avez tâché d'éclairer les badauds de Paris sur
le plus grand intérêt des hommes, la durée de la vie humaine.
Le ministère a connu par vous seul ce qu'il doit donner aux ren-
tiers viagers, selon leurs diflérents âges. Vous avez proposé de
donner aux maisons de la ville l'eau qui leur manque, et de nous
sauver enfin de l'opprobre et du ridicule d'entendre toujours
crier à Veau, et de voir des femmes enfermées dans un cerceau
oblong porter deux seaux d'eau, pesant ensemble trente livres, à
un quatrième étage auprès d'un privé*. Faites-moi, je vous prie,
l'amitié de me dire combien il y a d'animaux à deux mains et à
deux pieds en France.
LE GÉOMÈTRE.
On prétend qu'il y en a environ vingt millions, et je veux bien
adopter ce calcul très-probable-, en attendant qu'on le vérifie ;
ce qui serait très-aisé, et qu'on n'a pas encore fait, parce qu'o??
ne s'avise jamais de tout.
l'homme aux quarante ECUS.
Combien croyez-vous que le territoire de France contienne
d'arpents ?
LE GÉOMÈTRE.
Cent trente millions, dont presque la moitié est en chemins,
en villes, villages, landes, bruyères, marais, sables, terres stériles,
couvents inutiles, jardins de plaisance plus agréables qu'utiles,
terrains incultes, mauvais terrains mal cultivés. (3n pourrait
réduire les terres d'un bon rapport à soixante et quinze millions
d'arpents carrés : mais comptons-en quatre-vingts millions : on ne
saurait trop faire pour sa patrie,
l'homme aux QUARANTE ECUS,
Combien croyez -vous que chaque arpent rapporte l'un dans
l'autre, année commune, en blés, en semences de toute espèce,.
1. Ce géomètre est feu M. Deparcioux, de rAcadémic des sciences. Il a donné
VEssai sur la probabilité de la vie humaine, cl un projet pour amener à Paris
l'eau de la rivière d'Yvette. C'était un excellent citoyen qui avait du talent pour
la mécanique pratique, mais il n'était pas géomètre. Le célèbre Hallèy s'était
occupé avant lui des probabilités de la vie humaine. (K.)
2. Cela est prouvé par les mémoires des intendants, faits à la fin duwii" siècle,
combinés avec le dénombrement par feux, composé en 1753 par ordre de 31. le
comte d'Argenson, et surtout avec l'ouvrage très-exact de M. de Messance, fait
sous les yeux de M. l'intendant de La Micliaudière, l'un des hommes les plus,
éclairés. {î\'ote de Voltaire.)
LIIOMME MX QL-ARAMi; lïCCS. 3tS
vins étangs, bois, niélaux, Destiau., fruils, l.wncs, soies, lail,
Imiles, tous frais faits, sans comiiler l'impôt?
Mais s-ils produisent''chacun vingt-cinq livres, c'est bean-
coun cependant mettons trente livres, pour ne pas , econrage
nos concftovens. Il v a des arpents qui produisent des valeur
ren.iss n les- e timées trois cents livres ; il y en a qui produisent
roi k." s La moyenne proportionnelle entre tro.s et trots cent
est t nte:' car vous voyez bien que trois est à trente comme
trente est à trois cents. Il est vrai que, s'il y avait beaucoup d a -
nenteàt 4 livres, et très-peu à trois cents livres, notre cora,? e
Te^j trouverait pas; mais, encore une fois, je ne veux point
cliicaner. ,
l'homme aux quarante ECUS.
Eh bien! monsieur, combien les quatre-vingts millions cVar-
pents donneront-ils de revenu, estimé en argent?
Le compte est tout fait /c'ela produit par an deux milliards
quatre cents millions de livres numéraires au cours de ce jour.
l'homme aux QUARANTE ECUS.
J'ai lu que Salomon possédait lui seul vingt-cinq milliards
d'arc^en comptant ; et certainement il n'y a pas deux milliards
qutre cents aillions d'espèces circulantes dans la J;-ce ^^u on
m'a dit être beaucoup plus grande et plus riche que le pa^s de
Salomon.
le GEOMETRE.
C'est là le mvstére: il y a peut-être à présent environ neuf
cents millions d'irgent circulant dans le royaume, et cet argen
nas ant de main en main, suffit pour payer toutes les denrées et
to, le travaux : le même écu peut passer mille fois de la poche
ZcuUivateur dans celle du cabaretier et du commis des aides.
l'homme aux quarante ECUS.
J'entends Mais vous m'avez dit que nous sommes vingt mil-
lions d'habitants, hommes et femmes, vieillards et enfants : com-
bien pour chacun, s'il vous plaît.
LE GÉOMÈTRE.
Cent vingt livres, ou quarante écus.
l'homme aux quarante écus.
vous avez deviné tout juste mon revenu: j'ai quatre arpents
qui en comptant les années de repos mêlées avec les années de
produit, me valent cent vingt livres ; c'est peu de chose.
314 L'HOMME AUX QUARANTE ECUS.
Quoi ! si chacun avait une portion égale, comme dans l'âge
d'or, chacun n'aurait que cinq louis d'or par an ?
LE GÉOMKTP. E,
Pas davantage, suivant notre calcul, que j'ai un peu enfle. Tel
est l'état de la nature humaine. La vie et la fortune sont bien
bornées: on ne vit à Paris, l'un portant l'autre, que vingt-deux à
vingt-trois ans ; et, l'un portant l'autre, on n'a tout au plus que
cent vingt livres par an à dépenser : c'est-à-dire que votre nour-
riture, votre vêtement, votre logement, vos meubles, sont repré-
sentés par la somme de cent vingt livres.
l'homme aux quarante ECUS.
Hélas! que vous ai-je fait pour m'ôter ainsi la fortune et la
vie? Est-il vrai que je n'aie que vingt-trois ans à vivre, à moins
que je ne vole la part de mes camarades.
LE GÉOMÈTRE.
Cela est incontestable dans la bonne ville de Paris ; mais de
ces vingt-trois ans il en faut retrancher au moins dix de votre
enfance : car l'enfance n'est pas une jouissance de la vie, c'est une
préparation, c'est le vestibule de l'édifice, c'est l'arbre qui n'a pas
encore donné de fruits, c'est le crépuscule d'un jour. Retranchez
des treize années qui vous restent le temps du sommeil et celui
de l'ennui, c'est au moins la moitié : reste six ans et demi que
vous passez dans le chagrin, les douleurs, quelques plaisirs, et
l'espérance ^
l'homme aux quarante ECUS.
Miséricorde ! votre compte ne va pas à trois ans d'une existence
supportable.
LE géomètre.
Ce n'est pas ma faute. La nature se soucie fort peu des indi-
vidus. Il y a d'autres insectes qui ne vivent qu'un jour, mais dont
l'espèce dure à jamais. La nature est comme ces grands princes
qui comptent pour rien la perte de quatre cent mille hommes,
pourvu qu'ils viennent à bout de leurs augustes desseins.
1. S'il est question de la vie physique et individuelle de l'homme considéré
comme un être doué de raison, ayant des idées, de la mémoire, des affections
morales, elle doit commencer avant dix ans. S'il est question de la vie considérée
par rapport à la société, on doit la commencer plus tard. D'ailleurs, pour évaluer
la durée de la vie prise dans un de ces deux sens, il faudi'ait pi'endre une autre
méthode : évaluer la durée de la vie réelle par toutes les durées de la vie phy-
sique, et en former ensuite une vie mitoyenne; on aurait un résultat différent,
mais qui conduirait aux mômes réflexions. Le temps où la jouissance entière de
nos facultés nous permet de prétendre au bonheur se réduirait toujours ;\ un
bien petit nombre d'années. (K.)
L'HOMME AUX QUARANTE ECUS. 313
l'homme aux quarante écls.
Quarante écus, et trois ans à vivre ! quelle ressource imagine-
riez-vous contre ces deux malédictions?
LE GÉOMÈTRE,
Pour la vie, il faudrait rendre dans Paris l'air plus pur, que
les hommes mangeassent moins, qu'ils fissent plus d'exercice,
que les mères allaitassent leurs enfants, qu'on ne fût plus assez
malavisé pour craindre l'inoculation : c'est ce que j'ai dit ^ et
pour la fortune, il n'y a qu'à se marier, faire des garçons et des
filles.
l'homme aux quarante Écus.
Quoi ! le moyen de vivre commodément est d'associer ma
misère à celle d'un autre?
LE géomètre.
Cinq ou six misères ensemble font un établissement très-tolé-
rable. Ayez une brave femme, deux garçons et deux filles seule-
ment, cela fait sept cent vingt livres pour votre petit ménage,
supposé que justice soit faite, et que chaque individu ait cent
vingt livres de rente.
Vos enfants en bas âge ne vous coûtent presque rien ; devenus
grands, ils vous soulagent ; leurs secours mutuels vous sauvent
presque toutes les dépenses, et vous vivez très-heureusement en
philosophe, pourvu que ces messieurs qui gouvernent l'État
n'aient pas la barbarie de vous extorquer à chacun vingt écus
par an 2; mais le malheur est que nous ne sommes plus dans
l'âge d'or, où les hommes, nés tous égaux, avaient également
part aux productions succulentes d'une terre non cultivée. Il
s'en faut beaucoup aujourd'hui que chaque être à deux mains et
à deux pieds possède un fonds de cent vingt livres de revenu.
l'homme aux quarante Écus.
Ah! vous nous ruinez. Vous nous disiez tout à l'heure que
dans un pays où il y a quatre-vingts millions d'arpents de terre
assez bonne, et vingt millions d'habitants, chacun doit jouir de
cent vingt livres de rente, et vous nous les ôtez.
LE GÉOMÈTRE.
Je comptais suivant les registres du siècle d'or, et il faut
1. Voltaire a, presque le premier en France, parlé de l'iaoculation ; voyez,
dans les Mélanges, année 1734, la onzième des Lettres philosophiques.
2. C'est une plaisanterie. Ceux qui ont dit que la puissance législatrice et exé-
cutrice était copropriétaire de tous les biens n'ont pas prétendu qu'elle eût le
droit d'en prendre la moitié, mais seulement la portion nécessaire pour défendre
l'État et le bien gouverner. Il n'y a que Texpression qui soit ridicule. (K.)
315 L'IIOJniE AUX "QUARANTE ECUS.
compter suivant le siècle de fer. Il y a beaucoup d'habitants qui
n'ont que la valeur de dix écus de rente, d'autres qui n'en ont
que quatre ou cinq, et plus de six millions d'hommes qui n'ont
absolument rien,
l'homme aux quarante écus.
Mais ils mourraient de faim au bout de trois jours.
LE GÉOMÈTRE.
Point du tout : les autres qui possèdent leurs portions les font
travailler, et partagent avec eux; c'est ce qui paye le théologien,
le confiturier, l'apothicaire, le prédicateur, le comédien, le pro-
cureur et le fiacre. Vous vous êtes cru à plaindre de n'avoir que
cent vingt livres à dépenser par an, réduites à cent huit livres à
cause de votre taxe de douze francs ; mais regardez les soldats
qui donnent leur sang pour la patrie: ils ne disposent, à quatre
sous par jour, que de soixante et treize livres, et ils vivent gaie-
ment en s'associant par chambrées.
l'homme aux quarante Écus.
Ainsi donc un ex-jésuite a plus de cinq fois la paye d'un
soldats Cependant les soldats ont rendu plus de services à l'État
sous les yeux du roi à Fontenoy, à Laufelt, au siège de Fribourg,
que n'en a jamais rendu le révérend P. La Valette-.
le géomètre.
Rien n'est plus vrai ; et même chaque jésuite devenu libre a
plus à dépenser qu'il ne coûtait à son couvent : il y en a même
qui ont gagné beaucoup d'argent à faire des brochures contre
les parlements, comme le révérend P. Patouillet et le révérend
P. Nonotte. Chacun s'ingénie dans ce monde : l'un est à la tête
d'une manufacture d'étoffes; l'autre, de porcelaine; un autre entre-
prend l'opéra ; celui-ci fait la gazette ecclésiastique; cet autre, une
tragédie bourgeoise, ou un roman dans le goût anglais; il entre-
tient le papetier, le marchand d'encre, le libraire, le colporteur, qui
sans lui demanderaient l'aumône. Ce n'est enfin que la restitution
de cent vingt livres à ceux qui n'ont rien qui fait fleurir l'État.
l'homme aux quarante Écus.
Plaisante manière de fleurir !
LE géomètre.
Il n'y en a point d'autre : par tout pays le riche fait vivre le
pauvre. Voilà l'unique source de l'industrie du commerce. Plus la
1. Un ex-jésuilc inail ((u.-ili'C ccnls francs do pt'ii>-ioii.
2. Son procès pour bîuujiioi'outc rraudulciisc avait amené l'expulsion des
jésuites.
L'IIO.M.ME AUX nUARA.NTE KCUS. 317
uation esi industrieuse, plus elle gagne sur Tétranger. Si nous
attrapions de l'étranger dix millions par an pour la balance du
commerce, il y aurait dans vingt ans deux cents millions de
plus dans TÉtal: ce serait dix francs de plus à répartir loyale-
ment sur chaque tête, c'est-à-dire que les négociants feraient
gagner à chaque pauvre dix francs de plus, dans l'espérance de
faire des gains encore plus considérables ; mais le commerce a
ses bornes, comme la fertilité de la terre : autrement la progres-
sion irait à Finfini ; et puis il n'est pas sûr que la balance de
notre commerce nous soit toujours favorable : il y a des temps où
nous perdons.
l'homme aux quarante ECUS.
J'ai entendu parler beaucoup de population. Si nous nous
avisions de faire le double d'enfants de ce que nous en faisons;
si notre patrie était peuplée du double ; si nous avions quarante
miUions d'habitants au lieu de vingt, qu'arriverait-il ?
LE GÉOMÈTRE.
Il arriverait que chacun n'aurait à dépenser que vingt écus,
l'un portant l'autre, ou qu'il faudrait que la terre rendît le
double de ce qu'elle rend, ou qu'il y aurait le double de pauvres,
ou qu'il faudrait avoir le double d'industrie, et gagner le double
sur l'étranger, ou envoyer la moitié de la nation en Amérique,
ou que la moitié de la nation mangeât l'autre.
l'homme aux QUARANTE ÉCUS.
Contentons-nous donc de nos vingt miUions d'hommes, et de
nos cent vingt livres par tête, réparties comme il plaît à Dieu ;
mais cette situation est triste, et votre siècle de fer est bien dur.
LE GÉOMÈTRE.
Il n'y a aucune nation qui soit mieux, et il en est beaucoup
qui sont plus mal. Croyez-vous qu'il y ait dans le Nord de quoi
donner la valeur de cent vingt livres à chaque habitant? S'ils
avaient eu l'équivalent, les Huns, les Goths, les Vandales, et les
Francs, n'auraient pas déserté leur patrie pour aller s'établir
ailleurs, le fer et la flamme à la main.
l'homme AUX QUARANTE ÉCUS.
Si je vous laissais dire, vous me persuaderiez bientôt que je
suis heureux avec mes cent vingt francs.
le géomètre.
Si vous pensiez être heureux, en ce cas vous le seriez.
l'homme aux quarante ECUS.
On ne peut s'imagiuer être ce qu'on n'est pas, à moins qu'on
ne soit fou.
318 L'HOMME AUX QUARANTE ECUS.
LE GÉOMÈTRE.
Je vous ai déjà dit que, pour être plus à votre aise et plus heu-
reux que vous n'êtes, il faut que vous preniez une femme ; mais
j'ajouterai qu'elle doit avoir comme vous cent vingt livres de
rente, c'est-à-dire quatre arpents à dix écus l'arpent. Les anciens
Romains n'en avaient chacun que trois. Si vos enfants sont indus-
trieux, ils pourront en gagner chacun autant en travaillant pour
les autres.
l'homme aux quarante écus.
Ainsi ils ne pourront avoir de l'argent sans que d'autres eu
perdent.
LE GÉOMÈTRE.
C'estJa loi de toutes les nations ; on ne respire qu'à ce prix.
l'homme aux quarante Écus.
Et il faudra que ma femme et moi nous donnions chacun la
moitié de notre récolte à la puissance législatrice et exécutrice,
et que les nouveaux ministres d'État nous enlèvent la moitié du
prix de nos sueurs et de la substance de nos pauvres enfants avant
qu'ils puissent gagner leur vie! Dites-moi, je vous prie, combien
nos nouveaux ministres font entrer d'argent de droit divin dans
les coffres du roi.
LE GÉOMÈTRE.
Vous payez vingt écus pour quatre arpents qui vous en rap-
portent quarante. L'homme riche qui possède quatre cents arpents
payera deux mille écus par ce nouveau tarif, et les quatre-vingts
millions d'arpents rendront au roi douze cents millions de livres
par année, ou quatre cents millions d'écus.
l'homme aux quarante Écus.
Gela me paraît impraticable et impossible.
le géomètre.
Vous avez très-grande raison, et cette impossibilité est une
démonstration géométrique qu'il y a un vice fondamental de rai-
sonnement dans nos nouveaux ministres.
l'homme aux quarante Écus.
N'y a-t-il pas aussi une prodigieuse injustice démontrée à
me prendre la moitié de mon blé, de mon chanvre, de la laine de
mes moutons, etc., et de n'exiger aucun secours de ceux qui
auront gagné dix ou vingt, ou trente mille livres de rente avec
mon chanvre, dont ils ont tissu de la toile ; avec ma laine, dont
ils ont fabriqué des draps ; avec mon blé, qu'ils auront vendu plus
cher qu'ils ne l'ont acheté ?
L'HOMME AUX QUARANTE ÉCU3. 319
LE GKOMKTRE,
L'injustice de cette administration est aussi évidente que sou
calcul est erroné. Il faut que l'industrie soit favorisée ; mais il
faut que l'industrie opulente secoure l'État. Cette industrie vous a
certainement ôté une partie de vos cent vingt livres, et se les est
appropriées en vous vendant vos chemises et votre habit vingt
fois plus cher qu'ils ne vous auraient coûté si vous les aviez faits
vous-même. Le manufacturier, qui s'est enrichi à vos dépens, a,
je l'avoue, donné un salaire à ses ouvriers, qui n'avaient rien par
eux-mêmes ; mais il a retenu pour lui, chaque année, une somme
qui lui a valu enfin trente mille livres de rente : il a donc acquis
cette fortune à vos dépens ; vous ne pourrez jamais lui vendre
vos denrées assez cher pour vous rembourser de ce qu'il a gagné
sur vous : car, si vous tentiez ce surhaussement, il en ferait venir
de l'étranger à meilleur prix. Une preuve que cela est ainsi, c'est
qu'il reste toujours possesseur de ses trente mille livres de rente,
et vous restez avec vos cent vingt livres, qui diminuent souvent,
bien loin d'augmenter.
Il est donc nécessaire et équitable que l'industrie raffinée du
négociant paye plus que l'industrie grossière du laboureur. Il en
est de même des receveurs des deniers publics. Votre taxe avait
été jusqu'ici de douze francs avant que nos grands ministres vous
eussent pris vingt écus. Sur ces douze francs, le publicain rete-
nait dix sous pour lui. Si dans votre province il y a cinq cent mille
âmes, il aura gagné deux cent cinquante mille francs par an.
Qu'il en dépense cinquante, il est clair qu'au bout de dix ans il
aura deux millions de bien. Il est très-juste qu'il contribue à pro-
portion, sans quoi tout serait perverti et bouleversé^.
1. Voici deux nouvelles objections contre l'idée de réduire tous les impôts à un
seul. Celle des financiers n'est qu'une plaisanterie, puisqu'il n'j"- aurait plus alors
de financiers, mais seulement des hommes chargés, moyennant des appointements
modiques, de recevoir les deniers publics. Restent les commerçants, les manufac-
turiers; mais il est clair que si les objets de leur commerce et de leur industrie
n'étaient plus assujettis à aucun droit, leur profit resterait le même, parce qu'ils
vendraient meilleur marché ou achèteraient plus cher les matières premières. Ce
ne sont point eux qui payent ces impôts, ce sont ceux qui achètent d'eux ou qui
leur vendent; et ils continueraient de les payer sous une antre forme. Si c'est
au contraire un impôt personnel, une capitation dont on les déli\Te, il fallait
déduire cet impôt, cette capitation, de l'intérêt qu'ils tiraient de leurs fonds : ainsi
supposons cet intérêt de dix pour cent et cet impôt d'un dixième, ils ne retiraient
donc réellement que neuf pour cent ; et, cet impôt supprimé, la concurrence les
obligera bientôt à borner le même intérêt à ces neuf pour cent auxquels elle les
avait déjà bornés. Il en est de même de ceux qui vivent de leurs salaires : si vous
leur ôtez les impôts personnels, si vous ôtez des droits qui augmentaient pour
eux le prix de certaines denrées, leurs salaires baisseront à proportion. (K.)
320 L'HOMME AUX QUARANTE ECUS.
l'homme aux quarante ECUS,
Je vous remercie d'avoir taxé ce financier, cela soulage mon
imagination ; mais puisqu'il a si bien augmenté son superflu,
comment puis-je faire pour accroître aussi ma petite fortune ?
LE GÉOMÈTRE.
Je vous l'ai déjà dit, en vous mariant, en travaillant, en tâchant
de tirer de votre terre quelques gerbes de plus que ce qu'elle
vous produisait.
l'homme AUX QUARANTE ECUS.
Je suppose que j'aie bien travaillé ; que toute la nation en ait
fait autant; que la puissance législatrice et exécutrice en ait reçu
un plus gros tribut : combien la nation a-t-elle gagné au bout de
l'année ?
LE GÉOMÈTRE,
Pticn du tout; à moins qu'elle n'ait fait un commerce étranger
utile; mais elle aura vécu plus commodément. Chacun aura eu
à proportion plus d'habits, de chemises, de meubles, qu'il n'en
avait auparavant. II y aura eu dans l'État une circulation plus
abondante; les salaires auront été augmentés avec le temps à peu
près en proportion du nombre des gerbes de blé, des toisons de
moutons, des cuirs de bœufs, de cerfs et de chèvres, qui auront
été employés, des grappes de raisin qu'on aura foulées dans le
pressoir. On aura payé au roi plus de valeurs de denrées en argent,
et le roi aura rendu plus de valeurs à tous ceux qu'il aura fait
travailler sous ses ordres ; mais il n'y aura pas un écu de plus
dans le royaume.
l'homme AUX QUARANTE ECUS.
Que restera-t-il donc à la puissance au bout de l'année?
LE GÉOMÈTRE.
Rien, encore une fois ; c'est ce qui arrive à toute puissance :
elle ne thésaurise pas ; elle a été nourrie, vêtue, logée, meublée ;
tout le monde l'a été aussi, chacun suivant son état; et, si elle
thésaurise, elle a arraché à la circulation autant d'argent qu'elle
en a entassé ; elle a fait autant de malheureux qu'elle a mis de
fois quarante écus dans ses colfres.
l'homme aux quarante ECUS.
Mais ce grand Henri IV n'était donc qu'un vilain, un ladre,
un pillard : car on m'a conté qu'il avait encaqué dans la Bastille
plus de cinquante millions de notre monnaie d'aujourd'hui ?
LE GÉOMÈTRE.
C'était un homme aussi bon, aussi prudent que valeureux. Il
allait faire une juste guerre, et en amassant dans ses coffres vingt-
L'HOMME AUX QUARANTE ECUS. 321
deux millions de son temps, en ayant encore à recevoir plus de
Aingt autres qu'il laissait circuler, il épargnait à son peuple plus
de cent millions qu'il en aurait coûté s'il n'avait pas pris ces
utiles mesures. Il se rendait moralement sûr du succès contre un
ennemi qui n'avait pas les mômes précautions. Le calcul des pro-
ba])ilités ' était prodigieusement en sa faveur. Ces vingt-deux
millions encaissés prouvaient qu'il y avait alors dans le royaume
la valeur de vingt-deux millions d'excédant dans les biens de la
terre : ainsi personne ne souffrait-.
l'homme aux quarante ECUS.
Mon vieillard me l'avait bien dit qu'on était à proportion plus
riche sous l'administration du duc de Sully que sous celle des
nouveaux ministres, qui ont mis l'impôt unique, et qui m'ont
pris vingt écus sur quarante. Dites-moi, je vous prie, y a-t-il
une nation au monde qui jouisse de ce beau bénéfice de l'impôt
unique ?
LE GÉOMÈTRE.
Pas une nation opulente. Les Anglais, qui ne rient guère, se
sont mis à rire quand ils ont appris que des gens d'esprit avaient
proposé parmi nous cette administration ^ Les Chinois exigent
1. La question se réduit à savoir s'il vaut mieux thésauriser pendant la paix
que d'emprunter pendant la guerre. Le premier parti serait beaucoup plus avan-
tageux dans un pays où la constitution et l'état des lumières permettraient de
compter sur un système d'administration de finances indépendant des révolutions
du ministère. (K.)
'2. Cette dernière phrase a été supprimée dans les éditions. Je l'ai rétablie.
parc3 que je l'ai trouvée dans toutes les éditions depuis 1768 jusques et compris
177."). Voltaire avait déjà parlé du trésor de Henri IV, dans son opuscule intitulé
Des embellissements de Paris; voyez les Mélanges, année 1749 (B.)
3. Cela est vrai ; mais l'Angleterre est un des pays de l'Europe où l'on trouve
le plus de préjuirés sur tous les objets de l'administration et du gouvernement.
Tout écrivain politique en Angleterre peut prétendre aux places, et rien ne nuit
plus dans la recherche de la vérité que d'avoir un intérêt, bien ou mal entendu,
de la trouver conforme plutôt à une opinion qu'à une autre. Il est très-possible,
par cette raison, que les lumières aient moins de peine à se répandre dans une
monarchie que dans une république; et s'il existe dans les républiques plus d'en-
thousiasme patriotique, on trouve dans quelques monarchies un patriotisme plus
éclairé.
D'ailleurs, l'établissement d'un impôt unique est une opération qui doit se
faire avec lenteur, et qui exige, pour ne causer aucun désordre passager, beaucoup
de sagesse dans les mesures. Il faut en effet s'assurer d'abord par quelles espèces
de propriétés, par quels cantons chaque espèce d'impôt est réellement payée, et
dans quelle proportion chaque espèce de propriétés, chaque canton, ou la totalité
de l'État, y contribuent; il faut répartir ensuite dans la même proportion l'impôt
qui doit les remplacer.
Il faut par conséquent avoir un cadastre général de toutes les terres; mais,
quelque exactitude qu'on suppose dans ce cadastre, quelque sagacité que l'on ait
21. — Romans. 21
382 L'HOMME AUX QUARANTE ECUS.
une taxe de tous les vaisseaux marchands qui abordent à Kanton;
les Hollandais payent à Nangasaqui, quand ils sont reçus au Japon
sous prétexte qu'ils ne sont pas chrétiens ; les Lapons et les
Samoyèdes, à la vérité, sont soumis à un impôt unique en peaux
de martres ; la république de Saint-Marin ne paye que des dîmes
pour entretenir l'État dans sa splendeur.
Il y a dans notre Europe une nation célèbre par son équité et
par sa valeur qui ne paye aucune taxe : c'est le peuple helvétien.
Mais voici ce qui est arrivé : ce peuple s'est mis à la place des
ducs d'Autriche et de Zeringen ^ ; les petits cantons sont démocra-
tiques et très-pauvres ; chaque habitant y paye une somme très-
modique pour les besoins de la petite république. Dans les can-
tons riches, on est chargé envers l'État des redevances que les
archiducs d'Autriche et les seigneurs fonciers exigeaient : les can-
tons protestants sont à proportion du double plus riches que les
catholiques, parce que l'État y possède les biens des moines. Ceux
qui étaient sujets des archiducs d'Autriche, des ducs deZeringen,
€t des moines, le sont aujourd'hui de la patrie; ils payent à cette
patrie les mêmes dîmes, les mêmes droits, les mêmes lods et
ventes qu'ils payaient à leurs anciens maîtres; et, comme les
sujets en général ont très-peu de commerce, le négoce n'est assu-
jetti à aucune charge, excepté de petits droits d'entrepôt : les
hommes trafiquent de leur valeur avec les puissances étrangères,
et se vendent pour quelques années, ce qui fait entrer quelque
argent dans leur pays à nos dépens ; et c'est un exemple aussi
unique dans le monde policé que l'est l'impôt établi par vos
nouveaux législateurs.
mise dans la distribution de la taxe qui remplace les impôts indirects, il est
impossible de ne pas commettre des erreurs très-sensibles : il est donc néces-
saire de ne faire cette opération que successivement, et il faut de plus ôtre en
état de faire un sacrifice momentané d'une partie du revenu public, quoique le
résultat de ce changement de forme des impôts puisse être à la fois d'en dimi-
nuer le fardeau pour le peuple, et d'augmenter leur produit pour le souverain.
Enfin, comme la j)lupart des terres sont affermées, comme lorsqu'on en soumet
le produit à un nouvel impôt destiné à remplacer un impôt d'un autre genre,
une partie seulement de la compensation qui se fait alors serait au profit du
propriétaire, et le reste au profit du fermier: c'est une nouvelle raison de mettre
dans cette opération beaucoup de ménagement, quand môme on serait parvenu
à connaître à peu près dans chaque genre de culture la partie de l'impôt que
l'on doit faire porter au propriétaire, et celle dont, jusqu'à l'expiration du bail,
le fermier doit être chargé ; mais si cet ouvrage est difficile, il ne l'est pas moins
d'assigner à quel point la nation qui l'exécuterait verrait augmenter en peu d'an-
nées son bien-être, ses richesses et sa [)uissance. (K.)
1. Les ducs de Zeringen, ou Zehringcn, étaient puissants dans l'Helvétie ou
Ja Suisse, au moyen âge. Berthold V, le dernier de sa race, mourut en 1218.
LIIOMME AUX QUARANTE ECUS. 323
l'homme aux quarante écls.
Ainsi, monsieur, les Suisses ne sont pas de droit divin dé-
pouillés de la moitié de leurs biens ; et celui qui possède quatre
vaches n'en donne pas deux à l'Élat?
LE GÉOMÈTRE.
Non, sans doute. Dans un canton, sur treize tonneaux de vin
on en donne un et on en boit douze. Dans un autre canton, on
paye la douzième partie et on en boit onze.
l'homme aux quarante ECUS.
Ah! qu'on me fasse Suisse! Le maudit impôt que l'impôt
unique et inique qui m'a réduit à demander l'aumône! Mais trois
ou quatre cents impôts, dont les noms même me sont impossibles
à retenir et à prononcer, sont-ils plus justes et plus honnêtes?
Y a-t-il jamais eu un législateur qui, en fondant un État, ait ima-
giné de créer des conseillers du roi mesureurs de charbon, jau-
geurs de vin, mouleurs de bois, langueyeurs de porcs, contrô-
leurs de beurre salé? d'entretenir une armée de faquins deux fois
plus nombreuse que celle d'Alexandre, commandée par soixante
généraux^ qui mettent le pays à contribution, qui remportent
des victoires signalées tous les jours, qui font des prisonniers, et
qui quelquefois les sacrifient en l'air ou sur un petit théâtre de
planches, comme faisaient les anciens Scythes, à ce que m'a dit
mon curé?
Une telle législation, contre laquelle tant de cris s'élevaient,
et qui faisait verser tant de larmes, valait-elle mieux que celle
qui m'ôte tout d'un coup nettement et paisiblement la moitié de
mon existence? J'ai peur qu'à bien compter on ne m'en prît en
détail les trois quarts sous l'ancienne finance.
LE GÉOMÈTRE.
Iliacos intra muros peccatur et extra'.
Est modus in rébus'
Caveas ne quid nimis *.
l'homme aux QUARANTE ECUS.
J'ai appris un peu d'histoire et de géométrie, mais je ne sais
pas le latin.
1. Fermiers généraux.
2. Horace, livre P', épître ii, vers 16.
3. Id., livre I", satire r*, vers 106.
4. Phèdre, liv II, fable v.
324 L'HOMME AUX QUARANTE ECUS.
LE GÉOxMÈTRE.
Cela signifie à peu près : » On a tort des deux côtés. Gardez
le milieu en tout. Rien de trop. »
l'homme aux quarante ECUS.
Oui, rien de trop, c'est -ma situation ; mais je n'ai pas assez.
le GÉOMÎiTRE.
Je conviens que vous périrez de faim, et moi aussi, et l'État
aussi, supposé que la nouvelle administration dure seulement
deux ans; mais il faut espérer que Dieu aura pitié de nous.
l'homme aux quarante ECUS.
On passe sa vie à espérer, et on meurt en espérant. Adieu,
monsieur; vous m'avez instruit, mais j'ai le cœur navré.
le géomètre.
C'est souvent le fruit de la science. »
III. — AVENTURE AVEC UN CARME.
Quand j'eus bien remercié l'académicien de l'Académie des
sciences de m'avoir mis au fait, je m'en allai tout pantois, louant
la Providence, mais grommelant entre mes dents ces tristes
paroles : « Vingt écus de rente seulement pour vivre, et n'avoir
que vingt-deux ans à vivre! » Hélas! puisse notre vie être encore
plus courte, puisqu'elle est si malheureuse!
Je me trouvai bientôt vis-à-vis d'une maison superbe. Je sen-
tais déjà la faim; je n'avais pas seulement la cent vingtième par-
tie de la somme qui appartient de droit à chaque individu ; mais,
dès qu'on m'eut appris que ce palais était le couvent des révérends
pères carmes déchaussés, je conçus de grandes espérances, et je
dis : u Puisque ces saints sont assez humbles pour marcher pieds
nus, ils seront assez charitables pour me donner à dîner. »
Je sonnai; un carme vint : « Que voulez-vous, mon fils? — Du
pain, mon révérend père; les nouveaux édits m'ont tout ôté.
— Mon fils, nous demandons nous-mêmes l'aumône; nous ne la
faisons pas. — Quoi! votre saint institut vous ordonne de n'avoir
pas de bas, et vous avez une maison de prince, et vous me refusez
à manger! — Mon fils, il est vrai que nous sommes sans souliers
et sans bas : c'est une dépense de moins; mais nous n'avons pas
plus froid aux pieds qu'aux mains ; et si notre saint institut nous
avait ordonné d'aller cul nu, nous n'aurions point froid au der-
rière. A l'égard de notre belle maison, nous l'avons aisément
bâtie, parce que nous avons cent mille livres de rente en maisons
dans la même rue. — Ah! ah! vous me laissez mourir de faim.
L'HOMME AUX QUARANTE ECUS. 32o
et vous avez cent mille livres de rente! Vous en rendez donc cin-
quante mille au nouveau gouvernement? — Dieu nous préserve
de payer une obole ! Le seul produit de la terre cultivée par des
mains laborieuses, endurcies de calus et mouillées de larmes,
doit des tributs à la puissance législatrice et exécutrice. Les au-
mônes qu'on nous a données nous ont mis en état de faire bâtir
ces maisons, dont nous tirons cent mille livres par an : mais ces
aumônes venant des fruits de la terre, ayant déjà payé le tribut,
elles ne doivent pas payer deux fois : elles ont sanctifié les fidèles
qui se sont appauvris en nous enrichissant, et nous continuons à
demander l'aumône et à mettre à contribution le faubourg Saint-
Germain pour sanctifier encore les fidèles. » Ayant dit ces mots,
le carme me ferma la porte au nez K
Je passai par-devant l'hôtel des mousquetaires gris ; je contai
la chose à un de ces messieurs : ils me donnèrent un bon dîner
et un écu. L'un d'eux proposa d'aller brûler le couvent; mais un
mousquetaire plus sage lui remontra que le temps n'était pas
encore venu, et le pria d'attendre encore deux ou trois ans.
IV. — AUDIENCE DE M. LE CONTROLEUR GÉNÉRAL.
J'allai, avec mon écu, présenter un placet à M. le contrôleur
général, qui donnait audience ce jour-là.
Son antichambre était remplie de gens de toute espèce. Il y
avait surtout des visages encore plus pleins, des ventres plus
rebondis, des mines plus fières que mon homme aux huit mil-
lions. Je n'osais m'approcher ; je les voyais, et ils ne me voyaient
pas.
Un moine, gros décimateur, avait intenté un procès à des
citoyens qu'il appelait sm paysans. Il avait déjà plus de revenu que
la moitié de ses paroissiens ensemble, et de plus il était seigneur
de fief. Il prétendait que ses vassaux, ayant converti avec des
peines extrêmes leurs bruyères en vignes^ ils lui devaient la
dixième partie de leur vin, ce qui faisait, en comptant le prix du
travail et des échalas, et des futailles, et du celher, plus du quart
1. L'ouvrage que M. de Voltaire avait le plus en vue est intitulé Considéra-
tions sur l'ordre essentiel et naturel des sociétés politiques. On y trouve plusieurs
questions importantes, analysées avec beaucoup de sagacité et de profondeur-
L'auteur y prouve que les maisons, ne rapportant aucun produit réel, ne doivent
point payer d'impôts; que l'on doit regarder le loyer qu'elles rapportent comme
l'intérêt du capital qu'elles représentent, et que, si on les exemptait des impôts
auxquels elles sont assujetties, les loyers diminueraient à proportion. (K.)
326 L'HOMME AUX QUARANTE ECUS.
de la récolte. « Mais comme les dîmes, disait-il, sont de droit divin,
je demande le quart de la substance de mes paysans au nom de
Dieu.» Le ministre lui dit: « Je vois combien vous êtes charitable!»
Un fermier général, fort intelligent dans les aides, lui dit
alors : « Monseigneur, ce village ne peut rien donnera ce moine:
car, ayant fait payer aux paroissiens l'année passée trente-deux
impôts pour leur vin, et les ayant fait condamner ensuite à payer
le trop bu, ils sont entièrement ruinés. J'ai fait vendre leurs bes-
tiaux et leurs meubles, ils sont encore mes redevables. Je m'op-
pose aux prétentions du révérend père.
— Vous avez raison d'être son rival, repartit le ministre ; vous
aimez l'un et l'autre également votre prochain , et vous m'édifiez
tous deux. »
Un troisième, moine et seigneur, dont les paysans sont main-
mortables, attendait aussi un arrêt du conseil qui le mît en pos-
session de tout le bien d'un badaud de Paris, qui, ayant par
inadvertance demeuré un an et un jour dans une maison sujette
à cette servitude et enclavée dans les États de ce prêtre , y était
mort au bout de l'année. Le moine réclamait tout le bien du
badaud, et cela de droit divine
Le ministre trouva le cœur du moine aussi juste et aussi tendre
que celui des deux premiers.
Un quatrième, qui était contrôleur du domaine, présenta un
beau mémoire par lequel il se justifiait d'avoir réduit vingt
familles à l'aumône. Elles avaient hérité de leurs oncles ou tantes,
ou frères, ou cousins ; il avait fallu payer les droits. Le domanier
leur avait prouvé généreusement qu'elles n'avaient pas assez estimé
leurs héritages, qu'elles étaient beaucoup plus riches qu'elles ne
croyaient, et, en conséquence, les ayant condamnées à l'amende
du triple, les ayant ruinées en frais, et fait mettre en prison les
pères de famille, il avait acheté leurs meilleures possessions sans
bourse délier-.
Le contrôleur général lui dit (d'un ton un peu amer à la vérité) :
(( Euge^! contrôleur honc et fidelis; quia super paiica fuisti fuïclis,
fermier général te constituam^ » Cependant il dit tout bas à un
1. Voyez tome XVII, page 593.
2. Le cas à peu près semblable est arrivé dans la province que j'habite, et le
contrôleur du domaine a été forcé à faire restitution ; mais il n'a pas été puni.
(Note de Vvltaire.) — \oyez, tome X, le conte intitulé les Finances.
3. Je me fis expliquer ces paroles par un savant à quarante écus : elles me
réjouiront. (Noie de Voltaire.)
4. On lit dans l'évangile de saint Matthieu, chapitre xxv, versets 21 et 23:
LU O.MME AUX QUARANTE ECUS. 327
maître des requêtes qui était ù cùtc de lui : « Il faudra bien faire
rendre gorge à ces sangsues sacrées et à ces sangsues profanes :
il est temps de soulager le peuple, qui, sans nos soins et notre
équité, n'aurait jamais de quoi vivre que dans l'autre monde. »
Des hommes d'un génie profond lui présentèrent des projets.
L'un avait imaginé de mettre des impôts sur l'esprit. « Tout le
monde, disait-il, s'empressera de payer, personne ne voulant
passer pour un sot. » Le ministre lui dit : a Je vous déclare exempt
de la taxe. »
Un autre proposa d'établir l'impôt unique sur les chansons
et sur le rire, attendu que la nation était la plus gaie du monde,
et qu'une chanson la consolait de tout; mais le ministre observa
que depuis quelque temps on ne faisait plus guère de chansons
plaisantes, et il craignit que, pour échapper à la taxe, on ne devînt
trop sérieux.
Vint un sage et brave citoyen qui offrit de donner au roi trois
fois plus, en faisant payer par la nation trois fois moins. Le
ministre lui conseilla d'apprendre l'arithmétique.
Un quatrième prouvait au roi, par amitié, qu'il ne pouvait
recueillir que soixante et quinze millions; mais qu'il allait lui
en donner deux cent vingt-cinq, a Vous me ferez plaisir, dit le
ministre, quand nous aurons payé les dettes de l'État. »
Enfin arriva un commis de l'auteur nouveau' qui fait la
puissance législatrice copropriétaire de toutes nos terres par le
droit divin, et qui donnait au roi douze cents millions de rente.
Je reconnus l'homme qui m'avait mis en prison pour n'avoir pas
payé mes vingt écus. Je me jetai aux pieds de M. le contrôleur
général, et je lui demandai justice : il fit un grand éclat de rire,
et me dit que c'était un tour qu'on m'avait joué. Il ordonna à ces
mauvais plaisants de me donner cent écus de dédommagement,
et m'exempta de taille pour le reste de ma vie. Je lui dis : « Mon-
seigneur, Dieu vous bénisse! »
V. — LETTRE A L'HOMME AUX QUARANTE ÉCUS.
Quoique je sois tr-ois fois aussi riche que vous, c'est-à-dire
quoique je possède trois cent soixante livres ou francs de revenu,
Euge, serve bone et fxdelis: quia super pauca fuisti fidelis, super multa te cansti-
tuam; paroles dont voici la traduction par Legros : « Courage, bon et fidèle ser-
viteur; parce que vous avez été fidèle en peu de chose, je vous en donnerai beau-
coup plus à gouverner. » (B.)
1. Lemercier de La Rivière.
328 L'HOMME AUX QUARANTE ECUS.
je vous écris cependant comme d'égal à égal, sans affecter l'orgueil
des grandes fortunes.
J'ai lu l'histoire de votre désastre et de la justice que M. le
contrôleur général vous a rendue; je vous en fais mon compli-
ment; mais par malheur je viens de lire le Financier citoyen^
malgré la répugnance que m'avait inspirée le titre, qui paraît
contradictoire à hien des gens. Ce citoyen vous ôte vingt francs
de vos rentes, et à moi soixante : il n'accorde que cent francs à
chaque individu sur la totalité des habitants; mais, en récom-
pense, un homme non moins illustre enfle nos rentes jusqu'à
cent cinquante livres ; je vois que votre géomètre a pris un juste
milieu. Il n'est point de ces magnifiques seigneurs qui d'un trait
de plume peuplent Paris d'un million d'habitants, et vous font
rouler quinze cents millions d'espèces sonnantes dans le royaume,
après tout ce que nous avons perdu dans nos guerres der-
nières ^
Comme vous êtes grand lecteur, je vous prêterai le Financier
citoyen; mais n'allez pas le croire en tout : il cite le testament du
grand ministre Colbert, et il ne sait pas que c'est une rapsodie
ridicule faite par un Catien de Courtilz ; il cite la Dîme du maré-
chal de Vauban, et il ne sait pas qu'elle est d'un Bois-Guillebert ^;
il cite le testament du cardinal de Richelieu, et il ne sait pas
qu'il est de l'abbé de Bourzéis. Il suppose que ce cardinal assure
que quand la viande enchérit, on donne une paye plus forte au soldat.
Cependant la viande enchérit beaucoup sous son ministère, et la
paye du soldat n'augmenta point : ce qui prouve, indépendam-
ment de cent autres preuves, que ce livre reconnu pour supposé
dès qu'il parut, et ensuite attribué au cardinal même, ne lui
\. Ouvrago de Navaii, publié en 1757, deux volumes in-12.
'2. Il s'en faut beaucoup que ces évaluations puissent être précises, et ceux
qui les ont faites se sont bien gardés de prendre toute la peine nécessaire pour
parvenir au degré de précision qu'on j)ourrait atteindre. Ce qu'il est important de
savoir, c'est qu'un État qui a deux millions d'habitants et celui qui en a vingt, le
pays dont le tci'ritoirc est fertile et celui où le sol est ingrat, celui qui a un
excédant de subsistance et celui qui est obligé d'en réparer le défaut par le
commerce, etc., doivent avoir les mêmes lois d'administration. C'est une des itlus
grandes vérités que les écrivains économistes français aient annoncées, et une de
celles qu'ils ont le mieux établies. (K.)
3. Bois-Guillebort fit imprimer le Détail de la France, lGi)5, iWH'), KliH», iu-12;
1707, deux volumes in-1'2. Cette dernière édition a été reproduite par l'auteur
sous le titre de : Testament politique de M. de Vauban; ce qui a induit \oltaire
en erreur. Le l'rojet de dixme royale, 1707, in-4" et in-12, est de Vauban.
Bois-Guillebert avait laissé en manuscrit une critique du Projet de dijciJle
royale. (B.)
L'HOMME AUX niARANTE ECUS. 329
gppartient pas plus que les testaments du cardinal Alheroui' et
du maréchal de Belle-Isle- ne leur appartiennent.
Défiez-vous toute votre vie des testaments et des systèmes :
j'en ai été la victime comme vous. Si les Solons et les Lycurgues
modernes se sont moqués de vous, les nouveaux Triptolèmes se
sont encore plus moqués de moi, et, sans une petite succession
qui m"a ranimé, j'étais mort de misère.
J'ai cent vingt arpents labourables dans le plus beau pays de
la nature, et le sol le plus ingrat. Chaque arpent ne rend, tous
frais faits, dans mon pays, qu'un écu de trois livres. Dès que
j'eus lu dans les journaux qu'un célèbre agriculteur' avait inventé
un nouveau semoir, et qu'il labourait sa terre par planches, afin
qu'en semant moins il recueillît davantage, j'empruntai vite de
l'argent, j'achetai un semoir, je labourai par planches ; je perdis
ma peine et mon argent, aussi bien que l'illustre agriculteur qui
ne sème plus par planches*.
Mon malheur voulut que je lusse le Journal économique,
qui se vend à Paris chez Boudet^ Je tombai sur l'expérience
d'un Parisien ingénieux qui, pour se réjouir, avait fait labourer
son parterre quinze fois, et y avait semé du froment, au lieu
d'y planter des tulipes; il eut une récolte très-abondante. J'em-
pruntai encore de l'argent, « Je n'ai qu'à donner trente labours,
me disais-je, j'aurai le double de la récolte de ce digne Parisien,
qui s'est formé des principes d'agriculture à l'Opéra et à la
Comédie ; et me voilà enrichi par ses leçons et par son exemple. »
Labourer seulement quatre fois dans mon pays est une chose
impossible; la rigueur et les changements soudains des saisons
ne le permettent pas ; et d'ailleurs le malheur que j'avais eu de
semer par planches, comme l'illustre agriculteur dont j'ai parlé,
m'avait forcé à vendre mon attelage. Je fais labourer trente fois
mes cent vingt arpents par toutes les charrues qui sont à quatre
lieues à la ronde. Trois labours pour chaque arpent coûtent
douze livres, c'est un prix fait; il fallut donner trente façons
par arpent ; le labour de chaque arpent me coûta cent vingt
1. Voyez dans les Mélanges, année 17.j3, VExamen du testament d'Alberoni.
"2. Le Testament politique du maréchal duc de Belle-Isle, 1701, in-1-2. est de
Chévrier.
3. Probablement Thoraé, de Lyon, mort vers 1780, à qui Ton doit des Mémoires
sur la pratique du semoir, 17G0 et 1701.
4. M. Duhamel du Monceau. (K.)
5. Les premières éditions portent Boudot; et on lit ainsi dans l'édition in-4".
Voltaire avait voulu déguiser un peu le nom d'Antoine Boudet, imprimeur-libraire
à Paris, mort en 1789, et chez qui se publiait le Journal économique. (B.)
330 L'HOMME AUX QUARANTE ECUS.
livres : la façon de mes cent vingt arpents me revint à qua-
torze mille quatre cents livres. Ma récolte, qui se monte, année
commune, clans mon maudit pays, à trois cents setiers, monta,
il est vrai, à trois cent trente, qui, à vingt livres le setier, me pro-
duisirent six mille six cents livres : je perdis sept mille huit
cents livres; il est vrai que j'eus la paille.
J'étais ruiné, abîmé, sans une vieille tante qu'un grand mé-
decin dépêcha dans l'autre monde, en raisonnant aussi bien en
médecine que moi en agriculture.
Qui croirait que j'eus encore la faiblesse de me laisser séduire
par le Journal de Boudet? Cet homme-là, après tout, n'avait pas
juré ma perte. Je lis dans son recueil qu'il n'y a qu'à faire une
avance de quatre mille francs pour avoir quatre mille livres de
rente en artichauts: certainement Boudet me rendra en arti-
chauts ce qu'il m'a fait perdre en blé. Voilà mes quatre mille
francs dépensés, et mes artichauts mangés par des rats de cam-
pagne. Je fus hué dans mon canton comme le diable de Pape-
figuière^
J'écrivais une lettre de reproches fulminante à Boudet. Pour
toute réponse le traître s'égaya, dans son Journal à mes dépens.
Il me nia impudemment que les Caraïbes fussent nés rouges; je
fus obligé de lui envoyer une attestation d'un ancien procureur
du roi de la Guadeloupe, comme quoi Dieu a fait les Caraïbes
rouges ainsi que les Nègres noirs. Mais cette petite victoire ne
m'empêcha pas de perdre jusqu'au dernier sou toute la succes-
sion de ma tante, pour avoir trop cru les nouveaux systèmes.
Mon cher monsieur, encore une fois, gardez-vous des charlatans.
VI. — NOUVELLES DOULEURS OCCASIONNÉES
PAR LES NOUVEAUX SYSTËxMES.
(Ce petit morceau est tiré des manuscrits d'un vieux solitaire.)
Je vois que si de bons citoyens se sont amusés à gouverner
les Étals, et à se mettre à la place des rois-; si d'autres se sont crus
des ïriptolèmes cl des Cérès, il y en a de plus fiers qui se sont mis
sans façon à la place de Dieu, et qui ont créé l'univers avec leur
plume, comme Dieu le créa autrefois par la parole.
Un des premiers qui se présenta à mes adorations fut un des-
i. Voyez Pantagruel, livre IV, chapitre xlvi.
2. Los économistes.
L'HOMME AUX QUARANTE ECUS. 331
cendant dft Thaïes, nommé Telliamed', qui m'apprit que les
montagnes et les hommes sont produits par les eaux de la mer.
Il y eut d'abord de beaux hommes marins qui ensuite devinrent
amphibies. Leur belle queue fourchue se changea en cuisses et
enjambes. J'étais encore tout plein des Métamorphoses d'Ovide, et
d'un livre où il était démontré que la race des hommes était bâ-
tarde d'une race de babouins : j'aimais autant descendre d'un
poisson que d'un singe.
Avec le temps j'eus quelques doutes sur cette généalogie, et
même sur la formation des montagnes. « Quoi ! me dit-il, vous
ne savez pas que les courants de la mer, qui jettent toujours du
sable à droite et à gauche à dix ou douze pieds de hauteur, tout
au plus, ont produit, dans une suite infinie de siècles, des mon-
tagnes de vingt mille pieds de haut, lesquelles ne sont pas de
sable ? Apprenez que la mer a nécessairement couvert tout le
globe. La preuve en est qu'on a vu des ancres de vaisseau sur le
mont Saint-Bernard, qui étaient là plusieurs siècles avant que les
hommes eussent des vaisseaux. Figurez-vous que la terre est un
globe de verre qui a été longtemps tout couvert d'eau, »
Plus il m'endoctrinait, plus je devenais incrédule. « Quoi
donc ! me dit-il, n'avez-vous pas vu le falun de Touraine- à trente-
six lieues de la mer? C'est un amas de coquilles avec lesquelles
on engraisse la terre comme avec du fumier. Or, si la mer a déposé
dans la succession des temps une mine entière de coquilles à
trente-six lieues de l'Océan, pourquoi n'aura-t-elle pas été jusqu'à
trois mille lieues pendant plusieurs siècles sur notre globe de
verre ? »
Je lui répondis : « Monsieur Telliamed, il y a des gens qui font
quinze lieues par jour à pied ; mais ils ne peuvent en faire cin-
quante. Je ne crois pas que mon jardin soit de verre ; et quant à
votre falun, je doute encore qu'il soit un lit de coquilles de mer.
Il se pourrait bien que ce ne fût qu'une mine de petites pierres
calcaires qui prennent aisément la forme des fragments de
coquilles, comme il y a des pierres qui sont figurées en langues,
et qui ne sont point des langues; en étoiles, et qui ne sont point
des astres; en serpents roulés sur eux-mêmes, et qui ne sont point
des serpents ; en parties naturelles du beau sexe, et qui ne sont
\. Nom anagrammatique de Demaillet, et sous lequel a été publié un ouvrage
d'après ses idées ; voyez ce que Voltaire en dit dans les chapitres xi et xviii des
Singularités de la nature {Mélanges, année 1768).
2. Voyez dans les Mélanges, année 1768, le chapitre xvi des Singularités de la
nature.
332 L'HOMME AUX QUARANTE ECUS.
point pourtant les dépouilles des dames. On voit des dendrites,
des pierres figurées, qui représentent des arbres et des maisons,
sans que jamais ces petites pierres aient été des maisons et des
chênes.
« Si la mer avait déposé tant de lits de coquilles en Touraine,
pourquoi aurait-elle négligé la Bretagne, la A'ormandie, la Picar-
die, et toutes les autres côtes? J'ai bien peur que ce falun tant
vanté ne vienne pas plus de la mer que les hommes. Et quand la
mer se serait répandue à trente-six lieues, ce n'est pas à dire
qu'elle ait été jusqu'à trois mille, et même jusqu'à trois cents, et
que toutes les montagnes aient été produites par les eaux^ J'ai-
merais autant dire que le Caucase a formé la mer, que de pré-
tendre que la mer a fait le Caucase.
— Alais, monsieur l'incrédule, que répondrez-vous aux huîtres
pétrifiées qu'on a trouvées sur le sommet des Alpes?
— Je répondrai, monsieur le créateur, que je n'ai pas vu plus
d'huîtres pétrifiées que d'ancres de vaisseau sur le haut du mont
Cenis"-. Je répondrai ce qu'on a déjà dit, qu'on a trouvé des
écailles d'huîtres (qui se pétrifient aisément) à de très-grandes dis-
tances de la mer, comme on a déterré des médailles romaines à
cent lieues de Rome; et j'aime mieux croire que des pèlerins de
Saint-Jacques ont laissé quelques coquilles vers Saint-Maurice que
d'imaginer que la mer a formé le mont Saint-Bernard.
« Il y a des coquillages partout; mais est-il bien sûr qu'ils ne
soient pas les dépouilles des testacées et des crustacées de nos
lacs et de nos rivières, aussi bien que des petits poissons marins?
— Monsieur l'incrédule, je vous tournerai en ridicule dans le
monde que je me propose de créer.
— Monsieur le créateur, à vous permis; chacun est le maître
dans son monde ; mais vous ne me ferez jamais croire que celui
où nous sommes soit de verre, ni que quelques coquilles soient
des démonstrations que la mer a produit les Alpes et le mont
Taurus. Vous savez qu'il n'y a aucune coquille dans les mon-
tagnes d'Amérique. Il faut que ce ne soit pas vous qui ayez créé
cet hémisphère, et que vous vous soyez contenté de former l'an-
cien monde : c'est bien assez 3.
1. C'est le système de Buffon ; voyez dans les Mélanges, année 17G8, le cha-
pitre II des Sinfjularités de la nature.
2. Voyez dans les Mélanges, année 17G8, le chapitre xin des Singularités de
la nature.
3. Voyez, sur les coquilles et la formation des montagnes, la Dissertation sur
les changements arrives dans notre globe {Mélanges, année 17Ui). Quant à Topi-
L" HO MME AUX QL'ARAXTI-: ECUS. 333
— Monsieur, monsieur, si on n"a pas découvert de coquilles
sur les montagnes d'Amérique, on en découvrira.
— Monsieur, c'est parler en créateur qui sait son secret, et qui
est sûr de son fait. Je vous abandonne, si vous voulez, votre falun,
pourvu que vous me laissiez mes montagnes. Je suis d'ailleurs
le très-humble et très-obéissant serviteur de votre providence. »
Dans le temps que je m'instruisais ainsi avec Telliamed, un
jésuite irlandais ^ déguisé en homme, d'ailleurs grand observateur,
et ayant de bons microscopes, fit des anguilles avec de la farine
de blé ergoté. On ne douta pas alors qu'on ne fit des hommes
avec de la farine de bon froment. Aussitôt on créa des particules
organiques qui composèrent des hommes. Pourquoi non? Le
grand géomètre Fatio - avait bien ressuscité des morts à Londres :
on pouvait tout aussi aisément faire à Paris des vivants avec
des particules organiques ; mais malheureusement les nouvelles
anguilles de Xeedham ayant disparu, les nouveaux hommes dis-
parurent aussi, et s'enfuirent chez les monades, qu'ils rencon-
trèrent dans le plein au milieu de la matière subtile, globuleuse,
et cannelée ^
Ce n'est pas que ces créateurs de systèmes n'aient rendu de
grands services à la physique ; à Dieu ne plaise que je méprise
leurs travaux! On les a comparés à des alchimistes qui, en faisant
de l'or (qu'on ne fait point), ont trouvé de bons remèdes, ou du
moins des choses très-curieuses. On peut être un homme d'an
rare mérite, et se tromper sur la formation des animaux et sur la
structure du globe.
Les poissons changés en hommes, et les eaux changées en
montagnes, ne m'avaient pas fait autant de mal que AI. Boudet.
Je me bornais tranquillement à douter, lorsqu'un Lapon ^ me
prit sous sa protection. C'était un profond philosophe, mais qui
ne pardonnait jamais aux gens qui n'étaient pas de son avis. Il
me fit d'abord connaître clairement l'avenir en exaltant mon
nion que la terre est de verre, et qu'une comète l'a détachée du soleil, c'est une
])laisanterie de M. de Buffon, qui a voulu faire une expérience morale sur la cré-
dulité des Parisiens. (K.)
1. Aeedham.
1. Vo5-ez tome XIX, page 86; et dans les Mélanges, année 17G9, le cha-
pitre XXXVI de Dieu et les Hommes.
3. Voyez, sur les anguiUes, les Singularités de la nature, chapitre xx [Mélanges,
année 1768).
4. Par ce mot de Lapon, Voltaire désigne Maupertuis, qui avait fait un vo}"age
au pôle, et en avait ramené deux Laponnes qu'il avait enlevées; voyez une note,
page 114.
334 L'HOMxAIE AUX QUARANTE ECUS.
âme. Je fis de si prodigieux efforts d'exaltation que j'en tombai
malade ; mais il me guérit en m'enduisant de poix-résine de la
tête aux pieds. A peine fus-je en état de marcher qu'il me pro-
posa un voyage aux terres australes pour y disséquer des têtes de
géants, ce qui nous ferait connaître clairement la nature de l'àme.
Je ne pouvais supporter la mer ; il eut la bonté de me mener par
terre. Il fit creuser un grand trou dans le globe terraqué : ce
trou allait droit chez les Patagons. Nous partîmes ; je me cassai
une jambe à l'entrée du trou ; on eut beaucoup de peine à me
redresser la jambe : il s'y forma un calus qui m'a beaucoup sou-
lagé.
J'ai déjà parlé de tout cela dans une de mes diatribes ^ pour
instruire l'univers très-attentif à ces grandes choses. Je suis bien
vieux; j'aime quelquefois à répéter mes contes, afin de les incul-
quer mieux dans la tête des petits garçons pour lesquels je tra-
vaille depuis si longtemps.
VII. — MARIAGE DE L'HOMME AUX QUARANTE ECUS.
L'homme aux quarante écus s'étant beaucoup formé, et ayant
fait une petite fortune, épousa une jolie fille qui possédait cent
écus de rente. Sa femme devint bientôt grosse. Il alla trouver son
géomètre, et lui demanda si elle lui donnerait un garçon ou une
fille. Le géomètre lui répondit que les sages-femmes, les femmes
de chambre, le savaient pour l'ordinaire; mais que les physiciens,
qui prédisent les éclipses, n'étaient pas si éclairés qu'elles.
Il voulut savoir ensuite si son fils ou sa fille avaient déjà une
âme. Le géomètre dit que ce n'était pas son affaire, et qu'il en
fallait parler au théologien du coin.
L'homme aux quarante écus, qui était déjà l'homme aux deux
cents pour le moins, demanda en quel endroit était sou enfant*.
1. Voyez la Diatribe du Docteur Akakia [MélatKjes, année 1752J.
2. Voltaire, dans ses Questions sur l' encyclopédie, avait, à rarticle GÉ\ÉnATio.\'
(comme il est dit tome XiX, pajic 224), reproduit une partie de ce qu'on va lire,
mais avec des variantes que voici :
LE JEUNE MAniK.
« Monsieur, dites-moi, je vous prie, si ma femme me donnera un garçon ou
une fille.
LE PHILOSOPHE.
« Monsieur, les sages-femmes et les femmes de chambre disent quelquefois
qu'elles le savent; mais les philosophes avouent qu'ils n'en savent rien.
LE JEUNE MAHIK.
« Je crois que ma femme n'est grosse que depuis huit jours : dites-moi si mon
enfant a déjà une àmc.
L'HOMxME AUX QUARANTE ECUS. 335
a Dans une petite poche, lui dit son ami, entre la vessie et
l'intestin rectum,
— 0 Dieu paternel! s"écria-t-il, Tâme immortelle de mon fils
née et logée entre de l'urine et quelque chose de pis !
— Oui, mon cher voisin, l'âme d'un cardinal n'a point eu
d'autre berceau ; et avec cela on fait le fier, on se donne des airs.
— Ah! monsieur le savant, ne pourriez-vous point médire
comment les enfants se font?
— j\on, mon ami; mais, si vous voulez, je vous dirai ce que
les philosophes ont imaginé, c'est-à-dire comment les enfants ne
se font point.
LE PHILOSOPHE.
« Ce n'est pas là l'affaire des géomètres; adressez-vous au théologien du coin.
LE JEINE MARIÉ.
« Refuserez-vous de me dire en quel endroit il est placé?
LE PHILOSOPHE.
« Dans une petite poche qui s'élargit tous les jours, et qui est juste entre
l'intestin rectum et la vessie.
LE JEINE MARIÉ.
« O Dieu paternel ! l'âme de mon fils entre de l'urine et quelque chose de pis !
quelle auherge pour l'être pensant, et cela pendant neuf mois I
LE PHILOSOPHE.
« Oui, mon cher voisin, l'âme d'un pape n'a point eu d'autre berceau; et
cependant on se donne des airs, on fait le fier.
LE JEL\E MARIÉ.
« Je sais bien qu'il n'y a point d'animal qui doive être moins fier que l'homme.
Mais comme je vous ai déjà dit que j'étais très-curieux, je voudrais savoir com-
ment, dans cette poche, un peu de liqueur devient une grosse masse de chair si
bien organisée. En un mot, vous qui êtes si savant, ne pourriez-vous point me
dire comment les enfants se font?
LE PHILOSOPHE.
« Non, mon ami; mais, si vous voulez, je vous dirai ce que les médecins ont
imaginé: c'est-à-dire, comment les enfants ne se font point.
« Premièrement, Hippocrate écrit que les deux véhicules fluides de l'homme
et de la femme s'élancent et s'unissent ensemble, et que dans le moment l'enfant
est conçu par cette union.
« Le révérend P. Sanchez, le docteur de l'Espagne, est entièrement de l'avis
d'Hippocrate ; et il en a même fait un fort plaisant article de théologie, que tous
les Espagnols ont cru fermement jusqu'à ce que tous les jésuites aient été ren-
voyés du pays.
LE JEUNE MARIÉ.
« Je suis assez content d'Hippocrate et de Sanchez. Ma femme a rempli, ou
je suis bien trompé, toutes les conditions imposées par ces grands hommes pour
former un enfant et pour lui donner une âme.
LE PHILOSOPHE.
« Malheureusement il y a beaucoup de femmes qui, etc. » (B.)
— Voltaire revient sur la question de l'âme du fœtus, dans le paragraphe xi
de l'opuscule intitulé II faut prendre un parti ; voyez Mélanges, année 1772.
336 L'HOMME AUX QUARANTE ECUS.
« Premièrement, le révérend P. Sancliez, dans son excellent
livre de Matrimonio, est entièrement de l'avis d'IIippocrate ; il croit
comme un article de foi que les deux véhicules fluides de
riiomme et de la femme s'élancent et s'unissent ensemble, otqae
danslemomentl'enfantest conçu par cette union; et il est si per-
suadé de ce système physique, devenu théologique, qu'il examine,
chapitre xxi du livre second, utrum vîrgo Maria scmen emiserit in
copulalionc cum Spiritu Sancto.
— Eh! monsieur, je vous ai déjà dit que je n'entends pas le
latin; expliquez-moi en français l'oracle du P. Sanchez. »
Le géomètre lui traduisit le texte, et tous deux frémirent
d'horreur.
Le nouveau marié, en trouvant Sanchez prodigieusement ridi-
cule, fut pourtant assez content d'IIippocrate; et il se flattait que
sa femme avait rempli toutes les conditions imposées par ce mé-
decin pour faire un enfant.
c( Malheureusement, lui dit le voisin, il y a beaucoup de femmes
qui ne répandent aucune liqueur, qui ne reçoivent qu'avec aver-
sion les embrassements de leurs maris, et qui cependant en ont
des enfants. Cela seul décide contre Hippocrate et Sanchez.
u De plus, il y a très-grande apparence que la nature agit tou-
jours dans les mêmes cas par les mêmes principes : or il y a
l)eaucoup d'espèces d'animaux qui engendrent sans copulation,
comme les poissons écaillés, les huîtres, les pucerons. Il a donc
fallu que les physiciens cherchassent une mécanique de généra-
tion qui convînt à tous les animaux. Le célèbre Harvey, qui le
premier démontra la circulation, et qui était digne de découvrir
le secret de la nature, crut l'avoir trouvé dans les poules : elles
pondent des œufs; il jugea que les femmes pondaient aussi. Les
mauvais plaisants dirent que c'est pour cela que les bourgeois, et
même quelques gens de cour, appellent leur femme ou leur maî-
tresse ma poule, et qu'on dit que toutes les femmes sont coquettes,
parce qu'elles voudraient que les coqs les trouvassent belles. Mal-
gré ces railleries, Harvey ne changea point d'avis, et il fut établi
dans toute l'Europe que nous venons d'un œuf.
l'homme aux quarante ECUS.
Mais, monsieur, vous m'avez dit que la nature est toujours
semblable à elle-même, qu'elle agit toujours [)ar le même prin-
cipe dans le même cas : les femmes, les juments, les ûnesses, les
anguilles, ne pondent point; vous vous moquez de moi.
1. Voyez, dans la Correspondaitce, la lettre à Thieiioi, du Ij septembre 1708.
LIIOM.ME ALX niAKAMI' tCUS. 337
LE (iÉOMÈTRE.
Elles ne pondent point en dehors, mais elles pondent en
dedans; elles ont des ovaires comme tous les oiseaux; les juments,
les anguilles, en ont aussi. Un œuf se détache de l'ovaire; il est
couvé dans la matrice. Voyez tous les poissons écaillés, les gre-
nouilles: ils jettent des œufs, que le mâle féconde. Les haleines et
les autres animaux marins de cette espèce font éclore leurs œufs
dans leur matrice. Les mites, les teignes, les plus vils insectes,
sont visihlement formés d'un œuf : tout vient d'un œuf; et notre
globe est un grand œuf qui contient tous les autres.
l'homme aux quarante ECUS.
-Mais vraiment ce système porte tous les caractères de la vérité ;
il est simple, il est uniforme, il est démontré aux yeux dans plus
de la moitié des animaux; j'en suis fort content, je n'en veux
point d'autre : les œufs de ma femme me sont fort chers.
LE GÉOMÈTRE.
On s'est lassé à la longue de ce système : on a fait les enfants
d'une autre façon.
l'homme aux quarante ECUS.
Et pourquoi, puisque celle-là est si naturelle?
LE GÉOMÈTRE.
C'est qu'on a prétendu que nos femmes n'ont point d'ovaire,
mais seulement de petites glandes.
l'homme aux QUARANTE ECUS.
Je soupçonne que des gens qui avaient un autre système à
débiter ont voulu décréditer les œufs.
LE GÉOMÈTRE.
Cela pourrait bien être. Deux Hollandais * s'avisèrent d'exa-
miner la liqueur séminale au microscope, celle de l'homme, celle
de plusieurs animaux, et ils crurent y apercevoir des animaux
déjà tout formés qui couraient avec une vitesse inconcevable. Ils
en virent même dans le fluide séminal du coq. Alors on jugea que
les mâles faisaient tout, et les femelles rien; elles ne servirent
plus qu'à porter le trésor que le mâle leur avait confié.
l'homme aux QUARANTE ECUS.
Voilà qui est bien étrange. J'ai quelques doutes sur tous ces
petits animaux qui frétillent si prodigieusement dans une liqueur,
pour être ensuite immobiles dans les œufs des oiseaux, et pour
être non moins immobiles neuf mois, à quelques culbutes près,
dans le ventre de la femme ; cela ne me paraît pas conséquent.
1. Lcuwenhoeck et Hartsoeker.
21. — Romans. 22
338 L'HOMME AUX QUARANTE ECUS.
Ce n'est pas, autant que j'en puis juger, la marche de la nature.
Comment sont faits, s'il vous plaît, ces petits hommes qui sont si
bons nageurs dans la liqueur dont vous me parlez ?
LE GÉOMÈTRE.
Comme des vermisseaux. Il y avait surtout un médecin,
nommé Andry, qui voyait des vers partout, et qui voulait abso-
lument détruire le système d'Harvey, Il aurait, s'il l'avait pu,
anéanti la circulation du sang, parce qu'un autre l'avait décou-
verte. Enfin deux Hollandais et M. Andry, à force de tomber dans
le péché d'Onan et de voir les choses au microscope, réduisirent
l'homme à être chenille. Nous sommes d'abord un ver comme elle ;
de là, dans notre enveloppe, nous devenons comme elle, pendant
neuf mois, une vraie chrysalide, que les paysans appellent fève.
Ensuite, si la chenille devient papillon, nous devenons hommes :
voilà nos métamorphoses.
l'homme aux quarante ECUS,
Eh bien! s'en est-on tenu là? N'y a-t-il point eu depuis de
nouvelle mode?
LE GÉOMÈTRE.
On s'est dégoûté d'être chenille. Un philosophe extrêmement
plaisant a découvert dans une Venus physique ^ que l'attraction
faisait les enfants ; et voici comment la chose s'opère. Le sperme
étant tombé dans la matrice, l'œil droit attire l'œil gauche, qui
arrive pour s'unir à lui en qualité d'œil ; mais il en est empêché
par le nez, qu'il rencontre en chemin, et qui l'oblige de se placer
à gauche. Il en est de même des bras, des cuisses et des jambes,
qui tiennent aux cuisses. Il est difficile d'expliquer, dans cette
hypothèse, la situation des mamelles et des fesses. Ce grand
philosophe n'admet aucun dessein de l'Être créateur dans la
formation des animaux; il est bien loin de croire que le cœur
soit fait pour recevoir le sang et pour le chasser, l'estomac pour
digérer, les yeux pour voir, les oreilles pour entendre : cela lui
paraît trop vulgaire; tout se fait par attraction.
l'homme aux quarante ECUS.
Voilà un maître fou. Je me flatte que personne n'a pu adopter
une idée aussi extravagante.
LE GÉOMÈTRE.
On en rit beaucoup ; mais ce qu'il y eut de triste, c'est que
cet insensé ressemblait aux théologiens, qui persécutent autant
qu'ils peuvent ceux qu'ils font rire.
1. Titre d'un ouvrage de Maupertuis.
L'HOMME AUX QUARANTE ECUS. 339
D'autres philosophes ont inicnginé d'autres manières qui n'ont
pas fait une plus grande fortune : ce n'est plus le hras qui va
chercher le bras ; ce n'est plus la cuisse qui court après la cuisse;
ce sont de petites molécules, de petites particules de hras et de
cuisse qui se placent les unes sur les autres. On sera peut-être
enfin obligé d'en revenir aux œufs, après avoir perdu bien du
temps.
l'homme aux quarante ECUS,
J'en suis ravi ; mais quel a été le résultat de toutes ces
disputes ?
LE GÉOMÈTRE.
Le doute. Si la question avait été débattue entre des théolo-
gaux, il y aurait eu des excommunications et du sang répandu ;
mais entre des physiciens la paix est bientôt faite : chacun a
couché avec sa femme, sans penser le moins du monde à son
ovaire, ni à ses trompes de Fallope. Les femmes sont devenues
grosses ou enceintes, sans demander seulement comment ce
mystère s'opère. C'est ainsi que vous semez du blé, et que vous
ignorez comment le blé germe en terre \
l'homme aux quarante ECUS,
Oh ! je le sais bien ; on me l'a dit il y a longtemps : c'est par
pourriture^. Cependant il me prend quelquefois envie de rire de
tout ce qu'on m'a dit.
le géomètre.
C'est une fort bonne envie. Je vous conseille de douter de
tout, excepté que les trois angles d'un triangle sont égaux à deux
droits, et que les triangles qui ont même base et même hauteur
sont égaux entre eux, ou autres propositions pareilles, comme,
par exemple, que deux et deux font quatre,
l'homme aux quarante ECUS,
Oui, je crois qu'il est fort sage de douter; mais je sens que je
1. Les observations de Haller et de Spallanzani semblent avoir prouvé que
l'embryon existe avant la fécondation dans l'œuf des oiseaux, et, par analogie,
dans la femelle vivipare ; que la substance du sperme est nécessaire pour la fécon-
dation, et qu'une quantité presque infiniment petite peut suffire. Mais comment,
dans ce système, expliquer la ressemblance des mulets avec leurs pères? Comment
cet embryon et cet œuf se forment-ils dans la femelle? Comment le sperme agit-
il sur cet embryon? Voilà ce qu'on ignore encore. Peut-être quelque jour en saura-
t-on davantage. Les vers spermatiques ne deviennent plus du moins des hommes,
ni des lapins. Quant aux molécules organiques, elles ressemblent trop aux monades-
mais remarquons, à l'honneur de Leibnitz, que jamais il ne s'est avisé de pré-
tendre avoir vu des monades dans son microscope. (K.)
2. Saint Paul, Corinth., xv, 36; et saint Jean, xii, 24,
340 L'HOMAJE AUX QUARANTE ECUS.
suis curieux depuis que j'ai fait fortune et que j'ai du loisir. Je
voudrais, quand ma volonté remue mon bras ou ma jambe,
découvrir le ressort par lequel ma volonté les remue: car sûre-
ment il y en a une. Je suis quelquefois tout étonné de pouvoir
lever et abaisser mes yeux, et de ne pouvoir dresser mes oreilles.
Je pense, et je voudrais connaître un peu là toucher au
doigt ma pensée. Cela doit être fort curieux. Je cherche si je
pense par moi-même, si Dieu me donne mes idées, si mon âme
est venue dans mon corps à six semaines ou à un jour, comment
elle s'est logée dans mon cerveau ^ ; si je pense beaucoup quand
je dors profondément, et quand je suis en léthargie. Je me creuse
la cervelle pour savoir comment un corps en pousse un autre.
Mes sensations ne m'étounent pas moins: j'y trouve du divin, et
surtout dans le plaisir.
J'ai fait quelquefois mes efforts pour imaginer un nouveau
sens, et je n'ai jamais pu y parvenir. Les géomètres savent toutes
ces choses ; ayez la bonté de m'instruire.
LE GÉOMÈTRE.
Hélas! nous sommes aussi ignorants que vous; adressez-vous
à la Sorbonne. »
VIII. — L'HOMME AUX QUARANTE ECUS. DEVENU PÈRE,
RAISONNE SUR LES MOINES.
Quand l'homme aux quarante écus se vit père d'un garçon, il
commença à se croire un homme de quelque poids dans l'État :
il espéra donner au moins dix sujets au roi, qui seraient tous
utiles. C'était l'homme du monde qui faisait le mieux des
paniers; et sa femme était une excellente couturière. Elle était
née dans le voisinage d'une grosse abbaye de cent mille livres de
rente. Son mari me demanda un jour pourquoi ces messieurs,
qui étaient en petit nombre, avaient englouti tant de parts de
quarante écus. « Sont-ils plus utiles que moi à la patrie?
— Non, mon cher voisin.
— Servent-ils comme moi à la population du pays?
— Non, au moins en apparence,
— Cultivent-ils la terre ? défendent-ilsl'État quand il est attaqué ?
1. Ceci lappellc un passage de lu scène 1''= de l'acif Hl du Festin de l'icrre.
cl, cependant il ne paraît pas que Voltaire ait eu connaissance des éditions qui
contenaient ce passage; voyez, dans les Mélanges, année 1739. une des notes
sur lu Vie de Molière.
L'HOMME ATX QUARANTE ECUS. 34-1
— Non, ils prient Dieu pour vous.
— Eh bien ! je prierai Dieu pour eux: partageons. Coml)ien
croyez-vous que les couvents renferment de ces gens utiles, soit
eu hommes, soit en filles, dans le royaume ?
— Par les mémoires des intendants, faits sur la fin du dernier
siècle, il y en avait environ quatre-vingt-dix mille.
— Par notre ancien compte, ils ne devraient, à quarante écus
par tête, posséder que dix millions huit cent mille livres : com-
bien en ont-ils?
— Cela va à cinquante milhons, en comptant les messes et les
quêtes des moines mendiants, qui mettent réellement un impôt
considérable sur le peuple. Un frère quêteur d'un couvent de
Paris s'est vanté puliliquement que sa besace valait quatre-vingt
mille livres de rente.
— Voyons combien cinquante millions répartis entre quatre-
vingt-dix mille têtes tondues donnent à chacune.
— Cinq cent cinquante-cinq livres.
— C'est une somme considérable dans une société nom-
breuse, où les dépenses diminuent par la quantité même des
consommateurs : car il en coûte bien moins à dix personnes pour
vivre ensemble que si chacun avait séparément son logis et sa
table.
« Les ex-jésuites, à qui on donne aujourd'hui quatre cents
livres de pension, ont donc réellement perdu à ce marché?
— Je ne le crois pas : car ils sont presque tous retirés chez des
parents qui les aident; plusieurs disent la messe pour de l'argent,
ce qu'ils ne faisaient pas auparavant ; d'autres se sont faits pré-
cepteurs ; d'autres ont été soutenus par des dévotes : chacun s'est
tiré d'aflaire, et peut-être y en a-t-il peu aujourd'hui qui, ayant
goûté du monde et de la liberté, voulussent reprendre leurs
anciennes chaînes ^ La vie monacale, quoi qu'on en dise, n'est
point du tout à envier. C'est une maxime assez connue que les
moines sont des gens qui s'assemblent sans se connaître, vivent
sans s'aimer, et meurent sans se regretter.
1. Les jésuites n'auraient point été à plaindre si on eût doublé cette pension
de quatre cents livres en faveur de ceux qui auraient eu des infirmités, ou plus
do soixante ans; si les autres eussent pu posséder des bénéfices, ou remplir des
emplois sans faire un serment qu'ils ne pouvaient prêter avec honneur: si l'on
avait permis à ceux qui auraient voulu vivre en commun de se réunir sous l'ins-
pection du magistrat ; mais la haine des jansénistes pour les jésuites, le préjugé
qu'ils pouvaient être à craindre, et leur insolent fanatisme dans le temps de leur
<iestruction. et même après qu'elle eut été consommée, ont empêché de remplir,
à leur égard, ce qu'eussent exigé la justice et l'humanité. ( K.)
342 L'H03IME AUX QUARANTE ECUS.
— Vous peusez donc qu'on leur rendrait un très-grand ser-
vice de les défroquer tous?
— Ils y gagneraient beaucoup sans doute , et l'État encore
davantage ; on rendrait à la patrie des citoyens et des citoyennes
qui ont sacrifié témérairement leur liberté dans un âge où les
lois ne permettent pas qu'on dispose d'un fonds de dix sous de
rente ; on tirerait ces cadavres de leurs tombeaux : ce serait une
vraie résurrection. Leurs maisons deviendraient des hôtels de
ville, des hôpitaux, des écoles publiques, ou seraient affectées à
des manufactures ; la population deviendrait plus grande , tous
les arts seraient mieux cultivés. On pourrait du moins diminuer
le nombre de ces victimes volontaires en fixant le nombre des no-
vices : la patrie aurait plus d'hommes utiles et moins de malheu-
reux. C'est le sentiment de tous les magistrats, c'est le vœu una-
nime du public, depuis que les esprits sont éclairés. L'exemple de
l'Angleterre et de tant d'autres États est une preuve évidente de la
nécessité de cette réforme. Que ferait aujourd'hui l'Angleterre si,
au lieu de quarante mille hommes de mer, elle avait quarante mille
moines? Plus les arts se sont multipliés, plus le nombre des sujets
laborieux est devenu nécessaire. Il y a certainement dans les
cloîtres beaucoup de talents ensevelis qui sont perdus pour l'État,
Il faut, pour faire fleurir un royaume, le moins de prêtres possible,
et le plus d'artisans. L'ignorance et la barbarie de nos pères, loin
d'être une règle pour nous , n'est qu'un avertissement de faire ce
qu'ils feraient s'ils étaient en notre place avec nos lumières.
— Ce n'est donc point par haine contre les moines que vous
voulez les abolir ? C'est par pitié pour eux ; c'est par amour pour
la patrie. Je pense comme vous. Je ne voudrais point que mon
fils fût moine ; et si je croyais que je dusse avoir des enfants pour
le cloître, je ne coucherais plus avec ma femme.
— Quel est en effet le bon père de famille qui ne gémisse de voir
son fils et sa fille perdus pour la société? Gela s'appelle se sauver;
mais un soldat qui se sauve quand il faut combattre est puni. Nous
sommes tous des soldats de l'État ; nous sommes à la solde de
la société, nous devenons des déserteurs quand nous la quittons.
Que dis-je? les moines sont des parricides qui étoufl'ent une pos-
térité tout entière. Quatre-vingt-dix mille cloîtrés, qui braillent
ou qui nasillent du latin, pourraient donner à l'État chacun deux
sujets : cela fait cent soixante mille ' hommes qu'ils font périr
1. 11 faiidr.iit cent. quatre-vinQt mille. V.n me confurniant à toutes les éditions,
sans excepter les premières, j'ai dû signaler cette erreur de plume, (B.)
L'HOMME AUX QUARAXTE ECUS. 343
dans leur germe. Au bout de cent ans la perte est immense: cela
est démontrée
(( Pourquoi donc le monacliisme a-t-il prévalu? parce que le
gouvernement fut presque partout détestal)le et absurde depuis
Constantin ; parce que l'empire romain eut plus de moines que
de soldats ; parce qu'il y en avait cent mille dans la seule Egypte ;
parce qu'ils étaient exempts de travail et de taxe ; parce que les
chefs des nations barbares qui détruisirent l'empire, s étant faits
chrétiens pour gouverner des chrétiens, exercèrent la plus hor-
rible tyrannie; parce qu'on se jetait en foule dans les cloîtres
pour échapper aux fureurs de ces tyrans, et qu'on se plongeait
dans un esclavage pour en éviter un autre ; parce que les papes,
en instituant tant d'ordres différents de fainéants sacrés, se firent
autant de sujets dans les autres États; parce qu'un paysan aime
mieux être appelé mon révérend -pire, et donner des bénédictions,
que de conduire la charrue ; parce qu'il ne sait pas que la charrue
est plus noble que le froc; parce qu'il aime mieux vivre aux
dépens des sots que par an travail honnête; enfin parce qu'il ne
sait pas qu'en se faisant moine il se prépare des jours malheu-
reux, tissus d'ennui et de repentir.
— Allons, monsieur, plus de moines, pour leur bonheur et
pour le nôtre. Mais je suis fâché d'entendre dire au seigneur de
mon village, père de quatre garçons et de trois filles, qu'il ne
saura où les placer s'il ne fait pas ses filles religieuses.
— Cette allégation trop souvent répétée est inhumaine, anti-
patriotique, destructive de la société.
« Toutes les fois qu'on peut dire d'un état de vie, quel qu'il
puisse être, si tout le monde embrassait cet état le genre humain
serait perdu, il est démontré que cet état ne vaut rien, et que
celui qui le prend nuit au genre humain autant qu'il est en lui.
« Or il est clair que si tous les garçons et toutes les filles
s'encloîtraient le monde périrait : donc la moinerie est par cela
1. C'est une erreur. Le nombre des hommes dépend essentiellement de la quan-
tité des subsistances : dans un grand État comme la France, quatre-vingt-dix mille
personnes enlevées à la culture et aux arts utiles causent sans doute une perte;
mais l'industrie du reste de la nation la répare sans peine. Les moines sont sur-
tout nuisibles, parce qu'ils servent à nourrir le fanatisme et la superstition, et
parce qu'ils absorbent des richesses immenses qui pourraient être employées au
soulagement du peuple, ou pour l'éducation publique. Au reste, il ne serait pas
impossible de calculer l'effet que peut avoir sur la population l'existence d'une
classe de célibataires; mais ce calcul serait ti'ès-compliqué, et dépend d'un beau-
coup plus grand nombre d'éléments que ne l'ont cru les savants d'après le calcul
desquels M, de Voltaire parle ici, K.
344 L'HOMME AUX QUARANTE ECUS.
seul l'ennemie de la nature humaine, indépendamment des
maux affreux qu'elle a causés quelquefois.
— Ne pourrait-on pas en dire autant des soldats ?
— Non assurément : car si chaque citoyen porte les armes à
son tour, comme autrefois dans toutes les républiques, et surtout
dans celle de Rome, le soldat n'en est que meilleur cultivateur ;
le soldat citoyen se marie, il combat pour sa femme et pour ses
enfants. Plût à Dieu que tous les laboureurs fussent soldats et
mariés! ils seraient d'excellents citoyens. Mais un moine, en tant
que moine, n'est bon qu'à dévorer la substance de ses compa-
triotes. Il n'y a point de vérité plus reconnue.
— Mais les filles, monsieur, les filles des pauvres gentils-
hommes, qu'on ne peut marier, que feront-elles?
— Elles feront, on l'a dit mille fois, comme les filles d'Angle-
terre, d'Ecosse, d'Irlande, de Suisse, de Hollande, de la moitié de
l'Allemagne, de Suède, de Norvège, du Danemark, de Tartarie,
de Turquie, d'Afrique, et de presque tout le reste de la terre ;
elles seront bien meilleures épouses, bien meilleures mères, quand
on se sera accoutumé, ainsi qu'en Allemagne, à prendre des
femmes sans dot. Une femme ménagère et laborieuse fera plus
de bien dans une maison que la fille d'un financier, qui dépense
plus en superfluités qu'elle n'a porté de revenu chez son niari.
« Il faut qu'il y ait des maisons de retraite pour la vieillesse,
pour l'infirmité, pour la difformité. Mais, par le plus détestable
des abus, les fondations ne sont que pour la jeunesse et pour les
personnes bien conformées. On commence, dans le cloître, par
faire étaler aux novices des deux sexes leur nudité, malgré toutes
les lois de la pudeur; on les examine attentivement devant et
derrière. Qu'une vieille bossue aille se présenter i)our entrer dans
un cloître, on la chassera avec mépris, à moins qu'elle ne donne
une dot immense. Que dis-jc ? toute religieuse doit être dotée,
sans quoi elle est le rebut du couvent. Il n'y eut jamais d'abus
plus intolérable \
— Allez, allez, monsieur, je vous jure que mes lilles ne seront
jamais religieuses. Elles apprendront à filer, à coudre, à faire de
la dentelle, à broder, ù se rendre utiles. Je regarde les vœux comme
un attentat contre la patrie et contre soi-même. Expliquez-moi,
1. Le grand-duc Léopold vient de défi-ndrc au\ couvents de ses Ktats d'exiger
ni môme de recevoir aucune dot; mais, de pour que des parents avares ne trou-
vent dans cette loi un encouragement pour forcer leurs lilles à prendre le parti
du cloitre, ils seront obligés de donner aux hôpitaux une dot égale à celle que
le couvent aurait exigée. (K.)
LIIU.MMI- AUX OL AU AN TE KCLS. 343
je VOUS prie, comment il se peut faire qu'un de mes amis, pour
contredire le genre humain, prétende que les moines sont très-
utiles à la population d'un Élat, parce que leurs bâtiments sont
mieux entretenus que ceux des seigneurs, et leurs terres mieux
cultivées ?
— Eli ! quel est donc votre ami qui avance une proposition si
étrange?
— C'est l'Ami des hommes ' , ou plut(jt celui des moines.
— Il a voulu rire; il sait trop bien que dix familles qui ont
chacune cinq mille livres de rente en terre sont cent fois, mille
fois plus utiles qu'un couvent qui jouit d'un revenu de cinquante
mille livres, et qui a toujours un trésor secret. Il vante les belles
maisons bâties par les moines, et c'est précisément ce qui irrite
les citoyens : c'est le sujet des plaintes de l'Europe. Le vœu de
pauvreté condamne les palais, comme le vœu d'humilité con-
tredit l'orgueil, et comme le vœu d'anéantir sa race contredit la
nature.
— Je commence à croire qu'il faut beaucoup se défier des
livres.
— Il faut en user avec eux comme avec les hommes : choisir
les plus raisonnables, les examiner, et ne se rendre jamais qu'à
l'évidence. »
IX. — DES IMPOTS PAYÉS A L'ÉTRANGER.
Il y a un mois que l'homme aux quarante écus vint me trou-
ver en se tenant les côtés de rire, et il riait de si grand cœur que
je me mis à rire aussi sabs savoir de quoi il était question : tant
l'homme est né imitateur I tant l'instinct nous maîtrise ! tant les
grands mouvements de l'âme sont contagieux !
Ut ridentibus arrident, ita flentibus adflent -
Humani vultus.
Quand il eut bien ri, il me dit qu'il venait de rencontrer un
homme qui se disait protonotaire du saint-siége, et que cet homme
1. VAmi des hommes, par le marquis de Mirabeau, première partie, chapitre ii.
Voyez aussi, dans les Mélanges, année 1763, la onzième des Remarques pour servir
de supplément à l'Essai sur les mœurs.
2. Le jésuite Sanadon a mis adsunt pour adilent. Un amateur d'Horace prétend
que c'est pour cela qu'on a chassé les jésuites. (A'o^e de Voltaire.) — Ces vers
sont d'Horace, Art poétique, vers 101-2. La leçon adsunt a prévalu; elle est dans
tous les manuscrits. Voyez Voltaire et ses Maîtres, page 296.
346 L'HOMME AUX QUARANTE ECUS.
envoyait une grosse somme d'argent à trois cents lieues d'ici, à
un Italien, au nom d'un Français à qui le roi arait donné un petit
fief, et que ce Français ne pourrait jamais jouir des bienfaits du roi
s'il ne donnait à cet Italien la première année de son revenu K
« La chose est très-vraie, lui dis-je ; mais elle n'est pas si plai-
sante. Il en coûte à la France environ quatre cent mille livres par
an en menus droits de cette espèce; et, depuis environ deux
siècles et demi que cet usage dure, nous avons déjà porté en
Italie quatre-vingts millions.
— Dieu paternel ! s'écria-t-il, que de fois quarante écus ! Cet
Italien-là nous subjugua donc, il y a deux siècles et demi ? Il nous
imposa ce tribut ?
— Vraiment, répondis-je, il nous en imposait autrefois d'une
façon bien plus onéreuse. Ce n'est là qu'une bagatelle en compa-
raison de ce qu'il leva longtemps sur notre pauvre nation et sur
les autres pauvres nations de l'Europe. » Alors je lui racontai
comment ces saintes usurpations s'étaient établies. Il sait un peu
d'histoire ; il a du bon sens : il comprit aisément que nous avions
été des esclaves auxquels il restait encore un petit bout de chaîne.
Il parla longtemps avec énergie contre cet abus ; mais avec quel
respect pour la religion en général ! Comme il révérait les évêques !
comme il leur souhaitait beaucoup de quarante écus, afin qu'ils
les dépensassent dans leurs diocèses en bonnes œuvres!
Il voulait aussi que tous les curés de campagne eussent un
nombre de quarante écus suffisant pour les faire vivre avec
décence. « Il est triste, disait-il, qu'un curé soit obligé de disputer
trois gerbes de blé à son ouaille, et qu'il ne soit pas largement
payé par la province'. Il est honteux que ces messieurs soient
toujours en procès avec leurs seigneurs. Ces contestations éter-
nelles pour des droits imaginaires, pour des dîmes, détruisent la
considération qu'on leur doit. Le malheureux cultivateur, qui a
déjà payé aux préposés son dixième, et les deux sous pour livre,
et la taille, et la capitation, et le rachat du logement des gens de
guerre, après qu'il a logé des gens de guerre, etc., etc.; cet infor-
tuné, dis-je, qui se voit encore enlever le dixième de sa récolte
par son curé, ne le regarde plus comme son pasteur, mais
comme son écorcheur, qui lui arrache le peu de peau qui lui
reste. Il sent bien qu'en lui enlevant la dixième gerbe de droit
divin, on a la cruauté diabolique de ne pas lui tenir compte do
1. Voyez l'article Annates, tome XVII, page 258.
2. Voyez tome XVIIl, page 303.
L" HOMME AUX O TA HANTE ECUS. 347
ce qu'il lui en a coûte pour l'aire croître cette ger])e. Que lui
reste-t-il, pour lui et pour sa famille? Les pleurs, la disette, le
découragement, le désespoir-, et il meurt de fatigue et de misère.
Si le curé était payé par la province, il serait la consolation de ses
paroissiens, au lieu d'être regardé par eux comme leur ennemi. »
Ce digne homme s'attendrissait en prononçant ces paroles ;
il aimait sa patrie, et était idolâtre du Lieu public. Il s'écriait
quelquefois: « Quelle nation que la française, si on voulait! »
Nous allâmes voir son fils, à qui sa mère. Lien propre et Lien
lavée, présentait un gros téton Liane. L'enfant était fort joli.
« Hélas! dit le père, te voilà donc, et tu n'as que vingt-trois ans
de vie, et quarante écus à prétendre ! »
X. — DES PROPORTIONS.
Le produit des extrêmes est égal au produit des moyens ; mais
deux sacs de Lié volés ne sont pas à ceux qui les ont pris comme
la perte de leur vie l'est à l'intérêt de la personne volée.
Le prieur de D***, à qui deux de ses domestiques de campagne
avaient dérobé deux setiers de Lié, vient de faire pendre les deux
délinquants. Cette exécution lui a plus coûté que toute sa récolte
ne lui a valu, et, depuis ce temps, il ne trouve plus de valets.
Si les lois avaient ordonné que ceux qui voleraient le Lié de
leur maître laLoureraient son champ toute leur vie, les fers aux
pieds et une sonnette au cou, attachée à un carcan, ce prieur
aurait Leaucoup gagné.
Il faut effrayer le crime : oui, sans doute; mais le travail forcé
et la honte duraLIe l'intimident plus que la potence.
Il y a quelques mois qu'à Londres un malfaiteur fut condamné
à être transporté en Amérique pour y travailler aux sucreries
avec les nègres. Tous les criminels en Angleterre, comme en Lien
d'autres pays, sont reçus à présenter requête au roi, soit pour
obtenir grâce entière, soit pour diminution de peine. Celui-ci
présenta requête pour être pendu : il alléguait qu'il haïssait mor-
tellement le travail, et qu'il aimait mieux être étranglé une minute
que de faire du sucre toute sa vie.
D'autres peuvent penser autrement, chacun a son goût; mais
on a déjà dit^ et il faut le répéter, qu'un pendu n'est bon à rien,
et que les supplices doivent être utiles.
1. Vo}-ez tome XIX, page 626; tome XX, page 456; et dans les Mélanges,
année 1766, le paragraphe x du Commentaire sur le livre Des Délits et des Peines.
348 L'HOMME AUX QUARANTE ECUS.
Il y a quelques années que l'on condamna dans la Tartarie*
deux jeunes gens à être empalés, pour avoir regardé, leur bonnet
sur la tête, passerune procession de lamas. L'empereur de la Chine-,
qui est un homme de beaucoup d'esprit, dit qu'il les aurait con-
damnés à marcher nu-tête à la procession pendant trois mois.
Proportionnez les peines aux délits, a dit le marquis Beccaria ;
ceux qui ont fait les lois n'étaient pas géomètres.
Si l'abbé Guyon, ou Cogé, ou l'ex-jésuite Nonotte, ou l'ex-
jésuite Patouillet, ou le prédicant La Beaumelle, font de misérables
libelles où il n'y a ni vérité, ni raison, ni esprit, irez-vous les
faire pendre, comme le prieur deD*** a fait pendre ses deux do-
mestiques ; et cela, sous prétexte que les calomniateurs sont plus
coupables que les voleurs?
Condamnerez-vous Fréron même aux galères, pour avoir
insulté le bon goût, et pour avoir menti toute sa vie dans l'espé-
rance de payer son cabaretier?
Ferez-vous mettre au pilori le sieur Larcher, parce qu'il a été
très-pesant, parce qu'il a entassé erreur sur erreur, parce qu'il
n'a jamais su distinguer aucun degré de probabilité, parce qu'il
veut que, dans une antique et immense cité renommée par sa
police et par la jalousie des maris, dans Babylone enfin, où les
femmes étaient gardées par des eunuques, toutes les princesses
allassent par dévotion donner publiquement leurs faveurs dans la
cathédrale aux étrangers pour de l'argent? Contentons-nous de
l'envoyer sur les lieux courir les bonnes fortunes; soyons modérés
en tout; mettons de la proportion entre les déhts et les peines.
Pardonnons à ce pauvre Jean-Jacques, lorsqu'il n'écrit que
pour se contredire, lorsqu'après avoir donné une comédie sifflée'
sur le théâtre de Paris, il injurie ceux* qui en font jouer à cent
lieues de là ; lorsqu'il cherche des protecteurs ^ et qu'il les outrage;
lorsqu'il déclame contre les romans, et qu'il fait des romans dont
le héros est un sot précepteur qui reçoit l'aumône d'une Suissesse
à laquelle il a fait un enfant, et qui va dépenser son argent dans
un bordel do Paris''; laissons-le croire qu'il a surpassé Fénelon et
1. A Al)boville. (K.) — Voyez, dans les Mvlanges , année 1700, la Relcition de
la mort du chevalier de La Barre.
2. Le roi de Prusse. (K.) — Voyez, dans la Curresiiondance, sa lettre du " d'au-
guste 1700.
3. barrisse, ou l'Amant de lui-même, comédie en un acte et en prose, jouée
une seule fois au Ïhé:ltre-Français, le 18 décembre 17.j2.
•i. Voltaire.
.'). Ilimie.
0. Voyez les Lettres sur 1 1 Nouvelle lléloisc.
LIIO.M.ME AIX OUAHANTI- ECUS. 349
Xéuophon, eu élevant liii jeune homme de qualité dans le métier
de menuisier: ces extravagantes platitudes ne méritent pas un
décret de prise de corps ' ; les petites-maisons suffisent avec de
bons bouillons, de la saignée, et du régime.
Je hais les lois de Dracon, qui punissaient également les
crimes et les fautes, la méchanceté et la folie. Ne traitons point
le jésuite Nonotte, qui n'est coupable que d'avoir écrit des bêtises
et des injures, comme on a traité les jésuites Malagrida, Oldcorn,
(iarnet, Guignard, Gueret, et comme on devait traiter le jésuite
Le Tellier-, qui trompa son roi, et qui troubla la France. Distin-
guons principalement dans tout procès, dans toute contention,
dans toute querelle, Tagresseur de l'outragé, Toppresseur de l'op-
primé. La guerre offensive est d'un tyran ; celui qui se défend
est un homme juste.
Comme j'étais plongé dans ces réflexions, l'homme aux qua-
rante écus me vint voir tout en larmes. Je lui demandai avec
émotion si son fils, qui devait vivre vingt-trois ans, était mort.
« Aon, dit-il, le petit se porte bien, et ma femme aussi ; mais j'ai
été appelé en témoignage contre un meunier à qui on a fait subir
la question ordinaire et extraordinaire, et qui s'est trouvé inno-
cent; je l'ai vu s'évanouir dans les tortures redoublées; j'ai
entendu craquer ses os ; j'entends encore ses cris et ses hurle-
ments, ils me poursuivent; je pleure de pitié, et je tremble d'hor-
reur. » Je me mis à pleurer et k frémir aussi, car je suis extrê-
mement sensible.
Ma mémoire alors me représenta l'aventure épouvantable des
Calas : une mère vertueuse dans les fers, ses filles éplorées et
fugitives, sa maison au pillage; un père de famille respectable
brisé par la torture, agonisant sur la roue, et expirant dans les
flammes; un fils chargé de chaînes, traîné devant les juges, dont
un lui dit : a Nous venons de rouer votre père, nous allons vous
rouer aussi. »
Je me souvins de la famille de Sirven ^ qu'un de mes amis
rencontra dans des montagnes couvertes de glaces, lorsqu'elle
1. J.-J. Rousseau venait de rentrer en France, mai> sous un faux nom, à
cause de ce décret.
2. Sur Malagrida, voyez, tome XV, le chapitre xxxviii du Précis du Siècle de
Louis XV; — sur Oldcorn et Garnet, voyez tome XIII, page 53; — sur Gueret et
Guignard, voyez tome XII, page 557; — sur Le Tellier, vojez, tome XV, le cha-
pitre xxxvii du Siècle de Louis XIV; et tomes XVI, page 68; XVII, page 177:
XVIII, pages 47 et 37it.
3. Voyez tome XVIII, page '281; et dans les Mélanges, année 17C6, TAvis au
PIBLIC.
350 L'HOiMME AUX QUARANTE ECUS.
fuyait la persécution d'an juge aussi inique qu'ignorant. « Ce
juge, me dit-il, a condamné toute cette famille innocente au sup-
plice, en supposant, sans la moindre apparence de preuve, que
le père et la mère, aidés de deux de leurs filles, avaient égorgé et
noyé la troisième, de peur qu'elle n'allât à la messe. » Je voyais
à la fois, dans les jugements de cette espèce, l'excès de la bêtise,
de l'injustice et de la barbarie.
Nous plaignions la nature humaine, Fliomme aux quarante
écus et moi. J'avais dans ma poclie le discours d'un avocat général
duDaupliiuéS qui roulait en partie sur ces matières intéres-
santes ; je lui en lus les endroits suivants :
(( Certes, ce furent des hommes véritablement grands qui osè-
rent les premiers se charger de gouverner leurs semblables, et
s'imposer le fardeau de la féhcité pubhque; qui, pour le bien
qu'ils voulaient faire aux hommes, s'exposèrent à leur ingratitude,
et, pour le repos d'un peuple, renoncèrent au leur; quise mirent,
pour ainsi dire, entre les hommes et la Providence, pour leur
composer, par artifice, un bonheur qu'elle semblait leur avoir
refusé.
(c Quel magistrat, un peu sensible à ses devoirs, à la seule
humanité, pourrait soutenir ces idées ? Dans la solitude d'un
cabinet pourra-t-il, sans frémir d'horreur et de pitié, jeter les
yeux sur ces papiers, monuments infortunés du crime ou de l'in-
nocence? Ne lui semble-t-il pas entendre des voix gémissantes
sortir de ces fatales écritures, et le presser de décider du sort d'un
citoyen, d'un époux, d'un père, d'une famille? Quel juge impi-
toyable (s'il est chargé d'un seul procès criminel) pourra passer
de sang-froid devant une prison? C'est donc moi, dira-t-il, qui
retiens dans ce détestable séjour mon semblable, peut-être mon
égal, -mon concitoyen, un homme enfin ! c'est moi qui le lie tous
les jours, qui ferme sur lui ces odieuses portes! Peut-être le déses-
poir s'est emparé de son ûme ; il pousse vers le ciel mon nom avec
des malédictions, et sans doute il atteste contre moi le grand Juge
qui nous observe et doit nous juger tous les deux.
(i Ici un spectacle effrayant se présente tout ïi coup à mes
yeux; le juge se lasse d'interroger par la parole; il veut interroger
par les supplices : impatient dans ses recherches, et peut-être
1. Servan, Discours sut l'adiiiinislraliuti de la jaslice criminelle.
L'HOMME AUX QUARANTE ECUS. 351
irrité de leur inutilité, on apporte des torches, des chaînes, des
leviers, et tous ces instruments inventés pour la douleur. Un
bourreau vient se mêler aux fonctions de la magistrature, et
termine par la violence un interrogatoire commencé par la
liberté.
« Douce philosophie! toi qui ne cherches la vérité qu'avec
l'attention et la patience, t'attendais-tu que, dans ton siècle, on
employât de tels instruments pour la découvrir?
« Est-il bien vrai que nos lois approuvent cette méthode
inconcevable, et que l'usage la consacre?
« Leurs lois imitent leurs préjugés ; les punitions publiques
sont aussi cruehes que les vengeances particulières, et les actes
de leur raison ne sont guère moins impitoyaJDles que ceux de leurs
passions. Quelle est donc la cause de cette bizarre opposition ?
C'est que nos préjugés sont anciens, et que notre morale est nou-
velle ; c'est que nous sommes aussi pénétrés de nos sentiments
qu'inattentifs à nos idées ; c'est que l'avidité des plaisirs nous
empêche de réfléchir sur nos besoins, et que nous sommes plus
empressés de vivre que de nous diriger ; c'est, en un mot, que
nos mœurs sont douces, et qu'elles ne sont pas bonnes-, c'est
que nous sommes polis, et que nous ne sommes seulement pas
humains, »
Ces fragments, que l'éloquence avait dictés à l'humanité, rem-
plirent le cœur de mon ami d'une douce consolation. Il admirait
avec tendresse. « Quoi! disait-il dans son transport, on fait des
chefs-d'œuvre en province ! on m'avait dit qu'il n'y a que Paris
dans le monde.
— Il n'y a que Paris, lui dis-je, où l'on fasse des opéras-comi-
ques ; mais il y a aujourd'hui dans les provinces beaucoup de
magistrats qui pensent avec la même vertu, et qui s'expriment
avec la même force. Autrefois les oracles de la justice, ainsi que
ceux de la morale, n'étaient que ridicules. Le docteur Calouard
déclamait au barreau, et Arlequin dans la chaire. La philosophie
est enlin venue, elle a dit : Ne parlez en public que pour dire
des vérités neuves et utiles, avec l'éloquence du sentiment et de
la raison.
« Mais si nous n'avons rien de neuf à dire? se sont écriés les
parleurs. Taisez-vous alors, a répondu la philosophie; tous ces
vains discours d'appareil, qui ne contiennent que des phrases,
sont comme le feu de la Saint-Jean, allumé le jour de l'année où
332 L'HOM.ME AUX QUARANTE ECUS.
l'on a le moins besoin de se cliaufTer : il ne cause aucun plaisir,
et il n'en reste pas même la cendre.
(t Que toute la France lise les bons livres. Mais, malgré les pro-
grès de l'esprit humain, on lit très-peu; et, parmi ceux qui
veulent quelquefois s'instruire, la plupart lisent très-mal. Mes
voisins et mes voisines jouent, après dîner, un jeu anglais, que
j'ai beaucoup de peine à prononcer, car on l'appelle ichisk. Plu-
sieurs bons bourgeois, plusieurs grosses têtes, qui se croient de
bonnes têtes, vous disent avec un air d'importance que les livres
ne sont bons à rien. Mais, messieurs les ^\ elches, savez-vous que
vous n'êtes gouvernés que par des livres? Savez-vous que l'ordon-
nance civile, le code militaire, et l'Évangile, sont des livres dont
vous dépendez continuellement? Lisez, éclairez -vous; ce n'est que
par la lecture qu'on fortifie son àme ; la conversation la dissipe,
le jeu la resserre.
— J'ai bien peu d'argent, me répondit l'homme aux quarante
écus; mais, si jamais je fais une petite fortune, j'achèterai des
livres chez Marc-Michel Rey'. »
XI. — DE LA VÉROLE.
L'homme aux quarante écus demeurait dans un petit canton
où l'on n'avait jamais mis de soldats en garnison depuis cent
cinquante années^ Les mœurs, dans ce coin de terre inconnu,
étaient pures comme l'air qui l'environne. On ne savait pas qu'ail-
leurs l'amour pût être infecté d'un poison destructeur, que les
générations fussent attaquées dans leur germe, et que la nature,
se contredisant elle-même, pût rendre la tendresse horrible et le
plaisir affreux; on se livrait à l'amour avec la sécurité de l'inno-
cence. Des troupes vinrent, et tout changea.
Deux lieutenants, l'aumônier du régiment, un caporal, et un
soldat de recrue qui sortait du séminaire, suffirent pour empoi-
sonner douze villages en moins de trois mois. Deux cousines de
l'homme aux quarante écus se virent couvertes de pustules cal-
leuses ; leurs beaux cheveux tombèrent ; leur voix devint rauque ;
les paupières de leurs yeux, fixes et éteints, se chargèrent d'une
couleur livide, et ne se fermèrent plus pour laisser entrer le repos
dans des membres disloqués, qu'une carie secrète commençait à
1. A Anislcrdain. ('.r\lr lihiaiiii' l'iail rnl'liriiie de tous les oiivraires aiiticallio-
liquc«.
2. Voltaire semble faire allusion ici à la garnison que l'on mit dans Fernoy
pendant les Irouljles do Genève.
L'HOMME AUX QUARANTE ECUS. 3u3
ronger comme ceux de l'Arabe Job, quoique Job n'eût jamais eu
cette maladie.
Le chirurgien-major du régiment, homme d'une grande
expérience, fut obligé de demander des aides à la cour pour
guérir toutes les filles du pays. Le ministre de la guerre, toujours
porté d'inclination à soulager le beau sexe, envoya une recrue
de fraters,qui gâtèrent d'une main ce qu'ils rétablirent de l'autre.
L'homme aux quarante écus lisait alors l'histoire philosophique
de Candide, traduite de l'allemand du docteur Ralph, qui prouve
évidemment que tout est bien, et qu'il était absolument impossible,
dans le meilleur des mondes possibles, que la vérole, la peste, la
pierre, la gravelle, les écrouelles, la chambre de Valence S et
l'Inquisition, n'entrassent dans la composition de l'univers, de
cet univers uniquement fait pour l'homme, roi des animaux et
image de Dieu, auquel on voit bien qu'il ressemble comme deux
gouttes d'eau.
Il lisait, dans l'histoire véritable de Candide, que le fameux
docteur Pangloss avait perdu dans le traitement un œil et une
oreille.-. « Hélas ! dit-il, mes deux cousines, mes deux pauvres
cousines, seront-elles borgnes ou borgnesses et ess orillées?
— Non, lui dit le major consolateur; les Allemands ont la main
lourde; mais, nous autres, nous guérissons les filles promptement,
sûrement, et agréablement. »
En effet les deux johes cousines en furent quittes pour avoir la
tête enflée comme un ballon pendant six semaines, pour perdre
la moitié de leurs dents, en tirant la langue d'un demi -pied, et
pour mourir de la poitrine au bout de six mois.
Pendant l'opération, le cousin et le chirurgien-major raison-
nèrent ainsi.
l'homme alx quarante écus.
Est-il possible, monsieur, que la nature ait attaché de si épou-
vantables tourments à un plaisir si nécessaire, tant de honte à
tant de gloire, et qu'il y ait plus de risque à faire un enfant qu'à
tuer un homme? Serait-il vrai au moins, pour notre consolation,
1. Les cours des aides, juges ordinaires et souverains des délits en matière
d'impôts, n'étant ni assez expéditives ni assez sévères, au jugement des fermiers
généraux, ils obtinrent d'un contrôleur des finances, nommé Orrj', vers 1730
l'érection de trois ou quatre commissions souveraines, dont les juges, payés par
eux, s'empressèrent de gagner leur argent. Un de ces juges, nommé CoUot. a été
presque aussi fameux que Baville, Laubardemont, Pierre d'Ancre, le duc d'Albe
et le prévôt de Louis XI, ont pu l'être dans leur temps. On établit une de ces
chambres à Valence, et elle subsiste encore. (K.)
2. Voyez page 143.
21. — Romans. 23
354 L'HOMME AUX QUARANTE ECUS.
que ce fléau diminue un peu sur Ja terre, et qu'il devienne moins
dangereux de jour en jour?
LE CHIRURGIEN-MAJOR.
Au contraire, il se répand déplus en plus dans toute l'Europe
chrétienne; il s'est étendu jusqu'en Sibérie; j'en ai yu mourir
plus de cinquante personnes, et surtout un grand général d'armée
et un ministre d'État fort sage^ Peu de poitrines faibles résistent
à la maladie et au remède. Les deux sœurs, la petite et la grosse,
se sont liguées encore plus que les moines pour détruire le genre
humain.
L'HO-M.ME aux quarante ECUS.
Nouvelle raison pour abolir les moines, afin que, remis au
rang des hommes, ils réparent un peu le mal que font les deux
sœurs. Dites-moi, je vous prie, si les bêtes ont la vérole.
LE CHIRURGIEN.
Ni la petite, ni la grosse, ni les moines, ne sont connus chez
elles.
l'homme aux quarante ECUS.
Il faut donc avouer qu'elles sont plus heureuses et plus pru-
dentes que nous dans ce meilleur des mondes.
LE CHIRURGIEN.
Je n'en ai jamais douté ; elles éprouvent bien moins de
maladies que nous : leur instinct est bien plus sûr que notre
raison ; jamais ni le passé ni l'avenir ne les tourmentent.
l'homme aux QUARANTE ECUS.
Vous avez été chirurgien d'un ambassadeur de France en
Turquie : y a-t-il beaucoup de vérole à Constantinople?
LE CHIRURGIEN.
Les Francs l'ont apportée dans le faubourg de Péra, où ils
demeurent. J'y ai connu un capucin qui en était mangé comme
Pangloss ; mais elle n'est point parvenue dans la ville :lcs Francs
n'y couchent presque jamais. Il n'y a presque point de filles
pul)liques dans cette ville immense. Chaque homme riche a des
femmes ou dos esclaves de Circassie, toujours gardées, toujours
surveillées, dont la beauté ne peut être dangereuse. Les Turcs
appellent la vérole le mal chrétien, et cela redouble le profond
mépris qu'ils ont pour notre théologie; mais, en récompense, ils
ont la peste, maladie d'Egypte, dont ils font peu de cas, et quils
ne se donnent jamais la peine de prévenir.
t. L'année môme où Voltaire écrivait ces lignes, un de ses amis les plus intré-
pidc>i, Damilavillc, mourut de la même maladie.
L'HOMME AUX QUARANTE ECUS. 355
l'homme aux nUAr.A.ME ÉCLS.
En quel temps croyez-vous que ce fléau commença dans
l'Europe ?
LE CHIRURGIEN.
Au retour du premier voyage de Christophe Colomb chez des
peuples innocents qui ne connaissaient ni l'avarice ni la guerre,
vers l'an U9i. Ces nations, simples et justes, étaient attaquées de
ce mal de temps immémorial, comme la lèpre régnait chez les
Arabes et chez les Juifs, et la peste chez les Égyptiens. Le premier
fruit que les Espagnols recueillirent de cette conquête du nouveau
monde fut la vérole ; elle se répandit plus promptement que
l'argent du Mexique, qui ne circula que longtemps après en
Europe. La raison en est que, dans toutes les villes, il y avait
alors de belles maisons publiques appelées b , établies par
l'autorité des souverains pour conserver l'honneur des dames.
Les Espagnols portèrent le venin dans ces maisons privilégiées
dont les princes et les évêques tiraient les filles qui leur étaient
nécessaires. On a remarqué qu'à Constance il y avait eu sept cent
dix-huit filles 1 pour le service du concile qui fit brûler si dévo-
tement Jean Hus et Jérôme de Prague.
On peut juger par ce seul trait avec quelle rapidité le mal
parcourut tous les pays. Le premier seigneur qui en mourut fut
l'illustrissime et révérendissimeévèque et vice-roi de Hongrie, en
U99, que Bartholomeo Montanagua, grand médecin de Padoue,
ne put guérir. Gualtieri assure que l'archevêque de Mayence
Berthold de Henneberg, « attaqué de la grosse vérole, rendit son
âme à Dieu en 1504 ». On sait que notre roi François h' en mou-
rut. Henri III la prit à Venise ; mais le jacobin Jacques Clément
prévint l'efl'et de la maladie.
Le parlement de Paris, toujours zélé pour le bien public, fut
le premier qui donna un arrêt contre la vérole, en 1497 -. Il
défendit à tous les véroles de rester dans Paris sous peine de la
hart; mais, comme il n'était pas facile de prouver juridiquement
aux bourgeois et bourgeoises qu'ils étaient en délit, cet arrêt
n'eut pas plus d'effet que ceux qui furent rendus depuis contre
l'émétique; et, malgré le parlement, le nombre des coupables
augmenta toujours. Il est certain que, si on les avait exorcisés,
au lieu de les faire pendre, il n'y en aurait plus aujourd'hui
1. Voyez tome XI, page 549.
2. En 1497 à commencer l'année au l" janvier; mais le 6 mars li96 selon la
manière de compter du temps ; voyez tome XIX, page 574.
3o6 L'HOMME AUX QUARANTE ECUS.
sur la terre; mais c'est à quoi luallieureuscment on ne pensa
jamais.
L'HO.\niE AUX QUARANTE ECUS.
Est-il bien vrai ce que j'ai lu dans Candide, que, parmi nous,
quand deux armées de trente mille hommes chacune marchent
ensemble en front de handière, on peut parier qu'il y a vingt
mille véroles de chaque côté^?
LE CHIRURGIEN.
Il n'est que trop vrai. Il en est de même dans les licences de
Sorbonne. Que voulez-vous que fassent de jeunes bacheliers à
qui la nature parle plus haut et plus ferme que la théologie? Je
puis vous jurer que, proportion gardée, mes confrères et moi
nous avons traité plus de jeunes prêtres que de jeunes officiers.
l'homme aux QUARANTE ECUS.
N'y aurait-il point quelque manière d'extirper cette contagion
qui désole l'Europe? On a déjà tâché d'affaiblir le poison d'une
vérole, ne pourra-t-on rien tenter sur l'autre?
LE CHIRURGIEN.
Il n'y aurait qu'un seul moyen, c'est que tous les princes de
l'Europe se liguassent ensemble, comme dans les temps de
Godefroi de Bouillon. Certainement une croisade contre la vérole
serait beaucoup plus raisonnable que ne l'ont été celles qu'on
entreprit autrefois si malheureusement contre Saladin, Melecsala,
et les Albigeois. Il vaudrait bien mieux s'entendre pour repousser
l'ennemi commun du genre humain que d'être continuellement
occupé à guetter le moment favorable de dévaster la terre et de
couvrir les champs de morts, pour arracher à son voisin deux
ou trois villes et quelques villages. Je parle contre mes intérêts:
car la guerre et la vérole font ma fortune; mais il faut être
homme avant d'être chirurgien-major.
C'est ainsi que l'homme aux quarante écus se formait, comme
on dit, l'esprit et le cœur-. Non-seulement il hérita de ses deux
cousines, qui moururent en six mois ; mais il eut encore la suc-
cession d'un parent fort éloigné, qui avait été sous-fermier des
hôpitaux des armées, et qui s'était fort engraissé en mettant les
soldats blessés à la diète. Cet homme n'avait jamais voulu se
marier ; il avait un assez joli sérail. Il ne reconnut aucun de ses
parents, vécut dans la crapule, et mourut à Paris d'indigestion.
C'était un homme, comme on voit, fort utile à l'État.
1. Voyez page 145.
2. Trait contre UuUinj voyez la noie 2 de la page 09.
L'HOMME AUX QUAHANTE ECUS. 3o7
Notre nouveau philosophe fut oljligé d'aller à Paris pour
recueillir l'héritage de son parent. D'abord les fermiers du
domaine le lui disputèrent. Il eut le bonheur de gagner son
procès, et la générosité de donner aux pauvres de son canton,
qui n'avaient pas leur contingent de quarante écus de rente, une
partie des dépouilles du richard ; après quoi il se mit à satisfaire
sa grande passion d'avoir une bibliothèque.
Il lisait tous les matins, faisait des extraits, et le soir il consul-
tait les savants pour savoir en quelle langue le serpent avait parlé
à notre bonne mère ; sil'àme est dans le corps calleux ou dans la
glande pinéale ; si saint Pierre avait demeuré vingt-cinq ans à
Piome* ; quelle différence spécifique est entre un trône et une
domination, et pourquoi les nègres ont le nez épaté. D'ailleurs il
se proposa de ne jamais gouverner l'État, et de ne faire aucune
brochure contre les pièces nouvelles. On l'appelait M. André ;
c'était son nom de baptême. Ceux qui l'ont connu rendent justice
à sa modestie et à ses qualités,' tant acquises que naturelles. Il a
bâti une maison commode dans son ancien domaine de quatre
arpents. Son fils sera bientôt en âge d'aller au collège; mais il
veut qu'il aille au collège d'Harcourt, et non à celui de Mazarin,
à cause du professeur Cogé-, qui fait des libelles, et parce qu'il
ne faut pas qu'un professeur de collège fasse des libelles.
M'"'' André lui a donné une fille fort jolie, qu'il espère marier
à un conseiller de la cour des aides, pourvu que ce magistrat
n'ait pas la maladie que le chirurgien-major veut extirper dans
l'Europe chrétienne.
XII. — GRANDE QUERELLE.
Pendant le séjour de M. André à Paris, il y eut une querelle
importante^ . Il s'agissait de savoir si Marc-Antonin était un hon-
nête homme, et s'il était en enfer ou en purgatoire, ou dans les
limbes, en attendant qu'il ressuscitât. Tous les honnêtes gens
prirent le parti de Marc-Antonin. Ils disaient : « Antonin a tou-
1. Voyez tome XX. pages 21.3 et 592.
2. François-Marie Coarer, licencié en théologie, professeur d'éloquence au col-
lège Mazarin, né en 1723, mort le 18 mai 1780, est auteur d'un Examen du Béli-
saire de Marmontd, 1767, in-8". Voltaire l'appelle Mon Ravaillac, dans la lettre
à Damilaville, du 2 octobre 1767. Voyez aussi dans les Mélanges, année 1767, le
chapitre xxii et la conclusion de la Défense de mon oncle, les Anecdotes sur Béli-
saire, la Lettre de Gerofle à Coger, et la Réponse catégorique au sieur Coger.
3. La condamnation du Délisaire de Marmontel. Voyez page 277.
358 L" HOMME AUX QUARANTE ECUS.
jours été juste, sobre, chaste, bienfaisant, 11 est vrai qu'il n'a pas
en paradis une place aussi belle que celle de saint Antoine: car
il faut des proportions, comme nous TavonsTU; mais certaine-
ment l'âme de l'empereur Antonin n'est point à la broche dans
l'enfer. Si elle est en purgatoire, il faut l'en tirer; il n'y a qu'à
dire des messes pour lui. Les jésuites n'ont plus rien à faire;
qu'ils disent trois mille messes pour le repos de l'âme de Marc-
Antonin ; ils y gagneront, à quinze sous la pièce, deux mille deux
cent cinquante livres. D'ailleurs, on doit du respect à une tête
couronnée; il ne faut pas la damner légèrement, »
Les adversaires de ces bonnes gens prétendaient au contraire
qu'il ne fallait accorder aucune composition à Marc-Antonin ;
qu'il était un hérétique; que les carpocra tiens et les aloges n'étaient
pas si méchants que lui ; qu'il était mort sans confession ; qu'il
fallait faire un exemple ; qu'il était bon de le damner pour
apprendre à vivre aux empereurs delà Chine et du Japon, à ceux
de Perse, de Turquie et de Maroc, aux rois d'Angleterre, de Suède,
de Danemark, de Prusse, au stathouder de Hollande, et aux
avoyers du canton de Berne, qui n'allaient pas plus à confesse que
l'empereur Marc-Antonin ; et qu'enfin c'est un plaisir indicible de
donner des décrets contre des souverains morts, quand on ne peut
en lancer contre eux de leur vivant, de peur de perdre ses oreilles.
La querelle devint aussi sérieuse que le fut autrefois celle des
ursulines et des annonciades, qui disputèrent à qui porterait plus
longtemps des œufs à la coque entre les fesses sans les casser. On
craignit un schisme, comme du temps des cent et un contes de
ma mère l'oie, et de certains billets payables au porteur dans
l'autre monde *, C'est une chose bien épouvantable qu'un schisme:
cela signifie division dans les opinions, et, jusqu'à ce moment
fatal, tous les hommes avaient pensé de même.
M. André, qui est un excellent citoyen, pria les chefs des deux
partis à souper. C'est un des bons convives que nous ayons; son
humeur est douce et vive, sa gaieté n'est point bruyante; il est
facile et ouvert ; il n'a point cette sorte d'esprit qui semble vouloir
étouffer celui des autres; l'autorité qu'il se concilie n'est due qu'à
ses grâces, à sa modération, et à une physionomie ronde qui est
tout à fait persuasive. Il aurait fait souper gaiement ensemble un
Corse et un Génois-, un représentant de Genève et un négatif ^ le
J. Les billets de confession; voyez tome XVIII, page 230.
2. Ils étaient en guerre au moment où Voltaire écrivait.
3. Voyez, tome IX, la Guerre civile de Genève.
LII0.MM1-: AUX QUARANTE ECUS. 359
miiphti et un archevêque. Il fit tomber habilement les premiers
coups que les disputants se portaient, en détournant la conversa-
tion, et en faisant un conte très-agréable qui réjouit également les
damnants et les damnés, Enfin, quand ils furent un peu en pointe
de vin , il leur fit signer que l'âme de l'empereur Marc-Antonin
resterait in statu quo, c'est-à-dire je ne sais où, en attendant un
jugement définitif.
Les âmes des docteurs s'en retournèrent dans leurs limites
paisiblement après le souper : tout fut tranquille. Cet accommo-
dement fit un très-grand honneur à Thorame aux quarante écus;
et toutes les fois qu'il s'élevait une dispute bien acariâtre, bien
virulente entre des gens lettrés ou non lettrés, on disait aux deux
partis : « Messieurs, allez souper chez M. André. »
Je connais deux factions acharnées^ qui, faute d'avoir été
souper chez M. André, se sont attiré de grands malheurs.
XIII. — SCÉLÉRAT CHASSÉ.
La réputation qu'avait acquise M. André d'apaiser les querelles
en donnant de bons soupers lui attira, la semaine passée, une
singulière visite. Un homme noir, assez mal mis, le dos voûté, la
tête penchée sur une épaule, l'œil hagard, les mains fort sales,
vint le conjurer de lui donner à souper avec ses ennemis.
« Quels sont vos ennemis, lui dit M. André, et qui êtes-vous?
— Hélas! dit-il, j'avoue, monsieur, qu'on me prend pour un
de ces maroufles qui font des libelles pour gagner du pain, et
qui crient: Dieu, Dieu, Dieu, religion, religion, pour attraper quelque
petit bénéfice. On m'accuse d'avoir calomnié les citoyens les plus
véritablement religieux, les plus sincères adorateurs de la Divi-
nité, les plus honnêtes gens du royaume. Il est vrai, monsieur,
que, dans la chaleur de la composition, il échappe souvent aux
gens de mon métier de petites inadvertances qu'on prend pour
des erreurs grossières, des écarts que l'on qualifie de mensonges
impudents. Notre zèle est regardé comme un mélange afl"reux de
friponnerie et de fanatisme. On assure que, tandis que nous sur-
prenons la bonne foi de quelques vieilles imbéciles, nous sommes
le mépris et l'exécration de tous les honnêtes gens qui savent lire.
(( Mes ennemis sont les principaux membres des plus illustres
académies de l'Europe, des écrivains honorés, des citoyens bien-
faisants. Je viens de mettre en lumière un ouvrage que j'ai inti-
1. Les jésuites et les jansénistes.
360 L'HOMME AUX QUARANTE ECUS.
lulé AntiphUosophique^. Je n'avais que de bonnes intentions;
mais personne n'a voulu acheter mon livre. Ceux à qui je l'ai
présenté l'ont jeté clans le feu, en me disant qu'il n'était pas seu-
lement antiraisonnable, mais antichrétien et très-antihonnête.
— Eh bien! lui dit M. André, imitez ceux à qui vous avez
présenté votre libelle ; jetez-le dans le feu, et qu'il n'en soit plus
parlé. Je loue fort votre repentir ; mais il n'est pas possible que
je vous fasse souper avec des gens d'esprit qui ne peuvent être
vos ennemis, attendu qu'ils ne vous liront jamais.
— Ne pourriez-vous pas du moins, monsieur, dit le cafard, me
réconcilier avec les parents de feu M. de Montesquieu, dont j'ai
outragé la mémoire pour glorifier le révérend P. Routh, qui vint
assiéger ses derniers moments, et qui fut chassé de sa chambre?
— Morbleu! lui dit M. André, il y a longtemps que le révé-
rend P. Routh est mort; allez-vous-en souper avec lui. »
C'est un rude homme que M. André, quand il a affaire à cette
espèce méchante et sotte. Il sentit que le cafard ne voulait souper
chez lui avec des gens de mérite que pour engager une dispute,
pour les aller ensuite calomnier, pour écrire contre eux, pour
imprimer de nouveaux mensonges. Il le chassa de sa maison,
comme on avait chassé Routh de l'appartement du président de
Montesquieu-,
On ne peut guère tromper M. André. Plus il était simple et
naïf quand il était l'homme aux quarante écus, plus il est devenu
avisé quand il a connu les hommes.
1. C'est le Dictionnaire antiphilosopliique, dont il est parle dans l'Avertisse,
ment de Bouchot en tête du tome XVII.
2. Il s'agit ici du jésuite Paulian, qui envoya un mauvais dictionnaire de phy-
sique à M. de Voltaire, en lui écrivant qu'il le regardait comme un des plus
prands hommes de son siècle, et fit l'année d'après un dictionnaire antiphilo-
sophique digne de son titre, dans lequel M. de Voltaire était insulté avec la gros-
sièreté d'un moine et l'insolence d'un jésuite. 11 n'est pas rigoureusement vrai
que Routh ait été chassé de la chamhre de Montesquieu mourant: on ne l'osa
point, parce que les jésuites avaient encore du crédit ; mais il est très-vrai qu'il
trouhla les derniers moments de cet homme célèhre, qu'il voulut le forcer à lui
livrer ses papiers, et qu'il ne put y réussir ; peu d'heures avant que Montesquieu
expirât, on renvoya Houth et son compagnon ivres morts dans leur couvent. (K.)
— Le P. Paulian est auteur d'un Dictionnaire de physique, 1701, trois volumes
in-S". et dont la dernière édition est en cinq volumes, ainsi que d'un Dictionnaire
pliilosopliotliéoloiiiqne portatif, dont Voltaire a parlé {Dictionnaire pliilosoi)hique,
troisième section du mot Jixien). Mais c'est Chaudoii qui est l'auteur du Diction-
naire anliphilosophiqne, dans la première édition duquel on trouve la Lettre du
H. P. Routh, jésuite, à monseigneur (innlterio, nonce de Sa Sainteté à Paris, sur
les derniers moments de Montesquieu ; voyez rAverlisscmeut de Bouchot, en tête
du tome XVil.
L'HOMME AUX () L'A RAME ECUS. 361
XIV. — LE BON SRXS DE M. ANDRÉ.
Comme le bon sens de M. André s'est fortifié depuis qu'il a
une bibliotlièque! II vit avec les livres comme avec les hommes;
il choisit, et il n'est jamais la dupe des noms. Quel plaisir de
s'instruire et d'agrandir son âme pour un écu, sans sortir de
chez soi !
Il se félicite d'être né dans un temps où la raison humaine
commence à se perfectionner. « Que je serais malheureux, dit-il,
si l'âge où je vis était celui du jésuite Garasse, du jésuite Gui-
gnard, ou du docteur Boucher, du docteur Aubry^ du docteur
Guincestre-, ou des gens qui condamnaient aux galères ceux qui
écrivaient contre les catégories d'AristoteM »
La misère avait affaibli les ressorts de l'âme de M. André; le
bien-être leur a rendu leur élasticité. Il y a mille Andrés dans le
monde auxquels il n'a manqué qu'un tour de roue de la fortune
pour en faire des hommes d'un vrai mérite.
Il est aujourd'hui au fait de toutes les affaires de l'Europe, et
surtout des progrès de l'esprit humain.
« Il me semble, me disait-il mardi dernier, que la Raison
voyage à petites journées, du nord au midi, avec ses deux intimes
amies, l'Expérience et la Tolérance. L'Agriculture et le Commerce
l'accompagnent. Elle s'est présentée en Itahe; mais la Congréga-
tion de l'Indice^ l'a repoussée. Tout ce qu'elle a pu faire a été
d'envoyer secrètement quelques-uns de ses facteurs, qui ne lais-
sent pas de faire du bien. Encore quelques années, et le pays des
Scipions ne sera plus celui des Arlequins enfroqués.
1. Sur Garasse, voj'ez tome XVI, page 23; la scène ii de l'acte deuxième
du Dépositaire : dans les Mélanges, année 1764. le vingt-deuxième des Articles
extraits de la Gazette littéraire: et, année 1767. Tarticle Théophile, dans la sep-
tième des Lettres à Son Altesse monseigneur le prince de""; — sur Guignard.
voyez tome XII, page 357 ; — sur Bouclier, voyez, tome VIII. une note du chant
deuxième de la Henriade: et tome XV, page 551; — sur Aubry, voyez tome XII.
page 555.
2. Jean Guincestre ou Wincestre, curé de Sainl-Gervais, et ardent ligueur. Ce
fut lui qui, le l"'' janvier 1589, exigea des assistants à .son sermon le serment de
venger la mort des Guises, et apostropha le premier président de Harlay. assis
dans l'œuvre, en ces termes : «Levez la main, monsieur le président: levez-la bien
haut, encore plus haut, afin que le peuple la voie, » ce que le président fut con-
traint de faire. (B.)
3. En 1624. le parlement de Paris condamna au bannissement deux chi-
mistes qui n'admettaient pas toutes les opinions d'Ai'islote : voyez tome XVI,
page 21.
4. On dit plus communément Congrégation de l'Index.
362 L'HOMME AUX QUARANTE ECUS.
« Elle a de temps en temps de cruels ennemis en France : mais
elle y a tant d'amis qu'il faudra bien à la fin qu'elle y soit pre-
mier ministre.
« Quand elle s'est présentée en Bavière et en Autriche, elle a
trouvé deux ou trois grosses têtes à perruque qui l'ont regardée
avec des yeux stupides et étonnés. Ils lui ont dit : Madame, nous
n'avons jamais entendu parler de vous ; nous ne vous connaissons
pas. Messieurs, leur a-t-elle répondu, avec le temps vous me
connaîtrez et vous m'aimerez \ Je suis très-bien reçue à Berlin,
à Moscou, à Copenhague, à Stockholm. Il y a longtemps que, par
le crédit de Locke, de Gordon, de Trenchard, de milord Shaftes-
bury, et de tant d'autres, j'ai reçu mes lettres de naturalité en
Angleterre. Vous m'en accorderez un jour. Je suis la fille du
Temps, et j'attends tout de mon père-.
(( Quand elle a passé sur les frontières de l'Espagne et du Por-
tugal, elle a béni Dieu de voir que les bûchers de l'Inquisition
n'étaient plus si souvent allumés; elle a espéré beaucoup en
voyant chasser les jésuites, mais elle a craint qu'en purgeant le
pays des renards on ne le laissât exposé aux loups '\
« Si elle fait encore des tentatives pour entrer en Italie, on
croit qu'elle commencera par s'établir à Venise, et qu'elle séjour-
nera dans le royaume de Naples, malgré toutes les liquéfactions
1. Et ce temps est venu. {Note de Voltaire.) — Cette noie parut pour la première
fois dans les éditions de Kehl. (B.) — Alors récjnait, en Autriche, l'empereur Jo-
seph II. Voyez la note à la fin des Annales de l'Empire, tome XIII.
2. C'est probablement ce passage de Voltaire qui a fourni l'idée de la fable
que voici :
LE TEMPS ET LA VÉRITÉ.
Aux portes de la Sorboniio
La Vérité se montra;
Le syndic la rencontra :
« Que demandez- vous, la bonne ?
— Hélas! l'hospitalité.
— Votre nom? — La Vérité.
— Fuyez, dit-il en colère,
Ou sinon je monte en ch:iire,
Et crie à l'impiété.
— Vous me chassez, mais j'espèro
Avoir mon tour, et j'attends :
Je suis la tille du Temps,
Et j't)btiens tout de mon iière. »
Dans VAlnianacli des muses, de 1791, cette pièce est si)rnéc feu M. Devaxx,
et datée de i7iO. Cette date de 17 il) e-;t loin d'être aut lient ique, et quelques
personnes croient que l'abbé Devaux est le masque de ral)bé Lemonnier, né en
1721, mort en 17U7. (B.)
;{. Voyez la fable intitulée les Renards et les Loups, dans une lettre à Damila-
villc, du lit juin 17()J.
L" HOMME AUX QUAllAXTE ECUS. 363
de ce pays-là ^ qui lui donnent des vapeurs. On prétend qu'elle
a un secret infaillible pour détacher les cordons d'une couronne
qui sont embarrassés, je ne sais comment, dans ceux d'une tiare,
et pour empêcher les haquenées d'aller faire la révérence aux
mules. »
Enfin la conversation de M. André me réjouit beaucoup, et
plus je le vois, plus je l'aime.
XV. — D'UN BOX SOUPER CHEZ M. AXDRÉ.
Nous soupâmes hier ensemble avec un docteur de Sorbonne,
M. Pinto, célèbre juif-, le chapelain de la chapelle réformée de
l'ambassadeur batave, le secrétaire de M. le prince Gallitzin^ du
rite grec, un capitaine suisse calviniste, deux philosophes, et trois
dames d'esprit.
Le souper fut fort long, et cependant on ne disputa pas plus
sur la religion que si aucun des convives n'en avait jamais eu :
tant il faut avouer que nous sommes devenus polis ; tant on craint
à souper de contrister ses frères! Il n'en est pas ainsi du régent
Cogé, et de l'ex-jésuite Nonotte, et de l'ex-jésuite Patouillet, et de
l'ex-jésuite Rotaher^, et de tous les animaux de cette espèce. Ces
croquants-là vous disent plus de sottises dans une brochure de
deux pages que la meilleure compagnie de Paris ne peut dire de
choses agréables et instructives dans un souper de quatre heures;
et, ce qu'il y a d'étrange, c'est qu'ils n'oseraient dire en face à
personne ce qu'ils ont l'impudence d'imprimer.
La conversation roula d'abord sur une plaisanterie des Lettres
persanes ^ dans laquelle on répète, d'après plusieurs graves per-
sonnages, que le monde va non-seulement en empirant, mais en
se dépeuplant tous les jours ; de sorte que si le proverbe plus on
est de fous, plus on rit a quelque vérité, le rire sera incessamment
banni de la terre.
Le docteur de Sorbonne assura qu'en effet le monde était
réduit presque à rien. Il cita le père Petau, qui démontre qu'en
d. Sur la liquéfaction du sans: de saint Janvier, voyez tome XIII, page 90.
2. C'est celui qui défendit ses coreligionnaires accusés par Voltaii-e de rogner
les espèces. Voyez, dans la Correspondance, la lettre de Voltaire à Pinto, en date
du 21 juillet 1762.
3. Représentant de la Russie à la cour de France.
4. C'est probablement le docteur Riballicr, que Voltaire désigne sous le nom
de Rotalier. (B.)
5. Lettre cxii.
364 L'HOMME AUX QUARANTE ECUS.
moins de trois cents ans un seul des fils de Noé (je ne sais si c'est
Sem ou Japhet) avait procréé de son corps une série d'enfants
qui se montait à six cent vingt-trois milliards six cent douze
millions trois cent cinqnante-liuit mille fidèles, l'an 285 après le
déluge universel K
M. André demanda pourquoi, du temps de Philippe le Bel,
c'est-à-dire environ trois cents ans après Hugues Capet, il n'y
avait pas six cent vingt-trois milliards de princes de la maison
royale? <( C'est que la foi est diminuée, » dit le docteur de Sor-
bonne.
On parla beaucoup de Thèbes aux cent portes, et du million
de soldats qui sortait par ces portes avec vingt mille chariots de
guerre, « Serrez, serrez, disait M, André; je soupçonne, depuis
que je me suis mis à lire, que le même génie qui a écrit Gar-
gantua écrivait autrefois toutes les histoires.
— Mais enfin, lui dit un des convives, Thèbes, Memphis,
Babylone, Ninive, Troie, Séleucie, étaient de grandes villes, et
n'existent plus.
— Gela est vrai, répondit le secrétaire de M. le prince Gallitzin ;
mais Moscou, Gonstantinople, Londres, Paris, Amsterdam, Lyon
qui vaut mieux que Troie, toutes les villes de France, d'Allemagne,
d'Espagne, et du Nord, étaient alors des déserts. »
Le capitaine suisse, homme très-instruit, nous avoua que
quand ses ancêtres voulurent quitter leurs montagnes et leurs
précipices pour aller s'emparer, comme de raison, d'un pays plus
agréable, Gésar, qui vit de ses yeux le dénombrement de ces
émigrants, trouva qu'il se montait à trois cent soixante et huit
mille -, en comptant les vieillards, les enfants, et les femmes.
Aujourd'hui, le seul canton de Berne possède autant d'habitants:
il n'est pas tout à fait la moitié de la Suisse, et je puis vous
assurer que les treize cantons ont au delà de sept cent vingt mille
âmes, en comptant les natifs, qui servent ou qui négocient en
pays étrangers. Après cela, messieurs les savants, faites des calculs
et des systèmes, ils seront aussi faux les uns que les autres.
Ensuite on agita la question si les bourgeois de Bome, du
temps des césars, étaient plus riches que les bourgeois de Paris,
du temps de M. Silhouette.
«Ah! ceci me regarde, dit M. André. J'ai été longtemps
l'homme aux quarante écus : je crois bien que les citoyens romains
1. Voj-cz lumc X\, page 2W.
2. Voyez tome XX, page 2't8.
LIIOMME AUX QUARANTE ECUS. 363
en avaient davantage. Ces illustres voleurs de grand chemin
avaient pillé les plus beaux pays de l'Asie, de l'Afrique, et
de l'Europe. Ils vivaient fort splendidement du fruit de leurs
rapines; mais enfin il y a^ait des gueux à lîome; et je suis per-
suadé que parmi ces vainqueurs du- monde il y eut des gens
réduits à quarante écus de rente comme je l'ai été.
— Savez-vousbien, lui dit un savant de l'Académie des inscrip-
tions et belles-lettres, que Lucullus dépensait, à chaque souper
quil donnait dans le salon d'Apollon, trente-neuf mille trois cent
soixante et douze livres treize sous de notre monnaie courante;
mais qu'Atticus, le célèbre épicurien Atticus, ne dépensait point
par mois, pour sa table, au delà de deux cent trente-cinq livres
tournois?
— Si cela est, dis-je, il était digne de présider à la confrérie
de la lésine, établie depuis peu en Italie. J"ai lu comme vous,
dans Florus, cette incroyable anecdote ; mais apparemment que
Florus n'avait jamais soupe chez Atticus, ou que son texte a été
corrompu, comme tant d'autres, par les copistes. Jamais Florus
ne me fera croire que l'ami de César et de Pompée, de Cicéron
et d'Antoine, qui mangeaient souvent chez lui, en fût quitte pour
un peu moins de dix louis d'or par mois.
Et voilà justement comme on écrit l'iiistoire '. »
M'^'« André, prenant la parole, dit au savant que, s'il voulait
défrayer sa table pour dix fois autant, il lui ferait grand plaisir.
Je suis persuadé que cette soirée de M. André valait bien un
mois d'Atticus ; et les dames doutèrent fort que les soupers de
Rome fussent plus agréables que ceux de Paris. La conver-
sation fut très-gaie, quoique un peu savante. Il ne fut parlé ni
des modes nouvelles, ni des ridicules d'autrui, ni de l'histoire
scandaleuse du jour.
La question du luxe fut traitée à fond. On demanda si c'était
le luxe qui avait détruit l'empire romain, et il fut prouvé que les
deux empires d'Occident et d'Orient n'avaient été détruits que
par la controverse et par les moines. En effet, quand Alaric
prit Rome, on n'était occupé que de disputes théologiques ; et
quand Mahomet II prit Constantinople, les moines défendaient
beaucoup plus l'éternité delà lumière du Thabor, qu'ils voyaient
à leur nombril, qu'ils ne défendaient la ville contre les Turcs.
1. Vers de Voltaire, dans Chariot, acte I", scène vu.
366 L'HOMME AUX QUARANTE ECUS.
Un de nos savants fit une réflexion qui me frappa beaucoup :
c'est que ces deux grands empires sont anéantis, et que les
ouvrages de Virgile, d'Horace, et d'Ovide, subsistent.
On ne fit qu'un saut du siècle d'Auguste au siècle de Louis XIV.
Une dame demanda pourquoi, avec beaucoup d'esprit, on ne
faisait plus guère aujourd'hui d'ouvrages de génie ?
M. André répondit que c'est parce qu'on en avait fait le siècle
passé. Cette idée était fine et pourtant vraie; elle fut approfondie.
Ensuite on tomba rudement sur un Écossais, qui s'est avisé de
donner des règles de goût et de critiquer les plus admirables
endroits de Racine sans savoir le français*. On traita encore plus
sévèrement un Italien nommé Denina, qui a dénigré VEsprit des
lois sans le comprendre, et qui surtout a censuré ce que l'on aime
le mieux dans cet ouvrage-.
Cela fit souvenir du mépris afi'ecté que Boileau étalait pour le
Tassée Quelqu'un des convives avança que le Tasse, avec ses
défauts, était autant au-dessus d'Homère, que lAIontesquieu, avec
ses défauts encore plus grands, est au-dessus du fatras de
Grotius, On s'éleva contre ces mauvaises critiques, dictées par
la haine nationale et le préjugé. Le signor Denina fut traité
comme il le méritait, et comme les pédants le sont par les gens
d'esprit.
On remarqua surtout avec beaucoup de sagacité que la plu-
part des ouvrages littéraires du siècle présent, ainsi que les con-
versations, roulent sur l'examen des chefs-d'œuvre du dernier
siècle. JNotre mérite est de discuter leur mérite. Nous sommes
1. Ce M. Home, grand juge d'Ecosse, enseigne la manière de faire parler les
héros d'une tragédie avec esprit; et voici un exemple remarquable qu'il rai)portc
de la tragédie de Henri IV, du divin Shakespeare. Le divin Shakespeare introduit
milord Falstaff, chef de justice, qui vient de prendre prisonnier le chevalier Jean
Coleville, et qui le présente au roi :
« Sire, le voilà, je vous le livre; je supplie Votre Grâce de faire enregistrer ce
fait d'armes parmi les autres de cette journée, ou pardieu je le ferai mettre dans
une ballade avec mon portrait à la tôle; on verra Coleville me baisant les pieds.
Voilà ce que je ferai si vous ne rendez pas ma gloire aussi bi'illante qu'une pièce
de deux sous dorée; et alors vous me verrez, dans le clair ciel de la renommée,
tOB'nir votre splendeur comme la pleine lune efface les charbons éteints de l'élé-
ment de l'air, qui ne paraissent autour d'elle que comme des têtes d'épingle. »
C'est cet absurde et abominable galimatias, très -fréquent dans le divin Sha-
kespeare, que M. Jean Home propose pour le modèle du bon goût et de l'esprit
dans la tragédie. Mais en récompense M. Home trouve Vlphigénie et la Phèdre de
Hacine extrêmement ridicules. {Note de Voltaire.)
2. Charles Denina, dont il est ici question, est mort le 5 décembre iSl3. Il
était né à Revcl, eu l'iémont, dans l'année 1731.
3. Boileau, satire IX, 170.
LU O.MME AUX (JU AU AN TE ECUS. 3(37
comme des enfants déshérités qui font le compte du bien de
leurs pères. On avoua que la philosopliie avait fait de très-grands
progrès; mais que la langue et le style s'étaient un peu cor-
rompus.
C'est le sort de toutes les conversations de passer d'un sujet à
un autre. Tous ces objets de curiosité, de science, et de goût,
disparurent bientôt devant le grand spectacle que l'impératrice
de Russie et le roi de Pologne ^ donnaient au monde. Ils venaient
de relever l'humanité écrasée, et d'établir la liberté de conscience
dans une partie de la terre beaucoup plus vaste que ne le fut
jamais l'empire romain. Ce service rendu au genre humain, cet
exemple donné à tant de cours qui se croient politiques, fut célé-
bré comme il devait l'être. On but à la santé de l'impératrice, du
roi philosophe, et du primat philosophe, et on leur souhaita
beaucoup d'imitateurs. Le docteur de Sorbonne même les admira :
car il y a quelques gens de bon sens dans ce corps, comme il y
eut autrefois des gens d'esprit chez les Béotiens.
Le secrétaire russe nous étonna par le récit de tous les grands
établissements qu'on faisait en Russie. On demanda pourquoi on
aimait mieux lire l'histoire de Charles XII, qui a passé sa vie à
détruire, que celle de Pierre le Grand, qui a consumé la sienne
à créer-. Nous conclûmes que la faiblesse et la frivolité sont la
cause de cette préférence ; que Charles XII fut le don Quichotte
du Nord, et que Pierre en fut le Solon ; que les esprits superfi-
ciels préfèrent l'héroïsme extravagant aux grandes vues d'un
législateur; que les détails de la fondation d'une ville leur plai-
sent moins que la témérité d'un homme qui brave dix mille
Turcs avec ses seuls domestiques ; et qu'enfin la plupart des
lecteurs aiment mieux s'amuser que de s'instruire. De là vient
que cent femmes lisent les Mille et vue Xuits contre une qui lit
deux chapitres de Locke.
De quoi ne parla-t-on point dans ce repas, dont je me sou-
viendrai longtemps ! Il fallut bien enfin dire un mot des acteurs
et des actrices, sujet éternel des entretiens de table de Versailles
et de Paris. On convint qu'un bon déclamateur était aussi rare
qu'un bon poète. Le souper finit par une chanson très-johe qu'un
des convives fit pour les dames. Pour moi, j'avoue que le banquet
1. Catherine II et Stanislas Poniatowskl ; voyez, dans les Mélanges, année 1767,
VEssai historique et critique sur les dissensions de la Pologne.
2. Allusion au peu de succès que son Histoire de Russie avait obtenu. On pré-
férait de beaucoup celle de Charles XII. Voyez, tome XVI, ces deux ouvrages-
368 LHOMME AUX QUARANTE ECUS.
de Platon ne m'aurait pas fait plus de plaisir que celui de M. et
de M""= André.
Nos petits-maîtres et nos petites-maîtresses s'y seraient ennuyés
sans doute : ils prétendent être la bonne compagnie; mais ni
M. André ni moi ne soupons jamais avec cette bonne com-
pagnie-là.
FIN DE L HOMME AUX QUARANTE ECUS-
LA PRINCESSE
DE BABYLONE
('1768)
CHAPITRE l\
.'OESCRIPTION DU PALAIS DU ROI DE BAEÏLONE, PÈRE DE LA BELLE EACV-
LONIENNE. PORTRAIT DE CETTE INCOMPARABLE BEAUTÉ. ORACLE QUI
ORDONNE SON MARIAGE, ET A QUELLES CONDITIONS. TROIS ROIS SE
PRÉSENTENT POUR L'OBTENIR. ARRIVÉE d'uN QCATEIÈME PRÉTENDANT.
Le \ieux Bélus, roi de Babylone, se croyait le premier homme
de la terre : car tous ses courtisans le lui disaient, et ses historio-
graphes le lui prouvaient. Ce qui pouiait excuser en lui ce
ridicule, c'est qu'en effet ses prédécesseurs avaient bâti Babylone
plus de trente mille ans avant lui, et qu'il l'avait embellie. Ou
sait que son palais et son parc, situés à quelques parasanges- de
Babylone, s'étendaient entre l'Euphrate et le Tigre, qui baignaient
ces rivages enchantés. Sa vaste maison, de trois mille pas de
façade, s'élevait jusqu'aux nues. La plate-forme était entourée
d'une balustrade de marbre blanc de cinquante pieds de hau-
teur, qui portait les statues colossales de tous les rois et de tous
les grands hommes de l'empire. Cette plate-forme, composée de
deux rangs de briques couvertes d'une épaisse surface de plomb
d'une extrémité à l'autre, était chargée de douze pieds de terre,
1. Les sommaires placés en tète de chaque chapitre sont ceux de l'édition
parue sous ce titre : Voyages et Aventures d'une princesse babylonienne, pour ser-
vir de suite à ceux de Scarmentado, par un vieux philosophe qui ne radote pas
toujours (1 vol. in-S". Genève, 1768).
2. Le parasange est une mesure itinéraire de Perse, qui équivaut à trois lieues
de France. (Note de l'édition de 1708 avec sommaires.)
£1. — ROMAN'^. U
370 LA PRINCESSE DE BABYLONE.
et sur cette terre on avait élevé des forêts d'oliviers, d'orangers,
de citronniers, de palmiers, de girofliers, de cocotiers, de cannel-
liers, qui formaient des allées impénétrables aux rayons du soleil.
Les eaux de l'Euplirate, élevées par des pompes dans cent
colonnes creusées, venaient dans ces jardins remplir de vastes
bassins de marbre, et, retombant ensuite par d'autres canaux,
allaient former dans le parc des cascades de six mille pieds de
longueur, et cent mille jets d'eau dont la hauteur pouvait à peine
être aperçue : elles retournaient ensuite dans l'Euplirate, dont
elles étaient parties. Les jardins de Sémiramis, qui étonnèrent
l'Asie plusieurs siècles après, n'étaient qu'une faible imitation de
ces antiques merveilles : car, du temps de Sémiramis, tout com-
mençait à dégénérer chez les hommes et chez les femmes.
Mais ce qu'il y avait de plus admirable à Babylone, ce qui
éclipsait tout le reste, était la fille unique du roi, nommée For-
mosante. Ce fut d'après ses portraits et ses statues que dans la
suite des siècles Praxitèle sculpta son Aphrodite, et celle qu'on
nomma la Vénus aux belles fesses. Quelle différence, ô ciel! de
l'original aux copies ! Aussi Bélus était plus fier de sa fille que de
son royaume. Elle avait dix-huit ans : il lui fallait un époux
digne d'elle ; mais où le trouver? Un ancien oracle avait ordonné
que Formosante ne pourrait appartenir qu'à celui qui tendrait
l'arc de JXembrod. Ce Nembrod, le fort chasseur devant le Sei-
gneur, avait laissé un arc de sept pieds babyloniques de haut,
d'un bois d'ébène plus dur que le fer du mont Caucase, qu'on
travaille dans les forges de Derbent ; et nul mortel, depuis Nem-
brod, n'avait pu bander cet arc merveilleux.
Il était dit encore que le bras qui aurait tendu cet arc tuerait
le lion le plus terrible et le plus dangereux qui serait lâché dans
le cirque de Babylone. Ce n'était pas tout : le bandeur de l'arc,
le vainqueur du lion devait terrasser tous ses rivaux; mais il
devait surtout avoir beaucoup d'esprit, être le plus magnifique
des hommes, le plus vertueux, et posséder la chose la plus rare
qui fût dans l'univers entier. ,
Il se présenta trois rois qui osèrent disputer Formosante : le
pharaon d'Egypte, le sha des Indes , et le grand kan des Scythes.
Bélus assigna le jour, et le lieu du combat à l'extrémité de son
parc, dans le vaste espace bordé par les eaux de l'Euphrate et du
Tigre réunies. On dressa autour de la lice un amphithéâtre de
marbre qui pouvait contenir cinq cent mille spectateurs. Vis-à-vis
ramphithéûtrc était le trône du roi, qui devait paraître avec For-
mosante, accompagnée de toute la cour; et à droite et à gauche
CHAPITRE I. 37<
entre le trône et l'amphithéâtre, étaient d'autres trônes et d'autres
sièges pour les trois rois et pour tous les autres souverains qui
seraient curieux de venir voir cette auguste cérémonie.
Le roi d'Egypte arriva le premier, monté sur le bœuf Apis, et
tenant en main le sistre d'isis. Il était suivi de deux mille prêtres
vêtus de robes de lin plus blanches que la neige, de deux mille
eunuques, de deux mille magiciens, et de deux mille guerriers.
Le roi des Indes arriva bientôt après dans un char traîné par
douze éléphants. Il avait une suite encore plus nombreuse et plus
brillante que le pharaon d'Egypte.
Le dernier qui parut était le roi des Scythes. Il n'avait auprès
de lui que des guerriers choisis, armés d'arcs et de flèches. Sa
monture était un tigre superbe qu'il avait dompté, et qui était
aussi haut que les plus beaux chevaux de Perse, La taille de ce
monarque, imposante et majestueuse, effaçait celle de ses rivaux;
ses bras nus, aussi nerveux que blancs, semblaient déjà tendre
l'arc de Nembrod,
Les trois princes se prosternèrent d'abord devant Bélus et For-
mosante. Le roi d'Egypte offrit à la princesse les deux plus beaux
crocodiles du Nil, deux hippopotames, deux zèbres, deux rats
d'Egypte, et deux momies, avec les livres du grand Hermès, qu'il
croyait être ce qu'il y avait de plus rare sur la terre.
Le roi des Indes lui offrit cent éléphants qui portaient chacun
une tour de bois doré, et mit à ses pieds le Veidam, écrit de la
main de Xaca ^ lui-même.
Le roi des Scythes, qui ne savait ni lire ni écrire, présenta
cent chevaux de bataille couverts de housses de peaux de renards
noirs,
La princesse baissa les yeux devant ses amants, et s'inclina
avec des grâces aussi modestes que nobles,
Bélus fit conduire ces monarques sur les trônes qui leur étaient
préparés, « Que n'ai-je trois filles! leur dit-il, je rendrais aujour-
d'hui six personnes heureuses, » Ensuite il fit tirer au sort à qui
essayerait le premier l'arc de Nembrod, On mit dans un casque
d'or les noms des trois prétendants. Celui du roi d'Egypte sortit
le premier ; ensuite parut le nom du roi des Indes. Le roi scythe,
en regardant l'arc et ses rivaux, ne se plaignit point d'être le
troisième.
Tandis qu'on préparait ces brillantes épreuves, vingt mille
pages et vingt mille jeunes filles distribuaient sans confusion des
1. Nom de Bouddha au Japon.
372 LA PRINCESSE DE BABYLONE.
rafraîchissements aux spectateurs entre les rangs des sièges. Tout
le monde avouait que les dieux n'avaient établi les rois que pour
donner tous les jours des fêtes, pourvu qu'elles fussent diversi-
fiées ; que la vie est trop courte pour en user autrement ; que les
procès, les intrigues, la guerre, les disputes des prêtres, qui con-
sument la vie humaine, sont des choses absurdes et horribles ;
que l'homme n'est né que pour la joie; qu'il n'aimerait pas les
plaisirs passionnément et continuellement s'il n'était pas formé
pour eux; que l'essence de la nature humaine est de se réjouir, et
que tout le reste est folie. Cette excellente morale n'a jamais été
démentie que par les faits.
Comme on allait commencer ces essais, qui devaient décider
de la destinée de Formosante, un jeune inconnu monté sur une
licornes accompagné de son valet monté de même, et portant
sur le poing un gros oiseau, se présente à la barrière. Les gardes
furent surpris de voir en cet équipage une figure qui avait l'air
de la divinité. C'était, comme on a dit depuis, le visage d'Adonis
sur le corps d'Hercule^; c'était la majesté avec les grâces. Ses
sourcils noirs et ses longs cheveux blonds, mélange de beautés
inconnu ^ à Babylone, charmèrent l'assemblée : tout famphi-
théâtre se leva pour le mieux regarder; toutes les femmes de la
cour fixèrent sur lui des regards étonnés ; Formosante elle-même,
qui baissait les yeux, les releva et rougit ; les trois rois pâlirent.
Tous les spectateurs, en comparant Formosante avec l'inconnu,
s'écriaient : « Il n'y a dans le monde que ce jeune homme qui
soit aussi beau que la princesse. »
Les huissiers, saisis d'étonnement, lui demandèrent s'il était
roi. L'étranger répondit qu'il n'avait pas cet honneur, mais qu'il
était venu de fort loin par curiosité pour voir s'il y avait des rois
qui fussent dignes de Formosante. On finlroduisit dans le premier
rang de l'amphithéâtre, lui, son valet, ses deux licornes, et son
oiseau. Il salua profondément Bélus, sa fille, les trois rois, et toute
1. Animal fabuleux, de la grandeiu' crun cheval, et poiiant au front une corne
blanche.
2. Voltaire a répété cette expression dans le chapitre i"' de Jenny. Il avait dit
dans la Piicelle, chant X, vei's 399 :
Qui d'un Hercule eut la force en partage,
Et d'Adonis le gracieux visage.
et dans Ce qui plat t. aux dames, vers 25 :
Force d'Hercule et grâces d'AMonis.
3. L'édition de 17G8 avec sommaires porte : mélange ilc beauté inconnue.
CHAPITRE H. 373
l'assemblée; puis il prit place en rougissant. Ses deux licornes se
couchèrent à ses pieds, son oiseau se percha sur son épaule, et
son valet, qui portait un petit sac, se mit à côté de lui.
CHAPITRE II.
TOUS LES CONCLT.RENTS TENTENT d' A CCOM PI.I K L'OP.ACLE; f N SELL RÉLSSIT,
ET NE CESSE PAS d'ÉTRE MODESTE. OISEAU MERVEILLEUX QU'iL DÉPUTE
A FORMOSANTE AVEC UN SUPERRE PRÉSENT. QUEL ÉTAIT CE VAINQUEUR.
SON DÉPART; CE QUI L' OC C A S lONNE.
Les épreuves commencèrent. On tira de son étui d'or Tare de
Nembrod. Le grand maître des cérémonies, suivi de cinquante
pages et précédé de vingt trompettes, le présenta au roi d"Égypte,
qui le fit bénir par ses prêtres ; et, Payant posé sur la tête du bœuf
Apis, il ne douta pas de remporter cette première victoire.
Il descend au milieu de l'arène, il essaye, il épuise ses forces,
il fait des contorsions qui excitent le rire de l'amphithéâtre, qui
font même sourire Formosante. Son grand aumônier s'approcha
de lui : « Que Votre Majesté, lui dit-il, renonce à ce vain hon-
neur, qui n'est que celui des muscles et des nerfs -, vous triom-
pherez dans tout le reste : vous vaincrez le lion, puisque vous
avez le sabre d'Osiris. La princesse de Babylone doit appartenir
au prince qui a le plus d'esprit, et vous avez deviné des énigmes;
elle doit épouser le plus vertueux, vous l'êtes, puisque vous avez
été élevé par les prêtres d'Egypte ; le plus généreux doit l'em-
porter, et vous avez donné les deux plus beaux crocodiles et les
deux plus beaux rats qui soient dans le Delta ; vous possédez le
bœuf Apis et les livres d'Hermès, qui sont la chose la plus rare de
l'univers : personne ne peut vous disputer Formosante.
— Vous avez raison, dit le roi d'Egypte » ; et il se remit sur
son trône.
On alla mettre l'arc entre les mains du roi dos Indes. Il en
eut des ampoules pour quinze jours, et se consola en présumant
que le roi des Scythes ne serait pas plus heureux que lui.
Le Scythe mania l'arc à son tour. Il joignait l'adresse à la
force : l'arc parut prendre quelque élasticité entre ses mains ; il
le fit un peu plier, mais jamais il ne put venir à bout de le
tendre. L'amphithéâtre, à qui la bonne mine de ce prince inspi-
rait des inclinations favorables, gémit de son peu de succès, et
jugea que la belle princesse ne serait jamais mariée.
374 LA PRINCESSE DE BABVLONE.
Alors le jeune inconnu descendit d'un saut dans l'arène, et,
s'adressant au roi des Scythes : a Que Votre .Majesté, lui dit-il, ne
s'étonne point de n'avoir pas entièrement réussi. Ces arcs
d'ébène se font dans mon pays ; il n'y a qu'un certain tour à
donner; vous avez beaucoup plus de mérite à l'avoir fait plier
que je n'en peux avoir à le tendre. » Aussitôt il prit une flèche,
l'ajusta sur la corde, tendit l'arc de Nembrod, et fit voler la flèche
bien au delà des barrières. Un million de mains applaudit à ce
prodige. Babylone retentit d'acclamations, et toutes les femmes
disaient : « Quel bonheur qu'un si beau garçon ait tant de force ! »
Il tira ensuite de sa poche une petite lame d'ivoire, écrivit
sur cette lame avec une aiguille d'or, attacha la tablette d'ivoire
à l'arc, et présenta le tout à la princesse avec une grâce qui
ravissait tous les assistants. Puis il alla modestement se remettre
à sa place entre son oiseau et son valet. Babylone entière était
dans la surprise ; les trois rois étaient confondus, et l'inconnu ne
paraissait pas s'en apercevoir.
Formosante fut encore plus étonnée en lisant sur la tablette
d'ivoire attachée à l'arc ces petits vers en beau langage chaldéen :
L'arc de Nembrod est celui de la guerre;
L'arc de l'amour est celui du bonheur ;
Vous le portez. Par vous ce dieu vainqueur
Est devenu le maître de la terre.
Trois rois puissants, trois rivaux aujourd'hui,
Osent prétendre à l'honneur de vous plaire :
Je ne sais pas qui votre cœur préfère,
Mais l'univers sera jaloux de lui.
Ce petit madrigal ne fùcha point la princesse. Il fut critiqué
par quelques seigneurs de la vieille cour, qui dirent qu'autrefois
dans le bon temps on aurait comparé Bélus au soleil, et Formo-
sante à la lune, son cou à une tour, et sa gorge à un boisseau de
froment. Ils dirent que l'étranger n'avait point d'imagination, et
qu'il s'écartait des règles de la véritable poésie ; mais toutes les
dames trouvèrent les vers fort galants. Elles s'émerveillèrent
qu'un homme qui bandait si bien un arc eût tant d'esprit. La
dame d'honneur de la princesse lui dit : « Madame, voilà bien
des talents en pure perte. De quoi serviront à ce jeune homme
son esprit et l'arc de Bélus?
— A le faire admirer, répondit Formosante.
— Ml ! dit la dame d'honneur entre ses dents, encore un ma-
drigal, et il pourrait bien être aimé. »
CHAPITRE II. 373
Cependant Bélus, ayant consulté ses mages, déclara qu'aucun
des trois rois n'ayant pu bander l'arc de NemJjrod, il n'en fallait
pas moins marier sa fille, et qu'elle appartiendrait à celui qui
viendrait à bout d'abattre le grand lion qu'on nourrissait exprès
dans sa ménagerie.
Le roi d'Egypte, qui avait été élevé dans toute la sagesse de
son pays, trouva qu'il était fort ridicule d'exposer un roi aux bêtes
pour le marier. Il avouait que la possession de Formosantp était
d'un grand prix; mais il prétendait que, si le lion l'étranglait, il
ne pourrait jamais épouser cette belle Babylonienne. Le roi des
Indes entra dans les sentiments de l'Égyptien ; tous deux con-
clurent que le roi de Babylone se moquait d'eux; qu'il fallait faire
venir des armées pour le punir; qu'ils avaient assez de sujets qui
se tiendraient fort honorés de mourir au service de leurs maîtres,
sans qu'il en coûtât un cheveu à leurs têtes sacrées ; qu'ils détrô-
neraient aisément le roi de Babylone, et qu'ensuite ils tireraient
au sort la belle Formosante. Cet accord étant fait, les deux rois
dépêchèrent chacun dans leur pays un ordre exprès d'assembler
une armée de trois cent mille hommes pour enlever Formosante.
Cependant le roi des Scythes descendit seul dans l'arène, le
cimeterre à la main. Il n'était pas éperdument épris des charmes
de Formosante ; la gloire avait été jusque-là sa seule passion ;
elle l'avait conduit à Babylone. Il voulait faire voir que si les rois
de l'Inde et de l'Egypte étaient assez prudents pour ne se pas
compromettre avec des lions, il était assez courageux pour ne
pas dédaigner ce combat, et qu'il réparerait l'honneur du dia-
dème. Sa rare valeur ne lui permit pas seulement de se servir du
secours de son tigre. Il s'avance seul, légèrement armé, couvert
d'un casque d'acier garni d'or, ombragé de trois queues de
cheval blanches comme la neige.
On lâche contre lui le plus énorme lion qui ait jamais été
nourri dans les montagnes de l'Anti-Liban. Ses tefribles griffes
semblaient capables de déchirer les trois rois à la fois, et sa vaste
gueule de les dévorer. Ses affreux rugissements faisaient retentir
l'amphithéâtre. Les deux fiers champions se précipitent l'un
contre l'autre d'une course rapide. Le courageux Scythe enfonce
son épée dans le gosier du lion ; mais la pointe, rencontrant une
de ces épaisses dents que rien ne peut percer, se brise en éclats,
et le monstre des forêts, furieux de sa blessure, imprimait déjà
ses ongles sanglants dans les flancs du monarque.
Le jeune inconnu, touché du péril d'un si brave prince, se
jette dans l'arène plus prompt qu'un éclair; il coupe la tête du
376 LA PRINCESSE DE BABYLONE.
lion avec la même dextérité qu'on a vu depuis dans nos carrou-
sels de jeunes chevaliers adroits enlever des têtes de maures ou
des bagues.
Puis, tirant une petite boîte, il la présente au roi scythe, en
lui disant : « Votre Majesté trouvera dans cette petite boîte le
véritable dictame qui croît dans mon pays. Vos glorieuses bles-
sures seront guéries en un moment. Le hasard seul vous a
empêché de triompher du lion ; votre valeur n'en est pas moins
admirable. »
Le roi scythe, plus sensible à la reconnaissance qu'à la ja-
lousie, remercia son libérateur, et, après l'avoir tendrement em-
brassé, rentra dans son quartier pour appliquer le dictame sur
ses blessures.
L'inconnu donna la tête du lion à son valet; celui-ci, après
l'avoir lavée à la grande fontaine qui était au-dessous de l'amphi-
théâtre, et en avoir fait écouler tout le sang, tira un fer de son
petit sac, arracha les quarante dents du lion, et mit à leur place
quarante diamants d'une égale grosseur.
Son maître, avec sa modestie ordinaire, se remit à sa place ;
il donna la tête du lion à son oiseau : « Bel oiseau, dit-il, allez
porter aux pieds de Formosante ce faible hommage. » L'oiseau
part, tenant dans une de ses serres le terrible trophée ; il le pré-
sente à la princesse en baissant humblement le cou, et en s'apla-
tissant devant elle. Les quarante brillants éblouirent tous les yeux.
On ne connaissait pas encore cette magnificence dans la superbe
Babylone : l'émeraude, la topaze, le saphir, et le pyrope, étaient
regardés comme les plus précieux ornements. Bélus et toute la
cour étaient saisis d'admiration. L'oiseau qui offrait ce présent les
surprit encore davantage. Il était de la taille d'un aigle, mais ses
yeux étaient aussi doux et aussi tendres que ceux de l'aigle sont
fiers et menaçants. Son bec était couleur de rose, et semblait
tenir quelque chose de la belle bouche de Formosante. Son cou
rassemblait toutes les couleurs de l'iris, mais plus vives et plus
brillantes. L'or on mille nuances éclatait sur son plumage. Ses
pieds paraissaient un mélange d'argent et de pourpre ; et la queue
des beaux oiseaux qu'on attela depuis au char de Junon n'ap-
prochait pas de la sienne.
L'attention, la curiosité, l'étonnement, l'extase de toute la
cour, se partageaient entre les quarante diamants et l'oiseau. Il
s'était perché sur la balustrade, entre Bélus et sa fille Formosante,-
clic le flattait, le caressait, le baisait. 11 semblait recevoir ses
caresses avec un plaisir mêlé de respect. Quand la princesse lui
CHAPITRE II. 377
donnait des baisers, il les rendait, et la regardait ensuite avec
des yeux attendris. Il recevait d'elle des biscuits et des pistaches,
(|u'il prenait de sa patte purpurine et argentée, et qu'il portait à
son bec avec des grâces inexprimables.
Bélus, qui avait considéré les diamants avec attention, jugeait
qu'une de ses provinces pouvait à peine payer un présent si riche.
Il ordonna qu'on préparât pour l'inconnu des dons encore plus
magnifiques que ceux qui étaient destinés aux trois monarques.
« Ce jeune homme, disait-il, est sans doute le fils du roi de la
Chine, ou de cette partie du monde qu'on nomme Europe, dont
j'ai entendu parler, ou de l'Afrique, qui est, dit on, voisine du
royaume d'Egypte. »
Il envoya sur-le-champ son grand écuyer complimenter
l'inconnu, et lui demander s'il était souverain ou fils de souverain
d'un de ces empires, et pourquoi, possédant de si étonnants tré-
sors, il était venu avec un valet et un petit sac.
Tandis que le grand écuyer avançait vers l'amphithéâtre pour
s'acquitter de sa commission, arriva un autre valet sur une licorne.
Ce valet, adressant la parole au jeune homme, lui dit : a Ormar,
votre père touche à l'extrémité de sa vie, et je suis venu vous en
avertir. » L'inconnu leva les yeux au ciel, versa des larmes, et
ne répondit que par ce mot : « Partons. »
Le grand écuyer, après avoir fait les cojnphments de Bélus au
vainqueur du lion, an donneur des quarante diamants, au maître
du bel oiseau, demanda au valet de quel royaume était souverain
le père de ce jeune héros. Le valet répondit : « Son père est un
vieux berger qui est fort aimé dans le canton. »
Pendant ce court entretien l'inconnu était déjà monté sur sa
licorne. Il dit au grand écuyer : « Seigneur, daignez me mettre
aux pieds de Bélus et de sa fille. J'ose la supplier d'avoir grand
soin de l'oiseau que je lui laisse: il est unique comme elle. » En
achevant ces mots il partit comme un éclair; les deux valets le
suivirent, et on le perdit de vue.
Formosante ne put s'empêcher dejeter un grand cri. L'oiseau,
se retournant vers l'amphithéâtre où son maître avait été assis,
parut très-affligé de ne le plus voir. Puis regardant fixement la
princesse, et frottant doucement sa belle main de son bec, il sem-
bla se vouer à son service,
Bélus, plus étonné que jamais, apprenant que ce jeune homme
si extraordinaire était le fils d'un berger, ne put le croire. Il fit
courir après lui; mais bientôt on lui rapporta que les licornes
sur lesquelles ces trois hommes couraient ne pouvaient être
378 LA PRINCESSE DE BABYLONE.
atteintes, et qu'au galop dont elles allaient elles devaient faire
cent lieues par jour.
CHAPITRE III.
BEAUX RAISO?J\EME\TS DE LA COLU DE BABYLONE ET DE LA PRINCESSE
ALDÉE SUR LE DÉPART DU VAINQUEUR ET SUR SA CONDITION. l'oRACLE
EST CONSULTÉ DE NOUVEAU SUR LE MARIAGE DE FORMOSANTE; RÉPONSE
AMBIGUË qu'il FAIT.
Tout le monde raisonnait sur cette aventure étrange, et
s'épuisait en vaines conjectures. Comment le fils d'un berger
peut-il donner quarante gros diamants? Pourquoi est-il monté
sur une licorne? On s'y perdait; et Formosante, en caressant son
oiseau, était plongée dans une rêverie profonde.
La princesse Aidée, sa cousine issue de germain, très-bien
faite, et presque aussi belle que Formosante, lui dit : « Ma cou-
sine, je ne sais pas si ce jeune demi-dieu est le fds d'un berger;
mais il me semble qu'il a rempli toutes les conditions attachées
à votre mariage. Il a bandé l'arc de Nembrod, il a vaincu le lion,
il a beaucoup d'esprit puisqu'il a fait pour vous un assez joli
impromptu. Après les quarante énormes diamants qu'il vous a
donnés, vous ne pouvez nier qu'il ne soit le plus généreux des
hommes. Il possédait dans son oiseau ce qu'il y a de plus rare
sur la terre. Sa vertu n'a point d'égale, puisque, pouvant
demeurer auprès de vous, il est parti sans délibérer dès qu'il a
su que son père était malade. L'oracle est accompli dans tous
ses points, excepté dans celui qui exige qu'il terrasse ses rivaux ;
mais il a fait plus, il a sauvé la vie du seul concurrent qu'il pou-
vait craindre; et, quand il s'agira de battre les deux autres, je
crois que vous ne doutez pas qu'il n'en vienne à bout aisément.
— Tout ce que vous dites est bien vrai, répondit Formosante;
mais est-il possible que le plus grand des hommes, et peut-être
même le plus aimable, soit le fils d'un berger? »
La dame d'honneur, se mêlant de la conversation, dit que
très-souvent ce mot de berger était appliqué aux rois ; qu'on les
appelait bergers, parce quils tondent de fort près leur troupeau ;
que c'était sans doute une mauvaise plaisanterie de son valet;
que ce jeune héros n'était venu si mal accompagné que pour
faire voir combien son seul mérite était au-dessus du faste des
rois, et pour ne devoir Formosante qu'à lui-même. La prin-
CHAPITRE ni. 379
cesse ne répondit qu'en donnant à son oiseau mille tendres
baisers.
On préparait cependant un grand festin pour les trois rois et
pour tous les princes qui étaient venus à la fête. La fille et la
nièce du roi devaient en faire les honneurs. On portait chez les
rois des présents dignes de la magnificence de Babylone. Bélus,
en attendant qu'on servît, assembla son conseil sur le mariage
de la belle Formosante ; et voici comme il parla en grand poli-
tique :
« Je suis vieux, je ne sais plus que faire, ni à qui donner ma
fille. Celui qui la méritait n'est qu'un vil berger, le roi des Indes
et celui d'Égjpte sont des poltrons ; le roi des Scythes me con-
viendrait assez, mais il n'a rempli aucune des conditions imposées.
Je vais encore consulter l'oracle. En attendant, délibérez, et nous
conclurons suivant ce que l'oracle aura dit : car un roi ne doit se
conduire que par l'ordre exprès des dieux immortels. »
Alors il va dans sa chapelle ; l'oracle lui répond en peu de
mots, suivant sa coutume : « Ta fille ne sera mariée que quand
elle aura couru le monde. » Bélus, étonné, revient au conseil, et
rapporte cette réponse.
Tous les ministres avaient un profond respect pour les oracles;
tous convenaient ou feignaient de convenir qu'ils étaient le fon-
dement de la religion: que la raison doit se taire devant eux;
que c'est par eux que les rois régnent sur les peuples, et les
mages sur les rois ; que sans les oracles il n'y aurait ni vertu ni
repos sur la terre. Enfin, après avoir témoigné la plus profonde
vénération pour eux, presque tous conclurent que celui-ci était
impertinent, qu'il ne fallait pas lui obéir ; que rien n'était plus
indécent pour une fille, et surtout pour celle du grand roi de
Babylone, que d'aller courir sans savoir où ; que c'était le vrai
moyen de n'être point mariée, ou de faire un mariage clandestin,
honteux et ridicule; qu'en un mot cet oracle n'avait pas le sens
commun.
Le plus jeune des ministres, nommé Onadase, qui avait plus
d'esprit queux, dit que l'oracle entendait sans doute quelque
pèlerinage de dévotion, et qu'il s'ofi'rait à être le conducteur de
la princesse. Le conseil revint à son avis • mais chacun voulut
servir d'écuyer. Le roi décida que la princesse pourrait aller à
trois cents parasanges sur le chemin de l'Arabie, à un temple
dont le saint avait la réputation de procurer d'heureux mariages
aux filles, et que ce serait le doyen du conseil qui l'accompagne-
rait. Après cette décision on alla souper.
380 LA PRINCESSE DE BABYLONE.
CHAPITRE IV.
MAGNIFIQUE SALON OU LE ROI DE BABYLONE DONNE UNE MAGNIFIQUE FÊTE.
GENTILLESSE DE l'OISEAU MERVEILLEUX DONT IL A ÉTÉ PARLÉ. GALAN-
TERIES DU ROI DE SCÏTHIE A LA PRINCESSE ALDÉE. HONNÊTE PROPO-
SITION qu'il lui FAIT; COMMENT ELLE EST REÇUE. PROMESSES Qu'iLS
SE FONT EX SE SÉPARANT.
Au milieu des jardins, entre deux cascades, s'élevait un salon
ovale de trois cents pieds de diamètre, dont la voûte d'azur semée
d'étoiles d'or représentait toutes les constellations avec les pla-
nètes, chacune à leur véritable place, et cette voûte tournait,
ainsi que le ciel, par des machines aussi invisibles que le sont
celles qui dirigent les mouvements célestes. Cent raille flambeaux
enfermés dans des cylindres de cristal de roche éclairaient les
dehors et Tintérieur de la salle à manger; un buffet en gradins
portait vingt mille vases ou plats d'or ; et vis-à-vis le buflet
d'autres gradins étaient remphs de musiciens. Deux autres am-
phithéâtres étaient chargés, l'un, des fruits de toutes les saisons;
l'autre, d'amphores de cristal où brillaient tous les vins de la
terre.
Les convives prirent leurs places autour d'une table de com-
partiments qui figuraient des fleurs et des fruits, tous en pierres
précieuses. La belle Formosante fut placée entre le roi des Indes
et celui d'Egypte, la belle Aidée auprès du roi des Scythes. Il v
avait une trentaine de princes, et chacun d'eux était à côté d'une
des plus belles dames du palais. Le roi de Babylono au milieu,
vis-à-vis de sa fille, paraissait partagé entre le chagrin de n'avoir
pu la marier, et le plaisir de la garder encore. Formosante lui
demanda la pcnnission de mettre son oiseau sur la table à côté
d'elle. Le roi le trouva très-bon,
La musique, qui se fit entendre, donna une pleine liberté à
chaque prince d'entretenir sa voisine. Le festin parut aussi agréa-
ble que magnifique. On avait servi devant Formosante un ragoût
que le roi son père aimait beaucoup. La princesse dit qu'il fallait
le porter devant Sa Majesté; aussitôt l'oiseau se saisit du plat avec
une dextérité merveilleuse, et va le présenter au roi. Jamais on
ne fut plus étonné à souper, IJélus lui fit autant de caresses que
sa fille. L'oiseau reprit ensuite son vol pour retourner auprès
d'elle. Il (léi)Iuyait en volant unosi bellequeue, ses ailes étendues
étalaienl tant de bi-illaiitcs couleurs, l'or de son plumage jetait un
CHAPITRE IV. 381
éclat si éblouissaDt, que tous les yeux ne regardaient que lui.
Tous les concertants cessèrent leur musique et devinrent immo-
biles. Personne ne mangeait, personne ne parlait : on n'entendait
qu'un murmure d'admiration. La princesse de Babylonele baisa
pendant tout le souper, sans songer seulement s'il y avait des
rois dans le monde. Ceux des Indes et d'Egypte sentirent redou-
bler leur dépit et leur indignation, et chacun d'eux se promit
bien de bâter la marche de ses trois cent mille hommes pour se
venger.
Pour le roi des Scythes, il était occupé à entretenir la belle
Aidée : son cœur altier, méprisant sans dépit les inattentions de
Formosante, avait conçu pour elle plus d'indifférence que de
colère. « Elle est belle, disait-il, je l'avoue; mais elle me paraît
de ces femmes qui ne sont occupées que de leur beauté, et qui
pensent que le genre humain doit leur être bien obligé quand
elles daignent se laisser voir en public. On n'adore point des
idoles dans mon pays. J'aimerais mieux une laideron complai-
sante et attentive que cette belle statue. Vous avez, madame,
autant de charmes qu'elle, et vous daignez au moins faire conver-
sation avec les étrangers. Je vous avoue, avec la franchise d'un
Scythe, que je vous donne la préférence sur votre cousine. » Il se
trompait pourtant sur le caractère de Formosante : elle n'était pas
si dédaigneuse qu'elle le paraissait; mais son compliment fut
très-bien reçu de la princesse Aidée, Leur entretien devint fort
intéressant : ils étaient très-contents, et déjà sûrs l'un de l'autre
avant qu'on sortit de table.
Après le souper, on alla se promener dans les bosquets. Le
roi des Scythes et Aidée ne manquèrent pas de chercher un cabi-
net solitaire. Aidée, qui était la franchise même, parla ainsi à ce
prince :
« Je ne hais point ma cousine, quoiqu'elle soit plus belle que
moi, et qu'elle soit destinée au trône de Bal:)ylone : l'honneur de
vous plaire me tient lieu d'attraits. Je préfère la Scythie avec vous
à la couronne de Cabylone sans vous ; mais cette couronne m'ap-
partient de droit, s'il y a des droits dans le monde: car je suis de
la branche aînée de Nembrod , et Formosante n'est que de la
cadette. Son grand-père détrôna le mien, et le fit mourir,
— Telle est donc la force du sang dans la maison de Baby-
lone! dit le Scythe, Comment s'appelait votre grand-père?
— Il se nommait Aidée, comme moi; mon père avait le même
nom : il fut relégué au fond de l'empire avec ma mère ; et Bélus,
^près leur mort, ne craignant rien de moi, voulut bien m'élever
382 LA PRINCESSE DE BABYLONE.
auprès de sa fille; mais il a décidé que je ne serais jamais
mariée,
— Je veux venger votre père, votre grand-père, et vous, dit le
roi des Scythes. Je vous réponds que vous serez mariée; je vous
enlèverai après-demain de grand matin, car il faut dîner demain
avec le roi de Babylone, et je reviendrai soutenir vos droits avec
une armée de trois cent mille hommes,
— Je le veux bien », dit la belle Aidée ; et, après s'être donné
leur parole d'honneui, ils se séparèrent.
CHAPITRE Y.
l'oiseau merveilleux parle a formosante; il lui fait so\ histoire.
DESCRIPTION DU PAYS DES CANGARIDES, d'OU EST SON AMI APPELÉ
AMAZAN, ENTREPRISE INFRUCTUEUSE d'uN ROI DES INDES SUR CETTE
CONTRÉE. LEURS RICHESSES, LEURS GUERRES, LEUR RELIGION. CONSEILS
DE l'OISEAU a LA PRINCESSE.
11 y avait longtemps que l'incomparable Formosante s'était
allée coucher. Elle avait fait placer à côté de son lit un petit
oranger dans une caisse d'argent pour y faire reposer son oiseau.
Ses rideaux étaient fermés ; mais elle n'avait nulle envie de dor-
mir ; son cœur et son imagination étaient trop éveillés. Le char-
mant inconnu était devant ses yeux ; elle le voyait tirant une flèche
avec l'arc de Nembrod ; elle le contemplait coupant la tête du
lion ; elle récitait son madrigal; enfin elle le voyait s'échapper de
la foule, monté sur sa licorne ; alors elle éclatait en sanglots ;
elle s'écriait avec larmes : « Je ne le reverrai donc plus ; il ne
reviendra pas !
— Il reviendra, madame, lui répondit l'oiseau du haut de son
oranger; peut-on vous avoir vue, et ne pas vous revoir ?
— 0 ciel! ô puissances éternelles! mon oiseau parle le pur
chaldéen ! »
En disant ces mots, elle tire ses rideaux, lui tend les bras, se
met à genoux sur son ht: « Êtes-vous un dieu descendu sur la
terre? êtes-vous le grand Orosmade caché sous ce beau plumage?
Si vous êtes un dieu, rendez-moi ce beau jeune homme.
— Je ne suis qu'un volatile, répliqua l'autre ; mais je naquis
dans le temps que toutes les bêtes parlaient encore, et que les
oiseaux, les serpents, les Auesses, les chevaux, et les griffons,
s'entretenaient familièrement avec les hommes. Je n'ai pas voulu
CHAPITRE V. 383
parler devant le monde, de peur que vos dames d'honneur ne me
prissent pour un sorcier : je ne veux me découvrir qu'à vous, »
Formosante, interdite, égarée, enivrée de tant de merveilles,
agitée de l'empressement de faire cent questions à la fois, lui
demanda d'abord quel âge il avait, « Vingt-sept mille neuf cents
ans et six mois, madame ; je suis de l'âge de la petite révolution
du ciel que vos mages appellent la précession des équinoxes, et qui
s'accomplit en près de vingt-huit mille de vos années. Il y a des
révolutions infiniment plus longues : aussi nous avons des êtres
hcaucoup plus vieux que moi. Il y a vingt-deux mille ans que
j'appris le chaldéen dans un de mes voyages; j'ai toujours conservé
hcaucoup de goût pour la langue chaldéenne : mais les autres
animaux mes confrères ont renoncé à parler dans vos climats,
— Et pourquoi cela, mon divin oiseau?
— Hélas ! c'est parce que les hommes ont pris enfin l'habitude
de nous manger, au lieu de converser et de s'instruire avec nous.
Les barbares! ne devaient-ils pas être convaincus qu'ayant les
mêmes organes qu'eux, les mêmes sentiments, les mêmes besoins,
les mêmes désirs, nous avions ce qui s'appelle une âme tout comme
eux ; que nous étions leurs frères, et qu"il ne fallait cuire et manger
que les méchants? Nous sommes tellement vos frères que le grand
Être, l'Être éternel et formateur, ayant fait un pacte avec les hom-
mes S nous comprit expressément dans le traité. Il vous défendit
de vous nourrir de notre sang, et à nous, de sucer le vôtre-,
« Les fables de votre ancien Locman, traduites en tant de
langues, seront un témoignage éternellement subsistant de l'heu-
reux commerce que vous avez eu autrefois avec nous. Elles com-
mencent toutes par ces mots : Du temps que les bêtes parlaient \ Il
est vrai qu'il y a beaucoup de femmes parmi vous qui parlent
toujours à leurs chiens ; mais ils ont résolu de ne point répondre
depuis qu'on les a forcés à coups de fouet d'aller à la chasse, et
d'être les complices du meurtre de nos anciens amis communs,
les cerfs, les daims, les lièvres et les perdrix.
« Vous avez encore d'anciens poèmes dans lesquels les che-
vaux parlent, et vos cochers leur adressent la parole tous les jours;
mais c'est avec tant de grossièreté, et en prononçant des mots si
infâmes, que les chevaux, qui vous aimaient tant autrefois, vous
détestent aujourd'hui.
1. Voyez le chapitre ix, v. 10 de la Genèse ; et le chapitre m, v. 18 et 19 de
YEcclésiaste. {Note de Voltaire.)
2. Chapitre ix, y. 4.
3. La Fontaine, livre IV, fable i'"<'.
384 LA PRINCESSE DE BABYLONE.
(c Le pays où demeure votre charmant inconnu, le plus par-
fait des hommes, est demeuré le seul où votre espèce sache encore
aimer la nôtre et lui parler ; et c'est la seule contrée de la terre
où les hommes soient justes.
— Et où est-il ce pays de mon cher inconnu? Quel est le
nom de ce héros? Comment se nomme son empire? Car je ne
croirai pas plus qu'il est un berger que je ne crois que vous êtes
une chauve-souris.
— Son pays, madame, est celui des Gangarides, peuple ver-
Uieux et invincible qui habite la rive orientale du Gange. Le nom
de mon ami est Amazan. 11 n'est pas roi, et je ne sais même s'il
voudrait s'abaisser à l'être ; il aime trop ses compatriotes : il est
berger comme eux. Mais n'allez pas vous imaginer que ces bergers
ressemblent aux vôtres, qui, couverts à peine de lambeaux déchi-
rés, gardent des moutons infiniment mieux habillés qu'eux ; qui
gémissent sous le fardeau de la pauvreté, et qui payent à un exac-
teur la moitié des gages chétifs qu'ils reçoivent de leurs maîtres.
Les bergers gangarides, nés tous égaux, sont les maîtres des
troupeaux innombrables qui couvrent leurs prés éternellement
fleuris. On ne les tue jamais : c'est un crime horrible vers le
Gange de tuer et de manger son semblable. Leur laine, plus fine
et plus brillante que la plus belle soie, est le plus grand commerce
de rOrient. D'ailleurs la terre des Gangarides produit tout ce qui
peut flatter les désirs de rhonime. Ces gros diamants qu'Amazan
a eu l'honneur de vous offrir sont d'une mine qui lui appartient.
Cette licorne que vous l'avez vu monter est la monture ordinaire
des Gangarides. C'est le plus bel animal, le plus fier, le plus ter-
rible, et le plus doux qui orne la terre. 11 suffirait décent Ganga-
rides et de cent licornes pour dissiper des armées innombrables.
Il y a environ deux siècles qu'un roi des Indes fut assez fou pour
vouloir conquérir cette nation : il se présenta suivi de dix mille
éléphants et d'un million de guerriers. Les licornes percèrent les
éléphants, comme j'ai vu sur votre table des mauviettes enfilées
dans des brochettes d'or. Les guerriers tombaient sous le sabre
des Gangarides comme les moissons de riz sont coupées par les
mains des peuples de l'Orient. On prit le roi prisonnier avec
plus de six cent mille hommes. On le baigna dans les eaux salu-
taires du Gange; on le mit au régime du pays, qui consiste à ne
se nourrir que de végétaux prodigués par la nature pour nourrir
tout cetjui respire. Les hommes alimentés de carnage et abreuvés
de liqueurs fortes ont tous un saug aigri et aduste qui les rend
fous eu cent manières dilléreutes. Leur principale déineuce est la
CHAPITRE V. 385
fureur de verser le sang de leurs frères, et de dévaster des plaines
fertiles pour régner sur des cimetières. On employa six mois
entiers à guérir le roi des Indes de sa maladie. Quand les médecins
curent enfin jugé qu'il avait le pouls plus tranquille et l'esprit
plus rassis, ils en donnèrent le certificat au conseil des Ganga-
rides. Ce conseil, ayant pris l'avis des licornes, renvoya humaine-
ment le roi des Indes, sa sotte cour, et ses imbéciles guerriers,
dans leur pays. Cette leçon les rendit sages, et, depuis ce temps,
les Indiens respectèrent les Gangarides, comme les ignorants qui
voudraient s'instruire respectent parmi vous les philosophes
chaldéens, qu'ils ne peuvent égaler,
— A propos, mon cher oiseau, lui dit la princesse, y a-t-il
une religion chez les Gangarides ?
— S'il y en a une, madame ! nous nous assemblons pour rendre
grâces à Dieu, les jours de la pleine lune, les hommes dans un
grand temple de cèdre, les femmes dans un autre, de peur des
distractions; tous les oiseaux dans un bocage, les quadrupèdes
sur une belle pelouse; nous remercions Dieu de tous les biens
qu'il nous a faits. Nous avons surtout des perroquets qui prêchent
à merveille.
« Telle est la patrie de mon cher Amazan ; c'est là que je de-
meure ; j'ai autant d'amitié pour lui qu'il vous a inspiré d'amour.
Si vous m'en croyez, nous partirons ensemble, et vous irez lui
rendre sa visite.
— Vraiment, mon oiseau, vous faites là un joli métier, répon-
dit en souriant la princesse, qui brûlait d'envie de faire le voyage,
et qui n'osait le dire.
— Je sers mon ami, dit l'oiseau ; et, après le bonheur de vous
aimer, le plus grand est celui de servir vos amours. »
Formosante ne savait plus où elle en était ; elle se croyait
transportée hors de la terre. Tout ce qu'elle avait vu dans cette
journée, tout ce qu'elle voyait, tout ce qu'elle entendait, et sur-
tout ce qu'elle sentait dans son cœur, la plongeait dans un ravis-
sement qui passait de bien loin celui qu'éprouvent aujourd'hui
les fortunés musulmans quand, dégagés de leurs liens terrestres,
ils se voient dans le neuvième ciel enire les bras de leurs houris,
environnés et pénétrés de la gloire et de la félicité célestes.
21. — Romans.
25
386 LA PRINCESSE DE BABYLONE.
CHAPITRE VI.
SUITE DE LA CONVERSATION DE l'OISEAU MERVEILLEUX. ET DE FORMO-
SANTE. MORT DE CET OISEAU. l'ORACLE EST CONSULTÉ; SA RÉPONSE
EST SI CONCISE QUE PERSONNE NE l'enTEND.
Elle passa toute la nuit à parler d'Amazan. Elle ne l'appelait
plus que son berger; et c'est depuis ce temps-là que les noms de
berger et &amant sont toujours employés l'un pour l'autre chez
quelques nations. Tantôt elle demandait à l'oiseau si Amazan
avait eu d'autres maîtresses. Il répondait que non, et elle était au
comble de la joie. Tantôt elle voulait savoir à quoi il passait sa vie;
et elle apprenait avec transport qu'il l'employait à faire du bien,
à cultiver les arts, à pénétrer les secrets de la nature, à per-
fectionner son être. Tantôt elle voulait savoir si l'âme de son
oiseau était de la môme nature que celle de son amant; pourquoi
il avait vécu près de vingt-huit mille ans, tandis que son amant
n'en avait que dix-huit ou dix-neuf. Elle faisait cent questions
pareilles, auxquelles l'oiseau répondait avec une discrétion qui
irritait sa curiosié. Enfin, le sommeil ferma leurs yeux, et livra
Formosante à la douce illusion des songes .envoyés par les dieux,
qui surpassent quelquefois la réalité même, et que toute la philo-
sophie des Chaldéens a bien de la peine à expliquer.
Formosante ne s'éveilla que très-tard. Il était petit jour chez
elle quand le roi son père entra dans sa chambre. L'oiseau reçut
Sa Majesté avec une politesse respectueuse, alla au-devant de lui,
battit des ailes, allongea son cou, et se remit sur son oranger.
Le roi s'assit sur le lit de sa fille, que ses rêves avaient encore
embellie. Sa grande barbe s'approcha de ce beau visage, et après
lui avoir donné deux baisers, il lui parla en ces mots : « Ma chère
fille, vous n'avez pu trouver hier un mari, comme je l'espérais ;
il vous en faut un pourtant : le salut de mon empire l'exige. J'ai
consulté l'oracle, qui, comme vous savez, ne ment jamais, et
qui dirige toute ma conduite ; il m'a ordonné de vous faire courir
le monde. Il faut que vous voyagiez.
— Ah! chez les (iangaridcs sans doute », dit la princesse; et
en prononçant ces mots, qui lui échappaient, elle sentit bien
qu'elle disait une sottise. Le roi, qui ne savait pas un mot de géo-
graphie, lui demanda ce qu'elle entendait par des Gangarides. Elle
trouva aisément une défaite. Le roi lui apprit qu'il fallait faire
un pèlerinage; qu'il avait nommé les personnes de sa suite, le
CHAPITRE VI. 387
doyen des conseillers d'État, le grand aumônier, une dame d'hon-
neur, un médecin, un apothicaire, et son oiseau, avec tous les
domestiques convenables.
Formosante, qui n'était jamais sortie du palais du roi son
père, et qui jusqu'à la journée des trois rois et d'Amazan n'avait
mené qu'une vie très-insipide dans l'étiquette du faste et dans
l'apparence des plaisirs, fut ravie d'avoir un pèlerinage à faire.
« Qui sait, disait-elle tout bas à son cœur, si les dieux n'inspire-
ront pas à mon cher Gangaride le même désir d'aller à la même
chapelle, et si je n'aurai pas le bonheur de revoir le pèlerin?» Elle
remercia tendrement son père, eu lui disant quelle avait eu tou-
jours une secrète dévotion pour le saint chez lequel on l'envoyait.
Bélus donna un excellent dîner à ses hôtes ; il n'y avait que des
hommes. C'étaient tous gens fort mal assortis: rois, princes, minis-
tres, pontifes, tous jaloux les uns des autres, tous pesant leurs pa-
roles, tous embarrassés de leurs voisins et d'eux-mêmes. Le repas
fut triste, quoiqu'on y bût beaucoup. Les princesses restèrent dans
leurs appartements, occupées chacune de leur départ. Elles man-
gèrent à leur petit couvert, Formosante ensuite alla se promener
dans les jardins avec son cher oiseau, qui, pour l'amuser, vola d'ar-
bre en arbre en étalant sa superbe queue et sou divin plumage.
Le roi d'Egypte , qui était chaud de vin , pour ne pas dire
ivre, demanda un arc et des flèches à un de ses pages. Ce prince
était à la vérité l'archer le plus maladroit de son royaume.
Quand il tirait au blanc, la place où l'on était le plus en sûreté
était le but où il visait; mais le bel oiseau, en volant aussi rapi-
dement que la flèche, se présenta lui-môme au coup, et tomba
tout sanglant entre les bras de Formosante. L'Égyptien, en riant
d'un sot rire, se retira dans son quartier. La princesse perça le ciel
de ses cris, fondit en larmes, se meurtrit les joues et la poitrine.
L'oiseau mourant lui dit tout bas : « Brûlez-moi, et ne manquez
pas de porter mes cendres vers l'Arabie Heureuse, à l'orient de
l'ancienne ville d'Aden ou d'Éden, et de les exposer au soleil sur
un petit bûcher de girofle et de cannelle. » Après avoir proféré ces
paroles, il expira. Formosante resta longtemps évanouie, et ne
revit le jour que pour éclater en sanglots. Son père, partageant sa
douleur et faisant des imprécations contre le roi d'Egypte, ne douta
pas que cette aventure n'annonçât un avenir sinistre. Il alla vite
consulter l'oracle de sa chapelle. L'oracle répondit : « Mélange de
tout; mort vivant, infidélité et constance, perte et gain, calamités
et bonheur. » M lui ni son conseil n'y purent rien comprendre ;
mais enfln il était satisfait d'avoir rempli ses devoirs de dévotion.
388 LA PRINCESSE DE BABYLONE.
CHAPITRE VIT.
lORMOSAXTE REND LES HONNEURS FUNÈBRES A SON CHER OISEAU. LE ROI
DE SCYTHIE ENLÈVE ALDÉE. LA BELLE PRINCESSE DE BABYLONE PART
POUR l'ARABIE. douze cent MILLE HOMMES SE PRÉPARENT A DÉSOLER
L'ASIE.
Sa fille, éplorée, pendant qu'il consultait l'oracle, fit rendre à
l'oiseau les honneurs funèbres qu'il avait ordonnés, et résolut de
le porter en Arabie au péril de ses jours. Il fut brûlé dans du lin
incombustible avec l'oranger sur lequel il avait couché ; elle en
recueillit la cendre dans un petit vase d'or tout entouré d'escar-
boucles et des diamants qu'on ôta de la gueule du lion. Que ne
put-elle, au lieu d'accomplir ce devoir funeste, brûler tout en vie
le détestable roi d'Egypte ! C'était là tout tout son désir. Elle fit
tuer, dans son dépit, ses deux crocodiles, ses deux hippopotames,
ses deux zèbres, ses deux rats, et fit jeter ses deux momies dans
i'Euplirate; si elle avait tenu son bœuf Apis, elle ne l'aurait pas
épargné.
Le roi d'Egypte, outré de cet affront, partit sur-le-champ pour
faire avancer ses trois cent mille hommes. Le roi des Indes, voyant
partir son allié, s'en retourna le jour môme, dans le ferme dessein
de joindre ses trois cent mille Indiens à l'armée égyptienne. Le
roi de Scythie délogea dans la nuit avec la princesse Aidée, bien
résolu de venir combattre pour elle à la tête de trois cent mille
Scythes, et de lui rendre l'héritage de Babylone, qui lui élait dû,
puisqu'elle descendait de la branche aînée.
De son côté la belle Formosante se mit en route à trois heures
du matin avec sa caravane de pèlerins, se flattant bien qu'elle
pourrait aller en Arabie exécuter les dernières volontés de son
oiseau, et que la justice des dieux immortels lui rendrait son cher
Amazan, sans qui elle ne pouvait plus vivre.
Ainsi, à son réveil, le roi de Babylone ne trouva plus personne.
(( Comme les grandes fêtes se terminent, disait-il, et comme elles
laissent un vide étonnant dans l'ùmc, quand le fracas est [)assé. »
Mais il fut transporté d'une colère vraiment royale lorsqu'il apprit
qu'on avait enlevé la princesse Aidée. Il donna ordre qu'on éveillât
toussesministres, et qu'on assemblût le conseil. En attendant ([u'ils
vinssent, il ne manqua pas de consulter son oracle; mais il ne put
jamais eu tirer que ces paroles si célèbres depuis dans tout l'uni-
vers : Quand un ne marie pas les (illcs, elles se marient elles-mêmes.
CHAPITRE VIII. 389
Aussitôt l'ordre fut donné de faire marcher trois cent mille
hommes contre le roi des Scythes. Voilà donc la guerre la plus
terrible allumée de tous les côtés ; et elle fut produite par les plai-
.sirs de la plus belle fête qu'on ait jamais donnée sur la terre. L'Asie
allait être désolée par quatre armées de trois cent mille combat-
tants chacune. On sent bien que la guerre de Troie, qui étonna
le monde quelques siècles après, n'était qu'un jeu d'enfants en
comparaison ; mais aussi on doit considérer que dans la querelle
des Troyens il ne s'agissait que d'une vieille femme fort libertine
qui s'était fait enlever deux fois, au lieu qu'ici il s'agissait de deux
filles et d'un oiseau.
Le roi des Indes allait attendre son armée sur le grand et
magnifique chemin qui conduisait alors en droiture de Babylone
à Cachemire. Le roi des Scythes courait avec Aidée par la belle
route qui menait au mont Immaûs. Tous ces chemins ont disparu
dans la suite par le mauvais gouvernement. Le roi d'Egypte avait
marché à l'occident, et s'avançait vers la petite mer Méditerranée,
que les ignorants Hébreux ont depuis nommée la Grande Mer.
A l'égard de la belle Formosante, elle suivait le chemin de
Bassora, planté de hauts palmiers qui fournissaient un ombrage
éternel et des fruits dans toutes les saisons. Le temple où elle
allait en pèlerinage était dans Bassora même. Le saint à qui ce
temple avait été dédié était à peu près dans le goût de celui ^ qu'on
adora depuis à Lampsaque. Non-seulement il procurait des maris
aux filles, mais il tenait lieu souvent de mari. C'était le saint le
plus fêté de toute l'Asie.
Formosante ne se souciait point du tout du saint de Bassora :
elle n'invoquait que son cher berger gangaride, son bel Amazan.
Elle comptait s'embarquer à Bassora, et entrer dans l'Arabie Heu-
reuse pour faire ce que l'oiseau mort avait ordonné.
CHAPITRE VIII.
RENCONTRE MALENCONTREUSE DE FORMOSANTE DANS INE HÔTELLERIE.
DANGER QC'eLLE COURT. ARTIFICE DONT ELLE USE POUR s'eN GARANTIR.
ELLE RETOURNE A BASSORA AVEC SA FEMME DE CHAMBRE.
A la troisième couchée, à peine était-elle entrée dans une
hôtellerie où ses fourriers avaient tout préparé pour elle, qu'elle
1. Priape.
390 LA PRINCESSE DE BABYLONE.
apprit que le roi d'Egypte y entrait aussi. Instruit de la marche
de la princesse par ses espions, il avait sur-le-champ changé de
route, suivi d'une nombreuse escorte. Il arrive ; il fait placer des
sentinelles à toutes les portes-, il monte dans la chambre delà
belle Formosante, et lui dit : « Mademoiselle, c'est vous précisé-
ment que je cherchais ; vous avez fait très-peu de cas de moi
lorsque j'étais à Babylone ; il est juste de punir les dédaigneuses
et les capricieuses : vous aurez, s'il vous plaît, la bonté de souper
avec moi ce soir; vous n'aurez point d'autre lit que le mien, et je
me conduirai avec vous selon que j'en serai content.»
Formosante vit bien qu'elle n'était pas la plus forte ; elle savait
que le bon esprit consiste à se conformer à sa situation ; elle prit
le parti de se délivrer du roi d'Egypte par une innocente adresse :
elle le regarda du coin de l'œil, ce qui plusieurs siècles après s'est
appelé lorgner; et voici comme elle lui parla avec une modestie,
une grâce, une douceur, un embarras, et une foule de charmes
qui auraient rendu fou le plus sage des hommes, et aveuglé le
plus clairvoyant:
« Je vous avoue, monsieur, que je baissai toujours les yeux
devant vous quand vous fîtes l'honneur au roi mon père devenir
chez lai. Je craignais mon cœur, je craignais ma simplicité trop
naïve : je tremblais que mon père et vos rivaux ne s'aperçussent
de la préférence que je vous donnais, et que vous méritez si bien.
Je puis à présent me livrer âmes sentiments. Je jure parle bœuf
Apis, qui est, après vous, tout ce que je respecte le plus au monde,
que vos propositions m'ont enchantée. J'ai déjà soupe avec vous
chez le roi mon père ; j'y souperai encore bien ici sans qu'il soit
de la partie : tout ce que je vous demande, c'est que votre grand
aumônier boive avec nous , il m'a paru à Babylone un très-bon
convive; j'ai d'excellent vin de ChirasS je veux vous en faire
goûter à tous deux. A l'égard de votre seconde proposition, elle
est très-engageante; mais il ne convient pas à une fille bien née
d'en parler : qu'il vous suffise de savoir que je vous regarde comme
le plus grand des rois et le plus aimable des hommes. »
Ce discours lit tourner la létc au roi d'Egypte ; il voulut bien
que l'aumônier fût en tiers. « J'ai encore une grûce à vous deman-
der, lui dit la princesse; c'est de permettre que mon apothicaire
vienne me parler : les filles ont toujours de certaines petites incom-
modités qui demandent de certains soins, comme vapeurs de tête,
hattemenlsdccœur, coliques, éloull'ements, auxquels il faulmettre
1. Sehira/ ou Cliiraz, villo de Perse, dont les vins blancs sont renommes.
CHAPITRE VIII. 391
un certain ordre dans de certaines circonstances; en un mot, j'ai
un besoin pressant de mon apothicaire, et j'espère que vous ne
me refuserez pas cette légère marque d'amour.
— Mademoiselle, lui répondit le roi d'Egypte, quoiqu'un apo-
thicaire ait des vues précisément opposées aux miennes, et que
les objets de son art soient le contraire de ceux du mien, je sais
trop bien vivre pour vous refuser une demande si juste: je vais
ordonner qu'il vienne vous parler en attendant le souper, je con-
çois que vous devez être un peu fatiguée du voyage; vous devez
aussi avoir besoin d'une femme de chambre, vous pourrez faire
venir celle qui vous agréera davantage ; j'attendrai ensuite vos
ordres et votre commodité. »
Il se retira ; l'apothicaire et la femme de chambre nommée
Irla arrivèrent. La princesse avait en elle une entière confiance;
elle lui ordonna de faire apporter six bouteilles de vin de Chiras
pour le souper, et d'eu faire boire de pareil à toutes les sentinelles
qui tenaient ses officiers aux arrêts ; puis elle recommanda à
l'apothicaire de faire mettre dans toutes les bouteilles certaines
drogues de sa pharmacie qui faisaient dormir les gens vingt-quatre
heures, et dont il était toujours pourvu. Elle fut ponctuellement
obéie. Le roi revint avec le grand aumônier au bout d'une demi-
heure : le souper fut très-gai ; le roi et le prêtre Aidèrent les six
bouteilles, et avouèrent qu'il n'y avait pas de si bon vin en Egypte ;
la femme de chambre eut soin d'en faire boire aux domestiques
qui avaient servi. Pour la princesse, elle eut grande attention de
n'en point boire, disant que son médecin l'avait mise au régime.
Tout fut bientôt endormi.
L'aumônier du roi d'Egypte avait la plus belle barbe que pût
porter un homme de sa sorte. Formosaute la coupa très-adroite-
ment ; puis, l'ayant fait coudre à un petit ruban, elle l'attacha à
son menton. Elle s'affubla de la robe du prêtre et de toutes les
marques de sa dignité, habilla sa femme de chambre en sacris-
tain de la déesse Isis ; enfin, s'étant munie de son urne et de ses
pierreries, elle sortit de l'hôtellerie à travers les sentinelles, qui dor-
maient comme leur maître. La suivante avait eu soin de faire tenir
à la porte deux chevaux prêts. La princesse ne pouvait mener
avec elle aucun des officiers de sa suite : ils auraient été arrêtés
par les grandes gardes.
Formosaute et Irla passèrent à travers des haies de soldats qui,
prenant la princesse pour le grand prêtre, l'appelaient mon récé-
rendissime père en Dieu, et lui demandaient sa bénédiction. Les
deux fugitives arrivent en vingt-quatre heures à Bassora, avant
392 LA PRINCESSE DE BABYLONE.
que le roi fût éveillé. Elles quittèrent alors leur déguisement, qui
eût pu donner des soupçons. Elles frétèrent au plus vite un
vaisseau qui les porta, par le détroit d'Ormus, au beau rivage
d'Éden, dans l'Arabie Heureuse. C'est cet Éden dont les jardins
furent si renommés qu'on en fit depuis la demeure des justes ;
ils furent le modèle des champs Élysées, des jardins des Hespé-
rides, et de ceux des îles Fortunées : car, dans ces climats chauds,
les hommes nïmaginèrent point de plus grande béatitude que les
ombrages et les murmures des eaux. Vivre éternellement dans
les cieux avec l'Être suprême, ou aller se promener dans le jardin,
dans le paradis, fut la même chose pour les hommes, qui parlent
toujours sans s'entendre, et qui n'ont pu guère avoir encore
d'idées nettes ni d'expressions justes.
CHAPITRE IX.
FORMOSANTE RESSUSCITE I.'oiSEAlî MERVEILLEUX, ET RECOWAÏT LE PHÉ-
NIX. ELLE PART POUR LE PAYS DES GANGARIDES DANS UN CANAPÉ.
MAMÈRE AUSSI COMAIODE QUE RAPIDE DONT ELLE VOYAGE.
Dès que la princesse se vit dans cette terre, son premier soin
fut de rendre à son cher oiseau les honneurs funèbres qu'il avait
exigés d'elle. Ses belles mains dressèrent un petit bûcher de girofle
et de cannelle. Quelle fut sa surprise lorsqu'ayant répandu les
cendres de l'oiseau sur ce bûcher, elle le vit s'enflammer de lui-
même! Tout fut bientôt consumé. Il ne parut, à la place des
cendres, qu'un gros œuf dont elle vit sortir son oiseau plus
brillant qu'il ne l'avait jamais été. Ce fut le plus beau des
moments que la princesse eût éprouvés dans toute sa vie ; il n'y
en avait qu'un qui pût lui être plus cher: elle le désirait, mais
elle ne l'espérait pas.
« Je vois bien, dit-elle à l'oiseau, que vous êtes le phénix dont
on m'avait tant parlé. Je suis prête à mourir d'étonnement et de
joie. Je ne croyais point à la résurrection; mais mon bonheur
m'en a convaincue.
— La résurrection, madame, lui dit le phénix, est la chose
du monde la plus simple. Il n'est pas plus surprenant de naître
deux fois qu'une. Tout est résurrection dans ce monde; les che-
nilles ressuscitent en papillons; un noyau mis en terre ressuscite
en arbre ; tous les animaux ensevelis dans la terre ressuscitent en
herbes, en plantes, et nourrissent d'autres animaux, dont ils font
CHAPITRE IX. 393
Lientùl une partie de la substance:* toutes les particules qui com-
posaient les corps sont changées en difTérents êtres. Il est vrai
que je suis le seul à qui le puissant Orosmade ait fait la grâce
de ressusciter dans sa propre nature. »
Formosante, qui, depuis le jour qu'elle vit Amazan et le phénix
pour la première fois, avait passé toutes ses heures à s'étonner,
lui dit : « Je conçois bien que le grand Être ait pu former de vos
cendres un phénix à peu près semblable à vous ; mais que vous
soyez précisément la même personne, que vous ayez la même
àme, j'avoue que je ne le comprends pas bien clairement. Qu'est
devenue votre àme pendant que je vous portais dans ma poche
après votre mort ?
— Eh! mon Dieu! madame, n'est-il pas aussi facile au grand
Orosmade de continuer son action sur une petite étincelle de
moi-même que de commencer cette action? Il m"avait accordé
auparavant le sentiment, la mémoire et la pensée : il me les ac-
corde encore ; qu'il ait attaché cette faveur à un atome de feu élé-
mentaire caché dans moi, ou à l'assemblage de mes organes, cela
ne fait rien au fond: le phénix et les hommes ignoreront toujours
comment la chose se passe ; mais la plus grande grâce que TÈtre
suprême niait accordée est de me faire renaître pour vous. Que ne
puis-je passer les vingt-huit mille ans que j'ai encore à vivre jus-
qu'à ma prochaine résurrection entre vous et mon cher Amazan !
— Mon phénix, lui repartit la princesse, songez que les pre-
mières paroles que vous me dîtes à Babylone, et que je n'oublierai
jamais, me flattèrent de l'espérance de revoir ce cher berger que
j'idolâtre : il faut absolument que nous alhons ensemble chez les
Gangarides, et que je le ramène à Babylone.
— C'est bien mon dessein, dit le phénix ; il n'y a pas un mo-
ment à perdre. Il faut aller trouver Amazan par le plus court
chemin, c'est-à-dire par les airs. Il y a dans l'Arabie Heureuse
deux griffons, mes amis intimes, qui ne demeurent qu'à cent
cinquante milles d'ici : je vais leur écrire par la poste aux pigeons ;
ils viendront avant la nuit, ^ous aurons tout le temps de vous
faire travailler un petit canapé commode avec des tiroirs où Ton
mettra vos provisions de bouche. Vous serez très à votre aise dans
cette voiture avec votre demoiselle. Les deux griffons sont les
plus vigoureux de leur espèce ; chacun d'eux tiendra un des bras
du canapé entre ses griffes; mais, encore une fois, les moments
sont chers. » Il alla sur-le-champ avec Formosante commander
le canapé à un tapissier de sa connaissance. Il fut achevé en
quatre heures. On mit dans les tiroirs des petits pains à la reine,
394 LA PRINCESSE DE BABYLONE.
des biscuits meilleurs que ceux de Babylone, des poncires, des
ananas, des cocos, des pistaches, et du vin d'Éden, qui l'emporte
sur le vin de Chiras autant que celui de Cliiras est au-dessus de
celui de Surenne ^
Le canapé était aussi léger que commode et solide. Les deux
griffons arrivèrent dans Éden à point nommé. Formosante et Irla
se placèrent dans la voiture. Les deux griffons l'enlevèrent comme
une plume. Le phénix tantôt volait auprès, tantôt se perchait sur
le dossier. Les deux griffons cinglèrent vers le Gange avec la rapi-
dité d'une flèche qui fend les airs. On ne se reposait que la nuit
pendant quelques moments pour manger, et pour faire boire un
coup aux deux voitiiriers.
CHAPITRE X.
FORMOSANTE ARRIVE CHEZ LES GANGARIDES, ET DESCEND A L'HOTEL
d'aMAZAN. belle collation qu'on lui SERT. ELLE VISITE LA MÈRE
de son amant. conversation qu'elles oxt ensemble. in merle
s'en Mêle aussi, et conte l'histoire de ses voyages.
On arriva enfin chez les Gangarides. Le cœur de la princesse
palpitait d'espérance, d'amour et de joie. Le phénix fit arrêter la
voiture devant la maison d'Amazan : il demande à lui parler ;
mais il y avait trois heures qu'il en était parti, sans qu'on sût où
il était allé.
Il n'y a point de termes dans la langue même des Gangarides
qui puissent exprimer le désespoir dont Formosante fut accablée.
« Ilélas! voilà ce que j'avais craint, dit le phénix; les trois heures
que vous avez passées dans votre hôtellerie sur le chemin de
Bassora avec ce malheureux roi d'Egypte vous ont enlevé peut-
être pour jamais le bonheur de votre vie : j'ai bien peur que nous
n'ayons perdu Amazan sans retour. »
i. Les vins de Surenne sont passés en |)roverbc. On croit assez coniniunénionl
qu'il s'agit des vins que produit le territoire du viUafre de ce nom, qui est prés
de Paris. M. de Musset Palhay, auteur do la Bibliourapliie agronomique, publiée
CM 1810, nous apprend que : « Il y a au\ environs de Vendôme, dans l'ancien
patrimoine de Henri IV, une espèce de raisin que, dans le pays, on api)ello suren:
il produit un vin blanc très-agréable à boire.... Henri IV faisait venir de ce \in à
la cour; il le trouvait très-bon. C'en fut assez pour qu'il parût délicieux aux cour-
tisant; et l'on ])ut pendant le règne de ce nionarqut' du vin de suren.... Louis XIII
n'ayant pas poui- le suren la prédilection du roi son père, ce vin passa de mode
Cl perdit sa renommée. » L'erreur j^'énérale provient donc d'une bomonymie. (B.)
CHAPITRE X. 395
Alors il demanda aux domestiques si on pouvait saluer ma-
dame sa mère. Ils répondirent que son mari était mort Tavant-
veille, et quelle ne voyait personne. Le phénix, qui avait du
crédit dans la maison, ne laissa pas de faire entrer la princesse
de Babylone dans un salon dont les murs étaient revêtus de bois
d'oranger à filets d'ivoire ; les sous-bergers et sous-bergères, en
longues robes blanches, ceintes de garnitures aurore, lui servirent
dans cent corbeilles de simple porcelaine cent mets délicieux,
parmi lesquels on ne voyait aucun cadavre déguisé : c'était du
riz, du sagou, de la semoule, du vermicelle, des macaronis, des
omelettes, des œufs au lait, des fromages à la crème, des pâtisseries
de toute espèce, des légumes, des fruits d'un parfum et d'un goût
dont on n'a point d'idée dans les autres climats; c'était une profu-
sion de liqueurs rafraîchissantes, supérieures aux meilleurs vins.
Pendant que la princesse mangeait, couchée sur un lit de
roses, quatre pavons, ou paons, ou pans, heureusement muets,
l'éventaient de leurs brillantes ailes; deux cents oiseaux, cent
bergers et cent bergères, lui donnèrent un concert à deux
chœurs; les rossignols, les serins, les fauvettes, les pinsons, chan-
taient le dessus avec les bergères ; les bergers faisaient la haute-
contre et la basse : c'était en tout la belle et simple nature. La
princesse avoua que, s'il y avait plus de magnificence à Baby-
lone, la nature était raille fois plus agréable chez les Gangarides;
mais, pendant qu'on lui donnait cette musique si consolante et
si voluptueuse, elle versait des larmes ; elle disait à la jeune Irla
sa compagne : « Ces bergers et ces bergères, ces rossignols et ces
serins font l'amour, et moi, je suis privée du héros gangaride,
digne objet de mes très-tendres et très-impatients désirs. »
Pendant qu'elle faisait ainsi collation, qu'elle admirait et
qu'elle pleurait, le phénix disait à la mère d'Amazan : « Madame,
vous ne pouvez vous dispenser de voir la princesse de Babylone;
vous savez...
— Je sais tout, dit-elle, jusqu'à son aventure dans l'hôtellerie
sur le chemin de Bassora ; un merle m'a tout conté ce matin ; et
ce cruel merle est cause que mon fils, au désespoir, est devenu
fou, et a quitté la maison paternelle.
— Vous ne savez donc pas, reprit le phénix, que la princesse
m'a ressuscité?
— Non, mon cher enfant; je savais parle merle que vous étiez
mort, et j'en étais inconsolable. J'étais si affligée de cette perte,
de la mort de mon mari, et du départ précipité de mon fils, que
j'avais fait défendre ma porte; mais puisque la princesse de
396 LA PRINCESSE DE BABYLONE.
BaJ3ylone me fait l'honneur de me venir voir, faites-la entrer au
plus vite; j'ai des choses de la dernière conséquence à lui dire,
et je veux que vous y soyez présent. )> Elle alla aussitôt dans un
autre salon au-devant de la princesse. Elle ne marchait pas faci-
lement : c'était une dame d'environ trois cents années ; mais elle
avait encore de heaux restes, et on voyait hien que vers les deux
cent trente à quarante ans elle avait été charmante. Elle reçut
Formosante avec une nohlesse respectueuse, mêlée d'un air d'in-
térêt et de douleur qui fit sur la princesse une vive impression.
Formosante lui fit d'abord ses tristes compliments sur la mort
de son mari. « Hélas! dit la veuve, vous devez vous intéresser à
sa perte plus que vous ne pensez.
— J'en suis touchée sans doute, dit Formosante; il était le
père de » A ces mots elle pleura. « Je n'étais venue que pour
lui et à travers bien des dangers. J'ai quitté pour lui mon père et
la plus brillante cour de l'univers ; j'ai été enlevée par un roi
d'Egypte, que je déteste. Échappée à ce ravisseur, j'ai traversé les
airs pour venir voir ce que j'aime; j'arrive, et il me fuit! » Les
pleurs et les sanglots l'empêchèrent d'en dire davantage.
La mère lui dit alors : a Madame, lorsque le roi d'Egypte vous
ravissait, lorsque vous soupiez avec lui dans un cabaret sur le
chemin de Bassora, lorsque vos belles mains lui versaient du vin
de Chiras, vous souvenez-vous d'avoir vu un merle qui voltigeait
dans la chambre?
— Vraiment oui, vous m'en rappelez la mémoire; je n'y avais
pas fait d'attention ; mais, en recueillant mes idées, je me sou-
viens très-bien qu'au moment où le roi d'Egypte se leva de table
pour me donner un baiser, le merle s'envola par la fenêtre en
jetant un grand cri, et ne reparut plus.
— Ilélas! madame, reprit la mère d'Amazan, voilà ce qui fait
précisément le sujet de nos malheurs; mon fils avait envoyé ce
merle s'informer de l'état de votre santé et de tout ce qui se pas-
sait à lîabylone ; il comptait revenir bientôt se mettre à vos
pieds et vous consacrer sa vie. Vous ne savez pas à quel excès il
vous adore. Tous les Gangaridcs sont amoureux et fidèles; mais
mon fils est le ])lns passionné et le plus constant de tous. Le
merle vous rencontra dans un cabaret; vous buviez très-gaiement
avec le roi d'Egypte et un vilain prêtre ; il vous vit enfin donner
un tondre baiser à ce monarcpie, <|ui avait tué le phénix, et pour
qui mon fils conserve une liorrcur invincible. Le merle à cette
vue fut saisi d'une juste indignation ; il s'envola en maudissant
vos funestes amours; il est revenu aujourd'Iiiii, il a tout conté;
CIIAl'lTUE Xr. 397
mais dans quels moments, juste ciel ! dans le temps où mon fils
pleurait avec moi la mort de son père et celle du phénix; dans le
temps qu'il apprenait de moi qu'il est votre cousin issu de germain !
— 0 ciel! mon cousin! madame, est-il possible? par quelle
aventure? comment? quoi ! je serais heureuse à ce point! et je
serais en même temps assez infortunée pour l'avoir ofifensé !
CHAPITRE XL
SUITE DU PRÉCÉDENT. FORMOSANTE EST CO.WAINCIE QUE SON AMANT EST
SON COUSIN. TOUS LES MERLES SONT EXILÉS DES BORDS DU GANGE.
ELLE PREND AUSSITOT LA POSTE POUR LE REJOINDRE A LA CHINE.
— Mon fils est votre cousin, vous dis-je, reprit la mère, et je
vais bientôt vous en donner la preuve ; mais en devenant ma
parente vous m'arrachez mon fils; il ne pourra survivre à la
douleur que lui a causée votre baiser donné au roi d'Egypte.
— Ah ! ma tante, s"écria la belle Formosante, je jure par lui
et par le puissant Orosmade que ce baiser funeste, loin d'être
criminel, était la plus forte preuve d'amour que je pusse donner
à votre fils. Je désobéissais à mon père pour lui. Jallais pour lui
de l'Euphrate au Gange. Tombée entre les mains de l'indigne
pharaon d'Egypte, je ne pouvais lui échapper qu'en le trompant.
J'en atteste les cendres et l'âme du phénix, qui étaient alors dans
ma poche; il peut me rendre justice; mais comment votre fils,
né sur les bords du Gange, peut-il être mon cousin, moi dont la
famille règne sur les bords de l'Euphrate depuis tant de siècles ?
— Vous savez, lui dit la vénérable Gangaride, que votre grand-
oncle Aidée était roi de Babylone, et qu'il fut détrôné par le père
de Bélus,
— Oui, madame.
— Vous savez que son fils Aidée avait eu de son mariage la
princesse Aidée, élevée dans votre cour. C'est ce prince, qui, étant
persécuté par votre père, vint se réfugier dans notre heureuse
contrée, sous un autre nom : c'est lui qui m'épousa ; j'en ai eu le
jeune prince Aldée-Amazan, le plus beau, le plus fort, le plus
courageux, le plus vertueux des mortels, et aujourd'hui le plus
fou. H alla aux fêtes de Babylone sur la réputation de votre
beauté : depuis ce temps-là il vous idolâtre, et peut-être je ne
reverrai jamais mon cher fils. »
Alors elle fit déployer devant la princesse tous les titres de la
398 LA PRINCESSE DE BABYLONE.
maison des Aidées; à peine Formosante daigna les regarder.
« Ah! madame, s'écria-t-elle, examine-t-on ce qn'on désire? Mon
cœur vous en croit assez. Mais où est Aldée-Amazan ? où est mon
parent, mon amant, mon roi? où est ma vie? quel chemin a-t-il
pris? J'irais le chercher dans tous les globes que l'Éternel a
formés, et dont il est le plus bel ornement. J'irais dans l'étoile
Campe, dans Sheat, dans Aldeharam ; î'ivdiis le convaincre de mon
amour et de mon innocence, »
Le phénix justifia la princesse du crime que lui imputait le
merle d'avoir donné par amour un baiser au roi d'Egypte ; mais
il fallait détromper Amazan et le ramener. Il envoie des oiseaux
sur tous les chemins ; il met en campagne les licornes : on lui
rapporte enfin qu'Amazan a pris la route de la Chine, « Eh bien !
allons à la Chine, s'écria la princesse ; le voyage n'est pas long ;
j'espère bien vous ramener votre fils dans quinze jours au plus
tard. » A ces mots, que de larmes de tendresse versèrent la mère
gangaride et la princesse de Babylone! que d'embrassements!
que d'effusion de cœur !
Le phénix commanda sur-le-champ un carrosse à six licornes.
La mère fournit deux cents cavaliers, et fit présent à la princesse,
sa nièce, de quelques milliers des plus beaux diamants du pays.
Le phénix, affligé du mal que l'indiscrétion du merle avait causé,
fit ordonner à tous les merles de vider le pays ; et c'est depuis ce
temps qu'il ne s'en trouve plus sur les bords du Gange.
CHAPITRE XII.
FORMOSANTE ET SA FEMME DE CIIAMliUE ARRIVET^T A LA CHINE; CE QL'ELLE
Y VOIT DE remarquable; BEAU TRAIT DE FIDÉLITÉ D'AMAZA.\. ELLE
PART POUR LA SCYTHIE, OU ELLE RENCONTRE SA COUSINE ALDÉE.
AMITIÉS RÉCIPROQUES QU'ELLES SE FONT SANS S'AIMER.
Les licornes, en moins de huit jours, amenèrent Formosante,
Irla, et le phénix, à Cambalu, capitale de la Chine. C'était une
ville plus grande que Babylone, et d'une espèce de magnificence
toute dillércnte. Ces nouveaux objets, ces mœurs nouvelles,
auraient amusé Formosante si elle avait pu être occupée d'autre
chose que d'Amazan.
Dès que l'empereur de la Chine eut appris que la princesse
de Babylone était à une porte de la ville, il lui dépécha quatre
mille mandarins en robes de cérémonie ; tous se prosternèrent
ÇIIAPITHE XI 1. 399
(levant elle, et lui présentèrent chacun un compliment écrit en
lettres d'or sur une feuille de soie pourpre. Formosante leur dit
que si elle avait quatre mille langues, elle ne manquerait pas de
répondre sur-le-champ à chaque mandarin; mais que, n'en ayant
qu'une, elle les priait de trouver bon qu'elle s'en servît pour les
remercier tous en général. Ils la conduisirent respectueusement
chez l'empereur.
C'était le monarque de la terre le plus juste, le plus poli, et
le plus sage. Ce fut lui qui, le premier, laboura un petit champ
de ses mains impériales, pour rendre l'agriculture respectable à
son peuple. Il établit, le premier, des prix pour ,1a vertu. Les
lois, partout ailleurs, étaient honteusement bornées à punir les
crimes. Cet empereur venait de chasser de ses États une troupe
de bonzes étrangers^ qui étaient venus du fond de l'Occident,
dans l'espoir insensé de forcer toute la Chine à penser comme
eux, et qui, sous prétexte d'annoncer des vérités, avaient acquis
déjà des richesses et des honneurs. Il leur avait dit, en les chas-
sant, ces propres paroles enregistrées dans les annales de l'empire :
(( Vous pourriez faire ici autant de mal que vous en avez fait
ailleurs : vous êtes venus prêcher des dogmes d'intolérance chez
la nation la plus tolérante de la terre. Je vous renvoie pour
n'être jamais forcé de vous punir. Vous serez reconduits honora-
blement sur mes frontières ; on vous fournira tout pour retourner
aux bornes de l'hémisphère dont vous êtes partis. Allez en paix
si vous pouvez être en paix, et ne revenez plus. »
La princesse de Babylone apprit avec joie ce jugement et ce
discours; elle en était plus sûre d'être bien reçue à la cour,
puisqu'elle était très-éloignée d'avoir des dogmes intolérants.
L'empereur de la Chine, en dînant avec elle tête à tête, eut la
politesse de bannir l'embarras de toute étiquette gênante; elle
lui présenta le phénix, qui fut très-caressé de l'empereur, et qui
se percha sur son fauteuil, Formosante, sur la fin du repas, lui
confia ingénument le sujet de son voyage, et le pria de faire
chercher dans Cambalu le bel Amazan, dont elle lui conta l'aven-
ture, sans lui rien cacher de la fatale passion dont son cœur
était enflammé pour ce jeune héros, « A qui en parlez-vous ? lui
dit l'empereur de la Chine ; il m'a fait le plaisir de venir dans
ma cour ; il m'a enchanté, cet aimable Amazan : il est vrai qu'il
est profondément affligé ; mais ses grâces n'en sont que plus
1. Les jésuites; Voltaire a composé une Relation du bannissement des jésuites
de la Chine; voyez les Mélanges, année 1768; et tome XVIII, page 152.
400 LA 1»RINCESSE DE BABYLONE.
touchantes; aucun de mes favoris n'a plus d'esprit que lui; nul
mandarin de robe n'a de plus vastes connaissances; nul man-
darin d'épée n'a l'air plus martial et plus héroïque ; son extrême
jeunesse donne un nouveau prix à tous ses talents ; si j'étais assez
malheureux, assez abandonné du Tien et du Changti pour vou-
loir être conquérant, je prierais Amazan de se mettre à la tête de
mes armées, et je serais sûr de triompher de l'univers entier.
C'est bien dommage que son chagrin lui dérange quelquefois
l'esprit.
— Ah! monsieur, lui dit Formosante avec un air enflammé
et un ton de douleur, de saisissement et de reproche, pourquoi
ne m'avez-vous pas fait dîner avec lui? Vous me faites mourir;
envoyez-le prier tout à l'heure,
— iAIadame, il est parti ce matin, et il n'a point dit dans
quelle contrée il portait ses pas. »
Formosante se tourna vers le phénix: « Eh bien, dit-elle,
phénix, avez-vous jamais vu une fille plus malheureuse que moi?
Mais, monsieur, continua-t-clle, comment, pourquoi a-t-il pu
quitter si brusquement une cour aussi polie que la vôtre, dans
laquelle il me semble qu'on voudrait passer sa vie?
— Voici, madame, ce qui est arrivé. Une princesse du sang,
des plus aimables, s'est éprise de passion pour lui, et lui a donné
un rendez-vous chez elle à midi ; il est parti au point du jour, et
et il a laissé ce billet, qui a coûté bien des larmes à ma parente.
« Celle princesse du sang de la Chine, vous méritez un cœur
« qui n'ait jamais été qu'à vous ; j'ai juré aux dieux immortels de
(( n'aimer jamais que Formosante, princesse de Babylone, et de
« lui apprendre comment on peut dompter ses désirs dans ses
« voyages; elle a eu le malheur de succomber avec un indigne
(( roi d'Egypte : je suis le plus malheureux des hommes; j'ai perdu
(( mon père et le phénix, et l'espérance d'être aimé de Formosante ;
« j'ai quitté ma mère affligée, ma patrie, ne pouvant vivre un
(( moment dans les lieux où j'ai appris que Formosante en aimait
« un autre que moi; j'ai juré de parcourir la terre et d'être fidèle.
« Vous me mépriseriez, et les dieux me puniraient, si je violais mon
(i serment ; prenez un amant, madame, et soyez aussi fidèle que
<( moi, »
— Ah ! laissez-moi cette étonnante lettre, dit la belle Formo-
sante, elle fera ma consolation; je suis heureuse dans mon infor-
tune. Amazan m'aime; Amazan renonce pour moi à la possession
des princesses de la Chine; il n'y a que lui sur la terre cai)able
de remporter une telle victoire; il me donne un grand exemple ;
CHAPITRE XIl. 401
le phénix sait que je n'en avais pas besoin ; il est bien cruel d'être
privée de son amant pour le plus innocent des baisers donné par
pure fidélité. Mais enfin où est-il allé? quel chemin a-t-il pris?
daignez me l'enseigner, et je pars. »
L'empereur de la Chine lui répondit qu'il croyait, sur les rap-
ports qu'on lui avait faits, que son amant avait suivi une route
qui menait en Scythie. Aussitôt les licornes furent attelées, et la
princesse, après les plus tendres compliments, prit congé de
l'empereur avec le phénix, sa femme de chambre Irla, et toute
sa suite.
Dès qu'elle fut en Scythie, elle vit plus que jamais combien
les hommes et les gouvernements diffèrent, et différeront toujours
jusqu'au temps où quelque peuple plus éclairé que les autres
communiquera la lumière de proche en proche après mille siècles
de ténèbres, et qu'il se trouvera dans des climats barbares des
âmes héroïques qui auront la force et la persévérance de changer
les brutes en hommes. Point de villes en Scythie, par conséquent
point d'arts agréables. On ne voyait que de vastes prairies et des
nations entières sous des tentes et sur des chars. Cet aspect im-
primait la terreur, Formosante demanda dans quelle tente ou
dans quelle charrette logeait le roi. On lui dit que depuis huit
jours il s'était mis en marche à la tête de trois cent mille hommes
de cavalerie pour aller à la rencontre du roi de Babylone, dont il
avait enlevé la nièce, la belle princesse Aidée, « Il a enlevé ma
cousine! s'écria Formosante; je ne m'attendais ])as à cette nou-
velle aventure. Quoi! ma cousine, qui était trop heureuse de me
faire la cour, est devenue reine, et je ne suis pas encore mariée! »
Elle se fit conduire incontinent aux tentes de la reine.
Leur réunion inespérée dans ces climats lointains, les choses
singulières qu'elles avaient mutuellement à s'apprendre, mirent
dans leur entrevue un charme qui leur fit oublier qu'elles ne
s'étaient jamais aimées; elles se revirent avec transport; une
douce illusion se mit à la place de la vraie tendresse ; elles s'em-
brassèrent en pleurant, et il y eut même entre elles de la cordialité
et de la franchise, attendu que l'entrevue ne se faisait pas dans
un palais.
Aidée reconnut le phénix et la confidente Irla ; elle donna des
fourrures de zibeline à sa cousine, qui lui donna des diamants.
On parla de la guerre que les deux rois entreprenaient; on dé-
plora la condition des hommes, que des monarques envoient par
fantaisie s'égorger pour des différends que deux honnêtes gens
pourraient concilier en une heure ; mais surtout on s'entretint
21. — Romans. 26
402 LA PRINCESSE DE BABYLONE.
du bel étranger vainqueur des lions, donneur des plus gros dia-
mants de l'univers, faiseur de madrigaux, possesseur du phénix,
devenu le plus malheureux des hommes sur le rapport d'un merle.
(( C'est mon cher frère, disait Aidée.
— C'est mon amant! s'écriait Formosante; vous l'avez vu
sans doute, il est peut-être encore ici ; car, ma cousine, il sait
qu'il est votre frère ; il ne vous aura pas quittée brusquement
comme il a quitté le roi de la Chine.
— Si je l'ai vu, grands dieux! reprit Aidée-, il a passé quatre
jours entiers avec moi. Ah ! ma cousine, que mon frère est à
plaindre ! Un faux rapport l'a rendu absolument fou ; il court le
monde sans savoir où il va. Figurez-vous qu'il a poussé la dé-
mence jusqu'à refuser les faveurs de la plus belle Scythe de toute
la Scythie, Il partit hier après lui avoir écrit une lettre dont elle
a été désespérée. Pour lui, il est allé chez les Cimmériens.
— Dieu soit loué ! s'écria Formosante ; encore un refus en ma
faveur ! mon bonheur a passé mon espoir, comme mon malheur
a surpassé toutes mes craintes. Faites-moi donner cette lettre
charmante, que je parte, que je le suive, les mains pleines de ses
sacrifices. Adieu, ma cousine; Amazan est chez les Cimmériens:
j'y vole. »
Aidée trouva que la princesse sa cousine était encore plus folle
que son frère Amazan; mais comme elle avait senti elle-même
les atteintes de cette épidémie, comme elle avait quitté les délices
et la magnificence de Babylone pour le roi des Scythes, comme
les femmes s'intéressent toujours aux folies dont l'amour est
cause, elle s'attendrit véritablement pour Formosante, lui sou-
haita un heureux voyage, et lui promit de servir sa passion si
jamais elle était assez heureuse pour revoir sou frère.
CHAPITRE XIII.
AnniVKE DK LA BELLE BABYLONIENNE DANS l'eMPIUE DK S CI MME B IENS.
BÉCEPTION qu'on LUI FAIT. ÉLOGE DE l'i M PÉ B ATR ICE DE S CIMMÉRIENS.
NOUVELLE FIDÉLITÉ d'AMAZAN.
Riontôt la princesse de Babylone et le phénix arrivèrent dans
l'empire des Cimmériens*, bien moins peuplé, ù la vérité, que la
Chine, mais deux fois plus étendu ; autrefois semblable à la
1. La Russie.
CHAPITRE XIII. 403
Scytliie, et devenu depuis quelque temps aussi florissant que les
royaumes qui se vantaient d'instruire les autres États.
Après quelques jours de marche on entra dans une très-grande
ville* que l'impératrice régnante- faisait embellir; mais elle n'y
était pas : elle voyageait alors des frontières de l'Europe à celles
de l'Asie pour connaître ses États par ses yeux, pour juger des
maux et porter les remèdes, pour accroître les avantages, pour
semer l'instruction.
Un des principaux officiers de cette ancienne capitale, instruit
de l'arrivée de la Baijylouienne et du phénix, s'empressa de rendre
ses hommages à la princesse, et de lui faire les honneurs du pays,
bien sûr que sa maîtresse, qui était la plus poHe et la plus magni-
fique des reines, lui saurait gré d'avoir reçu une si grande dame
avec les mêmes égards qu'elle aurait prodigués elle-même.
On logea Formosante au palais, dont on écarta une foule
importune de peuple ; on lui donna des fêtes ingénieuses. Le sei-
gneur cimmérien, qui était un grand naturaliste, s'entretint beau-
coup avec le phénix dans les temps où la princesse était retirée
dans son appartement. Le phénix lui avoua qu'il avait autrefois
voyagé chez les Cimmériens, et qu'il ne reconnaissait plus le pays,
« Comment de si prodigieux changements, disait-il, ont-ils pu être
opérés dans un temps si court? Il n'y a pas trois cents ans que je
vis ici la nature sauvage dans toute sou horreur ; j'y trouve au-
jourd'hui les arts, la splendeur, la gloire et la politesse.
— Un seul homme ' a commencé ce grand ouvrage, répondit le
Cimmérien; une femme l'a perfectionné; une femme a été meil-
leure législatrice que l'Isis des Égyptiens et la Cérès des Grecs La
plupart des législateurs ont eu un génie étroit et despotique qui a
resserré leurs vues dans le pays qu'ils ont gouverné ; chacun a
regardé son peuple comme étant seul sur la terre, ou comme devant
être l'ennemi du reste de la terre. Ils ont formé des institutions
pour ce seul peuple , introduit des usages pour lui seul , établi
une religion pour lui seul. C'est ainsi que les Égyptiens , si
fameux par des monceaux de pierres , se sont abrutis et désho-
norés par leurs superstitions barbares. Ils croient les autres nations
profanes, ils ne communiquent point avec elles; et, excepté la
cour, qui s'élève quelquefois au-dessus des préjugés vulgaires, il
n'y a pas un Égyptien qui voulût manger dans un plat dont un
\. Moscou,
2. Catherine II a régné de 1762 à 1796.
3. PieiTe P''j son histoire est au tome- X\l de la présente édition.
404 LA PRINCESSE DE BABYLONE.
étranger se serait servi. Leurs prêtres sont cruels et absurdes. Il
vaudrait mieux n'avoir point de lois, et n'écouter que la nature,
qui a gravé dans nos cœurs les caractères du juste et de l'injuste,
que de soumettre la société à des lois si insociables.
« Notre impératrice embrasse des projets entièrement opposés :
elle considère son vaste État, sur lequel tous les méridiens viennent
se joindre, comme devant correspondre à tous les peuples qui
lial3itent sous ces différents méridiens. La première de ses lois a
été la tolérance de toutes les religions, et la compassion pour
toutes les erreurs. Son puissant génie a connu que si les cultes
sont différents, la morale est partout la même; par ce principe
elle a lié sa nation à toutes les nations du monde, et les Cimmé-
riens vont regarder le Scandinavicn et le Chinois comme leurs
frères. Elle a fait plus : elle a voulu que cette précieuse tolérance,
le premier lien des hommes, s'établît chez ses voisins* ; ainsi elle
a mérité le titre de mère de la patrie , et elle aura celui de bien-
faitrice du genre humain, si elle persévère.
«Avant elle, des hommes malheureusement puissants en-
voyaient des troupes de meurtriers ravir à des peuplades incon-
nues et arroser de leur sang les héritages de leurs pères : on appe-
lait ces assassins des héros; leur brigandage était de la gloire.
Notre souveraine a une autre gloire : elle a fait marcher des
armées pour apporter la paix, pour empêcher les hommes de se
nuire, pour les forcer à se supporter les uns les autres; et ses
étendards ont été ceux de la concorde publique. »
Le phénix, enchanté de tout ce que lui apprenait ce seigneur,
lui dit : u Monsieur, il y a vingt-sept mille neuf cents années
et sept mois que je suis au monde ; je n'ai encore rien vu de
comparable à ce que vous me faites entendre. » Il lui demanda
des nouvelles de son ami Amazan ; le Cimmérien lui conla les
mêmes choses qu'on avait dites à la princesse chez les Chinois et
chez les Scythes. Amazan s'enfuyait de toutes les cours;qu'il visitait
sitôt qu'une dame lui avait donné un rendez-vous auquel il crai-
gnait de succomber. Le phénix instruisit bientôt Formosante de
cette nouvelle marque de fidélité qu'Amazan lui donnait: fidélité
d'autant plus étonnante qu'il ne pouvait pas soupçonner que sa
princesse en fût jamais informée.
1. Il s'agit ici des aiïaircs polonaises. Voyez Hissai sur les dissensions des
Églises de l'olojne, dans les Fnnjmcnls sur l'Ilisluire.
CHAPITRE XIV. 40o
CHAPITRE XIV.
AMAZAN PASSE EN SCANDINAVIE, EN SARMATIE. CE QC'iL VOIT DANS CES
CONTRÉES, AINSI QL'eN GERMANIE. IL DONNE PARTOÏT L'EXEMPLE DE
LA FIDÉLITÉ.
Il était parti pour la Scandinavie i. Ce fut dans ces climats que
des spectacles nouveaux frappèrent encore ses yeux. Ici la royauté
et la liberté subsistaient ensemble par un accord qui paraît impos-
sible dans d'autres États; les agriculteurs avaient part à la légis-
lation, aussi bien que les grands du royaume ; et un jeune prince '
donnait les plus grandes espérances d'être digne de commander
à une nation libre. Là c'était quelque chose de plus étrange : le
seul roi' qui fût despotique de droit sur la terre par un contrat
formel avec son peuple était en même temps le plus jeune et le
l)lus juste des rois.
Chez les SarmatesS Amazan vit un pliilosophe" sur le trône:
on pouvait l'appeler le roi de l'anarchie, car il était le chef de
cent mille petits rois dont un seul pouvait d'un mot anéantir les
résolutions de tous les autres. Éole navait pas plus de peine à
contenir tous les vents, qui se combattent sans cesse, que ce
monarque n'en avait à concilier les esprits : c'était un pilote envi-
ronné d'un éternel orage; et cependant le vaisseau ne se brisait
pas, car le prince était un excellent pilote.
En parcourant tous ces pays si différents de sa patrie, Amazan
refusait constamment toutes les bonnes fortunes qui se présen-
taient à lui, toujours désespéré du baiser que Formosante avait
donné au roi d"Égypte, toujours affermi dans son inconcevable
résolution de donner à Formosante l'exemple d'une fidélité unique
et inébranlable.
La princesse de Cabylone avec le phénix le suivait partout à
la piste, et ne le manquait jamais que d'un jour ou deux, sans
que l'un se lassât de courir, et sans que l'autre perdît un moment
à le suivre.
1. La Suède.
^. Le prince royal, qui, trois ans plus tard, fut Gustave III.
3. Le roi de Danemark Christian VIL
4. En Pologne.
.0. Stanislas Poniatowski, né en 1732, élu roi de Pologne en 1764. Ce fut sous
son règne qu'eurent lieu (depuis la publication de la Princesse de Babylonej : en
1773, le démembrement, ou premier partage ; et vingt ans après, le second par-
tage, ou anéantissement de la Pologne. Stanislas mourut en 1798.
406 LA PRINCESSE DE BABYLONE.
Ils traversèrent ainsi toute la Germanie ; ils admirèrent les
progrès que la raison et la philosophie faisaient dans le Nord :
tous les princes y étaient instruits, tous autorisaient la liberté de
penser ; leur éducation n'avait point été confiée à des hommes
qui eussent intérêt de les tromper, ou qui fussent trompés eux-
mêmes : on les avait élevés dans la connaissance de la morale
universelle, et dans le mépris des superstitions ; on avait banni
dans tous ces États un usage insensé, qui énervait et dépeuplait
plusieurs pays méridionaux : cette coutume était d'enterrer tout
vivants, dans de vastes cachots, un nombre infini des deux sexes
éternellement séparés l'un de l'autre, et de leur faire jurer de
n'avoir jamais de communication ensemble. Cet excès de démence,
accrédité pendant des siècles, avait dévasté la terre autant que les
guerres les plus cruelles.
Les princes du Nord avaient à la fin compris que, si on vou-
lait avoir des haras, il ne fallait pas séparer les plus forts chevaux
des cavales. Ils avaient détruit aussi des erreurs non moins
bizarres et non moins pernicieuses. Enfin les hommes osaient être
raisonnables dans ces vastes pays, tandis qu'ailleurs on croyait
encore qu'on ne peut les gouverner qu'autant qu'ils sont imbé-
ciles.
CHAPITRE XV.
FOnMOSANTE, SUIVANT TOIJOLRS SON AMANT, MANQUE DE l'ATTEINDHE
CHEZ LES BATAVES. ELLE VEUT MVSSER, APRÈS LUI, DANS L'ÎLE d'aL-
bion; mais malheureusement des vents contraires la retiennent
AU rORT.
Amazan arriva chez les Bataves ; son cœur éprouva dans son
chagrin une douce satisfaction d'y retrouver quelque faible image
du pays des heureux Gangarides; la liberté, l'égalité, la propreté,
l'abondance, la tolérance ; mais les dames du pays étaient si
froides qu'aucune ne lui fit d'avances comme on lui en avait
fait partout ailleurs; il n'eut pas la peine de résister. S'il avait
voulu attaquer ces dames, il les aurait toutes subjuguées l'une
après l'autre, sans être aimé d'aucune ; mais il était bien éloigné
de songer à faire des conquêtes.
Fonnosante fut sur le point de l'attraper chez cette nation
insipide : il ne s'en fallut que d'un moment.
Amazan avait entendu parler chez les Bataves avec tant
d'éloges d'une certaine île, nommée Albion, qu'il s'était déterminé
CHAPITRE XV. 407
à s'embarquer, lui et ses licornes, sur uu vaisseau qui, par un vent
d'orient favorable, l'avait porté en quatre heures au rivage de
cette terre plus célèbre que Tyr et que l'île Atlantide.
La belle Forraosante, qui l'avait suivi au bord delà Duina, de
la Vistule, de l'Elbe, du Véser, arrive enfin aux bouches du Rhin,
qui portait alors ses eaux rapides dans la mer Germanique.
Elle apprend que son cher amant a vogué aux eûtes d'Albion ;
elle croit voir son vaisseau ; elle pousse des cris de joie dont toutes
les dames bataves furent surprises, n'imaginant pas qu'un jeune
homme pût causer tant de joie ; et à l'égard du phénix, elles n'en
firent pas grand cas, parce qu'elles jugèrent que ses plumes ne
pourraient probablement se vendre aussi bien que celles des
canards et des oisons de leurs marais. La princesse de Babylone
loua ou uolisa deux vaisseaux pour la transporter avec tout son
monde dans cette bienheureuse île, qui allait posséder l'unique
objet de tous ses désirs, l'âme de sa vie, le dieu de son cœur.
Un vent funeste d'occident s'éleva tout à coup dans le moment
même où le fidèle et malheureux Amazan mettait pied à terre en
Albion : les vaisseaux de la princesse de Babylone ne purent
démarrer. Un serrement de cœur, une douleur amère, une
mélancolie profonde, saisirent Formosante : elle se mit au lit,
dans sa douleur, en attendant que le vent changeât ; mais il
souffla huit jours entiers avec une violence desespérante. La prin-
cesse, pendant ce siècle de huit jours, se faisait lire par Irla des
romans : ce n'est pas que les Bataves en sussent faire ; mais,
comme ils étaient les facteurs de l'univers, ils vendaient l'esprit
des autres nations, ainsi que leurs denrées. La princesse fit acheter
chez ;^Iarc-Michel Rey* tous les contes que l'on avait écrits chez
les Ausoniens et chez les Welches-, et dont le débit était défendu
sagement chez ces peuples pour enrichir les Bataves; elle espérait
qu'elle trouverait dans ces histoires quelque aventure qui ressem-
blerait à la sienne, et qui charmerait sa douleur. Irla lisait, le
phénix disait son avis, et la princesse ne trouvait rien dans la
Paysanne 'parvenue, ni dans Tansaï, ni dans le Sofa, ni dans les
Quatre Facardins^, qui eût le moindre rapport à ses aventures;
1. Libraire d'Amsterdam.
2. En Italie et en France.
3. Dans l'édition de 17G8 avec sommaires, au lieu de ces mots : ni dans les
Quatre Facardins, on lit : ni dans Candide. Celte variante esif-elle une épigramme
d'un ennemi de Voltaire? est-ce une plaisanterie de Voltaire pour donner l'idée
qu'il n'était pas l'auteur de la Princesse de Babylone? Je n'ose prononcer. (B.) —
La Paysanne parvenue est du chevalier de Mouhy; Tansaï et le Sofa sont de
Crébillon fils, et Hamilton est auteur des Quatre Facardins.
m LA PRINCESSE DE BABVLONE.
elle interrompait à tout moment la lecture pour demander de
quel côté venait le vent.
CHAPITRE XVÎ.
AMAZW r.ENCONTr.E StK 1, A UOLTE d'ALIîIO.N LN MILORD AUQUEL IL T. E \ D
SEÎIVICE. SI.^GULIÈRE CONVERSATION QU'lLS ONT ENSEMBLE. LA FEMME
nu MILORD ALBIONIEN DEVIENT AMOUREUSE D'aMAZAN.
Cependant Amazan était déjà sur le chemin de la capitale
d'Albion, dans son carrosse à six licornes, et rêvait à sa princesse.
Il aperçut un équipage versé dans un fossé; les domestiques
s'étaient écartés pour aller chercher du secours; le maîire de
l'équipage restait tranquillement dans sa voiture, ne témoignant
pas la plus légère impatience, et s'amusautà fumer, car on fumait
alors : il se nommait milord What-then, ce qui signifie à peu près
milord Qu'importe en la langue dans laquelle je traduis ces
mémoires.
Amazan se précipita pour lui rendre service; il releva tout
seul la voiture, tant sa force était supérieure à celle des autres
hommes. Milord Qu'importe se contenta de dire : « Voilà un
homme bien vigoureux. »
Des rustres du voisinage, étant accourus, se mirent en colère
de ce qu'on les avait fait venir inutilement, et s'en prirent à
l'étranger : ils le menacèrent en l'appelant chien d'étranger, et ils
voulurent le battre.
Amazan en saisit deuxde chaque main, et les jeta à vingt pas ;
les autres le respectèrent, le saluèrent, lui demandèrent pour
boire : il leur donna plus d'argent qu'ils n'en avaient jamais vu.
Milord Qu'importe lui dit : « Je vous estime; venez diner avec
moi dans ma maison de campagne, qui n'est qu'à trois milles » ;
il monta dans la voiture d'Amazan, parce que la sienne était
dérangée par la secousse,
Après un ([uart d'heure de silence, il regarda un moment
Amazan, et lui dit : IIow d'yc do; à la lettre : Comment faites-vous
faire! et dans la langue du traducteur : Comment vous portez-
vous? ce qui ne veut rien dire du tout en aucune langue; puis
il ajouta : <( Vous avez là six jolies licornes n ; et il se remit à
fumer.
Le voyageur lui dit que ses licornes étaient à son service; qu'il
venait avec elles du pays des Gangarides; et il en prit occasion
CHAPITRE XVr. 409
de lui parler de la princesse de lîabylone, et du fatal baiser qu'elle
avait donoé au roi d'Egypte. A quoi l'autre ne répliqua rien du
tout, se souciant très-peu qu'il y eût dans le monde un roi
d'Egypte et une princesse de Babylone. 11 fut encore un quart
d'heure sans parler; après quoi il redemanda à son compagnon
comment il faisait faire, et si on mangeait du bon roast-beef dans
le pays des Gangarides. Le voyageur lui répondit avec sa politesse
ordinaire qu'on ne mangeait point ses frères sur les bords du Gange.
Il lui expliqua le système qui fut, après tant de siècles, celui de
Pytliagore, de Porphyre, de Jamblique. Sur quoi milord s'endor-
mit, et ne fit qu'un somme jusqu'à ce qu'on fût arrivé à sa maison.
Il avait une femme jeune et charmante, à qui la nature avait
donné une âme aussi vive et aussi sensible que celle de sou mari
était indifférente. Plusieurs seigneurs albioniens étaient venus ce
jour-là dîner avec elle. Il y avait des caractères de toutes les
espèces : car le pays n'ayant presque jamais été gouverné que par
des étrangers, les familles venues avec ces princes avaient toutes
apporté des mœurs différentes. 11 se trouva dans la compagnie
des gens très-aimables, d'autres d'un esprit supérieur, quelques-
uns d'une science profonde.
La maîtresse de la maison n'avait rien de cet air emprunté et
gauche, de cette roideur, de cette mauvaise honte qu'on repro-
chait alors aux jeunes femmes d'Albion ; elle ne cachait point, par
un maintien dédaigneux et par un silence affecté, la stérilité de
ses idées et l'embarras humiliant de n'avoir rien à dire : nulle
femme n'était plus engageante. Elle reçut Amazan avec la poli-
tesse et les grâces qui lui étaient naturelles. L'extrême beauté de
ce jeune étranger, et la comparaison soudaine qu'elle fît entre lui
et son mari, la frappèrent d'abord sensiblement.
On servit. Elle fit asseoir Amazan à côté d'elle, et lui fit manger
des puddings de toute espèce, ayant su de lui que les Gangarides
ne se nourrissaient de rien qui eût reçu des dieux le don céleste
de la vie. Sa beauté, sa force, les mœurs des Gangarides, les pro-
grès des arts, la religion et le gouvernement, furent le sujet d'une
conversation aussi agréable qu'instructive pendant le repas, qui
dura jusqu'à la nuit, et pendant lequel milord Qu'importe but
beaucoup et ne dit mot.
Après le dîner, pendant que milady versait du thé et qu'elle
dévorait des yeux le jeune homme, il s'entretenait avec un
membre du parlement: car chacun sait que dès lors il y avait un
parlement, et qu'il s'appelait ic/«e;(a^e??io«/î, ce qui signifie l'assem-
blée des gens d'esprit. Amazan s'informait de la constitution, des
410 LA PRINCESSE DE BABYLONE.
mœurs, des lois, des forces^, des usages, des arts, qui rendaient
ce pays si recommandable ; et ce seigneur lui parlait eu ces
termes :
CHAPITRE XVll.
IN SÉNATELP. ALBIOMEN RACOATE A AMA7.AN l'HISTOIRE DE SON PAYS.
LA FEMME DU MILORD DONNE UN RENDEZ-VOUS A AMAZAN, QUI N'y
RÉPOND QUE PAR DU RESPECT. LE MILORD S'eN MOQUE, ET AMAZAN
s'en retourne en BATAVIE.
« Nous avons longtemps marché tout nus, quoique le climat
ne soit pas chaud. Nous avons été longtemps traités en esclaves
par des gens ' venus de l'antique terre de Saturne, arrosée des
eaux du Tibre ; mais nous nous sommes fait nous-mêmes beau-
coup plus de maux que nous n'en avions essuyé de nos premiers
vainqueurs. Un de nos rois^ poussa la bassesse jusqu'à se déclarer
sujet d'un prêtre qui demeurait aussi sur les bords du Tibre, et
qu'on appelait le vieux des sept montagnes : tant la destinée de ces
sept montagnes a été longtemps de dominer sur une grande partie
de l'Europe habitée alors par des brutes !
« Après ces temps d'avilissement sont venus des siècles de
férocité et d'anarchie. Notre terre, plus orageuse que les mers qui
l'environnent, a été saccagée et ensanglantée par nos discordes;
plusieurs têtes couronnées ont péri par le dernier supplice ; plus
de cent princes du sang des rois ont fini leurs jours sur Técha-
faiid ; on a arraché le cœur à tous leurs adhérents, et on en a
battu leurs joues ^ C'était au bourreau qu'il appartenait d'écrire
l'histoire de notre île, puisque c'était lui qui avait terminé toutes
les grandes a/Taires.
« Il n'y a pas longtemps que, pour comble d'horreur, quelques
personnes portant un manteau noir*, et d'autres qui mettaient
une chemise blanche par-dessus leur jaquette^ ayant été mordues
par des chiens enragés, communiquèrent la rage à la nation
entière. Tous les citoyens furent ou meurtriers ou égorgés, ou
bourreaux ou suppliciés, ou déprédateurs ou esclaves, au nom
du ciel et en cherchant le Seigneur,
i. Les Romains.
2. Jean sans Terre.
3. Voltaire pense surtout ici aux pardsans deCliarles-Édouard. Voyez, tome \V,
le Précis du Siècle de Louis XV, chapilrc \x\.
4. Les i)uritains. Voyez tomo Mil, i)agc 50 et siiiv.
Ti. Les prûtres anglicans. Voyez le chapitre clxxx de VJissai sur les Mœurs.
CIIAriTRK XVII. ^11
« Qui croirait que de cet abîme épouvantable, de ce cliaos de
dissensions, d'atrocités, d'ignorance et de fanatisme, il est enfin
résulté le plus parfait gouvernement peut-être qui soit aujourd'hui
dans le monde? Ln roi honoré et riche, tout-puissant pour faire
le bien, impuissant pour faire le mal, est à la tête d'une nation
libre, guerrière, commerçante et éclairée. Les grands d'un côté,
et les représentants des villes de l'autre, partagent la législation
avec le monarque.
« On avait vu, par une fatalité singulière, le désordre, les
guerres civiles, l'anarchie et la pauvreté, désoler le pays quand
les rois affectaient le pouvoir arbitraire. La tranquillité, la richesse,
la félicité publique, n'ont régné chez nous que quand les rois ont
reconnu qu'ils n'étaient pas absolus. Tout était subverti quand
on disputait sur des choses inintelligibles ; tout a été dans l'ordre
quand on les a méprisées, ^'os Hottes victorieuses portent notre
gloire sur toutes les mers, et les lois mettent en sûreté nos for-
tunes : jamais un juge ne peut les expliquer arbitrairement;
jamais on ne rend un arrêt qui ne soit motivé. Nous punirions
comme des assassins des juges qui oseraient envoyer à la mort
un citoyen sans manifester les témoignages qui l'accusent et la
loi qui le condamne.
« Il est vrai qu'il y a toujours chez nous deux partis qui se
combattent avec la plume et avec des intrigues ; mais aussi ils se
réunissent toujours quand il s'agit de prendre les armes pour
défendre la patrie et la liberté. Ces deux partis veillent l'un sur
l'autre : ils s'empêchent mutuellement de violer le dépôt sacré des
lois : ils se haïssent, mais ils aiment l'État : ce sont des amants
jaloux qui servent à l'envi la même maîtresse.
u Du même fonds d'esprit qui nous a fait connaître et soutenir
les droits de la nature humaine nous avons porté les sciences au
plus haut point où elles puissent parvenir chez les hommes. Vos
Égyptiens, qui passent pour de si grands mécaniciens; vos Indiens,
qu'on croit de si grands philosophes; vos Babyloniens, qui se
vantent d'avoir observé les astres pendant quatre cent trente mille
années; les Grecs, qui ont écrit tant de phrases et si peu de choses,
ne savent précisément rien en comparaison de nos moindres
écoliers, qui ont étudié les découvertes de nos grands maîtres.
Nous avons arraché plus de secrets à la nature dans l'espace de
cent années que le genre humain n'en avait découvert dans la
muhitude des siècles^.
1. Allusion aux découvertes de Halley, de Newton, etc.
412 LX PRINCESSE DE BABVLONE.
« Voilà au vrai Fétat où nous sommes. Je ne vous ai caché ni
le bien, ni le mal, ni nos opprobres, ni notre gloire; et je n'ai
rien exagéré. »
Amazan, à ce discours, se sentit pénétré du désir de s'instruire
dans ces sciences sublimes dont on lui parlait ; et si sa passion
pour la princesse de Babylone, son respect filial pour sa mère, qu'il
avait quittée, et l'amour de sa patrie, n'eussent fortement parlé
à son cœur déchiré, il aurait voulu passer sa vie dans l'île d'Albion ;
mais ce malheureux baiser donné par sa princesse au roi d'Egypte
ne lui laissait pas assez de liberté dans l'esprit pour étudier les
hautes sciences.
« Je vous avoue, dit-il, que m'étant imposé la loi de courir le
monde et de m'éviter moi-même, je serais curieux de voir cette
antique terre de Saturne, ce peuple du Tibre et des sept montagnes
à qui vous avez obéi autrefois ; il faut, sans doute, que ce soit le
premier peuple de la terre.
— Je vous conseille de faire ce voyage, lui répondit l'Albionien,
pour peu que vous aimiez la musique et la peinture. Nous allons
très-souvent nous-mêmes porter quelquefois notre ennui vers les
sept montagnes. Mais vous serez bien étonné en voyant les des-
cendants de nos vainqueurs. »
Cette conversation fut longue. Quoique le bel Amazan eût la
cervelle un peu attaquée, il parlait avec tant d'agréments, sa voix
était si touchante, son maintien si noble et si doux, que la maî-
tresse de la maison ne put s'empêcher de l'entretenir à son tour
tête à tête. Elle lui serra tendrement la main, en lui parlant, et
en le regardant avec des yeux humides et étincelants qui por-
taient les désirs dans tous les ressorts de la vie. Elle le retint à
souper et à coucher. Chaque instant, chaque parole, chaque
regard, enflammèrent sa passion. I>ès que tout le monde fut
retiré, elle lui écrivit un petit billet, ne doutant pas qu'il ne vînt
lui faire la cour dans son lit, tandis que milord Qu'importe dor-
mait dans le sien. Amazan eut encore le courage de résister: tant
un grain de folie produit d'eflcts miraculeux dans une Ame forte
et profondément blessée!
Amazan, selon sa coutume, fit à la dame une réponse respec-
tueuse, par laquelle il lui représentait la sainteté de son serment,
et l'obligation étroite où il était d'apprendre à la princesse de
Dabylone à dompter ses passions ; après quoi il fit atteler ses
licornes, et repartit pour la Uatavie, laissant toute la compagnie
émerveillée de lui, et la dame du logis désespérée. Dans l'excès
do sa douleur, elle laissa traîner la lellrc d'Amazan ; milord Qu'im-
CHAPITRE XVIII. 443
porte la lutle lendemain matin. «Voilà, dit-il en levant les épaules,
de hion plates niaiseries» ; et il alla chasser au renard avec quel-
ques ivrognes du voisinage.
Amazan voguait déjà sur la mer, muni d'une carte géographique
dont lui avait fait présent le savant Albionien qui s'était entretenu
avec lui chez milord Qu'importe. Il voyait avec surprise une
grande partie de la terre sur une feuille de papier.
Ses yeux et son imagination s'égaraient dans ce petit espace :
il regardait le Rhin, le Danuhe, les Alpes du Tyrol, marqués alors
par d'autres noms, et tous les pays par où il devait passer avant
d'arriver à la ville des sept montagnes ; mais surtout il jetait les
yeux sur la contrée des Gangarides, sur Babylone, où il avait vu
sa chère princesse, et sur le fatal pays de Bassora, où elle avait
donné un baiser au roi d'Egypte. Il soupirait, il versait des larmes;
mais il convenait que l'Albionien, qui lui avait fait présent de
l'univers en raccourci, n'avait pas eu tort en disant qu'on était
mille fois plus instruit sur les bords de la Tamise que sur ceux
du Nil, de ï'Euphrate, et du Gange.
Comme il retournait en Batavie, Formosante volait vers Albion
avec ses deux vaisseaux, qui cinglaient à pleines voiles; celui
d'Amazan et celui de la princesse se croisèrent, se touchèrent
presque : les deux amants étaient près l'un de l'autre, et ne pou-
vaient s'en douter. Ah! s'ils l'avaient sul Mais l'impérieuse des-
tinée ne le permit pas.
CHAPITRE XVIII.
AMAZAX TRAVERSE LA GERMAME, PASSE A VENISE. CE Qu'lL Y REMARQUE.
IL ARRIVE A LA VILLE DES SEPT MONTAGNES. CE QL'"lL ï REMARQUE
DE SINGDLIER.
Sitôt qu'Amazan fut débarqué sur le terrain égal et fangeux
de la Batavie, il partit comme un éclair pour la ville aux sept
montagnes. Il fallut traverser la partie méridionale de la Ger-
manie. De quatre milles en quatre milles on trouvait un prince
et une princesse, des filles d'honneur, et des gueux. Il était étonné
des coquetteries que ces dames et ces filles d'honneur lui faisaient
partout avec la bonne foi germanique, et il n'y répondait que par
de modestes refus. Après avoir franchi les Alpes, il s'embarqua
sur la mer de Dalmatie, et aborda dans une ville qui ne ressem-
hlait à rien du tout de ce qu'il avait vu jusqu'alors. La mer for-
414 LA PRINCESSE DE BABYLONE.
mait les rues, les maisons étaient bâties dans l'eau. Le peu de
places publiques qui ornaient cette ville était couvert d'hommes
et de femmes qui avaient un double visage, celui que la nature
leur avait donné, et une face de carton mal peint, qu'ils appli-
quaient par-dessus : en sorte que la nation semblait composée
de spectres. Les étrangers qui venaient dans cette contrée com-
mençaient par acheter un visage, comme on se pourvoit ailleurs de
bonnets et de souliers. Amazan dédaigna cette mode contre nature;
il se présenta tel qu'il était. Il y avait dans la ville douze mille filles
enregistrées dans le grand livre de la république; filles utiles à
l'État, chargées du commerce le plus avantageux et le plus agréable
qui ait jamais enrichi une nation. Les négociants ordinaires en-
voyaient à grands frais et à grands risques des étoffes dans l'Orient ;
ces belles négociantes faisaient sans aucun risque un trafic tou-
jours renaissant de leurs attraits. Elles vinrent toutes se présenter
au bel Amazan, et lui offrir le choix. Il s'enfuit au plus vite en
prononçant le nom de l'incomparable princesse de Babylone, et
en jurant par les dieux immortels qu'elle était plus belle que
toutes les douze mille filles vénitiennes. « Sublime friponne,
s'écriait-il dans ses transports, je vous apprendrai à être fidèle!»
Enfin les ondes jaunes du Tibre, des marais empestés, des
habitants hâves, décharnés et rares, couverts de vieux manteaux
troués qui laissaient voir leur peau sèche et tannée, se présen-
tèrent à ses yeux, et lui annoncèrent qu'il était à la porte de la
ville aux sept montagnes, de cette ville de héros et de législateurs
qui avaient conquis et policé une grande partie du globe.
Il s'était imaginé qu'il verrait à la porte triomphale cinq cents
bataillons commandés par des héros, et, dans le sénat, une assem-
blée de demi-dieux, donnant des lois à la terre; il trouva, pour
toute armée, une trentaine de gredins montant la garde avec un
parasol, de peur du soleil. Ayant pénétré jusqu'à un temple qui
lui parut très-beau, mais moins que celui de Babyloije, il fut assez
surpris d'y entendre une musique exécutée par des hommes qui
avaient des voix de femmes.
« Voilà, dit-il, un plaisant pays que cette antique terre de
Saturne! J'ai vu une ville où personne n'avait son visage ; en voici
une autre où les hommes n'ont ni leur voix ni leur barbe. » On
lui dit que ces chantres n'étaient phis hommes, qu'on les avait
dépouillés de leur virilité afin qu'ils chantassent plus agréable-
ment les louanges d'une prodigieuse quantité de gens de mérite.
Amazan ne comprit rien à ce discours. Ces messieurs le prièrent
de chanter; il chanta un air gangaride avec sa grâce ordinaire.
CHAPITRE XVIII. 415
Sa voix était une très-bclic haute-contre. «Ah! monsignor, hii
dirent-ils, quel charmant soprano vous auriez !... Ah ! si...
— Comment, si ? Que prétendez-vous dire ?
— Ah ! monsignor !...
— Eh bien?
— Si vous n'aviez point de harbe! » Alors ils lui expliquèrent
très-plaisamment, et avec des gestes fort comiques, selon leur cou-
tume, de quoi il était question. Amazan demeura tout confondu.
« J'ai voyagé, dit-il, et jamais je n'ai entendu parler d'une telle
fantaisie. »
Lorsqu'on eut bien chanté, le vieux des sept montagnes alla
en grand cortège à la porte du temple ; il coupa l'air en quatre
avec le pouce élevé, deux doigts étendus et deux autres phés, en
disant ces mots dans une langue qu'on ne parlait plus : A la ville
et a l'univers^. Le Gangarideue pouvait comprendre que deux doigts
pussent atteindre si loin.
Il vit bientôt défiler toute la cour du maître du monde: elle était
composée de graves personnages, les uns en robes rouges, les autres
en violet ; presque tous regardaient le bel Amazan en adoucissant
les yeux; ils lui faisaient des révérences, et se disaient l'un à l'autre :
San Martino, che bel ragazzo ! San Pancratio , che bel fanciv.llo!
Les ardents-, dont le métier était de montrer aux étrangers
les curiosités de la ville, s'empressèrent de lui faire voir des ma-
sures où un muletier ne voudrait pas passer la nuit, mais qui
avaient été autrefois de dignes monuments de la grandeur d'un
peuple roi. Il vit encore des tableaux de deux cents ans, et des
statues de plus de vingt siècles, qui lui parurent des chefs-d'œuvre.
« Faites-vous encore de pareils ouvrages?
— Non, Votre Excellence, lui répondit un des ardents; mais
nous méprisons le reste de la terre, parce que nous conservons
ces raretés. Nous sommes des espèces de fripiers qui tirons notre
gloire des vieux habits qui restent dans nos magasins. »
Amazan voulut voir le palais du prince : on l'y conduisit. Il vit
des hommes en violet qui comptaient l'argent des revenus de l'État :
tant d'une terre située surleDanube, tant d'une autre sur la Loire,
ou sur le Guadalquivir, ou sur la Vistule^ « Oh ! oh! dit Amazan
après avoir consulté sa carte de géographie, votre maître possède
donc toute l'Europe comme ces anciens héros des sept montagnes?
1. Vrhi et orbi. {Note de Voltaire.)
2. Ordre de saint Antoine.
3. Voyez, dans le Dictionnaire philosophique, l'article Annates.
41G LA PRINCESSE DE BABYLONE.
— Il doit posséder l'univers entier de droit divin, lui répondit
un violet ; et même il a été un temps où ses prédécesseurs ont
approché de la monarchie universelle; mais leurs successeurs
ont la honte de se contenter aujourd'hui de quelque argent que
les rois leurs sujets leur font payer en forme de tribut.
— Votre maître est donc en effet le roi des rois? C'est donc là
son titre? dit Amazan.
— Non, Votre Excellence; son titre est serviteur des serviteurs;
il est originairement poissonnier et portier ^ et c'est pourquoi les
emhlèmes de sa dignité sont des clefs et des filets; mais il donne
toujours des ordres à tous les rois. Il n'y a pas longtemps qu'il
envoya cent et un commandements à un roi du pays des Celtes,
et le roi obéit.
— Votre poissonnier, dit Amazan, envoya donc cinq ou six
cent mille hommes pour faire exécuter ses cent et une volontés?
— Point du tout, Votre Excellence ; notre saint maître n'est
point assez riche pour soudoyer dix mille soldats ; mais il a quatre
à cinq cent mille prophètes divins distribués dans les autres pays.
Ces prophètes de toutes couleurs sont, comme de raison, nourris
aux dépens des peuples ; ils annoncent de la part du ciel que mon
maître peut avec ses clefs ouvrir et fermer toutes les serrures, et
surtout celles des colfres-forts. Un prêtre normand-, qui avait
auprès du roi dont je vous parle la charge de confident de ses
pensées, le convainquit qu'il devait obéir sans réplique aux cent
et une pensées de mon maître : car il faut que vous sachiez qu'une
des prérogatives du vieux des sept montagnes est d'avoir toujours
raison, soit qu'il daigne parler, soit qu'il daigne écrire.
— Parbleu, dit Amazan, voilà un singulier homme! je serais
curieux de dîner avec lui.
— Votre Excellence, quand vous seriez roi, vous ne pourriez
manger à sa table; tout ce qu'il pourrait faire pour vous, ce serait
de vous en faire servir une à côté de lui plus petite et plus basse
que la sienne. Mais, si vous voulez avoir Thonneur de lui parler,
je lui demanderai audience pour vous, moyennant la buona
mancia^, que vous aurez la bonté de me donner.
— Très volontiers », dit le Gangaride.
Le violet s'inclina. « Je vous introduirai demain, dit-il ; vous
ferez trois génuflexions, et vous baiserez les pieds du vieux des
1. Allusion à saint PieiTC, pêcheur et portier du paradis.
'2. Le Tellier; voyez, tome XV, le cIiai)itro xwvu du Siècle de Louis XIV
3. Bonne étrenne.
CHAPITRE XIX. 4)7
sept montagnes. » A ces mots, Amazaii fit de si prodif^ieux éclats
de rire qu'il l'ut près de siiiïoqucr ; il sortit en se tenant les côtés,
et rit aux larmes pendant tout le chemin, jusqu'à ce qu'il fût
arrivé à son hôtellerie, où il rit encore très-longtemps.
A son dîner, il se présenta vingt hommes sans barhe et vingt
violons qui lui donnèrent un concert. Il lut courtisé le reste de
la journée par les seigneurs les plus importants de la ville : ils lui
firent des propositions encore plus étranges que celle de baiser
les pieds du vieux des sept montagnes. Comme il était extrême-
ment poli, il crut d'abord que ces messieurs le prenaient pour
une dame, et les avertit de leur méprise avec l'honnêteté la plus
circonspecte. Mais, étant pressé un peu vivement par deux ou
trois des plus déterminés violets, il les jeta par les fenêtres, sans
croire faire un grand sacrifice à la belle Formosante. Il quitta au
plus vite cette ville des maîtres du monde, où il fallait baiser un
vieillard à l'orteil, comme si sa joue était à son pied, et où l'on
n'abordait les jeunes gens qu'avec des cérémonies encore plus
bizarres.
CHAPITRE XIX.
AMAZAN ARRIVE A LA CAPITALE DES GAULES. TABLEAU DE CE QC'iL Y
REMARQUE. SA HDÉLITÉ FAIT NAUFRAGE DEVANT UNE FILLE d'aFFAIP.E,
DANS LES BRAS DE LAQUELLE IL EST SURPRIS PAR FORMOSANTE.
De province en province, ayant toujours repoussé les agaceries
de toute espèce, toujours fidèle à la princesse de Babylone, tou-
jours en colère contre le roi d'Egypte, ce modèle de constance
parvint à la capitale nouvelle des Gaules. Cette ville avait passé,
comme tant d'autres, par tous les degrés de la barbarie, de l'igno-
rance, de la sottise et de la misère. Son premier nom^ avait été
la boue et la crotte; ensuite elle avait pris celui d'isis, du culte d'Isis
parvenu jusque chez elle. Son premier sénat avait été une com-
pagnie de bateliers. Elle avait été longtemps esclave des héros
déprédateurs des sept montagnes; et, après quelques siècles,
d'autres héros brigands, venus de la rive ultérieure du Rhin,
s'étaient emparés de son petit terrain.
Le temps, qui change tout, en avait fait une ville dont la moitié
était très-noble et très-agréable, l'autre un peu grossière et ridi-
cule : c'était l'emblème de ses habitants. Il y avait dans son en-
1. Lutetia, dérivé de lutum, qui signifie boue.
21. — Romans. 27
448 LA PRINCESSE DE BABYLONE.
ceinte environ cent mille personnes au moins qui n'avaient rien
à faire qu'à jouer et à se divertir. Ce peuple d'oisifs jugeait des
arts que les autres cultivaient. Ils ne savaient rien de ce qui se
passait à la cour ; quoiqu'elle ne lut qu'à quatre petits milles
d'eux, il semblait qu'elle en fût à six cents milles au moins. La
douceur de la société, la gaieté, la frivolité, étaient leur importante
et leur unique affaire ; on les gouvernait comme des enfants à qui
l'on prodigue les jouets pour les empêcher de crier. Si on leur
parlait des horreurs qui avaient, deux siècles auparavant, désolé
leur patrie, et des temps épouvantables où la moitié de la nation
avait massacré l'autre pour des sophismes, ils disaient qu'en effet
cela n'était pas bien, et puis ils se mettaient à rire et à chanter
des vaudevilles.
Plus les oisifs étaient polis, plaisants, et aimables, plus on
observait un triste contraste entre eux et des compagnies d'occupés.
Il était, parmi ces occupés, ou qui prétendaient l'être, une
troupe de sombres fanatiques, moitié absurdes, moitié fripons,
dont le seul aspect contristaitia terre, et qui l'auraient bouleversée,
s'ils l'avaient pu, pour se donner un peu de crédit ; mais la nation
des oisifs, en dansant et en chantant, les faisait rentrer dans
leurs cavernes, comme les oiseaux obligent les chats-huants à se
replonger dans les trous des masures.
D'autres occupés, en plus petit nombre, étaient les conserva-
teurs d'anciens usages barbares contre lesquels la nature effrayée
réclamait à haute voix; ils ne consultaient que leurs registres
rongés des vers. S'ils y voyaient une coutume insensée et hor-
rible, ils la regardaient comme une loi sacrée. C'est par cette
lâche habitude de n'oser penser par eux-mêmes, et de puiser
leurs idées dans les débris des temps où l'on ne pensait pas, que,
dans la ville des plaisirs, il était encore des mœurs atroces. C'est
par celte raison qu'il n'y avait nulle proportion entre les délits et
les peines. On faisait quelquefois souffrir mille morts à un inno-
cent pour lui faire avouer un crime qu'il n'avait pas commis.
On punissait une étourderic de jeune homme comme on
aurait puni un empoisonnement ou un parricide. Les oisifs en
poussaient des cris perçants, et le lendemain ils n'y pensaient
plus, et ne parlaient que de modes nouvelles.
Ce peuple avait vu s'écouler un siècle entier pendant lequel
les beaux-arts s'élevèrent à un degré de perfection qu'on n'aurait
jamais osé espérer ; les étrangers venaient alors, comme à Baby-
lone, admirer les grands monuments d'architecture, les prodiges
des jardins, les sublimes ell'orlsde la sculpture et de la peinture.
CHAPITRE XIX. 419
Ils étaient enchantés d'une musique qui allait à l'cime sans éton-
ner les oreilles.
La vraie poésie, c'est-à-dire celle qui est naturelle et harmo-
nieuse, celle qui parle au cœur autant qu'à l'esprit, ne fut connue
de la nation que dans cet heureux siècle. De nouveaux genres
d'éloquence déployèrent des beautés sublimes. Les théâtres sur-
tout retentirent de chefs-d'œuvre dont aucun peuple n'approcha
jamais. Enfin le bon goût se répandit dans toutes les professions,
au point qu'il y eut de bons écrivains même chez les druides.
Tant de lauriers, qui avaient levé leurs têtes jusqu'aux nues,
se séchèrent bientôt dans une terre épuisée. Il n'en resta qu'un
très-petit nombre dont les feuilles étaient d'un vert pâle et mou-
rant, La décadence fut produite par la facilité de faire et par la
paresse de bien faire, par la satiété du beau et par le goût du
bizarre, La vanité protégea des artistes qui ramenaient les temps
de la barbarie ; et cette môme vanité, en persécutant les talents
véritables, les força de quitter leur patrie; les frelons firent dis-
paraître les abeilles.
Presque plus de véritables arts, presque plus de génie ; le
mérite consistait à raisonner à tort et à travers sur le mérite du
siècle passé : le barbouilleur des murs d'un cabaret critiquait
savamment les tableaux des grands peintres ; les barbouilleurs de
papier défiguraient les ouvrages des grands écrivains. L'igno-
rance et le mauvais goût avaient d'autres barbouilleurs à leurs
gages. On répétait les mêmes choses dans cent volumes sous des
titres différents. Tout était ou dictionnaire ou brochure. Un gazetier
druide ' écrivait deuxfois par semaine les annales obscures de quel-
ques» énergumènes ignorés de la nation, et de prodiges célestes
opérés dans des galetas par de petits gueux et de petites gueuses ;
d'autres ex-druides, vêtus de noir, près de mourir de colère et de
faim, se plaignaient dans cent écrits qu'on ne leur permit plus de
tromper les hommes, et qu'on laissât ce droit à des boucs vêtus de
gris. Quelques archi-druidesimprimaient des libellesdilïamatoires,
Amazan ne savait rien de tout cela; et, quand il l'aurait su, il
ne s'en serait guère embarrassé, n'ayant la tête remplie que de
la princesse de Babylone, du roi de l'Egypte, et de son serment
inviolable de mépriser toutes les coquetteries des dames, dans
quelque pays que le chagrin conduisit ses pas.
1. On appelait Gazette ecclésiastique le journal intitulé Nouvelles ecclésias-
tiques, ou Mémoires pour sennr à l'histoire de la constitution Unigenitus, e* qui
parut dauii le format iu-i". de 1713 à 1803. (R.)
420 LA PRINCESSE DE BABYLONE.
Toute la populace légère, ignorante, et toujours poussant à
l'excès cette curiosité naturelle au genre humain, s'empressa
longtemps auprès de ses licornes; les femmes, plus sensées,
forcèrent les portes de son hôtel pour contempler sa personne.
Il témoigna d'abord à son hôte quelque désir d'aller à la
cour; mais des oisifs de bonne compagnie, qui se trouvèrent
là par hasard, lui dirent que ce n'était plus la mode, que les
temps étaient bien changés, et qu'il n'y avait plus de plaisirs qu'à
la ville. 11 fut invité le soir même à souper par une dame^ dont
l'esprit et les talents étaient connus hors de sa patrie, et qui avait
voyagé dans quelques pays - où Amazan avait passé. Il goûta fort
cette dame et la société rassemblée chez elle. La liberté y était
décente, la gaieté n'y était point bruyante, la science n'y avait rien
de rebutant, et l'esprit rien d'apprêté. Il vit que le nom de bonne
compagnie n'est pas un vain nom, quoiqu'il soit souvent usurpé.
Le lendemain il dîna dans une société non moins aimal)le, mais
beaucoup plus voluptueuse. Plus il fut satisfait des convives, plus
on fut content de lui. Il sentit son cœur s'amollir et se dissoudre
comme les aromates de sou pays se fondent doucement à un feu
modéré, et s'exhalent en parfums délicieux.
Après le dîner, on le mena à un spectacle enchanteur, cou-
damné par les druides parce qu'il leur enlevait les auditeurs
dont ils étaient le plus jaloux. Ce spectacle était un composé de
vers agréables, de chants délicieux, de danses qui exprimaient
les mouvements de l'âme, et de perspectives qui charmaient les
yeux en les trompant. Ce genre de phiisir, qui rassemblait tant de
genres, n'était connu que sous un nom étranger : il s'appelait opcra,
ce qui signifiait autrefois dans la langue des sept montagnes
travail, soin, occupation, iiulustrie, entreprise, besogne, affaire. Cette
aiïaire l'enchanta. Une fille surtout le charma par sa voix mélo-
dieuse et par les grâces qui l'accompagnaient: cette lilled'alfaire,
après le spectacle, lui fut présentée par ses nouveaux amis. Il lui
fit présent d'une poignée de diamants. Elle en fut si reconnais-
sante qu'elle ne put le quitter du reste du jour. Il soupa avec
elle, et, pendant le repas, il oublia sa sobriété ; et, après le repas,
il oublia son serment d'être 'oujours insensible à la beauté, et
inexorable aux tendres coquetteries. Quel exemple delà faiblesse
humaine!
La l)clle princesse de Habylone arrivait alors avec le phénix, sa
\. M""' GcodVin, dont la iiuii-^on était lo lieu de rendez-vous des philosophes.
2. i'in l'olo^'-nc, où clic était allée voir le roi Stanislas Poniatowski.
CHAriTUE XX. 421
femme de chambre IrlR, et ses deux cents cavaliers gangaridcs
montés surleurs licornes. Il fallut attendre assez longtemps pour
qu'on ouvrît les portes. Elle demanda d'abord si le plus beau des
hommes, le plus courageux, le plus spirituel et le plus fidèle,
était encore dans cette ville. Les magistrats virent bien qu'elle
voulait parler d'Amazan. Elle se fit conduire à son hôtel ; elle
entra, le cœur palpitant d'amour: toute son àme était pénétrée de
l'inexprimable joie de revoir enfin dans son amant le modèle de
la constance. Rien ne put l'empêcher d'entrer dans sa chambre ;
les rideaux étaient ouverts: elle vit le bel Amazan dormant entre
les bras d'une jolie brune. Ils avaient tous deux un très-grand
besoin de repos.
CHAPITRE XX.
FORMOSAXTE, DÉSESPÉRÉE DE CE Q l ' E L I. E A VI, QUITTE LES GAILES, ET
VOUDRAIT y ÊTRE ENCORE. AMAZAN, INCONSOLABLE DE SON INFIDÉLITÉ,
COURT APRÈS FORMOSANTE.
Formosante jeta un cri de douleur qui retentit dans toute la
maison, mais qui ne put éveiller ni son cousin ni la fille d'affaire.
Elle tomba pâmée entre les bras d'Irla. Dès qu'elle eut repris ses
sens, elle sortit de cette chambre fatale avec une douleur mêlée
de rage. Irla s'informa quelle était cette jeune demoiselle qui
passait des heures si douces avec le bel Amazan. On lui dit que
c'était une fille d'affaire fort complaisante, qui joignait à ses
talents celui de chanter avec assez de grâce. « 0 juste ciel, ô
puissant Orosmade ! s'écriait la belle princesse de Babylone tout
en pleurs, par qui suis-je trahie, et pour qui: Ainsi donc celui
qui a refusé pour moi tant de princesses m'abandonne pour une
farceuse des Gaules! Xon, je ne pourrai survivre à cet affront.
— Madame, lui dit Irla, voilà comme sont faits tous les jeunes
gens d'un bout du monde à l'autre : fussent-ils amoureux d'une
beauté descendue du ciel, ils lui feraient, dans de certains mo-
ments, des infidélités pour une servante de cabaret.
— C'en est fait, dit la princesse, je ne le reverrai de ma vie ;
partons dans l'instant même, et qu'on attelle mes licornes. »
Le phénix la conjura d'attendre au moins qu'Amazan fût
éveillé, et qu'il pût lui parler. « Il ne le mérite pas, dit la princesse ;
vous m'offenseriez cruellement : il croirait que je vous ai prié de
lui faire des reproches, et que je veux me raccommoder avec lui.
Si vous m'aimez, n'ajoutez pas cette injure à l'injure qu'il m'a faite. »
422 LA PRINCESSE DE BABYLONE.
Le phénix, qui après tout devait la vie à la fille du roi de
lîabylone, ne put lui désobéir. Elle repartit avec tout son monde.
« Où allons-nous, madame? lui demanda Irla.
— Je n'en sais rien, répondit la princesse ; nous prendrons le
premier chemin que nous trouverons: pourvu que je fuie Aniazan
pour jamais, je suis contente.»
Le phénix, qui était plus sage que Formosante, parce qu'il
était sans passion, la consolait en chemin; il lui remontrait avec
douceur qu'il était triste de se punir pour les fautes d'un autre;
qu'Amazan lui avait donné des preuves assez éclatantes et assez
nombreuses de fidélité pour qu'elle pût lui pardonner de s'être
oublié un moment ; que c'était un juste à qui la grâce d'Oros-
made avait manqué ; qu'il n'en serait que plus constant désormais
dans l'amour et dans la vertu ; que le désir d'expier sa faute le
mettrait au-dessus de lui-môme; qu'elle n'en serait que plus heu-
reuse; que plusieurs grandes princesses avant elle avaient par-
donné de semblables écarts, et s'en étaient bien trouvées. Il lui
en rapportait des exemples, et il possédait tellement l'art de con-
ter que le cœur de Formosante fut enfin plus calme et plus pai-
sible; elle aurait voulu n'être point sitôt partie : elle trouvait que
ses licornes allaient trop vite, mais elle n'osait revenir sur ses pas;
combattue entre l'envie de pardonner et celle de montrer sa
colère, entre son amour et sa vanité, elle laissait aller ses licornes ;
elle courait le monde selon la prédiction de l'oracle de son père.
■ Amazan, à son réveil, apprend l'arrivée et le départ de For-
mosante et du phénix ; il apprend le désespoir et le courroux de
la princesse; on lui dit qu'elle a juré de ne lui pardonner jamais.
<( Il ne me reste plus, s'écria-t-il, qu'à la suivre et à me tuer à
ses pieds. »
Ses amis de la bonne compagnie des oisifs accoururent au
bruit de cette aventure; tous lui remontrèrent qu'il valait infini-
ment mieux demeurer avec eux; que rien n'était comparable à
la douce vie qu'ils menaient dans le sein des arts et d'une volupté
tranquille et délicate ; que plusieurs étrangers et des rois mêmes
avaient préféré ce repos, si agréablement occupé et si enchan-
teur, à leur patrie et à leur trône ; que d'ailleurs sa voiture était
brisée, et qu'un sellier lui en faisait une à la nouvelle mode; que
le meilleur tailleur de la ville lui avait déjù coupé une douzaine
d'babits du dernier goût; que les dames les plus spirituelles et
les plus aimables de la ville, chez qui on jouait très-bien la
comédie, avaient retenu chacune leur jour pour lui donner des
fêtes. La fille d'affaire, pendant ce temps-là, i)renait son chocolat
I
CHAPITRE XXI. 423
à sa toilette, riait, chantait, et faisait des agaceries au J)cl Amazan,
qui s'aperçut enfin cju'elie n'avait pas ie sens d'un oison.
Comme la sincérité, la cordialité, la franchise, ainsi que la
magnanimité et le courage, composaient le caractère de ce grand
prince, il avait conté ses malheurs et ses voyages à ses amis ; ils
savaient qu'il était cousin issu de germain de la princesse; ils
étaient informés du haiser funeste donné par elle au roi d'Egypte.
« On se pardonne, lui dirent-ils, ces petites frasques entre parents,
sans quoi il faudrait passer sa vie dans d'éternelles querelles. »
Rien n'ébranla son dessein de courir après Forraosante ; mais, sa
voiture n'étant pas prête, il fut obligé de passer trois jours parmi
les oisifs dans les fêtes et dans les plaisirs; enfin il prit congé
d'eux en les embrassant, en leur faisant accepter les diamants
de son pays les mieux montés, en leur recommandant d'être tou-
jours légers et frivoles, puisqu'ils n'en étaient que plus aimables
et plus heureux. « Les Germains, disait-il, sont les vieillards de
l'Europe ; les peuples d'Albion sont les hommes faits : les habi-
tants de la Gaule sont les enfants, et j'aime à jouer avec eux. »
CHAPITRE XXI.
AMAZAN VOLE AC DELA DES PYRÉXÉES. IL RENCONTRE LE PHÉMX, QCl
LUI RACONTE LE MALHEUR DE FORMOSANTE. AMAZAX LA DÉLIVRE DU
DANGER d'Être brûlée, et anéantit les brûleurs, il se récon'-
CIL[E avec FORMOSANTE.
Ses guides n'eurent pas de peine à suivre la route de la prin-
cesse; on ne parlait que d'elle et de son gros oiseau. Tous les
habitants étaient encore dans l'enthousiasme de l'admiration.
Les peuples de la Dalmatie et de la Marche d'Ancône éprouvèrent
depuis une surprise moins délicieuse quand ils virent une
maison voler dans les airs ; les bords de la Loire, de la Dordogne,
de la Garonne, de la Gironde, retentissaient encore d'acclama-
tions.
Quand Amazan fut au pied des Pyrénées, les magistrats et les
druides du pays lui firent danser malgré lui un tambourin ; mais
sitôt qu'il eut franchi les Pyrénées, il ne vit plus de gaieté ni de
joie. S'il entendit quelques chansons de loin à loin, elles étaient
toutes sur un ton triste : les habitants marchaient gravement
avec des grains enfilés et un poignard à leur ceinture. La nation,
vêtue de noir, semblait être en deuil. Si les domestiques d' Amazan
424 LA PRINCESSE DE BABVLONE.
interrogeaient les passants, ceux-ci répondaient par signes; si on
entrait dans une hôtellerie, le maître de la maison enseignait
aux gens en trois paroles qu'il n'y avait rien dans la maison, et
qu'on pouvait envoyer chercher à quelques milles les choses
dont on avait un hesoin pressant.
Quand on demandait à ces silenciaires s'ils avaient vu passer
la belle princesse de Babylone, ils répondaient avec moins de
brièveté : « Nous l'avons vue, elle n'est pas si belle : il n'y a de
beau que les teints basanés ; elle étale une gorge d'albâtre qui
est la chose du monde la plus dégoûtante, et qu'on ne connaît
presque point dans nos climats. »
Amazan avançait vers la province arrosée du Bétis. Il ne s'était
pas écoulé plus de douze mille années depuis que ce pays avait
été découvert par les ïyriens, vers le même temps qu'ils firent la
découverte de la grande île Atlantique, submergée quelques
siècles après. Les Tyriens cultivèrent la Bétique, que les naturels
du pays laissaient en friche, prétendant qu'ils ne devaient se
mêler de rien, et que c'était aux Gaulois leurs voisins à venir
cultiver leurs terres. Les Tyriens avaient amené avec eux des
Palestins',qui, dès ce temps-là, couraient dans tous les climats,
pour peu qu'il y eût de l'ai'gent à gagner. Ces Palestins, en prê-
tant sur gages à cinquante pour cent, avaient attiré à eux presque
toutes les richesses du pays. Cela fit croire aux peuples de la
Bétique que les Palestins étaient sorciers ; et tous ceux qui étaient
accusés de magie étaient brûlés sans miséricorde par une com-
pagnie de druides qu'on appelait les rc chercheurs, ou les anthropo-
kaics'K Ces prêtres les revêtaient d'abord d'un habit de masque,
s'emparaient de leurs biens, et récitaient dévotement les propres
prières des Palestins tandis qu'on les cuisait à petit feu por l'amor
de Bios.
La princesse de Babylone avait mis i)ied à terre dans la ville
qu'on appela depuis &lv7/«. Son dessein était de s'embarquer sur
le Bétis pour retourner par Tyrà Babylone revoir le roi Bélus son
père, et oublier, si elle pouvait, son infidèle amant, ou bien le
demander en mariage. Klle lit venir chez elle deux Palestins (jui
faisaient toutes les affaires de la cour. Ils devaient lui fournir trois
1. P;ilcslin$ dési.rni! los Juifs oriuinairt's ili' l;i Palcsdno mi Jucioo.
2. Le mot anihropohnies est irrôsulirrcinoiii formé. 11 fjuidniit anUiropokau!;-
les, qui signilic />;v(/eH« d'hommes, cl non rediercheur s, comme le donne à penser
Voltaire, (jui |)r(ib;il)leinent n'aura pas osé (raduire le mot. (B.) — Cette faute a
été relev(>e par Larclier dans son Supplément à la Philosophie de l'histoire,
page 292 de la seconde édition.
CHAPITRE XXI. 425
vaisseaux. Le phénix fit avec eux tous les arrangements néces-
saires, et convint du prix après avoir un peu disputé.
L'hôtesse était fort dévote, et son mari, non moins dévot, était
famiher, c'est-à-dire espion des druides rechercheurs antliro-
pokaies ; il ne manqua pas de les avertir qu'il avait dans sa mai-
son une sorcière et deux Palestins qui faisaient un pacte avec le
diable, déguisé en gros oiseau doré. Les rechercheurs, apprenant
que la dame avait une prodigieuse quantité de diamants, la
jugèrent incontinent sorcière; ils attendirent la nuit pour ren-
fermer les deux cents cavaliers et les licornes, qui dormaient dans
de vastes écuries, car les rechercheurs sont poltrons.
Après avoir bien barricadé les portes, ils se saisirent de la
princesse et d'Irla; mais ils ne purent prendre le phénix, qui s'en-
vola à tire d'ailes : il se doutait bien qu'il trouverait Amazau sur
le chemin des Gaules à Sevilla.
Il le rencontra sur la frontière de la Bétique, et lui apprit le
désastre de la princesse. Amazan ne put parler : il était trop saisi,
trop en fureur. Il s'arme d'une cuirasse d'acier damasquinée d'or,
d'une lance de douze pieds, de deux javelots, et d'une épée tran-
chante appelée la fulminante, qui pouvait fendre d'un seul coup
des arbres, des rochers et des druides ; il couvre sa belle tète
d'un casque d'or ombragé de plumes de héron et d'autruche.
C'était l'ancienne armure de Magog, dont sa sœur Aidée lui avait
fait présent dans son voyage en Scythie ; le peu de suivants qui
l'accompagnaient montent comme lui chacun sur sa licorne.
Amazan, en embrassant son cher phénix, ne lui dit que ces
tristes paroles : « Je suis coupable ; si je n'avais pas couché avec
une fille d'affaire dans la ville des oisifs, la belle princesse de
Babylone ne serait pas dans cet état épouvantable ; courons aux
anthropokaies. »
Il entre bientôt dans Sevilla : quinze cents alguazils gardaient
les portes de l'enclos où les deux cents Gangarides et leurs li-
cornes étaient renfermés sans avoir à manger; tout était préparé
pour le sacrifice qu'on allait faire de la princesse de Babylone, de
sa femme de chambre Irla, et des deux riches Palestins. Le grand
anthropokaie, entouré de ses petits anthropokaies, était déjà sur
son tribunal sacré; une foule de Sévillois portant des grains en-
filés à leurs ceintures joignaient les deux mains sans dire un mot,
et l'on amenait la belle princesse, Irla, et les deux Palestins, les
mains liées derrière le dos et vêtus d'un habit de masque.
Le phénix entre par une lucarne dans la prison où les Gan-
garides commençaient déjà à enfoncer les portes. L'invincible
426 LA PRINCESSE DE BABYLONE.
Amazan les brisait en dehors. Ils sortent tout armés, tous sur leurs
licornes ; Amazan se met à leur tête. Il n'eut pas de peine à ren-
verser les alguazils, les familiers, les prêtres anthropokaies; chaque
licorne en perçait des douzaines à la fois. La fulminante d'Amazan
coupait en deux tous ceux qu'il rencontrait; le peuple fuyait en
manteau noir et eu fraise sale, toujours tenant à la main ses
grains bénits por l'amor de Bios.
Amazan saisit de sa main le grand rechercheur sur son tri-
bunal, et le jette sur le bûcher qui était préparé à quarante pas ;
il y jeta aussi les autres petits rechercheurs l'un après l'autre. Il
se prosterne ensuite aux pieds de Formosante, « Ah ! que vous
êtes aimable, dit-elle, et que je vous adorerais si vous ne m'aviez
pas fait une infidélité avec une fille d'affaire ! n
Tandis qu'Amazan faisait sa paix avec la princesse, tandis que
les Gangarides entassaient dans le bûcher les corps de tous les
anthropokaies, et que les flammes s'élevaient jusqu'aux nues,
Amazan vit de loin comme une armée qui venait à lui. Un vieux
monarque, la couronne en tête, s'avançait sur un char traîné par
huit mules attelées avec des cordes ; cent autres chars suivaient.
Ils étaient accompagnés de graves personnages en manteau noir
et en fraise, montés sur de très-beaux chevaux ; une multitude
de gens à pied suivait en cheveux gras et en silence.
D'abord Amazan fit ranger autour de lui ses Gangarides, et
s'avança, la lance en arrêt. Dès que le roi ^ l'aperçut, il ôtasa cou-
ronne, descendit de son char, embrassa l'étrier d'Amazan, et lui
dit : « Homme envoyé de Dieu, vous êtes le vengeur du genre
humain, le hbérateur de ma patrie, mon protecteur. Ces monstres
sacrés dont vous avez purgé la terre étaient mes maîtres au nom
du vieux (les sept montagnes; j'étais forcé de souffrir leur puissance
criminelle. Mon peuple m'aurait abandonné si j'avais voulu
seulement modérer leurs abominables atrocités. D'aujourd'hui je
respire, je règne, et je vous le dois. »
Ensuite il baisa respectueusement la main de Formosante, et
la supplia de vouloir bien monter avec Amazan, Irla, et le phénix,
dans son carrosse i\ huit mules. Les deux Palestins, banquiers de
la cour, encore prosternés à terre de frayeur et de reconnaissance,
se relevèrent, et la troupe des hcornes suivit le roi de la lîétique
dans son palais.
Comme la dignité du roi d'un peuple grave exigeait que ses
1. Charles Hl. Sdii iiiiiiisin; irAraiula venait do rogner jusqu'au vif, comme
dit Voltaire, les griiïes de l'IiKiMisllioii. (G. A.)
CHAPITRE XXII. 4î7
mules allassent au petit pas, Amazan et Formosante eurent le
temps de lui conter leurs aventures. Il entretint aussi le phénix;
il l'admira et le baisa cent fois. Il comprit combien les peuples
d'Occident, qui mangeaient les animaux, et qui n'entendaient
plus leur langage, étaient ignorants, brutaux et barbares ; que
les seuls Gangarides avaient conservé la nature et la dignité pri-
mitive de l'homme ; mais il convenait surtout que les plus bar-
bares des mortels étaient ces rechercheurs anthropokaies, dont
Amazan venait de purger le monde. Il ne cessait de le bénir et
de le remercier. La belle Formosante oubliait déjà l'aventure de
la fille d'affaire, et n'avait l'âme remplie que de la valeur du héros
qui lui avait sauvé la vie. Amazan, instruit de l'innocence du
baiser donné au roi d'Egypte, et de la résurrection du phénix,
goûtait une joie pure, et était enivré du plus violent amour.
GBAPITRE XXII.
LES DEUX AMANTS PRENNENT LE PARTI DE RETOURNER A EARVLONE. LE
ROI DE LA BÉTIQLE LEUR DONNE DES TROCPES POUR LES ACCOMPAGNER.
ILS ARRIVENT A TYR, ET PASSENT EN EGYPTE. LE ROI d'ÉTHIOPIE
LECR DONNE DES FETES, ET DEVIENT AMOLRELN. DE FORMOSANTE.
AMAZAN PUNIT CE SOUVERAIN, ET ÉPOUSE FORMOSANTE A BABYLONE.
On dîna au palais, et on y fit assez mauvaise chère. Les cuisi-
niers de la Bétique étaient les plus mauvais de l'Europe ; Amazan
conseilla d'en faire venir des Gaules. Les musiciens du roi exécu-
tèrent pendant le repas cet air célèbre qu'on appela dans la suite
des siècles les Folies d'Espagne. x\près le repas on parla d'affaires.
Le roi demanda au bel Amazan, à la belle Formosante et au
beau phénix, ce qu'ils prétendaient devenir. « Pour moi, dit
Amazan, mon intention est de retourner à Babylone, dont je suis
l'héritier présomptif, et de demander à mon oncle Bélus ma cou-
sine issue de germaine, l'incomparable Formosante, à moins
qu'elle n'aime mieux vivre avec moi chez les Gangarides,
— Mon dessein, dit la princesse, est assurément de ne jamais
me séparer de mon cousin issu de germain ; mais je crois qu'il
convient que je me rende auprès du roi mon père, d'autant plus
qu'il ne m'a donné permission que d'aller en pèlerinage à Bassora,
et que j'ai couru le monde,
— Pour moi, dit le phénix, jp uivrai partout ces deux tendres
et généreux amants.
428 LA PRINCESSE DE BABVLONE.
— Vous avez raison, dit le roi de la Bélique ; mais le retour à
Babylone n'est pas si aisé que vous le pensez. Je sais tous les
jours des nouvelles de ce pays-là par les vaisseaux tyriens, et par
mes l)anquiers palestins, qui sont en correspondance avec tous les
peuples de la terre. Tout est en armes vers l'Euphrate et le Nil.
Le roi de Scytliie redemande l'héritage de sa femme, à la tête de
trois cent mille guerriers tous à cheval. Le roi d'Egypte et le roi
des Indes désolent aussi les bords du Tigre et de l'Euphrate,
chacun à la tête de trois cent mille hommes, pour se venger de
ce qu'on s'est moqué d'eux. Pendant que le roi d'Egypte est hors
de son pays, son ennemi le roi d'Ethiopie ravage l'Egypte avec
trois cent mille hommes, et le roi de Babylone n'a encore que
six cent mille hommes sur pied pour se défendre.
« Je vous avoue, continua le roi, que lorsque j'entends parler
de ces prodigieuses armées que l'Orient vomit de son sein, et de
leur étonnante magnificence ; quand je les compare à nos petits
corps de vingt à trente mille soldats, qu'il est si difficile de vêtir
et de nourrir, je suis tenté de croire que l'Orient a été fait bien
longtemps avant l'Occident. Il semble que nous soyons sortis
avant-hier du chaos, et hier de la barbarie.
— Sire, dit Amazan, les derniers venus l'emportent quelquefois
sur ceux qui sont entrés les premiers dans la carrière. On pense
dans mon pays que l'homme est originaire de l'Inde, mais je
n'en ai aucune certitude.
— Et vous, dit le roi de la Bétique au phénix, qu'en pensez-
vous ?
— Sire, répondit le phénix, je suis encore trop jeune pour
être instruit de l'antiquité. Je n'ai vécu qu'environ vingt-sept mille
ans; mais mon père, qui avait vécu cinq fois cet âge, nie disait
qu'il avait appris de son père que les contrées de l'Orient avaient
toujours été plus peuplées et plus riches que les autres. 11 tenait
de ses ancêtres que les générations de tous les animaux avaient
commencé sur les bords du Gange. Pour moi, je n'ai pas la vanité
d'être de cette opinion ; je ne puis croirequeles renards d'Albion,
les marmottes des Alpes, et les loups de la Gaule, viennent de
mon pays; de même que je ne crois pas que les sapins et les
chênes de vos contrées descendent des palmiers et des cocotiers
des Indes.
— Mais d'où venons-nous donc? dit le roi.
— Je n'en sais rien, dit le phénix; je voudrais seulement
savoir où la belle princesse de Babylone et mon cher ami Amazan
pourront aller.
I
CIJAl'lTKE XXII 429
— Je doute fort, repartit Je roi, qu'avec ses deux cents licoroes
il soit en élat de percer à travers tant d'armées de trois cent mille
hommes chacune.
— Pourquoi non ? » dit Amazau.
Le roi de la Bétique sentit le suhlime du pourquoi non ; mais
il crut que le sublime seul ne suffisait pas contre des armées
innombrables. « Je vous conseille, dit-il, d'aller trouver le roi
d'Ethiopie ; je suis en relation avec ce prince noir par le moven
de mes Palestins; je vous donnerai des lettres pour lui : puisqu'il
est Tennemi du roi d'Egypte, il sera trop heureux d'être fortifié
par votre alliance. Je puis vous aider de deux raille hommes très-
sobres et très-braves ; il ne tiendra qu'à vous d'en engager autant
chez les peuples qui demeurent, ou plutôt qui sautent au pied des
Pyrénées, et qu'on appelle Vasques ou Vascons. Envoyez un de vos
guerriers sur une licorne avec quelques diamants : il n'y a point
de Vascon qui ne quitte le castel, c'est-à-dire la chaumière de son
père, pour vous servir. Ils sont infatigables, courageux et plaisants;
vous en serez très-satisfait. En attendant qu'ils soient arrivés, nous
vous donnerons des fêtes, et nous vous préparerons des vaisseaux.
Je ne puis trop reconnaître le service que vous m'avez rendu. »
Amazan jouissait du bonheur d'avoir retrouvé Formosante, et
de goûter en paix dans sa conversation tous les charmes de
l'amour réconcilié, qui valent presque ceux de l'amour naissant.
Bientôt une troupe fière et joyeuse de Vascons arriva en "dan-
sant au tambourin : l'autre troupe fière et sérieuse de Bétiquois
était prête. Le vieux roi tanné embrassa tendrement les deux
amants; il fit charger leurs vaisseaux d'armes, de lits, de jeux
d'échecs, d'habits noirs, de golilles \ d'ognons, de moutons, de
poules, de farine, et de beaucoup d'ail, en leur souhaitant une
heureuse traversée, un amour constant, et des victoires.
La flotte aborda le rivage où l'on dit que tant de siècles après
la Phénicienne Didon, sœur d'un Pygmalion, épouse d'un Sicliée,
ayant quitté cette ville de Tyr, vint fonder la superbe ville de Car-
thage, en coupant un cuir de bœuf en lanières, selon le témoi-
gnage des plus graves auteurs de l'antiquité, lesquels n'ont jamais
conté de fables, et selon les professeurs qui ont écrit pour les petits
garçons; quoique après tout il n'y ait jamais eu personne à Tyr
qui se soit appelé Pygmalion, ou Didon, ou Sichée, qui sont des
noms entièrement grecs, et quoique enfin il n'y eût point de roi
à Tyr en ces temps-là.
1. Collet espagnol.
430 LA PRINCESSE DE BABVLONE.
La superbe Cartilage n'était point encore un port de mer ; il
n'y avait là que quelques Numides qui faisaient sécher des pois-
sons au soleil. On côtoya la Byzacène et les Syrtes, les bords fer-
tiles où furent depuis Cyrène et la grande Chersonèse.
Enfm on arriva vers la première embouchure du fleuve sacré
du Nil. C'est à l'extrémité de cette terre fertile qae le port de
Ganope recevait déjà les vaisseaux de toutes les nations commer-
çantes, sans qu'on sût si le dieu Canope avait fondé le port, ou
si les habitants avaient fabriqué le dieu, ni si l'étoile Canope avait
donné son nom à la ville, ou si la ville avait donné le sien à
l'étoile. Tout ce qu'on en savait, c'est que la ville et l'étoile étaient
fort anciennes, et c'est tout ce qu'on peut savoir de l'origine des
choses, de quelque nature qu'elles puissent être.
Ce fut là que le roi d'Ethiopie, ayant ravagé toute l'Egypte, vit
débarquer l'invincible Amazan et l'adorable Formosante. Il prit
l'un pour le dieu des combats, et l'autre pour la déesse de la
beauté. Amazan lui présenta la lettre de recommandation du roi
de la Bétique. Le roi d'Ethiopie donna d'abord des fêtes admira-
bles, suivant la coutume indispensable des temps héroïques ;
ensuite on parla d'aller exterminer les trois cent mille hommes
du roi d'Egypte, les trois cent mille de l'empereur des Indes, et
les trois cent mille du grand kan des Scythes, qui assiégeaient
l'immense, l'orgueilleuse, la voluptueuse ville de Babylone.
Les deux mille Bétiquois qu'Amazan avaitr amenés avec lui
dirent qu'ils n'avaient que faire du roi d'Ethiopie pour secourir
Babylone ; que c'était assez que leur roi leur eût ordonné d'aller
la délivrer; qu'il suffisait d'eux pour cette expédition.
Les Vascons dirent qu'ils en avaient bien fait d'autres ; qu'ils
battraient tout seuls les Égyptiens, les Indiens et les Scythes, et
qu'ils ne voulaient marcher avec les soldats de la Bétique qu'à
condition que ceux-ci seraient à l'arrière-gardc.
Les deux cents Gangarides se mirent à rire des prétentions de
leurs alliés, et ils soutinrent qu'avec cent licornes seulement ils
feraient fuir tous les rois de la terre. La belle Formosante les
apaisa par sa prudence et par ses discours enchanteurs. Amazan
présenta au monarque noir ses Gangarides, ses licornes, les Béti-
quois, les Vascons, et son bel oiseau.
Tout fut prêt bientôt pour marcher par Memphis, par Hélio-
polis, par Arsinoé, par Pétra, par Artémite, par Sora, par Apamée,
pour aller aUaquer les trois rois, et pour faire cette guerre
mémorable devant laquelle toutes les guerres que les hommes
ont faites depuis n ont été que des combats de coqs et de cailles.
CHAI'ITIU- XXII. 43<
Chacun sait comment le roi d'Ethiopie devint amoureux de la
l)elle Formosante, et comment il la surprit au lit, lorsqu'un doux
sommeil fermait ses longues paupières. On se souvient qu'Araazan,
témoin de ce spectacle, crut voir le jour et la nuit couchant
ensemble. On n'ignore pas qu'Amazan, indigné de liilTront, tira
soudain sa fulminante, qu'il coupa la tête perverse du nègre inso-
lent, et qu'il chassa tous les Éthiopiens d'Egypte, Ces prodiges ne
sont-ils pas écrits dans le livre des chroniques d'Egypte? La
renommée a publié de ses cent bouches les victoires qu'il rem-
porta sur les trois rois avec ses guerriers de la Bétique, ses Vas-
cons et ses licornes. Il rendit la belle Formosante à son père ; il
délivra toute la suite de sa maîtresse, que le roi d'Egypte avait
réduite en esclavage. Le grand kan des Scythes se déclara son
vassal, et son mariage avec la princesse Aidée fut confirmé. L'in-
vincible et généreux Amazan, reconnu pour héritier du royaume
de Babylone, entra dans la ville en triomphe avec le phénix, en
présence de cent rois tributaires, La fête de son mariage surpassa
en tout celle que le roi Bélus avait donnée. On servit à table le
l)œuf Apis rôti. Le roi d'Egypte et celui des Indes donnèrent à
boire aux deux époux, et ces noces furent célébrées par cinq cents
grands poètes de Babylone ^
0 muses! qu'on invoque toujours au commencement de son
ouvrage, je ne vous implore qu'à la fin. C'est en vain qu'on me
reproche de dire grâces sans avoir dit benedicite. Muses! vous n'en
serez pas moins mes protectrices. Empêchez que des continua-
teurs - téméraires ne gâtent par leurs fables les vérités que j'ai
enseignées aux mortels dans ce fidèle récit, ainsi qu'ils ont osé
falsifier Candide^ VIngénu, et les chastes aventures de la chaste
Jeanne, qu'un ex-capucin a défigurées par des vers dignes des
capucins, dans des éditions bataves. Qu'ils ne fassent pas ce tort
à mon typographe, chargé d'une nombreuse famille, et qui
possède à peine de quoi avoir des caractères, du papier et de
l'encre.
0 muses! imposez silence au détestable Cogé\ professeur de
bavarderie au collège Mazarin, qui n'a pas été content des discours
moraux de Bélisaire et de l'empereur Justinien, et qui a écrit de
vilains libelles diffamatoires contre ces deux grands hommes.
1. L'édition de 1768 avec sommaires se termine ici.
2. Il existe une continuation AeCandide.i& n'en connais point de VIngénu. (B.)
— Voyez l'Avertissement de Beuchot, en tète de ce volume.
3. Voyez la note 2 de- la page 357
432 LA PRIxXCESS'E DE BAI3YL0NE.
Mettez un bâillon au pédant Larcher, qui, sans savoir un mot
de l'ancien babylonien, sans avoir voyagé comme moi sur les
bords de l'Euphrate et du Titrre, a eu l'imprudence de soutenir
que la belle Formosante, fille du plus grand roi du monde, et la
princesse Aidée, et toutes les femmes de cette respectable cour,
allaient coucber avec tous les palefreniers de l'Asie pour de
l'argent, dans le grand temple de Babylone, par principe de reli-
gion ^ Ce libertin de collège, votre ennemi et celui de la pudeur,
accuse les belles Égyptiennes de Mendès de n'avoir aimé que des
boucs, se proposant en secret, par cet exemple, de faire un tour
en Egypte pour avoir enfin de bonnes aventures.
Comme il ne connaît pas plus le moderne que l'antique, il
insinue, dans l'espérance de s'introduire auprès de quelque vieille,
que notre incomparable Ninon, à Tàge de quatre-vingts ans,
coucha avec l'abbé Gédoin, de l'Académie française et de celle
des inscriptions et belles-lettres. Il n'a jamais entendu parler de
l'abbé de Cliâteauneuf, qu'il prend pour l'abbé Gédoin. Une con-
naît pas plus Ninon que les filles de Babylone.
Muses, filles du ciel, votre ennemi Larcher fait plus : il se
répand en éloges sur la pédérastie; il ose dire que tous les bam-
bins de mon pays sont sujets à cette infamie. Il croit se sauver en
augmentant le nombre des coupables.
Nobles et chastes muses, qui détestez également le pédantisme
et la pédérastie, protégez-moi contre maître Larcher!
Et vous, maître Aliboron, dit Fréron, ci-devant soi-disani
jésuite, vous dont le Parnasse est tantôt à Bicétre et tantôt au
cabaret du coin ; vous a qui l'on a rendu tant de justice sur tous
les théâtres de l'Europe dans l'honnête comédie de r Écossaise;
vous, digne fils du prêtre Desfontaines, qui naquîtes de ses amours
avec un de ces beaux enfants qui portent un fer et un bandeau
comme le fils de Vénus-, et qui s'élancent comme lui dans les airs,
(juoiqu'ils n'aillent jamais qu'au haut des cheminées; mon cher
Aliboron, pour qui j'ai toujours eu tant de tendresse, et qui m'avez
fait rire un mois de suite du temps de cette Ecossaise, je vous
recommande ma princesse de Babylone; diles-en bien du mal
afin qu'on la lise.
1. Voyez dans les Mélanges, anni'O 1707. k- chaiiitro ii do la Défense de 7non
oncle.
•2. Voyez, dans la Correspondance, la lettiv à Thioiiot, du 5 juin 1738, conle-
nani une épigranimc qui commence ainsi :
Un ramoneur à face basanoe
l.c fcT en main, les yeux ceints d'un bandeau.
CHAPITRE XXII. 433
Je ne vous oublierai point ici, gazetier ecclésiastique, illustre
orateur des convulsionnaires, père de l'Église fondée par l'abbé
Bécherand* et par Abraham Cbaumeix; ne manquez pas de dire
dans vos feuilles, aussi pieuses qu'éloquentes et sensées, que la
princesse de lîabylone est hérétique, déiste et athée. Tâchez sur-
tout d'engager le sieur Riballier à faire condamner la princesse
de Babylone par la Sorbonne; vous ferez grand plaisir à mon
libraire, à qui j'ai donné cette petite histoire pour ses étrènnes,-
1. L'abbé Bécherand, entièrement oublié aujourd'hui, avait une jambe plus
courte que l'autre, et, pour tâcher de l'allonger, allait gambader sur le tombeau
du diacre Paris. Ce fut lui qvii, le premier, eut des convulsions, en 1731. Il
fut, en février 1732, arrêté et mis à Saint-Lazare. Il n'eut sa liberté que le o avril
de la même année. (B.) — Voyez l'article Convllsioxs, tome XVIII. page 208; et
sur Chaumeix, tome X, page l'27. tome XVII, page 5, tome XVIII, page 269, et
tome XX, page 321.
FL\ DE LA PRINCESSE DE BABYLONE.
21. — Romans. 28
I
LES
LETTRES D'AMABED
TRADUITES PAR L'ABBÉ TAMPOXKTi
(■I7G9)
PRE3I1ERE LETTRE
D'AMABED A SHASTASID, GRA.XD BRAME DE MADLRÉ.
A Bénarès, le second du mois de la souris, l'an
du renouvellement du monde 115652 2.
Lumière de mon âme, père de mes pensées, toi qui conduis
les hommes dans les voies de rÉternel, à toi, savant Sliastasid,
respect et tendresse.
Je me suis déjà rendu la langue chinoise si familière, suivant
tes sages conseils, que je lis avec fruit leurs cinq Kiugs, qui me
semblent égaler en antiquité notre Slia.sin, dont tu es l'interprète,
les sentences du premier Zoroastre, et les livres de l'Égyptien
Thaut.
\. Le nom de Taraponet, qu'on lit ici, est celui d'un docteur en Sorbonne qui
avait censuré la thèse de l'abbé de Prades en 1752: or, en ce moment, la Sorbonne
s'apprêtait à condamner un autre ouvrage philosophique, le Bélisaire, de Mar-
montel. Le nom de Tamponet était donc bien à Tordre du jour.
On trouve encore, sous le nom de ce docteur, les Questions de Zapata.
2. Cette date répond à l'année de notre ère vulgaire 1512, deux ans après
qu'Alphonse d'Albuquerque eut pris Goa. Il faut savoir que les brames comptaient
1 1 1100 années depuis la rébellion et la chute des êtres célestes, et 4552 ans depuis
la promulgation du Shasta, leur premier livre sacré : ce qui faisait 115652 pour
l'année correspondante à notre année 1512, temps auquel régnaient : Babar, dans le
Mogol; Israael Sophi,en Perse; Sélim, eu Turquie: Maximilien P"", en Allemagne:
Louis XII, en France: Jules II. à Rome; Jeanne la Folle, en Espagne: Emmanuel,
en Portugal. (iYote de Voltaire.)
43G LETTRES D'A M A BEI).
11 paraît à mon âme, qui s'ouvre toujours devant toi, ([ue ces
écrits et ces cultes n'ont rien pris les uns des autres : car nous
sommes les seuls à qui Brama, confident de l'Éternel, ait enseigné
la rébellion des créatures célestes, le pardon que l'Éternel leur
accorde, et la formation de l'homme ; les autres n'ont rien dit, ce
me semble, de ces choses sublimes.
Je crois surtout que nous ne tenons rien, ni nous, ni les
Chinois, des Égyptiens, Ils n'ont pu former une société policée
et savante que longtemps après nous, puisqu'il leur a fallu domp-
ter leur Nil avant de pouvoir cultiver les campagnes et bâtir leurs
villes.
Notre Shasta divin n'a, je l'avoue, que quatre mille cinq cent
cinquante-deux ans d'antiquité; mais il est prouvé par nos mo-
numents que cette doctrine avait été enseignée de père en fils plus
de cent siècles avant la publication de ce sacré livre. J'attends sur
cela les instructions de ta paternité.
Depuis la prise de Goa par les Portugais^ il est venu quelques
docteurs d'Europe à Cénarès. Il y en a un à qui j'enseigne la
langue indienne; il m'apprend en récompense un jargon quia
cours dans l'Kurope, et qu'on nomme l'italien. C'est une plaisante
langue. Presque tous les mots se terminent en a, en e, eu /, et
en 0; je l'apprends facilement, et j'aurai bientôt le plaisir de lire
les livres européans.
Ce docteur s'appelle le P. Fa intio; il paraît poli et insinuant:
je l'ai présenté à Charme des yeux, la belle Adaté, que mes parents
et les tiens me destinent pour épouse ; elle apprend l'italien avec
moi. Nous avons conjugué ensemble le xerhefaime dès le premier
jour. Il nous a fallu deux jours pour tous les autres verbes. Après
elle, tu es le mortel le plus près de mon cœur. Je prie Binna et
Brama de conserver tes jours jusfiu'à l'âge de cent trente ans.
passé lequel la vie n'est plus qu'un fardeau.
REPONSE
D F. SHASTA S II).
J'ai reçu ta lettre, esprit enfant de mon esprit. Puisse Drugha-.
montée sur son dragon, étendre toujours sur toi ses dix bras
vainqueurs des vices !
1. Les Poitujïais se sont empares de Goa en IMO.
1. Driiirha est le mol inclkii qui signifie mtIu. iille est rcprésentce avec di\
LETTRES D'AMABED. 437
Il est vrai, et nous D'en devons tirer aucune vanité, que nous
sommes le peuple de la terre le plus anciennement policé. Les
Chinois eux-mêmes n'en disconviennent pas. Les Égyptiens sont
un peuple tout nouveau qui fut enseigné lui-môme par les Chal-
déens. Ne nous glorifions pas d'être les plus anciens, et songeons
à être toujours les plus justes.
Tu sauras, mon cher Amabed, que depuis très-peu de temps
une faible image de notre révélation sur la chute des êtres célestes
et le renouvellement du monde a pénétré jusqu'aux Occidentaux.
Je trouve, dans une traduction arabe d'un livre syriaque, qui n'est
composé que depuis environ quatorze cents ans, ces propres pa-
roles : « L'Éternel tient liées dechaîneséternelles, jusqu'au grand
jour du jugement, les puissances célestes qui ont souillé leur
dignité première'. » L'auteur cite en preuve un livre composé par
un de leurs premiers hommes, nommé Enoch. Tu vois par là
que les nations barbares n'ont jamais été éclairées que par un
rayon faible et trompeur qui s'est égaré vers eux du sein de notre
lumière.
Mon cher fils, je crains mortellement l'irruption des barbares
d'Europe dans nos heureux climats. Je sais trop quel estcet Albu-
querque qui est venu des bords de l'Occident dans ce pays cher
à l'astre du jour. C'est un des plus illustres brigands qui aient
désolé la terre. Il s'est emparé de Goa contre la foi publique; il
a noyé dans leur sang des hommes justes et paisibles. Ces Occi-
dentaux habitent un pays pauvre qui ne leur produit que très-peu
de soie, point de coton, point de sucre, nulle épicerie. La terre
même dont nous fabriquons la porcelaine leur manque. Dieu
leura refusé le cocotier, qui ombrage, loge, vêtit, nourrit, abreuve
les enfants de Crama. Ils ne connaissent qu'une liqueur qui leur
fait perdre la raison. Leur vraie divinité est l'or ; ils vont chercher
ce dieu à une autre extrémité du monde.
Je veux croire que ton docteur est un homme de bien ; mais
l'Éternel nous permet de nous défier de ces étrangers. S'ils sont
moutons à Bénarès, on dit qu'ils sont tigres dans les contrées où
les Européans se sont établis.
bras, et montée sur un dragon pour combattre les vices, qui sont l'intempérance,
rincontinence, le larcin, le meurtre, l'injure, la médisance, la calomnie, la fai-
néantise, la résistance à ses père et mère, l'ingratitude. C'est cette figure que
plusieurs missionnaires ont prise pour le diable. [Note de Voltaire.)
i. On voit que Shastasid avait lu notre Bible en arabe, et qu'il avait en vue
l'épitre de saint Jude, où se trouvent en effet ces paroles au verset 6. Le livre apo-
cryphe qui n'a jamais existé est celui d'Enoch, cité par saint Jude au verset Ji. (Ici.)
438 LETTRES D'AMABEl).
Puissent ni la belle Adaté ni toi n'avoir jamais à se plaindre du
P. Fa tutto! Mais un secret pressentiment m'alarme. Adieu, Que
bientôt Adaté, unie à toi par un saint mariage, puisse goûter dans
tes bras les joies célestes !
Cette lettre te parviendra par un banian % qui ne partira qu'à
la pleine lune de l'éléphant.
DEUXIEME LETTRE
D'AMABED A SHASTASID.
Père de mes pensées, j'ai eu le temps d'apprendre ce jargon
d"Europe avant que ton marchand banian ait pu arriver sur le
rivage du Gange. Le P. Fa tutto me témoigne toujours une amitié
sincère. En vérité je commence à croire qu'il ne ressemble point
aux perfides dont tu crains, avec raison, la méchanceté, La seule
chose qui pourrait me donner de la défiance, c'est qu'il me loue
trop, et qu'il ne loue jamais assez Charme des yeux ; mais d'ail-
leurs il me paraît rempli de vertu et d'onction. Nous avons lu
ensemble un livre de son pays, qui m'a paru bien étrange. C'est
une histoire universelle du monde entier"- , dans laquelle il n'est
pas dit un mot de notre antique empire, rien des immenses con-
trées au delà du Gange, rien de la Chine, rien delà vaste Tartarie.
Il faut que les auteurs, dans cette partie de l'Europe, soient bien
ignorants. Je les compare à des villageois qui parlent avec emphase
de leurs chaumières, et qui ne saAcnt pas où est la capitale; ou
plutôt à ceux qui pensent que le inonde linit aux bornes de leur
horizon.
Ce qui m'a le plus surpris, c'est qif ils comptent les temps
depuis la création de leur monde tout autrement que nous. Mon
docteur européan m'a montré un de ses almanachs sacrés, par
lequel ses compatriotes sont à présent dans l'année de leur créa-
tion 5552, ou dans l'année d'IlUi, ou bien dans l'année 69/iO=',
comme on voudra. Cette bizarrerie m'a surpris. Je lui ai demandé
comment on pouvait avoir trois époques différentes de la même
aventure. « Tu ne peux, lui ai-jo dit, avoir à la fois trente ans,
([iiarantoans, et ciiKinaiilo ans. Comment ton mondepeul-ihnoir
1. CommoiTant on f^ros de l'Inde.
2. Discours sur l'histoire universelle, par lîossiut.
:t. (l'csi, la dinorcnce du texte hébreu, du samariiaiii et des Scplanic. {Note
de Voltaire.)
I,ETTKES D'AMAHKI). 439
trois dates qui se contrarient ? » Jl m'a répondu que ces trois
dates se trouvent dans le même livre, et qu'on est obligé chez eux
de croire les contradictions pour humilier la superbe de l'esprit.
Ce même livre traite d'un premier homme qui s'appelait Adam,
d'un Caïn, d'un Mathusalem, d'un Noé qui planta des vignes après
que l'océan eut submergé tout le globe; enfin d'une infinité de
choses dont je n'ai jamais entendu parler, et que je n'ai lues dans
aucun de nos livres. Nous en avons ri, la belle Adaté et moi, en
l'absence du P. Fa tutto : car nous sommes trop bien élevés et
trop pénétrés de tes maximes pour rire des gens en leur présence.
Je plains ces malheureux d'Europe, qui n'ont été créés que
depuis 6940 ans tout au plus, tandis que notre ère est de 115652 an-
nées. Je les plains davantage de manquer de poivre, de cannelle,
de girofle, de thé, de café, de soie, de coton, de vernis, d'encens,
d'aromates, et de tout ce qui peut rendre la vie agréable : il faut
que la Providence les ait longtemps oubliés ; mais je les plains
encore plus devenir de si loin, parmi tant de périls, ravir nos den-
rées, les armes à la main. On dit qu'ils ont commis à Calicut des
cruautés épouvantables pour du poivre: cela fait frémir la nature
indienne, qui est en tout difl"érente de la leur, car leurs poitrines
et leurs cuisses sont velues. Ils portent de longues barbes, leurs esto-
macs sont carnassiers. Ils s'enivrent avec le j us fermenté de la vigne,
plantée, disent-ils, par leur A'oé. Le P. Fa tutto lui-même, tout poli
qu'il est, a égorgé deux petits poulets ; il les a fait cuire dans une
chaudière, et il les a mangés impitoyablement. Cette action barbare
lui a attiré la haine de tout le voisinage, que nous n'avons apaisé
qu'avec peine. Dieu me pardonne ! je crois que cet étranger aurait
mangé nos vaches sacrées, qui nous donnent du lait, si on l'avait
laissé faire. lia bien promis qu'il ne commettrait plus de meurtres
envers les poulets, et qu'il se contenterait d'œufs frais, de laitage,
de riz, de nos excellents légumes, de pistaches, de dattes, de
cocos, de gâteaux, d'amandes, de biscuits, d'ananas, d'oranges,
et de tout ce que produit notre climat bénit de l'Éternel.
Depuis quelques jours, il paraît plus attentif auprès de Charme
des yeux. Il a même fait pour elle deux vers italiens qui finissent
en 0. Cette politesse me plaît beaucoup, car tu sais que mon
bonheur est qu'on rende justice à ma chère Adaté,
Adieu. Je me mets à tes pieds, qui t'ont toujours conduit dans
la voie droite, et je baise tes mains, qui n'ont jamais écrit que la
vérité.
440 LETTRES DA3IABED.
RÉPONSE
DE SHASTASID.
Mon cher fils en Birma, en Brama, je n'aime point ton Fa
tutto, qui tue des poulets, et qui fait des vers pour ta chère Adaté.
Veuille Birma rendre vains mes soupçons!
Je puis te jurer qu'on n'a jamais connu son Adam ni son Noé
dans aucune partie du monde, tout récents qu'ils sont. La Grèce
même, qui était le rendez -vous de toutes les fables quand
Alexandre approcha de nos frontières, n'entendit jamais parler
de ces noms-là. Je ne m'étonne pas que des amateurs du vin, tels
que les peuples occidentaux, fassent un si grand cas de celui qui,
selon eux, planta la vigne; mais sois sûr que JXoé a été ignoré de
toute l'antiquité connue.
Il est vrai que du temps d'Alexandre il y avait dans un coin
de la Phéuicie un petit peuple de courtiers et d'usuriers, qui avait
été longtemps esclave à Bahylone. Il se forgea une histoire pen-
dant sa captivité, et c'est dans cette seule histoire qu'il ait jamais été
question de Noé. Quand ce petit peuple obtint depuis des privi-
lèges dans Alexandrie, il y traduisit ses annales en grec. Elles
furent ensuite traduites en arabe, et ce n'est que dans nos der-
niers temps que nos savants en ont eu quelque connaissance ;
mais celte histoire est aussi méprisée par eux que la misérable
horde qui l'a écrite ' ,
11 serait plaisant, en eiïet, que tous les hommes, qui sont
frères, eussent perdu leurs titres de famille, et que ces titres ne se
retrouvassent que dans une petite branche composée d'usuriers et
de lépreux. J'ai peur, mon cher ami, que les concitoyens de ton
P. Fa tutto, qui ont, comme tu me le mandes, adopté ces idées,
ne soient aussi insensés, aussi ridicules, qu'ils sont intéressés,
perfides, et cruels.
Épouse au plus tôt ta charmante Adaté, car, encore une fois,
je crains les Fa tutto plus que les Noé.
1. On vdil liii'ii ([lie Sliiislasid ])arlc ici on brame qui n'a pas le don de la fui.
et à qui la grâce a manqué. {Noie de VoUaire.)
LE T TUE s DAMAIJED. 44<
TROISIÈME LETTRE
D'AMABED A SHASTVSID.
Béni soil à jamais Birma, qui a fait l'homme pour la femme !
Sois béni, ô cher Shastasid, qui t'intéresses tant à mon ])onheur!
Charme des yeux est à moi; je l'ai épousée. Je ne touche plus à
la terre; je suis dans le ciel : il n'a manqué que toi à cette divine
cérémonie. Le docteur Fa tutto a été témoin de nos saints enga-
gements ; et, quoiqu'il ne soit pas de notre religion, il n'a fait
nulle difficulté d'écouter nos chants et nos prières : il a été fort
gai au festin des noces. Je succombe à ma félicité. Tu jouis dim
autre bonheur: tu possèdes la sagesse-, mais l'incomparable Adaté
me possède. Vis longtemps heureux, sans passions, tandis que la
mienne m'absorbe dans une mer de voluptés. Je ne puis t'en dire
davantage : je revole dans les bras d'Adaté.
QUATRIÈME LETTRE
D'AMABED A SHASTASID.
Cher ami, cher père, nous partons, la tendre Adaté et moi,
pour te demander ta bénédiction. A'otre félicité serait imparfaite
si nous ne remplissions pas ce devoir de nos cœurs ; mais, le croi-
rais-tu ? nous passons par Goa, dans la compagnie de Coursom, le
célèbre marchand, et de sa femme. Fa tutto dit que Goa est devenue
la plus belle ville de l'Inde; que le grand Albuquerque nous
recevra comme des ambassadeurs; qu'il nous donnera un vais-
seau à trois voiles pour nous conduire à Maduré'. Il a persuadé
ma femme, et j'ai voulu le voyage dès qu'elle l'a voulu. Fa tutto
nous assure qu'on parle italien plus que portugaise Goa. Cbarme
des yeux brûle d'envie de faire usage d'une langue qu'elle vient
d'apprendre: je partage tous ses goûts. On dit qu'il y a eu des
gens qui ont eu deux volontés; mais Adaté et moi nous n'en
avons qu'une, parce que nous n'avons qu'une àme à nous deux.
Enfin nous partons demain avec la douce espérance de verser
dans tes bras, avant deux mois, des larmes de tendresse et de joie.
I. ville située au sud de la presqu'île de l'Inde.
442 LETTRES D'AMABEI).
PREMIÈRE LETTRE
D'ADATÉ A SHASTASID.
A Goa, le 3 du mois du tigre, l'an du
renouvellement du monde H5652.
Cirina, entends mes cris, vois mes pleurs, sauve mon cher
époux ! Brama, fils de Birma, porte ma douleur et ma crainte à
ton père! Généreux Sliastasid, plus sage que nous, tu avais prévu
nos malheurs. Mon cher Amabed, ton disciple, mon tendre époux,
ne t'écrira plus ; il est dans une fosse que les barbares appellent
prison. Des gens que Je ne puis définir, on les nomme ici inqui-
sitori^, je ne sais ce que ce mot signifie ; ces monstres, le lende-
main de notre arrivée, saisirent mon mari et moi, et nous mirent
chacun dans une fosse séparée, comme si nous étions morts-,
mais si nous l'étions, il fallait du moins nous ensevelir ensemble.
Je ne sais ce qu'ils ont fait de mon cher Amabed. J'ai dit à mes
anthropophages: « Où est Amabed ? Ne le tuez pas, et tuez-moi.»
Ils ne m'ont rien répondu. «■ Où est-il? pourquoi m'avez-vous
séparée de lui!» Ils ont gardé le silence : ils m'ont enchaînée.
J'ai depuis une heure un peu plus de liberté; le marchand Cour-
som a trouvé moyen de me faire tenir du papier de coton, un pin-
ceau et de l'encre. Mes larmes imbibent tout, ma main tremble,
mes yeux s'obscurcissent, je me meurs.
DEUXIEME LETTRE
D'ADATÉ A SHASTASn:)
K CUITE DE I. A PHISOX DE l' I N Q U I S I T I O N.
Divin Shastasid, je fus hier longtemps évanouie; je ne pus
achever ma lettre : je la pliai quand je repris un peu mes sens ;
je la mis dans mon sein, qui n'allaitera pas les enfants que j'es-
pérais avoir d'Amabed. Je mourrai avant que Birma m'ait accordé
la fécondité.
Ce matin, au i)()int du jour, sont entrés dans ma fosse deux
spectres armés de hallebardes, portant au cou îles grains enfilés,
1. Au xviii'" sit'jclo, rinijuisitiun do fioa existait encore.
LI'TTKKS D'A M A H Kl). 443
et ayant sur la poitrine qualre petites bandes ron,^•es croisées. Ils
m.'ont prise par les mains, toujours sans nie rien dire, et m'ont
menée dans une chambre où il y avait pour tous mcub'les une
grande table, cinq chaises, et un grand tableau (jui représentait
un homme tout nu, les bras étendus et les pieds joints.
Aussitôt entrent cinq personnages vêtus de robes noires avec
une chemise par-dessus leur robe, et deux longs pendants d'étoffe
bigarrée par-dessus leur chemise. Je suis tombée à terre de
frayeur; mais quelle a été ma surprise! J'ai vu le P. Fa tutto
parmi ces cinq fantômes. Je l'ai vu, il a rougi ; mais il m'a regardée
d'un air de douceur et de compassion qui m'a un peu rassurée
pour un moment. «Ah! P. Fa tutto, ai-je dit, où suis-je? Ouest
devenu Amabed ? Dans quelle gouffre m'avez-vous jetée? On dit
qu'il y a des nations qui se nourrissent de sang humain : va-t-on
nous tuer? va-t-on nous dévorer ? » Il ne m'a répondu qu'en
levant les yeux et les mains au ciel; mais avec une attitude si
douloureuse et si tendre que je ne savais plus que penser.
Le président de ce conseil des muets a enfin délié sa langue,
et m'a adressé la parole; il m'a dit ces mots: « Est-il vrai que
vous avez été baptisée? » J'étais si abîmée dans mon étonnement
et dans ma douleur que d'abord je n'ai pu répondre. Il a recom-
mencé la même question d'une Toix terrible. 3Ion sang s'est
glacé, et ma langue s'est attachée à mon palais. Il a répété les
mêmes mots pour la troisième fois, et à la fin j'ai dit: « Oui ; »
car il ne faut jamais mentir. J'ai été baptisée dans le Gange
comme tous les fidèles enfants de Brama le sont, comme tu le
fus, divin Shastasid, comme l'a été mon cher et malheureux
Amabed. Oui, je suis baptisée, c'est ma consolation, c'est ma
gloire. Je l'ai avoué devant ces spectres.
A peine cette parole oui, symbole de la vérité, est sortie de
ma bouche, qu'un des cinq monstres noirs et blancs s'est écrié :
AposUita! les autres ont répété: Apostaîa! Je ne sais ce que ce
mot veut dire; mais ils l'ont prononcé d'un ton si lugubre et si
épouvantable que mes trois doigts sont en convulsion en te
l'écrivant.
Alors le P. Fa tutto, prenant la parole et me regardant tou-
jours avec des yeux bénins, les a assurés que j'avais dans le fond
de bons sentiments, qu'il répondait de moi, que la grâce opére-
rait, qu'il se chargerait de ma conscience ; et il a fini son dis-
cours, auquel je ne comprenais rien, par ces paroles: lo la con-
verterô. Cela signifie en italien, autant que j'en puis juger: Je la
retournerai.
444 LETTRES D'AMABED.
« Quoi! disais-je en moi-même, il me retournera! Qu'entend-
il par me retourner! Veut-il dire qu'il me rendra à ma patrie?
Ah! Père Fa tutto, lui ai-je dit, retournez donc le jeune Amabed,
mon tendre époux, rendez-moi mon âme, rendez-moi ma vie. »
Alors il a baissé les yeux; il a parlé en secret aux quatre fan-
tômes dans un coin de la chambre. Ils sont partis avec les deux
hallebardiers. Tous ont fait une profonde révérence au tableau
qui représente un homme tout nu ; et le P. Fa tutto est resté seul
avec moi.
Il m'a conduite dans une chambre assez propre, et m'a promis
que, si je voulais m'abandonner à ses conseils, je ne serais plus
enfermée dans une fosse. « .le suis désespéré comme vous, m"a-t-il
dit, de tout ce qui est arrivé. Je m'y suis opposé autant que j'ai
pu, mais nos saintes lois m'ont lié les mains; enfin, grâce au
ciel et à moi, vous êtes libre dans une bonne chambre dont vous
ne pouvez pas sortir. Je viendrai vous y voir souvent; je aous
consolerai ; je travaillerai à votre félicité présente et future,
— Ah! lui ai-je répondu, il n'y a que mon cher Amabed qui
puisse la faire, cette félicité, et il est dans une fosse! Pourquoi y
est-il enterré? Pourquoi y ai-je été plongée? Qui sont ces spectres
qui m'ont demandé si j'avais été baignée ? Où m'avez-vous con-
duite? M'avez-vous trompée? Est-ce vous qui êtes la cause de ces
horribles cruautés? Faites-moi venir le marchand Coursom, qui
est de mon pays et homme de bien. Rendez-moi ma suivante, ma
compagne, mon amie Déra, dont on m'a séparée: est-elle aussi
dans un cachot pour avoir été baignée? Qu'elle vienne; que je
revoie Amabed, ou que je meure! »
Il a répondu à mes discours et aux sanglots qui les entre-
coupaient par des protestations de service et de zèle dont j'ai été
touchée. Il m'a promis qu'il m'instruirait des causes de toute
celte épouvantable aventure, et qu'il obtiendrait qu'on me rendît
ma pauvre Déra, en attendant qu'il pût parvenir à délivrer mon
mari. Il m'a [)laiiite; j'ai vu même ses yeux un peu mouillés:
enfin, au son d'une cloche, il est sorti de ma chambre en me
prenant la main, et en la mettant sur son conir. C'est le signe
visible, comme tu le sais, de la sincérité, (pii est invisible. Puis-
qu'il a mis ma main sur son cd'ur, il ne mo trompera pas. Eh!
pour(|U()i me liomperait-il ? Que lui ai-je fait pour me persécuter?
Nous l'avons si bien traité à iîénarès, mon mari et moi! Je lui ai
fait tant de présents quand il m'enseignait l'italien! il a fait des
vers italiens pour moi; il ne peut pas me haïr. Je le regarderai
comme mon bienfaiteur s'il me rend mon malheureux époux.
LKTÏRHS I) A.MAHl- I). 445
si nous pouvons tons deux sortir de cette terre envaliie et habitée
par des anthropopliages, si nous pouvons venir embrasser tes
genoux à Maduré, et recevoir tes saintes bénédictions.
TROISIEME LETTRE
DADATK A SHASTASID.
Tu permets sans doute, généreux Shastasid, que je t'envoie le
journal de mes infortunes inouïes; tu aimes Amabed, tu prends
pitié de mes larmes, tu lis avec intérêt dans un cœur percé de
toutes parts, qui te déploie ses inconsolables arflictions.
On m'a rendu mon amie Déra, et je pleure avec elle. Les
monstres l'avaient descendue dans une fosse, comme moi. \ous
n'avons nulle nouvelle d'Amabed. Nous sommes dans la même
maison, et il y a entre nous un espace infini, un chaos impé-
nétrable. Mais voici des choses qui vont faire frémir ta vertu, et
qui déchireront ton âme juste.
Ma pauvre Déra a su, par un de ces doux satellites qui mar-
chent toujours devant les cinq anthropophages, que cette nation
a un baptême comme nous. J'ignore comment nos sacrés rites
ont pu parvenir jusqu'à eux. Ils ont prétendu que nous avions
été baptisés suivant les rites de leur secte. Ils sont si ignorants
qu'ils ne savent pas qu'ils tiennent de nous le baptême depuis
très-peu de siècles. Ces barbares se sont imaginé que nous étions
de leur secte, et que nous avions renoncé à leur culte. Voilà ce
que voulait dire ce mot apostata, que les anthropophages faisaient
retentir à mes oreilles avec tant de férocité. Ils disent que c'est
un crime horrible et digne des plus grands supplices d'être d'une
autre religion que la leur. Quand le P. Fa tutto leur disait :/o la
converterà,ie la retournerai, il entendait qu'il me ferait retourner
à la religion des brigands. Je n'y conçois rien : mon esprit est
couvert d'un nuage, comme mes yeux. Peut-être mon désespoir
trouble mon entendement, mais je ne puis comprendre comment
ce Fa tutto, qui me connaît si bien, a pu dire qu'il me ramènerait
à une religion que je n'ai jamais connue, et qui est aussi ignorée
dans nos climats que l'étaient les Portugais quand ils sont venus
pour la première fois dans l'Inde chercher du poivre les armes à la
main. Nous nous perdons dans nos conjectures, la bonne Déra et
moi. Elle soupçonne le P. Fa tutto de quelques desseins secrets ;
mais me préserve Birma de former un jugement téméraire!
446 LETTRES DAMABED.
J'ai voulu écrire au grand brigand Albuquerque pour implo-
rer sa justice, et pour lui demander la liberté de mon cher mari ;
mais on m'a dit qu'il était parti pour aller surprendre Bombay
et le piller. Quoi! venir de si loin dans le dessein de ravager nos
habitations et de nous tuer ! et cependant ces monstres sont bap-
tisés comme nous! On dit pourtant que cet Albuquerque a fait
quelques belles actions. Enfin je n'ai plus d'espérance que dans
l'Être des êtres, qui doit punir le crime et protéger l'innocence.
Mais j'ai vu ce matin un tigre qui dévorait deux agneaux. Je
tremble de n'être pas assez précieuse devant l'Èlre des êtres pour
qu'il daigne me secourir.
QUATRIE.AIE LETTRE
DWDATK A SHASTASID.
Il sort de ma chambre, ce P. Fa tutto. Quelle entrevue ! quelle
complication de perlidies, de passions, et de noirceurs! Le cœur
humain est donc capable de réunir tant d'atrocités ! Comment les
écrirai-je à un juste?
Il tremblait quand il est entré. Ses yeux étaient baissés ; j'ai
tremblé plus que lui. Bientôt il s'est rassuré. « Je ne sais pas,
m'a-t-il dit, si je pourrai sauver votre mari. Les juges ont ici
quelquefois de la compassion pour les jeunes femmes; mais ils
sont bien sévères pour les hommes. — Quoi ! la vie de mon mari
n'est pas en sûreté? » Je suis tombée en faiblesse. 11 a cherché
des eaux spiritueuses pour me faire revenir; il n'y ena^ait i)oint,
11 a envoyé ma bonne Déra en acheter à l'autre bout de la rue
chez un banian. Cependant il m'a délacée pour donner passage
aux vapeurs qui m'étoulfaient. J'ai été étonnée, en revenant h
moi, de trouver ses mains sur ma gorge et sa bouche sur la
mienne. J'ai jeté un cri affreux ; je me suis reculée d'horreur. 11
m'a dit : « Je prenais de vous un soin que la charité commande.
Il fallait que votre gorge fût en liberté, et je m'assurais de votre
resi)iration. —Ah! prenez soin que nu)n mari respire. Est-il en-
core dans cette fosse horrible? — Non, m'a-t-il répondu : j'ai eu,
avec bien de la peine, le crédit de le faire transférei- dans un ca-
chot plus commode. — Mais, encore une fois, (piel est son cri uu^?
quel est le mien? d'où vient cette éi)ou\antable inhumanité?
pourquoi violer envers nous les droits de Tbospitalité, celui des
LETTRES DAMABED. 447
gens, celui de la nature? — C'est notre sainte religion qui exige
de nous ces petites sévérités. Vous et votre mari vous êtes accusés
d'avoir renoncé tous deux à notre baptême. »
Je me suis écriée alors : d Que voulez-vous dire ? Nous n'avons
jamais été baptisés à votre mode; nous l'avons été dans le Gange,
au nom de Brama. Est-ce vous qui avez persuadé cette exécrable
imposture aux spectres qui niont interrogée? Quel pouvait être
votre dessein? »
Il a rejeté bien loin cette idée. Il m'a parlé de vertu, de vérité,
de charité; il a presque dissipé un moment mes soupçons, en
m'assurant que ces spectres sont des gens de bien, des hommes
de Dieu, des juges de l'âme, qui ont partout de saints espions, et
principalement auprès des étrangers qui abordent dans Goa. Ces
espions ont, dit-il, juré à ses confrères, les juges del'àme, devant
le tableau de l'homme tout nu, qu'Amabed et moi nous avons été
baptisés à la mode des brigands portugais, qu'Amabed est apostoto,
et que je suis apostata.
0 vertueux Shastasid ! ce que j'entends, ce que je vois de
moment en moment me saisit d'épouvante, depuis la racine des
cheveux jusqu'à l'ongle du petit doigt du pied.
« Quoi 1 vous êtes, ai-je dit au P. Fa tutto, un des cinq hommes
de Dieu, un des juges de l'àme? — Oui, ma chère Adaté; oui.
Charme des yeux, je suis un des cinq dominicains délégués par
le vice-dieu de l'univers pour disposer souverainement des âmes
et des corps. — Qu'est-ce qu'un dominicain ? qu'est-ce qu'un
vice-dieu ? — Un dominicain est un prêtre, enfant de saint Domi-
nique, inquisiteur pour la foi ; et un vice-dieu est un prêtre que
Dieu a choisi pour le représenter, pour jouir de dix millions de
roupies' par an, et pour envoyer dans toute la terre des domini-
cains vicaires du vicaire de Dieu. »
J'espère, grand Shastasid, que tu m'exphqueras ce galimatias
infernal, ce mélange incompréhensible d'absurdités et d'horreurs,
d'hypocrisie et de barbarie.
Fa tutto me disait tout cela avec un air de componction, avec
un ton de vérité qui, dans un autre temps, aurait pu produire
quelque effet sur mon âme simple et ignorante. Tantôt il levait
les yeux au ciel, tantôt il les arrêtait sur moi. Ils étaient animés
et remplis d'attendrissement ; mais cet attendrissement jetait dans
tout mon corps un frissonnement d'horreur et de crainte. Amabed
est continuellement dans ma bouche comme dans mon cœur.
1. La roupie d'or vaut 38 francs 'ri centimes.
448 LETTRES D'AMABED.
(( Rendez-moi mon cher Ama])ed ! » c'était le commencement, le
milieu, et la fin de tous mes discours.
Ma bonne Déra arrive dans ce moment; elle m'apporte des
eaux de cinnamum et d'amomum^ Cette charmante créature a
trouvé le moyen de remettre au marchand Coursom mes trois
lettres précédentes. Coursom part celle nuit; il sera dans peu de
jours à Maduré. Je serai plainte du grand Shastasid ; il versera
des pleurs sur le sort do mon mari ; il me donnera des conseils ;
un rayon de sa sagesse pénétrera dans la nuit de mon tombeau.
REPONSE
DU BRAME SHASTASID AUX TUOIS LETTRES PRÉCÉDENTES
D'A DATÉ.
Vertueuse et infortunée Adaté, épouse de mon cher disciple
Amabed, Charme des yeux, les miens ont versé sur tes trois lettres
des ruisseaux de larmes. Quel démon ennemi de la nature a
déchaîné du fond des ténèbres de l'Europe les monstres à qui
rinde est en proie! Quoi! tendre épouse de mon cher disciple,
tu ne vois pas que le P. Fa tutto est un scélérat qui t'a fait tomber
dans le piège! Tu ne vois pas que c'est lui seul qui a fait enfermer
ton mari dans une fosse, et qui t'y a plongée toi-même pour que
tu lui eusses Tobligation de t'en avoir tirée! Que n'exigera-t-ilpas
de ta reconnaissance! Je tremble avec loi : je donne i)art de celte
violation du droit des gens à tous les pontifes de Brama, à tous
les omras, à tous les raïas, aux nababs, au grand empereur des
Indes lui-même, le sublime Babar, roi des rois, cousin du soleil
et de la lune, fils de Mirsamachamed, fils de Semcor, filsd'Abou-
chaïd, fils de Miracha, fils de Timur, afin qu'on s'oppose de tous
côtés aux brigandages des voleurs d'Europe. Quelle profondeur
de scélératesse! Jamais les prêtres de Timur, de Gengis-kan,
d'Alexandre, d'Ogus-kan, de Sésac, de Bacclius, qui tour à tour
vinrent subjuguer nos saintes et paisibles contrées, ne permirent
dépareilles horreurs hypocrites; au contraire, Alexandre laissa par-
tout des marques éternelles de sa générosité. Bacchus ne fit que du
hicn : c'était le favori du ciel ; une colonne de feu conduisait son
armée pendant la nuit, et une nuée nuirchait devant elle pendant
\; Lr ciiiiiaimiin osl la raiiiii'lli- (ranjniiid'liiii. cl raiiiumuin cnI un fruit SCC
iluut li's {;raiuc!s l'rul'cruu'ul une huili- aiouuii i([U('.
I
LtlTTUES D'A.MAliHD. 449
le jour'; il traversait la mer Rouge à pied sec ; il couiuiaudait au
soleil et à la lune de s'arrêter quand il le fallait; deux gerbes de
rayons divins sortaient de son front : l'ange exterminateur était
debout à ses côtés, mais il employait toujours l'ange de la joie.
Votre Albuquerque, au contraire, n'est venu qu'avec des moines,
des fripons de marchands, et des meurtriers. Coursom le juste m'a
€onfirmé le malheur d'Amabed et le votre. Puissé-je avant ma
mort vous sauver tous deux, ou vous venger! Puisse l'éternel Birma
vous tirer des mains du moine Fa tutto! Mon cœur saigne des
blessures du vôtre.
N. B. Cette lettre ne parvint à Charme des yeux que long-
temps après, lorsqu'elle partit de la ville de Goa.
CINQUIÈME LETTRE
D'ADATÉ AU GRAND BRAME SHASTASID,
De quels termes oserai-je me servir pour t'exprimer mon nou-
veau malheur ? Comment la pudeur pourra-t-elle parler de la
honte? Birma a vu le crime, et il l'a souffert! Que deviendrai-je?
La fosse où j'étais enterrée est bien moins horrible que mon état.
Le P. Fa tutto est entré ce matin dans ma chambre, tout par-
fumé, et couvert d'une simarre de soie légère. J'étais dans mon
lit. «Victoire ! m'a-t-il dit, l'ordre de délivrer votre mari est signé. »
A ces mots, les transports de la joie se sont emparés de tous mes
sens; je l'ai nommé mon protecteur, mou pcrc : il s'est penché vers
1. Il est indubitable que les fables concernant Bacchus étaient fort communes
■en Arabie et en Grèce, longtemps avant que les nations fussent informées si les
Juifs avaient une histoire ou non. Josèphe avoue même que les Juifs tinrent tou-
jours leurs livres cachés à leurs voisins. Bacchus était révéré en Egjpte, en
Arabie, en Grèce, longtemps avant que le nom de Moïse pénétrât dans ces con-
trées. Les anciens vers orphiques appellent Bacchus Misa ou Mosa. 11 fut élevé
sur la montagne de Msa. qui est précisément le mont Sina; il s'enfuit vers la
merRouo-e; il y rassembla une armée, et passa avec elle cette mer à pied sec. Il
arrêta le soleil et la lune ; son chien le suivit dans toutes ses expéditions, et le
nom do Caleb, l'un des conquérants hébreux, signifie chien.
Les savants ont beaucoup disputé, et ne sont pas convenus si Moïse est anté-
rieur à Bacchus, ou Bacchus à Moïse. Ils sont tous deux de grands hommes; mais
Moïse, en frappant un rocher avec sa baguette, n'en fit sortir que de l'eau; au
lieu que Bacchus. en frappant la terre de son thyrse, en fit sortir du vin. C'est
de là que toutes les chansons de table célèbrent Bacchus, et qu'il n'y a peut-être
pas deux chansons en faveur de Moïse. (A'o?e de Voltaire.)
Voyez, sur Bacchus et Moïse, la note, tome XI, page 80.
21. — Romans. 29
450 LETTRES D'A M A 15 ED.
inoi : il m'a embrassée. J'ai cru d'abord que c'était une caresse
innocente, un témoignage chaste de ses bontés pour moi; mais,
dans le même instant, écartant ma couverture, dépouillant sa
simarre, se jetant sur moi comme un oiseau de proie sur une
colombe, me pressant du poids de son corps, ôtant de ses bras ner-
veux tout mouvement à mes faibles bras, arrêtant sur mes lèvres
ma voix plaintive par des baisers criminels, enflammé, invincible,
inexorable... quel moment! et pourquoi ne suis-je pas morte!
Déra, presque nue, est venue à mon secours; mais lorsque rien
ne pouvait plus me secourir qu'un coup de tonnerre : ô Provi-
dence de Cirma ! il n"a point tonné, et le détestable Fa tutto a fait
pleuvoir dans mon sein la brûlante rosée de son crime. Non,
Drugha ^ elle-même, avec ses dix bras célestes, n'aurait pu déran-
ger ce Mosasor- indomptable.
Ma chère Déra le tirait de toutes ses forces ; mais figurez-vous
un passereau qui becqueterait le bout des plumes d'un vautour
acharné sur une tourterelle: c'est l'image du P. Fa tutto, de Déra,
et de la pauvre Adaté.
Pour se venger des importunités de Déra, il la saisit elle-
même, la renverse d'une main en me retenant de l'autre ; il la
traite comme il m'a traitée, sans miséricorde; ensuite il sort
fièrement comme un maître qui a chûtié deux esclaves, et nous
dit : « Sachez que je vous punirai ainsi toutes deux quand vous
ferez les nmtines. »
Nous sommes restées, Déra et moi, un quart d'heure sans oser
dire un mot, sans oser nous regarder. Enfin Déra s'est écriée :
H Ah! ma chère maîtresse, quel homme! tous les gens de son
espèce sont-ils aussi cruels que lui?»
Pour moi, je ne pensais qu'au malheureux Amabed. On m'a
promis de me le rendre, et on ne me le rend point. Me tuer, c'était
l'abandonner; ainsi je ne me suis pas tuée.
Je ne m'étais nourrie depuis un jour que de ma douleui". On
ne nous a point apporté à manger à l'heure accoutumée. Déra
s'en étonnait, et s'en plaignait. Il me paraissait bien honteux de
manger après ce (jiii nous était arrivé : cependant nous avions
un appétit dévorant; rien ne venait, et après nous être pAmées
(le douleur nous nous évanouissions de faim.
1. Voyez la note '2 de la page il{(».
2. Ce Mosasor est Fuii des priiuipaiiv anges i-ebell<'> ([ui conihattiicnl contre
rÉternel, comme le rap|)orte VAtitorashasIa, le plus ancien livre des braclimanes;
et. c'est là probablement l'origine de la guerre des Titans et de toutes les fables
imaginées depuis sur ce modèle. {Noie 'le Voltnire.)
LETTRES UAMABED. 451
Enfin, sur le soir, on nous a servi une tourte de pigeonneaux,
une poularde et deux perdrix, avec un seul petit pain ; et, pour
comble d'outrage, une bouteille de vin sans eau. C'est le tour le
plus sanglant qu'on puisse jouer à deux femmes comme nous,
après tout ce que nous avions souffert ; mais que faire? je me suis
mise à genoux : 0 Birma! û Vistnou! ô Brama! vous savez que
l'âme n'est point souillée de ce qui entre dans le corps ; si vous
m'avez donné une àme, pardonnez-lui la nécessité funeste où est
mon corps de n'être pas réduit aux légumes; je sais que c'est uu
péché horrible de manger du poulet ; mais on nous y force. Puis-
sent tant de crimes retomber sur la tête du P. Fa tutto ! Qu'il soit,
après sa mort, changé en une jeune malheureuse Indienne; que
je sois changée en dominicain; que je lui rende tous les maux
qu'il m'a faits, et que je sois plus impitoyable encore pour lui
qu'il ne l'a été pour moi! Ne sois point scandalisé; pardonne,
vertueux Shastasid ! nous nous sommes mises à table : qu'il est
dur d'avoir des plaisirs qu'on se reproche!
Postent. Immédiatement après dîner, j'écris au modérateur de
Goa, qu'on appelle le corrégidor^ Je lui demande la liberté
d'Amabed et la mienne ; je l'instruis de tous les crimes du P. Fa
tutto. Ma chère Déra dit qu'elle lui fera parvenir ma lettre par cet
alguazil des inquisiteurs pour la foi, qui vient quelquefois la
voir dans mon antichambre, et qui a pour elle beaucoup d'es-
time. Nous verrons ce que cette démarche hardie pourra pro-
duire.
SIXIÈME LETTRE
D'A DATÉ.
Le croirais-tu, sage instructeur des hommes? il y a des justes
à Goa, et don Jéronimo le corrégidor en est un. Il a été touché
de mon malheur et de celui d'Amabed. L'injustice le révolte, le
crime l'indigne. Il s'est transporté avec des officiers de justice à
la prison qui nous renferme. J'apprends qu'on appelle ce repaire
le palais du saint-officc; mais, ce qui t'étonnera, on lui a refusé
l'entrée. Les cinq spectres, suivis de leurs hallebardiers, se sont
présentés à la porte, et ont dit à la justice : « Au nom de Dieu tu
n'entreras pas ici. — J'entrerai au nom du roi, a dit le corrégi-
dor; c'est un cas royal. — C'est un cas sacré, ont répondu les
1. Littéralement correcteur. C'est le premier juge de la province.
432 LETTRES D'AMABBD.
spectres. » Don Jéronimo le juste a dit : « Je dois interroger
Amabed, Adaté, Déra, et le P. Fa tutto, — Interroger un inquisi-
teur, un dominicain ! s'est écrié le chef des spectres; c'est un sacri-
lège : scommunicao, scommunicao M » On dit que ce sont des mots
terribles, et qu'un homme sur qui on les a prononcés meurt ordi-
nairement au bout de trois jours.
Les deux partis se sont échauffés ; ils étaient prêts d'en venir
aux mains; enfin ils s'en sont rapportés à l'obispo de Goa. Un
obispo est k peu près parmi ces barbares ce que tu es chez les
enfants de Brama : c'est un intendant de leur religion ; il est vêtu
de violet, et il porte aux mains des souliers violets-; il a sur la
tête, les jours de cérémonie, un pain de sucre fendu en deux. Cet
homme a décidé que les deux partis avaient également tort, et
qu'il n'appartenait qu'à leur vice-dieu de juger le P. Fa tutto. Il
a été convenu qu'on l'enverrait par-devant sa divinité avec Amabed
et moi, et ma fidèle Déra.
Je ne sais où demeure ce vice, si c'est dans le voisinage du
grand-lama, ou en Perse; mais n'importe, je vais revoir Amabed ;
j'irais avec lui au bout du monde, au ciel, en enfer. J'oublie dans
ce moment ma fosse, ma prison, les violences de Fa tutto, ses
perdrix, que j'ai eu la lâcheté de manger, et son vin, que j'ai eu
la faiblesse de boire.
SEPTIEME LETTRE
D'ADATÉ.
Je l'ai revu, mon tendre époux ; on nous a réunis; je l'ai tenu
dans mes bras : il a effacé la tache du crime dont cet abominable
Fa tutto m'avait souillée; semblable à l'eau sainte du Gange ^
({ui lave toutes les macules des ûmes, il m"a rendu une nouvelle
vie. Il n'y a que cette pauvre Déra qui reste encore profanée ;
mais tes prières et tes bénédictions remettront son innocence dans
tout son éclat
On nous fait partir demain sur un vaisseau qui fait voile pour
Lisbonne : c'est la patrie du fier Albuquerque; c'est lu sans doute
qu'habite ce vice-dieu qui doit juger entre Fa tutto et nous : s'il
1. Je l'oxcciinmnnic.
'2. Toutes les éditions portent : aux mains des souliers violets. Adalé appelle
iiiiisi les pmts violets des évèques. (H.)
3. Voyez tome \1, i)a!,'e IH; et tome \II, page i38.
LETTRES l'AMAUEl). 433
est vice-dieu, comme tout le monde l'assure ici, il est bien certain
qu'il condamnera Fa tutto. C'est une petite consolation ; mais je
cherche bien moins la punition de ce terrible coupable que le
bonheur du tendre Amabed.
Quelle est donc la destinée des faibles mortels, de ces feuilles
que les vents emportent! \ous sommes nés, Amabed et moi, sur
les bords du Gange ; on nous emmène en Portugal ; on va nous
juger dans un monde inconnu, nous qui sommes nés libres 1
Reverrons-nous jamais notre patrie ? Pourrons-nous accomplir le
pèlerinage que nous méditons vers ta personne sacrée?
Comment pourrons-nous, moi et ma chère Déra, être enfer-
mées dans le même vaisseau avec le P. Fa tutto? Cette idée me
fait trembler. Heureusement j'aurai mou brave époux pour me
défendre; mais que deviendra Déra. qui n'a point de mari? Enfin
nous nous recommandons à la Providence.
Ce sera désormais mon cher Amabed qui t'écrira : il fera le
journal de nos destins ; il te peindra la nouvelle terre et les nou-
veaux cieux que nous allons voir. Puisse Brama conserver long-
temps ta tête rase et l'entendement divin qu'il a placé dans la
moelle de ton cerveau!
PREMIERE LETTRE
D'AMABED A SHASTASID, APRÈS SA CAPTIVITÉ.
Je suis donc encore au nombre des vivants ! c'est donc moi
qui fécris, divin Shastasid ! j'ai tout su, et tu sais tout. Charme
des yeux n'a point été coupable ; elle ne peut l'être : la vertu est
dans le cœur, et non ailleurs. Ce rhinocéros de Fa tutto, qui avait
cousu à sa peau celle du renard, soutient hardiment qu'il nous a
baptisés, Adaté et moi, dans Bénarès, à la mode de l'Europe ; que
je suis apostato, et que Charme des yeux est apostata. Il jure, par
l'homme nu qui est peint ici sur presque toutes les murailles,
qu'il est injustement accusé d'avoir violé ma chère épouse et sa
jeune Déra : Charme des yeux, de son côté, et la douce Déra,
jurent qu'elles ont été violées. Les esprits européans ne peuvent
percer ce sombre abnue : ils disent tous qu'il n'y a que leur vice-
dieu qui puisse y rien connaître, attendu qu'il est infaillible.
Don Jéronimo, le corrégidor, nous fait tous embarquer demain
pour comparaître devant cet être extraordinaire qui ne se trompe
jamais. Ce grand-juge des barbares ne siège pointa Lisbonne,
454 LETTRES D'AMABED.
mais beaucoup plus loin, dans une ville magnifique qu'on nomme
Roume. Ce nom est absolument inconnu chez nos Indiens. Voilà
un terrible voyage, A quoi les enfants de Brama sont-ils exposés
dans cette courte vie !
Nous avons pour compagnons de voyage dos marchands d'Eu-
rope, des chanteuses, deux vieux officiers des troupes du roi de
Portugal, qui ont gagné beaucoup d'argent dans notre pays, des
prêtres du vice-dieu, et quelques soldats.
C'est un grand bonheur pour nous d'avoir appris l'italien, qui
est la langue courante de tous ces gens-là: car comment pour-
rions-nous entendre le jargon portugais? Mais, ce qui est hor-
rible, c'est d'être dans la même barque avec un Fa tutto. On nous
fait coucher ce soir à bord, pour démarrer demain au lever du
soleil. Nous aurons une petite chambre de six pieds de long sur
quatre de large pour ma femme et pour Déra, On dit que c'est
une faveur insigne. Il faut faire ses petites provisions de toute
espèce. C'est un bruit, c'est un tintamarre inexprimable. La foule
du peuple se précipite pour nous regarder. Charme des yeux est
en larmes ; Déra tremble : il faut s'armer de courage. Adieu ;
adresse pour nous tes saintes prières à l'Éternel, qui créa les
malheureux mortels il y a juste cent quinze mille six cent cin-
quante-deux révolutions annuelles du soleil autour de la terre,
ou de la terre autour du soleil.
DEUXIEME LETTRE
D'AMABED, PENDANT SA ROUTE.
Après un jour de navigation, le vaisseau s'est trouvé vis-à-vis
Bombay, dont l'exterminateur Albuquerque, qu'on appelle ici le
Grand, s'est emparé. Aussitôt un bruit infernal s'est fait entendre :
notre vaisseau a tiré neuf coups de canon ; on lui en a répondu
autant des remparts de la ville. Charme des yeux et la jeune Déra
ont cru être à leur dernier jour. Nous étions couverts d'une
fumée épaisse. Croirais-tu, sage Shastasid, que ce sont là des
politesses? C'est la façon dont ces barbares se saluent. Une cha-
loupe a apporté des lettres pour le Portugal: alors nous avons
fait voile dans la grande mer, laissant à notre droite les embou-
chures du grand fleuve Zonbondipo, que les barbares appellent
rindus.
Nousne voyons plus que les airs, nommés ciel par ces brigands.
LETTRES D'A M A HE F). 455
si peu dignes du ciel, et cette grande mer que Ta varice cl ia cruauté
leur ont fait traverser.
Cependant le capitaine paraît un liommelionnête et jjrudenl.
11 ne permet pas que le P. Fa tutto soit sur le tillac quand nous
y prenons le frais; et lorsqu'il est en haut, nous nous tenons en
bas, Nous sommes comme le jour et la nuit, qui ue paraissent
jamais ensemble sur le même horizon. Je ne cesse de réfléchir
sur la destinée qui se joue des malheureux mortels. Nousvoguons
sur la mer des Indes avec un dominicain, pour aller être jugés
dans Roume, à six: mille lieues de notre patrie.
Il y a dans le vaisseau un personnage considérable qu'on
nomme l'aumônier. Ce n"est pas qu'il fasse l'aumône ; au contraire
on lui donne de l'argent pour dire des prières dans une langue
qui n'est ni la portugaise ni l'italienne, et que personne de l'équi-
page n'entend ; peut-être ne l'entend-il pas lui-même, car il est
toujours en dispute sur le sens des paroles avec le P. Fa tutto. Le
capitaine m'a dit que cet aumônier est franciscain, et que, l'autre
étant dominicain, ils sont obligés en conscience de n'être jamais
du même avis. Leurs sectes sont ennemies jurées l'une de l'autre :
aussi sont-ils vêtus tout différemment pour marquer la différence
de leurs opinions.
Le franciscain s'appelle Fa molto : il me prête des livres italiens
concernant la religion du vice-dieu devant qui nous comparaî-
trons. Nous lisons ces livres, ma chère Adaté et moi ; Déra assiste
à la lecture. Elle y a eu d'abord de la répugnance, craignant de
déplaire à Brama ; mais plus nous lisons, plus nous uousfortiflons
dans l'amour des saints dogmes que tu enseignes aux fidèles.
TROISIEME LETTRE
DL JOURNAL D'AMABED.
Nous avons lu avec l'aumônier des épîtres d'un des grands
saints de la religion italienne et portugaise. Son nom est Paul.
Toi, qui possèdes la science universelle, tu connais Paul sans
doute. C'est un grand homme : il a été renversé de cheval par une
voix, et aveuglé par un trait de lumière : il se vante d'avoir été
comme moi au cachot ; il ajoute qu'il a eu cinq fois trente-neuf
coups de fouet, ce qui fait en tout cent quatre-vingt-quinze
écourgées sur les fesses ; plus, trois fois des coups de bâton, sans
spécifier le nombre ; plus, il dit qu'il a été lapidé une fois : cela
456 LETTRES D'AMABED.
est violent, car on n'en revient guère ; plus, il jure qu'il a été un
jour et une nuit au fond de la mer. Je le plains beaucoup ; mais,
en récompense, il a été ravi au troisième ciel. Je t'avoue, illuminé
Sliastasid, que je voudrais en faire autant, dussé-je acheter cette
gloire par cent quatre-vingt-quinze coups de verges bien appli-
qués sur le derrière :
11 est beau qu'un niortel jusque» aux cieux s'élève;
Il est beau même d'en tomber,
comme dit un de nos plus aimables poètes indiens, qui est quel-
quefois sublime'.
Enfin je vois qu'on a conduit comme moi Paul à Roume pour
être jugé. Quoi donc! mon cher Sbastasid, Roume a donc jugé
tous les mortels dans tous les temps? II faut certainement qu'il y
ait dans cette ville quelque chose de supérieur au reste de la terre :
tous les gens qui sont dans le vaisseau ne jurent que par Roume ;
on faisait tout à Goa au nom de Roume.
Je te dirai bien plus, le Dieu de notre aumônier Fa molto,
qui est le même que celui de Fa tutto, naquit et mourut dans un
pays dépendant de Roume, et il paya le tribut au zamorain qui
régnait dans cette ville. Tout cela ne te paraît-il pas bien surpre-
nant? Pour moi, je crois rêver, et que tous les gens qui m'entou-
rent rêvent aussi.
Notre aumônier Fa molto nous a lu des choses encore plus
merveilleuses. Tantôt c'est un âne qui parle, tantôt c'est un de
leurs saints qui passe trois jours et trois nuits dans le ventre d'une
baleine, et qui en sort de fort mauvaise humeur. Ici c'est un pré-
dicateur qui s'en va prêcher dans le ciel, monté sur un char de
feu traîné par quatre chevaux de feu ; un docteur passe la mer
à pied sec, suivi de deux ou trois millions d'hommes qui s'en-
fuient avec lui; un autre docteur arrête le soleil et la lune; mais
cela ne me surprend point: tu m'as appris que Racchus en avail
fait autant.
Ce qui me fait le plus de peine, ci moi qui me pique de pro-
preté et d'une grande pudeur, c'est que le dieu de ces gens-là
ordonne à un de ses prédicateurs- de manger de la matière
louable sur son pain ; et à un autre, de coucher pour de l'argent
avec des filles de joie'', et d'en avoir des enfants.
1. Qiiiiiaiili, PhaHon, IV, ii.
V. Voyez Kzi'chicI, chapitre iv. (A'o/c de Voltaire.)
'.'. Osée, chapitre i'''. (/(/.)
LI-TTUES D'A M AU Kl). 457
Il y a bien pis. Ce savant homme nous a fait remarquer deux
sœurs, Oollaet Oolibai. Tu les connais bien, puisque tu as tout
lu. Cet article a fort scandalisé ma femme : le blanc de ses yeux
en a rougi. J"ai remarqué que la bonne Déra était tout en feu à
ce paragraphe. Il faut certainement que ce franciscain Fa molto
soit un gaillard. Cependant il a fermé son livre dès qu'il a vu
combien Charme des yeux et moi nous étions effarouchés, et il
est sorti pour aller méditer sur le texte.
Il ma laissé son livre sacré ; j'en ai lu quelques pages au hasard.
0 l'rama: ô justice éternelle! quels hommes que tous ces gens-
là- ! ils couchent tous avec leurs servantes dans leur vieillesse.
L'un fait des infamies à sa belle-mère ^ l'autre à sa belle-fille*.
Ici c'est une ville tout entière qui veut absolument traiter un
pauvre prêtre comme une jolie fille ^; là deux demoiselles de con-
dition enivrent leur père^ couchent avec lui l'une après l'autre,
et en ont des enfants.
^lais ce qui m'a le plus épouvanté, le plus saisi d'horreur,
c'est que les habitants d'une ville magnifique à qui leur Dieu dé-
puta deux êtres éternels qui sont sans cesse au pied de son trône,
deux esprits purs, resplendissants d'une lumière divine... ma
plume frémit comme mon Ame le dirai-je? oui, ces habitants
firent tout ce qu'ils purent pour violer ces messagers de Dieu'.
Quel péché abominable avec des hommes! mais avec des anges!
cela est-il possible? Cher Shastasid, bénissons Birma, Vistnou, et
Brama ; remercions-les de n'avoir jamais connu ces inconcevables
turpitudes. On dit que le conquérant Alexandre voulut autrefois
introduire cette coutume si pernicieuse*' parmi nous; qu'il pol-
luait publiquement son mignon Éphestion. Le ciel l'en punit:
1. Ezéchiel, chapitre xvi. « Tes tétons ont paru, ton poil a commencé à croître;
je t'ai couverte, tu as ouvert tes cuisses à tous les passants..., etc. » ; et cha-
pitre XXIII : « Elle a recherché ceux qui ont le membre d'un âne, et déch
comme des chevaux. » (A'o/e de Voltaire.)
2. Voyez l'histoire d'Abraham, de Jacob, etc. {Id.)
3. Le patriarche Ruben couche avec Bala, concubine de son père; Genèse,
chapitre xxxv. {Id.)
4. Le patriarche Juda couche avecThamar, sa bru ; Genèse, chapitre xxxviii. {Id.)
5. Un lévite, de la tribu d"Ephraim, arrivant dans la tribu de Benjamin, les
Benjamites veulent le forcer, et assouvissent leurs désirs sur sa femme, qui en
meurt; Juges, chapitre xix. {Id.)
G. Les filles de Lot; Genèse, chapitre xix. {Id.)
7. Sodome; Genèse, chapitre xix. {Id.)
8. Toutes les éditions données du vivant de l'auteur, et les éditions de Kehl,
portent superstitieuse. J'ai cru pouvoir admettre la correction indiquée dans
Verrata de l'édition de Kehl. (B.)
438 LETTRES D'AMAREI).
Épliestion et lui périrent à la fleur de leur âge. Je te salue, maître
de mon âme, esprit de mon esprit. Adaté, la triste Adaté se re-
commande à tes prières.
QUATRIEME LETTRE
D'AMABED A SHASTASm.
Du cai) qu'on appelle Bonne-Espérance.
le l.'i du mois du ihiuocéros.
Il y a longtemps que je n'ai étendu mes feuilles de coton sur
une planche, et trempé mon pinceau dans la laque noire délayée\
pour te rendre un compte fidèle. Nous avons laissé loin derrière
nous à notre droite le détroit de Babelmandel, qui entre dans la
fameuse mer Rouge, dont les flots se séparèrent autrefois, et
s'amoncelèrent comme des montagnes pour laisser passer Bac-
chus et son armée"-. Je regrettais qu'on n'eût point mouillé aux
côtes de l'Arabie Heureuse, ce pays presque aussi beau que le
nôtre, dans lequel Alexandre voulait établir le siège de son em-
pire et l'entrepôt du commerce du monde. J'aurais voulu voir cet
Aden ou Éden, dont les jardins sacrés furent si renommés dans
l'antiquité; ce Moka fameux par le café, qui ne croît jusqu'à
présent que dans cette province; Mecca, où le grand prophète
des musulmans établit le siège de son empire, et où tant de na-
tions de l'Asie, de l'Afrique, et de l'Europe, viennent tous les ans
baiser une pierre noire descendue du ciel, qui n'envoie pas sou-
vent de pareilles pierres aux mortels; mais il ne nous est pas
permis de contenter notre curiosité. Nous voguons toujours pour
arriver à Lisbonne, et de la à Roume.
Nous avons déjà passé la ligne équinoxiale; nous sommes
descendus à terre au royaume de Mélinde, où les Portugais ont
un port considérable. Notre équipage y a embarqué de l'ivoire,
de l'ambre gris, du cuivre, de l'argent, et de l'or. Nous voici
parvenus au grand Cap : c'est le pays des Ilottentots. Ces peuples
ne paraissent pas descendus des enfants de Brama. La nature y a
donné aux femmes un tablier que forme leur peau ; ce tablier
couvre leur joyau, dont les Ilottentots sont idolâtres, et pour
1. l/(''(lil ion ori;;inal(', l'rdilinu in-l". l'cnlilinu ciK'Mdroi", iiortcnl : la hniHC
noire délayée; ce «lui csi un(3 l'auic. Dans l'Oditioii dr kclil on a mis : le laque
noir délayé. ( B.)
2. Voyez la note de la page iii).
LI-:TTRES D'AMABED. 4o9
lequel ils font des madrigaux et des chansons. Ces peuples vont
tout nus. Cette mode est fort naturelle ; mais elle ne me paraît
ni honnête ni habile. Un Hottentot est bien malheureux: il n"a
plus rien à désirer quand il a vu sa Hottentote par-devant et par-
derrière. Le charme des obstacles lui manque; il n'y a plus rien
de piquant pour lui. Les rol)es de nos Indiennes, inventées pour
être troussées, marquent un génie bien supérieur. Je suis per-
suadé que le sage Indien à qui nous devons le jeu dos échecs et
celui du trictrac imagina aussi les ajustements des dames pour
notre félicité.
Nous resterons deux jours à ce cap, qui est la borne du
monde, et qui semble séparer l'Orient de l'Occident. Plus je
réfléchis sur la couleur de ces peuples, sur le gloussement ^ dont
ils se servent pour se faire entendre au lieu d'un langage articulé,
sur leur figure, sur le tablier de leurs dames, plus je suis con-
vaincu que cette race ne peut avoir la même origine que nous,
Notre aumônier prétend que les Hottentots, les Nègres et les
Portugais, descendent du même père. Cette idée est bien ridi-
cule ; j'aimerais autant qu'on me dît que les poules, les arbres,
et rherbe de ce pays-là, viennent des poules, des arbres et de
riierbe de Bénarès ou de Pékin.
CINQUIEME LETTRE
D'AMABED.
Du 10 au soir, au cap dit de Bonne-Espérance.
Voici bien une autre aventure. Le capitaine se promenait avec
Charme des yeux et moi sur un grand plateau au pied duquel
la mer du Midi vient briser ses vagues. L'aumônier Fa molto a
conduit notre jeune Dératout doucement dans une petite maison
nouvellement bâtie, qu'on appelle un cabaret. La pauvre fille n'y
entendait point finesse, et croyait qu'il n'y avait rien à craindre,
parce que cet aumônier n'est pas dominicain. Bientôt nous avons
entendu des cris. Figure-toi que le père Fa tutto a été jaloux
1. On lit gloussement dans quelques éditions récentes: mais toutes les éditions
du vivant de Tauteur et les éditions de Kehl portent glossement. A cette occasion
je remarquerai, une fois pour toutes, que Voltaire étant réduit à employer les
presses étrangères, ce n'est probablement pas à lui qu'il faut reprocher certaines
locutions. (B.)
460 LETTRES D'AMABED.
de ce tête-à-tête. Il est entré dans le cabaret en furieux ; il y avait
deux matelots, qui ont été jaloux aussi. C'est une terrible passion
que la jalousie. Les deux matelots et les deux prêtres avaient
beaucoup bu de cette liqueur qu'ils disent avoir été inventée par
leur Noé, et dont nous prétendons que Bacchus est l'auteur:
présent funeste, qui pourrait être utile s'il n'était pas si facile
d'en abuser. Les Européans disent que ce breuvage leur donne
de l'esprit : comment cela peut-il être, puisqu'il leur ôte la
raison?
Les deux hommes de mer et les deux bonzes d'Europe se sont
gourmés A'iolemment, un matelot donnant sur Fa tutto, celui-ci
sur l'aumônier, ce franciscain sur l'autre matelot, qui rendait ce
qu'il recevait ; tous quatre changeant de main à tout moment,
deux contre deux, trois contre un, tous contre tous, chacun
jurant, chacun tirant à soi notre infortunée, qui jetait des cris
lamentables. Le capitaine est accouru au bruit ; il a frappé indif-
féremment sur les quatre combattants; et pour mettre Déra en
sûreté, il l'a menée dans son quartier, où elle est enfermée avec
lui depuis deux heures. Les officiers et les passagers, qui sont
tous fort polis, se sont assemblés autour de nous, et nous ont
assuré que les deux moines (c'est ainsi qu'ils les appellent)
seraient punis sévèrement par le vice-dieu dès qu'ils seraient
arrivés à Roume. Cette espérance nous a un peu consolés.
Au bout de deux heures le capitaine est revenu en nous rame-
nant Déra avec des civilités et des compliments dont ma chère
femme a été très-contente. 0 Brama! qu'il arrive d'étranges choses
dans les voyages, et qu'il serait bien plus sage de rester chez soi !
SIXIEME LETTRE
D'AMABED, PENDANT SA ROUTE.
Je ne t'ai point écrit depuis l'aventure de notre petite Déra.
Le capitaine, pendant la traversée, a toujours eu pour elle des
bontés très-distinguées. J'avais peur qu'il ne redoublât de civilités
pour ma femme; mais elle a feint d'être grosse de quatre mois.
Les Portugais regardent les femmes grosses comme des personnes
sacrées qu'il n'est pas permis de chagriner. C'est du moins une
bonne coutume qui met en silreté le cher honneur d'Adaté. Le
dominicain a eu ordre de ne se présenter jamais devant nous, et
il a obéi.
LKTTRES DAMA HEU. 461
Le franciscain, quchiucs jours après la scène du cabaret, vint
nous demander pardon. Je le tirai à part. Je lui demandai com-
ment, ayant fait vœu de chasteté, il avait pu s'émanciper à ce
point. Il me répondit: a II est vrai que j'ai fait ce vœu; mais si
j'avais promis que mon sang ne coulerait jamais dans mes veines,
et que mes ongles et mes cheveux ne croîtraient pas, vous m'a-
vouerez que je ne pourrais accomplir cette promesse. Au lieu de
nous faire jurer d"ètre chastes, il fallait nous forcer à l'être, et
rendre tous les moines eunuques. Tant qu'un oiseau a ses
plumes, il vole ; le seul moyeu d'empêcher un cerf de courir est
<le lui couper les jambes. Soyez très-sûr que les prêtres vigoureux
comme moi, et qui n'ont point de femmes, s'abandonnent
malgré eux à des excès qui font rougir la nature, après quoi ils
vont célébrer les saints mystères. »
J'ai beaucoup appris dans la conversation avec cet homme. II
m*a instruit de tous les mystères de sa religion, qui m'ont tous
étonné. « Le révérend P. Fa tutto, m'a-t-il dit, est un fripon qui
ne croit pas un mot de tout ce qu'il enseigne ; pour moi, j'ai des
doutes violents ; mais je les écarte; je me mets un bandeau sur
les yeux ; je repousse mes pensées, et je marche comme je puis
dans la carrière que je cours. Tous les moines sont réduits à cette
alternative : ou l'incrédulité leur fait détester leur profession, ou
la stupidité la leur rend supportable. »
Croirais-tu bien qu'après ces aveux, il m"a proposé de me faire
chrétien? Je lui ai dit : h Comment pouvez-vous me présenter une
religion dont vous netes pas persuadé vous-même, à moi qui suis
né dans la plus ancienne religion du monde, à moi dont le culte
existait cent quinze mille trois cents ans pour le moins, de votre
aveu, avant qu'il y eût des franciscains dans le monde?
— Ah! mon cher Indien, m'a-t-il dit, si je pouvais réussir à
vous rendre chrétien, vous et la belle Adaté, je ferais crever de
dépit ce maraud de dominicain, qui ne croit pas à l'immaculée
conception de la Vierge! Vous feriez ma fortune; je pourrais
devenir obispo^ : ce serait une bonne action, et Dieu vous en sau-
rait gré. »
C'est ainsi, divin Shastasid, que parmi ces barbares d'Europe
on trouve des hommes qui sont un composé d'erreur, de faiblesse,
de cupidité et de bêtise, et d'autres qui sont des coquins consé-
quents et endurcis. J'ai fait part de ces conversations à Charme
L Obispo est le mot portugais qui signifie episcopus, écêque, en langage gau-
lois. Ce mot n'est dans aucun des quatre Évangiles. [Xote de Voltaire.)
462 LETTRES D'AMABED.
des yeux : elle a souri de pitié. Qui l'eût cru que ce serait dans
un vaisseau, en voguautverslescùtesd'Afrique, que nous appren-
drions à connaître les hommes I
SEPTIEME LETTRE
D'AMABKD.
Quel beau climat que ces côtes méridionales! mais quels vilain s
habitants! quelles brutes! Plus la nature a fait pour nous, moins
nous faisons pour elle. Nul art n'est connu chez tous ces peuples.
C'est une grande question parmi eux s'ils sont descendus des
singes, ou si les singes sont venus d'eux. Nos sages ont dit que
l'homme est l'image de Dieu ^ : voilà une plaisante image de l'Être
éternel qu'un nez noir épaté, avec peu ou point d'intelligence! Un
temps viendra, sans doute, où ces animaux sauront bien cultiver
la terre, l'embellir par des maisons et par des jardins, et connaître
la route des astres: il faut du temps pour tout. Nous datons, nous
autres, notre philosophie de cent quinze mille six cent cinquante-
deux ans : en vérité, sauf le respect que je te dois, je pense que
nous nous trompons; il me semble qu'il faut bien plus de temps
pour être arrivés au point où nous sommes. Mettons seulement
vingt mille ans pour inventer un langage tolérable, autant pour
écrire par le moyen d'un alphabet, autant pour la métallurgie,
autant pour la charrue et la navette, autant pour la navigation ;
et combien d'autres arts encore exigent-ils de siècles! Les
Chaldéens datent de quatre cent mille ans, et ce n'est pas encore
assez.
Le capitaine a acheté, sur un rivage qu'on nomme Angola, six
nègres qu'on lui a vendus pour le prix courant de six bœufs. Il
faut que ce pays-là soit bien plus peuplé que le nôtre, puisqu'on
y vend les hommes si bon marché; mais aussi comment une si
abondante population s'accorde-t-elle avec tant d'ignorance?
Le capitaine a quelques musiciens auprès de lui : il leur a
ordonné de jouer de leurs instruments, et aussilôt ces pauvi'es
nègres se sont mis à danser avec prescjue autant de justesse que
nos éléphants. Est-il possible (|u'aimant la musique ils n'aient
pas su inventer le violon, pas même la musette? Tu me diras,
grand iShastasid, ([ue l'industrie des éléphants mêmes n'a pas pu
I. La (ienrse, L '27, dit que rhomiue a otù crco à i image de Dieu.
Ll-TTHi:S DAMABED. 4G3
parvenir à cet cU'ort, cl (lu'il laul alteudre. A cela je n'ai rien à
répliquer.
HUniExME LETTHE
D'A.MABliD.
L'année est à peine révolue, et nous voici à la vue de Lisbonne,
sur le neuve du Tage, qui depuis longtemps a la réputation de
rouler de l'or dans ses flots. S'il est ainsi, d'où vient donc que les
Portugais vont en chercher si loin ? Tous ces gens d'Europe répon-
dent qu'on n'en peut trop avoir. Lisbonne est, comme tu me
l'avais' dit, la capitale d'un très-petit royaume. C'est la patrie de
cet Albuquerque qui nous a fait tant de mal. J'avoue qu'il y a
quelque chose de grand dans ces Portugais, qui ont subjugué une
partie de nos belles contrées. Il faut que l'envie d'avoir du poivre
donne de l'industrie et du courage.
^ous espérions, Charme des yeux et moi, entrer dans la ville;
mais on ne l'a pas permis, parce qu'on dit que nous sommes pri-
sonniers du vice-dieu, et que le dominicain Fa tutto, le francis-
cain aumônier Fa molto, Déra, Adaté et moi, nous devons tous
être jugés à Roume.
On nous a fait passer sur un autre vaisseau qui part pour la
ville du vice-dieu.
Le capitaine est un vieux Espagnol différent en tout du Portu-
gais, qui en usait si poliment avec nous. Il ne parle que par
monosyllabes, et encore très-rarement ; il porte à sa ceinture des
grains enfilés qu'il ne cesse de compter : ou dit que c'est une
grande marque de vertu.
Déra regrette fort l'autre capitaine ; elle trouve qu'il était bien
plus civil. On a remis à l'Espagnol une grosse liasse de papiers,
pour instruire notre procès en cour de Roume. Un scribe du
vaisseau l'a lue à haute voix. Il prétend que le P. Fa tutto sera
condamné à ramer dans une des galères du vice-dieu, et que
l'aumônier Fa molto aura le fouet en arrivant. Tout l'équipage est
de cet avis; le capitaine a serré les papiers sans rien dire. Nous
mettons à la voile. Que Brama ait pitié de nous, et quil te comble
de ses faveurs! Brama est juste ; mais c'est une chose bien sin-
gulière qu'étant né sur le rivage du Gange j'aille être jugé à Roume.
On assure pourtant que la môme chose est arrivée à plus d'un
étranger.
4G4 i ETTRES D'AMABED.
NEUVIÈME LETTRE
D'AMABED.
Rien de nouveau ; tout l'équipage est silencieux et morne
comme le capitaine. Tu connais le proverbe indien : Tout se con-
forme aux mœurs du maître. Nous avons passé une mer qui n'a
que neuf mille pas de large entre deux montagnes; nous sommes
entrés dans une autre mer semée d'îles. Il y en a une fort singu-
lière^ : elle est gouvernée par des religieux chrétiens qui portent
un habit court et un chapeau, et qui font vœu de tuer tous ceux
qui portent un bonnet et une robe. Ils doivent aussi faire l'orai-
son. Nous avons mouillé dans une île plus grande et fort jolie,
qu'on nomme Sicile: elle était bien plus belle autrefois : on parle
de villes admirables dont on ne voit plus que les ruines. Elle fut
habitée par des dieux, des déesses, des géants, des héros ; on y
forgeait la foudre. Une déesse nommée Gérés la couvrit de riches
moissons. Le vice-dieu a changé tout cela ; on y voit beaucoup de
processions et de coupeurs de bourse.
DTXIÈME LETTRE
D'AMABED.
Enfin nous voici sur la terre sacrée du vice-dieu. J'avais lu
dans le livre de l'aumônier que ce pays était d'or et d'azur ; que
les murailles étaient d'émeraudes et de ruhis; que les ruisseaux
étaient d'huile; les fontaines, de lait; les campagnes, couvertes de
vignes dont chaque cep produisait cent tonneaux de vin-. Peut-
être trouverons-nous tout cela quand nous serons auprès de Roume.
Nous avons abordé avec beaucoup de peine dans un petit port
fort inconmiode, (ju'on appelle la elle vieille^ Elle tombe en ruines,
et est fort bien nommée.
■1. L'ilc de Milite, d'où les chevaliers thaicnl leur nom. L'exislence politique
de CCS religieux prit fin en 1798.
'2. Il veut apparemment parler de la sainte Jérusalem décrite dans le livre exact
de VAjiutalypse, dans Justin, dans Tertullien, Irénée, et autres j^rands person-
nages; mais on voit bien que ce iianvn; hrame n'en avait (ju^une idée Irés-impar-
l'aitc. {Note de Voltaire.)
A. Civita-Vecchia.
LETTRKS D'A.MABI:L). 465
On nous a donné, pour nous conduire, des charrettes attelées
par des bœufs. Il faut que ces bœufs viennent de loin, caria terre
à droite et à gauche n'est point cultivée : ce ne sont que des mar-
rais infects, des bruyères, des landes stériles. .Nous n'avons vu
dans le chemin que des gens couverts de la moitié d'un manteau,
sans chemise, qui nous demandaient l'aumône fièrement. Ils ne
se nourrissent, nous a-t-on dit, que de petits pains très-plats qu'on
leur donne gratis le matin, et ne s'abreuvent que d'eau bénite.
Sans ces troupes de gueux, qui font cinq ou six mille pas pour
obtenir, par leurs lamentations, la trentième partie d'une roupie,
ce canton serait une désert affreux. On nous avertit même que
quiconque y passe la nuit est en danger de mort. Apparemment
que Dieu est fâché contre son vicaire, puisqu'il lui a donné un
pays qui est le cloaque de la nature. J'apprends que cette contrée
a été autrefois très-belle et très-fertile, et qu'elle n'est devenue si
misérable que depuis le temps où ces vicaires s'en sont mis en
possession.
Je t'écris, sage Shastasid, sur ma charrette, pour me désen-
nuyer. Adaté est bien étonnée. Je t'écrirai dès que je serai dans
Roume.
ONZIÈME LETTRE
D'AMABED.
Nous y voilà, nous y sommes, dans cette ville de Roume. Nous
arrivâmes hier en plein jour, le trois du mois de la brebis, qu'on dit
ici le 15 mars 1513. Nous avons d'abord éprouvé tout le contraire
de ce que nous attendions.
A peine étions-nous à la porte dite de Saint-Pancrace S que nous
avons vu deux troupes de spectres, dont l'une est vêtue comme
notre aumônier, et l'autre comme le P. Fa tutto. Elles avaient
chacune une bannière à leur tête, et un grand bâton sur lequel
était sculpté un homme tout nu, dans la même attitude que celui
de Goa. Elles marchaient deux à deux, et chantaient un air à
faire bâiller toute une province. Quand cette procession fut par-
venue à notre charrette, une troupe cria: « C'est saint Fa tutto î»
l'autre: u C'est saint Fa molto I» On baisa leurs robes, le peuple
se mit à genoux. « Combien avez-vous converti d'Indiens, mon
1. C'était autrefois la porte du Janicule ; voyez comme la nouvelle Rome l'em-
porte sur l'ancienne. (Note de Voltaire.)
21. — Romans. 30
466 LETTRES D'AMABED.
révérend père? — Quinze mille sept cents, disait l'un. — Onze
mille neuf cents, disait l'autre. — Bénie soit la vierge Marie ! »
Tout le monde avait les yeux sur nous, tout le monde nous en-
tourait. « Sont-ce là de vos catéchumènes, mon révérend père?
— Oui, nous les avons baptisés. — Vraiment ils sont bien jolis.
Gloire dans les hauts! Gloire dans les hauts * ! »
Le P. Fa tutto et le P. Fa molto furent conduits, chacun par
sa procession, dans une maison magnifique ; pour nous, nous
allâmes à l'auberge : le peuple nous y suivit en criant Cazzo, Cazzo,
en nous donnant des bénédictions, en nous baisant les mains; on
donnant mille éloges à ma chère Adaté, à Déra, et à moi-même.
Nous ne revenions pas de notre surprise.
A peine fûmes-nous dans notre auberge qu'un homme vêtu
d'un robe violette, accompagné de deux autres en manteau noir,
vint nous féliciter sur notre arrivée, La première chose qu'il fit
fut de nous offrir de l'argent de la part de la propaganda, si nous
en avions besoin. Je ne sais pas ce que c'est que cette propagande.
Je lui répondis qu'il nous en restait encore avec beaucoup de
diamants; en effet, j'avais eu le soin de cacher toujours ma
bourse et une boîte de brillants dans mon caleçon. Aussitôt
cet homme se prosterna presque devant moi, et me traita d'excel-
lence.
« Son Excellence la signora Adaté n'est-elle pas bien fati-
guée du voyage ? Ne va-t-elle pas se coucher? Je crains de l'in-
commoder, mais je serai toujours à ses ordres. Lesignor Amabed
peut disposer de moi, je lui enverrai un cicèron^ qui sera à son
service; il n'a qu'à commander. Veulent-ils tous deux, quand ils
seront reposés, me faire l'honneur de venir prendre le rafraîchis-
sement chez moi? J'aurai l'honneur de leur envoyer un carrosse.»
Il faut avouer, mon divin Shastasid, que les Chinois ne sont
pas plus polis que cette nation occidentale. Ce seigneur se retira.
Nous dormîmes six heures, la belle Adaté et moi. Quand il fut
nuit, le carrosse vint nous prendre ; nous allâmes chez cet homme
civil. Son appartement était illuminé et orné de tableaux bien
plus agréables que celui de l'bomme tout nu que nous avions vu
à Goa. Une très-nombreuse compagnie nous accabla de caresses,
nous admira d'être Indiens, nous félicita d'être baptisés, et nous
offrit SCS services pour tout le temps que nous voudrions rester à
Roume.
i . Gloria in excelsis, paroles do la messe.
2. On sait qu'on appelle à Rome cicérons ceux qui foui mélior de montrer
aux étrangers le>; auliquaillo. (.Yo/e de Voltaire.)
LETTRES D'AMABED. 467
Nous voulions demander justice du P. Fa tutto; on ne nous
donna pas le temps d'en parler. Enfin nous fûmes reconduits,
étonnés, confondus d'un tel accueil, et n'y comprenant rien.
DOUZIEME LETTRE
D'AMABED.
Aujourd'hui nous avons reçu des visites sans nombre, et une
princesse de PiomLino nous a envoyé deux écuyers nous prier de
venir diner chez elle. Aous y sommes allés dans un équipage
magnifique ; l'homme violet s'y est trouvé. J'ai su que c'est un des
seigneurs, c'est-à-dire un des valets du vice-dieu qu'on appelle
préférés, prelati. Piien n'est plus aimable, plus honnête que cette
princesse de Piombino. Elle m'a placé à table à côté d'elle.
Notre répugnance à manger des pigeons romains et des perdrix
l'a fort surprise. Le préféré nous a dit que, puisque nous étions
baptisés, il fallait manger des perdrix et boire du vin de Monte-
pulciano ; que tous les vice-dieu en usaient ainsi ; que c'était la
marque essentielle d'un véritable chrétien.
La belle Adaté a répondu avec sa naïveté ordinaire qu'elle
n'était pas chrétienne, qu'elle avait été baptisée dans le Gange.
« Eh ! mon Dieu ! madame, a dit le préféré, dans le Gange, ou
dans le Tibre, ou dans un bain, qu'importe? Vous êtes des nôtres.
Vous avez été convertie par le P. Fa tutto ; c'est pour nous un
honneur que nous ne voulons pas perdre. Voyez quelle supériorité
notre religion a sur la vôtre 1 » et aussitôt il a couvert nos assiettes
d'ailes de gelinottes. La princesse a bu à notre santé et à notre
salut. On nous a pressés avec tant de grâce, on a dit tant de bons
mots, on a été si poli, si gai, si séduisant, qu'enfin, ensorcelés
parle plaisir (j'en demande pardon à Brama), nous avons fait,
Adaté et moi, la meilleure chère du monde, avec un ferme propos
de nous laver dans le Gange jusqu'aux oreilles, à notre retour,
pour effacer notre péché. On n'a pas douté que nous ne fussions
chrétiens. (( Il faut, disait la princesse, que ce P. Fa tutto soit un
grand missionnaire; j'ai envie de le prendre pour mon confes-
seur. » Nous rougissions et nous baissions les yeux, ma pauvre
femme et moi.
De temps en temps la signora Adaté faisait entendre que nous
venions pour être jugés par le vice-dieu, et qu'elle avait la plus
grande envie de le \uir. ù il n'y en a point, nous a dit la prin-
4t58 LETTRES D'AMABED.
cesse ; il estmorti, et on est occupé à présent à en faire un autre :
dès qu'il sera fait on vous présentera à Sa Sainteté. Vous serez
témoin de la plus auguste fête que les hommes puissent jamais
voir, et vous en serez le plus bel ornement. » Adaté a répondu
avec esprit; et la princesse s'est prise d'un grand goût pour elle.
Sur la fin du repas nous avons eu une musique qui était, si
j'ose le dire, supérieure à celle de Bénarès et de Maduré.
Après dîner, la princesse a fait atteler quatre chars dorés|: elle
nous a fait monter dans le sien. Elle nous a fait voir de beaux
édifices, des statues, des peintures. Le soir, on a dansé. Je compa-
rais secrètement cette réception charmante avec le cul de basse-
fosse où nous avions été renfermés dans Goa, et je comprenais à
peine comment le même gouvernement, la même religion, pou-
vaient avoir tant de douceur et d'agrément dans Roume, et exercer
au loin tant d'horreurs.
TREIZIEME LETTRE
D'AMABED.
Tandis que cette ville est partagée sourdement en petites fac-
tions pour élire un vice-dieu, que ces factions, animées de la plus
forte haine, se ménagent toutes avec une politesse qui ressemble
à l'amitié, que le peuple regarde les Pères Fa tutto et Fa molto
comme les favoris de la Divinité, qu'on s'empresse autour de nous
avec une curiosité respectueuse, je fais, mon cher Shastasid, de
profondes réflexions sur le gouvernement de Boume.
Je le compare au repas que nous a donné la princesse de Piom-
bino. La salle était propre, commode, et parée ; l'or et l'argent
brillaient sur les bulTets; la gaieté, l'esprit et les grâces, animaient
les convives ; mais, dans les cuisines, le sang et la graisse cou-
laient; les peaux des quadrupèdes, les plumes des oiseaux et
leurs entrailles pêle-mêle amoncelées, soulevaient le cœur, et
répandaient l'infection.
Telle est, ce me semble, la cour romaine; polie et flatteuse
chez elle, ailleurs brouillonne et tyrannique. Quand nous disons
que nous espérons avoir justice de Fa tutto, ou se met doucement
à rire ; on nous dit que nous sommes trop au-dessus de ces baga-
I. Jules H ('UuiL mort dans la nuil du 20 au '21 février Ibl-i, Léon \ fut élu le
11 mars suivant.
LETTRES D AMABED. 4G9
telles; que le gouvernement nous considère trop pour souffrir que
nous gardions le souvenir d'une telle facétie ; que les Fa tutto et
les Fa molto sont des espèces de singes élevés avec soin pour faire
des tours de passe-passe devant le peuple ; et on finit par des pro-
testations de respect et d'amitié pour nous. Quel parti veux-tu
que nous prenions, grand Sliastasid ? Je crois que le plus sage est
de rire comme les autres, et d'être poli comme eux. Je veux étu-
dier Roume, elle en vaut la peine.
QUATORZIEME LETTRE
D AMABED.
Il y a un assez grand intervalle entre ma dernière lettre et la
présente. J'ai lu, j'ai vu, j'ai conversé, j'ai médité. Je te jure qu'il
n'yeutjamaissurla terre une contradiction plus énorme qu'entre
le gouvernement romain et sa religion. J'en parlais hier à un
théologien du vice-dieu. Un théologien est, dans cette cour, ce
que sont les derniers valets dans une maison : ils font la grosse
besogne, portent les ordures, et, s'ils y trouvent quelque chiffon
qui puisse servir, ils le mettent à part pour le besoin.
Je lui disais: a Votre Dieu est né dans une étable entre un
bœuf et un âne ; il a été élevé, a vécu, est mort dans la pauvreté ;
il a ordonné expressément la pauvreté à ses disciples ; il leur a
déclaré qu'il n'y aurait parmi eux ni premier ni dernier, et que
celui qui voudrait commander aux autres les servirait : cependant
je vois ici qu'on fait exactement tout le contraire de ce que veut
votre Dieu. Votre culte môme est tout différent du sien. Vous
obligez les hommes à croire des choses dont il n"a pas dit un
seul mot.
— Tout cela est vrai, m'a-t-il répondu. Notre Dieu n'a pas
commandé à nos maîtres formellement de s'enrichir aux dépens
des peuples, et de ravir le bien dautrui ; mais il l'a commandé
virtuellement. Il est né entre un bœuf et un âne : mais trois rois
sont venus Tadorer dans une écurie. Les bœufs et les ânes figurent
les peuples que nous enseignons, et les trois rois figurent tous les
monarques qui sont à nos pieds. Ses disciples étaient dans l'in-
digence: donc nos maîtres doivent aujourd'hui regorger de
richesses, car, si ces premiers vice-dieu n'eurent besoin que d'un
écu, ceux d'aujourd'hui ont un besoin pressant de dix millions
d'écus ; or, être pauvre, c'est n'avoir précisément que le néces-
470 LETTRES D'AMABED.
saire : donc nos maîtres, n'ayant pas même le nécessaire, accom-
plissent la loi de la pauvreté à la rigueur.
u Quant aux dogmes, notre Dieu n'écrivit jamais rien, et nous
savons écrire : donc c'est à nous d'écrire les dogmes ; aussi les
avons-nous fabriqués avec le temps selon le besoin. Par exemple
nous avons fait du mariage le signe visible d'une chose invisible :
cela fait que tous les procès suscités pour cause de mariage res-
sortissent de tous les coins de l'Europe à notre tribunal de Roume,
parce que nous seuls pouvons voir des choses invisibles. C'est une
source abondante de trésors qui coule dans notre chambre sacrée
des finances pour étancher la soif de notre pauvreté. »
Je lui demandai si la chambre sacrée n'avait pas encore d'au-
tres ressources. « Nous n'y avons pas manqué, dit-il ; nous tirons
parti des vivants et des morts. Par exemple, dès qu'une âme est
trépassée nous l'envoyons dans une infirmerie; nous lui faisons
prendre médecine dans l'apothicaireriedes âmes ; et vous ne sau-
riez croire combien cette apothicairerie nous vaut d'argent.
— Comment cela, monsignor ? car il me semble que la bourse
d'une âme est d'ordinaire assez mal garnie.
— Cela est vrai, signer ; mais elles ont des parents qui sont
bien aises de retirer leurs parents morts de l'infirmerie, et de les
faire placer dans un lieu plus agréable. Il est triste pour une âme
de passer toute une éternité à prendre médecine. Nous composons
avec les vivants : ils achètent la santé des âmes de leurs défunts
parents, les uns plus cher, les autres à meilleur compte, selon
leurs facultés. Nous leur délivrons des billets pour l'apothicai-
rerie. Je vous assure que c'est un de nos meilleurs revenus.
— Mais, monsignor, comment ces billets parviennent-ils aux
âmes? »
Il se mit à rire. « C'est l'affaire des parents, dit-il ; et puis ne
vous ai-je pas dit que nous avons un pouvoir incontestable sur les
choses invisibles ? d
Ce monsignor me paraît bien dessalé ; je me forme beaucoup
avec lui, et je me sens déjà tout autre.
QUlXZlExAIE LETTUE
D'A M AT, Kl).
Tu dois savoir, mon cher Shaslasid, que le cicérou à qui mon-
signor m'a recommandé, et dont je t'ai dit un mot dans mes
LETTRES DAMABED. 471
précédentes lettres, est un homme fort intelligent qui inoiitre aux
étrangers les curiosités de l'ancienne Rounie et de la nouvelle.
L'une et l'autre, comme tu le vois, ont commandé aux rois ; mais
les premiers Romains acquirent leur pouvoir par leur épée, et les
derniers par leur plume. La discipline militaire donna l'empire
aux césars, dont tu connais l'histoire; la discipline monastique
donne une autre espèce d'empire à ces vice-dieu qu'on appelle
papes. On voit des processions dans la même place où l'on voyait
autrefois des triomphes. Les cicérons expliquent tout cela aux
étrangers; ils leur fournissent des livres et des filles. Pour moi,
qui ne veux pas faire d'infidélité à ma belle Adaté, tout jeune que
je suis, je me borne aux livres, et j'étudie principalement la reli-
gion du pays, qui me divertit beaucoup.
Je lisais avec mon cicéron l'histoire de la vie du dieu du pays:
elle est fort extraordinaire. C'était un homme qui séchait des
figuiers d'une seule paroles qui changeait l'eau en vin-, et qui
noyait des cochons \ 11 avait beaucoup d'ennemis : tu sais qu'il
était né dans une bourgade appartenante à l'empereur de Roume.
Ses ennemis étaient malins ; ils lui demandèrent nn jour s'ils
devaient payer le tribut à l'empereur; il leur répondit: Rendez
au prince ce qui est au prince ; mais rendez à Dieu ce qui est à
Dieu*. Cette réponse me paraît sage; nous en parlions, mon
cicéron et moi, lorsque monsignor est entré. Je lui ai dit beau-
coup de bien de son dieu, et je l'ai prié de m'expliquer comment
sa chambre des finances observait ce précepte en prenant tout
pour elle, et ne donnant rien à l'empereur : car tu dois savoir que,
bien que les Romains aient un vice-dieu, ils ont un empereur
aussi auquel même ils donnent le titre de roi des Romains. Voici
ce que cet homme très-avisé m'a répondu :
« Il est vrai que nous avons un empereur ; mais il ne l'est
qu'en peinture. Il est banni de Roume ; il n'y a pas seulement une
maison ; nous le laissons habiter auprès d'un grand fleuve^ qui
est gelé quatre mois de l'année, dans un pays dont le langage
écorche nos oreilles. Le véritable empereur est le pape, puisqu'il
règne dans la capitale de l'empire. Ainsi Rendez à l'empereur veut
dire Rendez au pape : Rendez à Dieu signifie encore Rendez au
pape, puisqu'en effet il est vice-dieu. Il est seul le maître de tous
1. Matthieu, \\i, 19.
2. Jean, ii, 7-9.
3. Matthieu, viii, 32; Marc, v, 13: Luc. viii. 33.
4. Matthieu, x\ir, 21; Marc, xii, 17; Luc, xx, 25
5. Le. Danube.
472 LETTRES D'AMABED.
les cœurs et de toutes les bourses. Si l'autre empereur qui demeure
sur un grand fleuve osait seulement dire un mot, alors nous
soulèverions contre lui tous les habitants des rives du grand
fleuve, qui sont pour la plupart un gros corps sans esprit, et
nous armerions contre lui les autres rois, qui partageraient avec
nousi ses dépouilles. »
Te voilà au fait, divin Sliastasid, de l'esprit de Roume, Le pape
est en grand ce que le dalaï-lama est en petit : s'il n'est pas immor-
tel comme le lama, il est tout-puissant pendant sa vie, ce qui
vaut bien mieux. Si quelquefois on lui résiste, si on le dépose,
si on lui donne des soufflets, ou si même on le tue- entre les
bras de sa maîtresse, comme il est arrivé quelquefois, ces incon-
vénients n'attaquent jamais son divin caractère. On peut lui donner
cent coups d'étrivières ; mais il faut toujours croire tout ce qu'il
dit. Le pape meurt ; la papauté est immortelle. Il y a eu trois ou
quatre vice-dieu à la fois qui disputaient cette place. Alors la
divinité était partagée entre eux : chacun en avait sa part ; cha-
cun était infaillible dans sa part.
J'ai demandé à monsignor par quel art sa cour est parvenue
à gouverner toutes les autres cours. « Il faut peu d'art, me dit-il,
aux gens d'esprit pour conduire les sots. » J'ai voulu savoir si on
ne s'était jamais révolté contre les décisions du vice-dieu. Il m'a
avoué qu'il y avait eu des hommes assez téméraires pour lever
les yeux; mais qu'on les leur avait crevés aussitôt, ou qu'on avait
exterminé ces misérables, et que ces révoltes n'avaient jamais
servi jusqu'à présent qu'à mieux affermir l'infaillibilité sur le trône
de la vérité.
On vient enfin de nommer un nouveau vice-dieu. Les cloches
sonnent, on frappe les tambours, les trompettes éclatent, le canon
tire, cent mille voix lui répondent. Je t'informerai de tout ce que
j'aurai vu.
1. Toutes les L'diliuii> du vivani, de l'auteui". et les éditions de Kehl, portent
avec lui. La correction avec nous a été proposée par M. Decroix. dans un errata
manuiscrit. (B.)
2. Jean VIII, assassiné à coups de marteau par un mari jaloux;
Jean X, amant de Tliéodora, étranglé dans son lit ;
Ktiennc VIll, enfermé au château qu'on appelle aujciui-d'hui Saint-Ange;
Etienne IX, sabré au visaae par les Homains;
Jean XJI, déposé par reuiiiennir Oiluui 1''', assassiné chez une de ses maî-
tresses ;
IJenoit V, exilé par l'empereur Othon V;
Benoit VII, étranglé par le l)àtai(l di- Jean X;
Benoit IX, qui acheta le pontilicat, lui troisième, et revendit sa part, etc. Ils
éliiicnt tous infaillibles. ( A'o/e de Voltaire.)
LETTRES D'AMABED. 473
SEIZIÈME LETTRE
D'AMABED.
Ce fut le 25 du mois du crocodile, et le 13 de la planète de
Mars, comme on dit ici, que des hommes vêtus de rouge et ins-
pirés élurent Thomme infaillible devant qui je dois être jugé,
aussi bien que Charme des yeux, en qualité d'npostata.
Ce dieu en terre s'appelle Lcone\ dixième du nom. C'est un
très-bel homme de trente-quatre à trente-cinq ans, et fort aimable;
les femmes sont folles de lui. Il était attaqué d'un mal immonde
qui n'est bien connu encore qu'en Europe, mais dont les Portu-
gais commencent à faire part à l'Indoustan. On croyait qu'il en
mourrait, et c'est pourquoi on Ta élu, afin que cette sublime
place fût bientôt vacante ; mais il est guéri, et il se moque de
ceux qui l'ont nommé.
Rien n'a été si magnifique que son couronnement ; il y a
dépensé cinq millions de roupies pour subvenir aux nécessités de
son dieu, qui a été si pauvre. Je n'ai pu fécrire dans le fracas de
nos fêtes : elles se sont succédé si rapidement, il a fallu passer
par tant de plaisirs, que le loisir a été impossible.
Le vice-dieu Leone a donné des divertissements dont tu n'as
point d'idée. Il y en a un surtout, qu'on appelle comédie, qui me
plaît beaucoup plus que tous les autres ensemble. C'est une repré-
sentation de la vie humaine ; c'est un tableau vivant : les person-
nages parlent et agissent; ils exposent leurs intérêts; ils dévelop-
pent leurs passions ; ils remuent l'âme des spectateurs.
La comédie que je vis avant-hier chez le pape est intitulée
la Mandragora'-. Le sujet de la pièce est un jeune homme adroit
qui veut coucher avec la femme de son voisin. Il engage avec de
l'argent un moine, un Fa tutto ou un Fa molto, à séduire sa
maîtresse et à faire tomber son mari dans un piège ridicule. On
se moque tout le long de la pièce de la religion que l'Europe
professe, dont Roume est le centre, et dont le siège papal est le
trône. De tels plaisirs te paraîtront peut-être indécents, mon cher
et pieux Shastasid. Charme des yeux en a été scandalisée: mais
la comédie est si jolie que le plaisir l'a emporté sur le scandale.
1. Léon X ; voyez le chapitre cxxmi de VEssai sur les Mœurs, tome XII.
page 275.
2. La Mandragora est de Machiavel; voyez ce que Voltaire en dit tome XII.
page 240.
474 LETTRES D'AMABED.
Les festins, les bals, les belles cérémonies de la religion, les
danseurs de corde, se sont succédé tour à tour sans interruption.
Les bals surtout sont fort plaisants. Chaque personne invitée au
bal met un habit étranger et un visage de carton par-dessus le
sien. On tient sous ce déguisement des propos à faire éclater de
rire. Pendant les repas il y a toujours une musique très-agréable;
enfin c'est un enchantement.
On m'a conté qu'un vice-dieu prédécesseur de Leone, nommé
Alexandre, sixième du nom, avait donné aux noces d'une de ses
bâtardes une fête bien plus extraordinaire. Il y fit danser cin-
quante filles toutes nues^ Les brachmanes n'ont jamais institué
de pareilles danses : tu vois que chaque pays a ses coutumes. Je
t'embrasse avec respect, et je te quitte pour aller danser avec ma
belle Adaté. Que Birma te comble de bénédictions.
DIX-SEPTIEME LETTRE
D'AMABED.
Vraiment, mon grand brame, tous les vice-dieu n'ont pas été
si plaisants que celui-ci. C'est un plaisir de vivre sous sa domi-
nation. Le défunt, nommé Jules, était d'un caractère différent;
c'était un vieux soldat turbulent qui aimait la guerre comme un
fou; toujours à cheval, toujours le casque en tête, distribuant
des bénédictions et des coups de sabre, attaquant tous ses voi-
sins, damnant leurs âmes, et tuant leurs corps, autant qu'il le
pouvait: il est mort d'un accès de colère. Quel diable de vice-
dieu on avait là! Croirais-tu bien qu'avec un morceau de papier
il s'imaginait dépouiller les rois de leurs royaumes? Il s'avisa de
détrôner de cette manière le roi d'un pays assez beau, qu'on
appelle la France, Ce roi était un fort bon homme: il passe ici
pour un sot, parce qu'il n'a pas été heureux. Ce pauvre prince
fut obligé d'assembler un jour les plus savants hommes de son
royaume- pour leur demander s'il lui était permis de se défendre
[. Voyez dans les Mélanges, aiinéo 1708. l'oijusculc iuiiiiilr les Droits des
hommes, etc.; et tome \1I, page 18;{.
2. Le pape Jules II excommunia le roi de France Louis Xll. en 1510. 11 mil
le royaume do France en interdit, et le donna au premier qui voudrait s'en saisji-.
Celte cxcommunicalion et cette interdiction Inniil réitérées en l.M'i. On a peine
à concevoir aujourd'hui cet excès d'insoli-nçr n de ridicule. Mais depuis Gré-
goire \ M, il n'y cul prc^ipu' aucun éxéquc de liouie (|ui ne fil ou ne voulut faire
li:ttkes i)A.MAi{i:i). 475
contre un vice-dieu qui le détiùnail avec du papier. C'est être
bien bon que de faire une question pareille! J'en témoignais ma
surprise au monsignor violet qui m'a pris en amitié. « Est-il
possible, lui disais-je, qu'on soit si sot en Europe? — J'ai bien
peur, me dit-il, que les vice-dieu n'abusent tant de la complai-
sance des hommes qu'à la fin ils leur donneront de l'esprit. »
Il faudra donc qu'il y ait des révolutions dans la religion de
l'Europe. Ce qui te surprendra, docte et pénétrant Sbastasid,
c'est qu'il ne s'en fit point sous le vice-dieu Alexandre, qui régnait
avant Jules. Il faisait assassiner, pendre, noyer, empoisonner
impunément tous les seigneurs ses voisins. Un de ses cinq
bâtards fut l'instrument de cette foule de crimes à la vue de toute
l'Italie ^ Comment les peuples persistèrent-ils dans la religion de
ce monstre! c'est celui-là même qui faisait danser les filles sans
aucun ornement superflu. Ses scandales devaient inspirer le
mépris, ses barbaries devaient aiguiser contre lui mille poignards :
cependant il vécut honoré et paisible dans sa cour. La raison en
est, à mon avis, que les prêtres gagnaient à tous ses crimes, et
que les peuples n'y perdaient rien. Dès qu'on vexera trop les
peuples, ils briseront leurs liens. Cent coups de bélier n'ont pu
ébranler le colosse, un caillou le jettera par terre. C'est ce que
disent ici les gens déliés qui se piquent de prévoir.
Enfin les fêtes sont finies; il n'en faut pas trop : rien ne lasse
comme les choses extraordinaires devenues communes. Il n'y a
que les besoins renaissants qui puissent donner du plaisir tous
les jours. Je me recommande à tes saintes prières.
DIX-HUITIEME LETTRE
DAMABED.
L'infaillible nous a voulu voir en particulier. Charme des
yeux et moi. Notre monsignor nous a conduits dans son palais.
et défaire des souverains, selon son bon plaisir. Tous les souverains méritaient
cet infâme traitement, puisqu'ils avaient été assez imbéciles pour fortifier eux-
mêmes chez leurs sujets l'opinion de l'infaillibilité du pape, et son pouvoir sur
toutes les Églises. Ils s'étaient donné eux-mêmes des fers qu'il était très-difficile
de briser. Le gouvernement fut partout un chaos formé par la superstition. La
raison n'a pénétré que très-tard chez les peuples de TOccident : elle a guéri quel-
ques blessures que cette superstition, ennemie du genre humain, avait faites
aux hommes: mais il en reste encore de profondes cicatrices. {Note de Voltaire.)
1. Voyez tome XII. pages 183-184. 187-i9'2.
476 LETTRES D'AMABED.
Il nous a fait mettre à genoux trois fois. Le vice-dieu nous a fait
baiser son pied droit en se tenant les côtés de rire. Il nous a
demandé si le P. Fa tutto nous avait convertis, et si en effet nous
étions chrétiens. Ma femme a répondu que le P. Fa tutto était
un insolent; et le pape s'est mis à rire encore plus fort. Il a
donné deux baisers à ma femme et à moi aussi.
Ensuite il nous a fait asseoir à côté de son petit lit de baise-
pieds. Il nous a demandé comment on faisait l'amour à Bénarès,
à quel âge on mariait communément les filles, si le grand Brama
avait un sérail. Ma femme rougissait ; je répondais avec une mo-
destie respectueuse : ensuite il nous a congédiés, en nous recom-
mandant le christianisme, en nous embrassant, et en nous don-
nant de petites claques sur les fesses en signe de bonté. Nous
avons rencontré en sortant les Pères Fa tutto et Fa molto, qui nous
ont baisé le bas de la robe. Le premier moment, qui commande tou-
jours à l'àme, nous a fait d'abord reculer avec horreur, ma femme
et moi; mais le violet nous a dit : a Vous n'êtes pas encore entière-
ment formés ; ne manquez pas de faire mille caresses à ces bons
Pères : c'est un devoir essentiel dans ce pays-ci d'embrasser ses
plus grands ennemis ; vous les ferez empoisonner, si vous pouvez,
à la première occasion ; mais, en attendant, vous ne pouvez leur
marquer trop d'amitié. » Je les embrassai donc, mais Charme des
yeux leur fit une révérence fort sèche, et Fa tutto la lorgnait du
coin de l'œil en s'inclinant jusqu'à terre devant elle. Tout ceci est
un enchantement; nous passons nos jours à nous étonner. En
vérité je doute que Maduré soit plus agréable que Roume.
DIX-NEUVIEME LETTRE
D'AMABED.
Point de justice du P, Fa tutto. Hier notre jeune Déra s'avisa
d'aller le matin, par curiosité, dans un petit temple. Le peuple
était à genoux ; un brame du pays, vêtu magnifiquement, se
courbait sur une table; il tournait le derrière au peuple. On dit
qu'il faisait Dieu. Dès quil eut fait Dieu, il se montra par-devant,
Déra fit un cri, et dit : « Voilà le coquin qui m'a violée ! » Heu-
reusement, dans l'excès de sa douleur et de sa surprise, elle
prononça ces paroles en indien. On m'assure que si le peuple les
avait comprises, la canaille se serait jetée sur elle comme sur une
sorcière. Fa tutto lui répondit en italien : » Ma fille, la grâce de
1
LETTRES D'AMABED. 477
la vierge Marie soit avec vous! parlez plus bas. » Elle revint tout
éperdue nous conter la chose. .Nos amis nous ont conseillé de ne
nous jamais plaindre. Ils nous ont dit que Fa tutto est un saint,
et qu'il ne faut jamais mal parler des saints. Que veux-tu? ce qui
est fait est fait. Nous prenons en patience tous les agréments
qu'on nous fait goûter dans ce pays-ci. Chaque jour nous apprend
des choses dont nous ne nous doutions pas. On se forme beau-
coup par les voyages.
11 est venu à la cour de Leone un grand poëte. Son nom est
messer Ariosto : il n'aime pas les moines ; voici comme il parle
d'eux :
Non sa quel che sia amor, non sa che vaglia
La caritade ; e quindi avvien che i frati
Sono si ingorda e si crudel canaglia ^
Cela veut dire en indien :
Modermen sebar esc
La te ben sofa meso.
Tu sens quelle supériorité la langue indienne, qui est si
antique, conservera toujours sur tous les jargons nouveaux de
l'Europe : nous exprimons en quatre mots ce qu'ils ont de la
peine à faire entendre en dix. Je conçois bien que cet Ariosto dise
que les moines sont de la canaille : mais je ne sais pourquoi il
prétend qu'ils ne connaissent point l'amour : hélas! nous en savons
des nouvelles. Peut-être enteud-il qu'ils jouissent et qu'ils n'ai-
ment point.
VINGTIEME LETTRE
D'AMABED.
Il y a quelques jours, mon cher grand brame, que je ne t'ai
écrit. Les empressements dont on nous honore en sont la cause.
Notre monsignor nous donna un excellent repas, avec deux
jeunes gens vêtus de rouge de la tête aux pieds. Leur dignité est
cardinal, comme qui dirait gond de porte : l'un est le cardinal
Sacripante, et l'autre le cardinal Faquinetti. Ils sont les premiers
de la terre après le vice-dieu : aussi sont-ils intitulés vicaires du
1. Arioste, satire sur le mariase.
478 LETTRES D'AMABED.
vicaire. Leur droit, qui est sans doute droit divin, est d'être égaux
aux rois et supérieurs aux princes ^ et d'avoir surtout d'immenses
richesses. Ils méritent bien tout cela, vu la grande utilité dont ils
sont au monde.
Ces deux gentilshommes, en dînant avec nous, proposèrent
de nous mener passer quelques jours à leurs maisons de cam-
pagne : car c'est à qui nous aura. Après s'être disputé la préfé-
rence le plus plaisamment du monde, Faquinetli s'est emparé de
la belle Adaté, et J'ai été le partage de Sacripanîe, à condition
qu'ils changeraient le lendemain, et que le troisième jour nous
nous rassemblerions tous quatre. Déra était du voyage. Je ne sais
comment te conter ce qui nous est arrivé; je vais pourtant essayer
de m'en tirer.
Ici finit le manuscrit des lettres d'Amabed. On a cherché dans
toutes les bibliothèques de Maduré et de Bénarès la suite de ces
lettres ; il est sûr qu'elle n'existe pas.
Ainsi, supposé que quelque malheureux faussaire imprime
jamais le reste des aventures des deux jeunes Indiens, nouvelles
Lettres d'Amabed, nouvelles Lettres de Charme des yeux, Réponses du
grand brame Shastasid, le lecteur peut être sûr qu'on le trompe
et qu'on l'ennuie, comme il est arrivé cent fois en cas pareil.
I. Voyez le vers cité, tome XV, page 445. Guy-Pal in. dan« sa lettre du
7 juin 1050, définit ainsi le cardinal : Est animal ntbrum. callidum et rapax.
rapax et vorax omnium beneflciorwn.
FIN DES LETTRES D AMABED.
AVENTURE
DE
LA 3IÉ3IOIRE
1773
Le genre humain pensant, c'est-à-dire ia cent millième partie
du genre humain tout au plus, avait cru longtemps, ou du moins
avait souvent répété que nous n'avions d'idées que par nos sens,
et que la mémoire est le seul instrument par lequel nous puis-
sions joindre deux idées et deux mots ensemhle.
C'est pourquoi Jupiter, représentant la nature, fut amoureux
de Mnémosyne, déesse de la mémoire, dès le premier moment
qu'il la vit ; et de ce mariage naquirent les neuf muses, qui furent
les inventrices de tous les arts.
Ce dogme, sur lequel sont fondées toutes nos connaissances,
fut reçu universellement, et même la ^onsohre* l'embrassa dès
qu'elle fut née, quoique ce fût une vérité.
Quelque temps après vint un argumenteur, moitié géomètre,
moitié chimérique-, lequel argumenta contre les cinq sens et
contre la mémoire ; et il dit au petit nombre du genre humain
pensant : « Vous vous êtes trompés jusqu'à présent, car vos sens
sont inutiles, car les idées sont innées chez vous avant qu'aucun
de vos sens pût agir, car vous aviez toutes les notions nécessaires
lorsque vous ^ întes au monde ; vous saviez tout sans avoir jamais
rien senti ; toutes vos idées, nées avec vous, étaient présentes à
votre intelligence, nommée âme, sans le secours de la mémoire.
Cette mémoire n'est bonne à rien. »
1. Anagramme de Sorbonne.
2. Malebranche.
480 AVENTURE DE LA MÉMOIRE.
La Nonsobre condamna cette proposition, non parce qu'elle
était ridicule, mais parce qu'elle était nouvelle : cependant, lors-
que ensuite un Anglais^ se fut mis à prouver, et même longue-
ment, qu'il n'y avait point d'idées innées, que rien n'était plus
nécessaire que les cinq sens, que la mémoire servait beaucoup à
retenir les choses reçues par les cinq sens, elle condamna ses
propres sentiments, parce qu'ils étaient devenus ceux d'un Anglais.
En conséquence elle ordonna au genre humain de croire désor-
mais aux idées innées, et de ne plus croire aux cinq sens et à la
mémoire. Le genre humain, au lieu d'obéir, se moqua de la
Nonsobre, laquelle se mit en telle colère quelle voulut faire
brûler un philosophe : car ce philosophe avait dit qu'il est im-
possible d'avoir une idée complète d'un fromage à moins d'en
avoir vu et d'en avoir mangé; et même le scélérat osa avancer
que les hommes et les femmes n'auraient jamais pu travailler en
tapisserie s'ils n'avaient pas eu des aiguilles et des doigts pour les
enfiler.
Les liolisteois- se joignirent à la Nonsobre pour la première
fois de leur vie, et les séjanistes', ennemis mortels des liolisteois,
se réunirent pour un moment à eux : ils appelèrent à leur
secours les anciens dicastériques, qui étaient de grands philo-
sophes ; et tous ensemble, avant de mourir, proscrivirent la mé-
moire et les cinq sens, et l'auteur qui avait dit du bien de ces six
choses.
Un cheval se trouva présent au jugement que prononcèrent
ces messieurs, quoiqu'il ne fût pas de la même espèce, et qu'il y
eût entre lui et eux plusieurs différences, comme celle de la taille,
de la voix, de l'égalité des crins et des oreilles; ce cheval, dis-je,
qui avait du sens aussi bien que des sens, en parla un jour à
Pégase dans mon écurie; et Pégase alla raconter aux muses cette
histoire avec sa vivacité ordinaire.
Les muses, qui depuis cent ans avaient singulièrement favorisé
le pays longtemps barbare où cette scène se passait, furent extrê-
mement scandalisées ; elles aimaient tendrement Mémoire ou
Mnémosyne leur mère, à laquelle ces neuf filles sont redevables
de tout ce qu'elles savent. L'ingratitude des hommes les irrita.
Elles ne firent point de satires contre les anciens dicastériques,
les liolisteois, les séjanistes et la Nonsobre, parce que les satires
1. Locke.
'2. Les loyolisd's ou jésuites, dont le t'oudateur esi Ignace de Loyola.
'■i. Les jansénistes.
AVENTL'RE DE LA MÉMOIRE. 481
ne corrigent personne, irritent les sots, et les rendent encore plus
méchants. Elles imaginèrent un moyen de les éclairer en les pu-
nissant. Les hommes avaient blasphémé la mémoire; les muses
leur ôtèrent ce don des dieux, afin qu'ils apprissent une bonne
fois ce qu'on est sans son secours.
Il arriva donc qu'au milieu d'une belle nuit tous les cerveaux
s'appesantirent, de façon que le lendemain matin tout le monde
se réveilla sans avoir le moindre souvenir du passé. Quelques
dicastériques, couchés avec leurs femmes, voulurent s'approcher
d'elles par un reste d'instinct indépendant de la mémoire. Les
femmes, qui n'ont eu que très- rarement l'instinct d'embrasser
leurs maris, rejetèrent leurs caresses dégoûtantes avec aigreur.
Les maris se fàciièrent, les femmes crièrent, et la plupart des
ménages en vinrent aux coups.
Messieurs, trouvant un bonnet carré, s'en servirent pour cer-
tains besoins que ni la mémoire ni le bon sens ne soulagent.
Mesdames employèrent les pots de leur toilette aux mêmes usages ;
les domestiques, ne se souvenant plus du marché qu'ils avaient
fait avec leurs maîtres, entrèrent dans leurs chambres sans savoir
où ils étaient; mais, comme l'homme est né curieux, ils ouvrirent
tous les tiroirs ; et comme l'homme aime naturellement l'éclat de
l'argent et de l'or, sans avoir pour cela besoin de mémoire, ils
prirent tout ce qu'ils en trouvèrent sous la main. Les maîtres vou-
lurent crier au voleur ; mais l'idée de voleur étant sortie de leur
cerveau, le mot ne put arriver sur leur langue. Chacun ayant
oubhé son idiome articulait des sons informes. C'était bien pis
qu'à Babel, où chacun inventait sur-le-champ une langue nou-
velle. Le sentiment inné dans le sens des jeunes valets pour les
jolies femmes agit si puissamment que ces insolents se jetèrent
étourdiment sur les premières femmes ou filles qu'ils trouvèrent,
soit cabaretières, soit présidentes; et celles-ci, ne se souvenant
plus des leçons de pudeur, les laissèrent faire en toute liberté.
Il fallut dîner; personne ne savait plus comment il fallait s'y
prendre. Personne n'avait été au marché ni pour vendre ni pour
acheter. Les domestiques avaient pris les habits des maîtres, et les
maîtres ceux des domestiques. Tout le monde se regardait avec
des yeux hébétés. Ceux qui avaient le plus de génie pour se pro-
curer le nécessaire (et c'étaient les gens du peuple) trouvèrent
un peu à vivre : les autres manquèrent de tout. Le premier prési-
dent, l'archevêque, allaient tout nus, et leurs palefreniers étaient
les uns en robes rouges, les autres en dalmatiques : tout était con-
fondu, tout allait périr de misère et de faim, faute de s'entendre.
21. — Romans. 31
482 AVENTURE DE LA MÉ3I0IRE.
Au bout de quelques jours les muses eurent pitié de cette
pauvre race : elles sont bonnes, quoiqu'elles fassent sentir quel-
quefois leur colère aux- méchants ; elles supplièrent donc leur
mère de rendre à ces blasphémateurs la mémoire, qu'elle leur
avait ôtée. Muémosyne descendit au séjour des contraires, dans
lequel on l'avait insultée avec tant de témérité, et leur parla en
ces mots :
« Imbéciles, je vous pardonne; mais ressouvenez-vous que
sans les sens il n'y a point de mémoire, et que sans la mémoire
il n'y a point d'esprit, »
Les dicastériques la remercièrent assez sèchement, et arrêtèrent
qu'on lui ferait des remontrances. Les séjanistes mirent toute cette
aventure dans leur gazette ; on s'aperçut qu'ils n'étaient pas encore
guéris. Les liolisteois en firent une intrigue de cour. Maître Gogé,
tout ébahi de l'aventure, et n'y entendant rien, dit à ses écoliers
de cinquième ce bel axiome : « Non magis musis quam liomi-
nibus infensa est ista quœ vocatur memoria ^ »
1. Ce conte est une allusion aux arrêts du Parlement, aux censures de la Sor-
bonne, aux libelles des jansénistes, aux intrigues des jésuites, en faveur des idées
innées, que tous avaient combattues dans leur nouveauté; on sait qu'il est de la
nature des théologiens de persécuter les opinions philosophiques de leur siècle,
et d'arranger leur religion sur les opinions philosophiques du siècle précédent. (K.)
— Quant à l'axiome de Cogé, voyez le Discours de 3/" Belleguier (dans les
Mélanges, année 1773).
FIN DE LAVENTURE DE LA MEMOIRE.
LE
TAUREAU BLANC
TRADUIT DU SYRIAQUE
PAR M. MA MAKI.
INTERPRÈTE DU ROI D'aNGLETERRE P'jLK LES LANGUES ORIENTALES
(1774
CHAPITRE l.
COMMENT LA PRINCESSE AMASIDE RENCONTRE LN BŒUF.
La jeune princesse Amaside, fille d'Amasis, roi de Tanis eu
Egypte, se promenait sur le chemin de Péluse avec les dames de
sa suite. Elle était plongée dans une tristesse profonde ; les larmes
coulaient de ses beaux yeux. On sait quel était le sujet de sa dou-
leur, et combien elle craignait de déplaire au roi sou père par sa
douleur même. Le vieillard Mambrès, ancien mage et eunuque
des pharaons, était auprès d'elle, et ne la quittait presque jamais.
Il la vit naître, il l'éleva, il lui enseigna tout ce qu'il est permis à
une belle princesse de savoir des sciences de l'Egypte. L'esprit
d'Amaside égalait sa beauté ; elle était aussi sensible, aussi tendre
que charmante, et c'était cette sensibilité qui lui coûtait tant de
pleurs.
La princesse était âgée de vingt-quatre ans ; le mage Mambrès
en avait environ treize cents. C'était lui, comme on sait, qui avait
eu avec le grand Moïse cette dispute fameuse dans laquelle la
victoire fut longtemps balancée entre ces deux profonds philo-
sophes. Si Mambrès succomba, ce ne fut que par la protection
visible des puissances célestes, qui favorisèrent son rival: il fallut
des dieux pour vaincre Mambrès. L'âge affaiblit cette tête si supé-
484 LE TAUREAU BLANC.
rieure aux autres têtes, et cette puissance qui avait résisté à la
puissance universelle ; mais il lui resta toujours un grand fonds
de raison : il ressemblait à ces bâtiments immenses de l'antique
Egypte, dont les ruines attestent la grandeur. iAIambrès était encore
fort bon pour le conseil ; et, quoiqu'un peu vieux, il avait l'âme
très-compatissante.
Amasis le fit surintendant de la maison de sa fille; et il s'ac-
quittait de cette charge avec sa sagesse ordinaire : la belle Ama-
side l'attendrissait par ses soupirs. « 0 mon amant! mon jeune
et cher amant! s'écriait-elle quelquefois; ô le plus grand des
vainqueurs, le plus accompli, le plus beau des hommes! quoi!
depuis près de sept ans tu as disparu de la terre ! quel dieu
t'a enlevé à ta tendre Amaside? L'univers aurait célébré et pleuré
ton trépas. Tu n'es point mort, les savants prophètes de TÉgypte
en conviennent ; mais tu es mort pour moi, je suis seule sur la
terre, elle est déserte. Par quel étrange prodige as-tu abandonné
ton trône et ta maîtresse? Ton trône ! il était le premier du monde,
et c'est peu de chose; mais moi, qui t'adore, ô mon cher Na...! »
Elle allait achever, « Tremblez de prononcer ce nom fatal, lui
dit le sage Mambrès, ancien eunuque et mage des pharaons.
Vous seriez peut-être décelée par quelqu'une de vos dames du
palais. Elles vous sont toutes très-dévouées, et toutes les belles
dames se font sans doute un mérite de servir les passions des
belles princesses ; mais enfin il peut se trouver une indiscrète, et
même à toute force une perfide. Vous savez que le roi votre père,
qui d'ailleurs vous aime, a juré de vous faire couper le cou si
vous prononciez ce nom terrible, toujours prêt à vous échapper.
Pleurez, mais taisez-vous. Celte loi est bien dure, mais vous n'avez
pas été élevée dans la sagesse égyptienne pour ne savoir pas com-
mander à votre langue. Songez qullarpocrate, l'un de nos plus
grands dieux, a toujours le doigt sur sa bouche. » La belle Ama-
side pleura, et ne parla plus.
Comme elle avançait en silence vers les bords du Nil, elle
aperçut de loin, sous un bocage baigné par le fleuve, une vieille
femme couverte de lambeaux gris, assise sur un tertre. Elle avait
auprès d'elle une ânesse, un chien, un bouc. Vis-à-vis d'elle était
un serpent qui n'était pas comme les serpents ordinaires, car
ses yeux étaient aussi tendres qu'animés; sa pliysionomie était
noble et intéressante ; sa peau brillait des couleurs les plus vives
et les plus douces. Un énorme poisson, à moitié plongé dans
le fleuve, n'était pas la moins étonnante personne de la compa-
gnie. 11 y avait sur une branche un corbeau et un pigeon. Toutes
CHAPITRE I. 485
ces créatures semblaient avoir ensemble une conversation assez
animée.
« Hélas! dit la princesse tout bas, ces gens-là parlent sans
doute de leurs amours, et il ne m'est pas permis de prononcer le
nom de ce que j'aime ! »
La vieille tenait à la main une chaîne légère d'acier, longue
de cent brasses, à laquelle était attaché un taureau qui paissait
dans la prairie. Ce taureau était blanc, fait au tour, potelé, léger
même, ce qui est bien rare. Ses cornes étaient d'ivoire. C'était ce
qu'on vit jamaisde plus beau dans son espèce. Celui de Pasiphaé,
celui dont Jupiter prit la figure pour enlever Europe, n'appro-
chaient pas de ce superbe animal. La charmante génisse en
laquelle Isis fut changée aurait à peine été digne de lui.
Dès qu'il vit la princesse, il courut vers elle avec la rapidité
d'un jeune cheval arabe qui franchit les vastes plaines et les
fleuves de l'antique Saana, pour s'approcher de la brillante cavale
qui règne dans son cœur, et qui fait dresser ses oreilles. La vieille
faisait ses eflorts pour le retenir; le serpent semblait l'épouvanter
par ses sifflements ; le chien le suivait et lui mordait ses belles
jambes ; l'ànesse traversait son chemin, et lui détachait des ruades
pour le faire retourner. Le gros poisson remontait le \il, et,
s'élançant hors de l'eau, menaçait de le dévorer ; le bouc restait
immobile et saisi de crainte ; le corbeau voltigeait autour de la
tête du taureau, comme s'il eût voulu s"efl"orcer de lui crever les
yeux. La colombe seule l'accompagnait par curiosité, et lui applau-
dissait par un doux murmure.
Un spectacle si extraordinaire rejeta Mambrès dans ses sérieuses
pensées. Cependant le taureau blanc, tirant après lui sa chaîne
et la vieille, était déjà parvenu auprès de la princesse, qui était
saisie d'étonnementet de peur. Il se jette à ses pieds, il les baise,
il verse des larmes, il la regarde avec des yeux où régnait un
mélange inouï de douleur et de joie. Il n'osait mugir, de peur
d'effaroucher la belle Amaside. Il ne pouvait parler. Un faible
usage de la voix accordé par le ciel à quelques animaux lui était
interdit ; mais toutes ses actions étaient éloquentes. Il plut beau-
coup à la princesse. Elle sentit qu'un léger amusement pouvait
suspendre pour quelques moments les chagrins les plus doulou-
reux. « Voilà, disait-elle, un animal bien aimable ; je voudrais
l'avoir dans mon écurie. »
A ces mots, le taureau plia les quatre genoux, et baisa la terre.
« Il m'entend ! s'écria la princesse; il me témoigne qu'il veut m'ap-
partenir. Ah ! divin mage, divin eunuque, donnez-moi cette con-
486 LE TAUREAU BLANC.
solation, achetez ce beau chérubin ^ ; faites le prix avec la vieille,
à laquelle il appartient sans doute. Je veux que cet animal soit à
moi ; ne me refusez pas cette consolation innocente. » Toutes les
dames du palais joignirent leurs instances aux prières de la prin-
cesse. Mambrès se laissa toucher, et alla parler à la vieille.
CHAPITRE II.
COMMENT LE SAGE MAMBRÈS, CI-DEVANT SORCIER DE PII AR AON , R E CONN l T
UNE VIEILLE, ET COMME IL FIT RECONNU PAR ELLE.
« Madame, lui dit-il, vous savez que les filles, et surtout les prin-
cesses, ont besoin de se divertir. La fille du roi est folle de votre
taureau ; je vous prie de nous le vendre, vous serez payée argent
comptant.
— Seigneur, lui répondit la vieille, ce précieux animal n'est
point à moi. .Je suis chargée, moi et toutes les bêtes que vous
avez vues, de le garder avec soin, d'observer toutes ses démarches,
et d'en rendre compte. Dieu me préserve de vouloir jamais vendre
cet animal impayable ! »
Mambrès, à ce discours, se sentit éclairé de quelques traits
d'une lumière confuse qu'il ne démêlait pas encore. Il regarda
la vieille au manteau gris avec plus d'attention : « Respectable
dame, lui dit-il, ou je me trompe, ou je vous ai vue autrefois.
— Je ne me trompe pas, répondit la vieille; je vous ai vu,
seigneur, il y a sept cents ans, dans un voyage que je fis de Syrie
en Egypte, quelques mois après la destruction de Troie, lorsque
Hiram régnait à Tyr, et Nephel Kerès sur l'antique Egypte.
— Ah ! madame, s'écria le vieillard, vous êtes l'auguste pytho-
nisse d'Endor.
— Et vous, seigneur, lui dit la pythouisse en l'embrassant,
vous êtes le grand Mambrès d'Egypte.
— 0 rencontre imprévue ! jour mémorable ! décrets éternels!
dit Mambrès ; ce n'est pas, sans doute, sans un ordre de la Provi-
dence universelle que nous nous retrouvons dans cette prairie sur
les rivages du Nil, près de la superbe ville de Tanis. Quoi ! c'est
vous, madame, qui êtes si fameuse sur les bords de votre petit
Jourdain, et la première personne du monde pour faire venirdes
ombres.
1. Chrrub, on chaldcon et, on syriaque, signifie un bœuf. {l\'ote de Voltaire.)
CHAPITRE II. 487
— Quoi ! c'est VOUS, seigneur, qui êtes si fameux pour changer
les baguettes en serpents, le jour en ténèbres, et les rivières en
sang !
— Oui, madame ; mais mon grand âge affaiblit une partie de
mes lumières et de ma puissance. J'ignore d'où vous vient ce beau
taureau blanc, et qui sont ces animaux qui veillent avec vous
autour de lui. »
La vieille se recueillit, leva les yeux au ciel, puis répondit en
ces termes : « Mon cher Mambrès, nous sommes de la même pro-
fession ; mais il m'est expressément défendu de vous dire quel
est ce taureau. Je puis vous satisfaire sur les autres animaux.
Vous les reconnaîtrez aisément aux marques qui les caractérisent.
Le serpent est celui qui persuada Eve de manger une pomme, et
d'en faire manger à sou mari. L'ànesse est celle qui parla dans
un chemin creux à Balaam, votre contemporain. Le poisson
qui a toujours sa tête hors de Feau est celui qui avala Jonas il y
a quelques années. Ce chien est celui qui suivit l'ange Raphaël
et le jeune Tobie dans le vojage qu'ils firent à Rages en Médie,
du temps du grand Salmanazar. Ce bouc est celui qui expie tous
les péchés d'une nation ; ce corbeau et ce pigeon sont ceux qui
étaient dans l'arche de .\oé : grand événement, catastrophe
universelle, que presque toute la terre ignore encore ! Vous voilà
au fait. Mais pour le taureau, vous n'en saurez rien. »
Mambrès écoutait avec respect. Puis il dit : a L'Éternel révèle
ce qu'il veut et à qui il veut, illustre pythonisse. Toutes ces
bêtes, qui sont commises avec vous à la garde du taureau blanc,
ne sont connues que de votre généreuse et agréable nation, qui
est elle-même inconnue à presque tout le monde. Les merveilles
que vous et les vôtres, et moi et les miens, nous avons opérées,
seront un jour un grand sujet de doute et de scandale pour les
faux sages. Heureusement elles trouveront croyance chez les
sages véritables qui seront soumis aux voyants dans une petite
partie du monde, et c'est tout ce qu'il faut. »
Comme il prononçait ces paroles, la princesse le tira par la
manche, et lui dit : « Mambrès, est-ce que vous ne m'achèterez
pas mon taureau? » Le mage, plongé dans une rêverie profonde,
ne répondit rien ; et Amaside versa des larmes.
Elle s'adressa alors elle-même à la vieille, et lui dit : « Ma
bonne, je vous conjure par tout ce que vous avez de plus cher au
monde, par votre père, par votre mère, par votre nourrice, qui
sans doute vivent encore, de me vendre non-seulement votre
taureau, mais aussi votre pigeon, qui lui paraît fort affectionné.
488 LE TAUREAU BLANC.
Pour vos autres bêles, je n'en veux point; mais je suis fille à
tomber malade de vapeurs si vous ne me vendez ce charmant
taureau blanc, qui fera toute la douceur de ma vie. »
La vieille lui baisa respectueusement les franges de sa robe
de gaze, et lui dit : « Princesse, mon taureau n'est point à ven-
dre, votre illustre mage en est instruit. Tout ce que je pourrais
faire pour votre service, ce serait de le mener paître tous les
jours près de votre palais, vous pourriez le caresser, lui donner
des biscuits, le faire danser à votre aise. Mais il faut qu'il soit
continuellement sous les yeux de toutes les bêtes qui m'accom-
pagnent, et qui sont chargées de sa garde. S'il ne veut point
s'échapper, elles ne lui feront point de mal; mais s'il essaye
encore de rompre sa chaîne, comme il a fait dès qu'il vous a
vue, malheur à lui! je ne répondrais pas de sa vie. Ce gros pois-
son que vous voyez l'avalerait infailliblement, et le garderait plus
de trois jours dans son ventre ; ou bien ce serpent, qui vous a
paru peut-être assez doux et assez aimable, lui pourrait faire une
piqûre mortelle. »
Le taureau blanc, qui entendait à merveille tout ce que disait
la vieille, mais qui ne pouvait parler, accepta toutes ses proposi-
tions d'un air soumis. Il se coucha à ses pieds, mugit doucement,
et, regardant Amaside avec tendresse, il semblait lui dire: «Venez
me voir quelquefois sur l'herbe. » Le serpent prit alors la parole,
et lui dit : (( Princesse, je vous conseille de faire aveuglément tout
ce que mademoiselle d'Endor vient de vous dire.» L'ànesse dit aussi
son mot, et fut de l'avis du serpent, Amaside était affligée que ce
serpent et cette ânesse parlassent si bien, et qu'un beau taureau,
qui avait les sentiments si nobles et si tendres, ne pût les expri-
mer, « Hélas! rien n'est plus commun à la cour, disait-elle tout
bas ; on y voit tous les jours de beaux seigneurs qui n'ont point
de conversation, et des malotrus qui parlent avec assurance.
— Ce serpent n'est point un malotru, dit Mambrès; ne vous y
trompez pas : c'est peut-être la personne delà plus grande consi-
dération. »
Le jour baissait, la princesse fut obligée de s'en retourner,
après avoir bien promis de revenir le lendemain à la même
heure. Ses dames du palais étaient émerveillées, et ne compre-
naient rien à ce qu'elles avaient vu et entendu. Mambrès faisait
ses réflexions, La princesse, songeant que le serpent avait appelé
la vieille mademoiselle, conclut au hasard qu'elle était pucelle,
et sentit quelque afflii-tion de l'être encore: affliction respectable,
qu'elle cachait avec autant de scrupule que le nom de son amant.
CHAPITRE III. 4S9
CHAPITRE III.
COMMENT LA BELLE AMASIDE E l T UN SECr.ET ENTRETIEN
AVEC IN REAL SERPENT.
La belle princesse recommanda le secret à ses dames sur ce
qu'elles avaient vu. Elles le promirent toutes, et en eiïet le gardè-
rent un jour entier. On peut croire qu'Amaside dormit peu cette
nuit. Un charme inexplicable lui rappelait sans cesse l'idée de
son beau taureau. Dès qu'elle put être en liberté avec son sage
Mambrès, elle lui dit : « 0 sage! cet animal me tourne la tête.
— Il occupe beaucoup la mienne, dit Mambrès. Je vois claire-
ment que ce chérubin est fort au-dessus de son espèce. Je vois
qu'il ya là un grand mystère,mais je crains un événement funeste.
Votre père Amasis est violent et soupçonneux; toute cette afiaire
exige que vous vous conduisiez avec la plus grande prudence.
— Ah ! dit la princesse, j'ai trop de curiosité pour être pru-
dente; c'est la seule passion qui puisse se joindre dans mon
cœur à celle qui me dévore pour l'amant que j'ai perdu. Quoi!
ne pourrai-je savoir ce que c'est que ce taureau blanc qui excite
dans moi un trouble si inouï?
— Madame, lui répondit Mambrès, je vous ai avoué déjà que
ma science baisse à mesure que mon âge avance; mais je me
trompe fort, ou le serpent est instruit de ce que vous avez tant
d'envie de savoir. Il a de l'esprit ; il s'explique en bons termes; il
est accoutumé depuis longtemps à se mêler des affaires des dames,
— Ah : sans doute, dit Amaside, c'est ce beau serpent de l'Egypte,
qui, en se mettant la queue dans la bouche, est le symbole de
l'éternité, qui éclaire le monde dès qu'il ouvre les yeux, et qui
l'obscurcit dès qu'il les ferme.
— JNon, madame.
— C'est donc le serpent d'Esculape?
— Encore moins.
— C'est peut-être Jupiter sous la forme d'un serpent?
— Point du tout.
— Ah! je vois, c'est votre baguette, que vous changeâtes au-
trefois en serpent?
— Non, vous dis-je, madame; mais tous ces serpents-là sont
de la même famille. Celui-là a beaucoup de réputation dans son
pays : il y passe pour le plus habile serpent qu'on ait jamais
vu. Adressez -vous à lui. Toutefois je vous avertis que c'est une
490 LE TAUREAU BLANC.
entreprise fort dangereuse. Si j'étais à votre place, je laisserais à
le taureau, Tânesse, le serpent, le poisson, le chien, le bouc, le
corbeau, et la colombe. Mais la passion vous emporte; tout ce
que je puis faire est d'en avoir pitié, et de trembler. »
La princesse le conjura de lui procurer un tête-à-tête avec le
serpent. Mambrès, qui était bon, y consentit; et, en réfléchissant tou-
jours profondément, il alla trouver sa pythonisse. Il lui exposa la
fantaisie de sa princesse avec tant d'insinuation qu'il la persuada.
La vieille lui dit donc qu'Amaside était la maîtresse ; que le
serpent savait très-bien vivre ; qu'il était fort poli avec les dames ;
qu'il ne demandait pas mieux que de les obliger, et qu'il se trou-
verait au rendez-vous.
Le vieux mage revint apporter à la princesse cette bonne
nouvelle; mais il craignait encore quelque malheur, et faisait
toujours ses réflexions. « Vous voulez parler au serpent, madame ;
ce sera quand il plaira à Votre Altesse. Souvenez-vous qu'il faut
beaucoup le flatter, car tout animal est pétri d'amour-propre, et
surtout lui. On dit même qu'il fut chassé autrefois d'un beau lieu
pour son excès d'orgueil.
— Je ne l'ai jamais ouï dire, repartit la princesse.
— Je le crois bien, reprit le vieillard. » Alors il lui apprit
tous les bruits qui avaient couru sur ce serpent si fameux. « Mais,
madame, quelque aventure singulière qui lui soit arrivée, vous
ne pouvez arracher son secret qu'en le flattant. Il passe dans un
pays voisin pour avoir joué autrefois un tour pendable aux
femmes; il est juste qu'à son tour une femme le séduise.
— J'y ferai mon possible », dit la princesse.
Elle partit donc avec ses dames du palais et le bon mage
eunuque, La vieille alors faisait paître le taureau blanc assez
loin. Mambrès laissa Amaside en liberté, et alla entretenir sa
pythonisse, La dame d'honneur causa avec l'ànesse ; les dames
de compagnie s'amusèrent avec le bouc, le chien, le corbeau, et
la colombe. Pour le gros poisson, qui faisait peur à tout le
monde, il se replongea dans le Nil par ordre de la vieille.
Le serpent alla aussitôt au-devant de la belle Amaside dans le
bocage, et ils eurent ensemble cette conversation :
LE SERPENT.
Vous ne sauriez croire combien je suis flatté, madame, de
l'honneur que Votre Altesse daigne me faire.
LA PRINCESSE.
Monsieur, votre grande réputation, la finesse de votre physio-
nomie, et le brillant de vos yeux, m'ont aisément déterminée à
CIIAPITRK IIF. 491
rechercher ce tôte-à-tête. Je sais, par la voix publique ( si elle
n'est point trompeuse), que vous avez été un grand seigneur dans
le ciel empyrée.
LE SERPENT.
Il est vrai, madame, que j'y avais une place assez distinguée.
On prétend que je suis un favori disgracié : c'est un bruit qui a
couru d'abord dans l'Inde \ Les brachmanes sont les premiers
qui ont donné une longue histoire de mes aventures. Je ne doute
pas que des poëtes du Xord n'en fassentun jour un poème épique
bien bizarre-, car, en vérité, c'est tout ce qu'on en peut faire;
mais je ne suis pas tellement déchu que je n'aie encore dans ce
globe-ci un domaine très-considérable. J'oserais presque dire que
toute la terre m'appartient.
LA PRINCESSE.
Je le crois, monsieur, car on dit que vous avez le talent de
persuader tout ce que vous voulez, et c'est régner que de plaire.
LE SERPENT.
J'éprouve, madame, en vous voyant et en vous écoutant, que
vous avez sur moi cet empire qu'on m'attribue sur tant d'autres
âmes.
LA PRINCESSE.
Vous êtes, je le crois, un animal vainqueur. On prétend que
vous avez subjugué bien des dames, et que vous commençâtes par
notre mère commune, dont j'ai oublié le nom.
LE SERPENT.
On me fait tort : je lui donnai le meilleur conseil du monde.
Elle m'honorait de sa confiance. Mon avis fut qu'elle et son mari
devaient se gorger du fruit de l'arbre de la science. Je crus plaire
en cela au Maître des choses. Un arbre si nécessaire au genre
humain ne me paraissait pas planté pour être inutile. Le Maître
aurait-il voulu être servi par des ignorants et des idiots ? L'esprit
n'est-il pas fait pour s'éclairer, pour se perfectionner? Ne faut-il
pas connaître le bien et le mal pour faire l'un et pour éviter
l'autre ? Certainement on me devait des remerciements.
LA PRINCESSE.
Cependant on dit qu'il vous en arriva mal. C'est apparemment
depuis ce temps-là que tant de ministres ont été punis d'avoir
donné de bons conseils, et que tant de vrais savants et de grands
1. Les brachmanes furent en effet les premiers qui imaginèrent une révolte dans
le ciel, et cette fable servit longtemps après de canevas à l'histoire de la guerre
des géants contre les dieux, et à quelques autres histoires. {Note de Voltaire.)
i- Le Paradis perdu, de Milton.
492 LE TAUREAU BLANC.
génies ont été persécutés pour avoir écrit des choses utiles au
genre humain.
LE SERPENT.
Ce sont apparemment mes ennemis, madame, qui vous ont fait
ces contes. Ils vont criant que je suis mal en cour. Une preuve
que j'y ai un très-grand crédit, c'est qu'eux-mêmes avouent que
j'entrai dans le conseil quand il fut question d'éprouver le bon-
homme Job, et que j'y fus encore appelé quand on prit la réso-
lution de tromper un certain roitelet nommé Achab^ : ce fut moi
seul qu'on chargea de cette commission.
LA PRINCESSE,
Ah ! monsieur, je ne crois pas que vous soyez fait pour trom-
per. Mais, puisque vous êtes toujours dans le ministère, puis-je
vous demander une grâce? J'espère qu'un seigneur si aimable ne
me refusera pas.
LE SERPENT.
Madame, vos prières sont des lois. Qu'ordonnez-vous?
LA PRINCESSE.
Je vous conjure de me dire ce que c'est que ce beau taureau
blanc pour qui j'éprouve dans moi des sentiments incompréhen-
sibles, qui m'attendrissent, et qui m'épouvantent. On m'a dit que
vous daigneriez m'en instruire.
LE SERPENT.
Madame, la curiosité est nécessaire à la nature humaine, et sur-
tout à votre aimable sexe: sans elle on croupirait dans la plus hon-
teuse ignorance. J'ai toujours satisfait, autant que je l'ai pu, la cu-
riosité des dames. On m'accuse de n'avoir eu cette complaisance
que pour faire dépit au Maître des choses. Je vous jure que mon
seul but serait de vous obliger; mais la vieille a dû vous avertir
qu'il y a quelque danger pour vous dans la révélation de ce secret,
LA PRINCESSE.
Ah! c'est ce qui me rend encore plus curieuse.
LE SERPENT.
Je reconnais là toutes les belles dames à qui j'ai rendu service.
LA PRINCESSE.
Si vous êtes sensible, si tous les êtres se doivent des secours
mutuels, si vous avez pitié d'une infortunée, ne me refusez pas.
1. Tr(jisi(;me livre des Bois, chapitre xxii, v. '21 et 2'2. Le Seigneur dit qu'il
trompera Achab, roi d'IsraOl, afin qu'il marche en Hamotli de Galaad, et qu'il y
tombe. Et un esprit s'avança et se présenta devant le Seigneur, et lui dit : m C'est
moi qui le tromperai, n Et le Scig'neur lui dit: « Comment? Oui, tu le tromperas;
et tu prévaudras. Va, et fais ainsi. » {Note de Voltaire.)
CHA1>ITKE IV. 493
LE SERPENT,
Vous me fendez le cœur; il faut vous satisfaire; mais ne
m'interrompez pas.
LA PRINCESSE.
Je vous le promets.
LE SERPENT.
Il y avait un jeune roi, beau, fait à peindre, amoureux,
aimé
LA PRINCESSE.
Un jeune roi ! beau, fait à peindre, amoureux, aimé ! et de
qui ? et quel était ce roi ? quel âge avait-il ? qu'est-il devenu ? où
est-il ? où est son royaume ? quel est son nom ?
LE SERPENT.
Ne voilà-l-il pas que vous m'interrompez, quand j'ai com-
mencé à peine. Prenez garde : si vous n'avez pas plus de pouvoir
sur vous-même, vous êtes perdue.
LA PRINCESSE.
Ah! pardon, monsieur, cette indiscrétion ne m'arrivera plus;
continuez, de grâce.
LE SERPENT.
Ce grand roi, le plus aimable et le plus valeureux des hommes ,
victorieux partout où il avait porté ses armes, rêvait souvent eu
dormant ; et, quand il oubliait ses rêves, il voulait que ses mages
s'en ressouvinssent, et qu'ils lui apprissent ce qu'il avait rêvé,
sans quoi il les faisait tous pendre, car rien n'est plus juste. Or
il y a bientôt sept ans qu'il songea un beau songe dont il perdit
la mémoire en se réveillant; et un jeune Juif, plein d'expérience,
lui ayant expliqué son rêve, cet aimable roi fut soudain changé
en bœuf^ ; car
LA PRINCESSE.
Ah! c'est mon cher Nabu
Elle ne put achever; elle tomba évanouie. Mambrès, qui écou-
tait de loin, la vit tomber, et la crut morte.
CHAPITRE lY.
COMMENT ON VOILLT SACRIFIER LE BCEIF ET EXORCISER LA PRINCESSE.
Mambrès courut à elle en pleurant. Le serpent est attendri : il
ne peut pleurer, mais il siffle d'un ton lugubre ; il crie : « Elle
1. Toute Fantiquiié employait indififéremment les termes de bœuf et de tau-
reau. {Note de Voltai>-e.)
494 LE TAUREAU BLANC.
est morte ! » L'âuesse répète : « Elle est morte » ! le corbeau le
redit ; tous les autres animaux paraissaient saisis de douleur,
excepté le poisson de Jonas, qui a toujours été impitoyable. La
dame d'honneur, les dames du palais, arrivent et s'arrachent
les cheveux. Le taureau blanc, qui paissait au loin, et qui
entend leurs clameurs, court au bosquet, et entraîne la vieille
avec lui en poussant des mugissements dont les échos reten-
tissent. En vain toutes les dames versaient sur Amaside expirante
leurs flacons d'eau de rose, d'œillet, de myrte, de benjoin, de
baume de la Mecque, de cannelle, d'amomum, de girofle, de mus-
cade, d'ambre gris : elle n'avait donné aucun signe de vie; mais,
dès qu'elle sentit le beau taureau blanc à ses côtés, elle revint à
elle plus fraîche, plus belle, plus animée que jamais. Elle donna
cent baisers à cet animal charmant, qui penchait languissamment
sa tête sur son sein d'albâtre. Elle l'appelle : u lAIon maître, mon
roi, mon cœur, ma vie. » Elle passe ses bras d'ivoire autour de ce
cou plus blanc que la neige, La paille légère s'attache moins forte-
ment à l'ambre, la vigne à l'ormeau, le lierre au chêne. On enten-
dait le doux murmure de ses soupirs; on voyait ses yeux, tantôt
étincelants d'une tendre flamme, tantôt offusqués par ces larmes
précieuses que l'amour fait répandre.
On peut juger dans quelle surprise la dame d'honneur d'Ama-
side et les dames de compagnie étaient plongées. Dès qu'elles
furent rentrées au palais, elles racontèrent toutes à leurs amants
cette aventure étrange, et chacune avec des circonstances difl"é-
rentes, qui en augmentaient la singularité, et qui contribuent
toujours à la variété de toutes les histoires.
Dès qu'Amasis, roi de Tanis, en fut informé, son cœur royal
fut saisi d'une juste colère. Tel fut le courroux de Minos quand
il sut que sa fille Pasiphaé prodiguait ses tendres faveurs au père
du minotaure. Ainsi frémit Junon lorsqu'elle vit Jupiter son époux
caresser la belle vache lo, fille du fleuve Inachus. Amasis fit enfer-
mer la belle Amaside dans sa chambre, et mit une garde d'eu-
nuques noirs à sa porte ; puis il assembla son conseil secret.
Le grand mage Mambrès y présidait, mais il n'avait plus le
même crédit qu'autrefois. Tous les ministres d'État conclurent
que le taureau blanc était un sorcier. C'était tout le contraire: il
était ensorcelé; mais on se trompe toujours ù la cour dans ces
afl"aircs délicates.
On conclut à la pluralité des voix qu'il fallait exorciser la prin-
cesse, et sacrifier le taureau blanc et la vieille.
Le sage Mambrès ne voulut point choquer l'opinion du roi et
CHAI'ITKL IV. 49o
du conseil. C'était à lui qu'appartenait le droit de faire les exor-
cismes ; il pouvait les différer sous un prétexte très-plausible. Le
dieu Apis venait de mourir à Mcmpliis. Ln dieu bœuf meurt comme
un autre. 11 n'était permis d'exorciser personne en Egypte jusqu'à
ce qu'on eût trouvé un autre bœuf qui pût remplacer le défunt.
Il fut donc arrêté dans le conseil qu'on attendrait la nomina-
tion qu'on devait faire du nouveau dieu à Memphis.
Le bon vieillard Mambrès sentait à quel péril sa chère prin-
cesse était exposée: il voyait quel était son amant. Les syllabes
Nabu, qui lui étaient échappées, avaient décelé tout le mystère
aux yeux de ce sage.
La dynastie ' de Memphis appartenait alors aux Babyloniens :
ils conservaient ce reste de leurs conquêtes passées, qu'ils avaient
faites sous le plus grand roi du monde, dont Amasis était l'ennemi
mortel. Mambrès avait besoin de toute sa sagesse pour se bien
conduire parmi tant de difficultés. Si le roi Amasis découvrait
l'amant de sa fille, elle était morte: il l'avait juré. Le grand, le
jeune, le beau roi dont elle était éprise, avait détrôné son père,
qui n'avait repris son royaume de Tanis que depuis près de sept
ans qu'on ne savait ce qu'était devenu l'adorable monarque, le
vainqueur et l'idole des nations, le tendre et généreux amant de
la charmante Amaside. Mais aussi, en sacrifiant le taureau, on
faisait mourir infailliblement la belle Amaside de douleur.
Que pouvait faire Mambrès dans des circonstances si épineuses?
11 va trouver sa chère nourrissonne au sortir du conseil, et lui dit :
«Ma belle enfant, je vous servirai ; maisjevousle répète, on vous
coupera le cou si vous prononcez jamais le nom de votre amant.
— Ah ! que m'importe mon cou, dit la belle Amaside, si je ne
puis embrasser celui de Nabucho...!Monpèreestun bien méchant
homme! non-seulement il refusa de me donner un beau prince
que j'idolâtre, mais il lui déclara la guerre ; et, quand il a été
vaincu par mou amant, il a trouvé le secret de le changer en
bœuf. A-t-on jamais vu une malice plus effroyable? Si mon père
n'était pas mon père, je ne sais pas ce que je lui ferais.
1. Dynastie signifie proprement puissance. Ainsi on peut se servir de ce mot,
malgré les cavillations de Larcher. Dynastie vient du phénicien dunast; et Lar-
cher est un isrnorant qui ne sait ni le phénicien, ni le syriaque, ni le cophte.
{Note de Voltaire.) — Dans le chapitre vu de la Défense de mon oncle (voyez les
Mélanges, année 1767), Voltaire avait parlé des dames de la dynastie de Menées.
Sur quoi Larcher, dans sa Réponse à la Défense de mon oncle, avait dit, page 37 :
« On n'a jamais pris en grec le terme de dynastie pour les États du dynaste, et
encore moins en français. En cette dernière langue, c'est une suite de rois de la
même famille. »
496 LE TAUREAU BLANC.
— Ce n'est pas votre père qui lui a joué ce cruel tour, dit le sage
Mambrès, c'est un Palestin, un de nos anciens ennemis, un habi-
tant d'un petit pays compris dans la foule des États que votre
auguste amant a domptés pour les policer. Ces métamorphoses
ne doivent point vous surprendre ; vous savez que j'en faisais
autrefois de plus belles : rien n'était plus commun alors que ces
changements qui étonnent aujourd'hui les sages. L'histoire véri-
table que nous avons lue ensemble nous a enseigné que Lycaon,
roi d'Arcadie, fut changé en loup, La belle Calisto, sa fille, fut
changée en ourse ; lo, fille d'Inachus, notre vénérable Isis, en
vache; Daphné, en laurier; Syrinx, en flûte. La belle Edith,
femme de Loth, le meilleur, le plus tendre père qu'on ait jamais
vu, n'est-elle pas devenue dans notre voisinage une grande statue
de sel très-belle et très-piquante, qui a conservé toutes les mar-
ques de son sexe, et qui a régulièrement ses ordinaires^ chaque
mois, comme l'attestent les grands hommes quil'ont vue? J'ai été
témoin de ce changement dans ma jeunesse. J'ai vu cinq puis-
santes villes, dans le séjour du monde le plus sec et le plus aride,
transformées tout à coup en un beau lac. On ne marchait dans
mon jeune temps que sur des métamorphoses,
« Enfin, madame, si les exemples peuvent adoucir votre
peine, souvenez-vous que Vénus a changé les Cérastes en bœufs.
— Je le sais, dit la malheureuse princesse, mais les exemples
consolent-ils? Si mon amant était mort, me consolerais-je par
l'idée que tous les hommes meurent- ?
— Votre peine peut finir, dit le sage ; et puisque votre tendre
amant est devenu bœuf, vous voyez bien que de bœuf il peut
devenir homme. Pour moi, il faudrait que je fusse changé en
tigre ou en crocodile, si je n'employais pas le peu de pouvoir qui
me reste pour le service d'une princesse digne des adorations do
la terre, pour la belle Amaside, que j'ai élevée sur mes genoux,
et que sa fatale destinée met à des épreuves si cruelles. )>
1. Tcrtullieii, dans sou poème de Sodoine, dit :
Dieitur ot vivons alio sub corpore sexus
Muniticos sulito dispungerc sauyuino mcnsos.
Saint Iréiiée, livre IV, dit : l'er naturalia ea (luœ sunl consuetudinis feinvnn
ostendens. (lYote de Voltaire.)
'2. Voyez les Deux Consolés, page 12:i.
CIIAI'ITRE V. 497
CHAPITPtE V.
COMMENT LE SAGE MAMBUÈS SE CONDUISIT SAGEMENT.
Le divin Mambrès ayant dit à la princesse tout ce qu^l fallait
pour la consoler, et ne l'ayant point consolée, courut aussitôt à la
vieille, u Ma camarade, lui dit-il, notre métier est beau, mais il
est bien dangereux; vous courez risque d'être pendue, et votre
bœuf d'être brûlé, ou noyé, ou mangé. Je ne sais point ce qu'on
fera de vos autres bêtes, car, tout propbète que je suis, je sais bien
peu de choses ; mais cachez soigneusement le serpent et le pois-
son ; que l"un ne mette pas sa tête hors de l'eau, et que l'autre
ne sorte pas de son trou. Je placerai le bœuf dans une de mes
écuries à la campagne ; vous y serez avec lui, puisque vous dites
qu'il ne vous est pas permis de l'abandonner. Le bouc émissaire
pourra dans l'occasion servir d'expiatoire : nous l'enverrons dans
le désert chargé des péchés de la troupe; il est accoutumé à cette
cérémonie, qui ne lui fait aucun mal, et l'on sait que tout s'expie
avec un bouc qui se promène. Je vous prie seulement de me prêter
tout à l'heure le chien de Tobie, qui est un lévrier fort agile,
l'ânesse de Balaam, qui court mieux qu'un dromadaire, le corbeau
et le pigeon de l'arche, qui volent très-rapidement. Je veux les
envoyer en ambassade à Memphis pour une affaire delà dernière
conséquence. »
La vieille repartit au mage : a Seigneur, vous pouvez disposer
à votre gré du chien de Tobie, de l'ânesse de Balaam, du corbeau
et du pigeon de l'arche, et du bouc émissaire ; mais mon bœuf
ne peut coucher dans une écurie. Il est dit qu'il doit être atlaché
à une chaîne d'acier, « être toujours mouillé de la rosée, et brouter
c( l'herbe sur la terre ', et que sa portion sera avec les bêtes sau-
« vages ». Il m'est confié, je dois obéir. Que penseraient de moi
Daniel, Ézéchiel et Jérémie, si je confiais mon bœuf à d'autres
qu'à moi-même? Je vois que vous savez le secret de cet étran^^e
animal : je n'ai pas à me reprocher de vous l'avoir révélé. Je va°is
le conduire loin de cette terre impure, vers le lac Sirbon, loin des
cruautés du roi de Tanis. Mon poisson et mon serpent me défen-
dront : je ne crains personne quand je sers mon maître. »
Le sage Mambrès repartit ainsi : a Ma bonne, la volonté de
1. Daniel, chapitre v. {Xote de Voltaire.)
21. — Romans.
32
4£8 LE TAUREAU BLANC.
Dieu soit faite ! pourvu que je retrouve notre taureau blanc, il ne
m'importe ni du lac de Sirbon, ni du lac de Mœris, ni du lac de
Sodome; je ne veux que lui faire du bien, et à vous aussi. Mais
pourquoi m'avez-vous parlé de Daniel, d'Ézéchiel et de Jérémie?
— Ah ! seigneur, reprit la vieille, vous savez aussi bien que moi
l'intérêt qu'ils ont eu dans cette grande affaire : mais je n'ai point
de temps à perdre ; je ne veux point être pendue; je ne veux point
que mon taureau soit brûlé, ou noyé, ou mangé. Je m'en vais
auprès du lac de Sirbon par Canope, avec mon serpent et mon
poisson. Adieu! »
Le taureau la suivit tout pensif, après avoir témoigné au bien-
faisant Mambrès la reconnaissance qu'il lui devait.
Le sage Mambrès était dans une cruelle inquiétude. Il voyait
bien qu'Amasis, roi de Tanis, désespéré de la folle passion de sa
fille pour cet animal, et la croyant ensorcelée, ferait poursuivre
partout le malheureux taureau, et qu'il serait infailliblement
brûlé, en quahté de sorcier, dans la place publique de Tanis, ou
livré au poisson de Jonas, ou rôti, ou servi sur table. 11 voulait,
à quelque prix que ce fût, épargner ce désagrément à la prin-
cesse.
Il écrivit une lettre au grand prêtre de Memphis, son ami, en
caractères sacrés, sur du papier d'Egypte qui n'était pas encore
en usage. Voici les propres mots de sa lettre :
« Lumière du monde, lieutenant d'Isis, d'Osiris et d'Horus,
chef des circoncis, vous dont l'autel est élevé, comme de raison,
au-dessus de tous les trônes ; j'apprends que votre dieu le bœuf
Apis est mort. J'en ai un autre ci votre service. Venez vite avec vos
prêtres le reconnaître, l'adorer, et le conduire dans l'écurie de
votre temple, Qu'Isis, Osiris et Iloriis, vous aient en leur sainte
et digne garde; et vous, messieurs les prêtres de Memphis, en
leur sainte garde !
« \ otri' ailcclioiiiu' ami,
u Mambrès. »
Il fit ([ualre duplicata de cette lettre, de crainte d'accident, et
les enferma dans des étuis de bois d'ébène le plus dur. Puis, appe-
lant h lui quatre courriers qu'il destinait à ce message (c'était
lanesse, le chien, le corbeau et le pigeon), il dit à l'ùnesse: «Je
sais avec quelle fidélité vous avez servi Halaam, mon confrère ;
servez-moi de même. Il n'y a point d'onocrotale qui vous égale
à la course ; allez, ma chère amie, rendez ma lettre en main
propre, ot revenez. » L'Anesse lui répondit: « Comme j'ai servi
CHAPITRE V. 499
Balaam, je servirai monseigneur; j'irai el je reviendrai. » Le sage
lui mit le bàtou d'ébène dans la bouche, et elle partit comme un
trait.
Puis il fit venir le chien de Tobie, et lui dit : « Chien fidèle,
et plus prompt à la course qu'Achille aux pieds légers, je sais ce
que vous avez fait pour Tobie, fils de Tobie, lorsque vous et l'ange
Raphaël vous l'accompagnâtes de Xinive à Rages en Médie, et de
Rages à Mnive, et qu'il rapporta à son père dix talents ^ que l'es-
clave Tobie père avait prêtés à l'esclave Gabelus; car ces esclaves
étaient fort riches. Portez à son adresse cette lettre, qui est plus
précieuse que dix talents d'argent. » Le chien lui répondit : « Sei-
gneur, si j'ai suivi autrefois le messager Raphaël, je puis tout
aussi bien faire votre commission, » Mambrès lui mit la lettre
dans la gueule. Il en dit autant à la colombe ; elle lui répondit:
« Seigneur, si j'ai rapporté un rameau dans l'arche, je vous appor-
terai de même votre réponse. » Elle prit la lettre dans son l3ec.
On les perdit tous trois de vue en un instant.
Puis il dit au corbeau : « Je sais que vous avez nourri le grand
prophète Élie-, lorsqu'il était caché auprès du torrent Carith, si
fameux dans toute la terre. Vous lui apportiez tous les jours de
bon pain et des poulardes grasses ; je ne vous demande que de
porter cette lettre à Memphis. »
Le corbeau répondit en ces mots : « Il est vrai, seigneur, que
je portais tous les jours à dîner au grand prophète Élie, le Thes-
bite, que j'ai vu monter dans l'atmosphère sur un char de feu
traîné par quatre chevaux de feu, quoique ce ne soit pas la cou-
tume ; mais je prenais toujours la moitié du dîner pour moi. Je
veux bien porter votre lettre, pourvu que vous m'assuriez de deux
bons repas chaque jour, et que je sois payé d'avance en argent
comptant pour ma commission, »
Mambrès, en colère, dit à cet animal: « Gourmand et malin,
je ne suis pas étonné qu'Apollon, de blanc que tu étais comme
un cygne, t'ait rendu noir comme une taupe, lorsque dans les
plaines de Thessalie tu trahis la belle Coronis, malheureuse mère
d'Esculape. Eh! dis-moi donc, mangeais-tu tous les jours des
aloyaux et des poulardes quand tu fus dix mois dans l'arche?
— Monsieur, nous y faisions très-bonne chère, repartit le cor-
beau. On servait du rôti deux fois par jour à tous les volatiles de
mon espèce, qui ne vivent que de chair, comme à vautours,
1. Vinst mille écus argent de France, au cours de ce jour. (]S^ote de Voltaire.)
2. Troisième livre des Rois, chapitre xvii. (Id.)
500 LE TAUREAU BLANC.
milans, aigles, Luses, éperviers, ducs, émouchels, lançons, hiboux,
et à la foule innombrable des oiseaux de proie. On garnissait avec
une profusion bien plus grande les tables des lions, des léopards,
des tigres, des panthères, des onces, des hyènes, des loups, des
ours, des renards, des fouines, et de tous les quadrupèdes carni-
vores. Il y avait dans l'arche huit personnes de marque, et les
seules qui fussent au monde, continuellement occupées du soin
de notre table et de notre garde-robe, savoir : Noé et sa femme,
qui n'avaient guère plus de six cents ans, leurs trois fils et leurs
trois épouses. C'était un plaisir devoir avec quel soin, quelle pro-
preté nos huit domestiques servaient plus de quatre mille con-
vives du plus grand appétit, sans compter les peines prodigieuses
qu'exigeaient dix à douze mille autres personnes, depuis l'éléphant
et la girafe jusqu'aux vers à soie et aux mouches. Tout ce qui
m'étonne, c'est que notre pourvoyeur Noé soit inconnu à toutes
les nations, dont il est la tige ; mais je ne m'en soucie guère. Je
m'étais déjà trouvé à une pareille fête^ chez le roi de Thrace
Xissutre. Ces choses-là arrivent de temps en temps pour l'instruc-
tion des corbeaux. En un mot, je veux faire bonne chère, et être
très-bien payé en argent comptant. »
Le sage Mambrès se garda bien de donner sa lettre aune bête
si difficile et si bavarde. Ils se séparèrent fort mécontents l'un de
l'autre.
Il fallait cependant savoir ce que deviendrait le beau taureau,
et ne pas perdre la piste de la vieille et du serpent. Mambrès
ordonna à des domestiques intelligents et affidés de les suivre ; et,
pour lui, il s'avança en litière sur le bord du Nil, toujours faisant
des réflexions.
« Comment se peut-il, disait-il en lui-même, que ce serpent
soit le maître de presque toute la terre, comme il s'en vante, et
comme tant de doctes l'avouent, et que cependant il obéisse à
une vieille? Gomment est-il quelquefois appelé au conseil de là-
haut, tandis qu'il rampe sur la terre ? Pourquoi entre- t-il tous les
jours dans le corps des gens par sa seule vertu, et que tant de
sages prétendent l'en déloger avec des paroles? Enfin comment
passe-l-il chez un petit peuple du voisinage pour avoir perdu le
genre humain, et comment le genre humain n'en sait-il rien? Je
i. Bérose, auteur cliaUlt'on, rapporte en cIV.M qw la nKMne aventure advint
au roi de Thrace Xissutre : elle était môme encore plus merveilleuse, car sou
arche avait cinq stades de lonR sur deux de lar-ie. 11 s'est élevé une grande dis-
pute entre les savants pour démêler lequel est le plus ancien du roi Xissutre ou
de JNoé. {yote de VoUaire.)
CHAI'ITRE VI. 501
suis bien vieux, j'ai étudié toute ma vie : mais je vois là une foule
d'incompatibilités que je ne puis concilier. Je ne saurais expliquer
ce qui m'est arrivé à moi-même, ni les grandes cboses que j'ai
faites autrefois, ni celles dont j'ai été témoin. Tout bien pesé, je
commence à soupçonner que ce monde-ci subsiste de contradic-
tions : Rerum concordia discors, comme disait autrefois mon maître
Zoroastre en sa langue K »
Tandis qu'il était plongé dans cette métaphysique obscure,
comme l'est toute métaphysique, un batelier, en chantant une
chanson à boire, amarra un petit bateau près de la rive. On en
vit sortir trois graves personnages à demi vêtus de lambeaux
crasseux et déchirés, mais conservant sous ces livrées de la pau-
vreté l'air le plus majestueux et le plus auguste. C'étaient Daniel,
Ézéchiel, et Jérémie.
CHAPITRE VI.
COMMENT MAMBRÈS r.ENCONTRA TROIS PROPHÈTES. ET LEUR DONNA
IN RON DÎNER.
Ces trois grands hommes, qui avaient la lumière prophétique
sur le visage, reconnurent le sage .Alarabrès pour un de leurs
confrères, à quelques traits de cette même lumière qui lui res-
taient encore, et se prosternèrent devant son palanquin. Mam-
brès les reconnut aussi pour prophètes encore plus à leurs habits
qu'aux traits de feu qui partaient de leurs têtes augustes. Il se
douta bien qu'ils venaient savoir des nouvelles du taureau blanc ;
et, usant de sa prudence ordinaire, il descendit de sa voiture, et
avança quelques pas au-devant d'eux avec une pohtesse mêlée
de dignité. Il les releva, lit dresser des tentes et apprêter un
dîner dont il jugea que les trois prophètes avaient grand besoin.
Il fit inviter la vieille, qui n'était encore qu'à cinq cents pas.
Elle se rendit à l'invitation, et arriva menant toujours le taureau
blanc en laisse.
On servit deux potages, l'un de bisque, l'autre à la reine; les
entrées furent une tourte de langues de carpes, des foies de
lottes et de brochets, des poulets aux pistaches, des innocents
aux truffes et aux olives, deux dindonneaux au coulis d'écre-
visses, de mousserons et de morilles, et un chipolata. Le rôti fut
composé de faisandeaux, de perdreaux, de gehnottes, de cailles
1. Horaco. I, épitro xii, vers 19.
502 LE TAUREAU BLANC.
et d'ortolans, avec quatre salades. Au milieu était un surtout
dans le dernier goût. Rien ne fut plus délicat que l'entremets;
rien de plus magnifique, de plus brillant et de plus ingénieux
que le dessert.
Au reste, le discret Mambrès avait eu grand soin que dans ce
repas il n'y eût ni pièce de bouilli, ni aloyau, ni langue, ni
palais de bœuf, ni tétines de vache, de peur que l'infortuné
monarque, assistant de loin au dîner, ne crût qu'on lui insultât.
Ce grand et malheureux prince broutait l'herbe auprès de la
tente. Jamais il ne sentit plus cruellement la fatale révolution
qui l'avait privé du trône pour sept années entières, « Hélas!
disait-il en lui-même, ce Daniel, qui m'a changé en taureau, et
cette sorcière de pythonisse, qui me garde, font la meilleure
chère du monde; et moi, le souverain de l'Asie, je suis réduit à
manger du foin et à boire de l'eau. »
On but beaucoup de vin d'Engaddi, de Tadmor et de Chiras.
Quand les prophètes et la pythonisse furent un peu en pointe de
vin, on se parla avec plus de confiance qu'aux premiers services,
'( J'avoue, dit Daniel, que je ne faisais pas si bonne chère quand
j'étais dans la fosse aux lions,
— Quoi! monsieur, on vous a mis dans la fosse aux lions?
dit Mambrès ; et comment n'avez-vous pas été mangé?
— Monsieur, dit Daniel, vous savez que les lions ne mangent
jamais de prophètes.
— Pour moi, dit Jérémie, j'ai passé toute ma vie à mourir de
faim; je n'ai jamais fait un bon repas qu'aujourd'hui. Si j'avais
à renaître, et si je pouvais choisir mon état, j'avoue que j'aime-
rais cent fois mieux être contrôleur général , ou évoque à Baby-
lone, que prophète h Jérusalem. »
Ézéchiel dit: « Il me fut ordonné une fois de dormir trois
cent quatre-vingt-dix jours de suite sur le côté gauche, et de
manger pendant tout ce temps-là du pain d'orge, de millet, de
vesces, de fèves et do froment, couvert de' je n'ose pas dire.
Tout ce que je pus obtenir, ce fut de ne le couvrir que de bouse
de vache. J'avoue que la cuisine du seigneur Mambrès est plus
délicate. Cependant le métier de prophète a du bon : et la
preuve en est (juc mille gens s'en mêlent,
— A propos, dit Mambrès, expliquez-moi ce que vous entendez
par votre Oolia et par votre Ooliba, qui faisaient tant de cas des
chevaux et des unes,
). Kzochiol, cliapilrc iv. {Xote de Voltaire.)
CHAPITRE VII. o03
— Ah! répondit Ézéchiel, ce sont des fleurs de rhétorique. »
Après ces ouvertures de cœur, Mambrès parla d'afl'aires. Il
demanda aux trois pèlerins pourquoi ils étaient venus dans les
États du roi de Tanis. Daniel prit la parole : il dit que le royaume
de Babylone avait été en combustion depuis que Xabuchodonosor
avait disparu ; qu'on avait persécuté tous les prophètes, selon
l'usage de la cour; qu'ils passaient leur vie tantôt à voir des rois
à leurs pieds, tantôt à recevoir cent coups d'étrivières ; qu'enfin
ils avaient été obligés de se réfugier en Egypte, de peur d'être
lapidés. Ézéchiel et Jérémie parlèrent aussi très-longtemps dans
un fort beau style, qu'on pouvait à peine comprendre. Pour la
pytlionisse, elle avait toujours l'œil sur son animal. Le poisson
de Jonas se tenait dans le MI, vis-à-vis de la tente, et le serpent
se jouait sur riierho.
Après le café, on alla se promener sur le Lord du Nil. Alors le
taureau blanc, apercevant les trois prophètes ses ennemis, poussa
des mugissements épouvantables; il se jeta impétueusement sur
eux, il les frappa de ses cornes, et, comme les prophètes n'ont
jamais que la peau sur les os, il les aurait percés d'outre en outre,
et leur aurait ôté la vie ; mais le Maître des choses, qui voit tout
et qui remédie à tout, les changea sur-le-champ en pies; et ils
continuèrent à parler comme auparavant. La même chose arriva
depuis aux Piérides, tant la fable a imité l'histoire.
Ce nouvel incident produisait de nouvelles réflexions dans
l'esprit du sage Mambrès. « Voilà, disait-il, trois grands prophètes
changés en pies: cela doit nous apprendre à ne pas trop parler,
et à garder toujours une discrétion convenable. » Il concluait que
sagesse vaut mieux qu'éloquence, et pensait profondément selon
sa coutume, lorsqu'un grand et terrible spectacle vint frapper ses
regards.
CHAPITRE yil.
LE ROI DE TAMS ARRIVE. SA FILLE ET LE T A L R E A C VONT ÊTRE SACRIFIÉS.
Des tourbillons de poussière s'élevaient du midi au nord. On
entendait le bruit des tambours, des trompettes, des fifres, des
psaltérions, des cythares, des sambuques ; plusieurs escadrons
avec plusieurs bataillons s'avançaient, et Amasis, roi de Tanis,
était à leur tête sur un cheval caparaçonné d'une housse écarlate
brochée d'or, et les hérauts criaient : « Qu'on prenne le taureau
blanc, qu'on le lie, qu'on le jette dans le Nil, et qu'on le donne à
504 LE TAUREAU BLANC.
manger au poisson de Jonas : car le roi mon seigneur, qui est
juste, veut se venger du taureau blanc, qui a ensorcelé sa fille. »
Le bon vieillard Mambrès fit plus de réflexions que jamais. Il
vit bien que le malin corbeau était allé tout dire au roi, et que
la princesse courait grand risque d'avoir le cou coupé. Il dit au
serpent : « Mon cher ami, allez vite consoler la belle Amaside,
ma nourrissonne; dites-lui qu'elle ne craigne rien, quelque chose
qui arrive, et faites-lui des contes pour charmer son inquiétude,
car les contes amusent toujours les filles, et ce n'est que par des
contes qu'on réussit dans le monde. »
Puis il se prosterna devant Amasis, roi de Tanis, et lui dit :
« 0 roi! vivez à jamais. Le taureau blanc doit être sacrifié, car
Votre Majesté a toujours raison ; mais le Maître des choses a dit :
« Ce taureau ne doit être mangé par le poisson de Jonas qu'après
« que Memphis aura trouvé un dieu pour mettre à la place de
u son dieu qui est mort. » Alors vous serez vengé, et votre fille
sera exorcisée, car elle est possédée. Vous avez trop de piété pour
ne pas obéir aux ordres du Maître des choses. »
Amasis, roi de Tanis, resta tout pensif; puis il dit : « Le bœuf
Apis est mort; Dieu veuille avoir son àme! Quand croyez -vous
qu'on aura trouvé un autre bœuf pour régner sur la féconde
Egypte?
— Sire, dit Mambrès, je ne vous demande que huit jours. »
Le roi, qui était très-dévot, dit: « Je les accorde, et je veux
rester ici huit jours ; après quoi je sacrifierai le séducteur de ma
fille » ; et il fit venir ses tentes, ses cuisiniers, ses musiciens, et
resta huit jours en ce lieu, comme il est dit dans Manéthon.
La vieille était au désespoir de voir que le taureau qu'elle
avait en garde n'avait plus que huit jours à vivre. Elle faisait
apparaître toutes les nuits des ombres au roi pour le détourner
de sa cruelle résolution ; mais le roi ne se souvenait plus le matin
des ombres qu'il avait vues la nuit, de même que Nabuchodo-
nosor avait oublié ses songes.
CHAPITRE VIII.
COMMENT I.E SEUl'EXT I I T 11 K S CONTES A I. A l'RlNCESSE
POUn LA CONSOLER.
Cependant le serpent contait des histoires à la belle Amaside
pour calmer ses douleurs. Il Ini disait comment il avait guéri
autrefois tout un peuple de la morsure de certains petits ser-
CHAPITRE IX. 505
pents, en se montrant seulement au bout d'un bâton. Il lui
apprenait les conquêtes d'un béros qui fit un si beau contraste
avec Ampbion, architecte de ïbèbes en Béotie. Cet Ampbion fai-
sait venir les pierres de taille au son du violon : un rigodon et
un menuet lui suffisaient pour bâtir une ville ; mais l'autre les
détruisait au son du cornet à bouquin ; il fit pendre trente et un
rois très-puissants dans un canton de quatre lieues de long et de
large; il fit pleuvoir de grosses pierres du haut du ciel sur un
bataillon d'ennemis fuyant devant lui ; et, les ayant ainsi exter-
minés, il arrêta le soleil et la lune en plein midi, pour les
exterminer encore entre Gabaon et Aïalon sur le chemin de
Bethorou, à l'exemple de Bacchus, qui avait arrêté le soleil et la
lune dans son voyage aux Indes.
La prudence que tout serpent doit avoir ne lui permit pas de
parler à la belle Amaside du puissant bâtard Joplité, qui coupa
le cou à sa fille parce qu'il avait gagné une bataille ; il aurait
jeté trop de terreur dans le cœur de la belle princesse ; mais il
lui conta les aventures du grand Samson, qui tuait mille Philis-
tins avec une mâchoire d'âne, qui attachait ensemble trois cents
renards par la queue, et qui tomba dans les filets d'une fille
moins belle, moins tendre et moins fidèle que la charmante
Amaside.
Il lui raconta les amours malheureux de Sichem et de l'agréa-
ble Dina, âgée de six ans, et les amours plus fortunés de Booz et
de Ruth, ceux de Juda avec sa bru Thamar, ceux de Loth avec
ses deux filles qui ne voulaient pas que le monde finît, ceux
d'Abraham et de Jacob avec leurs servantes, ceux de Ruben avec
sa mère, ceux de David et de Rethsabée, ceux du grand roi Salo-
mon : enfin tout ce qui pouvait dissiper la douleur d'une belle
princesse.
CHAPITRE IX.
COMMENT LE SEUPENT NE LA CONSOLA POINT.
a Tous ces contes-là m'ennuient, répondit la belle Amaside,
qui avait de l'esprit et du goût. Ils ne sont bous que pour être
commentés chez les Irlandais par ce fou d'Abbadie, ou chez les
Welches par ce phrasier d'Houteville ^ Les contes qu'on pouvait
1. On a de l'abbc Houteville un ouvi-age intitulé la Vérité de la religion chré-
tienne prouvée par les faits, 1722, in-4°, réimprimé en I7iO, trois volumes. (B.)
— Voyez sur Houteville, tome XX, pages 416 et 437.
506 LE TAUREAU BLANC.
faire à la quarlrisaïeule de la quadrisaïeule de ma grand'mère ne
sont plus bons pour moi, qui ai été élevée par le sage Mambrès,
et qui ai lu V Entendement humain du philosophe égyptien nommé
Locke, et la Matrone cVÈphesc. Je veux qu'un conte soit fondé sur
la vraisemblance, et qu'il ne ressemble pas toujours à un rêve.
Je désire qu'il n'ait rien de trivial ni d'extravagant. Je voudrais
surtout que, sous le voile de la fable, il laissât entrevoir aux yeux
exercés quelque vérité fine qui échappe au vulgaire. Je suis lasse
du soleil et de la lune dont une vieille dispose à son gré, des
montagnes qui dansent, des fleuves qui remontent à leur source,
et des morts qui ressuscitent; mais surtout quand ces fadaises
sont écrites d'un style ampoulé et inintelligible, cela me dégoûte
horriblement. Vous sentez qu'une fille qui craint de voir avaler
son amant par un gros poisson, et d'avoir elle-même le cou
coupé par son propre père, a besoin d'être amusée; mais tâchez
de m'amuser selon mon goût,
— Vous m'imposez là une tâche bien difficile, répondit le ser-
pent. J'aurais pu autrefois vous faire passer quelques quarts
d'heure assez agi'éables; mais j'ai perdu depuis quelque temps
l'imagination et la mémoire, llélas ! où est le temps où j'amusais
les filles ! Voyons cependant si je pourrai me souvenir de quelque
conte moral pour vous plaire.
« 11 y a vingt-cinq mille ans que le roi Gnaof et la reine Patra
étaient sur le trône de Thèbes aux cent portes. Le roi Gnaof
était fort beau, et la reine Patra encore plus belle ; mais ils ne
pouvaient avoir d'enfants. Le roi Gnaof proposa un prix pour
celui qui enseignerait la meilleure méthode de perpétuer la race
royale.
« La faculté de médecine et l'académie de chirurgie firent
d'excellents traités sur cette question importante : pas un ne
réussit. On envoya la reine aux caux; elle fit des neuvaines; elle
donna beaucoup d'argent au temple de Jupiter Ammon, dont vient
le sel ammoniac : tout fut inutile. Er)fin un jeune prêtre de vingt-
cinq ans se présenta au roi, et lui dit: « Sire, je crois savoir faire
«la conjuration qui opère ce que Votre Majesté désire avec tant
<( d'ardeur. 11 faut que je parle en secret à l'oreille de madame
« votre femme ; et, si elle ne devient féconde, je consens d'être
« pendu. — J'accepte votre i)roposition », dit le roi (inaof. On ne
laissa la reine et le prêtre qu'un quart d'heure ensemble. La
reine devint grosse, et le roi voulut faire pendre le prêtre.
— Mon Dieu ! dit la princesse, je vois où cola mène : ce conte
est trop commun ; je vous dirai même qu'il alarme ma pudeur.
CHAPITRE IX. 507
Contez-moi quelque fable bien vraie, bien avérée, et bien morale,
dont je n'aie jamais entendu parler, pour achever de me former
l'esprit et le cœur, comme dit le professeur égyptien Linro K
— Eu voici une, madame, dit le beau serpent, qui est des plus
authentiques.
(( II y avait trois prophètes, tous trois également ambitieux et
dégoûtés de leur état. Leur folie était de vouloir être rois : car il
n'y a qu'un pas du rang de prophète à celui de monarque, et
l'homme aspire toujours à monter tous les degrés de l'échelle de
la fortune. D'ailleurs leurs goûts, leurs plaisirs, étaient absolu-
ment différents. Le premier prêchait admirablement ses frères
assemblés, qui lui battaient des mains; le second était fou de la
musique, et le troisième aimait passionnément les filles. L'ange
Ithuriel vint se présenter à eux, un jour qu'ils étaient à table, et
qu'ils s'entretenaient des douceurs de la royauté.
« Le Maître des choses, leur dit l'ange, m'envoie vers vous pour
« récompenser votre vertu. A'on-seulement vous serez rois, mais
« vous satisferez continuellement vos passions dominantes. Vous,
« premier prophète, je vous fais roi d'Ég\'pte, et vous tiendrez
«toujours votre conseil, qui applaudira à votre éloquence et à
« votre sagesse ; vous, second prophète, vous régnerez sur la Perse,
« et vous entendrez continuellement une musique divine : et vous,
«troisième prophète, je vous fais roi de l'Inde, et je vous donne
« une maîtresse charmante, qui ne vous quittera jamais. »
« Celui qui eut l'Egypte en partage commença par assembler
son conseil privé, qui n'était composé que de deux cents sages.
Il leur fit, selon l'étiquette, un long discours, qui fut très-applaudi,
et le monarque goûta la douce satisfaction de s'enivrer de louanges
qui n'étaient corrompues par aucune flatterie.
« Le conseil des affaires étrangères succéda au conseil privé.
Il fut beaucoup plus nombreux ; et un nouveau discours reçut
encore plus d'éloges. Il en fut de même des autres conseils. Il n'y
eut pas un moment de relâche aux plaisirs et à la gloire du pro-
phète roi d'Egypte. Le bruit de son éloquence remplit toute la
terre,
« Le prophète roi de Perse commença par se faire donner un
opéra italien dont les chœurs étaient chantés par quinze cents
châtrés. Leurs voix lui remuaient l'àme jusqu'à la moelle des os,
où elle réside. A cet opéra en succédait un autre, et à ce second
un troisième, sans interruption.
1. Anagi-amme de Rolin (Rollin) : voyez la note 2 de la page 69.
508 LE TAUREAU BLANC.
« Le roi de l'Inde s'enferma avec sa maîtresse, et goûta une
volupté parfaite avec elle. Il regardait comme le souverain bon-
heur la nécessité de la caresser toujours, et il plaignait le triste
sort de ses deux confrères, dont l'un était réduit à tenir toujours
son conseil, et l'autre à être toujours à l'opéra.
(( Chacun d'eux, au hout de quelques jours, entendit par la
fenêtre des bûcherons qui sortaient d'un cabaret pour aller couper
du bois dans la forêt voisine, et qui tenaient sous le bras leurs
douces amies dont ils pouvaient changer à volonté. Nos rois
prièrent Ithuriel de vouloir bien intercéder pour eux auprès du
Maître des choses, et de les faire bûcherons,
— Je ne sais pas, interrompit la tendre Amaside, si le Maître
des choses leur accorda leur requête, et je ne m'en soucie guère ;
mais je sais bien que je ne demanderais rien à personne si j'étais
enfermée tête à tête avec mon amant, avec mon cher Nabucho-
donosor, »
Les voûtes du palais retentirent de ce grand nom. D'abord
Amaside n'avait prononcé que Na, ensuite Nabu, puis Nabucho;
mais, à la fin, la passion l'emporta ; elle prononça le nom fatal
tout entier, malgré le serment qu'elle avait fait au roi son père.
Toutes les dames du palais répétèrent Nabuchodonosor, et le
malin corbeau ne manqua pas d'en aller avertir le roi. Le visage
d'Amasis, roi de Tanis, fut troublé, parce que son cœur était plein
de trouble. Et voilà comment le serpent, qui était le plus prudent
et le plus subtil des animaux, faisait toujours du mal aux femmes
en croyant bien faire.
Or Amasis en courroux envoya sur-le-champ chercher sa fille
Amaside ])ar douze de ses alguazils, qui sont toujours prêts à
exécuter toutes les barbaries que le roi commande, et qui disent
pour raison : « Nous sommes payés pour cela. »
CHAPITRE X.
COMMKNT ON VOILIT COIPER LE COL' A LA PRINCESSE,
ET COMMENT ON NE LE LU Cni PA POINT.
Dès que la princesse fut arrivée toute tremblante au camp du
roi son père, il lui dit : « Ma fille, vous savez qu'on fait mourir
toutes les princesses qui désobéissent au roi leur père, sans quoi
un royaume ne pourrait être bien gouverné. Je vous avais défendu
de proférer le nom de voire anu\nl Nabuchodonosor, mon en-
ClIAl'ITHJ-: \. 309
uemi mortel, qui m'avait dcitroué, il y a bientôt sept ans, et quia
disparu de la terre. Vous avez choisi à sa place un taureau blanc,
et vous avez crié Nabuchodonosor ! 11 est juste que je vous coupe
le cou. ))
La princesse lui répondit : « Mon père, soit fait selon votre
volonté; mais donnez-moi du temps pour pleurer ma virginité.
— Cela est juste, dit le roi Amasis ; c"est une loi établie chez
tous les princes éclairés et prudents. Je vous donne toute la jour-
née pour pleurer votre virginité, puisque vous dites que vous
lavez. Demain, qui est le huitième jour de mon campement, je
ferai avaler le taureau blanc par le poisson, et je vous couperai
le cou à neuf heures du matin. »
La belle Amaside alla donc pleurer le long du Ml, avec ses
dames du palais, tout ce qui lui restait de virginité. Le sage
Mambrès réfléchissait à côté d'elle, et comptait les heures et les
moments. « Eh bien ! mon cher Mambrès, lui dit-elle, vous avez
changé les eaux du Ml en sang, selon la coutume, et vous ne
pouvez changer le cœur d'Amasis mon père, roi de Tanis ! Vous
souffrirez qu'il me coupe le cou demain à neuf heures du matin!
— Cela dépendra, répondit le réfléchissant Mambrès, de la
diligence de mes courriers. »
Le lendemain, dès que les ombres des obélisques et des pyra-
mides marquèrent sur la terre la neuvième heure du jour, on lia
le taureau blanc pour le jeter au poisson de Jouas, et on apporta
au roi son grand sabre. « Hélas : hélas ! disait Nabuchodonosor
dans le fond de son cœur, moi, le roi, je suis bœuf depuis près de
sept ans, et à peine j'ai retrouvé ma maîtresse qu'on me fait
manger par un poisson. »
Jamais le sage Mambrès n'avait fait des réflexions si profondes.
Il était absorbé dans ses tristes pensées, lorsqu'il vit de loin tout
ce qu'il attendait. Une foule innombrable approchait. Les trois
figures d'Isis, d'Osiris, et dHorus, unies ensemble, avançaient
portées sur un brancard d'or et de pierreries par cent sénateurs
de Memphis, et précédées de cent filles jouant du sistre sacré.
Quatre mille prêtres, la tête rasée et couronnée de fleurs, étaient
montés chacun sur un hippopotame. Plus loin paraissaient dans
la même pompe la brebis de Thèbes, le chien deBubaste, le chat
de Phœbé, le crocodile d'Arsiuoé, le bouc de Mendès, et tous les
dieux inférieurs de l'Egypte, qui venaient rendre hommage au
grand bœuf, au grand dieu Apis, aussi puissant qulsis, Osiris, et
Horus, réunis ensemble.
Au milieu de tous ces demi-dieux, quarante prêtres portaient
510 LE TAUREAU BLANC.
une énorme corbeille remplie d'ognons sacrés, qui n'étaient pas
tout à fait des dieux, mais qui leur ressemblaient beaucoup.
Aux deux côtés de cette file de dieux suivis d'un peuple innom-
brable marchaient quarante mille guerriers, le casque en tète, le
cimeterre sur la cuisse gauche, le carquois sur l'épaule, Tare à la
main.
Tous les prêtres chantaient en chœur, avec une harmonie qui
élevait l'àme et qui l'attendrissait :
Notre bœuf est au louibeau,
Nous en aurons un plus beau.
Et, à chaque pause, on entendait résonner les sistres, les
castagnettes, les tambours de basque, les psaltérions, les corne-
muses, les harpes, et les sambuques.
CHAPITRE XI.
COMMENT LA PRINCESSE ÉPOUSA S0\ BOEIF.
Amasis, roi de Tanis, surpris de ce spectacle, ne coupa point
le cou à sa fille : il remit son cimeterre dans son fourreau. Mam-
brès lui dit : « (irand roi! l'ordre des choses est changé; il faut
que Votre Majesté donne l'exemple. 0 roi ! déliez vous-même
promptement le taureau blanc, et soyez le premier à l'adorer. »
Amasis obéit, et se prosterna avec tout son peuple. Le grand prêtre
de Memphis présenta au nouveau bœuf Apis la première poignée
de foin. La princesse Amaside attachait à ses belles cornes des
festons de roses, d'anémones, de renoncules, de tulipes, d'œillets,
et dhyacinlhes. Elle prenait la liberté de le baiser, mais avec un
profond respect. Les prêtres jonchaient de palmes et de fleurs le
chemin par lequel on le conduisait à Memphis; et le sage Mam-
brès, faisant toujours ses réflexions, disait tout bas à son ami le
serpent : » Daniel a changé cet homme en bd'iif, et j'ai changé
ce bœ'uf en dieu. »
On s'en retournait à Memphis dans le même ordre. Le roi de
Tanis, tout confus, suivait la marche. Mambrès, l'air serein et
recueilli, était à son coté. La vieille sui\ail tout émerveillée; elle
était accompagnée du serpent, du chien, de l'ânesse, du corbeau,
de la colombe, et du bouc émissaire. Le grand poisson remontait
le Ml. Daniel, É/échiel, et Jéréniic, transformés en pies, fermaient
la marclie.
CIIAI'ITKE XI. oll
Quand on lut arrivé aux ironlièrcs du royaume, qui n'étaient
pas fort loin, le roi Amasis prit con^é du bœuf Apis, et dit à sa
fille : '( Ma fille, retournons dans nos États, afin que je vous y
coupe le cou, ainsi qu'il a été résolu dans mon cœur royal, parce
que vous avez prononcé le nom de JNabucliodonosor, mon ennemi,
qui m'avait détrôné il y a sept ans. Lorsqu'un père a juré de
couper le cou à sa fille, il faut qu'il accomplisse son serment,
sans quoi il est précipité pour jamais dans les enfers, et je ne
veux pas me damner pour l'amour de vous. »
La belle princesse répondit en ces mots au roi Amasis : « Mon
cher père, allez couper le cou à qui vous voudrez; mais ce ne sera
pas à moi. Je suis sur les terres d'Isis, d'Osiris, d'Horus, et d'Apis;
je ne quitterai point mon beau taureau blanc; je le baiserai tout
le long du chemin, jusqu'à ce que j'aie vu son apothéose dans la
grande écurie de la sainte ville de Memphis : c'est une faiblesse
pardonnable à une fille bien née. »
A peine eut-elle prononcé ces paroles que le bœuf Apis s'écria :
« Ma chère Amaside, je l'aimerai toute ma vie! » C'était pour la
première fois qu'on avait entendu parler Apis en Egypte depuis
quarante mille ans qu'on l'adorait. Le serpent et l'ànesse s'écriè-
rent : « Les sept années sont accomplies ! » et les trois pies répé-
tèrent * « Les sept années sont accomplies! » Tous les prêtres
d'Egypte levèrent les mains au ciel. On vit tout d'un coup le dieu
perdre ses deux jambes de derrière; ses deux jambes de devant
se changèrent en deux jambes humaines ; deux beaux bras char-
nus, musculeux et blancs, sortirent de ses épaules; son mufle de
taureau fit place au visage d'un héros charmant; il redevint le
plus bel homme de la terre, et dit : « J'aime mieux être l'amant
d'Amaside que dieu. Je suis -\abuchodonosor, roi des rois. »
Cette nouvelle métamorphose étonna tout le monde, hors le
réfléchissant Mambrès ; mais, ce qui ne surprit personne, c'est
que -Xabuchodouosor épousa sur-le-champ la belle Amaside en
présence de cette grande assemblée.
Il conserva le royaume de Tanis à son beau-père, et fit de belles
fondations pour l'ànesse, le serpent, le chien, la colombe, et même
pour le corbeau, les trois pies et le gros poisson : montrant à tout
l'univers qu'il savait pardonner comme triompher. La vieille eut
une grosse pension. Le bouc émissaire fut envoyé pour un jour
dans le désert, afin que tous les péchés passés fussent expiés; après
quoi on lui donna douze chèvres pour sa récompense. Le sage
Mambrès retourna dans son palais faire des réflexions. Nabucho-
donosor, après l'avoir embrassé, gouverna tranquillement le
512 LE TAUREAU BLANC.
royaume de Memphis, celui de Babylone, de Damas, de Balbec,
de Tyr, la Syrie, l'Asie Mineure, la Scytliie, les contrées de Cliiras,
de Mosok, du Tubal, de Madaï, de Gog, de Magog, de Javaii, la
Sogdiane, la Bactriane, les Indes, et les Iles.
Les peuples de cette vaste monarchie criaient tous les matins :
«Vive le grand Nabucliodonosor, roi des rois, qui n'est plus bœuf! »
Et depuis ce fut une coutume dans Babylone que toutes les fois
que le souverain, ayant été grossièrement trompé par ses satrapes,
ou par ses mages, ou par ses trésoriers, ou par ses femmes, recon-
naissait enfin ses erreurs, et corrigeait sa mauvaise conduite, tout
le peuple criait à sa porte : « Vive notre grand roi, qui n'est plus
bœuf! »
FIN DE L HISTOIRE DU TAUREAU BLANC.
ÉLOGE HISTORIQUE
DE LA RAISON
PROXONCli DA^S UNE ACADÉMIE DE PROVINCE
PAR M. DE CHAMBON.
(4774)
Érasme fit, au xvr siècle, Téloge de la Folie, Vous m'or-
donnez de vous faire l'éloge de la Raison. Cette Raison n'est fêtée
eu effet tout au plus que deux cents ans après son ennemie, sou-
vent beaucoup plus tard ; et il y a des nations chez lesquelles on
ne l'a point encore vue.
Elle était si inconnue chez nous du temps de nos druides
quelle n'avait pas même de nom dans notre langue. César ne
l'apporta ni en Suisse, ni à Autun, ni à Paris, qui n'était alors
qu'un hameau de pêcheurs, et lui-même ne la connut guère.
Il avait tant de grandes qualités que la Raison ne put trouver
de place dans la foule. Ce magnanime insensé sortit de notre pays
dévasté pour aller dévaster le sien, et pour se faire donner vingt-
trois coups de poignard par vingt-trois autres illustres enragés
qui ne le valaient pas à beaucoup près.
Le Sicambre Clodvich ou Clovis vint environ cinq cents
années après exterminer une partie de notre nation, et subjuguer
l'autre. On n'entendit parler de raison ni dans son armée ni
dans nos malheureux petits villages, si ce n'est de la raison du
plus fort.
Nous croupîmes longtemps dans cette horrible et avilissante
barbarie. Les croisades ne nous en tirèrent pas. Ce fut à la fois
la fohe la plus universelle, la plus atroce, la plus ridicule et la
plus malheureuse. L'abominable folie de la guerre civile et sacrée
qui extermina tant de gens de la langue de oc et de la langue
21. — Romans, 33
514 ÉLOGE HISTORIQUE DE LA RAISON.
de otP succéda à ces croisades lointaines. La Raison n'avait garde
de se trouver là. Alors la Politique régnait à Home; elle avait pour
ministres ses deux sœurs, la Fourberie et l'Avarice. On voyait
l'Ignorance, le Fanatisme, la Fureur, courir sous ses ordres dans
l'Europe ; la Pauvreté les suivait partout ; la Raison se cachait
dans un puits avec la Vérité sa fille. Personne ne savait où était
ce puits; et, si l'on s'en était douté, on y serait descendu pour
égorger la fille et la mère.
Après que les Turcs eurent pris Constantinople et redoublé les
malheurs épouvantables de l'Europe, deux ou trois Grecs-, en
s'enfuyant, tombèrent dans ce puits, ou plutôt dans cette caverne,
demi-morts de fatigue, de faim et de peur.
La Raison les reçut avec humanité, leur donna à manger sans
distinction de viandes : chose qu'ils n'avaient jamais connue à
Constantinople. Ils reçurent d'elle quelques instructions en petit
nombre : car la Raison n'est pas prolixe. Elle leur fit jurer qu'ils
ne découvriraient pas le lieu de sa retraite. Ils partirent, et arri-
vèrent, après bien des courses, à la cour de Charles-Quint et de
François I".
On les y reçut comme des jongleurs qui venaient faire des
tours de souplesse pour amuser l'oisiveté des courtisans et des
dames dans les intervalles de leurs rendez-vous. Les ministres
daignèrent les regarder dans les moments de relâche qu'ils pou-
vaient donner au torrent des afiaires. Ils furent même accueillis
par l'empereur et par le roi de France, qui jetèrent sur eux un
coup d'oeil en passant, lorsqu'ils allaient chez leurs maîtresses.
Mais ils firent plus de fruit dans de petites villes où ils trouvèrent
de bons bourgeois, qui avaient encore, je ne sais comment, quelque
lueur de sens commun.
Ces faibles lueurs s'éteignirent dans toute l'Europe parmi les
guerres civiles qui la désolèrent. Deux ou trois étincelles de raison
ne pouvaient pas éclairer le monde au milieu des torches ardentes
et des bûchers que le fanatisme alluma peudanttant d'années. La
Raison et sa fille se cachèrent plus que jamais.
Les disciples de leurs premiers apôtres se turent, excepté quel-
ques-uns que furent assez inconsidérés pour prêcher la raison
déraisonnablement et à contre-temps: il leur en coûta la vie
comme à Socrate ; mais personne n'y fit attention' . Rien n'est si
1. C'osl-à-dirc tant tic gens du •^ud cl du iiurd do la Loire.
'2. Les Lascaris.
3. Etienne Uolet, Vanini, etc.
ÉLOGE HISTORIQUE DE LA RAISON. oWi
désagréable que d'être pendu obscurément. On fut occupé si long-
temps des Saint-Barlliélemy, des massacres d'Irlande, des écha-
fauds de la Hongrie, des assassinats des rois, qu'on n'avait ni assez
de temps ni assez de liberté d'esprit pour penser aux menus crimes
et aux calamités secrètes qui inondaient le monde d'un bout à
l'autre.
La Raison, informée de ce qui se passait par quelques exilés
qui se réfugièrent dans sa retraite, fut toucbée de pitié, quoi-
qu'elle ne passe pas pour être fort tendre. Sa fille, qui est plus
bardie qu'elle, l'encouragea à voir le monde, et à tàcber de le
guérir. Elles parurent, elles parlèrent ; mais elles trouvèrent tant
de méchants intéressés a les contredire, tant d'imbéciles aux
gages de ces mécbants, tant d'indifférents uniquement occupés
d'eux-mêmes et du moment présent, qui ne s'embarrassaient
ni d'elles ni de leurs ennemis, qu'elles regagnèrent sagement
leur asile.
Cependant quelques semences des fruits qu'elles portent tou-
jours avec elles, et qu'elles avaient répandues, germèrent sur la
terre, et même sans pourir *,
Eniin il y a quelque temps qu'il leur prit envie d'aller à Rome
en pèlerinage, déguisées et cachant leur nom, de peur de l'Inqui-
sition. Dès qu'elles furent arrivées, elles s'adressèrent au cuisi-
nier du pape Ganganelli, Clément XIV. Elles savaient que c'était
le cuisinier de Rome le moins occupé. On peut dire même qu'il
était, après vos confesseurs, messieurs, l'homme le plus désœuvré
de sa profession.
Ce bonhomme, après avoir donné aux deux pèlerines un dîner
presque aussi frugal que celui du pape, les introduisit chez Sa
Sainteté, qu'elles trouvèrent lisant les Pensées de Marc-Aurèle. Le
pape reconnut les masques, les embrassa cordialement, malgré
l'étiquette. « Mesdames, leur dit-il, si j'avais pu imaginer que vous
fussiez sur la terre, je vous aurais fait la première visite. »
Après les compbments, on parla d'affaires. Dès le lendemain,
Ganganelli abolit la bulle In cœna Domini, l'un des plus grands
monuments de la folie humaine, qui avait si longtemps outragé
tous les potentats'". Le surlendemain, il prit la résolution de détruire
la compagnie^ de Garasse, de Guignard, de Garnet, de Busem-
1. Voyez la note 2 de la page 339.
2. Tous les ans, le jeudi saint, on publiait à Rome la bulle In cœna Domini
(voyez tome XVIII, page 42). Clément XIV supprima cette publication.
3. Le bref de Clément \IV qui prononce la dissolution de la société des jésuites
est du 21 juillet 1773. Une bulle de Pie VII, du 7 auguste 1814, l'a rétablie.
516 ÉLOGE HISTORIOUE DE LA RAISON.
baum, de Malagrida, de Paulian, de Patoiiillet, de Nonotte ; et
l'Europe battit des mains. Le surlendemain, il diminua les impôts^
dont le peuple se [plaignait. Il encouragea l'agriculture et tous
les arts ; il se fit aimer de tous ceux qui passaient pour les ennemis
de sa place. On eût dit alors dans Rome qu'il n'y avait qu'une
nation et qu'une loi dans le monde.
Les deux pèlerines, très-étonnées et très-satisfaites, prirent
congé du pape, qui leur fit présent non d'agnus et de reliques,
mais d'une bonne chaise de poste pour continuer leur voyage. La
Raison et la Vérité n'avaient pas été jusque-là dans l'habitude
d'avoir leurs aises.
Elles visitèrent toute l'Italie, et furent surprises d'y trouver,
au lieu du machiavélisme, une émulation entre les princes et les
républiques, depuis Parme jusqu'à Turin, à qui rendrait ses sujets
plus gens de bien, plus riches, et plus heureux.
« Ma fille, disait la Raison à la Vérité, voici, je crois, notre
règne qui pourrait bien commencer à advenir après notre longue
prison. Il faut que quelques-uns des prophètes qui sont venus
nous visiter dans notre puits aient été bien puissants en paroles et
en œuvres, pour changer ainsi la face de la terre. Vous voyez que
tout vient tard ; il fallait passer par les ténèbres de l'ignorance et
du mensonge avant de rentrer dans votre palais de lumière, dont
vous avez été chassée avec moi pendant tant de siècles. Il nous
arrivera ce qui est arrivé à la Nature : elle a été couverte d'un
méchant voile, et toute défigurée pendant des siècles innom-
brables. A la fin il est venu un Galilée, un Copernic, un Newton,
qui l'ont montrée presque nue, et qui en ont rendu les hommes
amoureux. »
En conversant ainsi, elles arrivèrent à Venise. Ce qu'elles y
considérèrent avec le plus d'attention, ce fut un procurateur de
Saint-Marc, qui tenait une grande paire de ciseaux devant une
table toute couverte de grilles, de becs, et déplumes noires.
« Ah! s'écria la Raison, Dieu me pardonne, illustrissimo signore,
je crois que voilà une de mes paires de ciseaux que j'avais
apportés dans mon puits, lorsque je m'y réfugiai avec ma fille!
Comment Votre Excellence les a-t-elle eus, et qu'en faites-vous?
— lllustrissima signora, lui répondit le procurateur, il se peut
que les ciseaux aient appartenu autrefois à \ otre Excellence ; mais
ce fut un nommé Fra-Paolo ' qui nous les apporta il y a longtemps,
1. Piclro Sarpi, dit Fra-Paolo, historien (1552-1023), défendit sa patrie contre
les prétentions du sainl-siégc. Son Histoire du concile de Trente est célèbre. (G. A.)
ÉLOGE HISTORIQUE DE LA RAISON. 517
et nous nous en servons pour couper les griffes de l'Inquisition,
que vous voyez étalées sur cette table.
« Ces plumes noires appartenaient à des harpies qui venaient
manger le dîner de la république ; nous leur rognons tous les
jours les ongles et le bout du bec. Sans cette précaution elles
auraient fini par tout avaler : il ne serait rien resté pour les sages
grands, ni pour les prer/adi, ni pour les citadins.
« Si vous passez par la France, vous trouverez peut-être à
Paris votre autre paire de ciseaux chez un ministre espagnol ^ qui
s'en servait au même usage que nous dans son pays, et qui sera
un jour béni du genre humain. »
Les voyageuses, après avoir assisté à l'opéra vénitien, partirent
pour l'Allemagne. Elles virent avec satisfaction ce pays, qui du
temps de Charlemagne n'était qu'une forêt immense entrecoupée
de marais, maintenant couvert de villes florissantes et tran-
quilles ; ce pays, peuplé de souverains autrefois barbares et
pauvres, devenus tous polis et magnifiques ; ce pays, qui n'avait
eu dans les temps antiques que des sorcières pour prêtres, immo-
lant alors des hommes sur des pierres grossièrement creusées ; ce
pays, qui ensuite avait été inondé de son sang pour savoir au
juste si la chose était in, cum, sub-, ou non; ce pays, qui enfin
recevait dans son sein trois religions ennemies, étonnées de vivre
paisiblement ensemble. « Dieu soit béni! dit la Raison; ces gens-ci
sont venus enfin à moi, à force de démence. » On les introduisit
chez une impératrice^ qui était bien plus que raisonnable, car
elle était bienfaisante. Les pèlerines furent si contentes d'elle
qu'elles ne prirent pas garde à quelques usages qui les choquè-
rent; mais elles furent toutes deux amoureuses de l'empereur
son fils*.
Leur étonnement redoubla quand elles furent en Suède.
« Quoi! disaient-elles, une révolution si difficile, et cependant si
prompte! si périlleuse, et pourtant si paisible M et depuis ce
grand jour pas un seul jour perdu sans faire du bien, et tout
cela dans l'âge qui est si rarement celui de la raison ! Que nous
1. Le comte d'Aranda (D. Pierre-Paul Abarca de Bolea), ministre espagnol do
1765 à 1775, ambassadeur en France de 1775 à 1784, mort en 1794. Voltaire lui
avait donné, en 1770, un article dans ses Questions sur l'Encyclopédie ; voyez
tome XVII, page 344.
2. Question de la consubstantialité.
3. Marie-Thérèse. 1 '"•'
4. Joseph 11.
5. Coup d'État de Gustave III, en 1772.
518 ÉLOGE HISTORIQUE DE LA RAISON.
avons bien fait de sortir de notre cache quand ce grand événe-
ment saisissait d'admiration l'Europe entière! »
De là elles passèrent vite par la Pologne, « Ah ! ma mère,
quel contraste! s'écria la Vérité. Il me prend envie de regagner
mon puits. Voilà ce que c'est que d'avoir écrasé toujours la por-
tion du genre humain la plus utile, et d'avoir traité les cultiva-
teurs plus mal qu'ils ne traitent leurs animaux de labourage. Ce
chaos de l'anarchie ne pouvait se débrouiller autrement que par
une ruine : on l'avait assez clairement prédite. Je plains un
monarque vertueux, sage, et humain ^ ; et j'ose espérer qu'il sera
heureux, puisque les autres rois commencent à l'être, et que vos
lumières se communiquent de proche en proche.
« Allons voir, continua-t-elle, un changement plus favorable
et plus surprenant. Allons dans cette immense région hyperborée
qui était si barbare il y a quatre-vingts ans, et qui est aujourd'hui
si éclairée et si invincible. Allons contempler celle- qui a achevé
le miracle d'une création nouvelle... » Elles y coururent, et
avouèrent qu'on ne leur en avait pas assez dit.
Elles ne cessaient d'admirer combien le monde était changé
depuis quelques années. Elles en concluaient que peut-être un
jour le Chili et les Terres Australes seraient le centre de la poli-
tesse et du bon goût, et qu'il faudrait aller au pôle antarctique
pour apprendre à vivre.
Quand elles furent en Angleterre, la Vérité dit à sa mère:
« Il me semble que le bonheur de cette nation n'est point fait
comme celui des autres; elle a été plus folle, plus fanatique,
plus cruelle, et plus malheureuse qu'aucune de celles que je
connais; et la voilà qui s'est fait un gouvernement unique, dans
lequel on a conservé tout ce que la monarchie a d'utile, et tout
ce qu'une république a de nécessaire. Elle est supérieure dans
la guerre, dans les lois, dans les arts, dans le commerce, Je la
vois seulement embarrassée de l'Amérique septentrionale ', qu'elle
a conquise à un bout de l'univers, et des plus belles provinces
de l'Inde, subjuguées à l'autre bout. Gomment portera-t-elle ces
deux fardeaux de sa félicité?
— Le poids est lourd, dit la lîaison ; mais, pour peu qu'elle
m'écoute, elle trouvera des leviers qui le rendront très-léger. »
1. Stanislas-Aiiprustc, roi en 17()i, et sous le rogne duquel eut lieu, en 1795,
le partage de la Pologne.
2. L'impératrice Catherine II, avec qui Voltaire était en correspondance.
'.i. Boston, l'année précédenlc (1773), venait de donner le signal de Tinsur-
rection.
ÉLOGE HISTORIQUE DE LA RAISON. ol9
Enfin la Raison et la Vérité passèrent parla France: elles y
avaient déjà fait quelques apparitions, et en avaient été chassées.
« Vous souvient-il, disait la Vérité à sa mère, de l'extrême
envie que nous eûmes de nous établir chez les Français dans les
beaux jours de Louis XIV? Mais les querelles impertinentes des
jésuites et des jansénistes nous lirent enfuir bientôt. Les plaintes
continuelles des peuples ne nous rappelèrent pas. J'entends à
présent les acclamations de vingt millions d'hommes qui bénis-
sent le ciel. Les uns disent: « Cet avènement est d'autant plus
« joyeux que nous n'en payons pas la joie^ » Les autres crient:
« Le luxe n'est que vanité. Les doubles emplois, les dépenses
« superflues, les profits excessifs, vont être retranchés » ; et ils
ont raison. « Tout impôt va être aboli » ; et ils ont tort, car il
faut que chaque particulier paye pour le bonheur général.
« Les lois vont être uniformes. » Rien n'est plus à désirer;
mais rien n'est plus difficile. « On va répartir aux indigents qui
« travaillent, et surtout aux pauvres officiers, les biens immenses
« de certains oisifs qui ont fait vœu de pauvreté. Ces gens de
" main-morte n'auront plus eux-mêmes des esclaves de main-
« morte. Ou ne verra plus des huissiers de moines chasser de la
u maison paternelle des orphelins réduits à la mendicité, pour
u enrichir de leurs dépouilles un couvent jouissant des droits
« seigneuriaux, qui sont les droits des anciens conquérants. On
(i ne verra plus des familles entières demandant vainement l'au-
« mône à la porte de ce couvent qui les dépouille. » Plût à
Dieu! rien n'est plus digne d'un roi. Le roi de Sardaigne a détruit
chez lui cet abus abominable. Fasse le ciel que cet abus soit
exterminé en France!
« JN'entendez-vous pas, ma mère, toutes ces voix qui disent :
a Les mariages de cent mille familles utiles à l'État ne seront
« plus réputés concubinages; et les enfants ne seront plus décla-
u rés bâtards par la loi? » La nature, la justice, et vous, ma mère,
tout demande sur ce grand objet un règlement sage qui soit
compatible avec le repos de l'État et avec les droits de tous les
hommes.
« On rendra la profession de soldat si honorable que l'on
« ne sera plus tenté de déserter. » La chose est possible, mais
délicate.
1. Louis XVI, dès le mois de mai 1774, rendit une ordonnance par laquelle
il faisait remise du droit de joyeux avènement.
On appelait ainsi certaines impositions extraordinaires qui se percevaient à
l'avènement d'un roi, (B.)
520 ÉLOGE HISTORIQUE DE LA RAISON.
<( Les petites fautes ne seront point punies comme de grands
u crimes, parce qu'il faut de la proportion à tout. Une loi bar-
(( bare S obscurément énoncée, mal interprétée, ne fera plus périr
« sous des barres de fer et dans les flammes des enfants indis-
(( crets et imprudents, comme s'ils avaient assassiné leurs pères
(( et leurs mères. » Ce devrait être le premier axiome de la jus-
tice criminelle.
(( Les biens d'un père de famille ne seront plus confisqués,
« parce que les enfants ne doivent point mourir de faim pour les
<( fautes de leur père, et que le roi n'a nul besoin de cette misé-
« rable confiscation. » A merveille! et cela est digne de la magna-
nimité du souverain.
(c La torture, inventée autrefois par les voleurs de grands
« chemins pour forcer les volés à découvrir leurs trésors, et
« employée aujourd'hui chez un petit nombre de nations pour
c( sauver le coupable robuste, et pour perdre l'innocent faible de
« corps et d'esprit, ne sera plus en usage que dans les crimes de
« lèse-société au premier chef, et seulement pouravoirirévélation
(( des complices. Mais ces crimes ne se commettront jamais. »
On ne peut mieux.
« Voilà les vœux que j'entends faire partout ; et j'écrirai
tous ces grands changements dans mes annales, moi qui suis
la Vérité.
« J'entends encore proférer autour de moi, dans tous les tribu-
naux, ces paroles remarquables : « Nous ne citerons plus jamais
(( les deux puissances, parce qu'il ne peut en exister qu'une :
« celle du roi ou de la loi dans une monarchie ; celle de la nation
(( dans une république. La puissance divine est d'une nature si
« diiïérente et si supérieure ([u'elle ne doit pas être compromise
« par un mélange profane avec les lois humaines. L'infini ne
« peut se joindre au fini, Grégoire VII fut le premier qui osa
« appeler l'infini à son secours dans ses guerres jusqu'alors
((inouïes contre Henri IV, empereur trop fini; j'entends trop
(( borné. Ces guerres ont ensanglanté l'Europe bien longtemps ;
« mais enfin on a séparé ces deux êtres vénérables qui n'ont rien
(( de commun, et c'est le seul moyen d'être en paix. »
« Ces discours, que tiennent tous les ministres des lois, me
1. L'rdil, do Louis XIV, de déconibro 10(>G, contre les blasphémateurs, sur
lequel fut l)!is(!'c la condamnation de La Barre; voyez dans les Mélanges,
année l'dC), la Helation de la mort du chevalier de La Barre; et dans la Cor-
respondance, la note des éditeurs de Kchl sur la lettre du roi de Prusse, du
7 auguste 17(56.
ÉLOGE HISTORIQUE DE LA RAISON. 521
paraissent bien forts. Je sais qu'on ne reconnaît deux puissances
ni à la Chine, ni dans l'Inde, ni en Perse, ni à Constanlinople,
dI à Moscou, ni à Londres, etc.. Mais je m'en rapporte à vous,
ma mère. Je n'écrirai rien que ce que vous aurez dicté. »
La Raison lui répondit : « Ma fille, vous sentez bien que je
désire à peu près les mêmes choses et bien d'autres. Tout cela
demande du temps et de la réflexion. J'ai toujours été très-con-
tente quand, dans mes chagrins, j'ai obtenu une partie des sou-
lagements que je voulais. Je suis aujourd'hui trop heureuse.
« Vous souvenez-vous du temps où presque tous les rois de la
terre, étant dans une profonde paix, s'amusaient à jouer aux
énigmes : et où la belle reine de Saba venait proposer tête à tête
des logogriphes à Salomon ?
— Oui, ma mère; c'était un bon temps, mais il n'a pas duré.
— Eh bien! reprit la mère, celui-ci est infiniment meilleur.
On ne songeait alors qu'à montrer un peu d'esprit; et je vois que
depuis dix à douze ans on s'est appliqué dans l'Europe aux arts
et aux vertus nécessaires, qui adoucissent l'amertume de la vie.
Il semble en général qu'on se soit donné le mot pour penser plus
solidement qu'on n'avait fait pendant des milliers de siècles.
Vous, qui n'avez jamais pu mentir, dites-moi quel temps vous
auriez choisi ou préféré au temps où nous sommes pour vous
habituer en France.
— J'ai la réputation, répondit la fille, d'aimer à dire des choses
assez dures aux gens chez qui je me trouve, et vous savez que j'y
ai toujours été forcée; mais j'avoue que je n'ai que du bien à
dire du temps présent, en dépit de tant d'auteurs qui ne louent
que le passé.
(( Je dois instruire la postérité que c'est dans cet âge que les
hommes ont appris à se garantir d'une maladie affreuse et mor-
telle, en se la donnant moins funeste ^ ; à rendre la vie à ceux
qui la perdent dans les eaux - ; à gouverner et à braver le ton-
nerre ^ ; à suppléer au point fixe qu'on désire en vain d'occident
L Louis XVI, peu après son avènement au trône, se fit inoculer, ainsi que
ses frères le comte de Provence, depuis Louis XVIII, et le comte d'Artois , depuis
Charles X (voyez tome XV, le chapitre sli du Précis du Siècle de Louis XV]. L'ino-
culation fut alors tellement en vogue que les inoeulateurs ne pouvaient suffire
au nombre de ceux qui les appelaient.
2. C'est à Philippe-Xicolas Fia, né en 1721, mort en 1799, que l'on doit l'éta-
blissement des secours pour les noyés.
3. L'invention des paratonnerres est de Benjamin Franklin, qui se trouvait à
Paris quand Voltaire y vint en 1778; voyez, dans le tome I*^, la Vie de Voltaire,.
par Condorcet.
522 ÉLOGE HISTORIQUE DE LA RAISON.
en orient i. On a fait plus en morale : on a osé demander justice
aux lois contre des lois qui avaient condamné la vertu au sup-
plice; et cette justice a été quelquefois obtenue. Enfin on a osé
prononcer le mot de tolérance.
— Eh Lien ! ma chère fille, jouissons de ces beaux jours ; res-
tons ici, s'ils durent; et, si les orages surviennent, retournons
dans notre puits. »
1. Je crois que Voltaire fait allusion ici au problème de la précession des
équinoxes, résolu par d'Alembert. (G. A.) — Voyez, du reste, pour compléter cet
Éloge historique de la Raison, les deux derniers chapitres du Précis du Siècle
de Louis XV, tome XV.
FIN DE L ELOGE DE LA RAISON.
HISTOIRE DE JENNI
OL"
L'ATHÉE ET LE SAGE
PAR M. SHERLOC
TRADUIT PAR M. DE LA CAILLE i
(ITTS)
CHAPITRE I.
Vous me demandez, monsieur, quelques détails sur notre ami
le respectable Freind, et sur son étrange fils. Le loisir dont je jouis
enfin après la retraite de milord Peterborough me permet de
vous satisfaire. Vous serez aussi étonné que je l'ai été, et vous
partagerez tous mes sentiments.
Vous n'avez guère vu ce jeune et malheureux Jenni, ce fils
unique de Freind, que son père mena avec lui en Espagne lors-
qu'il était chapelain de notre armée, en 1705. Vous partîtes pour
Alep avant que milord assiégeât Barcelone; mais vous avez raison
de me dire que Jenni était de la figure la plus aimable et la plus
engageante, et qu'il annonçait du courage et de l'esprit. Rien
n'est plus vrai ; on ne pouvait le voir sans l'aimer. Son père lavait
d'abord destiné à l'Église; mais le jeune homme ayant marqué
de la répugnance pour cet état, qui demande tant d'art, de ména-
1. « Nous n'avons cru devoir faire aucune remarque sur cet ouvrage, par des
raisons que devineront sans peine ceux qui connaissent le but que l'auteur avait
en récrivant. « Ainsi s'exprime Condorcet dans Uédition de Kehl. L'Histoire de
Jenni est dirigée contre les doctrines des encyclopédistes, doctrines propres à
Condorcet lui-même.
524 HISTOIRE DE JENNI.
gement, et de finesse, ce père sage aurait cru faire un crime et
une sottise de forcer la nature.
Jenni n'avait pas encore vingt ans. Il voulut absolument servir
en volontaire à l'attaque du Mont-Joui, que nous emportâmes, et
où le prince de Hesse fut tué. Notre pauvre Jenni, blessé, fut
prisonnier et mené dans la ville. Voici un récit très-fidèle de ce
qui lui arriva depuis l'attaque de Mont-Joui jusqu'à la prise de
Barcelone. Cette relation est d'une Catalane un peu trop libre et
trop naïve; de tels écrits ne vont point jusqu'au cœur du sage.
Je pris cette relation chez elle lorsque j'entrai dans Barcelone ta
la suite de milord Peterborougli. Vous la lirez sans scandale
comme un portrait fidèle des mœurs du pays.
AVENTURE d'lN JEUNE ANGLAIS NOMMÉ JENM, ÉCRITE DE LA MAIN
DE DONA LAS NALGAS.
Lorsqu'on nous dit que les mêmes sauvages qui étaient venus,
par l'air, d'une île inconnue nous prendre Gibraltar, venaient
assiéger notre belle ville de Barcelone, nous commençâmes par
faire des neuvaines à la sainte Vierge de Manrèze': ce qui est
assurément la meilleure manière de se défendre.
Ce peuple, qui venait nous attaquer de si loin, s'appelle d'un
nom qu'il est difficile de prononcer, car c'est Enf/lish. Notre révé-
rend père inquisiteur don Jeronimo Bueno Caracucarador prêcha
contre ces brigands. Il lança contre eux une excommunication
majeure dans Notre-Dame d'EIpino-. Il nous assura que les En-
glish avaient des queues de singes, des pattes d'ours, et des têtes
de perroquets; qu'à la vérité ils parlaient quelquefois comme les
hommes, mais qu'ils sifflaient presque toujours; que de plus ils
étaient notoirement hérétiques; que la sainte Vierge, qui est très-
favorable aux autres pécheurs et pécheresses, ne pardonnait
jamais aux hérétiques, et que par conséquent ils seraient tous
infailliblement exterminés, surtout s'ils se présentaient devant le
RIont-Joui. A peine avait-il fini son sermon que nous apprîmes
que le Mont-Joui était pris d'assaut.
Le soir, on nous conta qu'à cet assaut nous avions blessé un
jeune English, et qu'il était entre nos mains. On cria dans toute
la ville : vitloria, vittoria, et on fit des illuminations,
La dona Boca Vermeja, qui avait l'honneur d'être maîtresse
1. Mani'(''/o est, uik^ villi; à onze lieues de Barcelone.
2. Titre de la calhédiaie de Barcelone.
CHAPITRE I 525
du révérend père inquisiteur, eut une extrême envie de voir
comment un animal english et liérétique était fait. C'était mon
intime amie : j'étais aussi curieuse qu'elle. Mais il fallut attendre
qu'il fût guéri de sa blessure; ce qui ne tarda pas.
Nous sûmes bientôt après qu'il devait prendre les bains chez
mon cousin germain Elvob, le baigneur, qui est, comme on sait,
le meilleur chirurgien de la ville. L'impatience de voir ce monstre
redoubla dans mon amie Boca Vermeja. Nous n'eûmes point de
cesse, point de repos, nous n'en donnâmes point à mon cousin
le baigneur, jusqu'à ce qu'il nous eût cachées dans une petite
garde-robe, derrière une jalousie par laquelle on voyait la bai-
gnoire. Nous y entrâmes sur la pointe du pied, sans faire aucun
bruit, sans parler, sans oser respirer, précisément dans le temps
que l'English sortait de l'eau. Son visage n'était pas tourné vers
nous ; il ôta un petit bonnet sous lequel étaient renoués ses che-
veux blonds, qui descendirent en grosses boucles sur la plus belle
chute de reins que j'aie vue de ma vie; ses bras, ses cuisses, ses
jambes, me parurent d'un charnu, d'un fini, d'une élégance qui
approche, à mon gré, l'Apollon du Belvédère de Bome, dont la
copie est chez mon oncle le sculpteur.
Dona Boca Vermeja était extasiée de surprise et d'enchante-
ment. J'étais saisie comme elle; je ne pus m'empécher de dire :
Oh! che hermoso muchachoK' Ces paroles, qui m'échappèrent, firent
tourner le jeune homme. Ce fut bien pis alors; nous vîmes le
visage d'Adonis sur le corps d'un jeune Hercule-. Il s'en fallut
peu que dona Boca Vermeja ne tombât à la renverse, et moi aussi.
Ses yeux s'allumèrent et se couvrirent d'une légère rosée, à travers
laquelle on entrevoyait des traits de flamme. Je ne sais ce qui
arriva aux miens.
Quand elle fut revenue à elle : « Saint Jacques, me dit-elle, et
sainte Vierge ! est-ce ainsi que sont faits les hérétiques? Eh ! qu'on
nous a trompées ! »
Nous sortîmes le plus tard que nous pûmes. Boca Vermeja fut
bientôt éprise du plus violent amour pour le monstre hérétique.
Elle est plus belle que moi, je l'avoue; et j'avoue aussi que je me
sentis doublement jalouse. Je lui représentai qu'elle se damnait
en trahissant le révérend père inquisiteur don Jeronimo Bueno
Caracucarador pour un English. a Ah! ma chère Las Nalgas, me
dit-elle (car Las Nalgas est mon nom), je trahirais iMelchisedech
1. H Ohl quel beau garçon! »
'2. Voyez la note 2 de la loage 372.
526 HISTOIRE DE JENNL
pour ce beau jeune homme. » Elle n'y manqua pas, et, puis-
qu'il faut tout dire, je donnai secrètement plus de la dîme des
offrandes.
Un des familiers de l'Inquisition, qui entendait quatre messes
par jour pour obtenir de Notre-Dame de Manrcze la destruction
des English, fut instruit de nos actes de dévotion. Le révérend
P. donCaracucarador nous donna le fouet à toutes deux. Il fit saisir
notre cher English par vingt-quatre alguazils de la sainte Her-
mandad. Jenni en tua cinq, et fut pris par les dix-neuf qui res-
taient. On le fit reposer dans un caveau bien frais. Il fut destiné
à être brûlé le dimanche suivant en cérémonie, orné d'un grand
san-benito et d'un bonnet en pain de sucre, en l'honneur de notre
Sauveur et de la vierge Marie sa mère. Don Caracucarador pré-
para un beau sermon ; mais il ne put le prononcer, car le
dimanche même la ville fut prise à quatre heures du matin.
Ici finit le récit de dona Las Nalgas. C'était une femme qui
ne manquait pas d'un certain esprit que les Espagnols appellent
agudezza.
CHAPITRE II.
SUITE DES AVENTURES DU JEUNE ANGLAIS JENNI ET DE CELLES DE MON-
SIEUn SON PÈr.E, docteur en théologie, MEMIiRE DU PARLEMENT ET
DE LA SOCIi:TE RCVALE.
Vous savez quelle admirable conduite tint le comte de Peter-
borough dès qu'il fut maître de Barcelone; comme il empêcha
le pillage; avec quelle sagacité prompte il mit ordre à tout; comme
il arracha la duchesse de Popoli des mains de quelques soldats
allemands ivres, qui la volaient et qui la violaient. Mais vous
peindrez-vous bien la surprise, la douleur, l'anéantissement, la
colère, les larmes, les transports de notre ami Freind, quand il
apprit que Jenni était dans les cachots du saint-office, et que son
bûcher était préparé? Vous savez que les têtes les plus froides
sont les plus animées dans les grandes occasions. Vous eussiez vu
ce père, que vous avez connu si grave et si imperturbable, voler
à l'antre de l'Inquisition i)Ius vite que nos chevaux de race ne
courent à Nevvnuu'ivet. Cinquante soldats, qui le suivaient hors
d'haleine, étaient toujours à deux cents pas de lui. Il arrive, il
entre dans la caverne. Quel moment! que de pleurs et que de
joie! Vingt victimes destinées à la même cérémonie que Jenni
CHAPITRE II. 527
sont délivrées. Tous ces prisonniers s'arment; tous se joignent à
nos soldats; ils démolissent le saint-office en dix minutes et
déjeunent sur ses ruines avec le vin et les jambons des inqui-
siteurs.
Au milieu de ce fracas, et des fanfares, et des tambours, et du
retentissement de quatre cents canons qui annonçaient notre
victoire à la Catalogne, notre ami Freind avait repris la tranquil-
lité que vous lui connaissez. Il était calme comme lair dans un
beau jour après un orage. Il élevait à Dieu un cœur aussi serein que
son visage, lorsqu'il vit sortir du soupirail d'une cave un spectre
noir en surplis, qui se jeta à ses pieds et qui lui criait miséricorde.
« Qui es-tu? lui dit notre ami ; viens-tu de l'enfer?
— A peu près, répondit l'autre ; je suis don Jeronimo Bueno
Caracucarador, inquisiteur pour la foi ; je vous demande très-
bumblement pardon d'avoir voulu cuire monsieur votre fils en
place publique: je le prenais pour un juif.
— Eb! quand il serait juif, répondit notre ami avec son sang-
froid ordinaire, vous sied-il bien, monsieur Caracucarador, de
cuire des gens parce qu'ils sont descendus d'une race qui habi-
tait autrefois un petit canton pierreux tout près du désert de Syrie?
Que vous importe qu'un homme ait un prépuce ou qu'il n'en ait
pas, et qu'il fasse sa pàque dans la pleine lune rousse, ou le
dimanche d'après? Cet homme est juif, donc il faut que je le
brûle, et tout son bien m'appartient : voilà un très-mauvais
argument ; on ne raisonne point ainsi dans la Société royale de
Londres.
« Savez-vous bien, monsieur Caracucarador, que Jésus-Christ
était juif, qu'il naquit, vécut, et mourut juif; qu'il fit sa pâque en
juif dans la pleine lune ; que tous ses apôtres étaient juifs; qu'ils
allèrent dans le temple juif après son malheur, comme il est dit
expressément ; que les quinze premiers évêques secrets de Jéru-
salem étaient juifs*? Mon fils ne l'est pas, il est anglican : quelle
idée vous a passé par la tête de le brûler ? »
L'inquisiteur Caracucarador, épouvanté de la science de
M. Freind, et toujours prosterné à ses pieds, lui dit : « Hélas!
nous ne savions rien de tout cela dans l'université de Salamanque.
Pardon, encore une fois; mais la véritable raison est que mon-
sieur votre fils m'a pris ma maîtresse Boca Vcrmeja.
— Ah ! s'il vous a pris votre maîtresse, repartit Freind, c'est
autre chose : il ne faut jamais prendre le bien d'autrui. Il n'y a
1. Voyez tome XX, page 593.
528 HISTOIRE DE JENNI.
pourtant pas là une raison suffisante, comme dit Leibnitz, pour
brûler un jeune homme : il faut proportionner les peines aux
délits. Vous autres, chrétiens de delà la mer britannique en tirant
vers le sud, vous avez plus tôt fait cuire un de vos frères, soit le
conseiller Anne Dubourg, soit Michel Servet, soit tous ceux qui
furent ards sous Philippe 11 surnommé le Discret, que nous ne
faisons rôtir un roasl-beef à Londres. Mais qu'on m'aille cher-
cher M'^'' Boca Vermeja, et que je sache d'elle la vérité. »
Boca Vermeja fut amenée pleurante, et embellie par ses larmes
comme c'est l'usage. « Est-il vrai, mademoiselle, que vous aimiez
tendrement don Garacucarador, et que mon fils Jenni vous ait
prise à force ?
— A force! monsieur l'Anglais! c'était assurément du meilleur
de mon cœur. Je n'ai jamais rien vu de si beau et de si aimable
que monsieur votre fils ; et je vous trouve bien heureux d'être
son père. C'est moi qui lui ai fait toutes les avances; il les mérite
bien : je le suivrai jusqu'au bout du monde, si le monde a un
bout. J'ai toujours, dans le fond de mon âme, détesté ce vilain
inquisiteur; il m'a fouettée presque jusqu'au sang, moi et M"" Las
Nalgas. Si vous voulez me rendre la vie douce, vous ferez pendre
ce scélérat de moine à ma fenêtre, tandis que je jurerai à mon-
sieur votre fils un amour éternel : heureuse >i je pouvais jamais
lui donner un fils qui vous ressemble! »
En elfet, pendant que Boca Vermeja prononçait ces paroles
naïves, milord Peterborough envoyait chercher l'inquisiteur Gara-
cucarador pour le faire pendre. Vous ne serez pas surpris quand
je vous dirai que M. Freind s'y opposa fortement. (( Que votre
juste colère, dit-il, respecte votre générosité: il ne faut jamais
faire mourir un iiomme que quand la chose est absolument néces-
saire pour le salut du prochain. Les Espagnols diraient que les
Anglais sont des barbares qui tuent tous les prêtres qu'ils rencon-
trent. Cela pourrait faire grand tort à monsieur l'archiduc, pour
lequel vous venez de prendre Barcelone. Je suis assez content
que mon fils soit sauvé, et que ce coquin de moine soit hors
d'état d'exercer ses fonctions inquisitorialcs. » Enfin le sage et
charitable Freind en dit tant que milord se contenta de faire
fouetter Garacucarador, comme ce misérable avait fouetté miss
Boca Vermeja et miss Las ^algas.
Tant de clémence toucha le cœur des Catalans. Ceux qui avaient
été délivrés des cachots de l'Inquisition conçurent que notre reli-
gion valait infiniment mieux que la leur. Ils demandèrent presque
tous à être reçus dans l'Église anglicane ; et même quelques bâche-
CHAPITRE III. 5S9
liers de l'université de Salamanque, qui se trouvaient dans Barce-
lone, voulurent être éclairés. La plupart le furent bientôt. II n'y
en eut qu'un seul, nommé don Inigo y Medroso y Comodios
y Papalamiendo, qui fut un peu rétif.
Voici le précis de la dispute honnête que notre cher ami Freind
et le bachelier don Papalamiendo eurent ensemble en présence
de milord Peterborough. On appela cette conversation familière
le dialogue des Mais. Vous verrez aisément pourquoi, en le lisant.
CHAPITRE III.
PRÉCIS DE LA CONTROVERSE DES MAIS ENTRE M. FREIND ET DON INIGO Y
MEDROSO Y COMODIOS Y PAPALAMIENDO, BACHELIER DE SALAMANQUE.
LE BACHELIER.
Mais, monsieur, malgré toutes les belles choses que vous venez
de me dire, vous m'avouerez que votre Église anglicane, si res-
pectable, n'existait pas avant don Luther et avant don Oeco-
lampade. Vous êtes tout nouveau, donc vous n'êtes pas de la
maison.
FREIXD.
C'est comme si on me disait que je ne suis pas le petit-fils de
mon grand-père, parce qu'un collatéral, demeurant en Italie,
s'était emparé de son testament et de mes titres. Je les ai heureuse-
ment retrouvés, et il est clair que je suis le petit-fils de mon
grand-père. Nous sommes, vous et moi, de la même famille, à cela
près que nous autres Anglais nous lisons le testament de notre
grand-père dans notre propre langue, et qu'il vous est défendu
de le lire dans la vôtre. Vous êtes esclaves d'un étranger, et nous
ne sommes soumis qu'à notre raison.
LE BACHELIER.
Mais si votre raison vous égare?.... car enfin vous ne croyez
point à notre université de Salamanque, laquelle a déclaré l'in-
faillibilité du pape, et son droit incontestable sur le passé, le
présent, le futur, et le paulo-post-futur.
FREIXD.
Hélas ! les apôtres n'y croyaient pas non plus. Il est écrit que
ce Pierre, qui renia son maître Jésus, fut sévèrement tancé par
Paul. Je n'examine point ici lequel des deux avait tort ; ils l'avaient
peut-être tous deux, comme il arrive dans presque toutes les que-
relles ; mais enfin il n'y a pas un seul endroit dans les Actes des
21. — Romans. 34
530 HISTOIRE DE JENNI.
apôtres où Pierre soit regardé comme le maître de ses com-
pagnons et du paulo-post-futur.
LE BACHELIER.
Mais certainement saint Pierre fat archevêque de Ronre, car
Sanchez nous enseigne que ce grand homme y arriva du temps
de Néron, et qu'ilyoccupa le trône archiépiscopal pendant vingt-
cinq ans sous ce même Néron, qui n'en régna que treize. De plus
il est de foi, et c'est don GrillandusS le prototype de l'Inquisition,
qui l'affirme (car nous ne lisons jamais la sainte Bihk), il est de foi,
dis-je, que saint Pierre était à Rome une certaine année; car il
date une de ses lettres de Bahylone ; car, puisque Bahylone est
visiblement l'anagramme de Rome, il est clair que le pape est
de droit divin le maître de toute la terre ; car, de plus, tous
les licenciés de Salamanquc ont démontré que Simon Vertu-Dieu,
premier sorcier, conseiller d'État de l'empereur Néron, envoya
faire des compliments par son chien à saint Simon Barjone, autre-
ment dit saint Pierre, dès qu'il fut à Rome; que saint Pierre,
n'étant pas moins poli, envoya aussi son chien complimenter
Simon Vertu-Dieu; qu'ensuite ils jouèrent à qui ressusciterait le
plus tôt un cousin germain de Néron -; que Simon Vertu-Dieu
ne ressuscita son mort qu'à moitié, et que Simon Barjone gagna
la partie en ressuscitant le cousin tout à fait ; que Vertu-Dieu
voulut avoir sa revanche en volant dans les airs comme saint
Dédale, et que saint Pierre lui cassa les deux jambes eu le faisant
tomber. C'est pourquoi saint Pierre reçut la couronne du martyre,
la tête en bas et les jambes en haut': donc il est démontré a poste-
riori que notre saint-père le pape doit régner sur tous ceux qui
ont des couronnes sur la tête, et qu'il est le maître du passé, du
présent, et de tous les futurs du monde.
FREIND.
Il est clair que toutes ces choses arrivèrent dans le temps où
Hercule, d'un tour de jnain, sépara les deux montagnes, Calpé et
Abila, et passa le détroit de Gibrahar dans son go])cIet^; mais ce
n'est pas sur ces histoires, tout authentiques qu'elles sont, que
nous fondons notre religion : c'est sur l'Évangile.
\. Panl Grillandus (boau nom iiour un inquisiieur, dii Vollairo, l(inic WII,
note 1, p. 34U) est auteur d'un Traclatus de hœrelicis et sortileoiis, Lyon, 153G, in-8".
2. Voyez tome XI, pasc 224. •
3. Toute cette histoire est racontée par Abdias, Marcel et Hégùsippe; Eusèbc
en rapporte une partie. {Note de Voltaire.) — Voyez la ndation de Marcel, dtxns
la Collection d'anciens évangiles {Mélamjes, «nnée ITOîi).
4. Voyez, dans les Mélamjes, année 17G0, les Adorateurs.
CHAPITRE III. 531
LE BACHELIER.
Mais, monsieur, sur quels endroits de l'Évangile? Car j'ai lu
une partie de cet Évangile dans nos cahiers de théologie. Est-ce
sur l'ange descendu des nuées pour annoncer à Marie qu'elle sera
engrossée par le Saint-Esprit? Est-ce sur le voyage des trois rois
et d'une étoile? sur le massacre de tous les enfants du pays? sur
la peine que prit le diable d'emporter Dieu dans le désert, au
faîte du temple et à la cime d'une montagne, dont on découvrait
tous les royaumes de la terre? sur le miracle de Teau changée
en vin à une noce de village? sur le miracle de deux mille cochons
que le diable noya dans un lac par ordre de Jésus? sur...
FREIXD.
Monsieur, nous respectons toutes ces choses, parce qu'elles
sont dans l'Évangile, et nous n'en parlons jamais, parce qu'elles
sont trop au-dessus de la faible raison humaine.
LE BACHELIER.
Mais on dit que vous n'appelez jamais la sainte Vierge mère
de Dieu.
FREIXD.
Nous la révérons, nous la chérissons; mais nous croyons
qu'elle se soucie peu des titres qu'on lui donne ici-bas. Elle n'est
jamais nommée mère de Dieu dans l'Évangile. Il y eut une grande
dispute, en 431, à un concile d'Éphèse, pour savoir si Marie était
théotocos, et si, Jésus-Christ étant Dieu à la fois et fils de Marie, il
se pouvait que Marie fût à la fois fille de Dieu le Père, et mère de
Dieu le Fils, qui ne font qu'un Dieu. Nous n'entrons point dans ces
querelles d'Éphèse, et la Société royale de Londres ne s'en mêle pas,
LE BACHELIER.
Mais, monsieur, vous me donnez là du théotocos! qu'est-ce
que théotocos, s'il vous plaît?
FREIND.
Cela signifie mère de Dieu, Quoi! vous» êtes bachelier de Sala-
manque, et vous ne savez pas le grec?
LE BACHELIER.
Mais le grec, le grec ! de quoi cela peut-il servir à un Espa-
gnol? Mais, monsieur, croyez-vous que Jésus ait une nature, une
personne et une volonté? ou deux natures, deux personnes, et
deux volontés? ou une volonté, une nature, et deux personnes?
ou deux volontés, deux personnes, et une nature? ou...
FREIND.
Ce sont encore les afî'aires d'Éphèse ; cela ne nous importe en
rien.
532 HISTOIRE DE JENNI.
LE BACHELIER,
Mais qu'est-ce donc qui vous iin})orte? Pensez-vous qu'il n'y
ait que trois personnes en Dieu, ou qu'il y ait trois dieux en une
personne? La seconde personne procède-t-elle de la première per-
sonne, et la troisième procède-t-elle des deux autres, ou de la
seconde intrinsecus, ou de la première seulement? Le Fils a-t-il
tous les attributs du Père, excepté la paternité? et cette troisième
personne vient-elle par infusion, ou par identification, ou par
spiration?
FREIND,
L'Évangile n'agite pas cette question, et jamais saint Jean
n'écrit le nom de Trinité.
LE BACHELIER.
Mais vous me parlez toujours de l'Évangile, et jamais de saint
Bonaventure, ni d'Albert le Grand, ni de Tambourini, ni de Gril-
landus, ni d'Escobar.
FREIND.
C'est que je ne suis ni dominicain, ni cordelier, ni jésuite ; je
me contente d'être chrétien.
LE BACHELIER.
Mais si vous êtes chrétien, dites-moi, en conscience, croyez-
vous que le reste des hommes soit damné éternellement?
FREIND.
Ce n'est point à moi à mesurer la justice de Dieu et sa miséri-
corde,
LE BACHELIER,
Mais enfin, si vous êtes chrétien, que croyez-vous donc?
FREIND.
Je crois, avec Jésus-Christ, qu'il faut aimer Dieu et sou pro-
chain, pardonner les injures et réparer ses torts. Croyez-moi,
adorez Dieu, soyez juste et bienfaisant: voilà tout l'homme. Ce
sont là les maximes de Jésus. Elles sont si vraies qu'aucun légis-
lateur, aucun philosophe n'a jamais eu d'autres principes avant
lui, et qu'il est impossible qu'il y en ait d'autres. Ces vérités
n'ont jamais eu et ne peuvent avoir pour adversaires que nos
passions.
LE BACHELIER.
Mais ah! ah! à propos de passions, cst-il vrai que vos évo-
ques, vos prêtres, et vos diacres, vous êtes tous mariés?
FREIND.
Cela est très-vrai. Saint Joseph, qui passa pour être père de
Jésus, était marié. 11 eut pour (ils Jacques le Mineur, surnommé
' - CHAPITRE III. 533
Oblia, frère de notre Seigneur ; lequel, après la mort de Jésus,
passa sa vie dans le temple. Saint Paul, le grand saint Paul, était
marié.
LE BACHELIER.
Mais Grlllandus et Molina disent le contraire.
FREIXD.
Molina et Grillandus diront tout ce qu'ils voudront, j'aime
mieux croire saint Paul lui-même, car il dit dans sa première
aux Corinthiens i : a N'avons-nous pas le droit de boire et de
manger à vos dépens? N'avons-nous pas le droit de mener avec
nous nos femmes, notre sœur, comme font les autres apôtres et
les frères de notre Seigneur et Céphas? Va-t-on jamais à la guerre
à ses dépens? Quand on a planté une vigne, n'en mange-t-on pas
le fruit? etc. »
LE BACHELIER.
Mais, monsieur, est-il bien vrai que saint Paul ait dit cela?
FREIXD.
Oui, il a dit cela, et il en a dit bien d'autres.
LE BACHELIER.
Mais quoi! ce prodige, cet exemple de la grâce efficace!...
FREIND.
Il est vrai, monsieur, que sa conversion était un grand pro-
dige. J'avoue que, suivant les Actes des apôtres, il avait été le
plus cruel satellite des ennemis de Jésus. Les Actes disent qu'il
servit à lapider saint Etienne ; il dit lui-même que, quand les
Juifs faisaient mourir un suivant de Jésus, c'était lui qui portait
la sentence, detuH sententiam -. J'avoue qu'Abdias, son disciple, et
Jules Africain, son traducteur, l'accusent aussi d'avoir fait mourir
Jacques Oblia, frère de notre Seigneur ^; mais ses fureurs ren-
dent sa conversion plus admirable, et ne l'ont pas empêché de
trouver une femme. Il était marié, vous dis-je, comme saint
Clément d'Alexandrie le déclare expressément.
LE BACHELIER.
Mais c'était donc un digne homme, un brave homme que
saint Paul ! Je suis fâché qu'il ait assassiné saint Jacques et saint
Etienne , et fort surpris qu'il ait voyagé au troisième ciel ; mais
poursuivez, je vous prie.
1. Chapitre ix. {Note de Voltaire.)
2. Actes, chapitre xxvi. (Id.)
3. Histoire apostolique d'Aidias. Traduction de Jules Africain, livre YI, page 595
et suiv. {Id.)
534 HISTOIRE DE JENNI.
FREIND.
Saint Pierre, au rapport de saint Clément d'Alex&nd rie, eut
des enfants, et môme on compte parmi eux une sainte Pétronille.
Eusèbe, dans son Histoire de rÈglisc,i\i\, que saint Nicolas, l'un des
premiers disciples, avait une très-belle femme, et que les apôtres
lui reprochèrent d'en être trop occupé, et d'en paraître jaloux...
(i Messieurs, leur dit-il, la prenne qui voudra, je vous la cède^ »
Dans l'économie juive, qui devait durer éternellement, et à
laquelle cependant a succédé l'économie chrétienne, le mariage
était non-seulement permis, mais expressément ordonné aux
prêtres, puisqu'ils devaient être de la même race ; et le célibat
était une espèce d'infamie.
Il faut bien que le célibat ne fût pas regardé comme un état
bien pur et bien honorable par les premiers chrétiens , puisque
parmi les hérétiques anathématisés dans les premiers conciles on
trouve principalement ceux qui s'élevaient contre le mariage des
prêtres, comme saturniens, basilidiens, montanistes, encratistes,
et autres ens et istes-. Voilà pourquoi -la femme d'un saint Gré-
goire de Nazianze accoucha d'un autre saint Grégoire de Nazianze,
et qu'elle eut le bonheur inestimable d'être femme et mère d'un
canonisé, ce qui n'est pas même arrivé à sainte Monique, mère
de saint Augustin.
Voilà pourquoi je pourrais vous nommer autant et plus d'an-
ciens évêques mariés que vous n'avez autrefois eu d'évêques et
(le papes concubinaires, adultères, ou pédérastes: ce qu'on ne
ti'ouve plus aujourd'hui en aucun pays. Voilà pourquoi l'Église
grecque, mère de l'Église latine, veut encore que les curés soient
mariés. Voilà enfin pourquoi, moi qui vous parle, je suis marié,
et j'ai le plus bel enfant du monde.
Et dites-moi, mon cher bachelier, n'avez-vous pas dans votre
Église sept sacrements de compte fait, qui sont tous des signes
visibles d'une chose invisible? Or un bachelier de Salamanque
jouit des agréments du baptême dès qu'il est né; de la confirma-
tion dès qu'il a des culottes ; de la confession dès qu'il a fait
quelques fredaines ; de la communion, quoique un peu dillcrente
de la nôtre, dès qu'il a treize ou quatorze ans; de Tordre quand
il est tondu sur le haut de la tête, et qu'on lui donne un bénéfice
de vingt, ou trente, ou quarante mille piastres de rente; enfin
1. Enscbo, livre III, chapitre xxx. {Note th> VoUaire.)
2. C'est ce qu'on lit dans une édition de 1770 et dans les éditions de Kehl.Une
édition de 1775 porte : «autres ens et iles. » C'est d'après rcrratum, quelquefois
téméraire, de Kohi, que les éditeurs récents ont mis: autres en islos et t'« iles. (B.)
CHAPITRE IV. 53o
de l'extrême-oncliou quand il est malade. Faut-il le priver du
sacrement de mariage quand il se porte bien? surtout après que
Dieu lui-même a marié Adam et Eve; Adam, le premier des
bacheliers du monde, puisqu'il avait la science infuse, selon votre
école ; Eve, la première bachelière, puisqu'elle tàta de l'arbre de
la science avant son mari.
LE BACHELIER.
Mais, s'il est ainsi, je ne dirai plus mais. Voilà qui est fait, je
suis de votre religion : je me fais anglican. Je veux me marier à
une femme honnête qui fera toujours semblant de m'aimer, tant
que je serai jeune, qui aura soin de moi dans ma vieillesse, et
que j'enterrerai proprement si je lui survis: cela vaut mieux que
de cuire des hommes et de déshonorer des filles, comme a fait
mon cousin don Caracucarador, inquisiteur pour la foi.
Tel est le précis fidèle de la conversation qu'eurent ensemble
le docteur Freind et le bachelier don Papalamiendo , nommé
depuis par nous Papa Dexando. Cet entretien curieux fut rédigé
par Jacob Hulf, l'un des secrétaires de milord.
Après cet entretien, le bachelier me tira à part et me dit : a II
faut que cet Anglais, que j"avais cru d"abord anthropophage, soit
un bien bon homme, car il est théologien, et il ne m'a point dit
d'injures.» Je lui appris que M. Freind était tolérant, et qu'il des-
cendait de la fille de Guillaume Penn, le premier des tolérants, et
le fondateur de Philadelphie. « Tolérant et Philadelphie! s'écria-
t-il; je n'avais jamais entendu parler de ces sectes-là. » Je le mis
au fait : il ne pouvait me croire, il pensait être dans un autre
univers, et il avait raison.
CHAPITRE IV.
RF.TOIR A LONDRES; JENM COMIIE.NCE A SE CORROMPRE.
Tandis que notre digne philosophe Freind éclairait ainsi les
Barcelonais, et que son fils Jenni enchantait les Barcelonaises,
milord Peterborough fut perdu dans l'esprit de la reine Anne, et
dans celui de l'archiduc, pour leur avoir donné Barcelone. Les
courtisans lui reprochèrent d'avoir pris cette ville contre toutes
les règles, avec une armée moins forte de moitié que la garnison.
L'archiduc en fut d'abord très-piqué, et l'ami Freind fut obligé
d'imprimer l'apologie du général. Cependant cet archiduc, qui
536 HISTOIRE DE JENNI.
était venu conquérir le royaume d'Espagne, n'avait pas de quoi
payer son ciiocolat. Tout ce que la reine Anne lui avait donné était
dissipé. Montecuculli dit dans ses Mémoires qu'il faut trois choses
pour faire la guerre : 1° de l'argent; 2" de l'argent; 3° de l'argent.
L'archiduc écrivit de Guadalaxara, où il était le 11 auguste 1706,
à milord Peterhorough, une grande lettre signée yo el rey, par
laquelle il le conjurait d'aller sur-le-champ à Gênes lui chercher,
sur son crédit, cent mille livres sterling pour régner \ Voilà donc
notre Sertorius devenu banquier génois de général d'armée. Il
confia sa détresse à l'ami Freind : tous deux allèrent à Gênes; je
les suivis, car vous savez que mon cœur me mène. J'admirai
l'habileté et l'esprit de conciliation de mon ami dans cette affaire
délicate. Je vis qu'un bon esprit peut suffire à tout; notre grand
Locke était médecin : il fut le seul métaphysicien de l'Europe, et
il rétablit les monnaies d'Angleterre.
Freind, en trois jours, trouva les cent mille livres sterling, que
la cour de Charles VI mangea en moins de trois semaines. Après
quoi il fallut que le général, accompagné de son théologien, allât
se justifier à Londres, en plein parlement, d'avoir conquis la
Catalogne contre les règles, et de s'être ruiné pour le service de
la cause commune. L'affaire traîna en longueur et en aigreur,
comme toutes les affaires de parti.
Vous savez que M. Freind avait été député en parlement avant
d'être prêtre, et qu'il est le seul à qui l'on ait permis d'exercer ces
deux fonctions incompatibles. Or, un jour que Freind méditait
un discours qu'il devait prononcer dans la chambre des com-
munes, dont il était un digne membre, on lui annonça une dame
espagnole qui demandait à lui parler pour affaire pressante. C'était
dona Boca Vermeja elle-même. Elle était tout en pleurs ; notre
bon ami lui fit servir à déjeuner. Elle essuya ses larmes, déjeuna,
et lui parla ainsi :
« 11 vous souvient, mon cher monsieur, qu'en allant ù Gênes
vous ordonnâtes à monsieur votre fils Jenni de partir de Barce-
lone pour Londres, et d'aller s'installer dans l'emploi de clerc de
l'échiquier que votre crédit lui a fait obtenir. 11 s'embarqua sur
le Triton avec le jeune bachelier don Papa Dexando, et quelques
autres que vous aviez convertis. Vous jugez bien que je fus du
voyage avec ma bonne amie Las Nalgas. Vous savez que vous
m'avez permis d'aimer monsieur votre fils, et que je l'adore...
]. Elle est imprimi';c dans Tapolo^ic du conile do Petcrborougli, par le doc-
teur Freind, page 113, chez Jonas Bourcr. (Vo/p de Vollaire.)
CIIAPITUn IV. 537
— Moi, mademoiselle! je ne vous ai point permis ce petit com-
merce ; je l'ai toléré : cela est bien différent. Ln bon père ne doit
être ni le tyran de son fils ni son mercure, La fornication
entre deux personnes libres a été peut-être autrefois une espèce
de droit naturel dont Jenni peut jouir avec discrétion sans que
je m'en mêle; je ne le gêne pas plus sur ses maîtresses que sur
son dîner et sur son souper : s'il s'agissait d'un adultère, j'avoue
que je serais plus difficile, parce que l'adultère est un larcin ; mais
pour vous, mademoiselle, qui ne faites tort à personne, je n'ai
rien à vous dire.
— Eh bien ! monsieur, c'est d'adultère qu'il s'agit. Le beau
Jenni m'abandonne pour une jeune mariée qui n'est pas si belle
que moi. Vous sentez bien que c'est une injure atroce.
— Il a tort » , dit alors M. Freind.
Boca Vermeja, en versant quelques larmes, lui conta comment
Jenni avait été jaloux, ou fait semblant d'être jaloux du bachelier;
commeat M""' Clive-Hart, jeune mariée très-effrontée, très-em-
portée, très-masculine, très-méchante, s'était emparée de son
esprit; comment il vivait avec des libertins non craignant Dieu ;
comment enfin il méprisait sa fidèle Boca Vermeja pour la coquine
de Clive-Hart, parce que la Chve-Hart avait une nuance ou deux
de blancheur et d'incarnat au-dessus de la pauvre Boca Vermeja.
« J'examinerai cette affaire-là à loisir, dit le bon Freind ; il faut
que j'aille en parlement pour celle de milord Peterborough. » Il
alla donc en parlement: je l'y entendis prononcer un discours
ferme et serré, sans aucun lieu commun, sans épithète, sans ce
que nous appelons des phrases ; il n'invoquait ^oiut un témoignage,
une loi ; il les attestait, il les citait, il les réclamait ; il ne disait
point qu'on avait surpris la relifjion de la cour en accusant milord
Peterborough d'avoir hasardé les troupes de la reine Anne, parce
que ce n'était pas une affaire de religion ; il ne prodiguait pas à
une conjecture le nom de démonstration ; il ne manquait pas de
respect à l'auguste assemblée du parlement par de fades plaisan-
teries bourgeoises ; il n'appelait pas milord Peterborough son
client, parce que le mot de client signifie un homme de la bour-
geoisie protégé par un sénateur. Freind parlait avec autant de
modestie que de fermeté : on l'écoutait en silence ; on ne l'inter-
rompait qu'en disant : « Hear him, hear hirn: écoutez-le, écou-
tez-le. » La chambre des communes vota qu'on remercierait le
comte de Peterborough au lieu de le condammer. Milord obtint
la même justice de la cour des pairs, et se prépara à repartir
avec son cher Freind pour aller donner le royaume d'Espagne à
538 HISTOIRE DE JENNI.
rarchidiic : ce qui n'arriva pourtant pas, par la raison que rien
n'arrive dans ce monde précisément comme on le veut.
Au sortir du parlement nous n'eûmes rien de plus pressé que
d'aller nous informer delà conduite de Jenni. Nous apprîmes en
effet qu'il menait une vie débordée et crapuleuse avec M""= Clive-
Hart et une troupe de jeunes athées, d'ailleurs gens d'esprit,
à qui leurs débauches avaient persuadé que « l'homme n'a rien
au-dessus de la bête; qu'il naît et meurt comme la bête; qu'ils
sont également formés de terre ; qu'ils retournent également à la
terre ; et qu'il n'y a rien de bon et de sage que de se réjouir dans
ses œuvres, et de vivre avec celle que l'on aime, comme le con-
clut Salomon à la fin de son chapitre troisième du Cohclcth, que
nous nommons Ecdésiaste ».
Ces idées leur étaient principalement insinuées par un nommé
Wirburton ^ méchant garnement très-impudent. J'ai lu quelque
chose des manuscrits de ce fou : Dieu nous préserve de les
voir imprimés un jour! Wirburton prétend que Moïse ne croyait
pas à l'immortalité de l'âme ; et comme en effet Moïse n'en
parla jamais, il en conclut que c'est la seule preuve que sa
mission était divine. Cette conclusion absurde fait malheureuse-
ment conclure que la secte juive était fausse ; les impies en con-
cluent par conséquent que la nôtre, fondée sur la juive, est fausse
aussi, et que cette nôtre, qui est la meilleure de toutes, étant
fausse, toutes les autres sont encore plus fausses; qu'ainsi il n'y a
point de religion. De là quelques gens viennent à conclure qu'il
n'y a point de Dieu ; ajoutez à ces conclusions que ce petit Wir-
burton est un intrigant et un calomniateur. Voyez quel danger!
Un autre fou nommé Necdham, qui est eu secret jésuite, va
bien plus loin. Cet animal, comme vous le savez d'ailleurs, et
comme on vous l'a tant dit-, s'imagine qu'il a créé des anguilles
avec de la farine de seigle et du jus de mouton ; que sur-le-champ
ces anguilles en ont produit d'autres sans accouplement. Aussitôt
nos philosophes décident qu'on peut faire des hommes avec de
la farine de froment et du jus de perdrix, parce qu'ils doivent
avoir une origine plus noble que celle des anguilles ; ils préten-
dent que ces hommes en produiront d'autres incontinent ; qu'ainsi
ce n'est i)oint Dieu qui a fait l'homme; que tout s'est fait de soi-
même ; qu'on peut très-bien se passer de Dieu; (lu'il n'y a point
1. Il n'est pas clinirilc de deviner (jui Voll;iire dési;:iie ici. Il n'a ehanué qu'une
lettre; voyez la note 1 de la paj^e suivante.
2. Voyez ci-dessus, paye 333; cl dans les Mélauries, année 17G8, le chapitre \ui
des Sin(jularilés de la nalure.
CHAPITRE V. 539
de Dieu. Jugez quels ravages le Coheleth mal entendu, et Wirbur-
ton' et Xeedham bien entendus, peuvent faire dans de jeunes
cœurs tout pétris de passions, et qui ne raisonnent que d'après
elles.
Mais, ce qu'il y avait de pis, c'est que Jenni avait des dettes
par-dessus les oreilles ; il les payait d'une étrange façon. Un de
ses créanciers était venu le jour même lui demander cent guinées
pendant que nous étions en parlement. Le beau Jenni, qui
jusque-là paraissait très-doux et très-poli, s'était battu avec lui,
et lui avait donné pour tout payement un bon coup d'épée. On
craignait que le blessé n'en mourût : Jenni allait être mis en
prison et risquait d'être pendu, malgré la protection de milord
Peterborough.
CHAPITRE V.
OX VEUT MARIER JEN.M.
Il VOUS souvient, mon cher ami, delà douleur et de l'indigna-
tion qu'avait ressenties le vénérable Freind quand il apprit que
son clier Jenni était à Barcelone dans les prisons du saint-office;
croyez qu'il fut saisi d'un plus violent transport en apprenant les
déportements de ce malheureux enfant, ses débauches, ses dissi-
pations, sa manière de payer ses créanciers, et son danger d'être
pendu. Mais Freind se contint. C'est une chose étonnante que
l'empire de cet excellent homme sur lui-même. Sa raison com-
mande à son cœur, comme un bon maître à un bon domestique.
Il fait tout à propos, et agit prudemment avec autant de célérité
que les imprudents se déterminent. «Il n'est pas temps, dit-il, de
prêcher Jenni; il faut le tirer du précipice. »
Vous saurez que notre ami avait touché la veille une très-
grosse somme de la succession de George Hubert, son oncle. Il
va chercher lui-même notre grand chirurgien Cheselden^ Nous
le trouvons heureusement, nous allons ensemble chez le créan-
cier blessé. M. Freind fait visiter sa plaie, elle n'était pas mortelle.
i. Warburtoii, évêque de Glocester, auteur d'un livre intitulé la Légation de
Moïse: il en est beaucoup question dans plusieurs ouvrages de M. de Voltaire,
contre qui Warburton a écrit avec ce ton de supériorité que les érudits, qui ne
savent que ce qu'ont pensé les autres, ne manquent jamais de prendre avec les
hommes de génie. (K.)
2. Voyez ce que Voltaire dit de Cheselden, tomes XVIJI. page 404; XX,
page 504; et dans le tome XIV, le chapitre xxxiii du Siècle de Louis XIV.
540 ■ HISTOIRE DE JENNI.
Il donne au patient les cent guinées pour premier appareil, et
cinquante autres en forme de réparation ; il lui demande pardon
pour son fils; il lui exprime sa douleur avec tant de tendresse,
avec tant de vérité, que ce pauvre homme, qui était dans son lit,
l'embrasse en versant des larmes, et veut lui rendre son argent.
Ce spectacle étonnait et attendrissait le jeune M. Cheselden, qui
commence à se faire une grande réputation, et dont le cœur est
aussi bon que son coup d'ceil et sa main sont habiles. J'étais
ému, j'étais hors de moi ; je n'avais jamais tant révéré, tant aimé
notre ami.
Je lui demandai, en retournant à sa maison, s'il ne ferait pas
venir son tils chez lui, s'il ne hii représenterait pas ses fautes.
« Non, dit-il; je veux qu'il les sente avant que je lui eu parle.
Soupons ce soir tous deux ; nous verrons ensemble ce que l'hon-
nêteté m'oblige de faire. Les exemples corrigent bien mieux que
les réprimandes. »
J'allai, en attendant le souper, chez Jenni ; je le trouvai,
comme je pense que tout homme est après son premier crime,
pâle, l'œil égaré, la voix rauque et entrecoupée, l'esprit agité,
répondant de travers à tout ce qu'on lui disait. Enfin je lui appris
ce que son père venait de faire. Il resta immobile, me regarda
fixement, puis se détourna un moment pour verser quelques
larmes. J'en augurai bien; je conçus une grande espérance que
Jenni pourrait être un jour très-honnête homme. J'allais me jeter
à son cou, lorsque M'"'' Clive-Hart entra avec un jeune étourdi de
ses amis, nommé Jîirton.
« Eh bien ! dit la dame en riant, est-il vrai que tu as tué un
homme aujourd'hui? C'était apparemment quelque ennuyeux;
il est bon de délivrer le monde de ces gens-là. Quand il te prendra
envie d'en tuer quelque autre, je te prie de donner la préférence
à mon mari, car il m'ennuie furieusement. »
Je regardais cette femme des pieds jusqu'à la têto. Elle était
belle ; mais elle me parut avoir quelque chose de sinistre dans la
physionomie. Jenni n'osait répondre, et baissait les yeux, parce
que j'étais là. « Qu'as-tu donc, mon ami? lui dit Birton, il semble
que tu aies fait quelque mal-, je viens te romollro Ion péché.
Tiens, voici un petit livre que je viens d'acheter chez Lintot; il
prouve, comme deux et deux font quatre, qu'il n'y a ni Dieu, ni
vice, ni vertu : cela est consolant. Hiivons ensemble. »
A cet étrange discours je me relirai au plus vite. Je fis sentir
discrètement à M. Frcind combien son fils avait besoin de sa pré-
sence et de ses conseils. « Je le conçois comme vous, dit ce bon
CHAPITRE V. 541
père; mais commençous par payer ses dettes.» Toutes furent
acquittées dès le lendemain matin. Jenni vint se jeter à ses pieds.
Croiriez-vous bien que le père ne lui fit aucun reproche? Il l'aban-
donna à sa conscience, et lui dit seulement : <i Mon fils, souvenez-
vous qu'il n'y a point de bonheur sans la Acrtu. »
Ensuite il maria Boca Vermeja avec le bachelier de Catalogne,
pour qui elle avait un penchant secret, malgré les larmes quelle
avait répandues pour Jenni : car tout cela s'accorde merveilleuse-
ment chez les femmes. On dit que c'est dans leurs cœurs que
toutes les contradictions se rassemblent. C'est, sans doute, parce
qu'elles ont été pétries originairement d'une de nos côtes.
Le généreux Freind paya la dot des deux mariés ; il plaça
bien tous ses nouveaux convertis, par la protection de milord
Peterborough : car ce n'est pas assez d'assurer le salut des gens, il
faut les faire vivre.
Ayant dépêché toutes ces bonnes actions avec ce sang-froid
actif qui m'étonnait toujours, il conclut qu'il n'y avait d'autre
parti à prendre pour remettre son iils dans le chemin des hon-
nêtes gens que de le marier avec une personne bien née qui eût
de la beauté, des mœurs, de l'esprit, et même un peu de richesse ;
que c'était le seul moyen de détacher Jenni de cette détestable
Clive-Hart, et des gens perdus qu'il fréquentait.
J'avais entendu parler de W"' Primerose, jeune héritière
élevée par milad y Hervey, sa parente. Milord Peterborough m'in-
troduisit chez milady Ilervey. Je vis miss Primerose, et je jugeai
qu'elle était bien capable de remplir toutes les vues de mon ami
Freind. Jenni, dans sa vie débordée, avait un profond respect
pour son père, et même de la tendresse. Il était touché principa-
lement de ce que son père ne lui faisait aucun reproche de sa
conduite passée. Ses dettes payées sans l'en avertir, des conseils
sages donnés à propos et sans réprimandes, des marques d'amitié
échappées de temps en temps sans aucune familiarité qui eût pu
les avihr: tout cela pénétrait Jenni, né sensible et avec beaucoup
d'esprit. J'avais toutes les raisons de croire que la fureur de ses
désordres céderait aux charmes de Primerose et aux étonnantes
vertus de mon ami.
Milord Peterborough lui-même présenta d'abord le père, et
ensuite Jenni chez milady Hervey. Je remarquai que l'extrême
beauté de Jenni fit d'abord une impression profonde sur le cœur
de Primerose: car je la vis baisser les yeux, les relever, et rougir.
Jenni ne parut que poli, et Primerose avoua à milady Hervey
qu'elle eût bien souhaité que cette politesse fût de l'amour.
542 HISTOIRE DE JliN.NI.
Peu à peu notre heau jeune homme démêla tout le mérite de
cette incomparable fille, quoiqu'il fût subjugué par Tinfàme Clive-
Hart. Il était comme cet Indien invité par un ange à cueillir un
fruit céleste, et retenu par les griffes d'un dragon. Ici le souvenir
de ce que j'ai vu me suffoque. Mes pleurs mouillent mon papier.
Quand j'aurai repris mes sens, je reprendrai le fil de mon
histoire.
CHAPITRE YI.
A^ EN TIRE ÉPOUVANTABLE.
On était prêt à conclure le mariage de la belle Primerose
avec le beau Jenni. Notre ami Freind n'avait jamais goûté une
joie plus pure; je la partageais. Voici comment elle fut changée
en un désastre que je puis à peine comprendre.
La Clive-Hart aimait Jenni en lui faisant continuellement des
infidélités. C'est le sort, dit-on, de toutes les femmes qui, en
méprisant trop la pudeur, ont renoncé ;\ la probité. Elle trahis-
sait surtout son cher Jenni pour son cher Birton et pour un autre
débauché de la môme trempe. Ils vivaient ensemble dans la cra-
pule ; et, ce qui ne se voit peut-être que dans notre nation, c'est
qu'ils avaient tous de l'esprit et de la valeur. Malheureusement
ils n'avaient jamais plus d'esprit que contre Dieu. La maison de
M""= Clive-Hart était le rendez-vous des athées. Encore s'ils avaient
été des athées gens de bien, comme Épicure et Leontium, comme
Lucrèce et Memmius, comme Spinosa, qu'on dit avoir été un des
plus honnêtes hommes de la Hollande; comme Hobbes, si fidèle
à son infortuné monarque Charles I".... Mais!..,.
Quoi qu'il en soit, Clive-Hart, jalouse avec fureur de la tendre
et innocente Primerose, sans être fidèle à Jenni, ne put souffrir
cet heureux mariage. Elle médite une vengeance dont je ne crois
pas qu'il y ait d'exemple dans notre ville de Londres, où nos
pères cependant ont vu tant de crimes de tant d'espèces.
Elle sut que Primerose devait passer devant sa porte en reve-
nant de la Cité, où cette jeune personne était allée faire des
emplettes avec sa femme de cbambre. Elle prend ce temps pour
faire travailler à un petit canal souterrain qui conduisait Teau
dans ses offices.
Le carrosse de Primerose fut obligé, en revenant, de s'arrêter
vis-à-vis cet embarras. La Clive-Hart se présente à elle, la prie de
descendre, de se reposer, d'accepter quelques rafraîchissements,
CHAPITRE VI. o43
en attendant que le chemin soit libre. La Lelle Primerose trem-
blait à cette proposition ; mais Jenni était dans le vestibule. Un
mouvement involontaire, plus fort que la réflexion, la fit descen-
dre. Jenni courait au-devant d'elle, et lui donnait déjà la main.
Elle entre ; le mari de la Clive-Hart était un ivrogne imbécile,
odieux à sa femme autant que soumis, à charge même par ses
complaisances. Il présente d'abord, en balbutiant, des rafraîchis-
sements à la demoiselle qui honore sa maison, il en boit après
elle. La dame Clive-Hart les emporte sur-le-champ, et en fait
présenter d'autres. Pendant ce temps la rue est débarrassée. Pri-
merose remonte en carrosse et rentre chez sa mère.
Au bout d'un quart d'heure elle se plaint d'un mal de cœur
et d'un étourdissement. On croit que ce petit dérangement n'est
que TefTet du mouvement du carrosse ; mais le mal augmente de
moment en moment, et le lendemain elle était à la mort. Nous
courûmes chez elle, M. Freind et moi. Nous trouvâmes cette
charmante créature, pâle, livide, agitée de convulsions, les lèvres
retirées, les yeux tantôt éteints, tantôt étincelants, et toujours
fixes. Des taches noires défiguraient sa belle gorge et son beau
visage. Sa mère était évanouie à côté de son lit. Le secourable
Cheselden prodiguait en vain toutes les ressources de son art. Je
ne vous peindrai point le désespoir de Freind, il était inexpri-
mable. Je vole au logis de la Clive-Hart. J'apprends que son mari
vient de mourir, et que la femme a déserté la maison. Je cherche
Jenni ; on ne le trouve pas. Une servante médit que sa maîtresse
s'est jetée aux pieds de Jenni, et l'a conjuré de ne la pas aban-
donner dans son malheur; qu'elle est partie avec Jenni et Birton,
et qu'on ne sait où elle est allée.
Écrasé de tant de coups si rapides et si multipliés, l'esprit
bouleversé par des soupçons horribles que je chassais et qui reve-
naient, je me traîne dans la maison delà mourante. «Cependant,
me disais-je à moi-même, si cette abominable femme s'est jetée
aux genoux de Jenni, si elle l'a prié d'avoir pitié d'elle, il n'est
donc point complice. Jenni est incapable d'un crime si lâche, si
affreux, qu'il n'a eu nul intérêt, nul motif de commettre, qui le pri-
verait d'une femme adorable etdesa fortune, qui le rendrait exé-
crable au genre humain : faible, il se sera laissé subjuguer par
une malheureuse dont il n'aura pas connu les noirceurs. Il n'a
point vu comme moi Primerose expirante; il n'aurait pas quitté
le chevet de son ht pour suivre l'empoisonneuse de sa femme. »
Dévoré de ces pensées, j'entre en frissonnant chez celle que je
craignais de ne plus trouver en vie : elle retirait ; le vieux Clive-
544 HISTOIRE DE JENNI.
Hart avait succombé en un moment, parce que son corps était
usé par les débauches ; mais la jeune Primerose était soutenue par
un tempérament aussi robuste que son âme était pure. Elle
m'aperçut, et d'une voix tendre elle me demanda où était Jenni.
A ce mot j'avoue qu'un torrent de larmes coula de mes yeux. Je
ne pus lui répoudre. Je ne pus parler au père. Il fallut la laisser
enfin entre les mains fidèles qui la servaient.
Nous allâmes instruire milord de ce désastre. Vous connaissez
son cœur: il est aussi tendre pour ses amis que terrible pour ses
erfnemis. Jamais homme ne fut plus compatissant avec une physio-
nomie plus dure. Il se donna autant de peine pour secourir la
mourante, pour découvrir l'asile de Jenni et de sa scélérate, qu'il
en avait pris pour donner l'Espagne à l'archiduc. Toutes nos
recherches furent inutiles. Je crus que Freind en mourrait. Nous
volions tantôt chez Primerose, dont l'agonie était longue, tantôt
à Rochester, à Douvres, à Portsmouth ; on envoyait des courriers
partout, on était partout, on errait à l'aventure, comme des chiens
de chasse qui ont perdu la voie; et cependant la mère infortunée
de l'infortunée Primerose voyait d'heure en heure mourir sa fille.
Enfin nous apprenons qu'une femme assezjeune et assez belle,
accompagnée de trois jeunes gens et de quelques valets, s'est
embarquée à Newport dans le comté de Pembroke, sur un petit
vaisseau qui était à la rade, plein de contrebandiers, et que ce
bâtiment est parti pour l'Amérique septentrionale.
Freind, à cette nouvelle, poussa un profond soupir ; puis, tout
à coup se recueillant et me serrant la main : a II faut, dit-il, que
j'aille en Amérique. » Je lui répondis en l'admirant et en pleu-
rant: « Je ne vous quitterai pas; mais que pourrez-vous faire?
— Ramener mon fils unique, dit-il, àsa pairie et à la vertu, ou
m'ensevelir auprès de lui. » Nous ne pouvions douter en efl"etaux
indices qu'on nousdonna que ce ne fût Jenni qui s'était embarqué
avec cette horrible femme et Rirton, et les garnements du cortège.
Le bon père, ayant pris son parti, dit adieu â milord Poter-
borough, qui retourna bientôt en Catalogne ; et nous allâmes fréter
à Rrislol un vaisseau pour la rivière de Delaware et pour la baie
de Maryland. Freind conckuiit que ces parages étant au mibcu
des possessions anglaises, il fallait y diriger sa navigation, soit
que son fils fût vers le sud, soit qu'il eût marché vers le septen-
trion. Il se munit d'argent, de lettres de change, et de vivres,
laissant à Londres un domestique affidé, chargé de lui donner
des nouvelles par les vaisseaux qui allaient toutes les semaines
dans le Maryland ou dans la Pensylvanie.
CHAPITRE VII. o45
Nous partîmes ; les gens de l'équipage, en voyant la sérénité
sur le visage de Freind, croyaient que nous faisions un voyage de
plaisir; mais, quand il n'avait que moi pour témoin, ses soupirs
m'expliquaient assez sa douleur profonde. Je m'applaudissais
quelquefois en secret de l'honneur de consoler une si belle ùme.
Un vent d'ouest nous retint longtemps à la hauteur des Sorhn-
gues. Nous fûmes obligés de diriger notre route vers la No'uvelle-
Angleterre. Que d'informations nous fîmes sur toute la côte!
que de temps et de soins perdus! Enfin un vent de nord-est s'étant
levé, nous tournâmes vers Maryland. C'est là qu'on nous dépei-
gnit Jenni, la Chve-Hart, et leurs compagnons.
Ils avaient séjourné sur la côte pendant plus d'un mois, et
avaient étonné toute la colonie par des débauches et des magni-
ficences inconnues jusqu'alors dans cette partie du globe; après
quoi ils étaient disparus, et personne ne savait de leurs nouvelles.
Nous avançâmes dans la baie avec le dessein d'aller jusqu'à
Baltimore prendre de nouvelles informations.
CHAPITRE VII.
CE QUI ARRIVA EN AMÉRIOLE.
Nous trouvâmes dans la route, sur la droite, une habitation
très-bien entendue. C'était une maison basse, commode et propre,
entre une grange spacieuse et une vaste étable, le tout entouré
d'un jardin où croissaient tous les fruits du pays. Cet enclos appar-
tenait à un vieillard qui nous invita à descendre dans sa retraite.
II n'avait pas l'air d'un Anglais, et nous jugeâmes bientôt à son
accent qu'il était étranger. Nous ancrâmes; nous descendîmes;
ce bonhomme nous reçut avec cordialité, et nous donna le meil-
leur repas qu'on puisse faire dans le nouveau monde.
Nous lui insinuâmes discrètement notre désir de savoir à qui
nous avions l'obligation d'être si bien reçus, u Je suis, dit-il, un
de ceux que vous appelez sauvages : je naquis sur une des mon-
tagnes bleues qui bordent cette contrée, et que vous voyez à l'oc-
cident. Un gros vilain serpent à sonnette m'avait mordu dans
mon enfance sur une de ces montagnes ; j'étais abandonné ;
j'allais mourir. Ue père de milord Baltimore d'aujourd'hui me
rencontra, me mit entre les mains de sou médecin, et je lui dus
la vie. Je lui rendis bientôt ce que je lui devais, car je lui sauvai
la sienne dans un combat contre une horde voisine. Il me donna
pour récompense cette habitation, où je vis heureux. »
21. — Romans. 35
346 HISTOIRE DE JENNI.
M. Freine! lui demanda s'il était de la religion du lord Balti-
more. « Moi! dit-il, je suis de la mienne ; pourquoi voudriez-vous
que je fusse de la religion d'un autre liomme? » Cette réponse
courte et énergique nous fit rentrer un peu en nous-mêmes,
« Vous avez donc, lui dis-je, votre dieu et votre loi?
— Oui, nous répondit-il avec une assurance qui n'avait rien de
la fierté ; mon dieu est là », et il montra le ciel ; « ma loi est là-
dedans », et il mit la main sur son cœur. M. Freind fut saisi
d'admiration, et, me serrant la main : (( Cette pure nature, me
dit-il, en sait plus que tous les bacheliers qui ont raisonné avec
nous dans Barcelone, »
Il était pressé d'apprendre, s'il se pouvait, quelque nouvelle
certaine de son fils Jenni, C'était un poids qui l'oppressait. Il
demanda si on n'avait pas entendu parler de cette bande de
jeunes gens qui avaient fait tant de fracas dans les environs,
« Comment! dit le vieillard, si on m'en a parlé! Je les ai vus, je
les ai reçus chez moi, et ils ont été si contents de ma réception
qu'ils sont partis avec une de mes filles. »
Jugez quel fut le frémissement et l'effroi de mon ami à ce
discours. Il ne put s'empêcher de s'écrier dans son premier mou-
vement : (( Quoi! votre fille a été enlevée par mon ûls!
— Bon Anglais, lui repartit le vieillard, ne te fâche point; je
suis très-aise que celui qui est parti de chez moi avec ma fille soit
ton fils, car il est beau, bien fait, et paraît courageux. Il ne m'a point
enlevé ma chère Parouba : car il faut que tu saches que Parouba
est son nom, parce que Parouba est le mien. S'il m'avait pris ma
Parouba, ce serait un vol ; et mes cinq enfants mâles, qui sont à
présent à la chasse dans le voisinage, à quarante ou cinquante
milles d'ici, n'auraient pas souffert cet affront. C'est un grand
péché de voler le bien d'autrui. Ma fille s'en est allée de son plein
gré avec ces jeunes gens; elle a voulu voir le pays : c'est une
petite satisfaction qu'on ne doit pas refuser à une personne de
son âge. Ces voyageurs me la rendront avant qu'il soit un mois;
j'en suis sûr, car ils me l'ont promis. » Ces paroles m'auraient
fait rire, si la douleur où je voyais mon ami plongé n'aAait pas
pénétré mon àme, qui en était tout occupée.
Le soir, tandis que nous étions prêts à partir et à profiter du
vent, arrive un des fils de Parouba tout essoufllé, la pâleur, l'hor-
reur et le désespoir sur le visage. « Qu'as-tu donc, mon 111s?
d'où viens-tu? Je te croyais à la chasse; que t'est-il arrivé? Es-tu
blessé par quelque bête sauvage?
— Non, mon père, je ne suis point blessé, mais je me meurs.
CHAPITRE VH. 547
— Mais d'où viens-tu, encore une fois, mon cher fils?
— De quarante milles d'ici sans m'arrêter; mais je suis
mort. »
Le père, tout tremblant, le fait reposer. On lui donne des res-
taurants; nous nous empressons autour de lui, ses petits frères,
ses petites sœurs, M. Freind, et moi, et nos domestiques. Quand
il eut repris ses sens, il se jeta au cou du bon vieillard Parouba,
« Ah! dit-il en sanglotant, ma sœur Parouba est prisonnière de
guerre, et probablement va être mangée. )>
Le bonhomme Parouba tomba par terre à ces paroles.
M. Freind, qui était père aussi, sentit ses entrailles s'émouvoir.
Enfin Parouba le fils nous apprit qu'une troupe de jeunes Anglais
fort étourdis avaient attaqué par passe-temps des gens de la mon-
tagne bleue. « Ils avaient, dit-il, avec eux une très-belle femme
et sa suiA^ante ; et je ne sais comment ma sœur se trouvait
dans cette compagnie. La belle Anglaise a été tuée et mangée ; ma
sœur a été prise, et sera mangée tout de même. Je viens ici cher-
cher du secours contre les gens de la montagne bleue ; je veux
les tuer, les manger à mon tour, reprendre ma chère sœur, ou
mourir. »
Ce fut alors à M. Freind de s'évanouir; mais l'habitude de se
commander à lui-même le soutint, a Dieu m'a donné un fils, me
dit-il ; il reprendra le fils et le père quand le moment d'exécuter
ses décrets éternels sera venu. Mon ami, je serais tenté de croire
que Dieu agit quelquefois. par une providence particulière, sou-
mise à ses lois générales, puisqu'il punit en Amérique des crimes
commis en Europe, et que la scélérate Clive-Hart est morte
comme elle devait mourir. Peut-être le souverain fabricateur de
tant de mondes aura-t-il arrangé les choses de façon que les
grands forfaits commis dans un globe sont expiés quelquefois
dans ce globe même. Je n'ose le croire, mais je le souhaite; et je
le croirais si cette idée n'était pas contre toutes les règles de la
bonne métaphysique. »
Après des réflexions si tristes sur de si fatales aventures, fort
ordinaires en Amérique, Freind prit son parti incontinent selon
sa coutume. « J'ai un bon vaisseau, dit-il à son hôte, il est bien
approvisionné ; remontons le golfe avec la marée le plus près que
nous pourrons des montagnes bleues. Mon affaire la plus pressée
est à présent de sauver votre fille. Allons vers vos anciens compa-
triotes; vous leur direz que je viens leur apporter le calumet de
la paix, et que je suis le petit-fils de Peun : ce nom seul suffira. »
A ce nom de Penn, si révéré dans toute l'Amérique boréale, le
548 HISTOIRE DE JENNI.
bon Parouba et son fils sentirent les mouvements du plus pro-
fond respect et de la plus clière espérance. Nous nous embar-
quons, nous mettons à la voile, nous abordons en trente-six
heures auprès de Baltimore.
A peine étions-nous à la vue de cette petite place, alors pres-
que déserte, que nous découvrîmes de loin une troupe nombreuse
d'habitants des montagnes bleues qui descendaient dans la plaine,
armés de casse-têtes, de haches, et de ces mousquets que les
Européans leur ont si sottement vendus pour avoir dos pellete-
ries. On entendait déjà leurs hurlements effroyables. D'un autre
côté s'avançaient quatre cavaliers suivis de quelques hommes de
pied. Cette petite troupe nous prit pour des gens de Baltimore
qui venaient les combattre. Les cavaliers courent sur nous à
bride abattue, le sabre à la main. Nos compagnons se préparaient
à les recevoir, M. Freind, ayant regardé fixement les cavaliers,
frissonna un moment; mais, reprenant tout à coup son sang-
froid ordinaire : « Ne bougez, mes amis, nous dit-il d'une voix
attendrie ; laissez-moi agir seul, » Il s'avance en effet seul, sans
armes, à pas lents, vers la troupe. Nous voyons en un moment le
chef abandonner la bride de son cheval, sejeter à terre, et tom-
ber prosterné. Nous poussons un cri d'étonnemeut; nous appro-
chons : c'était Jenni lui-même qui baignait de larmes les pieds
de son père, qu'il embrassait de ses mains tremblantes. Ni l'un
ni l'autre ne pouvait parler. Birton et les deux jeunes cavaliers
qui l'accompagnaient descendirent de cheval. Mais Birton, con-
servant son caractère, lui dit : « Pardieu! notre cher Freind, je
ne t'attendais pas ici. Toi et moi nous sommes faits pour les
aventures ; pardieu! je suis bien aise de te voir. »
Freind, sans daigner lui répondre, se tourna vers l'armée des
montagnes bleues qui s'avançait, 11 marche à elle avec le seul
Parouba, qui lui servait d'interprète, « Compatriotes, leur dit
Parouba, voici le descendant de Penn qui vous apporte le calumet
de la paix. »
A ces mots, le plus ancien du pcui)lc répondit, en élevant les
mains et les yeux au ciel: « Un fils de Penn! que je baise ses
pieds et ses mains, et ses parties sacrées de la génération^ ! Qu'il
puisse faire une longue race de l^enn! que les Penn vivent à
jamais! le grand Penn est notre Manitou, notre dieu. Ce fut
presque le seul des gens d'Europe qui ne nous trompa point, qui
ne s'empara point de nos terres par la force. Il acheta le pays
1. Voyez tome XVII, page ii.
CHAPITRE VII. 549
que nous lui cédâmes; il le paya libéralement; il entretint chez
nous la concorde; il apporta des remèdes pour le peu de mala-
dies que notre commerce avec les gens d'Europe nous communi-
quait ; il nous enseigna des arts que nous ignorions. Jamais nous
ne fumâmes contre lui ni contre ses enfants le calumet de la
guerre ; nous n'avons avec les Penn que le calumet de l'adora-
tion. »
Ayant parlé ainsi au nom de son peuple, il courut en effet
baiser les pieds et les mains de M. Freind ; mais il s'abstint de
parvenir aux parties sacrées dès qu'on lui dit que ce n'était pas
l'usage en Angleterre, et que chaque pays a ses cérémonies.
Freind fit apporter sur-le-champ une trentaine de jambons,
autant de grands pâtés et de poulardes à la daube, deux cents
gros flacons de vin de Pontac qu'on tira du vaisseau; il plaça à
côté de lui le commandant des montagnes bleues. Jenni et ses
compagnons furent du festin; mais Jenni aurait voulu être cent
pieds sous terre. Son père ne lui disait mot ; et ce silence aug-
mentait encore sa honte.
Birton, à qui tout était égal, montrait une gaieté évaporée.
Freind, avant qu'on se mît à manger, dit au bon Parouba : « 11
nous manque ici une personne bien chère, c'est votre fille. » Le
commandant des montagnes bleues la fit venir sur-le-champ ; on
ne lui avait fait aucun outrage ; elle embrassa son père et son
frère, comme si elle fût revenue de la promenade.
Je profitai de la liberté du repas pour demander par quelle
raison les guerriers des montagnes bleues avaient tué et mangé
M"'^ Clive-Hart, et n'avaient rien fait à la fille de Parouba, « C'est
parce que nous sommes justes, répondit le commandant. Cette
fière Anglaise était de la troupe qui nous attaqua ; elle tua un
des nôtres d'un coup de pistolet par derrière. Nous n'avons rien
fait à la Parouba dès que nous avons su qu'elle était la fille d'un
de nos anciens camarades, et qu'elle n'était venue ici que pour
s'amuser: il faut rendre à chacun selon ses œuvres. »
Freind fut touché de cette maxime, mais il représenta que la
coutume de manger des femmes était indigne de si braves gens,
et qu'avec tant de vertu on ne devait pas être anthropophage.
Le chef des montagnes nous demanda alors ce que nous fai-
sions de nos ennemis lorsque nous les avions tués. « Nous les
enterrons, lui répondis-je.
— J'entends, dit-il ; vous les faites manger par les vers. Nous
voulons avoir la préférence ; nos estomacs sont une sépulture
plus honorable. »
330 HISTOIRE DE JENNI.
Birton prit plaisir à soutenir l'opinion des montagnes bleues.
11 dit que la coutume de mettre son prochain au pot ou à la
broche était la plus ancienne et la plus naturelle, puisqu'on
l'avait trouvée établie dans les deux hémisphères; qu'il était par
conséquent démontré que c'était là une idée innée; qu'on avait
été à la chasse aux hommes avant d'aller à la chasse aux bêtes,
par la raison qu'il était bien plus aisé de tuer un homme que de
tuer un loup; que si les Juifs, dans leurs livres si longtemps
ignorés, ont imaginé qu'un nommé Gain tua un nommé Abel, ce
ne put être que pour le manger ; que ces Juifs eux-mêmes avouent
nettement s'être nourris plusieurs fois de chair humaine'; que,
selon les meilleurs historiens, les Juifs dévorèrent les chairs
sanglantes des Romains assassinés par eux en Egypte, en Chypre,
en Asie, dans leurs révoltes contre les empereurs Trajan et Adrien.
Nous lui laissâmes débiter ces dures plaisanteries, dont le
fond pouvait malheureusement être vrai, mais qui n'avaient rien
de l'atticisme grec et de l'urbanité romaine.
Le bon Freind, sans lui répondre, adressa la parole aux gens
du pays, Parouba l'interprétait phrase à phrase. Jamais le grave
Tillotson ne parla avec tant d'énergie; jamais l'insinuant Smal-
ridge- n'eut des grâces si touchantes. Le grand secret est de
démontrer avec éloquence. Il leur démontra donc que ces festins
où l'on se nourrit de la chair de ses semblables sont des repas de
vautours, ot non pas d'hommes; que cette exécrable coutume
inspire une férocité destructive du genre humain; que c'était la
raison pour laquelle ils ne connaissaient ni les consolations de
la société, ni la culture de la terre ; enfin ils jurèrent par leur
grand Manitou qu'ils ne mangeraient plus ni hommes ni femmes.
Freind, dans une seule conversation, fut leur législateur;
c'était Orphée qui apprivoisait les tigres. Les jésuites ont beau
s'attribuer des miracles dans leurs Lettres curieuses et édifiantes,
qui sont rarement l'un et l'autre, ils n'égaleront jamais notre
ami Freind.
Après avoir comblé de présents les seigneurs des montagnes
bleues, il ramena dans son vaisseau le bonhomme Parouba vers
sa demeure. Le jeune Parouba fut du voyage avec sa sœur; les
autres frères avaient poursuivi leur chasse du côté de la Caro-
line, Jeniii, Birton, et leurs camarades, s'embarquèrent dans le
1. Voyez dans les .Vr/a/if/rXj.'innri' ITt'il, la Lctlrcde M. Clocpilrcà M.Eratou.
2. Tillotson et Sinalridf^o sont doux prédicateurs antrlais : Voltaire en a déjà
parlé; voyez tome XIX, page 38.
CHAPITRE VIL lJo\
vaisseau; le sage Freine! persistait toujours dans sa méthode de
ne faire aucun reproche à son fils quand ce garnement avait
fait quelque mauvaise action ; il le laissait s'examiner 1 ui- niTm
et dévorer son cœur, comme dit Pythagore. Cependant il reprit
trois fois la lettre qu'on lui avait apportée d'Angleterre; et, en la
relisant, il regardait son fils, qui baissait toujours les yeux ; et on
lisait sur le visage de ce jeune homme le respect et le repentir.
Pour Birton, il était aussi gai et aussi désinvolte^ que s'il était
revenu de la comédie : c'était un caractère à peu près dans le
goût du feu comte de Rochester, extrême dans la débauche, dans
la bravoure, dans ses idées, dans ses expressions, dans sa philo-
sophie épicurienne, n'étant attaché à rien, sinon aux choses extra-
ordinaires, dont il se dégoûtait bien vite; ayant cette sorte d'esprit
qui tient les vraisemblances pour des démonstrations ; plus savant,
plus éloquent qu'aucun jeune homme de son âge, mais ne s'étant
jamais donné la peine de rien approfondir.
Il échappa à M. Freind, en dînant avec nous dans le vaisseau,
de me dire : « En vérité, mon ami, j'espère que Dieu inspirera des
mœurs plus honnêtes à ces jeunes gens, et que l'exemple terrible
de la Clive-Hart les corrigera. »
Birton, ayant entendu ces paroles, lui dit d'un ton un peu
dédaigneux : « J'étais depuis longtemps très-mécontent de cette
méchante Clive-Hart : je ne me soucie pas plus d'elle que d'une
poularde grasse qu'on aurait mise à la broche ; mais, en bonne
foi, pensez-vous qu'il existe, je ne sais où, un être continuelle-
ment occupé à faire punir toutes les méchantes femmes, et tous
les hommes pervers qui peuplent et dépeuplent les quatre parties
de notre petit monde? Oubliez-vous que notre détestable Marie,
fille de Henri VIII, fut heureuse jusqu'à sa mort? et cependant
elle avait fait périr dans les flammes plus de huit cents citoyens
et citoyennes sur le seul prétexte qu'ils ne croyaient ni à la trans-
substantiation ni au pape. Son père, presque aussi barbare quelle,
et son mari, plus profondément méchant, vécurent dans les plai-
sirs. Le pape Alexandre VI, plus criminel qu'eux tous, fut aussi
le plus fortuné : tous ses crimes lui réussirent, et il mourut à
soixante et douze ans, puissant, riche, courtisé de tous les rois.
Où est donc le dieu juste et vengeur? Non, pardieu! il n'y a point
de dieu. »
31. Freind, d'un air austère, mais tranquille, lui dit : « Mon-
sieur, vous ne devriez pas, ce me semble, jurer par Dieu même
1. De l'italien disinvolto, dégagé; disinvoltura, bonne grâce.
532 HISTOIRE DE JENNI.
que ce Dieu n'existe pas. Songez que Newton et Locke n'ont pro-
noncé jamais ce nom sacré sans un air de recueillement et d'ado-
ration secrète qui a été remarqué de tout le monde.
— PoxM repartit Birton ; je me soucie bien de la mine que
deux hommes ont faite. Quelle mine avait donc Newton quand il
commentait V Apocalypse? et quelle grimace faisait Locke lorsqu'il
racontait la longue conversation d'un perroquet avec le prince
Maurice? »
Alors Freind prononça ces belles paroles d'or qui se gravèrent
dans mon cœur : « Oublions les rêves des grands hommes, et
souvenons-nous des vérités qu'ils nous ont enseignées. » Cette
réponse engagea une dispute réglée, plus intéressante que la con-
versation avec le bachelier de Salamanque ; je me mis dans un
coin, j'écrivis en notes tout ce qui fut dit : on se rangea autour
des deux combattants ; le bonhomme Parouba, son fils, et surtout
sa fille, les compagnons des débauches de Jenni, écoutaient, le
cou tendu, les yeux fixés; et Jenni, la tête baissée, les deux coudes
sur ses genoux, les mains sur ses yeux, semblait plongé dans la
plus profonde méditation.
Voici mot à mot la dispute.
CHAPITRE YIII.
DIALOGUE DE FUEIND ET DE CIUTON SLR L'ATHÉISME.
FREIND.
Je ne vous répéterai pas, monsieur, les arguments métaphy-
siques de notre célèbre Clarke. Je vous exhorte seulement à les
relire; ils sont plus faits pour vous éclairer que pour vous tou-
cher : je ne veux vous apporter que des raisons qui peut-être
parleront plus à votre cœur.
BIRTON,
Vous me ferez plaisir; je veux qu'on m'amuse et qu'on m'in-
téresse ; je hais les sophismes : les disputes métaphysiques ressem-
blent à des ballons remplis de veut, que les combattants se
renvoient. Les vessies crèvent, l'air en sort, il ne reste rien.
FREIM).
Peut-être, dans les profondeurs du respectable arien Clarke,
1. Espèce d'cxclaïualioii, sale et grossière, des libertins. [Noie de M. Decroix.)
— Voyez page 50 1.
CHA PITRE VIII. 353
y a-t-il quelques obscurités, quelques vessies ; peut-être s'est-il
trompé sur la réalité de l'infini actuel et de l'espace, etc.; peut-
être, en se faisant commentateur de Dieu, a-t-il imité quelquefois
les commentateurs d'Homère, qui lui supposent des idées aux-
quelles Homère ne pensa jamais.
A ces mots d'infini, d'espace, d'Homère, de commentateurs, le
bonhomme Parouba et sa fille, et quelques Anglais même, vou-
lurent aller prendre Tair sur le tillac ; mais Freind ayant promis
d'être intelligible, ils demeurèrent; et moi, j'expliquais tout bas à
Parouba quelques mots un peu scientifiques que des gens nés sur
les montagnes bleues ne pouvaient entendre aussi commodément
que des docteurs d'Oxford et de Cambridge.
L'ami Freind continua donc ainsi :
Il serait triste que, pour être sûr de l'existence de Dieu, il fût
Décessaire d'être un profond métaphysicien : il n'y aurait tout au
plus en Angleterre qu'une centaine d'esprits bien versés ou ren-
versés dans cette science ardue du pour et du contre qui fussent
capables de sonder cet abîme, et le reste delà terre entière crou-
pirait dans une ignorance invincible, abandonné en proie à ses
passions brutales, gouverné par le seul instinct, et ne raisonnant
passablement que sur les grossières notions de ses intérêts char-
nels. Pour savoir s'il est un dieu, je ne vous demande qu'une
chose, c'est d'ouvrir les yeux.
BIRTON.
Ah ! je vous vois venir : vous recourez à ce vieil argument tant
rebattu que le soleil tourne sur son axe en vingt -cinq jours
et demi, en dépit de l'absurde Inquisition de Rome: que la
lumière nous arrive réfléchie de Saturne en quatorze minutes,
malgré les suppositions absurdes de Descartes; que chaque étoile
fixe est un soleil comme le nôtre, environné de planètes; que tous
ces astres innombrables, placés dans les profondeurs de l'espace,
obéissent aux lois mathématiques découvertes et démontrées par
le grand Newton ; qu'un catéchiste annonce Dieu aux enfants,
et que Xewton le prouve aux sages, comme le dit un philosophe
frenchman, persécuté dans sou drôle de pays pour l'avoir dit^.
1. Voltaire. C'est un anachronisme : les événements se passent au commen-
cement du XVIII® siècle, et c'est plus tard que Voltaire a dit ce qu'il rapporte
ici; voyez tome XVII, pages 458 et 476: tome XX, page .506; et dans les Mélanges,
année 1767, la dixième des Lettres à Son Altesse le prince de***; année 1768,
le paragraphe v des Hentonti-ances à A.-J. Rustan.
oo4 ^ HISTOIRE DE JENXI.
Ae VOUS tourmentez pas à m'étaler cet ordre constant qui
règne dans toutes les parties de l'univers : il faut bien que tout ce
qui existe soit dans un ordre quelconque; il faut bien que la
matière plus rare s'élève sur la plus massive, que le plus fort en
tout sens presse le plus faible, que ce qui est poussé avec plus de
mouvement coure plus vite; tout s'arrange ainsi de soi-même.
Vous auriez beau, après avoir bu une pinte de vin comme Esdras,
me parler comme lui neuf cent soixante heures de suite sans
fermer la bouche, je ne vous en croirais pas davantage. Voudriez-
vous que j'adoptasse un Être éternel, infini et immuable, qui s'est
plu, dans je ne sais quel temps, à créer de rien des choses qui
changent à tout moment, et à faire des araignées pour éventrer
des mouches? Voudriez-vous que je disse, avec ce bavard imper-
tinent de Nieuwentyt, que « Dieu nous a donné des oreilles
pour avoir la foi, parce que la foi vient par ouï-dire » ? Non, non,
je ne croirai point à des charlatans qui ont vendu cher leurs
drogues k des imbéciles; je m'en tiens au petit livre d'un frenchman
qui dit que rien n'existe et ne peut exister, sinon la nature; que
la nature fait tout, que la nature est tout, qu'il est impossible et
contradictoire qu'il existe quelque chose au delà du tout; en un
mot, je ne crois qu'à la naturel
FREIM).
Et si je vous disais qu'il n'y a point de nature, et que dans
nous, autour de nous , et à cent mille millions de lieues, tout est
art sans aucune exception.
Bir,TO\.
Comment I tout est art! en voici bien d'une autre!
FRKIND.
Presque personne n'y prend garde; cependant rien n'est plus
vrai. Je vous dirai toujours : Servez-vous de vos yeux, et vous
reconnaîtrez, vous adorerez un Dieu. Songez comment ces globes
immenses, que vous voyez rouler dans leur immense carrière,
observent les lois d'une profonde mathématique: il y a donc un
grand Mathématicien que Platon appelait l'éternel Géomètre.
Vous admirez ces machines d'une nouvelle invention , qu'on
appelle onri, parce que milord Orery les a mises à la mode en
protégeant l'ouvrier par ses libéralités: c'est une très-faible copie
de notre monde planétaire etdc ses révolutions. La période même
du changement des solstices et des équinoxes, ([ui nous amène
I. Jl s'!\'/\\. (lii Système de la nnlnn\ Hn-i ])iistt''i-iciir au sio'io de Barcelone et
aux avontuiTs do Jcniii. (K.) — Voyez la note '2 di; la page iJ07.
I
CIIAPITRK VIII. 555
de jour en jour une nouvelle étoile polaire, cette période, celte
course si lente d'environ vingt-six mille ans, n'a pu être exécutée
par des mains humaines dans nos oreri. Cette machine est très-
imparfaite : il faut la faire tourner avec une manivelle; cepen-
dant c'est un chef-d'œuvre de l'habileté de nos artisans. Jugez
donc quelle est la puissance, quel est le génie de l'éternel Archi-
tecte, si l'on peut se servir de ces termes impropres si mal assortis
à l'Être suprême.
Je donnai une légère idée d'un oreri à Parouba. Il dit : « S'il
y a du génie dans cette copie, il faut bien qu'il y en ait dans
l'original : je voudrais voir un oreri; mais le ciel est plus beau. »
Tous les assistants, Anglais et Américains, entendant ces mots,
furent également frappés de la vérité, et levèrent les mains au
ciel. Birton demeura tout pensif, puis il s'écria: « Quoi! tout
serait art, et la nature ne serait que l'ouvrage d'un suprême
Artisan! serait-il possible? » Le sage Freind continua ainsi :
Portez à présent vos yeux sur vous-même; examinez avec
quel art étonnant, et jamais assez connu, tout y est construit en
dedans et en dehors pour tous vos usages et pour tous vos désirs;
je ne prétends pas faire ici une leçon d'anatomie; vous savez
assez qu'il n'y a pas un viscère qui ne soit nécessaire, et qui ne
soit secouru dans ses dangers par le jeu continuel des viscères
voisins. Les secours dans le corps sont si artificieusement prépa-
rés de tous côtés qu'il n'y a pas une seule veine qui n'ait ses val-
vules, ses écluses, pour ouvrir au sang des passages. Depuis la
racine des cheveux jusqu'aux orteils des pieds, tout est art, tout
est préparation, moyen, et fin. Et, en vérité, on ne peut que se
sentir de l'indignation contre ceux qui osent nier les véritables
causes finales, et qui ont assez de mauvaise foi ou de fureur pour
dire que la bouche n'est pas faite pour parler et pour manger:
que ni les yeux ne sont merveilleusement disposés pour voir, ni
les oreilles pour entendre, ni les parties de la génération pour
engendrer 1 : cette audace est si folle que j'ai peine à la com-
prendre.
Avouons que chaque animal rend témoignage au suprême
Fabricateur.
La plus petite herbe suffit pour confondre l'intelligence
humaine, et cela est si vrai qu'il est impossible aux efforts de
1. Voyez tome XVIII, pages 103-lOi.
556 HISTOIRE DE JENNI.
tous les hommes réunis de produire un brin de paille si le germe
n'est pas dans la terre ; et il ne faut pas dire que les germes pour-
rissent pour produire* , car ces bêtises ne se disent plus.
L'assemblée sentit la vérité de ces preuves plus vivement que
tout le reste, parce qu'elles étaient plus palpables. Birton disait
entre ses dents : « Faudra-t-il se soumettre à reconnaître un dieu?
Nous verrons cela, pardieu ! c'est une afîaire à examiner. » Jenui
rêvait toujours profondément, et était touché, et notre Freind
acheva sa phrase :
Non, mes amis, nous ne faisons rien; nous ne pouvons rien
faire : il nous est donné d'arranger, d'unir, de désunir, de nom-
brer, de peser, de mesurer; mais faire! quel mot! Il n'y a que
l'Être nécessaire, l'Être existant éternellement par lui-même, qui
fasse : voilà pourquoi les charlatans qui travaillent à la pierre
philosophale sont de si grands imbéciles, ou de si grands fripons.
Ils se vantent de créer de l'or, et ils ne pourraient pas créer de
la crotte.
Avouons donc, mes amis, qu'il est un Être suprême, nécessaire,
incompréhensible, qui nous a faits.
BIRTON.
Et OÙ est-il, cet Être? S'il y en a un, pourquoi se cache-t-il?
Quelqu'un l'a-t-il jamais vu ? Doit-on se cacher quand on a fait
du bien?
FREIND,
Avez-vous jamais vu Christophe Wreu, qui a bâti Saint-Paul
de Londres? Cependant il est démontré que cet édifice est l'ou-
vrage d'un architecte très-habile.
BIRTON.
Tout le monde conçoit aisément que Wren a bftti avec beau-
coup d'argent ce vaste édifice, où lîurgess nous endort quand il
prêche. Nous savons bien pourquoi et comment nos pères ont
élevé ce bâtiment; mais pourquoi et comment un dieu aurait-il
créé de rien cet univers? Vous savez l'ancienne maxime de toute
l'antiquité : Rien ne peut rien créer, rien ne retourne ii rien -, C'est
1. C'est ce que disent, saint l'aul dans son Épîlrc aux Corinthiens, xv, 36,
et saint Jean, xii, 24.
2. C'est le vers de Perse, m, 8i:
Kx niliili) iiiliil, in niliiliuii nil posso rcvcrti ;
qui est le résumé de la doctrine de Lucrèce.
cil Al' HUE Vin. 557
une vérité dont personne n'a jamais douté. Votre Bible même
dit expressément que votre dieu fit le ciel et la terre*, quoique
le ciel, c'est-à-dire l'assemblage de tous les astres, soit beaucoup
plus supérieur à la terre que cette terre ne l'est au plus petit des
grains de sable; mais votre Bible n'a jamais dit que Dieu fit le
ciel et la terre avec rien du tout : elle ne prétend point que le
Seigneur ait fait la femme de rien. Il la pétrit fort singulièrement
d'une côte qu'il arracba à son mari. Le chaos existait, selon la
Bible même, avant la terre : donc la matière était aussi éternelle
que votre dieu.
Il s'éleva alors un petit murmure dans l'assemblée ; on disait :
« Birton pourrait bien avoir raison » ; mais Freind répondit :
Je vous ai, je pense, prouvé qu'il existe une intelligence su-
prême, une puissance éternelle à qui nous devons une vie pas-
sagère : je ne vous ai point promis de vous expliquer le pourquoi
et le comment. Dieu m'a donné assez déraison pour comprendre
qu'il existe ; mais non assez pour savoir au juste si la matière lui
a été éternellement soumise, ou s'il l'a fait naître dans le temps.
Que vous importe l'éternité ou la création de la matière, pourvu
que vous reconnaissiez un dieu, un maître de la matière et de
vous ? Vous me demandez où Dieu est : je n'en sais rien ; et je ne
le dois pas savoir. Je sais qu'il est ; je sais qu'il est notre maître,
qu'il fait tout, que nous devons tout attendre de sa bonté.
BIRTO-V.
De sa bonté ! vous vous moquez de moi. Vous m'avez dit :
Servez-vous de vos yeux ; et moi je vous dis : Servez-vous des
vôtres. Jetez seulement un coup d'oeil sur la terre entière, et jugez
si votre dieu serait bon.
M. Freind sentit bien que c'était là le fort de la dispute, et
que BirtoQ lui préparait un rude assaut ; il s'aperçut que les audi-
teurs, et surtout les Américains, avaient besoin de prendre
haleine pour écouter, et lui pour parler. Il se recommanda à
Dieu ; on alla se promener sur le tillac ; on prit ensuite du thé
dans le yacht, et la dispute réglée recommença.
1. Genèse, I, i.
558 HISTOIRE DE JENNI.
CHAPITRE IX.
sin l'athéisme.
BIRTON.
Pardieu ! monsieur, vous n'aurez pas si beau jeu sur l'article
de la bonté que vous l'avez eu sur la puissance et sur l'industrie ;
je vous parlerai d'abord des énormes défauts de ce globe, qui
sont précisément l'opposé de cette industrie tant vantée ; ensuite
je mettrai sous vos yeux les crimes et les malheurs perpétuels des
habitants, et vous jugerez de l'affection paternelle que, selon
vous, le maître a pour eux.
Je commence par vous dire que les gens de Glocestershire,
mon pays, quand ils ont fait naître des chevaux dans leurs haras,
les élèvent dans de beaux pâturages, leur donnent ensuite une
bonne écurie, et de l'avoine et de la paille à foison ; mais, s'il
vous plaît, quelle nourriture et quel abri avaient tous ces pauvres
Américains du Aord quand nous les avons découverts après tant
de siècles? Il fallait qu'ils courussent trente et quarante milles
pour avoir de quoi manger. Toute la côte boréale de notre ancien
monde languit à peu près sous la même nécessité; et depuis la
Laponie suédoise jusqu'aux mers septentrionales du Japon, cent
peuples traînent leur vie, aussi courte qu'insupportable, dans
une disette affreuse, au milieu de leurs neiges éternelles.
Les plus beaux climats sont exposés sans cesse à des fléaux
destructeurs, Nous y marchons sur des précipices enflammés,
recouverts de terrains fertiles qui sont des pièges de mort. Il n'y
a point d'autres enfers sans doute, et ces enfers se sont ouverts
mille fois sous nos pas.
On nous parle d'un délugeuniversel, physiquement impossible,
et dont tous les gens sensés rient ; mais du moins on nous con-
sole en nous disant qu'il n'a duré que dix mois : il devait éteindre
ces feux qui depuis ont détruit tant de villes florissantes. Votre
saint yVugustin nous apprend qu'il y eut cent villes entières d'em-
brasées et d'abîmées en Libye par un seul trcmblementde terre ;
ces volcans ont bouleversé toute la belle Italie, Pour comble de
maux, les tristes habitants de la zone glaciale nesontpas exempts
de ces goufl'res souterrains; les Islandais, toujours menacés,
voient la faim devant eux, cent pieds de glace et cent pieds de
flamme à droite et à gauche sur leur mont Ilécla : car tous les
grands volcans sont placés sur ces montagnes hideuses.
CHAl'ITUE 1\. 559
On a beau cous dire que ces montagnes de deux mille toises
de hauteur ne sont rien par rapport à la terre, qui a trois mille
lieues de diamètre ; que c'est un grain de la peau d'une orange
sur la rondeur de ce fruit, que ce n'est pas un pied sur trois mille.
Hélas! qui sommes-nous donc, si les hautes montagnes ne font
sur la terre que la ligure d'un pied sur trois mille pieds, et de
quatre pouces sur mille pieds? Nous sommes donc des animaux
absolument imperceptibles ; et cependant nous sommes écrasés
par tout ce qui nous environne, quoique notre infinie petitesse,
si voisine du néant, semblât devoir nous mettre à labri de tous
les accidents. Après cette innombrable quantité de villes détruites,
rebâties, et détruites encore comme des fourmilières, que dirons-
nous de ces mers de sable qui traversent le milieu de l'Afrique,
et dont les vagues brûlantes, amoncelées parles vents, ont englouti
des armées entières ? A quoi servent ces vastes déserts à côté de
la belle Syrie? déserts si affreux, si inhabitables, que ces animaux
féroces appelés Juifs se crurent dans le paradis terrestre quand
ils passèrent de ces lieux d'horreur dans un coin de terre dont on
pouvait cultiver quelques arpents.
Ce n'est pas encore assez que Thomme, cette noble créature,
ait été si mal logé, si mal vêtu, si mal nourri pendant tant de
siècles ; il naît entre de l'urine et de la matière fécale pour res-
pirer deux jours; et, pendant ces deux jours, composés d'espé-
rances trompeuses et de chagrins réels, son corps, formé avec un
art inutile, et en proie à tous les maux qui résultent de cet art
môme: il vit entre la peste et la vérole; la source de son être est
empoisonnée ; il n'y a personne qui puisse mettre dans sa mémoire
la liste de toutes les maladies qui nous poursuivent : et le médecin
des urines en Suisse prétend les guérir toutes!
Pendant que Birton parlait ainsi, la compagnie était tout
attentive et tout émue ; le bonhomme Parouba disait : « Voyous
comme notre docteur se tirera de là » ; Jenni même laissa échap-
per ces paroles à voix basse : (( Ma foi, il a raison ; j'étais bien sot
de m'être laissé toucher des discours de mon père. » M. Freind
laissa passer cette première bordée, qui frappait toutes les ima-
ginations, puis il dit :
Un jeune théologien répondrait par des sophismes à ce torrent
de tristes vérités, et vous citerait saint Basile et saint Cyrille, qui
n'ont que faire ici ; pour moi, messieurs, je vous avouerai sans
détour qu'il y a beaucoup de mal physique sur la terre; je n'en
560 HISTOIRE DE JENNI.
diminue pas l'existence ; mais M . Birton l'a trop exagérée. Je m'en
rapporte à vous, mon cher Parouba; votre climat est fait pour
vous, et il n'est pas si mauvais, puisque ni vous ni vos compa-
triotes n'avez jamais voulu le quitter. Les Esquimaux, les Islandais,
les Lapons, les Ostiaks, les Samoyèdes, n'ont jamais voulu sortir
du leur. Les rangifères, ou rennes, que Dieu leur a donnés pour
les nourrir, les vêtir, et les traîner, meurent quand on les trans-
porte dans une autre zone. Les Lapons mêmes aussi meurent
dans les climats un peu méridionaux : le climat de la Sibérie est
trop chaud pour eux ; ils se trouveraient brûlés dans le parage où
nous sommes.
Il est clair que Dieu a fait chaque espèce d'animaux et de
végétaux pour la place dans laquelle ils se perpétuent. Les nègres,
cette espèce d'hommes si différente de la nôtre, sont tellement
nés pour leur patrie que des milliers de ces animaux noirs se
sont donné la mort quand notre barbare avarice les a transportés
ailleurs. Le chameau et l'autruche vivent commodément dans les
sables de l'Afrique; le taureau et ses compagnes bondissent dans
les pays gras où l'herbe se renouvelle continuellement pour leur
nourriture; la cannelle et le girofle ne croissent qu'aux Indes; le
froment n'est bon que dans le peu de pays où Dieu le fait croître.
On a d'autres nourritures dans toute votre Amérique, depuis la
Californie jusqu'au détroit de Lemaire ; nous ne pouvons cultiver
la vigne dans notre fertile Angleterre, non plus qu'en Suède et en
Canada. Voilà pourquoi ceux qui fondent dans quelques pays
l'essence de leurs rites religieux sur du pain et du vin n'ont con-
sulté que leur climat ; ils font très-bien, eux, de remercier Dieu de
l'aliment et de la boisson qu'ils tiennent de sa bonté ; et vous ferez
très-bien, vous Américains, de lui rendre grâce de votre maïs, de
votre manioc et de votre cassave. Dieu, dans toute la terre, a pro-
portionné les organes et les facultés des animaux, depuis l'homme
jusqu'au limaçon, au lieu où il leur a donné la vie: n'accusons
donc pas toujours la Providence, quand nous lui devons souvent
des actions de grâces.
Venons aux fléaux, aux inondations, aux volcans, aux trem-
blements de terre. Si vous ne considérez que ces calamités, si vous
ne ramassez qu'un assemblage affreux de tous les accidents qui
ont attaqué quelques roues de la machine de cet univers, Dieu
est un tyran à vos yeux ; si vous faites attention à ses innombrables
bienfaits. Dieu est un père. Vous me citez saint Augustin le rhé-
teur, qui, dans son livre des miracles, parle de cent villes en-
glouties à la fois en Libye; mais songez que cet Africain, qui
CHAPITRE IX. .%!
passa sa vie h se contredire, prodiguait dans ses écrits la figure
de l'exagération : il traitait les tremblements de terre comme la
grâce efficace, et la damnation éternelle de tous les petits en-
fants morts sans baptême. N'a-t-il pas dit, dans son trente-septième
sermon, avoir vu en Ethiopie des races d'hommes pourvues d'un
grand œil au milieu du front, comme les cyclopes, et des peuples
entiers sans tête ?
Nous, qui ne sommes pas Pères de l'Église, nous ne devons
aller ni au delà ni en deçà de la vérité : cette vérité est que, sur
cent mille habitations, on en peut compter tout au plus une
détruite chaque siècle par les feux nécessaires à la formation de
ce globe.
Le feu est tellement nécessaire à l'univers entier que, sans lui,
il n'y aurait sur la terre ni animaux, ni végétaux, ni minéraux :
il n'y aurait ni soleil ni étoiles dans l'espace. Ce feu, répandu sous
la première écorce de la terre, obéit aux lois générales établies
par Dieu même; il est impossible qu'il n'en résulte quelques dé-
sastres particuliers : or on ne peut .pas dire qu'an artisan soit un
mauvais ouvrier quand une machine immense, formée par lui
seul, subsiste depuis tant de siècles sans se déranger. Si un homme
avait inventé une machine hydrauHque qui arrosât toute une
province et la rendit fertile, lui reprocheriez- vous que Teau qu'il
vous donnerait noyât quelques insectes ?
Je vous ai prouvé que la machine du monde est l'ouvrage
d'un être souverainement intelligent et puissant : vous, qui êtes
intelligents, vous devez l'admirer ; vous, qui êtes comblés de ses
bienfaits, vous devez l'aimer.
Mais les malheureux, dites-vous, condamnés à souffrir toute
leur vie, accablés de maladies incurables, peuvent-ils l'admirer
et l'aimer? Je vous dirai, mes amis, que ces maladies si cruelles
viennent presque toutes de notre faute, ou de celle de nos pères,
qui ont abusé de leurs corps ; et non de la faute du grand Fabri-
cateur. On ne connaissait guère de maladie que celle de la décré-
pitude dans toute l'Amérique septentrionale, avant que nous vous
y eussions apporté cette eau de mort que nous appelons eau-de-
vie, et qui donne mille maux divers à quiconque en a trop bu.
La contagion secrète des Caraïbes, que vous autres jeunes gens
appelez jwx, n'était qu'une indisposition légère dont nous ignorons
la source, et qu'on guérissait en deux jours, soit avec du gaïac,
soit avec du bouillon de tortue ; l'incontinence des Européans
transplanta dans le reste du monde cette incommodité, qui prit
parmi nous un caractère si funeste, et qui est devenue un fléau
21. — Romans. 36
562 HISTOIRE DE JENNI.
si abominable. Nous lisons que le pape Léon X, un archevêque
de Mayence nommé Henneberg, le roi de France François l", en
moururent.
La petite vérole, née dans l'Arabie Heureuse, n'était qu'une
faible éruption, une ébullilion passagère sans danger, une simple
dépuration du sang : elle est devenue mortelle en Angleterre,
comme dans tant d'autres climats ; notre avarice l'a portée dans
ce nouveau monde ; elle l'a dépeuplé.
Souvenons-nous que, dans le poëme de Milton, ce benêt
d'Adam demande à l'ange Gabriel s'il vivra longtemps. Oui, lui
répond l'ange, si tu observes la grande règle Rien de trop. Obser-
vez tous cette règle, mes amis ; oseriez-vous exiger que Dieu vous
fît vivre sans douleur des siècles entiers pour prix de votre gour-
mandise, de votre ivrognerie, de votre incontinence, de votre
abandonnement à d'infâmes passions qui corrompent le sang,
et qui abrègent nécessairement la vie?
J'approuvai cette réponse, Parouba en fut assez content ; mais
Birton ne fut pas ébranlé, et je remarquai dans les yeux de Jenni
qu'il était .encore très-indécis, Birton répliqua en ces termes :
Puisque vous vous êtes servi de lieux communs mêlés avec
quelques réflexions nouvelles, j'emploierai aussi un lieu commun
auquel on n'a jamais pu répondre que par des fables et du ver-
biage. S'il existait un dieu si puissant, si bon, il n'aurait pas mis
le mal sur la terre ; il n'aurait pas dévoué ses créatures à la dou-
leur et au crime. S'il n'a pu empêcher le mal, il est impuissant ;
s'il l'a pu et ne l'a pas voulu, il est barbare K
Nous n'avons des annales que d'environ huit mille années,
conservées chez les brachmanes; nous n'en avons que d'environ
cinq mille ans chez les Chinois; nous ne connaissons rien que
d'hier; mais dans cet hier tout est horreur. On s'est égorgé d'un
bout de la terre à l'autre, et on a été assez imbécile pour donner
le nom de grands hommes, de héros, de demi-dieux, de dieux
même, à ceux qui ont fait assassiner le plus grand nombre des
hommes leurs semblables.
Il restait dans l'Amérique deux grandes nations civilisées - qui
1. Co dilemme est d'Épicure; voyez dans les Mélanges, année 1772, le para-
p-aphc XVIII de : Il faut prendre un parti; Voltaire a souvent cité ce dilemme :
voyez lomc XI, page 9i; tome XX, papes 29G-300; et dans les Mélanges,
année 1777, le second des Dialogues d'Èvhémère.
2. Les Péruviens et les Mexicains.
CIIAI'ITKE IX. 563
commençaient à jouir des douceurs de la paix : les Espagnols
arrivent, et en massacrent douze millions ; ils vont à la chasse aux
hommes avec des chiens S et Ferdinand, roi de Castille, assigne
une pension à ces chiens pour l'avoir si bien servi. Les héros
vainqueurs du nouveau monde, qui massacrent tant d'innocents
désarmés et nus, font servir sur leur table des gigots d'hommes
et de femmes, des fesses, des avant-bras, des mollets en ragoût.
Ils font rôtir sur des brasiers le roi Gatimozin au Mexique - ; ils
courent au Pérou convertir le roi Atabalipa '\ Un nommé Almagro,
prêtre, fils de prêtre, condamné à être pendu en Espagne pour
avoir été voleur de grand chemin, vient, avec un nommé Pizarro,
signifier au roi, par la voix d'un autre prêtre, qu'un troisième
prêtre, nommé Alexandre VI, souillé d'incestes, d'assassinats, et
d'homicides, a donné, de son plein gré, proprio motu, et de sa
pleine puissance, non-seulement le Pérou, mais la moitié du
nouveau monde, au roi d'Espagne; qu' Atabalipa doit sur-le-champ
se soumettre, sous peine d'encourir l'indignation des apôtres
saint Pierre et saint Paul. Et, comme ce roi n'entendait pas la
langue latine plus que le prêtre qui lisait la bulle, il fut déclaré
sur-le-champ incrédule et hérétique : on fit pendre Atabalipa,
comme on avait brûlé Gatimozin ; on massacra sa nation , et
tout cela pour ravir de la boue jaune endurcie, qui n'a servi
qu'à dépeupler l'Espagne et à l'appauvrir, car elle lui a fait né-
gliger la véritable boue, qui nourrit les hommes quand elle est
cultivée.
Çà, mon cher monsieur Freind, si l'être fantastique et ridicule
qu'on appelle le diable avait voulu faire des hommes à son image,
les aurait-il formés autrement? Cessez donc d'attribuer à un dieu
un ouvrage si abominable.
Cette tirade fit revenir toute l'assemblée au sentiment de
Birton. Je voyais Jenni en triompher en secret; il n'y eut pas
jusqu'à la jeune Parouba qui ne fût saisie d'horreur contre le
prêtre Almagro, contre le] prêtre qui avait lu la bulle en latin,
contre le prêtre x\lexandre VI, contre tous les chrétiens qui avaient
commis tant de crimes inconcevables par dévotion, et pour voler
de l'or. J'avoue que je tremblai pour l'ami Freind : je désespérais
de sa cause ; voici pourtant comme il répondit sans s'étonner :
1. Voyez tome XII, pages 384 et 401.
2. Ibidem, pages 395-396.
3. Ibidem, pai:es 398-400.
564 HISTOIRE DE JENNI.
Mes amis, souvenez-vous toujours qu'il existe un Être suprême;
je vous l'ai prouvé, vous en êtes convenus , et, après avoir été
forcés d'avouer qu'il est, vous vous efTorcez de lui trouver des
imperfections, des vices, des méchancetés.
Je suis Lien loin de vous dire, comme certains raisonneurs,
que les maux particuliers forment le bien général. Cette extrava-
gance est trop ridicule. Je conviens avec douleur qu'il y a beau-
coup de mal moral et de mal physique ; mais, puisque l'existence
de Dieu est certaine, il est aussi très-certain que tous ces maux
ne peuvent empêcher que Dieu existe. Il ne peut être méchant,
car quel intérêt aurait-il à l'être? Il y a des maux horribles, mes
amis ; eh bien ! n'en augmentons pas le nombre. Il est impossible
qu'un Dieu ne soit pas bon ; mais les hommes sont pervers : ils
font un détestable usage de la liberté que ce grand Être leur a
donnée et dû leur donner, c'est-à-dire de la puissance d'exécuter
leurs volontés, sans quoi ils ne seraient que de pures machines
formées par un être méchant pour être brisées par lui.
Tous les Espagnols éclairés conviennent qu'un petit nombre
de leurs ancêtres abusa de cette liberté jusqu'à commettre des
crimes qui font frémir la nature. Don Carlos, second du nom (de
qui M. l'archiduc puisse être le successeur!), a réparé, autant
qu'il a pu, les atrocités auxquelles les Espagnols s'abandonnèrent
sous Ferdinand et sous Charles-Quint.
Mes amis, si le crime est sur la terre, la vertu y est aussi.
BIRTOX,
Ha! ha! lia! la vertu! voilà une plaisante idée; pardieu! je
voudrais bien savoir comment la vertu est faite, et où l'on peut la
trouver.
A ces paroles je ne me contins pas ; j'interrompis Birton àmon
tour. «Vous la trouverez chez M. Freind, lui dis-je, chez le bon
Parouba, chez vous-même, quand vous aurez nettoyé votre cœur
des vices qui le couvrent. » Il rougit, Jenni aussi ; puis Jenni
baissa les yeux, et parut sentir des remords. Son père le regarda
avec quelque compassion, et poursuivit ainsi son discours :
FREIND.
Oui, mes chers amis, il y eut toujours des vertus, s'il y eut des
crimes. Athènes vit des Socrate, si elle vit des Anitus ; Rome eut
des Caton, si elle eut des Sylla ; Caligula, Néron, effrayèrent la
terre par leurs atrocités ; mais Titus, Trajan, Autonin le Pieux,
Marc-Aurèle, la consolèrent par leur bienfaisance : mon ami
CTTAPITRE IX. 565
Sherloc dira en peu de mots au bon Parouba ce qu'étaient les
gens dont je parle. J'ai heureusement mon Épictète dans ma
poche : cet Épictète n'était qu'un esclave, mais égal à Marc-Aurèle
par ses sentiments. Écoutez, et puissent tous ceux qui se mêlent
d'enseigner les hommes écouter ce qu Épictète se dit à lui-même i
u C'est Dieu qui m'a créé, je le porte dans moi ; oserais-je le
déshonorer par des pensées infâmes, par des actions criminelles,
par d'indignes désirs? » Sa vie fut conforme à ses discours. Marc-
Aurèle, sur le trône de l'Europe et de deux autres parties de notre
hémisphère, ne pensa pas autrement que l'esclave Épictète : l'un
ne fut jamais humilié de sa bassesse, l'autre ne fut jamais ébloui
de sa grandeur ; et, quand ils écrivirent leurs pensées, ce fut pour
eux-mêmes et pour leurs disciples, et non pour être loués dans
des journaux. Et, à votre avis, Locke, Newton, Tillotson, Penn,
Clarke, le bonhomme qu'on appelle theman ofRoss^, tant d'autres
dans notre île et hors de notre île, que je pourrais vous citer,
n'ont-ils pas été des modèles de vertu ?
Vous m'avez parlé, monsieur Birton, des guerres aussi cruelles
qu'injustes dont tant de nations se sont rendues coupables; vous
avez peint les abominations des chrétiens au Mexique et au Pérou,
vous pouvez y ajouter la Saint-Barthélémy de France, et les mas-
sacres d'Irlande ; mais n'est-il pas des peuples entiers qui ont
toujours eu l'effusion du sang en horreur? Les brachmanes n'ont-
ils pas donné de tout temps cet exemple au monde? Et, sans sortir
du pays où nous sommes, n'avons-nous pas auprès de nous la
Pensylvanie, où nos primitifs, qu'on défigure en vain par le nom
de quakers, ont toujours détesté la guerre? N'avons-nous pas la
Caroline, où le grand Locke a dicté ses lois ? Dans ces deux pa-
tries de la vertu, tous les citoyens sont égaux, toutes les con-
sciences sont libres, toutes les religions sont bonnes, pourvu qu'on
adore un dieu ; tous les hommes y sont frères. Vous avez vu, mon-
sieur Birton, comme au seul nom d'un descendant de Penn les
habitants des montagnes bleues, qui pouvaient vous exterminer,
ont mis bas les armes. Ils ont senti ce que c'est que la vertu, et
vous vous obstinez à l'ignorer ! Si la terre produit des poisons
comme des aliments salutaires, voudrez-vous ne vous nourrir
que de poisons ?
BIRTOX.
Ah ! monsieur, pourquoi tant de poisons ? Si Dieu a tout fait,
1. Jean Kyrl, né en lG3i, mort en \~r2i, que Pope 'troisième épître) appelle
Vhomme de Ross.
56G HISTOIRE DE JENNI.
ils sont son ouvrage ; il est le maître de tout ; il fait tout, il dirige
la main de Cromwell qui signe la mort de Charles I'^'" ; il conduit
le bras du bourreau qui lui tranche la tête : non, je ne puis
admettre un dieu homicide.
FREIND.
Ni moi non plus. Écoutez, je vous prie; vous conviendrez avec
moi que Dieu gouverne le monde par des lois générales. Selon ces
lois, Cromwell, monstre de fanatisme et d'hypocrisie, résolut la
mort de Charles !'''• pour son intérêt, que tous les hommes aiment
nécessairement, et qu'ils n'entendent pas tous également. Selon
les lois du mouvement établies par Dieu même, le bourreau coupa
la tête de ce roi ; mais certainement Dieu n'assassina pas Charles I"
par un acte particulier de sa volonté. Dieu ne fut ni Cromwell,
ni Jeiîreys, ni Ravaillac, ni Balthazar Gérard, ni le frère prê-
cheur Jacques Clément. Dieu ne commet, ni n'ordonne, ni ne
permet le crime ; mais il a fait l'homme, et il fait les lois du
mouvement ; ces lois éternelles du mouvement sont également
exécutées par la main de l'homme charitable, qui secourt le
pauvre, et par la main du scélérat, qui égorge son frère. De
même que Dieu n'éteignit point son soleil et n'engloutit point
l'Espagne sous la mer pour punir Cortez, Almagro, et Pizzaro,
qui avaient inondé de sang humain la moitié d'un hémisphère ;
de même aussi il n'envoie point une troupe d'anges à Londres,
et ne fait point descendre du ciel cent mille tonneaux de vin
de Bourgogne, pour faire plaisir à ses chers Anglais quand
ils ont fait une bonne action. Sa providence générale serait
ridicule si elle descendait dans chaque moment à chaque indi-
vidu ; et cette vérité est si palpable que jamais Dieu ne punit
sur-le-champ un criminel par un coup éclatant de sa toute-puis-
sance : il laisse luire son soleil sur les bons et sur les méchants.
Si quelques scélérats sont mortsimmédiatement après leurs crimes,
ils sont morts par les lois générales qui président au monde. J'ai
lu dans le gros livre d'un frenchman nommé Mézerai que Dieu
avait fait mourir notre grand Henri V de la fistule à l'anus parce
qu'il avait osé s'asseoir sur le trône du roi très- chrétien ; non, il
mourut parce que les lois générales émanées de la toute-puissance
avaient tellement arrangé la matière que la fistule à l'anus devait
terminer la vie de ce héros. Tout le physique d'une mauvaise
action est l'effet des lois générales imprimées par la main de Dieu
à la matière; tout le mal moral de l'action criminelle est l'effet
de la liberté dont l'homme abuse.
Enfin, sans nous plonger dans les brouillards de la meta-
CHAPITRE IX. 367
physique, souvenons-nous que l'existence de Dieu est démontrée ;
il n'y a plus à disputer sur son existence. Otez Dieu au monde,
l'assassinat de Charles I'"" en dc^ient-il plus légitime? Son hour-
rcau vous en sera-t-il plus cher? Dieu existe, il suffit; s'il existe,
il est juste : soyez donc justes.
BIRTOX.
Votre petit argument sur le concours de Dieu a de la finesse
et de la force, quoiqu'il ne disculpe pas Dieu entièrement d'être
Fauteur du mal physique et du mal moral. Je \ois que la manière
dont vous excusez Dieu fait quelque impression sur l'assemblée ;
mais ne pouvait-il pas faire en sorte que ses lois générales n'en-
traînassent pas tant de malheurs particuliers ? Vous m'avez prouvé
un Être éternel et puissant, et, Dieu me pardonne! j'ai craint un
moment que vous ne me fissiez croire en Dieu ; mais j'ai de ter-
ribles objections à vous faire. Allons, Jenni, prenons courage;
ne nous laissons point abattre ^
Et vous, monsieur Freind, qui parlez si bien, avez-vous lu le
livre intitulé le Bon Sens-?
FREIND.
Oui, je l'ai lu, et je ne suis point de ceux qui condamnent
tout dans leurs adversaires. Il y a dans ce livre des vérités bien
exposées; mais elles sont gâtées par un grand défaut. L'auteur
veut continuellement détruire le dieu de Scot, d'Albert, de Boua-
venture, le dieu des ridicules scolastiques et des moines. Rema:-
quez qu'il n'ose pas dire un mot contre le dieu de Socfale, de
Platon, d'Épictète, de Marc-Aurèle ; contre le dieu de Xewton et
de Locke, j'ose dire contre le mien. Il perd son temps à déclamer
contre des superstitions absurdes et abominables dont tous les
honnêtes gens sentent aujourd'hui le ridicule et l'horreur. C'est
comme si on écrivait contre la nature parce que les tourbillons
de Descartes l'ont défigurée ; c'est comme si on disait que le bon
goût n'existe pas parce que la plupart des auteurs n'ont point
de goût. Celui qui a fait le livre du Bon Sens croit avoir attaqué
Dieu ; et, en cela, il manque tout à fait de bon sens; il n'a écrit
que contre certains prêtres anciens et modernes. Croit-il avoir
1. C'est ici que finit ce chapitre dans les éditions de 1775 et 1776. (B.)
2. Ouvrage qui parut eu même temps que le Système de la nature. M. de Vol-
taire a grande raison. L'auteur de cet ouvrage prouve très-bren que la plupart
des philosophes, en voulant pénétrer la nature de Dieu, en ont donné des idées
absurdes ; mais cela ne détruit point les preuves de son existence, qui peuvent
être tirées de Tordre de l'univers. (K.) — Le Système de la nature est de 1770 ;
voyez tome XVIII, paues 97 et suiv.. et 374. Le Bon Sens, ou Idées naturelles oppo-
sées aux idées surnaturelles, 1772, in-12, est aussi attribué au baron d"Holbach
568 HISTOlUE DE JENNI.
anéanti le maître pour avoir redit qu'il a été souvent servi par
des fripons?
BIRTOX.
Écoutez, nous pourrions nous rapprocher. Je pourrais respec-
ter le maître, si vous m'abandonniez les valets. J'aime la vérité :
faites-la-moi voir, et je l'embrasse.
CHAPITRE X.
sir. l'athéisme.
La nuit était venue, elle était belle, l'atmosphère était une
A oûte d'azur transparent, semée d'étoiles d'or ; ce spectacle touche
toujours les hommes, et leur inspire une douce rêverie : le bon
Parouba admirait le ciel, comme un Allemand admire Saint-
Pierre de Rome, ou l'opéra de Naples, quand il le voit pour la
première fois. (( Cette voûte est ])ien hardie, disait Parouba à
Freind »; et Freind lui disait : a Mon cher Parouba, il n'y a point
de voûte ; ce cintre bleu n'est autre chose qu'une étendue de va-
peurs, de nuages légers, que Dieu a tellement disposés et combinés
avec la mécanique de vos yeux qu'en quelque endroit que vous
soyez vous êtes toujours au centre de votre promenade, et vous
voyez ce qu'on nomme le ciel, et qui n'est point le ciel, arrondi
sur votre tête.
— Et ces étoiles, monsieur Freind ?
— Ce sont, comme je vous l'ai déjà dit^ autant de soleils
autour desquels tournent d'autres mondes; loin d'être attachées
à cette voûte bleue, souvenez-vous qu'elles en sont à des distances
différentes et prodigieuses : cette étoile, que vous voyez, est à douze
cents millions de mille pas de notre soleil. » Alors il lui montra le
télescope qu'il avait apporté: il lui fit voir nos planètes, Jupiter
avec ses quatre lunes, Saturne avec ses cinq lunes- et son incon-
cevable anneau lumineux; « c'est la même lumière, lui disait-il,
qui part de tous ces globes, et qui arrive à nos yeux: de cette pla-
nète-ci, en un quart d'heure; de cette étoile-ci, en six mois. »
Parouba se mita genoux et dit : « Les cieux annoncent Dieu. »
Tout l'équipage était autour du vénérable Freind, regardait, et ad-
mirait. Le coriace lîirton avança sans rien regarder, et parla ainsi :
1. Voyez page 553.
2. Depuis répoqiie où écrivait M. do Vollaire, Ilcrschcl, on 1789, a découvert
doux nouveaux satellites ou lunes à Saturne. (K.)
CHAPITRE X. o69
BIRTON.
Eh bien, soit! il y a un Dieu, je vous l'accorde; mais qu'im-
porte à vous et à moi? Qu'y a-t-il entre l'Être infini et nous autres
vers de terre? Quel rapport peut-il exister de son essence à la
nôtre? Épicure, en admettant des dieux dans les planètes, avait
bien raison d'enseigner qu'ils ne se mêlaient nullement de nos
sottises et de nos horreurs ; que nous ne pouvions ni les offenser
ni leur plaire ; qu'ils n'avaient nul besoin de nous, ni nous
d'eux : vous admettez un dieu plus digne de l'esprit humain que
les dieux d'Épicure et que tous ceux des Orientaux et des Occi-
dentaux. Mais si vous disiez, comme tant d'autres, que ce dieu a
formé le monde et nous pour sa gloire; qu'il exigea autrefois des
sacrifices de bœufs pour sa gloire; qu'il apparut, pour sa gloire,
sous notre forme de bipèdes, etc.; vous diriez, ce me semble, une
chose absurde, qui ferait rire tous les gens qui pensent. L'amour
de la gloire n'est autre chose que de l'orgueil, et l'orgueil n'est
que de la vanité; un orgueilleux est un fat que Shakespeare
jouait sur son théâtre : cette épithète ne peut pas plus convenir
à Dieu que celle d'injuste, de cruel, d'inconstant. Si Dieu a daigné
faire, ou plutôt arranger l'univers, ce ne doit être que dans la vue
d'y faire des heureux. Je vous laisse à penser s'il est venu à bout
de ce dessein, le seul pourtant qui pût convenir à la nature divine.
FREIXD.
Oui, sans doute, il y a réussi avec toutes les âmes honnêtes :
elles seront heureuses un jour, si elles ne le sont pas aujourd'hui.
BIRTO\.
Heureuses! quel rêve! quel conte de Peau d'âne! où? quand?
comment? qui vous Fa dit?
FREIXD.
Sa justice.
BIRTOX.
N'allez-vous pas me dire, après tant de déclamateurs, que
nous vivrons éternellement quand nous ne serons plus ; que
nous possédons une âme immortelle, ou plutôt qu'elle nous pos-
sède, après nous avoir avoué que les Juifs eux-mêmes, les Juifs,
auxquels vous vous vantez d'avoir été subrogés, n'ont jamais
soupçonné seulement cette immortalité de l'àme jusqu'au temps
d'Hérode? Cette idée d'une âme immortelle avait été inventée par
les brachmanes, adoptée par les Perses, les Chaldéens, les Grecs,
ignorée très-longtemps de la malheureuse petite horde judaïque,
mère des plus infâmes superstitions. Hélas ! monsieur, savons-
nous seulement si nous avons une âme? Savons-nous si les ani-
570 HISTOIRE DE JENNI.
maux, dont le sang fait la vie, comme il fait la nôtre, qui ont
comme nous des volontés, des appétits, des passions, des idées,
de la mémoire, de l'industrie ; savez-vous, dis-je, si ces êtres,
aussi incompréhensibles que nous, ont une âme, comme on pré-
tend que nous en avons une ?
J'avais cru jusqu'à présent qu'il est dans la nature une force
active dont nous tenons le don de vivre dans tout notre corps, de
marcher par nos pieds, de prendre par nos mains, de voir par
nos yeux, d'entendre par nos oreilles, de sentir par nos nerfs, de
penser par notre tête, et que tout cela était ce que nous appelons
l'àme: mot vague qui ne signifie au fond que le principe inconnu
de nos facultés. J'appellerai Dieu, avec vous, ce principe intelli-
gent et puissant qui anime la nature entière; mais a-t-il daigné
se faire connaître à nous?
FREIND,
Oui, par ses œuvres,
BIRTON.
Nous a-t-il dicté ses lois? nous a-t-il parlé?
FREIND,
Oui, par la voix de votre conscience. N'est-il pas vrai que si
vous aviez tué votre père et votre mère, cette conscience vous
déchirerait par des remords aussi affreux qu'involontaires? Cette
vérité n'est-elle pas sentie et avouée par l'univers entier? Descen-
dons maintenant à de moindres crimes. Y en a-t-il un seul qui ne
vous elïraye au premier coup d'œil, qui ne vous fasse pâhr la
première fois que vous le commettez, et qui ne laisse dans votre
cœur l'aiguillon du repentir?
BIRTON.
11 faut que je l'avoue.
FREIND.
Dieu vous a donc expressément ordonné, en parlant à votre
cœur, de ne vous souiller jamais d'un crime évident. Et quant à
toutes ces actions équivoques, que les uns condamnent et que
les autres justifient, qu'avons-nous de mieux à faire que de sui-
vre celte grande loi du premier des Zoroaslrcs, tant remarquée
de nos jours par un auteur français ^ : « Quand tu ne sais si l'ac-
tion que tu médites est bonne ou mauvaise, abstiens-toi» ?
1. N'ollaiic liii-inriiic; voyez t unie W M, pane 057; loiiu' \^ MI, pa.ûC 23C; loinrXIX.
l)a;;c nW; tome XX, pages 3i3 et 6JG; et dans les Mélanges, année 1708,
une des notes sur le Discours de l'empereur Julien, et le dialoyuc A B C, dixième
enli-clicn ; année 1771. Lettres de Meniniius, n" iU.
en A IM TUE X. 571
BIinON.
Cette maxime est admirable; c'est sans doute ce qu'on a
jamais dit de plus beau, c'est-à-dire de plus utile en morale; et
cela me ferait presque penser que Dieu a suscité de temps en
temps des sages qui ont enseigné la vertu aux hommes égarés. Je
vous demande pardon d'avoir raillé de la vertu,
FREIN D.
Demandez-en pardon à l'Être éternel, qui peut la récompenser
éternellement, et punir les transgresseurs.
BIRTOX.
Quoi! Dieu me punirait éternellement de m'être liATé à des
passions qu'il m'a données!
FREIXD.
Il VOUS a donné des passions avec lesquelles on peut faire du
bien et du mal. Je ne vous dis pas qu'il vous punira à jamais, ni
comment il vous punira, car personne n'en peut rien savoir : je
vous dis qu'il le peut. Les brachmanes furent les premiers qui
imaginèrent une prison éternelle pour les substances célestes qui
s'étaient révoltées contre Dieu dans son propre palais: il les enferma
dans une espèce d'enfer qu'ils appelaient ondera: mais, au bout de
quelques milliers de siècles, il adoucit leurs peines, les mit sur la
terre, et les fit hommes; c'est de là que vint notre mélange de vices
et de vertus, de plaisirs et de calamités. Cette imagination est ingé-
nieuse ; la fable de Pandore et de Promèthéc Vest encore davantage.
Des nations grossières ont imité grossièrement la belle fable de
Pandore; ces inventions sont des rêves de la philosophie orientale;
tout ce que je puis vous dire, c'est que, si vous avez commis des
crimes en abusant de votre liberté, il vous est impossible de prou-
ver que Dieu soit incapable de vous en punir : je vous en défie.
BIRTON.
Attendez ; vous pensez que je ne peux pas vous démontrer
qu'il est impossible au grand Être de me punir : par ma foi, vous
avez raison ; j'ai fait ce que j'ai pu pour me prouver que cela
était impossible, et je n'en suis jamais venu à bout. J'avoue que
j'ai abusé de ma liberté, et que Dieu peut m'en châtier ; mais,
pardieu! je ne serai pas puni quand je ne serai plus.
FREIND.
Le meilleur parti que vous ayez à prendre est d'être honnête
homme tandis que vous existez.
BIRTOX,
D'être honnête homme pendant que j'existe?... oui, je l'avoue;
oui, vous avez raison : c'est le parti qu'il faut prendre.
572 HISTOIRE DE JENNI.
Je voudrais, mon cher ami, que vous eussiez été témoin de
l'effet que firent les discours de Freind sur tous les Anglais et sur
tous les Américains. Birton, si évaporé et si audacieux, prit tout
à coup un air recueilli et modeste ; Jenni, les yeux mouillés de
larmes, se jeta aux genoux de son père, et son père l'embrassa.
Voici enfin la dernière scène de cette dispute si épineuse et si
intéressante,
CHAPITRE XI.
DE l'athéisme.
BIRTON,
Je conçois bien que le grand Être, le maître de la nature, est
éternel ; mais nous, qui n'étions pas hier, pouvons-nous avoir la
folle hardiesse de prétendre à une éternité future ? Tout périt
sans retour autour de nous, depuis l'insecte dévoré par l'hiron-
delle jusqu'à l'éléphant mangé des vers,
FREIND,
Non, rien ne périt, tout change; les germes impalpables des
animaux et des végétaux subsistent, se développent, et perpétuent
les espèces. Pourquoi ne voudriez-vous pas que Dieu conservât
le principe qui vous fait agir et penser, de quelque nature qu'il
puisse être? Dieu me garde de faire un système, mais certaine-
ment il y a dans nous quelque chose qui pense et qui veut : ce
quelque chose, que l'on appelait autrefois une monade, ce quelque
chose est imperceptible. Dieu nous l'adonnée, ou peut-être, pour
parler plus juste. Dieu nous a donnés à elle. Êtes-vous bien sûr
qu'il ne peut la conserver? Songez, examinez ; pouvez-vous m'en
fournir quelque démonstration ?
BIRTON.
Non ; j'en ai cherché dans mon entendement, dans tous les
livres des athées, et surtout dans le troisième chant de Lucrèce ;
j'avoue que je n'ai jamais trouvé que des vraisemblances.
FHEIM).
Et, sur ces simples vraisemblances, nous nous abandonne-
rions à toutes nos passions funestes! Nous vivrions en brutes,
n'ayant pour règle que nos appétits, et pour frein que la crainte
des autres hommes rendus éternellement ennemis les uns des
autres par cette crainte mutuelle! car on veut toujours détruire
ce qu'on craint. Pensez-y bien, monsieur Hirton ; réfléchissez-y
sérieusement, mon fils Jenni : n'attendre de Dieu ni châtiment
CHAPITRE XI.. o73
Di récompense, c'est être véritablement athée. A quoi servirait
l'idée d'un dieu qui n'aurait sur vous aucun pouvoir? C'est comme
si l'on disait : Il y a un roi de la Chine qui est très-puissant; je
réponds : Grand bien lui fasse ; qu'il reste dans son manoir et
moi dans le mien : je ne me soucie pas plus de lui qu'il ne se
soucie de moi ; il n'a plus de juridiction sar ma personne quun
chanoine de Windsor n'en a sur un membre de notre parlement ;
alors je suis mon dieu à moi-même, je sacrifie le monde entier
à mes fantaisies si j'en trouve l'occasion; je suis sans loi, je ne
regarde que moi. Si les autres êtres sont moutons, je me fais
loup ; s'ils sont poules, je me fais renard.
Je suppose, ce qu'à Dieu ne plaise, que toute notre Angleterre
soit athée par principes ; je conviens qu'il pourra se trouver plu-
sieurs citoyens qui, nés tranquilles et doux, assez riches pour
n'avoir pas besoin d'être injustes, gouvernés par l'honneur, et
par conséquent attentifs à leur conduite, pourront vivre ensemble
en société : ils cultiveront les beaux-arts, par qui les mœurs s'adou-
cissent ; ils pourront vivre dans la paix, dans l'innocente gaieté
des honnêtes gens ; mais l'athée pauvre et violent, sûr de l'impu-
nité, sera un sot s'il ne vous assassine pas pour voler votre argent.
Dès lors tous les liens de la société sont rompus, tous les crimes
secrets inondent la terre, comme les sauterelles, à peine d'abord
aperçues, viennent ravager les campagnes : le bas peuple ne sera
qu'une horde de brigands, comme nos voleurs, dont on ne pend
pas la dixième partie à nos sessions ; ils passent leur misérable
vie dans des tavernes avec des filles perdues, il les battent, ils se
battent entre eux; ils tombent ivres au milieu de leurs pintes de
plomb dont ils se sont cassé la tête ; ils se réveillent pour voler
et pour assassiner ; ils recommencent chaque jour ce cercle abo-
minable de brutalités.
Qui retiendra les grands et les rois dans leurs vengeances,
dans leur ambition, à laquelle ils veulent tout immoler? Un roi
athée est plus dangereux qu'un Ravaillac fanatique.
Les athées fourmillaient en Italie au xv« siècle ; qu'en arriva-
t-il? Il fut aussi commun d'empoisonner que dedonner à souper,
et d'enfoncer un stylet dans le cœur de son ami que de l'embrasser;
il y eut des professeurs du crime, comme il y a aujourd'hui des
maîtres de musique et de mathématiques. On choisissait exprès
les temples pour y assassiner les princes au pied des autels. Le
pape Sixte IV et un archevêque de Florence '■ firent assassiner
1. Salviati; voyez tome XII, pages 168 et suiv.
574 . HISTOIRE DE JENM.
ainsi les deux princes les plus accomplis de l'Europe. ( Mon cher
Sherloc, dites, je vous prie, à Parouba et à ses enfants ce que c'est
qu'un pape et un archevêque, et dites-leur surtout qu'il n'est plus
de pareils monstres,) Mais continuons. Un duc de Milan fut assas-
siné de même au milieu d'une église ^ On ne connaît que trop
les étonnantes horreurs d'Alexandre VI-. Si de telles mœurs
avaient subsisté, l'Italie aurait été plus déserte que ne l'a été le
Pérou après son invasion.
La croyance d'un dieu rémunérateur des bonnes actions, punis-
seur des méchantes, pardonneur des fautes légères, est donc la
croyance la plus utile au genre humain : c'est le seul frein des
hommes puissants, qui commettent insolemment les crimes
publics ; c'est le seul frein des hommes qui commettent adroite-
ment les crimes secrets. Je ne vous dis pas, mes amis, démêler à
cette croyance nécessaire des superstitions qui la déshonoreraient,
et qui même pourraient la rendre funeste : l'athée est un monstre
qui ne dévorera que pour apaiser sa faim ; le superstitieux est un
autre monstre qui déchirera les hommes par devoir. J'ai toujours
remarqué qu'on peut guérir un athée, mais on ne guérit jamais
le superstitieux radicalement : l'athée est un homme d'esprit qui
se trompe mais qui pense par lui-même, le superstitieux est un
sot brutal qui n'a jamais eu que les idées des autres, l'athée vio-
lera Iphigénie prête d'épouser Achille, mais le fanatique regor-
gera pieusement sur l'autel, et croira que Jupiter llui en aura
beaucoup d'obligation ; l'athée dérobera un vase d'or dans une
église pour donner à souper à des filles de joie, mais le fanatique
célébrera un auto-da-fé dans cette église, et chantera un cantique
juif à plein gosier, en faisant brûler des juifs. Oui, mes amis,
l'athéisme et le fanatisme sont les deux pôles d'un univers de
confusion et d'horreur. La petite zone de la vertu est entre ces
deux pôles : marchez d'un pas ferme dans ce sentier; croyez un
dieu bon, et soyez bons. C'est tout ce que les grands législateurs
Locke et Penn demandent h leurs peuples.
Piépondez-moi, monsieur Birton, vous et vos amis; quel mal
peut vous faire l'adoration d'un dieu jointe au bonheur d'être hon-
nête homme? Nous pouvons tous être attaqués d'une maladie mor-
telle au moment où je vous parle : qui de nous alors ne voudrait
pas avoir vécu dans linnocence? Voyez comme notre méchant
1. Voyez tome XII, pape 167.
2. Voyez ibid., page 83; et dans les Mélanges, aiiiiùc 1708, Popusculo intitulé
les Droits des JtoiiDiies, etc.
CHAPITRE XII. 073
Richard III meurt dans Shakespeare ; comme les spectres de tous
ceux qu'il a tués viennent épouvanter son imagination. Voyez
comme expire Charles IX de France après sa Saint-Barthélémy!
Son chapelain a beau lui dire qu'il a bien fait, son crime le déchire,
son sang jaillit par ses porcs*, et tout le sang qu'il fit couler crie
contre lui. Soyez sûr que de tous ces monstres il n'en est aucun
qui n'ait vécu dans les tourments du remords, et qui n'ait fini
dans la rage du désespoir.
CHAPITRE XII.
r.ETOlR E?» A^•GLETEP.RE. MARIAGE DE JE.\M.
Birton et ses amis ne purent tenir davantage : ils se jetèrent
aux genoux de Freind. « Oui, dit Birton, je crois en Dieu et en
vous. »
On était déjà près de la maison de Parouba. On y soupa, mais
Jenni ne put souper : il se tenait à l'écart, il fondait en larmes ;
son père alla le chercher pour le consoler. « Ah ! lui dit Jenni, je
ne méritais pas d'avoir un père tel que vous ; je mourrai de dou-
leur d'avoir été séduit par cette abominable Clive-Hart : je suis la
cause, quoique innocente, de la mort de Primerose, et tout à
l'heure, quand vous nous avez parlé d'empoisonnement, un fris-
son m'a saisi ; j'ai cru voir Clive-Hart présentant le breuvage hor-
rible à Primerose. 0 ciel! ô Dieu!comment ai-je pu avoir l'esprit
assez aliéné pour suivre une créature si coupable ! Mais elle me
trompa ; j'étais aveugle ; je ne fus détrompé que peu de temps
avant qu'elle fût prise par les sauvages : elle me fit presque l'aveu
de son crime dans un mouvement de colère ; depuis ce moment
je l'eus en horreur, et, pour mon supplice, l'image de Primerose
est sans cesse devant mes yeux ; je la vois, je l'entends ; elle me
dit : Je suis morte, parce que je t'aimais. »
M, Freind se mit à sourire d'un sourire de bonté dont Jenni
ne put comprendre le motif ; son père lui dit qu'une vie irrépro-
chable pouvait seule réparer les fautes passées : il le ramena à
table comme un homme qu'on vient de retirer des flots où il se
noyait ; je l'embrassai, je le flattai, je lui donnai du courage : nous
étions tous attendris. Nous appareillâmes le lendemain pour
retourner en Angleterre, après avoir fait des présents à toute la
t. Voyez tome XII, page 526.
576 HISTOIRE DE JENNI.
famille de Parouba : nos adieux furent mêlés de larmes sincères ;
Birton et ses camarades, qui n'ayaient jamais été qu'évaporés,
semblaient déjà raisonnables.
Nous étions en pleine mer quand Freind dit à Jenni en ma
présence : « Eh bien ! mon fils, le souvenir de la belle, de la ver-
tueuse et tendre Primerose, vous est donc toujours cher? » Jenni
se désespéra à ces paroles ; les traits d'un repentir inutile et éter-
nel perçaient son cœur, et je craignis qu'il ne se précipitât dans
la mer. « Eh bien ! lui dit Freind, consolez-vous ; Primerose est
vivante, et elle vous aime. »
Freind en effet en avait reçu des nouvelles sûres de son domes-
tique affidé, qui lui écrivait par tous les vaisseaux qui partaient
pour le Maryland. M. Mead\ qui a depuis acquis une si grande
réputation pour la connaissance de tous les poisons, avait été assez
heureux pour tirer Primerose des bras de la mort. M, Freind iit
voir à son fils cette lettre qu'il avait relue tant de fois, et avec
tant d'attendrissement.
Jenni passa en un moment de l'excès du désespoir à celui de
la félicité. Je ne vous peindrai point les effets de ce changement
si subit : plus j'en fus saisi, moins je puis les exprimer; ce fut le
plus beau moment de la vie de Jenni. Birton et ses camarades
partagèrent une joie si pure. Que vous dirai-je enfin ? l'excellent
Freind leur a servi de père à tous ; les noces du beau Jenni el de
la belle Primerose se sont faites chez le docteur Mead ; nous
avons marié aussi Birton, qui était tout changé, Jenni et lui sont
aujourd'hui les plus honnêtes gens de l'Angleterre. Vous convien-
drez qu'un sage peut guérir des fous.
1. Né en 1673, mort en 1754. Il pratiqua l'un des premiers l'inoculation de la
petite vérole, et est auteur d'un Mechanical Account of poisons, 1702.
FIN DE l'histoire DE JENNI.
LES OREILLES
DU COMTE
DE CHESTERFIELD
ET
LE CHAPELAIN GOUDMAN
(1775]
CHAPITRE I.
Ah! la fatalité gouverne irrémissiblement toutes les choses de
ce monde. J'en juge, comme de raison, par mon aventure.
Milord Chesterfield, qui m'aimait fort, m'avait promis de me
faire du bien. Il vaquait un bon preferment^ à sa nomination. Je
cours du fond de ma province à Londres ; je me présente à
milord ; je le fais souvenir de ses promesses ; il me serre la main
avec amitié, et me dit qu'en effet j'ai bien mauvais visage. Je lui
réponds que mon plus grand mal est la pauvreté. Il me réplique
qu'il veut me faire guérir, et me donne sur-le-champ une lettre
pour M. Sidrac, près de Guildhall.
Je ne doute pas que M. Sidrac ne soit celui qui doit m'ex-
pédier les provisions de ma cure. Je vole chez lui. .AI. Sidrac, qui
était le chirurgien de milord, se met incontinent en devoir de
me sonder, et m'assure que, si j'ai la pierre, il me taillera très-
heureusement.
Il faut savoir que milord avait entendu que j'avais un grand
mal à la vessie, et qu'il avait voulu, selon sa générosité ordinaire,
1. Preferment signifie bénéfice en anglais. (A'oie de Voltaire.)
21. — Romans. 37
578 LES OREILLES DU €OMTE DE CHESTERFIELD.
me faire tailler à ses dépens. Il était sourd, aussi bien que mon-
sieur son frère, et je n'en étais pas encore instruit.
Pendant le temps que je perdis à défendre ma vessie contre
M. Sidrac, qui voulait me sonder à toute force, un des cinquante-
deux compétiteurs qui prétendaient au même bénéfice arriva chez
milord, demanda ma cure, et l'emporta.
J'étais amoureux de miss Fidler, que je devais épouser dès
que je serais curé ; mon rival eut ma place et ma maîtresse.
Le comte, ayant appris mon désastre et sa méprise, me pro-
mit de tout réparer; mais il mourut deux jours après.
M. Sidrac me fit voir, clair comme le jour, que mon bon pro-
tecteur ne pouvait pas vivre une minute de plus, vu la consti-
tution présente de ses organes, et me prouva que sa surdité ^ ne
venait que de l'extrême sécheresse de la corde et du tambour de
son oreille. Il m'offrit même d'endurcir mes deux oreilles avec
de l'esprit-de-vin, de façon à me rendre plus sourd qu'aucun pair
du royaume.
Je compris que M. Sidrac était un très-savant homme. Il
m'inspira du goût pour la science de la nature. Je voyais d'ailleurs
que c'était un homme charitable qui me taillerait gratis dans
l'occasion, et qui me soulagerait dans tous les accidents qui pour-
raient m'arriver vers le col de la vessie.
Je me mis donc à étudier la nature sous sa direction, pour
me consoler de la perte de ma cure et de ma maîtresse.
CHAPITRE II.
Après bien des observations sur la nature, faites avec mes
cinq sens, des lunettes, des microscopes, je dis un jour ù M. Sidrac :
« On se moque de nous ; il n'y a point de nature, tout est art.
C'est par un art admirable que toutes les planètes dansent régu-
lièrement autour du soleil, tandis que le soleil fait la roue sur
lui-même. Il faut assurément que quelqu'un d'aussi savant que
la Société royale de Londres ait arrangé les choses de manière
que le carré des révolutions de chaque planète soit toujours pro-
portionnel à la racine du cube de leur distance à leur centre ; et
il faut être sorcier pour le deviner.
1, Voyez, dans la Correspondance , la lettre de Voltaire à Chcsterfield, du
'■l'k septembre 1771.
CHAPITRE II. 579
« Le flux et le reflux de notre Tamise me paraît l'effet constant
d'un art non moins profond et non moins difficile à connaître.
« Animaux, végétaux, minéraux, tout me paraît arrangé avec
poids, mesure, nombre, mouvement. Tout est ressort, levier,
poulie, machine hydraulique, laboratoire de chimie, depuis
l'herbe jusqu'au chêne, depuis la puce jusqu'à l'homme, depuis
un grain de sable jusqu'à nos nuées.
'( Certainement il n'y a que de Fart, et la nature est une
chimère.
— Vous avez raison, me répondit M. Sidrac, mais vous n'eu
avez pas les gants; cela a déjà été dit par un rêveur delà la
Manches mais on n'y a pas fait attention.
— Ce qui m'étonne, et ce qui me plaît le plus, c'est que, par
cet art incompréhensible, deux machines en produisent toujours
une troisième ; et je suis bien fâché de n'en avoir pas fait une
avec miss Fidier ; mais je vois bien qu'il était arrangé de toute
éternité que miss Fidier emploierait une autre machine que moi.
— Ce que vous dites, me répliqua M. Sidrac, a été encore dit,
et tant mieux : c'est une probabihté que vous pensez juste. Oui,
il est fort plaisant que deux êtres en produisent un troisième ;
mais cela n'est pas vrai de tous les êtres. Deux roses ne produisent
point une troisième rose en se baisant; deux cailloux, deux
métaux, n'en produisent pas un troisième ; et cependant un métal,
une pierre, sont des choses que toute l'industrie humaine ne
saurait faire. Le grand, le beau miracle continuel, est qu'un gar-
çon et une fille fassent un enfant ensemble, qu'un rossignol fasse
un rossignolet à sa rossignole, et non pas à une fauvette. Il fau-
drait passer la moitié de sa vie à les imiter, et l'autre moitié à
bénir celui qui inventa cette méthode. Il y a dans la génération
mille secrets tout à fait curieux. Newton dit que la nature se
ressemble partout : Natura est ubique sibi consona. Cela est faux eu
amour; les poissons, les reptiles, les oiseaux, ne font point l'amour
comme nous : c'est une variété infinie. La fabrique des êtres
sentants et agissants me ravit. Les végétaux ont aussi leur prix.
Je m'étonne toujours qu'un grain de blé jeté en terre en produise
plusieurs autres.
— Ah! lui dis-je comme un sot que j'étais encore, c'est que le
blé doit mourir pour naître, comme on l'a dit dans l'école^ »
M. Sidrac me reprit en riant avec beaucoup de circonspection.
1. Dictionnaire philosophique, article Xatcre. {Xote de Voltaire.)
2. Saint Paul, aux Corinthiens, xv, 30; et saint Jean, xii, 24.
580 LES OREILLES DU COMTE DE CHESTERFIELD.
« Cela était vrai du temps de l'école, dit-il; mais le moindre labou-
reur sait bien aujourd'hui que la chose est absurde.
— Ah ! monsieur Sidrac, je vous demande pardon; mais j'ai été
théologien, et on ne se défait pas tout d'un coup de ses habitudes.»
CHAPITRE III.
Quelque temps après ces conversations entre le pauvre prêtre
Goudman et l'excellent anatomiste Sidrac, ce chirurgien le ren-
contra dans le parc Saint-James, tout pensif, tout rêveur, et l'air
plus embarrassé qu'un algébriste qui vient de faire un faux cal-
cul. « Qu'avez-vous ? lui dit Sidrac ; est-ce la vessie ou le côlon
qui vous tourmente ?
— Non, dit Goudman, c'est la vésicule du fiel. Je viens de
voir passer dans un bon carrosse l'évêque de Glocester', qui est
un pédant bavard et insolent ; j'étais à pied, et cela m'a irrité. J'ai
songé que si je voulais avoir un évêché dans ce royaume, il y a
dix mille à parier contre un que je ne l'aurais pas, attendu que
nous sommes dix mille prêtres en Angleterre. Je suis sans aucune
protection depuis la mort de milord Chesterûeld, qui était sourd.
Posons que les dix mille prêtres anglicans aient chacun deux
protecteurs, il y aurait en ce cas vingt mille à parier contre un que
je n'aurais pas l'évêché. Cela fâche quand on y fait attention.
u Je me suis souvenu qu'on m'avait proposé autrefois d'aller
aux grandes Indes en qualité de mousse ; on m'assurait que j'y
ferais une grande fortune, mais je ne me sentis pas propre à de-
venir un jour amiral. Et, après avoir examiné toutes les profes-
sions, je suis resté prêtre sans être bon à rien.
— Ne soyez plus prêtre, lui dit Sidrac, et faites-vous philo-
sophe. Ce métier n'exige ni ne donne des richesses. Quel est votre
revenu ?
— Je n'ai que trente guinées de rente, et, après la mort de ma
vieille tante, j'en aurai cinquante.
— Allons, mon cher Goudman, c'est assez pour vivre libre et
pour penser. Trente guinées font six cent trente schellings : c'est
près de deux scheUings par jour. Philips n'en voulait qu'un seul.
On peut, avec ce revenu assuré, dire tout ce qu'on pense de la
compagnie des Indes, du parlement, de nos colonies, du roi, de
1. Warburton. (Note de Voltaire.)
CHAPITRE IV. 581
l'être eu général, de l'homme, et de Dieu, ce qui est un grand
amusement. Venez dîner avec moi, cela vous épargnera de l'ar-
gent; nous causerons, et votre faculté pensante aura le plaisir
de se communiquer à la mienne par le moyen de la parole : ce
qui est une chose merveilleuse que les hommes n'admirent pas
assez. »
CHAPITRE IV.
CONVEUSATION DU DOCTEUR GOIDM.W ET DE L'aN ATOMI STE SIDRAC
SLR L'aIIE ET SUR QUELQUE AUTRE CHOSE.
GOUDMAX.
Mais, mon cher Sidrac, pourquoi dites-vous toujours ma faculté
pensante? Que ne dites-vous mon âme, tout court? Cela serait plus
tôt fait, et je vous entendrais tout aussi bien.
SIDRAC.
Et moi, je ne m'entendrais pas. Je sens bien, je sais bien que
Dieu m'a donné la faculté de penser et de parler; mais je ne
sens ni ne sais s'il m'a donné un être qu'on appelle àme.
GOUDMAX.
Vraiment, quand j'y réfléchis, je vois que je n'en sais rien non
plus, et que j'ai été longtemps assez hardi pour croire le savoir.
J'ai remarqué que les peuples orientaux appelèrent l'âme d'un
nom qui signifiait la vie. A leur exemple, les Latins entendirent
d'abord par anima la vie de l'animal. Chez les Grecs on disait la
respiration de l'âme. Cette respiration est un souffle. Les Latins
traduisirent le mot souffle par spîrîtus: de là le mot qui répond à
esprit chez presque toutes les nations modernes. Comme personne
n'a jamais vu ce souffle, cet esprit, on en a fait un être que per-
sonne ne peut voir ni toucher. On a dit qu'il logeait dans notre
corps sans y tenir de place, qu'il remuait nos organes sans les
atteindre. Que n'a-t-on pas dit? Tous nos discours, à ce qu'il me
semble, ont été fondés sur des équivoques. Je vois que le sage
Locke a bien senti dans quel chaos ces équivoques de toutes
les langues avaient plongé la raison humaine. Il n'a fait aucun
chapitre sur l'âme dans le seul livre de métaphysique raison-
nable^ qu'on ait jamais écrit. Et si, par hasard, il prononce ce
mot en quelques endroits, ce mot ne signifie chez lui que notre
intelligence.
1. Essai sur V Entendement humain.
582 LES OREILLES DU COMTE DE CHESTERFIELD.
En effet tout le monde sent bien qu'il a une intelligence, qu'il
reçoit des idées, qu'il en assemble, qu'il esii décompose; mais per-
sonne ne sent qu'il ait dans lui un autre être qui lui donne du
mouvement, des sensations et des pensées. Il est, au fond, ridi-
cule de prononcer des mots qu'on n'entend pas, et d'admettre des
êtres dont on ne peutaVoir la plus légère connaissance.
SIDP.AC.
Nous voilà donc déjà d'accord sur une cliose qui a été un
objet de dispute pendant tant de siècles.
GOUDMAX,
Et j'admire que nous soyons d'accord.
SIDHAC.
Cela n'est pas étonnant, nous cherchons le vrai de bonne foi.
Si nous étions sur les bancs de l'école, nous argumenterions
comme les personnages de Rabelais. Si nous vivions dans les
siècles de ténèbres affreuses qui enveloppèrent si longtemps l'An-
gleterre, l'un de nous deux ferait peut-être brûler l'autre. Nous
sommes dans un siècle de raison ; nous trouvons aisément ce qui
nous paraît la vérité, et nous osons la dire.
GOUDMAN.
Oui, mais j'ai peur que cette vérité ne soit bien peu de
chose. Nous avons fait en mathématiques des prodiges qui éton-
neraient Apollonius et Archimède, et qui les rendraient nos
écoliers; mais en métaphysique, qu'avons-nous trouvé? Notre
ignorance.
SIDUAC.
Et n'est-ce rien ? Vous convenez que le grand Être vous a
donné une faculté de sentir et de penser, comme il a donné à
vos pieds la faculté de marcher, à vos mains le pouvoir de faire
mille ouvrages, à vos viscères le pouvoir de digérer, à votre
cœur le pouvoir de pousser votre sang dans vos artères. Nous
tenons tout de lui ; nous n'avons rien pu nous donner, et nous
ignorerons toujours la manière dont le maître de l'univers s'y
prend pour nous conduire. Pour moi, je lui rends grâce de m'a-
voir appris que je ne sais rien des premiers principes.
On a toujours recherché Qomment l'Ame agit sur le corps. Il
fallait d'abord savoir si nous en avions une. Ou Dieu nous a fait
ce présent, ou il nous a communiqué quelque chose qui en est
l'équivalent. De quelque manière qu'il s'y soit pris, nous sommes
sous sa main. Il est notre maître, voilà tout ce que je sais.
GornMAN.
Mais, au moins, dites-moi ce que vous en soupçonnez. Vous
CHAPITRE IV. 583
avez disséqué des cerveaux, vous avez vu des embryons et des
fœtus: y avez-vous découvert quelque apparence d'àme?
SI DR A C.
Pas la moindre, et je n'ai jamais pu comprendre comment un
être immatériel, immortel, logeait pendant neuf mois inutile-
ment caché dans une membrane puante entre de l'urine et des
excréments. Il m*a paru difficile de concevoir que cette prétendue
àme simple existât avant la formation de son corps: car à quoi
aurait-elle servi pendant des siècles sans être âme humaine? Et
puis comment imaginer un être simple, un être métaphysique,
qui attend pendant une éternité le moment d'animer de la
matière pendant quelques minutes? Que devient cet être inconnu
si le fœtus qu'il doit animer meurt dans le ventre de sa mère?
Il m'a paru encore plus ridicule que Dieu créât une âmè au
moment qu'un homme couche avec une femme. Il nia semblé
blasphématoire que Dieu attendît la consommation d'un adul-
tère, d'un inceste, pour récompenser ces turpitudes en créant
des âmes en leur faveur. C'est encore pis quand on me dit que
Dieu tire du néant des âmes immortelles pour leur faire souffrir
éternellement des tourments incroyables. Quoi! brûler des êtres
simples, des êtres qui n'ont rien de brûlable! Comment nous y
prendrions-nous pour brûler un son de voix, un vent qui vient
de passer? Encore ce son, ce vent, étaient matériels dans le petit
moment de leur passage ; mais un esprit pur, une pensée, un
doute? Je m'y perds. De quelque côté que je me tourne, je ne
trouve qu'obscurité, contradiction, impossibilité, ridicule, rêve-
ries, impertinence, chimères, 'absurdité, bêtise, charlatanerie.
Mais je suis à mon aise quand je me dis : Dieu est le maître.
Celui qui fait graviter des astres innombrables les uns vers les
autres, celui qui fit la lumière est bien assez puissant pour nous
donner des sentiments et des idées, sans que nous ayons besoin
d'un petit atome étranger, invisible, appelé cime.
Dieu a donné certainement du sentiment, de la mémoire, de
l'industrie à tous les animaux. Il leur a donné la vie, et il est
bien aussi beau de faire présent de la vie que de faire présent
d'une âme. Il est assez reçu que les animaux vivent; il est
démontré qu'ils ont le sentiment, puisqu'ils ont les organes du
sentiment. Or, s'ils ont tout cela sans âme, pourquoi voulons-
nous à toute force eu avoir une ?
GOUDMAX.
Peut-être c'est par vanité. Je suis persuadé que si un paon
pouvait parler, il se vanterait d'avoir une âme, et il dirait que
584 LES OREILLES DU COMTE DE CHESTERFIELD.
son âme est dans sa queue. Je me sens très-enclin à soupçonner
avec vous que Dieu nous a faits mangeants, buvants, marchants,
dormants, sentants, pensants, pleins de passions, d'orgueil, et de
misère, sans nous dire, un mot de son secret. Nous n'en savons
pas plus sur cet article que ce paon dont je parle ; et celui qui a
dit que nous naissons, vivons, et mourons sans savoir comment,
a dit une grande vérité.
Celui ^ qui nous appelle les marionnettes de la Providence me
paraît nous avoir bien définis, car enfin, pour que nous exis-
tions il faut une infinité de mouvements. Or nous n'avons pas
fait le mouvement ; ce n'est pas nous qui en avons établi les lois.
Il y a quelqu'un qui, ayant fait la lumière, la fait mouvoir du
soleil à nos yeux, et y arriver en sept minutes. Ce n'est que par
le mouvement que mes cinq sens sont remués ; ce n'est que par
mes cinq sens que j'ai des idées : donc c'est l'Auteur du mouve-
ment qui me donne mes idées. Et, quand il me dira de quelle
manière il me les donne, je lui rendrai de très-humbles actions
de grâces. Je lui en rends déjà beaucoup de m'avoir permis de
contempler pendant quelques années le magnifique spectacle de
ce monde, comme disait Épictète. Il est vrai qu'il pouvait me
rendre plus heureux, et me faire avoir un bon bénéfice et ma
maîtresse miss Fidler ; mais enfin, tel que je suis avec mes six
cent trente schellings de rente, je lui ai encore bien de l'obli-
gation,
SIDRAC.
Vous dites que Dieu pouvait vous donner un bon bénéfice, et
qu'il pouvait vous rendre plus heureux que vous n'êtes. Il y a
des gens qui ne vous passeraient pas cette proposition. Eh! ne
vous souvenez-vous pas que vous-même vous vous êtes plaint de
la fatalité? Il n'est pas permis à un homme qui a voulu être curé
de se contredire. Ne voyez-vous pas que, si vous aviez eu la cure
et la femme que vous demandiez, ce serait vous qui auriez fait
un enfant à miss Fidler, et non pas votre rival? L'enfant dont
elle aurait accouché aurait pu être mousse, devenir amiral,
gagner une bataille navale à l'embouchure du Gange, et achever
de détrôner le Grand Mogol, Cela seul aurait changé la constitu-
tion de l'univers. Il aurait fallu un monde tout difl'ércnt du
nôtre pour que votre compétiteur n'eût pas la cure, pour qu'il
n'épousùt pas miss Fidler, pour que vous ne fussiez pas réduit à
six cent trente schellings, en attendant la mort de votre tante.
1. Voltaire.
CHAPITRE IV. 58.J
Tout est enchaîné; et Dieu n1ra pas rompre la chaîne éternelle
pour mon ami Goudraan.
GOLDMAN.
Je ne m'attendais pas à ce raisonnement quand je parlais de
fatalité; mais enfin, si cela est ainsi, Dieu est donc esclave tout
comme moi?
SIDRAC.
Il est esclave de sa volonté, de sa sagesse, des propres lois
qu'il a faites, de sa nature nécessaire. Il ne peut les enfreindre,
parce qu'il ne peut être faible, inconstant, volage comme nous, et
que l'Être nécessairement éternel ne peut être une girouette.
GOLDMAN.
Monsieur Sidrac, cela pourrait mener tout droit à l'irréligion :
car, si Dieu ne peut rien changer aux affaires de ce monde, à
quoi bon chanter ses louanges, à quoi bon lui adresser des prières ?
SIDRAC.
Eh! qui vous dit de prier Dieu et de le louer? Il a vraiment
bien affaire de vos louanges et de vos placets! On loue un homme
parce qu'on le croit vain ; on le prie quand on le croit faible, et
qu'on espère le faire changer d'avis. Faisons notre devoir envers
Dieu, adorons-le, soyons justes: voilà nos vraies louanges, nos
vraies prières.
GOUDMAN.
Monsieur Sidrac, nous avons embrassé bien du terrain, car,
sans compter miss Fidler, nous examinons si nous avons une
âme, s'il y a un Dieu, s'il peut changer, si nous sommes destinés
à deux vies, si... Ce sont là de profondes études, et peut-être je
n'y aurais jamais pensé si j'avais été curé. Il faut que j'approfon-
disse ces choses nécessaires et sublimes puisque je n'ai rien à faire.
SIDRAC.
Eh bien ! demain le docteur Grou vient dîner chez moi : c'est
un médecin fort instruit ; il a fait le tour du monde avec MM. Banks
et Solander ^ ; il doit certainement connaître Dieu et l'àme, le
vrai et le faux, le juste et l'injuste, bien mieux que ceux qui ne
sont jamais sortis de Covent-Garden. De plus, le docteur Grou a
vu presque toute l'Europe dans sa jeunesse; il a été témoin de
cinq ou six révolutions en Russie ; il a fréquenté le hacha comte
1. Daniel Solander, compatriote et élève de Linné, est mort en 1781. Il avait,
avec Joseph Banks, mort en 1820, accompagné Cook dans son premier voj'age
autour du monde. (B.) — Ces savants partirent en 17G8 pour O'Taïti sous le com-
mandement de Cook, avec mission d'observer le passage de Vénus sur le disque
du soleil. (G. A.)
586 LES OREILLES DU COMTE DE CIIESTE RFIELD.
(le Conneval, qui était devenu, comme on sait, un parfait musul-
man à Constantinople. Jl a été lié avec le prêtre papiste Mac-
Cartliy, Irlandais, qui se fit couper le prépuce à l'honneur de
Mahomet, et avec notre preshytérien écossais Ramsay, qui en fil
autant, et qui ensuite servit en Russie, et fut tué dans unehataille
contre les Suédois en Finlande. Enfin il a conversé avec le révé-
rend P. Malagrida, qui a été hrûlé depuis à Lisbonne, parce que
la sainte Vierge lui avait révélé tout ce qu'elle avait fait lorsqu'elle
était dans le ventre de sa mère sainte Anne.
Vous sentez bien qu'un homme comme M. Grou, qui a vu tant
de choses, doit être le plus grand métaphysicien du monde.
A demain donc chez moi à dîner.
GOUDMAN,
Et après-demain encore, mon cher Sidrac : car il faut plus
d'un dîner pour s'instruire.
CHAPITRE V.
Le lendemain, les trois penseurs dînèrent ensemble ; et comme
ils devenaient un peu plus gais sur la fin du repas, selon la cou-
tume des philosophes qui dînent, on se divertit à parler de toutes
les misères, de toutes les sottises, de toutes les horreurs qui affli-
gent le genre animal, depuis les terres australes jusqu'auprès du
p(Me arctique, et depuis Lima jusqu'à Méaco. Cette diversité d'abo-
minations ne laisse pas d'être fort amusante. C'est un plaisir que
n'ont point les bourgeois casaniers et les vicaires de paroisse,
qui ne connaissent que leur clocher, et qui croient que tout le
reste de l'univers est fait comme exchangc-aUcy à Londres, ou
comme la rue de la Huchette à Paris.
« Je remarque, dit le docteur Grou, que, malgré la variété
infinie répandue sur ce globe, cependant tous les hommes que
j'ai vus, soit noirs à laine, soit noirs à cheveux, soit bronzés, soit
rouges, soit bis, qui s'appellent blancs, ont également deux jam-
bes, deux yeux, et une tête sur leurs épaules, quoi qu'eu ait dit
saint Augustin, qui, dans son trente-septième sermon, assure
qu'il a vu des acéphales, c'est-à-dire des hommes sans tête, des
inonocules qui n'ont qu'un œil, et des monopèdes qui n'ont
qu'une jambe. Pour des anthropophages, j'avoue qu'on eu regorge,
et que tout le monde l'a été.
« On m'a souvent demandés! les habitants de ce pays immense
CHAPITRE V. 587
nommé la Nouvelle-Zélande, qui sont aujourd'hui les plus bar-
bares de tous les barbares, étaient baptisés. J'ai répondu que je
n'en savais rien, que cela pouvait être; que les Juifs, qui étaient
plus barbares qu'eux, avaient eu deux baptêmes au lieu d'un, le
l3aptême de justice et le baptême de domicile.
— Vraiment, je les connais, dit M. Goudman, et j'ai eu sur
cela de grandes disputes avec ceux qui croient que nous avons
inventé le baptême. Non, messieurs, nous n'avons rien inventé,
nous n'avons fait que rapetasser. Mais, dites-moi, je vous prie,
monsieur Grou, de quatre-vingts ou cent religions que vous avez
vues en chemin, laquelle vous a paru la plus agréable : est-ce celle
des Zélandais ou celle des Hottentots?
M. GROU.
C'est celle de l'île d'Otaïti, sans aucune comparaison. J'ai par-
couru les deux hémisphères; je n'ai rien vu comme Otaïti et sa
religieuse reine. C'est dans Otaïti que la nature habite. Je n'ai vu
ailleurs que des masques; je n'ai vu que des fripons qui trom-
pent des sots, des charlatans qui escamotent l'argent des autres
pour avoir de l'autorité, et qui escamotent de l'autorité pour avoir
de l'argent impunément; qui vous vendent des toiles d'araignée
pour manger vos perdrix; qui vous promettent richesses et plai-
sirs quand il n'y aura plus personne, afin que vous tourniez la
broche pendant qu'ils existent.
Pardieu ! il n'en est pas de même dans l'île d'Aïti , ou d'Otaïti.
Cette île est bien plus civilisée que celle de Zélande et que le
pays des Cafres, et, j'ose dire, que notre Angleterre, parce que la
nature l'a favorisée d'un sol plus fertile ; elle lui a donné l'arbre
à pain, .présent aussi utile qu'admirable, qu'elle n'a fait qu'à
quelques îles de la mer du Sud, Otaïti possède d'ailleurs beau-
coup de volailles, de légumes et de fruits. On n'a pas besoin dans
un tel pays de manger son semblable; mais il y a un besoin
plus naturel, plus doux, plus universel, que la religion d'Otaïti
ordonne de satisfaire en public. C'est de toutes les cérémonies reli-
gieuses la plus respectable sans doute ; j'en ai été témoin , aussi
bien que tout l'équipage de notre vaisseau. Ce ne sont point ici
des fables de missionnaires, telles qu'on en trouve quelquefois
dans les Lettres édifiantes et curieuses des révérends pères jésuites.
Le docteur Jean Hawkesworth ^ achève actuellement de faire
imprimer nos découvertes dans l'hémisphère méridional. J'ai
1. Hawkesworth, né en 1715 ou 1719. mort en 1773, a été le rédacteur du
premier Voyage de Cook, qui parut en 1773.
588 LES OREILLES DU COMTE DE CHESTERFIELD.
toujours accompagné M. Banks, ce jeune homme si estimable
qui a consacré son temps et son bien à observer la nature vers
le pôle antarctique', tandis que MM. Dakins et Woocl revenaient
des ruines de Palmyre et de Balbek \ où ils avaient fouillé les
plus anciens monuments des arts, et que M. Hamilton apprenait
aux Napolitains étonnés l'histoire naturelle de leur mont Vésuve ^
Enfin j'ai vu avec MM. Banks, Solander, Gook, et cent autres, ce
que je vais vous raconter.
La princesse Obéira, reine de l'île Otaïti... »
Alors on apporta le café, et, dès qu'on l'eut pris, M. Grou
continua ainsi son récit.
GHx\PITRE VI.
(( La princesse Obéira, dis-je, après nous avoir comblés de pré-
sents avecune politesse digne d'une reine d'Angleterre, fut curieuse
d'assister un matin à notre service anglican. Nous le célébrâmes
aussi pompeusement que nous pûmes. Elle nous invita au sien
l'après-dîner; c'était le 14 mai 1769. Nous la trouvâmes entourée
d'environ mille personnes des deux sexes rangées en demi-cercle, et
dans un silence respectueux. Une jeune fille très-jolie, simplement
parée d'un déshabillé galant, était couchée sur une estrade qui
servait d'autel. La reine Obéira ordonna à un beau garçon d'envi-
ron vingt ans d'aller sacrifier. Il prononça une espèce de prière,
et monta sur l'autel. Les deux sacrificateurs étaient à demi nus.
La reine, d'un air majestueux, enseignait à la jeune victime la
manière la plus convenable de consommer le sacrifice. Tous les
Otaïtiens étaient si attentifs et si respectueux qu'aucun de nos
matelots n'osa troubler la cérémonie par un rire indécent. Voilà
ce que j'ai vu, vous dis-je; voilà tout ce que notre équipage a vu :
c'est à vous d'en tirer les conséquences.
— Gette fête sacrée ne m'étonne pas, dit le docteur Goudman.
Je suis persuadé que c'est la première fête que les hommes aient
jamais célébrée, et je ne vois pas pourquoi on ne prierait pas
1. Robert Wood et Davvkins ont publié les Ruines de Palnn,i>'e, Londres, 17i)3,
in-folio, réimj)rimées à Paris, 1819, in-i", et les llidiies de lialbec, Londres, 1757,
in-folio.
2. Voyez, dans la Correspondance, la lettre du 17 juin 1773, au chevalier
Ilaiin'lloii.
cil A IM TUE M. 589
Dieu lorsqu'on va faire uu être à son image, comme nous le
prions avant les repas qui servent à soutenir notre corps. Tra-
vailler à faire naître une créature raisonnable est l'action la plus
, noble et la plus sainte. C'est ainsi que pensaient les premiers
Indiens, qui révérèrent le Lingam, symbole de la génération ; les
anciens Égyptiens, qui portaient en procession le Phallus ; les
Grecs, qui érigèrent des temples à Priape. S'il est permis de citer
la misérable petite nation juive, grossière imitatrice de tous ses
voisins, il est dit dans ses livres que ce peuple adora Priape , et
que la reine mère du roi juif Asa fut sa grande prêtresse K
« Quoi qu'il en soit, il est très-vraisemblable que jamais aucun
peuple n'établit ni ne put établir un culte par libertinage. La
débauche s'y glisse quelquefois dans la suite des temps; mais
l'institution en est toujours innocente et pure. Nos premières
agapes, dans lesquelles les garçons et les filles se baisaient modes-
tement sur la bouche, ne dégénérèrent qu'assez tard en rendez-
vous et en infidélités ; et plût à Dieu que je pusse sacrifier avec
miss Fidler devant la reine Obéira en tout bien et en tout hon-
neur! Ce serait assurément le plus beau jour et la plus belle
action de ma vie. »
M, Sidrac, qui avait jusque-là gardé le silence, parce que
MM. Goudman et Grou avaient toujours parlé, sortit enfin de sa
taciturnité, et dit: « Tout ce que je viens d'entendre me ravit en
admiration. La reine Obéira me parait la première reine de l'hémi-
sphère méridional; je n'ose dire des deux hémisphères. Mais
parmi tant de gloire et tant de félicité, il y a un article qui me
fait frémir, et dont M. Goudman vous a dit un mot auquel vous
n'avez pas répondu. Est-il vrai, monsieur Grou, que le capitaine
Wallis, qui mouilla dans cette île fortunée avant vous, y porta les
deux plus horribles fléaux de la terre, les deux véroles ?
— Hélas! reprit M. Grou, ce sont les Français qui nous en
accusent, et nous en accusons les Français. M. Bougainville dit
que ce sont ces maudits Anglais qui ont donné la vérole à la
reine Obéira; et M. Cook prétend que cette reine ne l'a acquise
que de M. Bougainville lui-même. Quoi qu'il en soit, la vérole
ressemble aux beaux-arts : on ne sait point qui en fut l'inventeur ;
mais, à la longue, ils font le tour de l'Europe, de l'Asie, de l'Afrique
et de l'Amérique.
1. Troisième livre des Rois, chapitre xv; et Paralipomènes, II, chapitre xv.
{Note de Voltaire.)
590 LES OREILLES DU COMTE DE CHESTERFIELD.
— Il y a longtemps que j'exerce la chirurgie, dit Sidrac, et
j'avoue que je dois à cette vérole la plus grande partie de ma
fortune ; mais je ne la déteste pas moins. Madame Sidrac me la
communiqua dès la première nuit de ses noces ; et, comme c'est
une femme excessivement délicate sur ce qui peut entamer son
honneur, elle publia dans tous les papiers publics de Londres
qu'elle était à la vérité attaquée du mal immonde, mais qu'elle
l'avait apporté du ventre de madame sa mère, et que c'était une
ancienne habitude de famille.
« A quoi pensa ce qu'on appelle la nature, quand elle versa ce
poison dans les sources de la vie? On l'a dit, et je le répète, c'est
la plus énorme et la plus détestable de toutes les contradictions.
Quoi! l'homme a été fait, dit-on, à l'image de Dieu,
Finxit in effigiem moderantum cuncta deorum ' :
et c'est dans les vaisseaux spermatiques de cette image qu'on a
mis la douleur, l'infection, et la mort! Que deviendra ce beau
vers de milord Rochester : « L'amour ferait adorer Dieu dans un
« pays d'athées ? )>
— Hélas! dit alors le bon Goudman, j'ai peut-être à remercier
la Providence de n'avoir pas épousé ma chère miss Fidler: car
sait-on ce qui serait arrivé? On n'est jamais sûr de rien dans ce
monde. En tout cas, monsieur Sidrac, vous m'avez promis votre
aide dans tout ce qui concernerait ma vessie.
— Je suis à votre service, répondit Sidrac ; mais il faut chasser
ces mauvaises pensées. »
Goudman, en parlant ainsi, semblait prévoir sa destinée.
CHAPITRE VII.
Le lendemain, les trois philosophes agitèrent la grande ques-
tion : « Quel est le premier mobile de toutes les actions des
hommes? » Goudman, qui avait toujours sur le cœur la perte de
son bénéfice et de sa bicn-aimée, dit que le principe de tout était
l'amour et l'ambition. Grou, ({ui avait vu plus de pays, dit que
c'était l'argent ; et le grand auatomiste Sidrac assura que c'était
la chaise percée. Les deux convives demeurèrent tout étonnés ; et
voici comme le savant Sidrac prouva sa thèse.
1. Ovide, Métam., I, 83.
CIIAI'ITKE Vil. 591
« J"ai toujours observé que toutes les affaires de ce monde dé-
pendaient de l'opinion et de la volonté d'un principal person-
nage, soit roi, soit premier ministre, soit premier commis: or
cette opinion et cette volonté sont l'effet immédiat de la manière
dont les esprits animaux se filtrent dans le cervelet, et de là dans
la moelle allongée : ces esprits animaux dépendent de la circu-
lation du sang ; ce sang dépend de la formation du chyle ; ce chyle
s'élabore dans le réseau du mésentère ; ce mésentère est attaché
aux intestins par des filets très-déliés ; ces intestins, s'il m'est per-
mis de le dire, sont remplis de merde : or, malgré les trois fortes
tuniques dont chaque intestin est vêtu, il est percé comme un
crible; car tout est à jour dans la nature, et il n'y a grain de
sable si imperceptible qui n'ait plus de cinq cents pores. On ferait
passer mille aiguilles à travers un boulet de canon si on en trou-
vait d'assez fines et d'assez fortes. Ou'arrive-t-il donc à un homme
constipé? Les éléments les plus ténus, les plus délicats de sa merde
se mêlent au chyle dans les veines d'Azellius, vont à la veine-porte
et dans le réservoir de Pecquet ; elles passent dans la sous-cla-
vière ; elles entrent dans le cœur de l'homme le plus galant, de
la femme la plus coquette. C'est une rosée d'étron desséchée qui
court dans tout son corps. Si cette rosée inonde les parenchymes,
les vaisseaux, et les glandes d'un atrabilaire, sa mauvaise humeur
devient férocité ; le blanc de ses yeux est d'un sombre ardent ; ses
lèvres sont collées l'une sur l'autre ; la couleur de son visage
a des teintes brouillées ; il semble (:pi'il vous menace : ne l'ap-
prochez pas, et, si c'est un ministre d'État, gardez-vous de lui
présenter une requête ; il ne regarde tout papier que comme
un secours dont il voudrait bien se servir selon l'ancien et abo-
minable usage des gens d'Europe, Informez-vous adroitement de
son valet de chambre favori si monseigneur a poussé sa selle le
matin.
(( Ceci est plus important qu'on ne pense. La constipation a
produit quelquefois les scènes les plus sanglantes. Mon grand-
père, qui est mort centenaire, était apothicaire de Cromwell ; il
m'a conté souvent que Cromwell n'avait pas été à la garde-robe
depuis huit jours lorsqu'il fit couper la tête à son roi.
« Tous les gens un peu instruits des affaires du continent
savent que l'on avertit souvent le duc de Guise le Balafré de ne
pas fâcher Henri III en hiver pendant un vent de nord-est. Ce
monarqiie n'allait alors à la garde-robe qu'avec une difficulté
extrême. Ses matières lui montaient à la tête ; il était capable,
dans ces temps-là, de toutes les violences. Le duc de Guise ne
592 LES OREILLES DU C03ITE DE CHESTERFIELD.
crut pas un si sage conseil : que lui en arriva-t-il? son frère et
lui furent assassinés.
« Charles IX, son prédécesseur, était l'homme le plus constipé
de son royaume. Les conduits de son côlon et de son rectum
étaient si bouchés qu'à la fin son sang jaillit par ses pores. On
ne sait que trop que ce tempérament aduste fut une des princi-
pales causes de la Saint-Barthélémy.
« Au contraire les personnes qui ont de l'embonpoint, les en-
trailles veloutées, le cholédoque ^ coulant, le mouvement péri-
staltique aisé et régulier, qui s'acquittent tous les matins, dès
qu'elles ont déjeuné, d'une bonne selle aussi aisément qu'on
crache ; ces personnes favorites de la nature sont douces, affables,
gracieuses, prévenantes, compatissantes, officieuses. Un non dans
leur bouche a plus de grâce qu'un oui dans la bouche d'un con-
stipé.
« La garde-robe a tant d'empire qu'un dévoiement rend sou-
vent un homme pusillanime. La dyssenterie ôte le courage. Ne
proposez pas à un homme alîaibli par l'insomnie, par une fièvre
lente, et par cinquante déjections putrides, d'aller attaquer une
demi-lune en plein jour. C'est pourquoi je ne puis croire que
toute notre armée eut la dyssenterie à la bataille d'Azincourt,
comme on le dit, et qu'elle remporta la victoire culottes bas.
Quelques soldats auront eu le dévoiement pour s'être gorgés de
mauvais raisins dans la route, et les historiens auront dit que
toute l'armée malade se battit à cul nu ; et que, pour ne pas le
montrer aux petits-maîtres français, elle les battit à plate couture,
selon l'expression du jésuite Daniel.
Et voilà justement comme on écrit l'histoire ~.
« C'est ainsi que les Français ont tous répété, les uns après les
autres, que notre grand Edouard III se fit livrer six bourgeois de
Calais, la corde au cou, pour les faire pendre, parce qu'ils avaient
osé soutenir le siège avec courage, et que sa femme obtient enfin
leur pardon par ses larmes. Ces romanciers ne savent pas que
c'était la coutume dans ces temps barbares que les bourgeois se
présentassent devant leur vainqueur, la corde au cou, quand ils
l'avaient arrêté trop longtemps devant une bicoque. Mais certaine-
ment le généreux Edouard n'avait nulle envie de serrer le cou de
\. Canal sécrétoirc de la bile.
2. Vers de Voltaire dans Chariot^ acte 1", scène vu.
CHAPITRE VIII. 593
ces six otages, qu'il combla de présents et d'honneurs. Je suis las
de toutes les fadaises dont tant d'historiens prétendus ont farci
leurs chroniques, et de toutes les batailles qu'ils ont si mal décrites.
J'aime autant croire que Gédéon remporta une victoire signalée
avec trois cents cruches. Je ne lis plus. Dieu merci, que l'histoire
naturelle, pourvu qu'un Burnet, et un Wiston, et un Woodward, ne
m"ennuieut plus de leurs maudits systèmes; quun Maillet ne me
dise plus que la mer d'Irlande a produit le mont Caucase, et que
notre globe est de verre ; pourvu qu'on ne me donne pas de petits
joncs aquatiques pour des animaux voraces, et le corail pour des
insectes ' ; pourvu que des charlatans ne me donnent pas insolem-
ment leurs rêveries pour des vérités. Je fais plus de cas d'un bon
régime qui entretient mes humeurs en équilibre, et qui me pro-
cure une digestion louable et un sommeil plein. Buvez chaud
quand il gèle, buvez frais dans la canicule ; rien de trop ni de
trop peu en tout genre; digérez, dormez, ayez du plaisir; et moquez-
vous du reste. »
CHAPITRE Yin.
Comme M. Sidrac proférait ces sages paroles, on vint avertir
M. Goudman que l'intendant du feu comte de Chesterfield était
à la porte dans son carrosse, et demandait à lui parler pour une
affaire très-pressante. Goudman court pour recevoir les ordres
de M. lintendant, qui, l'ayant prié de monter, lui dit:
« Monsieur, vous savez sans doute ce qui arriva à M, et à
M'"*' Sidrac la première nuit de leurs noces?
— Oui, monsieur; il me contait tout à l'heure cette petite
aventure.
— Eh bien ! il en est arrivé autant à la belle mademoiselle
Fidler et à monsieur le curé, son mari. Le lendemain ils se sont
battus ; le surlendemain ils se sont séparés, et on a ôté à mon-
sieur le curé son bénéfice. J'aime la Fidler, je sais qu'elle vous
aime ; elle ne me hait pas. Je suis au-dessus de la petite disgrâce
qui est cause de son divorce ; je suis amoureux et intrépide. Cédez-
moi miss Fidler, et je vous fais avoir la cure, qui vaut cent cin-
quante guinées de revenu. Je ne vous donne que dix minutes
pour y rêver.
1. Voj'ez les notes des Singularités de la nature, chapitres ii et w; dans
les Mélanges, année 1768.
21. — ROMAXS.
38
594 LES OREILLES DU COMTE DE GHESTERFIELD.
— Monsieur, la proposition est délicate: je vais consulter mes
philosophes Sidrac et Grou ; je suis à vous sans tarder. »
Il revole à ses deux conseillers. « Je voiâ, dit-il, que la diges-
tion ne décide pas seule des affaires de ce monde, et que l'amour,
l'amloitiou, l'argent, y ont beaucoup de part. » Il leur expose le
cas, les prie de le déterminer sur-le-champ. Tous deux conclurent
([u'avec cent cinquante guinées il aurait toutes les filles de sa
paroisse, et encore miss Fidler par-dessus le marché,
Goudman sentit la sagesse de cette décision ; il eut la cure, il
eut miss Fidler en secret, ce qui était bien plus doux que de
l'avoir pour femme. M. Sidrac lui prodigua ses hons offices dans
l'occasion : il est devenu un des plus terribles prêtres de l'Angle-
terre, et il est plus persuadé que jamais de la fatalité qui gouverne
toutes les choses de ce monde.
FIN DES ROMANS,
TABLE
DES MATIÈRES CONTENUES DANS CE VOLUME.
Pages.
Avertissement pour la présente édition m
Avertisse MEXT de Beuchot vu
LE MONDE COMME IL VA, vision de Babouc, écrite par lui-
même. (1746) 1
LE CROCHETEUR BORGNE. (1746) 17
COSI-SANCTA. (1746) 25
^ ZADIG, oc LA DESTINÉE, histoire orientale. (1747) 31
Épitre dédicatoire de Zadig à la sultane Sheraa, par Sadi. Le 10 du
mois de schewal. Fan 837 de l'hégire 31
Chap. I. Le borgne 33
— II. Le nez 35
— III. Le chien et le cheval 37
— IV. L'envieux 40
— V. Les généreux 43
— VI. Le ministre 45
— VII. Les disputes et les audiences -48
— VIII. La jalousie 51
— IX. La femme battue 54
— X. L'esclavage 57
— XI. Le bûcher 59
— XII. Le souper 61
— Xin. Le rendez-vous 64
— XIV. La danse 66
— XV. Les yeux bleus 69
— XVI. Le brigand 71
— XVII. Le pêcheur 74
— XMII. Le basilic 77
— XIX. Les combats 82
— XX. L'ermite 86
— XXJ. Les énigmes 91
MEMNON, oc la SAGESSE HUMAINE. (1750) 95
Avertissement de l'Auteur 95
BABABEC ET LES FAKIRS. (1750) 101
/ MICROMÉGAS, histoire philosophique. (1752.} 105
Chap. I. Voyage d'un habitant du monde de l'étoile Sirius dans la
planète de Saturne 105
— II. Conversation de l'habitant de Sirius avec celui de Saturne. . 108
— III. Voyage des deux habitants de Sirius et de Saturne . . . 110
— IV. Ce qui leur arrive sur le globe de la terre 112
— V. Expériences et raisonnements des deux voyageurs. . . . 114
— VI. Ce qui leur arriva avec les hommes 116
— VIL Conversation avec les hommes 118
59G TABLE DES MATIERES.
rages.
LES DEUX CONSOLÉS. (17r)6) 123
HISTOIRE DES VOYAGES DE SCARMENTADO, écrite par lui-
même. (1756) 125
SONGE DE PLATON. (1750) 133
^ CANDIDE, ou L'OPTIMISME, traduit de l'allemand de M. le docteur '
Ralph, avec les additions qu'on a trouvées dans la poche du docteur,
lorsqu'il mourut à Minden, l'an de grâce 1759 137
Chap. I. Comment Candide fut élevé dans un beau château, et
comment il fut chassé d'icelui 137
— II. Ce que devint Candide parmi les Bulgares 139
— III. Comment Candide se sauva d'entre les Bulgares, et ce
qu'il devint 141
— IV. Comment Candide rencontra son ancien maître de philo-
sophie, le docteur Pangloss, et ce qu'il en advint . . 143
— V. Tempête, naufrage, tremblement de terre, et ce qui
advint du docteur Pangloss, de Candide et de l'ana-
baptiste Jacques 14G
— VI. Comment on fit un bel auto-da-fé pour empêcher les
tremblements de terre, et comment Candide fut fessé. 148
— VII. Comment une vieille prit soin de Candide, et comment
il retrouva ce qu'il aimait 149
— VIII. Histoire de Cunégonde 151
— IX. Ce qui advint de Cunégonde, de Candide, du grand
' inquisiteur et d'un juif 153
— X. Dans quelle détresse Candide, Cunégonde et la vieille,
arrivent à Cadix, et de leur embarquement .... 155
— XI. Histoire de la vieille 156
— XII. Suite des malheurs de la vieille 159
— XIII. Comment Candide fut obligé de se séparer de la belle
Cunégonde et de la vieille 102
— XIV. Comment Candide et Cacambo furent reçus chez les
jésuites du Paraguai , . . . 164
— XV. Comment Candide tua le frère do sa chère Cunégonde . 167
— XVI. Ce qui advint aux deux voyageurs avec deux filles, deux
singes, et les sauvages nommés Oreillons .... 1G!>
— XVII. Arrivée de Candide et de son valet au pays d'Eldorado,
et ce qu'ils y virent 172
— XVIII. Cl! qu'ils virent dans le pays d'Eldorado 175
— XIX. Ce qui leur arriva à Surinam, et comment Candide fit
connaissance avec Martin 179
XX. Ce qui arriva sur mer à Candide et à Martin .... 183
— XXI. Candide et Martin approchent des eûtes de France et
raisonnent 185
— XXII. Ce qui arriva en France à Candide et à Martin. . . . 187
— XXIII. Candide et Martin vont sur les côtes d'Angleterre: ce
qu'ils y voient 196
— XXIV. De Pa((uette et de frère Giroflée 197
— XXV. Visite chez le seigneur Pococurante, noble vénitien . . 201
— XXVI. D'un souper que Candide et Martin firent avec six étran-
gers, et qui ils étaient 205
— XXVII. Voyage de Candide à Constanlinople 208
— XXVIII. Ce qui arriva à Candide, à Cunégonde, à Pangloss, à
Martin, etc 211
TABLE DES MATIERES. 597
l'ag.-s.
CnAP. XXIX. Comment Caudido retrouva Cuiiéi;ondc ei la vieille . . "US
— WX. Conclusion 214
IIISTOIRIi D'UN BOX BRAMIX. (17.jO) 21!)
LE BLAXG ET LE XOIU. (ITOi) 22:{
JEAXXOT ET COLLN. (17G4) 23.5
AYEXTURE IXDIEXNE. (ITGli) 243
LES AVEUGLES JUGES DES COULEURS. (17GU) 2i5
L'INGÉNU, HISTOIRE VÉRITABLE tirée des manusci-its du P. Qucsncl. (1767) 247
Chap. l. Comment le prieur de Notre-Dame de la Montagne et
mademoiselle sa sœur rencontrèrent un Huron . . . 2i7
— II. Le Huron, nommé l'Ingénu, reconnu de ses parents. . . 252
— III. Le Huron, nommé l'Ingénu, converti 255
— 1\. L'Ingéuu baptisé 258
— V. L'Ingénu amoureux 2GU
— VI. L'Ingénu court chez sa maîtresse, et devient furieux . . 2G3
— MI. L'Ingénu repousse les Anglais 265
— MIL L'Ingénu va en cour. Il soupe en chemin avec des huguenots 267
— IX. Arrivée de l'Ingénu à Versailles. Sa réception à la cour . 269
— X. L'Ingénu enfermé à la Bastille avec un janséniste . . . 272
— XL Comment l'Ingénu développe son génie 276
— XII. Ce que l'Ingénu pense des pièces de théâtre 279
— XIII. La belle Saint- Yves va à Versailles 280
— XIV. Progrès de l'esprit de l'Ingénu . 284
— XV. La belle Saint- Yves résiste à des propositions délicates. . 286
— XVI. Elle consulte un jésuite 288
— XVII. Elle succombe par vertu 290
— XVni. Elle délivre son amani et un janséniste 291
— XIX. L'Ingénu, la belle Saint-Y'ves et leurs parents, sont rassemblés 294
— XX. La belle Saint- Yves meurt, et ce qui en arrive .... 299
L'HOMME AUX QUARANTE ECUS. (17G8) 305
Avertissement des éditeurs de l'édition de Kehl 305
I. Désastre de l'homme aux quarante écus 308
IL Entretien avec un géomètre 311
III. Aventure avec un carme 324
IV. Audience de M. le contrôleur général 325
V. Lettre à l'homme aux quarante écus 327
VI. Nouvelles douleurs occasionnées par les nouveaux systèmes. . . . 3.30
VIL Mariage de l'homme aux quarante écus 334
VIII. L'homme aux quarante écus, devenu père, raisonne sur les moines. 340
IX. Des impôts payés à l'étranger 345
X. Des proportions 347
XL De la vérole. 352
XII. Grande querelle 357
XIII. Scélérat chassé 359
XIV. Le bon sens de M. Audré 361
XV. D'un bon souper chez M. André 3G3
LA PRINCESSE DE BABYLONE (1768) 369
Chap. I. Description du palais du roi de Babylone, père de la belle
Babylonienne. Portrait de cette incomparable beauté. Oracle qui
ordonne son mariage, et à quelles conditions. Trois rois se présentent
pour l'obtenir. Arrivée d'un quatrième prétendant 369
Chap. II, Tous les concurrents tentent d'accomplir l'oracle: un seul
598 TABLE DES MATIÈRES.
Pages,
réussit, et ne cesse pas d'être modeste. Oiseau merveilleux qu'il dé-
pute à Forraosante avec un superbe présent. Quel était ce vainqueur.
Son départ ; ce qui l'occasionne 373
Chap. III. Beaux raisonnements de la cour de Babyloneetde la princesse
Aidée sur le départ du vainqueur et sur sa condition. L'oracle est con-
sulté de nouveau sur le mariage de Forraosante; réponse ambiguë qu'il fait. 378
Chap. IV. Magnifique salon où le roi de Babylone donne une magnifique
fête. Gentillesse de l'oiseau merveilleux dont il a clé parlé. Galan-
tei'ies du roi de Scythie à la princesse Aidée, Honnête proposition qu'il
lui fait; comment elle est reçue. Promesses qu'ils se font en se séparant. 380
Chap. V. L'oiseau merveilleux parle à Forraosante; il lui fait son histoire.
Description du pays des Gangarides, d'où est son arai appelé Amazan.
Entreprise infructueuse d'un roi des Indes sur cette contrée. Leurs
richesses, leurs guerres, leur religion. Conseils de l'oiseau à la princesse. 382
Chap VI. Suite de la conversation de i'oiseau merveilleux et de Forrao-
sante. Mort de cet oiseau. L'oracle est consulté; sa réponse est si
concise que personne ne l'entend 386
Chap. VII. Forraosante rend les honneurs funèbres à son cher oiseau.
Le roi de Scythie enlève Aidée. La belle princesse de Babylone part
pour l'Arabie. Douze cent mille hommes se préparent à désoler l'Asie . 388
Chap. VIII. Rencontre malencontreuse de Forraosante dans une hôtel-
lerie. Danger qu'elle court. Artifice dont elle use pour s'en garantir.
Elle retourne à Bassora avec sa femme de chambre 389
Chap. IX. Forraosante ressuscite l'oiseau merveilleux, et reconnaît le
phénix. Elle part pour le pays des Gagnarides dans un canapé. Ma-
nière aussi coraraode que rapide dont elle voyage 392 J
Chap. X. Ferraosante arrive chez les Gangarides, et descend à l'hôtel M
d'Amazan. Belle collation qu'on lui sert. Elle visite la mère de son
amant. Conversation qu'elles ont ensemble. Un merle s'en mêle aussi,
et conte l'histoire de ses voyages 394
Chap. XI. Suite du précédent. Forraosante est convaincue que son
amant est son cousin. Tous les merles sont exilés des bords du Gange.
Elle prend aussitôt la poste pour le rejoindre à la Chine 397
Chap. XII. Forraosante et sa femrae de chambre arrivent à la Chine;
ce qu'elle y voit de remarquable; beau trait de fidélité d'Amazan.
Elle part pour la Scythie, où elle rencontre sa cousine Aidée. Amitiés
réciproques qu'elles se font sans s'aimer 398
Chap. XIII. Arrivée de la belle Babylonienne à^n-i rempirc des Cimmé-
ricns. Réception qu'on lui fait. Éloge de l'inijjératrice des Cimmé-
riens. Nouvelle fidélité d'Amazan -402
Chap. XIV. Amazan passe en Scandinavie, en Sarmatic. Ce qu'il voit
dans ces contrées, ainsi qu'en Germanie. 11 donne partout l'exemple
de la fidélité 405
Chap. XV. Forraosante, suivant toujours sou amant, manque de l'at-
teindre chez les Bataves. Elle veut passer, après lui, dans l'ile d'Albion;
mais malheureusement des vents contraires la retiennent au port . . iOC
Chap. XVI. Amazan rencontre sur la route d'Albion un milord auquel il
rend service. Singulière couversation qu'ils ont ensemble. La femme du
milord albionien devient amoureuse d'Amazan 408
Chap. XVII. Un sénateur albionien raconte à Amazan l'histoire de ^on
pays. La femrae du railord donne un rendez-vous à Amazan, qui n'y
répond que par du respect. Le railord s'en nu^jue, et Amazan s'en
retourne en Batavie 410
Chap. XVIII. Amazan traverse la Germanie, passe à Venise, ce qu'il y
TABLE DES MATIÈRES. 399
Pages,
remarque. Il arrive à la ville des sept montagnes», ce qu'il y remarque
de sintriilier il3
Chap. XIX. Amazan arrive à la capitale des Gaules. Tableau de ce
qu'il y remarque. Sa fidélité fait naufrage devant une fille d'affaire,
dans les bras de laquelle il est surpris par Formosante il7
Chap. XX. Formosante, désespérée de ce qu'elle a vu, quitte les
Gaules, et voudrait y être encore. Amazan, inconsolable de son infidé-
lité, court après Formosante 421
Chap. XXI. Amazan vole au delà des Pyrénées. Il rencontre le phénix, qui
lui raconte le malheur de Formosante. Amazan la délivre du danger
d'être brûlée, et anéantit les brûleurs. Il se réconcilie avec Formosante. 423
Chap. XXJI. Les deux amauts prennent le parti de retourner à Baby-
lone. Le roi de la Bétique leur donne des troupes pour les accompagner.
Ils ari-ivent à Tyr et passent en Egypte. Le roi d'Ethiopie leur donne
des fêtes, et devient amoureux de Formosante. Amazan punit ce sou-
verain, et épouse Formosante à Babylone 427
LES LETTRES D'A.MABED, traduites par l'abbé Tamponet. (I769j. . . 435
Lettre 1'" d'Amabed à Shastasid, grand brame de Maduré 433
Réponse de Shastasid 436
♦ Lettre II d'Amabed à Shastasid 438
Réponse de Shatasid 440
Lettre III d'Amabed à Shastasid 441
— rV" d'Amabed à Shastasid 441
Lettre P^ d'Adaté à Shastasid 442
— II d'Adaté à Shastasid, écrite de la prison de l'Inquisition. . 442
— III d'Adaté à Shastasid 445
— r\' d'Adaté à Shastasid 446
Réponse du brame Shastasid aux trois lettres précédentes d'Adaté. . 448
Lettre V d'Adaté au grand brame Shastasid 449
— VI d'Adaté 451
— MI d'Adaté 452
Lettre P"^ d'Amabed à Shastasid, après sa captivité 453
— II d'Amabed, pendant sa route 434
— III du journal d'Amabed 433
— IV d'Amabed à Shatasid 458
— V d'Amabed 459
— VI d'Amabed, pendant sa route 460
— VII d'Amabed 462
— VIII d'Amabed 463
— IX d'Amabed. . . . • 464
— X d'Amabed 464
— XI d'Amabed 463
— XII d'_Vmabed 467
— XIII d'Amabed 468
— XrV d'Amabed 469
— XV d'Amabed : 470
— XVI d'Amabed 473
— XVII d'Amabed 474
— XVIII d'Amabed 475
— XIX d'Amabed 476
— XX d'Amabed 477
AVENTURE DE LA MÉMOIRE. 479
LE TAUREAU BLAXC. (1774) 483
600 TABLE DES MATIÈRES.
Pages
Cil A P. I. Comment la princesse Amasidc rencontre un bœuf. . . . 483
— If. Comment le sage Mambrès, ci-devant sorcier de Pharaon,
reconnut une vieille, et comme il fut reconnu par elle. . 486
— III. Comment la belle Amaside eut un secret entretien avec un
beau serpent 489
— IV. Comment on voulut sacrifier le bœuf et exorciser la princesse. 493
V. Comment le sage Mambrès se conduisit sagement. . . . 497
— VI. Comment Mambrès recontra trois prophètes, et leur donna
un bon dîner .^01
— VII. Le roi de Tanis arrive. Sa fille et le taureau vont être sacrifiés. 503
— VIII. Commentleserpent fitdescontes àlaprincessepourlaconsoler. 304
— IX. Comment le serpent ne la consola point 503
— X. Comment on voulut couper le cou à la princesse, et comment
on ne le lui coupa point 508
— XI. Comment la princesse épousa son bœuf 510
ÉLOGE HISTORIQUE DE LA RAISON (1774) 513
HISTOIRE DE JEXXI, ou L'ATHÉE ET LE SAGE (1773) 523
Chap. I ^'23
Aventure d'un jeune Anglais nomme Jenni, écrite de la main
de dona Las Nalgas 52 i*
— II. Suite des aventures du jeune Anglais Jenni, et do celles de
monsieur son père, docteur en théologie, membre du par-
lement et de la Société royale 526
— III. Précis de la controverse des Mais, entre M. Freind et don Inigo
y Medroso y Coraodios y Papalamiendo, bachelier de Sala-
manque 529
— IV. Retour à Londres ; Jenni commence à se corrompre. . . . 535
— V. On veut marier Jenni 539
— VI. Aventure épouvantable 542
— VII. Ce qui arriva en Amérique 545
— VIII. Dialogue de Freind et de Birton sur l'athéismo 552
— IX. Sur l'athéisme 558
— X. Sur l'athéisme 568
— XI. De l'athéisme 572
— XII. Retour en Angleterre. Mariage de Jenni 575
LES OREILLES DU COMTE DE CHESTERFIELD, et LE CHAPE-
LAIN GOUDMAN. (177.5) 577
Chap. 1 577
— II 578
— III 580
— IV. Conversation du docteur Goudman et de l'anatomisto Sidrac.
sur l'âme et sur quelque autre chose 581
_ V 386
_ VI 388
_ VU 590
— VIII 393
FIN DE LA TABLE DU TOME XXI.
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