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Full text of "Oeuvres complètes de Voltaire : avec notice, préfaces, variantes, table analytique, les notes de tous les commentateurs et des notes nouvelles, conforme pour le texte à l'èdition de Beuchot, enrichie des découvertes les plus récentes et mise au courant des travaux qui ont paru jusqu'à ce jour;"

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ŒUVRES   COMPLÈTES 


VOLTAIRE 


21 


ROMANS 


ANCIENNE    MAISON    J.    CLAYE 
PARIS.  -  IMPRl.Ml-RIE   A.    QUANTIN    ET   C- 

ftUi:     SAIM-BENOIT 


-EUVRES    COMPLÈTES 


DE 


VOLTAIRl 


AOUVELLE   ÉDITION 

A  Y  E  L- 

iNOTlCtS,   l'KÉrACES,    VARIANTES,    TABLE    ANALYTIQUE 

LES  NOTES  DE  TOUS  LES  COMMENTATliUKS   ET   DES   NOTES   NOUVELLES 

Conforme  pour  le  texte  à  rédition  de  Beuchot 
EAhlCHlE    DES    DÉCOUVERTES    LES    PLUS    RÉGENTES 

ET     MISE     AU     C  0  U  K  A  N  T 

UL!)    'ili  AVALX     OU     ONT     l'AI'.L     JISOL'a     CK    JuUK 

iniÉCÉDÉE    DE    LA 

VIE     DE     VOLTAIRE 

PAR    COMDORGET 

hx   d'autres   Études  biogr apuioues 

Ornée  d'un  ijortruit  eu  pied  d'après  k  statue  du  foyer  de  la  Comédie-Française 


RU  M  A. \  S 


I 


GARiMER   FRÈRES,    LIBRAIRES-ÉDITEURS 

0,    RUE    DES     SAINTS-PiiRKS,    0 


1879 


ROMANS 


'21,  —  Romans. 


AVERTISSEMENT 

POUR    LA    PRÉSENTE    ÉDITION, 


La  supériorité  de  Voltaire  dans  le  conte  philosophique  est  une  des  vérités 
littéraires  les  plus  universellement  reconnues  et  les  moins  contestables.  Nous 
pouvons  recueillir  à  ce  sujet  divers  jugements  et  témoignages  qui  seront 
bien  placés  en  tête  de  ce  volume.  Relevons  d'abord  quelques  lignes  de 
La  Harpe,  qui  ne  sont  pas  à  dédaigner. 

«  Un  homme  qui  s'est  ouvert  des  sentiers  nouveaux  dans  toutes  les  carrières 
où  il  est  entré  après  d'autres,  un  écrivain  qui  a  donné  à  ses  compositions  en 
tout  genre  l'empreinte  d'un  esprit  original,  Voltaire  a  voulu  faire  des  romans. 
et  il  fallait  bien  que  les  siens  ne  ressemblassent  pas  à  ceux  qu'on  avait  faits. 
Ce  n'est  pas  que  dans  Zadig  il  n'ait  emprunté  d'ouvrages  connus  le  fond  de 
plusieurs  chapitres  :  de  l'Arioste,  par  exemple,  celui  de  l'homme  aux  armes 
vertes;  des  Mille  et  un  Jours  celui  de  l'ermite,  etc  ;  que  dans  Micromégas 
il  n'ait  imité  une  idée  de  Gulliver;  que  dans  l'Ingénu  la  principale  situation 
ne  soit  prise  de  la  Baron)ie  de  Luz,  roman  de  Duclos;  mais  l'ensemble  et 
la  manière  lui  appartiennent,  et  il  a  mis  partout  le  cachet  de  son  génie.  Ce 
qui  caractérise  Zadig,  Candide^  Meninon,  Scarnientado.  l'Ingénu,  c'est  un 
fond  de  philosophie  semée  partout  dans  un  style  rapide,  ingénieux  et  piquant, 
rendue  plus  sensible  par  des  contrastes  saillants  et  des  rapprochements  inat- 
tendus, qui  frappent  l'imagination  et  qui  semblent  à  la  fois  le  secret  et  le 
jeu  de  son  génie.  Nul  n'a  mieux  connu  l'art  de  tourner  la  raison  en  plaisan- 
terie, il  converse  avec  ses  lecteurs,  et  leur  fait  accroire  qu'ils  ont  tout  l'esprit 
qu'il  leur  donne,  tant  les  idées  qu'il  jette  en  foule  se  présentent  sous  un 
jour  clair  et  sous  un  aspect  agréable  !  Il  a  quelquefois,  dans  les  petites  choses, 
le  ton  sérieusement  ironique  et  la  sorte  de  persiflage  que  l'on  aime  dans 
Hamilton,  auteur  qui  lui  ressemble  dans  son  genre  comme  une  conversation 
spirituelle  ressemble  à  un  bon  livre'.  » 

Voyons  ensuite  comment  s'exprime  Auger,  en  son  temps  secrétaire  per- 
pétuel de  l'Académie  française,  et  l'un  des  derniers  classiques  j  selon  le 
sens  qu'avait  ce  mot  pendant  la  première  moitié  de  ce  siècle. 

«  Il  y  a  peu  de  lectures  aussi  attrayantes  que  celle  des  romans  de  Voltaire. 
Moins  étendus  que  les  compositions  qu'on  nomme  ainsi  ordinairement,  on 


1.  Cours  de  littérature:  édition  1823,  tome  XVI,  p.  2 


299. 


IV  AVERTISSEMENT. 

les  appellerait  plus  volontiers  des  contes.  Plusieurs,  pour  le  genre,  ressem- 
blent à  ceux  que  l'Orient  nous  a  transmis,  et  quelques-uns  sont,  en  partie, 
des  emprunts  faits  à  la  littérature  anglaise.  Presque  tous  ont  un  but  philo- 
sophique. Ainsi  Zadig  a  pour  objet  de  démontrer  que  la  Providence  nous 
conduit  par  des  voies  dont  le  secret  lui  appartient,  et  dont  souvent  s'indigne 
notre  raison  bornée  et  peu  soumise.  Candide^  tableau  épouvantablement  gai 
des  misères  de  la  vie  humaine,  est  une  réfutation  du  système  de  Toplimisme, 
déjà  combattu  par  l'auteur  dans  son  poëme  ùu  Désastre  de  Lisbonne;  ci 
Memnon  tend  à  prouver  que  le  projet  d'être  parfaitement  raisonnable  est  un 
projet  parfaitement  fou:  espèce  d'erreur  où,  à  vrai  dire,  les  hommes  tombent 
trop  rarement  pour  qu'il  soit  bien  nécessaire  de  les  en  préserver.  Les  Voyages 
de  Scarmenlado,  la  Vision  de  Babouc,  Micromégas,  etc.,  cachent  égale- 
ment, sous  des  fictions  de  l'ordre  naturel  ou  merveilleux,  quelque  principe 
de  philosophie  spéculative  ou  quelque  vérité  de  morale  pratique.  L'Ingénu 
n'a  pas  cette  unité  de  but  moral  ou  philosophique  qui  fait  de  tous  les  autres 
comme  autant  d'apologues  :  c'est  un  tissu  d'aventures  vraisemblables,  dont 
chacune,  ainsi  que  tout  événement  de  la  vie,  porte  avec  soi  son  instruction. 
La  raison  et  l'esprit,  le  plaisant  et  le  pathétique,  y  sont  mêlés  et  fondus  avec 
cet  art  facile  et  heureux  qui  constitue  proprement  la  manière  de  Voltaire. 
Pour  faire  entrer  dans  un  même  cadre  les  mœurs  contrastées  de  plusieurs 
peuples  divers,  genre  de  peinture  où  il  excellait,  Voltaire  fait  voyager  au 
loin  les  héros  de  tous  ses  romans.  Les  objets  vus  par  un  étranger,  tels  qu'ils 
sont  dans  la  réalité  et  non  tels  que  l'accoutumance  les  fait  paraître  aux  yeux 
des  habitants  du  pays,  sont  représentés  naturellement  sous  leur  aspect  le 
plus  pliilosophique  et  le  plus  piquant  :  c'est  l'artifice  des  Lettres  persanes; 
c'est  aussi  celui  de  Candide,  de  Scarmenlado,  de  la  Princesse  de  Baby- 
lone,  de  l'Ingénu,  etc.  *  » 

Auger  no  fait  pas  remarquer  combien  cette  sorte  de  cosmopolitisme  de 
ses  héros  est  une  grande  nouveauté  que  Voltaire  introduit  dans  le?  lettres. 
Jusqu'au  xviii"  siècle,  la  société  latine  issue  du  monde  romain  compte  presque 
seule.  Bossuet  lui-môme,  écrivant  son  Discours  sur  l'histoire  universelle, 
ne  regarde  pas  au  delà.  Les  travaux  des  missionnaires  jésuites  sur  la  Chine 
étaient  accueillis  avec  défiance  et  connus  d'ailleurs  d'un  très-petit  nombre 
do  savants.  Les  fenêtres  étaient  closes  pour  ainsi  dire.  Voltaire  brise  les 
vitres.  Il  habitue  ses  contemporains  à  étendre  leur  vue  au  delà  du  cercle 
étroit  où  elle  était  bornée,  à  l'étendre  juscju'aux  extrémités  du  monde.  Il 
réduit  la  société  latine  à  la  place  exacte  qu'elle  occupe  sur  la  face  du  globe; 
il  donne  une  notion  commune  plus  large  de  l'humanité.  Bien  plus,  il  sort  des 
limites  de  notre  planète  et  nous  promène  avec  Micromégas  dans  les  espaces 
infinis  du  ciel.  Do  telles  conceptions  indi(iuaicnt  un  changement  prodigieux 
dans  les  idées,  et  pour  s'en  bien  rendre  compte  il  faudrait,  non  pas  rcMiionter 
de  notre  temps  aux  romans  de  Voltaire,  mais  y  arriver  par  la  littérature  an- 
térieure. C'est  alors  qu'on  serait  surpris  de  l'étendue  nouvelle  (ju'a  prise 
l'horizon. 

1.  Mélanges  iJhHusophiqacs  et  Itttérairex,  tome  I,  pago  4'2l. 


AVERTISSEMENT.  v 

L'appréciation  de  l'académicien  Augei*  est  singulièrement  calme.  La  cri- 
tique depuis  lors  a  haussé  le  ton  ;  elle  a  cherché  et  trouvé  des  accents  plus  vifs. 
Quelques  lignes  d'un  écrivain  récent  nous  en  fourniront  un  exemple:  «C'est 
dans  ses  contes,  dit-il,  qu'il  faut  suitout  chercher  Voltaire  :  c'est  là  que  son 
génie  s'épanouit  en  toute  liberté;  c'est  là  qu'il  nous  surprend  par  sa  gaieté 
profonde  et  sa  raison  souveraine  ;  c'est  là  qu'avec  son  rire  éclatant  il  nous 
jette  la  vérité  à  pleines  mains  :  c'est  Rabelais,  c'est  Montaigne,  c'est  Voltaire. 
Il  y  a  un  chef-d'œuvre  de  Voltaire  qui  renferme  tout  Voltaire  :  c'est  Candide, 
un  simple  roman;  mais  c'est  tout  l'esprit  français.  Oui,  tout  Voltaire:  l'ima- 
gination et  la  raillerie,  la  grandeur  et  la  concision.  Oui,  tout  l'esprit  français 
est  là.  Que  dis-je?  Swift  et  Sterne  ont-ils  plus  d'humour?  L'Arioste  est-il 
plus  romanesque  ?  Cervantes  se  joue-t-il  mieux  de  la  folie  et  de  la  raison  ? 
Dans  l'antiquité,  qui  donc  eût  raconté  ce  poëme  enjoué  de  la  misère  humaine? 
Voltaire,  qui  jusque-là  s'était  montré  plutôt  un  dessinateur  qu'un  peintre, 
semble  avoir  trouvé,  comme  par  merveille,  une  palette  préparée  par  un  des 
rois  de  la  couleur.  Comme  sa  touche  est  spirituelle  et  lumineuse!  quelles 
oppositions!  quels  effets!  quels  miracles!  Tous  ces  tableaux  sont  étincelants 
d'une  immortelle  lumière.  C'est  qu'il  avait  pris  une  torche  de  l'enfer  pour 
regarder  l'humanité  de  face  et  de  profil.  Le  vieux  Dante  n'était  pas  des- 
cendu si  loin.  L'humanité  s'était  laissé  surprendre,  un  jour  de  colère,  sur 
son  lit  de  douleur  i...  » 

Prenons  garde  qu'en  forçant  le  trait  l'apologie  ne  se  confonde  avec  la 
censure.  En  résumé,  la  partie  de  l'œuvre  de  Voltaire  que  contient  ce  volume 
est  de  celles  que  le  temps  a  laissées  intactes  ;  le  sentiment  des  lettrés 
est  ici  à  peu  près  unanime  ;  leur  admiration  n'a  fait  que  croître,  malgré  la 
succession  des  écoles  et  les  changements  accomplis  dans  le  goût  public;  et 
cette  admiration  cherche  naturellement  à  renchérir  dans  ses  expressions  sur 
celles  qu'ont  employées  les  précédents  écrivains. 

Nous  ajouterons  seulement  deux  mots  d'explication  sur  les  principaux 
changements  apportés  par  nous  au  texte  de  l'édition  de  Beuchot. 

L'un  deux  consiste  à  avoir  mis  à  leur  place  chronologique,  c'est-à-dire 
avant  Vlncjénu,  V Aventure  indienne  et  les  Aveugles  juges  des  couleurs. 
que  Beuchot  avait  rejetés  à  la  fin  du  recueil  comme  n'ayant  pas  de  date. 
M.  G.  Avenel,  sans  pouvoir  profiter  de  sa  découverte  pour  sa  propre  édition, 
a  constaté,  et  nous  avons  constaté  comme  lui,  que  ces  deux  morceaux 
avaient  tous  deux  paru  dans  le  même  volume  que  le  Philosophe  ignorant, 
en  1766  'voyez  à  cette  date  dans  les  Mélanges)  ;  seulement  les  Aveugles 
juges  des  couleurs  y  ont  le  titre  de  Petite  Digression,  et,  dans  la  table, 
de  Petite  Digression  sur  les  Quinze-Vingts.  Leur  place  désormais  est  donc 
celle  qui  leur  est  assignée  ici  pour  la  première  fois. 

Un  autre  changement  que  nous  nous  sommes  permis,  c'est  de  restituer, 
dans  la  Princesse  de  Babylone,  les  sommaires  des  chapitres  d'après  l'édition 
de  1768.  Cette  édition,  que  Beuchot  croit  sortie  des  presses  de  Cramer,  a  dû 


1.  Introduction  à  la  seconde  partie  de  Candide   {Dernier  volume  des  OEuvres 
de  Voltaire,  Paris,  H.  Pion,  1872). 


VI  AVERTISSEMENT. 

se  faire  certainement  avec  le  concours  de  l'auteur.  Voltaire  avait  l'habitude 
de  diviser  ainsi  ses  contes  par  des  chapitres  avec  sommaires.  La.  Princesse 
de  Babijlone,  par  la  grande  variété  des  incidents,  n'est  pas  celui  où  ce 
secours  était  le  moins  nécessaire.  11  n'est  pas  probable  que  Voltaire  ait  cette 
fois  laissé  à  une  main  étrangère  un  soin  qu'il  prenait  ordinairement.  En  tout 
cas,  le  lecteur  est  averti  :  il  peut  se  former  lui-même  une  opinion  sur  la  ques- 
tion, et  l'utilité  de  ces  sommaires  lui  paraîtra  sans  doute  assez  appréciable 
pour  que  l'innovation  soit  justifiée  à  ses  yeux. 

Louis    MOLAND. 


AVERTISSEMENT 

DE    BEUCHOT. 


Les  éditions  in-4'' et  encadrée  des  Œuvres  de  Voltaire,  données  du 
vivant  de  l'auteur,  présentent  rassemblées  celles  de  ses  compositions  qu'on 
déoigne  sous  le  nom  de  Romans,  ou  Contes  en  prose.  Je  n'ai  pas  changé 
cette  disposition  conservée  dans  les  éditions  de  Kehl,  et  qui  doit  être  agréable 
à  un  très-grand  nombre  de  lecteurs;  mais  j'ai,  dans  ma  classification,  suivi, 
autant  que  cela  m'a  été  possible,  l'ordre  chronologique  ;  et  c'est  dans  cet 
ordre  que  je  vais  parler  des  romans  de  Voltaire. 

Le  premier  en  date  serait  le  Voyage  de  Gangan,  dont  il  est  question 
dans  une  lettre  de  Voltaire  à  Frédéric,  du  mois  de  mai  ou  juin  1739,  et  dans 
la  réponse  du  prince  en  date  du  7  juillet.  Mais  cet  ouvrage  est  perdu. 

4746. 
Le  Monde  comme  il  va. 
Le  Crochetelr  borgne. 
Cosi-Sancta. 

Longchamp,  secrétaire  de  Voltaire  de  1746  à  1754,  dit  dans  ses  Mé- 
moires *  que  Baboxic,  ou  le  Monde  comme  il  va,  fut  composé  en  1746,  pen- 
dant la  retraite  de  Voltaire  à  Sceaux;  et  je  n'ai  rien  trouvé  qui  contredise 
Longchamp.  La  plus  ancienne  édition  que  je  connaisse  est  celle  de  174S, 
dans  le  tome  VIII  de  l'édition  faite  à  Dresde  des  Œuvres  de  Voltaire.  Ce 
conte  fait  aussi  partie  du  Recueil  de  pièces  en  vers  et  en  prose,  par  V auteur 
delà  tragédie  de  Sémirai7iis,  1750,  in-12. 

C'est  une  imitation  de  Babouc,  ou  du  moins  de  son  titre,  qu'a  faite  l'au- 
teur inconnu  d'une  brochure  intitulée  la  Lune  comme  elle  va,  m  dcc  lxxxi, 
in-8°  de  trente-six  pages;  brochure  au-desSOus  de  la  critique,  et  relative 
aux  discussions  entre  Joseph  II  et  les  Hollandais  pour  l'ouverture  de  l'Escaut. 

La  Révolution  française  a  fait  naître  trois  imitations  de  Babouc  :  I.  Le 
Retour  de  Babouc  à  Persépolis,  ou  la  suite  du  Monde  comme  il  va,  1789, 
in-S»,  a  eu  deux  éditions;  c'est  un  opuscule  de  trente  pages  :  je  n'ai  pu  en 
découvrir  l'auteur.  —  11.  Le  Fils  de  Babouc  à  Persépolis,  ou  le  Monde 
nouveau,   Paris,    décembre    1790,   in-S",    de  cent  vingt-quatre  pages.    — 

J.  Mémoires  sur  Voltaire,  etc.,  1826,  2  vol.  in-S";  voyez  tome  II,  page  2i0. 


VIII  AVERTISSEMENT    DE    BEUCHOT. 

III.  Nouvelle  Vision  de  Babouc,  ou  la  Perse  comme  elle  va,  1790,  in-8°, 
de  cent  douze  pages,  contenant  seulement  la  première  partie,  et  l'annonce 
de  la  seconde.  Je  ne  crois  pas  que  la  seconde  partie  ail  paru.  L'auteur 
s'appelait  Bunel. 

Les  éditeurs  de  Kehl^  qui  les  premiers  comprirent  le  Crocheleur  borgne 
dans  les  Œuvres  de  Voltaire^  mirent  en  note  : 

Ce  conte,  ainsi  que  lo  suivant,  n'a  jamais  été  imprimé.  M.  de  Voltaire  atta- 
chait peu  de  prix  à  ces  amusements  de  société.  Il  sentait  très-bien  que  le  plus 
joli  roman  ne  pourrait  jamais  être  ni  aussi  curieux,  ni  aussi  instructif  pour  les 
hommes  éclairés  que  le  texte  môme  de  la  Cité  de  Dieu  d'où  il  avait  tiré  Cosi- 
Sancta.  Quant  au  Crocheleur  borgne,  c'est  le  même  sujet  que  celui  du  conte 
intitulé  le  Blanc  et  le  Noir.  L'idée  est  prise  des  contes  orientaux,  où  l'on  voit 
souvent  ainsi  tantôt  un  rêve  pris  pour  la  réalité,  tantôt  des  aventures  réelles,^ 
mais  arrangées  d'une  manière  bizarre,  prises  pour  im  rêve  par  celui  qui  les 
éprouve.  Le  but  de  ces  contes  est  de  montrer  que  la  vie  ne  diffère  point  d'un 
songe  un  peu  suivi  ;  ils  conviennent  à  des  peuples  dont  le  repos  est  le  plus  grand 
des  biens,  et  qui  cherchent  dans  la  philosophie  des  motifs  de  ne  point  agir,  et 
de  s'abandonner  aux  événements.  Ces  deux  petits  romans  sont  de  la  jeunesse  de 
M.  de  Voltaire,  et  fort  antérieurs  à  ce  qu'il  a  fait  depuis  dans  ce  genre. 

Mais  dans  Verrala  mis  à  la  fin  du  tome  LXX  de  leur  collection,  ces 
éditeurs  disaient  : 

Nous  avons  reconnu  que  le  roman  intitulé  le  Crocheleur  borgne,  donné  par  un 
homme  en  place  comme  une  production  de  Voltaire,  est  de  M.  Bordes,  de  Lyon. 
On  l'avait  aussi  faussement  attribué  à  M.  de  Boufllers. 

J'ai  déjà  dit  que  cet  errata  de  l'édition  do  Kehl  était  l'ouvrage  de 
M.  Decroix;  je  tiens  de  ce  môme  M.  Decroix  la  note  que  >oici  : 

Dans  l'édition  de  Kehl,  tome  LXX,  page  544,  on  a  dit  que  le  roman  intitulé  le 
Crocheleur  borgne  est  de  M.  Bordes,  de  Lyon.  Des  recherches  ultérieures  nous  ont 
persuadés  qu'il  n'est  pas  de  lui.  Imprimé  en  178i  sous  le  nom  de  Voltaire,  dans 
l'édition  de  Kehl,  il  ne  fut  point  revendiqué  par  les  héritiers  de  M.  Bordes,  ni 
joint  à  l'édition  de  ses  œuvres  complètes,  qu'ils  publièrent  à  Lyon,  en  quatre 
volumes,  1783.  Il  ne  le  fut  pas  davantage  par  M.  lo  chevalier  de  Boufflers,  à  qui  on 
l'avait  aussi  attribué,  ni  par  d'autres  gens  de  lettres.  D'un  autre  côté,  on  n'a 
trouvé  aucune  trace  de  cet  ouvrage  dans  les  écrits  de  M.  de  Voltaire.  La  copie  en 
avait  été  donnée  à  feu  M.  Panckoucke,  par  une  personne  qui  ne  s'est  point  nommée. 
On  voit  que  l'auteur  anonyme  a  tâché  d'y  prendre  la  manière  d'un  grand  peintre,, 
et  son  petit  tableau  est  en  général  fort  agréable;  mais  on  y  découvre  certaine 
affectation  dans  le  style  et  quelques  disparates  qui  ne  sauraient  appartenir  à 
l'auteur  de  Candide  et  de  Zadig. 

Cependant  le  Crocheleur  borgne  avait  été  imprimé  dès  4774,  c'est-à- 
diro  du  vivant  de  l'auteur,  dans  le  Journal  des  dames,  de  mars  1774, 
pages  41-24.  M""»  de  Princen  (depuis  M"'*  de  Montandos),  éditeur  de  ce 
journal,  l'avait  fait  précéder  de  la  note  que  voici  : 

J'iii>ère  ici  un  petit  conte  qui  est  l'ouvrage  d'un  homme  très-célèbre,  qui  ne 
l'a  jamais  fait  imprimer.  Il  fut  fait  dans  la  société  d'une  princesse  qui  réunissait 


AVERTISSEMENT    DE    BEUCHOT.  ix 

chez  elle  les  talents  qu'elle  protégeait.  Toute  faute,  dans  cette  société,  devait  ùtro 
réparée  par  un  conte  fait  sur-le-champ  :  c'était  une  espèce  de  pensum.  On  sait 
que  le  pensum  de  la  société  de  Boileau  était  la  lecture  de  quelques  vers  de  Cha- 
pelain. J'ai  cru  que  la  lecture  de  celui-ci  serait  agréable  par  la  gaieté  qui  règne 
dans  les  idées  et  dans  la  manière  dont  elles  sont  rendues. 

C'est  donc  à  Tépoque  de  la  retraite  de  Voltaire  chez  la  duchesse  du  Maine 
qu'appartient  le  Crocheteur  borgne.  L'édition  de  1774  présente  des  variantes 
que  j'ai  cru  devoir  recueillir.  La  première  est  môme  tellement  importante 
que  j'ai  été  tenté  de  l'admettre  dans  le  texte.  Dans  deux  endroits  que  j'in- 
dique, j'ai  préféré  la  version  de  1774  à  celle  de  l'édition  de  Kehl. 

«  M"'^  la  duchesse  du  Maine  avait  imaginé  une  loterie  de  titres  de 
difïérents  genres  d'ouvrages  en  vers  et  en  prose;  chacune  des  personnes  qui 
tiraient  ces  billets  était  obligée  de  faire  l'ouvrage  qui  s'y  trouvait  porté. 
M"«  de  Montauban  ayant  tiré  pour  son  lot  Une  Nouvelle,  elle  pria 
M.  de  Voltaire  d'en  faire  une  pour  elle;  et  il  lui  donna  le  conte  suivant.  » 

Ce  peu  de  mots  composant  V Avertissement  mis  par  les  éditeurs  de  Kehl 
en  tête  de  Cosi-Sancta  est  ma  seule  autorité  pour  placer  ce  roman  à  l'an- 
née 1746. 

1747. 
Zadig. 

Je  possède  un  volume  petit  in-S".  intitulé  Memnon,  histoire  orientale. 
Londres  (Paris),  1747.  Ce  volume,  réimprimé  sous  le  même  titre  en  1748, 
contient  quinze  chapitres,  qui  font  partie  de  Zadig,  ou  la  Destinée,  histoire 
orientale,  1748,  in-12.  Zadig  a  de  plus  que  Memnon  trois  chapitres,  qui 
sont  aujourd'hui  les  xii%  xnr  et  xvij.'".  L'édition  encadrée  de  1773  est  la 
première  qui  contienne  le  chapitre  vu.  Deux  autres  chapitres,  les  xiv*  et 
xv^,  et  des  additions  au  chapitre  vi,  parurent  pour  la  première  fois  dans  les 
éditions  de  Kehl.  Colini,  secrétaire  de  Voltaire  en  1733,  raconte  ^  que  les 
additions  faites  alors  à  Zadig,  «  les  calomnies  et  les  méchancetés  des  cour- 
tisans, la  fausse  interprétation  donnée  par  ceux-ci  à  des  demi-vers  trouvés 
dans  un  buisson,  la  disgrâce  du  héros,  sont  autant  d'allégories  dont  l'expli- 
cation se  présente  naturellement  ».  Cependant,  dès  l'édition  de  1747,  le 
chapitre  iv  contient  les  demi-vers;  les  chapitres  xiv  et  xv  n'ont  été,  comme 
je  l'ai  dit,  ajoutés  qu'en  1783;  les  chapitres  xii,  xiii  et  xvu  sont,  comme 
on  l'a  vu,  de  1748.  Ce  serait  donc  au  chapitre  vu  que  se  borneraient  les 
additions  faites  en  1733;  et  ce  chapitre  n'a  été  publié  qu'en  1773. 

A  l'occasion  de  Zadig,  Longchamp  raconte  que  Voltaire,  désirant  faire 
imprimer  ce  roman  pour  son  compte,  mais  craignant  que  les  imprimeurs 
n'en  tirassent  des  exemplaires  au  delà  du  nombre  convenu,  et  que  le  livre 
ne  fût  répandu  dans  le  public  avant  que  l'auteur  l'eût  offert  à  ses  amis,  eut 
recours  au  moyen  suivant,  pour  parer  aux  inconvénients  qu'il  redoutait.  Il 
fit  venir  l'imprimeur  Prault,  et  lui  demanda  quel  serait  le  prix  d'une  édition 

1.  Mon  Séjour  auprès  de  Voltaire,  page  Gl 


X  xVYERTISSEMENT    DE    BEUCIIOT. 

tirée  à  mille  exemplaires.  Le  prix  parut  trop  élevé  à  Voltaire;  mais,  (Ks  le 
lendemain,  Prault  vint  de  lui-môme  proposer  une  diminution  d'un  tiers  dans 
le  prix,  et  Voltaire  lui  donna  la  première  moitié  du  roman  de  Zadig, 
qui  était  écrit  sur  des  cahiers  détachés^  dofit  le  dentier  se  terminait  avec 
la  fin  d'un  chapitre,  annonçant  que  pendant  que  cette  partie  serait  sous 
presse,  il  reverrait  l'autre.  Voltaire  fit  avertir  Macimel,  libraire  de  Rouen, 
momentanément  à  Paris,  et,  après  les  conventions  sur  le  prix,  lui  remit  la 
fin  de  l'ouvrage,  en  indiquant  à  quelle  page  il  devait  commencer.  Lorsque 
tout  fut  terminé.  Voltaire  fit  brocher  les  exemplaires  qu'il  destinait  à  ses 
amis,  en  fit  faire  la  distribution,  et  répondit  aux  plaintes  des  imprimeurs 
par  l'exposé  des  craintes  qu'il  avait  eues. 

J'ai  abrégé  le  récit  de  Longchamp,  sans  le  rendre  plus  vrai.  Je  ne  connais 
aucune  édition  de  Zadig  qui  le  confirme,  aucune  dont  une  feuille  se  termine 
avec  la  fin  d'un  chapitre. 

4750. 

Memnon. 

Bababec  et  les  Fakirs. 

Longchamp  dit  que  J/enmo?i  est  de  1746  ;  mais  on  a  vu  que  c'était 
d'abord  sous  ce  titre  qu'avait  été  imprimé  Zadig  ;  et  il  est  à  croire  que 
Longchamp,  qui  n'a  rédigé  ses  Mémoires  que  longtemps  après,  aura  con- 
fondu les  deux  ouvrages.  Par  la  raison  même  que  Voltaire  avait  donné  en 
1747  un  Memnon,  il  est  à  présumer  que  ce  n'est  pas  immédiatement  après 
qu'il  aura  publié  un  autre  ouvrage  sous  le,  même  titre.  En  admettant  la 
nécessité  de  l'intervalle  entre  deux  ouvrages  différents  du  même  auteur, 
mais  ayant  le  même  titre,  cet  intervalle  ne  peut  s'étendre  au  delà  de  17."j0, 
puisque  c'est  la  date  que  porte  le  tome  LX^  de  l'édition  de  Dresde  des 
Œuvres  de  Voltaire.  C'est  sous  la  même  date  qu'a  été  publié  le  Recueil  de 
pièces  en  vers  et  en  prose,  par  Vauteur  de  la  tragédie  de  Sémiramis, 
1750,  in-12.  P.  Clément,  auteur  des  CÂnq  Années  littéraires,  dit  dans  sa 
quarante-sixième  lettre,  datée  du  1.3  janvier  1750,  qu'il  n'y  a  pas  quinze 
jours  que  le  petit  conte  de  Memnon  est  échappé  à  son  auteur. 

Bababec  est  aussi  imprimé  dans  le  tome  IX  de  l'édition  de  Dresde,  mais 
sous  le  titre  de  :  Lettre  d'an  Turc  sur  les  Fakirs  et  sur  son  ami  liabahec. 
Cette  pièce  est  citée  par  Diderot  au  mot  Buxmixe,  dans  le  tome  II  de  1'/:^- 
cyclopédie,  publié  en  1751,  imprimé  en  1750. 

1752. 

L'immense  correspondance  de  Voltaire  ne  contient  jias  un  mot  qui  puisse 
faire  connaître  l'époque  de  la  publicalion'de  Micromégas.  L'édition  que  je 
crois  roriginalo  est  sans  millésime  et  avec  un  litre  gravé.  L'abbé  Trublet, 
àann  BGSi  Mémoires  sur  Fonlenclle^,  n'hésite  pas  à   dire  (|ue   Micromégas 

\.  Piig(;  i;n. 


AVERTISSEMENT    DE    BEUGIIOT.  xi 

est  dirigé  contre  Fontenelle;  mais  il  ne  parle  pas  de  la  date  de  la  publica- 
tion. J'ai  donc  conservé  celle  que  donnent  les  éditions  de  Kelil.  11  existe 
cependant  de  Micromégas  une  édition  portant  la  date  de  1750.  Cette  date 
est-elle  autiientique?  je  n'oserais  l'afTirmer;  loin  de  là.  J'ai  donc  suivi  les 
éditions  de  Kehl,  où  Micromégas  est  précédé  de  l'avertissement  que 
voici  : 

Ce  roman  peut  être  regardé  comme  une  imitation  d'un  des  voyages  de  Gul- 
liver. Il  contient  plusieurs  alliLsions.  Le  nain  de  Saturne  est  M.  de  Fontenelle. 
Malgré  sa  douceur,  sa  circonspection,  sa  philosophie,  qui  devait  lui  faire  aimer 
celle  de  M.  de  Voltaire,  il  s'était  lié  avec  les  ennemis  de  ce  grand  homme,  et  avait 
paru  partager,  sinon  leur  haine,  du  moins  leurs  préventions.  Il  fut  fort  blessé  du 
rôle  qu'il  jouait  dans  ce  roman,  et  d'autant  plus  peut-être  que  la  critique  était 
juste,  quoique  sévère,  et  que  les  éloges  qui  s'y  mêlaient  y  donnaient  encore  plus 
de  poids.  Le  mot  qui  termine  l'ouvrage  n'adoucit  point  la  blessure,  et  le  bien 
qu'on  dit  du  secrétaire  de  l'Académie  de  Paris  ne  consola  point  M.  de  Fontenelle 
des  plaisanteries  qu'on  se  permettait  sur  celui  de  l'académie  de  Saturne. 

17o6. 
Les  Deux  Consolés. 

Histoire  des  Voyages  de  Scarmentado. 
Le  Songe  de  Platon. 

Le  prospectus  des  frères  Cramer,  pour  leur  édition  de  1736,  comprend 
ces  trois  romans  au  nombre  des  morceaux  neufif  qu'ils  allaient  publier. 

Cependant  la  table  chronologique  qui  est  dans  le  tome  LXX  de  l'édition 
in-8°  de  Kehl  range  les  Voyages  de  Scarmentado  à  Tannée  1747.  Long- 
champ'  dit  qu'ils  furent  composés  en  1746,  avec  plusieurs  autres  romans, 
pendant  la  retraite  de  Voltaire  à  Sceaux.  S'il  fallait  en  croire  Colini-,  Voltaire 
aurait  écrit  les  Voyages  de  Scarmenlado  après  l'aventure  de  Francfort,  en 
I7.')3.  «  Encore  froissé  des  injustices  qu'il  venait  d'éprouver,  il  composa  les 
Voyages  de  Scarmenlado.  conte  ingénieux  qui  renferme  des  allusions 
visiblement  applicables  aux  événements  dans  lesquels  il  avait  figuré.  »  C'est 
au  lecteur  à  prononcer  si  ce  roman  contient  les  allusions  dont  parle  Colini. 
Pour  moi,  je  ne  les  y  ai  point  aperçues. 

Une  édition  de  la  Princesse  de  Babylone,  qui  parut  en  1768,  est  pré- 
sentée comme  une  Suite  des  Voyages  de  Scarmentado. 

Le  Songe  de  Platon  a  été  réimprimé  dans  le  volume  intitulé  le  Secret 
de  l'Église  trahi,  ou  le  Catéchumène,  ouvrage  peu  connu,  d'un  des  plus 
grands  philosophes  de  nos  jours,  an  IH  (de  la  République',  in-18  de  cent 
huit  pages.  Les  pages  100  à  108  contiennent  le  Songe  de  Platon,  du  même 
auteur.  Les  deux  ouvrages  cependant  ne  sont  pas  de  la  même  main.  Le 
Secret  de  l'Église  n'est  autre  que  le  Catéchumène,  1768,  réimprimé  aussi 
sous  le   titre  de  l'Américain  sensé  par  hasard.    Le  Catéchumène  a  été 


1.  Mémoires,  etc.,  page  liO. 

2.  Mon  Séjour,  etc.,  page  61. 


xii  AVERTISSEMENT    DE    BEUCIIOT. 

reproduit  dans  la  onzième  partie,  autrement  onzième  volume  des  Nouveaux 
Mélanges,  faisant  partie  des  Œuvres  de  Voltaire,  imprimées  chez  les  frères 
Cramer.  Il  n'est  pas  de  Voltaire,  mais  de  Bordes,  dans  les  œuvres  duquel 
toutefois  on  ne  le  trouve  pas. 

1759. 
Candide. 
Histoire  d'un  bon  Bramin. 

Candide  parut  au  plus  tard  en  mars  1759.  Le  roi  de  Prusse  en  accuse 
réception  par  sa  lettre  du  28  du  mois  d'avril. 

Voltaire  en  avait  envoyé  le  manuscrit  à  la  duchesse  de  La  Vallière,  qui 
lui  fit  répondre  qu'il  aurait  pu  se  passer  d'y  mettre  tant  d'indécences,  et 
qu'un  écrivain  tel  que  lui  n'avait  pas  besoin  d'avoir  recours  à  cette  ressource 
pour  se  procurer  des  lecteurs. 

Beaucoup  d'autres  personnes  furent  scandalisées  de  Candide,  et  Voltaire 
désavoua  cet  ouvrage,  qu'il  appelle  lui-môme  une  coïonnerie.  Il  ne  faut  pas, 
au  reste,  prendre  à  la  leltre  son  titre  d'optimisme.  L'optimisme,  dit-il  ailleurs*, 
n'est  qu'une  fatalité  désespérante. 

Voltaire  écrivit,  sous  le  nom  de  Mead,  une  lettre  relative  à  Candide, 
qui  fut  insérée  dans  le  Joxirnal  encyclopédique,  du  15  juillet  1759  :  on  la 
trouvera  dans  les  Mélanges,  à  cette  date. 

C'est  à  Thorel  de  Campigneulles,  mort  en  1809,  qu'on  attribue  une 
Seconde  Partie  de  Candide,  publiée  en  1761,  et  plusieurs  fois  réimprimée 
à  la  suite  de  l'ouvrage  de  Voltaire,  comme  étant  de  lui.  On  l'a  même  admise 
dans  une  édition  intitulée  Collection  complète  des  Œuvres  de  M.  de  Vol- 
taire, 1764,  in-12.  L'édition  de  Candide,  1778,  avec  des  ligures  dessinées 
et  gravées  par  Daniel  Chodowicky,  contient  les  deux  parties. 

Le  Remerciement  de  Candide  à  M.  de  Voltaire  (par  Marconnay)  est 
de  1760. 

Linguel  publia,  en  1766,  la  Cacofnonade,  histoire  politique  et  morale, 
traduite  de  l'allemand,  du  docteur  Pangloss,  par  le  docteur  lui-même, 
depuis  son  retour  de  Constantinople,  1766,  in-12;  nouvelle  édition,  aug- 
mentée d'une  lettre  du  même  auteur,  1766,  in-12.  Un  arrêt  de  la  cour  royale 
de  Paris,  du  16  novembre  1822  (inséré  dans  le  Moniteur  du  26  mars  1825, 
ordonne  la  destruction  de  la  Canonnade ,  ou  Histoire  du  Mal  de  Xaples] 
par  Linguet.  Ce  n'est  pas  la  première  fois  que  les  ouvrages  condamnés  sont 
mal  désignés  dans  les  jugements.  L'arrêt  de  la  cour  du  i)arlement,  du  6  août 
1761,  ordonne  de  lacérer  et  brûler  le  tome  Xill  du  Commeitlaire  de  Sahne- 
ron,  qui  n'a  que  quatre  volumes. 

Candide  en  Danemarl:,  ou  l'Optimisme  des  honnêtes  gens,  est  d'un 
auteur  (|u'on  ne  connaît  i)as. 

Antoine  Bernard  et  Rosalie,  ou  le  Petit  Candide,  a  paru  en  1796,  un 
volume  in-18. 


1.  nuniélie  sur  l'uthéisine.  Voyez  les  Mélnn(jcs,  aiinén  1767;  et  tiiissi  (tome  IX) 
mil   ilos  notes  du  troisième  Discours  sur  VlUnume. 


AVERTISSEMENT    DE    BEUCHOT.  xiii 

Le  Voyage  de  Candide  fils  au  pays  d'Eldorado,  vers  la  fin  du  dix- 
huitième  siècle,  pour  servir  de  suite  aux  aventures  de  monsieur  son  père, 
an  XI  (1803),  a  deux  volumes  in-8°. 

Le  chapitre  xxvi  de  Candide  a  été  imité,  en  I8I0,  par  Lemontey,  dans 
un  article  intitulé  le  Carnaval  de  Venise. 

J.-J.  Rousseau  prétendait  ^  que  c'est  sa  Lellre  sur  la  Providence  qui  a 
donné  naissance  à  Candide;  Candide  en  est  la  réponse.  Voltaire  en  avait 
fait  mie  de  deux  pages  où  il  bat  la  campagne,  et  Candide  parut  dix  mois 
après.  Ce  que  Rousseau  appelle  sa  Lellre  sur  la  Providence  est  sa  lettre 
à  Voltaire  du  18  août  1756;  la  réponse  de  Voltaire  est  du  21  septembre  1756; 
Candide  ne  vit  le  jour  que  vingt-sept  à  vingt-neuf  mois  plus  tard. 

L'IIisloire  d'un  bon  Bramin  est  le  morceau  que  Voltaire  appelle  la  Pa- 
rabole du  Bramin,  dans  sa  lettre  à  M-  du  Deffant,   du  13  octobre  1759. 

1764. 

Le  Blanc  et  le  Noir. 

Jeannot  et  Colin. 

Ces  deux  contes  font  partie  du  volume  qui  parut  en  1764,  sous  le  titre 
de  Contes  de  Guillaume  Vadé. 

C'est  à  l'année  1764  qu'appartient  le  Pot-Pourri,  qui,  dans  l'édition  de 
1775,  ou  encadrée,  des  Œuvres  de  Voltaire,  se  trouve  parmi  les  Romans, 
mais'que  les  éditeurs  de  Kehl  ont  mis  dans  les  Mélanges  littéraires,  où  il 
me  semble  plus  convenablement  placé. 

1767. 

L'tNGÉNU,  histoire  véritable,  tirée  des  manuscrits  du  P.  Quesnel,  1767, 
deux  parties,  petit  in-S»,  fut,  dans  quelques  éditions,  intitulé  le  lluron,  ou 

l'Ingénu. 

L'ouvrage  se  vendait  publiquement  en  septembre  1767,  mais  au  bout  de 
huit  ou  dix%urs  il  fut  saisi;  et  le  prix,  qui  était  de  trois  livres,  monta  à 
vingt-quatre-. 

Trois  ans  après,  on  vit  paraître  V Ingénue,  ou  V Encensoir  des  dames, 
par  la  nièce  à  mononcle,  Genève  et  Paris,  chez  Desventes,  1770,  in-12. 

•1    Lettre  de  J.-J.  Rousseau  au  prince  de  Vurtemberg,  du  il  mars  1764. 

2.  Mémoires  secrets,  du  13  septembre  1767.  -  La  saisie  du  livre  n-empecha 
pourtant  pas  Marmontel  de  brocher  aussitôt  sur  le  même  sujet  une  comédie 
mêlée  d-ariettes,  avec  musique  de  Grétry,  mais  sans  la  moindre  allusion  satirique. 
Ce  littérateur  voulait  simplement  payer  son  tribut  de  reconnaissance  au  patriarche, 
qui  avait  consacré  une  page  de  flngénu  à  la  défense  de  BéUsaire.  On  laissa  jouer 

^^  Nout  avons  eu  depuis  au  théâtre:  l'Ingénu,  ou  h  Sauvage  du  Canada  pan- 
tomime par  Hus,  1805;  et  le  Huron,  ou  les  Trois  Merlettes  fohe  philosophique 
en  vers  et  en  prose,  par  Xavier,  Duvert  et  Lausanne,  1834.  (G.  A.) 


XIV  AVERTISSEMENT   DE    BEUGIIOT. 

•1768. 

L'Homme  aux  quarante  écus. 
La  Princesse  de  Babylone. 

Dans  l'Homme  aux  quarante  écus,  Voltaire  attaque  la  Richesse  de 
l'Étal  (par  Roussel  de  La  Tour),  1763,  in-S"  et  in-4°,  et  l'Ordre  naturel  el 
essentiel  des  sociétés  politiques  (par  Lemercier  de  La  Rivière),  1767, 
in-4°,  ou  deux  volumes  in-12. 

L'Homme  aux  quarante  écus  parut  en  février  1768.  Parmi  les  nom- 
breuses réimpressions  qui  en  furent  faites,  il  en  est  une  qui  porte  cette 
adresse  singulière  :  Home,  avec  la  permission  de  la  docte  chambre  sijn- 
dicale  et  de  messeigneurs  les  gras  fermiers  généraux. 

Jean-Baptiste  Josserand,  garçon  épicier,  Jean  Lecuyer,  brocanteur,  et 
Marie  Suisse,  sa  femme,  furent,  le  24  septembre,  condamnés,  les  deux  pre- 
miers, à  la  marque  et  aux  galères,  la  dernière,  à  cinq  ans  de  détention  à  la 
Salpêlrière,  pour  avoir  vendu  le  Christianisme  dévoilé,  Éricée  ou  la 
Vestale,  et  l'Homme  aux  quaranleécus;  ces  trois  ouvrages  furent  condamnés 
au  feu.  Pendant  qu'on  les  brûlait  à  Paris,  on  en  réimprimait  à  Paris,  avec 
approbation  et  privilège,  des  fragments  dans  le  Mercure,  juillet  et  août 
1768.  La  condamnation,  à  Rome,  de  l'Homme  aux  quarante  ecws  est  du 
29  novembre  1771. 

Chinki,  histoire  cochinchinoise  qui  peut  servir  à  d'autres  pays,  parut 
la  môme  année  que  l'Homme  aux  quarante  écus,  et  a  été  attribué  à  Voltaire, 
parce  que  sur  le  titre  d'une  édition  on  avait  ajouté  :  Seconde  Partie  de 
l'Homme  aux  quarante  écus.  On  sait  que  Chinki  est  de  l'abbé  Coyer;  c'est 
une  satire  pi(|uante  contre  les  maîtrises  :  aus?i  l'a-t-on  réimprimé  à  Lyon 
en  1824  (in-8°,  de  quarantc-cjuatro  pages);  quelques  personnes  espéraient 
alors,  tandis  que  d'autres  craignaient  le  prochain  rétablissement  des  corpo- 
rations. 

Naru,fils  de  Chinki,  histoire  cochinchinoise  qui  peut  servir  à  d'autres 
pays,  et  de  suite  à  celle  de  Chinki,  son  père,  1776,  in-8'',  est  aussi  ano- 
nyme; l'autour  est  Duvicquet  d'Ordre. 

L'Homme  au  latin,  ou  la  Destinée  des  savants,  histoire  sans  vraisem- 
blance, 17G9,  in-S",  e.-t  do  Siret. 

L'IIofnme  aux  trente-six  fortunes,  1769,  est  in-8". 

L'Homme  aux  portions,  ou  Conversations  philosophiques  et  politiques, 
publiées  par  J.-J.  Taz y,  Paris,  I82J,  in-12,  est  une  imilation  de  l'Homme 
aux  quara)ite  écus. 

M.  de  Sainl-l^liamans  a  publié  le  Petit- fds  de  l'Homfne  aux  quarante 
écus,  Paris,  1823,  in-S°. 

La  Princesse  de  Babylone  sui\il  de  près  l'Ilummi'  aux  quarante  écus , 
car  il  en  e.st  (jucstion  dans  la  lellie  de  iM'""  du  Déliant,  du  3  mars  1768.  11 
en  parut  plusieurs  éditions  la  même  année.  L'une,  en  cent  quatre  pages, 
poric  cetlo  adresse  :  à  Home,  avec  la  /termission  du  saint-père.  C'est  dans 


AVERTISSEMENT    DE    BEUCHOT.  xv 

celle  en  cent  quarante-quatre  pages,  et  qui  contient  la  Lettre  de  l'arche- 
vêque de  Coîitorbéry,  que  j'ai  pris  la  variante  de  la  fin  du  chapitre  xv. 
Une  édition  en  cent  cinquante-siv  pages  est  intitulée  Voyages  el  Aventures 
d'une  princesse  babylonienne,  pour  servir  de  suite  à  ceux  de  Scar??ien- 
lado,  par  un  vieux  philosophe  qui  ne  radote  pas  toujours.  Elle  a  cela  de 
particulier  qu'elle  est  divisée  en  vingt-deux  chapitres,  avec  sommaires. 
Après  avoir  été  annoncée  avec  éloge  dans  le  Mercure  de  novembre  1768, 
page  93,  elle  est  signalée  comme  infidtle  dans  le  volume  do  décembre, 
page  55^. 

1769. 

Les  Lettres  d'Amabed,  traduites  par  l'abbé  Tamponet,  parurent  en 
mai  1769  (voyez  la  lettre  à  M'"^  de  Choiseul,  du  20  mai).  Outre  l'édition 
qu'il  en  donna  séparément,  Voltaire  les  fit  entrer  dans  le  tome  l"  du  recueil 
qu'il  a  intitulé  les  Choses  utiles  et  agréables.  Ces  deux  éditions,  que  je 
crois  faites  sur  la  même  composition,  contiennent  des  notes  que  j'ai  rétablies. 

L'abbé  Tamponet,  docteur  de  Sorbonne,  avait  été  censeur  de  \' Encyclo- 
pédie. C'était  déjà  sous  ce  nom  que  Voltaire  avait  publié  les  Questions  de 
Zapata  (voyez  les  Mélanges,  année  1767). 

1773. 

C'est  d'après  la  dernière  phrase  de  F  Aventure  de  la  Mémoire  que  je 
place  ce  conte  à  l'année  1773.  Cette  phrase  prouve,  ce  me  semble,  que  le 
conte  est  du  même  temps  que  le  Discours  de  l'avocat  Delleguier;  \oyez 
les  Mélanges,  année  1773. 

1774. 

Le  Taureau  blanc,  traduit  du  syriaque. 
Éloge  historique  de  la  Raison. 

Le  Taureau,  blanc,  écrit  en  1773  (voyez  la  lettre  à  La  Harpe,  du  20  sep- 
tembre), circulait  encore  manuscrit  en  février  1774.  J'en  ai  vu  six  éditions 
de  la  même  année  :  trois  sont  sans  nom  d'auteur  ou  traducteur;  une  porte 
celui  de  M.  Mamaki,  interprète  du  roi  d" Angleterre  pour  les  langues 
orientales;  deux  sont  de  dom  Calmet.  C'est  dans  les  dernières  que  j'ai 
trouvé  quelques  phrases  du  chapitre  i'^'",  que  j'ai  rétablies. 

L'Éloge  historique  de  la  Raison,  prononcé  dans  une  académie  de  pro- 
vince, par  M.  Chambon,  fut  composé  en  1774,  et  publié  en  1775  à  la  suite 
de  Dom  Pèdre.  Voltaire  y  date  l'Éloge  de  1774,  et  le  fait  précéder  d'un 
Avis  de  l'éditeur,  ainsi  conçu:  «Nous  ajoutons  ce  petit  ouvrage  de  M.  de 
Chambon,  si  connu  dans  la  république  des  lettres,  à  la  tragédie  de  Dont 
Pèdre,  pour  en  faire  un  juste  volume.  »  C'était  déjà  sous  le  nom  de  Chambon 

i.  Elle  n'est  pas  infidèle;  il  y  manque  seulement  la  digression  finale  contre 
Cogé,  Larcher,  Fréron,  etc.  Voyez  paere  431.  (L.  M.) 


XVI  AVERTISSEMENT    DE    BEUCHOT. 

que  Voltaire  avait  donné  son   Éloge  de  Louis  XV ;  voyez  les  lettres  à 
Richelieu,  du  31  mai;  à  d'Alembert,  du  '15  juin  1774. 

Dans  sa  lettre  au  roi  de  Prusse,  du  4  février  '1775,  Voltaire  intitule  cet 
écrit  Voyage  de  la  Raison  et  de  la  Vérité;  et  le  titre  de  Voyage  est  celui 
sous  lequel  il  est  imprimé  dans  l'édition  de  Kehl.  Le  texte  même  de  l'ouvrage 
me  faisait  un  devoir  de  rétablir  le  premier  titre.  Ce  texte  porte  :  Érasme  (il 
au  xvie  siècle  TÉloge  de  la  Folie;  vous  m'ordonnez  de  vous  faire  TÉloge 
de  la  Raison,  etc. 

'J775. 

Histoire  de  Jenni,  ou  le  Sage  et  l'Athée,  par  M.  Slierloc,  traduit  par 
M.  de  La  Caille. 

Les  Oreilles  du  comte  de  Chesterfield,  et  le  chapelain  Goudman. 

Les  éditeurs  de  Kehl  datent  V Histoire  de  Jenni  de  1769.  Je  la  crois  de 
1775.  C'est  sous  la  date  du  '13  décembre  de  cette  année  que  les  Mémoires 
secrets  en  parient;  et  s'il  ne  faut  pas  toujours  ajouter  foi  à  ce  piquant  recueil, 
on  peut  s'en  rapporter  à  lui  pour  les  dates,  lorsque  rien  ne  les  contredit. 

Chersterfield  est  mort  le  24  mars  1773,  à  soixante  et  dix-neuf  ans.  C'est 
donc  postérieurement  à  cette  date  qu'il  faut  classer  les  Oreilles  du  comte 
de  Chesterfield j,  puisqu'au  chapitre  i*''  il  est  question  de  la  mort  de  Ches- 
terfield. 

A  la  fin  du  chapitre  v,  Voltaire  parle  du  chevalier  Hamilton,  qui  a  fait 
connaître  aux  Napolitains  étonnés  l'Histoire  naturelle  de  leur  mont  Vésuve. 
Dès  4766,  on  trouve  dans  les  Transactions  philosophiques  et  dansV  Annuel 
Register  des  observations  d'Hamilton.  Ce  ne  fut  qu'en  1772  qu'il  fit  impii- 
mer  ses  Observations  sur  le  Vésuve^olc,  1772,  in-S".  Voltaire  lui  écrivit  le 
17  juin  1773. 

D'après  ces  indications,  on  peut  croire  que  les  Oreilles  du  comte  de 
Cheslerfield  sont  de  1773;  mais  ces  raisons,  suffisantes  pour  ne  pas  placer 
ce  conte  avant  1773,  ne  le  sont  pas  pour  changer  la  date  de  1775,  donnée 
par  les  éditeurs  de  Kehl. 

Sayis  date  ' . 
avknture  indienne. 
Avkugles  juges  des  couleurs. 


■4  octobre  1829. 


1.  Voyez,  à  lu  fin  de  l'Avei  lis^iemeiU  pour  la  présente  édition,  la  date  de  ces 
deux  morceaux. 


ROMANS 


LE 

MO^DE  COMME  IL  VA 

VISION    DE   BABOUG^ 

('1746) 


I.  Parmi  les  génies  qui  président  aux  empires  du  monde,  Ituriel 
tient  un  des  premiers  rangs,  et  il  a  le  département  de  la  haute 
Asie.  Il  descendit  un  matin  dans  la  demeure  du  Scythe  Babouc, 
sur  le  rivage  de  l'Oxus,  et  lui  dit:  «  Babouc,  les  folies  et  les  excès 
des  Perses  ont  attiré  notre  colère  :  il  s'est  tenu  hier  une  assemblée 
des  génies  de  la  haute  Asie  pour  savoir  si  ou  châtierait  Persépolis, 
ou  si  on  la  détruirait.  Va  dans  cette  ville,  examine  tout  ;  tu  revien- 
dras m'en  rendre  un  compte  fidèle,  et  je  me  déterminerai,  sur  ton 
rapport,  à  corriger  la  ville  ou  à  l'exterminer.  —  Mais,  seigneur, 
dit  humblement  Babouc,  je  n'ai  jamais  été  en  Perse;  je  n'y  connais 
personne.  —  Tant  mieux,  dit  l'ange,  tu  ne  seras  point  partial  ;  tu 
as  reçu  du  Ciel  le  discernement-  et  j'y  ajoute  le  don  d'inspirer  la 
confiance  ;  marche,  regarde,  écoute,  observe,  et  ne  crains  rien  ; 
tu  seras  partout  bien  reçu.  » 

1.  «  Les  nuits  blanches  de  Sceaux,  lit-on  dans  la  dernière  des  notes  sur  les 
Souvenirs  de  madame  de  Caylus,  étaient  des  fêtes  que  donnaient  à  la  duchesse 
du  Maine  tous  ceux  qui  avaient  l'honneur  de  vivre  avec  elle.  On  faisait  une 
loterie  des  vingt-quatre  lettres  de  l'alphabet  ;  celui  qui  tirait  le  C  donnait  une 
comédie,  l'O  exigeait  un  petit  opéra,  le  B  un  ballet;  »  et  la  lettre  N,  selon 
Decroix,  imposait  une  nouvelle.  C'est  pour  obéir  à  ces  arrêts  du  sort  que  Voltaire 
écrivit  Babouc,  le  Crocheteur  borgne,  et  Cosi-Sancta. 

'2.  L'édition  de  1750,  dont  Beuchot  a  parlé  dans  son  Avertissement,  porte  de 
plus  ces  mots  :  «C'est  un  assez  beau  présent.  » 

21.    —    IlOMAXS.  1 


2  LE    MONDE    COMME    IL    VA, 

Uaboiic  monta  sur  sou  chameau,  et  partit  avec  ses  serviteurs. 
Au  bout  de  quelques  journées,  il  rencontra  vers  les  plaines  de 
îSennaar  Farmée  persane,  qui  allait  combattre  Tarmée  indienne. 
Il  s'adressa  d'abord  à  un  soldat  qu'il  trouva  écarté.  Il  lui  parla, 
et  lui  demanda  quel  était  le  sujet  de  la  guerre,  «  Par  tous  les  dieux, 
dit  le  soldat,  je  n'en  sais  rien  ;  ce  n'est  pas  mou  atTaire  :  mon 
métier  est  de  tuer  et  d'être  tué  pour  gagner  ma  vie  ;  il  n'importe 
qui  je  serve.  Je  pourrais  bien  môme  dès  demain  passer  dans  le 
camp  des  Indiens  :  car  on  dit  qu'ils  donnent  près  d'une  demi- 
drachme  de  cuivre  par  jour  à  leurs  soldats  de  plus  que  nous  n'en 
avons  dans  ce  maudit  service  de  Perse.  Si  vous  voulez  savoir 
pourquoi  on  se  bat,  parlez  à  mon  capitaine.  » 

Babouc  ayant  fait  un  petit  présent  au  soldat  entra  dans  le 
camp.  11  lit  bientôt  connaissance  avec  le  capitaine,  et  lui  demanda 
le  sujet  de  la  guerre.  «Comment  voulez-vous  que  je  le  sache? 
dit  le  capitaine,  et  que  m'importe  ce  beau  sujet?  J'habite  à  deux 
cents  lieues  de  Persépolis  ;  j'entends  dire  que  la  guerre  est  dé- 
clarée ;  j'abandonne  aussitôt  ma  famille,  et  je  vais  chercher,  selon 
notre  coutume,  la  fortune  ou  la  mort,  attendu  que  je  n'ai  rien 
à  faire.  —  Mais  vos  camarades,  dit  Babouc,  ne  sont-ils  pas  un 
peu  plus  instruits  que  vous?  —  Non,  dit  l'officier  ;  il  n'y  a  guère 
que  nos  principaux  satrapes'  qui  savent  bien  précisément  pour- 
quoi on  s'égorge.  » 

Bai)ouc,  étonné,  s'introduisit  chez  les  généraux;  il  entra  dans 
leur  familiarité.  L'un  d'eux  lui  dit  cnthi  :  «  La  cause  de  cette  guerre, 
qui  désole  depuis  vingt  ans  l'Asie,  vient  originairement  d'une 
querelle  entre  un  eunuque  d'une  femme  du  grand  roi  de  Perse, 
et  un  commis  d'un  bureau  du  grand  roi  des  Indes.  Il  s'agissait 
d'un  droit  qui  revenait  à  peu  près  à  la  trentième  partie  d'une 
darique-.  Le  premier  ministre  des  Indes  et  le  nôtre  soutinrent 
dignement  les  droits  de  leurs  maîtres.  La  querelle  s'échaulla.  On 
mit  de  part  et  d'autre  en  campagne  une  armée  d'un  million  de 
soldats.  H  faut  recruter  cette  armée  tous  les  ans  de  plus  de  quatre 
cent  mille  hommes.  Les  meurtres,  les  incendies,  les  ruines,  les 
dévastations,  se  mulli|)lient  ;  l'univers  souffre,  et  l'acharnement 
continue.  Notre  premier  ministre  et  celui  des  Indes  protestent 
souvent  qu'ils  n'agissent  que  pour  le  bonheur  du  genre  humain  ; 
et  à  chaciue  |)rolestation  il  y  a  toujours  quelques  villes  détruites 
et  quelque  province  ravagée.  » 


1.   J,'s  (illic-icrs  sii|M'riiMii'>. 

'J.  La  (lari(iii('  vaut  viiiK'-iliialri'  francs  :  \oycz  tonio  \\.  jkiiîo  (iOt). 


VISION    DE    IJAUULC.  3 

Le  lendemain,  sur  un  bruit  qui  se  répandit  que  la  paiv  allait 
être  conclue,  le  général  persan  et  le  général  indien  s'empressèrent 
de  donner  bataille;  elle  fut  sanglante.  Babouc  en  vit  toutes  les 
fautes  et  toutes  les  abominations;  il  fut  témoin  des  manœuvres 
des  principaux  satrapes,  qui  firent  ce  qu'ils  purent  pour  faire 
battre  leur  chef.  Il  vit  des  officiers  tués  par  leurs  propres  troupes  : 
il  vit  des  soldats  qui  achevaient  d'égorger  leurs  camarades  expi- 
rants pour  leur  arracher  quelques  lambeaux  sanglants,  déchirés 
et  couverts  de  fange.  Il  entra  dans  les  hôpitaux  où  l'on  trans- 
portait les  blessés,  dont  la  plupart  expiraient  par  la  négligence 
inhumaine  de  ceux  mômes  que  le  roi  de  Perse  payait  chèrement 
pour  les  secourir.  «  Sont-ce  là  des  hommes,  s'écria  Babouc, 
ou  des  bêtes  féroces?  Ah!  je  vois  bien  que  Persépolis  sera 
détruite,  » 

Occupé  de  cette  pensée,  il  passa  dans  le  camp  des  Indiens:  il 
y  lut  aussi  bien  reçu  que  dans  celui  des  Perses,  selon  ce  qui  lui 
avait  été  prédit  ;  mais  il  y  vit  tous  les  mêmes  excès  qui  l'avaient 
saisi  d'horreur.  «Oh,  oh!  dit-il  en  lui-même,  si  l'ange  Ituriel 
veut  exterminer  les  Persans,  il  faut  donc  que  l'ange  des  Indes 
détruise  aussi  les  Indiens.  »  S'étant  ensuite  informé  plus  en  détail 
de  ce  qui  s'était  passé  dans  l'une  et  l'autre  armée,  il  apprit  des 
actions  de  générosité,  de  grandeur  d'àme,  d'humanité,  qui  i'éton- 
nèrent  et  le  ravirent.  «  Inexplicables  humains,  s'écria-t-il,  com- 
ment pouvez-vous  réunir  tant  de  bassesse  et  de  grandeur,  tant 
de  vertus  et  de  crimes  ?  » 

Cependant  la  paix  fut  déclarée.  Les  chefs  des  deuxarmées,  dont 
aucun  n'avait  remporté  la  victoire,  mais  qui,  pour  leur  seul  inté- 
rêt, avaient  fait  verser  le  sang  de  tant  d'hommes,  leurs  semblables, 
allèrent  briguer  dans  leurs  cours  des  récompenses.  On  célébra  la 
paix  dans  des  écrits  publics  qui  n'annonçaient  que  le  retour  de  la 
vertu  et  de  la  félicité  sur  la  terre.  «  Dieu  soit  loué!  dit  Babouc  : 
Persépolis  sera  le  séjour  de  l'innocence  épurée  ;  elle  ne  sera 
point  détruite  comme  le  voulaient  ces  vilains  génies  :  couron- 
sans  tarder  dans  cette  capitale  de  l'Asie.  » 

II.  Il  arriva  dans  cette  ville  immense  par  l'ancienne  entrée, 
qui  était  toute  barbare,  et  dont  la  rusticité  dégoûtante  offensait 
les  yeux^  Toute  cette  partie  de  la  ville  se  ressentait  du  temps  où 
elle  avait  été  bâtie  :  car,  malgré  l'opiniâtreté  des  hommes  à  louer 

1.  Pei-sépolis  étant  Pari-^.  l'entrée  toute  barbare  est  celle  du  faubourg  Saint- 
3Iarceau  ;  voyez  le  chajjitre  wii  de  Candide. 


4  LE   MONDE   COMME    IL   VA, 

l'antique  aux  dépens  du  moderne,  il  faut  avouer  qu'en  tout  genre 
les  premiers  essais  sont  toujours  grossiers. 

Babouc  se  mêla  dans  la  foule  d'un  peuple  composé  de  ce  qu'il 
y  avait  de  plus  sale  et  de  plus  laid  dans  les  deux  sexes.  Cette  foule 
se  précipitait  d'an  air  hébété  dans  un  enclos  vaste  et  sombre.  Au 
bourdonnement  continuel,  au  mouvement  qu'il  remarqua,  à  l'ar- 
gent que  quelques  personnes  donnaient  à  d'autres  pour  avoir 
droit  de  s'asseoir,  il  crut  être  dans  un  marché  où  l'on  vendait  des 
chaises  de  paille  ;  mais  bientôt,  voyant  que  plusieurs  femmes  se 
mettaient  à  genoux,  en  faisant  semblant  de  regarder  fixement 
devant  elles,  et  en  regardant  les  hommes  de  côté,  il  s'aperçut 
qu'il  était  dans  un  temple.  Des  voix  aigres,  rauques,  sauvages, 
discordantes,  faisaient  retentir  la  voûte  de  sons  mal  articulés  qui 
faisaient  le  même  effet  que  les  voix  des  onagres  quand  elles 
répondent,  dans  les  plaines  des  Pictaves',  au  cornet  à  bouquin 
qui  les  appelle.  Il  se  bouchait  les  oreilles  ;  mais  il  fut  près  de  se 
boucher  encore  les  yeux  et  le  nez  quand  il  vit  entrer  dans  ce 
temple  des  ouvriers  avec  des  pinces  et  des  pelles.  Ils  remuèrent 
une  large  pierre,  et  jetèrent  à  droite  et  à  gauche  une  terre  dont 
s'exhalait  une  odeur  empestée  ;  ensuite  on  vint  poser  un  mort 
dans  cette  ouverture,  et  on  remit  la  pierre  par-dessus,  a  Quoi  ! 
s'écria  Babouc,  ces  peuples  enterrent  leurs  morts  dans  les  mômes 
lieux  où  ils  adorent  la  Divinité!  Quoi!  leurs  temples  sont  pavés 
de  cadavres!  Je  ne  m'étonne  plus  de  ces  maladies  pestilentielles 
qui  désolent  souvent  Persépolis.  La  pourriture  des  morts,  et  celle 
de  tant  de  vivants  rassemblés  et  pressés  dans  le  même  lieu,  est 
capable  d'empoisonner  le  globe  terrestre.  Ah  !  la  vilaine  ville  que 
Persépolis!  Apparemment  que  les  anges  veulent  la  détruire  pour 
en  rebâtir  une  plus  belle,  et  la  peupler  d'habitants  moins  malpro- 
pres, et  qui  chantent  mieux.  La  Providence  peut  avoir  ses  raisons; 
laissons-la  faire.  » 

m.  Cependant  le  soleil  approchait  du  haut  de  sa  carrière. 
Babouc  devait  aller  dîner  à  l'autre  bout  de  la  ville,  chez  une  dame 
pour  laquelle  son  mari,  officier  de  l'armée,  lui  avait  donné  des 
lettres.  Il  fit  d'abord  plusieurs  tours  dans  Persépohs  ;  il  vit  d'au- 
tres temples  mieux  bàlis  et  mieux  ornés,  remplis  d'un  peuple 
poli,  et  retentissant  d'une  musique  harmonieuse  ;  il  remaïqua 
des  fontaines  publiques,  lesquelles,  quoique  mal  placées-,  frap- 

1.  Los  Pictavcs  sont  les  Poitevins,  Iial)ifants  du  Poiioii;  les  onagres,  les  ânes. 

2.  C'est  de  Paris  que  Vullairc  ii;ulo,  suus  le  uuni  de  l'crsépoUs  :  \v>  fontaines 


VISION   DE    BABOUC.  5 

paient  les  yeux  par  leur  beauté  ;  des  places  où  semblaient  respirer 
en  bronze  les  meilleurs  rois^  qui  avaient  gouverné  la  Perse; 
d'autres  places  où  il  entendait  le  peuple  s'écrier  :  «  Quand  ver- 
rons-nous ici  le  maître  que  nous  chérissons?  »  Il  admira  les  ponts 
magnifiques  élevés  sur  le  fleuve,  les  quais  superbes  et  commodes, 
les  palais  bâtis  à  droite  et  à  gauche,  une  maison  immense-  où 
des  milliers  de  vieux  soldats  blessés  et  vainqueurs  rendaient 
chaque  jour  grâces  au  Dieu  des  armées.  Il  entra  enfin  chez  la 
dame,  qui  l'attendait  à  dîner  avec  une  compagnie  d'honnêtes 
gens.  La  maison  était  propre  et  ornée,  le  repas  délicieux,  la  dame 
jeune,  belle,  spirituelle,  engageante,  la  compagnie  digne  d'elle  ; 
et  Babouc  disait  en  lui-même  à  tout  moment  :  «  L'ange  Ituriel  se 
moque  du  monde  de  vouloir  détruire  une  ville  si  charmante.  » 

IV.  Cependant  il  s'aperçut  que  la  dame,  qui  avait  commencé 
par  lui  demander  tendrement  des  nouvelles  de  son  mari,  parlait 
plus  tendrement  encore,  sur  la  fin  du  repas,  h  un  jeune  mage. 
Il  vit  un  magistrat  qui,  en  présence  de  sa  femme,  pressait  avec 
vivacité  une  veuve;  et  cette  veuve  indulgente ■'  avait  une  main 
passée  autour  du  cou  du  magistrat,  tandis  qu'elle  tendait  l'autre 
à  un  jeune  citoyen  très-beau  et  très-modeste.  La  femme  du  ma- 
gistrat se  leva  de  table  la  première  pour  aller  entretenir  dans  un 
cabinet  voisin  son, directeur,  qui  arrivait  trop  tard  et  qu'on  avait 
attendu  à  dîner;  et  le  directeur,  homme  éloquent,  lui  parla  dans 
ce  cabinet  avec  tant  de  véhémence  et  d'onction  que  la  dame  avait, 
quand  elle  revint,  les  yeux  humides,  les  joues  enflammées,  la 
démarche  mal  assurée,  la  parole  tremblante. 

Alors  Babouc  commença  à  craindre  que  le  génie  Ituriel  n'eût 
raison.  Le  talent  qu'il  avait  d'attirer  la  confiance  le  mit  dès  le 

mal  placées  sont  la  fontaine  de  la  rue  de  Grenelle,  faubourg  Saint-Germain,  et  la 
fontaine  des  Innocents,  qui  était  alors  au  coin  des  rues  aux  Fers  et  de  Saint- 
Denis.  C'est  de  1788  que  date  la  construction  de  cette  dernière  fontaine  telle 
qu'elle  est  aujourd'hui.  Voyez,  dans  le  tome  XIV,  la  liste  des  Artistes  célèbres  du 
Siècle  de  Louis  XIV  (après  l'article  Mansard). 

1.  Les  seuls  rois  qui  eussent  des  statues  étaient  Henri  IV,  Louis  XIII, 
Louis  XIV.  La  statue  de  Louis  XV  ne  fut  érigée  que  beaucoup  plus  tard,  en  1763  : 
elle  avait  été  votée,  en  1748,  par  le  prévôt  des  marchands  et  les  échevins  de  la 
ville  de  Paris.  (B.) 

—  Babouc  ne  daterait-il  pas  plutôt  de  1748  que  de  174G?  Le  souhait  que 
Voltaire  prête  au  peuple  de  Paiùs  nous  semble  être  la  confirmation  du  vote  des 
échevins.  (G.  A.) 

2.  L'Hôtel  des  Invalides. 

3.  L'édition  de  1750  porte  :  «  Cette  veuve  indulgente  lorgnait  vivement  le 
magistrat,  tandis  qu'elle  tendait  la  main  à  un  jeune  citoyen,  etc.  »  (B.) 


6  LE   MONDE   COMME   IL   VA, 

jour  même  dans  les  secrets  de  la  dame  :  elle  lui  confia  son  goût 
pour  le  jeune  mage,  l'assura  que  dans  toutes  les  maisons  de  Per- 
sépolis  il  trouverait  l'équivalent  de  ce  qu'il  avait  vu  dans  la  sienne. 
Babouc  conclut  qu'une  telle  société  ne  pouvait  subsister;  que  la 
jalousie,  la  discorde,  la  vengeance,  devaient  désoler  toutes  les 
maisons  ;  que  les  larmes  et  le  sang  devaient  couler  tous  les  jours; 
que  certainement  les  maris  tueraient  les  galants  de  leurs 
femmes,  ou  en  seraient  tués  ;  et  qu'enfin  Ituriel  ferait  fort  bien 
de  détruire  tout  d'un  coup  une  ville  abandonnée  à  de  continuels 
désordres. 

V.  Il  était  plongé  dans  ces  idées  funestes,  quand  il  se  présenta 
à  la  porte  un  liomme  grave,  en  manteau  noir,  qui  demanda  hum- 
blement à  parler  au  jeune  magistrat.  Celui-ci,  sans  se  lever,  sans 
le  regarder,  lui  donna  fièrement,  et  d'un  air  distrait,  quelques 
papiers,  et  le  congédia.  Babouc  demanda  quel  était  cet  homme. 
La  maîtresse  de  la  maison  lui  dit  tout  bas  :  «  C'est  un  des  meilleurs 
avocats  de  la  ville;  il  y  a  cinquante  ans  qu'il  étudie  les  lois. 
Monsieur,  qui  n'a  que  vingt-cinq  ans,  et  qui  est  satrape  ^  de  loi 
depuis  deux  jours,  lui  donne  à  faire  l'extrait  d'un  procès  qu'il 
doit  juger  demain,  et  qu'il  n'a  pas  encore  examiné.  —  Ce  jeune 
étourdi  fait  sagement,  dit  Babouc,  de  demander  conseil  à  un 
vieillard  ;  mais  pourquoi  n'est-ce  pas  ce  vieillard  qui  est  juge  ?  — 
Vous  vous  moquez,  lui  dit-on  ;  jamais  ceux  qui  ont  vieilli  dans 
les  emplois  laborieux  et  subalternes  ne  parviennent  aux  dignités. 
Ce  jeune  homme  a  une  grande  charge,  parce  que  son  père  est 
riche,  et  qu'ici  le  droit  de  rendre  la  justice  s'achète  comme  une 
métairie-.  —  0  mœurs!  ô  malheureuse  ville!  s'écria  Babouc  ; 
voilà  le  comble  du  désordre;  sans  doute,  ceux  qui  ont  ainsi 
acheté  le  droit  de  juger  vendent  leurs  jugements  :  je  ne  vois  ici 
que  des  abîmes  d'iniquité.  » 

Comme  il  marquait  ainsi  sa  douleur  et  sa  surprise,  un  jeune 
guerrier,  qui  était  revenu  ce  jour  même  de  l'armée,  lui  dit  : 
((  Pourquoi  ne  voulez-vous  pas  qu'on  achète  les  emplois  de  la 

1.  SiitniiMj  (le  loi  ^^ijjnifie  ici  consoilloi-  an  parli>ini^iit.  Il  arrivaii  souvent  aux 
conseillors-iapportcnrs  do  liiarg'"!"  qin'kiiie  avocat  de  l'aire  les  extraits  des  pi-ocès; 
à  jiifrer. 

2.  Voltaire  n'a  cesse  de  s'élever  contre  la  vénalité  dos  offices  de  jndicalurc, 
et  c'est  la  suppression  de  la  vénalité  qui  l'avait  rendu  partisan  des  mesuies  prises 
en  1771.  Voyez  VHistoire  du  Parlement,  chapitre  lxix.  tome  XVI.  paL;os  107-108. 
dans  les  Mélamjes,  année  1771,  dill'érentes  pièces  relatives  au  parloniont  \Iaupeon  ; 
dans  la  Corrcspondanre,  la  lettre  à  M""'  de  Florian,  du  l"  avril  1771.  et  autres 
lettres. 


VISION    DE    BABOUC.  7 

robe?  J'ai  l>icn  acheté,  moi,  le  droit  d'affronter  la  mort  à  la  tète 
de  deux  mille  hommes,  que  je  commande;  il  m'en  a  coûté  qua- 
rante mille  dariques  d'or,  cette  année,  pour  coucher  sur  la  terre 
trente  nuits  de  suite  en  habit  rouge,  et  pour  recevoir  ensuite  deux 
bons  coups  de  flèches  dont  je  me  sens  encore.  Sije  me  ruine  pour 
servir  l'empereur  persan,  que  je  n'ai  jamais  vu,  monsieur  le  satrape 
de  robe  peut  bien  payer  quelque  chose  pour  avoir  le  plaisir  de 
donner  audience  à  des  plaideurs.»  Babouc,  indigné,  ne  put  s'em- 
pêcher de  condamner  dans  son  cœur  un  pays  où  l'on  mettait  à 
l'encan  les  dignités  de  la  paix  et  de  la  guerre;  il  conclut  précipi- 
tamment que  l'on  y  devait  ignorer  absolument  la  guerre  et  les 
lois,  et  que,  quand  même  Ituriel  n'exterminerait  pas  ces  peuples, 
ils  périraient  par  leur  détestable  administration. 

Sa  mauvaise  opinion  augmenta  encore  à  J'arrivée  d'un  gros 
homme  qui,  ayant  salué  très-familièrement  toute  la  compagnie, 
s'approcha  du  jeune  officier,  et  lui  dit  :  «  Je  ne  peux  vous  prêter 
que  cinquante  mille  dariques  d'or,  car,  en  vérité,  les  douanes  de 
l'empire  ne  m'en  ont  rapporté  que  trois  cent  mille  cette  année.  » 
Babouc  s'informa  quel  était  cet  homme  qui  se  plaignait  de  gagner 
si  peu  ;  il  apprit  qu'il  y  avait  dans  Persépolis  quarante  ^  rois  plé- 
béiens qui  tenaient  à  bail  l'empire  de  Perse,  et  qui  en  rendaient 
quelque  chose  au  monarque. 

VI.  Après  dîner  il  alla  dans  un  des  plus  superbes  temples  de 
la  ville  ;  il  s'assit  au  milieu  d'une  troupe  de  femmes  et  d'hommes 
qui  étaient  venus  là  pour  passer  le  temps.  Un  mage  parut  dans 
une  machine  élevée,  qui  parla  longtemps  du  vice  et  de  la  vertu. 
Ce  mage  divisa  en  plusieurs  parties  ce  qui  n'avait  pas  besoin  d'être 
divisé  ;  il  prouva  méthodiquement  tout  ce  qui  était  clair  ;  il  ensei- 
gna tout  ce  qu'on  savait.  Il  se  passionna  froidement,  et  sortit 
suant  et  hors  d'haleine.  Toute  l'assemblée  alors  se  réveilla,  et  crut 
avoir  assisté  à  une  instruction.  Babouc  dit  :  h  Voilà  un  homme 
qui  a  fait  de  son  mieux  pour  ennuyer  deux  ou  trois  cents  de  ses 
concitoyens  ;  mais  son  intention  était  bonne  :  il  n'y  a  pas  là  de 
quoi  détruire  Persépolis.  » 

Au  sortir  de  cette  assemblée,  on  le  mena  voir  une  fête  pu- 
blique qu'on  donnait  tous  les  jours  de  Tannée  :  c'était  dans  une 
espèce  de  basilique,  au  fond  de  laquelle  on  voyait  un  palais.  Les 

1.  Quarante  est  ce  qu'on  lit  dans  les  éditions  depuis  17oG.  Les  éditions  de 
1748  et  1750  portent  soixante  et  douze.  Le  nombre  des  fernaiers  généraux  a  varié. 
Louis  XV,  en  1755.  avait  créé  vingt  nouvelles  places.  (B.)  — Voyez,  tome  XV,  le 
chapitre  xxxi  du  Précis  du  Siècle  de  Louis  XV. 


8  LE    MONDE    COMME    IL    VA, 

plusbellescitoyennesdePersépolis,lesplus  considérables  satrapes, 
rangés  avec  ordre,  formaient  un  spectacle  si  beau  que  Babouc 
crut  d'abord  que  c'était  là  toute  la  fête.  Deux  ou  trois  personnes, 
qui  paraissaient  des  rois  et  des  reines,  parurent  bientôt  dans  le 
vestibule  de  ce  palais;  leur  langage  était  très-différent  de  celui 
du  peuple;  il  était  mesuré,  harmonieux,  et  sublime.  Personne  ne 
dormait,  on  écoutait  dans  un  profond  silence,  qui  n'était  inter- 
rompu que  par  les  témoignages  de  la  sensibilité  et  de  l'admiration 
publique.  Le  devoir  des  rois,  l'amour  de  la  vertu,  les  dangers  des 
passions,  étaient  exprimés  par  des  traits  si  vifs  et  si  touchants 
que  Babouc  versa  des  larmes.  Il  ne  douta  pas  que  ces  héros  et 
ces  héroïnes,  ces  rois  et  ces  reines  qu'il  venait  d'entendre,  ne 
fussent  les  prédicateurs  de  l'empire.  Il  se  proposa  même  d'engager 
Ituriel  à  les  venir  entendre;  bien  sûr  qu'un  tel  spectacle  le  récon- 
cilierait pour  jamais  avec  la  ville. 

Dès  que  cette  fête  fut  finie,  il  voulut  voir  la  principale  reine 
qui  avait  débité  dans  ce  beau  palais  une  morale  si  noble  et  si 
pure  ;  il  se  fit  introduire  chez  Sa  Majesté  ;  on  le  mena  par  un  petit 
escalier,  au  second  étage,  dans  un  appartement  mal  meublé,  où 
il  trouva  une  femme  mal  vêtue  qui  lui  dit,  d'un  air  noble  et  pathé- 
tique :  «  Ce  métier-ci  ne  me  donne  pas  de  quoi  vivre  ;  un  des 
princes  que  vous  avez  vus  m'a  fait  un  enfant  ;  j'accoucherai  bien- 
tôt; je  manque  d'argent,  et  sans  argent  on  n'accouche  point.  » 
Babouc  lui  donna  cent  dariques  d'or,  en  disant  :  «  Sïl  n'y  avait 
que  ce  mal-là  dans  la  ville,  Ituriel  aurait  tort  de  se  tant  fâcher.  » 

De  là  il  alla  passer  sa  soirée  chez  des  marchands  de  magni- 
ficences inutiles.  Un  homme  intelligent,  avec  lequel  il  avait  fait 
connaissance,  l'y  mena;  il  acheta  ce  qui  lui  plut,  et  on  le  lui 
vendit  avec  politesse  beaucoup  plus  qu'il  ne  valait.  Son  ami,  de 
retour  chez  lui,  lui  fit  voir  combien  on  le  trompait.  Babouc  mit 
sur  ses  tablettes  le  nom  du  marchand,  pour  le  faire  distinguer 
par  Ituriel  au  jour  de  la  punition  de  la  ville.  Comme  il  écrivait, 
on  frappa  à  sa  porte  ;  c'était  le  marchand  lui-même  qui  venait 
lui  rapporter  sa  bourse,  que  Babouc  avait  laissée  par  mégarde  sur 
son  comptoir.  «  Comment  se  peut-il,  s'écria  Babouc,  que  vous 
soyez  si  fidèle  et  si  généreux,  après  n'avoir  pas  eu  honte'  de  me 
vendre  des  colifichets  quatre  fois  au-dessus  de  leur  valeur? —  Il 


1.  On  lit  de  honte  dans  l'édition  de  I7i8,  faite  à  Dresde;  mais  l'édition  de  17.jO. 
faite  probablement  sous  les  yeux  de  l'auteur,  quoique  ayant  l'adro^^se  d'Am- 
sterdam, porte  seulement  eu  liante.  (B.) 


VISION    DE    BABOUC.  9 

n'y  a  aucun  négociant  un  peu  connu  dans  celte  ville,  lai  répondit 
le  marchand,  qui  ne  fût  venu  vous  rapporter  votre  bourse  ;  mais 
on  vous  a  trompé  quand  on  vous  a  dit  que  je  vous  avais 
vendu  ce  que  vous  avez  pris  chez  moi  quatre  fois  plus  qu'il  ne 
vaut  :  je  vous  l'ai  vendu  dix  fois  davantage,  et  cela  est  si  vrai  que, 
si  dans  un  mois  vous  voulez  le  revendre,  vous  n'en  aurez  pas  même 
ce  dixième.  Mais  rien  n'est  plus  j  uste  ;  c'est  la  fantaisie  passagère  ^  des 
hommes  qui  met  le  prix  à  ces  choses  frivoles  ?  c'est  cette  fantaisie 
qui  fait  vivre  cent  ouvriers  que  j'emploie;  c'est  elle  qui  me  donne  une 
helle  maison,  un  char  commode,  des  chevaux  ;  c'est  elle  qui  excite 
l'industrie,  qui  entretient  le  goût,  la  circulation,  et  l'abondance. 
Je  vends  aux  nations  voisines  les  mêmes  bagatelles  plus  chère- 
ment qu'cà  vous,  et  par  là  je  suis  utile  à  l'empire,  d 

Babouc,  après  avoir  un  peu  rêvé,  le  raya  de  ses  tablettes"-;  «car 
enfin,  disait-il,  les  arts  du  luxe  ne  sont  en  grand  nombre  dans  un 
empire  que  quand  tous  les  arts  nécessaires  sont  exercés,  et  que  la 
nation  est  nombreuse  et  opulente.  Ituriel  me  paraît  un  peu  sévère», 

VII.  Babouc,  fort  incertain  sur  ce  qu'il  devait  penser  de  Per- 
sépolis,  résolut  de  voir  les  mages  et  les  lettrés:  car  les  uns  étudient 
la  sagesse,  et  les  autres  la  religion  ;  et  il  se  flatta  que  ceux-là 
obtiendraient  grâce  pour  le  reste  du  peuple.  Dès  le  lendemain 
matin  il  se  transporta  dans  un  collège  de  mages.  L'archimandrite 
lui  avoua  qu'il  avait  cent  mille  écus  de  rente  pour  avoir  fait  vœu 
de  pauvreté,  et  qu'il  exerçait  un  empire  assez  étendu  en  vertu  de 
son  vœu  d'humilité  ;  après  quoi  il  laissa  Babouc  entre  les  mains 
d'un  petit  frère  qui  lui  fit  les  honneurs. 

Tandis  que  ce  frère  lui  montrait  les  magnificences  de  cette 
maison  de  pénitence,  un  bruit  se  répandit  qu'il  était  venu  pour 
réformer  toutes  ces  maisons.  Aussitôt  il  reçut  des  mémoires  de 
chacune  d'elles  ;  et  les  mémoires  disaient  tous  en  substance  : 
«  Conservez-nous,  et  détruisez  toutes  les  autres.  »  A  entendre 
leurs  apologies,  ces  sociétés  étaient  toutes  nécessaires  ;  à  entendre 
leurs  accusations  réciproques,  elles  méritaient  toutes  d'être  anéan- 
ties. Il  admirait  comme  il  n'y  avait  aucune  d'elles  qui,  pour  édi- 
fier l'univers,  ne  voulût  en  avoir  l'empire.  Alors  il  se  présenta 
un  petit  homme  qui  était  un  demi-mage',  et  qui  lui  dit  :  «  Je  vois 
bien  que  l'œuvre  va  s'accomplir,  car  Zerdust  ^  est  revenu  sur  la 

1.  C'est  d'après  l'édition  de  1750  que  j'ai  ajouté  le  mot  passagère.  (B.) 

-2.  C'est  aussi  d'après  l'édition  de  1750  que  je  rétablis  la  fin  de  cet  alinéa.  (B.) 

3.  Un  janséniste. 

4.  >om  persan  de  Zoroastre. 


10  LE    MONDE    COMME    IL    VA. 

terre  ;  les  petites  filles  prophétisent  en  se  faisant  donner  des  coups 
de  pincettes  par-devant  et  le  fouet  par-derrière^  Ainsi  nous  vous 
demandons  votre  protection  contre  le  grand-lama,  —  Comment  ! 
dit  Babouc,  contre  ce  pontife-roi  qui  réside  au  Thibet? —  Contre 
lui-même.  —  Vous  lui  faites  donc  la  guerre,  et  vous  levez  contre 
lui  des  armées  ?  —  Non  ;  mais  il  dit  fjue  l'homme  est  lil)re  ;  et 
nous  n'en  croyons  rien  ;  nous  écrivons  contre  lui  de  petits  livres 
■qu'il  ne  lit  pas  :  à  peine  a-t-il  entendu  parler  de  nous;  il  nous  a  seu- 
lement fait  condamner,  comme  un  maître  ordonne  qu'on  éche- 
nille  les  arbres  de  ses  jardins.  »  Babouc  frémit  de  la  folie  de  ces 
hommes  qui  faisaient  profession  de  sagesse,  des  intrigues  de  ceux 
qui  avaient  renoncé  au  monde,  de  l'ambition  et  de  la  convoitise 
orgueilleuse  de  ceux  qui  enseignaient  riiuinilité  et  le  désintéres- 
sement ;  il  conclut  qu'Ituriel  avait  de  bonnes  raisons  pour  détruire 
toute  cette  engeance. 

VIII,  Retiré  chez  lui,  il  envoya  chercher  des  livres  nouveaux 
pour  adoucir  son  chagrin,  et  il  pria  quelques  lettrés  à  dîner  pour 
se  réjouir.  Il  en  vint  deux  fois  plus  qu'il  n'en  avait  demandé, 
comme  les  guêpes  que  le  miel  attire.  Ces  parasites  se  pressaient 
démanger  et  de  parler;  ils  louaient  deux  sortes  de  personnes, 
les  morts  et  eux-mêmes,  et  jamais  leurs  contemporains,  excepté 
le  maître  de  la  maison.  Si  quelqu'un  d'eux  disait  un  bon  mot, 
les  autres  baissaient  les  yeux  et  se  mordaient  les  lèvres  de  douleur 
de  ne  l'avoir  pas  dit.  Ils  avaient  moins  de  dissimulation  que  les 
mages,  parce  qu'ils  n'avaient  pas  de  si  grands  objets  d'ambition. 
Chacun  d'eux  briguait  une  place  de  valet  et  une  réputation  de 
grand  homme;  ils  se  disaient  en  face  des  choses  insultantes,  qu'ils 
croyaient  des  traits  d'esprit-.  Ils  avaient  eu  quelque  connaissance 
de  la  mission  de  Babouc.  L'un  d'eux  le  pria  tout  bas  d'exterminer 
un  auteur  qui  ne  l'avait  pas  assez  loué  il  y  avait  cinq  ans  ;  un 
autre  demanda  la  perte  d'un  citoyen  qui  n'avait  jamais  ri  à  ses 


1.  Tel  est  le  lexlc  de  1748  cl  do  toutes  les  autres  éditions.  Mais  l'édition  do 
]7jO,  que  j'aurais  pcut-ùtie  dû  suivi-c,  ])or(e  : 

«  ...  par  derrièi'O.  Il  est  évident  que  le  monde  va  linii-  :  no  poumcz-vous  point, 
.•ivant  cette  belle  épo((iic,  nous  piotéfior  conlic  le  giand-lania?  —  Quel  {galimatias, 
dit  lîabouc;  contre  le  f,'rand-lania?  contre  ce  pontile-roi  qui  réside  au  Titihet  ?  —  Oui, 
dit  le  j)Ctit  demi-mage  avec  un  air  opini;\iro,  <'ontrc  lui-même.  —  Vous  lui  faites  donc 
la  guerre,  vous  avez  donc  des  armées?  dit  lîabonr.  —  Non.  dit  l'auli-o.  mais  nous 
avons  écrit  contrclui  (rois  ou  quatre  mille  gros  livres  qu'on  ne  lit  point,  cl  autant 
<lo  brorliures,  ((ue  nous  faisons  lire  par  d(>s  femmes  :  à  peine  a-t-il  entendu,  etc.»  (B.) 

'2.  Cctti'  phrase  et  la  suivante  furoiii  ajuutéiîs  en  17")0.  Les  éditions  de  1748 
't   17")(l  portiMit  :  «  traits  d'esjn-it.  l.<'  ic|)as  Uni,  etc.  »  (B.) 


VISION    DE    BABOUC.  M 

comédies;  un  troisième  demanda  l'extinction  de  l'Académie, 
parce  qu'il  n'avait  jamais  pu  parvenir  à  y  être  admis.  Le  repas 
fini,  chacun  d'eux  s'en  alla  seul,  car  il  n'y  avait  pas  dans  toute  la 
troupe  deux  hommes  qui  pussent  se  souffrir,  ni  même  se  parler 
ailleurs  que  chez  les  riches  qui  les  invitaient  à  leur  table.  IJabouc 
jugea  qu'il  n'y  aurait  pas  grand  mal  quand  cette  vermine  périrait 
dans  la  destruction  générale. 

IX.  Dès  qu'il  se  fut  défait  d'eux,  il  se  mit  à  lire  quelques 
livres  nouveaux.  Il  y  reconnut  l'esprit  de  ses  convives.  Il  vit  sur- 
tout avec  indignation  ces  gazettes  de  la  médisance,  ces  archives 
du  mauvais  goût,  que  l'envie,  la  bassesse  et  la  faim,  ont  dictées  ; 
ces  lâches  satires  où  l'on  ménage  le  vautour  et  où  l'on  déchire 
!a  colombe;  ces  romans  dénués  d'imagination,  où  l'on  voit  tant 
de  portraits  de  femmes  que  l'auteur  ne  connaît  pas. 

Il  jeta  au  feu  tous  ces  détestables  écrits,  et  sortit  pour  aller  le 
soir  à  la  promenade.  On  le  présenta  à  un  vieux  lettré  qui  n'était 
point  venu  grossir  le  nombre  de  ses  parasites.  Ce  lettré  fuyait  tou- 
jours la  foule,  connaissait  les  hommes,  en  faisait  usage,  et  se 
communiquait  avec  discrétion.  Babouc  lui  parla  avec  douleur  de 
ce  qu'il  avait  lu  et  de  ce  qu'il  avait  vu. 

«  Vous  avez  lu  des  choses  bien  méprisables,  lui  dit  le  sage 
lettré  ;  mais  dans  tous  les  temps,  dans  tous  les  pays,  et  dans  tous 
les  genres,  le  mauvais  fourmihe,  et  le  bon  est  rare.  Vous  avez 
reçu  chez  vous  le  rebut  de  la  pédanterie,  parce  que,  dans  toutes 
les  professions,  ce  qu'il  y  a  de  plus  indigne  de  paraître  est  toujours 
ce  qui  se  présente  avec  le  plus  d'impudence.  Les  véritables  sages 
vivent  entre  eux  retirés  et  tranquilles;  il  y  a  encore  parmi  nous 
des  hommes  et  des  livres  dignes  de  votre  attention.  »  Dans  le 
temps  qu'il  parlait  ainsi,  un  autre  lettré  les  joignit  ;  leurs  discours 
furent  si  agréables  et  si  instructifs,  si  élevés  au-dessus  des  pré- 
jugés et  si  conformes  à  la  vertu,  que  Babouc  avoua  n'avoir  jamais 
rien  entendu  de  pareil.  «  Voilà  des  hommes,  disait-il  tout  bas,, 
à  qui  l'ange  Ituriel  n'osera  toucher,  ou  il  sera  bien  impitoyable.  » 

Raccommodé  avec  les  lettrés,  il  était  toujours  en  colère  contre 
le  reste  de  la  nation.  «  Vous  êtes  étranger,  lui  dit  l'homme  judi- 
cieux qui  lui  parlait;  les  abus  se  présentent  à  vos  yeux  en  foule, 
et  le  bien ,  qui  est  caché  et  qui  résulte  quelquefois  de  ces  abus 
mêmes,  vous  échappe.  »  ^  Alors  il  apprit  que  parmi  les  lettrés  il 

1.  Ce  texte  est  de  1756.  Dans  les  éditions  de  1748  et  1750,  on  lit  : 

M  ....  vous  échappe.  Alors  ils  le  menèrent  chez  le  principal  mage,  qu'on  appe- 


42  LE    MONDE    COMME    IL    VA, 

y  en  avait  quelques-uns  qui  n'étaient  pas  envieux ,  et  que  parmi 
les  mages  même  il  y  en  avait  de  vertueux.  Il  conçut  à  la  fin  que 
ces  grands  corps,  qui  semblaient  en  se  choquant  préparer  leurs 
communes  ruines,  étaient  au  fond  des  institutions  salutaires; 
que  chaque  société  de  mages  était  un  frein  à  ses  rivales;  que  si 
ces  émules  différaient  dans  quelques  opinions,  ils  enseignaient 
tous  la  même  morale,  qu'ils  instruisaient  le  peuple,  et  qu'ils 
vivaient  soumis  aux  lois  ;  semblables  aux  précepteurs  qui  veillent 
sur  le  fils  de  la  maison,  tandis  que  le  maître  veille  sur  eux- 
mêmes.  Il  en  pratiqua  plusieurs,  et  vit  des  âmes  célestes.  Il  apprit 
môme  que  parmi  les  fous  ^  qui  prétendaient  faire  la  guerre  au 
grand-lama,  il  y  avait  eu  de  très-grands  hommes.  Il  soupçonna 
enfin  qu'il  pourrait  bien  en  être  des  mœurs  de  Persépolis  comme 
des  édifices,  dont  les  uns  lui  avaient  paru  dignes  de  'pitié,  et  les 
autres  l'avaient  ravi  en  admiration. 

X.  Il  dit  à  son  lettré  :  '(  Je  conçois  très-bien  que  ces  mages, 
que  j'avais  crus  si  dangereux,  sont  en  effet  très-utiles,  surtout 
quand  un  gouvernement  sage  les  empêche  de  se  rendre  trop 
nécessaires  ;  mais  vous  m'avouerez  au  moins  que  vos  jeunes  magis- 
trats, qui  achètent  une  charge  de  juge  dès  qu'ils  ont  appris  à 
monter  à  cheval,  doivent  étaler  dans  les^  tribunaux  tout  ce  que 
l'impertinence  a  de  plus  ridicule,  et  tout  ce  que  l'iniquité  a  de 
plus  pervers;  il  vaudrait  mieux  sans  doute  donner  ces  places 
gratuitement  ù  ces  vieux  jurisconsultes  qui  ont  passé  toute  leur 
vie  à  peser  le  pour  et  le  contre.  » 

Le  lettré  lui  répliqua  :  ((  Vous  avez  vu  notre  armée  avant  d'ar- 
river à  Persépolis;  vous  savez  que  nos  jeunes  officiers  se  battent 
très-bien,  quoiqu'ils  aient  acheté  leurs  charges  :  peut-être  verrez- 
vous  que  nos  jeunes  magistrats  ne  jugent  pas  mal,  quoiqu'ils 
aient  payé  pour  juger.  » 

Il  le  mena  le  lendemain  au  grand  tribunal,  où  l'on  devait 


lait  le  surveillant,  lîahoiir  \it  dans  i-e  mage  nn  hoinnic  digiio  (i't'-ti'O  à  la  tc'^te  des 
justes;  il  sut  qu'il  y  en  avait  beaucoup  ((ui  lui  rcsscnihlaiiMi!.  11  courut  même 
que  ces  grands  corjjs,  etc.  n 

Le  mot  évOque,  en  latin  Piiisropits,  vient  du  ritc  epixcoims,  qui  veut  dire 
inspecteur.  En  1748  et  tT.jO.  l'archevO'que  de  Paris  était  Christophe  de  Beanmont, 
alors  récemment  nommé,  mais  qui  se  rendit  hienlot  ridicule  cl  odieux  à  tout 
Paris  (voyez  tome  XVL  pajje  80).  Beaumont,  vimjl-cinq  ans  après,  no  permit  pas 
qu'à  la  mort  de  Voltaire  on  fit  le  sei'vice  d'usage  jus([uo-l;i  jjour  cluupie  membre 
tic  l'.\cad(''mi(;  française.  (B.) 

L  Les  jansénistes. 

'2.  I/édiliou  de  17ôO  porte  leurs.  (B.) 


VISION    DE    BABOUC.  43 

rendre  un  arrêt  important.  La  cause  était  connue  de  tout  le 
monde.  Tous  ces  vieux  avocats  qui  en  parlaient  étaient  flottants 
dans  leurs  opinions;  ils  alléguaient  cent  lois,  dont  aucune  n'était 
applicable  au  fond  de  la  question;  ils  regardaient  l'affaire  par 
cent  côtés,  dont  aucun  n'était  dans  son  vrai  jour  :  les  juges  déci- 
dèrent plus  vite  que  les  avocats  ne  doutèrent.  Leur  jugement  fut 
presque  unanime  ;  ils  jugèrent  bien,  parce  qu'ils  suivaient  les 
lumières  de  la  raison  ;  et  les  autres  avaient  opiné  mal,  parce  qu'ils 
n'avaient  consulté  que  leurs  livres. 

Babouc  conclut  qu'il  y  avait  souvent  de  très-bonnes  choses 
dans  les  abus.  Il  vit  dès  le  jour  même  que  les  richesses  des  finan- 
ciers, qui  l'avaient  tant  révolté,  pouvaient  produire  un  effet  ex- 
cellent, car,  l'empereur  ayant  eu  besoin  d'argent,  il  trouva  en 
une  heure,  par  leur  moyen,  ce  qu'il  n'aurait  pas  eu  en  six  mois 
par  les  voies  ordinaires;  il  vit  que  ces  gros  nuages,  enflés  de  la 
rosée  de  la  terre,  lui  rendaient  en  pluie  ce  qu'ils  en  recevaient  '. 
D'ailleurs,  les  enfants  de  ces  hommes  nouveaux,  souvent  mieux 
élevés  que  ceux  des  familles  plus  anciennes,  valaient  quelquefois 
beaucoup  mieux  :  car  rien  n'empêche  qu'on  ne  soit  un  bon  juge, 
un  brave  guerrier,  un  homme  d'État  habile ,  quand  on  a  eu  un 
père  bon  calculateur. 

XL  Insensiblement  Babouc  faisait  grâce  à  l'avidité  du  finan- 
cier, qui  n'est  pas  au  fond  plus  avide  que  les  autres  hommes,  et 
qui  est  nécessaire  -.  Il  excusait  la  folie  de  se  ruiner  pour  juger  et 
pour  se  battre,  folie  qui  produit  de  grands  magistrats  et  des 
héros.  Il  pardonnait  à  l'envie  des  lettrés,  parmi  lesquels  il  se 
trouvait  des  hommes  qui  éclairaient  le  monde  ;  il  se  réconciliait 
avec  les  mages  ambitieux  et  intrigants,  chez  lesquels  il  y  avait 
plus  de  grandes  vertus  encore  que  de  petits  vices;  mais  il  lui 
restait  bien  des  griefs,  et  surtout  les  galanteries  des  dames;  et 
les  désolations  qui  en  devaient  être  la  suite  le  remplissaient  d'in- 
quiétude et  d'effroi. 

Comme  il  voulait  pénétrer  dans  toutes  les  conditions  humaines, 
il  se  fit  mener  chez  un  ministre;  mais  il  tremblait  toujours  en 
chemin  que  quelque  femme  ne  fût  assassinée  en  sa  présence  par 
son  mari.  Arrivé  chez  l'homme  d'État,  il  resta  deux  heures  dans 


1.  Voyez  dans  les  Mélanges,  année  1749,  le  morceau  intitulé  Embellissements 
de  Paris. 

2.  L'édition  de  1750  porte  :  «  très-nécessaire.  »  (B.) 


U  LE   MONDE    COMME    IL    VA, 

l'antichambre  sans  être  annoncé,  et  deux  heures  encore  après  ^^ 

l'avoir  été.  11  se  promettait  bien  dans  cet  intervalle  de  recom-    ^w^^ 
mander  à  Fange  Ituriel  et  le  ministre  et  ses  insolents  huissiers,  ^ 
L'antichambre  était  remplie  de  dames  de  tout  étage,  de  mages 
de  toutes  couleurs,  déjuges,  de  marchands,  d'officiers,  de  pédants;  , 
tousse  plaignaient  du  ministre.  L'avare  et  l'usurier  disaient  :  «  Sans 
doute  cet  homme-là  pille  les  provinces;  »  le  capricieux  lui  repro- 
chait d'être  bizarre  ;  le  voluptueux  disait  :  «  11  ne  songe  qu'à  ses 
plaisirs;  »  l'intrigant  se  flattait  de  le  voir  bientôt  perdu  par  une 

\,^   cabale  ;  les  femmes  espéraient  qu'on  leur  donnerait  bientôt  un 

^      fflîîTîstre  plus  jeune. 

Babouc  entendait  leurs  discours  :  il  ne  put  s'empêcher  de  dire  : 
«  Voilà  un  homme  bien  heureux,  il  a  tous  ses  ennemis  dans  son 
antichambre;  il  écrase  de  son  pouvoir  ceux  qui  l'envient;  il  voit 
à  ses  pieds  ceux  qui  le  détestent.  »  11  entra  enfin  ;  il  vit  un  petit 
vieillard  courbé  sous  le  poids  des  années  et  des  affaires,  mais 
encore  vif  et  plein  d'esprit  \ 

Babouc  lui  plut,  et  il  parut  à  Babouc  un  homme  estimable. 
La  conversation  devint  intéressante.  Le  ministre  lui  avoua  qu'il 
était  un  homme  très-malheureux,  qu'il  passait  pour  riche,  et  qu'il 
était  pauvre;  qu'on  le  croyait  tout-puissant,  et  qu'il  était  toujours 
contredit  ;  qu'il  n'avait  guère  obligé  que  des  ingrats,  et  que  dans  un 
travail  continuel  de  quarante  années  il  avait  eu  à  peine  un  moment 
de  consolation.  Babouc  en  fut  touché,  et  pensa  que,  si  cet  homme 
avait  fait  des  fautes,  et  si  l'ange  Ituriel  voulait  le  punir,  il  ne  fal- 
lait pas  l'exterminer,  mais  seulement  lui  laisser  sa  place. 

Xll.  Tandis  qu'il  parlait  au  ministre  entre  brusquement  la 
belle  dame  chez  qui  Babouc  avait  dîné;  on  voyait  dans  sea'yeux 
et  sur  son  front  les  symptômes  de  la  douleur  et  de  la  colère.  Elle 
éclata  en  reproches  contre  l'homme  d'État,  elle  versa  des  larmes; 
elle  se  plaignit  avec  amertume  de  ce  qu'on  avait  refusé  à  son 
mari  une  place  où  sa  naissance  lui  permettait  d'aspirer,  et  que 
ses  services  et  ses  blessures  méritaient;  elle  s'exprima  avec  tant 
de  force,  elle  mit  tant  de  grâces  dans  ses  plaintes,  elle  détruisit 
les  objections  avec  tant  d'adresse,  elle  fit  valoir  les  raisons  avec 
tant  d'éloquence,  qu'elle  ne  sortit  point  de  la  chambre  sans  avoir 
fait  la  fortune  de  son  mari. 

Babouc  lui  donna  la  main  :  «  Est-il  possible,  madame,  lui  dit-il, 

1.  C'est  h;  canlinal  ûi'  Klcury  ((iic  \ollaiic  (Irsii^iie  ici;  il  fii  l'ail  cnooro  l'clogc 
dans  le  Paiii'ijijiiqin'  de  Luitis  AT  (vayez  Mi'laiiin'f,  année  17 i8). 


VISION    1)1-    HAIiOLC.  ]:, 

que  vous  vous  soyez  donné  toute  celte  peine  pour  un  homme  que 
vous  n'aimez  point,  et  dont  vous  avez  tout  à  craindre?  —  Ln 
liomme  que  je  n'aime  point!  s'écria-t-elio;  sachez  que  mon  mari 
est  le  meilleur  ami  que  j'aie  au  monde,  qu"il  n'y  a  rien  que  je  ne 
lui  sacrifie,  hors  mon  amant;  et  qu'il  ferait  tout  pour  moi,  hors 
de  quitter  sa  maîtresse.  Je  veux  vous  la  faire  connaître  :  c'est  une 
femme  charmante,  pleine  d'esprit,  et  du  meilleur  caractère  du 
monde;  nous  soupons  ensemble  ce  soir  avec  mon  mari  et  mon 
petit  mage,  venez  partager  notre  joie.  » 

La  dame  mena  Habouc  chez  elle.  Le  mari,  qui  était  enfin  arrivé 
plongé  dans  la  douleur,  revit  sa  femme  avec  des  transports  d'allé- 
gresse et  de  reconnaissance  :  il  embrassait  tour  à  tour  sa  femme, 
sa  maîtresse,  le  petit  mage,  et  Babouc.  L'union,  la  gaieté,  l'esprit, 
et  les  grâces,  furent  l'àme  de  ce  repas.  «  Apprenez,  lui  dit  la  belle 
dame  chez  laquelle  il  soupait,  que  celles  qu'on  appelle  quelque- 
fois de  malhonnêtes  femmes  ont  presque  toujours  le  mérite  d'un 
très-honnête  homme;  et  pour  vous  en  convaincre,  venez  demain 
dîner  avec  moi  chez  la  belle  ïéone  '-.  Il  y  a  quelques  vieilles  ves- 
tales qui  la  déchirent  ;  mais  elle  fait  plus  de  bien  qu'elles  toutes 
ensemble.  Elle  ne  commettrait  pas  une  légère  injustice  pour  le 
plus  grand  intérêt;  elle  ne  donne  à  son  amant  que  des  conseils 
généreux;  elle  n'est  occupée  que  de  sa  gloire-:  il  rougirait  devant 
elle  s'il  avait  laissé  échapper  une  occasion  de  faire  du  bien,  car 
rien  n'encourage  plus  aux  actions  vertueuses  que  d'avoir  pour 
témoin  et  pour  juge  de  sa  conduite  une  maîtresse  dont  on  veut 
mériter  l'estime.  » 

Babouc  ne  manqua  pas  au  rendez-vous.  Il  vit  une  maison  où 
régntiient  tous  les  plaisirs,  Téone  régnait  sur  eux;  elle  savait  par- 
ler à  chacun  son  langage.  Son  esprit  naturel  mettait  à  son  aise 
celui  des  autres;  elle  plaisait  sans  presque  le  vouloir;  elle  était 
aussi  aimable  que  bienfaisante;  et,  ce  qui  augmentait  le  prix  de 
toutes  ses  bonnes  qualités,  elle  était  belle. 

Babouc,  tout  Scythe  et  tout  envoyé  qu'il  était  d'un  génie,  s'a- 
perçut que,  s'il  restait  encore  à  Persépolis,  il  oublierait  Ituriel 
pour  Téone.  Il  s'affectionnait  à  la  ville,  dont  le  peuple  était  poh, 
doux  et  bienfaisant,  quoique  léger,  médisant,  etplein  de  Aanité. 
Il  craignait  que  Persépolis  ne  fût  condamnée  ;  il  craignait  même 
le  compte  qu"il  allait  rendre. 


1.  On  a  prétendu   que  sous  le  nom  de  Téone,  Voltaire  désignait  W"  du  Chà- 
telet;  ce  serait  plutôt  la  marquise  de  Pompadour.  (B.] 


16        LE  MONDE  COMME  IL  VA,   VISION  DE  BABOUC. 

Voici  comme  il  s'y  prit  pour  rendre  ce  compte.  Il  fit  faire  par 
le  meilleur  fondeur  de  la  ville  une  petite  statue  composée  de  tous 
les  métaux,  des  terres  et  des  pierres  les  plus  précieuses  et  les  plus 
viles;  il  la  porta  à  Ituriel  :  «  Casserez-vous,  dit-il,  cette  jolie  sta- 
tue parce  que  tout  n'y  est  pas  or  et  diamants?  »  Ituriel  entendit 
à  demi-mot;  il  résolut  de  ne  pas  même  songer  à  corriger  Persé- 
polis,  et  de  laisser  aller  te  monde  comme  il  va;  «  car,  dit-il,  si  tout 
n'est  pas  bien,  tout  est  passable^  «.On  laissa  donc  subsister  Persépolis, 
et  BaLouc  fut  bien  loin  de  se  plaindre,  comme  Jonas,  qui  se  lâcha 
de  ce  qu'on  ne  détruisait  pas  Ninive^  Mais  quand  on  a  été  trois 
jours  dans  le  corps  d'une  baleine,  on  n'est  pas  de  si  bonne  hu- 
meur que  quand  on  a  été  à  l'opéra,  à  la  comédie,  et  qu'on  a  soupe 
en  bonne  compagnie. 


1.  Fin  du  chapitre  en  1748  et  1750.  Le  reste  fut  ajouté  en  1756.  (B.) 

2.  Voyez,  dans  la  Bible,  le  chapitre  iv  de  Jonas. 


FIN     DE    LA    VISION    DE    BABOUC. 


LE 

CROCHETEUR  BORGNE 

(1746) 


Nos  deux  yeux  ne  rendent  pas  notre  condition  meilleure;  l'un 
nous  sert  à  voir  les  biens,  et  l'autre,  les  maux  de  la  vie:  bien  des 
gens  ont  la  mauvaise  habitude  de  fermer  le  premier,  et  bien  peu 
ferment  le  second  :  voilà  pourquoi  il  y  a  tant  de  gens  qui  aime- 
raient mieux  être  aveugles  que  de  voir  tout  ce  qu'ils  voient.  Heu- 
reux les  borgnes  qui  ne  sont  privés  que  de  ce  mauvais  œil  qui 
gâte  tout  ce  qu'on  regarde  !  Mesrour  en  est  un  exemple. 

Il  aurait  fallu  être  aveugle  pour  ne  pas  voir  que  Mesrour  était 
borgne.  Il  Tétait  de  naissance;  mais  c'était  un  borgne  si  content 
de  son  état  qu'il  ne  s'était  jamais  avisé  de  désirer  un  autre  œil. 
Ce  n'étaient  point  les  dons  de  la  fortune  qui  le  consolaient  des 
torts  de  la  nature,  car  il  était  simple  crocheteur,  et  n'avait 
d'autre  trésor  que  ses  épaules;  mais  il  était  heureux,  et  il  mon- 
trait qu'un  œil  de  plus  et  de  la  peine  de  moins  contribuent  bien 
peu  au  bonheur  :  l'argent  et  l'appétit  lui  venaient  toujours  en 
proportion  de  l'exercice  qu'il  faisait  ;  il  travaillait  le  matin,  man- 
geait et  buvait  le  soir,  dormait  la  nuit,  et  regardait  tous  ses  jours 
comme  autant  de  vies  séparées;  en  sorte  que  le  soin  de  l'avenir 
ne  le  troublait  jamais  dans  la  jouissance  du  présent.  Il  était, 
comme  vous  le  voyez,  tout  à  la  fois  borgne,  crocheteur,  et  phi- 
losophe. 

Il  vit  par  hasard  ^  passer  dans  un  char  brillant  une  grande 

1.  L'édition  de  1774,  celle  du  Journal  des  dames,  de  M™^  de  Princen,  dont 
Beuchot  a  parlé  dans  son  Avertissement  en  tête  de  ce  volume,  présente  une 
grande  variante;  on  y  lit  : 

«  Un  jour  qu'il  s'était  levé  plus  matin  qu'à  son  ordinaire,  parce  que  certaine 
liqueur,  qui  lui  était  familière,  l'avait  forcé  de  se  coucher  la  veille  un  peu  plus 
tôt  que  de  coutume,  il  aperçut  au  crépuscule  (car  d'un  seul  œil  on  l'aperçoit) 
quelque  chose  qui  luisait  parmi  des  chiffons.  Tout  est  sujet  d'espoir  pour  un 
pauvre   crocheteur;   Mesrour  crut   avoir  trouvé  la   fortune   même,  quand  il  eut 

21.  —  Romans.  2 


18  LE    CROCHETEUR    BORGNE. 

princesse  qui  avait  un  œil  de  plus  que  lui,  ce  qui  ne  l'empêclia 
pas  de  la  trouver  fort  belle;  et,  comme  les  borgnes  ne  diffèrent 
des  autres  hommes  qu'en  ce  qu'ils  ont  un  œil  de  moins,  il  en 
devint  épcrdumcnt  amoureux.  On  dira  peut-être  que,  quand  on 
est  croclieteur  et  borgne,  il  ne  faut  point  être  amoureux,  surtout 
d'une  grande  princesse,  et,  qui  plus  est,  d'une  princesse  qui  a 
deux  yeux.  Je  conviens  qu'on  a  ^  bien  à  craindre  de  ne  pas  plaire; 
cependant,  comme  il  n'y  a  point  d'amour  sans  espérance,  et  que 
notre  croclieteur  aimait,  il  espéra.  Comme  il  avait  plus  de  jambes 
que  d'yeux,  et  qu'elles  étaient  bonnes,  il  suivit  l'espace  de  quatre 
lieues  le  char  de  sa  déesse-,  que  six  grands  chevaux  blancs  traî- 
naient avec  une  grande  rapidité.  La  mode  dans  ce  temps-là, 
parmi  les  dames,  était  de  voyager  sans  laquais  et  sans  cocher,  et 
de  se  mener  elles-mêmes;  les  maris  voulaient  qu'elles  fassent 
toujours  seules  afin  d'être  plus  sûrs  de  leur  vertu,  ce  qui  est 
directement  opposé  au  sentiment  des  moralistes,  qui  disent  qu'il 
n'y  a  point  de  vertu  dans  la  solitude. 

Mesrour  courait  toujours  à  côté  des  roues  du  char,  tournant 
son  bon  œil  du  côté  de  la  dame,  qui  était  étonnée  de  voir  un 
borgne  de  cette  agilité.  Pendant  qu'il  prouvait  ainsi  qu'on  est 
infatigable  pour  ce  qu'on  aime,  une  bête  fauve,  poursuivie  par 
des  chasseurs,  traversa  le  grand  chemin  et  effraya  les  chevaux, 
qui,  ayant  pris  le  mors  aux  dents,  entraînaient  la  belle  dans  un 
précipice;  son  nouvel  amant,  plus  effrayé  encore  qu'elle,  quoi- 
qu'elle le  fût  beaucoup,  coupa  les  traits  avec  une  adresse  mer- 
veilleuse ;  les  six  chevaux  blancs  firent  seuls  le  saut  périlleux,  et 
la  dame,  qui  n'était  pas  moins  blanche  qu'eux,  en  fut  quitte  pour 
la  peur.  «  Qui  que  vous  soyez,  lui  dit-elle,  je  n'oublierai  jamais 
que  je  vous  dois  la  vie;  demandez-moi  tout  ce  que  vous  voudrez; 
tout  ce  que  j'ai  est  îi  vous.  —  Ah  !  je  puis  avec  bien  plus  de  raison, 
répondit  Mesrour,  vous  en  offrir  autant  ;  mais,  en  vous  l'offrant, 
je  vous  en  offrirai  toujours  moins:  car  je  n'ai  qu'un  œil,  et  vous 
en  avez  deux  ;  mais  un  œil  qui  vous  regarde  vaut  mieux  que 
deux  yeux  qui  ne  voient  point  les  vôtres.  » 

La  dame  sourit,  car  les  galanteries  d'un  borgne  sont  toujours 
des  galanteries,  et  les  galanteries  font  toujours  sourire.  «  Je  vou- 
drais bien  pouvoir  vous  donner  un  autre  œil,  lui  dit-elle,  mais 

ramassé  un  anneau  d'or  sur  lequel  é( aient  gravés  des  caractères  inconnus  pour 
lui,  et  qui  l'eussent  été  pour  bien  d'autres.  A  peine  eut-il  mis  cet  anneau  à  son 
doigt  qu'il  vit  passer  dans  un  char  brillant,  etc.  » 

1.  «  Qu'il  y  a  bien  à  craindre.  »  177i. 

2.  Il  De  su  divinité.  »  177i. 


LE    CROCHETEUR   BORGNE.  19 

votre  mère  pouvait  seule  vous  faire  ce  présent-là; suivez-moi  tou- 
jours. »  A  ces  mots  elle  descend  de  son  char  et  continue  sa  route 
à  pied;  son  petit  chien  descendit  aussi,  et  marchait  à  pied  à  côté 
d'elle,  aboyant  après  l'étrange  1  figure  de  son  écuyer.  J'ai  tort  de 
lui  donner  le  titre  d'écuyer,  car  il  eut  beau  ofTrir  son  bras,  la 
dame  ne  voulut  jamais  l'accepter,  sous  prétexte  qu'il  était  trop 
sale  ;  et  vous  allez  voir  quelle  fut  la  dupe  de  sa  propreté  :  elle 
avait  de  fort  petits  pieds,  et  des  souliers  encore  plus  petits  que 
ses  pieds,  en  sorte  qu'elle  n'était  ni  faite  ni  chaussée  de  manière 
à  soutenir  une  longue  marche. 

De  jolis  pieds  consolent  davoir  de  mauvaises  jambes,  lors- 
qu'on passe  sa  vie  sur  sa  chaise  longue  au  milieu  d'une  foule  de 
petits-maîtres;  mais  à  quoi  servent  des  souliers  brodés  en  paillettes 
dans  un  chemin  pierreux,  où  ils  ne  peuvent  être  vus  que  par  un 
crocheteur,  et  encore  par  un  crocheteur  qui  n'a  qu'un  œil  ?  Méli- 
nade  (c'est  le  nom  de  la  dame,  que  j'ai  eu  mes  raisons  pour  ne  pas 
dire  jusqu'ici,  parce  qu'il  n'était  pas  encore  fait)  avançait  comme 
elle  pouvait,  maudissant  son  cordonnier,  déchirant  ses  souliers, 
écorchant  ses  pieds,  et  se  donnant  des  entorses  à  chaque  pas.  Il  y 
avait  environ  une  heure  et  demie  qu'elle  marchait  du  train  des 
grandes  dames,  c'est-à-dire  qu'elle  avait  déjà  fait  près  d'un  quart 
de  lieue,  lorsqu'elle  tomba  de  fatigue  sur  la  place. 

Le  Mesrour-,  dont  elle  avait  refusé  les  secours  pendant  qu'elle 
était  debout,  balançait  à  les  lui  offrir,  dans  la  crainte  de  la  salir 
en  la  touchant:  car  il  savait  bien  qu'il  n'était  pas  propre,  la  dame 
le  lui  avait  assez  clairement  fait  entendre ',  et  la  comparaison  qu'il 
avait  faite  en  chemin  entre  lui  et  sa  maîtresse^  le  lui  avait  fait 
voir  encore  plus  clairement.  Elle  avait  une  robe  d'une  légère 
étoffe  d'argent,  semée  de  guirlandes  de  fleurs,  qui  laissait  briller 
la  beauté  de  sa  taille;  et  lui  avait  un  sarrau  brun,  taché  en  mille 
endroits,  troué,  et  rapiécé  en  sorte  que  les  pièces  étaient  à  côté 
des  trous,  et  point  dessus,  où  elles  auraient  pourtant  été  plus  à 
leur  place;  il  avait  comparé  ses  mains  nerveuses  et  couvertes  de 
durillons  ^  avec  deux  petites  mains  plus  blanches  et  plus  délicates 
que  les  lis;  enfin  il  avait  vu  les  beaux  cheveux  blonds  de  3Iéli- 


1.  L'édition  de  Kehl  porte  «  étrangère  ».  -\ous  n"hésitons  pas  à  suivre  ici  le 
texte  de  1774. 

2.  L'édition  de  1774  porte  seulement  «  Mesrour  ». 

3.  «  Le  lui  avait  fait  entendre  assez  clairement.  »  1774. 

4.  it  Entre  lui  et  la  princesse.  »  1774. 

5.  Les  éditions  de  Kehl  portent  :  h  nerveuses  et  converties  en  durillons  n.  Ici 
encore  nous  suivons  l'édition  de  1774. 


20  LE   CROCHETEUR   BORGNE. 

nade,  qui  paraissaient  à  travers  un  léger  voile  de  gaze,  relevés 
les  uns  eu  tresse  et  les  autres  en  boucles,  et  il  n'avait  à  mettre 
à  côlé  de  cela  que  des  crins  noirs,  hérissés,  crépus,  et  n'ayant 
pour  tout  ornement  qu'un  turban  déchiré. 

*  Cependant  Mélinade  essaye  de  se  relever,  mais  elle  retombe 
bientôt,  et  si  malheureusement  que  ce  qu'elle  laissa  voir  à 
Mesrour  lui  ôta  le  peu  de  raison  que  la  vue  du  visage  de  la  prin- 
cesse avait  pu  lui  laisser.  Il  oublia  qu'il  était  crocheteur,  qu'il 
était  borgne,  et  il  ne  songea  plus  à  la  distance  que  la  fortune 
avait  mise  entre  Mélinade  et  lui  ;  à  peine  se  souvint-il  qu'il  était 
amant,  car  il  manqua  à  la  délicatesse  qu'on  dit  inséparable  d'un 
véritable  amour,  et  qui  en  fait  quelquefois  le  charme,  et,  plus 
souvent,  l'ennui;  il  se  servit  des  droits  que  son  état  de  croche- 
teur lui  donnait  à  la  brutalité,  il  fut  brutal  et  heureux.  La  prin- 
cesse alors  était  sans  doute  évanouie,  on  bien  elle  gémissait  sur 
son  sort;  mais,  comme  elle  était  juste,  elle  bénissait  sûrement  le 
destin  de  ce  que  toute  infortune  porte  avec  elle  sa  consolation. 

La  nuit  avait  étendu  ses  voiles  sur  l'horizon,  et  elle  cachait 
de  son  ombre  le  véritable  bonheur  de  Mesrour,  et  les  prétendus 
malheurs  de  Mélinade  ;  Mesrour  goûtait  les  plaisirs  des  parfaits 
amants,  et  il  les  goûtait  en  crocheteur,  c'est-à-dire  (à  la  honte 
de  riiumanité)  de  la  manière  la  plus  parfaite  ;  les  faiblesses  de 
Mélinade  lui  reprenaient  à  chaque  instant,  et  à  chaque  instant 
son  amant  reprenait  des  forces.  «  Puissant  Mahomet!  dit-il  une 
fois  en  homme  transporté,  mais  en  mauvais  catholique,  il  ne 


1.  Voici  ce  qu'on  lit  dans  l'édition  de  1774  : 

«  Mais  pendant  que  nous  nous  arrêtons  à  la  dcscriplion  des  deux  personnages, 
nous  oublions  que  la  pauvre  Mélinade  est  à  terre  très-cmbariasséo.  Un  sommeil 
subit,  et  qui  vint  pourtant  bien  à  propos,  absorba  dans  un  instant  les  idées 
fâcheuses  que  lui  donnait  sa  situation  désagréable.  La  voilà  donc  endormie,  et 
c'est,  comme  vous  voyez,  tant  mieux  pour  elle  :  la  nuit  avait  étendu  ses  voiles 
sur  l'horizon  ;  Mesrour  ne  voyait  plus  que  faiblement  l'objet  de  sa  nouvelle 
ardeur,  et  comme  il  ne  l'entendait  plus  (puisqu'elle  ne  disait  mot),  l'illusion 
allait  en  diminuant,  et  l'envie  de  dormir  en  augmentant.  Plus  d'un  homme,  sans 
Cire  ni  crocheteur,  ni  borgne,  ni  philosophe,  a  connu  cet  cflet  de  l'obscurité. 
Aussi  ne  voit-on  que  les  poètes  chagrins  et  les  amants  espagnols  chanter  les  res- 
sources de  la  nuit.  iNotre  Mesrour  n'y  entendait  point  tant  de  finesse,  et  croj'ant 
seulement  qu'il  était  glorieux  d'imiter  une  grande  princesse,  il  se  coucha  aussi 
sur  la  terre  déjà  humide  de  rosée;  mais  par  un  certain  rcsi)ect,  dont  un  croche- 
teur même  ne  peut  se  défendre,  il  s'éloigna  de  quelques  pas  du  canapé  pierreux 
qu'avait  choisi  la  belle  fatiguée. 

(I  Cependant  les  génies,  amis  des  hommes,  travaillaient  au  bonheur  de  notre 
borgne,  ainsi  qu'à  celui  de  Mélinade.  Cette  belle  se  Ireuva  transi)(jrtée  dans  un 
lieu  enchanté  avec  un  jeune  homnii-  d'un  taille  noble,  dont  le  visage  ressemblait 
à  l'astre,  etc.  » 


LE   CROCIIETEUR   BORGNE.  21 

manque  à  ma  félicité  que  d'être  sentie  par  celle  qui  la  cause; 
pendant  que  je  suis  dans  ton  paradis,  divin  prophète,  accorde- 
moi  encore  une  faveur,  c'est  d'être  aux  yeux  de  Mélinade  ce 
qu'elle  serait  à  mon  œil  s'il  faisait  jour;  »  il  finit  de  prier,  et 
continua  de  jouir.  L'aurore,  toujours  trop  diligente  pour  les 
amants,  surprit  Mesrour  et  Mélinade  dans  l'attitude  où  elle  aurait 
pu  être  surprise  elle-même  un  moment  auparavant  avec  Tithon  ; 
mais  quel  fut  l'étonnement  de  Mélinade  quand,  ouvrant  les 
yeux  aux  premiers  rayons  du  jour,  elle  se  vit  dans  un  lieu 
enchanté,  avec  un  jeune  homme  d'une  taille  noble,  dont  le 
visage  ressemblait  à  l'astre  dont  la  terre  attendait  le  retour!  Il 
avait  des  joues  de  rose,  des  lèvres  de  corail;  ses  grands  yeux 
tendres  et  vifs  tout  à  la  fois  exprimaient  et  inspiraient  la  volupté  ^  ; 
son  carquois  d'or,  orné  de  pierreries,  était  suspendu  à  ses  épaules, 
et  le  plaisir  seul  faisait  sonner  ses  flèches  :  sa  longue  chevelure, 
retenue  par  une  attache  de  diamants,  flottait  librement  sur  ses 
reins,  et  une  étoffe  transparente,  brodée  de  perles,  lui  servait 
d'habillement,  et  ne  cachait  rien  de  la  beauté  de  son  corps. 

u  Où  suiS"je,  et  qui  êtes-vous?  s'écria  Mélinade  dans  l'excès 
de  sa  surprise.  —  Vous  êtes,  répondit-il,  avec  le  misérable  qui 
a  eu  le  bonheur  de  vous  sauver  la  vie,  et  qui  s'est  si  bien  payé 
de  ses  peines.  » 

Mélinade,  aussi  aise  qu'étonnée,  regretta  que  la  métamorphose 
de  Mesrour  n'eût  pas  commencé  plus  tôt.  Elle  s'approche  d'un 
palais  brillant  qui  frappait  sa  vue,  et  lit  cette  inscription  sur 
la  porte  :  a  Éloignez-vous,  profanes  ;  ces  portes  ne  s'ouvriront  que 
pour  le  maître  de  l'anneau.  » 

1.  On  lit  dans  l'édition  de  1774: 

<(  Exprimaient  et  inspiraient  le  sentiment  le  plus  doux.  Son  carquois  d'or 
était  suspendu  à  ses  épaules,  et  ses  flèches  paraissaient  autant  de  traits  vain- 
queurs. Sa  longue  chevelure,  retenue  par  une  attache  de  diamants,  flottait  au 
gré  des  zéphyrs,  et  une  étoffe  transparente,  brodée  de  perles,  lui  servait  d'habil- 
lement. 

«  Où  suis-je,  et  qui  êtes-vous"?  s'écria  Mélinade  dans  l'excès  de  sa  surprise.  — 
«Vous  êtes,  répondit  le  beau  jeune  homme,  avec  le  misérable  qui  a  eu  le  bonheur 
Il  de  vous  sauver  la  vie,  et  qui  n'a  eu  pour  récompense  que  le  plaisir  de  coucher 
«sur  la  terre  humide  auprès  de  vous, tandis  que  vous  dormiez  sans  vous  embar- 
«rasser  de  son  sort.  » 

«  Mélinade,  de  plus  en  plus  étonnée,  fut  pourtant  bien  aise  de  la  métamor- 
phose du  borgne,  et  sa  reconnaissance  la  fit  remercier  les  dieux,  des  dons  qu'ils 
avaient  faits  a  Mesrour.  La  princesse  avançait  toujours  pour  voir  quelle  serait  la 
fin  de  cet  enchantement,  et  de  temps  en  temps  jetait  un  coup  d'œil  à  la  dérobée 
sur  son  conducteur,  qui,  n'étant  plus  borgne,  voyait  des  deux  yeux  les  tendres 
regards  de  Mélinade. 

«  Ils  approchent  tous  deux  d'un  palais  brillant  :  la  princesse  y  lit,  etc.  )• 


22  LE    CROCHETEUR    BORGNE. 

iAIesrour^  s'approclie  à  son  tour  pour  lire  la  même  inscrip- 
tion ;  mais  il  vit  d'autres  caractères,  et  lut  ces  mots  :  «  Frappe 
sans  crainte.  »  Il  frappa,  et  aussitôt  les  portes  s'ouvrirent  d'elles- 
mêmes  avec  un  grand  bruit.  Les  deux  amants-  entrèrent,  au 
son  de  mille  voix  et  de  mille  instruments,  dans  un  vestibule  de 
marbre  de  Paros  ;  de  là  ils  passèrent  dans  une  salle  superbe,  où 
un  festin  délicieux  les  attendait  depuis^  douze  cent  cinquante 
ans,  sans  qu'aucun  des  plats  fût  encore  refroidi*:  ils  se  mirent 
à  table,  et  furent  servis  chacun  par  mille  esclaves  de  la  plus 
grande  beauté;  le  repas  fut  entremêlé  de  concerts  et  de  danses; 
et,  quand  il  fut  fini ,  tous  les  génies  vinrent  dans  le  plus  grand 
ordre,  partagés  en  différentes  troupes,  avec  des  habits  aussi  ma- 
gnifiques que  singuliers,  prêter  serment  de  fidélité  au  maître  de 
l'anneau  ^  et  baiser  le  doigt  sacré  auquel  il  le  portait. 

Cependant  il  y  avait  à  Bagdad  un  musulman  fort  dévot  qui, 
ne  pouvant  aller  se  laver  dans  la  mosquée,  faisait  venir  l'eau  de 
la  mosquée  chez  lui,  moyennant  une  légère  rétri])ution  qu'il 
payait  au  prêtre.  Il  venait  de  faire  la  cinquième  ablution,  pour 
se  disposer  à  la  cinquième  prière  ;  et  sa  servante,  jeune  étourdie 
très-peu  dévote,  se  débarrassa  de  l'eau  sacrée  en  la  jetant  par  la 
fenêtre.  Elle  tomba  sur  un  malheureux  endormi  profondément 
au  coin  d'une  borne  qui  lui  servait  de  chevet.  Il  fut  inondé,  et 
s'éveilla.  C'était  le  pauvre  Mesrour,  qui,  revenant  de  son  séjour 
enchanté,  avait  perdu  dans  son  voyage  l'anneau  de  Salomon.  Il 
avait  quitté  ses  superbes  vêtements,  et  repris  son  sarrau  ;  son 
beau  carquois  d'or  était  changé  en  crochets  de  bois,  et  il  avait  *"', 
pour  comble  de  malheur,  laissé  un  de  ses  yeux  en  chemin.  Il  se 


\.  ((  Mesrour  lit  à  son  tour;  mais  il  y  voit  d'autres  caractères  :  «  Frappe  sans 
«  crainte.  »  disait,  l'inscription.  Il  frappa,  etc.  »  177-4. 

2.  «  I.es  doux  enchantés.  »  1774. 

3.  'I  Depuis  des  siècles,  sans,  etc.  »  t77i. 

A.  "  Les  fîènies  ont  toujours  cette  sage  précaution  dans  leurs  apprêts.  Mesi-oui 
et  Mèlinade  se  mirent  à  table,  et  furent  servis  par  mille  esclaves,  etc.  »  177't. 

5.  «  Au  maître  de  l'anneau.  » 

«  Dans  ce  même  temps,  une  servante  de  Magdad  jette  une  cuvette  par  l.i 
fenôtre:  un  maliieurcux,  profondément  endormi  au  coin  d'une  borne  (|iii  hii 
servait  de  chevet,  fut  inondé,  et  s'éveilla.  C'était,  etc.  »   1774. 

G.  <(  Kt  il  avait  perdu,  pour  comble  de  malheur,  un  de  ses  yeux  en  chemin. 
Il  se  rossouvihl  alors  de  la  quantité  de  liqueiii-  qu'il  avait  ])ue  la  veille  :  elle  avait 
assoupi  SCS  sens  et  échaufl'é  son  imaf^ination,  au  point  qu'il  avait  cru  s'être 
éveillé,  avoir  trouvé  un  anneau,  et  jouir  de  tout  le  bonheur  dont  il  conservait  le 
souvenir. 

»  11  avait  jusque-là  aimé  l'eau-de-vie  par  goût;  il  commença  à  l'aimer,  etc.  » 
1774. 


LE    CROCHETEUR    BORGNE.  23 

ressouvint  alors  qu'il  avait  bu  la  veille  une  grande  quantité 
d'eau-de-vie  qui  avait  assoupi  ses  sens  et  écliauiïé  son  imagina- 
tion. 

Il  avait  jusque-là  aimé  cette  liqueur  par  goût  :  il  commença 
à  l'aimer  par  reconnaissance,  et  il  retourna  avec  gaieté  à  son 
travail,  bien  résolu  d'en  employer  le  salaire  à  acheter  les  moyens 
de  retrouver!  sa  clière  Mélinade.  Un  autre  se  serait  désolé  d'être 
un  vilain  Lorgne,  après  avoir  eu  deux  beaux  yeux;  d'éprouver 
les  refus-  des  balayeuses  du  palais,  après  avoir  joui  des  faveurs 
d'une  princesse  plus  belle  que  les  maîtresses  du  calife,  et  d'être 
au  service  de  tous  les  bourgeois  de  Bagdad,  après  avoir  régné 
sur  tous  les  génies;  mais  Mesrour  n'avait  point  l'œil  qui  voit  le 
mauvais  côté  des  choses^. 


1.  ((  Revoir.  »  1774. 

2.  «  Les  rebuts  des  poissardes,  après  avoir  été  regardé  favorablement  par  une 
grande  princesse,  et  d'être  au  service,  etc.  »  1774. 

3.  L'édition  de  1774  est  terminée  par  cette  phrase  :  «  Combien  de  gens  seraient 
heureux,  s'ils  oubliaient  aussi  facilement  les  songes  agréables  que  la  fortune  leur 
a  fait  faire  1  » 


FIN    DL     CROCHETEUR    BORGNE. 


COSI-SÂNCTA 

L'X   PETIT   MAL  POLP.    L\    GP.AXD   BIE\ 

NOUVELLE    AFRICAINE 

(1746) 


C'est  une  maxime  faussement  établie  qu'il  n'est  pas  permis  de 
faire  un  petit  mal  dont  un  plus  grand  bien  pourrait  résulter. 
Saint  Augustin  a  été  entièrement  de  cet  avis,  comme  il  est  aisé 
de  le  voir  dans  le  récit  de  cette  petite  aventure  arrivée  dans  son 
diocèse,  sous  le  proconsulat  de  Septimus  Acindynus,  et  rapportée 
dans  le  livre  de  la  CM  de  Dieu  ^ 

Il  y  avait  à  Hippone  un  vieux  curé,  grand  inventeur  de  con- 
fréries, confesseur  de  toutes  les  jeunes  ûlles  du  quartier,  et  qui  pas- 
sait pour  un  homme  inspiré  de  Dieu  parce  qu'Use  mêlait  de  dire 
la  bonne  aventure,  métier  dont  il  se  tirait  assez  passablement. 

On  lui  amena  un  jour  une  jeune  fille  nommée  Cosi-Sancta  : 
c'était  la  plus  belle  personne  de  la  province.  Elle  avait  un  père  et 
unemère  jansénistes,  qui  l'avaient  élevée  dans  les  principes  de  la 
vertu  la  plus  rigide  ;  et  de  tous  les  amants  quelle  avait  eus,  aucun 
n'avait  pu  seulement  lui  causer,  dans  ses  oraisons,  un  moment 
de  distraction.  Elle  était  accordée  depuis  quelques  jours  à  un 
petit  vieillard  ratatiné,  nommé  Capito,  conseiller  au  présidial 
d'Hippone.  C'était  un  petit  homme  bourru  et  chagrin,  qui  ne 
manquait  pas  d'esprit,  mais  qui  était  pincé  dans  la  conversation, 
ricaneur,  et  assez  mauvais  plaisant;  jaloux  d'ailleurs  comme  un 
Vénitien,  et  qui  pour  rien  au  monde  ne  se  serait  accommodé 
d'être  l'ami  des  galants  de  sa  femme.  La  jeune  créature  faisait 
tout  ce  qu'elle  pouvait  pour  l'aimer,  parce  qu'il  devait  être  son 
mari  ;  elle  y  allait  de  la  meilleure  foi  du  monde,  et  cependant 
n'y  réussissait  guère. 

1.  Voyez  Bajie,  article  Acindym?.  [Note  de  Voltaire.) 


26  COSI-SAXCTA. 

Elle  alla  consulter  son  curé,  pour  savoir  si  son  mariage  serait 
heureux.  Le  bon  homme  lui  dit  d'un  ton  de  prophète  :  «  Ma  fille, 
ta  vertu  causera  bien  des  malheurs;  mais  tu  seras  un  jour  cano- 
nisée pour  avoir  fait  trois  infidélités  à  ton  mari,  » 

Cet  oracle  étonna  et  embarrassa  cruellement  l'innocence  de 
cette  belle  fille.  Elle  pleura  ;  elle  en  demanda  TexpUcation,  croyant 
que  ces  paroles  cachaient  quelque  sens  mystique  ;  mais  toute 
l'explication  qu'on  lui  donna  fut  que  les  trois  fois  ne  devaient 
point  s'entendre  de  trois  rendez-vous  avec  le  même  amant,  mais 
de  trois  aventures  différentes. 

Alors  Cosi-Sancta  jeta  les  hauts  cris  ;  elle  dit  même  quelques 
injures  au  curé,  et  jura  qu'elle  ne  serait  jamais  canonisée.  Elle  le 
fut  pourtant,  comme  vous  fallez  voir. 

Elle  se  maria  bientôt  après  :  la  noce  fut  très-galante  ;  elle 
soutint  assez  bien  tous  les  mauvais  discours  qu'elle  eut  à  essuyer, 
toutes  les  équivoques  fades,  toutes  les  grossièretés  assez  mal 
enveloppées  dont  on  embarrasse  ordinairement  la  pudeur  des 
jeunes  mariées^  Elle  dansa  de  fort  bonne  grâce  avec  quelques 
jeunes  gens  fort  bien  faits  et  très-jolis,  à  qui  son  mari  trouvait  le 
plus  mauvais  air  du  monde. 

Elle  se  mit  au  lit  auprès  du  petit  Capito,  avec  un  peu  de 
répugnance.  Elle  passa  une  fort  bonne  partie  de  la  nuit  à  dormir, 
et  se  réveilla  toute  rêveuse.  Son  mari  était  pourtant  moins  le 
sujet  de  sa  rêverie  qu'un  jeune  homme  nommé  Ribaldos,  qui  lui 
avait  donné  dans  la  tête  sans  qu'elle  en  sût  rien.  Ce  jeune  homme 
semblait  formé  par  les  mains  de  l'Amour  ;  il  en  avait  les  grûces, 
la  hardiesse  et  la  friponnerie  ;  il  était  un  peu  indiscret,  mais  il  ne 
l'était  qu'avec  celles  qui  le  voulaient  bien  :  c'était  la  coqueluche 
d'IIippone.  Il  avait  brouillé  toutes  les  femmes  de  la  ville  les  unes 
contre  les  autres,  et  il  l'était  avec  tous  les  maris  et  toutes  les 
mères.  11  aimait  d'ordinaire  par  étourderie,  un  peu  par  vanité; 
mais  il  aima  Cosi-Sancta  par  goût,  et  l'aima  d'autant  plus  éper- 
dument  que  la  conquête  en  était  plus  difficile. 

il  s'attacha  d'abord,  en  homme  d'esprit,  à  plaire  au  mari.  H 
lui  faisait  mille  avances,  le  louait  sur  sa  bonne  mine,  et  sur  son 
esprit  aisé  et  galant.  Il  perdait  contre  lui  de  l'argent  au  jeu,  et 
avait  tous  les  jours  quelque  confidence  de  rien  ù  lui  faire.  Cosi- 

1.  C'était  encore  l'usage  dans  la  jeunesse  de  M.  do  Voltaire,  nit'^nie  dans  la 
hoiiiii'  compagnie;  mais  ce  ton  n'est  plus  à  la  mode,  n^rcc  que,  suivant  la  remarque 
(Ir  .l.-.l.  Housscau  et  de  plusieurs  autours  pi-aves.  nous  avons  dégént'M'é  de  la  pureté 
di-  1111-  ariciiMiiics  iiKoiirs.  (K.)  —  N'oyez  encore  sur  cet  usage  la  lettre  de  Voltaire 
à  'l'Iiiniiii.  en  dair  du  .")  juin  1738. 


COSI-SAXCTA.  27 

Sancta  le  trouvait  le  plus  aimable  du  monde  ;  elle  l'aimait  déjà 
plus  qu'elle  ne  croyait  ;  elle  ne  s'en  doutait  point,  mais  son  mari 
s'en  douta  pour  elle.  Ouoiqu'il  eût  tout  l'amour-propre  qu'un 
petit  homme  peut  avoir,  il  ne  laissa  pas  de  se  douter  que  les 
visites  de  Ribaldos  n'étaient  pas  pour  lui  seul.  Il  rompit  avec  lui 
sur  quelque  mauvais  prétexte,  et  lui  défendit  sa  maison. 

Cosi-Sancta  en  fut  très-fàchée,  et  n'osa  le  dire  ;  et  Ribaldos, 
devenu  plus  amoureux  par  les  difficultés,  passa  tout  son  temps 
à  épier  les  moments  de  la  voir.  11  se  déguisa  en  moine,  en  reven- 
deuse à  la  toilette,  en  joueur  de  marionnettes  ;  mais  il  n'en  fit 
point  assez  pour  triompher  de  sa  maîtresse,  et  il  en  fit  trop  pour 
n'être  pas  reconnu  par  le  mari.  Si  Cosi-Sancta  avait  été  d'accord 
avec  son  amant,  ils  auraient  si  bien  pris  leurs  mesures  que  le 
mari  n'aurait  rien  pu  soupçonner;  mais,  comme  elle  combattait 
son  goût  et  qu'elle  n'avait  rien  à  se  reprocher,  elle  sauvait  tout, 
hors  les  apparences  ;  et  son  mari  la  croyait  très-coupable. 

Le  petit  bonhomme,  qui  était  très-colère,  et  qui  s'imaginait 
que  son  honneur  dépendait  de  la  fidélité  de  sa  femme,  l'outragea 
cruellement,  et  la  punit  de  ce  qu'on  la  trouvait  belle.  Elle  se 
trouva  dans  la  plus  horrible  situation  où  une  femme  puisse  être  : 
accusée  injustement,  et  maltraitée  par  un  mari  à  qui  elle  était 
fidèle,  et  déchirée  par  une  passion  violente  qu'elle  cherchait  à 
surmonter. 

Elle  crut  que,  si  son  amant  cessait  ses  poursuites,  son  mari 
pourrait  cesser  ses  injustices,  et  qu'elle  serait  assez  heureuse  pour 
se  guérir  d'un  amour  que  rien  ne  nourrirait  plus.  Dans  cette  vue, 
elle  se  hasarda  d'écrire  cette  lettre  à  Ribaldos  : 

«  Si  vous  avez  de  la  vertu,  cessez  de  me  rendre  malheureuse  : 
vous  m'aimez,  et  votre  amour  m'expose  aux  soupçons  et  aux 
violences  d'un  maître  que  je  me  suis  donné  pour  la  reste  de  ma 
vie.  Plût  au  ciel  que  ce  fût  encore  le  seul  risque  que  j'eusse  à 
courir!  Par  pitié  pour  moi,  cessez  vos  poursuites  ;  je  vous  en  con- 
jure par  cet  amour  même  qui  fait  votre  malheur  et  le  mien,  et 
qui  ne  peut  jamais  vous  rendre  heureux.  » 

La  pauvre  Cosi-Sancta  n'avait  pas  prévu  qu'une  lettre  si  tendre, 
quoique  si  vertueuse,  ferait  un  effet  tout  contraire  à  celui  qu'elle 
espérait.  Elle  enflamma  plus  que  jamais  le  cœur  de  son  amant, 
qui  résolut  d'exposer  sa  vie  pour  voir  sa  maîtresse. 

Capito,  qui  était  assez  sot  pour  vouloir  être  averti  de  tout,  et 
qui  avait  de  bons  espions,  fut  averti  que  Ribaldos  s'était  déguisé 
en  frère  carme  quêteur  pour  demander  la  charité  à  sa  femme. 
Il  se  crut  perdu  :  il  imagina  que  l'habit  d'un  carme  était  bien  plus 


28  COSI-SANCTA. 

dangereux  qu'un  autre  pour  l'honneur  d'un  mari.  Il  aposta  des 
gens  pour  étriller  frère  Ribaldos:il  ne  fut  que  trop  bien  servi. 
Le  jeune  homme,  en  entrant  dans  la  maison,  est  reçu  par  ces 
messieurs;  il  a  beau  crier  qu'il  est  un  très-honnête  carme,  et  qu'on 
ne  traite  point  ainsi  de  pauvres  religieux,  il  fut  assommé,  et  mou- 
rut, à  quinze  jours  de  là,  d'un  coup  qu'il  avait  reçu  sur  la  tète. 
Toutes  les  femmes  de  la  ville  le  pleurèrent.  Cosi-bancta  en  fut 
inconsolable;  Capito  même  en  fut  fâché,  mais  par  une  autre 
raison,  car  il  se  trouvait  une  très-mèchante  affaire  sur  les  bras. 

Rii)aldos  était  parent  du  proconsul  Acindynus.  Ce  Romain 
voulut  faire  une  punition  exemplaire  de  cet  assassinat,  et,  comme 
il  avait  eu  quelques  querelles  autrefois  avec  le  présidial  d'Hippone, 
il  ne  fut  pas  fâché  d'avoir  de  quoi  faire  pendre  un  conseiller;  et 
il  fut  fort  aise  que  le  sort  tombât  sur  Capito,  qui  était  bien  le  plus 
vain  et  le  plus  insupportable  petit  robin  du  pays. 

Cosi-Sancta  avait  donc  vu  assassiner  sou  amant,  et  était  près 
de  voir  pendre  son  mari  ;  et  tout  cela  pour  avoir  été  vertueuse  : 
car,  comme  je  l'ai  déjà  dit,  si  elle  avait  donné  ses  faveurs  à  Ribal- 
dos,  le  mari  en  eût  été  bien  mieux  trompé. 

Voilà  comme  la  moitié  de  la  prédiction  du  curé  fut  accomplie. 
Cosi-Sancta  se  ressouvint  alors  de  loracle,  elle  craignit  fort  d'en 
accomplir  le  reste  ;  mais,  ayant  bien  fait  réflexion  qu'on  ne  peut 
vaincre  sa  destinée,  elle  s'abandonna  à  la  Providence,  qui  la  mena 
au  but  par  les  chemins  du  monde  les  plus  honnêtes. 

Le  proconsul  Acindynus  était  un  homme  plus  débauché  que 
voluptueux,  s'amusant  très-peu  aux  préliminaires,  brutal,  fami- 
lier, vrai  héros  de  garnison,  très-craint  dans  la  province,  et  avec 
qui  toutes  les  femmes  d'Hippone  avaient  eu  affaire,  uniquement 
pour  ne  se  pas  brouiller  avec  lui. 

Il  fit  venir  chez  lui  M"""  Cosi-Sancta  :  elle  arriva  en  pleurs; 
mais  elle  n'en  avait  que  plus  de  charmes.  «  Votre  mari,  madame, 
lui  dit-il,  va  être  pendu,  et  il  ne  tient  ({u'à  vous  de  le  sauver.  — 
Je  donnerais  ma  vie  pour  la  sienne,  lui  dit  la  dame.  —  Ce  n'est 
pas  cela  qu'on  vous  demande,  répliqua  le  proconsul.  —  Et  que 
faut-il  donc  faire?  dit-elle.  —  Je  ne  veux  qu'une  de  vos  nuits, 
reprit  le  proconsul.  —  Elles  ne  m'appartiennent  pas,  dit  Cosi- 
Sancta  ;  c'est  un  bien  qui  es(  à  mon  mari.  Je  donnerai  mon  s;ing 
pour  le  sauver,  jnais  je  ne  puis  donner  mon  honneur.  —  Mais  si 
votre  mari  y  consent?  dit  le  proconsul.  —  Il  est  le  maître,  répon- 
dit la  dame  :  chacun  fait  de  son  bien  ce  qu'il  veut.  Mais  je  connais 
mon  mari,  il  n'en  fera  rien;  c'est  un  petit  homme  têtu,  tout 
propre  à  se  laisser  pendre  pitilôl   (|ue  de  permettre  qu'on  me 


COSI-SANCTA.  29 

touche  du  bout  du  doigt.  —  .Nous  allons  voir  cela,  dit  le  juge  en 
colère.  » 

Sur-le-champ  il  fait  venir  devant  lui  le  criminel  ;  il  lui  pro- 
pose ou  d'être  pendu,  ou  d'être  cocu  :  il  n'y  avait  point  à  balan- 
cer. Le  petit  bonhomme  se  fit  pourtant  tirer  l'oreille.  Il  fit  enfin 
ce  que  tout  autre  aurait  fait  à  sa  place.  Sa  femme,  par  charité, 
lui  sauva  la  vie;  et  ce  fut  la  première  des  trois  fois. 

Le  même  jour,  son  fils  tomba  malade  d'une  maladiefort  extraor- 
dinaire, inconnue  à  tous  les  médecins  d'Hippone.  Il  n'y  en  avait 
qu'un  qui  eût  des  secrets  pour  cette  maladie  ;  encore  demeurait-il 
à  Aquila,  à  quelques  lieues  d'Hippone.  Il  était  défendu  alors  à  un 
médecin  établi  dans  une  ville  d'en  sortir  pour  aller  exercer  sa  pro- 
fession dans  une  autre.  Cosi-Sancta  fut  obligée  elle-même  d'aller  à 
sa  porte  à  Aquila,  avec  un  frère  qu'elle  avait,  et  qu'elle  aimait 
tendrement.  Dans  les  chemins  elle  fut  arrêtée  par  des  brigands. 
Le  chef  de  ces  messieurs  la  trouva  très-jolie:  et,  comme  on  était 
prêt  de  tuer  son  frère,  il  s'approcha  d'elle,  et  lui  dit  que,  si  elle 
voulait  avoir  un  peu  de  complaisance,  ou  ne  tuerait  point  sou 
frère,  et  qu'il  ne  lui  en  coûterait  rien.  La  chose  était  pressante  : 
elle  venait  de  sauver  la  vie  à  son  mari,  qu'elle  n'aimait  guère  ;  elle 
allait  perdre  un  frère,  qu'elle  aimait  beaucoup;  d'ailleurs  le  dan- 
ger de  son  fils  l'alarmait  :  il  n'y  avait  pas  de  moment  à  perdre. 
Elle  se  recommanda  à  Dieu,  fit  tout  ce  qu'on  voulut  ;  et  ce  fut  la 
seconde  des  trois  fois. 

Elle  arriva  le  même  jour  à  Aquila,  et  descendit  chez  le  méde- 
cin. C'était  un  de  ces  médecins  à  la  mode  que  les  femmes  envoient 
chercher  quand  elles  ont  des  vapeurs,  ou  quand  elles  n'ont  rien 
du  tout.  11  était  le  confident  des  unes,  l'amant  des  autres  :  homme 
poli,  complaisant,  un  peu  brouillé  d'ailleurs  avec  la  Faculté,  dont 
il  avait  fait  de  fort  bonnes  plaisanteries  dans  l'occasion. 

Cosi-Sancta  lui  exposa  la  maladie  de  son  fils,  et  lui  ofl"rit  un 
gros  sesterce.  (Vous  remarquerez  qu'un  gros  sesterce  fait,  en 
monnaie  de  France,  mille  écus  et  plus.)  «  Ce  n'est  pas  de  cette 
monnaie,  madame,  que  je  prétends  être  payé,  lui  dit  le  galant 
médecin.  Je  vous  offrirais  moi-même  tout  mon  bien,  si  vous  étiez 
dans  le  goût  de  vous  faire  payer  des  cures  que  vous  pouvez  faire  : 
guérissez-moi  seulement  du  mal  que  vous  me  faites,  et  je  rendrai 
la  sauté  à  votre  fils.  » 

La  proposition  parut  extravagante  à  la  dame  ;  mais  le  destin 
l'avait  accoutumée  aux  choses  bizarres.  Le  médecin  était  un  opi- 


30  COSI-SANCTA. 

niâtre  qui  ne  voulait  point  d'autre  prix  de  son  remède.  Cosi-Sancta 
n'avait  point  de  mari  à  consulter;  et  le  moyen  de  laisser  mourir 
un  fils  qu'elle  adorait,  faute  du  plus  petit  secours  du  monde 
qu'elle  pouvait  lui  donner!  Elle  était  aussi  bonne  mère  que  bonne 
sœur.  Elle  acheta  le  remède  au  prix  qu'on  voulut  :  et  ce  fut  la 
dernière  des  trois  fois. 

Elle  revint  à  Hippone  avec  son  frère,  qui  ne  cessait  de  la 
remercier,  durant  le  chemin,  du  courage  avec  lequel  elle  lui 
avait  sauvé  la  vie. 

Ainsi  Cosi-Sancta,  pour  avoir  été  trop  sage,  fit  périr  son  amant 
et  condamner  à  mort  son  mari,  et,  pour  avoir  été  complaisante, 
conserva  les  jours  de  son  frère,  de  son  fils,  et  de  son  mari.  On 
trouva  qu'une  pareille  femme  était  fort  nécessaire  dans  une 
famille  ;  on  la  canonisa  après  sa  mort,  pour  avoir  fait  tant  de  bien 
à  ses  parents  en  se  mortifiant,  et  Ion  grava  sur  son  tombeau  : 

UN    PETIT    MAL    POUR    UN   GRAND   BIEN. 


ri.N    DE    LHISTOIUE    DE    GOSI-SANCTA. 


ZADIG 

OL 

LA    DESTINÉE 

HISTOIRE    ORIENTALE 

M  7  47) 


APPROBATION  \ 

Je  soussigné,  qui  me  suis  fait  passer  pour  savant,  et  même 
pour  homme  d'esprit,  ai  lu  ce  manuscrit,  que  j'ai  trouvé,  malgré 
moi,  curieux,  amusant,  moral,  philosophique,  digne  de  plaire  à 
ceux  mêmes  qui  haïssent  les  romans.  Ainsi  je  l'ai  décrié,  et  j'ai 
assuré  M.  le  cadi-lesquier-  que  c'est  un  ouvrage  détestable. 


EPITRE    DEDIGATOIRE 

DE    ZADIG 

A  LA  sllta:xe  sheraa^ 

PAR    SADI. 

Le  10  du  mois  de  schewal,  Tan  837  de  rhégire. 

Charme  des  prunelles,  tourment  des  cœurs,  lumière  de  l'esprit, 
je  ne  haise  point  la  poussière  de  vos  pieds,  parce  que  vous  ne 

1.  Cette  plaisanterie,  parodie  des  approbations  exigées  alors  pour  la  publication 
d'un  livre,  était  dans  l'édition  de  Zadh)  de  1748.  Elle  existait  encore  dans  l'édition 
in-4"  (tome  XVII.  publié  en  1771).  Mais  ayant  été  omise  dans  Tédition  encadi'ée 
de  1775,  elle  ne  fut  pas  reproduite  dans  les  éditions  de  Kehl.  La  première  des 
éditions  modernes  où  on  la  trouve  est  celle  de  M.  Lequien,  1823.  (B.) 

2.  Ou  cadhi-lesker,  oa  cadhi-asker,  chef  de  la  justice  chez  les  Turcs.  Ce  mot  est 
ici  pour  garde  des  sceaux. 

3.  M'"^  de  Pompadour. 


32  ÉPITRE   DÉDICATOIRE. 

marchez  guère,  ou  que  vous  marchez  sur  des  tapis  d'Iran  ou  sur 
des  roses.  Je  vous  oflre  lajradu^doQjPunJLlvre  d'un  ancien  sa^e 
qui,  ayant  le  honheur  de  n  avoir  rien  à  faire,  eut  celui  de  s'amusera 
écrire  l'histoire  de  Zadig,  ouvrage^ijdiJ_£]us^aulUjBe  sem^  dire. 
Je  vous  prie  de  le  lire  et  d'en  juger  :  car,  quoique  vous  soyez  dans 
le  printemps  de  votre  vie,  quoique  tous  les  plaisirs  vous  cherchent, 
quoique  vous  soyez  helle,  et  que  vos  talents  ajoutent  à  votre 
beauté  '  ;  quoiqu'on  vous  loue  du  soir  au  matin,  et  que  par  toutes 
ces  raisons  vous  soyez  en  droit  de  n'avoir  pas  le  sens  commun, 
cependant  vous  avez  l'esprit  très-sage  et  le  goût  très-fin,  et  je  vous 
ai  entendue  raisonner  mieux  que  de  vieux  derviches  à  longue 
barbe  et  à  bonnet  pointu.  Vous  êtes  discrète  et  vous  n'êtes  point 
défiante;  vous  êtes  douce  sans  être  faible;  vous  êtes  bienfaisante 
avec  discernement  ;  vous  aimez  vos  amis ,  et  vous  ne  vous  faites 
point  d'ennemis.  Votre  esprit  n'emprunte  jamais  ses  agréments 
des  traits  de  la  médisance  ;  vous  ne  dites  de  mal  ni  n'en  faites, 
malgré  la  prodigieuse  facilité  que  vous  y  auriez.  Enfin  votre  âme 
m'a  toujours  paru  pure  comme  votre  beauté.  Vous  avez  môme  un 
petit  fonds  de  philosophie  qui  m'a  fait  croire  que  vous  prendriez 
plus  de  goût  ({u'une  autre  à  cet  ouvrage  d'un  sage. 

Il  fut  écrit  d'abord  en  ancien  chaldéen ,  que  ni  vous  ni  moi 
n'entendons.  On  le  traduisit  en  arabe,  pour  amuser  le  célèbre 
sultan  Ouloug-beb.  C'était  du  temps  où  les  Arabes  et  les  Persans 
commençaient  à  ùcvive  ûes  31  ille  et  u)ie  Nuits,  ûes  Mille  et  un  Jours,  etc. 
Ouloug  aimait  mieux  la  lecture  de  Zadig;  mais  les  sultanes 
aimaient  mieux  les  Mille  et  un.  a  Comment  pouvez-vous  préférer, 
leur  disait  le  sage  Ouloug,  des  contes  qui  sont  sans  raison,  et  qui 
ne  signifient  rien?  —  C'est  précisément  pour  cela  que  nous  les 
aimons,  répondaient  les  sultanes.  » 

Je  me  flatte  que  vous  ne  leur  ressemblerez  pas,  et  que  vous 
serez  un  vrai  Ouloug.  J'espère  même  que,  quand  vous  serez  lasse 
des  conversations  générales,  qui  ressemblent  assez  aux  Mille  et  un, 
à  cela  près  qu'elles  sont  moins  amusantes,  je  pourrai  trouver  une 
minute  pour  avoir  l'honneur  de  vous  parler  raison.  Si  vous  aviez 
été  Thalestris  du  temps  de  Scander,  fils  de  Philippe;  si  vous  aviez 
été  la  reine  deSabéedu  temps  de  Soleimau,  c'eussent  été  ces  rois 
qui  auraient  fait  le  voyage. 

Je  prie  les  vertus  célestes  que  vos  plaisirs  soient  sans  mélange^ 
votre  beauté  durable,  et  votre  bonheur  sans  fin. 

Sadi. 

1.  Kllf  chanltiit,  jouait  la  coniôdio,  cl  gravait. 


CHAPITRE    1.  33 


CHAPITRE   I. 


LE     liOr.GNE. 


Du  temps  du  roi  Moabdar  il  y  avait  à  Babjione  un  jeune 
homme  nommé  Zadig,  né  avec  un  beau  naturel  fortifié  par  l'édu- 
cation. Quoique  riche  et  jeune,  il  savait  modérer  ses  passions; 
il  n'affectait  rien;  il  ne  voulait  point  toujours  avoir  raison,  et 
savait  respecter  la  faiblesse  des  hommes.  On  était  étonné  de 
voir  qu'avec  beaucoup  d'esprit  il  n'insultât  jamais  par  des  railleries 
à  ces  propos  si  vagues,  si  rompus,  si  tumultueux,  à  ces  médisances 
téméraires,  à  ces  décisions  ignorantes,  à  ces  turlupinades  gros- 
sières, à  ce  vain  bruit  de  paroles,  qu'on  appelait  conversation  dans 
Babylone.  Il  avait  appris,  dans  le  premier  livre  de  Zoroastre,  que 
l'amour-propre  est  un  ballon  gonflé  de  vent,  dont  il  sort  des  tem- 
pêtes quand  on  lui  a  fait  une  piqûre.  Zadig  surtout  ne  se  vantait 
pas  de  mépriser  les  femmes  et  de  les  subjuguer.  Il  était  généreux  ; 
il  ne  craignait  point  d'obliger  des  ingrats,  suivant  ce  grand  pré- 
cepte de  Zoroastre  :  Quand  tu  manges,  donne  à  manger  aux  chiens, 
dussent-ils  te  mordre.  Il  était  aussi  sage  qu'on  peut  l'être:  car  il 
cherchait  à  vivre  avec  des  sages.  Instruit  dans  les  sciences  des 
anciens  Chaldéens,  il  n'ignorait  pas  les  principes  physiques  de  la 
nature,  tels  qu'on  les  connaissait  alors,  et  savait  de  la  métaphy-) 
sique  ce  qu'on  en  a  su  dans  tous  les  âges,  c'est-à-dire  fort  peu  def 
chose.  Il  était  fermement  persuadé  que  l'année  était  de  trois  cent 
soixante  et  cinq  jours  et  un  quart,  malgré  la  nouvelle  philosophie 
de  son  temps,  et  que  le  soleil  était  au  centre  du  monde  ;  et  quand 
les  principaux  mages  lui  disaient,  avec  une  hauteur  insultante, 
qu'il  avait  de  mauvais  sentiments,  et  que  c'était  être  ennemi  de 
l'État  que  de  croire  que  le  soleil  tournait  sur  lui-même,  et  que 
l'année  avait  douze  mois,  il  se  taisait  sans  colère  et  sans  dédain, 

Zadig,  avec  de  grandes  richesses,  et  par  conséquent  avec  des 
amis,  ayant  de  la  santé,  une  figure  aimable,  un  esprit  juste  et 
modéré,  un  cœur  sincère  et  noble,  crut  qu'il  pouvait  être  heu- 
reux. Il  devait  se  marier  à  Sémire,  que  sa  beauté,  sa  naissance, 
et  sa  fortune,  rendaient  le  premier  parti  de  Babylone.  II  avait 
pour  elle  un  attachement  solide  et  vertueux,  et  Sémire  l'aimait 
avec  passion.  Ils  touchaient  au  moment  fortuné  qui  allait  les  unir, 
lorsque,  se  promenant  ensemble  vers  une  porte  de  Babylone, 
sous  les  palmiers  qui  ornaient  le  rivage  de  l'Euphrate,  ils  virent 

21.  —  Romans,  3 


34  ZADIG,    HISTOIRE    ORIENTALE. 

venir  à  eux  des  hommes  armés  de  sabres  et  de  flèches.  C'étaient 
les  satelhtes  du  jeune  Orcan,  neveu  d'un  ministre,  à  qui  les  cour- 
tisans de  son  oncle  avaient  fait  accroire  que  tout  lui  était  permis. 
Il  n'avait  aucune  des  grâces  ni  des  vertus  de  Zadig;  mais,  croyant 
valoir  beaucoup  mieux,  il  était  désespéré  de  n'être  pas  préféré. 
Cette  jalousie,  qui  ne  venait  que  de  sa  vanité,  lui  fit  penser  qu'il 
aimait  éperdument  Sémire,  Il  voulait  l'enlever.  Les  ravisseurs  la 
saisirent,  et  dans  les  emportements  de  leur  violence  ils  la  bles- 
sèrent, et  firent  couler  le  sang  d'une  personne  dont  la  vue  aurait 
attendri  les  tigres  du  mont  Imaûs,  Elle  perçait  le  ciel  de  ses 
plaintes.  Elle  s'écriait  :  «  Mon  cher  époux!  on  m'arrache  à  ce  que 
j'adore,  »  Elle  n'était  point  occupée  de  son  danger;  elle  ne  pensait 
qu'à  son  cher  Zadig.  Celui-ci,  dans  le  même  temps,  la  défendait 
avec  toute  la  force  que  donnent  la  valeur  et  l'amour.  Aidé  seu- 
lement de  deux  esclaves,  il  mit  les  ravisseurs  en  fuite,  et  ramena 
chez  elle  Sémire,  évanouie  et  sanglante,  qui  en  ouvrant  les  yeux 
vit  son  libérateur.  Elle  lui  dit  :  «  0  Zadig  !  je  vous  aimais  comme 
mon  époux;  je  vous  aime  comme  celui  à  qui  je  dois  l'hon- 
neur et  la  vie,  »  Jamais  il  n'y  eut  un  cœur  plus  pénétré  que  celui 
de  Sémire;  jamais  bouche  plus  ravissante  n'exprima  des  senti- 
ments plus  touchants  par  ces  paroles  de  feu  qu'inspirent  le  senti- 
ment du  plus  grand  des  bienfaits  et  le  transport  le  plus  tendre 
de  l'amour  le  plus  légitime.  Sa  blessure  était  légère;  elle  guérit 
bientôt, 

Zadig  était  blessé  plus  dangereusement;  un  coup  de  flèche 
reçu  près  de  l'œil  lui  avait  fait  un  plaie  profonde,  Sémire  ne 
demandait  aux  dieux  que  la  guérison  de  son  amant.  Ses  yeux 
étaient  nuit  et  jour  baignés  de  larmes  :  elle  attendait  le  moment 
où  ceux  de  Zadig  pourraient  jouir  de  ses  regards;  mais  un  abcès 
survenu  à  l'œil  blessé  fit  tout  craindre.  On  envoya  jusqu'à  Mcm- 
phis  chercher  le  grand  médecin  Hermès,  qui  vint  avec  un  nom- 
l)rcux  cortège.  Il  visita  le  malade,  et  déclara  qu'il  perdrait  l'œil  ; 
il  prédit  même  le  jour  et  l'heure  où  ce  funeste  accident  devait 
•  arriver.  «  Si  c'eût  été  l'œil  droit,  dit-il,  je  l'aurais  guéri;  mais  les 
mlaies  de  l'œil  gauche  sont  incurables.  »  Tout  Dabyloue,  en  plai- 
'gnant  la  destinée  de  Zadig,  admira  la  profondeur  de  la  science 
d'Hermès,  Doux  jours  après,  l'abcès  perça  de  lui-même:  Zadi,q:fut 
guéri  parfaitement.  Hermès  écrivit  un  livre  où  il  lui  prouva  qu'il 
n'avait  pas  dû  guérir,  Zadig  ne  le  lut  point  ;  mais,  dès  qu'il  put 
sortir,  il  se  prépara  à  rendre  visite  à  celle  qui  faisait  l'espérance 
du  bonheur  de  sa  vie,  et  pour  qui  seule  il  voulait  avoir  des  yeux. 
Sémire  était  à  la  campagne  depuis  trois  jours.  Il  apprit  en  chemin 


CHAPITRE    II.  35 

que  cette  belle  dame,  ayant  déclaré  hautement  qu'elle  avait  une 
aversion  insurmontable  pour  les  borgnes,  venait  de  se  marier 
à  Orcan  la  nuit  même.  A  cette  nouvelle  il  tomba  sans  connais- 
sance; sa  douleur  le  mit  au  bord  du  tombeau;  il  fut  longtemps 
malade,  mais  enfin  la  raison  l'emporta  sur  son  affliction  ;  et  l'atro- 
cité de  qu'il  éprouvait  servit  même  à  le  consoler. 

«  Puisque  j'ai  essuyé,  dit-il,  un  si  cruel  caprice  d'une  fille 
élevée  à  la  cour,  il  faut  que  j'épouse  une  citoyenne.  »  Il  choisit 
Azora,  la  plus  sage  et  la  mieux  née  de  la  ville  ;  il  l'épousa,  et  vécut 
un  mois  avec  elle  dans  les  douceurs  de  l'union  la  plus  tendre. 
Seulement  il  remarquait  en  elle  un  peu  de  légèreté,  et  beaucoup 
de  penchant  à  trouver  toujours  que  les  jeunes  gens  les  mieux 
faits  étaient  ceux  qui  avaient  le  plus  d'esprit  et  de  vertu. 


/- 


CHAPITRE    II'. 


•,*/-^^-**rd 


Un  jour,  Azora  revint  d'une  promenade,  tout  en  colère  et 
faisant  de  grandes  exclamations.  «  Qu'avez-vous,  lui  dit-il,  ma 
chère  épouse  ?  Qui  vous  peut  mettre  ainsi  hors  de  vous-même  ? 
—  Hélas!  dit-elle,  vous  seriez  indigné  comme  moi,  si  vous  aviez  vu 
le  spectacle  dont  je  viens  d"être  témoin.  J'ai  été  consoler  la  jeune 
veuve  Cosrou,  qui  vient  d'élever,  depuis  deux  jours,  un  tombeau 
à  son  jeune  époux  auprès  du  ruisseau  qui  borde  cette  prairie.    '  ^ 

Elle  a  promis  aux  dieux,  dans  sa-  douleur,  de  demeurer  auprès  ,  -^.jlô,^ 
de  ce  tombeau  tant  que  l'eau  de  ce  ruisseau  coulerait  auprès,  —  ^'^^^^  <^ 
Eh  bien  !  dit  Zadig,  voilà  une  femme  estimable  qui  aimait  vérita- 
blement son  mari  !  —  Ah!  reprit  Azora,  si  vous  saviez  à  quoi  elle 
s'occupait  quand  je  lui  ai  rendu  visite  !  —  A  quoi  donc,  belle 
.Vzora  ?  —  Elle  faisait  détourner  le  ruisseau.  »  Azora  se  répandit 
en  des  invectives  si  longues,  éclata  en  reproches  si  violents  contre 
la  jeune  veuve,  que  ce  faste  de  vertu  ne  plut  pas  à  Zadig. 

Il  avait  un  ami,  nommé  Cador,  qui  était  un  de  ces  jeunes 
gens  à  qui  sa  femme  trouvait  plus  de  probité  et  de  mérite  qu'aux 
autres  :  il  le  mit  dans  sa  confidence,  et  s'assura,  autant  qu'il  le 
pouvait,  de  sa  fidélité  par  un  présent  considérable.  Azora,  ayant 

1.  Ce  chapitre  est  imité  d'un  conte  chinois,  que  Durand  a  réimprimé,  en  1803, 
sous  le  titre  de  la  Matrone  chinoise,  à  la  suite  de  sa  traduction  de  la  Satire  de 
Pétrone,  et  que  Duhalde  avait  déjà  imprimé  dans  le  tome  III  de  sa  Description 
de  la  Chine.  (B.)  —  Voyez  aussi  Contes  diinois,  traduits  et  publiés  par  Abel 
Remusat,  Paris,  18^27,  tome  III  :  la  Matrone  du  pays  de  Soung. 


36  ZADIG,    HISTOIRE   ORIENTALE. 

passé  deux  jours  chez  une  de  ses  amies  à  la  campagne,  revint  le 
troisième  jour  à  la  maison.  Des  domestiques  en  pleurs  lui  annon- 
cèrent que  son  mari  était  mort  subitement,  la  nuit  même,  qu'on 
n'avait  pas  osé  lui  porter  cette  funeste  nouvelle,  et  qu'on  venait 
d'ensevelir  Zadig  dans  le  tombeau  de  ses  pères,  au  bout  du  jardin. 
Elle  pleura,  s'arracha  les  cheveux,  et  jura  de  mourir.  Le  soir, 
Cador  lui  demanda  la  permission  de  lui  parler,  et  ils  pleurèrent 
tous  deux.  Le  lendemain  ils  pleurèrent  moins,  et  dînèrent  en- 
semble. Cador  lui  confia  que  son  ami  lui  avait  laissé  la  plus 
grande  partie  de  son  bien,  et  lui  fit  entendre  qu'il  mettrait  son 
bonheur  à  partager  sa  fortune  avec  elle.  La  dame  pleura,  se 
fâcha,  s'adoucit;  le  souper  fut  plus  long  que  le  dîner;  on  se  parla 
avec  plus  de  confiance.  Azora  fit  l'éloge  du  défunt;  mais  elle 
avoua  qu'il  avait  des  défauts  dont  Cador  était  exempt. 

Au  milieu  du  souper,  Cador  se  plaignit  d'un  mal  de  rate  vio- 
lent; la  dame,  inquiète  et  empressée,  fit  apporter  toutes  les 
essences  dont  elle  se  parfumait  pour  essayer  s'il  n'y  en  avait  pas 
quelqu'une  qui  fût  bonne  pour  le  mal  de  rate  ;  elle  regretta  beau- 
coup que  le  grand  Hermès  ne  fût  pas  encore  à  Babylone  ;  elle 
daigna  même  toucher  le  côté  où  Cador  sentait  de  si  v^ves  dou- 
leurs, u  Étes-vous  sujet  à  cette  cruelle  maladie?  lui  dit-elle  avec 
compassion.  —  Elle  me  met  quelquefois  au  bord  du  tombeau, 
lui  répondit  Cador,  et  il  n'y  a  qu'un  seul  remède  qui  puisse  me 
soulager  :  c'est  de  m'appliquer  sur  le  côté  le  nez  d'un  homme  qui 
soit  mort  la  veille.  —  Voilà  un  étrange  remède,  dit  Azora,  —  Pas 
plus  étrange,  répondit-il,  que  les  sachets  du  sieur  Arnoult^  contre 
l'apoplexie.  »  Cette  raison,  jointe  à  l'extrême  mérite  du  jeune 
homme,  détermina  enfin  la  dame,  «  Après  tout,  dit-elle,  quand 
mon  mari  passera  du  monde  d'hier  dans  le  monde  du  lendemain 
sur  le  pont  Tchinavar,  l'ange  Asrael  lui  accordera-t-il  moins  le 
passage  parce  que  son  nez  sera  un  peu  moins  long  dans  la 
seconde  vie  que  dans  la  première?  »  Elle  prit  donc  un  rasoir; 
elle  alla  au  tombeau  de  son  époux,  l'arrosa  de  ses  larmes,  et  s'ap- 
procha pour  couper  le  nez  à  Zadig,  qu'elle  trouva  tout  étendu 
daus  la  tombe.  Zadig  se  relève  en  tenant  son  nez  d'une  main,  et 
arrêtant  le  rasoir  de  l'autre.  «  Madame,  lui  dit-il,  ne  criez  plus 
tant  contre  la  jeune  Cosrou  ;  le  projet  de  me  couper  le  nez  vaut 
bien  celui  de  détourner  un  ruisseau.  » 

1.  Il  y  avait  dans  ce  temps  un  Babylonien,  nommù  Anioult,  qui  guérissait  et 
prévenait  toutes  les  apoplexies,  dans  les  gazettes,  avec  un  sachet  pendu  au  cou. 
(Note  de  Voltaire.)  —  Cette  note  est  de  1748;  on  y  lit,  ainsi  qiu^  dans  le  texte. 
Arnou.  Mais  l'édition  de  1747,  sous  le  titre  de  Memnuti,  lioai  BeucUol  a  parlé;  dans 


CHAPITRE    m.  37 


CHAPITRE    III. 


LE      CHIF.X      ET      LE      CHEVAL 


Zadig  éprouva  que  le  premier  mois  du  mariage,  comme  il  est 
écrit  dans  le  livre  du  Zend,  est  la  lune  du  miel,  et  que  le  second 
est  la  lune  de  l'absinthe.  Il  fut  quelque  temps  après  obligé  de 
répudier  .Vzora,  qui  était  devenue  trop  difficile  à  vivre,  et  il  chercha 
soE^^bonheur  dans  l'étude  de  la  nature.  «  Rien  n'est  plus  heureux, 
disait-il,  qu'un  philosophe  qui  lit  dans  ce  grand  livre  que  Dieu  a 
mis  sous  nos  yeux.  Les  vérités  qu'il  découvre  sont  à  lui  :  il  nourrit 
et  il  élève  son  âme,  il  vit  tranquille  ;  il  ne  craint  rien  des  hommes, 
et  sa  tendre  épouse  ne  vient  point  lui  couper  le  nez,  » 

Plein  de  ces  idées,  il  se  retira  dans  une  maison  de  campagne 
sur  les  bords  de  l'Euphrate.  Là  il  ne  s'occupait  pas  à  calculer 
combien  de  pouces  d'eau  coulaient  en  une  seconde  sous  les 
arches  d'un  pont,  ou  s'il  tombait  une  ligne  cube  de  pluie  dans 
le  mois  de  la  souris  plus  que  dans  le  mois  du  mouton.  Il  n'imagi- 
nait point  de  faire  de  la  soie  avec  des  toiles jl'araignée,  ni  de  la 
porcelaine  avec  des  bouteilles  cassées',  mais  il  étudia  surtout  les 
propriétés  des  animaux  et  des  plantes,  et  il  acquit  bientôt  une 
sagacité  qui  lui  découvrait  mille  différences  où  les  autres  hommes 
ne  voient  rien  que  d'uniforme. 

-Un  jour,  se  promenant  auprès  d'un  petit  bois,  il  vit  accourir 
à  lui  un  eunuque  de  la  reine,  suivi  de  plusieurs  officiers  qui 
paraissaient  dans  la  plus  grande  inquiétude,  et  qui  couraient  çà 
et  là  comme  des  hommes  égarés  qui  cherchent  ce  qu'ils  ont 
perdu  de  plus  précieux,  «  Jeune  homme,  lui  dit  le  premier 
eunuque,  n'avez-vous  point  vu  le  chien  de  la  reine  ?  »  Zadig 
répondit  modestement  :  «  C'est  une  chienne,  et  non  pas  un 
chien,  —  Vous  avez  raison,  reprit  le  premier  eunuque.  —  C'est 

son  Avertissement  en  tête  de  ce  volume,  porte  Arnoult,  qui  est  le  véritable  nom; 
voyez  tome  XVII,  page  121. 

1,  Voltaire  se  moque  ici  des  sujets  traités  dans  les  Mémoires  de  l'Académie 
des  sciences,  qui  avait  refusé  de  l'admettre  dans  son  sein.  Il  semble  prendre  sur- 
tout à  partie  Réaumur  pour  son  rapport  sur  la  soie  des  araignées,  imaginée  par  le 
président  Bon,  et  pour  sa  découverte  du  verre  blanc  opaque,  dit  porcelaine  de 
Réaumur.  (G.  A.) 

2.  V Année  littéraire,  1767,  I,  145  et  suivantes,  reproche  à  Voltaire  d'avoir  pris 
l'idée  de  ce  chapitre  au  chevalier  de  Mailly,  auteur  anonyme  de  :  le  Voyage  et  les 
Aventures  des  trois  princes  de  Sarendip,  traduits  du  persan,  1719  (ei  non  1716), 
in-12. 


38  ZADIG,    HISTOIRE    ORIENTALE. 

uue  épagneule  très-petite,  ajouta  Zadig  ;elle  a  fait  depuis  peu  des 
chiens  ;  elle  boite  du  pied  gauche  de  devant,  et  elle  a  les  oreilles 
très-longues.  —  Vous  l'avez  donc  vue?  dit  le  premier  eunuque 
tout  essoufflé.  —  Non,  répondit  Zadig,  je  ne  l'ai  jamais  vue,  et  je 
n'ai  jamais  su  si  la  reine  avait  une  chienne.  » 

Précisément  dans  le  même  temps,  par  une  bizarrerie  ordi- 
naire de  la  fortune,  le  plus  beau  cheval  de  l'écurie  du  roi  s'était 
échappé  des  mains  d'un  palefrenier  dans  les  plaines  de  Babylone. 
Le  grand  veneur  et  tous  les  autres  officiers  couraient  après  lui 
avec  autant  d'inquiétude  que  le  premier  eunuque  après  la  chienne. 
Le  grand  veneur  s'adressa  à  Zadig,  et  lui  demanda  s'il  n'avait 
point  vu  passer  le  cheval  du  roi.  «  C'est,  répondit  Zadig,  le  cheval 
qui  galope  le  mieux  ;  il  a  cinq  pieds  de  haut,  le  sabot  fort  petit  ;  il 
porte  une  queue  de  trois  pieds  et  demi  de  long  ;  les  bossettes  de 
son  niors  sont  d'or  à  vingt-trois  carats  ;  ses  fers  sont  d'argent  à 
onze  deniers.  —  Quel  chemin  a-t-il  pris?  Où  est-il?  demanda  le 
grand  veneur.  —Je  ne  l'ai  point  vu,  répondit  Zadig,  et  je  n'en  ai 
jamais  entendu  parler.  » 

Le  grand  veneur  et  le  premier  eunuque  ne  doutèrent  pas  que 
Zadig  n'eût  volé  le  cheval  du  roi  et  la  chienne  de  la  reine  ;  ils  le 
firent  conduire  devant  l'assemblée  du  grand  Desterham,  qui  le 
condamna  au  knout,  et  à  passer  le  reste  de  ses  jours  en  Sibérie. 
A  peine  le  jugement  fut-il  rendu  qu'on  retrouva  le  cheval  et  la 
chienne.  Les  juges  furent  dans  la  douloureuse  nécessité  de  réfor- 
mer leur  arrêt  ;  mais  ils  condamnèrent  Zadig  à  payer  quatre  cents 
onces  d'or  pour  avoir  dit  qu'il  n'avait  point  vu  ce  qu'il  avait  vu. 
Il  fallut  d'abord  payer  cette  amende  ;  après  quoi  il  fut  permis  à 
Zadig  de  plaider  sa  cause  [au  conseil  du  grand  desterham;  il 
parla  en  ces  termes  : 

3^  «  Étoiles  de  justice,  abîmes  de  science,  miroirs  de  vérité,  qui 
avez  la  pesanteur  du  plomb,  la  dureté  du  fer,  l'éclat  du  diamant, 
et  beaucoup  d'affinité  avec  l'or,  puisqu'il  m'est  permis  de  parler 
devant  cette  auguste  assemblée,  je  vous  jure  par  Orosmadc  que  je 
n'ai  jamais  vu  la  chienne  respectable  de  la  reine,  ni  le  cheval  sacré 
du  roi  des  rois.  Voici  ce  qui  m'est  arrivé  :  je  me  promenais  vers 
le  petit  bois  où  j'ai  rencontré  depuis  le  vénérable  eunuque  et  le 
très-illustre  grand  veneur.  J'ai  vu  sur  le  sable  les  traces  d'un 
animal,  et  j'ai  jugé  aisément  que  c'étaient  celles  d'un  petit  chien. 
Des  sillons  légers  et  longs,  imprimés  sur  de  petites  éminences  de 
sable  entre  les  traces  des  pattes,  m'ont  fait  connaître  que  c'était 
une  chienne  dont  les  mamelles  étaient  pendantes,  et  qu'ainsi  elle 
avait  fait  des  petits  il  y  a  peu  de  jours.  D'autres  traces  en  un  sens 


CIIAl'ITRK    III.  39 

différent,  qui  paraissaient  toujours  avoir  rasé  la  surface  du  sable 
à  côté  des  pattes  de  devant,  m'ont  appris  qu'elle  avait  les  oreilles 
très-longues  ;  et  comme  j  ai  remarqué  que  le  sable  était  toujours 
moins  creusé  par  une  patte  que  par  les  trois  autres,  j'ai  compris 
que  la  chienne  de  notre  auguste  reine  était  un  peu  boiteuse,  .~ 
si  je  l'ose  dire. 

«  A  l'égard  du  cheval  du  roi  des  rois,  vous  saurez  que,  me 
promenant  dans  les  routes  de  ce  bois,  j'ai  aperçu  les  marques  des 
fers  d'un  cheval  ;  elles  étaient  toutes  à  égales  distances.  Voilà, 
ai-je  dit,  un  cheval  qui  a  un  galop  parfait.  La  poussière  des  ic> 
arbres,  dans  une  route  étroite  qui  n"a  que  sept  pieds  de  large,  était 
un  peu  enlevée  à  droite  et  à  gauche,  à  trois  pieds  et  demi  du  miheu 
de  la  route.  Ce  cheval,  ai-je  dit,  a  une  queue  de  trois  pieds  et  demi, 
qui,  par  ses  mouvements  de  droite  et  de  gauche,  a  balayé  cette 
poussière.  J'ai  vu  sous  les  arbres,  qui  formaient  un  berceau  de  cinq  '  ^ 
pieds  de  haut,  les  feuilles  des  branches  nouvellement  tombées  ; 
et  j'ai  connu  que  ce  cheval  y  avait  touché,  et  quainsi  il  avait  cinq 
pieds  de  haut.  Quant  à  son  mors,  il  doit  être  d'or  à  vingt-trois 
carats  :  car  il  en  a  frotté  les  bossettes  contre  une  pierre  que  j'ai 
reconnue  être  une  pierre  de  touche,  et  dont  j'ai  fait  l'essai.  J'ai  '^  '' 
jugé  enfin,  par  les  marques  que  ses  fers  ont  laissées  sur  des  cail- 
loux d'une  autre  espèce,  qu'il  était  ferré  d'argent  à  onze  deniers 
de  fin.  » 

Tous  les  juges  admirèrent  le  profond  et  subtil  discernement 
de  Zadig;  la  nouvelle  en  vint  jusqu'au  roi  et  la  reine.  On  ne  parlait 
que  de  Zadig  dans  les  antichambres,  dans  la  chambre,  et  dans  le 
cabinet  ;  et  quoique  plusieurs  mages  opinassent  qu'on  devait  le 
brûler  comme  sorcier,  le  roi  ordonna  qu'on  lui  rendit  l'amende 
de  quatre  cents  onces  d'or  à  laquelle  il  avait  été  condamné.  Le  gref- 
fier, les  huissiers,  les  procureurs,  vinrent  chez  lui  en  grand  appareil 
lui  apporter  ses  quatre  cents  onces  ;  ils  en  retinrent  seulement  trois  | 
cent  quatre-vingt-dix-huit  pour  les  frais  de  justice,  et  leurs  valets 
demandèrent  des  honoraires.  ^^ 

Zadig  vit  combien  il  était  dangereux  quelquefois  d'être  trop) 
savant,  et  se  promit  bien,  à  la  première  occasion,  de  ne  point  dire! 
ce  qu'il  avait  vu.  ' 

Cette  occasion  se  trouva  bientôt.  Un  prisonnier  d'État  s'échappa; 
il  passa  sous  les  fenêtres  de  sa  maison.  On  interrogea  Zadig,  il  ne 
répondit  rien  ;  mais  on  lui  prouva  qu'il  avait  regardé  par  la 
fenêtre.  Il  fut  condamné  pour  ce  crime  à  cinq  cents  onces  d'or,  ^  ^ 
et  il  remercia  ses  juges  de  leur  indulgence,  selon  la  coutume  de 
Babylone. 


40  ZADIG,    HISTOIRE    ORIENTALE. 

«  Grand  Dieu!  dit-il  en  lui-même,  qu'on  est  à  plaindre  quand 
on  se  promène  dans  un  bois  où  la  chienne  de  la  reine  et  le  cheval 
du  roi  ont  passé!  qu'il  est  dangereux  de  se  mettre  à  la  fenêtre  ! 
et  qu'il  est  difficile  d'être  heureux  dans  cette  vie  !  » 


CHAPITRE    IV. 

l'envie  ux. 

Zadig-  voulut  se  consoler,  par  la  philosophie  et  par  l'amitié, 
des  maux  que  lui  avait  faits  la  fortune.  Il  avait,  dans  un  faubourg 
de  Babylone,  une  maison  ornée  avec  goût,  où  il  rassemblait  tous 
les  arts  et  tous  les  plaisirs  dignes  d'un  honnête  homme.  Le  matin, 
sa  bibliothèque  était  ouverte  à  tous  les  savants  ;  le  soir,  sa  table 
l'était  à  la  bonne  compagnie  ;  mais  il  connut  bientôt  combien 
les  savants  sont  dangereux;  il  s'éleva  une  grande  dispute  sur  une 
loi  de  Zoroastre,  qui  défendait  de  manger  du  griffon,  u  Gomment 
défendre  le  griffon,  disaient  les  uns,  si  cet  animal  n'existe  pas? 
—  Il  faut  bien  qu'il  existe,  disaient  les  autres,  puisque  Zoroastre 
ne  veut  pas  qu'on  en  mange.  »  Zadig  voulut  les  accorder,  en  leur 
disant  :  u  S'il  y  a  des  griffons,  n'en  mangeons  point;  s'il  n'y  en  a 
point,  nous  en  mangerons  encore  moins;  et  par  là  nous  obéirons 
tous  à  Zoroastre.  » 

Un  savant,  qui  avait  composé  treize  volumes  sur  les  propriétés 
du  griffon,  et  qui  de  plus  était  grand  théurgite,  se  hâta  d'aller 
accuser  Zadig  devant  un  archimage  nommé  YéborS  le  plus  sot 
des  Glialdéens,  et  partant  le  plus  fanatique.  Cet  homme  aurait 
fait  empaler  Zadig  pour  la  plus  grande  gloire  du  soleil,  et  en 
aurait  récité  le  bréviaire  de  Zoroastre  d'un  ton  plus  satisfait. 
L'ami  Gador  ( un  ami  vaut  jnieux  que  cent  prêtres)  alla  trouver 
le  vieux  Yél)or,  et  lui  dit  : 

«  Vivent  le  soleil  et  les  griffons!  gardez-vous  bien  de  punir 
Zadig  :  c'est  un  saint  ;  il  a  des  griffons  dans  sa  basse-cour,  et  il 
n'en  mange  point;  et  son  accusateur  est  un  hérétique  qui  ose 


1.  Anagramme  de  Boycr,  théatin,  confesseur  do  dévotes  titrées,  évéque  par  leurs 
intrigues,  qui  n'avaient  pu  réussir  à  le  faire  supérieur  de  son  couvent;  puis  pré- 
cepteur du  dauphin,  et  enfin  ministre  de  la  feuille,  par  le  conseil  du  cardinal  de 
Fleury,  qui,  comme  tous  l(;s  hommes  médiocres,  aimait  à  faire  donner  les  places 
à  des  hommes  incapahles  de  les  rem])lir,  mais  aussi  incapahles  de  se  rendre  dan- 
gereux. Ce  Boyer  était  un  fanatique  imbécile  qui  persécuta  M.  de  Voltaire  dans 
plus  d'une  occasion.  (K.) 


CHAPITRE    IV.  41 

soutenir  que  les  lapins  ont  le  pied  fendu,  et  ne  sont  point  im- 
mondes. —  Eh  bien  I  dit  Vébor  en  branlant  sa  tète  chauve,  il  faut 
empaler  Zadig  pour  avoir  mal  pensé  des  griffons,  et  l'autre  pour 
avoir  mal  parlé  des  lapins.  »  Cador  apaisa  l'affaire  par  le  moyeu 
d'une  fille  d'honneur  à  laquelle  il  avait  fait  un  enfant,  et  qui 
avait  beaucoup  de  crédit  dans  le  collège  des  mages.  Personne  ne 
fut  empalé  ;  de  quoi  plusieurs  docteurs  murmurèrent,  et  en  pré- 
sagèrent la  décadence  de  Babylone.  Zadig  s'écria  :  «  A  quoi  tient 
le  bonheur  !  Tout  me  persécute  dans  ce  monde,  jusqu'aux  êtres 
qui  n'existent  pas.  »  Il  maudit  les  savants,  et  ne  voulut  plus  vivre  ,  .. 
qu'en  bonne  compagnie. 

Il  rassemblait  chez  lui  les  plus  honnêtes  gens  de  Babylone,  et  les 
dames  les  plus  aimables;  il  donnait  des  soupers  délicats,  souvent 
précédés  de  concerts,  et  animés  par  des  conversations  charmantes 
dont  il  avait  su  bannir  l'empressement  de  montrer  de  l'esprit, 
qui  est  la  plus  sûre  manière  de  n'en  point  avoir,  et  de  gâter  la 
société  la  plus  brillante.  Ni  le  choix  de  ses  amis,  ni  celui  des  mets, 
n'étaient  faits  par  la  vanité  :  car  en  tout  il  préférait  l'être  au 
paraître,  et  par  là  il  s'attirait  la  considération  véritable  à  laquelle 
il  ne  prétendait  pas.  ^^^ 

Vis-à-vis  sa  maison  demeurait  Arimaze,  personnage  dont  la 
méchante  âme  était  peinte  sur  sa  grossière  physionomie.  Il  était 
rongé  de  fiel  et  bouffi  d'orgueil,  et  pour  comble,  c'était  un  bel 
esprit  ennuyeux.  N'ayant  jamais  pu  réussir  dans  le  monde,  il  se 
vengeait  par  en  médire  K  Tout  riche  qu'il  était,  il  avait  de  la  peine 
à  rassembler  chez  lui  des  flatteurs.  Le  bruit  des  chars  qui  entraient 
le  soir  chez  Zadig  f  importunait,  le  bruit  de  ses  louanges  l'irritait 
davantage.  Il  allait  quelquefois  chez  Zadig,  et  se  mettait  à  table 
sans  être  prié  :  il  y  corrompait  toute  la  joie  de  la  société,  comme 
on  dit  que  les  harpies  infectent  les  viandes  qu'elles  touchent.  Il 
lui  arriva  un  jour  de  vouloir  donner  une  fête  à  une  dame  qui, 
au  lieu  de  la  recevoir,  alla  souper  chez  Zadig.  Un  autre  jour, 
causant  avec  lui  dans  le  palais,  ils  abordèrent  un  ministre  qui 
pria  Zadig  à  souper,  et  ne  pria  point  Arimaze.  Les  plus  impla- 
cables haines  n'ont  pas  souvent  des  fondements  plus  importants. 
Cet  homme,  qu'on  appelait  VEnvieux  dans  Babylone,  voulut  perdre 
Zadig  parce  qu'on  l'appelait  VHeureux.  L'occasion  de  faire  du  mal 
se  trouve  cent  fois  par  jour,  et  celle  de  faire  du  bien,  une  fois 
dans  l'année,  comme  dit  Zoroastre. 

L'Envieux  alla  chez  Zadig,  qui  se  promenait  dans  ses  jardins    -'  ^ 

1.  Imitation  d'une  phrase  de  Montaigne,  citée  page  430  du  tome  XMI. 


42        .  ZADIG,    HISTOIRE    ORIENTALE. 

avec  deux  amis  et  une  dame  à  laquelle  il  disait  souvent  des  choses 
galantes,  sans  autre  intention  que  celle  de  les  dire.  La  conver- 
sation roulait  sur  une  guerre  que  le  roi  venait  de  terminer  heu- 
reusement contre  le  prince  d'Hyrcanie,  son  vassal.  Zadig,  qui 

C  avait  signalé  son  courage  dans  cette  courte  guerre,  louait  beau- 
coup le  roi,  et  encore  plus  la  dame.  Il  prit  ses  tablettes,  et  écrivit 
quatre  vers  qu'il  fit  sur-le-champ,  et  qu'il  donna  à  lire  à  cette 
belle  personne. 

Ses  amis  le  prièrent  de  leur  en  faire  part  :  la  modestie,  ou 

'^  plutôt  un  amour-propre  bien  entendu,  l'en  empêcha.  Il  savait  que 
des  vers  impromptus  ne  sont  jamais  bons  que  pour  celle  en  l'hon- 
neur de  qui  ils  sont  faits  :  il  brisa  en  deux  la  feuille  des  tablettes 
sur  laquelle  il  venait  d'écrire,  et  jeta  les  deux  moitiés  dans  un 
buisson  de  roses,  où  on  les  chercha  inutilement.  Une  petite  pluie 

I  ^survint;on  regagna  la  maison.  L'Envieux,  qui  resta  danslejardin, 
chercha  tant,  qu'il  trouva  un  morceau  delà  feuille.  Elle  avait  été 
tellement  rompue  que  chaque  moitié  de  vers  qui  remplissait  la 
ligne  faisait  un  sens,  et  même  un  vers  d'une  plus  petite  mesure; 
mais,  par  un  hasard  encore  plus  étrange,  ces  petits  vers  se  trou- 
.-■^  valent  former  un  sens  qui  contenait  les  injures  les  plus  hor- 
ribles contre  le  roi;  on  y  lisait  : 

Par  les  plus  grands  forfaits 
Sur  le  trône  affermi, 
Dans  la  publique  paix 
1  r   C'est  le  seul  ennemi. 

L'Envieux  Mt  heureux  pour  la  première  fois  de  sa  vie.  Il  avait 
entre  les  mains  de  quoi  perdre  un  homme  vertueux  et  aimable. 
Plein  de  cette  cruelle  joie,  il  fit  parvenir  jusqu'au  roi  cette  satire 
écrite  de  la  main  de  Zadig  :  on  le  fit  mettre  en  prison,  lui,  ses 
3"-'deux  amis,  et  la  dame.  Son  procès  lui  fut  bientôt  fait,  sansqu'QU 
daignât  l'entendre.  Lorsqu'il  vint  recevoir  sa  sentence,  l'Envieux 
se  trouva  sur  son  passage,  et  lui  dit  tout  haut  que  ses  vers  ne 
valaient  rien.  Zadig  ne  se  piquait  pas  d'être  bon  poète;  mais  il 
était  au  désespoir  d'être  condamné  comme  criminel  de  lèse-ma- 
'X,h  jesté,  et  de  voir  qu'on  retînt  en  prison  une  belle  dame  et  deux 
amis  pour  un  crime  qu'il  n'avait  pas  fait.  On  ne  lui  permit  pas 
de  parler,  parce  que  ses  tablettes  parlaient  :  telle  était  la  loi  de 
Babylone. 

On  le  fit  donc  aller  au  supplice  à  travers  une  foule  de  curieux 
dont  aucun  n'osait  le  plaindre,  et  qui  se  précipitaient  pour 
examiner  son  visage  et  pour  voir  s'il  mourrait  avec  bonne  grâce. 


CHAPITRE    V.  43 

Ses  parents  seulement  étaient  affligés,  car  ils  n'iiéritaicnt  pas. 
Les  trois  quarts  de  son  bien  étaient  confisqués  au  profit  du 
roi,  et  l'autre  quart  au  profit  de  l'Envieux. 

Dans  le  temps  qu'il  se  préparait  à  la  mort,  le  perroquet  du    ^ 
roi  s'envola  de  son  balcon,  et  s'abattit  dans  le  jardin  de  Zadig  ^ 
sur  un  buisson  de  roses.  Une  pêche  y  avait  été  portée  d'un  arbre 
voisin  par  le  vent;  elle  était  tombée  sur  un  morceau  de  tablettes 
à  écrire  auquel  elle  s'était  collée.  L'oiseau  enleva  la  pêche  et  la 
tablette,  et  les  porta  sur  les  genoux  du  monarque.  Le  prince,  cu- 
rieux, y  lut  des  mots  qui  ne  formaient  aucun  sens,  et  qui  parais-    - 
saient  des  fins  de  vers.  Il  aimait  la  poésie,  et  il  y  a  toujours  de  la 
ressource  avec  les  princes  qui  aiment  les  vers  :  l'aventure  de  son 
perroquet  le  fit  rêver.  La  reine,  qui  se  souvenait  de  ce  qui  avait 
été  écrit  sur  une  pièce  de  la  tablette  de  Zadig,  se  la  fit  apporter. 

On  confronta  les  deux  morceaux,  qui  s'ajustaient  ensemble 
parfaitement;  on  lut  alors  les  vers  tels  que  Zadig  les  avait  faits  : 

Par  les  plus  grands  forfaits  j"ai  vu  troubler  la  terre. 

Sur  le  trône  affermi  le  roi  sait  tout  dompter. 

Dans  la  publique  pais  l'amour  seul  fait  la  guerre  : 

C'est  le  seul  ennemi  qui  soit  à  redouter.  V  O 

Le  roi  ordonna  aussitôt  qu'on  fît  venir  Zadig  devant  lui,  et 
qu'on  fît  sortir  de  prison  ses  deux  amis  et  la  belle  dame.  Zadig 
se  jeta  le  visage  contre  terre,  aux  pieds  du  roi  et  de  la  reine  :  il 
leur  demanda  très-humblement  pardon  d'avoir  fait  de  mauvais  ,,-^ 
vers;  il  parla  avec  tant  de  grâce,  d'esprit,  et  de  raison,  que  le  •' 
roi  et  la  reine  voulurent  le  revoir.  Il  revint,  et  plut  encore  da- 
vantage. On  lui  donna  tous  les  biens  de  l'Envieux,  qui  l'avait 
injustement  accusé  :  mais  Zadig  les  rendit  tous,  et  l'Envieux  ne 
fut  touché  que  du  plaisir  de  ne  pas  perdre  son  bien.  L'estime  du 
roi  s'accrut  de  jour  en  jour  pour  Zadig.  Il  le  mettait  de  tous  ses 
plaisirs,  et  le  consultait  dans  toutes  ses  alïaires.  La  reine  le  regarda 
dès  lors  avec  une  complaisance  qui  pouvait  devenir  dangereuse 
pour  elle,  pour  le  roi  son  auguste  époux,  pour  Zadig,  et  pour  le 
royaume.  Zadig  commençait  à  croire  qu'il  n'est  pas  si  difficile 
d'être  heureux. 

CHAPITRE    V. 

LES     GÉNÉREUX. 

Le  temps  arriva  où  l'on  célébrait  une  grande  fête  qui  revenait 
tous  les  cinq  ans.  C'était  la  coutume  à  Babylone  de  déclarer 


44  ZADIG,    HISTOIRE    ORIENTALE. 

solennellement,  au  bout  de  cinq  années,  celui  des  citoyens  qui 
avait  fait  Faction  la  plus  généreuse.  Les  grands  et  les  mages 
étaient  les  juges.  Le  premier  satrape,  chargé  du  soin  de  ville, 
exposait  les  plus  belles  actions  qui  s'étaient  passées  sous  son  gou- 
vernement. On  allait  aux  voix-.ie  roi  prononçait  le  jugement. 
On  venait  à  cette  solennité  des  extrémités  de  la  terre.  Le  vain- 
queur recevait  des  mains  du  monarque  une  coupe  d'or  garnie  de 
pierreries,  et  le  roi  lui  disait  ces  paroles  :  «  Recevez  ce  prix  de 
la  générosité,  et  puissent  les  dieux  me  donner  beaucoup  de  sujets 
!    qui  vous  ressemblent  !  » 

Ce  jour  mémorable  venu,  le  roi  parut  sur  son  trône,  envi- 
ronné des  grands,  des  mages,  et  des  députés  de  toutes  les  nations, 
qui  venaient  à  ces  jeux  où  la  gloire  s'acquérait,  non  par  la  légè- 
reté des  chevaux,  non  par  la  force  du  corps,  mais  par  la  vertu. 
Le  premier  satrape  rapporta  à  haute  voix  les  actions  qui  pou- 
vaient mériter  à  leurs  auteurs  ce  prix  inestimable.  Il  ne  parla 
point  de  la  grandeur  d'âme  avec  laquelle  Zadig  avait  rendu  à 
l'Envieux  toute  sa  fortune  :  ce  n'était  pas  une  action  qui  méritât 
de  disputer  le  prix. 
IC  II  présenta  d'abord  un  juge  qui,  ayant  fait  perdre  un  procès 
considérable  à  un  citoyen,  par  une  méj^rise  dont  il  n'était  pas 
même  responsable,  lui  avait  donné  tout  son  bien,  qui  était  la 
valeur  de  ce  que  l'autre  avait  perdu  K 

Il  produisit  ensuite  un  jeune  homme  qui,  étant  éperdument 
-    épris  d'une  fille  qu'il  allait  épouser,  l'avait  cédée  à  un  ami  près 
d'expirer  d'amour  pour  elle,  et  qui  avait  encore  payé  la  dot  en 
cédant  la  fille. 

Ensuite  il  fit  paraître  un  soldat  qui,  dans  la  guerre  d'IIyrcanie, 
avait  donné  encore  un  plus  grand  exemple  de  générosité.  Des 
''O  soldats  ennemis  lui  enlevaient  sa  maîtresse,  et  il  la  défendait 
contre  eux:  on  vint  lui  dire  que  d'autres  Ilyrcanicns  enlevaient 
sa  mère  à  quelques  pas  de  là  ;  il  quitta  en  pleurant  sa  maîtresse, 
et  courut  délivrer  sa  mère  ;  il  retourna  ensuite  vers  celle  qu'il 
aimait,  cl  la  trouva  expirante.  11  voulut  se  tuer  :  sa  mère  lui 
^,  remontra  qu'elle  n'avait  que  lui  pour  tout  secours,  et  il  eut  le 
courage  de  souffrir  la  vie. 

Les  juges  penchaient  pour  ce  soldat.  Le  roi  prit  la  parole,  et 
dit  :  «  you  action  et  celles  des  autres  sont  belles,  mais  elles  ne 


1.  C'est  à  peu  près  le  trait  do  Dos  Bai-roaux.  Voyez,  tome  XIV,  le  Cataloç/ue 
des  écrivains,  en  tète  du  Siècle  de  Louis  XIV;  et  dans  les  Mélanges,  année  1767, 
la  septième  des  Lettres  à  S.  A.  monseigneur  le  Prince  de"**. 


) 


CHAPITRE    VI.  43 

m'étounent  point;  hier,  Zadig  en  a  fait  une  qui  m'a  étonné. 
J'avais  disgracié  depuis  quelques  jours  mon  ministre  et  mon  • 
favori  Coreb.  Je  me  plaignais  de  lui  avec  violence,  et  tous  mes 
courtisans  m'assuraient  que  j'étais  trop  doux:  c'était  à  qui  me 
dirait  le  plus  de  mal  de  Coreb.  Je  demandai  à  Zadig  ce  qu'il  en 
pensait,  et  il  osa  en  dire  du  bien.  J'avoue  que  j'ai  vu,  dans  nos 
histoires,  des  exemples  qu'on  a  payé  de  son  bien  une  erreur, 
qu'on  a  cédé  sa  maîtresse,  qu'on  a  préféré  une  mère  à  l'objet  de 
son  amour  ;  mais  je  n'ai  jamais  lu  qu'un  courtisan  ait  parlé 
avantageusement  d^i  mintstTë'cnsgracié  confî'e  qliî  son  souve-  - 
rain  était  en  coTeî^T  Je  donne  vingt  mille  pièces  d'or  à  chacun  de 
"^ux  cïont  on  vient  de  réciter  les  actions  généreuses  ;  mais  je 
donne  la  coupe  à  Zadig. 

—  Sire,   lui  dit-il,  c'est  Votre  Majesté  seule  qui   mérite  la 
coupe,  c'est  elle  qui  a  fait  l'action  la  plus  inouïe,  puisque,  étant 
roi,  vous  ne  vous  êtes  point  fâché  contre  votre  esclave,  lorsqu'il  ^ 
contredisait  votre  passion.  » 

On  admira  le  roi  et  Zadig.  Le  juge  qui  avait  donné  son  bien, 
l'amant  qui  avait  marié  sa  maîtresse  à  son  ami,  le  soldat  qui 
avait  préféré  le  salut  de  sa  mère  à  celui  de  sa  maîtresse,  reçurent 
les  présents  du  monarque  :  ils  virent  leurs  noms  écrits  dans  le 
livre  des  généreux  ;  Zadig  eut  la  coupe.  Le  roi  acquit  la  réputa- 
tion d'un  bon  prince,  qu'il  ne  garda  pas  longtemps.  Ce  jour  fut 
consacré  par  des  fêtes  plus  longues  que  la  loi  ne  le  portait.  La 
mémoire  s'en  conserve  encore  dans  l'Asie.  Zadig  disait  :  «  Je  suis 
donc  enfin  heureux!  »  Mais  il  se  trompait. 


CHAPITRE    VI. 

LE     MINISTRE. 

Le  roi  avait  perdu  son  premier  ministre.  Il  choisit  Zadig  pour 
remplir  cette  place.  Toutes  les  belles  dames  de  Babylone  applau- 
dirent à  ce  choix,  car  depuis  la  fondation  de  l'empire  il  n'y  avait  > 
jamais  eu  de  ministre  si  jeune.  Tous  les  courtisans  furent  fâchés  fA,î. 
l'Envieux  en  eut  un  crachement  de  sang,  et  le  nez  lui  enfla  pro- 
digieusement. Zadig,  ayant  remercié  le  roi  et  la  reine,  alla 
remercier  aussi  le  perroquet  :  «  Bel  oiseau,  lui  dit-il,  c'est  vous 
qui  m'avez  sauvé  la  vie,  et  qui  m'avez  fait  premier  ministre  :  la 
chienne  et  le  cheval  de  Leurs  Majestés  m'avaient  fait  beaucoup 
de  mal,   mais   vous  m'avez  fait  du  bien.  Voilà   donc  de  quoi 


46  ZADIG,    HISTOIRE    ORIENTALE. 

dépendent  les  destins  des  hommes!  Mais,  ajouta-t-il,  un  bonheur 
si  étrange  sera  peut-être  bientôt  évanoui,  »  Le  perroquet  répon- 
dit :  «  Oui.  »  Ce  mot  frappe  Zadig.  Cependant,  comme  il  était 
bon  physicien,  et  qu'il  ne  croyait  pas  que  les  perroquets  fussent 
'■'  prophètes,  il  se  rassura  bientôt  ;  il  se  mit  à  exercer  son  minis- 
tère de  son  mieux. 

Il  fit  sentir  à  tout  le  monde  le  pouvoir  sacré  des  lois,  et  ne  fit 

\    sentir  à  personne  le  poids  de  sa  dignité.  Il  ne  gêna  point  les  voix 

\  du  divan,  et  chaque  vizir  pouvait  avoir  un  avis  sans  lui  déplaire. 

f  I  Quand  il   jugeait  une  affaire,  ce   n'était  pas  lui  qui  jugeait, 

■  c'était  la  loi  ;  mais  quand  elle  était  trop  sévère,  il  la  tempérait  ; 

et  quand  on  manquait  de  lois,  son  équité  en  faisait  qu'on  aurait 

prises  pour  celles  de  Zoroastre. 

C'est  de  lui  que  les  nations  tiennent  ce  grand  principe  :  Qu'il 
fC'^Ut-ïaiauxJiasiir-deiide  sauver  un  coupable  que  de  coMamner 
un^  innocent.  Il  croyait  que  les  lois  étaient  faites  pour  secourir 
les  citoyens  autant  que  pour  les  intimider.  Son  principal  talent 
était  de  démêler  la  vérité,  que  tous  les  hommes  cherchent  à 
obscurcir. 

\  5  Dès  les  premiers  jours  de  son  administration  il  mit  ce  grand 
talent  en  usage.  Un  fameux  négociant  de  Babylone  était  mort 
aux  Indes  ;  il  avait  fait  ses  héritiers  ses  deux  fils  par  portions 
égales,  après  avoir  marié  leur  sœur,  et  il  laissait  un  présent  de 
trente  mille  pièces  d'or  à  celui  de  ses  deux  fils  qui  serait  jugé 
7  O'ainier  davantage.  L'aîné  lui  bâtit  un  tombeau,  le  second  aug- 
menta d'une  partie  de  son  héritage  la  dot  de  sa  sœur;  chacun 
disait  :  «  C'est  l'aîné  qui  aime  le  mieux  son  père,  le  cadet  aime 
mieux  sa  sœur;  c'est  à  l'aîné  qu'appartiennent  les  trente  mille 
pièces,  » 
~lf^  Zadig  les  fit  venir  tous  deux  l'un  après  l'autre.  Il  dit  à  l'aîné: 
«  Votre  père  n'est  point  mort,  il  est  guéri  de  sa  dernière  maladie, 
il  revient  à  Babylone.  —  Dieu  soit  loué,  répondit  le  jeune 
homme  ;  mais  voilà  un  tombeau  qui  m'a  coûté  bien  cher  !  » 
Zadig  dit  ensuite  la  même  chose  au  cadet,  «  Dieu  soit  loué, 
-7  rrépondit-il_;  je  vais  rendre  à  mon  père  tout  ce  que  j'ai  ;  mais  je 
voudrais  qu'il  laissât  à  ma  sœur  ce  que  je  lui  ai  donné.  —  Vous 
ne  rendrez  rien,  dit  Zadig,  et  vous  aurez  les  trente  mille  pièces: 
c'est  vous  qui  aimez  le  mieux  votre  pèi'e.  n 

Une  fille  fort  riche  avait  fait  une  promesse  de  mariage  à  deux 

\^ "images,  et,  après  avoir  reçu  quelques  mois  des  instructions  de 

l'un  et  de  l'autre,  elle  se  trouva  grosse.  Ils  voulaient  tous  deux 

l'épouser,  «  Je  prendrai  pour  mon  mari,  dit-elle,  celui  des  deux 


CIIAI'ITRI-    VF.  47 

qui  m'a  mise  on  état  de  donner  un  citoyen  à  l'empire.  — 
C'est  moi  qui  ai  fait  cette  bonne  œuvre,  dit  l'un.  —  C'est  moi 
qui  ai  eu  cet  avantage,  dit  l'autre.  —  Eh  bien  !  répondit-elle,  je 
reconnais  pour  père  de  l'enfant  celui  des  deux  qui  lui  pourra 
donner  la  meilleure  éducation.  »  Elle  accoucha  d'un  fils.  Chacun 
des  mages  veut  l'élever.  La  cause  est  portée  devant  Zadig.  Il  fait 
venir  les  deux  mages.  «  Qu'enseigneras-tu  à  ton  pupille?  dit-il 
au  premier.  —  Je  lui  apprendrai,  dit  le  docteur,  les  huit  parties 
d'oraison,  la  dialectique,  l'astrologie,  la  démonomanie  ;  ce  que 
c'est  que  la  substance  et  l'accident,  l'abstrait  et  le  concret,  les 
monades  et  l'harmonie  préétablie.  —  Moi,  dit  le  second,  je 
tâcherai  de  le  rendre  juste  et  digne  d'avoir_ des^ aniis^_»  Zadig 
prononça  :  «  QïïëTu  sols~"sôïr'peî'e  ou  non,  tu  épouseras  sa 
mère.  » 

I  11  venait  tous  les  jours  des  plaintes  à  la  cour  contre  l'itima- 
doulet  de  Médie,  nommé  Irax.  C'était  un  grand  seigneur  dont  le 
fonds  n'était  pas  mauvais,  mais  qui  était  corrompu  par  la  vanité 
et  par  la  volupté.  Il  souffrait  rarement  qu'on  lui  parlât,  et  jamais 
qu'on  l'osât  contredire.  Les  paons  ne  sont  pas  plus  vains,  les 
colombes  ne  sont  pas  plus  voluptueuses,  les  tortues  ont  moins 
de  paresse  ;  il  ne  respirait  que  la  fausse  gloire  elles  faux  plaisirs  : 
Zadig  entreprit  de  le  corriger. 

II  lui  envoya  de  la  part  du  roi  un  maître  de  musique  avec 
douze  voix  et  vingt-quatre  violons,  un  maître  d'hôtel  avec  six 
cuisiniers  et  quatre  chambellans,  qui  ne  devaient  pas  le  quitter. 
L'ordre  du  roi  portait  que  l'étiquette  suivante  serait  inviolable- 
ment  observée  ;  et  voici  comme  les  choses  se  passèrent. 

Le  premier  jour,  dès  que  le  voluptueux  Irax  fut  éveillé,  le 
maître  de  musique  entra,  suivi  des  voix  et  des  violons:  on  chanta 
une  cantate  qui  dura  deux  heures,  et,  de  trois  minutes  en  trois 
minutes,  le  refrain  était  : 

Que  son  mérite  est  extrême  ! 
Que  de  grâces!  que  de  grandeur! 

Ah  !  combien  monseigneur 
Doit  être  content  de  lui-même  ! 

Après  l'exécution  de  la  cantate,  un  chambellan  lui  fit  une 
harangue  de  trois  quarts  d'heure,  dans  laquelle  on  le  louait 
expressément  de  toutes  les  bonnes  qualités  qui  lui  manquaient. 

i.  Toute  la  fin  de  ce  chapitre  a  paru  pour  la  première  fois  dans  les  éditions 
de  Kehl.  (B.) 


48  ZADIG,    HISTOIRE    ORIENTALE. 

La  harangue  finie,  on  le  conduisit  à  table  au  son  des  instru- 
ments. Le  dîner  dura  trois  heures;  dès  qu'il  ouvrit  la  bouche 
pour  parler,  le  premier  chambellan  dit:  «  Il  aura  raison,  «A 
peine  eut-il  prononcé  quatre  paroles  que  le  second  chambellan 
s'écria  :  «  Il  a  raison  !  »  Les  deux  autres  chambellans  firent  de 
grands  éclats  de  rire  des  bons  mots  qu'Irax  avait  dits  ou  qu'il 
avait  dû  dire.  Après  dîner  on  lui  répéta  la  cantate. 

Cette  première  journée  lui  parut  délicieuse,  il  crut  que  le  roi 
des  rois  l'honorait  selon  ses  mérites  ;  la  seconde  lui  parut  moins 
'  "  agréable  ;  la  troisième  fut  gênante  ;  la  quatrième  fut  insuppor- 
table; la  cinquième  fut  un  supplice  :  enfin,  outré  d'entendre  tou- 
jours chanter  : 

Ah  !  combien  monseigneur 
Doit  être  content  de  lui-même! 

y^  d'entendre  toujours  dire  qu'il  avait  raison,  et  d'être  harangué 
chaque  jour  à  la  même  heure,  il  écrivit  en  cour  pour  suppher 
le  roi  qu'il  daignât  rappeler  ses  chambellans,  ses  musiciens, 
son  maître  d'hôtel  ;  il  promit  d'être  désormais  moins  vain  et 
plus  appliqué;  il  se  fit  moins  encenser,  eut   moins  de  fêtes, 

■  ^  et  fut  plus  heureux  ;  car,  comme  dit  le  Sadder^  toujours  du 
plajsir  n'est  pas  du  plaisii-. 


CHAPITRE    Y1I-. 

LES  DISPLTES  ET  LES  AUDIENCES. 

C'est  ainsi  que  Zadig  montrait  tous  les  jours  la  subtilité  de 
son  génie  cl  la  bonté  de  son  ûme  :  onJ_'admirait,  et  cependant  on 
l'aimait.  11  passait  pour  le  plus  fortuné  de  tous  les  hommes,  tout 
-^Cl'empire  était  rempli  de  son  nom  ;  toutes  les  femmes  le  lorgnaient; 
tous  les  citoyens  célébraient  sa  justice  ;  les  savants  le  regardaient 
comme  leur  oracle  ;  les  prêtres  même  avouaient  qu'il  en  savait 
plus  que  le  vieux  archimage  Yébor.  On  était  bien  loin  alors  de 
lui  faire  des  procès  sur  les  griflons  ;  on  ne  croyait  que  ce  qui  lui 
'^semblait  croyable. 

Il  y  avait  une  grande  querelle  dans  Babylone,  qui  durait  de- 

1.  Sur  le  Saddcr,  voyez  tome XI,  pages  .34 et  l'.H»;  et  dans  les  Me/aHi/es,  année  1777. 
la  Iro'mèma  niaiserie,  faisant,  partie  do  Un  Chrelien  contre  six  Juifs. 

2.  Ce  chapitre  n'a  été  publié  qu'en  177.j. 


CHAPITRE    VII.  49 

puis  quinze  cents  années,  et  qui  partageait  l'empire  en  deux  sectes 
opiniâtres  :  l'une  prétendait  qu'il  ne  fallait  jamais  entrer  dans  Iç 
temple  de  Mithra  que  du  pied  gauche  ;  l'autre  avait  cette  coutume 
en  abomination,  et  n'entrait  jamais  que  du  pied  droit.  On  attenf 
dait  le  jour  de  la  fête  solennelle  du  feu  sacré  pour  savoir  quell^ 
secte  serait  favorisée  par  Zadig.  L'univers  avait  les  yeux  sur  ses 
deux  pieds,  et  toute  la  ville  était  en  agitation  et  en  suspens.  Zadig\ 
entra4ansje2emple^en_sa[u^  et  il  prouva  ensuite, 

par  un  discours  éloquent,  que  le  Dieu  du  ciel  et  de  la  terre,  qui 
n'a  acception  de  personne,  ne  fait^pàs  plus  de  cas  de  la  jambe  ib 
gauche  que  de  Ja  jambe  droite^      ^ 

L'Envieux  et  sa  femme  prétendirent  que  dans  son  discours  il 
n'y  avait  pas  assez  de  figures,  qu'il  navait  pas  fait  assez  danser 
les  montagnes  et  les  collines  ^  «  Il  est  sec  et  sans  génie,  disaient- 
ils  ;  on  ne  voit  chez  lui  ni  la  mer  s'enfuir  -,  ni  les  étoiles  tomber  ^,  '  '^"^ 
ni  le  soleil  se  fondre  comme  de  la  cire.^  :  il  a'a^poJjiLle  bon  style 
qrieûlal.  »  Zadig_secontentait_d'avoir  le  style-de  )a  raison.  Tout 
le  monde  fut  pour  luiTn'ônpas  parce  qu'il  était  dansli  bon  che- 
min, non  pas  parce  qu'il  était  raisonnable,  non  pas  parce  qu'il 
était  aimable,  mais_parce  qu'il  était  premier  vizir,  :;:> 

Il  termina  aussi  heureusement~Te  grand  "procès  entre  les 
mages  blancs  et  les  mages  noirs.  Les  blancs  soutenaient  que  c'était 
une  impiété  de  se  tourner,  eu  priant  Dieu,  vers  l'orient  d'hiver  ; 
les  noirs  assuraient  que  Dieu  avait  en  horreur  les  prières  des 
hommes  qui  se  tournaient  vers  le  couchant  d'été.  Za4ig_ordouna 
qu'on  gpJonrnAt.  rommo.  an_voiidraif, 

Il  trouva  ainsi  le  secret  d'expédier,  le  matin,  les  affaires  parti- 
culières et  les  générales;  le  reste  du  jour,  il  s'occupait  des  embel- 
lissements de  Babylone  :  il  faisait  représenter  des  tragédies  où.  vx^ 
l'on  pleurait,  et  des  comédies  où  l'on  riait;  ce  qui  était  passé  de  <^ 
mode  depuis  longtemps,  et  ce  qu'il  fit  renaître  parce  qu'il  avait 
du  goût.  Il  ne  prétendait  pas  en  savoir  plus  que  les  artistes  ;  il  les 
récompensait  par  des  bienfaits  et  des  distinctions,  et  n'était  point 
jaloux  en  secret  de  leurs  talents.  Le  soir,  il  amusait  beaucoup  le 
roi,  et  surtout  la  reine.  Le  roi  disait  :  «  Le  grand  ministre!  »  La 
reine  disait  :  «  L'aimable  ministre  !  »  et  tous  deux  ajoutaient  : 
«  C'eût  été  grand  dommage  qu'il  eût  été  pendu.  » 

1.  AUusion  aux  versets  4  et  6  du  psaume  cxiii. 

2.  Versets  3  et  5  du  même  psaume. 

3.  Verset  12  du  chapitre  xiv  d'Isaîe. 

4.  On  lit  dans  VExode,  xvi,  21  :  Cutnque  încahdsset  sol,  Uquefiebat:  et  dans 
Judith,  XVI,  18  :  Petrœ,  sicut  cera,  Uquescent. 

21.    —    ROMAXS.  i 


50  ZADIG,    HISTOIRE    ORIENTALE. 

Jamais  homme  en  place  ne  fut  obligé  de  donner  tant  d'au- 
diences aux  dames.  La  plupart  venaient  lui  parler  des  affaires 
qu'elles  n'avaient  point,  pour  en  avoir  une  avec  lui.  La  femme  de 
l'Envieux  s'y  présenta  des  premières;  elle  lui  jura  par  Mitlira,  par 

5  '  le  Zend-Avesta,  et  par  le  feu  sacré,  qu'elle  avait  détesté  la  conduite 
de  son  mari  ;  elle  lui  confia  ensuite  que  ce  mari  était  un  jaloux, 
un  brutal  ;  elle  lui  fit  entendre  que  les  dieux  le  punissaient  en 
lui  refusant  les  précieux  effets  de  ce  feu  sacré  par  lequel  seul 
l'homme  est  semblable  aux  immortels  :   elle  finit  par  laisser 

I  Otomber  sa  jarretière  ;  Zadigla  ramassa  avec  sa  politesse  ordinaire; 
mais  il  ne  la  rattacha  point  au  genou  de  la  damé  ;  et  cette  petite 
faute,  si  c'en  est  une,  fut  la  cause  des  plus  horribles  infortunes, 
Zadig  n'y  pensa  pas,  et  la  femme  de  TEnvieux  y  pensa  beau- 
coup. 
'  -  D'autres  dames  se  présentaient  tous  les  jours.  Les  annales 
secrètes  de  Babylone  prétendent  qu'il  succomba  une  fois,  mais 
qu'il  fut  tout  étonné  de  jouir  sans  volupté,  et  d'embrasser  son 
amante  avec  distraction.  Celle  à  qui  il  donna,  sans  presque  s'en 
apercevoir,  des  marques  de  sa  protection,  était  une  femme  de 

lOchambre  de  la  reine  Astarté.  Cette  tendre  Babylonienne  se  disait 
à  elle-même  pour  se  consoler  :  «  Il  faut  que  cet  homme-Iù  ait 
•  prodigieusement  d'affaires  dans  la  tête,  puisqu'il  y  songe  encore 
même  en  faisant  l'amour.  »  Il  échappa  à  Zadig,  dans  les  instants 
où  plusieurs  personnes  ne  disent  mot,  et  où  d'autres  ne  pronon- 
cent que  des  paroles  sacrées,  de  s'écrier  tout  d'un  coup  :  «  La 
reine!  »  La  Babylonienne  crut  qu'enfin  il  était  revenu  à  lui  dans 
un  bon  moment,  et  qu'il  lui  disait  :  «  Ma  reine.  »  Mais  Zadig, 
toujours  très-distrait,  prononça  le  nom  d'Astarté.  La  dame,  qui 
dans  ces  heureuses  circonstances  interprétait  tout  à  son  avantage, 
s'imagina  que  cela  voulait  dire  :  «  Vous  êtes  plus  belle  que  la 
reine  Astarté.  »  Elle  sortit  du  sérail  de  Zadig  avec  de  très-beaux 
présents.  Elle  alla  conter  son  aventure  à  TEnvieuse,  qui  était  son 
amie  intime;  celle-ci  fut  cruellement  piquée  de  la  préférence. 
H  II  n'a  pas  daigné  seulement,  dit-elle,  me  rattacher  cette  jarre- 
tière que  voici,  et  dont  je  ne  veux  plus  me  servir.  —  Oh  !  oh  !  dit 
la  fortunée  à  l'Envieuse,  vous  portez  les  mêmes  jarretières  que  la 
reine!  Vous  les  prenez  donc  chez  la  même  faiseuse?  »  L'Envieuse 
rêva  profondément,  ne  répondit  rien,  et  alla  consulter  son  mari 
l'Envieux. 

Cependant  Zadig  s'apercevait  qu'il  avait  toujours  des  distrac- 
tions quand  il  donnait  des  audiences,  et  quand  il  jugeait;  il  ne 
savait  à  quoi  les  attribuer  :  c'était  là  sa  seule  peine. 


CHAPITRE    Vin.  51 

Il  eut  un  songe  :  il  lui  semblait  qu'il  était  couché  d'abord  sui- 
des herbes  sèches,  parmi  lesquelles  il  y  en  avait  quelques-unes 
de  piquantes  qui  l'incommodaient  ;  et  qu'ensuite  il  reposait  mol- 
lement sur  un  lit  de  roses,  dont  il  sortait  un  serpent  qui  le  bles- 
sait au  cœur  de  sa  langue  acé_rée  et  envenimée,  a  Hélas!  disait- 
il,  j'ai  été  longtemps  couché  sur  ces  herbes  sèches  et  piquantes, 
je  suis  maintenant  sur  le  lit  de  roses,  mais  quel  sera  le  ser- 
pent ?  » 

CHAPITRE    YIII. 

LA     JALOUSIE. 

Le  malheur  de  Zadig  vint  de  son  bonheur  même,  et  surtout 
de  son  mérite.  Il  avait  tous  les  jours  des  entretiens  avec  le  roi  et 
avec  Astarté,  son  auguste  épouse.  Les  charmes  de  sa  conversation 
redoublaient  encore  par  cette  envie  de  plaire  qui  est  à  l'esprit  ce 
que  la  parure  est  à  la  beauté;  sa  jeunesse  et  ses  grâces  firent  insen- 
siblement sur  Astarté  une  impression  dont  elle  ne  s'aperçut  pas 
d'abord.  Sa  passion  croissait  dans  le  sein  de  l'innocence.  Astarté 
se  livrait  sans  scrupule  et  sans  crainte  au  plaisir  de  voir  et  d'en- 
tendre un  homme  cher  à  son  épouï  et  à  l'État  ;  elle  ne  cessait  de 
le  vanter  au  roi  ;  elle  en  parlait  à  ses  femmes,  qui  enchérissaient 
encore  sur  ses  louanges;  tout  servait  à  enfoncer  dans  son  cœur 
le  trait  qu'elle  ne  sentait  pas.  Elle  faisait  des  présents  à  Zadig, 
dans  lesquels  il  entrait  plus  de  galanterie  qu'elle  ne  pensait  ;  elle 
croyait  ne  lui  parler  qu'eu  reine  contente  de  ses  services,  et 
quelquefois  ses  expressions  étaient  d'une  femme  sensible. 

Astarté  était  beaucoup  plus  belle  que  cette  Sémire  qui  haïssait 
tant  les  borgnes,  et  que  cette  autre  femme  qui  avait  voulu  couper  ^-"^ 
le  nez  à  son  époux.  La  familiarité  d'Astarté,  ses  discours  tendres, 
dont  elle  commençait  à  rougir,  ses  regards,  qu'elle  voulait  dé- 
tourner, et  qui  se  fixaient  sur  les  siens,  allumèrent  dans  le  cœur 
de  Zadig  un  feu  dont  il  s'étonna.  Il  combattit  ;  il  appela  à  son 
secours  la  philosophie,  qui  l'avait  toujours  secouru  ;  il  n'en  tira  Z  ^ 
que  des  lumières,  et  n'en  reçut  aucun  soulagement.  Le  devoir,  la 
reconnaissance,  la  majesté  souveraine  violée,  se  présentaient  à 
ses  yeux  comme  des  dieux  vengeurs;  il  combattait,  il  triomphait; 
mais  cette  victoire,  qu'il  fallait  remportera  tout  moment,  lui  coû- 
tait des  gémissements  et  des  larmes.  Il  n'osait  plus  parler  à  la  -?,  ^-^ 
reine  avec  cette  douce  liberté  qui  avait  eu  tant  de  charmes  pour 
tous  deux  :  ses  yeux  se  couvraient  d'un  nuage  ;  ses  discours  étaient 


52  ZADIG,    HISTOIRE   ORIENTALE. 

contraints  et  sans  suite  :  il  baissait  la  vue;  et  quand,  malgré  lui, 
ses  regards  se  tournaient  vers  Astarté,  ils  rencontraient  ceux  de 
la  reine  mouillés  de  pleurs,  dont  il  partait  des  traits  de  flamme  ; 
ils  semblaient  se  dire  l'un  à  Fautre  :  «  Nous  nous  adorons,  et 
nous  craignons  de  nous  aimer  ;  nous  brûlons  tous  deux  d'un  feu 
que  nous  condamnons.  » 

Zadig  sortait  d'auprès  d'elle  égaré,  éperdu,  le  cœur  surchargé 
d'un  fardeau  qu'il  ne  pouvait  plus  porter  :  dans  la  violence  de 
ses  agitations,  il  laissa  pénétrer  son  secret  à  son  ami  Cador, 
comme  un  homme  qui,  ayant  soutenu  longtemps  les  atteintes 
d'une  vive  douleur,  fait  enfin  connaître  son  mal  par  un  cri  qu'un 
redoublement  aigu  lui  arrache,  et  par  la  sueur  froide  qui  coule 
sur  son  front. 

Cador  lui  dit  :  a  J'ai  déjà  démêlé  les  sentiments  que  vous  vouliez 
vous  cacher  à  vous-même  ;  les  passions  ont  des  signes  auxquels  on 
ne  peut  se  méprendre.  Jugez,  mon  cher  Zadig,  puisque  j'ai  lu  dans 
votre  cœur,  si  le  roi  n'y  découvrira  pas  un  sentiment  qui  l'oflense.  Il 
n'a  d'autre  défaut  que  celui  d'être  le  plus  jaloux  des  hommes.  Vous 
résistez  à  votre  passion  avec  plus  de  force  que  la  reine  ne  combat 

I^Ib.  sienne,  parce  que  vous  êtes  philosophe,  et  parce  que  vous  êtes 
Zadig.  Astarté  est  femme-,  elle  laisse  parler  ses  regards  avec  d'autant 
plus  d'imprudence  qu'elle  ne  se  croit  pas  encore  coupable.  Mal- 
heureusement rassurée  sur  son  innocence,  elle  néglige  des  dehors 
nécessaires.  Je  tremblerai  pour  elle  tant  qu'elle  n'aura  rien  à  se 
reprocher.  Si  vous  étiez  d'accord  l'un  et  l'autre,  vous  sauriez 
tromper  tous  les  yeux  -.  une  passion  naissante  et  combattue  éclate  ; 
un  amour  satisfait  sait  se  cacher.  »  Zadig  frémit  à  la  proposition 
de  trahir  le  roi,  son  bienfaiteur;  et  jamais  il  ne  fut  plus  fidèle  à 
sou  prince  que  quand  il  fut  coupable  envers  lui  d'un  crime  invo- 
lontaire. Cependant  la  reine  prononçait  si  souvent  le  nom  de 
Zadig,  son  front  se  couvrait  de  tant  de  rougeur  en  le  prononçant, 
elle  était  tantôt  si  animée,  tantôt  si  interdite,  ([uand  elle  lui  par- 
lait en  présence  du  roi  ;  une  rêverie  si  profonde  s'emparait  d'elle 
quand  il  était  sorti,  que  le  roi  fut  troublé.  11  crut  tout  ce  qu'il 
vj;Voyait,  et  imagina  tout  ce  qu'il  ne  voyait  point.  11  remarqua  sur- 
tout que  les  babouches  de  sa  femme  étaient  bleues,  et  que  les 
babouches  de  Zadig  étaient  bleues,  que  les  rubans  de  sa  femme 
étaient  jaunes,  et  que  le  bonnet  de  Zadig  était  jaune  ;  c'étaient  là 
de  terribles  indices  pour  un  prince  délicat.  Les  soupçons  se  tour- 

U  tuèrent  en  certitude  dans  son  esprit  ai^ri. 

Tous  les  esclaves  des  rois  et  des  reines  sont  autant  d'espions 
de  leurs  cœurs.  Ou  pénétra  bientôt  qu'Astarté  était  tendre,  et  que 


CIIAPITRK    Vin.  o3 

Moabdar  était  jaloux.  L'Envieux  engagea  rEnvieuse  à  envoyer 
au  roi  sa  jarretière,  qui  ressemblait  à  celle  de  la  reine.  Pour  sur- 
croît de  malheur,  cette  jarretière  était  bleue.  Le  monarque  ne 
songea  plus  qu'à  la  manière  de  se  venger.  Il  résolut  une  nuit 
d'empoisonner  la  reine,  et  de  faire  mourir  Zadig  par  le  cordeau 
au  point  du  jour.  L'ordre  en  fut  donné  à  un  impitoyable  eunuque, 
exécuteur  de  ses  vengeances.  Il  y  avait  alors  dans  la  chambre  du 
roi  un  petit  nain  qui  était  muet,  mais  gui  n'était  pas  sourd.  On 
le  souffrait  toujours  :  il  était  témoin  de  ce  qui  se  passait  de  plus 
secret,  comme  un  animal  domestique.  Ce  petit  muet  était  très- 
attaché  à  la  reine  et  à  Zadig.  Il  entendit,  avec  autant  de  surprise 
que  d'horreur,  donner  l'ordre  de  leur  mort.  Mais  comment  faire 
pour  prévenir  cet  ordre  effroyable,  qui  allait  s'exécuter  dans  peu 
d'heures?  Il  ne  savait  pas  écrire  ;  mais  il  avait  appris  à  peindre, 
et  savait  surtout  faire  ressembler.  Il  passa  une  partie  de  la  nuit 
à  crayonner  ce  qu'il  voulait  faire  entendre  à  la  reine.  Son  dessin 
représentait  le  roi  agité  de  fureur,  dans  un  coin  du  tableau,  don- 
nant des  ordres  à  son  eunuque  ;  un  cordeau  bleu  et  un  vase  sur  une 
table,  avec  des  jarretières  bleues  et  des  rubans  jaunes  ;  la  reine, 
dans  le  milieu  du  tableau,  expirante  entre  les  bras  de  ses  femmes  ; 
et  Zadig  étranglé  à  ses  pieds.  L'horizon  représentait  un  soleil 
levant  pour  marquer  que  cette  horrible  exécution  devait  se  faire 
aux  premiers  rayons  de  l'aurore.  Dès  qu'il  eut  fini  cet  ouvrage, 
il  courut  chez  une  femme  d'Astarté,  la  réveilla,  et  lui  fit  entendre 
qu'il  fallait  dans  l'instant  même  porter  ce  tableau  à  la  reine. 

Cependant,  au  milieu  de  la  nuit,  on  vient  frapper  à  la  porte 
de  Zadig;  on  le  réveille;  on  lui  donne  un  billet  de  la  reine  :  il 
doute  si  c'est  un  songe  ;  il  ouvre  la  lettre  d'une  main  tremblante. 
Quelle  fut  sa  surprise,  et  qui  pourrait  exprimer  la  consternation 
et  le  désespoir  dont  il  fut  accablé  quand  il  lut  ces  paroles  :  «  Fuyez, 
dans  l'instant  même,  ou  l'on  va  vous  arracher  la  vie!  Fuyez, 
Zadig  ;  je  vous  l'ordonne  au  nom  de  notre  amour  et  de  mes 
rubans  jaunes.  J^e  n'étais  point  coupable  ;  mais  je  sens  que  je 
vais  mourir  criminelle.  » 

Zadig  eut  à  peine  la  force  de  parler.  Il  ordonna  qu'on  fît 
venir  Cador  ;  et,  sans  lui  rien  dire,  il  lui  donna  ce  billet.  Cador  le 
força  d'obéir,  et  de  prendre  sur-le-champ  la  route  de  Memphis. 
«  Si  vous  osez  aller  trouver  la  reine,  lui  dit-il,  vous  hâtez  sa  mort  ; 
si  vous  parlez  au  roi,  vous  la  perdez  encore.  Je  me  charge  de  sa 
destinée  ;  suivez  la  vôtre.  Je  répandrai  le  bruit  que  vous  avez  pris 
la  route  des  Indes.  Je  viendrai  bientôt  vous  trouver,  et  je  vous 
apprendrai  ce  qui  se  sera  passé  à  Babylone.  » 


:i4  ZADIG,    HISTOIRE    ORIENTALE. 

Cador,  dans  le  moment  même,  fit  placer  deux  dromadaires 
des  plus  légers  à  la  course  vers  une  porte  secrète  du  palais  ;  il  y 
fit  monter  Zadig,  qu'il  fallut  porter,  et  qui  était  près  de  rendre 
l'âme.  Un  seul  domestique  l'accompagna  ;  et  bientôt  Cador,  plongé 
dans  l'étounement  et  dans  la  douleur,  perdit  son  ami  de  vue. 

Cet  illustre  fugitif,  arrivé  sur  le  bord  d'une  colline  dont  on 
voyait  Babylone,  tourna  la  vue  sur  le  palais  delà  reine,  et  s'éva- 
nouit; il  ne  reprit  ses  s.eus  que  pour  verser  des  larmes,  et  pour 
souliaiter  la  mort.  Enfin,  après  s'être  occupé  de  la  destinée  déplo- 
rable de  la  plus  aimable  des  femmes  et  de  la  première  reine  du 
monde,  il  fit  un  moment^  de  retour ^ur  lui-même,  et  s'écria: 
«  Qu'est-ce  donc  que  la  vie  humaine ?^_yeiiu]jj}Uj(iLm'aj^z;;Tou 
servi?  Deux  femmes  m'ont  indignement  trompé;  la  troisième,  qui 
n'est  point  coupable,  et  qui  est  plus  belle  que  les  autres,  va 
mourir!  T«ut  ce  que  j'ai  fait  de  bien  a  toujours  été  pour  moi  une 
source  de  malédictions,  et  je  n'ai  été  élevé  au  comble  de  la 
grandeur  que  pour  tomber  dans  le  plus  horrible  précipice  de 
l'infortune.  Si  j'eusseété  mécliant^  comme  tant  d'autres,  je  serais 
heureux  comme_euxj)  Accablé  de  ces "rélîêxîoïïs'îunestes,  les 
yeux  chargés  du  voile  de  la  douleur,  la  pâleur  de  la  mort  sur  le 
visage,  et  l'âme  abîmée  dans  l'excès  d'un  sombre  désespoir,  il 
continuait  son  voyage  vers  l'Egypte. 


CHAPITRE    IX. 

LA     FEMME     DATTLE. 

Zadig  dirigeait  sa  route  sur  les  étoiles.  La  constellation  d'Orion 
et  le  brillant  astre  de  Sirius  le  guidaient  vers  le  port-  de  Canope. 

1  II  admirait  ces  vastes  globes  de  lumière  qui  ne  paraissent  que  de 
faibles  étincelles  â  nos  yeux,  tandis  que  la  terre,  qui  n'est  en 
effet  qu'un  point  imperceptible  dans  la  nature,  paraît  à  notre 
cupidité  ([uclque  chose  de  si  grand  et  de  si  noble.  Il  se  figurait 

/alors  les  hommes  tels  qu'ils  sont  en  effet,  des  insectes  se  dévorant 
les  uns  les  autres  sur  un  petit  atome  de  boue.  Cette  image  vraie 

1.  L'erratum  de  l'édition  de  Kehl  dit  de  mettre:  un  mouvement  de  retour.  On 
;i  suivi  pour  la  présente  édition  le  texte  de  17  47,  1718,  etc. 

2.  C'est  d'après  un  erratum  manuscrit  de  feu  Docroi\  que  j'ai  mis  i)ort.  Les 
éditions  que  j'ai  vues  portent  toutes,  sans  exception,  le  pôle  de  Canope.  Voltaire 
a  dit,  dans  le  chapitre  v  du  Taureau  blanc  :  Je  m'en  vais  auprès  du  lac  de  Sir- 
bon,  par  Canope.  (B.) 


CHAPITRE    IX.  55 

semblait  anéantir  ses  malheurs,  en  lui  retraçant  le  néant  de  son 
être  et  celui  de  Babylone.  Son  âme  s'élançait  jusque  dans  l'infini, 
et  contemplait,  détachée  de  ses  sens,  Pordre  j.mimiable  de  l'uni- 
vers. Mais  lorsque  ensuite,  rendu  à  lui-même  et  rentrant  dans 
son  cœur,  il  pensait  qu'Astarté  était  peut-être  morte  pour  lui,:-' 
l'univers  disparaissait  à  ses  yeux,  et  il  ne  voyait  dans  la  nature 
entière  qu'Astarté   mourante  et  Zadig  infortuné. 

Comme  il  se  livrait  à  ce  flux  et  à  ce  reflux  de  philosophie  su- 
blime et  de  douleur  accablante,  il  avançait  vers  les  frontières  do 
l'Egypte  ;  et  déjà  son  domestique  fidèle  était  dans  la  première  bour- 
gade, où  il  lui  cherchait  un  logement.  Zadig  cependant  se  pro- 
menait vers  les  jardins  qui  bordaient  ce  village.  Il  vit,  non  loin  du 
grand  chemin,  une  femme  éplorée  qui  appelait  le  ciel  et  la  terre 
à  son  secours,  et  un  homme  furieux  qui  la  suivait.  Elle  était  déjà 
atteinte  par  lui,  elle  embrassait  ses  genoux.  Cet  homme  l'accablait 
de  coups  et  de  reproches.  Il  jugea,  à  la  violence  de  l'Égyptien  et 
aux  pardons  réitérés  que  lui  demandait  la  dame,  que  l'un  était  un 
jaloux,  et  l'autre  une  infidèle  ;  mais  quand  il  eut  considéré  cette 
femme,  qui  était  d'une  beauté  touchante,  et  qui  même  ressem- 
blait un  peu  à  la  malheureuse  Astarté,  il  se  sentit  pénétré  de  com- 
passion pour  elle,  et  d'horreur  pour  l'Égyptien.  «  Secourez-moi, 
s'écria-t-elle  à  Zadig  avec  des  sanglots  :  tirez-moi  des  mains  du 
plus  barbare  des  hommes,  sauvez-moi  la  vie  !  » 

A  ces  cris,  Zadig  courut  se  jeter  entre  elle  et  ce  barbare.  Il  avait 
quelque  connaissance  de  la  langue  égyptienne.  Il  lui  dit  en  cette 
langue:  «  Si  vous  avez  quelque  humanité,  je  vous  conjure  de  res- 
pecter la  beauté  et  la  faiblesse.  Pouvez-vous  outrager  ainsi  un 
€hef-d'œuvre  de  la  nature,  qui  est  à  vos  pieds,  et  qui  n'a  pour  sa 
défense  que  des  larmes?  —  Ah  !  ah  !  lui  dit  cet  emporté,  tu  l'aimes 
donc  aussi!  et  c'est  de  toi  qu'il  faut  que  je  me  venge.  »  En  disant 
ces  paroles,  il  laisse  la  dame,  qu'il  tenait  d'une  main  par  les  che- 
veux, et,  prenant  sa  lance,  il  veut  en  percer  l'étranger.  Celui-ci, 
qui  était  de  sang-froid,  évita  aisément  le  coup  d'un  furieux.  Il 
se  saisit  de  la  lance  près  du  fer  dont  elle  est  armée.  L'un  veut 
la  retirer,  l'autre  l'arracher.  Elle  se  brise  entre  leurs  mains. 
L'Égyptien  tire  son  épée;  Zadig  s'arme  de  la  sienne.  Ils  s'attaquent 
l'un  l'autre.  Celui-là  porte  cents  coups  précipités  ;  celui-ci  les 
pare  avec  adresse.  La  dame,  assise  sur  _un__gazon ,  rajuste  sa 
coiffure,  et  les  regarde^  L'Égyptien  était  plus  robusî(ë~qnê~sôn 
adversaire,  Zadig  était  plus  adroit.  Celui-ci  se  battait  en  homme 
dont  la  tête  conduisait  le  bras,  et  celui-là  comme  un  emporté 
dont  une  colère  aveugle  guidait  les  mouvements  au  hasard. 


36  ZADIG,    HISTOIRE    ORIENTALE. 

Zadig, passe  à  lui,  et  le  désarme;  et  tandis  que  l'Égyptien,  devenu 
plus  furieux,  veut  se  jeter  sur  lui,  il  le  saisit,  le  presse,  le  fait 
tomber  en  lui  tenant  l'épée  sur  la  poitrine  ;  il  lui  offre  de  lui 
donner  la  vie.  L'Égyptien,  hors  de  lui,  tire  son  poignard  ;  il  en 
blesse  Zadig  dans  le  temps  même  que  le  vainqueur  lui  pardon- 
nait. Zadig,  indigné,  lui  plonge  son  épée  dans  le  sein.  L'Égyptien 
jette  un  cri  horrible,  et  meurt  en  se  débattant. 

Zadig  alors  s'avança  vers  la  dame,  et  lui  dit  d'une  voix  sou- 
mise :  «  Il  m'a  forcé  de  le  tuer  :  je  vous  ai  vengée  ;  vous  êtes  déli- 
vrée de  l'homme  le  plus  violent  que  j'aie  jamais  vu.  Que  voulez-vous 
maintenantdemoi,  madame? — Que  tu  meures,  scélérat,  lui  répon- 
dit-elle ;  que  tu  meures!  tu  as  tué  mon  amant  ;  je  voudrais  pouvoir 
déchirer  ton  cœur.  —  En  vérité,  madame,  vous  aviez  là  un  étrange 
homme  pour  amant,  lui  répondit  Zadig  ;  il  vous  battait  de  toutes  ses 
forces,  et  il  voulait  m'arracher  la  vie  parce  que  vous  m'avez  con- 
juré de  vous  secourir.  —  Je  voudrais  qu'il  me  battît  encore, 
reprit  la  dame  en  poussant  des  cris.  Je  le  méritais  bien,  je  lui 
avais  donné  de  la  jalousie.  Plût  au  ciel  qu'il  me  battit,  et  que  tu 
fusses  à  sa  place  !  »  Zadig,  plus  surpris  et  plus  en  colère  qu'il  ne 
l'avait  été  de  sa  vie,  lui  dit  :  u  Madame,  toute  belle  que  vous  êtes, 
vous  mériteriez  que  je  vous  battisse  à  mon  tour,  tant  vous  êtes 
extravagante  ;  mais  je  n'en  prendrai  pas  la  peine  i.  »  Là-dessus  il 
remonta  sur  son  chameau,  et  avança  vers  le  bourg.  A  peine  avait- 
il  fait  quelques  pas  qu'il  se  retourne  au  bruit  que  faisaient  quatre 
\  S  courriers  de  Babylone.  Ils  venaient  à  toute  bride.  L'un  d'eux,  en 
voyant  cette  femme,  s'écria:  «  C'est  elle-même  !  elle  ressemble  au 
portrait  qu'on  nous  en  a  fait.  »  Ils  ne  s'embarrassèrent  pas  du 
mort,  et  se  saisirent  incontinent  de  la  dame.  Elle  ne  cessait  de 
crier  à  Zadig  :  «  Secourez-moi  encore  une  fois,  étranger  géné- 

^^reux!  je  vous  demande  pardon  de  m'être  plainte  de  vous  :  secourez- 
moi,  et  je  suis  à  vous  jusqu'au  tombeau  !  »  L'envie  avait  passé  à 
Zadig  de  se  battre  désormais  pour  elle.  «  A  d'autres!  répondit-il  ; 
vous  ne  m'y  attraperez  plus.  » 
^      D'ailleurs  il  était  blessé,  son  sang  coulait,  il  avait  besoin  de 

*3)^vSecours  ;  et  la  vue  des  quatre  habyloniens,  i)robablement  en- 
voyés par  le  roi  Moabdar,  le  remplissait  d'inquiétude.  Il  s'avance 
en  bute  vers  le  village,  n'imaginant  pas  pourquoi  quatre  cour- 
riers de  Babylone  venaient  prendre  cette  Égyptienne,  mais  encore 
plus  étonné  du  caractère  de  cette  dame. 


1.  C'est  une  scène  analogue  à  celle  de  Sganarelle,  Martine  et  M.  Robert. dans 
le  Médecin  malijré  lui. 


CHAIMTRE    X.  57 

CHAPITRE    X. 

l'esclavage. 

Comme  il  entrait  dans  Ja  bourgade  égyptienne,  il  se  vit  entouré 
par  le  peuple.  Chacun  criait  :  «  Voilà  celui  qui  a  enlevé  la  i)elle 
Missoiif,  et  qui  vient  d'assassiner  Clétofis!  —  Messieurs,  dit-il, 
Dieu  me  préserve  d'enlever  jamais  votre  belle  Missouf  !  elle  est 
trop  capricieuse  ;  et,  à  l'égard  de  Clétofis,  je  ne  l'ai  point  assassiné  : 
je  me  suis  défendu  seulement  contre  lui.  Il  voulait  me  tuer,  parce 
que  je  lui  avais  demandé  très-liumblement  grâce  pour  la  belle 
Missouf,  qu'il  battait  impitoyablement.  Je  suis  un  étranger  qui 
vient  chercher  un  asile  dans  l'Egypte;  et  il  n'y  a  pas  d'apparence 
qu'en  venant  demander  votre  protection  j'aie  commencé  par  /  6 
enlever  une  femme,  et  par  assassiner  un  homme.  » 

Les  Égyptiens  étaient  alors  justes  et  humains.  Le  peuple  con- 
duisit Zadig  à  la  maison  de  ville.  On  commença  par  le  faire  panser 
de  sa  blessure,  et  ensuite  on  l'interrogea,  lui  et  son  domestique 
séparément,  pour  savoir  la  vérité.  On  reconnut  que  Zadig  n'était 
point  un  assassin:  mais  il  était  coupable  du  sang  d'un  homme: 
la  loi  le  condamnait  à  être  esclave.  On  vendit  au  profit  de  la  bour-^ 
gade  ses  deux  chameaux;  on  distribua  aux  habitants  tout  l'or 
qu'il  avait  apporté  ;  sa  personne  fut  exposée  en  vente  dans  la  place 
publique,  ainsi  que  celle  de  son  compagnon  de  voyage.  Un  mar- 
chand arabe,  nommé  Sétoc,  y  mit  l'enchère;  mais  le  valet,  plus 
propre  à  la  fatigue,  fut  vendu  bien  plus  chèrement  que  le  maître. 
On  ne  faisait  pas  de  comparaison  entre  ces  deux  hommes.  Zadig 
fut  donc  esclave  subordonné  à  son  valet  :  ou  les  attacha  ensemble 
avec  une  chaîne  qu'on  leur  passa  aux  pieds,  et  en  cet  état  ils  , 
suivirent  le  marchand  arabe  dans  sa  maison.  Zadig,  en  chemin, 
consolait  son  domestique,  et  l'exhortait  à  la  patience;  mais,  selon 
sa  coutume,  il  faisait  des  réflexions  sur  la  vie  humaine.  «  Je  vois, 
lui  disait-il,  que  les  malheurs  de  ma  destinée  se  répandent  sur 
la  tienne.  Tout  m'a  tourné  jusqu'ici  d'une  façon  bien  étrange. 
J'ai  été  condamné  à  l'amende  pour  avoir  vu  passer  une  chienne  ;") 
j'ai  pensé  être  empalé  pour  un  griffon  ;  j'ai  été  envoyé  au  supplice\ 
parce  que  j'avais  fait  des  vers  à  la  louange  du  roi  ;  j'ai  été  sur  le  .' 
point  d'être  étranglé  parce  que  la  reine  avait  des  rubans  jaunes, 
et  me  voici  esclave  avec  toi  parce  qu'un  brutal  a  battu  sa  raaî-  !".J^ 
tresse.  Allons,  ne  perdons  point  courage  ;  tout  ceci  finira  peut-  \ 


o8  ZADIG,    HISTOIRE    ORIENTALE. 

,être  ;  il  faut  hien  que  les  marchands  arabes  aient  des  esclaves  ;  et 
pourquoi  ne  le  serais-je  pas  comme  un  autre,  puisque  je  suis 
homme  comme  un  autre?  Ce  marchand  ne  sera  pas  impitoyable  ; 
'  il  faut  qu'il  traite  bien  ses  esclaves,  s'il  en  veut  tirer  des  services.  » 
Il  parlait  ainsi,  et  dans  le  fond  de  son  cœur  il  était  occupé  du 
sort  de  la  reine  de  Babylone. 

Sétoc,  le  marchand,  partit  deux  jours  après  pour  l'Arabie 
déserte  avec  ses  esclaves  et  ses  chameaux.  Sa  tribu  habitait  vers 
le  désert  d'Horeb,  Le  chemin  fut  long  et  pénible.  Sétoc,  dans  la 
•route,  faisait  bien  plus  de  cas  du  valet  que  du  maître,  parce  que  le 
premier  chargeait  bien  mieux  les  chameaux  ;  et  toutes  les  petites 
distinctions  furent  pour  lui. 

Un  chameau  mourut  à  deux  journées  d'Horeb  :  on  répartit  sa 
charge  sur  le  dos  de  chacun  des  serviteurs  ;  Zadig  en  eut  sa  part. 
Sétoc  se  mit  à  rire  en  voyant  tous  ses  esclaves  marcher  courbés. 
Zadig  prit  la  liberté  de  lui  en  expliquer  la  raison ,  et  lui  apprit 
les  lois  de  l'équilibre.  Le  marchand,  étonné,  commença  à  le  regar- 
der d'un  autre  œil.  Zadig,  voyant  qu'il  avait  excité  sa  curiosité, 
la  redoubla  en  lui  apprenant  beaucoup  de  choses  qui  n'étaient 
point  étrangères  à  son  commerce;  les  pesanteurs  spécifiques  des 
métaux  et  des  denrées  sous  un  volume  égal  ;  les  propriétés  de  plu- 
sieurs animaux  utiles  ;  le  moyen  de  rendre  tels  ceux  qui  ne  l'étaient 
pas  ;  enfin  il  lui  parut  un  sage.  Sétoc  lui  donna  la  préférence  sur 
son  camarade,  qu'il  avait  tant  estimé.  Il  le  traita  bien,  et  n'eut 
pas  sujet  de  s'en  repentir. 

Arrivé  dans  sa  tribu,  Sétoc  commença  par  redemander  cinq 
cents  onces  d'argent  à  un  Hébreu  auquel  il  les  avait  prêtées  en 
présence  de  deux  témoins  ;  mais  ces  deux  témoins  étaient  morts, 
et  l'Hébreu,  ne  pouvant  être  convaincu,  s'appropriait  l'argent  du 
marchand,  en  remerciant  Dieu  de  ce  qu'il  lui  avait  donné  le 
moyen  de  tromper  un  Arabe.  Sétoc  confia  sa  peine  à  Zadig,  qui 
était  devenu  son  conseil.  «  En  quel  endroit,  demanda  Zadig,  prê- 
tâtes-vous  vos  cinq  cents  onces  à  cet  infidèle? —  Sur  une  large 
pierre,  répondit  le  marchand,  qui  est  auprès  du  mont  Horeb,  — 
Quel  est  le  caractère  de  votre  débiteur?  dit  Zadig  —  Celui  d'un 
fripon,  reprit  Sétoc.  —  Mais  je  vous  demande  si  c'est  un  homme 
vif  ou  flegmatique,  avisé  ou  imprudent,  —  C'est  de  tous  les  mau- 
vais payeurs,  dit  Sétoc,  le  plus  vif  que  je  connaisse.  —  Eh  bien  ! 
insista  Zadig,  permettez  que  je  plaide  voire  cause  devant  le  juge.  » 
En  efl'et  il  cita  l'Hébreu  au  tribunal,  et  il  parla  ainsi  au  juge  : 
«  Oreiller  du  trône  d'équité,  je  viens  redemander  à  cet  homme,  au 
nom  de  mon  maître,  cinq  cents  onces  d'argent  qu'il  ne  veut  pas 


CHAPITRE    XI.  59 

rendre.  — Avez-voiis  dos  témoins?  dit  le  juge.  —  \on,  ils  sont  morts  ; 
mais  il  reste  une  large  pierre  sur  laquelle  l'argent  fut  compté  ;  et 
s'il  plaît  à  Votre  Grandeur  d'ordonner  qu'on  aille  chercher  la 
pierre,  j'espère  qu'elle  portera  témoignage;  nous  resterons  ici, 
l'Hébreu  et  moi,  en  attendant  que  la  pierre  vienne;  je  l'enverrai 
chercher  aux  dépens  de  Sétoc ,  mon  maître.  —  Très-volontiers , 
répondit  le  juge  ;  »  et  il  se  mit  à  expédier  d'antres  affaires. 

A  la  fin  de  l'audience  :  «  Eh  bien!  dit-il  à  Zadig,  votre  pierre 
n'est  pas  encore  venue?  »  L'Hébreu,  en  riant,  répondit  :  «  Votre 
Grandeur  resterait  ici  jusqu'à  demain  que  la  pierre  ne  serait  pas 
encore  arrivée;  elle  est  à  plus  de  six  milles  d'ici,  et  il  faudrait 
quinze  hommes  pour  la  remuer.  —  Eh  bien  !  s'écria  Zadig.  je  vous 
avais  bien  dit  que  la  pierre  porterait  témoignage  ;  puisque  cet 
homme  sait  où  elle  est,  il  avoue  donc  que  c'est  sur  elle  que  l'ar- 
gent fut  compté.  »  L'Hébreu,  déconcerté,  fut  bientôt  contraint  de  ' 
tout  avouer.  Le  juge  ordonna  qu'il  serait  lié  à  la  pierre,  sans 
boire  ni  manger,  jusqu'à  ce  qu'il  eût  rendu  les  cinq  cents  onces, 
qui  furent  bientôt  payées. 

L'esclave  Zadig  et  la  pierre  furent  en  grande  recommandation 
dans  l'Arabie.  a.  û» 

CHAPITRE   XI. 

LE     BICHER. 

Sétoc,  enchanté,  fit  de  son  esclave  son  ami  intime.  H  ne  pou- 
vait pas  plus  se  passer  de  lui  qu'avait  fait  le  roi  de  Babylone  ;  et 
Zadig  fut  heureux  que  Sétoc  n'eût  point  de  femme.  Il  découvrait 
dans  son  maître  un  naturel  porté  au  bien,  beaucoup  de  droiture 
et  de  bon  sens.  Il  fut  fâché  de  voir  qu'il  adorait  l'armée  céleste,  % 
c'est-à-dire  le  soleil,  la  lune,  et  les  étoiles,  selon  l'ancien  usage 
d'Arabie.  Il  lui  en  parlait  quelquefois  avec  beaucoup  de  discré- 
tion. Enfin  il  lui  dit  que  c'étaient  des  corps  comme  les  autres, 
qui  ne  méritaient  pas  plus  son  hommage  qu'un  arbre  ou  un 
rocher.  «  Mais,  disait  Sétoc,  ce  sont  des  êtres  éternels  dont  nous 
tirons  tous  nos  avantages  ;  ils  animent  la  nature  ;  ils  règlent  les 
saisons;  ils  sont  d'ailleurs  si  loin  de  nous  qu'on  ne  peut  pas 
s'empêcher  de  les  révérer.  —  Vous  recevez  plus  d'avantages, 
répondit  Zadig,  des  eaux  de  la  mer  Rouge,  qui  porte  vos  mar- 
chandises aux  Indes.  Pourquoi  ne  serait-elle  pas  aussi  ancienne 
que  les  étoiles?  Et  si  vous  adorez  ce  qui  est  éloigné  de  vous, 
vous  devez  adorer  la  terre  des  Gangarides,  qui  est  aux  extré- 


60  ZADIG,    HISTOIRE    ORIENTALE. 

mités  du  monde.  —  Non,  disait  Sétoc,  les  étoiles  sont  trop 
brillantes  pour  que  je  ne  les  adore  pas.  »  Le  soir  venu,  Zadig 
alluma  un  grand  nombre  de  flambeaux  dans  la  tente  où  il 
devait  souper  avec  Sétoc  ;  et  dès  que  son  patron  parut,  il  se  jeta 

/,"  à  genoux  devant  ces  cires  allumées,  et  leur  dit  :  ((  Éternelles  et 
brillantes  clartés,  soyez-moi  toujours  propices!  »  Ayant  proféré 
ces  paroles,  il  se  mit  à  table  sans  regarder  Sétoc.  a  Que  faites- 
vous  donc?  lui  dit  Sétoc  étonné.  —  Je  fais  comme  vous,  répondit 
Zadig;  j'adore  ces  chandelles,  et  je  néglige  leur  maître  et  le 

I  D  mien.  »  Sétoc  comprit  le  sens  profond  de  c«t  apologue.  La  sa- 
gesse de  son  esclave  entra  dans  son  âme;  il  ne  prodigua  plus 
son  encens  aux  créatures,  et  adora  l'Être  éternel  qui  les  a  faites. 
Il  y  avait  alors  dans  l'Arabie  une  coutume  alï'reuse,  venue 
originairement  de  Scytliie,  et  qui,  s'étant  établie  dans  les  Indes 
par  le  crédit  des  braclimanes,  menaçait  d'envahir  tout  l'Orient. 
Lorsqu'un  homme  marié  était  mort,  et  que  sa  femme  bien-aimée 
voulait  être  sainte,  elle  se  brûlait  en  public  sur  le  corps  de  son 
mari.  C'était  une  fête  solennelle  qui  s'appelait  le  bûcher  du  veu- 
vage. La  tribu  dans  laquelle  il  y  avait  eu  le  plus  de  femmes 

.^t>brûlées  était  la  plus  considérée.  Un  Arabe  de  la  tribu  de  Sétoc 
étant  mort,  sa  veuve,  nommée  Almona,  qui  était  fort  dévote,  fît 
savoir  le  jour  et  l'heure  où  elle  se  jetterait  dans  le  feu  au  son  des 
tambours  et  des  trompettes.  Zadig  remontra  à  Sétoc  combien 
cette  horrible  coutume  était  conti'aire  au  bien  du  genre  humain  : 
qîTon  laissait  brûler  tous  les  jours  de  jeunes  veuves  qui  pou- 
vaient donner  des  enfants  à  l'État,  ou  du  moins  élever  les  leurs  ; 
et  il  le  fît  convenir  qu'il  fallait,  si  on  pouvait,  abolir  un  usage  si 
barbare.  Sétoc  répondit  :  «  Il  y  a  plus  de  mille  ans  que  les 
femmes  sont  en  possesssion  de  se  brûler.  Qui  de  nous  osera 

a '^changer  une  loi  que  le  temps  a  consacrée?  Y  a-t-il  rien  de  plus 
\  respectable  qu'un  ancien  abus  ?  —  La  raison  est  plus  ancienne, 
'  reprit  Zadig.  Parlez  aux  chefs  des  tribus,  et  je  vais  trouver  la 
jeune  veuve.  » 

11  se  fit  présenter  à  elle  ;  et  après  s'être  insinué  dans  son  esprit 
par  des  louanges  sur  sa  beauté,  après  lui  avoir  ditcomhien  c'était 
dommage  de  mettre  au  feu  tant  de  charmes,  il  la  loua  encore 
sur  sa  constance  et  sur  son  courage.  ((  Vous  aimiez  donc  prodi- 
gieusement votre  mari  ?  lui  dit-il.  —  Moi  ?  point  du  tout,  répondit 
la  dame  arabe.  C'était  un  brutal,  un  jaloux,  un  homme  insup- 
portable ;  mais  je  suis  fermement  résolue  de  me  jeter  sur  son 
bûcher.  ~  Il  faut,  dit  Zadig,  qu'il  y  ait  apparemment  un  plaisir 
bien  délicieux  à  être  brûlée  vive.  —  Ah!  cela  fait  frémir  la  nature, 


CHAPITRE    XII.  61 

dit  la  dame  ;  mais  il  faut  en  passer  par  là.  Je  suis  dévote  ;  je  serais 
perdue  de  réputation,  et  tout  le  monde  se  moquerait  de  moi  si  je 
ne  me  brûlais  pas.  »  Zadig,  l'ayant  fait  convenir  qu'elle  se  brûlait 
pour  les  autres  et  par  vanité,  lui  parla  longtemps  d'une  manière 
à  lui  faire  aimer  un  peu  la  vie,  et  parvint  même  à  lui  inspirer 
quelque  bienveillance  pour  celui  qui  lui  parlait,  a  Que  feriez- 
vous  enfin,  lui  dit-il,  si  la  vanité  de  vous  brûler  ne  vous  tenait 
pas?  —  Hélas  !  dit  la  dame,  je  crois  que  je  vous  prierais  de  m'é- 
pouser.  » 

Zadig  était  trop  rempli  de  l'idée  d'Astarté  pour  ne  pas  éluder 
cette  déclaration  ;  mais  il  alla  dans  l'instant  trouver  les  chefs  des 
tribus,  leur  dit  ce  qui  s'était  passé,  et  leur  conseilla  de  faire  une 
loi  par  laquelle  il  ne  serait  permis  à  une  veuve  de  se  brûler  qu'a- 
près avoir  entretenu  un  jeune  homme  tête  à  tête  pendant  une 
heure  entière.  Depuis  ce  temps,  aucune  dame  ne  se  brûla  en 
Arabie.  On  eut  au  seul  Zadig  l'obhgation  d'avoir  détruit  en  un 
jour  une  coutume  si  cruelle,  qui  durait  depuis  tant  de  siècles.  Il 
était  donc  le  bienfaiteur  de  l'Arabie, 


CHAPITRE    XII  ^ 

LE     SOIPER. 

Sétoc,  qui  ne  pouvait  se  séparer  de  cet  homme  en  qui  habitait 
la  sagesse,  le  mena  à  la  grande  foire  de  Bassora,  où  devaient  se 
rendre  les  plus  grands  négociants  de  la  terre  habitable.  Ce  fut 
pour  Zadig  une  consolation  sensible  de  voir  tant  d'hommes  de 
diverses  contrées  réunis  dans  la  même  place.  Il  lui  paraissait 
que  l'univers  était  une  grande  famille  qui  se  rassemblait  à  Bassora. 
Il  se  trouva  à  table,  dès  le  second  jour, avec  un  Égyptien,  un  Indien 
gangaride,  un  habitant  du  Cathay,  un  Grec,  un  Celte,  et  plusieurs 
autres  étrangers  qui,  dans  leurs  fréquents  voyages  vers  le  golfe 
Arabique,  avaient  appris  assez  d'arabe  pour  se  faire  entendre, 
L'Égyptien  paraissait  fort  en  colère.  «  Quel  abominable  pays  que 
Bassora  !  disait-il  ;  on  m'y  refuse  mille  onces  d'or  sur  le  meilleur 
effet  du  monde.  —  Comment  donc,  dit  Sétoc  •  sur  quel  effet  vous 
a-t-on  refusé  cette  somme?  —  Sur  le  corps  de  ma  tante,  répondit 
l'Égyptien  ;  c'était  la  plus  brave  femme  d'Egypte.  Elle  m'accom- 


1.  Ce  chapitre  ne  se  trouvait  pas  dans  cette  histoire  lorsqu'elle  était  intitulée 
Memnon,  en  1717.  ;g.  A.) 


62  ZADIG,    HISTOIRE    ORIENTALE. 

pagnait  toujours;  elle  est  morte  en  chemin  :  j'en  ai  fait  une  des 
plus  belles  nomies  que  nous  ayons;  et  je  trouverais  dans  mon 
pays  tout  ce  que  je  voudrais  en  la  mettaiit_en  gage.  Il  est  bien 
étrange  qu'on  ne  veuille  pas  seulement  me  donner  ici  mille  onces 

'  d'or  sur  un  elTet  si  solide.  »  Tout  en  se  courrouçant,  il  était  prêt 

de  manger  d'une  excellente  poule  bouillie,  quand  l'Indien,  le 

prenant  par  la  main,  s'écria  avec  douleur  :  «  Ah  !  qu'allez-vous 

ffeire?  —  Manger  de  cette  poule,  dit  l'homme  à  la  momie.  —  Gar- 

jdez-vous-en  bien,  dit  le  Gangaride;  il  se  pourrait  faire  que  l'âme 
de  la  défunte  fût  passée  dans  le  corps  de  cette  poule,  et  vous  ne 
voudriez  pas  vous  exposer  à  manger  votre  tante.  Faire  cuire  des 
poules,  c'est  outrager  manifestement  la  nature.  —  Que  voulez- 
vous  dire  avec  votre  nature  et  vos  poules?  reprit  le  colérique 
Égyptien  ;  nous  adorons  un  bœuf,  et  nous  en  mangeons  bien.  — 

<*Vous  adorez  un  bœuf!  est-il  possible?  dit  l'homme  du  Gange.  — 
Il  n'y  a  rien  de  si  possible,  repartit  l'autre;  il  y  a  cent  trente-cinq 
mille  ans  que  nous  en  usons  ainsi,  et  personne  parmi  nous  n'y 
trouve  à  redire.  -7-  Ah  !  cent  trente-cinq  mille  ans  !  dit  l'Indien,  ce 
compte  est  un  peu  exagéré  ;  il  n'y  en  a  que  quatre-vingt  mille  que 
l'Inde  est  peuplée,  et  assurément  nous  sommes  vos  anciens;  et 
Brama  nous  avait  défendu  de  manger  des  bœiifs  avant  que  vous 
vous  fussiez  avisés  de  les  mettre  sur  les  autels  et  à  la  broche.  — 
Voilà  un  plaisant  animal  que  votre  Crama,  pour  le  comparer  à 
Apis  !  dit  l'Égyptien  ;  qu'a  donc  fait  votre  Brama  de  si  beau?  »  Le 

',  bramin  répondit  :  «  C'est  lui  qui  a  appris  aux  hommes  à  lire  et  à 
écrire,  et  à  qui  toute  la  terre  doit  le  jeu  des  échecs.  —  Vous  vous 
trompez,  dit  un  Ghaldéen  qui  était  auprès  de  lui  ;  c'est  le  poisson 
Oannès  à  qui  on  doit  de  si  grands  bienfaits,  et  il  est  juste  de  ne 
rendre  qu'à  lui  ses  hommages.  Tout  le  monde  vous  dira  que  c'était 
un  être  divin,  qu'il  avait  la  queue  dorée,  avec  une  belle  tête 
d'homme,  et  qu'il  sortait  de  l'eau  pour  venir  prêcher  à  terre  trois 
heures  par  jour.  Il  eut  plusieurs  enfants  qui  furent  tous  rois, 
comme  chacun  sait.  J'ai  son  portrait  chez  moi,  que  je  révère 
comme  je  le  dois.  On  peut  manger  du  bœuf  tant  qu'on  veut;  mais 
c'est  assurément  une  très-grande  impiété  de  faire  cuire  du  pois- 
son ;  d'ailleurs  vous  êtes  tous  deux  d'une  origine  trop  peu  noble 
et  trop  récente  pour  me  rien  disputer.  La  nation  égyptienne  ne 
compte  que  cent  trente-cinq  mille  ans,  et  les  Indiens  ne  se  van- 
tent que  de  quatre-vingt  mille,  tandis  que  nous  avons  des  alma- 

'  naclis  de  quatre  mille  siècles.  Croyez-moi,  renoncez  à  vos  folies, 
et  je  vous  donnerai  à  chacun  un  beau  portrait  d'Oannès.  » 
L'homme  de  Cambalu,  prenant  la  parole,  dit  :  u  Je  respecte 


CIIAPITHE    XII.  63 

Tort  les  Égyptiens,  les  Clialdéens,  les  Grecs,  les  Celtes,  Jjrama,  le 
bœuf  Apis,  le  beau  poisson  Oannès;  mais  peut-être  que  le  Li  ou 
le  Tiens  comme  on  voudra  l'appeler,  vaut  bien  les  bœufs  et  les 
poissons.  Je  ne  dirai  rien  de  mon  pays  ;  il  est  aussi  grand  que  la 
terre  d'Egypte,  la  Cbaldée,  et  les  Indes  ensemble.  Je  ne  dispute/^ 
pas  d'antiquité,  parce  qu'il  suffit  d'être  heureux,  et  que  c'est  fort 
peu  de  chose  d'être  ancien  ;  mais,  s"il  fallait  parler  d'almanachs, 
je  dirais  que  toute  l'Asie  prend  les  nôtres,  et  que  nous  eu  avions 
de  fort  bons  avant  qu'on  sût  l'arithmétique  en  Cbaldée. —  Vous 
êtes  de  grands  ignorants  tous  tant  que  vous  êtes  !  s'écria  le  IC> 
Grec  ;  est-ce  que  vous  ne  savez  *pas  que  le  chaos  est  le  père  de 
tout,  et  que  la  forme  et  la  matière  ont  mis  le  monde  dans  l'état 
où  il  est?  » 

Ce  Grec  parla  longtemps;  mais  il  fut  enfin  interrompu  par 
le  Celte,  qui,  ayant  beaucoup  bu  pendant  qu'on  disputait,  se/-^ 
crut  alors  plus  savant  que  tous  les  autres,  et   dit  en  jurant 
qu'il  n'y  avait  que  Teutath  et  le  gui  de  chêne  qui  valussent  la 
peine  qu'on  en  parlât;  que,  pour  lui,  il  avait  toujours  du  gui 
dans  sa  poche;  que  les  Scythes,  ses  ancêtres,  étaient  les  seules 
gens  de  bien  qui  eussent  jamais  été  au  monde  ;  qu'ils  avaient,  à  : 
la  vérité,  quelquefois  mangé  des  hommes,  mais  que  cela  n'em- 
pêchait pas  qu'on  ne  dût  avoir  beaucoup  de  respect  pour  sa 
nation;  et  qu'enfin,  si  quelqu'un  parlait  mal  de  Teutath,  il  lui 
apprendrait  à  vivre.  La  querelle  s'échauffa  pour  lors,  et  Sétoc  vit 
le  moment  où  la  table  allait  être  ensanglantée.  Zadig,  qui  avait-i 
gardé  le.  silence  pendant  toute  la   dispute,  se  leva  enfin  :  il/ 
s'adressa  d'abord  au  Celte,  comme  au  plus  furieux;  il  lui  dit  qu'il/ 
avait  raison,   et  lui  demanda  du  gui;  il  loua  le  Grec  sur  soin 
éloquence,  et  adoucit  tous  les  esprits  échauffés.  Il  ne  dit  que  très- 
peu  de  chose  à  l'homme  du  Cathay,  parce  qu'il  avait  été  le  plus  ^.2> 
raisonnable  de  tous.  Ensuite  il  leur  dit  :  «  Mes  amis,  vous  alliez 
vous  quereller  pour  rien,  car  vous  êtes  tous  du  même  avis.  »  A 
ce  mot,  ils  se  récrièrent  tous.  «  N'est-il  pas  vrai,  dit-il  au  Celte, 
que  vous  n'adorez  pas  ce  gui,  mais  celui  qui  a  fait  le  gui  et  le 
chêne?  —  Assurément,  répondit  le  Celte.  —  Et  vous,  monsieur 
l'Égyptien,  vous  révérez  apparemment  dans  un  certain  bœuf  celui 
qui  vous  a  donné  les  bœufs?  —  Oui,  dit  l'Égyptien,  —  Le  poisson 
Oannès,  coutinua-t-il,  doit  céder  à  celui  qui  a  fait  la  mer  et  les 
poissons.  —  D'accord,  dit  le  Chaldéen.  —  L'Indien,  ajouta-t-il, 

1.  Mots  chinois  qui  signifient  proprement  :  //,  la  lumière  naturelle,  la  raison; 
et  tien,  le  ciel;  et  qui  signifient  au^si  Dieu.  {Xote  de  Voltaire.) 


64  ZADIG,    HISTOIRE   ORIENTALE. 

et  le  Cathayen,  reconnaissent  comme  vous  un  premier  principe  ; 

f  je  n'ai  pas  trop  bien  compris  les  choses  admirables  que  le  Grec 

\  a  dites,  mais  je  suis  sûr  qu'il  admet  aussi  un  Être  supérieur,  de  qui 

Ma  forme  et  la  matière  dépendent.  »  Le  Grec,  qu'on  admirait,  dit 

c  qiie  Zadig  avait  très-bien  pris  sa  pensée,  «  Vous,  êtes  donc  tous  de 

même  avis,  répliqua  Zadig,  et  il  n'y  a  pas  là  dequoisequereHer.  » 

Tout  le  monde  l'embrassa.  Sétoc,  après  avoir  vendu  fort  cher  ses 

denrées,  reconduisit  son  ami  Zadig  dans  sa  tribu.  Zadig  apprit  en 

arrivant  qu'on  lui  avait  fait  son  procès  en  son  absence,  et  qu'il 

j-^  allait  être  brûlé  à  petit  feu. 


CHAPITRE    Xlir. 

LE     RENDEZ-VOUS. 

Pendant  son  voyage  à  Bassora,  les  prêtres  des  étoiles  avaient 
résolu  de  le  punir.  Les  pierreries  et  les  ornements  des  jeunes 
veuves  qu'ils  envoyaient  au  bûcher  leur  appartenaient  de  droit; 
c'était  bien  le  moins  qu'ils  fissent  brûlerZadig  pour  le  mauvais  tour 

'  r  qu'il  leur  avait  joué.  Ils  accusèrent  donc  Zadig  d'avoir  des  senti- 
ments erronés  sur  l'armée  céleste;  ils  déposèrent  contre  lui,  et 
jurèrent  qu'ils  lui  avaient  entendu  dire  que  les  étoiles  ne  se  cou- 
chaient pas  dans  la  mer.  Ce  blasphème  effroyable  fit  frémir  les 
juges  ;  ils  furent  prêts  de  déchirer  leurs  vêtements,  quand  ils 

'\Couïrent  ces  paroles  impies,  et  ils  l'auraient  fait,  sans  doute,  si 
Zadig  avait  eu  de  quoi  les  payer;  mais,  dans  l'excès  de  leur  dou- 
leur, ils  se  contentèrent  de  le  condamner  à  être  brûlé  à  petit  feu. 
Sétoc,  désespéré,  employa  en  vain  son  crédit  pour  sauver  son 
ami  ;  il  fut  bientôt  obligé  de  se  taire.  La  jeune  veuve  Almona, 

\((\m  avait  pris  beaucoup  de  goût  à  la  vie,  et  qui  en  avait  obligation 
à  Zadig,  résolut  de  le  tirer  du  bûcher,  dont  il  lui  avait  fait  con- 
naître l'abus.  Elle  roula  son  dessein  dans  sa  tête,  sans  en  parler 
à  personne.  Zadig  devait  être  exécuté  le  lendemain;  elle  n'avait 
que  la  nuit  pour  le  sauver  :  voici  comme  elle  s'y  prit  en  femme 

JtjChari table  et  prudente. 

Elle  se  parfuma  ;  elle  releva  sa  beauté  par  l'ajustement  le  plus 
riche  et  le  plus  galant,  et  alla  demander  une  audience  secrète 
au  chef  des  prêtres  des  étoiles.  Quand  elle  fut  devant  ce  vieillard 
vénérable,  elle  lui  parla  en  ces  ternies  :  «  Fils  aîné  de  la  grande 

-,  t  Ourse,  frère  du  Taureau,  cousin  du  grand  Chien  (c'étaient  les 

1.  Ce  chapitre  est  df  la  mriiic  date  (jik'  les  précédents. 


CHAPITRE    XIII.  65 

titres  de  ce  pontife),  je  viens  tous  confier  mes  scrupules.  J'ai 
bien  peur  d'avoir  commis  un  péché  énorme  en  ne  me  brûlant 
pas  dans  le  bi'iclier  de  mon  cher  mari.  En  effet  qu'avais-je  à  con- 
server ?  une  chair  périssable,  et  qui  est  déjà  toute  flétrie.  »  En 
disant  ces  paroles,  elle  tira  de  ses  longues  manches  de  soie  ses 
bras  nus,  d'une  forme  admirable  et  d'une  blancheur  éblouissante. 
((  Aous  voyez,  dit-elle,  le  peu  que  cela  vaut.  »  Le  pontife  trouva 
dans  son  cœur  que  cela  valait  beaucoup.  Ses  yeux  le  dirent,  et 
sa  bouche  le  confirma  :  il  jura  qu'il  n'avait  vu  de  sa  vie  de  si 
beaux  bras.  «  Hélas!  lui  dit  la  veuve,  les  bras  peuvent  être  un 
peu  moins  mal  que  le  reste  ;  mais  vous  m'avouerez  que  la  gorge 
n'était  pas  digne  de  mes  attentions.  »  Alors  elle  laissa  voir  le  sein  le 
plus  charmant  que  la  nature  eût  jamais  formé.  Un  bouton  de  rose 
sur  une  pomme  d'ivoire  n'eût  paru  auprès  que  de  la  garance  sur 
du  buis,  et  les  agneaux  sortant  du  lavoir  auraient  semblé  d'un 
jaune  brun.  Cette  gorge,  ses  grands  yeux  noirs  qui  languissaient 
en  brillant  doucement  d'un  feu  tendre,  ses  joues  animées  de  la 
plus  belle  pourpre  mêlée  au  blanc  de  lait  le  plus  pur  ;  sonnez,  qui 
n'était  pas  comme  la  tour  du  mont  Liban  ;  ses  lèvres,  qui  étaient 
comme  deux  bordures  de  corail  renfermant  les  plus  belles  perles 
de  la  mer  d'Arabie,  tout  cela  ensemble  fit  croire  au  vieillard  qu'il 
avait  vingt  ans.  Il  fit  en  bégayant  une  déclaration  tendre,  Almona, 
le  voyant  enflammé,  lui  demanda  la  grâce  de  Zadig.  «  Hélas  1  dit-il, 
ma  belle  dame,  quand  je  vous  accorderais  sa  grâce,  mon  indul- 
gence ne  servirait  de  rien;  il  faut  qu'elle  soit  signée  de  trois  autres 
de  mes  confrères. —  Signez  toujours,  dit  Almona. — Volontiers, 
dit  le  prêtre,  à  condition  que  vos  faveurs  seront  le  prix  de  ma 
facilité.  —  Vous  me  faites  trop  d'honneur,  dit  Almona  ;  ayez  seu- 
lement pour  agréable  de  venir  dans  ma  chambre  après  que  le 
soleil  sera  couché,  et  dès  que  la  brillante  étoile  Sheo.t  sera  sur 
l'horizon,  vous  me  trouverez  sur  un  sofa  couleur  de  rose,  et  vous 
en  userez  comme  vous  pourrez  avec  votre  servante.  »  Elle  sortit 
alors,  emportant  avec  elle  la  signature,  et  laissa  le  vieillard  plein 
d'amour  et  de  défiance  de  ses  forces.  Il  employa  le  reste  du  jour 
àsebaigner;ilbutune  hqueur  composée  de  la  cannelle  de  Ceylan, 
et  des  précieuses  épices  de  Tidor  et  de  Ternate,  et  attendit  avec 
impatience  que  l'étoile  Sheo.t  vînt  à  paraître. 

Cependant  la  belle  Almona  alla  trouver  le  second  pontife. 
Celui-ci  l'assura  que  le  soleil,  la  lune,  et  tous  les  feux  du  firma- 
ment, n'étaient  que  des  feux  follets  en  comparaison  de  ses  charmes. 
Elle  lui  demanda  la  même  grâce,  et  on  lui  proposa  d'en  donner 
le  prix.  Elle  se  laissa  vaincre,  et  donna  rendez-vous  au  second 

21.  —  Rouans.  5 


66  ZADIG,    HISTOIRE   ORIENTALE. 

pontife  au  lever  de  l'étoile  Ahjtnih.  De  là  elle  passa  chez  le  troi- 
sième et  chez  le  quatrième  prêtre,  prenant  toujours  une  signa- 
ture, et  donnant  un  rendez-vous  d'étoile  en  étoile.  Alors  elle  ût 
avertir  les  juges  de  venir  chez  elle  pour  une  affaire  importante. 
Ils  s'y  rendirent  :  elle  leur  montra  les  quatre  noms,  et  leur  dit  à 
quel  prix  les  prêtres  avaient  vendu  la  grâce  de  Zadig.  Chacun 
d'eux  arriva  à  l'heure  prescrite;  chacun  fut  hien  étonné  d'y  trou- 
ver ses  confrères,  et  plus  encore  d'y  trouver  les  juges,  devant  qui 
leur  honte  fut  manifestée.  Zadig  fut  sauvé.  Sétoc  fut  si  charmé  de 
l'habileté  d'Almona,  qu'il  en  fit  sa  femme \ 


CHAPITRE    XIV  ^ 

LA     DANSE. 

Sétoc  devait  aller,  pour  les  affaires  de  son  commerce,  dans 
l'île  de  Serendib  ;  mais  le  premier  mois  de  son  mariage,  qui  est, 
comme  on  sait,  la  lune  du  Miel,  ne  lui  permettait  ni  de  quitter 
sa  femme,  ni  de  croire  qu'il  pût  jamais  la  quitter  :  il  pria  sou 
ami  Zadig  de  faire  pour  lui  le  voyage.  «  Hélas!  disait  Zadig,  faut- 
il  que  je  mette  encore  un  plus  vaste  espace  entre  la  belle  Astarté 
et  moi  ?  Mais  il  faut  servir  mes  bienfaiteurs,  »  Il  dit,  il  pleura,  et 
il  partit. 

Il  ne  fut  pas  longtemps  dans  l'île  de  Serendib  sans  y  être 
regardé  comme  un  homme  extraordinaire.  Il  devint  l'arbitre  de 
tous  les  différends  entre  les  négociants,  l'ami  des  sages,  le  conseil 
du  petit  nombre  de  gens  qui  prennent  conseil.  Le  roi  voulut  le 
voir  et  l'entendre.  Il  connut  bientôt  tout  ce  que  valait  Zadig;  il 

1.  Dans  l'édition  de  1748  et  dans  toutes  celles  qui  l'ont  suivie,  jusques  à  l'édi- 
tion de  Kehl  e\clusivement,  ce  chapitre  se  terminait  ainsi  :  «  Zadig  partit  après 
s'être  jeté  aux  pieds  de  sa  belle  libératrice.  Sétoc  et  lui  se  quittèrent  en  pleurant, 
en  se  jurant  une  amitié  éternelle,  et  en  se  promettant  que  le  premier  des  deux 
qui  ferait  une  grande  fortune  en  ferait  part  à  l'autre. 

«  Zadig-  marcha  du  côté  de  la  Syrie,  toujours  pensant  à  la  malheureuse  Astarté, 
et  toujours  réfléchissant  sur  le  sort  qui  s'obstinait  à  se  jouer  de  lui  et  à  le  persé- 
cuter. «  Quoi!  disait-il,  quatre  cents  onces  d'or  pour  avoir  vu  passer  une  chienne! 
<(  condamne  à  être  décapité  pour  quatre  mauvais  vers  à  la  louange  du  roi  !  prêt, 
«  il  être  étranglé  parce  que  la  reine  avait  des  babouches  de  la  couleur  de  mou 
ti  bonnet!  réduit  en  esclavage  pour  avoir  secouru  une  femme  qu'on  battait;  et 
n  sur  le  point  d'être  brûlé  pour  avoir  sauve  la  vie  à  toutes  les  jeunes  veuves 
«  arabes  !  » 

Venait  ensuite  ce  qui  forme  aujourd'hui  le  chapitre  \\'\. 

2.  Ce  chapitre  est  posthume.  11  fut  ])ublié  i)our  la  première  fois  par  les  édi- 
teurs de  Kehl,  qui  durent  changer  la  fin  du  précédent. 


CHAPITRE    XIV.  G7 

Gut  confiance  en  sa  sagesse,  et  en  fit  son  ami.  La  familiarité  et 
l'estime  du  roi  fit  trembler  Zadig.  Il  était,  nuit  et  jour,  pénétré 
du  malheur  que  lui  avaient  attiré  les  bontés  de  Moabdar.  «  Je 
plais  au  roi,  disait-il  ;  ne  serai-je  pas  perdu?  »  Cependant  il  ne 
pouvait  se  dérober  aux  caresses  de  Sa  Majesté  :  car  il  faut  avouer  '" 
que  Aabussan,  roi  de  Serendib,  fils  de  Nussanab,  fils  de  .\abas- 
sun,  fils  de  Sanbusna,  était  un  des  meilleurs  princes  de  l'Asie  ; 
et  quand  on  lui  parlait  il  était  difficile  de  ne  le  pas  aimer. 

Ce  bon  prince  était  toujours  loué,  trompé  et  volé  :  c'était  à 
qui  pillerait  ses  trésors.  Le  receveur  général  de  l'île  de  Serendib  \  0 
donnait  toujours  cet  exemple,  fidèlement  suivi  par  les  autres. Le  j 
roi  le  savait;  il  avait  changé  de  trésorier  plusieurs  fois;  mais  ili 
n'avait  pu  changer  la  mode  établie  de  partager  les  revenus  du  roi 
en  deux  moitiés  inégales,  dont  la  plus  petite  revenait  toujours  à| 
Sa  Majesté,  et  la  plus  grosse  aux  administrateurs.  ^' 

Le  roi  Nabussan  confia  sa  peine  au  sage  Zadig.  «  Tous  qui 
savez  tant  de  belles  choses,  lui  dit-il,  ne  sauriez-vous  pas  le 
moyen  de  me  faire  trouver  un  trésorier  qui  ne  me  vole  point  ? 
—  Assurément,  répondit  Zadig,  je  sais  une  façon  infaillible  de 
vous  donner  unhomme  qui  ait  les  mains  nettes.  »  Le  roi,  charmé, 
lui  demanda,  en  l'embrassant,  comment  il  fallait  s'y  prendre. 
«  Il  n'y  a,  dit  Zadig,  qu'à  faire  danser  tous  ceux  qui  se  présenteront 
pour  la  dignité  de  trésorier,  et  celui  qui  dansera  avec  le  plus  de 
légèreté  sera  infailliblement  le  plus  honnête  homme.  —  Vous 
vous  moquez,  dit  le  roi;  voilà  une  plaisante  façon  de  choisir  un 
receveur  de  mes  finances  !  Quoi,  vous  prétendez  que  celui  qui 
fera  le  mieux  un  entrechat  sera  le  financier  le  plus  intègre  et  le 
plus  habile  !  — Je  ne  vous  réponds  pas  qu'il  sera  le  plus  habile, 
repartit  Zadig;  mais  je  vous  assure  que  ce  sera  indubitablement 
le  plus  honnête  homme.  »  Zadig  parlait  avec  tant  de  confiance 
que  le  roi  crut  qu'il  avait  quelque  secret  surnaturel  pour  con- 
naître les  financiers.  «  Je_n'aime  pasje^surnaturd,,dj:t  Zadig,  les 
gens  et  les  livres  à  prodiges  m'ont  toujours  déplu  :  si  Votre 
Majesté  veut  me  laisser  faire  l'épreuve  que  je  lui  propose,  elle  sera 
bien  convaincue  que  mon  secret  est  la  chose  la  plus  simple  et  la 
plus  aisée.  »  Nabussan,  roi  de  Serendib,  fut  bien  plus  étonné  d'en- 
tendre que  ce  secret  était  simple,  que  si  on  le  lui  avait  donné 
pour  un  miracle  :  «Or  bien,  dit-il,  faites  comme  vous  l'entendrez. 
— Laissez-moi  faire,  dit  Zadig,  vous  gagnerez  à  cette  épreuve  plus 
que  vous  ne  pensez.  »  Le  jour  même  il  fit  pubher,  au  nom  du  roi,  ^ 
que  tous  ceux  qui  prétendaient  à  l'emploi  de  haut  receveur  des 
deniers  de  Sa  gracieuse  Majesté  Nabussan,  fils  de  Nussanab,  eussent 


68  ZADIG,    HISTOIRE   ORIENTALE. 

à  se  rendre,  en  habits  de  soie  légère,  le  premier  de  la  lune  du 
Crocodile,  dans  l'antichambre  du  roi.  Ils  s'y  rendirent  au  nombre 
de  soixante  et  quatre.  On  avaitfait  venir  des  violons  dans  un  salon 
voisin;  tout  était  préparé  pour  le  bal;  mais  la  porte  de  ce  salon 
était  fermée,  et  il  fallait,  pour  y  entrer,  passer  par  une  petite 
galerie  assez  obscure.  Un  huissier  vint  chercher  et  introduire 
chaque  candidat,  l'un  après  l'autre,  par  ce  passage  dans  lequel 
ou  le  laissait  seul  quelques  minutes.  Le  roi,  qui  avait  le  mot, 
avait  étalé  tous  ses  trésors  dans  cette  galerie.  Lorsque  tous  les 
prétendants  furent  arrivés  dans  le  salon,  Sa  Majesté  ordonna 
qu'on  les  fît  danser.  Jamais  on  ne  dansa  plus  pesamment  et  avec 
moins  de  grâce;  ils  avaient  tous  la  tête  baissée,  les  reins  courbés, 
les  mains  collées  à  leurs  côtés  ?  «  Quels  fripons  !  »  disait  tout  bas 
Zadig,  Un  seul  d'entre  eux  formait  des  pas  avec  agilité,  la  tête 
haute,  le  regard  assuré,  les  bras  étendus,  le  corps  droit,  le  jarret 
ferme,  «  Ah  !  l'honnête  homme  !  le  brave  homme  !  »  disait  Zadig, 
Le  roi  embrassa  ce  bon  danseur,  le  déclara  trésorier,  et  tous  les 
autres  furent  punis  et  taxés  avec  la  plus  grande  justice  du  monde  : 
car  chacun,  dans  le  temps  qu'il  avait  été  dans  la  galerie,  avait 
^.^lempli  ses  poches,  et  pouvait  à  peine  marcher.  Le  roi  fut  fâché 
pour  la  nature  humaine  que  de  ces  soixante  et  quatre  danseurs 
il  y  eût  soixante  et  trois  filous,  La  galerie  obscure  fut  appelée  le 
corridor  de  la  Tentation.  On  aurait  en  Perse  empalé  ces  soixante 
et  trois  seigneurs;  en  d'autres  pays  on  eût  fait  une  chambre  de 
justice  qui  eût  consommé  en  frais  le  triple  de  l'argent  volé,  et 
qui  n'eût  rien  remis  dans  les  coffres  du  souverain;  dans  un  autre 
royaume,  ils  se  seraient  pleinement  justifiés,  et  auraient  fait  dis- 
gracier ce  danseur  si  léger  :  à  Serendib,  ils  ne  furent  con- 
damnés qu'à  augmenter  le  trésor  public,  car  Nabussan  était  fort 
indulgent, 

11  était  aussi  fort  reconnaissant;  il  donna  à  Zadig  une  somme 
d'argent  plus  considérable  qu'aucun  trésorier  n'en  avait  jamais 
volé  au  roi  son  maître,  Zadig  s'en  servit  pour  envoyer  des  exprès 
à  Babylone,  qui  devaient  l'informer  de  la  destinée  d'Astarté,  Sa 
voix  trembla  en  donnant  cet  ordre,  son  sang  reflua  vers  son  cœur, 
ses  yeux  se  couvrirent  de  ténèbres,  son  ftme  fut  prête  à  l'aban- 
donner. Le  courrier  partit,  Zadig  le  vil  embarquer;  il  rentra  chez 
le  roi,  ne  voyant  personne,  croyant  être  dans  sa  chambre,  et  pro- 
nonçant le  nom  d'amour,  «  Ah  !  l'amour,  dit  le  roi  ;  c'est  précisé- 
ment ce  dont  il  s'agit  ;  vous  avez  deviné  ce  qui  fait  ma  peine.  Que 
vous  êtes  un  grand  homme!  J'espère  que  vous  m'apprendrez  à 
connaître  une  femme  à  toute  épreuve,  comme  vous  m'avez  fait 


CHAPITRE    XV.  69 

trouver  un  trésorier  désintéressé.  »  Zadig,  ayant  repris  ses  sens, 
lui  promit  de  le  servir  en  amour  comme  en  finance,  quoique  la 
chose  parût  plus  difficile  encore. 


CHAPITRE   XV  \ 

LES     YËLS.     BLELS. 

«  Le  corps  et  le  cœur,  dit  le  roi  à  Zadig....  »  A  ces  mots,  le 
Babylonien  ne  put  s'empêcher  d'interrompre  Sa  Majesté.  «  Que 
je  vous  sais  bon  gré,  dit-il,  de  n'avoir  point  dit  l'esprit  et  le  cœur  ! 
Car  on  n'entend  que  ces  mots  dans  les  conversations  de  Babylone  ; 
on  ne  voit  que  des  livres  où  il  est  question  du  cœur  et  de  l'esprit-, 
composés  par  des  gens  qui  n'ont  ni  de  l'un  ni  de  l'autre;  mais, 
de  grâce,  sire,  poursuivez.  »  Nabussan  continua  ainsi  :  «  Le  corps 
et  le  cœur  sont  chez  moi  destinés  à  aimer  ;  la  première  de  ces 
deux  puissances  a  tout  lieu  d'être  satisfaite.  J'ai  ici  cent  femmes 
à  mon  service,  toutes  belles,  complaisantes,  prévenantes,  volup- 
tueuses même,  ou  feignant  de  l'être  avec  moi.  Mon  cœur  n'est 
pas  à  beaucoup  près  si  heureux.  Je  n'ai  que  trop  éprouvé  qu'on 
caresse  beaucoup  le  roi  de  Serendib,  et  qu'on  se  soucie  fort  peu 
de  Nabussan.  Ce  n'est  pas  que  je  croie  mes  femmes  infidèles  ; 
mais  je  voudrais  trouver  une  âme  qui  fût  à  moi;  je  donnerais 
pour  un  pareil  trésor  les  cent  beautés  dont  je  possède  les  char- 
mes :  voyez  si,  sur  ces  cent  sultanes,  vous  pouvez  m'en  trouver  ^ 
une  dont  je  sois  sûr  d'être  aimé.  » 

Zadig  lui  répondit  comme  il  avait  fait  sur  l'article  des  finan- 
ciers :  «  Sire,  laissez-moi  faire;  mais  permettez  d'abord  que  je 
dispose  de  ce  que  vous  aviez  étalé  dans  la  galerie  de  la  Tentation  ; 
je  vous  en  rendrai  bon  compte,  et  vous  n'y  perdrez  rien.  »  Le  roi  IL  £> 
le  laissa  le  maître  absolu.  Il  choisit  dans  Serendib  trente-trois 
petits  bossus  des  plus  vilains  qu'il  put  trouver,  trente-trois  pages 
des  plus  beaux,  et  trente-trois  bonzes  des  plus  éloquents  et  des 
plus  robustes.  Il  leur  laissa  à  tous  la  liberté  d'entrer  dans  les  cel- 
lules des  sultanes  ;  chaque  petit  bossu  eut  quatre  mille  pièces  d'or 

1.  Autre  chapitre  posthume. 

2.  Ce  trait  porte  surtout  contre  RoUin,  qui  emploie  souvent  ces  expressions 
dans  son  Traité  des  études.  Voltaire  y  revient  souvent  ;  voyez,  dans  le  présent 
volume,  le  chapitre  i*""  de  Micromégas,  le  chapitre  xi  de  VHomme  aux  quarante 
écus,  le  chapitre  ixdu  Taureau  blanc;  et  dans  le  tome  IX,  le  2"=  vers  du  chant  Mil 
de  la  PuceUe. 


70  ZADIG,    HISTOIRE    ORIENTALE. 

à  donner;  et  dès  le  premier  jour  tous  les  bossus  furent  heureux. 
Les  pages,  qui  n'avaient  rien  à  donner  qu'eux-mêmes,  ne  triom- 
phèrent qu'au  bout  de  deux  ou  trois  jours.  Les  bonzes  eurent  un 
peu  plus  de  peine  ;  mais  enfin  trente-trois  dévotes  se  rendirent  à 
eux.  Le  roi,  par  des  jalousies  qui  avaient  vue  sur  toutes  les  cel- 
lules, vit  toutes  ces  épreuves,  et  fut  émerveillé.  De  ses  cent  femmes, 
quatre-vingt-dix-neuf  succombèrent  à  ses  yeux,  11  en  restait  une 
toute  jeune,  toute  neuve,  de  qui  Sa  Majesté  n'avait  jamais  appro- 
ché. On  lui  détacha  un,  deux,  trois  bossus,  qui  lui  offrirent  jus- 
;  Qqu'à  vingt  mille  pièces  ;  elle  fut  incorruptible,  et  ne  put  s'empêcher 
de  rire  de  l'idée  qu'avaient  ces  bossus  de  croire  que  de  l'argent 
les  rendrait  mieux  faits.  On  lui  présenta  les  deux  plus  beaux 
pages;  elle  dit  qu'elle  trouvait  le  roi  encore  plus  beau.  On  lui 
lâcha  le  plus  éloquent  des  bonzes,  et  ensuite  le  plus  intrépide  ; 
elle  trouva  le  premier  un  bavard,  et  ne  daigna  pas  même  soup- 
çonner le  mérite  du  second.  «  Le  cœur  fait  tout,  disait-elle  ;  je  ne 
céderai  jamais  ni  à  l'or  d'un  bossu,  ni  aux  grâces  d'un  jeune 
homme,  ni  aux  séductions  d'un  bonze  :  j'aimerai  uniquement 
Nabussan,  fils  deNussanab,  et  j'attendrai  qu'il  daigne  nVaimer.  » 
■^cLeroifut  transporté  de  joie,  d'étonnement  et  de  tendresse.  Il 
reprit  tant  l'argent  qui  avait  fait  réussir  les  bossus,  et  en  fit  présent 
à  la  belle  Falide  :  c'était  le  nom  de  cette  jeune  personne.  Il  lui 
donna  son  cœur  :  elle  le  méritait  bien.  Jamais  la  fleur  de  la 
jeunesse  ne  fut  si  brillante;  jamais  les  charmes  de  la  beauté  ne 
furent  si  enchanteurs.  La  vérité  de  l'histoire  ne  permet  pas  de 
taire  qu'elle  faisait  mal  la  révérence;  mais  elle  dansait  comme  les 
fées,  chantait  comme  les  sirènes,  et  parlait  comme  les  Grâces  : 
elle  était  pleine  de  talents  et  de  vertus. 

Nabussan,  aimé,  l'adora;  mais  elle  avait  les  yeux  bleus,  et  ce 

Piut  la  source  des  plus  grands  malheurs.  Il  y  avait  une  ancienne 
loi  qui  défendait  aux  rois  d'aimer  une  de  ces  femmes  que  les 
Grecs  ont  appelées  depuis  pocô-nriç'.  Le  chef  des  bonzes  avait  établi 
cette  loi  il  y  avait  plus  de  cinq  mille  ans;  c'était  pour  s'approprier 

/^la  maîtresse  du  premier  roi  de  l'ile  de  Serendib  que  ce  premier 
bonze  avait  fait  passer  l'anathème  des  yeux  bleus  en  constitution 
fondamentale  d'État.  Tous  les  ordres  de  l'empire  vinrent  faire  à 
Nabussan  des  remontrances.  On  disait  publiquement  que  les 
derniersjoursdu  royaume  étaient  arrivés,  que  l'abomination  était 
à  son  comble,  que  toute  la  nature  était  menacée  d'un  événement 
\i  -sinistre;  qu'en  un  mot  Nabussan,  fils  de  Nussanab,  aimait  deux 

\ 

1.  La  )Delle  aux  grands  yeux. 


CHAPITRE    XVI.  71 

grands  yeux  bleus.  Les  bossus,  les  financiers,  les  bonzes,  et  les 
brunes,  remplirent  le  royaume  de  leurs  plaintes 

Les  peuples  sauvages  qui  habitent  le  nord  de  Serendib  profi- 
tèrent de  ce  mécontentement  général.  Ils  firent  une  irruption 
dans  les  États  du  bon  Nabussan.  Il  demanda  des  subsides  à  ses 
sujets;  les  bonzes,  qui  possédaient  la  moitié  des  revenus  de  l'État, 
se  contentèrent  de  lever  les  mains  au  ciel,  et  refusèrent  de  les 
mettre  dans  leurs  côfi"res  pour  aider  le  roi.  Ils  firent  de  belles 
prières  en  musique,  et  laissèrent  l'État  en  proie  aux  barbares, 

((  0  mon  cher  Zadig,  me  tireras-tu  encore  de  cet  horrible 
embarras  ?  s'écria  douloureusement  Nabussan.  —  Très-volontiers, 
répondit  Zadig  ;  vous  aurez  de  l'argent  des  bonzes  tant  que  vous 
en  voudrez.  Laissez  à  l'abandon  les  terres  où  sont  situés  leurs 
châteaux,  et  défendez  seulement  les  vôtres.  »  Nabussan  n'y  man- 
qua pas  :  les  bonzes  vinrent  se  jeter  aux  pieds  du  roi,  et  implorer 
son  assistance.  Le  roi  leur  répondit  par  une  belle  musique  dont 
les  paroles  étaient  des  prières  au  ciel  pour  la  conservation  de  leurs 
terres.  Les  bonzes  enfin  donnèrent  de  l'argent,  et  le  roi  finit  heu- 
reusement la  guerre.  Ainsi  Zadig,  par  ses  conseils  sages  et  heu- 
reux, et  par  les  plus  grands  services,  s'était  attiré  l'irréconciliable 
inimitié  des  hommes  les  plus  puissants  de  l'État;  les  bonzes  et  les 
brunes  jurèrent  sa  perte  ;  les  financiers  et  les  bossus  ne  l'épar- 
gnèrent pas;  on  le  rendit  suspect  au  bon  Nabussan.  Les  services 
rendus  restent  souvent  dans  l'antichambre,  et  les  soupçons  entrent 
dans  le  cabinet,  selon  la  sentence  de  Zoroastre  :  c'était  tous  les 
jours  de  nouvelles  accusations;  la  première  est  repoussée,  la 
seconde  effleure,  la  troisième  blesse,  la  quatrième  tue. 

Zadig,  intimidé,  qui  avait  bien  fait  les  affaires  de  son  ami 
Sétoc,  et  qui  lui  avait  fait  tenir  son  argent,  ne  songea  plus  qu'à 
partir  de  l'île,  et  résolut  d'aller  lui-même  chercher  des  nouvelles 
d'Astarté.  «  Car,  disait-il,  si  je  reste  dans  Serendib,  les  bonzes  me 
feront  empaler;  mais  où  aller?  je  serai  esclave  en  Egypte,  brûlé 
selon  toutes  les  apparences  eu  Arabie,  étranglé  à  Cabylone.  Cepen- 
dant il  faut  savoir  ce  qu'Astarté  est  devenue  :  partons,  et  voyons 
à  quoi  me  réserve  ma  triste  destinée.  » 

CHAPITRE  XYI. 

LE     BRIGAND. 

En  arrivant  aux  frontières  qui  séparent  l'Arabie  Pétrée  de  la 
Syrie,  comme  il  passait  près  d'un  château  assez  fort,  des  Arabes 


72  ZADIG,    HISTOIRE   ORIENTALE. 

armés  en  sortirent.  Il  se  vit  entouré  ;  on  lui  criait  :  «  Tout  ce  que 
TOUS  avez  nous  appartient,  et  votre  personne  appartient  à  notre 
maître.  »  Zadig,  pour  réponse,  tira  son  épée  ;  son  valet,  qui  avait 
du  courage,  en  fit  autant.   Ils  renversèrent  morts  les  premiers 

^  Arabes  qui  mirent  la  main  sur  eux  ;  le  nombre  redoubla  :  ils  ne 
s'étonnèrent  point,  et  résolurent  de  périr  en  combattant.  On  voyait 
deux  hommes  se  défendre  contre  une  multitude  ;  un  tel  combat  ne 
pouvait  durer  longtemps.  Le  maître  du  château,  nommé  Arbo- 
gad,  ayant  vu  d'une  fenêtre  les  prodiges  de  valeur  que  faisait 
Zadig,  conçut  de  l'estime  pour  lui.  Il  descendit  en  hâte,  et  vint 
lui-même  écarter  ses  gens,  et  délivrer  les  deux  voyageurs.  «  Tout 
ce  qui  passe  sur  mes  terres  est  à  moi,  dit-il,  aussi  bien  que  ce 
que  je  trouve  sur  les  terres  des  autres;  mais  vous  me  paraissez 
un  si  brave  homme  que  je  vous  exempte  de  la  loi  commune.  » 
Il  le  fit  entrer  dans  son  château,  ordonnant  à  ses  gens  de  le  bien 
traiter;  et,  le  soir,  Arbogad  voulut  souper  avec  Zadig. 

Le  seigneur  du  château  était  un  de  ces  Arabes  qu'on  appelle 
voleurs;  inais  il  faisait  quelquefois  de  bonjnes  actions  parmi  une 
foula^^  mauvaises  i  il  volait  avec  uiïe  mpàcîté  furîmise,  éTdbn- 

'^QTiail  libéralement:  intrépide  dans  l'action,  assez  doux  dans  le 
commerce,  débauché  à  table,  gai  dans  la  débauche,  et  surtout 
plein  de  franchise.  Zadig  lui  plut  beaucoup  ;  sa  conversation, 
qui  s'anima,  fit  durer  le  repas  ;  enfin  Arbogad  lui  dit  :  «  Je  vous 
conseille  de  vous  enrôler  sous  moi,  vous  ne  sauriez  mieux  faire  ; 
-1  ••'  ce  métier-ci  n'est  pas  mauvais  ;  vous  pourrez  un  jour  devenir  ce 
que  je  suis. 

—  Puis-je  vous  demander,  dit  Zadig,  depuis  quel  temps  vous 
exercez  cette  noble  profession  ? 

—  Dès  ma  plus  tendre  jeunesse,  reprit  le  seigneur.  J'étais  valet 
d'un  Arabe  assez  habile;  ma  situation  m'était  insupportable.  J'étais 
au  désespoir  de  voir  que,  dans  toute  la  terre  qui  appartient  éga- 
lement aux  hommes,  la  destinée  ne  m'eût  pas  réservé  ma  portion. 
Je  confiai  mes  peines  à  un  vieil  Arabe,  qui  me  dit  :  «  Mon  fils,  ne 
«  désespérez  pas;  il  y  avait  autrefois  un  grain  desablequiselamen- 
((  tait  d'être  un  atome  ignoré  dans  les  déserts;  au  bout  de  quelques 
u  années  il  devint  diamant,  et  il  est  à  présent  le  plus  bel  orne- 
ci  ment  de  la  couronne  du  roi  des  Indes.  »  Ce  discours  me  fit 
impression  ;  j'étais  le  grain  de  sable,  je  résolus  de  devenir  dia- 
mant. Je  commençai  par  voler  deux  chevaux  ;  je  m'associai  des 

^1  camarades;  je  me  mis  en  état  de  voler  de  petites  caravanes: 
ainsi  je  fis  cesser  peu  à  peu  la  disproportion  qui  était  d'abord 
entre  les  hommes  et  moi.  J'eus  ma  part  aux  biens  de  ce  monde, 


CHAPITRE    XVI.  73 

et  je  fus  même  dédommagé  avec  usure  :  on  me  considéra  beau- 
coup :  je  devins  seigneur  brigand  ;  j'acquis  ce  château  par  voie 
de  fait.  Le  satrape  de  Syrie  voulut  m'en  déposséder  ;  mais  j'étais 
déjà  trop  riche  pour  avoir  rien  à  craindre  ;  je  donnai  de  l'argent 
au  satrape,  moyennant  quoi  je  conservai  ce  château,  et  j'agrandis 
mes  domaines  ;  il  me  nomma  même  trésorier  des  tributs  que 
l'Arabie  Pétrée  payait  au  roi  des  rois.  Je  fis  ma  charge  de  rece- 
veur, et  point  du  tout  celle  de  payeur. 

u  Le  grand  desterham  de  Babylone  envoya  ici,  au  nom  du 
roi  Moabdar,  un  petit  satrape  pour  me  faire  étrangler.  Cet 
homme  arriva  avec  son  ordre  :  j'étais  instruit  de  tout  ;  je  fis 
étrangler  en  sa  présence  les  quatre  personnes  qu'il  avait  amenées 
avec  lui  pour  serrer  le  lacet  ;  après  quoi  je  lui  demandai  ce  que 
pouvait  lui  valoir  la  commission  de  niélrangler.  Il  me  répondit 
que  ses  honoraires  pouvaient  aller  à  trois  cents  pièces  d'or.  Je 
lui  fis  voir  clair  qu'il  y  aurait  plus  à  gagner  avec  moi.  Je  le  fis 
sous-brigand  ;  il  est  aujourd'hui  un  de  mes  meilleurs  officiers, 
et  des  plus  riches.  Si  vous  m'en  croyez,  vous  réussirez  comme 
lui.  Jamais  la  saison  de  voler  n'a  été  meilleure,  depuis  que 
3Ioabdar  est  tué,  et  que  tout  est  en  confusion  dans  Babylone. 

—  Moabdar  est  tué  !  dit  Zadig;  et  qu'est  devenue  la  reine  Astarté  ? 

—  Je  n'en  sais  rien,  reprit  Arbogad  ;  tout  ce  que  je  sais,  c'est 
que  Moabdar  est  devenu  fou,  qu'il  a  été  tué,  que  Babylone  est 
un  grand  coupe-gorge,  que  tout  l'empire  est  désolé,  qu'il  y  a  de 
beaux  coups  à  faire  encore,  et  que  pour  ma  part  j'en  ai  fait 
d'admirables. 

—  Mais  la  reine,  dit  Zadig  ;  de  grâce,  ne  savez-vous  rien  de  la 
destinée  de  la  reine? 

—  On  m'a  parlé  d'un  prince  d'Hyrcanie,  reprit-il  ;  elle  est  pro- 
bablement parmi  ses  concubines,  si  elle  n'a  pas  été  tuée  dans  le 
tumulte  ;  mais  je  suis  plus  curieux  de  butin  que  de  nouvelles.  J'ai 
pris  plusieurs  femmes  dans  mes  courses,  je  n'en  garde  aucune; 
je  les  vends  cher  quand  elles  sont  belles,  sans  m'informer  de  ce 
qu'elles  sont.  On  n'achète  point  le  rang;  une  reine  qui  serait  laide 
ne  trouverait  pas  marchand  :  peut-être  ai-je  vendu  la  reine  Astarté, 
peut-être  est-elle  morte;  mais  peu  m'importe,  et  je  pense  que 
vous  ne  devez  pas  vous  en  soucier  plus  que  moi.  »  En  parlant 
ainsi  il  buvait  avec  tant  de  courage,  il  confondait  tellement  toutes 
les  idées,  que  Zadig  n'en  put  tirer  aucun  éclaircissement. 

Il  restait  interdit,  accablé,  immobile.  Arbogad  buvait  tou- 
jours, faisait  des  contes,  répétait  sans  cesse  qu'il  était  le  plus 
heureux  de  tous  les  hommes,  exhortant  Zadig  à  se  rendre  aussi 


<^- 


74  ZADIG,    HISTOIRE   ORIENTALE. 

heureux  que  lui.  Enfin,  doucement  assoupi  par  les  famées  du 
vin,  il  alla  dormir  d'an  sommeil  tranquille.  Zadig  passa  la  nuit 
dans  l'agitation  la  plus  Tiolente.  a  Quoi,  disait-il,  le  roi  est 
devenu  fou!  il  est  tué!  Je  ne  puis  m'empêclier  de  le  plaindre. 
L'empire  est  déchiré,  et  ce  hrigand  est  heureux:  ô  fortune! 
ô  destinée!  un  voleur  est  heureux,  et  ce  que  la  nature  a  fait  de 
plus  aimahle  a  péri  peut-être  d'une  manière  aiffreuse,  ou  vit  dans 
un  état  pire  que  la  mort.  0  Astarté!  qu'êtes- vous  devenue?  » 

Dès  le  point  du  jour  il  interrogea  tous  ceux  qu'il  rencontrait  dans 
le  château  ;  mais  tout  le  monde  était  occupé,  personne  ne  lui  répon- 
dit: on  avait  fait  pendant  la  nuit  de  nouvelles  conquêtes,  on  parta- 
geait les  dépouilles.  Tout  ce  qu'il  put  obtenir  dans  cette  confusion 
tumultueuse,  ce  fut  la  permission  de  partir.  Il  en  profita  sans 
tarder,  plus  abîmé  que  jamais  dans  ses  réflexions  douloureuses. 

Zadig  marchait  inquiet,  agité,  l'esprit  tout  occupé  de  la  mal- 
heureuse Astarté,  du  roi  de  Bahylone,  de  son  fidèle  Cador,  de 
l'heureux  hrigand  Arbogad,  de  cette  femme  si  capricieuse  que 
des  Babyloniens  avaient  enlevée  sur  les  confins  de  l'Egypte,  enfin 
de  tous  les  contre-temps  et  de  toutes  les  infortunes  qu'il  avait 
éprouvées. 

CHAPITRE    XVII  ^ 

LE     PÉCHEUR. 

A  quelques  lieues  du  château  'd'Arbogad,  il  se  trouva  sur  le 
bord  d'une  petite  rivière,  toujours  déplorant  sa  destinée,  et  se 
regardait  comme  le  modèle  du  malheur.  Il  vit  un  pêcheur 
couché  sur  la  rive,  tenant  à  peine  d'une  main  languissante  sou 
filet,  qu'il  semblait  abandonner,  et  levant  les  yeux  vers  le  ciel. 

«  Je  suis  certainement  le  plus  malheureux  de  tous  les  hommes, 
disait  le  pêcheur.  J'ai  été,  de  l'aveu  de  tout  le  monde,  le  plus 
célèbre  marchand  de  fromages  à  la  crème  dans  Bahylone,  et  j'ai 
été  ruiné.  J'avais  la  plus  jolie  femme  qu'homme  pût  posséder, 
et  j'en  ai  été  trahi.  Il  me  restait  une  chétive  maison,  je  l'ai  vue 
pillée  et  détruite.  Réfugié  dans  une  cabane,  je  n'ai  de  ressource 
que  ma  pêche,  et  je  ne  prends  pas  un  poisson.  0  mon  filet  !  je 
ne  te  jetterai  plus  dans  l'eau,  c'est  à  moi  de  m'y  jeter.  »  En  disant 
ces  mots  il  se  lève,  et  s'avance  dans  l'attilude  d'un  homme  qui 
allait  se  précipiter  et  finir  sa  vie. 

1.  (lo  chapitre  est  de  la  même  date  que  les  chapitres  xn  et  xiii. 


CHAPITRE  xvn.  7o 

«  Eh  quoi  !  se  dit  Zadig  à  lui-même,  il  y  a  doue  des  hommes  i^- 
aussi  mallicurcux  que  moi  !  »  L'ardeur  de  sauver  la  vie  au  pêcheur 
fut  aussi  prompte  que  cette  réflexion,  11  court  à  lui,  il  l'arrête, 
il  l'interroge  d'un  air  attendri  et  consolant.  On  prétend  qu'on  en 
est  moins  malheureux  quand  on  ne  l'est  pas  seul  ;  mais,  selon 
Zoroastre,  ce  n'est  pas  par  malignité,  c'est  par  besoin.  On  se  sent 
alors  entraîné  vers  un  infortuné  comme  vers  son  semblable.  La 
joie  d'un  homme  heureux  serait  une  insulte  ;  mais  deux  malheu- 
reux sont  comme  deux  arbrisseaux  faibles  qui,  s'appuyant  l'un 
sur  l'autre,  se  fortifient  contre  l'orage. 

«  Pourquoi  succombez-vous  à  vos  malheurs?  dit  Zadig  au 
pêcheur. 

—  C'est,  répondit-il,  parce  que  je  n'y  vois  pas  de  ressource. 
J'ai  été  le  plus  considéré  du  village  de  Derlback  auprès  de 
Babylone,  et  je  faisais,  avec  l'aide  de  ma  femme,  les  meilleurs 
fromages  à  la  crème  de  l'empire.  La  reine  Astarté  et  le  fameux 
ministre  Zadig  les  aimaient  passionnément.  J'avais  fourni  à  leurs 
maisons  six  cents  fromages.  J'allai  un  jour  à  la  ville  pour  être 
payé  ;  j'appris  en  arrivant  dans  Babylone  que  la  reine  et  Zadig 
avaient  disparu.  Je  courus  chez  le  seigneur  Zadig,  que  je  n'avais 
jamais  vu  ;  je  trouvai  les  archers  du  grand  desterham,  qui,  munis 
d'un  papier  royal,  pillaient  sa  maison  loyalement  et  avec  ordre. 
Je  volai  aux  cuisines  de  la  reine  ;  quelques-uns  des  seigneurs  de 
la  bouche  me  dirent  qu'elle  était  morte  ;  d'autres  dirent  qu'elle 
étail  en  prison  ;  d'autres  prétendirent  qu'elle  avait  pris  la  fuite  ;  ,. 
mais  tous  m'assurèrent  qu'on  ne  me  payerait  point  mes  fromages. 
J'allai  avec  ma  femme  chez  le  seigneur  Orcan,  qui  était  une  de 
mes  pratiques  :  nous  lui  demandâmes  sa  protection  dans  notre 
disgrâce.  Il  l'accorda  à  ma  femme,  et  me  la  refusa.  Elle  était  plus 
blanche  que  ces  fromages  à  la  crème  qui  commencèrent  mon 
malheur;  et  l'éclat  de  la  pourpre  de  Tyr  n'était  pas  plus  brillant 
que  l'incarnat  qui  animait  cette  blancheur.  C'est  ce  qui  fit 
qu'Orcan  la  retint,  et  me  chassa  de  sa  maison.  J'écrivis  à  ma 
chère  femme  la  lettre  d'un  désespéré.  Elle  dit  au  porteur  :  «  Ah, 
«  ah!  oui!  je  sais  quel  est  l'homme  qui  m'écrit,  j'en  ai  entendu 
«  parler:  on  dit  qu'il  fait  des  fromages  à  la  crème  excellents; 
«  qu'on  m'en  apporte,  et  qu'on  les  lui  paye.  » 

«  Dans  mon  malheur,  je  voulus  m'adresser  à  la  justice.  Il  me 
restait  six  onces  d'or  :  il  fallut  en  donner  deux  onces  à  l'homme 
de  loi  que  je  consultai,  deux  au  procureur  qui  entreprit  mon 
aflaire,  deux  au  secrétaire  du  premier  juge.  Quand  tout  cela  fut 
fait,  mon  procès  n'était  pas  encore  commencé,  et  j'avais  déjà 


76  ZADIG,    HISTOIRE   ORIENTALE. 

dépensé  plus  d'argent  que  mes  fromages  et  ma  femme  ne 
valaient.  Je  retournai  à  mon  village  dans  l'intention  de  vendre 
ma  maison  pour  avoir  ma  femme. 

((  Ma  maison  valait  bien  soixante  onces  d'or  ;  mais  on  me 
voyait  pauvre  et  pressé  de  vendre.  Le  premier  à  qui  je  m'adressai 
m'en  offrit  trente  onces  ;  le  second,  vingt;  et  le  troisième,  dix. 
J'étais  prêt  enfin  de  conclure,  tant  j'étais  aveuglé,  lorsqu'un  prince 
d'Hyrcanie  vint  à  Babylone,  et  ravagea  tout  sur  son  passage.  Ma 
maison  fut  d'abord  saccagée,  et  ensuite  brûlée. 

((  Ayant  ainsi  perdu  mon  argent,  ma  femme  et  ma  maison, 
je  me  suis  retiré  dans  ce  pays  où  vous  me  voyez  ;  j'ai  tâché  de 
subsister  du  métier  de  pêcheur.  Les  poissons  se  moquent  de  moi 
comme  les  hommes  :  je  ne  prends  rien,  je  meurs  de  faim  ;  et  sans 
vous,  auguste  consolateur,  j'allais  mourir  dans  la  rivière.  » 

Le  pêcheur  ne  fit  point  ce  récit  tout  de  suite  ;  car  à  tout  mo- 
ment Zadig,  ému  et  transporté,  lui  disait  :  «  Quoi  !  vous  ne  savez 
rien  de  la  destinée  de  la  reine?  —  Non,  seigneur,  répondait  le 
pêcheur;  mais  je  sais  que  la  reine  et  Zadig  ne  m'ont  point  payé 
mes  fromages  à  la  crème,  qu'on  a  pris  ma  femme,  et  que  je 
suis  au  désespoir.  —  Je  me  flatte,  dit  Zadig,  que  vous  ne  perdrez 
pas  tout  votre  argent.  J'ai  entendu  parler  de  ce  Zadig  ;  il  est  hon- 
nête homme  ;  et  s'il  retourne  à  Babylone,  comme  il  l'espère,  il 
vous  donnera  plus  qu'il  ne  vous  doit  ;  mais  pour  votre  femme, 
qui  n'est  pas  si  honnête,  je  vous  conseille  de  ne  pas  chercher  à  la 
reprendre.  Croyez-moi,  allez  à  Babylone;  j'y  serai  avant  vous, 
parce  que  je  suis  à  cheval  et  que  vous  êtes  à  pied.  Adressez-vous 
à  l'illustre  Cador;  dites-lui  que  vous  avez  rencontré  son  ami; 
attendez-moi  chez  lui.  Allez  ;  peut-être  ne  serez-vous  pas  toujours 
malheureux.  0  puissant  Orosmade  !continua-t~il,  vous  vous  servez 
de  moi  pour  consoler  cet  homme;  de  qui  vous  servirez-vous  pour 
me  consoler?»  En  parlant  ainsi  il  donnait  au  pêcheur  la  moitié 
de  tout  l'argent  qu'il  avait  apporté  d'Arabie,  et  le  pêcheur,  con- 
fondu et  ravi,  baisait  les  pieds  de  l'ami  de  Cador,  et  disait  :  «  Vous 
êtes  un  ange  sauveur.  » 

Cependant  Zadig  demandait  toujours  des  nouvelles,  et  versait 
des  larmes.  «  Quoi!  seigneur,  s'écria  le  pêcheur,  vous  seriez  donc 
aussi  malheureux,  vous  qui  faites  du  bien  ?  —  Plus  malheureux 
que  toi  cent  fois,  répondait  Zadig.'—  Mais  comment  se  peut-il 
faire,  disait  le  bonhomme,  que  celui  qui  donne  soit  plus  ci 
plaindre  que  celui  qui  reçoit?  —  C'est  que  ton  plus  grand  mal- 
heur, reprit  Zadig,  était  le  besoin,  et  que  je  suis  infortuné  par  le 
cœur.  —  Orcnu  vous  aurait-il  pris  votre  femme  ?  dit  le  pêcheur.  » 


CHAPITRE    XVIII.  77 

Ce  mot  rappela  dans  l'esprit  de  Zadig  toutes  ses  aventures  ;  il 
répétait  la  liste  de  ses  infortunes,  à  commencer  depuis  la  chienne 
'de  Ja  reine  jusqu'à  son  arrivée  chez  le  brigand  Arbogad.  «  Ah! 
dit-il  au  pêcheur,  Orcan  mérite  d'être  puni.  Mais  d'ordinaire  ce 
sont  ces  gens-là  qui  sont  les  favoris  de  la  destinée.  Quoi  qu'il  en  < 
soit,  va  chez  le  seigneur  Cador,  et  attends-moi.  »  Ils  se  séparè- 
rent :  le  pêcheur  marcha  en  remerciant  son  destin,  et  Zadig 
courut  eu  accusant  toujours  le  sien. 


CHAPITRE    XV[II. 

LE     BASILIC. 

Arrivé  dans  une  belle  prairie,  il  y  vit  plusieurs  femmes  qui 
cherchaient  quelque  chose  avec  beaucoup  d'application.  Il  prit 
la  liberté  de  s'approcher  de  l'une  d'elles,  et  de  lui  demander  s'il 
pouvait  avoir  l'honneur  de  les  aider  dans  leurs  recherches,  uGar- 
dez-vous-eh  bien,  répondit  la  Syrienne;  ce  que  nous  cherchons 
ne  peut  être  touché  que  par  des  femmes.  — Voilà  qui  est  bien 
étrange,  dit  Zadig  ;  oserai-je  vous  prier  de  m'apprendre  ce  que 
c'est  qu'il  n'est  permis  qu'aux  femmes  de  toucher  ?  —  C'est  un 
basilic,  dit-elle.  —  Un  basilic,  madame!  et  pour  quelle  raison, 
s'il  vous  plaît,  cherchez-vous  un  basilic  ?  —  C'est  pour  notre  sei- 
gneur et  maître  Ogul,  dont  vous  voyez  le  château  sur  le  bord  de 
cette  rivière,  au  bout  de  la  prairie.  Nous  sommes  ses  très-humbles 
esclaves  ;  le  seigneur  Ogul  est  malade  ;  son  médecin  lui  a  ordonné 
de  manger  un  basilic  cuit  dans  l'eau  rose;  et  comme  c'est  un 
animal  fort  rare,  et  qui  ne  se  laisse  jamais  prendre  que  par  des 
femmes,  le  seigneur  Ogul  a  promis  de  choisir  pour  sa  femme 
bien-aimée  celle  de  nous  qui  lui  apporterait  un  basilic  :  laissez- 
moi  chercher,  s'il  vous  plaît,  car  vous  voyez  ce  qu'il  m'en  coû- 
terait si  j'étais  prévenue  par  mes  compagnes.  » 

Zadig  laissa  cette  Syrienne  et  les  autres  chercher  leur  basilic, 
et  continua  de  marcher  dans  la  prairie.  Quand  il  fut  au  bord  d'un 
petit  ruisseau,  il  y  trouva  une  autre  dame  couchée  sur  le  gazon, 
et  qui  ne  cherchait  rien.  Sa  taille  paraissait  majestueuse,  mais 
son  visage  était  couvert  d'un  voile.  Elle  était  penchée  vers  le  ruis- 
seau ;  de  profonds  soupirs  sortaient  de  sa  bouche.  Elle  tenait  en 
main  une  petite  baguette,  avec  laquelle  elle  traçait  des  caractères 
sur  un  sable  fin  qui  se  trouvait  entre  le  gazon  et  le  ruisseau.  . 
Zadig  eut  la  curiosité  de  voir  ce  que  cette  femme  écrivait  ;  il  s'ap- 


78  ZADIG,    HISTOIRE    ORIENTALE. 

procba,  il  vit  la  lettre  Z,  puis  un  A  :  il  fut  étonné  ;  puis  parut  un 
D  :  il  tressaillit.  Jamais  surprise  ne  fut  égale  à  la  sienne  quand 
il  Yit  les  deux  dernières  lettres  de  son  nom.  Il  demeura  quelque 
temps  immobile  ;  enfin,  rompant  le  silence  d'une  voix  entrecou- 

f  pée  :  «  0  généreuse  dame  !  pardonnez  à  un  étranger,  à  un  infor- 
tuné, d'oser  vous  demander  par  quelle  aventure  étonnante  je 
trouve  ici  le  nom  de  Zadig  tracé  de  votre  main  divine?  »  A  cette 
voix,  à  ces  paroles,  la  dame  releva  son  voile  d'une  main  trem- 
blante, regarda  Zadig,  jeta  un  cri  d'attendrissement,  de  surprise 

;  '  et  de  joie,  et,  succombant  sous  tous  les  mouvements  divers  qui 
assaillaient  à  la  fois  son  âme,  elle  tomba  évanouie  entre  ses  bras. 
C'était  Astarté  elle-même,  c'était  la  reine  de  Babylone,  c'était  celle 
que  Zadig  adorait,  et  qu'il  se  reprocliait  d'adorer;  c'était  celle 
dont  il  avait  tant  pleuré  et  tant  craint  la  destinée.  Il  fut  un  mo- 
ment privé  de  l'usage  de  ses  sens  ;  et  quand  il  eut  attaché  ses 
regards  sur  les  yeux  d'Astarté,  qui  se  rouvraient  avec  une  lan- 
gueur mêlée  de  confusion  et  de  tendresse  :  «  0  puissances  immor- 
telles! s'écria-t-il,  qui  présidez  aux  destins  des  faibles  humains, 
me  rendez-vous  Astarté?  En  quel  temps,  en  quels  lieux,  en  quel 

f  L  état  la  revois-je  ?  »  Il  se  jeta  à  genoux  devant  Astarté,  et  il  attacha 
son  front  à  la  poussière  de  ses  pieds.  La  reine  de  Babylone  le 
relève,  et  le  fait  asseoir  auprès  d'elle  sur  le  bord  de  ce  ruisseau  ; 
elle  essuyait  à  plusieurs  reprises  ses  yeux,  dont  les  larmes  recom- 
mençaient toujours  à  couler.  Elle  reprenait  vingt  fois  des  discours 

7  sque  ses  gémissements  interrompaient  ;  elle  l'interrogeait  sur  le 
hasard  qui  les  rassemblait,  et  prévenait  soudain  ses  réponses  par 
d'autres  questions.  Elle  entamait  le  récit  de  ses  malheurs,  et  vou- 
lait savoir  ceux  de  Zadig.  Enfin  tous  deux  ayant  un  peu  apaisé  le 
tumulte  de  leurs  âmes,  Zadig  lui  conta  en  peu  de  mots  par  quelle 
aventure  il  se  trouvait  dans  cette  prairie,  «  Mais,  ô  malheureuse 
et  respectable  reine!  comment  vous  retrouvé-je  en  ce  lieu  écarté, 
vêtue  en  esclave,  et  accompagnée  d'autres  femmes  esclaves  qui 
cherchent  un  basilic  pour  le  faire  cuire  dans  de  l'eau  rose  par 
ordonnance  du  médecin. 

—  Pendant  qu'elles  cherchent  leur  basilic,  dit  la  belle  Astarté, 
je  vais  vous  apprendre  tout  ce  que  j'ai  souffert,  et  tout  ce  que  je 
pardonne  au  Ciel  depuis  que  je  vous  revois.  Vous  savez  que  le  roi 
mon  mari  trouva  mauvais  que  vous  fussiez  le  plus  aimable  de 
tous  les  hommes;  et  ce  fut  pour  cette  raison  qu'il  prit  une  nuit 

l  la  résolution  de  vous  faire  étrangler  et  de  m'empoisonncr.  Vous 
savez  comme  le  Ciel  permit  que  mon  petit  muet  m'avertit  de 
l'ordre  de  Sa  sublime  Majesté.  A  peine  le  fidèle  Cador  vous  eut-il 


CHAPITRE    XVIII.  79 

forcé  (le  m'obéir  et  de  partir,  qu'il  osa  entrer  chez  moi  au  milieu 
(le  la  nuit  par  une  issue  secrète.  Il  m'enleva,  et  me  conduisit  dans 
le  temple  d'Orosmade,  où  le  mage,  son  frère,  m'enferma  dans 
une  statue  colossale  dont  la  base  touche  aux  fondements  du 
temple,  et  dont  la  tête  atteint  la  voûte.  .Je  fus  là  comme  ensevelie,  Ç' 
mais  servie  par  le  mage,  et  ne  manquant  d'aucune  chose  néces- 
saire. Cependant,  au  point  du  jour,  l'apothicaire  de  Sa  Majesté 
entra  dans  ma  chambre  avec  une  potion  mêlée  de  jusquiame, 
d'opium,  de  ciguë,  d'elh'bore  noir  et  d'aconit;  et  un  autre  officier 
alla  chez  vous  avec  un  lacet  de  soie  bleue.  On  ne  trouva  personne./^ 
Cador,  pour  mieux  tromper  le  roi,  feignit  de  venir  nous  accuser 
tous  deux.  Il  dit  que  vous  aviez  pris  la  route  des  Indes,  et  moi 
celle  de  Memphis  :  on  envoya  des  satellites  après  vous  et  après 
moi, 

«  Les  courriers  qui  me  cherchaient  ne  me  connaissaient  pas. 
Je  n'avais  presque  jamais  montré  mon  visage  qu'à  vous  seul,  en 
présence  et  par  ordre  de  mon  époux.  Ils  coururent  à  ma  pour- 
suite, sur  le  portrait  qu'on  leur  faisait  de  ma  personne  :  une  femme 
de  la  même  taille  que  moi,  et  qui  peut-être  avait  plus  de  charmes, 
s'offrit  à  leurs  regards  sur  les  frontières  de  rÉgjpte.  Elle  était  ^^ 
éplorée,. errante  ;  ils  ne  doutèrent  pas  que  cette  femme  ne  fût  la 
reine  de  Babylone;  ils  la  menèrent  à  Moabdar.  Leur  méprise  fit 
entrer  d'abord  le  roi  dans  une  violente  colère  ;  mais  bientôt,  ayant 
considéré  de  plus  près  cette  femme,  il  la  trouva  très-belle,  et  fut 
consolé.  On  l'appelait  Missouf.  On  m'a  dit  depuis,  que  ce  nom 
signifie  en  langue  égyptienne  la^J)eUe,sntnJ£[euse.  Elle  l'était  en 
effet  ;  mais  elle  avait  autant  d'art  que  de  caprice.  Elle  plut  à 
Moabdar.  Elle  le  subjugua  au  point  de  se  faire  déclarer  sa  femme. 
Alors  son  caractère  se  développa  tout  entier  :  elle  se  livra  sans 
crainte  à  toutes  les  folies  de  son  imagination.  Elle  voulut  obliger  3(^ 
le  chef  des  mages,  qui  était  vieux  et  goutteux,  de  danser  devant 
elle  ;  et  sur  le  refus  du  mage,  elle  le  persécuta  violemment.  Elle 
ordonna  à  son  grand-écuyer  de  lui  faire  une  tourte  de  confitures. 
Le  grand-écuyer  eut  beau  lui  représenter  qu'il  n'était  point  pâtis- 
sier, il  fallut  qu'il  fît  la  tourte;  et  on  le  chassa,  parce  qu'elle  était 
trop  brûlée.  Elle  donna  la  charge  de  grand-écuyer  à  son  nain, 
et  la  place  de  chancelier  à  un  page.  C'est  ainsi  qu'elle  gouverna 
Babylone.  Tout  le  monde  me  regrettait.  Le  roi,  qui  avait  été  assez 
honnête  homme  jusqu'au  moment  où  il  avait  voulu  m'empoi- 
sonner  et  vous  faire  étrangler,  semblait  avoir  noyé  ses  vertus  dans 
l'amour  prodigieux  qu'il  avait  pour  la  belle  capricieuse.  Il  vint 
au  temple  le  grand  jour  du  feu  sacré.  Je  le  vis  implorer  les  dieux 


80  ZADIG,    HISTOIRE   ORIENTALE. 

Ipour  Missouf  au  pied  de  la  statue  où  j'étais  renfermée.  J'élevai 

la  voix  ;  je  lui  criai  :  «  Les  dieux  refusent  les  vœux  d'un  roi  devenu 

«  tyran,  qui  a  voulu  faire  mourir  une  femme  raisonnable  pour 

;«  épouser  une  extravagante.  »    Moabdar  fut   confondu  de  ces 

y  paroles  au  point  que  sa  tête  se  troubla.  L'oracle  que  j'avais  rendu, 
et  la  tyrannie  de  Missouf,  suffisaient  pour  lui  faire  perdre  le  juge- 
ment. Il  devint  fou  en  peu  de  jours. 

((  Sa  folie,  qui  parut  un  châtiment  du  Ciel,  fut  le  signal  de  la 
révolte.  On  se  souleva,  on  courut  aux  armes.  Babylone,  si  long- 

/  ■)  temps  plongée  dans  une  mollesse  oisive,  devint  le  théâtre  d'une 
guerre  civile  affreuse.  On  me  tira  du  creux  de  ma  statue,  et  on 
me  mit  à  la  tête  d'un  parti.  Cador  courut  à  Memphis,  pour  vous 
ramener  à  Babylone.  Le  prince  d'Hyrcanie,  apprenant  ces  funestes 
nouvelles,  revint  avec  son  armée  faire  un  troisième  parti  dans  la 
Chaldée.  Il  attaqua  le  roi,  qui  courut  au-devant  de  lui  avec  son 
extravagante  Égyptienne.  Moabdar  mourut  percé  de  coups.  Mis- 
souf tomba  aux  mains  du  vainqueur.  Mon  malheur  voulut  que 
je  fusse  prise  moi-même  par  un  parti  hyrcanien,  et  qu'on  me 
menât  devant  le  prince  précisément  dans  le  temps  qu'on  lui  ame- 

2^ait  Missouf.  Vous  serez  flatté,  sans  doute,  en  apprenant  que  le 
prince  me  trouva  plus  belle  que  l'Égyptienne  ;  mais  vous  serez 
fâché  d'apprendre  qu'il  me  destina  à  son  sérail.  Il  me  dit  fort 
résolument  que,  dès  qu'il  aurait  fini  une  expédition  militaire 
qu'il  allait  exécuter,  il  viendrait  à  moi.  Jugez  de  ma  douleur.  Mes 
liens  avec  Moabdar  étaient  rompus,  je  pouvais  êtreàZadig;  et  je 
tombais  dans  les  chaînes  de  ce  barbare!  Je  lui  répondis  avec 
toute  la  fierté  que  me  donnaient  mon  rang  et  mes  sentiments. 
J'avais  toujours  entendu  dire  que  le  Ciel  attachait  aux  personnes 
de  ma  sorte  un  caractère  de  grandeur  qui,  d'un  mot  et  d'un  coup 
d'œil,  faisait  rentrer  dans  l'abaissement  du  plus  profond  respect 
les  téméraires  qui  osaient  s'en  écarter.  Je  parlai  en  reine,  mais  je 
fus  traitée  en  demoiselle  suivante.  L'IIyrcanien,  sans  daigner 
seulement  m'adresser  la  parole,  dit  à  son  eunuque  noir  que  j'étais 
une  imi)ertinente,  mais  qu'il  me  trouvait  jolie.  Il  lui  ordonna 
d'avoir  soin  de  moi  et  de  me  mettre  au  régime  des  favorites,  afin 
de  me  rafraîchir  le  teint,  et  de  me  rendre  plus  digne  de  ses 
faveurs  pour  le  jour  où  il  aurait  la  commodité  de  m'en  honorer. 
Je  lui  dis  que  je  me  tuerais  :  il  répliqua,  eu  riant,  qu'on  ne  se 
tuait  point,  qu'il  était  fait  à  ces  façons-là,  et  me  quitta  comme 

t-y  un  homme  qui  vient  de  mettre  un  perroquet  dans  sa  ménagerie. 
Quel  ét;it  pour  la  première  reine  de  l'univers,  et,  je  dirai  plus, 
pour  un  cœur  qui  était  à  Zadig  !  » 


CHAPITRE    XVIII.  81 

A  ces  paroles  il  se  jeta  à  ses  genoux,  et  les  LaigDa  de  larmes. 
Astarté  le  releva  tendrement,  et  elle  continua  ainsi  :  a  Je  me  voyais 
au  pouvoir  d'un  barbare,  et  rivale  d'une  folle  avec  qui  j'étais  ren- 
fermée. Elle  me  raconta  son  aventure  d'Egypte.  Je  jugeai  par  les 
traits  dont  elle  vous  peignait,  par  le  temps,  par  le  dromadaire 
sur  lequel  vous  étiez  monté,  par  toutes  les  circonstances,  que 
c'était  Zadig  qui  avait  combattu  pour  elle.  Je  ne  doutai  pas  que 
vous  ne  fussiez  à  Memphis;  je  pris  la  résolution  de  m'y  retirer. 
«  Celle  Missouf,  lui  dis-je,  vous  êtes  beaucoup  plus  plaisante  que 
«  moi,  vous  divertirez  bien  mieux  que  moi  le  prince  d'Hyrcanie. 
<(  Facilitez-moi  les  moyens  de  me  sauver  ;  vous  régnerez  seule; 
<(  vous  me  rendrez  heureuse,  en  vous  débarrassant  d'une  rivale,  » 
Missouf  concerta  avec  moi  les  moyens  de  ma  fuite.  Je  partis  donc 
secrètement  avec  une  esclave  égyptienne. 

«  J'étais  déjà  près  de  l'Arabie,  lorsqu'un  fameux  voleur,  nommé 
Arbogad,  m'enleva,  et  me  vendit  à  des  marchands  qui  m'ont 
amenée  dans  ce  château,  où  demeure  le  seigneur  Ogul.  Il  m'a 
achetée  sans  savoir  qui  j'étais.  C'est  un  homme  voluptueux  qui  ne 
cherche  qu'à  faire  grande  chère,  et  qui  croit  que  Dieu  la  mis  au 
monde  pour  tenir  table.  Il  est  d'un  embonpoint  excessif,  qui  est 
toujours  prêt  à  le  suffoquer.  Son  médecin,  qui  n'a  que  peu  de 
crédit  auprès  de  lui  quand  il  digère  bien,  le  gouverne  despoti- 
quement  quand  il  a  trop  mangé.  Il  lui  a  persuadé  qu'il  le  guéri- 
rait avec  un  basilic  cuit  dans  de  l'eau  rose.  Le  seigneur  Ogul 
a  promis  sa  main  à  celle  de  ses  esclaves  qui  lui  apporterait  un 
basilic.  Vous  voyez  que  je  les  laisse  s'empresser  à  mériter  cet 
honneur,  et  je  n'ai  jamais  eu  moins  d'envie  de  trouver  ce  basilic 
depuis  que  le  Ciel  a  permis  que  je  vous  revisse.  » 

Alors  Astarté  et  Zadig  se  dirent  tout  ce  que  des  sentiments 
longtemps  retenus,  tout  ce  que  leurs  malheurs  et  leurs  amours 
pouvaient  inspirer  aux  cœurs  les  plus  nobles  et  les  plus  passion- 
nés; et  les  génies  qui  président  à  l'amour  portèrent  leurs  paroles 
jusqu'à  la  sphère  de  Vénus. 

Les  femmes  rentrèrent  chez  Ogul  sans  avoir  rien  trouvé.  Zadig 
se  fit  présenter  à  lui,  et  lui  parla  en  ces  termes  :  «  Que  la  santé 
immortelle  descende  du  ciel  pour  avoir  soin  de  tous  vos  jours  ! 
Je  suis  médecin,  j'ai  accouru  vers  vous  sur  le  bruit  de  votre  ma- 
ladie, et  je  vous  ai  apporté  un  basilic  cuit  dans  de  l'eau  rose.  Ce 
n'est  pas  que  je  prétende  vous  épouser  :  je  ne  vous  demande  que 
la  liberté  d'une  jeune  esclave  de  Babylone  que  vous  avez  depuis 
quelques  jours  ;  et  je  consens  de  rester  en  esclavage  à  sa  place  si 
je  n'ai  pas  le  bonheur  de  guérir  le  magnifique  seigneur  Ogul.  » 

21.  —  Romans.  6 


82  ZADIG,    HISTOIRE    ORIENTALE. 

La  proposition  fut  acceptée.  Astarté  partit  pour  Ba]3ylone  avec 
le  domestique  de  Zadig,  en  lui  promettant  de  lui  envoyer  inces- 
samment un  courrier  pour  l'instruire  de  tout  ce  qui  se  serait 
passé.  Leurs  adieux  furent  aussi  tendres  que  l'avait  été  leur  recon- 
naissance. Le  moment  où  l'on  se  retrouve,  et  celui  où  Ton  se 
sépare,  sont  les  deux  plus  grandes  époques  de  la  vie,  comme  dit 
le  grand  livre  du  Zend.  Zadig  aimait  la  reine  autantqu'illejurait, 
et  la  reine  aimait  Zadig  plus  qu'elle  ne  le  lui  disait. 

Cependant  Zadig  parla  ainsi  à  Ogul  :  «Seigneur,  on  ne  mange 

/  j  point  mon  basilic,  toute  sa  vertu  doit  entrer  chez  vous  par  les 
pores.  Je  l'ai  mis  dans  une  petite  outre  bien  enflée  et  couverte 
d'une  peau  fine  :  il  faut  que  vous  poussiez  cette  outre  de  toute 
votre  force,  et  que  je  vous  la  renvoie  à  plusieurs  reprises  ;  et  en 
peu  de  jours  de  régime  vous  verrez  ce  que  peut  mon  art.  »  Ogul, 
dès  le  premier  jour,  fut  tout  essoufflé,  et  crut  qu'il  mourrait  de 
fatigue.  Le  second,  il  fut  moins  fatigué,  et  dormit  mieux.  En  huit 
jours  il  recouvra  toute  la  force,  la  santé,  la  légèreté  et  la  gaieté 
de  ses  plus  brillantes  années.  «  Vous  avez  joué  au  ballon,  et  vous 
avez  été  sobre,  lui  dit  Zadig  :  apprenez  qu'il  n'y  a  point  de  basi- 

îp^lic  dans  la   nature,   qu'on  se  porte  toujours  bien  avec  de  la 

\  sobriété  et  de  l'exercice,  et  que  l'art  de  faire  subsister  ensemble 

I  l'intempérance  et  la  santé  est  un  art  aussi  chimérique  que  la 

\  pierre  philosophale ,  l'astrologie  judiciaire  et  la  théologie  des 

mages,  » 

l  Le  premier  médecin  d'Ogul,  sentant  combien  cet  homme  était 
dangereux  pour  la  médecine,  s'unit  avec  l'apothicaire  du  corps 
pour  envoyer  Zadig  chercher  des  basilics  dans  l'autre  monde. 
Ainsi,  après  avoir  été  toujours  puni  pour  avoir  bien  fait,  il  était 
près  de  périr  pour  avoir  guéri  un  seigneur  gourmand.  On  l'invita 

'^  ^k  un  excellent  dîner.  Il  devait  être  empoisonné  au  second  service; 
mais  il  reçut  un  courrier  de  la  belle  Astarté  au  premier.  Il  quitta 
la  table,  et  partit.  Quand  on  est  aimé  d'une  belle  femme,  dit  le 
grand  Zoroastre,  on  se  tire  toujours  d'affaire  dans  ce  monde. 


CHAPITRE    XIX. 

LES    COMDATS. 

La  reine  avait  été  reçue  à  Babylone  avec  les  transports  qu'on 
7,  a  toujours  pour  une  belle  princesse  qui  a  été  malheureuse,  Baby- 
lone alors  paraissait  plus  tranquille.  Le  prince  dllyrcanic  avait 


CHAPITRE    XIX.  83 

été  tué  dans  un  combat.  Les  Babyloniens,  vainqueurs,  déclarèrent 
qu'Astarté  épouserait  celui  qu'on  choisirait  pour  souverain.  On 
ne  voulut  point  que  la  première  place  du  monde,  qui  serait  celle 
de  mari  d"Astarté  et  de  roi  de  Cabylone,  dépendît  des  intrigues  et 
des  cabales.  On  jura  de  reconnaître  pour  roi  le  plus  vaillant  et  le  '  ^ 
plus  sage.  Une  grande  lice,  bordée  d'amphithéâtres  magnifique- 
ment ornés,  fut  formée  à  quelques  lieues  de  la  ville.  Les  combat- 
tants devaient  s'y  rendre  armés  de  toutes  pièces.  Chacun  d'eux 
avait  derrière  les  amphithéâtres  un  appartement  séparé,  où  il  ne 
devait  être  vu  ni  connu  de  personne.  Il  fallait  courir  quatre  lances.  /  d 
Ceux  qui  seraient  assez  heureux  pour  vaincre  quatre  chevaliers 
devaient  combattre  ensuite  les  uns  contrôles  autres;  de  façon 
que  celui  qui  resterait  le  dernier  maître  du  camp  serait  proclamé 
le  vainqueur  des  jeux.  Il  devait  revenir  quatre  jours  après  avec 
les  mêmes  armes,  et  expliquer  les  énigmes  proposées  par  les 
mages.  S'il  n'expliquait  point  les  énigmes,  il  n'était  point  roi,  et 
il  fallait  recommencer  à  courir  des  lances,  jusqu'à  ce  qu'on  trou- 
vât un  homme  qui  fût  vainqueur  dans  ces  deux  combats  :car  on 
voulait  absolument  pour  roi  le  plus  vaillant  et  le  plus  sage.  La 
reine,  pendant  tout  ce  temps,  devait  être  étroitement  gardée  :  on 
lui  permettait  seulement  d'assister  aux  jeux,  couverte  d'un  voile; 
mais  on  ne  souffrait  pas  qu'elle  parlât  à  aucun  des  prétendants, 
afin  qu'il  n'y  eût  ni  faveur  ni  injustice. 

Voilà  ce  qu'Astarté  faisait  savoir  à  son  amant,  espérant  qu'il 
montrerait  pour  elle  plus  de  valeur  et  d'esprit  que  personne.  Il 
partit,  et  pria  Vénus  de  fortifier  son  courage  et  d'éclairer  son 
esprit.  Il  arriva  sur  le  rivage  de  l'Euphrate  la  veille  de  ce  grand 
jour.  Il  fit  inscrire  sa  devise  parmi  celles  des  combattants,  en 
cachant  son  visage  et  son  nom,  comme  la  loi  l'ordonnait,  et  alla 
se  reposer  dans  l'appartement  qui  lui  échut  par  le  sort.  Son  ami 
Cador,  qui  était  revenu  à  Babylone,  après  l'avoir  inutilement 
cherché  en  Egypte,  fit  porter  dans  sa  loge  une  armure  complète 
que  la  reine  lui  envoyait.  Il  lui  fit  amener  aussi  de  sa  part  le  plus 
beau  cheval  de  Perse.  Zadig  reconnut  Astarté  à  ces  présents  : 
son  courage  et  son  amour  en  prirent  de  nouvelles  forces  et  de 
nouvelles  espérances. 

Le  lendemain,  la  reine  étant  venue  se  placer  sous  un  dais  de 
pierreries,  et  les  amphithéâtres  étant  remphs  de  toutes  les  dames 
et  de  tous  les  ordres  de  Cabylone,  les  combattants  parurent  dans 
le  cirque.  Chacun  d'eux  vint  mettre  sa  devise  aux  pieds  du  grand  hû 
mage.  On  tira  au  sort  les  devises  ;  celle  de  Zadig  fut  la  dernière. 
Le  premier  qui  s'avança  était  un  seigneur  très-riche,  nommé 


84  ZADIG,    HISTOIRE   ORIENTALE. 

Itobad,  fort  vain,  peu  courageux,  très-maladroit,  et  sans  esprit. 
Ses  domestiques  l'avaient  persuadé  qu'un  homme  comme  lui 
devait  être  roi;  il  leur  avait  répondu  :  «  Un  homme  comme  moi 
doit  régner;  »  ainsi  on  l'avait  armé  de  pied  en  cap.  Il  portait  une 
armure  d^or  émaillée  de  vert,  un  panache  vert,  une  lance  ornée 
de  rubans  verts.  On  s'aperçut  d'abord,  à  la  manière  dont  Itobad 
o-ouvernait  son  cheval,  que  ce  n'était  pas  un  homme  comme  lui  à 
qui  le  Ciel  réservait  le  sceptre  de  Babylone,  Le  premier  chevalier 
qui  courut  contre  lui  le  désarçonna  ;  le  second  le  renversa  sur 
la  croupe  de  son  cheval,  les  deux  jambes  en  l'air  et  les  bras 
étendus,  Itobad  se  remit,  mais  de  si  mauvaise  grâce  que  tout 
l'amphithéâtre  se  mit  à  rire.  Un  troisième  ne  daigna  pas  se  servir 
de  sa  lance;  mais,  en  lui  faisant  une  passe,  illeprit  par  la  jambe 
droite,  et,  lui  faisant  faire  un  demi-tour,  il  le  fit  tomber  sur  le 
sable  :  les  écuyers  des  jeux  accoururent  à  lui  en  riant,  et  le  remi- 
rent en  selle.  Le  quatrième  combattant  le  prend  par  la  jambe 
gauche,  et  le  fait  tomber  de  l'autre  côté.  On  le  conduisit  avec 
des  huées  à  sa  loge,  où  il  devait  passer  la  nuit  selon  la  loi;  et  il 
disait  en  marchant  à  peine  :  et  Quelle  aventure  pour  un  homme 
comme  moi  !  » 

Les  autres  chevaliers  s'acquittèrent  mieux  de  leur  devoir.  Il  y 
en  eut  qui  vainquirent  deux  combattants  de  suite  ;  quelques-uns 
allèrent  jusqu'à  trois.  Il  n'y  eut  que  le  prince  Otame  qui  en  vain- 
quit quatre.  Enfin  Zadig  combattit  à  son  tour;  il  désarçonna 
quatre  cavaliers  de  suite  avec  toute  la  grâce  possible.  Il  fallut 
donc  voir  qui  serait  vainqueur  d'Otame  ou  de  Zadig,  Le  premier 
portait  des  armes  bleues  et  or,  avec  un  panache  de  même;  celles 
de  Zadig  étaient  blanches.  Tous  les  vœux  se  partageaient  entre  le 
chevaUcr  bleu  et  le  chevalier  blanc.  La  reine,  à  qui  le  cœur  pal- 
pitait, faisait  des  prières  au  Ciel  pour  la  couleur  blanche. 

Les  deux  champions  firent  des  passes  et  des  voltes  avec  tant 
d'agilité,  ils  se  donnèrent  de  si  beaux  coups  de  lance,  ils  étaient 
si  fermes  sur  leurs  arçons,  que  tout  le  monde,  hors  la  reine, 
souhaitait  qu'il  y  eût  deux  rois  dans  Babylone,  Enfin,  leurs  che- 
vaux élant  lassés  et  leurs  lances  rompues,  Zadig  usa  de  cette 
adresse:  il  passe  derrière  le  prince  bleu,  s'élance  sur  la  croupe 
de  son  cheval,  le  prend  par  le  milieu  du  corps,  le  jette  à  terre,  se 
met  en  selle  à  sa  place,  et  caracole  autour  d'Otame  étendu  sur  la 
place.  Tout  l'amphithéùtrc  crie  :  «  Victoire  au  chevalier  blanc!  » 
Otame, indigné,  se  relève,  tire  son  épéc;  Zadig  saute  de  cheval,  le 
sabre  h  la  main.  Les  voilà  tous  deux  sur  l'arène,  livrant  un  nou- 
veau combat  où  la  force  et  l'agilité  triomphent  tour  à  tour.  Les 


CHAPITRE   XIX.  '        85' 

plumos  (le  leur  casque,  les  clous  de  leurs  brassards,  les  mailles 
de  leur  armure  sautent  au  loin  sous  mille  coups  précipités.  Ils 
frappent  de  pointe  et  de  taille,  à  droite,  à  gauche,  sur  la  tête,  sur 
la  poitrine;  ils  reculent,  ils  avancent,  ils  se  mesurent,  ils  se 
rejoignent,  ils  se  saisissent,  ils  se  replient  comme  des  serpents,  ils  ^ 
s'attaquent  comme  des  lions;  le  feu  jaillit  à  tout  moment  des 
coups  qu'ils  se  portent.  Enfin  Zadig,  ayant  un  moment  repris  ses 
esprits,  s'arrête,  fait  une  feinte,  passe  sur  Otame,  le  fait  tomber, 
le  désarme,  et  Otame  s'écrie  :  «  0  clieyalier  blanc!  c'est  vous  qui 
devez  régner  sur  Babylone.  »  La  reine  était  au  comble  de  la  joie,  lo 
On  reconduisit  le  chevalier  bleu  et  le  chevalier  blanc  chacun 
à  leur  loge,  ainsi  que  tous  les  autres,  selon  ce  qui  était  porté  par 
la  loi.  Des  muets  vinrent  les  servir  et  leur  apporter  à  manger.  On 
peut  juger  si  le  petit  muet  de  la  reine  ne  fut  pas  celui  qui  servit 
Zadig.  Ensuite  on  les  laissa  dormir  seuls  jusqu'au  lendemain/ -J 
matin,  temps  où  le  vainqueur  devait  apporter  sa  devise  au  grand 
mage,  pour  la  confronter  et  se  faire  reconnaître. 

Zadig  dormit,  quoique  amoureux,  tant  il  était  fatigué.  Itobad, 
qui  était  couché  auprès  de  lui,  ne  dormit  point.  Il  se  leva  pen- 
dant la  nuit,  entra  dans  sa  loge,  prit  les  armes  blanches  de  Zadig 
avec  sa  devise ,  et  mit  son  armure  verte  à  la  place.  Le  point  du 
jour  étant  venu,  il  alla  fièrement  au  grand  mage  déclarer  qu'un 
homme  comme  lui  était  vainqueur.  On  ne  s'y  attendait  pas;  mais 
il  fut  proclamé  pendant  que  Zadig  dormait  encore.  Astarté,  sur- 
prise, et  le  désespoir  dans  le  cœur,  s'en  retourna  dans  Babylone. 
Tout  l'amphithéâtre  était  déjà  presque  vide  lorsque  Zadig  s'é- 
veilla; il  chercha  ses  armes,  et  ne  trouva  que  cette  armure  verte. 
Il  était  obligé  de  s'en  couvrir,  n'ayant  rien  autre  chose  auprès  de 
lui.  Étonné  et  indigné,  il  les  endosse  avec  fureur,  il  avance  dans 
cet  équipage. 

Tout  ce  qui  était  encore  sur  l'amphithéâtre  et  dans  le  cirque 
le  reçut  avec  des  huées.  On  l'entourait;  on  lui  insultait  en  face. 
Jamais  homme  n'essuya  des  mortifications  si  humiliantes.  La 
patience  lui  échappa  ;  il  écarta  à  coups  de  sabre  la  populace  qui 
osait  l'outrager;  mais  il  ne  savait  quel  parti  prendre.  Il  ne  pou- 
vait voir  la  reine  ;  il  ne  pouvait  réclamer  l'armure  blanche  qu'elle 
lui  avait  envoyée  :  c'eût  été  la  compromettre  ;  ainsi,  taudis  qu'elle 
était  plongée  dans  la  douleur,  il  était  pénétré  de  fureur  et  d'in- 
quiétude. Il  se  promenait  sur  les  bords  de  l'Euphrate ,  persuadé  ^^^ 
que  son  étoile  le  destinait  à  être  malheureux  sans  ressource,  ^^ 
repassant  dans  son  esprit  toutes  ses  disgrâces  depuis  l'aventure 
de  la  femme  qui  haïssait  les  borgnes,  jusqu'à  celle  de  son  armure. 


86  ZADIG,    HISTOIRE    ORIENTALE. 

«  Voilà  ce  que  c'est,  disait-il,  de  m'être  éveillé  trop  tard  ;  si  j'avais 
moins  dormi ,  je  serais  roi  de  Babylone,  je  posséderais  Astarté. 
Les  sciences,  les  mœurs,  le  courage,  n'ont  donc  jamais  servi  qu'à 
mon  infortune.  »  Il  lui  échappa  enfin  de  murmurer  contre  la 
/Providence,  et  il  fut  tenté  de  croire  que  tout  était  gouverné  par 
mne  destinée  cruelle  qui  opprimait  les  bons  et  qui  faisait  prospé- 
rer  les  chevaliers  verts.  Un  de  ses. chagrins  était  de  porter  cette 
armure  verte  qui  lui  avait  attiré  tant  de  huées.  Un  marchand 
passa,  il  la  lui  vendit  à  vil  prix,  et  prit  du  marchand  une  robe 
et  un  bonnet  long.  Dans  cet  équipage,  il  côtoyait  l'Euphrate,  rem- 
pli de  désespoir  et  accusant  en  secret  la  Providence,  qui  le  persé- 
cutait toujours. 

CHAPITRE   XX. 

l'ermite  1. 

Il  rencontra  en  marchant  un  ermite,  dont  la  barbe  blanche 
et  vénérable  lui  descendait  jusqu'à  la  ceinture.  Il  tenait  en  main 
un  livre  qu'il  lisait  attentivement.  Zadig  s'arrêta,  et  lui  fit  une 
profonde  inclination.  L'ermite  le  salua  d'un  air  si  noble  et  si 
doux  que  Zadig  eut  la  curiosité  de  l'entretenir.  Il  lui  demanda 
quel  livre  il  lisait,  «  C'est  le  livre  des  destinées,  dit  l'ermite  ;  vou- 
lez-vous en  lire  quelque  chose?»  Il  mit  le  livre  dans  les  mains 
de  Zadig,  qui,  tout  instruit  qu'il  était  dans  plusieurs  langues,  ne 
put  déchiffrer  un  seul  caractère  du  livre.  Cela  redoubla  encore  sa 
curiosité.  «  Vous  me  paraissez  bien  chagrin,  lui  dit  ce  bon  père. 
—  Hélas!  que  j'en  ai  sujet  !  dit  Zadig.  —  Si  vous  permettez  que  je 
vous  accompagne ,  repartit  le  vieillard ,  peut-être  vous  serai-je 
utile  :  j'ai  quelquefois  répandu  des  sentiments  de  consolation 
dans  l'âme  des  malheureux.  »  Zadig  se  sentit  du  respect  pour  l'air, 
pour  la  barbe,  et  pour  le  livre  de  l'ermite.  Il  lui  trouva  dans  la  con- 
versation des  lumières  supérieures.  L'ermite  parlait  de  la  desti- 
née, de  la  justice,  de  la  morale,  du  souverain  bien,  de  la  faiblesse 
humaine,  des  vertus  et  des  vices,  avec  une  éloquence  si  vive  et 


1.  Fréron  {Annre  Vittéraire,  17G7,  I,  :]0  i^t  suiv.)  reproche  à  Voltaire  d'avoir 
lire  presque  mot  pour  mot  ce  chapitre  d'une  pièce  de  cent  cinquante  vers,  inti- 
tulée thc  Hermite  (l'Ermite),  par  Th.  Paruell.  Avant  Parnell,  plusieurs  auteurs 
avaient  traité  le  même  sujet,  et  entre  autres  l'auteur  français  Bluet  d'Arbères, 
comte  de  Permission,  dans  le  livre  CV  de  ses  OEiivres;  c'est  en  IGOi  qu'avaient 
paru  les  livres  CIV  et  CXIII,  dont  ou  ne  connaît  encore  qu'un  seul  exemplaire, 
découvert  en  1824.  (B.) 


CHAPITRE    XX.  87 

si  touchante  que  Zadig  se  sentit  entraîné  vers  lui  par  un  charme 
invincible.  Il  le  pria  avec  instance  de  ne  le  point  quitter,  jusqu'à 
ce  qu'ils  fussent  de  retour  à  Babylone.  «  Je  vous  demande  moi- 
même  cette  grâce,  lui  dit  le  vieillard;  jurez-moi  par  Orosmade 
que  vous  ne  vous  séparerez  pas  de  moi  d'ici  à  quelques  jours,  -r 
quelque  chose  que  je  fasse.  »  Zadig  jura,  et  ils  partirent  en- 
semble. 

Les  deux  voyageurs  arrivèrent  le  soir  à  un  château  superbe. 
L'ermite  demanda  l'hospitalité  pour  lui  et  pour  le  jeune  homme 
qui  l'accompagnait.  Le  portier,  qu'on  aurait  pris  pour  un  grand  /^ 
seigneur,  les  introduisit  avec  une  espèce  de  bonté  dédaigneuse. 
On  les  présenta  à  un  principal  domestique,  qui  leur  fit  voir  les 
appartements  magnifiques  du  maître.  Ils  furent  admis  à  sa  table 
au  bas  bout,  sans  que  le  seigneur  du  château  les  honorât  d'un 
regard  ;  mais  ils  furent  servis  comme  les  autres  avec  délicatesse 
et  profusion.  On  leur  donna  ensuite  à  laver  dans  un  bassin  d'or 
garni  d'émeraudes  et  de  rubis.  On  les  mena  ^coucher  dans  un  bel 
appartement,  et  le  lendemain  matin  un  domestique  leur  apporta 
à  chacun  une  pièce  d'or,  après  quoi  on  les  congédia. 

«  Le  maître  de  la  maison,  dit  Zadig  en  chemin,  me  paraît  être 
un  homme  généreux,  quoique  un  peu  fier  ;  il  exerce  noblement 
l'hospitalité.  »  En  disant  ces  paroles,  il  aperçut  qu'une  espèce  de 
poche  très-large  que  portait  l'ermite  paraissait  tendue  et  enflée  : 
il  y  vit  le  bassin  d'or  garni  de  pierreries,  que  celui-ci  avait  volé. 
Il  n'osa  d'abord  en  rien  témoigner;  mais  il  était  dans  unei 
étrange  surprise. 

Vers  le  midi,  l'ermite  se  présenta  à  la  porte  d'une  maison  très- 
petite,  où  logeait  un  riche  avare;  il  y  demanda  l'hospitalité  pour 
quelques  heures.  Un  vieux  valet  mal  habillé  le  reçut  d'un  ton 
rude,  et  fit  entrer  l'ermite  et  Zadig  dans  l'écurie,  où  on  leur 
donna  quelques  olives  pourries,  de  mauvais  pain,  et  de  la  bière 
gâtée.  L'ermite  but  et  mangea  d'un  air  aussi  content  que  la 
veille  ;  puis  s'adressant  à  ce  vieux  valet  qui  les  observait  tous  deux 
pour  voir  s'ils  ne  volaient  rien,  et  qui  les  pressait  de  partir,  il  lui 
donna  les  deux  pièces  d'or  qu'il  avait  reçues  le  matin,  et  le 
remercia  de  toutes  ses  attentions.  «Je  vous  prie,  ajouta-t-il,  faites- 
moi  parler  à  votre  maître.  »  Le  valet,  étonné,  introduisit  les  deux 
voyageurs:  u  Magnifique  seigneur,  dit  l'ermite,  je  ne  puis  que 
vous  rendre  de  très-humbles  grâces  de  la  manière  noble  dont 
vous  nous  avez  reçus  :  daignez  accepter  ce  bassin  d'or  comme  un 
faible  gage  de  ma  reconnaissance.  »  L'avare  fut  près  de  tomber  à 
la  renverse.  L'ermite  ne  lui  donna  pas  le  temps  de  revenir  de  son 


88  ZADIG,    HISTOIRE   ORIENTALE. 

saisissement  ;  il  partit  au  plus  vite  avec  son  jeune  voyageur. 
((  Mon  père,  lui  dit  Zadig,  qu'est-ce  que  tout  ce  que  je  vois?  Vous 
ne  me  paraissez  ressembler  en  rien  aux  autres  hommes: vous 
volez  un  bassin  d'or  garni  de  pierreries  à  un  seigneur  qui  vous 
reçoit  magnifiquement ,  et  vous  le  donnez  à  un  avare  qui  vous 
traite  avec  indignité.  —  Mon  fils,  répondit  le  vieillard,  cet  homme 
magnifique,  qui  ne  reçoit  les  étrangers  que  par  vanité,  et  pour 
faire  admirer  ses  richesses,  deviendra  plus  sage;  l'avare  appren- 
dra à  exercer  l'hospitalité  :  ne  vous  étonnez  de  rien,  et  suivez- 
moi,  »  Zadig  ne  savait  encore  s'il  avait  aflaire  au  plus  fou  ou  au 
plus  sage  de  tous  les  hommes  ;  mais  l'ermite  parlait  avec  tant 
d'ascendant  que  Zadig,  lié  d'ailleurs  par  son  serment,  ne  put 
s'empêcher  de  le  suivre. 

Ils  arrivèrent  le  soir  à  une  maison  agréablement  bâtie,  mais 
simple,  où  rien  ne  sentait  ni  la  prodigalité  ni  l'avarice.  Le  maître 
était  un  philosophe  retiré  du  monde,  qui  cultivait  en  paix  la 
sagesse  et  la  vertu,  et  qui  cependanfne  s'ennuyait  pas.  Il  s'était 
plu  à  bâtir  cette  retraite  dans  laquelle  il  recevait  les  étrangers 
avec  une  noblesse  qui  n'avait  rien  de  l'ostentation.  Il  alla  lui- 
même  au-devant  des  deux  voyageurs,  qu'il  fit  reposer  d'abord 
dans  un  appartement  commode.  Quelque  temps  après,  il  les  vint 
prendre  lui-même  pour  les  inviter  à  un  repas  propre  et  bien 
entendu,  pendant  lequel  il  parla  avec  discrétion  des  dernières 
révolutions  de  Uabylone.  Il  parut  sincèrement  attaché  à  la  reine, 
et  souhaita  que  Zadig  eût  paru  dans  la  lice  pour  disputer  la  cou- 
ronne, a  Mais  les  hommes,  ajouta-t-il,  ne  méritent  pas  d'avoir  un 
roi  comme  Zadig.  »  Celui-ci  rougissait,  et  sentait  redoubler  ses 
douleurs.  On  convint  dans  la  conversation  que  les  choses  de  ce 
monde  n'allaient  pas  toujours  au  gré  des  plus  sages.  L'ermite 
soutint  toujours  qu'on  ne  connaissait  pas  les  voies  de  la  Provi- 
dence, et  que  les  hommes  avaient  tort  de  juger  d'un  tout  dont  ils 
n'apercevaient  que  la  plus  petite  partie. 

On  parla  des  passions.  «  Ah  !  qu'elles  sont  funestes  !  disait 
Zadig.  —  Ce  sont  les  vents  qui  enflent  les  voiles  du  vaisseau, 
repartit  l'ermite  :  elles  le  submergent  quelquefois;  mais  sans  elles 
il  ne  pourrait  voguer.  La  bile  rend  colère  et  malade  ;  mais  sans 
la  bile  l'homme  ne  saurait  vivre.  Tout  est  dangereux  ici-bas,  et 
Ltout  est  nécessaire.  » 

On  parla  de  plaisir,  et  l'ermite  prouva  que  c'est  un  présent  de 
.,  la  Divinité;  «  car,  dit-il,  l'homme  ne  peut  se  donner  ni  sensation 
V  ni  idées,  il  reçoit  tout;  la  peine  et  le  plaisir  lui  viennent  d'ailleurs 
'  comme  son  être  ». 


CHAPITRE    XX.  89 

Zadig  admirait  comment  un  homme  qui  avait  fait  des  choses 
si  extravagantes  pouvait  raisonner  si  bien.  Enfin,  après  un  entre- 
tien aussi  instructif  qu*agréa])lc,  l"hùte  reconduisit  ses  deux 
voyageurs  dans  leur  appartement,  en  bénissant  le  Ciel  qui  lui 
avait  envoyé  deux  hommes  si  sages  et  si  vertueux.  Il  leur  offrit 
de  l'argent  d'une  manière  aisée  et  noble  qui  ne  pouvait  déplaire. 
L'ermite  le  refusa,  et  lui  dit  qu'il  prenait  congé  de  lui,  comptant 
partir  pour  Babylone  avant  le  jour.  Leur  séparation  fut  tendre, 
Zadig  surtout  se  sentait  plein  d'estime  et  d'inclination  pour  un 
homme  si  aimable. 

Quand  l'ermite  et  lui  furent  dans  leur  appartement,  ils  firent 
longtemps  l'éloge  de  leur  hôte.  Le  vieillard  au  point  du  jour 
éveilla  son  camarade.  «  Il  faut  partir,  dit-il  ;  mais  tandis  que  tout 
le  monde  dort  encore,  je  veux  laisser  à  cet  homme  un  témoignage 
de  mon  estime  et  de  mon  affection.  »  En  disant  ces  mots,  il  prit 
un  flambeau,  et  mit  le  feu  à  la  maison.  Zadig,  épouvanté,  jeta  des 
cris,  et  voulut  l'empêcher  de  commettre  une  action  si  affreuse. 
L'ermite  l'entraînait  par  une  force  supérieure  ;  la  maison  était 
enflammée.  L'ermite,  qui  était  déjà  assez  loin  avec  son  compa- 
gnon, la  regardait  brûler  tranquillement.  «  Dieu  merci!  dit-il, 
voilà  la  maison  de  mon  cher  hôte  détruite  de  fond  en  comble  ! 
L'heureux  homme  !  »  A  ces  mots  Zadig  fut  tenté  à  la  fois  d'éclater 
de  rire,  de  dire  des  injures  au  révérend  père,  de  le  battre,  et  de 
s'enfuir;  mais  il  ne  fit  rien  de  tout  cela,  et,  toujours  subjugué 
par  l'ascendant  de  l'ermite,  il  le  suivit  malgré  lui  à  la  dernière 
couchée. 

Ce  fut  chez  une  veuve  charitable  et  vertueuse  qui  avait  un 
neveu  de  quatorze  ans,  plein  d'agréments  et  son  unique  espé- 
rance. Elle  fit  du  mieux  qu'elle  put  les  honneurs  de  sa  maison. 
Le  lendemain,  elle  ordonna  à  son  neveu  d'accompagner  les  voya- 
geurs jusqu'à  un  pont  qui,  étant  rompu  depuis  peu,  était  devenu 
un  passage  dangereux.  Le  jeune  homme,  empressé,  marche  au 
devant  d'eux.  Quand  ils  furent  sur  le  pont  :  «  Venez,  dit  l'ermite 
au  jeune  homme,  il  faut  que  je  marque  ma  reconnaissance  à  votre 
tante.  »  Il  le  prend  alors  par  les  cheveux,  et  le  jette  dans  la  rivière. 
L'enfant  tombe,  reparaît  un  moment  sur  l'eau,  et  est  engouffré 
dans  le  torrent.  «  0  monstre  !  ô  le  plus  scélérat  de  tous  les 
hommes  !  s'écria  Zadig.  —  Vous  m'aviez  promis  plus  de  patience, 
lui  dit  l'ermite  en  l'interrompant:  apprenez  que  sous  les  ruines 
de  cette  maison  où  la  Providence  a  mis  le  feu,  le  maître  a  trouvé 
un  trésor  immense  ;  apprenez  que  ce  jeune  homme  dont  la  Pro- 
vidence a  tordu  le  cou  aurait  assassiné  sa  tante  dans  un  an, 


90  ZADIG,    HISTOIRE   ORIENTALE. 

et  VOUS  dans  deux.  —  Qui  te  l'a  dit,  ])arLare?  cria  Zadig;  et 
quand  tu  aurais  lu  cet  événement  dans  ton  livre  des  desti- 
nées, t'est-il  permis  de  noyer  un  enfant  qui  ne  t'a  point  fait  de 
mal  ?  » 

5^  Tandis  que  le  Babylonien  parlait,  il  aperçut  que  le  vieillard 
n'avait  plus  de  barbe,  que  son  visage  prenait  les  traits  de  la  jeu- 
nesse. Son  habit  d'ermite  disparut  ;  quatre  belles  ailes  couvraient 
un  corps  majestueux  et  resplendissant  de  lumière.  «  0  envoyé  du 
ciel  !  ô  ange  divin  !  s'écria  Zadig  en  se  prosternant,  tu  es  donc 

I  Q  descendu  de  l'empyrée  pour  apprendre  à  un  faible  mortel  à  se 
soumettre  aux  ordres  éternels  ?  —  Les  hommes,  dit  l'ange  Jesrad, 
jugent  de  tout  sans  rien  connaître  :  tu  étais  celui  de  tous  les 
hommes  qui  méritait  le  plus  d'être  éclairé.  »  Zadig  lui  demanda 
la  permission  de  parler.  «  Je  me  défie  de  moi-même,  dit-il  ;  mais 

/^  oserai-je  te  prier  de  m'éclaircir  un  doute  :  ne  vaudrait-il  pas 
mieux  avoir  corrigé  cet  enfant,  et  l'avoir  rendu  vertueux,  que  de 
le  noyer  ?  »  Jesrad  reprit  :  (c  S'il  avait  été  vertueux,  et  s'il  eût 
vécu,  son  destin  était  d'être  assassiné  lui-même  avec  la  femme 
qu'il  devait  épouser,  et  le  fils  qui  en  devait  naître.  —  Mais  quoi  ! 

-"  ''■  dit  Zadig,  il  est  donc  nécessaire  qu'il  y  ait  des  crimes  et  des  mal- 
heurs ?  et  les  malheurs  tombent  sur  les  gens  de  bien  !  —  Les  mé- 
chants, répondit  Jesrad,  sont  toujours  malheureux  :  ils  servent 
à  éprouver  un  petit  nombre  de  justes  répandus  sur  la  terre,  et  il 
n'y  a  poijit-de-mal.dont  il  ne  naisse  un  bien.  —  Mais,  dit  Zadig, 
s'il  n'y  avait  que  du  bien,  et  point  de  mal?  —  Alors,  reprit 
Jesrad,  cette  terre  serait  une  autre  terre,  fenchaînement  des  évé- 
nements serait  un  autre  ordre  de  sagesse  ;  et  cet  ordre,  qui  serait 
parfait,  ne  peut  être  que  dans  la  demeure  éternelle  de  l'Être  su- 
prême, de  qui  le  mal  ne  peut  approcher.  Il  a  créé  des  millix)ns 

■^0>  de  mondes  dont  aucun  ne  peut  ressembler  à  l'autre.  Cette  im- 
mense variété  est  un  attribut  de  sa  puissance  immense.  Il  n'y  a  ni 
deux  feuilles  d'arbre  sur  la  terre,  ni  deux  globes  dans  les  champs 
infinis  du  ciel,  qui  soient  semblables,  et  tout  ce  que  tu  vois  sur 
le  petit  atome  où  tu  es  né  devait  être  dans  sa  place  et  dans  son 
temps  fixe,  selon  les  ordres  immuables  de  celui  qui  embrasse 
tout.  Les  hommes  pensent  que  cet  enfant  qui  vient  de  périr  est 
tombé  dans  l'eau  par  hasard,  que  c'est  par  un  même  hasard  que 
cette  maison  est  brûlée  ;  mais  il  n'y  a  point  de  hasard  :  tout  est 
épreuve,  ou  punition,  ou  récompense,  ou  prévoyance.  Souviens- 
toi  de  ce  pêcheur  qui  se  croyait  le  plus  malheureux  de  tous  les 
hommes.  Orosmade  t'a  envoyé  pour  changer  sa  destinée.  Faible 
mortel  !  cesse  de  disputer  contre  ce  qu'il  faut  adorer.  —  Mais,  dit 


CHAPITRE   XXI.  91 

Zadig  '....»  Comme  il  disait  mais,  l'ange  prenait  déjà  son  vol  vers 
la  dixième  sphère.  Zadig,  à  genoux,  adora  la  Providence,  et  se 
soumit.  L'ange  lui  cria  du  haut  des  airs  :  «  Prends  ton  chemin  vers 
P>abjione.  » 

CHAPITRE    XXI. 

LE?     É  N  I  G  il  E  S  . 

Zadig,  hors  de  lui-même  et  comme  un  homme  auprès  de  qui 
est  tomhé  le  tonnerre,  marchait  au  hasard.  Il  entra  dans  Baby- 
lone  le  jour  où  ceux  qui  avaient  combattu  dans  la  lice  étaient 
déjà  assemblés  dans  le  grand  vestibule  du  palais  pour  expliquer 
les  énigmes,  et  pour  répondre  aux  questions  du  grand  mage. 
Tous  les  chevaliers  étaient  arrivés,  excepté  l'armure  verte.  Dès  ' 
que  Zadig  parut  dans  la  ville,  le  peuple  s'assembla  autour  de 
lui  ;  les  yeux  ne  se  rassasiaient  point  de  le  voir,  les  bouches  de 
le  bénir,  les  cœurs  de  lui  souhaiter  l'empire.  L'Envieux  le  vit 
passer,  frémit,  et  se  détourna;  le  peuple  le  porta  jusqu'au  lieu 
de  l'assemblée.  La  reine,  à  qui  on  apprit  son  arrivée,  fat  en  proie 
à  l'agitation  de  la  crainte  et  de  l'espérance  ;  l'inquiétude  la  dévo- 
rait :  elle  ne  pouvait  comprendre  ni  pourquoi  Zadig  était  sans 
armes,  ni  comment  Itobad  portait  l'armure  blanche.  Un  mur- 
mure confus  s'éleva  à  la  vue  de  Zadig.  On  était  surpris  et  charmé 
de  le  revoir  ;  mais  il  n'était  permis  qu'aux  chevaliers  qui  avaient  ;  "S 
combattu  de  paraître  dans  l'assemblée. 

«  J'ai  combattu  comme  un  autre,  dit-il  ;  mais  un  autre  porte 
ici  mes  armes  ;  et,  en  attendant  que  j'aie  l'honneur  de  le  prouver, 
je  demande  la  permission  de  me  présenter  pour  expliquer  les 
énigmes.  »  On  alla  aux  voix  :  sa  réputation  de  probité  était  encore 
si  fortement  imprimée  dans  les  esprits  qu'on  ne  balança  pas  à 
l'admettre. 

Le  grand  mage  proposa  d'abord  cette  question  :  <(  Quelle  est 
de  toutes  les  choses  du  monde  la  plus  longue  et  la  plus  courte, 
la  plus  prompte  et  la  plus  lente,  la  plus  divisible  et  la  plus  éten- 
due, la  plus  négligée  et  la  plus  regrettée,  sans  qui  rien  ne  se 
peut  faire,  qui  dévore  tout  ce  qui  est  petit,  et  qui  vivifie  tout  ce 
qui  est  grand  ?  » 

C'était  à  Itobad  à  parler.  Il  répondit  qu'un  homme  comme 

1.  Ce  chapitre  explique  le  second  titre  de  Zadig-  Le  mais  philosophique  est 
admirable.  (G.  A.) 


92  ZADIG,    HISTOIRE    ORIENTALE. 

lui  n'entendait  rien  aux  énigmes,  et  qu'il  lui  suffisait  d'avoir 
vaincu  à  grands  coups  de  lance.  Les  uns  dirent  que  le  mot  de 
l'énigme  était  la  fortune,  d'autres  la  terre,  d'autres  la  lumière. 
Zadig  dit  que  c'étain^t^rops  :  «  Rien  n'est  plus  long,  ajouta-t-il, 
puisqu'irgstrirTmesure  de  l'éternité  ;  rien  n'est  plus  court,  puis- 
qu'il manque  à  tous  nos  projets;  rien  n'est  plus  lent  pour  qui 
attend  ;  rien  de  plus  rapide  pour  qui  jouit;  il  s'étend  jusqu'à 
l'infini  en  grand  ;  il  se  divise  jusque  dans  l'infini  en  petit  :  tous  les 
hommes  le  négligent,  tous  en  regrettent  la  perte  ;  rien  ne  se  fait 
sans  lui  ;  il  fait  oublier  tout  ce  qui  est  indigne  de  la  postérité,  et 
il  immortalise  les  grandes  choses.  »  L'assemblée  convint  que 
Zadig  avait  raison. 

On  demanda  ensuite  :  «  Quelle  est  la  chose  qu'on  reçoit  sans 
remercier,  dont  on  jouit  sans  savoir  comment,  qu'on  donne  aux 
autres  quand  on  ne  sait  où  l'on  en  est,  et  qu'on  perd  sans  s'en 
apercevoir  ?  » 

Chacun  dit  son  mot  :  Zadig  devina  seul  que  c'était  la  vie.  Il 
expliqua  toutes  les  autres  énigmes  avec  la  même  facilité.  Itobad 
disait  toujours  que  rien  n'était  plus  aisé,  et  qu'il  en  serait  venu  à 
bout  tout  aussi  facilement  s'il  avait  voulu  s'en  donner  la  peine. 
On  proposa  des  questions  sur  la  justice,  sur  le  souverain  bien, 
sur  l'art  de  régnçr.  Les  réponses  de  Zadig  furent  jugées  les  plus 
solides.  «  C'est  bien  dommage,  disait-on,  qu'un  si  bon  esprit  soit 
un  si  mauvais  cavalier. 

—  Illustres  seigneurs,  dit  Zadig,  j'ai  eu  l'honneur  de  vaincre 
dans  la  lice.  C'est  à  moi  qu'appartient  l'armure  blanche.  Le  sei- 
gneur Itobad  s'en  empara  pendant  mon  sommeil  :  il  jugea  appa- 
remment qu'elle  lui  siérait  mieux  que  la  verte.  Je  suis  prêt  à  lui 
prouver  d'abord  devant  vous,  avec  ma  robe  et  mon  épée,  contre 
toute  cette  belle  armure  blanche  qu'il  m'a  prise,  que  c'est  moi 
qui  ai  eu  l'honneur  de  vaincre  le  brave  Otame.  » 

Itobad  accepta  le  défi  avec  la  plus  grande  confiance.  Il  ne 
doutait  pas  qu'étant  casqué,  cuirassé,  brassardé,  il  ne  vint  aisé- 
ment à  bout  d'un  champion  en  bonnet  de  nuit  et  en  robe  de 
chambre.  Zadig  tira  son  épée,  en  saluant  la  reine,  qui  le  regar- 
dait, pénétrée  de  joie  et  de  crainte.  Itobad  tira  la  sienne,  en  ne 
saluant  personne.  Il  s'avança  sur  Zadig  comme  un  homme  qui 
n'avait  rien  à  craindre.  11  étaitprêtà  lui  fendre  la  tête  :  Zadig  sut 
parer  le  coup,  en  opposant  ce  qu'on  appelle  le  fort  de  l'épée  au 
faible  de  son  adversaire,  de  façon  que  l'épée  d'Itobad  se  rompit. 
Alors  Zadig,  saisissant  son  ennemi  au  corps,  le  renversa  par  terre; 
et  lui  portant  la  pointe  de  son  épée  au  défaut  de  la  cuirasse: 


CHAPITRE    XXI.  93 

«  Laissez-vous  désarmer,  dit-il,  ou  je  vous  tue.  »  Itobad,  toujours 
surpris  des  disgrâces  qui  arrivaient  à  un  homme  comme  lui, 
laissa  faire  Zadig,  qui  lui  ôta  paisiblement  son  magnifique  casque, 
sa  superbe  cuirasse,  ses  beaux  brassards,  ses  brillants  cuissards  ; 
s'en  revêtit,  et  courut  dans  cet  équipage  se  jeter  aux  genoux 
d'Astarté.  Cador  prouva  aisément  que  l'armure  appartenait  à 
Zadig.  Il  fut  reconnu  roi  d'un  consentement  uuamime,  et  surtout 
de  celui  d'Astarté,  qui  goûtait,  après  tant  d'adversités,  la  douceur 
de  voir  son  amant  digne  aux  yeux  de  l'univers  d'être  son  époux. 
Itobad  alla  se  faire  appeler  monseigneur  dans  sa  maison.  Zadig 
fut  roi,  et  fut  heureux.  Il  avait  présent  à  l'esprit  ce  que  lui  avait 
dit  l'ange  Jesrad.  Il  se  souvenait  même  du  grain  de  sable  devenu 
diamant.  La  reine  et  lui  adorèrent  la  Providence.  Zadig  laissa  la 
belle  capricieuse  Missouf  courir  le  monde.  Il  envoya  chercher  le 
brigand  Arbogad,  auquel  il  donna  un  grade  honorable  dans  son 
armée,  avec  promesse  de  l'avancer  aux  premières  dignités  s'il  se 
comportait  en  vrai  guerrier,  et  de  le  faire  pendre  s'il  faisait  le 
métier  de  brigand. 

Sétoc  fut  appelé  du  fond  de  l'Arabie,  avec  la  belle  Almona, 
pour  être  à  la  tête  du  commerce  de  Babylone.  Cador  fut  placé  et 
chéri  selon  ses  services  ;  il  fut  l'ami  du  roi,  et  le  roi  fut  alors  le 
seul  monarque  de  la  terre  qui  eût  un  ami.  Le  petit  muet  ne  fut 
pas  oublié.  On  donna  une  belle  maison  au  pêcheur,  Orcan  fut 
condamné  à  lui  payer  une  grosse  somme,  et  à  lui  rendre  sa 
femme  ;  mais  le  pêcheur,  devenu  sage,  ne  prit  que  l'argent. 

ÎVi  la  belle  Sémire  ne  se  consolait  d'avoir  cru  que  Zadig  serait 
borgne,  ni  Azora  ne  cessait  de  pleurer  d'avoir  voulu  lui  couper 
le  nez.  Il  adoucit  leurs  douleurs  par  des  présents.  L'Envieux 
mourut  de  rage  et  de  honte.  L'empire  jouit  de  la  paix,  de  la 
gloire  et  de  l'abondance  ;  ce  fut  le  plus  beau  siècle  de  la  terre  : 
elle  était  gouvernée  par  la  justice  et  par  l'amour.  On  bénissait 
Zadig,  et  Zadig  bénissait  le  Ciel  ^ . 

1,  C'est  ici  que  finit  le  manuscrit  qu'on  a  retrouvé  de  l'histoire  de  Zadig.  On 
sait  qu'il  a  essuyé  bien  d'autres  aventures  qui  ont  été  fidèlement  écrites.  On  prie 
messieurs  les  interprètes  des  langues  orientales  de  les  communiquer,  si  elles  par- 
viennent jusqu'à  eux,  {Note  de  Voltaire.)  —  Cette  note  parut  pour  la  première 
fois  dans  les  éditions  de  Kehl.  (B.) 


FIN    DE    l'histoire    DE    ZADIG. 


MEMNON 


ou 


LA    SAGESSE    HUMAINE 

(1750) 


AVERTISSEMENT   DE  L'AUTEUR ^ 

A'ous  tromper  dans  nos  entreprises, 
C'est  à  quoi  nous  sommes  sujets  ; 
Le  matin  je  fais  des  projets, 
Et  le  long  du  jour,  des  sottises. 

Ces  petits  vers  conyiennent  assez  à  un  grand  nombre  de  rai- 
sonneurs ;  et  c'est  une  chose  assez  plaisante  de  voir  un  grave  direc- 
teur d'àmes  finir  par  un  procès  criminel,  conjointement  avec  un 
banqueroutier-,  A  ce  propos,  nous  réimprimons  ici  ce  petit  conte, 
qui  est  ailleurs  :  car  il  est  bon  qu'il  soit  partout. 


lAIemnon  conçut  un  jour  le  projet  insensé  d'être  parfaitement 
sage.  Il  n'y  a  guère  d'hommes  à  qui  cette  folie  n'ait  quelquefois 
passé  par  la  tête.  Memnon  se  dit  à  lui-même  :  «  Pour  être  très- 
sage,  et  par  conséquent  très-heureux,  il  n'y  a  qu'à  être  sans  pas- 
sions ;  et  rien  n'est  plus  aisé,  comme  on  sait.  Premièrement,  je 


1.  Voltaire,  dans  la  quatrième  partie  de  ses  Questions  sur  l'Encyclopédie,  en 
1771,  avait  un  article  :  Confiance  en  soi-même,  qui  n'était  autre  chose  que  le 
conte  de  Memnon,  précédé  de  quatre  vers  et  de  quelques  lignes  de  prose,  que  les 
éditeurs  de  Kehl  ont  intitulés  Avertissement  de  l'auteur.  (B.) 

2.  Billard,  et  l'abbé  Grizel,  fameux  directeur  de  consciences.  (K.)  —  Sur  ces 
deux  personnages,  voyez  la  note  des  Stances  à  Saurin,  tome  VIII,  page  530. 


96  MEMNON, 

n'aimerai  jamais  de  femme  ;  car,  en  voyant  une  beauté  parfaite, 
je  me  dirai  à  moi-même  :  Ces  joues-là  se  rideront  un  jour  ;  ces 
beaux  yeux  seront  bordés  de  rouge;  cette  gorge  ronde  deviendra 
plate  et  pendante  ;  cette  belle  tête  deviendra  chauve.  Or  je  n'ai 
qu'à  la  voir  à  présent  des  mêmes  yeux  dont  je  la  verrai  alors,  et 
assurément  cette  tête  ne  fera  pas  tourner  la  mienne. 

«  En  second  lieu  je  serai  toujours  sobre  ;  j'aurai  beau  être 
tenté  par  la  bonne  chère,  par  des  vins  délicieux,  par  la  séduction 
de  la  société;  je  n'aurai  qu'à  me  représenter  les  suites  des  excès, 
une  tête  pesante,  un  estomac  embarrassé,  la  perte  de  la  raison, 
de  la  santé  et  du  temps,  je  ne  mangerai  alors  que  pour  le  besoin  ; 
ma  santé  sera  toujours  égale,  mes  idées  toujours  pures  et  lumi- 
neuses. Tout  cela  est  si  facile  qu'il  n'y  a  aucun  mérite  à  y  par- 
venir, 

«  Ensuite,  disait  Memnon,  il  faut  penser  un  peu  à  ma  fortune  ; 
mes  désirs  sont  modérés  ;  mon  bien  est  solidement  placé  sur  le 
receveur  général  des  linances  de  Ninive  ;  j'ai  de  quoi  vivre  dans 
l'indépendance  :  c'est  là  le  plus  grand  des  biens.  Je  ne  serai  jamais 
dans  la  cruelle  nécessité  de  faire  ma  cour;  je  n'envierai  personne, 
et  personne  ne  m'enviera.  Voilà  qui  est  encore  très-aisé.  J'ai  des 
amis,  continuait-il,  je  les  conserverai,  puisqu'ils  n'auront  rien  à 
me  disputer.  Je  n'aurai  jamais  d'humeur  avec  eux,  ni  eux  avec 
moi  ;  cela  est  sans  difficulté.  » 

Ayant  fait  ainsi  son  petit  plan  de  sagesse  dans  sa  chambre, 
Memnon  mit  la  tête  à  la  fenêtre.  Il  vit  deux  femmes  qui  se  pro- 
menaient sous  des  platanes  auprès  de  sa  maison.  L'une  était  vieille, 
et  paraissait  ne  songer  à  rien  ;  l'autre  était  jeune,  jolie,  et  sem- 
blait fort  occupée.  Elle  soupirait,  elle  pleurait,  et  n'en  avait  que 
plus  de  grâces.  Notre  sage  fut  touché,  non  pas  de  la  beauté  de  la 
dame  (il  était  bien  sûr  de  ne  pas  sentir  une  telle  faiblesse),  mais 
de  l'affliction  où  il  la  voyait.  Il  descendit  ;  il  aborda  la  jeune 
Minivienne  dans  le  dessein  de  la  consoler  avec  sagesse.  Cette  belle 
personne  lui  conta,  de  l'air  le  plus  naïf  et  le  plus  touchant,  tout 
le  mal  que  lui  faisait  un  oncle  qu'elle  n'avait  point  ;  avec  quels 
artifices  il  lui  avait  enlevé  un  bien  qu'elle  n'avait  jamais  possédé, 
et  tout  ce  qu'elle  avait  à  craindre  de  sa  violence.  «  Vous  me 
paraissez  un  homme  de  si  bon  conseil,  lui  dit-cllc,  que  si  aous 
aviez  la  condescendance  de  venir  jusque  chez  moi,  et  d'examiner 
mes  affaires,  je  suis  sûre  que  vous  me  tireriez  du  cruel  embarras 
où  je  suis.  »  Memnon  n'hésita  pas  à  la  suivre,  pour  examiner  sage- 
ment ses  affaires,  et  pour  lui  donner  un  bon  conseil. 

La  dame  affligée  le  mena  dans  une  chambre  parfumée,  et  le 


ou    LA   SAGESSE    HUMAINE.  97 

fit  asseoir  avec  elle  poliment  sur  un  large  sofa,  où  ils  se  tenaient 
tous  deux  les  jambes  croisées  vis-à-vis  l'un  de  l'autre.  La  dame 
parla  en  baissant  les  yeux,  dont  il  échappait  quelquefois  des 
larmes,  et  qui  en  se  relevant  rencontraient  toujours  les  regards 
du  sage  Memnon.  Ses  discours  étaient  pleins  d'un  attendrissement 
qui  redoublait  toutes  les  fois  qu'ils  se  regardaient.  Memnon  pre- 
nait ses  affaires  extrêmement  à  cœur,  et  se  sentait  de  moment  en 
moment  la  plus  grande  envie  d'obliger  une  personne  si  honnête 
et  si  malheureuse.  Ils  cessèrent  insensiblement,  dans  la  chaleur 
de  la  conversation,  d'être  vis-à-vis  l'un  de  l'autre.  Leurs  jambes 
ne  furent  plus  croisées.  Memnon  la  conseilla  de  si  près,  et  lui 
donna  des  avis  si  tendres,  qu'ils  ne  pouvaient  ni  l'un  ni  l'autre 
parler  d'affaires,  et  qu'ils  ne  savaient  plus  où  ils  en  étaient. 

Comme  ils  en  étaient  là,  arrive  l'oncle,  ainsi  qu'on  peut  bien 
le  penser  :  il  était  armé  de  la  tête  aux  pieds  ;  et  la  première 
chose  qu'il  dit  fut  qu'il  allait  tuer,  comme  de  raison,  le  sage 
Memnon  et  sa  nièce  ;  la  dernière  qui  lui  échappa  fut  qu'il  pou- 
vait pardonner  pour  beaucoup  d'argent.  Memnon  fut  obligé  de 
donner  tout  ce  qu'il  avait.  On  était  heureux  dans  ce  temps-là 
d'en  être  quitte  à  si  bon  marché  ;  l'Amérique  n'était  pas  encore 
découverte,  et  les  dames  affligées  n'étaient  pas  à  beaucoup  près 
si  dangereuses  qu'elles  le  sont  aujourd'hui. 

Memnon,  honteux  et  désespéré,  rentra  chez  lui  :  il  y  trouva 
un  billet  qui  l'invitait  à  dîner  avec  quelques-uns  de  ses  intimes 
amis.  Si  je  reste  seul  chez  moi,  dit-il,  j'aurai  l'esprit  occupé  de 
ma  triste  aventure,  je  ne  mangerai  point:  je  tomberai  malade: 
il  vaut  mieux  aller  faire  avec  mes  amis  intimes  un  repas  frugal. 
J'oublierai,  dans  la  douceur  de  leur  société,  la  sottise  que  j'ai 
faite  ce  matin.  Il  va  au  rendez-vous  ;  on  le  trouve  un  peu  cha- 
grin. On  le  fait  boire  pour  dissiper  sa  tristesse.  Un  peu  de  vin 
pris  modérément  est  un  remède  pour  l'âme  et  pour  le  corps. 
C'est  ainsi  que  pense  le  sage  Memnon  ;  et  il  s'enivre.  On  lui  pro- 
pose de  jouer  après  le  repas.  Un  jeu  réglé  avec  des  amis  est  un 
passe-temps  honnête.  Il  joue  ;  on  lui  gagne  tout  ce  qu'il  a  dans 
sa  bourse,  et  quatre  fois  autant  sur  sa  parole.  Une  dispute  s'élève 
sur  le  jeu,  on  s'échaufl'e  :  l'un  de  ses  amis  intimes  lui  jette  à  la 
tête  un  cornet,  et  lui  crève  un  œil.  On  rapporte  chez  lui  le  sage 
Memnon  ivre,  sans  argent,  et  ayant  un  œil  de  moins. 

Il  cuve  un  peu  son  vin,  et  dès  qu'il  a  la  tête  plus  libre,  il 
envoie  son  valet  chercher  de  l'argent  chez  le  receveur  général 
des  finances  de  Mnive  pour  payer  ses  intimes  amis  :  on  lui  dit 
que  son  débiteur  a  fait  le  matin  une  banqueroute  frauduleuse 

21.  —  RoMAxs.  7 


98  MEMNON, 

qui  met  en  alarme  cent  familles,  Memnon,  outré,  va  à  la  cour 
avec  un  emplâtre  sur  Tœil  et  un  placet  à  la  main  pour  demander 
justice  au  roi  contre  le  banqueroutier.  Il  rencontre  dans  un 
salon  plusieurs  dames  qui  portaient  toutes  d'un  air  aisé  des  cer- 
ceaux de  vingt-quatre  pieds  de  circonférence.  L'une  d'elles,  qui 
le  connaissait  un  peu,  dit  en  le  regardant  de  côté  :  ((  Ah  !  l'hor- 
reur! »  Une  autre,  qui  le  connaissait  davantage,  lui  dit:  u  Bon- 
soir, monsieur  Memnon;  mais  vraiment,  monsieur  Memnon,  je 
suis  fort  aise  de  vous  voir;  à  propos,  monsieur  Memnon,  pour- 
quoi avez-vous  perdu  un  œil?  »  Et  elle  passa  sans  attendre  sa 
réponse.  Memnon  se  cacha  dans  un  coin,  et  attendit  le  moment 
où  il  pût  se  jeter  aux  pieds  du  monarque.  Ce  moment  arriva.  Il 
baisa  trois  fois  la  terre,  et  présenta  son  placet.  Sa  gracieuse 
Majesté  le  reçut  très-favorablement,  et  donna  le  mémoire  à  un  de 
ses  satrapes  pour  lui  en  rendre  compte.  Le  satrape  tire  Memnon  à 
part,  et  lui  dit  d'un  air  de  hauteur,  en  ricanant  amèrement  :  <(  Je 
vous  trouve  un  plaisant  borgne  de  vous  adresser  au  roi  plutôt  qu'à 
moi,  et  encore  plus  plaisant  d'oser  demander  justice  contre  un 
honnête  banqueroutier  que  j'honore  de  ma  protection,  et  qui  est 
le  neveu  d'une  femme  de  chambre  de  ma  maîtresse.  Abandonnez 
cette  affaire-là,  mon  ami,  si  vous  voulez  conserver  l'œil  qui  vous 
reste.  » 

Memnon,  ayant  ainsi  renoncé  le  matin  aux  femmes,  aux  excès 
de  table,  au  jeu,  à  toute  querelle,  et  surtout  à  la  cour,  avait  été 
avant  la  nuit  trompé  et  volé  par  une  belle  dame,  s'était  enivré, 
avait  joué,  avait  eu  une  querelle,  s'était  fait  crever  un  œil,  et  avait 
été  à  la  cour,  où  l'on  s'était  moqué  de  lui. 

Pétrifié  d'étonnement  et  navré  de  douleur,  il  s'en  retourne  la 
mort  dans  le  cœur.  Il  veut  rentrer  chez  lui  ;  il  y  trouve  des  huissiers 
qui  démeublaient  sa  maison  de  la  part  de  ses  créanciers.  Il  reste 
presque  évanoui  sous  un  platane  ;  il  y  rencontre  la  belle  dame  du 
matin,  qui  se  promenait  avec  son  cher  oncle,  et  qui  éclata  de 
rire  en  voyant  Memnon  avec  son  emplâtre.  La  nuit  vint;  Memnon 
se  coucha  sur  de  la  paille  auprès  des  murs  de  sa  maison.  La  fièvre 
le  saisit  ;  il  s'endormit  dans  l'accès,  et  un  esprit  céleste  lui  apparut 
en  songe. 

Il  était  tout  resplendissant  de  lumière.  Il  avait  six  belles  ailes, 
mais  ni  pieds,  ni  tête,  ni  queue,  et  ne  ressemblait  à  rien.  «  Qui 
es-tu?  lui  dit  Memnon.  —  Ton  bon  génie,  lui  répondit  l'autre.  — 
Rends-moi  donc  mon  œil,  ma  santé,  ma  maison  \  mou  bien,  ma 

1.  C'est  d'aprcïi  les  éditions  de  1750  que  je  rOtablis  ici  les  mots  ma  maison.  (13.) 


oc    LA    SAGESSE    HUMAINE.  99 

sagesse,  lui  dit  .AIcmnoD.  »  Ensuite  il  lui  conta  comment  il  avait 
perdu  tout  cela  en  un  jour.  «  Voilà  des  aventures  qui  ne  nous 
arrivent  jamais  dans  le  monde  que  nous  habitons,  dit  l'esprit.  — 
Et  quel  monde  habitez-vous?  dit  l'homme  affligé.  —  Ma  patrie, 
répondit-il,  est  à  cinq  cents  millions  de  lieues  du  soleil,  dans  une 
petite  étoile  auprès  de  Sirius,  que  tu  vois  d'ici.  —  Le  beau  pays! 
dit  Memnon  ;  quoi!  vous  n'avez  point  chez  vous  de  coquines  qui 
trompent  un  pauvre  homme,  point  d'amis  intimes  qui  lui  gagnent 
son  argent  et  qui  lui  crèvent  un  œil,  point  de  banqueroutiers, 
point  de  satrapes  qui  se  moquent  de  vous  en  vous  refusant  jus- 
tice? —  Non,  dit  l'habitant  de  l'étoile,  rien  de  tout  cela.  Nous  ne 
sommes  jamais  trompés  par  les  femmes,  parce  que  nous  n'en  avons 
point;  nous  ne  faisons  point  d'excès  de  table,  parce  que  nous  ne 
mangeons  point  ;  nous  n'avons  point  de  banqueroutiers,  parce 
qu'il  n'y  a  chez  nous  ni  or  ni  argent;  on  ne  peut  nous  crever  les 
yeux,  parce  que  nous  n'avons  point  de  corps  à  la  façon  des  vôtres  ; 
et  les  satrapes  ne  nous  font  jamais  d'injustice,  parce  que  dans 
notre  petite  étoile  tout  le  monde  est  égal.  » 

Memnon  lui  dit  alors  :  «  Monseigneur,  sans  femme  et  sans 
dîner,  à  quoi  passez-vous  votre  temps?  —  A  veiller,  dit  le  génie, 
sur  les  autres  globes  qui  nous  sont  confiés  ;  et  je  viens  pour  te 
consoler.  —  Hélas!  reprit  Memnon,  que  ne  veniez-vous  la  nuit 
passée  pour  m'empêcher  de  faire  tant  de  folies?  —  J'étais  auprès 
d'Assan,  ton  frère  aîné,  dit  l'être  céleste.  Il  est  plus  à  plaindre  que 
toi.  Sa  gracieuse  Majesté  le  roi  des  Indes,  à  la  cour  duquel  il  a 
l'honneur  d'être,  lui  a  fait  crever  les  deux  yeux  pour  une  petite 
indiscrétion,  et  il  est  actuellement  dans  un  cachot,  les  fers  aux 
pieds  et  aux  mains.  —  C'est  bien  la  peine,  dit  Memnon,  d'avoir 
un  bon  génie  dans  une  famille  pour  que,  de  deux  frères,  l'un  soit 
borgne,  l'autre  aveugle  ;  l'un  couché  sur  la  paille,  l'autre  en 
prison.  —  Ton  sort  changera,  reprit  l'animal  de  l'étoile.  Il  est  vrai 
que  tu  seras  toujours  borgne;  mais,  à  cela  près,  tu  seras  assez 
heureux,  pourvu  que  tu  ne  fasses  jamais  le  sot  projet  d'être 
parfaitement  sage,  —  C'est  donc  une  chose  à  laquelle  il  est 
impossible  de  parvenir?  s'écria  Memnon  en  soupirant.  — Aussi 
impossible,  lui  répliqua  l'autre,  que  d'être  parfaitement  habile, 
parfaitement  fort,  parfaitement  puissant,  parfaitement  heureux. 
Nous-mêmes,  nous  en  sommes  bien  loin.  Il  y  a  un  globe 
où  tout  cela  se  trouve  ;  mais  dans  les  cent  mille  millions  de 
mondes  qui  sont  dispersés  dans  l'étendue  tout  se  suit  par 
degrés.  On  a  moins  de  sagesse  et  de  plaisir  dans  le  second  que 
dans  le  premier,  moins  dans  le  troisième  que  dans  le  second^ 


100  MEMNON,  OU   LA   SAGESSE   HUMAINE. 

ainsi  du  reste  jusqu'au  dernier,  où  tout  le  monde  est  complète- 
ment fou.  —  J'ai  bien  peur,  dit  Memnon,  que  notre  petit  globe 
terraqué  ne  soit  précisément  les  petites-maisons  de  l'univers  dont 
vous  me  faites  l'honneur  de  me  parler.  —  Pas  tout  à  fait,  dit 
l'esprit  ;  mais  il  en  approche  :  il  faut  que  tout  soit  en  sa  place. — 
Eh  mais!  dit  Memnon,  certains  poètes ^  certains  philosophes^, 
ont  donc  grand  tort  de  dire  que  tout  est  bien?  —  Ils  ont  grande 
raison,  dit  le  philosophe  de  là-haut,  en  considérant  l'arrangement 
de  l'univers  entier.  —  Ah!  je  ne  croirai  cela,  réphqua  le  pauvre 
Memnon,  que  quand  je  ne  serai  plus  borgne.  » 


1.  Pope. 

2.  Platon,  Shaflesbury,  Bolingbroke,  Leibnitz. 


FIN     DE    MEMNON', 


BABABEC 

ET    LES    FAKIRS 


i7oo: 


Lorsque  j'étais  dans  la  ville  de  Bénarès  sur  le  rivage  du  Gange, 
ancienne  patrie  des  brachmanes,  je  tâchai  de  m'instruire.  J'en- 
tendais passablement  l'indien  ;  j'écoutais  beaucoup,  et  remarquais 
tout.  J'étais  logé  chez  mon  correspondant  Omri  ;  c'était  le  plus 
digne  homme  que  j'aie  jamais  connu.  Il  était  de  la  religion  des 
bramins,  j'ai  l'honneur  d'être  musulman  :  jamais  nous  n'avons 
eu  une  parole  plus  haute  que  l'autre  au  sujet  de  Mahomet  et  de 
Brama.  Nous  faisions  nos  ablutions  chacun  de  notre  côté,  nous 
buvions  de  la  même  limonade,  nous  mangions  du  même  riz, 
comme  deux  frères. 

Un  jour,  nous  allâmes  ensemble  à  la  pagode  de  Gavani.  Nous 
y  vîmes  plusieurs  bandes  de  fakirs,  dont  les  uns  étaient  des 
janguis,  c'est-à-dire  des  fakirs  contemplatifs,  et  les  autres,  des 
disciples  des  anciens  gymnosophistes,  qui  menaient  une  vie  active. 
Ils  ont,  comme  on  sait,  une  langue  savante,  qui  est  celle  des  plus 
anciens  brachmanes,  et,  dans  cette  langue,  un  livre  qu'ils  appellent 
le  Veidam.  C'est  assurément  le  plus  ancien  livre  de  toute  l'Asie, 
sans  en  excepter  le  Zend-Avesta. 

Je  passai  devant  un  fakir  qui  lisait  ce  livre.  «  Ah  !  malheureux 
infidèle  !  s'écria-t-il,  tu  m'as  fait  perdre  le  nombre  des  voyelles  que 
je  comptais  ;  et  de  cette  affaire-là  mon  âme  passera  dans  le  corps 
d'un  lièvre,  au  lieu  d'aller  dans  celui  d'un  perroquet,  comme 
j'avais  tout  lieu  de  m'en  flatter.  »  Je  lui  donnai  une  roupie  pour 
le  consoler.  A  quelques  pas  de  là,  ayant  eu  le  malheur  d'éternuer, 
le  bruit  que  je  fis  réveilla  un  fakir  qui  était  en  extase.  «  Où  suis- 
je?  dit-il  ;  quelle  horrible  chute!  je  ne  vois  plus  le  bout  de  mon 


102  BABABEC   ET    LES   FAKIRS. 

nez  :  la  lumière  céleste  est  disparue  \  —  Si  je  suis  cause,  lui  dis- 
je,  que  vous  voyez  enfin  plus  loin  que  le  bout  de  votre  nez,  voilà 
une  roupie  pour  réparer  le  mal  que  j'ai  fait;  reprenez  votre 
lumière  céleste.  » 

M'étant  ainsi  tiré  d'affaire  discrètement,  je  passai  aux  autres 
gymnosophistes  ;  il  y  en  eut  plusieurs  qui  m'apportèrent  de  petits 
clous  fort  jolis,  pour  m'enfoncer  dans  les  bras  et  dans  les  cuisses 
en  l'honneur  de  Brama,  J'achetai  leurs  clous,  dont  j'ai  fait  clouer 
mes  tapis.  D'autres  dansaient  sur  les  mains  ;  d'autres  voltigeaient 
sur  la  corde  lâche;  d'autres  allaient  toujours  à  cloche-pied.  Il  y 
en  avait  qui  portaient  des  chaînes  ;  d'autres,  un  bât  ;  quelques- 
uns  avaient  leur  tête  dans  un  boisseau  ;  au  demeurant  les 
meilleures  gens  du  monde.  Mon  ami  Omri  me  mena  dans  la  cellule 
d'un  des  plus  fameux;  il  s'appelait  Bababec  :  il  était  nu  comme 
un  singe,  et  avait  au  cou  une  grosse  chaîne  qui  pesait  plus  de 
soixante  hvres.  Il  était  assis  sur  une  chaise  de  bois,  proprement 
garnie  de  petites  pointes  de  clous  qui  lui  entraient  dans  les  fesses, 
et  on  aurait  cru  qu'il  était  sur  un  lit  de  satin.  Beaucoup  de  femmes 
venaient  le  consulter;  il  était  l'oracle  des  familles,  et  on  peut  dire 
qu'il  jouissait  d'une  très-grande  réputation.  Je  fus  témoin  du  long 
entretien  qu'Omri  eut  avec  lui.  «  Croyez-vous,  lui  dit-il,  mon 
père,  qu'après  avoir  passé  par  l'épreuve  des  sept  métempsycoses, 
je  puisse  parvenir  à  la  demeure  de  Brama?  —  C'est  selon,  dit  le 
fakir;  comment  vivez-vous?  —  Je  tâche,  dit  Omri,  d'être  bon 
citoyen,  bon  mari,  bon  père,  bon  ami  ;  je  prête  de  l'argent  sans 
intérêt  aux  riches  dans  l'occasion,  j'en  donne  aux  pauvres  ;  j'entre- 
tiens la  paix  parmi  mes  voisins.  —  Vous  mettez-vous  quelquefois 
des  clous  dans  le  cul  ?  demanda  le  bramin.  —  Jamais,  mon  révé- 
rend père.  —  J'en  suis  fâché,  répliqua  le  fakir,  vous  n'irez  certai- 
nement que  dans  le  dix-neuvième  ciel  ;  et  c'est  dommage.  —  Com- 
ment, dit  Omri,  cela  est  fort  honnête  ;  je  suis  très-content  démon 
lot:  que  m'importe  du  dix-neuvième  ou  du  vingtième,  pourvu 
que  je  fasse  mon  devoir  dans  mon  pèlerinage,  et  que  je  sois  bien 
reçu  au  dernier  gîte  ?  N'est-ce  pas  assez  d'être  honnête  homme 
dans  ce  pays-ci,  etd'êtrc  ensuite  heureux  au  pays  de  Brama?  Dans 
quel  ciel  prétendez-vous  donc  aller,  vous,  monsieur  Bababec,  avec 
vos  clous  et  vos  chaînes  ?  —  Dans  le  trente-cinquième,  dit  Bababec. 
—  Je  vous  trouve  plaisant,  répliqua  Omri,  de  prétendre  être  logé 
plus  haut  que  moi;  ce  ne  peut  être  assurément  que  l'effet  d'une 


1.  Quand  les  fakirs  veulent  voir  la  hiniière  cî-lcste,  ce  qui  est  très-commun 
parmi  eux,  ils  tournent  les  yeux  vers  le  bout  de  leur  nez.  (A'o<e  de  Voltaire.) 


BABABEC    ET    LES    FAKIRS.  "  103 

excessive  ambition.  Vous  condamnez  ceux  qui  recherchent  les 
lionneurs  dans  cette  vie,  pourquoi  en  voulez-vous  de  si  grands 
dans  l'autre?  Et  sur  quoi  d'ailleurs  prétendez-vous  être  mieux 
traité  que  moi  ?  Sachez  que  je  donne  plus  en  aumônes  en  dix  jours 
que  ne  vous  coûtent  en  dix  ans  tous  les  clous  que  vous  vous  enfon- 
cez dans  le  derrière.  Brama  a  bien  à  faire  que  vous  passiez  la 
journée  tout  nu,  avec  une  chaîne  au  cou  ;  vous  rendez  là  un  beau 
service  à  la  patrie.  Je  fais  cent  fois  plus  de  cas  d'un  homme  qui 
sème  des  légumes,  ou  qui  plante  des  arbres,  que  de  tous  vos  cama- 
rades, qui  regardent  le  bout  de  leur  nez,  ou  qui  portent  un  bat 
par  excès  de  noblesse dïimo.  »  Ayant  parié  ainsi,  Omri  se  radoucit, 
le  caressa,  le  persuada,  l'engagea  enfin  à  laisser  là  ^es  clous  et  sa 
chaîne,  et  à  venir  chez  lui  mener  une  vie  honnête.  On  le  décrassa, 
on  le  frotta  d'essences  parfumées  ;  on  l'habilla  décemment  ;  il  vécut 
quinze  jours  d'une  manière  fort  sage,  et  avoua  qu'il  était  cent  fois 
plus  heureux  qu'auparavant.  Mais  il  perdait  son  crédit  dans  le 
peuple;  les' femmes  ne  venaient  plus  le  consulter  :  il  quitta  Omri, 
et  reprit  ses  clous  pour  avoir  delà  considération. 


FIN    DE    L  HISTOIRE    DE    BABABEC    ET    LES    FAKIRS. 


MICROMÉGAS 

HISTOIRE    PHILOSOPIIIOUF^ 


1752 


CHAPITRE    I. 

VOVAGE      d'CN     habitant     Dl      MOXDE      DE     I.'ÉTOILE     Sir.ILS 
DAXS    LA     PLANÈTE     DE     SATURNE. 

Dans  une  de  ces  planètes  qui  tournent  autour  de  l'étoile 
nommée  Sirius,  il  y  avait  un  jeune  homme  de  beaucoup  d'esprit, 
que  j'ai  eu  l'honneur  de  connaître  dans  le  dernier  voyage  qu'il 
fit  sur  notre  petite  fourmilière;  il  s'appelait  MicromégasS  nom 
qui  convient  fort  à  tous  les  grands.  Il  avait  huit  lieues  de  haut  : 
j'entends,  par  huit  lieues,  vingt-quatre  mille  pas  géométriques  de 
cinq  pieds  chacun. 

Quelques  géomètres-,  gens  toujours  utiles  au  public,  prendront 
sur-le-champ  la  plume,  et  trouveront  que,  puisque  M,  Micro- 
mégas,  habitant  du  pays  de  Sirius,  a  de  la  tête  aux  pieds  vingt- 
quatre  mille  pas,  qui  font  cent  vingt  mille  pieds  de  roi,  et  que 
nous  autres,  citoyens  de  la  terre,  nous  n'avons  guère  que  cinq 
pieds,  et  que  notre  globe  a  neuf  mille  lieues  de  tour  ;  ils  trou- 
veront, dis-je,  qu'il  faut  absolument  que  le  globe  qui  Ta  produit 
ait  auguste  vingt-un  millions  six  cent  mille  fois  plus  de  circon- 
férence que  notre  petite  terre.  Rien  n'est  plus  simple  et  plus 
ordinaire  dans  la  nature.  Les  États  de  quelques  souverains  d'Alle- 
magne ou  d'Italie,  dont  on  peut  faire  le  tour  en  une  demi-heure, 
comparés  à  l'empire  de  Turquie,  de  Moscovie  ou  de  la  Chine,  ne 


1.  De  micros,  petit,  et  de  mer/as,  grand. 

2.  C'est  ainsi  qu'on  lit  dans  les  premières  éditions.  D'autres,  au  lieu  de  géo- 
mètres, portent  ahjébristes.  (B.) 


406  MICROMÉGAS. 

sont  qu'niie  faible  image  des  prodigieuses  différences  que  la 
nature  a  mises  dans  tous  les  êtres. 

La  taille  de  Son  Excellence  étant  de  la  hauteur  que  j'ai  dite, 
tous  nos  sculpteurs  et  tous  nos  peintres  conviendront  sans  peine 
que  sa  ceinture  peut  avoir  cinquante  mille  pieds  de  roi  de  tour: 
ce  qui  fait  une  très-jolie  proportion  K  Son  nez  étant  le  tiers  de 
son  beau  visage,  et  son  beau  visage  étant  la  septième  partie  de 
la  hauteur  de  son  beau  corps,  il  faut  avouer  que  le  nez  du  Sirien 
a  six  mille  trois  cent  trente-trois  pieds  de  roi  plus  une  fraction; 
ce  qui  était  à  démontrer. 

Quant  à  son  esprit,  c'est  un  des  plus  cultivés  que  nous  ayons  ; 
il  sait  beaucoup  de  choses  ;  il  en  a  inventé  quelques-unes  ;  il 
n'avait  pas  encore  deux  cent  cinquante  ans  ;  et  il  étudiait,  selon 
la  coutume,  au  collège  le  plus  célèbre-  de  sa  planète,  lorsqu'il 
devina,  par  la  force  de  son  esprit,  plus  de  cinquante  propositions 
d'Euclide.  C'est  dix-huit  de  plus  que  Biaise  Pascal,  lequel,  après 
en  avoir  deviné  trente-deux  en  se  jouant,  à  ce  que  dit  sa  sœur, 
devint  depuis  un  géomètre  assez  médiocre  ^  et  un  fort  mauvais 
métaphysicien.  Vers  les  quatre  cent  cinquante  ans,  au  sortir  de 
l'enfance,  il  disséqua  beaucoup  de  ces  petits  insectes  qui  n'ont  pas 
cent  pieds  de  diamètre,  et  qui  se  dérobent  aux  microscopes  ordi- 
naires ;  il  en  composa  un  livre  fort  curieux,  mais  qui  lui  fit  quel- 
ques affaires.  Le  mupliti  de  son  pays,  grand  vétihard,  et  fort 
ignorant,  trouva  dans  son  livre  des  propositions  suspectes,  mal- 
sonnantes, téméraires  ^  hérétiques,  sentant  l'hérésie,  et  le  pour- 
suivit vivement  :  il  s'agissait  de  savoir  si  la  forme  substantielle  des 
puces  de  Sirius  était  de  même  nature  que  celle  des  colimaçons. 
Micromégas  se  défendit  avec  esprit  ;  il  mit  les  femmes  de  son 
côté  ;  le  procès  dura  deux  cent  vingt  ans.  Enfin  le  muphti  fit 
condamner  le  livre  par  des  jurisconsultes  qui  ne  l'avaient  pas  lu, 
et  l'auteur  eut  ordre  de  ne  paraître  à  la  cour  de  huit  cents  années \ 

1.  Je  rétablis  cotfc  plirasc  d'après  les  proniièi-es  éditions.  (B.) 

2.  Au  lieu  de  le  plus  célèbre,  qu'on  lit  dans  la  lu-cmière  édition,  les  éditions 
postérieures  portent  :  des  jésuites.  (B.) 

3.  Pascal  devint  un  très-grand  géomètre,  non  dans  la  classe  de  ceux  qui  ont 
contribué  par  de  grandes  découvertes  au  progiès  des  sciences,  comme  DescarteS) 
.\e\vton,  mais  dans  celle  des  géomètres  qui  ont  montré  par  leurs  ouvrages  un  génie 
du  premier  ordre.  (K.) 

4.  L'édition  que  je  crois  l'originale  porte  :  téméraires,  sentant  Vhérésie.  Le 
texte  actuel  existe  dès  1750.  (B.) 

5.  M.  de  Voltaire  avait  été  persécuté  par  le  théatin  Boyer,  pour  avoir  dit  dans 
ses  Lettres  philosophiques  que  les  facultés  de  notre  âme  se  développent  en  même 
temps  que  nos  organes,  de  la  même  manière  que  les  facultés  de  ràmc  des  ani- 
maux. (K.) 


CIIAPITRR    [.  407 

Il  ne  fut  que  médiocrement  affligé  d'être  banni  d'une  cour  qui 
n'était  remplie  que  de  'traca_sseries  et  de  petitesses.  Il  fit  une 
chanson  fort  plaisante  contre  le  muphti,  dont  celui-ci  ne  s'em- 
barrassa guère  :  et  il  se  mit  à  voyager  de  planète  en  planète,  pour 
achever  de  se  former  l'esprit  et  le  cœur'^,  comme  l'on  dit.  Ceux  qui 
ne  voyagent  qu'en  chaise  de  poste  ou  en  berline  seront  sans  doute 
étonnés  des  équipages  de  là-haut  :  car  nous  autres,  sur  notre  petit 
tas  de  boue,  nous  ne  concevons  rien  au  delà  de  nos  usages,  Notre 
voyageur  connaissait  merveilleusement  les  lois  de  la  gravitation, 
et  toutes  les  forces  attractives  et  répulsives.  Il  s'en  servait  si 
à  propos  que,  tantôt  à  Faide  d'un  rayon  du  soleil,  tantôt  par  la 
commodité  d'une  comète,  il  allait  de  globe  en  globe  lui  et  les 
siens,  comme  un  oiseau  voltige  de  branche  en  branche.  Il  par- 
courut la  voie  lactée  en  peu  de  temps,  et  je  suis  obligé  d'avouer 
qu'il  ne  vit  jamais  à  travers  les  étoiles  dont  elle  est  semée  ce  beau 
ciel  empyrée  que  l'illustre  vicaire  Derham  -  se  vante  d'avoir  vu 
au  bout  de  sa  lunette.  Ce  n'est  pas  que  je  prétende  que  M.  Derham 
ait  mal  vu,  à  Dieu  ne  plaise! mais  Micromégas  était  sur  les  lieux, 
c'est  un  bon  observateur,  et  je  ne  veux  contredire  personne. 
Micromégas,  après  avoir  bien  tourné,  arriva  dans  le  globe  de 
Saturne.  Quelque  accoutumé  qu'il  fût  à  voir  des  choses  nouvelles, 
il  ne  put  d'abord,  en  voyant  la  petitesse  du  globe  et  de  ses 
habitants,  se  défendre  de  ce  sourire  de  supériorité  qui  échappe 
quelquefois  aux  plus  sages.  Car  enfin  Saturne  n'est  guère  que 
neuf  cents  fois  plus  gros  que  la  terre,  et  les  citoyens  de  ce  pays- 
là  sont  des  nains  qui  n'ont  que  mille  toiles  de  haut  ou  environ. 
Il  s'en  moqua  un  peu  d'abord  avec  ses  gens,  à  peu  près  comme 
un  musicien  italien  se  met  à  rire  de  la  musique  de  Lulli  quand 
il  vient  en  France.  Mais  comme  le  Sirien  avait  un  bon  esprit,  il 
comprit  bien  vite  qu'un  être  pensant  peut  fort  bien  n'être  pas 
ridicule  pour  n'avoir  que  six  mille  pieds  de  haut.  Il  se  familiarisa 
avec  les  Saturniens,  après  les  avoir  étonnés.  Il  lia  une  étroite 
amitié  avec  le  secrétaire  de  l'Académie  de  Saturne,  homme  de 


1.  Voyez  la  note  2  de  la  page  69. 

'2.  Savant  Anglais,-  auteur  de  la  ThéoloQie  astronomique,  et  de  quelques  autres 
ouvrages  qui  ont  pour  objet  de  prouver  Texistence  de  Dieu  par  le  détail  des  mer- 
veilles de  la  nature:  malheureusement,  lui  et  ses  imitateurs  se  trompent  souvent 
dans  l'exposition  de  ces  merveilles  :  ils  s'extasient  sur  la  sagesse  qui  se  montre 
dans  l'ordre  d'un  phénomène,  et  on  découvre  que  ce  phénomène  est  tout  différent 
de  ce  qu'ils  ont  supposé  ;  alors  c'est  ce  nouvel  ordre  qui  leur  parait  un  chef- 
d'œuvre  de  sagesse.  Ce  défaut,  commun  à  tous  les  ouvrages  de  ce  genre,  les  a 
décrédités.  On  sait  trop  d'avance  que,  de  quelque  manière  que  les  choses  soient, 
l'auteur  finira  toujours  par  les  admirer.  (K.) 


'108  MICROMÉGAS. 

beaucoup  d'esprit,  qui  n'avait  à  la  vérité  rien  inventé,  mais  qui 
rendait  un  fort  bon  compte  des  inventions  des  autres,  et  qui  faisait 
passablement  de  petits  vers  et  de  grands  calculs  K  Je  rapporterai 
ici,  pour  la  satisfaction  des  lecteurs,  une  conversation  singulière 
que  Micromégas  eut  un  jour  avec  M.  le  secrétaire. 


CHAPITRE    IL 

CONVERSATION     DE     l'iIABITANT     DE     SIRILS     AVEC     CELUI     DE     SATURNE. 

Après  que  Son  Excellence  se  fut  couchée,  et  que  le  secrétaire 
se  fut  approché  de  son  visage  :  «  Il  faut  avouer,  dit  Micromégas, 
que  la  nature  est  bien  variée.  —  Oui,  dit  le  Saturnien  ;  la  nature 
est  comme  un  parterre  dont  les  fleurs...  —  Ah!  dit  l'autre,  laissez 
là  votre  parterre.  —  Elle  est,  reprit  le  secrétaire,  comme  une 
assemblée  de  blondes  et  de  brunes,  dont  les  parures...  —  Eh! 
qu'ai-je  à  faire  de  vos  brunes  -  ?  dit  l'autre.  —  Elle  est  donc  comme 
une  galerie  de  peintures  dont  les  traits...  —  Eh  non!  dit  le 
voyageur;  encore  une  fois,  la  nature  est  comme  la  nature.  Pour- 
quoi lui  chercher  des  comparaisons?  —  Pour  vous  plaire,  répon- 
dit le  secrétaire.  —  Je  ne  veux  point  qu'on  me  plaise,  répondit 
le  voyageur  ;  je  veux  qu'on  m'instruise:  commencez  d'abord  par 
me  dire  combien  les  hommes  de  votre  globe  ont  de  sens.  —  Nous 
en  avons  soixante  et  douze,  dit  l'académicien  ;  et  nous  nous  plai- 
gnons tous  les  jours  du  peu.  Notre  imagination  va  au  delà  de  nos 
besoins;  nous  trouvons  qu'avec  nos  soixante  et  douze  sens,  notre 
anneau,  nos  cinq  lunes,  nous  sommes  trop  bornés  ;  et,  malgré 
toute  notre  curiosité  et  le  nombre  assez  grand  de  passions  qui 
résultent  de  nos  soixante  et  douze  sens,  nous  avons  tout  le  temps 
de  nous  ennuyer.  -^  Je  le  crois  bien,  dit  Micromégas;  car  dans 
notre  globe  nous  avons  près  de  mille  sens,  et  il  nous  reste  encore 
je  ne  sais  quel  désir  vague,  je  ne  sais  quelle  inquiétude,  qui  nous 
avertit  sans  cesse  que  nous  sommes  peu  de  chose,  et  qu'il  y  a  des 
êtres  beaucoup  plus  i)arfaits.  J'ai  un  peu  voyagé  ;  j'ai  vu  des  mor- 
tels fort  au-dessous  de  nous;  j'en  ai  vu  de  fort  supérieurs;  mais 
je  n'en  ai  vu  aucuns  qui  n'aient  plus  de  désirs  que  de  vrais  besoins, 
et  plus  de  besoins  que  de  satisfaction.  J'arriverai  peut-être  un 


1.  l'ont onollc. 

'2.  Voltaire  se  moque  ici  du  style  précieux  de  la  l'iuralité  des  mondes  de  Foii- 
tcnellc.  Voyez  cet  ouvrage,  Premier  ISoir.  (G.  A.) 


CHAPITRE    II.  109 

jour  au  pays  où  il  ne  manque  rien  ;  mais  jusqu'à  présent  personne 
ne  m'a  donné  de  nouvelles  positives  de  ce  pays-là.  »  Le  Saturnien 
et  le  Sirien  s'épuisèrent  alors  en  conjectures;  mais,  après  beau- 
coup de  raisonnements  fort  ingénieux  et  fort  incertains,  il  en 
fallut  revenir  aux  faits.  «Combien  de  temps  vivez-vous?  dit  le 
Sirien.  —  Ah  !  bien  peu,  répliqua  le  petit  homme  de  Saturne.  — 
C'est  tout  comme  chez  nous,  dit  le  Sirien  ;  nous  nous  plaignons 
toujours  du  peu.  Il  faut  que  ce  soit  une  loi  universelle  de  la 
nature. —  Hélas  !  nous  ne  vivons,  dit  le  Saturnien,  que  cinq  cents 
grandes  révolutions  du  soleil.  (Cela  revient  à  quinze  mille  ans 
ou  environ,  à  compter  à  notre  manière.)  Vous  voyez  bien  que 
c'est  mourir  presque  au  moment  que  l'on  est  né  ;  notre  existence 
est  un  point,  notre  durée  un  instant,  notre  globe  un  atome.  A 
peine  a-t-on  commencé  à  s'instruire  un  peu  que  la  mort  arrive 
avant  qu'on  ait  de  l'expérience.  Pour  moi,  je  n'ose  faire  aucuns 
projets  :  je  me  trouve  comme  une  goutte  d'eau  dans  un  océan 
immense.  Je  suis  honteux,  surtout  devant  vous,  de  la  figure  ridi- 
cule que  je  fais  dans  ce  monde.  » 

Micromégas  lui  repartit  :  «  Si  vous  n'étiez  pas  philosophe,  je 
craindrais  de  vous  affliger  en  vous  apprenant  que  notre  vie  est 
sept  cents  fois  plus  longue  que  la  vôtre;  mais  vous  savez  trop 
bien  que  quand  il  faut  rendre  son  corps  aux  éléments,  et  rani- 
mer la  nature  sous  une  autre  forme,  ce  qui  s'appelle  mourir  ; 
quand  ce  moment  de  métamorphose  est  venu,  avoir  vécu  une 
éternité,  ou  avoir  vécu  un  jour,  c'est  précisément  la  même  chose. 
J'ai  été  dans  des  pays  où  l'on  vit  mille  fois  plus  longtemps  que 
chez  moi,  et  j'ai  trouvé  qu'on  y  murmurait  encore.  Mais  il  y  a 
partout  des  gens  de  bon  sens  qui  savent  prendre  leur  parti  et 
remercier  l'Auteur  de  la  nature.  Il  a  répandu  sur  cet  univers  une 
profusion  de  variétés  avec  une  espèce  d'uniformité  admirable. 
Par  exemple  tous- les  êtres  pensants  sont  différents,  et  tousse 
ressemblent  au  fond  par  le  don  de  la  pensée  et  des  désirs.  La 
matière  est  partout  étendue  ;  mais  elle  a  dans  chaque  globe  des 
propriétés  diverses.  Combien  comptez-vous  de  ces  propriétés 
diverses  dans  votre  matière?  —  Si  vous  parlez  de  ces  propriétés, 
dit  le  Saturnien,  sans  lesquelles  nous  croyons  que  ce  globe  ne 
pourrait  subsister  tel  qu'il  est,  nous  en  comptons  trois  cents, 
comme  l'étendue,  l'impénétrabilité,  la  mobilité,  la  gravitation, 
la  divisibilité,  et  le  reste. — Apparemment,  répliqua  le  voyageur, 
que  ce  petit  nombre  suffit  aux  vues  que  le  Créateur  avait  sur  votre 
petite  habitation.  J'admire  en  tout  sa  sagesse;  je  vois  partout  des 
différences,  mais  aussi  partout  des  proportions.  Votre  globe  est 


410  MICROMÉGAS. 

petit,  VOS  habitants  le  sont  aussi;  vous  avez  peu  de  sensations; 
votre  matière  a  peu  de  propriétés;  tout  cela  est  l'ouvrage  de  la 
Providence.  De  quelle  couleur  est  votre  soleil  bien  examiné  ? 

—  D'un  blanc  fort  jaunâtre,  dit  le  Saturnien;  et  quand  nous  divi- 
sons un  de  ses  rayons,  nous  trouvons  qu'il  contient  sept  couleurs. 

—  Notre  soleil  tire  sur  le  rouge,  dit  le  Sirien,  et  nous  avons  trente- 
neuf  couleurs  primitives.  Il  n'y  a  pas  un  soleil,  parmi  tous  ceux 
dont  j'ai  approché,  qui  se  ressemble,  comme  chez  vous  il  n'y  a 
pas  un  visage  qui  ne  soit  différent  de  tous  les  autres.  » 

Après  plusieurs  questions  de  cette  nature,  il  s'informa  com- 
bien de  substances  essentiellement  différentes  on  comptait  dans 
Saturne.  Il  apprit  qu'on  n'en  comptait  qu'une  trentaine,  comme 
Dieu,  l'espace,  la  matière,  les  êtres  étendus  qui  sentent,  les  êtres 
étendus  qui  sentent  et  qui  pensent,  les  êtres  pensants  qui  n'ont 
point  d'étendue;  ceux  qui  se  pénètrent,  ceux  qui  ne  se  pénètrent 
pas,  et  le  reste.  Le  Sirien,  chez  qui  on  en  comptait  trois  cents,  et 
qui  en  avait  découvert  treis  mille  autres  dans  ses  voyages,  étonna 
prodigieusement  le  philosophe  de  Saturne.  Enfin,  après  s'être 
communiqué  l'un  à  l'autre  un  peu  de  ce  qu'ils  savaient  et  beau- 
coup de  ce  qu'ils  ne  savaient  pas,  après  avoir  raisonné  pendant 
une  révolution  du  soleil,  ils  résolurent  de  faire  ensemble  un  petit 
voyage  philosophique. 


CHAPITRE    III. 

VOYAGE     DES    DEUX.     HABITANTS    DE     SIUILS     ET     DE     SATUn^'E. 

Nos  deux  philosophes  étaient  prêts  à  s'embarquer  dans  l'at- 
mosphère de  Saturne  avec  une  fort  jolie  provision  d'instruments 
de  mathématiques,  lorsque  la  maîtresse  du  Saturnien,  qui  en  eut 
des  nouvelles,  vint  en  larmes  faire  ses  remontrances.  C'était  une 
jolie  petite  brune  qui  n'avait  que  six  cent  soixante  toises,  mais 
qui  réparait  par  bien  des  agréments  la  petitesse  de  sa  taille.  «  Ah! 
cruel!  s'écria-t-elle,  après  t'avoir  résisté  quinze  cents  ans,  lorsque 
enfin  je  commençais  à  me  rendre,  quand  j"ai  à  peine  passé  cent* 
ans  entre  tes  bras,  tu  me  quittes  pour  aller  voyager  avec  un  géant 
d'un  autre  monde;  va,  tu  n'es  qu'un  curieux,  tu  n'as  jamais  eu 
d'amour  :  si  tu  étais  un  vrai  Saturnien,  tu  serais  fidèle.  Où  vas-tu 


1.  L'édition  de  177.J  est  la  première  qui  [jortc  cent:  toutes  le»  éditions  précé- 
dente!; portent  :  deux  cents.  (B.) 


ClIAl'ITRE    III.  111 

courir?  Que  veux-tu  ?  Xos  cinq  lunes  sont  moins  errantes  que  toi, 
notre  anneau  est  moins  changeant.  Voilà  qui  est  fait,  je  n'aimerai 
jamais  plus  personne.  »  Le  philosophe  l'embrassa,  pleura  avec 
elle,  tout  philosophe  qu'il  était;  et  la  dame,  après  s'être  pâmée, 
alla  se  consoler  avec  un  petit-maître  du  pays.  ~ 

Cependant  nos  deux  curieux  partirent;  ils  sautèrent  d'abord 
sur  l'anneau,  qu'ils  trouvèrent  assez  plat,  comme  l'a  fort  bien 
deviné  un  illustre  habitant  de  notre  petit  globe  ^  delà  ils  allèrent 
aisément  de  lune  en  lune.  Une  comète  passait  tout  auprès  de  la 
dernière;  ils  s'élancèrent  sur  elle  avec  leurs  domestiques  et  leurs 
instruments.  Quand  ils  eurent  fait  environ  cent  cinquante  millions 
de  lieues,  ils  rencontrèrent  les  satellites  de  Jupiter.  Ils  passèrent 
dans  Jupiter  môme,  et  y  restèrent  une  année,  pendant  laquelle  ils 
apprirent  de  fort  beaux  secrets  qui  seraient  actuellement  sous 
presse  sans  messieurs  les  inquisiteurs,  qui  ont  trouvé  quelques 
propositions  un  peu  dures.  Mais  j'en  ai  lu  le  manuscrit  dans  la 
bibliothèque  de  l'illustre  archevêque  de.,.,  qui  m'a  laissé  voir 
ses  livres  avec  cette  générosité  et  cette  bonté  qu'on  ne  saurait 
assez  louer.  Aussi  je  lui  promets  un  long  article  dans  la  première 
édition  qu'on  fera  de  Moréri,  et  je  n'oublierai  pas  surtout  messieurs 
ses  enfants,  qui  donnent  une  si  grande  espérance  de  perpétuer  la 
race  de  leur  illustre  père. 

Mais  revenons  à  nos  voyageurs.  En  sortant  de  Jupiter,  ils  tra- 
versèrent un  espace  d'environ  cent  millions  de  lieues ,  et  ils 
côtoyèrent  la  planète  de  Mars,  qui,  comm.e  on  sait,  est  cinq  fois 
plus  petite  que  notre  petit  globe  ;  ils  virent  deux  lunes  qui  servent 
à  cette  planète,  et  qui  ont  échappé  aux  regards  de  nos  astronomes. 
Je  sais  bien  que  le  père  Castel  écrira,  et  même  assez  plaisamment, 
contre  l'existence  de  ces  deux  lunes  ;  mais  je  m'en  rapporte  à  ceux 
qui  raisonnent  par  analogie.  Ces  bons  philosophes-là  savent  com- 
bien il  serait  difficile  ({ue  Mars,  qui  est  si  loin  du  soleil,  se  passât 
à  moins  de  deux  lunes.  Quoi  qu'il  eu  soit,  nos  gens  trouvèrent 
cela  si  petit  qu'ils  craignirent  de  n'y  pas  trouver  de  quoi  cou- 
cher, et  ils  passèrent  leur  chemin  comme  deux  voyageurs  qui 
dédaignent  un  mauvais  cabaret  de  village,  et  poussent  jusqu'à  la 
ville  voisine.  Mais  le  Sirien  et  son  compagnon  se  repentirent 
bientôt.  Ils  allèrent  longtemps,  et  ne  trouvèrent  rien.  Enfin  ils 
aperçurent  une  petite  lueur:  c'était  la  terre:  cela  fit  pitié  à  des 
gens  qui  venaient  de  Jupiter.  Cependant,  de  peur  de  se  repentir 
une  seconde  fois,  ils  résolurent  de  débarquer.  Ils  passèrent  sur 

1.  Huygens.  Voj-ez  tome  XVII,  page  2GI. 


112      X  MICROMÉGAS. 

la  queue  de  la  comète,  et,  trouvant  une  aurore  boréale  toute  prête, 
ils  se  mirent  dedans,  et  arrivèrent  à  terre  sur  le  bord  septentrional 
de  la  mer  Baltique,  le  cinq  juillet  mil  sept  cent  trente-sept,  nou- 
veau style. 

CHAPITRE    IV. 

CE  QUI  LELT,  ARr.IVE  S  L  U  LE  GLOBE  DE  LA  TERRE. 

Après  s'être  reposés  quelque  temps,  ils  mangèrent  à  leur 
déjeuner  deux  montagnes,  que  leurs  gens  leur  apprêtèrent  assez 
proprement.  Ensuite  ils  voulurent  reconnaître  le  petit  pays  où  ils 
étaient.  Ils  allèrent  d'abord  du  nord  au  sud.  Les  pas  ordinaires 
du  Sirien  et  de  ses  gens  étaient  d'environ  trente  mille  pieds  de 
roi  ;  le  nain  de  Saturne,  dont  la  taille  n'était  que  de  mille  toises, 
suivait  de  loin  en  haletant  ;  or  il  fallait  qu'il  fît  environ  douze  pas, 
quand  l'autre  faisait  une  enjambée  :  figurez-vous  (s'il  est  permis  de 
faire  de  telles  comparaisons)  un  très-petit  chien  de  manchon  qui 
suivrait  un  capitaine  des  gardes  du  roi  de  Prusse. 

Comme  ces  étrangers-là  vont  assez  vite,  ils  eurent  fait  le  tour 
du  globe  en  trente-six  heures;  le  soleil,  à  la  vérité,  ou  plutôt  la 
terre,  fait  un  pareil  voyage  en  une  journée;  mais  il  faut  songer 
qu'on  va  bien  plus  à  son  aise  quand  on  tourne  sur  son  axe  que 
quand  on  marche  sur  ses  pieds.  Les  voilà  donc  revenus  d'où  ils 
étaient  partis,  après  avoir  vu  cette  mare,  presque  impercepti])Ie 
pour  eux,  qu'on  nomme  laMéditerranic,  et  cet  autre  petit  étang  qui, 
sous  le  nom  du  grand  Occan,  entoure  la  taupinière.  Le  nain  n'en 
avait  eu  jamais  qu'à  mi-jambe,  et  à  peine  l'autre  avait-il  mouillé 
son  talon.  Ils  firent  tout  ce  ([u'ils  purent  en  allant  et  en  revenant 
dessus  et  dessous  pour  tâcher  d'apercevoir  si  ce  globe  était  habité 
ou  non.  Ils  se  baissèrent,  ils  se  couchèrent,  ils  tàtèrent  partout; 
mais  leurs  yeux  et  leurs  mains  n'étant  point  proportionnés  aux 
petits  êtres  qui  rampent  ici,  ils  ne  reçurent  pas  la  moindre  sen- 
sation (|ui  pût  leur  faire  soupçonner  (|ue  nous  et  nos  confrères 
les  autres  habitants  de  ce  globe  avons  l'honneur  d'exister. 

Le  nain,  qui  jugeait  quelquefois  un  peu  trop  vite,  décida 
d'abord  (ju'il  n'y  avait  personne  sur  la  terre.  Sa  première  raison 
était  qu'il  n'avait  \u  personne,  Micromégas  lui  fit  sentir  poliment 
<]ue  c'était  raisonner  assez  mal  :  «  Car,  disait-il,  vous  ne  voyez  pas 
avec  vos  petits  yeux  certaines  étoiles  de  la  cinquantième  grandeur 
que  j'aperçois  très-distinctement;  concluez-vous  de  là  que  ces 
étoiles  n'existent  pas?  —  Mais,  dit  le  nain,  j'ai  bien  tàté.  —  Mais, 


CHAPITRE    IV.  113 

répondit  l'autre,  vous  avez  mal  senti.  —  Mais,  dit  le  nain,  ce 
globe-ci  est  si  mal  construit,  cela  est  si  irrégulier  et  d'une  forme 
qui  me  paraît  si  ridicule!  tout  semble  être  ici  dans  le  chaos: 
voyez-vous  ces  petits  ruisseaux  dont  aucun  ne  va  de  droit  fil, 
ces  étangs  ({ui  ne  sont  ni  ronds,  ni  carrés,  ni  ovales,  ni  sous 
aucune  forme  régulière;  tous  ces  petits  grains  pointus  dont  ce 
globe  est  hérissé,  et  (jui  m'ont  écorché  les  pieds?  (II  voulait 
parler  des  montagnes.)  Remarquez-vous  encore  la  forme  de 
tout  le  globe,  comme  il  est  plat  aux  pôles,  comme  il  tourne 
autour  du  soleil  d'une  manière  gauche,  de  façon  (|ue  les  cli- 
mats des  pôles  sont  nécessairement  incultes?  En  vérité,  ce  qui 
fait  que  je  pense  (lu'il  n'y  a  ici  personne,  c'est  qu'il  me  paraît  que 
des  gens  de  bon  sens  ne  voudraient  pas  y  demeurer.  —  Eh  bien, 
dit  Micromégas,  ce  ne  sont  peut-être  pas  non  plus  des  gens  de 
bon  sens  qui  l'habitent.  Mais  enfin  il  y  a  quelque  apparence  que 
ceci  n'est  pas  fait  pour  rien.  Tout  vous  paraît  irrégulier  ici,  dites- 
vous,  parce  que  tout  est  tiré  au  cordeau  dans  Saturne  et  dans 
Jupiter.  Eh!  c'est  peut-être  pour^  cette  raison-là  même  qu'il  y  a 
ici  un  peu  de  confusion.  .\e  vous  ai-je  pas  dit  que  dans  mes 
voyages  j'avais  toujours  remarqué  de  la  variété?  »  Le  Saturnien 
répliqua  à  toutes  ces  raisons.  La  dispute  n'eût  jamais  fini,  si  par 
bonheur  Micromégas,  en  s'échauffant  à  parler,  n'eût  cassé  le  fil 
de  sou  collier  de  diamants.  Les  diamants  tombèrent;  c'étaient  de 
jolis  petits  carats  assez  inégaux,  dont  les  plus  gros  pesaient  quatre 
cents  livres,  et  les  plus  petits  cinquante.  Le  nain  en  ramassa 
quelques-uns:  il  s'aperçut,  en  les  approchant  de  ses  yeux,  que 
ces  diamants,  de  la  façon  dont  ils  étaient  taillés,  étaient  d'excel- 
lents microscopes.  Il  prit  donc  un  petit  microscope  de  cent  soixante 
pieds  de  diamètre,  qu'il  appliqua  à  sa  prunelle;  et  Micromégas 
en  choisit  un  de  deux  mille  cinq  cents  pieds.  Ils  étaient  excel- 
lents ;  mais  d'abord  on  ne  Ait  rien  par  leur  secours:  il  fallait 
s'ajuster.  Enfin  l'habitant  de  Saturne  vit  quelque  chose  d'imper- 
ceptible qui  remuait  entre  deux  eaux  dans  la  mer  Baltique  : 
c'était  une  baleine.  Il  la  prit  avec  le  petit  doigt  fort  adroitement; 
et  la  mettant  sur  l'ongle  de  son  pouce,  il  la  fit  voir  au  Sirien, 
qui  se  mit  à  rire  pour  la  seconde  fois  de  l'excès  de  petitesse  dont 
étaient  les  habitants  de  notre  globe.  Le  Saturnien,  convaincu  que 
notre  monde  est  habité,  s'imagina  bien  vite  qu'il  ne  l'était  que 
par  des  baleines;  et  comme  il  était  grand  raisonneur,  il  voulut 
deviner  d'où  un  si  petit  atome  tirait  son  origine,  son  mouvement, 

1.  Toutes  les  éditions  qui  ont  précédé  celles  de  Kehl  portent  i)ar.  (B.) 
21.  —  Romans.  8 


114  M1CR03IÉGAS. 

s'il  avait  des  idées,  une  volonté,  une  liberté.  Micromégas  y  fut 
fort  embarrassé  ;  il  examina  l'animal  fort  patiemment,  elle  résul- 
tat de  Texamen  fut  qu'il  n'y  avait  pas  moyen  de  croire  qu'une 
âme  fût  logée  là.  Les  deux  voyageurs  inclinaient  donc  à  penser 
qu'il  n'y  a  point  d'esprit  dans  notre  habitation,  lorsqu'à  l'aide  du 
microscope  ils  aperçurent  quelque  chose  d'aussi  gros  qu'une 
baleine  qui  flottait  sur  la  mer  Baltique.  On  sait  que  dans  ce 
temps-là  même  une  volée  de  philosophes  revenait  du  cercle 
polaire,  sous  lequel  ils  avaient  été  faire  des  observations  dont 
personne  ne  s'était  avisé  jusqu'alors^.  Les  gazettes  dirent  que  leur 
vaisseau  échoua  aux  côtes  de  Jîothnie,  et  qu'ils  eurent  bien  de  la 
peine  à  se  sauver  ;  mais  on  ne  sait  jamais  dans  ce  monde  le  des- 
sous des  cartes.  Je  vais  raconter  ingénument  comme  la  chose 
se  passa,  sans  y  rien  mettre  du  mien  :  ce  qui  n'est  pas  un  petit 
elïort  pour  un  historien. 


CHAPITRE   V. 

EXPÉRIENCES     ET     RAISONNEMENTS     DES     DEUX     VOYAGEURS. 

Micromégas  étendit  la  main  tout  doucement  vers  l'endroit  où 
l'objet  paraissait,  et  avançant  deux  doigts,  et  les  retirant  par  la 
crainte  de  se  tromper,  puis  les  ouvrant  et  les  serrant,  il  saisit  fort 
adroitement  le  vaisseau  qui  portait  ces  messieurs,  et  le  mit  encore 
sur  son  ongle,  sans  le  trop  presser,  de  peur  de  l'écraser,  a  Voici  un 
animal  bien  différent  du  premier,  dit  le  nain  de  Saturne;»  le 
Sirien  mit  le  prétendu  animal  dans  le  creux  de  sa  main.  Les  pas- 
sagers et  les  gens  de  l'équipage,  qui  s'étaient  crus  enlevés  par  un 
ouragan,  et  qui  se  croyaient  sur  une  espèce  de  rocher,  se  mettent 
tous  en  mouvement  ;  les  matelots  prennent  des  tonneaux  de  vin, 
les  jettent  sur  la  main  de  Micromégas,  et  se  précipitent  après.  Les 
géomètres  prennent  leurs  quarts  de  cercle,  leurs  secteurs,  deux 
filles  laponnes-,  et  descendent  sur  les  doigts  du  Sirien.  Ils  en 
firent  tant  qu'il  sentit  enfin  remuer  quelque  chose  qui  lui  cha- 
touillait les  doigts:  c'était  un  bâton  ferré  (|u"on  lui  enfonçait  d'un 
pied  dans  l'index;  il  jugea,  par  ce  picotement,  qu'il  était  sorti 
quek[uecliose  dupetitanimal  qu'il  tenait;  mais  il  n'en  soupçonna 

i.  C'étaient  Maiiportni^,  Clairaiit,  Camus  cl  Le  Monnicr.  Ils  rapporlaiciU  hi 
mesure  du  dogrÎ!  do  Laponic.  (G.  A.) 

2.  Voyez  les  noies  du  qualriènie  Discours  en  i^ers  sur  l'Homme  {de  la  Modéra- 
lio)t),  (oine  IX,  et  celles  du  Russe  à  Paris,  toine  X. 


CHAPITRE    V.  115 

pas  d'al)or(l  davantage.  Le  microscope,  qui  faisait  à  peine  discer- 
ner une  haleine  et  un  vaisseau,  n'avait  point  de  prise  sur  un  être 
aussi  imperceptible  que  des  hommes.  Je  ne  prétends  choquer  ici 
la  vanité  de  personne,  mais  je  suis  obligé  de  prier  les  importants 
de  faire  ici  une  petite  remarque  avec  moi  :  c'est  qu'en  prenant  la 
taille  des  hommes  d'environ  cinq  pieds,  nous  ne  faisons  pas  sur 
la  terre  une  plus  grande  figure  qu'en  ferait  sur  une  boule  de  dix 
pieds  de  tour  un  animal  qui  aurait  à  peu  près  la  six  cent  millième  ^ 
partie  d'un  pouce  en  hauteur.  Figurez-vous  une  substance  qui 
pourrait  tenir  la  terre  dans  sa  main,  et  qui  aurait  des  organes  en 
proportion  des  nôtres  :  et  il  se  peut  très-bien  faire  qu'il  y  ait  un 
grand  nombre  de  ces  substances  :  or  concevez,  je  vous  prie,  ce 
qu'elles  penseraient  de  ces  batailles  qui  font  gagner  au  vainqueur 
un  village  pour  le  perdre  ensuite. 

Je  ne  doute  pas  que  si  quelque  capitaine  des  grands  grena- 
diers lit  jamais  cet  ouvrage,  il  ne  hausse  de  deux  grands  pieds  au 
moins  les  bonnets  de  sa  troupe  ;  maisjè  l'avertis  qu'il  aura  beau 
faire,  que  lui  et  les  siens  ne  seront  jamais  que  des  infiniment 
petits. 

Quelle  adresse  merveilleuse  ne  fallut-il  donc  pas  à  notre  philo- 
sophe de  Sirius  pour  apercevoir  les  atomes  dont  je  viens  de  par- 
ler? Quand  Lemvenlioek  et  Hartsoeker  virent  les  premiers,  ou  cru- 
rent voir  la  graine  dont  nous  sommes  formés,  ils  ne  firent  pas  à 
beaucoup  près  une  si  étonnante  découverte.  Quel  plaisir  sentit 
Micromégas  en  voyant  remuer  ces  petites  machines,  en  examinant 
tous  leurs  tours,  en  les  suivant  dans  toutes  leurs  opérations! 
comme  il  s'écria  !  comme  il  mit  avec  joie  un  de  ces  microscopes 
dans  les  mains  de  son  compagnon  de  voyage  !  a  Je  les  Tois, 
disaient-ils  tous  deux  à  la  fois  ;  ne  les  voyez-vous  pas  qui  portent 
des  fardeaux,  qui  se  baissent,  qui  se  relèvent.  »  En  parlant  ainsi, 
les  mains  leur  tremblaient,  par  le  plaisir  de  voir  des  objets  si 
nouveaux,  et  par  la  crainte  de  les  perdre.  Le  Saturnien,  passant 
d'un  excès  de  défiance  à  un  excès  de  crédulité,  crut  apercevoir 
qu'ils  travaillaient  à  la  propagation.  «Ah!  disait-il,  j'ai  pris  la 
nature  sur  le  fait  2.  »  Mais  il  se  trompait  sur  les  apparences  :  ce  qui 
n'arrive  que  trop,  soit  qu'on  se  serve  ou  non  du  microscope. 


i.  L'édition  que  je  crois  l'originale  porte  soixante  millième.  (B.) 
2.  Expression   heureuse   et   plaisante  de   Foutenelle,   en  rendant  compte  de 
quelques  observations  d'histoire  naturelle.  (K.) 


M6  MICROMÉGAS. 

CHAPITRE    VI. 

CE      Qll     LEUR     ARRIVA     AVEC     LES     HOMiMES. 

Micromégas,  bien  meilleur  observateur  que  son  nain,  vit  clai- 
rement que  les  atomes  se  parlaient  ;  et  il  le  fit  remarquer  à  son 
compagnon,  qui,  honteux  de  s'être  mépris  sur  Farticle  delà  géné- 
ration, ne  voulut  point  croire  que  de  pareilles  espèces  pussent  se 
communiquer  des  idées.  Il  avait  le  don  des  langues  aussi  bien 
que  le  Sirien  ;  il  n'entendait  point  parler  nos  atomes,  et  il  sup- 
posait qu'ils  ne  parlaient  pas:  d'ailleurs,  comment  ces  êtres  imper- 
ceptibles auraient-ils  les  organes  de  la  voix,  et  qu'auraient-ils  à 
dire?  Pour  parler,  il   faut    penser,  ou  à   peu  près;  mais  s'ils 
pensaient,  ils  auraient  donc  l'équivalent  d'une  âme:  or,  attribuer 
l'équivalent  d'une  âme  à  cette  espèce,  cela  lui  paraissait  absurde. 
«  Mais,  dit  le  Sirien,  vous  avez  cru  tout  à  l'heure  qu'ils  faisaient 
l'amour;  est-ce  que  vous  croyez  qu'on  puisse  faire  l'amour  sans 
penser  et  sans  proférer  quelque  parole,  ou  du  moins  sans  se  faire 
entendre  ?  Supposez-vous  d'ailleurs  qu'il  soit  plus  difficile  de  pro- 
duire un  argument  qu'un  enfant?  Pour  moi, l'un  et  l'autre  me 
paraissent  de  grands  mystères, —  Je  n'ose  plus  ni  croire  ni  nier, 
dit  le  nain;  je  n'ai  plus  d'opinion  ;  il  faut  tâcher  d'examiner  ces 
insectes,  nous  raisonnerons  après.  —  C'est  fort  bien  dit,  »  reprit 
Micromégas  ;  et  aussitôt  il  tira  une  paire  de  ciseaux  dont  il  se 
coupa  les  ongles,  et  d'une  rognure  de  l'ongle  de  son  ])ouce  il  fit 
sur-le-champ  une  espèce  de  grande  trompette  parlante,  comme 
un  vaste  entonnoir,  dontil  mit  le  tuyau  dans  son  oreille. La  circonfé- 
rence de  l'entonnoir  enveloppait  le  vaisseau  et  tout  l'équipage.  La 
voix  la  plus  faible  entrait  dans  les  fibres  circulaires  de  l'ongle;  de 
sorte  que,  grâce  â  son  industrie,  le  philosophe  de  lâ-haut  enten- 
dit parfaitement  le  bourdonnement  de  nos  insectes  de  là-bas.  En 
peu  d'heures  il  parvint  à  distinguer  les  paroles,  et  enfin  à  entendre 
le  français.  Le  nain  en  fit  autant,  quoique  avec  plus  de  difficulté. 
L'étonnernent  des  voyageurs    redoublait  â  chaque  instant.    Ils 
entendaient  des  mites  parler  d'assez  bon  sens  :  ce  jeu  de  la 
nature  leur  paraissait  inexplicable.  Vous  croyez  bien  que  le  Sirien 
et  son  nain  brillaient  d'impatience  de  lier  conversation  avec  les 
atomes  ;  le  nain  craignait  (|iie  sa  voix  de  tonnerre,  et  surtout 
celle  de  Micromégas,  n'assourdit  les  mites  sans  en  être  entendue. 
Il  fallait  en  diminuer  la  force.  Ils  se  mirent  dans  la  bouche  des 


1 
I 


CIIAl'ITRE    YI.  H7 

espèces  de  petits  cure-dents,  dont  le  bout  fort  effilé  venait  donner 
auprès  du  vaisseau.  Le  Sirien  tenait  le  nain  sur  ses  genoux,  et  le 
vaisseau  avec  l'équipage  sur  un  ongle;  il  baissait  la  tête  et  par- 
lait bas.  Enfin,  moyennant  toutes  ces  précautions  et  bien  d'autres 
encore,  il  commença  ainsi  son  discours  : 

((  Insectes  invisibles,  que  la  main  du  Créateur  s'est  plu  à 
faire  naître  dans  l'abîme  de  Tinfiniment  petit,  je  le  remercie  de 
ce  qu'il  a  daigné  me  découvrir  des  secrets  qui  semblaient  impé- 
nétrables. Peut-être  ne  daignerait-on  pas  vous  regarder  à  ma 
cour;  mais  je  ne  méprise  personne,  et  je  vous  ofl're  ma  protec- 
tion. » 

Si  jamais  il  y  eut  quelqu'un  d'étonné,  ce  furent  les  gens  qui  en- 
tendirent ces  paroles.  Ils  ne  pouvaient  deviner  d'où  elles  partaient. 
L'aumônier  du  vaisseau  n-cita  les  prières  des  exorcismes,  les  mate- 
lots jurèrent,  et  les  pliilosoplics  du  vaisseau  firent  des  systèmes  ; 
mais  quelque  système  qu'ils  fissent,  ils  ne  purent  jamais  deviner 
qui  leur  parlait.  Le  nain  de  Saturne,  qui  avait  la  voix  plus  douce 
que  Micromégas,  leur  apprit  alors  on  peu  de  mots  à  quelles  espèces 
ils  avaient  affaire.  Il  leur  raconta  le  voyage  de  Saturne,  les  mit 
au  fait  de  ce  qu'était  M.  Micromégas  ;  et  après  les  avoir  plaints 
d'être  si  petits,  il  leur  demanda  s'ils  avaient  toujours  été  dans  ce 
misérable  état  si  voisin  de  l'anéantissement,  ce  qu'ils  faisaient 
dans  un  globe  qui  paraissait  appartenir  à  des  baleines,  s'ils 
étaient  heureux,  s'ils  multipliaient,  s'ils  avaient  une  âme,  et  cent 
autres  questions  de  cette  nature. 

Un  raisonneur  delà  troupe,  plus  hardi  que  les  autres,  et  cho- 
qué de  ce  qu'on  doutait  de  son  àme,  observa  l'interlocuteur  avec 
des  pinnules  ^  braquées  sur  un  quart  de  cercle,  fit  deux  stations, 
et  à  la  troisième  il  parla  ainsi  :  «  Vous  croyez  donc,  monsieur, 
parce  que  vous  avez  mille  toises  depuis  la  tête  jusqu'aux  pieds, 
que  vous  êtes  un...  —  Mille  toises!  s'écria  le  nain  ;  juste  Ciel! 
d'où  peut-il  savoir  ma  hauteur?  mille  toises  !  il  ne  se  trompe  pas 
d'un  pouce  ;  quoi  !  cet  atome  m'a  mesuré  !  il  est  géomètre,  il  con- 
naît ma  grandeur  ;  et  moi,  qui  ne  le  vois  qu'à  travers  un  micro- 
scope, je  neconnais  pas  encore  la  sienne  !  —  Oui,  je  vous  ai  mesuré, 
dit  le  physicien,  et  je  mesurerai  bien  encore  votre  grand  compa- 
gnon. »  La  proposition  fut  acceptée  ;  Son  Excellence  se  coucha 
de  son  long  :  car,  s'il  se  fût  tenu  debout,  sa  tête  eût  été  trop  au- 


1.  Ce  sont  deux  petites  pièces  de  cuivi'e  percées,  dans  le  milieu,  d'une  fente  de 
haut  en  bas,  dont  on  se  sert  pour  prendre  des  distances  et  mesurer  des  angles 
sur  le  terrain.  (G.  A.) 


^18  MICROMÉGAS. 

dessus  des  nuages.  Nos  philosophes  lui  plantèrent  un  grand  arbre 
dans  un  endroit  que  le  docteur  Swift  nommerait,  mais  que  je  me 
garderai  bien  d'appeler  par  son  nom,  à  cause  de  mon  grand  res- 
pect pour  les  dames.  Puis,  par  une  suite  de  triangles  liés  ensemble, 
ils  conclurent  que  ce  qu'ils  voyaient  était  eu  effet  un  jeune  homme 
de  cent  vingt  mille  pieds  de  roi  * . 

Alors  Micromégas  prononça  ces  paroles  :  «  Je  vois  plus  que 
jamais  qu'il  ne  faut  juger  de  rien  sur  sa  grandeur  apparente. 
0  Dieu!  qui  avez  donné  une  intelligence  à  des  substances  qui  pa- 
raissent si  méprisables;  l'infiniment  petit  vous  coûte  aussi  peu 
que  rinfiniment  grand  ;  et  s'il  est  possible  qu'il  y  ait  des  êtres  plus 
petits  que  ceux-ci,  ils  peuvent  encore  avoir  un  esprit  supérieur  à 
ceux  de  ces  superbes  animaux  que  j'ai  vus  dans  le  ciel,  dont  le 
pied  seul  couvrirait  le  globe  où  je  suis  descendu.  » 

Un  des  philosophes  lui  répondit  qu'il  pouvait  en  toute  sûreté 
croire  qu'il  est  en  effet  des  êtres  intelligents  beaucoup  plus  petits 
que  l'homme.  Il  lui  conta,  non  pas  tout  ce  que  Virgile  a  dit  de 
fabuleux  sur  les  abeilles,  mais  ce  que  Swammerdam  a  découvert, 
et  ce  que  Réaumur  a  disséqué  -.  Il  lui  apprit  enfin  qu'il  y  a  des 
animaux  qui  sont  pour  les  abeilles  ce  que  les  abeilles  sont  pour 
l'homme,  ce  que  le  Sirien  lui-môme  était  pour  ces  animaux  si 
vastes  dont  il  parlait,  et  ce  que  ces  grands  animaux  sont  pour 
d'autres  substances  devant  lesquelles  ils  ne  paraissent  que  comme 
des  atomes.  Peu  à  peu  la  conversation  devint  intéressante,  et 
Micromégas  parla  ainsi  : 


CHAPITRE    VIT. 

CONVEnSATION     AVEC     LES     IIOJIMES. 

«  0  atomes  intelligents,  dans  qui  l'Être  éternel  s'est  plu  à 
manifester  son  adresse  et  sa  puissance,  vous  devez  sans  doute 
goûter  des  joies  bien  pures  sur  votre  globe  :  car,  ayant  si  peu  de 
matière,  et  paraissant  tout  esprit,  vous  devez  passer  votre  vie  à 
aimer  et  à  penser  ;  c'est  la  véritable  vie  des  esprits.  Je  n'ai  vu  nulle 
part  le  vrai  bonheur  ;  mais  il  est  ici,  sans  doute.  »  A  ce  discours, 
tous  les  philosophes  secouèrent  la  tête  ;  et  l'un  d'eux,  plus  franc 

1.  l/(''diii(in   quo  jo  crois  l'ovijj'malc  purd'  rm  beau  jt'unc...  de  cent  vingt  millr 
pieds  de  roi.  (B.) 

2.  Chacun   de  ces  deux   savants  a   publié  des    travaux   volumineux  sur   les 
insectes. 


CHAPITRE    VII.  <49 

que  les  autres,  avoua  de  bonne  foi  que,  si  l'on  eu  excepte  un  petit 
nombre  d'habitants  fort  i)eu  considérés,  tout  le  reste  est  un  assem- 
blage de  fous,  de  méchants  et  de  malheureux.  «  Nous  avons  plus 
de  matière  qu'il  ne  nous  en  faut,  dit-il,  pour  faire  beaucoup  de 
mal,  si  le  mal  vient  de  la  matière;  et  trop  d'esprit,  si  le  mal  vient 
de  l'esprit.  Savez-vous  bien,  par  exemple,  qu'à  l'heure  que  je  vous 
parle',  il  y  a  cent  mille  fous  de  notre  espèce,  couverts  de  cha- 
peaux, qui  tuent  cent  mille  autres  animaux  couverts  d'un  turban, 
ou  qui  sont  massacrés  par  eux,  et  que,  presque  par  toute  la  terre, 
c'est  ainsi  qu'on  en  use  de  temps  immémorial?  »  Le  Sirien  fré- 
mit, et  demanda  quel  pouvait  être  le  sujet  de  ces  horribles  que- 
relles entre  de  si  chétifs  animaux.  «  Il  s'agit,  dit  le  philosophe, 
de  quelque  tas  de  boue-  grand  comme  votre  talon.  Ce  n'est  pas 
qu'aucun  de  ces  millions  d'hommes  qui  se  font  égorger  prétende 
un  J^étu  sur  ce  tas  de  boue.  Il  ne  s'agit  que  de  savoir  s'il  appar- 
tiendra à  un  certain  homme  qu'on  nomme  Sultan,  ou  à  un  autre 
qu'on  nomme,  je  ne  sais  pourquoi,  César.  Ni  l'un  ni  l'autre  n'a 
jamais  vu  ni  ne  verra  jamais  le  petit  coin  de  terre  dont  il  s'agit  ; 
et  presque  aucun  de  ces  animaux,  qui  s'égorgent  mutuellement, 
n'a  jamais  vu  l'animal  pour  lequel  il  s'égorge. 

—  Ah!  malheureux!  s'écria  le  Sirien  avec  indignation,  peut- 
on  concevoir  cet  excès  de  rage  forcenée!  Il  me  prend  envie  de 
faire  trois  pas,  et  d'écraser  de  trois  coups  de  pied  toute  cette  four- 
milière d'assassins  ridicules. 

—  Ne  vous  en  donnez  pas  la  peine,  lui  répondit-on  ;  ils  tra- 
vaillent assez  à  leur  ruine.  Sachez  qu'au  bout  de  dix  ans,  il  ne 
reste  jamais  la  centième  partie  de  ces  misérables;  sachez  que, 
quand  môme  ils  n'auraient  pas  tiré  l'épée,  la  faim,  la  fatigue,  ou 
l'intempérance,  les  emportent  presque  tous.  D'ailleurs,  ce  n'est 
pas  eux  qu'il  faut  punir,  ce  sont  ces  barbares  sédentaires  qui  du 
fond  de  leur  cabinet  ordonnent,  dans  le  temps  de  leur  digestion, 
le  massacre  d'un  million  d'hommes,  et  qui  ensuite  en  font  re- 
mercier Dieu  solennellement,  » 

Le  voyageur  se  sentait  ému  de  pitié  pour  la  petite  race  hu- 
maine, dans  laquelle  il  découvrait  de  si  étonnants  contrastes. 
«  Puisque  vous  êtes  du  petit  nombre  des  sages,  dit-il  à  ces  mes- 
sieurs, et  qu'apparemment  vous  ne  tuez  personne  pour  de  l'argent, 
dites-moi,  je  vous  en  prie,  à  quoi  vous  vous  occupez.  — Nous  dis- 


1,  On  a  vu,  à  la  fin  du  chapitre  m,  que  la  scène  se  passait  en  1737.  Il  s'agit 
ici  de  la  guerre  des  Turcs  et  des  Russes,  de  1736  à  1739. 

2.  La  Crimée,  qui  toutefois  n"a  été  réunie  à  la  Russie  qu'en  1783. 


420  MICROMÉGAS. 

séquons  des  mouches,  dit  le  philosophe,  nous  mesurons  des 
lignes,  nous  assemblons  des  nombres;  nous  sommes  d'accord 
sur  deux  ou  trois  points  que  nous  entendons,  et  nous  disputons 
sur  deux  ou  trois  mille  que  nous  n'entendons  pas.  » 

Il  prit  aussitôt  fantaisie  au  Sirien  et  au  Saturnien  d'interroger 
ces  atomes  pensants,  pour  savoir  les  choses  dont  ils  convenaient. 
<(  Combien  comptez-vous,  dit  celui-ci,  de  l'étoile  de  la  Canicule  à 
la  grande  étoile  des  Gémeaux?  »  Ils  répondirent  tous  à  la  fois  : 
<(  Trente-deux  degrés  et  demi.  —  Combien  comptez-vous  d'ici  à 
la  lune?  — Soixante  demi-diamètres  de  la  terre  en  nombre  rond, 
—  Combien  pèse  votre  air?  »  Il  croyait  les  attraper  S  mais  tous 
lui  dirent  que  l'air  pèse  environ  neuf  cents  fois  moins  qu'un 
pareil  volume  de  l'eau  la  plus  légère,  et  dix-neuf  mille  fois  moins 
que  l'or  de  ducat.  Le  petit  nain  de  Saturne,  étonné  de  leurs 
réponses,  fat  tenté  de  prendre  pour  des  sorciers  ces  mêmes  gens 
auxquels  il  avait  refusé  une  âme  un  quart  d'heure  auparavant. 

Enfin  Micromégas  leur  dit  :  «  Puisque  vous  savez  si  bien  ce 
qui  est  hors  de  vous,  sans  doute  vous  savez  encore  mieux  ce  qui 
est  en  dedans.  Dites-moi  ce  que  c'est  que  votre  âme,  et  comment 
vous  formez  vos  idées.  Les  philosophes  parlèrent  tous  à  la  fois 
comme  auparavant;  mais  ils  furent  tous  de  différents  avis.  Le 
plus  Aieux  citait  Aristote,  l'autre  prononçait  le  nom  de  Descartes; 
celui-ci,  de  Malebranche  ;  cet  autre,  de  Leibnitz  ;  cet  autre,  de 
Locke.  Un  vieux  péripatéticien  dit  tout  haut  avec  confiance  : 
«  L'âme  est  une  entéléchie,  et  une  raison  par  qui  elle  a  la  puis- 
sance d'être  ce  qu'elle  est.  C'est  ce  que  déclare  expressément 
Aristote,  page  633  de  l'édition  du  Louvre-.  »  Il  cita  le  passage ^ 
a  Je  n'entends  pas  trop  bien  le  grec,  dit  le  géant.  —  Ni  moi  non 
plus,  dit  la  mile  philosophique.  —  Pourquoi  donc,  reprit  le  Sirien, 
citez- vous  un  certain  Aristote  en  grec  ?  —  C'est,  répliqua  le  savant, 
qu'il  faut  bien  citer  ce  qu'on  ne  comprend  point  du  tout  dans  la 
langue  qu'on  entend  le  moins.  » 


-1.  L'édition  que  je  crois  l'originale  porte  :  effrayer,  au  lieu  de  :  attraper.  (B.) 

2.  Le  mol  iyxû.éyziâ.  se  trouve  bien  à  la  page  033  du  tome  I*^""  do  l'édition  donnée 
par  Guillaume  du  Val  ou  édition  du  Louvre,  mais  non  la  phrase  telle  que  la  citait 
Voltaire  dans  le  texte  de  1750,  et  telle  qu'il  la  traduit  ci-dessus. 

3.  Voici  ce  passage  tel  qu'il  est,  transciii  dans  l'édition  datée  de  17jO  : 

'EvTî)iy_£ià  xi;  ici  /al  ),ôyo;  toÛ  ôOvaiAiv  ë/ovto;  xoiouoi  dvat. 

Ce  passage  d'Aristote,  de  l'Ame,  livre  II,  chapitre  ii,  est  ainsi  traduit  par 
Casaubon  :  Anima  quœdain  perfedio  et  actus  ac  ralio  est  quod  jwlctitiain  liabet 
ut  cjusmodi  sit.  (R.) 


CIIAIMTHK    VII.  121 

Le  cartésien  prit  la  parole,  et  dit  :  «  L'ùme  est  un  esprit  pur 
»|ui  a  reçu  clans  le  ventre  de  sa  mère  toutes  les  idées  métaphy- 
siques ^  et  qui,  en  sortant  de  là,  est  oblip;ée  d'aller  à  l'école,  et 
(l'apprendre  tout  de  nouveau  ce  qu'elle  a  si  bien  su,  et  qu'elle  ne 
saura  plus.  —  Ce  n'était  donc  pas  la  peine,  répondit  l'animal  de 
huit  lieues,  que  ton  âme  fût  si  savante  dans  le  ventre  de  ta  mère, 
pour  être  si  ignorante  quand  tu  aurais  de  la  barbe  au  menton. 
Mais  qu'entends-tu  par  esprit?  —  Que  me  demandez-vous  là?  dit 
le  raisonneur;  je  n'en  ai  point  d'idée;  on  dit  que  ce  n'est  pas  la 
matière.  —  Mais  sais-tu  au  moins  ce  que  c'est  que  la  matière? 

—  Très-bien,  lui  répondit  l'homme.  Par  exemple  cette  pierre  est 
grise,  est  d'une  telle  forme,  a  ses  trois  dimensions,  elle  est  pesante 
et  divisible.  —  Eh  bien  !  dit  le  Sirien,  cette  chose  qui  te  paraît 
être  divisible,  pesante,  et  grise,  me  diras-tu  bien  ce  que  c'est? 
Tu  vois  quelques  attributs;  mais  le  fond  de  la  chose,  le  connais- 
tu?  —  \on,  dit  l'autre.  —  Tu  ne  sais  donc  point  ce  que  c'est  que 
la  matière,  » 

Alors  M,  Micromégas,  adressant  la  parole  à  un  autre  sage  qu'il 
tenait  sur  son  pouce,  lui  demanda  ce  que  c'était  que  son  âme,  et 
ce  qu'elle  faisait,  «  Ilien  du  tout,  dit  le  philosophe  malel)ran- 
cliiste"-:  c'est  Dieu  qui  fait  tout  pour  moi:  je  vois  tout  en  lui,  je 
fais  tout  en  lui;  c'est  lui  qui  fait  tout  sans  que  je  m'en  mêle,  — 
Autant  vaudrait  ne  pas  être,  reprit  le  sage  de  Sirius.  Et  toi,  mon 
ami,  dit-il  à  un  Leibnitzien  qui  était  là,  qu'est-ce  que  ton  âme? 

—  C'est,  répondit  le  Leibnitzien,  une  aiguille  qui  montre  les 
heures  pendant  que  mon  corps  carillonne^;  ou  bien,  si  vous 
voulez,  c'est  elle  qui  carillonne  pendant  que  mon  corps  montre 
l'heure;  ou  bien  mon  âme  est  le  miroir  de  l'univers,  et  mon 
corps  est  la  bordure  du  miroir  :  tout  cela  est  clair,  » 

Cn  petit  partisan  de  Locke  était  là  tout  auprès;  et  quand  on 
lui  eut  enfin  adressé  la  parole  :  «  Je  ne  sais  pas,  dit-il,  comment 
je  pense,  mais  je  sais  que  je  n'ai  jamais  pensé  qu'à  l'occasion  de 
mes  sens.  Qu'il  y  ait  des  substances  immatérielles  et  intelligentes, 
c'est  de  quoi  je  ne  doute  pas  ;  mais  qu'il  soit  impossible  à  Dieu 
de  communiquer  la  pensée  à  la  matière,  c'est  de  quoi  je  doute 
fort.  Je  révère  la  puissance  éternelle;  il  ne  m'appartient  pas  delà 
borner  :  je  n'affirme  rien  ;  je  me  contente  de  croire  qu'il  y  a  plus 
de  choses  possibles  qu'on  ne  pensée  » 

1.  Hypothèse  des  idées  innées, 

2.  Voyez  dans  les  Mélanges,  année  1709,  l'opuscule  intitulé  Tout  en  Dieu. 

3.  Hypothèse  de  Pharmonie  préétablie. 

4    Voyez,  sur  Locke,  une  des  Lettres  an:jlaiscs,  et  le  Traité  de  Métaphysique. 


422  MICROMÉGAS. 

L'animal  de  Sirius  sourit  :  il  ne  trouva  pas  celui-là  le  moins 
sage  ;  et  le  nain  de  Saturne  aurait  embrassé  le  sectateur  de  Locke 
sans  l'extrême  disproportion.  Mais  il  y  avait  là,  par  malheur,  un 
petit  animalcule  en  bonnet  carré  ^  qui  coupa  la  parole  à  tous  les 
autres  animalcules  philosophes  ;  il  dit  qu'il  savait  tout  le  secret, 
que  tout  ceja  se  trouvait  dans  la  Somme  de  saint  Thomas  ;  il  regarda 
de  haut  en  bas  les  deux  habitants  célestes;  il  leur  soutint  que 
leurs  personnes,  leurs  mondes,  leurs  soleils,  leurs  étoiles,  tout 
était  fait  uniquement  pour  l'homme.  A  ce  discours,  nos  deux 
voyageurs  se  laissèrent  aller  l'un  sur  l'autre  en  étoufTant  de  ce 
rire  inextinguible  qui,  selon  Homère-,  est  le  partage  des  dieux: 
leurs  épaules  et  leurs  ventres  allaient  et  venaient,  et  dans  ces 
convulsions  le  vaisseau,  que  le  Sirien  avait  sur  son  ongle,  tomba 
dans  une  poche  de  la  culotte  du  Saturnien.  Ces  deux  bonnes  gens 
le  cherchèrent  longtemps  ;  enfin  ils  retrouvèrent  l'équipage,  et 
le  rajustèrent  fort  proprement.  Le  Sirien  reprit  les  petites  mites; 
il  leur  parla  encore  avec  beaucoup  débouté,  quoiqu'il  fût  un  peu 
fâché  dans  le  fond  du  cœur  de  voir  que  les  infiniment  petits  eus- 
sent un  orgueil  presque  infiniment  grand.  Il  leur  promit  de  leur 
faire  un  beau  livre  de  philosophie  ^  écrit  fort  menu  pour  leur 
usage,  et  que,  dans  ce  livre,  ils  verraient  le  bout  des  choses.  Effec- 
tivement, il  leur  donna  ce  volume  avant  son  départ  :  on  le  porta 
à  Paris  à  l'Académie  des  sciences  ;  mais  quand  le  vieux*  secrétaire 
l'eut  ouvert,  il  ne  vit  rien  qu'un  livre  tout  blanc  :  «  Ah  !  dit-il,  je 
m'en  étais  bien  douté.  » 


1.  Un  docteur  de  Sorbonne. 

2.  Iliade,  1,  599. 

3.  L'édition  que  je  crois  l'originale,  et  celle  qui  est  datée  de  1730,  portent  : 
«  livre  de  philosoi)hie,  qui  leur  apprendrait  des  choses  admirables,  et  qui  leur 
montrerait  le  bon  des  choses.  »  (B.) 

4.  Quoique  la  scène  se  passe  en  1737,  comme  on  l'a  vu  pages  112  et  119,  on 
pouvait  donner  l'épithète  de  vieux  à  Fontcnelle,  qui  avait  alors  quatre-vingts  ans, 
et  qui  mourut  vingt  ans  après.  Il  s'était  démis,  en  17iO.  de  la  place  de  secrétaire 
perpétuel. 


FIN    DE     L  HISTOIUE     1)  E     MlCIlOMKGAS. 


LES 

DEUX   CONSOLÉS 


173  6 


Le  grand  pliilosoplie  Citopliile  disait  un  jour  à  une  femme 
désolée,  et  qui  avait  juste  sujet  de  Tètre  :  «  .Aladame,  la  reine 
d'Angleterre,  fille  du  grand  Henri  IV,  a  été  aussi  malheureuse 
que  vous  :  on  la  chassa  de  ses  royaumes;  elle  fut  près  de  périr  sur 
l'Océan  par  les  tempêtes  ;  elle  vit  mourir  son  royal  époux  sur 
l'échafaud, 

—  J"en  suis  fâchée  pour  elle,  dit  la  dame  ;  »  et  elle  se  mit  à 
pleurer  ses  propres  infortunes. 

«  Mais,  dit  Citophile,  souvenez-vous  de  Marie  Stuart  :  elle 
aimait  fort  honnêtement  un  hrave  musicien  qui  avait  une  très- 
belle  hasse-taille.  Son  mari  tua  sou  musicien  à  ses  yeux  ;  et  en- 
suite sa  bonne  amie  et  sa  bonne  parente,  la  reine  Elisabeth,  qui 
se  disait  pucelle,  lui  fit  couper  le  cou  sur  un  échafaud  tendu  de 
noir,  après  favoir  tenue  en  prison  dix-huit  années. 

—  Cela  est  fort  cruel,  dit  la  dame;  »  et  elle  se  replongea  dans 
sa  mélancolie. 

«Vous  avez  peut-être  entendu  parler,  dit  le  consolateur,  de 
la  belle  Jeanne  de  tapies,  qui  fut  prise  et  étranglée? 

—  Je  m'en  souviens  confusément,  »  dit  l'affligée. 

«  Il  faut  que  je  vous  conte,  ajouta  l'autre,  faventure  d'une 
souveraine  qui  fut  détrônée  de  mon  temps  après  souper,  et  qui 
est  morte  dans  une  île  déserte. 

—  Je  sais  toute  cette  histoire,  »  répondit  la  dame. 

«  Eh  bien  donc,  je  vais  vous  apprendre  ce  qui  est  arrivé  à  une 
autre  grande  princesse  à  qui  j'ai  montré  la  philosophie.  Elle  avait 
un  amant,  comme  en  ont  toutes  les  grandes  et  belles  princesses.  Son 
père  entra  dans  sa  chambre,  et  surprit  famaut,  qui  avait  le  visage 
tout  en  feu  et  l'œil  étincelant  comme  une  escarboucle;  la  dame 


124  LES    DEUX   CONSOLÉS. 

aussi  avait  le  teint  fort  animé.  Le  visage  du  jeune  homme  déplut 
tellement  au  père  qu'il  lui  appliqua  le  plus  énorme  soufflet  qu'on 
eût  jamais  donné  dans  sa  province.  L'amant  prit  une  paire  de 
pincettes  et  cassa  la  tête  an  beau-père,  qui  guérit  à  peine,  et  (jui 
porte  encore  la  cicatrice  de  cette  blessure.  L'amante,  éperdue, 
sauta  par  la  fenêtre  et  se  démit  le  pied;  de  manière  qu'aujour- 
d'hui elle  boite  visiblement,  quoique  d'ailleurs  elle  ait  la  taille 
admirable.  L'amant  fut  condamné  à  la  mort  pour  avoir  cassé  la 
tête  à  un  très-grand  prince.  Vous  pouvez  juger  de  l'état  où  était 
la  princesse  quand  on  menait  pendre  l'amant.  Je  l'ai  vue  long- 
temps lorsqu'elle  était  en  prison;  elle  ne  me  parlait  jamais  que 
de  ses  malheurs. 

—  Pourquoi  ne  voulez-vous  donc  pas  que  je  songe  aux  miens  ? 
lui  dit  la  dame. 

—  C'est,  dit  le  philosophe,  parce  qu'il  n'y  faut  pas  songer, 
et  que,  tant  de  grandes  dames  ayant  été  si  infortunées,  il  vous 
sied  mal  de  vous  désespérer.  Songez  à  Ilécube,  songez  à  Niobé. 

—  Ah!  dit  la  dame,  si  j'avais  vécu  de  leur  temps,  ou  de  celui  de 
tant  de  belles  princesses,  et  si  pour  les  consoler  vous  leur  aviez 
conté  mes  malheurs,  pensez-vous  qu'elles  vous  eussent  écouté  ?  » 

Le  lendemain,  le  philosophe  perdit  son  fils  unique,  et  fut  sur 
le  point  d'en  mourir  de  douleur.  La  dame  fit  dresser  une  liste  de 
tous  les  rois  qui  avaient  perdu  leurs  enfants,  et  la  porta  au  phi- 
loso])lie;  il  la  lut,  la  trouva  fort  exacte,  et  n'en  pleura  pas  moins. 
Trois  mois  après  ils  se  revirent,  et  furent  étonnés  de  se  retrouver 
d'une  humeur  très-gaie.  Ils  firent  ériger  une  belle  statue  au  Temps, 
avec  cette  inscription  : 

A   CELUI   QUI   CONSOLE. 


FIN    DES     DEUX     CONSOLES. 


HISTOIRE 

DES   VOYAGES 

DE   SCAR3IENTAD0 

ÉCRITE    PAR    LUI-MÊME 

(IToG) 


Je  naquis  dans  la  ville  de  Candie,  en  IGOO.  Mon  père  en  était 
gouverneur;  et  je  me  souviens  qu'un  poëte  médiocre,  qui  n'était 
pas  médiocrement  dur,  nommé  Iro'-,  fit  de  mauvais  vers  à  ma 
louange,  dans  lesquels  il  me  faisait  descendre  de  lAIinos  en  droite 
ligne  ;  mais  mon  père  ayant  été  disgracié,  il  fit  d'autres  vers  où 
je  ne  descendais  plus  que  de  Pasipliaé  et  de  son  amant.  C'était 
un  bien  méchant  homme  que  cet  Iro,  et  le  plus  ennuyeux  coquin 
qui  fût  dans  Tile. 

Mon  père  m'envoya,  à  Jàge  de  quinze  ans,  étudier  à  Rome. 
J'arrivai  dans  l'espérance  d'apprendre  toutes  les  vérités  ;  car 
jusque-là  on  m'avait  enseigné  tout  le  contraire,  selon  l'usage  de 
ce  bas  monde,  depuis  la  Chine  jusqu'aux  Alpes.  Monsignor  Pro- 
fondo,  à  qui  j'étais  recommandé,  était  un  homme  singulier,  et 
un  des  plus  terribles  savants  qu'il  y  eût  au  monde.  Il  voulut 
m'apprendre  les  catégories  d'Aristote,  et  fut  sur  le  point  de  me 
mettre  dans  la  catégorie  de  ses  mignons  :  je  l'échappai  belle.  Je 
vis  des  processions,  des  exorcismes,  et  ([uelques  rapines.  On 
disait,  mais  très-faussement,  que  la  signora  Olimpia-,  personne 


1.  Anagramme  de  Roi,  poëte  né  avec  des  talents,  que  son  penchant  pour  Ja 
satire,  les  aventures  qui  en  furent  la  suite,  sa  jalousie  contre  les  hommes  de  la 
littérature  qui  lui  étaient  supérieurs,  avilirent  et  rendirent  malheureux.  Le  ballet 
des  Éléments  et  l'opéra  de  Callirhoé  sont  les  seuls  de  ses  ouvrages  qui  lui  aient 
survécu  :  il  mourut  vieux,  et  avait  fini  par  se  faire  dévot.  (K.) 

2.  Belle-sœur  d'Innocc-nt  X. 


126  HISTOIRE    DES   VOYAGES 

d'une  grai\cle  prudence,  vendait  beaucoup  de  choses  qu'on  ne 
doit  point  vendre.  J'étais  dans  un  âge  où  tout  cela  me  paraissait 
fort  plaisant.  Une  jeune  dame  de  mœurs  très-douces,  nommée 
la  signora  Fatelo,  s'avisa  de  m'aimer.  Elle  était  courtisée  par  le 
révérend  P.  Poignardini,  et  par  le  révérend  P.  Aconit i,  jeunes 
profès  d'un  ordre  qui  ne  subsiste  plus  :  elle  les  mit  d'accord  en 
me  donnant  ses  bonnes  grâces  ;  mais  en  même  temps  je  courus 
risque  d'être  excommunié  et  empoisonné.  Je  partis,  très-content 
de  l'architecture  de  Saint-Pierre. 

Je  voyageai  en  France  ;  c'était  le  temps  du  règne  de  Louis  le 
Juste  \  La  première  chose  qu'on  me  demanda,  ce  fut  si  je  vou- 
lais à  mon  déjeuner  un  petit  morceau  du  maréchal  d'Ancre, 
dont  le  peuple  avait  fait  rôtir  la  chair-,  et  qu'on  distribuait  à 
fort  bon  compte  à  ceux  qui  en  voulaient. 

Cet  État  était  continuellement  en  proie  aux  guerres  civiles, 
quelquefois  pour  une  place  au  conseil,  quelquefois  pour  deux 
pages  de  controverse.  Il  y  avait  plus  de  soixante  ans  que  ce  feu, 
tantôt  couvert  et  tantôt  soufflé  avec  violence,  désolait  ces  beaux 
climats.  C'étaient  là  les  libertés  de  l'Église  gallicane.  «  Hélas! 
dis-je,  ce  peuple  est  pourtant  né  doux  :  qui  peut  l'avoir  tiré  ainsi 
de  son  caractère?  Il  plaisante,  et  il  fait  des  Saint-Barthélémy, 
Heureux  le  temps  où  il  ne  fera  que  plaisanter!  » 

Je  passai  en  Angleterre  :  les  mêmes  querelles  y  excitaient  les 
mômes  fureurs.  De  saints  catholiques  avaient  résolu,  pour  le  bien 
de  l'Église,  de  faire  sauter  en  l'air,  avec  de  la  poudre,  le  roi,  la 
famille  royale,  et  tout  le  parlement,  et  de  délivrer  l'Angleterre 
de  ces  hérétiques.  On  me  montra  la  place  où  la  bienheureuse 
reine  Marie,  fille  de  Henri  VIII,  avait  fait  brûler  plus  de  cinq 
cents  de  ses  sujets.  Un  prêtre  ibernois  m'assura  que  c'était  une 
très-bonne  action  :  premièrement,  parce  que  ceux  qu'on  avait 
brûlés  étaient  Anglais;  en  second  lieu,  parce  qu'ils  ne  prenaient 
jamais  d'eau  bénite,  et  qu'ils  ne  croyaient  pas  au  trou  de  saint 
Patrice  ^  Il  s'étonnait  surtout  que  la  reine  Marie  ne  fût  pas 
encore  canonisée  ;  mais  il  espérait  qu'elle  le  serait  bientôt,  quand 
le  cardinal  neveu  aurait  un  peu  de  loisir. 

J'allai  en  Hollande,  où  j'espérais  trouver  plus  de  tranquillité 


1.  Louis  XIII  eut,  clrs  son  enfance,  dit  Voltaire,  le  surnom  de  Juste,  parce 
qu'il  était  né  sous  le  signe  de  la  Balance.  Voyez  tome  XIV,  \c  Siècle  de  Louis  XIV, 
chapitre  ii. 

2.  Voyez  tome  XII,  page  fiTd. 

3.  Sur  il-  trou  de  saint  Patrice,  voyez  tome  XX, page  39i;  cl  dans  les  Mèlanç/ex, 
année  1765,  la  s(!ptième  des  Lettres  sur  les  tniracles. 


DE    SCARMEx\TADO.  i  :>7 

chez  des  peuples  plus  flegmatiques.  On  coupait  la  tête  à  un  vieil- 
lard vénérable  lorsque  j'arrivai  à  la  Haye.  Cï-tait  la  tête  chauve 
du  premier  ministre  Carneveldt,  l'homme  qui  avait  le  mieux 
mérité  de  la  répubhque*.  Touché  de  pitié,  je  demandai  quel 
était  son  crime,  et  s'il  avait  trahi  l'État.  «  Il  a  fait  bien  pis,  me 
répondit  un  prédicant  à  manteau  noir  ;  c'est  un  homme  qui  croit 
que  Ion  peut  se  sauver  par  les  bonnes  œuvres  aussi  bien  que  par 
la  foi-.  Vous  sentez  bien  que,  si  de  telles  opinions  s'établissaient, 
une  république  ne  pourrait  subsister,  et  qu'il  faut  des  lois 
sévères  pour  réprimer  de  si  scandaleuses  horreurs.  »  Un  profond 
politique  du  pays  me  dit  en  soupirant:  «  Hélas!  monsieur,  le 
bon  temps  ne  durera  pas  toujours  ;  ce  n'est  que  par  hasard  que 
ce  peuple  est  si  zélé  ;  le  fond  de  son  caractère  est  porté  au 
dogm.e  abominable  de  la  tolérance,  un  jour  il  y  viendra  :  cela 
fait  frémir.  »  Pour  moi,  en  attendant  que  ce  temps  funeste  de  la 
modération  et  de  l'indulgence  fût  arrivé,  je  quittai  bien  vite  un 
pays  où  la  sévérité  n'était  adoucie  par  aucun  agrément,  et  je 
m'embarquai  pour  l'Espagne. 

La  cour  était  à  Sévilie,  les  galions  étaient  arrivés,  tout  respi- 
rait l'abondance  et  la  joie  dans  la  plus  belle  saison  de  Tannée. 
Je  vis  au  bout  d'une  allée  d'orangers  et  de  citronniers  une  espèce 
de  lice  immense  entourée  de  gradins  couverts  d'étojffes  précieuses. 
Le  roi,  la  reine,  les  infants,  les  infantes,  étaient  sous  un  dais 
superbe.  Vis-à-vis  de  cette  auguste  famille  était  un  autre  trône, 
mais  plus  élevé.  Je  dis  à  un  de  mes  compagnons  de  voyage  : 
u  A  moins  que  ce  trône  ne  soit  réservé  pour  Dieu,  je  ne  vois  pas 
à  quoi  il  peut  servir,  »  Ces  indiscrètes  paroles  furent  entendues 
d'un  grave  Espagnol,  et  me  coûtèrent  cher.  Cependant  je  m'ima- 
ginais que  nous  allions  voir  quelque  carrousel  ou  quelque  fête 
de  taureaux,  lorsque  le  grand  inquisiteur  parut  sur  ce  trône, 
d'où  il  bénit  le  roi  et  le  peuple. 

Ensuite  vint  une  armée  de  moines  défilant  deux  à  deux, 
blancs,  noirs,  gris,  chaussés,  déchaussés,  avec  barbe,  sans  barbe, 
avec  capuchon  pointu,  et  sans  capuchon  ;  puis  marchait  le  bour- 
reau ;  puis  on  voyait  au  milieu  des  alguazils  et  des  grands  environ 
quarante  personnes  couvertes  de  sacs  sur  lesquels  on  avait  peint 
des  diables  et  des  flammes.  C'étaient  des  juifs  qui  n'avaient  pas 
voulu  renoncer  absolument  à  .Moïse,  c'étaient  des  chrétiens  qui 
avaient  épousé  leurs  commères,  ou  qui  n'avaient  pas  adoré 


1.  Voyez  l'Essai  sur  les  Mœurs,  chapitre  CLXxxvn. 

2.  Barneveldt  était  arminien. 


428  HISTOIRE    DES    VOYAGES 

Notre-Dame  d'Atocha',  ou  qui  iravaient  pas  voulu  se  défaire  de 
ieur  argent  comptant  en  faveur  des  frères  liiéronymites.  On 
chanta  dévotement  de  très-belles  prières,  après  quoi  on  brûla  à 
petit  feu  tous  les  coupables;  de  quoi  toute  la  famille  royale  parut 
extrêmement  édifiée. 

Le  soir,  dans  le  temps  que  j'allais  me  mettre  au  lit,  arrivè- 
rent chez  moi  deux  familiers  de  l'Inquisition  avec  la  sainte  Her- 
mandad  :  ils  m'embrassèrent  tendrement,  et  me  menèrent,  sans 
me  dire  un  seul  mot,  dans  un  cachot  très-frais,  meublé  d'un  lit 
de  natte  et  d'un  beau  crucifix.  Je  restai  là  six  semaines,  au  bout 
desquelles  le  révérend  père  inquisiteur  m'envoya  prier  de  venir 
lui  parler  :  il  me  serra  quelque  temps  entre  ses  bras,  avec  une 
affection  toute  paternelle  ;  il  me  dit  qu'il  était  sincèrement  affligé 
d'avoir  appris  que  je  fusse  si  mal  logé  ;  mais  que  tous  les  appar- 
tements de  la  maison  étaient  remplis,  et  qu'une  autre  fois  il 
espérait  que  je  serais  plus  à  mon  aise.  Ensuite  il  me  demanda 
cordialement  si  je  ne  savais  pas  pourquoi  j'étais  là.  Je  dis  au 
révérend  père  que  c'était  apparemment  pour  mes  péchés.  «  EIi 
bien,  mon  cher  enfant,  pourquoi  péché  ?  parlez-moi  avec  con- 
fiance. »  J'eus,  beau  imaginer,  je  ne  devinai  point:  il  me  mit 
charitablement  sur  les  voies. 

Enfin  je  me  souvins  dénies  indiscrètes  paroles.  J'en  fus  quitte 
pour  la  discipline  et  une  amende  de  trente  mille  réaies.  On  me 
mena  faire  la  révérence  au  grand  inquisiteur  :  c'était  un  homme 
poli,  qui  me  demanda  comment  j'avais  trouvé  sa  petite  fête.  Je 
lui  dis  que  cela  était  délicieux,  et  j'allai  presser  mes  compagnons 
de  voyage  de  quitter  ce  pays,  tout  beau  qu'il  est.  Ils  avaient  eu 
le  temps  de  s'instruire  de  toutes  les  grandes  choses  que  les  Espa- 
gnols avaient  faites  pour  la  religion.  Ils  avaient  lu  les  mémoires 
du  fameux  évéque  de  Chiapa-,  par  lesquels  il  paraît  qu'on  avait 
égorgé,  ou  brûlé,  ou  noyé  dix  millions  d'iniidèles  en  Amérique 
pour  les  convertir.  Je  crus  que  cet  évêque  exagérait;  mais  quand 
on  réduirait  ces  sacrifices  à  cinq  millions  de  victimes,  cela  serait 
encore  admirable. 

Le  désir  de  voyager  me  pressait  toujours.  J'avais  compté  finir 
mon  tour  de  l'Europe  par  la  Turquie  ;  nous  en  prîmes  la  route. 
Je  me  proposai  bien  de  ne  plus  dire  mon  avis  sur  les  fêtes  queje 
verrais.  «  Ces  Turcs,  dis-je  à  mes  compagnons,  sont  des  mécréants 


1.  Sur    Notrc-Danic  d'Aloclia.   voyez  dans  les  Mélanges,  aimée  ITiJ'.l,  uiio  îles 
note>.  de  \oliaii-e  sur  son  E.vlrail  d'un  journal  (ou  Mémoires  de  Dangcan). 
'2.  Las  Cases  :  voyez  tome  Xll,  pages  38i  et  401  ;  et  tome  XX,  jingo  MT. 


DE    SCARMENÏADO.  129 

qui  n'ont  point  été  baptisés,  et  qui  par  conséquent  seront  bien 
plus  cruels  que  les  révérends  pères  inquisiteurs.  Gardons  le 
silence  quand  nous  serons  chez  les  mahométans.  » 

J'allai  donc  chez  eux.  Je  fus  étrangement  surpris  de  voir  en 
Turquie  beaucoup  plus  d'églises  chrétiennes  qu'il  n'y  en  avait 
dans  Candie.  J'y  vis  jusqu'à  des  troupes  nombreuses  de  moines 
qu'on  laissait  prier  la  vierge  Marie  librement,  et  maudire  Maho- 
met, ceux-ci  en  grec,  ceux-là  en  latin,  quelques  autres  en  armé- 
nien ^  ((  Les  bonnes  gens  que  les  Turcs  !»  m'écriai-je.  Les  chrétiens 
grecs  et  les  chrétiens  latins  étaient  ennemis  mortels  dans  Con- 
stantinople  ;  ces  esclaves  se  persécutaient  les  uns  les  autres,  comme 
des  chiens  qui  se  mordent  dans  la  rue,  et  à  qui  leurs  maîtres 
donnent  des  coups  de  bâton  pour  les  séparer.  Le  grand-vizir  pro- 
tégeait alors  les  Grecs.  Le  patriarche  grec  m'accusa  d'avoir  soupe 
chez  le  patriarche  latin,  et  je  fus  condamné  en  plein  divan  à  cent 
coups  de  latte  sur  la  plante  des  pieds,  rachetables  de  cinq  cents 
sequins.  Le  lendemain  le  grand-vizir  fut  étranglé;  le  surlen- 
demain son  successeur,  qui  était  pour  le  parti  des  Latins,  et  qui 
ne  fut  étranglé  qu'un  mois  après,  me  condamna  à  la  même 
amende,  pour  avoir  soupe  chez  le  patriarche  grec.  Je  fus  dans  la 
triste  nécessité  de  ne  plus  fréquenter  ni  l'Église  grecque  ni  la 
latine.  Pour  m'en  consoler,  je  pris  à  loyer  une  fort  behe  Circas- 
sienne,  qui  était  la  personne  la  plus  tendre  dans  le  tête-à-tête,  et 
la  plus  dévote  à  la  mosquée.  Une  nuit,  dans  les  doux  transports 
de  son  amour,  elle  s'écria  en  m'embrassant  :  Alla,  llla.  Alla  !  ce  sont 
les  paroles  sacramentales  des  Turcs  :  je  crus  que  c'étaient  celles 
de  l'amour  ;  je  m'écriai  aussi  fort  tendrement:  «  Alla,  llla.  Alla! 
—  Ah  !  me  dit-elle,  le  Dieu  miséricordieux  soit  loué  !  vous  êtes 
Turc.  »  Je  lui  dis  que  je  le  bénissais  de  m'en  avoir  donné  la  force, 
et  je  me  crus  trop  heureux.  Le  matin  l'iman  vint  pour  me  cir- 
concire; et,  comme  je  fis  quelque  difficulté,  le  cadi  du  quartier, 
homme  loyal,  me  proposa  de  m'empaler  :  je  sauvai  mon  prépuce 
et  nion  derrière  avec  mille  sequins,  et  je  m'enfuis  vite  en  Perse, 
résolu  df^  ne  plus  entendre  ni  messe  grecque  ni  latine  en  Tur- 
quie, et  de  ae  plus  crier  :  Alla,  llla.  Alla  I  dans  un  rendez-vous. 

En  arrivant  a  ispahan  on  me  demanda  si  j'étais  pour  le  mou- 
ton noir  ou  pour  le  mouton  blanc.  Je  répondis  que  cela  m'était 
fort  indifférent,  pourvu  qu'il  fût  tendre.  Il  faut  savoir  que  les 
factions  du  mouton  blanc  et  du  mouton  noir-  partageaient  encore 

1.  Voyez  tome  XII,  page  103. 

2.  Voyez  tome  XII,  page  93. 

21.  —  RoMAXs.  9 


i30  HISTOIRE    DES    VOYAGES 

les  Persans,  On  crut  que  je  me  moquais  des  deux  partis;  de  sorte 
que  je  me  trouvai  déjà  une  violente  affaire  sur  les  Lras  aux  portes 
de  la  ville  :  il  m'en  coûta  encore  grand  nombre  de  sequins  pour 
me  débarrasser  des  moutons. 

Je  poussai  jusqu'à  la  Chine  avec  un  interprète,  qui  m'assura 
que  c'était  là  le  pays  où  l'on  vivait  librement  et  gaiement.  Les 
Tartarcs  s'en  étaient  rendus  maîtres  S  après  avoir  tout  mis  à  feu 
et  à  sang  ;  et  les  révérends  Pères  jésuites  d'un  côté,  comme  les 
révérends  Pères  dominicains  de  l'autre,  disaient  qu'ils  y  gagnaient 
des  âmes  à  Dieu,  sans  que  personne  en  sût  rien.  On  n'a  jamais 
vu  de  convertisseurs  si  zélés  :  car  ils  se  persécutaient  les  uns  les 
autres  tour  à  tour  ;  ils  écrivaient  à  Rome  des  volumes  de  calom- 
nies; ils  se  traitaient  d'infidèles  et  de  prévaricateurs  pour  une 
âme.  Il  y  avait  surtout  une  horrible  querelle  entre  eux  sur  la 
manière  de  faire  la  révérence.  Les  jésuites  voulaient  que  les 
Chinois  saluassent  leurs  pères  et  leurs  mères  à  la  mode  de  la 
Chine,  et  les  dominicains  voulaient  qu'on  les  saluât  à  la  mode  de 
Rome-.  Il  m'arriva  d'être  pris  par  les  jésuites  pour  un  dominicain. 
On  me  fit  passer  chez  Sa  Majesté  tartare  pour  un  espion  du  pape. 
Le  conseil  suprême  chargea  un  premier  mandarin,  qui  ordonna 
à  un  sergent,  qui  commanda  à  quatre  sbires  du  pays  de  m'arrêter 
et  de  me  lier  eu  cérémonie.  Je  fus  conduit  aj)rès  cent  quarante 
génuflexions  devant  Sa  Majesté.  Elle  me  fit  demander  si  j'étais 
l'espion  du  pape,  et  s'il  était  vrai  que  ce  prince  dût  venir  en  per- 
sonne le  détrôner.  Je  lui  répondis  que  le  pape  était  un  prêtre 
de  soixante-dix  ans^  ;  qu'il  demeurait  à  quatre  mille  lieues  de  Sa 
sacrée  Majesté  tartaro-chinoise  ;  qu'il  avait  environ  deux  mille 
soldats  qui  montaient  la  garde  avec  un  parasol  ;  qu'il  ne  détrônait 
personne,  et  que  Sa  Majesté  pouvait  dormir  en  sûreté.  Ce  fut 
l'aventure  la  moins  funeste  de  ma  vie.  On  m'envoya  à  Macao, 
d'où  je  m'embarquai  pour  l'Europe. 

Mon  vaisseau  eut  besoin  d'être  radoubé  vers  les  côtes  de  Gol- 
conde.  Je  pris  ce  temps  pour  aller  voir  la  cour  du  grand  Auroug- 
zeb,  dont  on  disait  des  merveilles  dans  le  monde  :  il  éisii  alors 
dans  Delhi.  J'eus  la  consolation  de  l'envisager  le  joi"  cle  la  pom- 
peuse cérémonie  dans  laquelle  il  reçut  le  présent  céleste  que  lui 
envoyait  le  shérif  de  la  Mecque.  C'était  le  balai  avec  lequel  on 
avait  balayé  la  maison  sainte,  le  caaba,  le  bcth  Alla.  Ce  balai  est  le 

1.  Voyez  tome  XUI,  page  16:J. 

'2.  Sur  les  querelles  des  cérémonies  chinoises,  voyez,  tome  XV,  le  chapitre  xxxix 
du  Siècle  de  Louis  XIV. 

3.  Innocent  X,  qui  a  régné  de  lOii  à  1055. 


DE    SCARMENTÂDO.  i3l 

symbole  du  balai  diviu,  qui  balaye  toutes  les  ordures  de  lïime. 
Aurengzeb  ne  paraissait  pas  en  avoir  besoin  ;  c'était  l'iiomme  le 
plus  pieux  de  tout  l'Indoustau,  Il  est  vrai  qu'il  avait  égorgé  un  de 
ses  frères  et  empoisonné  son  père-,  vingt  raïas  et  autant  d'ornras 
étaient  morts  dans  les  supplices;  mais  cela  n'était  rien,  et  on  ne 
parlait  que  de  sa  dévotion.  On  ne  lui  comparait  que  la  sacrée 
majesté  du  sérénissime  empereur  de  Maroc,  Mulei-lsmaelS  qui 
coupait  des  têtes  tous  les  vendredis  après  la  prière. 

Je  ne  disais  mot  ;  les  voyages  m'avaient  formé,  et  je  sentais 
qu'il  ne  m'appartenait  pas  de  décider  entre  ces  deux  augustes 
souverains.  Un  jeune  Français,  avec  qui  je  logeais,  manqua,  je 
l'avoue,  de  respect  à  l'empereur  des  Indes  et  à  celui  de  Maroc.  Il 
s'avisa  de  dire  très-indiscrètement  qu'il  y  avait  en  Europe  de  très- 
pieux  souverains  qui  gouvernaient  bien  leurs  États  et  qui  fréquen- 
taient môme  les  églises,  sans  pourtant  tuer  leurs  pères  et  leurs- 
frères,  et  sans  couper  les  têtes  de  leurs  sujets.  A'otre  interprète 
transmit  en  indou  le  discours  impie  de  mon  jeune  homme.  Instruit 
par  le  passé,  je  fis  vite  seller  mes  chameaux:  nous  partîmes,  le 
Français  et  moi.  J'ai  su  depuis  que  la  nuit  même  les  officiers  du 
grand  Aurengzeb  étant  venus  pour  nous  prendre,  ils  ne  trouvè- 
rent que  l'interprète.  Il  fut  exécuté  en  place  publique,  et  tous  les 
courtisans  avouèrent  sans  flatterie  que  sa  mort  était  très-juste. 

Il  me  restait  de  voir  l'Afrique,  pour  jouir  de  toutes  les  dou- 
ceurs de  notre  continent.  Je  la  vis  en  effet.  Mon  vaisseau  fut  pris 
par  des  corsaires  nègres.  Notre  patron  fit  de  grandes  plaintes,  il 
leur  demanda  pourquoi  ils  violaient  ainsi  les  lois  des  nations.  Le 
capitaine  nègre  lui  répondit  :  «  Vous  avez  le  nez  long,  et  dous 
l'avons  plat;  vos  cheveux  sont  tout  droits,  et  notre  laine  est  frisée; 
vous  avez  la  peau  de  couleur  de  cendre,  et  nous  de  couleur 
d'ébène;  par  conséquent  nous  devons,  par  les  lois  sacrées  delà 
nature,  être  toujours  ennemis.Vous  nous  achetez  aux  foires  de  la 
côte  de  Guinée,  comme  des  bêtes  de  somme,  pour  nous  faire  tra- 
vailler à  je  ne  sais  quel  emploi  aussi  pénible  que  ridicule.  Vous 
nous  faites  fouiller  à  coups  de  nerfs  de  bœuf  dans  des  montagnes 
pour  en  tirer  une  espèce  de  terre  jaune  qui  par  elle-même  n'est 
bonne  à  rien,  et  qui  ne  vaut  pas,  à  beaucoup  près,  un  bon  ognon 
d'Egypte  ;  aussi  quand  nous  vous  rencontrons,  et  que  nous  sommes 
les  plus  forts,  nous  vous  faisons  labourer  nos  champs,  ou  nous 
vous  coupons  le  nez  et  les  oreilles.  » 

1.  Voltaire  a  parlé  d"Auren;^zeb  et  de  Mulei-Ismael,  au  tome  XUI,  pages  140 
et  157. 


i32       HISTOIRE    DES   VOYAGES    DE    SGARMENTADO. 

On  n'avait  rien  à  répliquer  à  un  discours  si  sage.  J'allai 
labourer  le  champ  d'une  vieille  négresse,  pour  conserver  mes 
oreilles  et  mon  nez.  On  me  racheta  au  bout  d'un  an.  J'avais  vu 
tout  ce  qu'il  y  a  de  beau,  de  bon  et  d'admirable  sur  la  terre  :  je 
résolus  de  ne  plus  voir  que  mes  pénates.  Je  me  mariai  chez  moi  : 
je  fus  cocu,  et  je  vis  que  c'était  l'état  le  plus  doux  de  la  vie. 


FIN    DE    l'histoire    DES     VOYAGES    DE     SGARMENTADO. 


SOXGE   DE   PLATO^ 

(1756) 


Platon  rêvait  beaucoup,  et  on  n'a  pas  moins  rêvé  depuis.  Il 
avait  songé  que  la  nature  humaine  était  autrefois  double,  et  qu'en 
punition  de  ses  fautes  elle  fut  divisée  en  mâle  et  femelle. 

Il  avait  prouvé  qu'il  ne  peut  y  avoir  que  cinq  mondes  parfaits, 
parce  qu'il  n'y  a  que  cinq  corps  réguliers  en  mathématiques.  Sa 
république  fut  un  de  ses  grands  rêves.  Il  avait  rêvé  encore  que 
le  dormir  naît  de  la  veille,  et  la  veille  du  dormir,  et  qu'on  perd 
sûrement  la  vue  en  regardant  une  éclipse  ailleurs  que  dans  un 
bassin  d'eau.  Les  rêves  alors  donnaient  une  grande  réputation \ 


1.  M.  de  Voltaire  s'est  égayé  quelquefois  sur  Platon,  dont  le  galimatias,  regardé 
autrefois  comme  sublime,  a  fait  plus  de  mal  au  genre  humain  qu'on  ne  le  croit 
communément. 

Il  est  difficile  de  comprendre  comment  un  philosophe  qui  écrivit  sur  la  porte 
de  son  école:  Que  celui  qui  ignore  la  géométrie  n'entre  point  ici;  qui  fit  lui-même 
des  découvertes  dans  cette  science,  dont  les  premiers  disciples  inventèrent  les 
sections  coniques,  dont  l'école  produisit  presque  tous  les  géomètres  et  les  astro- 
nomes de  la  Grèce,  qui  enfin  fut  le  fondateur  d'une  secte  de  sceptiques  ;  comment 
Platon,  en  un  mot,  put  débiter  si  sérieusement  tant  de  rêveries  dans  ses  Dialo- 
gues, écrits  d'ailleurs  avec  tant  d'éloquence,  et  où  l'on  trouve  souvent  tant  d'es- 
prit, de  bon  sens  et  de  finesse. 

On  peut  croire  qu'.effrayé  par  l'exemple  de  Socrate,  il  ne  voulut  révéler  dans 
ses  Dialogues  que  la  demi-philosophie,  qu'il  croyait  à  la  portée  du  vulgaire.  Il 
espérait  qu'à  la  faveur  de  ses  systèmes,  des  tableaux  par  lesquels  il  amusait 
l'imagination,  des  détours  agréables  par  lesquels  il  conduisait  ses  lecteurs,  il 
pourrait  faire  passer  un  petit  nombre  de  vérités  utiles,  sans  s'exposer  aux  persé- 
cutions des  prêtres  et  des  aréopagites.  Mais,  par  une  fatalité  singulière,  le  sage 
esprit  de  doute,  ce  goût  pour  l'astronomie  et  les  mathématiques,  conservés  dans 
l'école  de  Platon,  tombèrent  avec  cette  école  :  ses  rêveries  seules  subsistèrent, 
devinrent  des  mystères  sacrés,  et  régnent  encore  sur  des  esprits  auxquels  le 
nom  de  Platon  n'est  pas  même  parvenu. 

Aristote,  son  disciple  et  son  rival,  prit  une  autre  route  ;  il  se  bornait  à  exposer 
avec  simplicité  ce  qu'il  croyait  vrai.  Son  Histoire  des  animaux,  et  même  sa  Phy- 
sique, pouvaient  apprendre  aux  Grecs  à  connaître  la  nature  et  à  l'étudier.  L'idée 
de  réduire  le  raisonnement  à  des  formes  techniques  est  une  des  choses  les  plus 


134  SONGE    DE    PLATON. 

Voici  un  de  ses  songes,  qui  n'est  pas  un  des  moins  intéressants. 
Il  lui  sembla  que  le  grand  Demiourgos,  l'éternel  Géomètre,  ayant 
peuplé  l'espace  infini  de  globes  innombrables,  voulut  éprouver 
la  science  des  génies  qui  avaient  été  témoins  de  ses  ouvrages.  Il 
donna  à  chacun  d'entre  eux  un  petit  morceau  de  matière  à 
arranger,  à  peu  près  comme  Phidias  et  Zeuxis  auraient  donné 
des  statues  et  des  tableaux  à  faire  à  leurs  disciples,  s'il  est  permis 
de  comparer  les  petites  choses  aux  grandes. 

Démogorgon  eut  en  partage  le  morceau  de  boue  qu'on  appelle 
la  terre;  et,  l'ayant  arrangé  de  la  manière  qu'on  le  voit  aujour- 
d'hui, il  prétendait  avoir  fait  un  chef-d'œuvre.  Il  pensait  avoir 
subjugué  l'envie,  et  attendait  des  éloges  même  de  ses  confrères  : 
il  fut  bien  surpris  d'être  reçu  d'eux  avec  des  huées. 

L'un  d'eux,  qui  était  un  fort  mauvais  plaisant,  lui  dit  :  a  Vrai- 
ment vous  avez  fort  bien  opéré;  vous  avez  séparé  votre  monde  en 
deux,  et  vous  avez  mis  un  grand  espace  d'eau  entre  les  deux 
hémisphères,  afin  qu'il  n'y  eût  point  de  communication  de  l'un  à 
l'autre.  On  gèlera  de  froid  sous  vos  deux  pôles,  on  mourra  de 
chaud  sous  votre  ligne  équinoxiale.  Vous  avez  prudemment  établi 
de  grands  déserts  de  sables,  pour  que  les  passants  y  mourussent 
de  faim  et  de  soif.  Je  suis  assez  content  de  vos  moutons,  de  a'OS 
vaches,  et  de  vos  poules;  mais  franchement,  je  ne  le  suis  pas  trop 

ingénieuses  que  jamais  l'esprit  humain  ait  découvertes.  Sa  Morale  est  le  premier 
ouvrage  où  l'on  ait  essayé  d'appuyer  les  idées  de  vice,  de  vertu,  de  bien  et  de 
mal,  sur  l'observation  et  sur  la  nature.  Ses  ouvrages  sur  l'éloquence  et  la  poésie 
renferment  des  règles  puisées  dans  la  raison  et  dans  la  connaissance  du  cœur 
humain. 

Mais,  comme  Pythagore,  il  fut  trop  au-dessus  de  son  siècle.  On  sait  que  ce 
philosophe  avait  enseigné  à  ses  disciples  le  vrai  système  du  monde,  et  que  peu 
de  temps  après  lui  cette  doctrine  fut  oubliée  par  les  Grecs,  qui  ne  paraissaient 
s'en  souvenir  dans  leurs  écoles  que  pour  la  combattre.  Mais  les  rêveries  attri- 
buées à  Pythagore  eurent  des  partisans  jusqu'à  la  chute  du  paganisme.  Aristote 
eut  un  sort  semblable.  Sa  méthode  de  philosopher  ne  passa  point  à  ses  disciples; 
on  ne  chercha  point  à  étudier  la  nature,  à  son  exemple,  dans  les  phénomènes 
qu'elle  présente.  Quelques  subtilités  métaphysiques  bonnes  ou  mauvaises,  extraites 
de  ses  ouvrages,  des  principes  vagues  de  physique,  tribut  qu'il  avait  payé  à 
l'ignorance  de  son  siècle,  devinrent  le  fondement  d'une  secte  qui,  s'étendant  des 
Arabes  aux  chiétiens,  régna  souverainement  pendant  quelques  siècles  dans  les 
écoles  de  l'Euro|)o,  n'ayant  plus  rien  de  commun  avec  Aristote  que  son  nom. 

Ainsi  Platon  et  Aristote,  après  avoir  été  longtemps  l'objet  d'une  espèce  de 
culte,  durent  devenir  presque  ridicules  aux  premières  lueurs  de  la  vraie  philosophie. 
On  ne  les  connaissait  plus  que  par  leurs  erreurs  et  par  quelques  rêveries  qui 
servaient  de  base  à  des  sottises  sans  nombre.  C'est  contre  ces  rêveries  seules  que 
M.  de  Voltaire  s'est  permis  de  s'élever  quelquefois,  et  aux  dépens  desquelles  il 
ne  croyait  pas  que  le  respect  qu'on  doit  au  génie  de  Platon  ou  d'Aristote  dût 
l'empêcher  de  faire  rire  ses  lecteurs.  (K.) 


SONGE    DE    PLATON.  135 

de  VOS  serpents  et  de  vos  araignées.  Vos  ognons  et  vos  articliaiits 
sont  de  très-bonnes  choses,  mais  je  ne  vois  pas  quelle  a  été  votre 
idée  en  couvrant  la  terre  de  tant  de  plantes  venimeuses,  à  moins 
que  vous  n'ayez  eu  le  dessein  d'empoisonner  ses  habitants.  Il  me 
paraît  d'ailleurs  que  vous  avez  formé  une  trentaine  d'espèces  de 
singes,  beaucoup  plus  d'espèces  de  chiens,  et  seulement  quatre 
ou  cinq  espèces  d'hommes  :  il  est  vrai  que  vous  avez  donné  à  ce 
dernier  animal  ce  que  vous  appelez  la  raison;  mais,  en  conscience, 
cette  raison-là  est  trop  ridicule,  et  approche  trop  de  la  folie.  Il 
me  paraît  d'ailleurs  que  vous  ne  faites  pas  grand  cas  de  cet  ani- 
mal à  deux  pieds,  puisque  vous  lui  avez  donné  tant  d'ennemis 
et  si  peu  de  défense,  tant  de  maladies  et  si  peu  de  remèdes, 
tant  de  passions  et  si  peu  de  sagesse.  Vous  ne  voulez  pas  appa- 
remment qu'il  reste  beaucoup  de  ces  animaux-là  sur  terre  :  car, 
sans  compter  les  dangers  auxquels  vous  les  exposez,  vous  avez  si 
bien  fait  votre  compte  qu'un  jour  la  petite  vérole  emportera  tous 
les  ans  régulièrement  la  dixième  partie  de  cette  espèce,  et  que  la 
sœur  de  cette  petite  vérole  empoisonnera  la  source  de  la  vie  dans 
les  neuf  parties  qui  resteront  ;  et,  comme  si  ce  n'était  pas  encore 
assez,  vous  avez  tellement  disposé  les  choses  que  la  moitié  des 
survivants  sera  occupée  à  plaider,  et  l'autre  à  se  tuer  ;  ils  vous 
auront  sans  doute  beaucoup  d'obligation,  et  vous  avez  fait  là  un 
beau  chef-d'œuvre.  » 

Démogorgou  rougit  ;  il  sentit  bien  qu'il  y  avait  du  mal  moral 
et  du  mal  physique  dans  son  affaire  ;  mais  il  soutenait  qu'il  y 
avait  plus  de  bien  que  de  mal.  «  Il  est  aisé  de  critiquer,  dit-il  ;  mais 
pensez-vous  qu'il  soit  si  facile  de  faire  un  animal  qui  soit  toujours 
raisonnable  ;  qui  soit  libre,  et  qui  n'abuse  jamais  de  sa  liberté? 
Pensez-vous  que,  quand  on  a  neuf  à  dix  mille  plantes  à  faire  pro- 
vigner,  on  puisse  si  aisément  empêcher  que  quelques-unes  de  ces 
plantes  n'aient  des  qualités  nuisibles?  Vous  imaginez-vous  qu'avec 
une  certaine  quantité  d'eau,  de  sable,  de  fange,  et  de  feu,  on  puisse 
n'avoir  ni  mer,  ni  désert?  Vous  venez,  monsieur  le  rieur,  d'arranger 
la  planète  de  Mars  ;  nous  verrons  comment  vous  vous  en  êtes  tiré 
avec  vos  deux  grandes  bandes,  et  quel  bel  effet  font  vos  nuits  sans 
lune  ;  nous  verrons  s'il  n'y  a  chez  vos  gens  ni  folie  ni  maladie.  » 

En  effet,  les  génies  examinèrent  Mars,  et  on  tomba  rudement 
sur  le  railleur.  Le  sérieux  génie  qui  avait  pétri  Saturne  ne  fut  pas 
épargné  :  ses  confrères,  les  fabricateurs  de  Jupiter,  de  Mercure, 
de  Vénus,  eurent  chacun  des  reproches  à  essuyer. 

On  écrivit  des  gros  volumes  et  des  brochures;  on  dit  des  bons 
mots,  on  fit  des  chansons,  on  se  donna  des  ridicules,  les  partis 


136  SONGE    DE   PLATON. 

s'aigrirent  ;  enfin  l'éternel  Demiourgos  leur  imposa  silence  à  tous: 
«Vous  avez  fait,  leur  dit-il,  du  bon  et  du  mauvais,  parce  que  vous 
avez  beaucoup  d'intelligence,  et  que  vous  êtes  imparfaits  ;  vos 
œuvres  dureront  seulement  quelques  centaines  de  millions  d'an- 
nées ;  après  quoi,  étant  plus  instruits,  vous  ferez  mieux  :  il  n'appar- 
tient qu'à  moi  de  faire  des  choses  parfaites  et  immortelles.  » 

Voilà  ce  que  Platon  enseignait  à  ses  disciples.  Quand  il  eut 
cessé  de  parler,  l'un  d'eux  lui  dit:  Et  puis  vous  vous  ixveillâtes. 


FIN    DU    SONGE    DE    PLATON, 


CANDIDE 


OL 


L'OPTIMISME 

TRADUIT    DE     l'aLLEXIAND 

DE  M.  LE  DOCTEUR  RALPH 

.VEC    LES    ADDITIONS    Qt'ON     A    THOLVÉES    DANS    LA     POCHE     Dl     DOCTEtR, 

lorsqu'il  JiorniT  a  mtnden,  l'an  de   grâce  1759. 


CHAPITRE    I. 


comment  candide  fut  élevé  dans  in  BEAI  CHATEAT, 
ET  COMMENT  IL  FIT  CHASSÉ  d'ICELII. 

Il  y  avait  en  Vestpbalie,  dans  le  château  de  M.  le  baron  de 
Tliunder-ten-tronckh,  un  jeune  garçon  à  qui  la  nature  avait  donné 
les  mœurs  les  plus  douces.  Sa  physionomie  annonçait  son  âme. 
Il  avait  le  jugement  assez  droit,  avec  l'esprit  le  plus  simple  ;  c'est, 
je  crois,  pour  cette  raison  qu'on  le  nommait  Candide.  Les  anciens 
domestiques  de  la  maison  soupçonnaient  qu'il  était  fils  de  la  sœur 
de  monsieur  le  baron,  et  d'un  bon  et  honnête  gentilhomme  du 
voisinage,  que  cette  demoiselle  ne  voulut  jamais  épouser  parce 
qu'il  n'avait  pu  prouver  que  soixante  et  onze  quartiers  S  et  que 
le  reste  de  son  arbre  généalogique  avait  été  perdu  par  l'injure  du 
temps. 

1.  Quartier  signifie  chaque  degré  d'ordre  et  de  succession  des  descendants. 
En  France,  un  homme  était  réputé  de  bonne  noblesse  quand  il  prouvait  quatre 
quartiers  du  côté  du  père  et  autant  du  côté  de  la  mère.  En  Allemagne,  il  fallait 
faire  preuve  de  seize  quartiers,  tant  du  côté  paternel  que  du  côté  maternel,  c'est- 
à-dire  avoir  cinq  cents  ans  de  noblesse  environ.  Aussi  les  nobles  allemands  pre- 
naient-ils bien  garde  de  se  mésallier.  (G.  A.) 


138  CANDIDE,    OU    L'OPTIMISME. 

Monsieur  le  baron  était  un  des  plus  puissants  seigneurs  de  la 
Vestphalie,  car  son  château  avait  une  porte  et  des  fenêtres.  Sa 
grande  salle  même  était  ornée  d'une  tapisserie.  Tous  les  chiens 
de  ses  basses-cours  composaient  une  meute  dans  le  besoin  ;  ses 
palefreniers  étaient  ses  piqueurs  ;  le  vicaire  du  village  était  son 
grand  aumônier.  Ils  l'appelaient  tous  Monseigneur,  et  ils  riaient 
quand  il  faisait  des  contes. 

Madame  la  baronne,  qui  pesait  environ  trois  cent  cinquante 
livres,  s'attirait  par  là  une  très-grande  considération,  et  faisait  les 
honneurs  de  la  maison  avec  une  dignité  qui  la  rendait  encore 
plus  respectable.  Sa  fille  Cunégonde,  âgée  de  dix-sept  ans,  était 
haute  en  couleur,  fraîche,  grasse,  appétissante.  Le  fils  du  baron 
paraissait  en  tout  digne  de  son  père.  Le  précepteur  Pan gloss*  était 
l'oracle  de  la  maison,  et  le  petit  Candide  écoutait  ses  leçons  avec 
toute  la  bonne  foi  de  son  âge  et  de  son  caractère. 

P«i^Lûss -eiis,aignaiit^la  métaphysico-théologo-cosmolo-nigolo- 
gie.  Il  prouvait  admirablementqu'il  n'y  a  point  d'effet  sans  cause, 
et^qjig^  dans  c^e  meilleur  des  mondes  possibles^  le  cTfatëâu^de 
monseigneur  le  baron  était  le  pÏÏïs  TJëâiTïïes  châteaux,  et  madame 
la  meilleure  des  baronnes  possibles. 

«  Il  est  démontré,  disait-il,  que  les  choses  ne  peuvent  être 
autrement:  car  tout  étant  fait  pour  une  fin,  tout  est  nécessaire- 
ment pourja  meilleure  fin,  r»emarquez  bien  que  les  nez  ont  été 
faits  pour  porter  des  lunettes;  aussi  avons-nous  deslunettes^.  Les 
jambes  sont  visiblement  instituées  pour  être  chaussées,  et  nous 
avons  des  chausses.  Les  pierres  ont  été  formées  pour  être  taillées 
et  pour  en  faire  des  châteaux  ;  aussi  monseigneur  a  un  très-beau 
château  :  le  plus  grand  baron  de  la  province  doit  être  le  mieux 
logé  ;  et  les  cochons  étant  faits  pour  être  mangés,  nous  mangeons 
du  porc  toute  l'année.  Par  conséquent,  ceux  qui  ont  avancé 
que  tout  est  bien  ont  dit  une  sottise  :  il  fallait  dire  que..tout,est 
au  mieux.  » 

Candide  écoutait  attentivement,  et  croyait  innocemment:  car 
il  trouvait  M"°  Cunégonde  extrêmement  belle,  quoiqu'il  ne  prît 
jamais  la  hardiesse  de  le  lui  dire.  Il  concluait  qu'après  le  bon- 
heur d'être  né  baron  de  ïhunder-ten-tronckh,  le  second  degré 
de  bonheur  était  d'être  M""  Cunégonde;  le  troisième,  de  la  voir 
tous  les  jours;   et  le  quatrième,  d'entendre  maître    Pangloss , 

1.  Do  pa»,  tout,  et  (jlossa,  hxn^uo. 

2.  Voyez  tome  XVIII,  iiage  103;  dans  les  Mélanges,  année  1738,  le  cha- 
pitre xt  de  la  troisième  partie  des  Éléments  de  la  philosophie  de  Newton;  et 
année  1708,  le  chapitre  x  des  Siiujularilés  de  la  nature. 


CHAPITRE    II.  139 

le  plus  grand  philosophe  de  la  province,  et  par  conséquent  do 
toute  la  terre. 

Lu  jour,  Cunégonde,  en  se  promenant  auprès  du  château,  dans 
le  petit  bois  qu'on  appelait  parc,  vit  entre  des  broussailles  le 
docteur  Pangloss  qui  donnait  une  leçon  de  physique  expérinien- 
tale  à  la  femme  de  chambre  de  sa  mère,  petite  brune  très-jolie 
et  très-docile.  Comme  M"""  Cunégonde  avait  beaucoup  de  dispo- 
sition pour  les  sciences,  elle  observa,  sans  souffler,  les  expériences 
réitérées  dont  elle  fut  témoin  ;  elle  vit  clairement  la  raison  suffi- 
sante *  du  docteur,  les  effets  et  les  causes,  et  s'en  retourna  tout 
agitée,  toute  pensive,  toute  remplie  du  désir  d'être  savante,  son- 
geant qu'elle  pourrait  bien  être  la  raison  suffisante  du  jeune 
Candide,  qui  pouvait  aussi  être  la  sienne. 

Elle  rencontra  Candide  en  revenant  au  château,  et  rougit  : 
Candide  rougit  aussi.  Elle  lui  dit  bonjour  d'une  voix  entrecoupée  ; 
et  Candide  lui  parla  sans  savoir  ce  qu'il  disait.  Le  lendemain, 
après  le  dîner,  comme  on  sortait  de  table,  Cunégonde  et  Candide 
se  trouvèrent  derrière  un  paravent  ;  Cunégonde  laissa  tomber  son 
mouchoir.  Candide  le  ramassa  ;  elle  lui  prit  innocemment  la 
main  ;  le  jeune  homme  baisa  innocemment  la  main  de  la  jeune 
demoiselle  avec  une  vivacité,  une  sensibilité,  une  grâce  toute  par- 
ticulière ;  leurs  bouches  se  rencontrèrent,  leurs  yeux  s'enflam- 
mèrent, leurs  genoux  tremblèrent,  leurs  mains  s'égarèrent.  M.  le 
baron  de  Thunder-ten-tronckh  passa  auprès  du  paravent,  et, 
voyant  cette  cause  et  cet  effet,  chassa  Candide  du  château  à  grands 
coups  de  pied  dans  le  derrière.  Cunégonde  s'évanouit  :  elle  fut 
souffletée  par  madame  la  baronne  dès  qu'elle  fut  revenue  à  elle- 
même  :  et  tout  fut  consterné  dans  le  plus  beau  et  le  plus  agréable 
des  châteaux  possibles. 


CHAPITRE    IL 

CE     QUE     DEVINT     CANDIDE     PARMI     LES     BCLGARES. 

Candide,  chassé  du  paradis  terrestre,  marcha  longtemps  sans 
savoir  où,  pleurant,  levant  les  yeux  au  ciel,  les  tournant  souvent 
vers  le  plus  beau  des  châteaux,  qui  renfermait  la  plus  belle  des 
baronnettes  ;  il  se  coucha  sans  souper  au  miheu  des  champs  entre 

1.  Principe  leibnitzien,  duquel  dépendent  toutes  les  vérités  contingentes.  Il 
n'y  a  personne  qui  ne  se  détermine  à  une  chose  sans  une  raison  suffisante  qui 
lui  fasse  voir  que  cette  chose  est  préférable  à  l'autre.  (G.  A.) 


440  CANDIDE,    OU   L'OPTIMISME. 

deux  sillons  ;  la  neige  tombait  à  gros  flocons.  Candide,  tout  transi, 
se  traîna  le  lendemain  vers  la  ville  voisine,  qui  s'appelle  Valdberg- 
hoff-trarbli-dikdorlf,  n'ayant  point  d'argent,  mourant  de  faim  et  de 
lassitude.  Il  s'arrêta  tristement  à  la  porte  d'un  cabaret.  Deux 
hommes  habillés  de  bleu  ^  le  remarquèrent  :  «  Camarade,  dit 
l'un,  voilà  un  jeune  homme  très-bien  fait,  et  qui  a  la  taille  requise  ; 
ils  s'avancèrent  vers  Candide,  et  le  prièrent  à  dîner  très-civile- 
ment, —  Messieurs,  leur  dit  Candide  avec  une  modestie  charmante, 
vous  me  faites  beaucoup  d'honneur,  mais  je  n'ai  pas  de  quoi  payer 
mon  écot,  — Ah!  monsieur,  lui  dit  un  des  bleus,  les  personnes  de 
votre  figure  et  de  votre  mérite  ne  payent  jamais  rien:  n'avez-vous 
pas  cinq  pieds  cinq  pouces  de  haut  ?  —  Oui;  messieurs,  c'est  ma 
taille,  dit-il  en  faisant  la  révérence,  —  Ah  !  monsieur,  mettez-vous 
à  table;  non-seulement  nous  vous  défrayerons,  mais  nous  ne  souf- 
frirons jamais  qu'un  homme  comme  vous  manque  d'argent;  les 
honimesjie  sont  faits  que  pour  se  secourir  les  uns  les  autres. 
—  Vous  avez  raison,  dit  Candide;  c'est  ce  que  M,  Pangloss  m'a 
toujours  dit,  et  je  vois  bien  que  tout  est  au  mieux,  »  On  le  prie 
d'accepter  quelques  écus,  il  les  prend  et  veut  faire  son  billet; 
on  n'en  veut  point,  on  se  met  à  table,  «  N'aimez-vous  pas  ten- 
drement?... —  Oh  !  oui,  répond-il,  j'aime  tendrement  M'^"  Cuné- 
gonde,  —  Non,  dit  l'un  de  ces  messieurs,  nous  vous  demandons 
si  vous  n'aimez  pas  tendrement  le  roi  des  Bulgares?  —  Point  du 
tout,  dit-il,  car  je  ne  l'ai  jamais  vu.  —  Comment!  c'est  le  plus 
charmant  des  rois,  et  il  faut  boire  à  sa  santé.  —  Oh  !  très-volon- 
tiers, messieurs,  »  Et  il  boit,  «  C'en  est  assez,  lui  dit-on,  vous  voilà 
l'appui,  le  soutien,  le  défenseur,  le  héros  des  Bulgares-  ;  votre 
fortune  est  faite,  et  votre  gloire  est  assurée.  On  lui  met  sur-le- 
champ  les  fers  aux  pieds,  et  on  le  mène  au  régiment.  On  le  fait 
tourner  à  droite,  à  gauche,  hausser  la  baguette,  remettre  la 
baguette,  coucher  en  joue,  tirer,  doubler  le  pas,  et  on  lui  donne 
trente  coups  de  bâton  ^  ;  le  lendemain,  il  fait  l'exercice  un  peu 
moins  mal,  et  il  ne  reçoit  que  vingt  coups  ;  le  surlendemain,  on 
ne  lui  en  donne  que  dix,  et  il  est  regardé  par  ses  camarades 
comme  un  prodige. 

Candide,  tout  stupéfait,  ne  démêlait  pas  encore  trop  bien  com- 
ment il  était  un  héros.  Il  s'avisa  un  beau  jour  de  printemps  de 

\.  Recruteurs  prussiens. 

'2.  Les  Jiulgares  sont  les  Prussiens. 

3.  Dans  rarniée  prussienne  on  n'emprisonnait  pas  le  soldat  ;  on  lui  donnait 
la  schlague,  comme  étant  une  peine  moins  nuisible  à  sa  santé,  et  même  moins 
démoralisante  !  (G.  A.) 


CHAPITRE    lil.  141 

s'aller  promener,  marchant  tout  droit  devant  lui,  croyant  que 
c'était  un  privilège  de  l'espèce  humaine,  comme  de  l'espèce  ani- 
male, de  se  servir  de  ses  jambes  à  son  plaisir.  Il  n'eut  pas  fait  deux 
lieues  que  voilà  quatre  autres  héros  de  six  pieds  qui  l'alleignent, 
qui  le  lient,  qui  le  mènent  dans  un  cachot.  On  lui  demanda  juri- 
diquement ce  qu'il  aimait  le  mieux  d'être  fustigé  trente-six  fois 
par  tout  le  régiment,  ou  de  recevoir  à  la  fois  douze  balles  de  plomb 
dans  la  cervelle.  Il  eut  beau  dire  que  les  volontés  sont  libres,  et 
qu'il  ne  voulait  ni  l'un  ni  l'autre,  il  fallut  faire  un  choix  :  il  se 
détermina,  en  vertu  du  don  de  Dieu  qu'on  nomme  liberté,  à  pas- 
ser trente-six  fois  par  les  baguettes  ;  il  essuya  deux  promenades. 
Le  régiment  était  composé  de  deux  mille  hommes.  Cela  lui  com- 
posa quatre  mille  coups  de  baguettes,  qui,  depuis  la  nuque  du 
cou  jusqu'au  cul,  lui  découvrirent  les  muscles  et  les  nerfs.  Comme 
on  allait  procéder  à  la  troisième  course.  Candide,  n'en  pouvant 
plus,  demanda  en  grâce  qu'on  voulût  bien  avoir  la  bonté  de  lui 
casser  la  tête  :  il  obtint  cette  faveur  ;  on  lui  bande  les  yeux  ;  on  le 
fait  mettre  à  genoux.  Le  roi  des  Bulgares  passe  dans  ce  moment, 
s'informe  du  crime  du  patient  ;  et  comme  ce  roi  ^  avait  un  grand 
génie  :  il  comprit,  par  tout  ce  qu'il  apprit  de  Candide,  que  c'était 
un  jeune  métaphysicien  fort  ignorant  des  choses  de  ce  monde, 
et  il  lui  accorda  sa  grâce  avec  une  clémence  qui  sera  louée  dans 
tous  les  journaux  et  dans  tous  les  siècles.  Un  brave  chirurgien 
guérit  Candide  en  trois  semaines  avec  les  émollients  enseignés 
par  Dioscoride.  Il  avait  déjà  un  peu  de  peau,  et  pouvait  marcher, 
quand  le  roi  des  Bulgares  livra  bataille  au  roi  des  Abares-. 


CHAPITRE    III. 

COMMENT     CANDIDE     SE     SALVA     D'eNTRE     LES     BULGARES, 
ET     CE     nu'lL     DEVINT. 

Bien  n'était  si  beau,  si  leste,  si  brillant,  si  bien  ordonné  que 
les  deux  armées.  Les  trompettes,  les  fifres,  les  hautbois,  les  tam- 
bours, les  canons,  formaient  une  harmonie  telle  qu'il  n'y  en  eut 
jamais  en  enfer.  Les  canons  renversèrent  d'abord  à  peu  près  six 
mille  hommes  de  chaque  côté;  en  suite  la  mousqueterie  ôta  du 


1.  Frédéric  II. 

2.  Les  Abares  figurent  les  Français;  Voltaire  écrivit  Canrfù/e  pendant  la  guerre 
de  Sept  ans. 


442  CANDIDE,    OU   L'OPTIMISME. 

meilleur  des  mondes  environ  neuf  à  dix  mille  coquins  qui  en 
infectaient  la  surface.  La  baïonnette  fut  aussi  la  raison  suffisante 
de  la  mort  de  quelques  milliers  d'hommes.  Le  tout  pouvait  bien  se 
monter  à  une  trentaine  de  mille  âmes.  Candide,  qui  tremblait 
comme  un  philosophe,  se  cacha  du  mieux  qu'il  put  pendant 
cette  bou_çhei'ifî Jiéroïque . 

Enfin,  tandis  que  les  deux  rois  faisaient  chanter  des  Te  Deum, 
chacun  dans  son  camp,  il  prit  le  parti  d'aller  raisonner  ailleurs 
des  effets  et  des  causes.  Il  passa  par-dessus  des  tas  de  morts  et  de 
mourants,  et  gagna  d'abord  un  village  voisin  ;  il  était  en  cendres  : 
c'était  un  village  abare  que  les  Bulgares  avaient  brûlé,  selon  les 
lois  du  droit  public.  Ici  des  vieillards  criblés  de  coups  regardaient 
mourir  leurs  femmes  égorgées,  qui  tenaient  leurs  enfants  à  leurs 
mamelles  sanglantes;  là  des  filles,  éventrées  après  avoir  assouvi 
les  besoins  naturels  de  quelques  héros,  rendaient  les  derniers  sou- 
pirs; d'autres,  à  demi  brûlées,  criaient  qu'on  achevât  de  leur  don- 
ner la  mort.  Des  cervelles  étaient  répandues  sur  la  terre  à  côté  de 
bras  et  de  jambes  coupés. 

Candide  s'enfuit  au  plus  vite  dans  un  autre  village  :  il  appar- 
tenait à  des  Bulgares,  et  les  héros  abares  l'avaient  traité  de  même. 
Candide,  toujours  marchant  sur  des  membres  palpitants,  ou  à 
travers  des  ruines,  arriva  enfin  hors  du  théâtre  de  la  guerre,  por- 
tant quelques  petites  provisions  dans  son  bissac,  et  n'oubhant 
jamais  M"''  Cunégonde,  Ses  provisions  lui  manquèrent  quand  il 
fut  en  Hollande  ;  mais  ayant  entendu  dire  que  tout  le  monde 
était  riche  dans  ce  pays-là,  et  qu'on  y  était  [chrétien,  il  ne  douta 
pas  qu'on  ne  le  traitât  aussi  bien  qu'il  l'avait  été  dans  le  château 
de  monsieur  le  baron,  avant  qu'il  en  eût  été  chassé  pour  les 
beaux  yeux  de  M"'^^  Cunégonde. 

Il  demanda  l'aumône  à  plusieurs  graves  personnages,  qui  lui 
répondirent  tous  que,  s'il  continuait  à  faire  ce  métier,  on  l'enfer- 
merait dans  une  maison  de  correction  pour  lui  apprendre  à  vivre. 

Il  s'adressa  ensuite  à  un  homme*  qui  venait  de  parler  tout 
seul  une  heure  de  suite  sur  la  charité  dans  une  grande  assemblée. 
Cet  orateur,  le  regardant  de  travers,  lui  dit:  a  Que  venez-vous  faire 
ici?  y  êtes- vous  pour  la  bonne  cause?  —  Il  n'y  a  point  d'efl'et  sans 
cause,  répondit  modestement  Candide;  tout  est  enchaîné  néces- 
sairement, et  arrangé  pour  le  mieux.  Il  a  fallu  que  je  fusse  chassé 
d'auprès  de  M"*'  Cunégonde,  que  j'aie  passé  par  les  baguettes,  et 
il  faut  que  je  demande  mon  pain,  jusqu'à  ce  que  je  puisse  en 

4.  Ministre  prolcslaut. 


CIIAl'lTRE    IV.  U3 

gagner;  tout  cela  ne  pouvait  être  autrement,  —  Mon  ami,  lui  dit 
l'orateur,  croyez-vous  que  le  pape  soit  rauteclirist?  —  Je  ne  lavais 
pas  encore  entendu  dire,  répondit  Candide  ;  mais,  qu'il  le  soit  ou 
qu'il  ne  le  soit  pas,  je  manque  de  pain.  —  Tu  ne  mérites  pas  d'en 
manger,  dit  l'autre  ;  va,  coquin;  va,  misérable,  ne  m'approche  de 
ta  vie.  »  La  femme  de  l'orateur  ayant  mis  la  tête  à  la  fenêtre ,  et 
avisant  un  homme  qui  doutait  que  le  pape  fût  antechrist,  lui 

répandit  sur  le  chef  un  plein 0  Ciel  !  à  quel  excès  se  porte  le/ 

zèle  de  la  religion  dans  les  dames  !  ^ 

Un  homme  qui  n'avait  point  été  baptisé,  un  bon  anabaptistgj.^..^ 
nommé  Jacques,  vit  la  manière  cruelle  et  ignoramieuse  dont  on 
traitait  ainsi  un  de  ses  frères,  un  être  à  deux  pieds  sans  plumes, 
qui  avait  une  àme;  il  l'amena  chez  lui,  le  nettoya,  lui  donna  du 
pain  et  de  la  bière,  lui  fit  présent  de  deux  florins,  et  voulut  môme 
lui  apprendre  à  travailler  dans  ses  manufactures  aux  étoffes  de 
Perse  qu'on  fabrique  en  Hollande.  Candide,  se  prosternant  presque 
devant  lui, s'écriait:  «Maître  Pangloss  me  l'avait  bien  dit  que  tout 
est  au  mieux  dans  ce  monde ,  car  je  suis  infiniment  plus  touché 
de  votre  extrême  générosité  que  de  la  dureté  de  ce  monsieur  à 
manteau  noir,  et  de  madame  son  épouse. 

Le  lendemain,  en  se  promenant,  il  rencontra  un  gueux  tout 
couvert  de  pustules,  les  yeux  morts,  le  bout  du  nez  rongé,  la 
bouche  de  travers,  les  dents  noires,  et  parlant  de  la  gorge,  tour- 
menté d'une  toux  violente,  et  crachant  une  dent  à  chaque  effort. 


CHAPITRE   IV. 

COMMENT    CANDIDE     RENCONTUA     SON    ANCIEN    MAITRE    DE     PHILOSOPHIE, 
LE     DOCTEUR     PANGLOSS,    ET    CE     Qll     EN    ADVINT. 

Candide,  plus  ému  encore  de  compassion  que  d'horreur,  donna 
à  cet  épouvantable  gueux  les  deux  florins  qu'il  avait  reçus  de 
son  honnête  anabaptiste  Jacques.  Le  fantôme  le  regarda  fixement, 
versa  des  larmes,  et  sauta  à  son  cou.  Candide,  effrayé,  recule. 
«  Hélas!  dit  le  misérable  à  l'autre  misérable,  ne  reconnaissez- 
vous  plus  votre  cher  Pangloss?  —  Qu'entends-je'Yous,  mon  cher 
maître!  vous,  dans  cêfétât  horrible!  Quel  malheur  vous  est-il 

1.  Les  anabaptistes  étaient  tolérés  en  Hollande.  Ils  se  distinguaient  par  une 
conduite  de  mœurs  et  un  extérieur  extrêmement  simple  et  uni;  en  quoi  ils 
avaient  beaucoup  de  conformité  avec  les  quakers.  Voyez,  à  leur  sujet,  VEssaï  sur 
les  Mœurs,  chapitre  cxxxi. 


144  CANDIDE,    OU   L'OPTIMISME. 

donc  arrivé  ?  Pourquoi  n'êtes-vous  plus  dans  le  plus  beau  des  châ- 
teaux? Qu'est  devenue  M"'^  Cunégonde,  la  perle  des  filles,  le  chef- 
d'œuvre  de  la  nature  ? — Je  n'en  peux  plus,  dit  Pangloss.  »  Aussitôt 
Candide  le  mena  dans  l'étable  de  l'anabaptiste,  où  il  lui  fit  man- 
ger un  peu  de  pain  ;  et  quand  Pangloss  fut  refait  :  «  Eh  bien  !  lui 
dit-il,  Cunégonde?  —  Elle  est  morte,  reprit  l'autre.  »  Candide 
s'évanouit  à  ce  mot  ;  son  ami  rappela  ses  sens  a\'=ec  un  peu  de 
mauvais  vinaigre  qui  se  trouva  par  hasard  dans  l'étable.  Candide 
rouvre  les  yeux,  n  Cunégonde  est  morte  !  Ah  !  meilleur  des  mondes, 
où  êtes-vous?  Mais  de  quelle  maladie  est-elle  morte?  Ne  serait-ce 
point  de  m'avoir  vu  chasser  du  beau  château  de  monsieur  son 
père  à  grands  coups  de  pied  ?  —  Non,  dit  Pangloss,  elle  a  été 
éventrée  par  des  soldats  bulgares,  après  avoir  été  violée  autant 
qu'on  peut  l'être;  ils  ont  cassé  la  tête  à  monsieur  le  baron,  qui 
voulait  la  défendre  ;  madame  la  baronne  a  été  coupée  en  mor- 
ceaux; mon  pauvre  pupille,  traité  précisément  comme  sa  sœur; 
et  quant  au  château ,  il  n'est  pas  resté  pierre  sur  pierre,  pas 
une  grange,  pas  un  mouton,  pas  un  canard,  pas  un  arbre; 
mais  nous  avons  été  bien  vengés,  car  les  Abares  en  ont  fait 
autant  dans  une  baron  nie  voisine  qui  appartenait  à  un  seigneur 
bulgare.  » 

A  ce  discours.  Candide  s'évanouit  encore;  mais,  revenu  à  soi 
et  ayant  dit  tout  ce  qu'il  devait  dire,  il  s'enquit  de  la  cause  et  de 
l'effet,  et  delà  raison  suffisante  qui  avaient  mis  Pangloss  dans  un 
si  piteux  état,  a  Hélas  !  dit  l'autre,  c'est  l'amour  :  l'amour,  le  conso- 
lateur du  genre  humain ,  le  conservateur  de  l'univers ,  l'âme  de 
tous  les  êtres  sensibles,  le  tendre  amour,  —  Hélas!  dit  Candide, 
je  l'ai  connu,  cet  amour,  ce  souverain  des  cœurs,  cette  âme  de 
notre  âme;  il  ne  m'a  jamais  valu  qu'un  baiser  et  vingt  coups  de 
pied  au  cul.  Comment  cette  belle  cause  a-t-elle  pu  produire  en 
vous  un  elfet  si  abominable?  » 

Pangloss  répondit  en  ces  termes  :  «  0  mon  cher  Candide  !  vous 
avez  connu  Paquette,cettejolie  suivante  de  notreauguste  baronne  ; 
j'ai  goûté  dans  ses  bras  les  délices  du  paradis,  qui  ont  produit  ces 
tourments  d'enfer  dont  vous  me  voyez  dévoré  ;  elle  eu  était  infec- 
tée, elle  en  est  peut-être  morte.  Paquetle  tenait  ce  présent  d'un 
cordelier  très-savant  qui  avait  remonté  à  la  source,  car  il  l'avait 
eu  d'une  vieille  comtesse,  qui  lavait  reçu  d'un  capitaine  de  cava- 
lerie, qui  le  devait  à  une  marriuisc,  qui  le  tenait  d'un  page,  qui 
l'avait  reçu  d'un  jésuite  qui,  étant  novice,  l'avait  eu  en  droite  figue 
d'un  des  compagnons  de  Christophe  Colomb.  Pour  moi,  je  ne 
le  donnerai  à  personne,  car  je  me  meurs. 


CHAPITRE    IV.  445 

—  0  Pangloss!  s'écria  Candide,  voilà  une  étrange  généalogie! 
n'est-ce  pas  le  diable  qui  en  fut  la  souche? 

—  Point  du  tout,  répliqua  ce  grand  homme  ;  clé  tait  une  chose 
jpd'^pp^i^f^l)!^  f^^"""  ^^  mçilleur  dos  mondes,  un  ingrédient  néces- 
saire :  car  si  Colomb  n'avait  pas  attrapé  dans  une  île  de  l'Amérique 
cette  maladie  1  qui  empoisonne  la  source  de  la  génération,  qui 
souvent  même  empêche  la  génération ,  et  qui  est  évidemment 
Topposé  du  grand  but  de  la  nature,  nous  n'aurions  ni  le  chocolat*^^ 
ni  la  cochenille  ;  il  faut  encore  observer  que  jusqu'aujourd'hui, 
dans  notre  continent,  cette  maladie  nous  est  particulière,  comme 

la  controverse.  Les  Turcs,  les  Indiens,  les  Persans,  les  Chinois, 
les  Siamois,  les  Japonais,  ne  la  connaissent  pas  encore;  mais  il 
y  a  une  raison  suffisante  pour  qu'ils  la  connaissent  à  leur  tour 
dans  quelques  siècles.  En  attendant,  elle  a  fait  un  merveilleux 
progrès  parmi  nous,  et  surtout  dans  ces  grandes  armées  compo- 
sées d'honnêtes  stipendiaires  bien  élevés,  qui  décident  du  destin 
des  États;  on  peut  assurer  que,  quand  trente  mille  hommes  com- 
battent en  bataille  rangée  contre  des  troupes  égales  en  nombre, 
il  y  a  environ  vingt  mille  véroles  de  chaque  côté. 

—  Voilà  qui  est  admirable,  dit  Candide  ;  mais  il  faut  vous 
faire  guérir. 

—  Et  comment  le  puis-je?  dit  Pangloss  ;  je  n'ai  pas  le  sou, 
mon  ami,  et  dans  toute  l'étendue  de  ce  globe  on  ne  peut  ni  se 
faire  saigner,  ni  prendre  un  lavement  sans  payer,  ou  sans  qu'il 
y  ait  quelqu'un  qui  paye  pour  nous,  » 

Ce  dernier  discours  détermina  Candide  ;  il  alla  se  jeter  aux 
pieds  de  son  charitable  anabaptiste  Jacques,  et  lui  fit  une  pein- 
ture si  touchante  de  l'état  où  son  ami  était  réduit,  que  le  bon- 
homme n'hésita  pas  à  recueillir  le  docteur  Pangloss;  il  le  fit 
guérir  à  ses  dépens,  Pangloss,  dans  la  cure,  ne  perdit  qu'un  œil 
et  une  oreille.  Il  écrivait  bien ,  et  savait  parfaitement  l'arithmé- 
tique. L'anabaptiste  Jacques  en  fit  son  teneur  de  livres.  Au  bout 
de  deux  mois,  étant  obligé  d'aller  à  Lisbonne  pour  les  affaires  de 
son  commerce ,  il  mena  dans  son  vaisseau  ses  deux  philosophes. 
Pangloss  lui  exphqua  comment  tout  était  on  ne  peut  mieux. 
Jacques  n'était  pas  de  cet  avis.  «  Il  faut  bien ,  disait-il ,  que  les 
hommes  aient  un  peu  corrompu  la  nature,  car  ils  ne  sont  point 
nés  loups,  et  ils  sont  devenus  loups.  Dieu  ne  leur  a  donné  ni 
canons  de  vingt-quatre,  ni  baïonnettes;  et  ils  se  sont  fait  des 
baïonnettes  et  des  canons  pour  se  détruire.  Je  pourrais  mettre  en 

1.  Vojez  tome  XIX,  page  572. 
21,  —  Romans.  10 


U6  CANDIDE,    OU   L'OPTUIISME. 

ligne  de  compte  les  banqueroutes,  et  la  justice,  qui  s'empare  des 
biens  des  banqueroutiers  pour  en  frustrer  les  créanciers.  —  Tout 
Qela  était  indispensable,  répliquait  le  docteur  borgne,  et  les  mal- 
heurs particuliers  font  le  bien  général .;  de  sorte  que  plus  il  y  a 
de  malheurs  particuliers,  et  plus  tout  est  bien,  »  Tandis  qu'il 
raisonnait,  l'air  s'obscurcit,  les  vents  soufflèrent  des  quatre  coins 
du  monde,  et  le  vaisseau  fut  assailli  de  la  plus  horrible  tempête, 
.^à  la  vue  du  port  de  Lisbonne, 


CHAPITRE  Y. 

TEMPÊTE,     NAUFRAGE,     THEMBLEMENT     DE     TERRE,     ET      CE      QLI      ADVINT     D  C 
DOCTEUR     PANGLOSS,     DE    CANDIDE,     ET    DE     l'A  N  A  C  A  PTI STE    JACQUES. 

La  moitié  des  passagers  affaiblis,  expirants  de  ces  angoisses 
inconcevables  que  le  roulis  d'un  vaisseau  porte  dans  les  nerfs  et 
dans  toutes  les  humeurs  du  corps  agitées  en  sens  contraires, 
n'avait  pas  même  la  force  de  s'inquiéter  du  danger.  L'autre  moitié 
jetait  des  cris  et  faisait  des  prières  ;  les  voiles  étaient  déchirées, 
les  mâts  brisés ,  le  vaisseau  entr'ouvert.  Travaillait  qui  pouvait , 
personne  ne  s'entendait,  personne  ne  commandait.  L'anabaptiste 
aidait  un  peu  à  la  manœuvre;  il  était  sur  le  tillac  ;  un  matelot 
furieux  le  frappe  rudement  et  l'étend  sur  les  planches  ;  mais  du 
coup  qu'il  lui  donna,  il  eut  lui-même  une  si  violente  secousse 
qu'il  tomba  hors  du  vaisseau ,  la  tête  la  première.  Il  restait  sus- 
pendu et  accroché  à.  une  partie  de  mât  rompu.  Le  bon  Jacques  court 
à  son  secours,  l'aide  à  remonter,  et  de  l'effort  qu'il  fait  il  est  pré- 
cipité dans  la  mer  à  la  vue  du  matelot,  qui  le  laissa  périr  sans 
daigner  seulement  le  regarder.  Candide  approche,  voit  son  bien- 
faiteur qui  reparaît  un  moment,  et  qui  est  englouti  pour  jamais. 
Il  veut  se  jeter  après  lui  dans  la  mer  :  le  philosophe  Pangloss  l'en 
empêche,  en  lui  prouvant  que  la  rade  de  Lisbonne  avait  été  for- 
mée exprès  pour  que  cet  anabaptiste  s'y  noyât.  Tandis  qu'il  le 
prouvait  n  priori ,  le  vaisseau  s'entr'ouvre;  tout  périt,  â  la  réserve 
de  Pangloss,  de  Candide,  et  de  ce  brutal  de  matelot  qui  avait 
noyé  le  vertueux  anabaptiste  :  le  coquin  nagea  heureusement 
jusqu'au  rivage,  où  Pangloss  et  Candide  furent  portés  sur  une 
planche. 

Quand  ils  furent  revenus  un  peu  â  eux,  ils  marchèrent  vers 
Lisbonne  ;  il  leur  restait  quelque  argent,  avec  lequel  ils  espéraient 
se  sauver  de  la  faim  après  avoir  échappé  à  la  tempête. 


CHAPITRE    V.  147 

A  peine  ont-ils  mis  le  pied  dans  la  ville,  en  pleurant  la  mort 
de  leur  bienfaiteur,  qu'ils  sentent  la  terre  trembler  sous  leurs 
pas  ^  la  mer  s'élève  en  bouillonnant  dans  le  port,  et  brise  les  vais- 
seaux qui  sont  à  l'ancre.  Des  tourbillons  de  flammes  et  de  cendres 
couvrent  les  rues  et  les  places  publiques;  les  maisons  s'écroulent, 
les  toits  sont  renversés  sur  les  fondements,  et  les  fondements  se 
dispersent  ;  trente  mille  habitants  de  tout  âge  et  de  tout  sexe 
sont  écrasés  sous  des  ruines.  Le  matelot  disait  en  sifflant  et  en 
jurant  :  «  Il  y  aura  quelque  chose  à  gagner  ici.  —  Quelle  peut  être 
la  raison  suffisante  de  ce  phénomène  ?  disait  Pangloss,  —  \  oici 
le  dernier  jour  du  monde  I  s'écriait  Candide.  »  le  matelot  court 
incontinent  au  milieu  des  débris,  affronte  la  mort  pour  trouver 
de  l'argent,  en  trouve,  s'en  empare,  s'enivre,  et,  ayant  cuvé  son 
vin,  achète  les  faveurs  de  la  première  fille  de  bonne  volonté  qu'il 
rencontre  sur  les  ruines  des  maisons  détruites,  et  au  milieu  des 
mourants  et  des  morts.  Pangloss  le  tirait  cependant  par  la  manche  : 
«  Mon  ami,  lui  disait-il,  cela  n'est  pas  bien,  vous  manquez  à  la 
raison  universelle,  vous  prenez  mal  votre  temps.  — Tête  et  sang, 
répondit  l'autre,  je  suis  matelot  et  né  à  Batavia  ;  j'ai  marché  quatre 
fois  sur  le  crucifix  dans  quatre  voyages  au  Japon-;  tu  as  bien 
trouvé  ton  homme  avec  ta  raison  universelle!» 

Quelques  éclats  de  pierre  avaient  blessé  Candide;  il  était  étendu 
dans  la  rue  et  couvert  de  débris.  Il  disait  à  Pangloss  :  «  Hélas  ! 
procure-moi  un  peu  de  vin  et  d'huile  ;  je  me  meurs.  —  Ce  tremble- 
ment de  terre  n'est  pas  une  chose  nouvelle,  répondit  Pangloss  ; 
la  ville  de  Lima  éprouva  les  mêmes  secousses  en  Amérique  l'an- 
née passée;  mêmes  causes,  mômes  effets:  il  y  a  certainement 
une  traînée  de  soufre  sous  terre  depuis  Lima  jusqu'à  Lisbonne. 
—  Rien  n'est  plus  probable,  dit  Candide;  mais,  pour  Dieu,  un  peu 
d'huile  et  de  vin.  —  Comment,  probable?  répliqua  le  philosophe, 
je  soutiens  que  la  chose  est  démontrée.  »  Candide  perdit  connais- 
sance, et  Pangloss  lui  apporta  un  peu  d'eau  d'une  fontaine  voisine. 

Le  lendemain,  ayant  trouvé  quelques  provisions  de  bouche  en 
se  glissant  à  travers  des  décombres,  ils  réparèrent  un  peu  leurs 
forces.  Ensuite  ils  travaillèrent  comme  les  autres  à  soulager  les 
habitants  échappés  à  la  mort.  Quelques  citoyens,  secourus  par 

1.  Le  tremblement  de  terre  de  Lisbonne  est  du  i"  novembre  1755.  —  On 
estima  le  dommage  des  églises,  palais  et  maisons,  à  cent  cinquante  millions  de 
crusades  (la  crusade  vaut  plus  de  2  francs),  celui  des  marchandises  cpii  furent 
détruites  par  le  feu,  ou  pillées  par  les  brigands,  à  plus  de  quarante  millions,  et  il 
péiit  quinze  à  vingt  mille  habitants.  (G.  A.) 

2.  Voyez  tome  XUI,  page  171. 


U8  CANDIDE,    OU   L'OPTLMISME. 

eux,  leur  donnèrent  un  aussi  bon  dîner  qu'on  le  pouvait  dans  un 
tel  désastre  :  il  est  vrai  que  le  repas  était  triste  ;  les  convives  arro- 
saient leur  pain  de  leurs  larmes;  mais  Pangloss  les  consola,  en 
les  assurant  que  les  choses  ne  pouvaient  être  autrement  :  «  Car, 
I  dit-il,  tout  ceci  est  ce  qu'il  y  a  de  mieux  ;  car  s'il  y  a  un  volcan 
à  Lisbonne,  il  ne  pouvait  être  ailleurs  ;  car  il  est  impossible  que 
_les  choses  ne  soient  pas  où  elles  sont,  car  tout  est  bien.  » 

Un  petit  homme  noir,  familier  de  l'Inquisition,  lequel  était  à 
côté  de  lui,  prit  poliment  la  parole  et  dit  :  ((Apparemment  que 
monsieur  ne  croit  pas  au  péché  originel  ;  car  si  tout  est  au  mieux, 
il  n'y  a  donc  eu  ni  chute  ni  punition.  —  Je  demande  très-hum- 
blement pardon  à  Votre  Excellence,  répondit  Pangloss  encore  plus 
poliment,  car  la  chute  de  l'homme  et  la  malédiction  entraient 
nécessairement  dans  le  meilleur  des  mondes  possibles.  —  Mon- 
sieur ne  croit  donc  pas  à  la  liberté  ?  dit  le  familier,  —  Votre 
Excellence  m'excusera,  dit  Pangloss  ;  la  liberté  peut  subsister 
avec  la  nécessité  absolue  :  car  il  était  nécessaire  que  nous  fussions 
libres  ;  car  enfin  la  volonté  déterminée,...  »  Pangloss  était  au 
milieu  de  sa  phrase,  quand  le  familier  fit  un  signe  de  tête  à  son 
estafier  qui  lui  servait  à  boire  du  vin  de  Porto  ou  d'Oporto. 

CHAPITRE   VI. 

COMMENT    ON     FIT    L'N    BEL    AL'TO-DA-FÉ    POLP.    EMPÊCHER    LES    TREMBLEMENTS 
DE     TERRE,    ET    COMMENT    CANDIDE    FIT    FESSÉ. 

Après  le  tremblement  de  terre  qui  avait  détruit  les  trois  quarts 
de  Lisbonne,  les  sages  du  pays  n'avaient  pas  trouvé  un  moyen 
plus  effiace  pour  prévenir  une  ruine  totale  que  de  donner  au 
peuple  un  bel  auto-da-fé^  ;  il  était  décidé  par  l'université  de  Coïmbre 
que  le  spectacle  de  quelques  personnes  brûlées  à  petit  feu,  en 
grande  cérémonie,  est  un  secret  infaillible  pour  empêcher  la  terre 
de  trembler. 

On  avait  en  conséquence  saisi  un  Biscayen  convaincu  d'avoir 
épousé  sa  commère,  et  deux  Portugais  qui  en  mangeant  un  poulet 
en  avaient  arraché  le  lard  :  on  vint  lier  après  le  dîner  le  doc- 
teur Pangloss  et  son  disciple  Candide,  l'un  pour  avoir  parlé,  et 
l'autre  pour  avoir  écouté  avec  un  air  d'approbation  :  tous  deux 


1.  Après  le  tremblement,  de  terre  de  Lisbonne,  on  y  fit  en  effet  un  auto- 
da-fé,  le  20  juin  1750;  voyez,  tome  XV,  le  chapitre  xxxi  du  Précis  du  Siècle  de 
Louis  XV. 


I 


CHAPITRE   Vir.  149 

furent  menés  séparément  dans  des  appartements  d'une  extrême 
fraîcheur,  dans  lesquels  on  n'était  jamais  incommodé  du  soleil: 
huit  jours  après  ils  furent  tous  deux  revêtus  d'un  san-benito,  et 
on  orna  leurs  têtes  de  mitres  de  papier  :  la  mitre  et  le  san-benito 
de  Candide  étaient  peints  de  flammes  renversées,  et  de  diables 
qui  n'avaient  ni  queues  ni  griffes  ;  mais  les  diables  de  Pangloss  por- 
taient grifles  et  queues,  et  les  flammes  étaient  droites.  Ils  mar- 
chèrent en  procession  ainsi  vêtus,  et  entendirent  un  sermon  très- 
pathétique,  suivi  d'une  belle  musique  en  faux-bourdon.  Candide 
fut  fessé  en  cadence,  pendant  qu'on  chantait  ;  le  Biscayen  et  les 
deux  hommes  qui  n'avaient  pas  voulu  manger  de  lard  furent 
brûlés,  et  Pangloss  fut  pendu,  quoique  ce  ne  soit  pas  la  coutume*. 
Le  même  jour,  la  terre  trembla  de  nouveau  avec  un  fracas  épou- 
vantable^ 

Candide,  épouvanté,  interdit,  éperdu,  tout  sanglant,  tout 
palpitant,  se  disait  à  lui-même  :  «  Si  c'est  ici  le  meilleur  des 
mondes  possibles,  que  sont  donc  les  autres?  Passe  encore  si  je 
n'étais  que  fessé,  je  l'ai  été  chez  les  Bulgares;  mais,  ô  mon  cher 
Pangloss,  le  plus  grand  des  philosophes  !  faut-il  vous  avoir  vu 
pendre,  sans  que  je  sache  pourquoi!  0  mon  cher  anabaptiste,  le 
meilleur  des  hommes  !  faut-il  que  vous  ayez  été  noyé  dans  le 
port!  ô  mademoiselle  Cunégonde!  la  perle  des  filles,  faut-il  qu'on 
vous  ait  fendu  le  ventre!  » 

Il  s'en  retournait,  se  soutenant  à  peine,  prêché,  fessé,  absous 
et  béni,  lorsqu'une  vieille  l'aborda,  et  lui  dit  :  «  Mon  fils,  prenez 
courage,  suivez-moi.  » 


CHAPITRE    VII. 

COMMENT    DNE    VIEILLE    PRIT    SOI\    DE    CA\DIDE,    ET    COMMENT    IL    RETROUVA 

CE  qu'il  aimait. 

Candide  ne  prit  point  courage,  mais  il  suivit  la  vieille  dans 
une  masure  :  elle  lui  donna  un  pot  de  pommade  pour  se  frotter, 
lui  laissa  à  manger  et  à  boire  ;  elle  lui  montra  un  petit  lit  assez 
propre;  il  y  avait  auprès  du  lit  un  habit  complet,  a  Mangez, 
buvez,  dormez,  lui  dit-elle,  et  que  Notre-Dame  d'Atocha  ^  mon- 

1.  Voyez,  sur  la  pendaison  de  Pangloss  pour  cause  d'optimisme,  la  lettre  de 
Voltaire  à  Vernet,  mars  1759. 

2.  Il  y  eut  en  effet  d'autres  secousses  en  1756. 

3.  Sur  Xotre-Dame  d'Atocha,  voyez  dans  les  Mélanges,  année  1769,  use  des 
notes  de  Voltaire  sur  son  Extrait  iVun  journal  (ou  Mémoires  de  Dangeau). 


130  CANDIDE,    OU    L'0PTIMIS3IE. 

seigneur  saint  Antoine  de  Padoue,  et  monseigneur  saint  Jacques 
de  Compostelle  prennent  soin  de  vous!  je  reviendrai  demain.  )> 
Candide,  toujours  étonné  de  tout  ce  qu'il  avait  vu,  de  tout  ce 
qu'il  avait  souffert,  et  encore  plus  de  la  charité  de  la  vieille, 
voulut  lui  baiser  la  main.  «  Ce  n'est  pas  ma  main  qu'il  faut 
baiser,  dit  la  vieille;  je  reviendrai  demain.  Frottez-vous  de  pom-' 
made,  mangez  et  dormez.  » 

Candide,  malgré  tant  de  malheurs,  mangea  et  dormit.  Le 
lendemain,  la  vieille  lui  apporte  à  déjeuner,  visite  son  dos,  le 
frotte  elle-même  d'une  autre  pommade  ;  elle  lui  apporte  ensuite 
à  dîner  ;  elle  revient  sur  le  soir,  et  apporte  à  souper.  Le  surlen- 
demain, elle  fit  encore  les  mêmes  cérémonies.  «  Qui  êtes-vous? 
lui  disait  toujours  Candide;  qui  vous  a  inspiré  tant  de  bonté? 
quelles  grâces  puis-je  vous  rendre?  »  La  bonne  femme  ne  répon- 
dait jamais  rien.  Elle  revint  sur  le  soir,  et  n'apporta  point  à 
souper  :  «  Venez  avec  moi,  dit-elle,  et  ne  dites  mot.  »  Elle  le 
prend  sous  le  bras,  et  marche  avec  lui  dans  la  campagne  environ 
un  quart  de  mille  :  ils  arrivent  à  une  maison  isolée,  entourée  de 
jardins  et  de  canaux.  La  vieille  frappe  à  une  petite  porte.  On 
ouvre;  elle  mène  Candide,  par  un  escalier  dérobé,  dans  un 
cabinet  doré,  le  laisse  sur  un  canapé  de  brocart,  referme  la 
porte,  et  s'en  va.  Candide  croyait  rêver,  et  regardait  toute  sa  vie 
comme  un  songe  funeste,  et  le  moment  présent  comme  un  songe 
agréable. 

La  vieille  reparut  bientôt  ;  elle  soutenait  avec  peine  une 
femme  tremblante,  d'une  taille  majestueuse,  brillante  de  pier- 
reries, et  couverte  d'un  voile.  «  Otez  ce  voile,  dit  la  vieille  à 
Candide,  »  Le  jeune  homme  approche;  il  lève  le  voile  d'une 
main  timide.  Quel  moment!  quelle  surprise!  il  croit  voir 
M"'  Cunégonde  ;  il  la  voyait  en  efl'et,  c'était  elle-même.  La  force 
lui  manque,  il  ne  peut  proférer  une  parole,  il  tombe  à  ses 
pieds.  Cunégonde  tombe  sur  le  canapé.  La  vieille  les  accable 
d'eaux  spirilueuses,  ils  reprennent  leurs  sens,  ils  se  parlent;  ce 
sont  d'abord  des  mots  entrecoupés,  des  demandes  et  des  réponses 
qui  se  croisent,  des  soupirs,  des  larmes,  des  cris.  La  vieille  leur 
recommande  de  faire  moins  de  bruit,  et  les  laisse  en  liberté. 
((  Quoi!  c'est  vous,  lui  dit  Candide;  vous  vivez!  je  vous  retrouve 
en  Portugal  !  On  ne  vous  a  donc  pas  violée  ?  On  ne  vous  a  point 
fendu  le  ventre,  comme  le  philosophe  Pangloss  me  l'avait  assuré? 
—  Si  fait,  dit  la  belle  Cunégonde  ;  mais  on  ne  meurt  pas  tou- 
jours de  ces  deux  accidents.  —  Mais  votre  père  et  votre  mère 
ont-iIs~éîe  fuês?  —  Il  n'est  que  trop  vrai,  dit  Cunégonde  en  pieu- 


CHAPITRE    VIII.  451 

rant.  —  Et  Aotrc  frère?  —  Mon  frère  a  Ole  tué  aussi.  —  Et  pour- 
quoi êtes-vous  en  Portugal  ?  et  corameut  avez-vous  su  que  j'y 
étais  ?  et  par  quelle  étrange  aventure  mavez-vous  fait  conduire 
dans  cette  maison?  —  Je  vous  dirai  tout  cela,  répliqua  la  dame; 
mais  il  faut  auparavant  que  vous  m'appreniez  tout  ce  qui  vous 
est  arriAé  depuis  le  baiser  innocent  que  vous  me  donnâtes,  et 
les  coups  de  pied  que  vous  reçûtes.  » 

Candide  lui  obéit  avec  un  profond  respect;  et  quoiqu'il  fût 
interdit,  quoique  sa  voix  fût  faible  et  tremblante,  quoique  l'é- 
chine  lui  fît  encore  un  peu  mal,  il  lui  raconta  de  la  manière  la 
plus  naïve  tout  ce  qu'il  avait  éprouvé  depuis  le  moment  de  leur 
séparation.  Cunégonde  levait  les  yeux  au  ciel  :  elle  donna  des 
larmes  à  la  mort  du  bon  anabaptiste  et  de  Pangloss  ;  après  quoi 
elle  parla  en  ces  termes  à  Candide,  qui  ne  perdait  pas  une 
parole,  et  qui  la  dévorait  des  yeux. 


CHAPITRE   YIII. 

HISTOIRE      DE      CUNÉGONDE. 

«  J'étais  dans  mon  lit  et  je  dormais  profondément,  quand  il 
plut  au  Ciel  d'envoyer  les  Bulgares  dans  notre  beau  château  de 
Thunder-ten-tronckh  ;  ils  égorgèrent  mon  père  et  mon  frère,  et 
coupèrent  ma  mère  par  morceaux.  Un  grand  Bulgare,  haut  de 
six  pieds,  voyant  qu'à  ce  spectacle  j'avais  perdu  connaissance,  se 
mit  à  me  violer;  cela  me  fit  revenir,  je  repris  mes  sens,  je  criai, 
je  me  débattis,  je  mordis,  j'égratignai,  je  voulais  arracher  les 
yeux  à  ce  grand  Bulgare,  ne  sachant  pas  que  tout  ce  qui  arrivait 
dans  le  château  de  mon  père  était  une  chose  d'usage  :  le  brutal 
me  donna  un  coup  de  couteau  dans  le  flanc  gauche  dont  je 
porte  encore  la  marque.  —  Hélas!  j'espère  bien  la  voir,  dit  le 
naïf  Candide.  —  Vous  la  verrez,  dit  Cunégonde;  mais  con- 
tinuons. —  Continuez,  »  dit  Candide. 

Elle  reprit  ainsi  le  fil  de  son  histoire  :  «  Un  capitaine  bulgare 
entra,  il  me  vit  toute  sanglante,  et  le  soldat  ne  se  dérangeait  pas. 
Le  capitaine  se  mit  en  colère  du  peu  de  respect  que  lui  témoignait 
ce  brutal,  et  le  tua  sur  mon  corps.  Ensuite  il  me  fit  panser,  et 
m'emmena  prisonnière  de  guerre  dans  son  quartier.  Je  blanchis- 
sais le  peu  de  chemises  qu'il  avait,  je  faisais  sa  cuisine  ;  il  me 
trouvait  fort  jolie,  il  faut  l'avouer  ;  et  je  ne  nierai  pas  qu'il  ne  fût 
très-bien  fait,  et  qu'il  n'eût  la  peau  blanche  et  douce;  d'ailleurs 


452  CANDIDE,   OU   L'OPTmiSME. 

peu  d'esprit,  peu  de  philosophie  :  on  voyaitbien  qu'il  n'avait  pas  été 
élevé  par  le  docteur  Pangloss.  Au  bout  de  trois  mois,  ayant  perdu 
tout  son  argent,  et  s'étant  dégoûté  de  moi,  il  me  vendit  à  un  juif 
nommé  don  Issachar,  qui  trafiquait  en  Hollande  et  en  Portugal, 
et  qui  aimait  passionnément  les  femmes.  Ce  juif  s'attacha  beau- 
coup à  ma  personne,  mais  il  ne  pouvait  en  triompher  ;  je  lui  ai 
mieux  résisté  qu'au  soldat  bulgare  :  une  personne  d'honneur 
ypeut  être  violée  une  fois,  mais  sa  vertu  s'en  affermit.  Le  juif, 
pour  m'apprivoiser,  me  mena  dans  cette  maison  de  campagne 
que  vous  voyez.  J'avais  cru  jusque-là  qu'il  n'y  avait  rien  sur  la 
terre  de  si  beau  que  le  château  de  Thunder-ten-tronckh  ;  j'ai  été 
détrompée. 

«  Le  grand  inquisiteur  m'aperçut  un  jour  à  la  messe  ;  il  me 
lorgna  beaucoup,  et  me  fit  dire  qu'il  avait  à  me  parler  pour  des 
affaires  secrètes.  Je  fus  conduite  à  son  palais  ;  je  lui  appris  ma 
naissance  ;  il  me  représenta  combien  il  était  au-dessous  de  mon 
rang  d'appartenir  à  un  Israélite.  On  proposa  de  sa  part  à  don  Issa- 
char de  me  céder  à  monseigneur.  Don  Issachar,  qui  est  le  ban- 
quier de  la  cour,  et  homme  de  crédit,  n'en  voulut  rien  faire. 
L'inquisiteur  le  menaça  d'un  auto-da-fé.  Enfin  mon  juif,  inti- 
midé, conclut  un  marché  par  lequel  la  maison  et  moi  leur  appar- 
tiendraient à  tous  deux  en  commun  ;  que  le  juif  aurait  pour  lui 
les  lundis,  mercredis  et  le  jour  du  sabbat,  et  que  l'inquisiteur 
aurait  les  autres  jours  de  la  semaine.  Il  y  a  six  mois  que  cette 
convention  subsiste.  Ce  n'a  pas  été  sans  querelles  ;  car  souvent  il 
a  été  indécis  si  la  nuit  du  samedi  au  dimanche  appartenait  à 
Tancienne  loi  ou  à  la  nouvelle.  Pour  moi,  j'ai  résisté  jusqu'à  pré- 
sent à  toutes  les  deux  ;  et  je  crois  que  c'est  pour  cette  raison  que 
j'ai  toujours  été  aimée. 

a  Enfin,  pour  détourner  le  fléau  des  tremblements  de  terre, 
et  pour  intimider  don  Issachar,  il  plut  à  monseigneur  l'inquisi- 
teur de  célébrer  un  auto-da-fé.  Il  me  fit  l'honneur  de  m'y  inviter. 
Je  fus  très-bien  placée;  on  servit  aux  dames  des  rafraîchissements 
entre  la  messe  et  l'exécution.  Je  fus,  à  la  vérité,  saisie  d'horreur 
en  voyant  brûler  ces  deux  juifs  et  cet  honnête  Biscayeu  qui  avait 
épousé  sa  commère;  mais  quelle  fut  ma  surprise,  mon  effroi, 
mon  trouble,  quand  je  vis,  dans  un  san-benito  et  sous  une  mitre, 
une  figure  qui  ressemblait  à  celle  de  Pangloss  !  Je  me  frottai  les 
yeux,  je  regardai  attentivement,  je  le  vis  pendre;  je  tombai  en 
faiblesse.  A  peine  reprcnais-je  mes  sens  que  je  vous  vis  dépouillé 
tout  nu;  ce  fut  là  le  comble  de  l'horreur,  delà  consternation,  de 
la  douleur,  du  désespoir.  Je  vous  dirai,  avec  vérité,  que  votre  peau 


CHAPITRE    IX.  1o3 

est  encore  plus  blanche,  et  d'un  incarnat  plus  parfait  que  celle  de 
mon  capitaine  dos  Bulgares.  Cette  vue  redoubla  tous  les  sentiments 
qui  m'accablaient,  qui  me  dévoraient.  Je  m'écriai,  je  voulus  dire  : 
(c  Arrêtez,  barbares!  »  Mais  la  voix  me  manqua,  et  mes  cris  au- 
raient été  inutiles.  Quand  vous  eûtes  été  bien  fessé:  «  Comment  se 
«  peut-il  faire,  disais-je,  que  l'aimable  Candide  et  le  sagePangloss 
«  se  trouvent  à  Lisbonne,  l'un  pour  recevoir  cent  coups  de  fouet, 
«  et  l'autre  pour  être  pendu  par  l'ordre  de  monseigneur  l'inqui- 
((  siteur,  dont  je  suis  la  bien-aimée?  Paugloss  m'a  donc  bien 
«  cruellement  trompée,  quand  il  me  disait  que  tout  va  le  mieux 
((  du  monde!  » 

(c  Agitée,  éperdue,  tantôt  hors  de  moi-môme,  et  tantôt  prête 
de  mourir  de  faiblesse,  j'avais  la  tête  remplie  du  massacre  de 
mon  père,  de  ma  mère,  de  mon  frère,  de  l'insolence  de  mon 
vilain  soldat  bulgare,  du  coup  de  couteau  qu'il  me  donna, 
de  ma  servitude,  de  mon  métier  de  cuisinière,  de  mon  capitaine 
bulgare,  de  mon  vilain  don  Issachar,  de  mon  abominable  inqui- 
siteur, de  la  pendaison  du  docteur  Pangloss,  de  ce  grand  miserere 
en  faux-bourdon  pendant  lequel  on  vous  fessait,  et  surtout  du 
baiser  que  je  vous  avais  donné  derrière  un  paravent,  le  jour  que 
je  vous  avais  vu  pour  la  dernière  fois.  Je  louai  Dieu,  qui  vous 
ramenait  à  moi  par  tant  d'épreuves.  Je  recommandai  à  ma  vieille 
d'avoir  soin  de  vous,  et  de  vous  amener  ici  dès  qu'elle  le  pourrait. 
Elle  a  très-bien  exécuté  ma  commission  ;  j'ai  goûté  le  plaisir 
inexprimable  de  vous  revoir,  de  vous  entendre,  de  vous  parler. 
Vous  devez  avoir  une  faim  dévorante;  j'ai  grand  appétit:  com- 
mençons par  souper.  » 

Les  voilà  qui  se  mettent  tous  deux  à  table;  et,  après  le  souper, 
ils  se  replacent  sur  ce  beau  canapé  dont  on  a  déjà  parlé;  ils  y 
étaient  quand  le  signor  don  Issachar,  l'un  des  maîtres  de  la  mai- 
son, arriva.  C'était  le  jour  du  sabbat.  Il  venait  jouir  de  ses  droits, 
et  expliquer  son  tendre  amour. 


CHAPITRE    IX. 

CE    QUI     ADVINT    DE    CC.NÉGONDE,    DE    CANDIDE,    DU    GRAND     INQUISITEUR, 
ET     d'un     juif. 

Cet  Issachar  était  le  plus  colérique  Hébreu  qu'on  eût  vu  dans 
Israël,  depuis  la  captivité  en  Babylone.  <(  Quoi!  dit-il,  chienne  de 
galiléenne,  ce  n'est  pas  assez  de  monsieur  l'inquisiteur?  Il  faut 


154  CANDIDE,    OU   L'OPTIMISME. 

que  ce  coquin  partage  aussi  avec  moi?  »  En  disant  cela  il  tire  un 
long  poignard  dont  il  était  toujours  pourvu,  et,  ne  croyant  pas 
que  son  adverse  partie  eût  des  armes,  il  se  jette  sur  Candide; 
mais  notre  bon  Vestphalien  avait  reçu  une  belle  épée  delà  vieille 
avec  l'habit  complet.  Il  tire  son  épée,  quoiqu'il  eût  les  mœurs 
fort  douces,  et  vous  étend  l'Israélite  roide  mort  sur  le  carreau, 
aux  pieds  de  la  belle  Cunégonde. 

a  Sainte  Vierge!  s'écria-t-elle,  qu'allons -nous  devenir?  Un 
homme  tué  chez  moi!  si  la  justice  vient,  nous  sommes  perdus. 
—  Si  Pangloss  n'avait  pas  été  pendu,  dit  Candide,  il  nous  donne- 
rait un  bon  conseil  dans  cette  extrémité,  car  c'était  un  grand  phi- 
losophe. A  son  défaut,  consultons  la  vieille.  »  Elle  était  fort 
prudente,  et  commençait  à  dire  son  avis  quand  une  autre  petite 
porte  s'ouvrit.  Il  était  une  heure  après  minuit,  c'était  le  commen- 
cement du  dimanche.  Ce  jour  appartenait  à  monseigneur  l'inqui- 
siteur. Il  entre  et  voit  le  fessé  Candide,  l'épéeà  la  main,  un  mort 
étendu  par  terre,  Cunégonde  effarée,  et  la  vieille  donnant  des 
conseils. 

Voici  dans  ce  moment  ce  qui  se  passa  dans  l'âme  de  Candide, 
et  comment  il  raisonna  :  a  Si  ce  saint  homme  appelle  du  secours, 
il  me  fera  infailliblement  brûler,  il  pourra  en  faire  autant  de 
Cunégonde  ;  il  m'a  fait  fouetter  impitoyablement  ;  il  est  mon  rival  ; 
je  suis  en  train  de  tuer;  il  n'y  a  pas  à  balancer.  »  Ce  raisonne- 
ment fut  net  et  rapide  ;  et,  sans  donner  le  temps  à  l'inquisiteur 
de  revenir  de  sa  surprise,  il  le  perce  d'outre  en  outre,  et  le 
jette  à  côté  du  juif.  «  En  voici  bien  d'une  autre,  dit  Cunégonde; 
il  n'y  a  plus  de  rémission  ;  nous  sommes  excommuniés,  notre 
dernière  heure  est  venue  !  Comment  avez-vous  fait,  vous  qui 
êtes  né  si  doux,  pour  tuer  en  deux  minutes  un  juif  et  un 
prélat?  —  Ma  belle  demoiselle,  répondit  Candide,  quand  on  est 
amoureux,  jaloux,  et  fouetté  par  l'Inquisition,  on  ne  se  connaît 
plus.  » 

La  vieille  prit  alors  la  parole,  et  dit  :  «  Il  y  a  trois  chevaux 
andalous  dans  l'écurie,  avec  leurs  selles  et  leurs  brides  :  que  le 
brave  Candide  les  prépare;  madame  a  des  moyadors'  et  des 
diamants,  montons  vite  à  cheval,  quoique  je  ne  puisse  me  tenir 
que  sur  une  fesse,  et  allons  à  Cadix;  il  faille  plus  beau  temps  du 
monde,  et  c'est  un  grand  plaisir  de  voyager  pendant  la  fraîcheur 
de  la  nuit.  » 

Aussitôt  Candide  selle  les  trois  chevaux;  Cunégonde,  la  vieille, 

1.  Pi^toles. 


CHAPITRE    X.  455 

Cl  lui,  font  trente  milles  dune  traite.  Pendant  qu'ils  s'éloignaient, 
la  sainte  Hermandad  arrive  dans  la  maison,  on  enterre  monsei- 
gneur dans  une  belle  église,  on  jette  Issachar  à  la  voirie. 

Candide,  Cunégonde,  et  la  vieille,  étaient  déjà  dans  la  petite 
ville  d'Avacéna,  au  milieu  des  montagnes  de  la  Sierra-Morena  ; 
et  ils  parlaient  ainsi  dans  un  cabaret. 


CHAPITRE   X. 

DANS     QUELLE     DÉTRESSE     CANDIDE,     CLNÉGONDE,     ET     LA     VIEILLE, 
ARRIVENT    A    CADIX,    ET    LELR     E  MB  AR  Q  l  E  M  E  NT. 

{(  Qui  a  donc  pu  me  voler  mes  pistoles  et  mes  diamants?  disait 
en  pleurant  Cunégonde;  de  quoi  vivrons-nous?  comment  ferons- 
nous?  où  trouver  des  inquisiteurs  et  des  juifs  qui  m'en  donnent 
d'autres  ?  —  Hélas!  dit  la  vieille,  je  soupçonne  fort  un  révérend 
père  cordelier  qui  coucba  hier  dans  la  même  auberge  que  nous 
à  Badajos  ;  Dieu  me  garde  de  faire  un  jugement  téméraire  !  mais 
il  entra  deux  fois  dans  notre  chambre,  et  il  partit  longtemps  avant 
nous,  —  Hélas  !  dit  Candide,  le  bon  Pangloss  m'avait  souvent 
prouvé  que  les  biens  de  la  terre  sont  communs  à  tous  les  hommes, 
que^jihacuu  y  a  un  droit  égal.  Ce  cordelier  devait  bien,  suivant 
ces  principes,  nous  laisser  de  quoi  achever  notre  voyage.  H  ne 
vous  reste  donc  rien  du  tout,  ma  belle  Cunégonde?  —  Pas  un 
maravédis,  dit-elle.  —  Quel  parti  prendre  ?  dit  Candide.  —  Ven- 
dons un  des  chevaux,  dit  la  vieille  ;  je  monterai  en  croupe  derrière 
mademoiselle,  quoique  je  ne  puisse  me  tenir  que  sur  une  fesse, 
et  nous  arriverons  à  Cadix.  » 

n  y  avait  dans  la  même  hôtellerie  un  prieur  de  bénédictins;  il 
acheta  le  cheval  bon  marché.  Candide,  Cunégonde,  et  la  vieille, 
passèrent  parLuceua,  par  Chillas,  parLebrixa,  et  arrivèrent  enfin 
à  Cadix.  On  y  équipait  une  flotte,  et  on  y  assemblait  des  troupes 
pour  mettre  à  la  raison  les  révérends  pères  jésuites  du  Paraguai, 
qu'on  accusait  d'avoir  fait  révolter  une  de  leurs  hordes  contre  les 
rois  d'Espagne  et  de  Portugal,  auprès  de  la  ville  du  Saint-Sacre- 
ment'. Candide,  ayant  servi  chez  les  Bulgares,  fit  l'exercice  bul- 
garien  devant  le  général  de  la  petite  armée  avec  tant  de  grâce, 
de  célérité,  d'adresse,  de  fierté,  d'agilité,  qu'on  lui  donna  une 


1.  Voj-ez  tome  XII,  page  428:   et  dans   les  Mélanges,  année  1759,  la  Lettre 
de  M.  Mead  aux  auteurs  du  Journal  encyclopédique. 


456  CANDIDE,    OU   L'OPTIMISME. 

compagnie  d'infanterie  à  commander.  Le  voilà  capitaine;  il  s'em- 
barque avec  M"^  Cunégonde,  la  vieille,  deux  valets,  et  les  deux 
chevaux  andalous  qui  avaient  appartenu  à  M.  le  grand  inquisi- 
teur de  Portugal. 

Pendant  toute  la  traversée  ils  raisonnèrent  beaucoup  sur  la 
philosophie  du  pauvre  Pangloss.  «  Nous  allons  dans  un  autre 
univers,  disait  Candide  ;  c'est  dans  celui-là,  sans  doute,  que  tout 
est  bien  :  car  il  faut  avouer  qu'on  pourrait  gémir  un  peu  de  ce 
qui  se  passe  dans  le  nôtre  en  physique  et  en  morale.  —  Je  vous 
aime  de  tout  mon  cœur,  disait  Cunégonde  ;  mais  j'ai  encore 
l'âme  tout  effarouchée  de  ce  que  j'ai  vu,  de  ce  que  j'ai  éprouvé. 
—  Tout  ira  bien,  répliquait  Candide;  la  mer  de  ce  nouveau  monde 
vaut  déjà  mieux  que  les  mers  de  notre  Europe;  elle  est  plus 
calme,  les  vents  plus  constants.  C'est  certainement  le  nouveau 
monde  qui  est  le  meilleur  des  univers  possibles.  —  Dieu  le  veuille  ! 
disait  Cunégonde;  mais  j'ai  été  si  horriblement  malheureuse  dans 
le  mien  que  mon  cœur  est  presque  fermé  à  l'espérance.  —  Vous 
vous  plaignez,  leur  dit  la  vieille  ;  hélas!  vous  n'avez  pas  éprouvé 
des  infortunes  telles  que  les  miennes.  »  Cunégonde  se  mit  presque 
à  rire,  et  trouva  cette  bonne  femme  fort  plaisante  de  prétendre 
être  plus  malheureuse  qu'elle.  «  Hélas!  lai  dit-elle,  ma  bonne,  à 
moins  que  vous  n'ayez  été  violée  par  deux  Bulgares,  que  vous 
n'ayez  reçu  deux  coups  de  couteau  dans  le  ventre,  qu'on  n'ait 
démoli  deux  de  vos  châteaux,  qu'on  n'ait  égorgea  vos  yeux  deux 
mères  et  deux  pères,  et  que  vous  n'ayez  vu  deux  de  vos  amants 
fouettés  dans  un  auto-da-fé,  je  ne  vois  pas  que  vous  puissiez 
l'emporter  sur  moi  ;  ajoutez  que  je  suis  née  baronqe  avec  soixante 
et  douze  quartiers,  et  que  j'ai  été  cuisinière.  —  Mademoiselle, 
répondit  la  vieille,  vous  ne  savez  pas  quelle  est  ma  naissance  ;  et 
si  je  vous  montrais  mon  derrière,  vous  ne  parleriez  pas  comme 
vous  faites,  et  vous  suspendriez  votre  jugement.  »  Ce  discours  fit 
naître  une  extrême  curiosité  dans  l'esprit  de  Cunégonde  et  de 
Candide.  La  vieille  leur  parla  en  ces  termes. 


CHAPITRE    XI. 

IlISTOinE      DE      LA     VIEILLE. 

«  Je  n'ai  pas  eu  toujours  les  yeux  éraillés  et  bordés  d'écarlate  ; 
mon  nez  n'a  pas  toujours  touché  à  mon  menton,  et  je  n'ai  pas 
toujours  été  servante.  Je  suis  la  fille  du  pape  Urbain  X  et  de  la 


CIIAPITllE    XI.  -157 

princesse  de  Palestrine'.  On  m'éleva  jusqu'à  quatorze  ans  dans 
un  palais  auquel  tous  les  cliàfeaux  de  vos  barons  allemands  n'au- 
raient pas  servi  d'écurie  ;  et  une  de  mes  robes  valait  mieux  que 
toutes  les  magnificences  de  la  Vestphalie.  Je  croissais  en  beauté, 
en  grâces,  en  talents,  au  milieu  des  plaisirs,  des  respects,  et  des 
espérances  :  j'inspirais  déjà  de  l'amour  ;  ma  gorge  se  formait;  et 
quelle  gorge  !  blancbe,  ferme,  taillée  comme  celle  de  la  Vénus  de 
Médicis  ;  et  quels  yeux  !  quelles  paupières  !  quels  sourcils  noirs  ! 
quelles  llammes  brillaient  dans  mes  deux  prunelles,  et  effaçaient 
la  scintillation  des  étoiles!  comme  me  disaient  les  poètes  du 
quartier.  Les  femmes  qui  m'babillaient  et  qui  me  déshabillaient 
tombaient  en  extase  en  me  regardant  par  devant  et  par  derrière; 
et  tous  les  hommes  auraient  voulu  être  à  leur  place. 

«  Je  fus  fiancée  à  un  prince  souverain  de  Massa-Carrara^:  quel 
prince  !  aussi  beau  que  moi,  pétri  de  douceur  et  d'agréments, 
brillant  d'esprit  et  brûlant  d'amour  ;  je  l'aimais  comme  on  aime 
pour  la  première  fois,  avec  idolâtrie,  avec  emportement.  Les  noces 
furent  préparées  :  c'était  une  pompe,  une  magnificence  inouïe  ; 
c'étaient  des  fêtes,  des  carrousels,  des  opéra-buffa  continuels  ;  et 
toute  l'Italie  fit  pour  moi  des  sonnets  dont  il  n'y  eut  pas  un  seul 
de  passable.  Je  touchais  au  moment  de  mon  bonheur,  quand  une 
vieille  marquise  qui  avait  été  maîtresse  de  mon  prince  l'invita 
à  prendre  du  chocolat  chez  elle  :  il  mourut  en  moins  de  deux 
heures  avec  des  convulsions  épouvantables  ;  mais  ce  n'est  qu'une 
bagatelle.  Ma  mère,  au  désespoir,  et  bien  moins  affligée  que  moi, 
voulut  s'arracher  pour  quelque  temps  à  un  séjour  si  funeste.  Elle 
avait  une  très-belle  terre  auprès  de  Gaieté  :  nous  nous  embar- 
quâmes sur  une  galère  du  pays,  dorée  comme  l'autel  de  Saint- 
Pierre  de  Piome.  Voilà  qu'un  corsaire  de  Salé  fond  sur  nous  et  nous 
aborde  ;  nos  soldats  se  défendirent  comme  les  soldats  du  pape  :  ils 
se  mirent  tous  à  genoux  en  jetant  leurs  armes,  et  en  demandant 
au  corsaire  une  absolution  in  articulo  mortis. 

«  Aussitôt  on  les  dépouilla  nus  comme  des  singes,  et  ma  mère 
aussi,  nos  filles  d'honneur  aussi,  et  moi  aussi.  C'est  une  chose 
admirable  que  la  dihgence  avec  laquelle  ces  messieurs  désha- 


1.  Voyez  l'extrême  discrétion  de  l'auteur;  il  n'y  eut  jusqu'à  présent  aucun 
pape  nommé  Urbain  X;  il  craint  de  donner  une  bâtarde  à  un  pape  connu.  Quelle 
circonspection!  quelle  délicatesse  de  conscienee  !  (Note  de  Voltaire.)  —  Cette 
note  est  posthume.  Elle  n'était  même  pas  dans  les  éditions  de  Kehl.  Je  la  tiens  de 
feu  Decroix.  Le  dernier  pape  du  nom  d'Urbain  est  Urbain  vni,  mort  en  1644.  (B.) 

2.  Duché  de  l'Italie  d'alors,  situé  au  sud  du  duché  de  Toscane,  et  célèbre  par 
ses  marbres. 


138  CANDIDE,   OÙ   L'OPTIMISME. 

hillent  le  monde  ;  mais  ce  qui  me  surprit  davantage,  c'est  qu'ils 
nous  mirent  à  tous  le  doigt  dans  un  endroit  où  nous  autres 
femmes  nous  ne  nous  laissons  mettre  d'ordinaire  que  des  canules. 
Cette  cérémonie  me  paraissait  bien  étrange  :  voilà  comme  on 
juge  de  tout  quand  on  n'est  pas  sorti  de  son  pays.  J'appris  bien- 
tôt que  c'était  pour  voir  si  nous  n'avions  pas  caché  là  quelques 
diamants  :  c'est  un  usage  établi  de  temps  immémorial  parmi  les 
nations  policées  qui  courent  sur  mer.  J'ai  su  que  messieurs  les 
religieux  chevaliers  de  Malte  n'y  manquent  jamais  quand  ils 
prennent  des  Turcs  et  des  Turques;  c'est  une  loi  du  droit  des  gens 
à  laquelle  on  n'a  jamais  dérogé. 

«Je  ne  vous  dirai  point  combien  il  est  dur  pour  une  jeune  prin- 
cesse d'être  menée  esclave  à  Maroc  avec  sa  mère;  vous  concevez  assez 
tout  ce  que  nous  eûmes  à  souffrir  dans  le  vaisseau  corsaire.  Ma  mère 
était  encore  très-bçlle  ;  n»s  filles  d'honneur,  nos  simples  femmes 
de  chambre,  avaient  plus  de  charmes  qu'on  n'en  peut  trouver 
dans  toute  l'Afrique  ;  pour  moi,  j'étais  ravissante,  j'étais  la  beauté, 
la  grâce  même,  et  j'étais  pucelle;  je  ne  le  fus  pas  longtemps:  cette 
fleur,  qui  avait  été  réservée  pour  le  beau  prince  de  Massa-Carrara, 
me  fut  ravie  par  le  capitaine  corsaire  ;  c'était  un  nègre  abomi- 
nable, qui  croyait  encore  me  faire  beaucoup  d'honneur.  Certes  il 
fallait  que  M"""  la  princesse  de  Palestrine  et  moi  fussions  bien  fortes 
pour  résistera  tout  ce  que  nous  éprouvâmes  jusqu'à  notre  arrivée 
à  Maroc!  Mais,  passons;  ce  sont  des  choses  si  communes  qu'elles 
ne  valent  pas  la  peine  qu'on  en  parle. 

«  Maroc  nageait  dans  le  sang  quand  nous  arrivâmes.  Cinquante 
fils  de  l'empereur  Mulei-IsmaeU  avaient  chacun  leur  parti  :  ce 
qui  produisait  en  effet  cinquante  guerres  civiles,  de  noirs  contre 
noirs,  de  noirs  contre  basanés,  de  basanés  contre  basanés,  de 
mulâtres  contre  mulâtres  :  c'était  un  carnage  continuel  dans  toute 
l'étendue  de  l'empire. 

»  A  peine  fûmes-nous  débarquées  que  des  noirs  d'une  faction 
ennemie  de  celle  de  mon  corsaire  se  présentèrent  pour  lui  enlever 
son  butin.  Nous  étions,  après  les  diamants  et  l'or,  ce  qu'il  avait 
de  plus  précieux.  Je  fus  témoin  d'un  combat  tel  que  vous  n'en 
voyez  jamais  dans  vos  climats  d'Europe.  Les  peuples  septen- 
trionaux n'ont  pas  le  sang  assez  ardent;  ils  n'ont  pas  la  rage  des 
femmes  au  point  où  elle  est  commune  en  Afrique.  Il  semble  que 


1.  Sur  iMuh;i-l5;iiuiul ,  (iiii  n''gn;iil  en  17(l'2,  cl  vécut  ccnl  cinq  ans,  voyez 
tome  XI,  page  40r);  tome  XIII,  page  iiOj  lonic  XIV,  le  chapitre  xvni  du  Siècle 
(le  Louis  XIV;  tome  XIX,  page  304. 


CIIAPITi^E    XII.  Ij9 

VOS  Européans  aient  du  lait  dans  les  veines  ;  c'est  du  vitriol,  c'est 
du  feu  qui  coule  dans  celles  des  habitants  du  mont  Atlas  et  des 
pays  voisins.  On  combattit  avec  la  fureur  des  lions,  des  tigres, 
et  des  serpents  de  la  contrée,  pour  savoir  qui  nous  aurait.  Un 
Maure  saisit  ma  mère  par  le  bras  droit,  le  lieutenant  de  mon 
capitaine  la  retint  par  le  bras  gauche  ;  un  soldat  maure  la  prit  par 
une  jambe,  un  de  nos  pirates  la  tenait  par  l'autre.  Nos  filles  se 
trouvèrent  presque  toutes  en  un  moment  tirées  ainsi  à  quatre 
soldats.  Mon  capitaine  me  tenait  cachée  derrière  lui;  il  avait  le 
cimeterre  au  poing,  et  tuait  tout  ce  qui  s'opposait  à  sa  rage.  Enfin 
je  vis  toutes  nos  Italiennes  et  ma  mère  déchirées,  coupées,  mas- 
sacrées par  les  monstres  qui  se  les  disputaient.  Les  captifs,  mes 
compagnons,  ceux  qui  les  avaient  pris,  soldats,  matelots,  noirs, 
basanés,  blancs,  mulâtres,  et  enfin  mon  capitaine,  tout  fut  tué, 
et  je  demeurai  mourante  sur  un  tas  de  morts.  Des  scènes  pareilles 
se  passaient,  comme  on  sait,  dans  l'étendue  de  plus  de  trois  cents 
lieues,  sans  qu'on  manquât  aux  cinq  prières  par  jour  ordonnées 
par  Mahomet. 

u  Je  me  débarrassai  avec  beaucoup  de  peine  de  la  foule  de 
tant  de  cadavres  sanglants  entassés,  et  je  me  traînai  sous  un  grand 
oranger  au  bord  d'un  ruisseau  voisin  ;  j'y  tombai  d'effroi,  de  lassi- 
tude, d'horreur,  de  désespoir  et  de  faim.  Bientôt  après,  mes  sens 
accablés  se  livrèrent  à  un  sommeil  qui  tenait  plus  de  l'évanouisse- 
ment que  du  repos.  J'étais  dans  cet  état  de  faiblesse  et  d'insensi- 
bilité, entre  la  mort  et  la  vie,  quand  je  me  sentis  pressée  de 
quelque  chose  qui  s'agitait  sur  mon  corps;  j'ouvris  les  yeux,  je 
vis  un  homme  blanc  et  de  bonne  mine  qui  soupirait,  et  qui  disait 
entre  ses  dents  :  0  che  sciagura  d'essere  senza  coglioni! 


CHAPITRE    XII. 

SLITE     DES     MALHEURS     DE     LA     VIEILLE. 

«  Étonnée  et  ravie  d'entendre  la  langue  de  ma  patrie,  et  non 
moins  surprise  des  paroles  que  proférait  cet  homme,  je  lui 
répondis  qu'il  y  avait  de  plus  grands  malheurs  que  celui  dont  il 
se  plaignait;  je  l'instruisis  en  peu  de  mots  des  horreurs  que 
j'avais  essuyées,  et  je  retombai  en  faiblesse.  Il  m'emporta  dans 
une  maison  voisine,  me  fit  mettre  au  lit,  me  fit  donner  à  manger, 
me  servit,  me  consola,  me  flatta,  me  dit  qu'il  n'avait  rien  vu  de 
si  beau  que  moi,  et  que  jamais  il  n'avait  tant  regretté  ce  que 


460  CANDIDE,    OU   L'OPTIMISME. 

personne  ne  pouvait  lui  rendre.  «  Je  suis  né  à  Naples,  me  dit-il  ; 
«  on  y  chaponne  deux  ou  trois  mille  enfants  tous  les  ans;  les 
(c  uns  en  meurent,  les  autres  acquièrent  une  voix  plus  belle  que 
(c  celle  des  femmes,  les  autres  vont  gouverner  des  États  \  On  me 
«  fit  cette  opération  avec  uii  très-grand  succès,  et  j'ai  été  musicien 
((  de  la  chapelle  de  M""' la  princesse  de  Palestrine. —  De  ma  mère! 
a  m'écriai-je,  —  De  votre  mère!  s'écria-t-il  en  pleurant;  quoi! 
«  vous  seriez  cette  jeune  princesse  que  j'ai  élevée  jusqu'à  l'âge 
((  de  six  ans,  et  qui  promettait  déjà  d'être  aussi  belle  que  vous 
«  êtes?  —  C'est  moi-même;  ma  mère  est  à  quatre  cents  pas  d'ici, 
«  coupée  en  quartiers  sous  un  tas  de  morts » 

«  Je  lui  contai  tout  ce  qui  m'était  arrivé  ;  il  me  conta  aussi 
ses  aventures,  et  m'apprit  comment  il  avait  été  envoyé  chez  le 
roi  de  Maroc  par  une  puissance  chrétienne-,  pour  conclure  avec 
ce  monarque  un  traité  par  lequel  on  lui  fournirait  de  la  poudre, 
des  canons,  et  des  vaisseaux,  pour  l'aider  à  exterminer  le  com- 
merce des  autres  chrétiens.  «  Ma  mission  est  faite,  dit  cet  hon- 
«  nête  eunuque;  je  vais  m'embarquer  à  Ceuta,  et  je  vous  ramè- 
«  nerai  en  Italie.  Ma  chc  sciagura  d'esscre  sen~-a  coglioni!  » 

((  Je  le  remerciai  avec  des  larmes  d^attendrissement  ;  et  au 
lieu  de  me  mener  en  Italie,  il  me  conduisit  à  Alger,  et  me  vendit 
au  dey  de  cette  province.  A  peine  fus-je  vendue  que  cette  peste 
qui  a  fait  le  tour  de  l'Afrique,  de  l'Asie,  de  l'Europe,  se  déclara 
dans  Alger  avec  fureur.  Vous  avez  vu  des  tremblements  de  terre  ; 
mais,  mademoiselle,  avez-vous  jamais  eu  la  peste? 

—  Jamais,  répondit  la  baronne. 

—  Si  vous  l'aviez  eue,  reprit  la  vieille,  vous  avoueriez  qu'elle 
est  bien  au-dessus  d'un  tremblement  de  terre.  Elle  est  fort  com- 
mune en  Afrique;  j'en  fus  attaquée.  Figurez-vous  quelle  situa- 
tion pour  la  fille  d'un  pape,  âgée  de  quinze  ans,  qui  en  trois 
mois  de  temps  avait  éprouvé  la  pauvreté,  l'esclavage,  avait  été 
violée  presque  tous  les  jours,  avait  vu  couper  sa  mère  en  quatre, 
avait  essuyé  la  faim  et  la  guerre,  et  mourait  pestiférée  dans 
Alger!  Je  n'en  mourus  pourtant  pas;  mais  mon  eunuque  et  le 
dey,  et  presque  tout  le  sérail  d'Alger  périrent, 

(i  Quand  les  premiers  ravages  de  cette  épouvantable  peste  furent 


1.  Fariiiclli,  chanteur  italien,  né  à  Jsajiles  en  l'Oo,  sans  être  ministre  gou- 
vernait, l'Kspagne  sous  Ferdinand  \'l;  il  est  mort  en  1782.  Voltaire  reparle  de  ce 
Farinclli  dans  la  Conversation  de  l'intendant  des  menus  en  exercice  ;  \oyci  les 
Mélawjes,  année  17G1. 

2.  Le  roi  de  Portugal.  C'était  pendant  la  guerre  pour  la  succession  d'Espagne. 
Voyez,  lonic  XIV,  Siècle  de  Louis  XIV,  cluii)ilre  xviii. 


CHAPITRE    XII.  161 

passés,  on  vendit  les  esclaves  du  dey.  Lu  marchand  nvaclieta,  et  me 
mena  à  Tunis;  il  me  vendit  à  un  autre  marchand,  qui  me  revendit 
à  Tripoli  ;  de  Tripoli  je  fus  revendue  à  Alexandrie,  d'Alexandrie 
revendue  à  Smyrne,  de  Symrne  à  Constantinoplo.  J'appartins 
enfin  à  un  aga  des  janissaires,  qui  fat  bientôt  commandé  pour 
aller  défendre  Azof  contre  les  Russes,  qui  l'assiégeaient. 

«  L'aga,  qui  était  un  très-galant  homme,  mena  avec  lui  tout 
son  sérail,  et  nous  logea  dans  un  petit  fort  sur  les  Palus-Méo- 
tides,  gardé  par  deux  eunuques  noirs  et  vingt  soldats.  On  tua 
prodigieusement  de  Russes,  mais  ils  nous  le  rendirent  bien  : 
Azof  fut  mis  à  feu  et  à  sang  S  et  on  ne  pardonna  ni  au  sexe,  ni 
à  l'âge;  il  ne  resta  que  notre  petit  fort:  les  ennemis  voulurent 
nous  prendre  par  famine.  Les  vingt  janissaires  avaient  juré  de 
ne  se  jamais  rendre.  Les  extrémités  de  la  faim  où  ils  furent 
réduits  les  contraignirent  à  manger  nos  deux  eunuques,  de 
peur  de  violer  leur  serment.  Au  bout  de  quelques  jours  ils  réso- 
lurent de  manger  les  femmes. 

((  Nous  avions  un  iman  très-pieux  et  très-compatissant,  qui 
leur  fit  un  beau  sermon  par  lequel  il  leur  persuada  de  ne  nous  pas 
tuer  tout  à  fait.  «  Coupez,  dit-il,  seulement  une  fesse  à  chacune 
('.  de  ces  dames,  vous  ferez  très-bonne  chère  ;  s'il  faut  y  revenir, 
«  vous  en  aurez  encore  autant  dans  quelques  jours;  le  Ciel  vous 
<(  saura  gré  d'une  action  si  charitable,  et  vous  serez  secourus.  » 

<(  Il  avait  beaucoup  d'éloquence  ;  il  les  persuada  :  on  nous  fit 
cette  horrible  opération  ;  l'iman  nous  appliqua  le  même  baume 
qu'on  met  aux  enfants  qu'on  vient  de  circoncire  :  nous  étions 
toutes  à  la  mort. 

a  A  peine  les  janissaires  eurent-ils  fait  le  repas  que  nous  leur 
avions  fourni,  que  les  Russes  arrivent  sur  des  bateaux  plats  :  pas 
un  janissaire  ne  réchappa.  Les  Russes  ne  firent  aucune  attention 
à  l'état  où  nous  étions.  Il  y  a  partout  des  chirurgiens  français  ;  un 
d'eux,  qui  était  fort  adroit,  prit  soin  de  nous;  il  nous  guérit,  et  je 
me  souviendrai  toute  ma  vie  que,  quand  mes  plaies  furent  bien 
fermées,  il  me  fit  des  propositions.  Au  reste,  il  nous  dit  à  toutes 
de  nous  consoler;  il  nous  assura  que  dans  plusieurs  sièges 
pareille  chose  était  arrivée,  et  que  c'était  la  loi  de  la  guerre. 

«  Dès  que  mes  compagnes  purent  marcher,  on  les  fit  aller  à 
Moscou  ;  j'échus  en  partage  à  un  boïard  qui  me  fit  sa  jardinière, 

1 .  Les  Russes  prirent  Azof  sous  Pierre  le  Grand,  en  169G,  tt  la  rendirent  à  la 
paix,  en  1711;  ils  la  reprirent  et  la  fortifièrent;  mais  à  la  paix  de  1739,  ils  la 
rendirent  après  l'avoir  démantelée.  La  prise  d'Azof,  sous  Catherine  II,  est  posté- 
rieure de  dix  ans  à  Candide. 

21.  —  Romans.  H 


162  CANDIDE,    OU    L'OPTIMISME. 

et  qui  me  donnait  vingt  coups  de  fouet  par  jour  ;  mais  ce  seigneur 
ayant  été  roué  au  bout  de  deux  ans  avec  une  trentaine  de  boïards 
pour  quelque  tracasserie  de  cour,  je  profitai  de  cette  aventure: 
je  m'enfuis  ;  je  traversai  toute  la  Russie  ;  je  fus  longtemps  ser- 
vante de  cabaret  à  Riga,  puis  à  Rostock,  à  Vismar,  à  Leipsick,  à 
Cassel,  à  Utrecht,  à  Leyde,  à  la  Haye,  à  Rotterdam  ;  j'ai  vieilli 
dans  la  misère  et  dans  l'opprobre,  n'ayant  que  la  moitié  d'un 
derrière,  me  souvenant  toujours  que  j'étais  fille  d'un  pape  ;  je 
voulus  cent  fois  me  tuer,  mais  j'aimais  encore  la  vie.  Cette  fai- 
blesse ridicule  est  peut-être  un  de  nos  penchants  les  plus  funestes: 
car  y  a-t-il  rien  de  plus  sot  que  de  vouloir  porter  continuelle- 
ment un  fardeau  qu'on  veut  toujours  jeter  par  terre;  d'avoir  son 
être  en  horreur,  et  de  tenir  à  son  être  ;  enfin  de  caresser  le  ser- 
pent qui  nous  dévore,  jusqu'à  ce  qu'il  nous  ait  mangé  le  cœur? 
u  J'ai  vu  dans  les  pays  que  le  sort  m'a  fait  parcourir,  et  dans 
les  cabarets  où  j'ai  servi,  un  nombre  prodigieux  de  personnes  qui 
avaient  leur  existence  en  exécration;mais  je  n'en  ai  vu  que  douze 
qui  aient  mis  volontairement  fin  à  leur  misère:  trois  nègres, 
quatre  Anglais,  quatre  Genevois,  et  un  professeur  allemand 
nommé  Robeck  ^.  J'ai  fini  par  être  servante  chez  le  juif  don  Issa- 
char  ;  il  me  mit  auprès  de  vous,  ma  belle  demoiselle  ;  je  me  suis 
attachée  à  votre  destinée,  et  j'ai  été  plus  occupée  de  vos  aventures 
que  des  miennes.  Je  ne  vous  aurais  même  jamais  parlé  de  mes 
malheurs  si  vous  ne  m'aviez  pas  un  peu  piquée,  et  s'il  n'était 
d'usage,  dans  un  vaisseau,  de  conter  des  histoires  pour  se  désen- 
nuyer. Enfin,  mademoiselle,  j'ai  de  l'expérience,  je  connais  le 
monde  :  donnez-vous  un  plaisir,  engagez  chaque  passager  à  vous 
conter  son  histoire,  et  s'il  s'en  trouve  un  seul  qui  n'ait  souvent 
maudit  sa  vie,  qui  ne  se  soit  souvent  dit  à  lui-même  qu'il  était  le 
plus  malheureux  des  hommes,  jetez-moi  dans  la  mer  la  tête  la 
première.  » 

"^  CHAPITRE    XIII. 

COMMENT    CANDIDE     FUT    OBLIGÉ     DE     SE     S  É  P  A  U  E  P,     DE     LA    BELLE    CUNÉGONDE 
ET     DE     LA    VIEILLE. 

La  belle  Cunégonde,  ayant  entendu  l'histoire  de  la  vieille,  lui 
fit  toutes  les  politesses  qu'on  devait  à  une  personne  de  son  rang 

1 .  Robeck  (Jean),  né  à  Calmar  en  Suède,  en  1072,  se  noya  volontairement  en 
1730.  J.-J.  Rousseau  parle  de  Robeck  dans  sa  Nouvelle  Uéloise,  lettre  vingt  et 
unième  de  la  troisième  partie. 


CHAPITRE   XIII.  163 

et  de  son  mérite.  Elle  accepta  la  proposition  ;  elle  engagea  tous 
les  passagers,  l'un  après  l'autre,  à  lui  conter  leurs  aventures.  Can- 
dide et  elle  avouèrent  que  la  vieille  avait  raison,  a  C'est  bien 
dommage,  disait  Candide,  que  le  sage  Pangloss  ait  été  pendu 
contre  la  coutume  dans  un  auto-da-fé  ;  il  nous  dirait  des  choses 
admirables  sur  le  mal  physique  et  sur  le  mal  moral  qui  couvrent 
la  terre  et  la  mer,  et  je  me  sentirais  assez  de  force  pour  oser  lui 
faire  respectueusement  quelques  objections.  » 

A  mesure  que  chacun  racontait  son  histoire,  le  vaisseau  avan- 
çait. On  aborda  dans  Buénos-Ayres.  Cunégonde,  le  capitaine 
Candide,  et  la  vieille,  allèrent  chez  le  gouverneur  don  Fernando 
d'Ibaraa,  y  Figueora,  y  Mascarenes,  y  Lampourdos,  y  Souza.  Ce 
seigneur  avait  une  fierté  convenable  à  un  homme  qui  portait  tant 
de  noms.  Il  parlait  aux  hommes  avec  le  dédain  le  plus  noble,  por- 
tant le  nez  si  haut,  élevant  si  impitoyablement  la  voix,  prenant 
un  ton  si  imposant,  affectant  une  démarche  si  altière,  que  tous 
ceux  qui  le  saluaient  étaient  tentés  de  le  battre.  Il  aimait  les 
femmes  à  la  fureur.  Cunégonde  lui  parut  ce  qu'il  avait  jamais  vu 
de  plus  beau.  La  première  chose  qu'il  fit  fut  de  demander  si  elle 
n'était  point  la  femme  du  capitaine.  L'air  dont  il  fit  cette  question 
alarma  Candide  :  il  n'osa  pas  dire  qu'elle  était  sa  femme,  parce 
qu'en  effet  elle  ne  l'était  point  ;  il  n'osa  pas  dire  que  c'était  sa 
sœur,  parce  qu'elle  ne  Tétait  pas  non  plus  ;  et  quoique  ce  men- 
songe officieux  eût  été  autrefois  très  à  la  mode  chez  les  anciens  S 
et  qu'il  pût  être  utile  aux  modernes,  son  âme  était  trop  pure  pour 
trahir  la  vérité.  «  Mademoiselle  Cunégonde,  dit-il,  doit  me  faire 
l'honneur  de  m'épouser,  et  nous  supplions  Votre  Excellence  de 
daigner  faire  notre  noce.  » 

Don  Fernando  d'Ibaraa,  y  Figueora,  y  Mascarenes,  y  Lampour- 
dos, y  Souza,  relevant  sa  moustache,  sourit  amèrement,  et  ordonna 
au  capitaine  Candide  d'aller  faire  la  revue  de  sa  compagnie.  Can- 
dide obéit  ;  le  gouverneur  demeura  avec  M""  Cunégonde.  Il  lui 
déclara  sa  passion,  lui  protesta  que  le  lendemain  il  l'épouse- 
rait à  la  face  de  l'Église,  ou  autrement,  ainsi  qu'il  plairait  à  ses 
charmes.  Cunégonde  lui  demanda  un  quart  d'heure  peur  se 
recueillir,  pour  consulter  la  vieille,  et  pour  se  déterminer. 

La  vieille  dit  à  Cunégonde  :  u  Mademoiselle,  vous  avez  soixante 
et  douze  quartiers  et  pas  une  obole  ;  il  ne  tient  qu'à  vous  d'être 
la  femme  du  plus  grand  seigneur  de  l'Amérique  méridionale,  qui 
a  une  très-belle  moustache  ;  est-ce  à  vous  de  vous  piquer  d'une 

1.  Voy.'z  l'article  Abraham,  tome  XVII,  page  30. 


164  CANDIDE,    OU   L'OPTIMISME. 

fidélité  à  toute  épreuve  ?  Vous  avez  été  violée  par  les  Bulgares  ; 
un  juif  et  un  inquisiteur  ont  eu  vos  bonnes  grâces  :  les  malheurs 
donnent  des  droits.  J'avoue  que  si  j'étais  à  votre  place,  je  ne  ferais 
aucun  scrupule  d'épouser  monsieur  le  gouverneur,  et  de  faire  la 
fortune  de  monsieur  le  capitaine  Candide.  »  Tandis  que  la  vieille 
parlait  avec  toute  la  prudence  que  l'âge  et  l'expérience  donnent, 
on  vit  entrer  dans  le  port  un  petit  vaisseau  ;  il  portait  un  alcade 
et  des  alguazils,  et  voici  ce  qui  était  arrivé. 

La  vieille  avait  très-bien  deviné  que  ce  fut  un  cordelier  à  la 
grande  manche  qui  vola  l'argent  et  les  bijoux  de  Cunégonde  dans 
la  ville  de  Badajos,  lorsqu'elle  fuyait  en  hâte  avec  Candide.  Ce 
moine  voulut  vendre  quelques-unes  des  pierreries  à  un  joaillier. 
Le  marchand  les  reconnut  pour  celles  du  grand  inquisiteur.  Le 
cordelier,  avant  d'être  pendu,  avoua  qu'il  les  avait  volées:  il  indi- 
qua les  personnes,  et  la  route  qu'elles  prenaient.  La  fuite  de  Cuné- 
gonde et  de  Candide  était  déjà  connue.  On  les  suivit  à  Cadix:  on 
envoya,  sans  perdre  de  temps,  un  vaisseau  à  leur  poursuite.  Le 
vaisseau  était  déjà  dans  le  port  de  Buénos-Ayres.  Le  bruit  se 
répandit  qu'un  alcade  allait  débarquer,  et  qu'on  poursuivait  les 
meurtriers  de  monseigneur  le  grand  inquisiteur.  La  prudente 
vieille  vit  dans  l'instant  tout  ce  qui  était  à  faire.  «  Vous  ne  pouvez 
fuir,  dit-elle  à  Cunégonde,  et  vous  n'avez  rien  à  craindre  :  ce  n'est 
pas  vous  qui  avez  tué  monseigneur,  et  d'ailleurs  le  gouverneur, 
qui  vous  aime,  ne  souffrira  pas  qu'on  vous  maltraite  ;  demeurez.» 
Elle  court  sur-le-champ  à  Candide  :  «  Fuyez,  dit-elle,  ou  dans 
une  heure  vous  allez  être  brûlé.  »  Il  n'y  avait  pas  un  moment 
à  perdre  ;  mais  comment  se  séparer  de  Cunégonde,  et  où  se 
réfugier  ? 

CHAPITRE   XIV. 

COMMENT    CANDIDE    ET    CACAMliO    l' U  R  E  N  T    r,E(;US    CHEZ    LES    JÉSUITES 
DU    PARAGUAI. 

Candide  avait  amené  de  Cadix  un  valet  tel  qu'on  en  trouve 
beaucoup  sur  les  côtes  d'Espagne  et  dans  les  colonies.  C'était  un 
quart  d'Espagnol,  né  d'un  métis  dans  le  ïucuman  ;  il  avait  été 
enfant  de  chœur,  sacristain,  matelot,  moine,  facteur,  soldat, 
laquais.  11  s'appelait  Cacambo,  et  aimait  fort  son  maître,  parce 
que  son  maître  était  un  fort  bon  homme.  11  sella  au  plus  vite  les 
deux  chevaux  andalous.  u  Allons,  mon  maître,  suivons  le  conseil 
de  la  vieille  ;  partons,  et  courons  sans  regarder  derrière  nous.  » 


I 


I 


CHAPITRE    XIV.  <65 

Candide  versa  des  larmes  :  «  0  ma  chère  Cunégonde  !  faul-il  vous 
abandonner  dans  le  temps  que  monsieur  le  gouverneur  va  faire 
nos  noces!  Cunégonde  amenée  de  si  loin,  que  deviendrez-vous? 
—  Elle  deviendra  ce  qu'elle  pourra,  dit  Cacambo  ;  les  femmes  ne 
sont  jamais  embarrassées  d'elles;  Dieu  y  pourvoit;  courons,  — 
Où  me  mènes-tu  ?  où  allons-nous?  que  ferons-nous  sans  Cuné- 
gonde? disait  Candide.  —  Par  saint  Jacques  de  Composlelle,  dit 
Cacambo,  vous  alliez  faire  la  guerre  aux  jésuites:  allons  la  faire 
pour  eux:  je  sais  assez  les  chemins,  je  vous  mènerai  dans  leur 
royaume,  ils  seront  charmés  d'avoir  un  capitaine  qui  fasse  l'exer- 
cice à  la  bulgare  ;  vous  ferez  une  fortune  prodigieuse  :  quand  on 
n'a  pas  son  compte  dans  un  monde,  o'h  le  trouve  dans  un  autre. 
C'est  un  très-grand  plaisir  de  voir  et  de  faire  des  choses  nou- 
velles.— Tu  as  donc  été  déjà  dans  le  Paraguai?  dit  Candide. —  Eh 
vraiment  oui!  dit  Cacambo;  j'ai  été  cuistre  dans  le  collège  de 
l'Assomption,  et  je  connais  le  gouvernement  de  lospadres  comme 
je  connais  les  rues  de  Cadix,  C'est  une  chose  admirable  que  ce 
gouvernement.  Le  royaume  a  déjà  plus  de  trois  cents  lieues  de 
diamètre;  il  est  divisé  en  trente  provinces^  Lospadresy  onttout^ 
et  les  peirples  rien  ;  c'est  le  chef-d'œuvre  de" la  raison  et  de  la 
justice.  Pour  moî,  je  lïè  vois  rien  de  si  divin  que  los  padres,  qui 
font  ici  la  guerre  au  roi  d'Espagne  et  au  roi  de  Portugal,  et  qui 
en  Europe  confessent  ces  rois  ;  qui  tuent  ici  des  Espagnols,  et  qui 
à  Madrid  les  envoient  au  ciel:  cela  me  ravit;  avançons  :  vous  allez 
être  le  plus  heureux  de  tous  les  hommes.  Quel  plaisir  auront  los 
padres  quand  ils  sauront  qu'il  leur  vient  un  capitaine  qui  sait 
l'exercice  bulgare  !  » 

Dès  qu'ils  furent  arrivés  à  la  première  barrière,  Cacambo  dit 
à  la  garde  avancée  qu'un  capitaine  demandait  à  parler  à  mon- 
seigneur le  commandant.  On  alla  avertir  la  grande  garde.  Un 
officier  paraguain  courut  aux  pieds  du  commandant  lui  donner 
part  de  la  nouvelle.  Candide  et  Cacambo  furent  d'abord  désarmés  ; 
on  se  saisit  de  leurs  deux  chevaux  andalous.  Les  deux  étrangers 
sont  introduits  au  milieu  de  deux  files  de  soldats  ;  le  commandant 
était  au  bout,  le  bonnet  à  trois  cornes  en  tête,  la  robe  retroussée, 
l'épée  au  côté,  l'esponton  à  la  main.  Il  fit  un  signe:  aussitôt 
vingt-quatre  soldats  entourent  les  deux  nouveaux  venus.  Un  ser- 
gent leur  dit  qu'il  faut  attendre,  que  le  commandant  ne  peut  leur 
parler,  que  le  révérend  père  provincial  ne  permet  pas  qu'aucun 
Espagnol  ouvre  la  bouche  qu'en  sa  présence,  et  demeure  plus  de 

i.  On  en  comptait  trente  et  une  dès  1717. 


466  CANDIDE,    OU   L'OPTIMISME. 

trois  heures  dans  le  pays.  c(  Et  où  est  le  révérend  père  provincial  ? 
dit  Cacambo.  —  Il  est  à  la  parade  après  avoir  dit  sa  messe, 
répondit  le  sergent,  et  vous  ne  pourrez  baiser  ses  éperons  que 
dans  trois  heures.  —  Mais,  dit  Cacamho,  monsieur  le  capitaine, 
qui  meurt  de  faim  comme  moi,  n'est  point  Espagnol,  il  est  Alle- 
mand ;  ne  pourrions-nous  point  déjeuner  en  attendant  sa  révé- 
rence ?  » 

Le  sergent  alla  sur-le-champ  rendre  compte  de  ce  discours 
au  commandant.  «  Dieu  soit  héni  !  dit  ce  seigneur,  puisqu'il  est 
Allemand,  je  peux  lui  parler;  qu'on  le  mène  dans  ma  feuillée.  » 
Aussitôt  on  conduit  Candide  dans  un  cabinet  de  verdure,  orné 
d'une  très-jolie  colonnade  de  marbre  vert  et  or,  et  de  treillages 
qui  renfermaient  des  perroquets,  des  colibris,  des  oiseaux-mou- 
ches, des  pintades,  et  tous  les  oiseaux  les  plus  rares.  Un  excellent 
déjeuner  était  préparé  dans  des  vases  d"or;  et  tandis  que  les 
Paraguains  mangèrent  du  maïs  dans  des  écuellesdebois,  en  plein 
champ,  à  l'ardeur  de  soleil,  le  révérend  père  commandant  entra 
dans  la  feuillée. 

C'était  un  très-beau  jeune  homme,  le  visage  plein,  assez  blanc, 
haut  en  couleur,  le  sourcil  relevé,  l'œil  vif,  l'oreille  rouge,  les 
lèvres  vermeilles,  l'air  fier,  mais  d'une  fierté  qui  n'était  ni  celle 
d'un  Espagnol  ni  celle  d'un  jésuite.  On  rendit  à  Candide  et  à 
Cacamho  leurs  armes,  qu'on  leur  avait  saisies,  ainsi  que  les  deux 
chevaux  andalous  ;  Cacamho  leur  fit  manger  l'avoine  auprès  de 
la  feuillée,  ayant  toujours  l'œil  sur  eux,  crainte  de  surprise. 

Candide  baisa  d'abord  le  bas  de  la  robe  du  commandant, 
ensuite  ils  se  mirent  à  table.  «  Vous  êtes  donc  Allemand  ?  lui  dit 
le  jésuite  en  cette  langue.  —  Oui,  mon  révérend  père,  »  dit  Can- 
dide. L'un  et  l'autre,  en  prononçant  ces  paroles,  se  regar^laient 
avec  une  extrême  surprise,  et  une  émotion  dont  ils  n'étaient  pas 
les  maîtres,  a  Et  de  quel  pays  d'Allemagne  ôtes-vous  ?  dit  le  jésuite. 
—  Delà  sale  province  de  Veslphaliei,  dit  Candide;  je  suis  né 
dans  le  château  de  Thunder-ten-tronckh.  — 0  ciel  !  est-il  possible! 
s'écria  le  commandant.  —  Quel  miracle  !  s'écria  Candide.  —  Se- 
rait-ce vous?  dit  le  commandant.  —  Cela  n'est  pas  possible,  dit 
Candide.  »Ils  se  laissent  tomber  tous  deux  à  la  renverse,  ils  s'em- 
brassent, ils  versent  des  ruisseaux  de  larmes.  «  Quoi  !  serait-ce 
vous,  mon  révérend  père?  vous,  le  frère  de  la  belle  Cunégonde! 
vous,  qui  fûtes  tué  par  les  bulgares!  vous,  le  fils  de  monsieur  le 
baron  !  vous,  jésuite  au  Paragiiai  !  Il  faut  avouer  que  ce  monde  est 

1.  \oyo/.  la  lottre  de  \(>ltairo  à  Fiédrric,  on  date  du  0  déccinbro  17iO. 


CHAPITRE    XV.  167 

une  étrange  chose.  0  Pangloss  :  Pangloss  !  que  vous  seriez  aise  si 
vous  n'aviez  pas  été  pendu  !  » 

Le  commandant  fit  retirer  les  esclaves  nègres  et  les  Paraguains 
({ui  servaient  à  boire  dans  des  gobelets  de  cristal  de  roche.  Il 
remercia  Dieu  et  saint  Ignace  mille  fois  ;  il  serrait  Candide  entre 
ses  bras,  leurs  visages  étaient  baignés  de  pleurs,  u  Vous  seriez 
bien  plus  étonné,  plus  attendri,  plus  hors  de  vous-même,  dit  Can- 
dide, si  je  vous  disais  que  M"''  Cuuégonde,  votre  sœur,  que  vous 
avez  crue  éventrée,  est  pleine  de  santé.  —  Où?  —  Dans  votre  voi- 
sinage, chez  M.  le  gouverneur  de  Buénos-Ayres  ;  et  je  venais  pour 
vous  faire  la  guerre.  »  Chaque  mot  qu'ils  prononcèrent  dans  cette 
longue  conversation  accumulait  prodige  sur  prodige.  Leur  àme 
tout  entière  volait  sur  leur  langue ,  était  attentive  dans  leurs 
oreilles,  et  étincelante  dans  leurs  yeux.  Comme  ils  étaient  Alle- 
mands, ils  tinrent  table  longtemps,  en  attendant  le  révérend  père 
provincial  ;  et  le  commandant  parla  ainsi  à  son  cher  Candide  : 


CHAPITRE    XV. 

COMMENT  CANDIDE  TUA  LE  FRÈRE  DE  SA  CHÈRE  CINÉGONDE. 

«  J'aurai  toute  ma  vie  présent  à  la  mémoire  le  jour  horrible  où  je 
vis  tuer  mon  père  et  ma  mère,  et  violer  ma  sœur.  Quand  les  Bulgares 
furent  retirés,  on  ne  trouva  point  cette  sœur  adorable,  et  on  mit 
dans  une  charrette  ma  mère,  mon  père,  et  moi,  deux  servantes 
et  trois  petits  garçons  égorgés,  pour  nous  aller  enterrer  dans  une 
chapelle  de  jésuites,  à  deux  lieues  du  château  de  mes  pères.  Un 
jésuite  nous  jeta  de  l'eau  bénite  ;  elle  était  horriblement  salée  ;  il 
en  entra  quelques  gouttes  dans  mes  yeux  :  le  père  s'aperçut  que  ma 
paupière  faisait  un  petit  mouvement  :  il  mit  la  main  sur  mon  cœur, 
et  le  sentit  palpiter  ;  je  fus  secouru ,  et  au  bout  de  trois  semaines 
il  n'y  paraissait  pas.  Vous  savez,  mou  cher  Candide,  que  j'étais 
fort  joli;  je  le  devins  encore  davantage;  aussi  le  révérend  père 
Croust^  supérieur  de  la  maison,  prit  pour  moi  la  plus  tendre 
amitié  :  il  me  donna  l'habit  de  novice  ;  quelque  temps  après  je 
fus  envoyé  à  Piome.  Le  père  général  avait  besoin  d'une  recrue  de 
jeunes  jésuites  allemands.  Les  souverains  du  Paraguai  reçoivent 

1.  Dans  les  premières  éditions,  au  lieu  de  Croust,  on  lit  :  Didrie.  Mais  l'édi- 
tion faisant  partie  du  volume  intitulé  Seconde  Suite  des  Mélanges,  1761,  porte 
déjà  Croust.  (B.)  —  Il  est  question  du  l'évérend  P.  Croust,  le  plus  brutal  de  la 
société,  dans  le  tome  XIX.  page  500. 


168  CANDIDE,    OU    L'OPTIMISME. 

le  moins  qu'ils  peuvent  de  jésuites  espagnols  ;  ils  aiment  mieux 
les  étrangers,  dont  ils  se  croient  plus  maîtres.  Je  fus  jugé  propre  par 
le  révérend  père  général  pour  aller  travailler  dans  cette  vigne.  Nous 
partîmes,  un  Polonais,  un  Tyrolien,  et  moi.  Je  fus  honoré,  en 
arrivant,  du  sous-diaconat  et  d'une  lieutenance;  je  suis  aujour- 
d'hui colonel  et  prêtre.  Nous  recevrons  vigoureusement  les  troupes 
du  roi  d'Espagne;  je  vous  réponds  qu'elles  seront  excommuniées 
et  hattues.  La  Providence  vous  envoie  ici  pour  nous  seconder. 
Mais  est-il  bien  vrai  que  ma  chère  sœur  Cunégonde  soit  dans  le 
voisinage,  chez  le  gouverneur  de  Buénos-Ayres?  »  Candide  l'assura 
par  serment  que  rien  n'était  plus  vrai.  Leurs  larmes  recommen- 
cèrent à  couler. 

Le  baron  ne  pouvait  se  lasser  d'embrasser  Candide;  il  l'appe- 
lait son  frère,  son  sauveur.  «  Ah!  peut-être,  lui  dit-il,  nous 
pourrons  ensemble,  mon  cher  Candide,  entrer  en  vainqueurs 
dans  la  ville,  et  reprendre  ma  sœur  Cunégonde.  —  C'est  tout  ce 
que  je  souhaite,  dit  Candide  ;  car  je  comptais  l'épouser,  et  je  l'es- 
père encore.  —  Vous^msolent  !  répondit  le  baron  ,  vous  auriez 
l'impudence  d'épouser  ma  sœur,  qui  a  soixante  et  douze  quartiers  ! 
Je  vous  trouve  bien  effronté  d'oser  me  parler  d'un  dessein  si 
téméraire!»  Candide,  pétrifié  d'un  tel  discours,  lui  répondit: 
«  Mon  révérend  père,  tous  les  quartiers  du  monde  n'y  font  rien; 
j'ai  tiré  votre  sœur  des  bras  d'un  juif  et  d'un  inquisiteur;  elle  m'a 
assez  d'obligations,  elle  veut  m'épouser.  Maître  Pangloss  m'a  tou- 
jours dit  que  les  hommes  sont  égaux  ;  et  assurément  je  l'épou- 
serai.—  C'est  ce  que  nous  verrons,  coquin!  »  dit  le  jésuite  baron 
de  Thunder-ten-tronckh;  et  en  même  temps  il  lui  donna  un  grand 
coup  du  plat  de  son  épée  sur  le  visage.  Candide  dans  l'instant 
tire  la  sienne,  et  l'enfonce  jusqu'à  la  garde  dans  le  ventre  du 
baron  jésuite  ;  mais  en  la  retirant  toute  fumante,  il  se  mit  à  pleu- 
rer :  «  Hélas!  mon  Dieu,  dit-il,  j'ai  tué  mon  ancien  maître,  mon 
ami,  mon  beau-frère  ;  je  suis  le  meilleur  homme  du  monde,  et 
voilà  déjà  trois  hommes  que  je  tue;  et  dans  ces  trois  il  y  a  deux 
prêtres.  » 

Cacambo,  qui  faisait  sentinelle  à  la  porte  de  la  feuilléc,  accou- 
rut. '(  Il  ne  nous  reste  qu'à  vendre  cher  notre  vie,  lui  dit  son 
maître  ;  on  va,  sans  doute,  entrer  dans  la  feuillée;  il  faut  mourir 
les  armes  à  la  main.  »  Cacambo,  qui  en  avait  bien  vu  d'autres, 
ne  perdit  point  la  têlc;  il  prit  la  robe  de  jésuite  que  portait  le 
baron,  la  mil  sur  le  corps  de  Candide,  lui  donna  le  bonnet  carré 
du  mort,  et  le  fit  monter  à  cheval.  Tout  cela  se  lit  eu  un  clin 
d'œil.  «  Galopons,  mon  maître;  tout  le  monde  vous  prendra  pour 


CHAPITRE    XVI.  469 

un  jésuite  qui  va  douncr  des  ordres  ;  et  nous  aurons  passé  les 
frontières  avant  qu'on  puisse  courir  après  nous.  »  Il  volait  déjà 
en  prononçant  ces  paroles,  et  en  criant  en  espagnol  :  «  Place, 
place  pour  le  révérend  père  colonel  :  » 


CHAPITRE    XYI. 

CE    QUI     ADVINT    AIX    DEL"\    VOYAGEir.S    AVEC    DELX    FILLES,    DEUX     SINGES, 

ET   LES   Sauvages   nommés  oreillons. 

Candide  et  son  valet  furent  au  delà  des  barrières,  et  personne 
ne  savait  encore  dans  le  camp  la  mort  du  jésuite  allemand.  Le 
vigilant  Cacambo  avait  eu  soin  de  remplir  sa  valise  de  pain,  de 
chocolat,  de  jambon,  de  fruits,  et  de  quelques  mesures  de  vin.  Ils 
s'enfoncèrent  avec  leurs  chevaux  andalous  dans  un  pays  inconnu 
où  ils  ne  découvrirent  aucune  route.  Enfin  une  belle  prairie 
entrecoupée  de  ruisseaux  se  présenta  devant  eux.  -\os  deux  voya- 
geurs font  repaître  leurs  montures.  Cacambo  propose  à  son 
maître  de  manger,  et  lui  en  donne  l'exemple.  «  Comment  veux-tu, 
disait  Candide,  que  je  mange  du  jambon,  quand  j'ai  tué  le  fils  de 
monsieur  le  baron,  et  que  je  me  vois  condamné  à  ne  revoir  la 
belle  Cunégoude  de  ma  vie?  A  quoi  me  servira  de  prolonger  mes 
misérables  jours,  puisque  je  dois  les  traîner  loin  d'elle  dans  les 
remords  et  dans  le  désespoir  ?  Et  que  dira  le  Journal  de  Trévoux  i.» 

En  parlant  ainsi,  il  ne  laissa  pas  de  manger.  Le  soleil  se  cou- 
chait. Les  deux  égarés  entendirent  quelques  petits  cris  qui  parais- 
saient poussés  par  des  femmes.  Ils  ne  savaient  si  ces  cris  étaient 
de  douleur  ou  de  joie;  mais  ils  se  levèrent  précipitamment  avec 
cette  inquiétude  et  cette  alarme  que  tout  inspire  dans  un  pays 
inconnu.  Ces  clameurs  partaient  de  deux  filles  toutes  nues  qui 
couraient  légèrement  au  bord  de  la  prairie,  tandis  que  deux 
singes  les  suivaient  en  leur  mordant  les  fesses.  Candide  fut  touché 
de  pitié  ;  il  avait  appris  à  tirer  chez  les  Bulgares,  et  il  aurait 
abattu  une  noisette  dans  un  buisson  sans  toucher  aux  feuilles.  Il 
prend  son  fusil  espagnol  à  deux  coups,  tire,  et  tue  les  deux  singes. 
«  Dieu  soit  loué,  mon  cher  Cacambo!  j'ai  délivré  d'un  grand 
péril  ces  deux  pauvres  créatures  :  si  j'ai  commis  un  péché  en 


1.  L'ouvrage  cité  sous  le  titre  de  Journal  de  Trévoux,  du  nom  de  la  ville  où 
il  s'imprima,  est  intitulé  Mémoires  pour  servir  à  l'histoire  des  sciences  et  des 
beaux-arts.  Ce  titre  a  subi  plusieurs  changements. 


170  CANDIDE,    OU   L'OPTIMISME. 

tuant  un  inquisiteur  et  un  jésuite,  je  l'ai  bien  réparé  en  sauvant 
la  vie  à  deux  filles.  Ce  sont  peut-être  deux  demoiselles  de  condi- 
tion, et  cette  aventure  nous  peut  procurer  de  très-grands  avan- 
tages dans  le  pays.  » 

Il  allait  continuer,  mais  sa  langue  devint  percluse  quand  il 
vit  ces  deux  filles  embrasser  tendrement  les  deux  singes,  fondre 
en  larmes  sur  leurs  corps,  et  remplir  l'air  des  cris  les  plus  dou- 
loureux. «  Je  ne  m'attendais  pas  à  tant  de  bonté  d'àme,  »  dit-il 
enfin  à  Cacambo  ;  lequel  lui  répliqua  :  «  Vous  avez  fait  là  un 
beau  chef-d'œuvre,  mon  maître  ;  vous  avez  tué  les  deux  amants 
de  ces  demoiselles.  —  Leurs  amants  !  serait-il  possible  ?  Vous  vous 
moquez  de  moi,  Cacambo  ;  le  moyen  de  vous  croire  ?  —  Mon 
cher  maître,  repartit  Cacambo,  vous  êtes  toujours  étonné  de  tout; 
pourquoi  trouvez-vous  si  étrange  que  dans  quelques  pays  il  y  ait 
des  singes  qui  obtiennent  les  bonnes  grâces  des  dames  ?  Ils  sont 
des  quarts  d'homme,  comme  je  suis  un  quart  d'Espagnol.  —  Hélas  ! 
reprit  Candide,  je  me  souviens  d'avoir  entendu  dire  à  maître  Pan- 
gloss  qu'autrefois  pareils  accidents  étaient  arrivés,  et  que  ces  mé- 
langes avaient  produit  des  égypans,  des  faunes,  des  satyres  ;  que 
plusieurs  grands  personnages  de  l'antiquité  en  avaient  vu  ;  mais 
je  prenais  cela  pour  des  fables.  —  Vous  devez  être  convaincu  à 
présent,  dit  Cacambo,  que  c'est  une  vérité,  et  vous  voyez  comment 
en  usent  les  personnes  qui  n'ont  pas  reçu  une  certaine  éducation; 
tout  ce  que  je  crains,  c'est  que  ces  dames  ne  nous  fassent  quelque 
méchante  affaire.  » 

Ces  réflexions  sohdes  engagèrent  Candide  à  quitter  la  prairie, 
et  à  s'enfoncer  dans  un  bois.  Il  y  soupa  avec  Cacambo  ;  et  tous 
deux,  après  avoir  maudit  l'inquisiteur  de  Portugal,  le  gouverneur 
de  Baénos-Ayres,  et  le  baron,  s'endormirent  sur  de  la  mousse.  A 
leur  réveil,  ils  sentirent  qu'ils  ne  pouvaient  remuer;  la  raison  en 
était  que  pendant  la  nuit  les  Oreillons,  habitants  du  pays,  à  qui 
les  deux  dames  les  avaient  dénoncés,  les  avaient  garrottés  avec 
des  cordes  d'écorces  d'arbre.  Ils  étaient  entourés  d'une  cinquan- 
taine d'Oreillons  tout  nus,  armés  de  flèches,  de  massues,  et  de 
haches  de  caillou  :  les  uns  faisaient  bouillir  une  grande  chau- 
dière; les  autres  préparaient  des  broches,  et  tous  criaient  :  «  C'est 
un  jésuite,  c'est  un  jésuite!  nous  serons  vengés,  et  nous  ferons 
bonne  chère  ;  mangeons  du  jésuite,  mangeons  du  jésuite  *  !  » 

1.  Ce  mot  est  resté.  C'est  là  une  des  premières  attaques  violentes  des  pliilo- 
sophes  contre  les  jésuites,  qui,  par  leurs  dénonciations,  avaient  fait  suspendre  la 

piililic'itioii  d(;  YEncyi-lijpédie.  (G.  A.) 


CHAPITRE    XVI.  171 

«  Je  VOUS  l'avais  bien  dit,  mon  cher  maître,  s'écria  tristement 
Cacambo,  que  ces  deux  filles  nous  joueraient  d'un  mauvais  tour.  » 
Candide,  apercevant  la  chaudière  et  les  broches,  s'écria:  «  .\ous 
allons  certainement  être  rôtis  ou  bouillis.  Ah!  que  dirait  maître 
Pangloss,  s'il  voyait  comme  la  pure  nature  est  faite?  Tout  est  bien; 
soit,  mais  j'avoue  qu'il  est  bien  cruel  d'avoir  perdu  M""  Cuné- 
gonde  et  d'être  mis  à  la  broche  par  des  Oreillons,  »  Cacambo  ne 
perdait  jamais  la  tête,  «  Xe  désespérez  de  rien,  dit-il  au  désolé 
Candide;  j'entends  un  peu  le  jargon  de  ces  peuples,  je  vais  leur 
parler,  —  Ne  manquez  pas,  dit  Candide,  de  leur  représenter 
quelle  est  l'inhumanité  affreuse  de  faire  cuire  des  hommes,  et 
combien  cela  est  peu  chrétien,  » 

«  Messieurs,  dit  Cacambo,  vous  comptez  donc  manger  aujour- 
d'hui un  jésuite  ?  c'est  très-bien  fait  ;  rien  n'est  plus  juste  que  de 
traiter  ainsi  ses  ennemis.  En  efïet  le  droit  naturel  nous  enseigne 
à  tuer  notre  prochain,  et  c'est  ainsi  qu'on  en  agit  dans  toute  la 
terre.  Si  nous  n'iisôîîs  pas  du  droit  de  le  manger,  c'est  que  nous 
avons  d'ailleurs  de  quoi  faire  bonne  chère;  mais  vous  n'avez  pas 
les  mêmes  ressources  que  nous  :  certainement  il  vaut  mieux 
manger  ses  ennemis  que  d'abandonner  aux  corbeaux  et  aux  cor- 
neilles le  fruit  de  sa  victoire.  Mais,  messieurs,  vous  ne  voudriez 
pas  manger  vos  amis.  Vous  croyez  aller  mettre  un  jésuite  en 
broche,  et  c'est  votre  défenseur,  c'est  l'ennemi  de  vos  ennemis 
que  vous  allez  rôtir.  Pour  moi,  je  suis  né  dans  votre  pays  ;  mon- 
sieur que  vous  voyez  est  mon  maitre,  et  bien  loin  d'être  jésuite, 
il  vient  de  tuer  un  jésuite,  il  en  porte  les  dépouilles;  voilà  le  sujet 
de  votre  méprise.  Pour  vérifier  ce  que  je  vous  dis,  prenez  sa  robe, 
portez-la  à  la  première  barrière  du  royaume  de  los  padres;  infor- 
mez-vous si  mon  maître  n'a  pas  tué  un  officier  jésuite.  Il  vous 
faudra  peu  de  temps  ;  vous  pourrez  toujours  nous  manger,  si  vous 
trouvez  que  je  vous  ai  menti.  Mais,  si  je  vous  ai  dit  la  A'érité,  vous 
connaissez  trop  les  principes  du  droit  public,  les  mœurs  et  les 
lois,  pour  ne  nous  pas  faire  grâce.  » 

Les  Oreillons  trouvèrent  ce  discours  très-raisonnable  ;  ils  dépu- 
tèrent deux  notables  pour  aller  en  diligence  s'informer  de  la 
vérité  ;  les  deux  députés  s'acquittèrent  de  leur  commission  en 
gens  d'esprit,  et  revinrent  bientôt  apporter  de  bonnes  nouvelles. 
Les  Oreillons  délièrent  leurs  deux  prisonniers,  leur  firent  toutes 
sortes  de  civilités,  leur  ofî'rireut  des  filles,  leur  donnèrent  des 
rafraîchissements,  et  les  reconduisirent  jusqu'aux  confins  de  leurs 
États,  en  criant  avec  allégresse  :  «  Il  n'est  point  jésuite,  il  n'est 
point  jésuite!  » 


172  CANDIDE,    OU   L'OPTIMISME. 

Candide  ne  se  lassait  point  d'admirer  le  sujet  de  sa  délivrance. 
<(  Quel  peuple!  disait-il,  quels  liommes!  quelles  mœurs!  si  je  n'a- 
vais pas  eu  le  bonheur  de  donner  un  grand  coup  d'épée  au  tra- 
vers du  corps  du  frère  de   M"'   Cunégonde,  j'étais  mangé  sans 
[rémission.  Mais,  après  tout,  la  pure  nature  est  bonne,  puisque 
1  ces  gens-ci,  au  lieu  de  me  manger,  m'ont  fait  mille  honnêtetés 
!  dès  qu'ils  ont  su  que  je  n'étais  pas  jésuite.  » 


CHAPITRE   XVII. 

ARRIVÉE     DE     CA\DIDE     ET     DE     SON     VALET     AU     PAVS     d'eLDORADO', 
ET     CE     qu'ils     y     virent. 

Quand  ils  furent  aux  frontières  des  Oreillons  :  «  Vous  voyez, 
dit  Cacambo  à  Candide,  que  cet  hémisphère-ci  ne  vaut  pas  mieux 
que  l'autre  ;  croyez-moi,  retournons  en  Europe  par  le  plus  court 
chemin.  —  Comment  y  retourner,  dit  Candide;  et  où  aller?  Si  je 
vais  dans  mon  pays,  les  Bulgares  et  les  Abares  y  égorgent  tout  ;  si 
je  retourne  en  Portugal,  j'y  suis  brûlé;  si  nous  restons  dans  ce 
pays-ci,  nous  risquons  à  tout  moment  d'être  mis  en  broche.  Mais 
comment  se  résoudre  à  quitter  la  partie  du  monde  que  M'^*^  Cuné- 
gonde habite? —  Tournons  vers  la  Gayenne,  dit  Cacambo,  nous 
y  trouverons  des  Français-,  qui  vont  par  tout  le  monde;  ils 
pourront  nous  aider.  Dieu  aura  peut-être  pitié  de  nous.  » 

Il  n'était  pas  facile  d'aller  à  la  Cayenne  :  ils  savaient  bien  à 
peu  près  de  quel  côté  il  fallait  marcher;  mais  des  montagnes,  des 
fleuves,  des  précipices,  des  brigands,  des  sauvages,  étaient  par- 
tout de  terribles  obstacles.  Leurs  chevaux  moururent  de  fatigue  ; 
leurs  provisions  furent  consumées;  ils  se  nourrirent  un  mois 
entier  de  fruits  sauvages,  et  se  trouvèrent  enfin  auprès  d'une  petite 
rivière  bordée  de  cocotiers,  qui  soutinrent  leur  vie  et  leurs  espé- 
rances. 

Cacambo,  qui  donnait  toujours  d'aussi  bons  conseils  que  la 
vieille,  dit  à  Candide:  «  Nous  n'en  pouvons  plus,  nous  avons  assez 
marché;  j'aperçois  un  canot  vide  sur  le  rivage,  emplissons-le 
de  cocos,  jetons- nous  dans  cette  petite  barque,   laissons -nous 

1.  Après  le  royaume  artificiel  des  jésuites  au  Paraguai,  voici  le  royaume  ima- 
ginaire. On  croyait  à  son  existence  dans  le  xvi"  siècle,  et  on  le  plaçait  sur  les 
bords  d'un  prétendu  lac  Parinic,  dans  le  Venezuela  actuel.  Eldorado  veut  dire 
pays  d'or.  (G.  A.) 

2.  Elle  était  possédée  par  les  Français  dès  102.J. 


CHAPITRE    XVII.  173 

aller  au  courant;  une  rivière  mène  toujours  à  quelque  endroit 
habité.  Si  nous  ne  trouvons  pas  des  choses  agréables,  nous  trou- 
verons du  moins  des  choses  nouvelles.  —  Allons,  dit  Candide, 
recommandons-nous  à  la  Providence.  » 

Ils  voguèrent  quelques  lieues  entre  des  bords,  tantôt  fleuris, 
tantôt  arides,  tantôt  unis,  tantôt  escarpés.  La  rivière  s'élargissait 
toujours  ;  enfin  elle  se  perdait  sous  une  voûte  de  rochers  épouvan- 
tables qui  s'élevaient  jusqu'au  ciel.  Les  deux  voyageurs  eurent 
la  hardiesse  de  s'abandonner  aux  flots  sous  cette  voûte.  Le  fleuve, 
resserré  en  cet  endroit,  les  porta  avec  une  rapidité  et  un  bruit 
horrible.  Au  bout  de  vingt-quatre  heures  ils  revirent  le  jour; 
mais  leur  canot  se  fracassa  contre  les  écueils  ;  il  fallut  se  traîner 
de  rocher  en  rocher  pendant  une  lieue  entière;  eniin  ils  décou- 
vrirent un  horizon  immense,  bordé  de  montagnes  inaccessibles. 
Le  pays  était  cultivé  pour  le  plaisir  comme  pour  le  besoin;  partout 
l'utile  était  agréable  ^  :  les  chemins  étaient  couverts  ou  plutôt  ornés 
de  voitures  d'une  forme  et  d'une  matière  brillante,  portant  des 
hommes  et  des  femmes  d'une  beauté  singulière,  traînés  rapide- 
ment par  de  gros  moutons  rouges  qui  surpassaient  en  vitesse  les 
plus  beaux  chevaux  d'Andalousie,  deTétuan  et  de  Méquinez. 

«  Voilà  pourtant,  dit  Candide,  un  pays  qui  vaut  mieux  que  la 
Vestphalie.  »  Il  mit  pied  à  terre  avec  Cacambo  auprès  du  premier 
village  qu'il  rencontra.  Quelques  enfants  du  village,  couverts  de 
brocarts  d'or  tout  déchirés,  jouaient  au  palet  à  l'entrée  du  bourg;  nos 
deux  hommes  de  l'autre  monde  s'amusèrent  à  les  regarder  :  leurs 
palets  étaient  d'assez  larges  pièces  rondes,  jaunes,  rouges,  vertes, 
qui  jetaient  un  éclat  singulier.  Il  prit  envie  aux  voyageurs  d'en 
ramasser  quelques-uns;  c'était  de  l'or,  c'était  des  émeraudes,  des 
rubis,  dont  le  moindre  aurait  été  le  plus  grand  ornement  du 
trône  du  Mogol.  «  Sans  doute,  dit  Cacambo,  ces  enfants  sont  les 
fils  du  roi  du  pays,  qui  jouent  au  petit  palet.  »  Le  magister  du 
village  parut  dans  ce  moment  pour  les  faire  rentrer  à  l'école. 
«  Voilà,  dit  Candide,  le  précepteur  de  la  famille  royale.  » 

Les  petits  gueux  quittèrent  aussitôt  le  jeu,  eu  laissant  à  terre 
leurs  palets,  et  tout  ce  qui  avait  servi  à  leurs  divertissements. 
Candide  les  ramasse,  court  au  précepteur,  et  les  lui  présente 
humblement,  lui  faisant  entendre  par  signes  que  leurs  altesses 
royales  avaient  oublié  leur  or  et  leurs  pierreries.  Le  magister  du 


i.  Tel  est  le  texte  de  toutes  les  éditions  données  du  vivant  de  l'auteur,  et  même 
des  éditions  de  Kehl.  Quelques  éditeurs  récents  ont  mis  :  V utile  était  joint  à 
l'agréable.  (B.) 


474  CANDIDE,    OU   L'OPTIMISME. 

village,  en  souriant,  les  jeta  parterre,  regarda  un  moment  la  figure 
de  Candide  avec  beaucoup  de  surprise,  et  continua  son  chemin. 

Les  voyageurs  ne  manquèrent  pas  de  ramasser  l'or,  les  rubis, 
et  les  émeraudes.  «  Où  sommes-nous?  s'écria  Candide,  Il  faut  que 
les  enfants  des  rois  de  ce  pays  soient  bien  élevés,  puisqu'on  leur 
apprend  à  mépriser  l'or  et  les  pierreries.  )>  Cacambo  était  aussi 
surpris  que  Candide.  Ils  approchèrent  enfin  de  la  première 
maison  du  village  ;  elle  était  bâtie  comme  un  palais  d'Europe. 
Une  foule  de  monde  s'empressait  à  la  porte,  et  encore  plus  dans 
le  logis;  une  musique  très-agréable  se  faisait  entendre,  et  une 
odeur  délicieuse  de  cuisine  se  faisait  sentir.  Cacambo  s'approcha 
de  la  porte,  et  entendit  qu'on  parlait  péruvien  ;  c'était  sa  langue 
maternelle  ;  car  tout  le  monde  sait  que  Cacambo  était  né  au  Tucu- 
man  ^  dans  un  village  où  l'on  ne  connaissait  que  cette  langue, 
(c  Je  vous  servirai  d'interprète,  dit-il  à  Candide  ;  entrons,  c'est  ici 
un  cabaret.  » 

Aussitôt  deux  garçons  et  deux  filles  de  l'hôtellerie,  vêtus  de 
drap  d'or,  et  les  cheveux  renoués  avec  des  rubans,  les  invitent  à 
se  mettre  à  la  table  de  l'hôte.  On  servit  quatre  potages  garnis 
chacun  de  deux  perroquets,  un  contour  bouilli  qui  pesait  deux 
cents  livres,  deux  singes  rôtis  d'un  goût  excellent,  trois  cents  coli- 
bris dans  un  plat,  et  six  cents  oiseaux-mouches  dans  un  autre  ; 
des  ragoûts  exquis,  des  pâtisseries  délicieuses  ;  le  tout  dans  des 
plats  d'une  espèce  de  cristal  de  roche.  Les  garçons  et  les  filles  de 
l'hôtellerie  versaient  plusieurs  liqueurs  faites  de  cannes  de  sucre. 

Les  convives  étaient  pour  la  plupart  des  marchands  et  des 
voituriers,  tous  d'une  politesse  extrême,  qui  firent  quelques  ques- 
tions à  Cacambo  avec  la  discrétion  la  plus  circonspecte,  et  qui 
répondirent  aux  siennes  d'une  manière  à  le  satisfaire. 

Quand  le  repas  fut  fini,  Cacambo  crut,  ainsi  que  Candide,  bien 
payer  son  écot  en  jetant  sur  la  table  de  l'hôte  deux  de  ces  larges 
pièces  d'or  qu'il  avait  ramassées  ;  l'hôte  et  l'hôtesse  éclatèrent  de 
rire,  et  se  tinrent  longtemps  les  côtés.  Enfin  ilssc  remirent.  «  Mes- 
sieurs, dit  l'hôte,  nous  voyons  bien  que  vous  êtes  des  étrangers; 
nous  ne  sommes  pas  accoutumés  à  en  voir.  Pardonnez-nous  si 
nous  nous  sommes  mis  à  rire  quand  vous  nous  avez  offert  en 
payement  les  cailloux  de  nos  grands  chemins.  Vous  n'avez  pas 
sans  doute  de  la  monnaie  du  pays,  mais  il  n'est  pas  nécessaire  d'en 
avoir  pour  dîner  ici.  Toutes  les  hôtelleries  établies  i)our  la  com- 
modité du  commerce  sont  payées  par  le  gouvernement.  Vous  avez 

1.  Cette  province  est  au  nord-ouest  de  Biiénos-Avres. 


CHAPITRE    XVIII.  /|75 

fait  mauvaise  chère  ici,  parce  que  c'est  un  pauvre  village;  mais 
partout  ailleurs  vous  serez  reçus  comme  vous  méritez  de  l'être,  » 
Cacambo  expliquait  à  Caudidc  tous  les  discours  de  l'hôte,  et  Can- 
dide les  écoutait  avec  la  même  admiration  et  le  môme  égarement 
que  son  ami  Cacambo  les  rendait.  ((  Quel  est  donc  ce  pays, 
disaient-ils  l'un  et  l'autre,  inconnu  à  tout  le  reste  de  la  terre,  et 
où  toute  la  nature  est  d'une  espèce  si  difterente  de  la  nôtre?  C'est 
probablement  le  pays  où  tout  va  bien  :  car  il  faut  absolument 
qu'il  y  en  ait  un  de  cette  espèce.  Et,  quoi  qu'en  dît  maître  '^ 
Pangloss,  je  me  suis  souvent  aperçu  que  tout  allait  assez  mal  en  [ 
Vestphalie,  »  -'-" 

CHAPITRE  XYIII. 

CE     qu'ils     Vir.ENT     DANS     LE      PAYS     d'eLDORADOI. 


/ 


Cacambo  témoigna  à  son  hôte  toute  sa  curiosité  ;  l'hôte  lui  dit 
«  Je  suis  fort  ignorant,  et  je  m'en  trouve  bien  ;  mais  nous  aveii's 
ici  un  vieillard  retiré  de  la  cour  qui  est  le  plus  savant  homme  du 
royaume,  et  le  plus  communicatif,  »  Aussitôt  il  mène  Cacambo 
chez  le  vieillard.  Candide  ne  jouait  plus  que  le  second  personnage, 
et  accompagnait  son  valet.  Ils  entrèrent  dans  une  maison  fort 
simple,  car  la  porte  n'était  que  d'argent,  et  les  lambris  des  appar- 
tements n'étaient  que  d'or,  mais  travaillés  avec  tant  de  goût  que 
les  plus  riches  lambris  ne  l'eflaçaient  pas.  L'antichambre  n'était 
à  la  vérité  incrustée  que  de  rubis  et  d'émeraudes;  mais  l'ordre 
dans  lequel  tout  était  arrangé  réparait  bien  cette  extrême  sim- 
plicité. 

Le  vieillard  reçut  les  deux  étrangers  sur  un  sofa  matelassé  de 
plumes  de  colibri,  et  leur  fit  présenter  des  liqueurs  dans  des 
vases  de  diamant  ;  après  quoi  il  satisfit  à  leur  curiosité  en  ces 
termes  : 

«Je  suis  âgé  de  cent  soixante  et  douze  ans,  et  j'ai  appris  de 
feu  mon  père,  écuyer  du  roi,  les  étonnantes  révolutions  du  Pérou 
dont  il  avait  été  témoin.  Le  royaume  où  nous  sommes  est  l'ancienne 
patrie  des  Incas,  qui  en  sortirent  très-imprudemment  pour  aller 
subjuguer  une  partie  du  monde,  et  qui  furent  enfin  détruits  par 
les  Espagnols.  «  Les  princes  de  leur  famille  qui  restèrent  dans  leur 
pays  natal  furent  plus  sages;  ils  ordonnèrent,  du  consentement 
de  la  nation,  qu'aucun  habitant  ne  sortirait  jamais  de  notre  petit 

l.  Sur  le  pays  d'Eldorado,  voyez  tome  XII,  page  408. 


/ 


176  CANDIDE,    OtJ   L'OPTIMIS.ME. 

royaume  ;  et  c'est  ce  qui  nous  a  conservé  notre  innocence  et  notre 
félicité.  Les  Espagnols  ont  eu  une  connaissance  confuse  de  ce 
pays,  ils  l'ont  appelé  Eldorado;  et  un  Anglais,  nommé  le  chevalier 
RaleigliS  en  a  même  approché  il  y  a  environ  cent  années; mais, 
comme  nous  sommes  entourés  de  rochers  inabordables  et  de  pré- 
cipices, nous  avons  toujours  été  jusqu'à  présent  à  l'abri  de  la  rapa- 
cité des  nations  de  l'Europe,  qui  ont  une  fureur  inconcevable  pour 
les  cailloux  et  pour  la  fange  de  notre  terre,  et  qui,  pour  en  avoir, 
nous  tueraient  tousjusqu'au  dernier.  » 

La  conversation  fut  longue;  elle  roula  sur  la  forme  du  gouverne- 
ment, sur  les  mœurs,  sur  les  femmes,  sur  les  spectacles  publics, 
sur  les  arts.  Enfin  Candide,  qui  avait  toujours  du  goût  pour  la 
métaphysique,  fit  demander  par  Cacambo  si  dans  le  pays  il  y  avait 
une  religion. 

Le  vieillard  rougit  un  peu.  «  Comment  donc  !  dit-il;  en  pouvez- 
vous  douter  ?  Est-ce  que  vous  nous  prenez  pour  des  ingrats?  »  Ca- 
cambo demanda  humblement  quelle  était  la  religion  d'Eldorado. 
Le  vieillard  rougit  encore  :  «  Est-ce  qu'il  peut  y  avoir  deux  reli- 
gions ?  dit-il.  Nous  avons,  je  crois,  la  rejigion  de  tout  le  monde  ; 
nous  adorons  Dieu  du  soir  jusqu'au  matin.  —  N'adorez-vôiis  qu'un 

^^S'é'uT  Dieu  ?  dit  Cacambo,  qui  servait  toujours  d'interprète  aux 
doutes  de  Candide.  —  Apparemment,  dit  le  vieillard,  qu'il  n'y  en 
a  ni  deux,  ni  trois,  ni  quatre.  Je  vous  avoue  que  les  gens  de  votre 
monde  font  des  questions  bien  singulières.  »  Candide  ne  se  lassait 
pas  de  faire  interroger  ce  bon  vieillard  ;  il  voulut  savoir  comment 
on  priait  Dieu  dans  Eldorado.  «  Nous  ne  le  prions,  point,  dit  le 
bon  et  respectable  sage  ;  nous  n'ayôlis  rien  à  lui  demander,  il 
nous  a  donné  tout  ce  qu'il  nous  faut  ;  nous  le  remercions  sans 
cesse.  »  Candide  eut  la  curiosité  de  voir  des  prêtres  ;  il  fit  demander 

"lôiriTs  étaient.  Le  bon  vieillard  sourit.  «  Mes  amis,  dit-il,  nxxus 
sommes  tous  prêtres;  le  roi  et  tous  les  chefs  de  famille  chantent 
ïï^^an¥qùës  d'actions  de  grâces  solennellement  tous  les  matins, 

•et  cinq  ou  six  mille  musiciens  les  accompagnent.  —  Quoi!  vous 
n'avez  point  de  moines  qui  enseignent,  qui  disputent,  qui  gou- 
vernent, qui  cabalent,  et  qui  font  brûler  les  gens  qui  ne  sont  pas 
de  leur  avis?  —  Il  faudrait  que  nous  fussions  fous,  dit  le  vieillard  ; 
nous  sommes  tous  ici  du  même  avis,  et  nous  n'entendons  pas  ce 
que  vous  voulez  dire  avec  vos  moines.  »  Candide  à  tous  ces  dis- 


1.  Waltcr  Ralcigli,  colui-l;'i  munie  que  Jacques  1J  fit  mettre  à  mort,  en  1G18, 
pour  donner  satisfaction  à  Tlispagne.  Il  avait  été,  en  cfl'et,  à  la  recherche  du 
pays  des  mines  d'or.  Voyez  Y  Essai  sur  les  Mœurs,  chapitre  en. 


CHAPITRE    XVIII.  477 

cours  demeurait  en  extase,  et  disait  en  lui-même  :  «  Ceci  est  bien 
différent  de  la  Vestphalie  et  du  château  de  monsieur  le  baron:  si 
noire  ami  Pangloss  avait  vu  Eldorado,  il  n'aurait  plus  dit  que  le 
château  de  Thunder-ten-tronckh  était  ce  qu"il  y  avait  de  mieux 
sur  la  terre  ;  il  est  certain  qu'il  faut  voyager  ^  n 

Après  cetfeTongue  conversation,  le  bon  vieillard  fit  atteler  un 
carrosse  à  six  moutons,  et  donna  douze  de  ses  domestiques  aux 
deux  voyageurs  pour  les  conduire  à  la  cour,  «  Excusez-moi,  leur 
dit-il,  si  mon  âge  me  prive  de  l'honneur  de  vous  accompagner. 
Le  roi  vous  recevra  d'une  manière  dont  vous  ne  serez  pas  mécon- 
tents, et  vous  pardonnerez  sans  doute  aux  usages  du  pays,  s'il  y 
en  a  quelques-uns  qui  vous  déplaisent,  » 

Candide  et  Cacambo  montent  en  carrosse  ;  les  six  moutons 
volaient,  et  en  moins  de  quatre  heures  on  arriva  au  palais  du 
roi,  situé  à  un  bout  de  la  capitale.  Le  portail  était  de  deux  cent 
vingt  pieds  de  haut,  et  de  cent  de  large;  il  est  impossible  d'ex- 
primer quelle  en  était  la  matière.  On  voit  assez  quelle  supériorité 
prodigieuse  elle  devait  avoir  sur  ces  cailloux  et  sur  ce  sable  que 
nous  nommons  or  et  pierrieries. 

Vingt  belles  filles  de  la  garde  reçurent  Candide  et  Cacambo  à 
la  descente  du  carrosse,  les  conduisirent  aux  bains,  les  vêtirent 
de  robes  d'un  tissu  de  duvet  de  colibri  ;  après  quoi  les  grands 
officiers  et  les  grandes  officières  de  la  couronne  les  menèrent  à 
l'appartement  de  Sa  Majesté  au  milieu  de  deux  files,  chacune  de 
mille  musiciens,  selon  l'usage  ordinaire.  Quand  ils  approchèrent 
de  la  salle  du  trône,   Cacambo  demanda  à   un  grand  officier 
comment  il  fallait  s'y  prendre  pour  saluer  Sa  Majesté:  si  on  sè~l 
jetait  à  genoux  ou  ventre  à  terre  ;  si  on  mettait  les  mains  sur  la  - 
tête  ou  sur  le  derrière  ;  si  on  léchait  la  poussière  de  la  salle  ;  enj 
un  mot,  quelle  était  la  cérémonie,  «  L'usage,  dit  le  grand  officier, 
est  d'embrasser  le  roi  et  de  le  baiser  des  deux  côtés.  »  Candide  et 
Cacambo  sautèrent  au  cou  de  Sa  Majesté,  qui  les  reçut  avec  toute 
la  grâce  imaginable,  et  qui  les  pria  poliment  à  souper. 

En  attendant,  on  leur  fit  voir  la  ville,  les  édifices  publics 
élevés  jusqu'aux  nues,  les  marchés  ornés  de  mille  colonnes,  les 
fontaines  d'eau  pure,  les  fontaines  d'eau  rose,  celles  de  liqueurs 
de  cannes  de  sucre  qui  coulaient  continuellement  dans  de  grandes 
places  pavées  d'une  espèce  de  pierreries  qui  répandaient  une  odeur 
semblable  à  celle  du  girofle  et  de  la  cannelle.  Candide  demanda  à 

1.  Comparez  cette  conversation  à  celle  de  Voltaire  lui-même  avec  un  quaker 
dans  la  première  de  ses  Lettres  anglaises. 

21.    —    liOMANS.  12 


ns  CANDIDE,    OU    L'OPTIMISME. 

voir  la  cour  de  justice,  le  parlement  ;  on  lui  dit  qu'il  n'y  en  avait 
point,  et  qu'on  ne  plaidait  jamais.  Il  s'informa  s'il  y  avait  des  pri- 
sons, et  on  lui  dit  que  non.  Ce  qui  le  surprit  davantage,  et  qui  lui  fit 
le  plus  de  plaisir,  ce  fut  le  palais  des  sciences,  dans  lequel  il  vit 
une  galerie  de  deux  mille  pas,  toute  pleine  d'instruments  de 
mathématiques  et  de  physique. 

Après  avoir  parcouru  toute  raprès-dînée  à  peu  près  la  miUième 
partie  de  la  ville,  on  les  remena  chez  le  roi.  Candide  se  mit  à 
tahle  entre  Sa  Majesté,  son  valet  Cacambo,  et  plusieurs  dames. 
Jamais  on  ne  fit  meilleure  chère,  et  jamais  on  n'eut  plus  d'esprit 
à  souper  qu'en  eut  Sa  Majesté.  Cacambo  expliquait  les  bons  mots 
du  roi  à  Candide,  et,  quoique  traduits,  ils  paraissaient  toujours  des 
bous  mots.  De  tout  ce  qui  étonnait  Candide,  ce  n'était  pas  ce  qui 
l'étonna  le  moins. 

Ils  passèrent  un  mois  dans  cet  hospice.  Candide  ne  cessait  de 
dire  à  Cacambo  :  «  Il  est  vrai,  mon  ami,  encore  une  fois,  que 
le  château  où  je  suis  né  ne  vaut  pas  le  pays  où  nous  sommes; 
mais  enfin  M""  Gunégonde  n'y  est  pas,  et  vous  avez  sans  doute 
quelque  maîtresse  en  Europe.  Si  nous  restons  ici,  nous  n'y 
serons  que  comme  les  autres  ;  au  lieu  que  si  nous  retournons 
dans  notre  monde,  seulement  avec  douze  moutons  chargés  de 
cailloux  d'Eldorado,  nous  serons  plus  riches  que  tous  les  rois 
ensemble,  nous  n'aurons  plus  d'inquisiteurs  à  craindre,  et  nous 
pourrons  aisément  reprendre  M'^«  Cunégonde.  » 

Ce  discours  plut  à  Cacambo  ;  on  aime  tant  h  courir,  à  se  faire 
valoir  chez  les  siens,  à  faire  parade  de  ce  qu'on  a  vu  dans  ses 
voyages,  que  les  deux  heureux  résolurent  de  ne  plus  l'être,  et  de 
demander  leur  congé  à  Sa  Majesté. 

«  Vous  faites  une  sottise,  leur  dit  le  roi  ;  je  sais  bien  que  mon 
pays  est  peu  de  chose;  mais,  quand  on  est  passablement  quelque 
part,  il  faut  y  rester.  Je  n'ai  pas  assurément  le  droit  de  retenir 
des  étrangers  ;  c'est  une  tyrannie  qui  n'est  ni  dans  nos  mœurs  ni 
dans  nos  lois:  tous  les  hommes  sont  libres  ;  partez  quand  vous 
voudrez,  mais  la  sortie  est  bien  difficile.  Il  est  impossible  de 
remonter  la  rivière  rapide  sur  laquelle  vous  êtes  arrivés  par 
miracle,  et  qui  court  sous  des  voûtes  de  rochers.  Les  montagnes 
qui  entourent  tout  mon  royaume  ont  dix  mille  pieds  de  hauteur, 
et  sont  droites  comme  des  murailles  :  elles  occupent  chacune  en 
largeur  un  espace  de  plus  de  dix  lieues  ;  on  ne  peut  en  descendre 
que  par  des  précipices.  Cependant,  puisque  vous  voulez  absolu- 
ment partir,  je  vais  donner  ordre  aux  intendants  des  machines 
d'en  faire  une  (jui  puisse  vous  transporter  commodément.  Quand 


CIIAIMTUL    XIX.  ^''^ 

on  vous  aura  conduits  au  revers  des  montagnes,  personne  ne 
pourra  vous  accompagner  :  car  mes  sujets  ont  fait  vœu  de  ne 
amais  sortir  de  leur  enceinte,  et  ils  sont  trop  sages  pour  rompre 
leur  vœu  Demandez-moi  d'ailleurs  tout  ce  qu'il  vous  plaira.  — 
Nous  ne  demandons  à  Votre  Majesté,  dit  Cacambo,  que  quelques 
moutons  chargés  de  vivres,  de  cailloux,  et  de  la  boue  du  pays.  >. 
Le  roi  rit-  «Je  ne  conçois  pas,  dit-il,  quel  goût  vos  gens  d'Europe 
ont  pour  notre  boue  jaune  ;  mais  emportez-en  tant  que  vous  vou- 
drez, et  grand  bien  vous  fasse.  » 

Il  donna  l'ordre  sur-le-champ  à  ses  ingénieurs  de  faire  une 
machine  pour  guinder  ces  deux  hommes  extraordinaires  hors  du 
rovaume.  Trois  mille  bons  physiciens  y  travaillèrent  ;  elle  tut 
prête  au  bout  de  quinze  jours,  et  ne  coûta  pas  plus  de  vingt  mil- 
lions de  livres  sterling,  monnaie  du  pays.  On  mit  sur  la  machine 
Candide  et  Cacambo  ;  il  y  avait  deux  grands  moutons  rouges 
sellés  et  bridés  pour  leur  servir  de  monture  quand  ils  auraient 
franchi  les  montagnes,  vingt  moutons  de  bât  chargés  de  vivres, 
trente  qui  portaient  des  présents  de  ce  que  le  pays  a  de  plus 
curieux,  et  cinquante  chargés  d'or,  de  pierreries  et  de  diamants. 
Le  roi  embrassa  tendrement  les  deux  vagabonds. 

Ce  fut  un  beau  spectacle  que  leur  départ,  et  la  manière  ingé- 
nieuse dont  ils  furent  hissés,  eux  et  leurs  moutons,  au  haut  des 
montagnes.  Les  phvsiciens  prirent  congé  d'eux  après  les  avoir 
mis  en  sûreté,  et  Candide  n'eut  plus  d'autre  désir  et  d'autre  objet 
que  d'aller  présenter  ses  moutons  à  M"'  Cunégonde.  «  Nous 
avons,  dit-il,  de  quoi  payer  le  gouverneur  de  Buénos-Ayres,  si 
M"^  Cunégonde  peut  être  mise  à  prix.  Marchons  vers  la  Cayenne, 
embarquons-nous,  et  nous  verrons  ensuite  quel  royaume  nous 
pourrons  acheter.  » 


CHAPITRE   XIX. 

CE    OU    LELP.     ARRIVA    A    SURINAM,    ET    COMMENT    CANDIDE    FIT    CONNAISSANCE 

AVEC   MARTIN. 

La  première  journée  de  nos  deux  voyageurs  fut  assez  agréable. 
Ils  étaient  encouragés  par  l'idée  de  se  voir  possesseurs  déplus  de 
trésors  que  l'Asie,  l'Europe  et  l'Afrique,  n'en  pouvaient  rassem- 
bler Candide,  transporté,  écrivit  le  nom  de  Cunégonde  sur  les 
arbres  \  la  seconde  journée,  deux  de  leurs  moutons  s'enfoncèrent 
dans  des  marais,  et  y  furent  abîmés  avec  leurs  charges;  aeux 


f80  CANDIDE,    OU   L'OPTIMISME. 

autres  moutons  moururent  de  fatigue  quelques  jours  après; 
sept  ou  huit  périrent  ensuite  de  faim  dans  un  désert;  d'autres 
tombèrent  au  bout  de  quelques  jours  dans  des  précipices.  Enfin, 
après  cent  jours  de  marche,  il  ne  leur  resta  que  deux  moutons. 
Candide  dit  à  Gacambo:  «  Mon  ami,  vous  voyez  comme  les  richesses 
de  ce  monde  sont  périssables  ;  Tl' n'y  a  rien  de  solide- qu«4a-vertu 
et  le  bonheur  de  revoir  M"''  Cuuégonde.  —  Je  l'avoue,  dit  Gacambo  ; 
mais  il  nous  reste  encore  deux  moutons  avec  plus  de  trésors  que 
n'en  aura  jamais  le  roi  d'Espagne  ;  et  je  vois  bien  de  loin  une 
ville  que  je  soupçonne  être  Surinam,  appartenante  aux  Hollan- 
dais. Nous  sommes  au  bout  de  nos  peines  et  au  commencement 
de  notre  félicité.  » 

En  approchant  de  la  ville,  ils  rencontrèrent  un  nègre  étendu 
par  terre,  n'ayant  plus  que  la  moitié  de  son  habit,  c'est-à-dire 
d'un  caleçon  de  toile  bleue  ;  il  manquait  à  ce  pauvre  homme  la 
jambe  gauche  et  la  main  droite.  «  Eh  !  mon  Dieu!  lui  dit  Gandide 
en  hollandais,  que  fais-tu  là,  mon  ami,  dans  l'état  horrible  où 
je  te  vois?  — J'attends  mon  maître,  lAI,  Vanderdendur,  le  fameux 
négociant,  répondit  le  nègre.  —  Est-ce  M.  Vanderdendur,  dit 
Gandide,  qui  t'a  traité  ainsi?  — Oui,  monsieur,  dit  le  nègre,  c'est 
l'usage.  On  nous  donne  un  caleçon  de  toile  pour  tout  vêtement 
deux  fois  l'année.  Quand  nous  travaillons  aux  sucreries,  et  que 
la  meule  nous  attrape  le  doigt,  on  nous  coupe  la  main;  quand 
nous  voulons  nous  enfuir,  on  nous  coupe  la  jambe  :  je  me  suis 
trouvé  dans  les  deux  cas.  G'estJ^ceprix  que  vous  mangez  du  sucre 
en  Europe.  Cependant,  lorsque  ma  mère  me  vendit  dix  écùs 
pâtâgons  sur  la  côte  de  Guinée,  elle  me  disait  :  «  Mon  cher  enfant, 
«  bénis  nos  fétiches,  adore-les  toujours,  ils  te  feront  vivre  heu- 
u  reux;  tu  as  l'honneur  d'être  esclave  de  nos  seigneurs  les  blancs, 
((  et  tu  fais  par  là  la  fortune  de  ton  père  et  de  ta  mère.  »  Hélas! 
je  ne  sais  pas  si  j'ai  fait  leur  fortune,  mais  ils  n'ont  pas  fait  la 
mienne.  Les  chiens,  les  singes  et  les  perroquets,  sont  mille  fois 
moins  malheureux  que  nous;  les  fétiches  hollandais  qui  m'ont 
converti  me  disent  tous  les  dimanches  que  nous  sommes  tous 
enfants  d'Adam,  blancs  et  noirs.  Je  ne  suis  pas  généalogiste;  mais 
si  ces  prêcheurs  disent  vrai,  nous  sommes  tous  cousins  issus  de 
o-ermain.  Or  vous  m'avouerez  qu'on  ne  peut  pas  eu  user  avec  ses 
parents  d'une  manière  plus  horrible. 

""Tir^o "Pangloss !  s'écria  Candide,  tu  n'avais  pas  deviné  cette 
abomination  ;  c'en  est  fait,  il  faudra  qu'à  la  fin  je  renonce  à  ton 
optimisme.  —  Qu'est-ce  qu'optimisme?  disait  Gacambo. —  Hélas! 
dit  Candide,  c'eafla  rage  de  soutenir  que  tout  est  bien  quand^on 


CHAPITRI-:    XIX.  <8I 

cstmal  »  ;  et  il  versait  des  larmes  en  regardant  son  nègre;  et  en 
pleurant,  il  entra  dans  Surinam. 

La  première  chose  dont  ils  s'informent,  c'est  s'il  n'y  a  point  au 
port  quoique  vaisseau  qu'on  pût  envoyer  à  Buénos-Ayres.  Celui 
à  qui  ils  s'adressèrent  était  justement  un  patron  espagnol  qui 
s'offrit  à  faire  avec  eux  un  marché  honnête.  Il  leur  donna  rendez- 
vous  dans  un  cabaret.  Candide  et  le  fidèle  Cacambo  allèrent  l'y 
attendre  avec  leurs  deux  moutons. 

Candide,  qui  avait  le  cœur  sur  les  lèvres,  conta  à  FEspagnol 
toutes  ses  aventures,  et  lui  avoua  qu'il  voulait  enlever  M"'=  Cuné- 
gonde.  u  Je  me  garderai  bien  de  vous  passer  à  Buénos-Ayres,  dit 
le  patron;  je  serais  pendu,  et  vous  aussi  ;  la  belle  Cunégonde  est 
la  maîtresse  favorite  de  monseigneur.  »  Ce  fut  un  coup  de  foudre 
pour  Candide,  il  pleura  longtemps;  enfin  il  tira  à  part  Cacambo. 
«  Voici,  mon  cher  ami,  lui  dit-il,  ce  qu'il  faut  que  tu  fasses.  Aous 
avons  chacun  dans  nos  poches  pour  cinq  ou  six  millions  de  dia- 
mants, tu  es  plus  habile  que  moi;  va  prendre  M"-  Cunégonde  à 
Buénos-Ayres.  Si  le  gouverneur  fait  quelque  difficulté,  donne-lui 
un  million  ;  s'il  ne  se  rend  pas,  donne-lui-en  deux  ;  tu  n'as  point 
tué  d'inquisiteur,  on  ne  se  défiera  point  de  toi.  J'équiperai  un 
autre  vaisseau,  j'irai  fattendre  à  Venise  :  c'est  un  pays  libre  où 
Ton  n"a  rien  à  craindre  ni  des  Bulgares,  ni  des  Abares,  ni  des  juifs, 
ni  des  inquisiteurs.  »  Cacambo  applaudit  à  cette  sage  résolution. 
Il  était  au  désespoir  de  se  séparer  d'un  bon  maître  devenu  son 
ami  intime  ;  mais  le  plaisir  de  lui  être  utile  l'emporta  sur  la  dou- 
leur de  le  quitter.  Ils  s'embrassèrent  en  versant  des  larmes  : 
Candide  lui  recommanda  de  ne  point  oublier  la  bonne  vieille. 
Cacambo  partit  dès  le  jour  même  :  c'était  un  très-bon  homme 
que  ce  Cacambo, 

Candide  resta  encore  quelque  temps  à  Surinam,  et  attendit 
qu'un  autre  patron  voulût  le  mener  en  Italie,  lui  et  les  deux  mou- 
tons qui  lui  restaient.  Il  prit  des  domestiques,  et  acheta  tout  ce 
qui  lui  était  nécessaire  pour  un  long  voyage;  enfin  M.  Van- 
derdendur,  maître  d'un  gros  vaisseau,  vint  se  présenter  à  lui. 
((  Combien  voulez-vous,  demanda-t-il  à  cet  homme,  pour  me 
mener  en  droiture  à  Venise,  moi,  mes  gens,  mon  bagage,  et  les 
deux  moutons  que  voilà?  »  Le  patron  s'accorda  à  dix  mille 
piastres  ;  Candide  n'hésita  pas. 

«  Oh  !  oh  !  dit  à  part  soi  le  prudent  Vanderdendur,  cet  étranger 
donne  dix  mihe  piastres  tout  d'un  coup  !  il  faut  qu'il  soit  bien 
riche.  »  Puis,  revenant  un  moment  après,  il  signifia  qu'il  ne 
pouvait  partir  à  moins  de  vingt  mille.  «  Eh  bien  !  vous  les  aurez, 


182  CANDIDE,    OU    L'OPTIMISME. 

dit  Candide.  —  Ouais,  se  dit  tout  lias  le  marchand,  cet  homme 
donne  vingt  mille  piastres  aussi  aisément  que  dix  mille.  » 

Il  revint  encore,  et  dit  qu'il  ne  pouvait  le  conduire  à  Venise  à 
moins  de  trente  mille  piastres,  a  Vous  en  aurez  donc  trente  mille, 
répondit  Candide.  —  Oh!  oh!  se  dit  encore  le  marchand  hollan- 
dais, trente  mille  piastres  ne  coûtent  rien  à  cet  homme-ci;  sans 
doute  les  deux  moutons  portent  des  trésors  immenses  :  n'insistons 
pas  davantage;  faisons-nous  d'ahord  payer  les  trente  mille  pias- 
tres, et  puis  nous  verrons.  » 

Candide  vendit  deux  petits  diamants,  dont  le  moindre  valait 
plus  que  tout  l'argent  que  demandait  le  patron.  Il  le  paya  d'a- 
vance. Les  deux  moutons  furent  embarqués.  Candide  suivait 
dans  un  petit  bateau  pour  joindre  le  vaisseau  à  la  rade  ;  le  patron 
prend  son  temps ,  met  à  la  voile ,  démarre  ;  le  vent  le  favorise. 
Candide,  éperdu  et  stupéfait,  le  perd  bientôt  de  vue.  «  Hélas! 
cria-t-il,  voilà  un  tour  digne  de  l'ancien  monde.  »  Il  retourne  au 
rivage,  abhîié  dans  la  douleur:  car  enfin  il  avait  perdu  de  quoi 
faire  la  fortune  de  vingt  monarques. 

Il  se  transporte  chez  le  juge  hollandais;  et,  comme  il  était  un 
peu  troublé,  il  frappe  rudement  à  la  porte;  il  entre,  expose 
son  aventure,  et  crie  un  peu  plus  baut  qu'il  ne  convenait.  Le 
juge  commença  par  lui  faire  payer  dix  mille  piastres  pour  le 
bruit  qu'il  avait  fait  ;  ensuite  il  l'écouta  patiemment,  lui  promit 
d'examiner  son  affaire  sitôt  que  le  marchand  serait  revenu,  et  se 
fit  payer  dix  mille  autres  piastres  pour  les  frais  de  l'audience. 

Ce  procédé  acheva  de  désespérer  Candide  ;  il  avait  à  la  vérité 
essuyé  des  malheurs  mille  fois  plus  douloureux  ;  mais  le  sang- 
froid  du  juge,  et  celui  du  patron  dont  il  était  volé,  alluma  sa  bile, 
et  le  plongea  dans  une  noire  mélancolie.  La  méchanceté  des 
hommes  se  ])résentait  à  son  esprit  dans  toute  sa  laideur,  il  ne  se 
nourrissait  que  d'idées  tristes.  Enfin  un  vaisseau  français  étant  sur 
le  point  de  partir  pour  Bordeaux,  comme  il  n'avait  plus  de  mou- 
tons chargés  de  diamants  à  embarquer,  il  loua  une  chambre  du 
vaisseau  à  juste  prix,  et  fit  signifier  dans  la  ville  qu'il  payerait  le 
passage,  la  nourriture,  et  donnerait  deux  mille  piastres  à  un 
honnête  homme  qui  voudrait  faircle  voyage  avec  lui,  à  condition 
que  cet  homme  serait  le  plus  dégoûté  de  son  état  et  le  plus  mal- 
heureux (le  la  province. 

Il  se  présenta  une  foule  de  prétendants  qu'une  flotte  n'aurait 
pu  contenir.  Candide,  voulant  choisir  entre  les  plus  apparents,  il 
distingua  une  vingtaine  de  personnes  qui  lui  paraissaient  so- 
ciables, et  (\m  toutes  prétendaient  mériter  la  préférence.  11  les 


CHAPITRE    XX.  483 

assembla  dans  son  cabaret,  et  leur  donna  à  souper,  à  condition 
que  chacun  ferait  serment  de  raconter  fidèlement  son  histoire, 
promettant  de  choisir  celui  qui  lui  paraîtrait  le  plus  à  plaindre     ■ 
et  le  plus  mécontent  de  son  état,  à  plus  juste  titre,  et  de  donner 
aux  autres  quelques  gratifications. 

La  séance  dura  jusqu'à  quatre  heures  du  matin.  Candide,  en 
écoutant  toutes  leurs  aventures,  se  ressouTenait  de  ce  que  lui 
avait  dit  la  vieille  en  allant  à  Buénos-Ayres,  et  de  la  gageure  qu'elle 
avait  faite,  qu'il  n'y  avait  personne  sur  le  vaisseau  à  qui  il  ne  fût 
arrivé  de  très-grands  malheurs.  Il  songeait  cà  Pangloss  à  chaque 
aventure  qu'on  lui  contait,  a  Ce  Pangloss,  disait-il,  serait  bien 
embarrassé  à  démontrer  son  système.  Je  voudrais  qu'il  fût  ici. 
GertainemenJ^  si  tout  va  bien,  c'est  dans  Eldorado,  et  non  pas 
dausTel-éste  deTa'terrer»  Enfin  il  se  détermina  en  faveur  d'un— 7 
pauvre  savant  qui  avait  travaillé  dix  ans  pour  les  libraires  à  Ams-  / 
terdam.  Il  jugea  qu'il  n'y  avait  point  de  métier  au  monde  dontj 
on  dût  être  plus  dégoûté. 

Ce  savant,  qui  était  d'ailleurs  un  bon  homme,  avait  été  volé 
par  sa  femme,  battu  par  son  fils,  et  abandonné  de  sa  fille,  qui 
s'était  fait  enlever  par  un  Portugais.  Il  venait  d'être  privé  d'un 
petit  emploi  duquel  il  subsistait  ;  et  les  prédicants  de  Surinam  le 
persécutaient  parce  qu'ils  le  prenaient  pour  un  socinien.  Il  faut 
avouer  que  les  autres  étaient  pour  le  moins  aussi  malheureux 
que  lui;  mais  Candide  espérait  que  le  savant  le  désennuierait 
dans  le  voyage.  Tous  ses  autres  rivaux  trouvèrent  que  Candide 
leur  faisait  une  grande  injustice  ;  mais  il  les  apaisa  en  leur  don- 
nant à  chacun  cent  piastres. 


CHAPITRE    XX. 

CE  OUI  ARRIVA  SIR  MER  A  CAXbIDE  ET  A  MARTIN. 

Le  vieux  savant,  qui  s'appelait  Martin,  s'embarqua  donc  pour 
Bordeaux  avec  Candide.  L'un  et  l'autre  avaient  beaucoup  vu  et 
beaucoup  souffert;  et  quand  le  vaisseau  aurait  dû  faire  voile  de 
Surinam  au  Japon  par  le  cap  de  Bonne-Espérance,  ils  auraient 
eu  de  quoi  s'entretenir  du  mal  moral  et  du  mal  physique  pendant 
tout  le  voyage. 

Cependant  Candide  avait  un  grand  avantage  sur  Martin,  c'est 
qu'il  espérait  toujours  revoir  M"'=  Cunégonde,  et  que  Martin  n'avait 
rien  à  espérer  ;  de  plus  il  avait  de  l'or  et  des  diamants  ;  et,  quoi- 


184  CANDIDE,    OU   L'OPTIMISME. 

qu'il  eût  perdu  cent  gros  moutons  rouges  chargés  des  plus  grands 
trésors  de  la  terre,  quoiqu'il  eût  toujours  sur  le  cœur  la  fripon- 
nerie du  patron  hollandais;  cependant,  quand  il  songeait  à  ce  qui 
lui  restait  dans  ses  poches,  et  quand  il  parlait  de  Cunégonde, 
surtout  à  la  fin  du  repas,  il  penchait  alors  pour  le  système  de 
Pangloss. 

«  Mais  vous,  monsieur  Martin,  dit-il  au  savant,  que  pensez- 
vous  de  tout  cela?  Quelle  est  votre  idée  sur  le  mal  moral  et  le  mal 
physique  ?  —  Monsieur,  répondit  Martin,  mes  prêtres  m'ont  accusé 
d'être  socinien  ^  ;  mais  la  vérité  du  fait  est  que  je  suis  manichéen  2. 
—  Vous  vous  moquez  de  moi,  dit  Candide  ;  il  n'y  a  plus  de  mani- 
chéens dans  le  monde.  —  Il  y  a  moi,  dit  Martin;  je  ne  sais  qu'y 
faire,  mais  je  ne  peux  penser  autrement,  —  Il  faut  que  vous  ayez 
le  diable  au  corps,  dit  Candide.  —  Il  se  mêle  si  fort  des  affaires 
de  ce  monde,  dit  Martin,  qu'il  pourrait  bien  être  dans  mon  corps, 
comme  partout  ailleurs  :  mais  je  vous  avoue  qu  en  jetant  la  vue 
sur  ce  globe,  ou  plutôt  sur  ce  globule,  je  pense  que  Dieu  l'a  aban- 
donné à  quelque  être  malfaisant  ;  j'en  excepte  toujours  Eldorado. 
Je  n'ai  guère  vu  de  ville  qui  ne  désirât  la  ruine  de  la  ville  voi- 
sine, point  de  famille  qui  ne  voulût  exterminer  quelque  autre 
famille.  Partout  les  faibles  ont  en  exécration  les  puissants  devant 
lesquels  ils  rampent,  et  les  puissants  les  traitent  comme  des  trou- 
peaux dont  on  vend  la  laine  et  la  chair.  Un  million  d'assassins 
enrégimentés,  courant  d'un  bout  de  l'Europe  à  l'autre,  exerce  le 
meurtre  et  le  brigandage  avec  discipline  pour  gagner  son  pain, 
parce  qu'il  n'a  pas  de  métier  plus  honnête  ;  et  dans  les  villes  qui 
paraissent  jouir  de  la  paix,  et  où  les  arts  fleurissent,  les  hommes 
sont  dévorés  de  plus  d'envie,  de  soins  et  d'inquiétudes,  qu'une 
ville  assiégée  n'éprouve  de  fléaux.  Les  chagrins  secrets  sont  encore 
plus  cruels  que  les  misères  publiques.  En  un  mot,  j'en  ai  tant  vu 
et  tant  éprouvé  que  je  suis  manichéen.  —  H  y  a  pourtant  du 
bon,  répliquait  Candide.  —  Cela  peut  être,  disait  Martin;  mais  je 
ne  le  connais  pas.  » 

^  Au  milieu  de  cette  dispute,  on  entendit  un  bruit  de  canon.  Le 
bruit  redouble  de  moment  en  moment.  Chacun  prend  sa  lunette. 
On  aperroit  deux  vaisseaux  qui  combattaient  à  la  distance  d'en- 
viron trois  milles  :  le  vent  les  amena  l'un  et  l'autre  si  près  du 
vaisseau  français  qu'on  eut  le  plaisir  de  voir  le  combat  tout  ci  son 

1.  Les  socinicns  rcji^ttont  li-s  in3slèrcs  et  n'admcllont  que  l'évidence  ;  voyez 
tome  XVni,  page  40«. 

2.  Les  iiuuiicliécns  admcttenl  un  boa  et  un  mauvais  pi-incijjc;  voyez  tome  XI, 
pages  18,  '202. 


CHAPITRE    XXI.  185 

aise.  Enfin  i'un  des  deux  vaisseaux  lâcha  à  l'autre  une  bordée  si 
bas  et  si  juste,  qu'il  le  coula  à  fond.  Candide  et  Martin  aperçu- 
rent distinctement  une  centaine  d'hommes  sur  le  tillac  du  vais- 
seau qui  s'enfonçait  ;  ils  levaient  tous  les  mains  au  ciel,  et  jetaient 
des  clameurs  effroyables  :  en  un  moment  tout  fut  englouti. 

((  Eh  bien  !  dit  Martin,  voilà  comme  les  hommes  se  traitent 
les  uns  les  autres.  —  Il  est  vrai,  dit  Candide,  qu'il  y  a  quelque 
chose  de  diabolique  dans  cette  affaire.  »  En  parlant  ainsi,  il 
aperçut  je  ne  sais  quoi  d'un  rouge  éclatant,  qui  nageait  auprès 
de  son  vaisseau.  On  détacha  la  chaloupe  pour  voir  ce  que  ce 
pouvait  être  :  c'était  un  de  ses  moutons.  Candide  eut  plus  de  joie 
de  retrouver  ce  mouton  qu'il  n'avait  été  affligé  d'en  perdre  cent 
tous  chargés  de  gros  diamants  d'Eldorado. 

Le  capitaine  français  aperçut  bientôt  que  le  capitaine  du 
vaisseau  submergeant  était  espagnol,  et  que  celui  du  vaisseau 
submergé  était  un  pirate  hollandais;  c'était  celui-là  même  qui 
avait  volé  Candide.  Les  richesses  immenses  dont  ce  scélérat  s'était 
emparé  furent  ensevelies  avec  lui  dans  la  mer,  et  il  n'y  eut  qu'un 
mouton  de  sauvé.  «  Vous  voyez,  dit  Candide  à  Martin,  que  le 
crime  est  puni  quelquefois  ;  ce  coquin  de  patron  hollandais  a  eu' 
le  sort  qu'il  méritait.  —  Oui,  dit  Martin  ;  mais  fallait-il  que  les 
passagers  qui  étaient  sur  son  vaisseau  périssent  aussi  ?  Dieu  a  puni 
ce  fripon,  le  diable  a  noyé  les  autres.  » 

Cependant  le  vaisseau  français  et  l'espagnol  continuèrent  leur 
route,  et  Candide  continua  ses  conversations  avec  Martin.  Ils 
disputèrent  quinze  jours  de  suite,  et  au  bout  de  quinze  jours  ils 
étaient  aussi  avancés  que  le  premier.  Mais  enfin  ils  parlaient,  ils 
se  communiquaient  des  idées,  ils  se  consolaient.  Candide  cares- 
sait son  mouton.  «  Puisque  je  t'ai  retrouvé,  dit-il,  je  pourrai  bien 
retrouver  Cunégonde.  » 


CHAPITRE    XXI. 

CANDIDE     ET     MARTIN     APPROCHENT     DES     CÔTES     DE     FRANCE, 
ET     RAISONNENT. 

On  aperçut  enfin  les  côtes  de  France.  «  Avez-vous  jamais  été 
en  France,  monsieur  Martin  ?  dit  Candide.  —  Oui,  dit  Martin,  j'ai 
parcouru  plusieurs  provinces.  Il  y  eu  a  où  la  moitié  des  habitants 
est  folle,  quelques-unes  où  l'on  est  trop  rusé,  d'autres  où  l'on  est 
communément  assez  doux  et  assez  bête,  d'autres  où  l'on  fait  le 


186  CAx\DIDE,    OU    L'OPTIMISME. 

bel  esprit;  et,  dans  toutes,  la  principale  occupation  est  l'amour; 
la  seconde,  de  médire  ;  et  la  troisième,  de  dire  des  sottises.  — 
Mais,  monsieur  Martin,  avez-vous  vu  Paris  ?  —  Oui,  j'ai  vu  Paris;  il 
tient  de  toutes  ces  espèces-là  ;  c'est  un  chaos,  c'est  une  presse  dans 
laquelle  tout  le  monde  cherche  le  plaisir,  et  où  presque  personne 
ne  le  trouve,  du  moins  à  ce  qu'il  m'a  paru.  J'y  ai  séjourné  peu  ; 
j'y  fus  volé,  en  arrivant,  de  tout  ce  que  j'avais,  par  des  filous,  à 
la  foire  Saint-Germain  ;  on  me  prit  moi-même  pour  un  voleur,  et 
je  fus  huit  jours  en  prison  ;  après  quoi  je  me  fis  correcteur  d'im- 
primerie pour  gagner  de  quoi  retourner  à  pied  en  Hollande.  Je 
connus  la  canaille  écrivante,  la  canaille  cabalante,  et  la  canaille 
convulsionnaire.  On  dit  qu'il  y  a  des  gens  fort  polis  dans  cette 
ville-là  :  je  le  veux  croire. 

—  Pour  moi,  je  n'ai  nulle  curiosité  de  voir  la  France,  dit  Can- 
dide; vous  devinez  aisément  que  quand  on  a  passé  un  mois  dans 
Eldorado,  on  ne  se  soucie  plus  de  rien  voir  sur  la  terre  que 
M""  Cunégonde  :  je  vais  l'attendre  à  Venise  ;  nous  traverserons  la 
France  pour  aller  en  Italie;  ne  m'accompagnerez-vous  pas?  — 
Très-volontiers,  dit  Martin  ;  on  dit  que  Venise  n'est  bonne  que 
pour  les  nobles  vénitiens,  mais  que  cependant  on  y  reçoit  très- 
bien  les  étrangers  quand  ils  ont  beaucoup  d'argent  :  je  n'en  ai 
point;  vous  en  avez,  je  vous  suivrai  partout.  —  A  propos,  dit 
Candide,  pensez-vous  que  la  terre  ait  été  originairement  une  mer, 
comme  on  l'assure  dans  ce  gros  livre  qui  appartient  au  capi- 
taine du  vaisseau  ^  ?  — Je  n'en  crois  rien  du  tout,  dit  Martin,  non 
plus  que  de  toutes  les  rêveries  qu'on  nous  débite  depuis  quelque 
temps.  —  Mais  à  quelle  fin  ce  monde  a-t-il  donc  été  formé?  dit 
Candide. —  Pour  nous  faire  enrager,  répondit  Martin. — N'êtes-vous 
pas  bien  étonné,  continua  Candide,  de  l'amour  que  ces  deux  filles 
du  pays  des  Oreillons  avaient  pour  ces  deux  singes,  et  dont  je 
vous  ai  conté  l'aventure?  —  Point  du  tout,  dit  Martin;  je  ne  vois 
pas  ce  que  cette  passion  a  d'étrange  :  j'ai  tant  vu  de  choses  extra- 
ordinaires qu'il  n'y  a  plus  rien  d'extraordinaire  pour  moi.  — 

1.  I.;i  lîiblc.  On  lit  clans  la  Genrso,  chapiiiv  i'^'",  verset  2  :  Tencbrœ  erant  super 
fariein  abyssi,  paroles  que  Demaillot  donne  comme  pivsentant  la  môme  idée  que 
ce  vers  d'Ovide  {Métam.,  \,  \h)  : 

Quaqiic  orat  c\  toUus,  illic  et  pontus  ot  acr. 

Voyez  la  première  journée  de  Telliamed,  où  il  est  dit  que  la  mer  a  été  supé- 
rieure (l'an  grand  nombre  de  caudées  à  la  jdus  haute  de  toutes  nos  montagnes. 
Voltaire  pailc  souvent,  de  Dcmnillet  et  de  son  Telliamed.  Voyez  entre  autres,  dans 
U's  Midaufjes,  année  1768,  le  cliapitrc  xviii  des  Simjularilés  de  la  nature;  et,  année 
1777,  le  onzième  des  Dialogues  d'Évhémère.  (B.) 


CHAPITRE    XXII.  187 

Croycz-Tous,  dit  Candide,  que  les  hommes  se  soient  toujours 
mutuellement  massacrés  comme  ils  font  aujourd'hui?  qu'Usaient 
toujours  été  menteurs,  four])es,  perfides,  ingrats,  brigands,  fai- 
bles, volages,  lâches,  envieux,  gourmands,  ivrognes,  avares, 
ambitieux,  sanguinaires,  calomniateurs,  débauchés,  fanatiques, 
hypocrites  et  sots?  —  Croyez-vous,  dit  Martin,  que  les  éperviers 
aient  toujours  mangé  des  pigeons  quand  ils  en  ont  trouvé  ?  —  Oui, 
sans  doute,  dit  Candide.  —  Eh  bien!  dit  Martin,  si  les  éperviers 
ont  toujours  eu  le  même  caractère,  pourquoi  voulez-vous  que  les 
hommes  aient  changé  le  leur  ?  —  Oh  !  dit  Candide,  il  y  a  bien  de 
la  différence,  car  le  libre  arbitre...  »  En  raisonnant  ainsi,  ils 
arrivèrent  à  Bordeaux. 


CHAPITRE   XXIP. 

CE     QUI     ARRIVA     EN      FRANCE     A     CANDIDE     ET     A     MARTIN. 

Candide  ne  s'arrêta  dans  Bordeaux  qu'autant  de  temps  qu'il 
en  fallait  pour  vendre  quelques  cailloux  du  Dorado,  et  pours'ac- 
commodef  d'une  bonne  chaise  à  deux  places:  car  il  ne  pouvait 
plus  se  passer  de  son  philosophe  Martin  ;  il  fut  seulement  très- 
fâché  de  se  séparer  de  son  mouton,  qu'il  laissa  à  l'Académie  des 
sciences  de  Bordeaux,  laquelle  proposa  pour  le  sujet  du  prix  de 
cette  année  de  trouver  pourquoi  la  laine  de  ce  mouton  était 
rouge;  et  le  prix  fut  adjugé  à  un  savant  du  Xord,  qui  démontra 
par  A,  plus  B,  moins  C  divisé  par  Z,  que  le  mouton  devait  être 
rouge,  et  mourir  de  la  clavelée  -. 

Cependant  tous  les  voyageurs  que  Candide  rencontra  dans 
les  cabarets  de  la  route  lui  disaient  :  a  Xous  allons  à  Paris.  » 
Cet  empressement  général  lui  donna  enfin  l'envie  de  voir  cette 
capitale;  ce  n'était  pas  beaucoup  se  détourner  du  chemin  de 
Venise. 

1.  Ce  chapitre  xxii  a  été  beaucoup  augmenté  en  1761  ;  voj'ez  la  note  2 
de  la  pa^p  189. 

i.  Quelques  progrès  que  les  sciences  aient  faits,  il  est  impossible  que.  sur  dix 
mille  hommes  qui  les  cultivent  en  Europe,  et  sur  trois  cents  académies  qui  y 
sont  établies,  il  ne  se  trouve  point  quelque  académie  qui  propose  des  prix  ridi- 
cules, et  quelques  savants  qui  fassent  d'étranges  applications  des  sciences  les 
plus  utiles.  Ce  ridicule  avait  frappé  M.  de  Voltaire  dans  son  séjour  à  Berlin.  Les 
savants  du  Nord  conservaient  encore  à  cette  époque  quelques  restes  de  l'ancienne 
barbarie  scolastique;  et  la  philosophie  hardie,  mais  hypothétique  et  absurde  de 
Leibniiz,  n'avait  pas  contribué  à  les  en  dépouiller.  (K.) 


CANDIDE,    OU   L'OPTIMISME. 

Il  entra  par  le  faubourg  Saint-Marceau  \  et  crut  être  dans  le 
plus  vilain  village  de  la  Vestphalie. 

""  A  peine  Candide  fut-il  dans  son  auberge,  qu'il  fut  attaqué 
d'une  maladie  légère,  causée  par  ses  fatigues.  Comme  il  avait  au 
doigt  un  diamant  énorme,  et  qu'on  avait  aperçu  dans  son  équi- 
page une  cassette  prodigieusement  pesante,  il  eut  aussitôt  auprès 
de  lui  deux  médecins  qu'il  n'avait  pas  mandés,  quelques  amis 
intimes  qui  ne  le  quittèrent  pas,  et  deux  dévotes  qui  faisaient 
cliaufifer  ses  bouillons.  Martin  disait  :  «  Je  me  souviens  d'avoir 
été  malade  aussi  à  Paris  dans  mon  premier  voyage;  j'étais  fort 
pauvre  :  aussi  n'eus-je  ni  amis,  ni  dévotes,  ni  médecins,  et  je 
guéris.  » 

Cependant,  à  force  de  médecines  et  de  saignées,  la  maladie  de 
Candide  devint  sérieuse.  Un  habitué  du  quartier  vint  avec  dou- 
ceur lui  demander  un  billet  payable  au  porteur  pour  l'autre 
monde  :  Candide  n'en  voulut  rien  faire;  les  dévotes  "l'assurèrent 
que  c'était  une  nouvelle  mode^  ;  Candide  répondit  qu'il  n'était 
point  homme  à  la  mode.  Martin  voulut  jeter  l'habitué  par  les 
fenêtres.  Le  clerc  jura  qu'on  n'enterrerait  point  Candide.  Martin 
jura  qu'il  enterrerait  le  clerc  s'il  continuait  à  les  importuner.  La 
querelle  s'échauffa  :  Martin  le  prit  par  les  épaules,  et  le  chassa 
rudement;  ce  qui  causa  un  grand  scandale,  dont  on  ût  un  pro- 
cès-verbal. 

Candide  guérit;  et  pendant  sa  convalescence  il  eut  très-bonne 
compagnie  à  souper  chez  lui.  On  jouait  gros  jeu.  Candide  était 
tout  étonné  que  jamais  les  as  ne  lui  vinssent;  et  Martin  ne  s'en 
étonnait  pas. 

Parmi  ceux  qui  lui  faisaient  les  honneurs  de  la  ville,  il  y  avait 
un  petit  abbé  périgourdiu,  l'un  de  ces  gens  empressés,  toujours 
alertes,  toujours  serviables,  elTrontés,  caressants,  accommodants, 
qui  guettent  les  étrangers  à  leur  passage,  leur  content  l'histoire 
scandaleuse  de  la  ville,  et  leur  offrent  des  plaisirs  à  tout  prix. 
Celui-ci  mena  d'abord  Candide  et  Martin  à  la  comédie.  On  y  jouait 
une  tragédie  nouvelle.  Candide  se  trouva  placé  auprès  de  quel- 
ques beaux  esprits.  Cela  ne  l'empêcha  pas  de  pleurer  à  des  scènes 
jouées  parfaitement.  In  des  raisonneurs  qui  étaient  à  ses  côtés 
lui  dit  dans  un  entr'acte  :  «  Vous  avez  grand  tort  de  pleurer,  cette 
actrice  est  fort  mauvaise  ;  l'acteur  qui  joue  avec  elle  est  plus  mau- 

1.  Comparez  ce  tablc'au  do  Paris  à  cfliii  que  Voltaire  a  déjà  esquissé  dans 
Babouc. 

2.  AfTaire  des  billets  de  confession.  Voyez,  tome  \V,  le  Précis  du  Siècle  de 
Louis  XV,  cliajjitre  xxxvi. 


CHAPITRE    XXII.  189 

vais  acteur  encore  ;  la  pièce  est  encore  plus  mauvaise  que  les  ac- 
teurs ;  l'auteur  ne  sait  pas  un  mot  d'arabe,  et  cependant  la  scène 
est  en  Arabie  ^  ;  et,  de  plus,  c'est  un  homme  qui  ne  croit  pas  aux 
idées  innées;  je  vous  apporterai  demain  vingt  brochures  contre 
lui  -.  —  Monsieur,  combien  avez-vous  de  pièces  de  théâtre  eu 
France?  »  dit  Candide  à  l'abbé;  lequel  répondit  :  «  Cinq  ou  six 
mille,  —  C'est  beaucoup,  dit  Candide;  combien  y  en  a-t-il  de 
bonnes?  —  Quinze  ou  seize,  répliqua  l'autre.  —  C'est  beaucoup,  » 
dit  Martin. 

Candide  fut  très-content  d'une  actrice  qui  faisait  la  reine 
Elisabeth,  dans  une  assez  plate  tragédie  '  que  l'on  joue  quelque- 
fois. «  Cette  actrice,  dit-il  à  Martin,  me  plaît  beaucoup;  elle  a  un 
faux  air  de  M'^*  Cunégonde;  je  serais  bien  aise  de  la  saluer.  » 
L'abbé  périgourdin  s'offrit  à  l'introduire  chez  elle.  Candide,  élevé 
en  Allemagne,  demanda  quelle  était  l'étiquette,  et  comment  on 
traitait  en  France  les  reines  d'Angleterre.  «  Il  faut  distinguer,  dit 
l'abbé;  en  province,  on  les  mène  au  cabaret  ;  à  Paris,  on  les  res- 
pecte quand  elles  sont  belles,  et  on  les  jette  à  la  voirie  quand  elles 
sont  mortes.  —  Des  reines  à  la  voirie  !  dit  Candide.  —  Oui  vrai- 
ment, dit  Martin  ;  monsieur  l'abbé  a  raison  :  j'étais  à  Paris  quand 
M"'=  Monime^  passa,  comme  on  dit,  de  cette  vie  à  l'autre;  on  lui 
refusa  ce  que  ces  gens-ci  appellent  Us  honneurs  de  la  sépulture, 


1.  La  Grange -Chancel  adressa  à  Voltaire,  en  1718,  une  Épttre  d  M.  Arouet 
de  Voltaire,  dans  laquelle  on  trouve  ces  vers  : 

Que  ton  exactitude  à  dépeindre  les  mœurs 
S'étende  jusqu'aux  noms  de  tes  moindres  acteurs. 
Et  qu'en  les  prononçant  ils  nous  fassent  connaître 
Les  pays  et  les  temps  où  tu  les  fais  renaître. 
Je  vois  avec  dépit,  pour  ne  produire  rien, 
Chez  le  Thébain  Œdipe,  Hidaspe  l'Indien. 

Voltaire  profita  de  la  critique,  et  mit  Araspe  au  lieu  de  Hidaspe.  C'est  peut- 
être  â  ces  vers  de  La  Grange-Chancel  que  Voltaire  fait  ici  allusion.  (B.) 

2.  Dans  l'édition  de  1759,  on  lit  : 

«  ...  contre  lui.  —  Monsieur,  lui  dit  l'abbé  périgourdin,  avez-vous  remarqué 
«  celte  jeune  personne  qui  a  un  visage  si  piquant  et  une  taille  si  fine"?  H  ne 
«  vous  en  cotitera  que  dix  mille  francs  par  mois,  et  pour  cinquante  mille  écus  de 
«  diamants.  —  Je  n'ai  qu'un  jour  ou  deux  à  lui  donner,  répondit  Candide,  parce 
«  que  j'ai  «n  rendez-vous  à  Venise,  qui  presse.   » 

M  Le  soir,  après  souper,  l'insinuant  Périgourdin  redoubla  de  politesse  et  d'at- 
tentions. «  Vous  avez  donc,   monsieur,  lui  dit-il,  un  rendez-vous  à  Venise,  etc.  » 

Le  texte  actuel  existe  dès  1761.  (B.) 

3.  C'est  probablement  le  Comte  d'Essex,  tragédie  de  Thomas  Corneille.  {Sole 
de  M.  Decroix.) 

4.  M"*  Lecouvreur.  —  Sur  le  refus  de  sépulture  à  M"*'  Lecouvreur,  en  1730, 
voyez,  dans  les  Petits  Poëmes,  tome  IX,  page  369,  la  pièce  intitulée  la  Mort  de 
mademoiselle  Lecouvreur. 


i90  CANDIDE,    OU    L'OPTIMISME. 

c'est-à-dire  de  pourrir  avec  tous  les  gueux  du  quartier  dans  un 
vilain  cimetière;  elle  fut  enterrée  toute  seule  de  sa  bande  au  coin 
de  la  rue  de  Bourgogne  ;  ce  qui  dut  lui  faire  une  peine  extrême, 
car  elle  pensait  très-noblement.  —  Gela  est  bien  impoli,  dit  Can- 
dide. —  Que  voulez-vous?  dit  Martin  ;  ces  gens-ci  sont  ainsi  faits. 
Imaginez  toutes  les  contradictions,  toutes  les  incompatibilités 
possibles,  vous  les  verrez  dans  le  gouvernement,  dans  les  tribu- 
naux, dans  les  églises,  dans  les  spectacles  de  cette  drôle  de  nation. 
—  Est-il  vrai  qu'on  rit  toujours  à  Paris?  dit  Candide.  —  Oui,  dit 
Tabbé;  mais  c'est  en  enrageant:  car  on  s'y  plaint  de  tout  avec  de 
grands  éclats  de  rire;  même^  on  y  fait  en  riant  les  actions  les 
plus  détestables. 

—  Quel  est,  dit  Candide,  ce  gros  cochon  qui  me  disait  tant 
de  mal  de  la  pièce  où  j'ai  tant  pleuré,  et  des  acteurs  qui  m'ont 
fait  tant  de  plaisir?  —  C'est  un  mal-vivant,  répondit  l'abbé,  qui 
gagne  sa  vie  à  dire  du  mal  de  toutes  les  pièces  et  de  tous  les 
livres;  il  liait  quiconque  réussit,  comme  les  eunuques  haïssent 
les  jouissants;  c'est  un  de  ces  serpents  de  la  littérature  qui  se 
nourrissent  de  fange  et  de  venin  ;  c'est  un  folliculaire.  —  Qu'ap- 
pelez-vous folliculaire?  dit  Candide.  —  C'est,  dit  l'abbé,  un  fai- 
seur de  feuilles,  un  Fréron.  » 

C'est  ainsi  que  Candide,  Martin,  et  le  Péri  gourdin,  raison- 
naient sur  l'escalier,  en  voyant  défiler  le  monde  au  sortir  de  la 
pièce.  «  Quoique  je  sois  très-empressé  de  revoir  M"^  Cunégonde, 
dit  Candide,  je  voudrais  pourtant  souper  avec  M"'' Clairon,  car  elle 
m'a  paru  admirable.  » 

L'abbé  n'était  pas  homme  à  approcher  de  M"^  Clairon,  qui  ne 
voyait  que  bonne  compagnie.  «  Elle  est  engagée  pour  ce  soir,  dit-il  ; 
mais  j'aurai  l'honneur  de  vous  mener  chez  une  dame  de  quahté,  et 
là  vous  connaîtrez  Paris  comme  si  vous  y  aviez  été  quatre  ans.  » 

Candide,  qui  était  naturellement  curieux,  se  laissa  mener 
chez  la  dame,  au  fond  du  faubourg  Saint-IIonoré  ;  on  y  était 
occupé  d'un  pharaon  ;  douze  tristes  pontes  tenaient  chacun  eu 
main  un  petit  livre  de  cartes,  registre  cornu  do  leurs  infortunes. 
Un  profond  silence  régnait,  la  pûleur  était  sur  le  front  des  pontes, 
l'inquiétude  sur  celui  du  banquier;  et  la  dame  du  logis,  assise 
auprès  de  ce  banquier  impitoyable,  remarquait  avec  des  yeux  de 
lynx  tous  les  parolis,  tous  les  sept-et-le-va  de  campagne,  dont 
chaque  joueur  cornait  ses  cartes  ;  elle  les  faisait  décorner  avec 


1.  Feu  Decroi\  proposait,  au   lieu  do  môme,  de  mettre  ici  comme.   Je  n'ai 
trouv6  cette  version  dans  aucune  édition.  (H.) 


CHAPITRE    XXII.  191 

une  attention  sévère,  mais  polie,  et  ne  se  fâchait  point,  de  peur 
(le  perdre  ses  pratiques.  La  dame  se  faisait  appeler  la  marquise 
de  Parolignac.  Sa  iille,  âgée  de  quinze  ans,  était  au  nombre  des 
pontes,  et  avertissait  d'un  clin  d'œil  des  friponneries  de  ces  pau- 
vres gens  qui  tftcliaient  de  réparer  les  cruautés  du  sort.  L'abbé 
périgourdin,  Candide,  et  Martin,  entrèrent;  personne  ne  se  leva, 
ni  les  salua,  ni  les  regarda  ;  tous  étaient  profondément  occupés  de 
leurs  cartes,  u  M'"-^  la  baronne  de  Thunder-ten-tronckh  était  plus 
civile,  »  dit  Candide. 

Cependant  l'abbé  s'approcha  de  l'oreille  de  la  marquise,  qui 
se  leva  à  moitié,  honora  Candide  d'un  sourire  gracieux,  et  Martin 
d'un  air  de  tête  tout  à  fait  noble  ;  elle  fit  donner  un  siège  et  un 
jeu  de  cartes  à  Candide,  qui  perdit  cinquante  mille  francs  en  deux 
tailles  :  après  quoi  on  soupa  très-gaiement  ;  et  tout  le  monde 
était  étonné  que  Candide  ne  fût  pas  ému  de  sa  perte  ;  les  laquais 
disaient  entre  eux,  dans  leur  langage  de  laquais:  «  Il  faut  que 
ce  soit  quelque  milord  anglais.  » 

Le  souper  fut  comme  la  plupart  des  soupers  de  Paris,  d'abord 
du  silence,  ensuite  un  bruit  de  paroles  qu'on  ne  distingue  point, 
puis  des  plaisanteries  dont  la  plupart  sont  insipides,  de  fausses 
nouvelles,  de  mauvais  raisonnements,  un  peu  de  politique,  et 
beaucoup  de  médisance  :  on  parla  même  de  livres  nouveaux. 
«  Avez-vous  vu,  dit  l'abbé  périgourdin,  le  roman  du  sieur  Gau- 
cliat,  docteur  en  théologie?  —  Oui,  répondit  un  des  convives  ; 
mais  je  n'ai  pu  l'achever.  Nous  avons  une  foule  d'écrits  imperti- 
nents ;  mais  tous  ensemble  n'approchent  pas  de  l'impertinence 
de  Gauchat,  docteur  en  théologie^;  je  suis  si  rassasié  de  cette 
immensité  de  détestables  livres  qui  nous  inondent  que  je  me 
suis  mis  à  ponter  au  pharaon.  —  Et  les  Mélanges  de  l'archidiacre 
Trublet,  qu'en  dites-vous?  dit  l'abbé.  —  Ah!  dit  M'""  de  Paro- 
lignac, l'ennuyeux  mortel!  comme  il  vous  dit  curieusement  ce 
que  tout  le  monde  sait!  comme  il  discute  pesamment  ce  qui  ne 
Taut  pas  la  peine  d'être  remarqué  légèrement  !  comme  il  s'ap- 
proprie, sans  esprit,  l'esprit  des  autres!  comme  il  gâte  ce  qu'il 
pille  !  comme  il  me  dégoûte  !  mais  il  ne  me  dégoûtera  plus  ;  c'est 
assez  d'avoir  lu  quelques  pages  de  l'archidiacre.  » 


1.  Il  faisait  un  mauvais  ouvrage  intitulé  Lettres  sur  quelques  écrits  de  ce 
temjis.  On  lui  donna  une  abbaye,  et  il  fut  plus  richement  l'écompensé  que  s'il  avait 
fait  V Esprit  des  lois,  et  résolu  le  problème  de  la  précession  des  équinoxes.  (K.) 
—  C'est  d'Alembert  qui  a  résolu  le  problème  de  la  précession  des  équinoxes  : 
voyez,  tome  XV,  la  note  des  éditeurs  sur  le  chapitre  xliii  du  Précis  du  Siècle 
de  Louis  XV. 


192  CANDIDE,    OU    L'OPTIMISME. 

Il  y  avait  à  table  un  homme  savant  et  de  goût  qui  appuya  ce 
que  disait  la  marquise.  On  parla  ensuite  de  tragédies  ;  la  dame 
demanda  pourquoi  il  y  avait  des  tragédies  qu'on  jouait  quelque- 
fois, et  qu'on  ne  pouvait  lire.  L'homme  de  goût  expliqua  très- 
bien  comment  une  pièce  pouvait  avoir  quelque  intérêt,  et  n'avoir 
presque  aucun  mérite  ;  il  prouva  en  peu  de  mots  que  ce  n'était  pas 
assez  d'amener  une  ou  deux  de  ces  situations  qu'on  trouve  dans 
tous  les  romans,  et  qui  séduisent  toujours  les  spectateurs;  mais 
qu'il  faut  être  neuf  sans  être  bizarre,  souvent  sublime  et  toujours 
naturel,  connaître  le  cœur  humain  et  le  faire  parler;  être  grand 
poète,  sans  que  jamais  aucun  personnage  de  la  pièce  paraisse 
poète;  savoir  parfaitement  sa  langue,  la  parler  avec  pureté, 
avec  une  harmonie  continue,  sans  que  jamais  la  rime  coûte  rien 
au  sens.  «  Quiconque,  ajouta-t-il,  n'observe  pas  toutes  ces  règles 
peut  faire  une  ou  deux  tragédies  applaudies  au  théâtre,  mais  il 
ne  sera  jamais  compté  au  rang  des  bons  écrivains  ;  il  y  a  très- 
peu  de  bonnes  tragédies  :  les  unes  sont  des  idylles  en  dialogues 
bien  écrits  et  bien  rimes  ;  les  autres,  des  raisonnements  poli- 
tiques qui  endorment,  ou  des  amplifications  qui  rebutent  ;  les 
autres,  des  rêves  d'énergumène,  en  style  barbare,  des  propos 
interrompus,  de  longues  apostrophes  aux  dieux,  parce  qu'on  ne 
sait  point  parler  aux  hommes,  des  maximes  fausses,  des  lieux 
communs  ampoulés,  » 

Candide  écouta  ce  propos  avec  attention,  et  conçut  une 
grande  idée  du  discoureur  ;  et,  comme  la  marquise  avait  eu  soin 
de  le  placer  à  côté  d'elle,  il  s'approcha  de  son  oreille,  et  prit  la 
liberté  de  lui  demander  qui  était  cet  homme  qui  parlait  si  bien. 
«  C'est  un  savant,  dit  la  dame,  qui  ne  ponte  point,  et  que  l'abbé 
m'amène  quelquefois  à  souper  :  il  se  connaît  parfaitement  en 
tragédies  et  en  livres,  et  il  a  fait  une  tragédie  sifflée,  et  un  livre 
dont  on  n'a  jamais  vu  hors  de  la  boutique  de  son  libraire  qu'un 
exemplaire,  qu'il  m'a  dédié.  —  Le  grand  homme! dit  Candide,  c'est 
un  autre  Pangloss.  » 

Alors,  se  tournant  vers  lui, il  lui  dit  :  a  {Monsieur,  vous  pensez, 
sans  doute,  que  tout  est  au  mieux  dans  le  monde  physique  et 
dans  le  moral,  et  que  rien  ne  pouvait  être  autrement?  —  Moi, 
monsieur,  lui  répondit  le  savant,  je  ne  pense  rien  de  tout  cela  : 
je  trouve  que  tout  va  de  travers  chez  nous  ;  que  personne  ne  sait 
ni  quel  est  son  rang,  ni  (luelle  est  sa  charge,  ni  ce  qu'il  fait,  ni 
ce  qu'il  doit  faire,  et  qu'excepté  le  souper,  qui  est  assez  gai,  et 
où  il  paraît  assez  d'union,  tout  le  reste  du  temps  se  passe  en 
querelles  impertinentes  :  jansénistes  contre  molinistes,  gens  du 


CIIAI'ITUE    XXII.  493 

parlement  contre  gens  d'église,  gens  de  lettres  contre  gens  de 
lettres,  courtisans  contre  courtisans,  financiers  contre  le  peuple, 
femmes  contre  maris,  parents  contre  parents;  c'est  une  guerre 
jjternelle.  )>  ' 

Càndidelui  répliqua  :  «  J'ai  vu  pis  :  mais  un  sage,  qui  depuis 
a  eu  le  malheur  dctre  pendu,  m'apprit  que  tout  cela  est  à 
merveille  :  ce  sont  des  ombres  à  un  beau  tableau.  —  Votre 
pendu  se  moquait  du  monde,  dit  Martin  ;  vos  ombres  sont  des 
taches  horribles.  —  Ce  sont  les  hommes  qui  font  les  taches,  dit 
Candide,  et  ils  ne  peuvent  pas  s'en  dispenser.  —  Ce  n'est  donc 
pas  leur  faute,  dit  Martin.  »  La  plupart  des  pontes,  qui  n'enten- 
daient rien  à  ce  langage,  buvaient  ;  et  Martin  raisonna  avec  le 
savant,  et  Candide  raconta  une  partie  de  ses  aventures  à  la  dame 
du  logis. 

Après  souper,  la  marquise  mena  Candide  dans  son  cabi- 
net, et  le  fit  asseoir  sur  un  canapé.  «  Eh  bien  !  lui  dit-elle,  vous 
aimez  donc  toujours  éperdument  M"«  Cunégonde  de  Thunder- 
ten-tronckh?  —  Oui  madame»,  répondit  Candide.  La  marquise 
lui  répliqua  avec  un  souris  tendre  :  «  Vous  me  répondez  comme 
un  jeune  homme  de  Vestphalie  ;  un  Français  m'aurait  dit  :  Il  est 
vrai  que  j'ai  aimé  M"*^  Cunégonde;  mais,  en  vous  voyant,  madame, 
je  crains  de  ne  la  plus  aimer.  —  Hélas!  madame,  dit  Candide, 
je  répondrai  comme  vous  voudrez.  —  Votre  passion  pour  elle, 
dit  la  marquise,  a  commencé  en  ramassant  son  mouchoir  ;  je 
veux  que  vous  ramassiez  ma  jarretière.  —  De  tout  mon  cœur», 
dit  Candide  ;  et  il  la  ramassa.  «  Mais  je  veux  que  vous  me  la 
remettiez  »,  dit  la  dame  ;  et  Candide  la  lui  remit.  «  Voyez-vous, 
dit  la  dame,  vous  êtes  étranger  ;  je  fais  quelquefois  languir  mes 
amants  de  Paris  quinze  jours,  mais  je  me  rends  à  vous  dès  la 
première  nuit,  parce  qu'il  faut  faire  les  honneurs  de  son  pays  à 
un  jeune  homme  de  Vestphalie.  »  La  belle,  ayant  aperçu  deux 
énormes  diamants  aux  deux  mains  de  son  jeune  étranger,  les 
loua  de  si  bonne  foi  que  des  doigts  de  Candide  ils  passèrent  aux 
doigts  de  la  marquise. 

Candide,  en  s'en  retournant  avec  son  abbé  périgourdin, 
sentit  quelques  remords  d'avoir  fait  une  infidélité  à  M"''  Cuné- 
gonde. M.  l'abbé  entra  dans  sa  peine;  il  n'avait  qu'une  légère 
part  aux  cinquante  mille  livres  perdues  au  jeu  par  Candide,  et  à 
la  valeur  des  deux  brillants  moitié  donnés,  moitié  extorqués.  Son 
dessein  était  de  profiter,  autant  qu'il  le  pourrait,  des  avantages 
que  la  connaissance  de  Candide  pouvait  lui  procurer.  Il  lui  parla 
beaucoup  de  Cunégonde,  et  Candide  lui  dit  qu'il  demanderait 

21.  —  Romans.  13 


194  CANDIDE,    OU    L'OPTIMISME. 

bien  pardon  à  cette  belle  de  son  infidélité,  quand  il  la  verrait  à 
Venise. 

Le  Périgoiirdin  redoublait  de  politesses  et  d'attentions,  et  pre- 
nait un  intérêt  tendre  à  tout  ce  que  Candide  disait,  à  tout  ce 
qu'il  faisait,  à  tout  ce  qu'il  voulait  faire. 

«  Vous  avez  donc,  monsieur,  lui  dit-il,  un  rendez-vous  à  Venise  ? 
—  Oui,  monsieur  l'abbé,  dit  Candide  ;  il  faut  absolument  que 
j'aille  trouver  M^'*"  Cunégonde.  »  Alors,  engagé  par  le  plaisir  de 
parler  de  ce  qu'il  aimait,  il  conta,  selon  son  usage,  une  partie  de 
ses  aventures  avec  cette  illustre  Vestphalienne. 

«  Je  crois,  dit  l'abbé,  que  M"«  Cunégonde  a  bien  de  l'esprit, 
et  qu'elle  écrit  des  lettres  charmantes.  —  Je  n'en  ai  jamais 
reçu,  dit  Candide  ;  car,  figurez-vous  qu'ayant  été  chassé  du 
château  pour  l'amour  d'elle,  je  ne  pus  lui  écrire  ;  que  bientôt 
après  j'appris  qu'elle  était  morte,  qu'ensuite  je  la  retrouvai,  et  que 
je  la  perdis,  et  que  je  lui  ai  envoyé  à  deux  mille  cinq  cents  lieues 
d'ici  un  exprès  dont  j'attends  la  réponse,  » 

L'abbé  écoutait  attentivement,  et  paraissait  un  peu  rêveur.  U 
prit  bientôt  congé  des  deux  étrangers,  après  les  avoir  tendrement 
embrassés.  Le  lendemain  Candide  reçut  à  son  réveil  une  lettre 
conçue  en  ces  termes  : 

u  Monsieur  mon  très-cher  amant,  il  y  a  huit  jours  que  je  suis 
malade  en  cette  ville  ;  j'apprends  que  vous  y  êtes.  Je  volerais  dans 
vos  bras  si  je  pouvais  remuer.  J'ai  su  votre  passage  à  Bordeaux; 
j'y  ai  laissé  le  fidèle  Cacambo  et  la  vieille,  qui  doivent  bientôt  me 
suivre.  Le  gouverneur  de  Buénos-Ayres  a  tout  pris,  mais  il  me 
reste  votre  cœur.  Venez  ;  votre  présence  me  rendra  la  vie  ou  me 
fera  mourir  de  plaisir.  » 

Cette  lettre  charmante,  cette  lettre  inespérée,  transporta  Can- 
dide d'une  joie  inexprimable  ;  et  la  maladie  de  sa  chère  Cuné- 
gonde l'accabla  de  douleur.  Partagé  entre  ces  deux  sentiments, 
il  prend  son  or  et  ses  diamants,  et  se  fait  conduire  avec  Mar- 
tin à  l'hôtel  où  M''-^  Cunégonde  demeurait.  Il  entre  en  trem- 
blant d'émotion,  son  cœur  palpite,  sa  voix  sanglote  ;  il  veut 
ouvrir  les  rideaux  du  lit  ;  il  veut  faire  apporter  de  la  lumière. 
{(  (iardez-vous-en  bien,  lui  dit  la  suivante  ;  la  lumière  la  tue  »;  et 
soudain  elle  referme  le  rideau.  ((  Ma  chère  Cunégonde,  dit  Can- 
dide en  pleurant,  comment  vous  portez-vous?  si  vous  ne  pouvez 
me  voir,  parlez-moi  du  moins.  —  Elle  ne  peut  parler,  dit  la  sui- 
vante. »  La  dame  alors  tire  du  lit  une  main  potelée  que  Candide 
arrose  longtemps  de  ses  larmes,  et  qu'il  remplit  ensuite  de  dia- 
mants, en  laissant  un  sac  plein  d'or  sur  le  fauteuil. 


CHAPITRE    XXII.  493 

Au  milieu  de  ses  transports  arrive  un  exempt  suivi  de  l'abbé 
périgourdin  et  d'une  escouade.  «  Voilà  donc,  dit-il,  ces  deux 
étrangers  suspects?»  Il  les  fait  incontinent  saisir,  et  ordonne  à 
ses  braves  de  les  traîner  en  prison,  a  Ce  n'est  pas  ainsi  qu'on  traite 
les  voyageurs  dans  Eldorado,  dit  Candide.  —  Je  suis  plus  mani- 
chéen que  jamais,  dit  Martin.  —  Mais,  monsieur,  où  nous  menez- 
vous?  dit  Candide,  —  Dans  un  cul  de  basse-fosse  »,  dit  l'exempt. 

Martin,  ayant  repris  son  sang-froid,  jugea  que  la  dame  qui  se 
prétendait  Cunégonde  était  une  friponne,  monsieur  l'abbé  péri- 
gourdin  un  fripon  qui  avait  abusé  au  plus  vite  de  l'innocence  de 
Candide,  et  l'exempt  un  autre  fripon  dont  on  pouvait  aisément 
se  débarrasser. 

Plutôt  que  de  s'exposer  aux  procédures  de  la  justice,  Candide, 
éclairé  par  son  conseil,  et  d'ailleurs  toujours  impatient  de  revoir 
la  véritable  Cunégonde,  propose  à  l'exempt  trois  petits  diamants 
d'environ  trois  mille  pistoles  chacun,  a  Ah!  monsieur,  lui  dit 
l'homme  au  bâton  d'ivoire,  eussiez-vous  commis  tous  les  crimes 
imaginables,  vous  êtes  le  plus  honnête  homme  du  monde.  Trois 
diamants!  chacun  de  trois  mille  pistoles I  Monsieur!  je  me  ferais 
tuer  pour  tous,  au  lieu  de  vous  mener  dans  un  cachot.  On  arrête 
tous  les  étrangers,  mais  laissez-moi  faire;  j'ai  un  frère  à  Dieppe 
en  Normandie;  je  vais  vous  y  mener;  et  si  vous  avez  quelque 
diamant  à  lui  donner,  il  aura  soin  de  vous  comme  moi-même. 
—  Et  pourquoi  arrête-t-on  tous  les  étrangers?  »  dit  Candide, 

L'abbé  périgourdin  prit  alors  la  parole,  et  dit  :  «  C'est  parce 
qu'un  gueux  du  pays  d'Atrébatie  '  a  entendu  dire  des  sottises: 
cela  seul  lui  a  fait  commettre  un  parricide,  non  pas  tel  que  celui 
de  1610  au  mois  de  mai  -,  mais  tel  que  celui  de  1594  au  mois  de 
décembre  ',  et  tel  que  plusieurs  autres  commis  dans  d'autres 
années  et  dans  d'autres  mois  par  d'autres  gueux  qui  avaient 
entendu  dire  des  sottises,  » 

L'exempt  alors  expliqua  de  quoi  il  s'agissait,  «  Ah  !  les  mons- 
tres! s'écria  Candide  ;  quoi!  de  telles  horreurs  chez  un  peuple  qui 
danse  et  qui  chante!  Ne  pourrai-je  sortir  au  plus  vite  de  ce  pays 
où  des  singes  agacent  des  tigres?  J'ai  vu  des  ours  dans  mon  pays; 


1.  Artois.  Damiens  était  né  à  Arras,  capitale  de  l'Artois.  (K.)  —  L'attentat 
de  Damiens  est  du  5  janvier  1757;  voyez,  tome  XV,  le  chapitre  xxxvii  du  Précis 
du  Siècle  de  Louis  XV;  et  tome  XVI,  page  92. 

2.  Le  14  mai  1610  est  le  jour  de  l'assassinat  de  Henri  IV  par  Ravaillac;  voyez 
tome  XII,  page  559. 

3.  Le  27  décembre  1594,  Jean  Châtel,  élève  des  jésuites,  donna  un  coup  de 
couteau  à  Henri  IV;  voyez  tome  XII,  page  556. 


196  CANDIDE,    OU   L'OPTIMISME. 

je  n'ai  vu  des  hommes  que  dans  le  Dorado.  Au  nom  de  Dieu, 
monsieur  l'exempt,  menez-moi  à  Venise,  où  je  dois  attendre 
M"*  Cunégonde.  —  Je  ne  peux  vous  mener  qu'en  Basse-Norman- 
die, dit  le  barigel  ^  »  Aussitôt  il  lui  fait  ôter  ses  fers,  dit  qu'il  s'est 
mépris,  renvoie  ses  gens,  emmène  à  Dieppe  Candide  et  Martin,  et 
les  laisse  entre  les  mains  de  son  frère.  Il  y  avait  un  petit  vaisseau 
hollandais  à  la  rade.  Le  Normand,  à  l'aide  de  trois  autres  dia- 
mants, devenu  le  plus  serviable  des  hommes,  embarque  Candide 
et  ses  gens  dans  le  vaisseau  qui  allait  faire  voile  pour  Portsmouth 
en  Angleterre.  Ce  n'était  pas  le  chemin  de  Venise  ;  mais  Candide 
croyait  être  délivré  de  l'enfer;  et  il  comptait  bien  reprendre  la 
route  de  Venise  à  la  première  occasion. 


CHAPITRE    XXIII. 

CANDIDE     ET     MARTIN     VONT     SLR     LES     CÔTES     D'ANGLETERRE; 

CE    qu'ils   y   voient. 

((  Ah!  Pangloss!  Pangloss!  Ah!  Martin!  Martin!  Ah!  ma  chère 
Cunégonde!  qu'est-ce  que  ce  monde-ci?  disait  Candide  sur  le 
vaisseau  hollandais.  —  Quelque  chose  de  bien  fou  et  de  bien 
abominable,  répondait  Martin.  —  Vous  connaissez  l'Angleterre; 
y  est-on  aussi  fou  qu'en  France?  —  C'est  une  autre  espèce  de 
folie,  dit  Martin.  Vous  savez  que  ces  deux  nations  sont  en  guerre 
pour  quelques  arpents  de  neige  vers  le  Canada',  et  qu'elles 
dépensent  pour  cette  belle  guerre  beaucoup  plus  que  tout  le 
Canada  ne  vaut.  De  vous  dire  précisément  s'il  y  a  plus  de  gens 
à  lier  dans  un  pays  que  dans  un  autre,  c'est  ce  que  mes  faibles 
lumières  ne  me  permettent  pas  ;  je  sais  seulement  qu'en  général 
les  gens  que  nous  allons  voir  sont  fort  atrabilaires.  » 

En  causant  ainsi  ils  abordèrent  à  Porstmouth;  une  multitude 
de  peuple  couvrait  le  rivage,  et  regardait  attentivement  un  assez 
gros  homme  qui  était  à  genoux,  les  yeux  bandés,  sur  le  tillac 
d'un  des  vaisseaux  de  la  flotte;  quatre  soldats,  postés  vis-à-vis  de 
cet  homme,  lui  tirèrent  chacun  trois  balles  dans  le  crâne,  le  plus 
paisiblement  du  monde;  et  toute  l'assemblée  s'en  retourna  extrê- 
mement satisfaite ^  «  Qu'est-ce  donc  que  tout  ceci?  dit  Candide; 

1.  Chef  de  sbires. 

2.  Voyez,  tome  \V,  le  Précis  du  Siècle  de  Louis  AT,  chapilro  xxxv. 

.3.  L'ainital  Ryn;^.  M.  de  Voltaire  ne  le  connaissait  pas,  et  fit  des  efforts  pour 
le  sauver.  Il  n'ubhorruil  pus  moins  les  atrocités  politiques  que  les  atrocités  théo- 


CHAPITRE    XXIV.  497 

et  quel  démon  exerce  partout  son  empire?  »  Il  demanda  qui  était 
ce  gros  homme  qu'on  venait  de  tuer  en  cérémonie.  <(  C'est  un 
amiral,  lui  répondit-on.  —  Et  pourquoi  tuer  cet  amiral?  —  C'est, 
lui  dit-on,  parce  qu'il  n'a  pas  fait  tuer  assez  de  monde;  il  a  livré 
un  combat  à  un  amiral  français  ',  et  on  a  trouvé  qu'il  n'était  pas 
assez  près  de  lui.  —  Mais,  dit  Candide,  l'amiral  français  était 
aussi  loin  de  l'amiral  anglais  que  celui-ci  l'était  de  l'autre!  —  Cela 
est  incontestable,  lui  répliqua-t-on  ;  mais  dans  ce  pays-ci  il  est 
bon  de  tuer  de  temps  en  temps  un  amiral  jour.encourager  les 
autres.--» ~        "~ 

Candide  fut  si  étourdi  et  si  clioqué  de  ce  qu'il  voyait  et  de  ce 
qu'il  entendait  qu'il  ne  voulut  pas  seulement  mettre  pied  à  terre, 
et  qu'il  fit  son  marché  avec  le  patron  hollandais  (dût-il  le  voler 
comme  celui  de  Surinam)  pour  le  conduire  sans  délai  à  Venise. 

Le  patron  fut  prêt  au  bout  de  deux  jours.  On  côtoya  la  France  ; 
on  passa  à  la  vue  de  Lisbonne,  et  Candide  frémit  ^  On  entra 
dans  le  détroit  et  dans  la  Méditerranée;  enfin  on  aborda  à  Venise. 
«  Dieu  soit  loué!  dit  Candide,  en  embrassant  .Martin  ;  c'est  ici  que 
je  reverrai  la  belle  Cunégonde.  Je  compte  sur  Cacambo  comme 
sur  moi-même.  Tout  est  bien,  tout  va  bien,  tout  va  le  mieux  qu'il 
soit  possible.  » 

CHAPITRE    XXIY. 

DE     PAQUETTE.     ET     D  F.     FRÈRE     GIROFLÉE. 

Dès  qu'il  fut  à  Venise,  il  fit  chercher  Cacambo  dans  tous  les 
cabarets,  dans  tous  les  cafés,  chez  toutes  les  filles  de  joie,  et  ne 
le  trouva  point.  Il  envoyait  tous  les  jours  à  la  découverte  de  tous 
les  vaisseaux  et  de  toutes  les  barques  :  nulles  nouvelles  de  Ca- 
cambo. «  Quoi!  disait-il  à  Martin,  j'ai  eu  le  temps  de  passer  de 
Surinam  à  Bordeaux,  d'aller  de  Bordeaux  à  Paris,  de  Paris  à 
Dieppe,  deDieppeàPortsmouth,  de  côtoyer  le  Portugal  et  l'Espagne, 
de  traverser  toute  la  Méditerranée,  de  passer  quelques  mois  à 
Venise  ;  et  la  belle  Cunégonde  n'est  point  venue  !  Je  n'ai  rencontré 
au  lieu  d'elle  qu'une  drôlesse  et  un  abbé  périgourdin  !  Cunégonde 


logiques;  et  il  savait  que  Bjng  était  une  victime  que  les  ministres  anglais  sacri- 
fiaient à  l'ambition  de  garder  leurs  places.  (K.)  —  L'amiral  Byng  fut  exécuté 
le  14  mars  1757  ;  voyez  tome  XV,  le  chapitre  xxxi  du  Précis  du  Siècle  de 
Louis  XV. 

1.  Combat  près  de  Minorque,  livré  à  l'amiral  La  Galissonnière. 

2.  Voyez  le  chapitre  ix. 


198  CANDIDE,    OU    L'OPTIMISME. 

est  morte,  sans  doute  ;  je  n'ai  plus  qu'à  mourir.  Ah  !  il  valait  mieux 
rester  dans  le  paradis  du  Dorado  que  de  revenir  dans  cette  mau- 
dite Europe.  Que  vous  avez  raison,  mon  cher  Martin  !  tout  n'est 
qu'illusion  et  calamité.  » 

Il  tomha  dans  une  mélancolie  noire,  et  ne  prit  aucune  part  à 
l'opéra  alla  mocla,  ni  aux  autres  divertissements  du  carnaval  ;  pas 
une  dame  ne  lui  donna  la  moindre  tentation.  Martin  lui  dit: 
u  Vous  êtes  hien  simple,  en  vérité,  de  vous  figurer  qu'un  valet 
métis  qui  a  cinq  ou  six  millions  dans  ses  poches  ira  chercher 
votre  maîtresse  au  hout  du  monde,  et  vous  l'amènera  à  Venise. 
Il  la  prendra  pour  lui,  s'il  la  trouve  ;  s'il  ne  la  trouve  pas,  il  en 
prendra  une  autre  :  je  vous  conseille  d'ouhlier  votre  valet  Cacambo 
et  votre  maîtresse  Cunégonde.  »  Martin  n'était  pas  consolant. 
La  mélancolie  de  Candide  augmenta,  et  Martin  ne  cessait  de 
*ri*ui  prouver  qu'il  y  avait  peu  de  vertu  et  peu  de  bonheur  sur  la 
\terre;  excepté  peut-être  dans  Eldorado  \  où  personne  ne  pouvait 
aller. 

^  En  disputant  sur  cette  matière  importante,  et  en  attendant 
Cunégonde,  Candide  aperçut  un  jeune  théatin  dans  la  place  Saint- 
Marc,  qui  tenait  sous  le  bras  une  fille.  Le  théatin  paraissait  frais, 
potelé,  vigoureux;  ses  yeux  étaient  brillants,  son  air  assuré,  sa 
mine  haute,  sa  démarche  fière.  La  fille  était  très-jolie,  et  chantait  ; 
elle  regardait  amoureusement  son  théatin,  et  de  temps  en  temps 
lui  pinçait  ses  grosses  joues.  «  Vous  m'avouerez  du  moins,  dit 
Candide  à  Martin,  que  ces  gens-ci  sont  heureux.  Je  n'ai  trouvé 
jusqu'à  présent  dans  toute  la  terre  habitable,  excepté  dans  Eldo- 
rado, que  des  infortunés;  mais  pour  cette  fille  et  ce  théatin,  je 
gage  que  ce  sont  des  créatures  très-heureuses.  —  Je  gage  que 
non,  dit  Martin.  —  Il  n'y  a  qu'à  les  prier  à  dîner,  dit  Candide,  et 
vous  verrez  si  je  me  trompe.  » 

Aussitôt  il  les  aborde,  il  leur  fait  son  compliment,  et  les  invite 
à  venir  à  son  hôtellerie  manger  des  macaronis,  des  perdrix  de 
Lombardie,  des  œufs  d'esturgeon,  et  à  boire  du  vin  de  Montepul- 
ciano,  du  lacryma-christi,  du  Chypre,  et  du  samos.  La  demoiselle 
rougit,  le  théatin  accepta  la  partie,  et  la  fille  le  suivit  en  regar- 
dant Candide  avec  des  yeux  de  surprise  et  de  confusion,  qui  furent 
obscurcis  de  quelques  larmes.  A  peine  fut-elle  entrée  dans  la 
chambre  de  Candide,  qu'elle  lui  dit  :  «  Eh  quoi!  monsieur  Can- 
dide ne  reconnaît  plus  Paquette!  » 

A  ces  mots.  Candide,  qui  ne  l'avait  pas  considérée  jusque-là 

1.  Voyez  cliiipitrc  xviii. 


CHAPITRE    XXIV.  199 

avec  attention,  parce  qu'il  n'était  occupé  que  de  Ciinégonde,  lui 
(lit  :  <c  Hélas  !  ma  pauvre  enfant,  c'est  donc  aous  qui  avez  mis  le 
docteur Pangloss  dans  le  bel  état  où  je  l'ai  vu? 

—  Hélas  !  monsieur,  c'est  moi-même,  ditPaquette;  je  vois  que 
vous  êtes  instruit  de  tout.  J'aisulesmallieurs  épouvantables  arri- 
vés à  toute  la  maison  de  madame  la  baronne  et  à  la  belle  Cuné- 
gonde.  Je  vous  jure  que  ma  destinée  n'a  guère  été  moins  triste. 
J'étais  fort  innocente  quand  vous  m'avez  vue.  Un  cordelier,  qui 
était  mon  confesseur,  me  séduisit  aisément.  Les  suites  en  furent 
affreuses  ;  je  fus  obligée  de  sortir  du  château  quelque  temps  après 
que  monsieur  le  baron  vous  eut  renvoyé  à  grands  coups  de  pied 
dans  le  derrière.  Si  un  fameux  médecin  n'avait  pas  pris  pitié  de  moi, 
j'étais  morte.  Je  fus  quelque  temps  par  reconnaissance  la  maî- 
tresse de  ce  médecin.  Sa  femme,  qui  était  jalouse  à  la  rage,  me 
battait  tous  les  jours  impitoyablement  ;  c'était  un  furie.  Ce  médecin 
était  le  plus  laid  de  tous  les  hommes,  et  moi  la  plus  malheureuse 
de  toutes  les  créatures  d'être  battue  continuellement  pour  un 
homme  que  je  n'aimais  pas.  Vous  savez,  monsieur,  combien  il  est 
dangereux  pour  une  femme  acariâtre  d'être  l'épouse  d'un  médecin. 
Celui-ci,  outré  des  procédés  de  sa  femme,  lui  donna  un  jour, 
pour  la  guérir  d'un  petit  rhume,  une  médecine  si  efficace  qu'elle 
en  mourut  en  deux  heures  de  temps  dans  des  convulsions  hor- 
ribles. Les  parents  de  madame  intentèrent  à  monsieur  un  procès 
criminel;  il  prit  la  fuite,  et  moi,  je  fus  mise  en  prison.  Mon 
innocence  ne  m'aurait  pas  sauvée  si  je  n'avais  été  un  peu  jolie. 
Le  juge  m'élargit,  à  condition  qu'il  succéderait  au  médecin.  Je  fus 
bientôt  supplantée  par  une  rivale,  chassée  sans  récompense,  et 
obligée  de  continuer  ce  métier  abominable  qui  vous  paraît  si 
plaisant  à  vous  autres  hommes,  et  qui  n'est  pour  nous  qu'un 
abîme  de  misère.  J'allai  exercer  la  profession  à  Venise.  Ahl  mon- 
sieur, si  vous  pouviez  vous  imaginer  ce  que  c'est  que  d'être  obligée 
de  caresser  indifféremment  un  vieux  marchand,  un  avocat,  un 
moine,  un  gondolier,  un  abbé  ;  d'être  exposée  k  toutes  les  insultes, 
à  toutes  les  avanies  ;  d'être  souvent  réduite  à  emprunter  une  jupe 
pour  aller  se  la  faire  lever  par  un  homme  dégoûtant;  d'être  volée 
par  l'un  de  ce  qu'on  a  gagné  avec  l'autre  ;  d'être  rançonnée  par  les 
officiers  de  justice,  et  de  n'avoir  en  perspective  qu'une  vieillesse 
affreuse,  un  hôpital,  et  un  fumier,  vous  concluriez  que  je  suis 
une  des  plus  malheureuses  créatures  du  monde.  » 

Paquette  ouvrait  ainsi  son  cœur  au  bon  Candide,  dans  un 
cabinet,  en  présence  de  Martin,  qui  disait  à  Candide  :  «  Vous 
voyez  que  j'ai  déjà  gagné  la  moitié  de  la  gageure.  » 


200  CANDIDE,    OU   L'OPTIMISME. 

Frère  Giroflée  était  resté  dans  la  salle  à  manger,  et  buvait  un 
coup  en  attendant  le  dîner.  «  Mais,  dit  Candide  à  Paquette,  vous 
aviez  l'air  si  gai,  si  content,  quand  je  vous  ai  rencontrée;  vous 
chantiez,  vous  caressiez  le  théatin  avec  une  complaisance  natu- 
relle ;  vous  m'avez  paru  aussi  heureuse  que  vous  prétendez  être 
infortunée.  —  Ah!  monsieur,  répondit  Paquette,  c'est  encore  là 
une  des  misères  du  métier.  J'ai  été  hier  volée  et  battue  par  un 
officier,  et  il  faut  aujourd'hui  que  je  paraisse  de  bonne  humeur 
pour  plaire  à  un  moine.  » 

Candide  n'en  voulut  pas  davantage  ;  il  avoua  que  Martin  avait 
raison.  On  se  mit  à  table  avec  Paquette  et  le  théatin  :  le  repas  fut 
assez  amusant,  et  sur  la  fin  on  se  parla  avec  quelque  confiance. 
((  Mon  père,  dit  Candide  au  moine,  vous  me  paraissez  jouir  d'une 
destinée  que  tout  le  monde  doit  envier  ;  la  fleur  de  la  santé  brille 
sur  votre  visage,  votre  physionomie  annonce  le  bonheur;  vous 
avez  une  très-jolie  fille  pour  votre  récréation,  et  vous  paraissez 
très-content  de  votre  état  de  théatin. 

—  Ma  foi,  monsieur,  dit  frère  Giroflée,  je  voudrais  que  tous 
les  théatins  fussent  au  fond  de  la  mer.  J'ai  été  tenté  cent  fois  de 
mettre  le  feu  au  couvent,  et  d'aller  me  faire  turc.  Mes  parents  me 
forcèrent,  à  l'âge  de  quinze  ans,  d'endosser  cette  détestable  robe, 
pour  laisser  plus  de  fortune  à  un  maudit  frère  aîné,  que  Dieu  con- 
fonde! La  jalousie,  la  discorde,  la  rage,  habitent  dans  le  couvent. 
Il  est  vrai  que  j'ai  prêché  quelques  mauvais  sermons  qui  m'ont 
valu  un  peu  d'argent  dont  le  prieur  me  vole  la  moitié  :  le  reste 
me  sert  à  entretenir  des  filles  ;  mais  quand  je  rentre  le  soir  dans 
le  monastère,  je  suis  prêt  à  me  casser  la  tête  contre  les  murs  du 
dortoir;  et  tous  mes  confrères  sont  dans  le  même  cas.  » 

Martin  se  tournant  vers  Candide  avec  son  sang-froid  ordinaire  : 
«  Eh  bien!  lui  dit-il,  n'ai-je  pas  gagné  la  gageure  tout  entière?  » 
Candide  donna  deux  mille  piastres  à  Paquette,  et  mille  piastres 
à  frère  Giroflée.  «  Je  vous  réponds,  dit-il,  qu'avec  cela  ils  seront 
heureux,  —  Je  n'en  crois  rien  du  tout,  dit  Martin  ;  vous  les  ren- 
drez peut-être  avec  ces  piastres  beaucoup  plus  malheureux  encore. 
—  Il  en  sera  ce  qui  pourra,  dit  Candide  ;  mais  une  chose  me  con- 
sole, je  vois  qu'on  retrouve  souvent  les  gens  qu'on  ne  croyait 
jamais  retrouver:  il  se  pourra  bien  faire  qu'ayant  rencontré  mon 
mouton  rouge  et  Paquette,  je  rencontre  aussi  Cunégonde.  —  Je 
souhaite,  dit  Martin,  qu'elle  fasse  un  jour  votre  bonheur;  mais 
c'est  de  quoi  je  doute  fort.  —  Vous  êtes  bien  dur,  dit  Candide.  — 
C'est  que  j'ai  vécu,  dit  Martin.  —  Mais  regardez  ces  gondoliers, 
dit  Candide  ;  ne  chantent-ils  pas  sans  cesse?  —  Vous  ne  les  voyez 


CHAPITRE    XXV.  201 

pas  dans  leur  ménage,  avec  leurs  femmes  et  leurs  marmots  d'en- 
fants, dit  Martin.  Le  doge  a  ses  chagrins,  les  gondoliers  ont  les 
leurs.  Il  est  vrai  qu'à  tout  prendre  le  sort  d'un  gondolier  est  pré- 
férable à  celui  d'un  doge;  mais  je  crois  la  différence  si  médiocre 
que  cela  ne  vaut  pas  la  peine  d'être  examiné. 

—  On  parle,  dit  Candide,  du  sénateur  Pococurante,  qui  de- 
meure dans  ce  beau  palais  sur  la  Brenta,  et  qui  reçoit  assez  bien 
les  étrangers.  On  prétend  que  c'est  un  homme  qui  n'a  jamais 
eu  de  chagrin.  — Je  voudrais  voir  une  espèce  si  rare  »,  dit  Martin. 
Candide  aussitôt  fit  demander  au  seigneur  Pococurante  la  per- 
mission de  venir  le  voir  le  lendemain. 


CHAPITRE  XXV. 

VISITE     CHEZ     LE     SEIONEIP.      POCOCURANTE,     NOBLE     VÉNITIEN. 

Candide  et  Martin  allèrent  en  gondole  sur  la  Brenta ,  et  arri- 
vèrent au  palais  du  noble  Pococurante.  Les  jardins  étaient  bien 
entendus,  et  ornés  de  belles  statues  de  marbre;  le  palais,  d'une 
belle  architecture.  Le  maître  du  logis,  homme  de  soixante  ans, 
fort  riche,  reçut  très-poliment  les  deux  curieux,  mais  avec  très- 
peu  d'empressement,  ce  qui  déconcerta  Candide,  et  ne  déplut 
point  à  Martin. 

D'abord  deux  filles  jolies  et  proprement  mises  servirent  du 
chocolat,  qu'elles  firent  très-bien  mousser.  Candide  ne  put  s'em- 
pêcher de  les  louer  sur  leur  beauté,  sur  leur  bonne  grâce,  et  sur 
leur  adresse.  «  Ce  sont  d'assez  bonnes  créatures,  dit  le  sénateur 
Pococurante  ;  je  les  fais  quelquefois  coucher  dans  mon  lit  :  car  je 
suis  bien  las  des  dames  de  la  ville,  de  leurs  coquetteries,  de  leurs 
jalousies,  de  leurs  querelles,  de  leurs  humeurs,  de  leurs  peti- 
tesses, de  leur  orgueil,  de  leurs  sottises,  et  des  sonnets  qu'il  faut 
faire  ou  commander  pour  elles;  mais,  après  tout,  ces  deux  filles 
commencent  fort  à  m'eunuyer.  » 

Candide,  après  le  déjeuner,  se  promenant  dans  une  longue 
galerie,  fut  surpris  de  la  beauté  des  tableaux..  H  demanda  de  quel 
maître  étaient  les  deux  premiers.  «  Ils  sont  de  Baphaèl,  dit  le 
sénateur  ;  je  les  achetai  fort  cher  par  vanité,  il  y  a  quelques  années; 
on  dit  que  c'est  ce  qu'il  y  a  de  plus  beau  en  Italie,  mais  ils  ne  me 
plaisent  point  du  tout  :  la  couleur  en  est  très-rembrunie,  les  figures 
ne  sont  pas  assez  arrondies,  et  ne  sortent  point  assez  ;  les  drape- 
ries ne  ressemblent  en  rien  à  une  étotTe  :  en  un  mot,  quoi  qu'on 


202  CANDIDE,    OU    L'OTTIMISME. 

en  dise,  je  ne  trouve  point  là  une  imitation  vraie  de  la  nature. 
Je  n'aimerai  un  tabteau  que  quand  je  croirai  voir  la  nature  elle- 
même  :  il  n'y  en  a  point  de  cette  espèce.  J'ai  beaucoup  de  tableaux, 
mais  je  ne  les  regarde  plus.  » 

Pococurante,  en  attendant  le  dîner,  se  fit  donner  un  concerto. 
Candide  trouva  ja  musique  délicieuse.  «  Ce  bruit,  dit  Pococurante, 
peut  amuser  une  demi-heure;  mais  s'il  dure  plus  longtemps,  il 
fatigue  tout  le  monde,  quoique  personne  n'ose  l'avouer.  La 
musique  aujourd'hui  n'est  plus  que  l'art  d'exécuter  des  choses 
difficiles,  et  ce  qui  n'est  que  difficile  ne  plaît  point  à  la  longue. 

«  J'aimerais  peut-être  mieux  J^op^ra^  si  on  n'avait  pas  trouvé 
le  secret  d'en  faire  un  monstre  qui  me  révolte.  Ira  voir  qui  voudra 
de  mauvaises  tragédies  en  musique,  où  les  scènes  ne  sont  faites 
que  pour  amener  très-mal  à  propos  deux  ou  trois  chansons  ridi- 
cules qui  font  valoir  le  gosier  d'une  actrice;  se  pâmera  de  plaisir 
qui  voudra  ou  qui  pourra,  en  voyant  un  châtré  fredonner  le  rôle 
de  César  et  de  Caton,  et  se  promener  d'un  air  gauche  sur  des 
planches  ;  pour  moi,  il  y  a  longtemps  que  j'ai  renoncé  à  ces  pau- 
vretés, qui  font  aujourd'hui  la  gloire  de  l'Italie,  et  que  des  souve- 
rains payent  si  chèrement.  »  Candide  disputa  un  peu,  mais  avec 
discrétion.  Martin  fut  entièrement  de  l'avis  du  sénateur. 

On  se  mit  à  table;  et,  après  un  excellent  dîner,  on  entra  dans 
la  bibliothèque.  Candide,  en  voyant  unJHj^mèi'e  magnifiquement 
relié,  loua  l'illustrissime  sur  son  bon  goût,  a  Voilà,  dit-ii,un  livre 
qui  faisait  les  délices  du  grand  Pangloss,  le  meilleur  philosophe 
de  l'Allemagne.  —  Il  ne  fait  pas  les  miennes,  dit  froidement 
Pococurante  ;  on  me  fit  accroire  autrefois  que  j'avais  du  plaisir 
en  le  lisant;  mais  cette  répétition  continuelle  de  combats  qui  se 
ressemblent  tous,  ces  dieux  qui  agissent  toujours  pour  ne  rien 
faire  de  décisif,  cette  Hélène  qui  est  le  sujet  de  la  guerre,  et  qui 
à  peine  est  une  actrice  de  la  pièce  ;  cette  Troie  qu'on  assiège,  et 
qu'on  ne  prend  point:  tout  cela  me  causait  le  plus  mortel  ennui. 
J'ai  demandé  quelquefois  à  des  savants  s'ils  s'ennuyaient  autant 
que  moi  à  cotte  lecture  :  tous  les  gens  sincères  m'ont  avoué  que 
le  livre  leur  tombait  des  mains,  mais  qu'il  fallait  toujours  l'avoir 
dans  sa  bibliothèque,  comme  un  monument  de  l'antiquité,  et 
comme  ces  médailles  rouillées  qui  ne  peuvent  être  de  com- 
merce. 

—  Votre  Excellence  ne  pense  pas  ainsi  de  Vir^nc?  dit  Candide. 
—  Je  conviens,  dit  Pococurante,  que  le  second,  le  quatrième  et  le 
sixième  livre  de  son  Enéide,  sont  excellents  ;  mais  pour  son  pieux 
Énée,  et  le  fort  Cloanthe,  et  l'ami  Achates,  et  le  petit  Ascanius,  et 


CHAPITRE    XXV.  203 

rimbécile  roi  Latiims,  et  la  bourgeoise  Amata,  et  riiisipidc  Lavi- 
nia,  je  ne  crois  pas  qu'il  y  ait  rioii  de  si  froid  et  de  ûlus^désa::, 
gréalde.  J'aime  mieux  le  Tasse  et  les  coûtes  à  dormir  debout  de 
l'Ariosté, 

—  Oserais-je  vous  demander,  monsieur,  dit  Candide,  si  vous 
n'avez  pas  un  grand  plaisir  à  lire  H.ai'aç.e?  —  Il  y  a  des  maximes, 
dit  Pococurante,  dont  un  homme  du  monde  peut  faire  son  profit, 
et  qui,  étant  resserrées  dans  des  vers  énergiques,  se  gravent  plus 
aisément  dans  la  mémoire  ;  mais  je  me  soucie  fort  peu  de  son 
voyage  à  Brindes,  et  de  sa  description  d'un  mauvais  diner,  et  de 
la  querelle  de  croclieteurs  entre  je  ne  sais  quel  Pupilus'  dont  les 
paroles,  dit-il,  étaient  pleines  de  pus,  et  un  autre  dont  les  paroles 
étaient  du  vinaigre^.  Je  n'ai  lu  qu'avec  un  extrême  dégoût  ses  vers 
grossiers  contre  des  vieilles  et  contre  des  sorcières  ;  et  je  ne  vois 
pas  quel  mérite  il  peut  y  avoir  à  dire  à  son  ami  Mecenas  que,  s'il 
est  mis  par  lui  au  rang  des  poètes  lyriques,  il  frappera  les  astres 
de  son  front  sublime*.  Les  sots  admirent  tout  dans  un  auteur 
estimé.  Je  ne  lis  que  pour  moi  :  je  n'aime  que  ce  qui  est  à  mon 
usage.  »  Candide,  qui  avait  été  élevé  à  ne  jamais  juger  de  rien 
par  lui-même,  était  fort  étonné  de  ce  qu'il  entendait  ;  et  Martin 
trouvait  la  façon  de  penser  de  Pococurante  assez  raisonnable. 

«  Oh!  voici  un^cérpnj  dit  Candide;  pour  ce  grand  homme- 
là,  je  pense  que  vous  ne  vous  lassez  point  de  le  lire.  —  Je  ne  le 
lis  jamais,  répondit  le  Vénitien.  Que  m'importe  qu'il  ait  plaidé 
pour  Piabirius  ou  pour  Cluentius?  J'ai  bien  assez  des  procès  que 
je  juge;  je  me  serais  mieux  accommodé  de  ses  œuvres  philoso- 
phiques ;  mais  quand  j'ai  vu  qu'il  doutait  de  tout,  j'ai  conclu  que 
j'en  savais  autant  que  lui,  et  que  je  n'avais  besoin  de  personne 
pour  être  ignorant. 

—  Ah!  voilà  quatre-vingts  volumes  de  recueils  d'une  académie 
des  sciences,  s'écria  Martin  :  il  se  peut  qu'il  y  ait  là  du  bon.  —  II 
y  en  aurait,  dit  Pococurante,  si  un  seul  des  auteurs  de  ces  fatras 
avait  inventé  seulement  l'art  de  faire  des  épingles  ;  mais  il  n'y  a 
dans  tous  ces  livres  que  de  vains  systèmes,  et  pas  une  seule  chose 
utile. 

—  Que  de  pièces  de  théâtre  je  vois  là,  dit  Candide,  en  italien. 


1.  Ce  n'est  pas  Pupilus,  mais  Rupilius,  que  nomme  Horace,  li^Te  I*"",  satire  vu, 
vers  1  : 

Rupilî  pus  atque  veneaum. 

2.  Italo  perfusus  aceto,  dit  Horace  dans  la  même  pièce,  vers  32. 

3.  Horace,  odes,  I,  i. 


204  CANDIDE,    OU   L'OPTIMISME. 

en  espagnol,  en  français!  —  Oui,  dit  le  sénateur,  il  y  en  a  trois 
mille,  et  pas  trois  douzaines  de  bonnes.  Pour  ces  recueils  de  ser- 
mons, qui  tous  ensemble  ne  valent  pas  une  page  de  Sénèque,  et 
tous  ces  gros  volumes  de  théologie,  vous  pensez  bien  que  je  ne 
les  ouvre  jamais,  ni  moi,  ni  personne.  » 

Martin  aperçut  des  rayons  chargés  de  livres  anglais,  a  Je  crois, 
dit-il,  qu'un  républicain  doit  se  plaire  à  la  plupart  de  ces  ouvrages 
écrits  si  librement.  —  Oui,  répondit  Pococurante;  il  est  beau  d'é- 
crire ce  qu'on  pense  :  c'est  le  privilège  de  l'homme.  Dans  toute 
notre  Italie,  on  n'écrit  que  ce  qu'on  ne  pense  pas  ;  ceux  qui  habi- 
tent dans  la  patrie  des  Césars  et  des  Antonins  n'osent  avoir  une 
idée  sans  la  permission  d'un  jacobin.  Je  serais  content  de  la  hberté 
qui  inspire  les  génies  anglais  si  la  passion  et  l'esprit  de  parti 
ne  corrompaient  pas  tout  ce  que  cette  précieuse  liberté  a  d'esti- 
mable. » 

Candide,  apercevant  un  jAIilton,  lui  demanda  s'il  ne  regardait 
pas  cet  auteur  comme  un  grand  homme.  «  Qui?  dit  Pococurante, 
ce  barbare  qui  fait  un  long  commentaire  du  premier  chapitre 
de  la  Genèse,  en  dix  livres  de  vers  durs?  ce  grossier  imitateur  des 
Grecs,  qui  défigure  la  création,  et  qui,  tandis  que  Moïse  repré- 
sente l'Être  éternel  produisant  le  monde  par  la  parole,  fait  prendre 
un  grand  compas  par  le  Messiah  dans  une  armoire  du  ciel  pour 
tracer  son  ouvrage  ?  Moi,  j'estimerais  celui  qui  a  gâté  l'enfer  et  le 
diable  du  Tasse  ;  qui  déguise  Lucifer  tantôt  en  crapaud,  tantôt  en 
pygmée  ;  qui  lui  fait  rebattre  cent  fois  les  mêmes  discours  ;  qui  le 
fait  disputer  sur  la  théologie  ;  qui,  en  imitant  sérieusement  l'in- 
vention comique  des  armes  à  feu  de  l'Arioste,  fait  tirer  le  canon 
dans  le  ciel  par  les  diables?  Ni  moi  ni  personne  en  Italie  n'a  pu 
se  plaire  à  toutes  ces  tristes  extravagances.  Le  mariage  du  Péché  et 
de  la  Mort,  et  les  couleuvres  dont  le  Péché  accouche,  font  vomir 
tout  homme  qui  a  le  goût  un  peu  délicat  ;  et  sa  longue  description 
d'un  hôpital  n'est  bonne  que  pour  un  fossoyeur.  Ce  poëme  obscur, 
bizarre  et  dégoûtant,  fut  méprisé  à  sa  naissance;  je  le  traite  au- 
jourd'hui comme  il  fut  traité  dans  sa  patrie  par  les  contempo- 
rains K  Au  reste,  je  dis  ce  que  je  pense,  et  je  me  soucie  fort  peu 
que  les  autres  pensent  comme  moi.  »  Candide  était  affligé  de  ces 
discours  :  il  respectait  Homère,  il  aimait  un  peu  Milton.  u  Hélas! 
dit-il  tout  bas  à  Martin,  j'ai  bien  peur  que  cet  homme-ci  n'ait  un 


1.  Voyez  ce  que  Voltaire  dil  du  l'aradis  perdu  de  Milton,  dans  le  chapitre  i\ 
de  VEssai  sur  la  Poésie  épique,  imprimé  dans  le  tome  VUl,  à  la  suite  de  la 
] leur  la 'le. 


CIIAl'lTRE    XXVl.  fOo 

souverain  mépris  pour  nos  poëtes  allemands.  —  11  n'y  aurait  pas 
grand  mal  à  cela,  dit  Martin.  —  Oh!  quel  homme  supérieur! 
disait  encore  Candide  entre  ses  dents,  quel  grand  génie  que  ce 
Pococurante!  rien  ne  peut  lui  plaire.  » 

Après  avoir  fait  ainsi  la  revue  de  tous  les  livres,  ils  descen- 
dirent dans  le  jardin.  Candide  en  loua  toutes  les  beautés,  a  Je  ne 
sais  rien  de  si  mauvais  goût,  dit  le  maître  ;  nous  n'avons  ici  que 
des  colifichets,  mais  je  vais  dès  demain  en  faire  planter  un  d'un 
dessin  plus  noble,  d 

Quand  les  deux  curieux  eurent  pris  congé  de  Son  Excellence  : 
«  Or  çà,  dit  Candide  à  Martin,  vous  conviendrez  que  voilà  le  plus 
heureux  de  tous  les  hommes,  car  il  est  au-dessus  de  tout  ce  qu'il 
possède.  — Xe  voyez- vous  pas,  dit  Martin,  qu'il  est  dégoûté  de  tout 
ce  qu'il  possède  ?  Platon  a  dit,  il  y  a  longtemps,  que  les  meilleurs 
estomacs  ne  sont  pas  ceux  qui  rebutent  tous  les  aliments.  —  Mais, 
dit  Candide,  n'y  a-t-il  pas  du  plaisir  à  tout  critiquer,  à  sentir  des 
défauts  où  les  autres  hommes  croient  voir  des  beautés?  —  C'est- 
à-dire,  reprit  Martin,  qu'il  y  a  du  plaisir  à  n'avoir  pas  de  plaisir?^ 
—  Oh  bien  !  dit  Candide,  il  n'y  a  donc  d'heureux  que  moi,  quand 
je  reverrai  M'''-  Cunégonde.  — C'est  toujours  bienfait  d'espérer  », 
dit  Martin. 

Cependant  les  jours,  les  semaines  s'écoulaient  ;  Cacambo  ne 
revenait  point,  et  Candide  était  si  abîmé  dans  sa  douleur  qu'il  ne 
fit  pas  même  réflexion  que  Paquette  et  frère  Giroflée  n'étaient 
pas  venus  seulement  le  remercier. 


CHAPITRE    XXVL 

d'iN    SOIPEU     niE     CANDIDE    ET    MARTIN     FIRENT    AVEC    SIX     ÉTRANGERS, 
ET     QLI     ILS     ÉTAIENT. 

Un  soir  que  Candide,  suivi  de  Martin,  allait  se  mettre  à  table  avec 
les  étrangers  qui  logeaient  dans  la  même  hôtellerie,  un  homme 
à  visage  couleur  de  suie  l'aborda  par  derrière,  et,  le  prenant  par 
le  bras,  lui  dit  :  «  Soyez  prêt  à  partir  avec  nous,  n'y  manquez 
pas.  »  Il  se  retourne,  et  voit  Cacambo.  Il  n'y  avait  que  la  vue  de 
Cunégonde  qui  pût  l'étonner  et  lui  plaire  davantage.  Il  fut  sur  le 
point  de  devenir  fou  de  joie.  Il  embrasse  son  cher  ami.  a  Cuné- 
gonde est  ici,  sans  doute  ?  Où  est-elle?  Mène-moi  vers  elle,  que  je 
meure  de  joie  avec  elle.  —  Cunégonde  n'est  point  ici,  dit  Cacambo, 
elle  est  à  Constantinople.  —  Ah  Ciel  !  à  Constantinople  !  mais  fût- 


206  CANDIDE,    OU    L'OPTIMISME. 

elle  à  la  Chine,  j'y  vole,  partons.  —  Nous  partirons  après  souper, 
reprit  Cacambo;  je  ne  peux  vous  en  dire  davantage;  je  suis  esclave, 
mon  maître  m'attend  ;  il  faut  que  j'aille  le  servir  à  table  :  ne  dites 
mot;  soupez,  et  tenez-vous  prêt.  » 

Candide,  partagé  entre  la  joie  et  la  douleur,  charmé  d'avoir 
revu  son  agent  fidèle,  étonné  de  le  voir  esclave,  plein  de  l'idée 
de  retrouver  sa  maîtresse,  le  cœur  agité,  l'esprit  bouleversé,  se 
mit  à  table  avec  Martin,  qui  voyait  de  sang-froid  toutes  ces 
aventures,  et  avec  six  étrangers  qui  étaient  venus  passer  le  car- 
naval à  Venise. 

Cacambo,  qui  versait  à  boire  à  l'un  de  ces  six  étrangers,  s'ap- 
procha de  l'oreille  de  son  maître,  sur  la  fin  du  repas,  et  lui  dit: 
«  Sire,  Votre  Majesté  partira  quand  elle  voudra,  le  vaisseau  est 
prêt.»  x\yantditces  mots,  il  sortit.  Les  convives,  étonnés,  se  regar- 
daient sans  proférer  une  seule  parole,  lorsqu'un  autre  domestique, 
s'approchant  de  son  maître,  lui  dit:  a  Sire,  la  chaise  de  A'otre 
Majesté  est  à  Padoue,  et  la  barque  est  prête.  »  Le  maître  fit  un 
signe,  et  le  domestique  partit.  Tous  les  convives  se  regardèrent 
encore,  et  la  surprise  commune  redoubla.  Un  troisième  valet,  s'ap- 
prochant aussi  d'un  troisième  étranger,  lui  dit  :  «  Sire,  croyez- 
moi.  Votre  Majesté  ne  doit  pas  rester  ici  plus  longtemps:  je  vais 
tout  préparer  »  ;  et  aussitôt  il  disparut. 

Candide  et  Martin  ne  doutèrent  pas  alors  que  ce  ne  fût  une 
mascarade  du  carnaval.  Un  quatrième  domestique  dit  au  qua- 
trième maître:  «Votre  Majesté  partira  quand  elle  voudra  »,  et 
sortit  comme  les  autres.  Le  cinquième  valet  en  dit  autant  au 
cinquième  maître.  Mais  le  sixième  valet  parla  difl'éremment  au 
sixième  étranger,  qui  était  auprès  de  Candide;  il  lui  dit:  a  Ma 
foi,  sire,  on  ne  veut  plus  faire  crédit  à  Votre  Majesté  ni  à  moi 
non  plus,  et  nous  pourrions  bien  être  cofi"rés  cette  nuit,  vous  et 
moi  ;  je  vais  pourvoir  à  mes  afl'aires  :  adieu.  » 

Tous  les  domestiques  ayant  disparu,  les  six  étrangers.  Candide, 
et  Martin,  demeurèrent  dans  un  profond  silence.  Enfin  Candide 
le  rompit:  «Messieurs,  dit-il,  voilà  une  singulière  plaisanterie. 
Pourquoi  êtes-vous  tous  rois?  Pour  moi,  je  vous  avoue  que  ni 
moi  ni  Martin  nous  ne  le  sommes.  » 

Le  maître  de  Cacambo  prit  alors  gravement  la  parole,  et  dit 
en  italien  :  «Je  ne  suis  point  plaisant,  je  m'appelle  Achmet  IIP; 


1.  Achniot  III,  dont  il  est  parlé  dans  VHistoire  de  Charles  XII  et  dans  ['His- 
toire de  Russie  sous  Pierre  le  Grand,  avait  été  déposé  en  1730;  il  est  mort 
en  1730. 


CHAPITRE    XXVI.  207 

j'ai  été  grand  sultan  plusieurs  années;  je  détrônai  mon  frère  ; 
mon  neveu  m'a  détrôné  ;  on  a  coupé  le  cou  à  mes  vizirs  ;  j'achève 
ma  vie  dans  le  vieux  sérail;  mon  neveu  le  grand  sultan  Mah- 
moud me  permet  de  voyager  quelquefois  pour  ma  santé  ;  et  je 
suis  venu  passer  le  carnaval  à  Venise.  » 

Un  jeune  homme  qui  était  auprès  d'Achmet  parla  après  lui, 
et  dit  :  ((  Je  m'appelle  Ivan^;  j'ai  été  empereur  de  toutes  les  Rus- 
sies  ;  j'ai  été  détrôné  au  berceau  ;  mon  père  et  ma  mère  ont  été 
enfermés;  on  m'a  élevé  en  prison  :  j'ai  quelquefois  la  permission 
de  voyager,  accompagné  de  ceux  qui  me  gardent  ;  et  je  suis  venu 
passer  le  carnaval  à  Venise.  » 

Le  troisième  dit  :  «Je  suis  Charles-Edouard-,  roi  d'Angleterre; 
mon  père  m'a  cédé  ses  droits  au  royaume;  j'ai  combattu  pour  les 
soutenir  ;  on  a  arraché  le  cœur  à  liuit  cents  de  mes  partisans,  et 
ou  leur  en  a  battu  les  joues;  j'ai  été  mis  en  prison  ;  je  vais  à  Rome 
faire  une  visite  au  roi  mon  père,  détrôné  ainsi  que  moi  et  mon 
grand-père  ;  et  je  suis  venu  passer  le  carnaval  à  Venise.  » 

Le  quatrième  prit  alors  la  parole  et  dit  :  a  Je  suis  roi  des 
Polaques  ;  le  sort  de  la  guerre  m'a  privé  de  mes  États  hérédi- 
taires' ;  mon  père  a  éprouvé  les  mêmes  revers;  je  me  résigne  à 
la  Providence  comme  le  sultan  Achmet,  l'empereur  Ivan,  et  le 
roi  Charles-Edouard,  à  qui  Dieu  donne  une  longue  vie  ;  et  je  suis 
venu  passer  le  carnaval  à  Venise.  » 

Le  cinquième  dit  :  «  Je  suis  aussi  roi  des  Polaques  ^  ;  j'ai  perdu 
mon  royaume  deux  fois;  mais  la  Providence  m'a  donné  un 
autre  État^  dans  lequel  j'ai  fait  plus  de  bien  que  tous  les  rois  des 
Sarmates  ensemble  n'en  ont  jamais  pu  faire  sur  les  bords  de  la 
Vistule.  Je  me  résigne  aussi  à  la  Providence;  et  je  suis  venu  passer 
le  carnaval  à  Venise.  » 

Il  restait  au  sixième  monarque  à  parler.  «  Messieurs,  dit-il,  je 
ne  suis  pas  si  grand  seigneur  que  vous;  mais  enfin  j'ai  été  roi  tout 
comme  un  autre;  je  suis  Théodore^;  on  m'a  élu  roi  en  Corse;  on 

1.  Ivan,  né  en  1730,  détrôné  la  même  année,  emprisonné,  et  enfin  poignardé 
en  1762. 

2.  Sur  Charles-Edouard,  vo}"ez,  tome  XV,  le  chapitre  xxxv  du  Précis  du 
Siècle  de  Louis  XV. 

3.  Auguste,  électeur  de  Saxe  et  roi  de  Pologne,  chassé  de  ses  États  héréditaires 
pendant  la  guerre  de  1756  ;  voyez,  tome  XV,  le  chapitre  xxxii  du  Précis  du 
Siècle  de  Louis  XV;  il  est  mort  en  1763. 

4.  Stanislas  Leczinski ,  beau-père  de  Louis  XV  ;  voyez,  tome  XV,  le  chapitre  iv 
du  Précis  du  Siècle  de  Louis  XV;  il  est  mort  en  1765. 

5.  La  Lorraine. 

6.  Sur  le  roi  de  Corse,  Théodore,  mort  le  2  décembre  1756,  voyez,  tome  XV, 
le  chapitre  xl  du  Précis  du  Siècle  de  Louis  XV. 


208  CANDIDE,    OU    L'OPTIMISME. 

m'a  appelé  Votre  Majesté,  et  à  présent  à  peine  m'appelle-t-on  Mon- 
sieur; j'ai  fait  frapper  de  la  monnaie,  et  je  ne  possède  pas  un 
denier;  j'ai  eu  deux  secrétaires  d'État,  et  j'ai  à  peine  un  valet  :  je 
me  suis  vu  sur  un  trône,  et  j'ailongtemps  été  à  Londres  en  prison 
sur  la  paille;  j'ai  bien  peur  d'être  traité  de  même  ici,  quoique  je 
sois  venu,  comme  Vos  Majestés,  passer  le  carnaval  à  Venise.  » 

Les  cinq  autres  rois  écoutèrent  ce  discours  avec  une  noble 
compassion.  Chacun  d'eux  donna  vingt  sequins  au  roi  Théodore 
pour  avoir  des  habits  et  des  chemises;  Candide  lui  fit  présent 
d'un  diamant  de  deux  mille  sequins.  «  Quel  est  donc,  disaient  les 
cinq  rois,  cet  homme  qui  est  en  état  de  donner  cent  fois  autant 
que  chacun  de  nous,  et  qui  le  donne?  Étes-vous  roi  aussi,  mon- 
sieur? —  Non,  messieurs,  et  n'en  ai  nulle  envie.  » 

Dans  l'instant  qu'on  sortait  de  table,  il  arriva  dans  la  même 
hôtellerie  quatre  altesses  sérénissimes  qui  avaient  aussi  perdu 
leurs  États  par  le  sort  de  la  guerre,  et  qui  venaient  passer  le  reste 
du  carnaval  à  Venise  ;  mais  Candide  ne  prit  pas  seulement  garde 
à  ces  nouveaux  venus.  Il  n'était  occupé  que  d'aller  trouver  sa 
chère  Cunégonde  à  Constantinople. 


CHAPITRE    XXVIT. 

VOVAGE     DE     CANDIDE     A     CONSTANTINOPLE. 

Le  fidèle  Cacambo  avait  déjà  obtenu  du  patron  turc  qui  allait 
reconduire  le  sultan  Achmet  à  Constantinople  qu'il  recevrait 
Candide  et  Martin  sur  son  bord.  L'un  et  fautre  s'y  rendirent  après 
s'être  prosternés  devant  Sa  misérable  llautesse.  Candide,  chemin 
faisant,  disait  à  Martin  :  «  Voilà  pourtant  six  rois  détrônés  avec 
qui  nous  avons  soupe  !  et  encore  dans  ces  six  rois  il  y  en  a  un  à 
qui  j'ai  fait  l'aumône.  Peut-être  y  a-t-il  beaucoup  d'autres  princes 
plus  infortunés.  Pour  moi,  je  n'ai  perdu  que  cent  moutons,  et  je 
vole  dans  les  bras  de  Cunégonde.  Mon  cher  Martin,  encore  une 
fois,  Pangloss  avait  raison,  tout  est  bien.  —  Je  le  souhaite,  dit 
Martin.  —  Mais,  dit  Candide,  voilà  une  aventure  bien  peu  vrai- 
semblable que  nous  avons  eue  à  Venise.  On  n'avait  jamais  vu  ni 
ouï  conter  que  six  rois  détrônés  soupasseut  ensemble  au  cabaret. 
—  Cela  n'est  pas  plus  extraordinaire,  dit  Martin,  que  la  plupart 
des  choses  ([ui  nous  sont  arrivées,  11  est  très-commun  que  des 
rois  soient  détrônés  ;  et  à  fégard  de  l'honneur  que  nous  avons  eu 
de  souper  avec  eux,  c'est  une  bagatelle  qui  ne  mérite  pas  notre 


CHAPITRE    XXVIÏ.  209 

attention.  Qu'importe  avec  qui  l'on  soupe,  pourvu  qu'on  fasse 
bonne  chère?  » 

A  peine  Candide  fut-il  dans  le  vaisseau  qu'il  sauta  au  cou  de 
son  ancien  valet,  de  son  ami  Gacambo.  «  ¥Ai  bien  !  lui  dit-il,  que 
fait  Cunégonde?  Est-elle  toujours  un  prodige  de  beauté?  M'aime- 
t-elle  toujours?  Comment  se  porte-t-elle?  Tu  lui  as,  sans  doute, 
acheté  un  palais  à  Constantinople? 

—  Mon  cher  maître,  répondit  Cacambo,  Cunégonde  lave  les 
écuelles  sur  le  bord  de  la  Propontide,  chez  un  prince  qui  a  très- 
peu  d'écuelles;  elle  est  esclave  dans  la  maison  d'un  ancien  sou- 
verain, nommé  Ragotski  \  à  qui  le  Grand  Turc  donne  trois  écus 
par  jour  dans  son  asile;  mais,  ce  qui  est  bien  plus  triste,  c'est 
qu'elle  a  perdu  sa  beauté,  et  qu'elle  est  devenue  horriblement 
laide.  —  Ah!  belle  ou  laide,  dit  Candide,  je  suis  honnête  homme, 
et  mon  devoir  est  de  l'aimer  toujours.  3Iais  comment  peut-elle 
être  réduite  à  un  état  si  abject  avec  les  cinq  ou  six  millions  que 
tu  avais  emportés?  —  Bon,  dit  Cacambo,  ne  m'en  a-t-il  pas  fallu 
donner  deux  au  senor  don  Fernando  d'Ibaraa,  y  Figueora,  y 
Mascarenès,  y  Lampourdos,  y  Souza,  gouverneur  de  Buénos- 
Ayres,  pour  avoir  la  permission  de  reprendre  M"'  Cunégonde?  Et 
un  pirate  ne  nous  a-t-il  pasbravementdépouillésde  tout  le  reste? 
Ce  pirate  ne  nous  a-t-il  pas  menés  au  cap  de  Matapan,  à  3Iilo,  à 
Nicarie,  à  Samos,  à  Petra,  aux  Dardanelles,  à  Marmara,  à  Scutari? 
Cunégonde  et  la  vieille  servent  chez  ce  prince  dont  je  vous  ai 
parlé,  et  moi,  je  suis  esclave  du  sultan  détrôné.  — Que  d'épouvan- 
tables calamités  enchaînées  les  unes  aux  autres  !  dit  Candide.  Mais, 
après  tout,  j'ai  encore  quelques  diamants;  je  délivrerai  aisément 
Cunégonde.  C'est  bien  dommage  qu'elle  soit  devenue  si  laide.  » 

Ensuite,  se  tournant  vers  Martin  :  «  Que  pensez-vous,  dit-il, 
qui  soit  le  plus  à  plaindre,  de  l'empereur  Achmet,  de  l'empereur 
Ivan,  du  roi  Charles-Edouard,  ou  de  moi?  —  Je  n'en  sais  rien, 
dit  Martin;  il  faudrait  que  je  fusse  dans  vos  cœurs  pour  le  savoir. 

—  Ah  !  dit  Candide,  si  Pangloss  était  ici,  il  le  saurait,  et  nous 
l'apprendrait.  —  Je  ne  sais,  dit  Martin,  avec  quelles  balances 
votre  Pangloss  aurait  pu  peser  les  infortunes  des  hommes,  et 
apprécier  leurs  douleurs.  Tout  ce  que  je  présume  c'est  qu'il  y  a   | 
des  millions  d'hommes  sur  la  terre  cent  fois  plus  à  plaindre  que  / 
le  roi  Charles-Edouard,  l'empereur  Ivan,  et  le  sultan  Achmet.  j 

—  Cela  pourrait  bien  être,  dit  Candide.  » 

1.  Voltaire  a  parlé  de  Ragolski  dans  le  chapitre  xxii  du  Siècle  de  Louis  XIV; 
voyez  tome  XIV.  Ragotski  est  mort  en  1735. 

21.  —  Romans.  14 


210  CANDIDE,    OU    L'OPTIMISME. 

On  arriva  en  peu  de  jours  sur  le  canal  de  la  mer  Noire. 
Candide  commença  par  racheter  Cacambo  fort  cher  ;  et,  sans 
perdre  de  temps,  il  se  jeta  dans  une  galère,  avec  ses  compagnons, 
pour  aller  sur  le  rivage  de  la  Propontide  chercher  Cunégonde, 
quelque  laide  qu'elle  pût  être. 

Il  y  avait  dans  la  chiourme  deux  forçats  qui  ramaient  fort 
mal,  et  à  qui  le  levant!  patron  appliquait  de  temps  en  temps 
quelques  coups  de  nerf  de  bœuf  sur  leurs  épaules  nues  ;  Can- 
dide, par  un  mouvement  naturel,  les  regarda  plus  attentivement 
que  les  autres  galériens,  et  s'approcha  d'eux  avec  pitié.  Quelques 
traits  de  leurs  visages  défigurés  lui  parurent  avoir  un  peu  de 
ressemblance  avec  Pangloss  et  avec  ce  malheureux  jésuite,  ce 
baron,  ce  frère  de  M"'^  Cunégonde.  Cette  idée  l'émut  et  l'attrista. 
Il  les  considéra  encore  plus  attentivement.  «  En  vérité,  dit-il  à 
Cacambo,  si  je  n'avais  pas  vu  pendre  maître  Pangloss,  et  si  je 
n'avais  pas  eu  le  malheur  de  tuer  le  baron,  je  croirais  que  ce  sont 
eux  qui  rament  dans  cette  galère.  » 

Au  nom  du  baron  et  de  Pangloss  les  deux  forçats  poussèrent 
un  grand  cri,  s'arrêtèrent  sur  leur  banc,  et  laissèrent  tomber 
leurs  rames.  Le  levanti  patron  accourait  sur  eux,  et  les  coups  de 
nerf  de  bœuf  redoublaient.  «  Arrêtez  !  arrêtez  !  seigneur,  s'écria 
Candide  ;  je  vous  donnerai  tant  d'argent  que  vous  voudrez. 
—  Quoi!  c'est  Candide!  disait  l'un  des  forçats.  —  Quoi!  c'est 
Candide!  disait  l'autre.  —  Est-ce  un  songe?  dit  Candide;  veillé- 
je?  suis-je  dans  cette  galère?  Est-ce  là  monsieur  le  baron,  que 
j'ai  tué?  Est-ce  là  maître  Pangloss,  que  j'ai  vu  pendre? —  C'est 
nous-mêmes,  c'est  nous-mêmes,  répondaient-ils.  —  Quoi!  c'est 
là  ce  grand  philosophe? disait  Martin,  — Eh!  monsieur  le  levanti 
patron,  dit  Candide,  combien  voulez- vous  d'argent  pour  la  rançon 
de  M,  de  Thunder-ten-tronckh,  un  des  premiers  barons  do  l'em- 
pire, et  de  M.  Pangloss,  le  plus  profond  métaphysicien  d'Alle- 
magne?—  Chien  de  chrétien,  répondit  le  levanti  patron,  puisque 
ces  deux  chiens  de  forçats  chrétiens  sont  des  barons  et  des  méta- 
physiciens, ce  qui  est  sans  doute  une  grande  dignité  dans  leur 
pays,  tu  m'en  donneras  cinquante  mille  soquins.  —  Vous  les  aurez, 
monsieur;  remenez-moi  comme  un  éclair  à  Constantinople,  et 
vous  serez  payé  sur-le-champ.  Mais  non ,  menez-moi  chez  M"''  Cuné- 
gonde. ))  Le  levanti  patron,  sur  la  première  oH'rc  de  Candide,  avait 
déjà  tourné  la  proue  vers  la  ville,  et  il  faisait  ramer  plus  vite  qu'un 
oiseau  ne  fend  les  airs. 

Candide  embrassa  cent  fois  le  baron  et  Pangloss.  «  Et  com- 
ment ne  vous  ai-je  pas  tué,  mon  cher  baron?  et  mon  cher  Pan- 


CIIAI>1TRE    XXVIII.  2M 

gloss,  comment  êtes-voiis  en  vie  après  avoir  été  pendu?  et  pour- 
quoi étes-vous  tous  deux  aux  galères  en  Turquie?  —  Est-il  l)icn 
vrai  que  ma  chère  sœur  soit  dans  ce  pays?  disait  le  baron. 
—  Oui,  répondit  Cacambo.  —  Je  revois  donc  mon  cher  Candide! 
s'écriait  Pangloss.  »  Candide  leur  présentait  Martin  et  Cacambo. 
Ils  s'embrassaient  tous  ;  ils  parlaient  tous  à  la  fois.  La  galère 
volait,  ils  étaient  déjà  dans  le  port.  On  fit  venir  un  juif,  à  qui 
Candide  vendit  pour  cinquante  mille  sequins  un  diamant  de  la 
valeur  de  cent  mille,  et  qui  lui  jura  par  Abraham  qu'il  n'eu  pou- 
vait donner  davantage.  II  paya  incontinent  la  rançon  du  baron 
et  de  Pangloss.  Celui-ci  se  jeta  aux  pieds  de  son  libérateur,  et  les 
baigna  de  larmes  ;  l'autre  le  remercia  par  un  signe  de  tête,  et  lui 
promit  de  lui  rendre  cet  argent  à  la  première  occasion.  «  Mais 
est-il  bien  possible  que  ma  sœur  soit  en  Turquie?  disait-il.— Rien 
n'est  si  possible,  reprit  Cacambo,  puisqu'elle  écure  la  vaisselle 
chez  un  prince  de  Transylvanie.  »  Ou  fit  aussitôt  venir  deux 
juifs  :  Candide  vendit  encore  des  diamants  ;  et  ils  repartirent 
tous  dans  une  autre  galère  pour  aller  délivrer  Cunégonde. 


CHAPITRE    XXVIII. 

CE     Qll     AnniVA     A     CANDIDE.     A     CUNÉGONDE,     A      PANGLOSS. 
A     ilAKTIX,     ETC. 

((  Pardon,  encore  une  fois,  dit  Candide  au  baron;  pardon, 
mon  révérend  père,  de  vous  avoir  donné  un  grand  coup  d'épée 
au  travers  du  corps, 

—  A'en  parlons  plus,  dit  le  baron  ;  je  fus  un  peu  trop  vif,  je 
l'avoue  ;  mais  puisque  vous  voulez  savoir  par  quel  hasard  vous 
m'avez  vu  aux  galères,  je  vous  dirai  qu'après  avoir  été  guéri 
de  ma  blessure  par  le  frère  apothicaire  du  collège,  je  fus  attaqué 
et  enlevé  par  un  parti  espagnol  ;  on  me  mit  en  prison  à  Buénos- 
Ayres  dans  le  temps  que  ma  sœur  venait  d'en  partir.  Je  demandai 
à  retourner  à  Rome  auprès  du  père  général.  Je  fus  nommé  pour 
aller  servir  d'aumônier  à  Constantinople  auprès  de  monsieur 
l'ambassadeur  de  France.  Il  n'y  avait  pas  huit  jours  que  j'étais 
entré  en  fonction,  quand  je  trouvai  sur  le  soir  un  jeune  icoglan 
très-bien  fait.  Il  faisait  fort  chaud  :  le  jeune  homme  voulut  se 
baigner: je  pris  cette  occasion  de  me  baigner  aussi.  Je  ne  savais 
pas  que  ce  fût  un  crime  capital  pour  un  chrétien  d'être  trouvé 
tout  nu  avec  un  jeune  musulman.  Un  cadi  me  fit  donner  cent 


212  CANDIDE,    OU   L'OPTIMISME. 

coups  de  bâton  sous  la  plante  des  pieds,  et  me  condamna  aux 
galères.  Je  ne  crois  pas  qu'on  ait  fait  une  plus  horrible  injustice. 
Mais  je  voudrais  bien  savoir  pourquoi  ma  sœur  est  dans  la  cuisine 
d'un  souverain  de  Transylvanie  réfugié  chez  les  Turcs. 

—  Mais  vous,  mon  cher  Pangloss,  dit  Candide,  comment  se 
peut-il  que  je  vous  revoie? 

—  Il  est  vrai,  dit  Pangloss,  que  vous  m'avez  vu  pendre;  je 
devais  naturellement  être  brûlé;  mais  vous  vous  souvenez  qu'il 
plut  averse  lorsqu'on  allait  me  cuire  :  l'orage  fut  si  violent  qu'on 
désespéra  d'allumer  le  fcu;  je  fus  pendu,  parce  qu'on  ne  put 
mieux  faire  :  un  chirurgien  acheta  mon  corps,  m'emporta  chez 
lui,  et  me  disséqua.  Il  me  fit  d'abord  une  incision  cruciale  depuis 
le  nombril  jusqu'à  la  clavicule.  On  ne  pouvait  pas  avoir  été  plus 
mal  pendu  que  je  l'avais  été.  L'exécuteur  des  hautes  œuvres  de 
la  sainte  Inquisition,  lequel  était  sous-diacre,  brûlait  à  la  vérité 
les  gens  à  merveille,  mais  il  n'était  pas  accoutumé  à  pendre  :  la 
corde  était  mouillée  et  ghssa  mal,  elle  fut  mal  nouée  ;  enfin  je 
respirais  encore  :  l'incision  cruciale  me  fit  jeter  un  si  grand  cri 
que  mon  chirurgien  tomba  à  la  renverse  ;  et,  croyant  qu'il  dissé- 
quait le  diable,  il  s'enfuit  en  mourant  de  peur,  et  tomba  encore 
sur  l'escalier  en  fuyant.  8a  femme  accourut  au  bruit,  d'un  cabinet 
voisin:  elle  me  vit  sur  la  table  étendu  avec  mon  incision  cruciale; 
elle  eut  encore  plus  de  peur  que  son  mari,  s'enfuit,  et  tomba  sur 
lui.  Quand  ils  furent  un  peu  revenus  à  eux,  j'entendis  la  chirur- 
gienne  qui  disait  au  chirurgien  :  «  Mon  bon,  de  quoi  vous  avisez- 
((  vous  aussi  de  disséquer  un  hérétique  ?  Ne  savez-vous  pas  que 
«  le  diable  est  toujours  dans  le  corps  de  ces  gens-là?  Je  vais  vite 
«  chercher  un  prêtre  pour  l'exorciser,  »  Je  frémis  à  ce  propos,  et 
je  ramassai  le  peu  de  forces  qui  me  restaient  pour  crier  :  (c  Ayez 
pitié  de  moi!  »  Enfin  le  barbier  portugais  s'enhardit:  il  recousit 
ma  peau  ;  sa  femme  même  eut  soin  de  moi  ;  je  fus  sur  pied  au 
bout  de  quinze  jours.  Le  barbier  me  trouva  une  condition,  et  me 
fit  huiuais  d'un  chevalier  de  Malte  qui  allait  à  Venise;  mais  mon 
maître  n'ayant  pas  de  quoi  me  payer,  je  me  mis  au  service  d'un 
marchand  vénitien,  et  je  le  suivis  à  Constantinople. 

u  Un  jour  il  me  prit  fantaisie  d'entrer  dans  une  mosquée;  il 
n'y  avait  qu'un  vieux  iman  et  une  jeune  dévote  très-jolie  qui 
disait  ses  patenôtres;  sa  gorge  était  toute  découverte  :  elle  avait 
entre  ses  deux  tétons  un  beau  bouquet  de  tulipes,  de  roses,  d'ané- 
mones, de  renoncules,  d'hyacinthes,  et  d'oreilles  d'ours;  elle 
laissa  tomber  son  bouquet;  je  le  ramassai,  et  je  le  lui  remis  avec 
un  empressement  très-respectueux.  Je  fus  si  longtemps  à  le  lui 


CHAPITRE    XXIX.  213 

remettre  que  l'iman  se  mit  en  colère,  et,  voyant  que  j'étais  chré- 
tien, il  cria  à  l'aide.  On  me  mena  chez  le  cadi,  qui  me  fit  donner 
cent  coups  de  latte  sous  la  plante  des  pieds,  et  m'envoya  aux 
galères.  Je  fus  enchaîné  précisément  dans  la  même  galère  et  au 
même  hanc  que  monsieur  le  baron.  Il  y  avait  dans  cette  galère 
quatre  jeunes  gens  de  Marseille,  cinq  prêtres  napolitains,  et  deux 
moines  de  Corfou,  qui  nous  dirent  que  de  pareilles  aventures 
arrivaient  tous  les  jours.  Monsieur  le  baron  prétendait  qu'il  avait 
essuyé  une  plus  grande  injustice  que  moi;  je  prétendais,  moi, 
qull  était  beaucoup  plus  permis  de  remettre  un  bouquet  sur 
la  gorge  d'une  femme  que  d'être  tout  nu  avec  un  icoglan.  Nous 
disputions  sans  cesse,  et  nous  recevions  vingt  coups  de  nerf  de 
bœuf  par  jour,  lorsque  l'enchaînement  des  événements  de  cet 
univers  vous  a  conduit  dans  notre  galère,  et  que  vous  nous  avez 
rachetés, 

—  Eh  bien!  mon  cher  Pangloss,  lui  dit  Candide,  quand 
vous  avez  été  pendu,  disséqué,  roué  de  coups,  et  que  vous  avez 
ramé  aux  galères,  avez-vous  toujours  pensé  que  tout  allait^le 
mieux  du  monde? 

—  Je  suis  toujours  de  mon  premier  sentiment,  répondit  Pan- 
gloss; car  enfin  je  suis  philosophe:  il  ne  me  convient  pas  de  me 
dédire,  Leibnitz  ne  pouvant  pas  avoir  tort,  et  l'harmonie  préétablie 
étant  d'ailleurs  la  plus  belle  chose  du  monde,  aussi  bien  que 
le  plein  et  la  matière  subtile,  » 


CHAPITRE    XXIX. 

COMMENT     CANDIDE     RETHOLVA     CLNÉGONDE     ET     LA     VIEILLE. 

Pendant  que  Candide,  le  ])aron,  Pangloss,  Martin,  et  Cacambo, 
contaient  leurs  aventures,  qu'ils  raisonnaient  sur  les  événements 
contingents  ou  non  contingents  de  cet  univers,  qu'ils  disputaient 
sur  les  effets  et  les  causes,  sur  le  mal  moral  et  sur  le  mal  phy- 
sique, sur  la  liberté  et  la  nécessité,  sur  les  consolations  que  l'on 
peut  éprouver  lorsqu'on  est  aux  galères  en  Turquie,  ils  abordèrent 
sur  le  rivage  de  la  Propontide,  à  la  maison  du  prince  de  Transyl- 
vanie, Les  premiers  objets  qui  se  présentèrent  furent  Cunégonde 
et  la  vieille,  qui  étendaient  des  serviettes  sur  des  ficelles  pour  les 
faire  sécher. 

Le  baron  pâlit  à  cette  vue.  Le  tendre  amant  Candide,  en  voyant 
sa  belle  Cunégonde  rembrunie,  les  yeux  éraillés,  la  gorge  sèche, 


214  CANDIDE,    OU    L'0PTIMIS3IE. 

les  joues  ridées,  les  bras  rouges  et  écaillés,  recula  trois  pas,  saisi 
d'horreur,  et  avança  ensuite  par  bon  procédé.  Elle  embrassa  Can- 
dide et  son  frère  ;  on  embrassa  la  vieille  :  Candide  les  racheta 
toutes  deux. 

Il  y  avait  une  petite  métairie  dans  le  voisinage  ;  la  vieille  pro- 
posa à  Candide  de  s'en  accommoder,  en  attendant  que  toute  la 
troupe  eût  une  meilleure  destinée.  Cunégonde  ne  savait  pas 
qu'elle  était  enlaidie,  personne  ne  l'en  avait  avertie  :  elle  fit  sou- 
venir Candide  de  ses  promesses  avec  un  ton  si  absolu  que  le  bon 
Candide  n'osa  pas  la  refuser.  Il  signifia  donc  au  baron  qu'il  allait 
se  marier  avec  sa  sœur.  «  Je  ne  soufl'rirai  jamais,  dit  le  baron, 
une  telle  bassesse  de  sa  part,  et  une  telle  insolence  de  la  vôtre; 
cette  infamie  ne  me  sera  jamais  reprochée  :  les  enfants  de  ma 
sœur  ne  pourraient  entrer  dans  les  chapitres  d'Allemagne.  i\on, 
jamais  ma  sœur  n'épousera  qu'un  baron  de  l'empire.  »  Cunégonde 
se  jeta  à  ses  pieds,  et  les  baigna  de  larmes;  il  fut  inflexible. 
«  Maître  fou,  lui  dit  Candide,  je  t'ai  réchappé  des  galères,  j'ai  payé  ta 
rançon,  j'ai  payé  celle  de  ta  sœur  ;  elle  lavait  ici  des  écuelles,  elle 
est  laide,  j'ai  la  bonté  d'en  faire  ma  femme  ;  et  tu  prétends  encore 
t'y  opposer!  je  te  retuerais  si  j'en  croyais  ma  colère.  —  Tu  peux 
me  tuer  encore,  dit  le  baron ,  mais  tu  n'épouseras  pas  ma  sœur 
de  mon  vivant.  » 

CHAPITRE  XXX. 

CONCLUSION. 

Candide,  dans  le  fond  de  son  cœur,  n'avait  aucune  envie 
d'épouser  Cunégonde  ;  mais  l'impertinence  extrême  du  baron  le 
déterminait  à  conclure  le  mariage,  et  Cunégonde  le  pressait  si 
vivement  qu'il  ne  pouvait  s'en  dédire.  Il  consulta  Pangloss,  Martin, 
et  le  fidèle  Cacambo,  Pangloss  fit  un  beau  mémoire  par  lequel  il 
prouvait  que  le  baron  n'avait  nul  droit  sur  sa  sœur,  et  qu'elle 
pouvait,  selon  toutes  les  lois  de  l'empire,  épouser  Candide  de  la 
main  gauche.  Martin  conclut  à  jeter  le  baron  dans  la  mer; 
Cacambo  décida  qu'il  fallait  le  rendre  au  levanti  patron ,  et  le 
remettre  aux  galères,  après  quoi  on  l'enverrait  à  Rome  au  père 
général  par  le  premier  vaisseau.  L'avis  fut  trouvé  fort  bon  ;  la  vieille 
l'approuva  ;  on  n'en  dit  rien  à  sa  sœur  ;  la  chose  fut  exécutée  pour 
quelque  argent,  et  on  eut  le  plaisir  d'attraper  un  jésuite,  et  de 
punir  l'orgueil  d'un  baron  allemand. 

Il  était  tout  naturel  d'imaginer   qu'après  tant   de  désastres 


CIIAI'ITKE    XXX.  21b 

Candide,  marié  avec  sa  maîtresse  et  vivant  avec  le  pliilusoplie 
PaiJgloss,  le  philosophe  Martin,  le  prudent  Cacambo,  et  la  vieille, 
ayant  d'ailleurs  rapporté  tant  de  diamants  de  la  patrie  des  anciens 
Incas,  mènerait  la  vie  du  monde  la  plus  agréable;  mais  il  fut 
tant  friponne  par  les  juifs  qu'il  ne  lui  resta  plus  rien  que  sa 
petite  métairie;  sa  femme,  devenant  tous  les  jours  plus  laide, 
devint  acariâtre  et  insupportable  ;  la  vieille  était  infirme,  et  fut 
encore  de  plus  mauvaise  humeur  que  Gunégonde.  Cacambo,  qui 
travaillait  au  jardin,  et  qui  allait  vendre  des  légumes  à  Coustau- 
tinople,  était  excédé  de  travail,  et  maudissait  sa  destinée.  Pangloss 
était  au  désespoir  de  ne  pas  briller  dans  quelque  université  d'Alle- 
magne, Pour  Martin, il  était  fermemeat  persuadé  qu'on  estégale- 
meiit,nial  partout  ;  il  prenait  les  choses  en  patience.  Candide, 
Martin,  et  Pangloss,  disputaient  quelquefois  de  métaphysique  et  de 
morale. 

On  voyait  souvent  passer  sous  les  fenêtres  de  la  métairie  des 
bateaux  chargés  d'effendis,  de  hachas,  de  cadis,  qu'on  envoyait 
en  exil  à  Lemnos,  à  Mytiléne,  à  Erzeroum  :  on  voyait  venir 
d'autres  cadis,  d'autres  hachas,  d'autres  effendis,  qui  prenaient  la 
place  des  expulsés,  et  qui  étaient  expulsés  à  leur  tour  ;  on  voyait 
des  tètes  proprement  empailléesqu'on  allait  présenter  à  la  Sublime- 
Porte.  Ces  spectacles  faisaient  redoubler  les  dissertations  ;  et 
quand  on  ne  disputait  pas,  l'ennui  était  si  excessif  que  la  vieille 
osa  un  jour  leur  dire  :  «  Je  voudrais  savoir  lequel  est  le  pire,  ou 
d'être  violée  cent  fois  par  des  pirates  nègres,  d'avoir  une  fesse 
coupée,  de  passer  parles  baguettes  chez  les  Bulgares,  d'être  fouetté 
et  pendu  dans  un  auto-da-fé,  d'être  disséqué,  de  ramer  en  galère, 
d'éprouver  enfin  toutes  les  misères  par  lesquelles  nous  avons  tous 
passé,  ou  bien  de  rester  ici  à  ne  rien  faire  ?  —  C'est  une  grande 
question  ))7^frCandîdeT  ~'  ■"' 

Ce  discours  fit  naître  de  nouvelles  réflexions,  et  Martin  surtûiil. 
conclut  que  l'homme  étaitné  pour  vivre  dans  les  convulsions  de 
l'inquiétude,  ou  dans  la  léthargie  de  l'ennui.  Candide  n'en  conve- 
nait pas,  mais  il  n'assurait  rien.  Pangloss  avouait  qu'il  avait  tou- 
jours horriblement  souffert;  mais  ayant  soutenu  une  fois  que  tout 
allait  à  merveille,  il  le  soutenait  toujours,  et  n'en  croyait  rien. 

Une  chose  acheva  de  confirmer  Martin  dans  ses  détestables 
principes,  de  faire  hésiter  plus  que  jamais  Candide,  et  d'embar- 
rasser Pangloss.  C'est  qu'ils  virent  un  jour  aborder  dans  leur 
métairie  Paquette  et  le  frère  Giroflée,  qui  étaient  dans  la  plus 
extrême  misère  ;  ils  avaient  bien  vite  mangé  leurs  trois  mille  pias- 
tres, s'étaient  quittés,  s'étaient  raccommodés,  s'étaient  brouillés, 


216  CANDIDE,    OU    L'OPTIMISME. 

avaient  été  mis  en  prison  ;  s'étaient  enfuis,  et  enfin  frère  Giroflée 
s'était  fait  turc,  Paquette  continuait  son  métier  partout,  et  n'y 
gagnait  plus  rien,  u  Je  l'avais  bien  prévu,  dit  Martin  à  Candide, 
que  vos  présents  seraient  bientôt  dissipés  et  ne  les  rendraient 
que  plus  misérables.  Vous  avez  regorgé  de  millions  de  piastres, 
vous  et  Cacambo,  et  vous  n'êtes  pas  plus  heureux  que  frère  Giro- 
flée et  Paquette,  —  Ah  !  ah  !  dit  Pangloss  à  Paquette,  le  Ciel  vous 
ramène  donc  ici  parmi  nous.  Ma  pauvre  enfant!  savez-vous 
bien  que  vous  m'avez  coûté  le  bout  du  nez,  un  œil ,  et  une 
oreille?  Comme  vous  voilà  faite!  eh  !  qu'est-ce  que  ce  monde  !  » 
Cette  nouvelle  aventure  les  engagea  à  philosopher  plus  que 
jamais. 

Il  y  avait  dans  le  voisinage  un  derviche  très-fameux  qui  pas- 
sait pour  le  meilleur  philosophe  de  la  Turquie  ;  ils  allèrent  le 
consulter  ;  Pangloss  porta  la  parole,  et  lui  dit  :  (c  Maître,  nous 
venons  vous  prier  de  nous  dire  pourquoi  un  aussi  étrange  animal 
que  l'homme  a  été  formé,  —  De  quoi  te  mêles-tu  ?  lui  dit  le  der- 
viche ;  est-ce  là  ton  affaire  ?  —  Mais,  mon  révérend  père,  dit 
Candide,  il  y  a  horriblement  de  mal  sur  la  terre.  —  Qu'importe, 
dit  le  derviche,  qu'il  y  ait  du  mal  ou  du  bien  ?  Quand  Sa  Hautesse 
envoie  un  vaisseau  en  Egypte,  s'embarrasse-t-elle  si  les  souris  qui 
sont  dans  le  vaisseau  sont  à  leur  aise  ou  non  ? —  Que  faut-il  donc 
faire?  dit  Pangloss,  —  Te  taire,  dit  le  derviche,  —  Je  me  flattais, 
dit  Pangloss,  de  raisonner  un  peu  avec  vous  des  effets  et  des 
causes,  du  meilleur  des  mondes  possibles,  de  l'origine  du  mal, 
de  la  nature  de  l'àme,  et  de  l'harmonie  préétablie,  »  Le  derviche, 
à  ces  mots,  leur  ferma  la  porte  au  nez. 

Pendant  cette  conversation,  la  nouvelle  s'était  répandue  qu'on 
venait  d'étrangler  à  Constantinople  deux  vizirs  du  banc  et  le 
muphti,  et  qu'on  avait  empalé  plusieurs  de  leurs  amis.  Cette 
catastrophe  faisait  partout  un  grand  bruit  pendant  quelques 
heures.  Pangloss,  Candide,  et  Martin,  en  retournant  à  la  petite 
métairie,  rencontrèrent  un  bon  vieillard  qui  prenait  le  frais  à  sa 
porte  sous  un  berceau  d'orangers.  Pangloss,  qui  était  aussi  curieux 
que  raisonneur,  lui  demanda  comment  se  nommait  le  muphti 
qu'on  venait  d'étrangler.  «  Je  n'en  sais  rien ,  répondit  le  bonhomme  ; 
et  je  n'ai  jamais  su  le  nom  d'aucun  muphti  ni  d'aucun  vizir. 
J'ignore  absolument  l'aventure  dont  vous  me  parlez  ;  je  présume 
qu'en  général  ceux  qui  se  mêlent  des  ailaires  publiques  périssent 
quelquefois  misérablement,  et  qu'ils  le  méritent;  mais  je  ne 
m'informe  jamais  de  ce  qu'on  fait  à  Constanlino|)le  ;  je  me  con- 
tente d'y  envoyer  vendre  les  fruits  du  jardin  que  je  cultive.  » 


CI1AIMTI{K    \XX.  217 

Ayant  (lit  ces  mots,  il  fit  entrer  les  étrangers  dans  sa  maison  ;  ses 
deux  filles  et  ses  deux  fils  leur  présentèrent  plusieurs  sortes  de 
sorbets  qu'ils  faisaient  eux-mêmes,  du  kaï ma k  piqué  d'écorces  de 
cédrat  confit,  des  oranges,  des  citrons,  des  limons,  des  ananas, 
des  dattes,  des  pistaches,  du  café  de  Moka  ({ui  n'était  point  mêlé 
avec  le  mauvais  café  de  Batavia  et  des  îles.  Après  quoi  les  deux 
filles  de  ce  bon  musulman  parfumèrent  les  barbes  de  Candide, 
de  Pangloss,  et  de  Martin. 

((  Vous  devez  avoir,  dit  Candide  au  Turc,  une  vaste  et  magni- 
fique terre  ?  —  Je  n'ai  que  vingt  arpents,  répondit  le  Turc  ;  je  les 
cultive  avec  mes  enfants  ;Je^travail  éloigne  .de  nous  trois  grands 
maux,  l'ennui,  le  vice^  et  le  besoin.  » 


Candide,  en  retournant  dans  sa  métairie,  fit  de  profondes 
réflexions  sur  le  discours  du  Turc.  Il  dit  à  Pangloss  et  à  Martin  : 
«  Ce  bon  vieillard  me  paraît  s'être  fait  un  sort  bien  préférable  à 
celui  des  six  rois  avec  qui  nous  avons  eu  l'honneur  de  souper.  — 
Les  grandeurs,  dit  Pangloss,  sont  fort  dangereuses,  selon  le  rap- 
port de  tous  les  philosophes  :  car  enfin  Églon,  roi  des  Moabites, 
fut  assassiné  par  Aod  ;  Absalon  fut  pendu  parles  cheveux  et  percé 
de  trois  dards  ;  le  roi  \adab,  fils  de  Jéroboam,  fut  tué  par  Baasa  ; 
le  roi  Éla,  par  Zambri  ;  Ochosias,  par  Jéhu  ;  Athalie,  par  Joïada  ; 
les  rois  Joachim,  Jéchonias,  Sédécias,  furent  esclaves.  Vous  savez 
comment  périrent  Crésus,  Astyage,  Darius,  Denys  de  Syracuse, 
Pyrrhus,  Persée,  Annibal,  Jugurtha,  Arioviste,  César,  Pompée, 
Néron.  Otlion,  Vitellius,  Domitien,  Richard  II  d'Angleterre, 
Edouard  II,  Henri  VI,  Piichard  III,  Marie  Stuart,  Charles  P%  les 
trois  Henri  de  France,  l'empereur  Henri  IV?  Vous  savez...  — Je 
sais  aussi,  dit  Candide,  qu'il  faut  cultiver  notre  jardin.  —  Vous 
avez  raison,  dit  Pangloss  ;  car  quandl'homme  fut  mis  dans  le  jardin 
d'Éden,  il  y  fut  mis  uLaperaretureum,  pour  qu'il  travaillât  :  ce  qui  \ 
prouve  que  l'homme  n'est  pas~ne"p5ùr" le  repos.  —  Travaillons  | 
sans  raisonner,  dit  Martin;  c'est  le  seul  moyen  de  rendre  la  vie  j 
supportable.  »  / 

Toute  la  petite  société  entra  dans  ce  louable  dessein  ;  chacun 
se  mit  à  exercer  ses  talents.  La  petite  terre  rapporta  beaucoup. 
Cunégonde  était,  à  la  vérité,  bien  laide;  mais  elle  devint  une 
excellente  pâtissière;  Paquette  broda;  la  vieille  eut  soin  du  linge. 
Il  n'y  eut  pas  jusqu'à  frère  Giroflée  qui  ne  rendît  service  ;  il  fut 
un  très-bon  menuisier,  et  même  devint  honnête  homme  ;  et  Pan- 
gloss disait  quelquefois  à  Candide  :  «  Tous  les  événements  sont  | 
enchaînés  dans  le  meilleur  des  mondes  possibles  :  car  enfin  si  I 
vous  n'aviez  pas  été  chassé  d'un  beau  château  à  grands  coups  de    ' 


218  CANDIDE,    OU"  L'OPTIMISME. 

pied  dans  le  derrière  pour  l'amour  de  M'^^  Cunégonde,  si  tous 
n'aviez  pas  été  mis  à  l'Inquisition,  si  vous  n'aviez  pas  couru  l'Amé- 
rique à  pied,  si  vous  n'aviez  pas  donné  un  bon  coup  d'épée  au 
baron,  si  vous  n'aviez  pas  perdu  tous  vos  moutons  du  bon  pays 
d'Eldorado,  vous  ne  mangeriez  pas  ici  des  cédrats  confits  et  des 
pistaches.  —  Cela  est  bien  dit,  répondit  Candide,  mais  il  faut 
cultiver  notre  jardina  » 


1.  Voyez,  dans  les   Mélanges,  année  1759,  la  Lettre  aux  auteurs  du  Journal 
encyclopédique,  datée  du  1'='"  avril. 


FIN    DE    CANDIDE. 


HISTOIRE 

D'U?s'    BON    BRAMIN 

(1759) 


Je  rencoutrai  daus  mes  voyages  uu  vieux  bramin,  homme 
fort  sage,  plein  d'esprit,  et  très-savant;  de  plus,  il  était  riche,  et, 
partant,  il  en  était  plus  sage  encore:  car,  ne  manquant  de  rien, 
il  n'avait  besoin  de  tromper  personne.  Sa  famille  était  très-bien 
gouvernée  par  trois  belles  femmes  qui  s'étudiaient  à  lui  plaire  ; 
et,  quand  il  ne  s'amusait  pas  avec  ses  femmes,  il  s'occupait  à  phi- 
losopher. 

Près  de  sa  maison,  qui  était  belle,  ornée  et  accompagnée  de 
jardins  charmants,  demeurait  une  vieille  Indienne,  bigote,  im- 
bécile, et  assez  pauvre. 

Le  bramin  me  dit  un  jour  :  «  Je  voudrais  n'être  jamais  né.  » 
Je  lui  demandai  pourquoi.  Il  me  répondit  :  «  J'étudie  depuis 
quarante  ans,  ce  sont  quarante  années  de  perdues:  j'enseigne  les 
autres,  et  j'ignore  tout:  cet  état  porte  dans  mon  àmetant  d'humi- 
liation et  de  dégoût  que  la  vie  m'est  insupportable  ;  je  suis  né, 
je  vis  dans  le  temps,  et  je  ne  sais  pas  ce  que  c'est  que  le  temps; 
je  me  trouve  dans  un  point  entre  deux  éternitésS  comme  disent 
nos  sages,  et  je  n'ai  nulle  idée  de  l'éternité  ;  je  suis  composé  de 
matière;  je  pense,  je  n'ai  jamais  pu  m'instruire  de  ce  qui  produit 
la  pensée  ;  j'ignore  si  mon  entendement  est  en  moi  une  simple 
faculté,  comme  celle  de  marcher,  de  digérer,  et  si  je  pense  avec 
ma  tête  comme  je  prends  avec  mes  mains.  Non-seulement  le  prin- 
cipe de  ma  pensée  m'est  inconnu,  mais  le  principe  de  mes  mou- 
vements m'est  également  caché  :  je  ne  sais  pourquoi  j'existe  ; 

1.  Voyez,  tome  XVIII,  page  o-2l;  et  dans  les  Mélanges,  année  177-2,  le  para- 
graphe III  de  Topuscule  intitulé  //  faut  prendre  un  parti. 


220  HISTOIRE    D'UN   BON  BRAMIN. 

cependant  on  me  fait  chaque  jour  des  questions  sur  tous  ces 
points  :  il  faut  répondre;  je  n'ai  rien  de  bon  à  dire;  je  parle 
iDeaucoup,  et  je  demeure  confus  et  honteux  de  moi-même  après 
avoir  parlé. 

((  C'est  bien  pis  quand  on  me  demande  si  Brama  a  été  produit 
par  Vitsnou,  ou  s'ils  sont  tous  deux  éternels.  Dieu  m'est  témoin 
que  je  n'en  sais  pas  un  mot,  et  il  y  paraît  bien  à  mes  réponses. 
Ah!  mon  révérend  père,  me  dit-on,  apprenez-nous  comment  le 
mal  inonde  toute  la  terre.  Je  suis  aussi  en  peine  que  ceux  qui 
me  font  cette  question  :  je  leur  dis  quelquefois  que  tout  est  le 
mieux  du  monde  ;  mais  ceux  qui  ont  été  ruinés  et  mutilés  à  la 
guerre  n'en  croient  rien,  ni  moi  non  plus;  je  me  retire  chez  moi 
accablé  de  ma  curiosité  et  de  mon  ignorance.  Je  lis  nos  anciens 
livres,  et  ils  redoublent  mes  ténèbres.  Je  parle  à  mes  compa- 
gnons :  les  uns  me  répondent  qu'il  faut  jouir  de  la  vie,  et  se 
moquer  des  hommes  ;  les  autres  croient  savoir  quelque  chose, 
et  se  perdent  dans  des  idées  extravagantes;  tout  augmente  le  sen- 
timent douloureux  que  j'éprouve.  Je  suis  prêt  quelquefois  de 
tomber  dans  le  désespoir,  quand  je  songe  qu'après  toutes  mes 
recherches  je  ne  sais  ni  d'où  je  viens,  ni  ce  que  je  suis,  ni  où  j'irai, 
ni  ce  que  je  deviendrai,  » 

L'état  de  ce  bon  homme  me  fit  une  vraie  peine  :  personne 
n'était  ni  plus  raisonnable  ni  de  meilleure  foi  que  lui.  Je  conçus 
que  plus  il  avait  de  lumières  dans  son  entendement  et  de  sensi- 
bilité dans  son  cœur,  plus  il  était  malheureux. 

Je  vis  le  même  jour  la  vieille  femme  qui  demeurait  dans  son 
voisinage  :  je  lui  demandai  si  elle  avait  jamais  été  affligée  de  ne 
savoir  pas  comment  son  âme  était  faite.  Elle  ne  comprit  seulement 
pas  ma  question  :  elle  n'avait  jamais  réfléchi  un  seul  moment  de 
sa  vie  sur  un  seul  des  points  qui  tourmentaient  le  bramin  ;  elle 
croyait  aux  métamorphoses  de  Vitsnou  de  tout  son  cœur,  et 
pourvu  qu'elle  pût  avoir  quehiucfois  de  l'eau  du  (jauge ^  pour  se 
laver,  elle  se  croyait  la  plus  heureuse  des  femmes. 

Frappé  du  bonheur  de  cette  pauvre  créature,  je  revins  à  mon 
philosophe,  et  je  lui  dis  :  «  N'êtes-vous  pas  honteux  d'être  mal- 
heureux, dans  le  temps  qu'à  votre  porte  il  y  a  un  vieil  automate 
qui  ne  pense  h  rien,  et  qui  vit  content?  —  Vous  avez  raison,  me 
répondit-il  ;  je  me  suis  dit  cent  fois  que  je  serais  heureux  si  j'étais 
aussi  sot  que  ma  voisine,  et  cependant  je  ne  voudrais  pas  d'un  tel 
bonheur.  » 

1.  Voyez  tome  XI,  page  18;  et  tome  XII,  j)agc  4:58. 


HISTOIRE    D'UN    BON    BRAMIN.  221 

Cette  réponse  de  mon  brarain  me  fit  une  plus  grande  impres- 
sion que  tout  le  reste  ;  je  m'examinai  moi-même,  et  je  vis  qu'en 
effet  je  n'aurais  pas  voulu  être  lieureux  à  condition  d'être  im- 
bécile. 

Je  proposai  la  chose  à  des  philosophes,  et  ils  furent  de  mon 
avis,  «  Il  y  a  pourtant,  disais-je,  une  furieuse  contradiction  dans 
cette  manière  de  penser  :  car  enfin  de  quoi  s'agit-il  ?  d'être  heu- 
reux. Qu'importe  d'avoir  de  l'esprit  ou  d'être  sot  ?  Il  y  a  bien  plus  : 
ceux  qui  sont  contents  de  leur  être  sont  bien  sûrs  d'être  contents; 
ceux  qui  raisonnent  ne  sont  pas  si  sûrs  de  bien  raisonner.  Il  est 
donc  clair,  disais-je,  qu'il  faudrait  choisir  de  n'avoir  pas  le  sens 
commun,  pour  peu  que  ce  sens  commun  contribue  à  notre  mal- 
être. »  Tout  le  monde  fut  de  mon  avis,  et  cependant  je  ne  trouvai 
personne  qui  voulût  accepter  le  marché  de  devenir  imbécile  pour 
devenir  content.  De  là  je  conclus  que,  si  nous  faisons  cas  du 
bonheur,  nous  faisons  encore  plus  de  cas  de  la  raison, 

.Mais,  après  y  avoir  réfléchi,  il  paraît  que  de  préférer  la  raison 
à  la  félicité,  c'est  être  très-insensé.  Comment  donc  cette  contra- 
diction peut-elle  s'expliquer?  comme  toutes  les  autres.  Il  y  a-  là 
de  quoi  parler  beaucoup. 


FI.\    DE    L  HISTOIRE     D  UN    BON    BRAMIN. 


I 


LE  BLANC  ET  LE  NOIR 

(1764) 


Tout  le  monde  dans  la  province  de  Candaliar  connaît  l'aven- 
ture iu  jeune  Rustan.  II  était  fils  unique  d"un  mirza  du  pays  : 
c'est  comme  qui  dirait  marquis  parmi  nous,  ou  baron  chez  les 
Allemands.  Le  mirza,  son  père,  avait  un  bien  honnête.  On  devait 
marier  le  jeune  Rustan  à  une  demoiselle,  ou  mirzassedesasorte. 
Les  deux  familles  le  désiraient  passionnément.  Il  devait  faire  la 
consolation  de  ses  parents,  rendre  sa  femme  heureuse,  et  l'être 
avec  elle. 

Mais  par  malheur  il  avait  vu  la  princesse  de  Cachemire  à  la 
foire  de  Cabul,  qui  est  la  foire  la  plus  considérable  du  monde, 
et  incomparablement  plus  fréquentée  que  celle  de  Bassora  et 
d'Astracan  ;  et  voici  pourquoi  le  vieux  prince  de  Cachemire  était 
venu  à  la  foire  avec  sa  fille. 

Il  avait  perdu  les  deux  plus  rares  pièces  de  son  trésor  :  Tune 
était  un  diamant  gros  comme  le  pouce,  sur  lequel  sa  fille  était 
gravée  par  un  art  que  les  Indiens  possédaient  alors,  et  qui  s'est 
perdu  depuis  ;  l'autre  était  un  javelot  qui  allait  de  lui-même  où 
l'on  voulait  :  ce  qui  n'est  pas  une  chose  bien  extraordinaire  parmi 
nous,  mais  qui  letait  à  Cachemire. 

Un  faquir  de  Son  Altesse  lui  vola  ces  deux  bijoux  ;  il  les  porta 
à  la  princesse.  «  Gardez  soigneusement  ces  deux  pièces,  lui  dit-il  ; 
votre  destinée  en  dépend.  »  Il  partit  alors,  et  on  ne  le  revit  plus. 
Le  duc  de  Cachemire,  au  désespoir,  résolut  d'aller  voir,  à  la  foire 
de  -Cabul,  si  de  tous  les  marchands  qui  s'y  rendent  des  quatre 
coins  du  monde  il  n'y  en  aurait  pas  un  qui  eût  son  diamant  et 
son  arme.  Il  menait  sa  fille  avec  lui  dans  tous  ses  voyages.  Elle 
porta  son  diamant  bien  enfermé  dans  sa  ceinture  ;  mais  pour  le 
javelot,  qu'elle  ne  pouvait  si  bien  cacher,  elle  l'avait  enfermé 
soigneusement  à  Cachemire  dans  son  grand  coff're  de  la  Chine. 


224  LE    BLANC    ET    LE    NOIR. 

Rustan  et  elle  se  virent  à  Cabul  ;  ils  s'aimèrent  avec  toute  la 
bonne  foi  de  leur  âge,  et  toute  la  tendresse  de  leur  pays.  La  prin- 
cesse, pour  gage  de  son  amour,lui  donna  son  diamant,  et  Rustan 
lui  promit  à  son  départ  de  l'aller  voir  secrètement  à  Cachemire. 

Le  jeune  mirza  avait  deux  favoris  qui  lui  servaient  de  secré- 
taires, d'écuyers,  de  maîtres  d'hôtel  et  de  valets  de  chambre.  L'un 
s'appelait  Topaze  :  il  était  beau,  bien  fait,  blanc  comme  une  Cir- 
cassienne,  doux  et  serviable  comme  un  Arménien,  sage  comme 
Guèbre.  L'autre  se  nommait  Ébène  :  c'était  un  nègre  fort  joli,  plus 
empressé,  plus  industrieux  que  Topaze,  et  qui  ne  trouvait  rien  de 
difficile.  Il  leur  communiqua  le  projet  de  son  voyage.  Topaze 
tâcha  de  l'en  détourner  avec  le  zèle  circonspect  d'un  serviteur 
qui  ne  voulait  pas  lui  déplaire  ;  il  lui  représenta  tout  ce  qu'il 
hasardait.  Comment  laisser  deux  familles  au  désespoir?  comment 
mettre  le  couteau  dans  le  cœur  de  ses  parents  ?  Il  ébranla  Ristan; 
mais  Ébène  le  raffermit  et  leva  tous  ses  scrupules. 

Le  jeune  homme  manquait  d'argent  pour  un  si  long  voyage. 
Le  sage  Topaze  ne  lui  en  aurait  pas  fait  prêter;  Ébène  y  pourvut. 
Il  prit  adroitement  le  diamant  de  son  maître,  en  fit  faire  un  faux 
tout  semblable,  qu'il  remit  à  sa  place ,  et  donna  le  véritable  en 
gage  à  un  Arménien  pour  quelques  milliers  de  roupies. 

Quand  le  marquis  eut  ses  roupies,  tout  fut  prêt  pour  le  départ. 
On  chargea  un  éléphant  de  son  bagage  ;  on  monta  à  cheval.  Topaze 
dit  à  son  maître  :  «  J'ai  pris  la  liberté  de  vous  faire  des  remon- 
trances sur  votre  entreprise;  mais,  après  avoir  remontré,  il  faut 
obéir  ;  je  suis  à  vous,  je  vous  aime,  je  vous  suivrai  jusqu'au  bout 
du  monde;  mais  consultons  en  chemin  l'oracle  qui  est  à  deux 
parasanges  d'ici.  »  Rustan  y  consentit.  L'oracle  répondit:  «  Si  tu 
vas  à  l'orient,  tu  seras  à  l'occident,  »  Rustan  ne  comprit  rien  à 
cette  réponse.  Topaze  soutint  qu'elle  ne  contenait  rien  de  bon. 
Ébène,  toujours  complaisant,  lui  persuada  qu'elle  était  très- 
favoralile. 

Il  y  avait  encore  un  autre  oracle  dans  Cabul;  ils  y  allèrent. 
L'oracle  de  Cabul  répondit  en  ces  mots  :  «  Si  tu  possèdes,  tu  ne  pos- 
séderas pas;  si  tu  es  vainqueur,  tu  ne  vaincras  pas;  si  lues  Rustan, 
tu  ne  le  seras  pas.  »  Cet  oracle  parut  encore  plus  inintelligible  que 
l'autre.  «  Prenez  garde  à  vous,  disait  Topaze.  —  ]\e  redoutez  rien  », 
disait  Ébène  ;  et  ce  ministre,  comme  on  peut  le  croire,  avait  tou- 
jours raison  auprès  de  son  maître,  dont  il  encourageait  la  passion 
et  l'espérance. 

Au  sortir  de  Cabul,  on  marcha  par  une  grande  forêt,  on  s'assit 
sur  l'herbe  pour  manger,  on  laissa  les  chevaux  paître.  On  se  pré- 


LE    BLAXC    ET    LE    NOIR.  225 

parait  à  décharger  l'éléphant  qui  portait  le  dîner  et  le  service, 
lorsqu'on  s'aperçut  que  Topaze  et  Ébène  n'étaient  plus  avec  la 
petite  caravane.  On  les  appelle;  la  forêt  retentit  des  noms  d'Ébène 
et  de  Topaze.  Les  valets  les  cherchent  de  tous  côtés,  et  remplissent 
la  forêt  de  leurs  cris  ;  ils  reviennent  sans  avoir  rien  vu,  sans  qu'on 
leur  ait  répondu,  a  \ous  n'avons  trouvé,  dirent-ils  à  Rustan, 
qu'un  vautour  qui  se  battait  avec  un  aigle ,  et  qui  lui  ôtait  toutes 
ses  plumes.  »  Le  récit  de  ce  combat  piqua  la  curiosité  de  lîustan  ; 
il  alla  à  pied  sur  le  lieu,  il  n'aperçut  ni  vautour  ni  aigle;  mais 
il  vit  son  éléphant,  encore  tout  chargé  de  son  bagage,  qui  était 
assailli  par  un  gros  rhinocéros.  L'un  frappait  de  sa  corne,  l'autre 
de  sa  trompe.  Le  rhinocéros  lâcha  prise  à  la  vue  de  Rustan;  on 
ramena  son  éléphant,  mais  on  ne  trouva  plus  les  chevaux.  «  Il 
arrive  d'étranges  choses  dans  les  forêts  quand  on  voyage  !  »  s'écriait 
Rustan.  Les  valets  étaient  consternés,  et  le  maître  au  désespoir 
d'avoir  perdu  à  la  fois  ses  chevaux,  son  cher  nègre,  et  le  sage 
Topaze,  pour  lequel  il  avait  toujours  de  l'amitié,  quoiqu'il  ne  fût 
jamais  de  son  avis. 

L'espérance  d'être  bientôt  aux  pieds  de  la  belle  princesse  de 
Cachemire  le  consolait,  quand  il  rencontra  un  grand  âne  rayé, 
à  qui  un  rustre  vigoureux  et  terrible  donnait  cent  coups  de  bâton.' 
Rien  n'est  si  beau,  ni  si  rare,  ni  si  léger  à  la  course  que  les  ânes 
de  cette  espèce.  Celui-ci  répondait  aux  coups  redoublés  du  vilain 
par  des  ruades  qui  auraient  pu  déraciner  un  chêne.  Le  jeune 
mirza  prit,  comme  de  raison,  le  parti  de  l'àne,  qui  était  une 
créature  charmante.  Le  rustre  s'enfuit  en  disant  à  l'àne  :  a  Tu  me 
le  payeras.  »  L'âne  remercia  son  hbérateur  en  son  langage, 
s'approcha,  se  laissa  caresser,  et  caressa.  Rustan  monte  dessus 
après  avoir  dîné,  et  prend  le  chemin  de  Cachemire  avec  ses 
domestiques,  qui  suivent,  les  uns  à  pied,  les  autres  montés  sur 
l'éléphant. 

A  peine  était-il  sur  son  âne  que  cet  animal  tourne  vers  Cabul, 
au  lieu  de  suivre  la  route  de  Cachemire.  Son  maître  a  beau  tour- 
ner la  bride,  donner  des  saccades,  serrer  les  genoux,  appuyer 
des  éperons,  rendre  la  bride,  tirer  à  lui,  fouetter  à  droite  et  à 
gauche,  l'animal  opiniâtre  courait  toujours  vers  Cabul. 

Rustan  suait,  se  démenait,  se  désespérait,  quand  il  rencontre 
un  marchand  de  chameaux  qui  lui  dit:  u  Maître,  vous  avez  là  un 
âne  bien  malin  qui  vous  mène  où  vous  ne  voulez  pas  aller  :  si 
vous  voulez  me  le  céder,  je  vous  donnerai  quatre  de  mes  cha- 
meaux à  choisir.  »  Rustan  remercia  la  Providence  de  lui  avoir 
procuré  un  si  bon  marché.  «Topaze  avait  grand  tort,  dit-il,  de 

'2L  —  RoMA.\s.  15 


226  LE    BLANC    ET    LE    NOIR. 

me  dire  que  mon  voyage  serait  mallieureux.  »  Il  monte  sur  le 
plus  Ijeau  chameau,  les  trois  autres  suivent;  il  rejoint  sa  cara- 
vane, et  se  voit  dans  le  chemin  de  son  honheur, 

A  peine  a-t-il  marché  quatre  parasanges  qu'il  est  arrêté  par 
un  torrent  profond,  large  et  impétueux,  qui  roulait  des  rochers 
blanchis  d'écume.  Les  deux  rivages  étaient  des  précipices  affreux 
qui  éblouissaient  la  vue  et  glaçaient  le  courage;  nul  moyen  de 
passer,  nul  d'aller  à  droite  ou  à  gauche.  «  Je  commence  à  craindre, 
dit  Rustan,  que  Topaze  n'ait  eu  raison  de  blâmer  mon  voyage, 
et  moi  grand  tort  de  l'entreprendre  ;  encore,  s'il  était  ici,  il  me 
pourrait  donner  quelques  bons  avis.  Si  j'avais  Ébène,  il  me  con- 
solerait, et  il  trouverait  des  expédients  ;  mais  tout  me  manque,  » 
Son  embarras  était  augmenté  par  la  consternation  de  sa  troupe  : 
la  nuit  était  noire,  on  la  passa  à  se  lamenter.  Enfin  la  fatigue  et 
l'abattement  endormirent  l'amoureux  voyageur.  Il  se  réveille  au 
point  du  jour,  et  voit  un  beau  pont  de  marbre  élevé  sur  le  torrent 
d'une  rive  à  l'autre. 

Ce  furent  des  exclamations,  des  cris  d'étonnement  et  de  joie. 
u  Est-il  possible?  est-ce  un  songe?  quel  prodige!  quel  enchante- 
ment !  oserons-nous  passer  ?  »  Toute  la  troupe  se  mettait  à  genoux, 
se  relevait,  allait  au  pont,  baisait  la  terre,  regardait  le  ciel,  éten- 
dait les  mains,  posait  le  pied  en  tremblant,  allait,  revenait,  était 
en  extase  ;  et  Rustan  disait  :  «  Pour  le  coup  le  ciel  me  favorise  : 
Topaze  ne  savait  ce  qu'il  disait  ;  les  oracles  étaient  en  ma  faveur  ; 
Ébène  avait  raison;  mais  pourquoi  n'est-il  pas  ici?  » 

A  peine  la  troupe  fut-elle  au  delà  du  torrent  que  voilà  le  pont 
qui  s'abîme  dans  l'eau  avec  un  fracas  épouvantable.  «  Tant  mieux! 
tant  mieux!  s'écria  Rustan;  Dieu  soit  loué!  le  ciel  soit  béni!  il 
ne  veut  pas  que  je  retourne  dans  mon  pays,  où  je  n'aurais  été 
qu'un  simple  gentilhomme:  il  veut  que  j'épouse  ce  que  j'aime. 
Je  serai  prince  de  Cachemire  ;  c'est  ainsi  qu'en  possédant  ma 
maîtresse,  je  ne  posséderai  pas  mon  petit  marquisat  à  Candahar. 
Je  serais  Bastan,  et  je  ne  le  serai  pas,  puisque  je  deviendrai  un 
grand  prince:  voilà  une  grande  partie  de  l'oracle  expliquée  nette- 
ment en  ma  faveur,  le  reste  s'expliquera  de  même;  je  suis  trop 
heureux.  Mais  pourquoi  Ébène  n'est-il  pas  auprès  de  moi?  je  le 
regrette  mille  fois  plus  que  Topaze.  » 

Il  avança  encore  quelques  parasanges  avec  la  plus  grande 
allégresse  ;  mais,  sur  la  fin  du  jour,  une  enceinte  de  montagnes 
plus  roides  qu'une  contrescarpe,  et  plus  hautes  que  n'aurait  été 
la  tour  de  Rabel  si  elle  avait  été  achevée,  barra  entièrement  la 
caravane  saisie  de  crainte. 


LE    BLANC   ET   LE    NOIR.  227 

Tout  le  monde  s'écria  :  «  Dieu  veut  que  nous  périssions  ici  t  il 
n'a  brisé  le  pont  que  pour  nous  ôter  tout  espoir  de  retour-  il  n'a 
élevé  la  montagne  que  pour  nous  priver  de  tout  moyen  d'avancer 
0  Rustan.'ù  malheureux  marquis!  nous  ne  verrons  jamais  Cache- 
mire, nous  ne  rentrerons  jamais  dans  la  terre  de  Candahar  .- 

La  plus  cuisante  douleur,  l'abattement  le  plus  accablant    suc 
cédaient  dans  l'âme  de  Rustau  à  la  joie  immodérée  qu'il  avait 
ressentie,  aux  espérances  dont  il  s'était  enivré.  Il  était  bien  loin 
d  interpréter  les  prophéties  à  son  avantage.  «0  ciel  !  ô  Dieu  pater- 
nel !  iaut-il  que  j'aie  perdu  mon  ami  Topaze  !  » 

Comme  il  prononçait  ces  paroles  en  poussant  de  profonds  sou- 
pirs, et  en  versant  des  larmes  au  milieu  de  ses  suivants  déses- 
pérés, voilà  la  base  de  la  montagne  qui  s'ouvre,  une  lon-ue 
galerie  en  voûte,  éclairée  de  cent  raille  flambeaux,  se  prése^nte 
aux  yeux  éblouis  ;  et  Rustan  de  s'écrier,  et  ses  gens  de  se  jeter 
a  genoux,  et  de  tomber  d'étonnement  à  la  renverse  et  de  crier 
miracle!  et  de  dire:  «  Rustan  est  le  favori  de  Vitsnou  le  bien- 
aime  de  Rrama  :  il  sera  le  maître  du  monde.»  Rustan  le  crovait 
il  était  hors  de  lui,  élevé  au-dessus  de  lui-même.  «  \h  '  Èbi'ue 
mon  cher  Ébène!  où  êtes-vous  ?  que  n'étes-vous  témoin  de  toutes 
ces  merveilles!  comment  vous  ai-je  perdu?  Belle  princesse  de 
Cachemire,  quand  reverrai-je  vos  charmes?» 

Il  avance  avec  ses  domestiques,  son  éléphant,  ses  chameaux 
sous  la  voûte  de  la  montagne,  au  bout  de  laquelle  il  entre  dans 
une  prairie  émaillée  de  fleurs  et  bordée  de  ruisseaux  :  au  bout  de 
la  prairie  ce  sont  des  allées  d'arbres  à  perte  de  vue  :  et  au  bout 
de  ces  allées,  une  rivière,  le  long  de  laquelle  sont  mille  maisons 
de  plaisance,  avec  des  jardins  délicieux.  Il  entend  partout  des 
concerts  de  voix  et  d'instruments  ;  il  voit  des  danses  ;  il  se  bâte 
de  passer  un  des  ponts  de  la  rivière  ;  il  demande  au  premier 
homme  qu'il  rencontre  quel  est  ce  beau  pays. 

Celui  auquel  il  s'adressait  lui  répondit  :  a  Vous  êtes  dans  la 
province  de  Cachemire  ;  vous  voyez  les  habitants  dans  la  joie  et 
dans  les  plaisirs  ;  nous  célébrons  les  noces  de  notre  belle  princesse 
qui  va  se  marier  avec  le  seigneur  Barbabou,  à  qui  son  père  l'a  pro- 
mise; que  Dieu  perpétue  leur  félicité!»  Aces  paroles  Rustan  tomba 
évanoui,  et  le  seigneur  cacherairien  crut  qu'il  était  sujet  à  l'épi- 
lepsie;  il  le  fit  porter  dans  sa  maison,  où  il  fut  longtemps  sans 
connaissance.  On  alla  chercher  les  deux  plus  habiles  médecins 
du  canton  ;  ils  tàtèrent  le  pouls  du  malade,  qui,  avant  repris  un 
peu  ses  esprits,  poussait  des  sanglots,  roulait  les  veux,  et  s'écriait 
de  temps  en  temps  :  «Topaze,  Topaze,  vous  aviez  bien  raison  '  » 


228  LE    BLANC    ET    LE    NOIR. 

L'un  des  deux  médecins  dit  au  seigneur  cachemirien  :  «  Je  vois 
à  son  accent  que  c'est  un  jeune  homme  de  Candaliar,  à  qui  l'air 
de  ce  pays  ne  vaut  rien  ;  il  faut  le  renvoyer  chez  lui  ;  je  vois  à  ses 
yeux  qu'il  est  devenu  fou  ;  confiez-le-moi,  je  le  remènerai  dans  sa 
patrie,  et  je  le  guérirai.  »  L'autre  médecin  assura  qu'il  n'était 
malade  que  de  chagrin,  qu'il  fallait  le  mener  aux  noces  de  la 
princesse,  et  le  faire  danser.  Pendant  qu'ils  consultaient,  le  malade 
reprit  ses  forces  ;  les  deux  médecins  furent  congédiés,  et  Rustan 
demeura  tête  à  tête  avec  son  iiôte, 

«  Seigneur,  lui  dit-il,  je  vous  demande  pardon  de  m'être  éva- 
noui devant  vous,  je  sais  que  cela  n'est  pas  poli  ;  je  vous  supplie 
de  vouloir  bien  accepter  mon  éléphant  en  reconnaissance  des 
bontés  dont  vous  m'avez  honoré.  »  Il  lui  conta  ensuite  toutes 
ses  aventures,  en  se  gardant  bien  de  lui  parler  de  l'objet  de  son 
voyage.  «  Mais,  au  nom  de  Vitsnou  et  de  Brama,  lui  dit-il,  appre- 
nez-moi quel  est  cet  heureux  Barbabou  qui  épouse  la  princesse 
de  Cachemire  ;  pourquoi  son  père  l'a  choisi  pour  gendre,  et  pour- 
quoi la  princesse  l'a  accepté  pour  son  époux. 

—  Seigneur,  lui  dit  le  Cachemirien,  la  princesse  n'a  point  du 
tout  accepté  Barbabou;  au  contraire,  elle  est  dans  les  pleurs,  tan- 
dis que  toute  la  province  célèbre  avec  joie  son  mariage;  elle  s'est 
enfermée  dans  la  tour  de  son  palais  ;  elle  ne  veut  voir  aucune  des 
réjouissances  qu'on  fait  pour  elle.  »  Rustan,  en  entendant  ces  pa- 
roles, se  sentit  renaître;  l'éclat  de  ses  couleurs,  que  la  douleur 
avait  flétries,  reparut  sur  son  visage.  «  Dites-moi,  je  vous  prie, 
continua-t-il,  pourquoi  le  prince  de  Cachemire  s'obstine  à  donner 
sa  fille  à  un  Barbabou  dont  elle  ne  veut  pas. 

—  Voici  le  fait,  répondit  le  Cachemirien.  Savez-vous  que  notre 
auguste  prince  avait  perdu  un  gros  diamant  et  un  javelot  qui  lui 
tenaient  fort  au  cœur? 

—  Ah  !  je  le  sais  très-bien,  dit  Rustan. 

—  Apprenez  donc,  dit  l'hôte,  que  notre  prince,  au  désespoir  de 
n'avoir  point  de  nouvelles  de  ses  deux  bijoux,  après  les  avoir  fait 
longtemps  chercher  par  toute  la  terre,  a  promis  sa  fille  à  quicon- 
que lui  rapporterait  l'un  ou  l'autre.  Il  est  venu  un  seigneur  Bar- 
babou ([ui  était  muni  du  diamant,  et  il  épouse  demain  la  prin- 
cesse. » 

Rustan  pûlit,  bégaya  un  compliment,  prit  congédeson  hôte,  et 
courut  sur  son  dromadaire  à  la  ville  capitale  où  se  devait  faire  la 
cérémonie.  Il  arrive  au  palais  du  prince;  il  dit  qu'il  a  des  choses 
ini[)ortantes  à  lui  conimuni(|uer;  il  demande  une  audience;  ou 
lui  répond  que  le  prince  est  occupé  des  préparatifs  de  la  noce  : 


LE    BLANC    ET    LE   NOIR.  i229 

(i  C'est  pour  cela  même,  dit-il,  que  je  veux  lui  parler.  »  Il  presse  tant 
qu'il  est  introduit.  «  Monseigneur,  dit-il,  que  Dieu  couronne  tous 
vos  jours  de  gloire  et  de  magnificence!  votre  gendre  est  un  fripon. 

—  Comment  un  fripon!  qu'osez-vous  dire?  est-ce  ainsi  qu'on 
parle  à  un  duc  de  Cachemire  du  gendre  qu'il  a  choisi? 

—  Oui,  un  fripon,  reprit  Rustan  ;  et  pour  le  prouver  à  Votre 
Altesse,  c'est  que  voici  votre  diamant  que  je  vous  rapporte.  » 

Le  duc, tout  étonné, confronta  les  deux  diamants;  et  comme 
il  ne  s'y  connaissait  guère,  il  ne  put  dire  quel  était  le  véritable. 
«  Voilà  deux  diamants,  dit-il,  et  je  n'ai  qu'une  fille;  me  voilà  dans 
un  étrange  embarras!  »  Il  fit  venir  Barbabou,  et  lui  demanda  s'il 
ne  l'avait  point  trompé.  Barbabou  jura  qu'il  avait  acheté  son  dia- 
mant d'un  Arménien  ;  l'autre  ne  disait  pas  de  qui  il  tenait  le  sien, 
mais  il  proposa  un  expédient  :  ce  fut  qu'il  plût  à  Son  Altesse  de 
le  faire  combattre  sur-le-champ  contre  son  rival.  «  Ce  n'est  pas 
assez  que  votre  gendre  donne  un  diamant,  disait-il;  il  faut  aussi 
qu'il  donne  des  preuves  de  valeur  :  ne  trouvez-vous  pas  bon  que 
celui  qui  tuera  l'autre  épouse  la  princesse? 

—  Très-bon,  répondit  le  prince,  ce  sera  un  fort  beau  spectacle 
pourla  cour;  battez-vous  vite  tous  deuxl:  le  vainqueur  prendra  les 
armes  du  vaincu,  selon  l'usage  de  Cachemire,  et  il  épousera  ma 
fille.  )) 

Les  deux  prétendants  descendent  aussitôt  dans  la  cour.  II  y 
avait  sur  l'escalier  une  pie  et  un  corbeau.  Le  corbeau  criait  : 
((  Battez-vous,  battez-vous  ;  »  la  pie  :  «  Xe  vous  battez  pas.  »  Cela 
fit  rire  le  prince  ;  les  deux  rivaux  y  prirent  garde  à  peine  :  ils  com- 
mencent le  combat  ;  tous  les  courtisans  faisaient  un  cercle  autour 
d'eux.  La  princesse,  se  tenant  toujours  renfermée  dans  sa  tour, 
ne  voulut  point  assister  à  ce  spectacle  ;  elle  était  bien  loin  de  se 
douter  que  son  amant  fût  à  Cachemire,  et  elle  avait  tant  d'horreur 
pour  Barbabou  qu'elle  ne  voulait  rien  voir.  Le  combat  se  passa 
le  mieux  du  monde  ;  Barbabou  fut  tué  roide,  et  le  peuple  en  fut 
charmé,  parce  qu'il  était  laid,  et  que  Rustan  était  fort  joli  :  c'est 
presque  toujours  ce  qui  décide  de  la  faveur  publique. 

Le  vainqueur  revêtit  la  cotte  de  maille,  l'écharpe,  et  le  casque 
du  vaincu,  et  vint,  suivi  de  toute  la  cour,  au  son  des  fanfares,  se 
présenter  sous  les  fenêtres  de  sa  maîtresse.  Tout  le  monde  criait  : 
<(  Belle  princesse,  venez  voir  votre  beau  mari  qui  a  tué  son  vilain 
rival  »  ;  ses  femmes  répétaient  ces  paroles.  La  princesse  mit  par 
malheur  la  tête  à  la  fenêtre,  et  voyant  l'armure  d'un  homme 
qu'elle  abhorrait,  elle  courut  en  désespérée  à  son  coffre  de  la 
Chine,  et  tira  le  javelot  fatal  qui  alla  percer  sou  cher  Rustan  au 


230  LE   BLANC   ET   LE   NOIR. 

défaut  de  la  cuirasse  ;  il  jeta  un  grand  cri,  et  à  ce  cri  la  princesse 
crut  reconnaître  la  voix  de  son  malheureux  amant. 

Elle  descend  échevelée,  la  mort  dans  les  yeux  et  dans  le  cœur. 
Rustan  était  déjà  tombé  tout  sanglant  dans  les  bras  de  son  père. 
Elle  le  voit  :  ô  moment!  ô  vue!  ô  reconnaissance  dont  on  ne  peut 
exprimer  ni  la  douleur,  ni  la  tendresse,  ni  l'horreur!  Elle  se  jette 
sur  lui,  elle  l'embrasse  :  «  Tu  reçois,  lui  dit-elle,  les  premiers  et 
les  derniers  baisers  de  ton  amante  et  de  ta  meurtrière.  »  Elle  retire 
le  dard  de  la  plaie,  l'enfonce  dans  son  cœur,  et  meurt  sur  l'amant 
qu'elle  adore.  Le  père,  épouvanté,  éperdu,  prêt  à  mourir  comme 
elle,  tache  en  vain  de  la  rappeler  à  la  vie  ;  elle  n'était  plus.  Il 
maudit  ce  dard  fatal,  le  brise  en  morceaux,  jette  au  loin  ses  deux 
diamants  funestes;  et,  tandis  qu'on  prépare  les  funérailles  de  sa 
fille  an  lieu  de  son  mariage,  il  fait  transporter  dans  son  palais 
Rustan  ensanglanté,  qui  avait  encore  un  reste  de  vie. 

On  le  porte  dans  un  lit.  La  première  chose  qu'il  voit  aux  deux 
côtés  de  ce  lit  de  mort,  c'est  Topaze  et  Ébône,  Sa  surprise  lui  ren- 
dit un  peu  de  force.  «  Ah!  cruels,  dit-il,  pourquoi  m'avez-vous 
abandonné  ?  Peut-être  la  princesse  vivrait  encore,  si  vous  aviez 
été  près  du  malheureux  Rustan. 

—  Je  ne  vous  ai  pas  abandonné  un  seul  moment,  dit  Topaze. 

—  J'ai  toujours  été  près  de  vous,  dit  Ébène. 

—  Ah  !  que  dites-vous?  pourquoi  insulter  à  mes  derniers  mo- 
ments? répondit  Rustan  d'une  voix  languissante. 

—  Vous  pouvez  m'en  croire,  dit  Topaze  ;  vous  savez  que  je 
n'approuvai  jamais  ce  fatal  voyage  dont  je  prévoyais  les  horribles 
suites.  C'est  moi  qui  étais  l'aigle  qui  a  combattu  contre  le  vau- 
tour, et  qu'il  a  déplumé;  j'étais  l'éléphant  qui  emportait  le  bagage 
pour  vous  forcer  à  retourner  dans  votre  patrie;  j'étais  l'âne  rayé 
qui  vous  ramenait  malgré  vous  chez  votre  père;  c'est  moi  qui 
al  égaré  vos  chevaux  ;  c'est  moi  qui  ai  formé  le  torrent  qui  vous 
empêchait  de  passer  ;  c'est  moi  qui  ai  élevé  la  montagne  qui 
vous  fermait  un  chemin  si  funeste  ;  j'étais  le  médecin  ([ui  vous 
conseillait  l'air  natal  ;  j'étais  la  pie  qui  vous  criait  de  ne  point 
combattre. 

—  Et  moi,  dit  Ébène,  j'étais  le  vautour  qui  a  déplumé  l'aigle  ; 
le  rhinocéros  qui  donnait  cent  coups  de  corne  à  l'éléphant,  le 
vilain  qui  battait  l'âne  rayé;  le  marchand  qui  vous  donnait  des 
chameaux  pour  courir  à  votre  perte  ;  j'ai  bâti  le  pont  sur  lequel 
vous  avez  passé;  j'ai  creusé  la  caverne  que  vous  avez  traversée;  je 
suis  le  médecin  qui  vous  encourageait  à  marcher;  le  corbeau  qui 
vous  criait  de  vous  battre. 


LE    BLANC    ET    LE    NOIR.  231 

—  Hélas!  souviens-toi  des  oracles,  dit  Topaze:  Si  tu  vas  h 
l'orient,  tu  seras  à  l'occident.  —  Oui,  dit  Ébène,  on  ensevelit  ici  les 
morts  le  visage  tourné  à  l'occident  :  l'oracle  était  clair,  que  ne 
l'as-tu  compris  ?  Tu  as  possédé,  et  tu  ne  possédais  pas  :  car  tu  avais 
le  diamant,  mais  il  était  faux,  et  tu  n'en  savais  rien.  Tu  es  vain- 
queur, et  tu  meurs  ;  tu  es  Rustan,  et  tu  cesses  de  l'être  :  tout  a  été 
accompli.  » 

Comme  il  pariait  ainsi,  quatre  ailes  blanches  couvrirent  le 
corps  de  Topaze,  et  quatre  ailes  noires  celui  d'Ébène.  «  Que  vois- 
je?  »  s'écria  Rustan.  Topaze  et  Ébène  répondirent  ensemble: 
('  Tu  vois  tes  deux  génies.  —  Eh  !  messieurs,  leur  dit  le  malheu- 
reux Rustan,  de  quoi  vous  mêliez-vous?  et  pourquoi  deux  génies 
pour  un  pauvre  homme?  —  C'est  la  loi,  dit  Topaze;  chaque 
homme  a  ses  deux  génies,  c'est  Platon  qui  Fa  dit  le  premier^  et 
d'autres  l'ont  répété  ensuite;  tu  vois  que  rien  n'est  plus  véritable  : 
moi,  qui  te  parle,  je  suis  ton  bon  génie,  et  ma  charge  était  de 
veiller  auprès  de  toi  jusqu'au  dernier  moment  de  ta  vie  ;  je  m'en 
suis  fidèlement  acquitté. 

—  Mais,  dit  le  mourant,  si  ton  emploi  était  de  me  servir,  je 
suis  donc  d'une  nature  fort  supérieure  à  la  tienne  ;  et  puis  com- 
ment oses-tu  dire  que  tu  es  mon  bon  génie,  quand  tu  m'as  laissé 
tromper  dans  tout  ce  que  j'ai  entrepris,  et  que  tu  me  laisses 
mourir,  moi  et  ma  maîtresse,  misérablement?  —  Hélas!  c'était  ta 
destinée,  dit  Topaze.  —  Si  c'est  la  destinée  qui  fait  tout,  dit  le 
mourant,  à  quoi  un  génie  est-il  bon  ?  Et  toi,  Ébène,  avec  tes  quatre 
ailes  noires,  tu  es  apparemment  mon  mauvais  génie?  —  Vous 
l'avez  dit,  répondit  Ébène.  —  Mais  tu  étais  donc  aussi  le  mauvais 
génie  de  ma  princesse?  —  Non,  elle  avait  le  sien,  et  je  l'ai  par- 
faitement secondé.  —  Ah  !  maudit  Ébène,  si  tu  es  si  méchant,  tu 
n'appartiens  donc  pas  au  même  maître  que  Topaze?  vous  avez  été 
formés  tous  deux  par  deux  principes  différents,  dont  l'un  est  bon, 
et  l'autre  méchant  de  sa  nature  ?  —  Ce  n'est  pas  une  conséquence, 
dit  Ébène,  mais  c'est  une  grande  difficulté.  —  H  n'est  pas  pos- 
sible, reprit  l'agonisant,  qu'un  être  favorable  ait  fait  un  génie  si 
funeste.  —  Possible  ou  non  possible,  repartit  Ébène,  la  chose  est 
comme  je  te  le  dis.  —  Hélas  !  dit  Topaze,  mon  pauvre  ami,  ne 
vois-tu  pas  que  ce  coquin-là  a  encore  la  malice  de  te  faire  dispu- 
ter pour  allumer  ton  sang  et  précipiter  l'heure  de  ta  mort?  — 
Va,  je  ne  suis  guère  plus  content  de  toi  que  de  lui,  dit  le  triste 
Rustan  :  il  avoue  du  moins  qu'il  a  voulu  me  faire  du  mal  ;  et  toi, 

1.  Voyez  tome  XIX,  page  247. 


232  LE    BLANC    ET    LE    NOIR. 

qui  prétendais  me  défendre,  tu  ne  m'as  servi  de  rien.  —  J'en 
suis  bien  fàclié,  dit  le  bon  génie.  —  Et  moi  aussi,  dit  le  mourant; 
il  y  a  quelque  chose  là-dessous  que  je  ne  comprends  pas.  —  Ni 
moi  non  plus,  dit  le  pauvre  bon  génie.  —  J'en  serai  instruit  dans 
un  moment,  dit  Rustan.  —  C'est  ce  que  nous  verrons,  dit  Topaze.  » 

Alors  tout  disparut.  Rustan  se  retrouva  dans  la  maison  de  sou 
père,  dont  il  n'était  pas  sorti,  et  dans  son  lit,  où  il  avait  dormi 
une  heure. 

Il  se  réveille  en  sursaut,  tout  en  sueur,  tout  égaré  ;  il  se  tàte, 
il  appelle,  il  crie,  il  sonne.  Son  valet  de  chambre.  Topaze,  accourt 
en  bonnet  de  nuit,  et  tout  en  bâillant.  «  Suis-je  mort,  suis-je  en 
vie?  s'écria  Rustan  ;  la  belle  princesse  de  Cachemire  en  réchap- 
pera-t-elle?....  —  Monseigneur  réve-t-il?  répondit  froidement 
Topaze. 

—  Ah  !  s'écriait  Rustan,  qu'est  donc  devenu  ce  barbare  Ébène 
avec  ses  quatre  ailes  noires?  c'est  lui  qui  me  fait  mourir  d'une 
mort  si  cruelle.  —  Monseigneur,  je  l'ai  laissé  là-haut  qui  ronfle; 
voulez-vous  qu'on  le  fasse  descendre?  —  Le  scélérat!  il  y  a  six 
mois  entiers  qu'il  me  persécute  ;  c'est  lui  qui  me  mena  à  cette 
fatale  foire  de  Cabul  ;  c'est  lui  qui  m'escamota  le  diamant  que 
m'avait  donné  la  princesse;  il  est  seul  la  cause  de  mon  voyage, 
de  la  mort  de  ma  princesse,  et  du  coup  de  javelot  dont  je  meurs 
à  la  fleur  de  mon  âge. 

—  Rassurez-vous,  dit  Topaze;  vous  n'avez  jamais  été  à  Cabul  ; 
il  n'y  a  point  de  princesse  de  Cachemire  ;  son  père  n'a  jamais  eu 
que  deux  garçons  qui  sont  actuellement  au  collège.  Vous  n'avez 
jamais  eu  de  diamant;  la  princesse  ne  peut  être  morte,  puis- 
qu'elle n'est  pas  née;  et  vous  vous  portez  à  merveille. 

—  Comment!  il  n'est  pas  vrai  que  tu  m'assistais  à  la  mort  dans 
le  lit  du  prince  de  Cachemire?  Ne  m'as-tu  pas  avoué  que,  pour 
me  garantir  de  tant  de  malheurs,  tu  avais  été  aigle,  éléphant, 
âne  rayé,  médecin,  et  pie?  —  Monseigneur,  vous  avez  rêvé  tout 
cela  :  nos  idées  ne  dépendent  pas  plus  de  nous  dans  le  sommeil 
que  dans  la  veille.  Dieu  a  voulu  que  cette  file  d'idées  vous  ait  passé 
par  la  tète,  pour  aous  donner  apparemment  quelque  instruction 
dont  vous  ferez  votre  profit. 

—  Tu  te  moques  de  moi ,  reprit  Rustan  ;  combien  de  temps 
ai-je  dormi  ?  —  Monseigneur,  vous  n'avez  encore  dormi  qu'une 
heure.  —  Eh  bien  !  maudit  raisonneur,  comment  vcux-tu  qu'eu 
une  heure  de  temps  j'aie  été  à  la  foire  de  Cabul  il  y  a  six  mois, 
que  j'en  sois  revenu,  que  j'aie  fait  le  voyage  de  Cachemire,  et  que 
nous  soyons  morts,  Rarbabou,  la  princesse,  et  moi?  — Mousei- 


LE    BLANC    ET    LE    NOIR.  233 

gneur,  il  n'y  a  rien  de  plus  aisé  et  de  plus  ordinaire,  et  vous 
auriez  pu  réellement  faire  le  tour  du  monde,  et  avoir  beaucouj) 
plus  d'aventures  en  bien  moins  de  temps. 

(c  N'est-il  pas  vrai  que  vous  pouvez  lire  en  une  heure  Tabrégé 
de  l'histoire  des  Perses,  écrite  par  Zoroastre?  cependant  cet  abrégé 
contient  huit  cent  mille  années.  Tous  ces  événements  passent 
sous  vos  yeux  l'un  après  l'autre  en  une  heure  ;  or  vous  m'avouerez 
qu'il  est  aussi  aisé  à  Brama  de  les  resserrer  tous  dans  l'espace 
d'une  heure  que  de  les  étendre  dans  l'espace  de  huit  cent  mille 
années;  c'est  précisément  la  même  chose.  Figurez-vous  que  le 
temps  tourne  sur  une  roue  dont  le  diamètre  est  infini.  Sous  cette 
roue  immense  est  une  multitude  innombrable  de  roues  les  unes 
dans  les  autres;  celle  du  centre  est  imperceptible,  et  fait  un 
nombre  infini  de  tours  précisément  dans  le  même  temps  que  la 
grande  roue  n'en  achève  qu'un.  Il  est  clair  que  tous  les  événe- 
ments,  depuis  le  commencement  du  monde  jusqu'à  sa  fin, 
peuvent  arriver  successivement  en  beaucoup  moins  de  temps  que 
la  cent  millième  partie  d'une  seconde  ;  et  on  peut  dire  même  que 
la  chose  est  ainsi. 

—  Je  n'y  entends  rien,  dit  Rustan.  —  Si  vous  voulez,  dit  Topaze, 
j'ai  un  perroquet  qui  vous  le  fera  aisément  comprendre.  Il  est  né 
quelque  temps  avant  le  déluge,  il  a  été  dans  l'arche  ;  il  a  beau- 
coup vu  ;  cependant  il  n'a  encore  qu'un  an  et  demi  :  il  vous  con- 
tera son  histoire,  qui  est  fort  intéressante, 

—  Allez  vite  chercher  votre  perroquet ,  dit  Rustan  ;  il  m'amu- 
sera jusqu'à  ce  que  je  puisse  me  rendormir.  —  Il  est  chez  ma  sœur 
la  religieuse,  dit  Topaze;  je  vais  le  chercher,  vous  en  serez  con- 
tent; sa  mémoire  est  fidèle,  il  conte  simplement,  sans  chercher 
à  montrer  de  l'esprit  à  tout  propos ,  et  sans  faire  des  phrases.  — 
Tant  mieux,  dit  Rustan,  voilà  comme  j'aime  les  contes.  »  On  lui 
amena  le  perroquet,  lequel  parla  ainsi. 

N.  B.  M''*  Catherine  Vadé  n'a  jamais  pu  trouver  l'histoire  du  perroquet  dans 
le  portefeuille  de  feu  son  cousin  Antoine  Vadé,  auteur  de  ce  conte.  C'est  grand 
dommage,  vu  le  temps  auquel  vivait  ce  perroquet.  {Note  de  Voltaire.)  —  Cette 
note  existe  dès  1764.  (B.) 


nx   DE  l'histoire  le  blaxc   et  le  noir. 


JEANNOT  ET  COLIN 

(1764) 


Plusieurs  personnes  dignes  de  foi  ont  vu  Jeannot  et  Colin  à 
l'école  dans  la  ville  d'Issoire,  en  Auvergne,  ville  fameuse  dans 
tout  l'univers  par  son  collège  et  par  ses  chaudrons.  Jeannot  était 
fils  d'un  marchand  de  mulets  très-renommé;  Colin  devait  le  jour 
à  un  brave  laboureur  des  environs,  qui  cultivait  la  terre  avec 
quatre  mulets,  et  qui,  après  avoir  payé  la  taille,  le  taillon,  les 
aides  et  gabelles,  le  sou  pour  livre,  la  capitation  et  les  vingtièmes, 
ne  se  trouvait  pas  puissamment  riche  au  bout  de  l'année. 

Jeannot  et  Colin  étaient  fort  jolis  pour  des  Auvergnats;  ils 
s'aimaient  beaucoup,  et  ils  avaient  ensemble  de  petites  privautés, 
de  petites  familiarités,  dont  on  se  ressouvient  toujours  avec  agré- 
ment quand  on  se  rencontre  ensuite  dans  le  monde. 

Le  temps  de  leurs  études  était  sur  le  point  de  finir,  quand  un 
tailleur  apporta  à  Jeannot  un  habit  de  velours  à  trois  couleurs, 
avec  une  veste  de  Lyon  de  fort  bon  goût;  le  tout  était  accom- 
pagné d'une  lettre  à  M.  de  La  Jeannotière.  Colin  admira  l'habit, 
et  ne  fut  point  jaloux  ;  mais  Jeannot  prit  un  air  de  supériorité 
qui  affligea  Colin,  Dès  ce  moment  Jeannot  n'étudia  plus,  se 
regarda  au  miroir,  et  méprisa  tout  le  monde.  Quelque  temps  après 
un  valet  de  chambre  arrive  en  poste,  et  apporte  une  seconde 
lettre  à  M.  le  marquis  de  La  Jeannotière:  c'était  un  ordre  de 
monsieur  son  père  de  faire  venir  monsieur  son  fils  à  Paris.  Jeannot 
monta  en  chaise  en  tendant  la  main  à  Colin  avec  un  sourire  de 
protection  assez  noble.  Colin  sentit  son  néant,  et  pleura.  Jeannot 
partit  dans  toute  la  pompe  de  sa  gloire. 

Les  lecteurs  qui  aiment  à  s'instruire  doivent  savoir  que 
M.  Jeannot,  le  père,  avait  acquis  assez  rapidement  des  biens 
immenses  dans  les  affaires.  Vous  demandez  comment  on  fait  ces 
grandes  fortunes?  C'est  parce  qu'on  est  heureux.  M.  Jeannot  était 


236  JEANNOT    ET    COLIN. 

bien  fait,  sa  femme  aussi,  et  elle  avait  encore  de  la  fraîcheur.  Ils 
allèrent  à  Paris  pour  un  procès  qui  les  ruinait,  lorsque  la  fortune, 
qui  élève  et  qui  abaisse  les  hommes  à  son  gré,  les  présenta  à  la 
femme  d'un  entrepreneur  des  hôpitaux  des  armées,  homme  d'un 
grand  talent,  et  qui  pouvait  se  vanter  d'avoir  tué  plus  de  soldats 
en  un  an  que  le  canon  n'en  fait  périr  en  dix,  Jeannot  plut  à 
madame;  la  femme  de  Jeannot  plut  à  monsieur.  Jeannot  fut 
bientôt  de  part  dans  l'entreprise  ;  il  entra  dans  d'autres  affaires. 
Dès  qu'on  est  dans  le  fil  de  l'eau,  il  n'y  a  qu'à  se  laisser  aller:  on 
fait  sans  peine  une  fortune  immense.  Les  gredins,  qui  du  rivage 
vous  regardent  voguera  pleines  voiles,  ouvrent  des  yeux  étonnés  ; 
ils  ne  savent  comment  vous  avez  pu  parvenir;  ils  vous  envient 
au  hasard,  et  font  contre  vous  des  brochures  que  vous  ne  lisez 
point.  C'est  ce  qui  arriva  à  Jeannot  le  père,  qui  fut  bientôt  M.  de 
La  Jeannotière,  et  qui,  ayant  acheté  un  marquisat  au  bout  de  six 
mois,  retira  de  l'école  monsieur  le  marquis  son  fils,  pour  le  mettre 
à  Paris  dans  le  beau  monde. 

Colin,  toujours  tendre,  écrivit  une  lettre  de  compliments  à 
son  ancien  camarade,  et  lui  fit  ces  lignes  pour  le  congratuler.  Le 
petit  marquis  ne  lui  fit  point  de  réponse  :  Colin  en  fut  malade  de 
douleur. 

Le  père  et  la  mère  donnèrent  d'abord  un  gouverneur  au 
jeune  marquis  :  ce  gouverneur,  qui  était  un  homme  du  bel  air, 
et  qui  ne  savait  rien,  ne  put  rien  enseigner  à  son  pupille.  Mon- 
sieur voulait  que  son  fils  apprit  le  latin,  madame  ne  le  voulait 
pas.  Ils  prirent  pour  arbitre  un  auteur  qui  était  célèbre  alors  par 
des  ouvrages  agréables.  Il  fut  prié  à  dîner.  Le  maître  de  la 
maison  commença  par  lui  dire:  «  Monsieur,  comme  vous  savez 
le  latin,  et  que  vous  êtes  un  homme  de  la  cour,,, 

—  Moi,  monsieur,  du  latin!  je  n'en  sais  pas  un  mot,  répondit 
le  bel  esprit,  et  bien  m'en  a  pris;  il  est  clair  qu'on  parle  beaucoup 
mieux  sa  langue  quand  on  ne  partage  pas  son  application  entre 
elle  et  les  langues  étrangères.  Voyez  toutes  nos  dames,  elles  ont 
l'esprit  plus  agréable  que  les  hommes;  leurs  lettres  sont  écrites 
avec  ccntloisplus  de  grâce;  elles  n'ont  sur  nous  cette  supério- 
rité que  parce  qu'elles  ne  savent  pas  le  latin, 

—  Eh  bien!  n'avais-je  pas  raison?  dit  madame.  Je  veux  que 
mon  fils  soit  un  homme  d'esprit,  qu'il  réussisse  dans  le  monde  ; 
et  vous  voyez  bien  que,  s'il  savait  le  latin,  il  serait  perdu,  Joue- 
t-on,  s'il  vous  plaît,  la  comédie  et  l'opéra  en  latin  ?  Plaide-t-on  en 
latin  quand  on  a  un  procès?  Fait-on  l'amour  en  latin?  »  Monsieur, 
ébloui  de  ces  raisons,  passa  condamnation,  et  il  fut  conclu  que 


JEANNOT    ET    COLIN. 


237 


le  ieune  marquis  ne  perdrait  point  son  temps  à  connaître  Ciceron 
Horace  et  Virgile.  Mais  qaapprcndra-t-il  donc?  car  encore  faut- 
il  qu'il  sache  quelque  chose  ;  ne  pourrait-on  pas  lui  montrer  un 
peu  de  géographie?  «  A  quoi  cela  lui  servira-t-il ?  répondit  le 
Gouverneur.  Quand  monsieur  le  marquis  ira  dans  ses  terres,  les 
postillons  ne  sauront-ils  pas  les  chemins?  Ils  ne  l'égareront  certai- 
nement pas.  On  n'a  pas  besoin  d'un  quart  de  cercle  pour  voyager 
et  on  va  très-commodément  de  Paris  en  Auvergne,  sans  qu  il  soit 
besoin  de  savoir  sous  quelle  latitude  on  se  trouve. 

_  Vous  avez  raison,  répliqua  le  père  ;  mais  j'ai  entendu  parler 
d  une  belle  science  qu'on  appelle,  je  crois,  Vastronomie. 

-  Quelle  pitié  I  repartit  le  gouverneur  ;  se  conduit-on  par  les 
astres  dans  ce  monde?  et  faudra-t-il  que  monsieur  le  marquis  se 
tue  à  calculer  une  éclipse,  quand  il  la  trouve  à  point  nomme 
dans  l-almanach,  qui  lui  enseigne  de  plus  les  fêtes  mobiles,  1  âge 
de  la  lune,  et  celui  de  toutes  les  princesses  de  l'Europe?  » 

Madame  fut  entièrement  de  l'avis  du  gouverneur.  Le  petit 
marquis  était  au  combe  de  la  joie  ;  le  père  était  très-indecis. 
«  Oue  faudra-t-il  donc  apprendre  à  mon  fils?  disait-il. 

'-  V  être  aimable,  répondit  l'ami  que  l'on  consultait;  et  s  il  sait 
les  moyens  de  plaire,  il  saura  tout:  c'est  un  art  qu'il  apprendra 
chez  madame  sa  mère,  sans  que  ni  l'un  ni  l'autre  se  donnent  la 

moindre  peine.  »  .        .  ^  .f  i,.; 

Madame  à  ce  discours,  embrassa  le  gracieux  ignorant,  e  lui 
dit- «  On  voit  bien,  monsieur,  que  vous  êtes  l'homme  du  monde  le 
plus  savant;  mon  Ûls  vous  devra  toute  son  éducation  :  je  m^ima- 
gine  pourtant  qu'il  ne  serait  pas  mal  qu'il  sût  un  peu  d  histoire 
-Hélas-  madame,  à  quoi  cela  est-il  bon?  repondit-il  ;  il 
D-v  a  certainement  d'agréable  et  d'utile  que  l'histoire  du  jour. 
Toutes  les  histoires  anciennes,  comme  le  disait  un  de  nos  beaux 
esprits^  ne  sont  que  des  fables  convenues;  et  pour  les  modernes, 
c'est  un  chaos  qu'on  ne  peut  débrouiller.  Qu'importe  à  monsieur 
votre  fils  que  Charlemagne  ait  institué  les  douze  pairs  de  France, 
et  que  son  successeur  ait  été  bègue  -  ? 

-  Rien  n'est  mieux  dit!  s'écria  le  gouverneur:  on  étouffe 
l'esprit  des  enfants  sous  un  amas  de  connaissances  mutiles  ;  mais 
de  toutes  les  sciences  la  plus  absurde,  à  mon  avis,  et  celle  qui 
est  la  plus  capable  d'étouffer  toute  espèce  de  génie  :c  est  la 
géométrie.  Cette  science  ridicule  a   pour  objet  des  surfaces, 

1.  Fontenelle.  ,    .^,     i 

2.  Louis  le  Bègue  e^l  le  ciaquième  successeur  de  Charlemagne. 


238  JEANNOT   ET    COLIN. 

des  lignes,  et  des  points,  qui  n'existent  pas  dans  la  nature.  On 
fait  passer  en  esprit  cent  mille  lignes  courbes  entre  un  cercle  et 
une  ligne  droite  qui  le  touche,  quoique  dans  la  réalité  on  n'y 
puisse  pas  passer  un  fétu.  La  géométrie,  en  vérité,  n'est  qu'une 
mauvaise  plaisanterie.  » 

Monsieur  et  madame  n'entendaient  pas  trop  ce  que  le  gouver- 
neur voulait  dire  ;  mais  ils  furent  entièrement  de  son  avis. 

«  Un  seigneur  comme  monsieur  le  marquis,  conlinua-t-il,  ne 
doit  pas  se  dessécher  le  cerveau  dans  ces  vaines  études.  Si  un 
jour  il  a  besoin  d'un  géomètre  sublime  pour  lever  le  plan  de  ses 
terres,  il  les  fera  arpenter  pour  son  argent.  S'il  veut  débrouiller 
l'antiquité  de  sa  noblesse,  qui  remonte  aux  temps  les  plus 
reculés,  il  enverra  chercher  un  bénédictin.  Il  en  est  de  môme  de 
tous  les  arts.  Un  jeune  seigneur  heureusement  né  n'est  ni  peintre, 
ni  musicien,  ni  architecte,  ni  sculpteur;  mais  il  fait  fleurir  tous 
ces  arts  en  les  encourageant  par  sa  magniflence.  Il  vaut  sans 
doute  mieux  les  protéger  que  de  les  exercer;  il  suffit  que  monsieur 
le  marquis  ait  du  goût  ;  c'est  aux  artistes  à  travailler  pour  lui  ;  et 
c'est  en  quoi  on  a  très-grande  raison  de  dire  que  les  gens  de 
qualité  (j'entends  ceux  qui  sont  très-riches)  savent  tout  sans  avoir 
rien  appris,  parce  qu'en  effet  ils  savent  à  la  longue  juger  de  toutes 
les  choses  qu'ils  commandent  et  qu'ils  payent,  » 

L'aimable  ignorant  prit  alors  la  parole,  et  dit  :  «  Vous  avez 
très-bien  remarqué,  madame,  que  la  grande  fin  de  l'homme  est 
de  réussir  dans  la  société.  De  bonne  foi,  est-ce  par  les  sciences 
qu'on  obtient  ce  succès?  S'est-on  jamais  avisé  dans  la  bonne  com- 
pagnie de  parler  de  géométrie  ?  Demande-t-on  jamais  à  un  hon- 
nête homme  quel  astre  se  lève  aujourd'hui  avec  le  soleil?  S'in- 
forme-t-on  à  souper  si  Clodion  le  Chevelu  passa  le  Rhin  ? 

—  Non,  sans  doute,  s'écria  la  marquise  de  La  Jeannotière,  que 
ses  charmes  avaient  initiée  quelquefois  dans  le  beau  monde;  et 
monsieur  mon  fils  ne  doit  point  éteindre  son  génie  par  l'étude 
de  tous  ces  fatras,  mais  enfin  que  lui  apprendra-t-on?  Car  il  est 
bon  qu'un  jeune  seigneur  puisse  briller  dans  l'occasion,  comme 
dit  monsieur  mon  mari.  Je  me  souviens  d'avoir  ouï  dire  à  un 
abbé  que  la  plus  agréable  des  sciences  était  une  chose  dont  j'ai 
oublié  le  nom,  mais  qui  commence  par  un  B. 

—  Par  un  fi,  madame?  ne  serait-ce  point  la  botanique? 

—  Non,  ce  n'était  point  de  botanique  qu'il  me  parlait;  elle 
commençait,  vous  dis-je,  par  un  B,  et  finissait  par  un  on. 

—  Ah!  j'entends,  madame  ;  c'est  le  blason  :  c'est,  à  la  vérité, 
une  science  fort  profonde  ;  mais  elle  n'est  plus  à  la  mode  depuis 


JEANNOT    ET    COLIN,  239 

qu'on  a  perdu  l'habitude  de  faire  peindre  ses  armes  aux  por- 
tières de  son  carrosse;  c'était  la  chose  du  monde  la  plus  utile  dans 
un  État  bien  policé.  D'ailleurs,  cette  étude  serait  infinie:  il  n'y  a 
point  aujourd'hui  de  barbier  qui  n'ait  ses  armoiries  ;'  et  vous 
savez  que  tout  ce  qui  devient  commun  est  peu  fêté.  »  Eufin, 
après  avoir  examiné  le  fort  et  le  faible  des  sciences,  il  fut  décidé 
que  monsieur  le  marquis  apprendrait  à  dansera 

La  nature,  qui  fait  tout,  lui  avait  donné  un  talent  qui  se  déve- 
loppa bientôt  avec  un  succès  prodigieux  :  c'étaitde  chanter  agréa- 
blement des  vaudevilles.  Les  grâces  de  la  jeunesse,  jointes  à  ce 
don  supérieur,  le  firent  regarder  comme  le  jeune  homme  de  la 
plus  grande  espérance.  Il  fut  aimé  des  femmes;  et  ayant  la  tête 
toute  pleine  de  chansons,  il  en  fit  pour  ses  maîtresses.  Il  pillait 
Bacchus  et  l' Amour  dans  un  vaudeville,  la  nuit  et  le  jour  dans  un 
autre,  les  charmes  et  les  alarmes  dans  un  troisième  ;  mais,  comme 
il  y  avait  toujours  dans  ses  vers  quelques  pieds  de  plus  ou  de 
moins  qu'il  ne  fallait,  il  les  faisait  corriger  moyennant  vingt  louis 
d'or  par  chanson  ;  et  il  fut  mis  dans  l'Année  littéraire  au  rang 
des  La  Fare,  des  Chaulieu,  des  Hamilton,  des  Sarrasin  et  des 
Voiture. 

Madame  la  marquise  crut  alors  être  la  mère  d'un  bel  esprit,  et 
donna  à  souper  aux  beaux  esprits  de  Paris,  La  tête  du  jeune 
homme  fut  bientôt  renversée;  il  acquit  Fart  de  parler  sans  s'en- 
tendre, et  se  perfectionna  dans  l'habitude  de  n'être  propre  à  rien. 
Quand  son  père  le  vit  si  éloquent,  il  regretta  vivement  de  ne  lui 
avoir  pas  fait  apprendre  le  latin,  car  il  lui  aurait  acheté  une 
grande  charge  dans  la  robe.  La  mère,  qui  avait  des  sentiments 
plus  nobles,  se  chargea  de  solliciter  un  régiment  pour  son  fils  ; 
et  en  attendant  il  fit  l'amour.  L'amour  est  quelquefois  plus  cher 
qu'un  régiment.  Il  dépensa  beaucoup,  pendant  que  ses  parents 
s'épuisaient  encore  davantage  à  vivre  en  grands  seigneurs. 

Une  jeune  veuve  de  qualité,  leur  voisine,  qui  n'avait  qu'une 
fortune  médiocre,  voulut  bien  se  résoudre  à  mettre  en  sûreté  les 
grands  biens  de  M.  et  de  M"""  de  La  Jeannotière,  eu  se  les  appro- 
priant, et  en  épousant  le  jeune  marquis.  Elle  l'attira  chez  elle,  se 
laissa  aimer,  lui  fit  entrevoir  qu'il  ne  lui  était  pas  indifférent,  le 
conduisit  par  degrés,  l'enchanta,  le  subjugua  sans  peine.  Elle  lui 
donnait  tantôt  des  éloges,  tantôt  des  conseils;  elle  devint  la  meil- 
leure amie  du  père  et  de  la  mère.  Une  vieille  voisine  proposa  le 
mariage;  les  parents,  éblouis  de  la  splendeur  de  cette  alliance, 

1.  Cette  scène  rappelle  le  premier  acte  du  Bourgeois  gentilhomme. 


240  JEANNOT   ET    COLIN. 

acceptèrent  avec  joie  la  proposition  :  ils  donnèrent  leur  fils  unique 
à  leur  amie  intime.  Le  jeune  marquis  allait  épouser  une  femme 
qu'il  adorait  et  dont  il  était  aimé;  les  amis  de  la  maison  le  félici- 
taient; on  allait  rédiger  les  articles,  en  travaillant  aux  habits  de 
noce  et  à  Tépitlialame. 

Il  était,  un  matin,  aux  genoux  de  la  charmante  épouse  que 
l'amour,  l'estime,  et  l'amitié,  allaient  lui  donner;  ils  goûtaient, 
dans  une  conversation  tendre  et  animée,  les  prémices  de  leur 
honheur  ;  ils  s'arrangeaient  pour  mener  une  vie  délicieuse,  lors- 
qu'un valet  de  chambre  de  madame  la  mère  arrive  tout  effaré, 
((  Voici  bien  d'autres  nouvelles,  dit-il  ;  des  huissiers  déménagent 
la  maison  de  monsieur  et  de  madame;  tout  est  saisi  par  des  créan- 
ciers ;  on  parle  de  prise  de  corps,  et  je  A^ais  faire  mes  diligences 
pour  être  payé  de  mes  gages.  —  Voyons  un  peu,  dit  le  marquis, 
ce  que  c'est  que  ça  ^  ce  que  c'est  que  cette  aventure-là.  — Oui,  dit 
la  veuve,  allez  punir  ces  coquins-là,  allez  vite.  »  Il  y  court,  il  arrive 
à  la  maison;  son  père  était  déjà  emprisonné  :  tous  les  domestiques 
avaient  fui  chacun  deleur  côté,  en  emportant  tout  ce  qu'ils  avaient 
pu.  Sa  mère  était  seule,  sans  secours,  sans  consolation,  noyée 
dans  les  larmes  ;  il  ne  lui  restait  rien  que  le  souvenir  de  sa  for- 
tune, de  sa  beauté,  de  ses  fautes,  et  de  ses  folles  dépenses. 

Après  que  le  fils  eut  longtemps  pleuré  avec  la  mère,  il  lui  dit 
enfin  :  «  Ne  nous  désespérons  pas;  cette  jeune  veuve  m'aime  éper- 
dument;  elle  est  plus  généreuse  encore  que  riche,  je  réponds 
d'elle  ;  je  vole  à  elle,  et  je  vais  vous  l'amener.  »  Il  retourne  donc 
chez  sa  maîtresse,  il  la  trouve  tête  à  tête  avec  jin  jeune  officier 
fort  aimable,  a  Quoi!  c'est  vous,  monsieur  de  La  Jeannotiôre;  que 
venez-vous  faire  ici?  abandonnc-t-on  ainsi  sa  mère?  Allez  chez  cette 
pauvre  femme,  et  dites-lui  que  je  lui  veux  toujours  du  bien  :  j'ai 
besoin  d'une  femme  de  chambre,  et  je  lui  donnerai  la  préférence. 
—  Mon  garçon,  tu  me  parais  assez  bien  tourné,  lui  dit  l'officier; 
si  tu  veux  entrer  dans  ma  compagnie,  je  te  donnerai  un  bon  en- 
gagement. )) 

Le  marquis  stupéfait,  la  rage  dans  le  canir,  alla  chercher  son 
ancien  gouverneur,  déposa  ses  douleurs  dans  son  sein,  et  lui  de- 
manda des  conseils.  Celui-ci  lui  proposa  de  se  faire,  comme  lui, 
gouverneur  d'enfants.  «  Hélas!  je  ne  sais  rien,  vous  ne  m'avez  rien 
appris,  et  vous  êtes  la  première  cause  de  mon  malheur  »;  et  il 
sanglotait  en  lui  parlant  ainsi,  «  Faites  des  romans,  lui  dit  un  bel 
esprit  qui  était  là  ;  c'est  une  excellente  ressource  à  Paris.  » 

I.  Kxprcs^ion  fort  à  la  mode  chez  les  petits-nitiilro;*  au  xviii"  siècle. 


JEANNOT   ET   COLIN.  244 

Le  jeune  homme,  plus  désespéré  que  jamais,  courut  chez  le 
confesseur  de  sa  mère  :  c'était  un  théatin  très-accrédité,  qui  ne 
dirigeait  que  les  femmes  de  la  première  considération  ;  dès  qu'il 
le  vit,  il  se  précipita  vers  lui.  «  Eh!  mon  Dieu!  monsieur  le  mar- 
quis, où  est  votre  carrosse?  comment  se  porte  la  respectable  ma- 
dame la  marquise  votre  mère?»  Le  pauvre  malheureux  lui  conta 
le  désastre  de  sa  famille.  A  mesure  qu'il  s'expliquait,  le  théatin 
prenait  une  mine  plus  grave,  plus  indillérente,  plus  imposante  : 
«  Mon  fils,  voilà  où  Dieu  vous  voulait;  les  richesses  ne  senent 
qu'à  corrompre  le  cœur;  Dieu  a  donc  fait  la  grâce  à  votre  mère 
de  la  réduire  à  la  mendicité?  —  Oui,  monsieur.  —  Tant  mieux, 
elle  est  sûre  de  son  salut.  —  Mais,  mon  père,  en  attendant,  n'y 
aurait-il  pas  moyen  d'obtenir  quelques  secours  dans  ce  monde? 
—  Adieu,  mon  fils;  il  y  a  une  dame  de  la  cour  qui  m'attend.  » 

Le  marquis  fut  prêt  à  s'évanouir  ;  il  fut  traité  à  peu  près  de 
même  par  tous  ses  amis,  et  apprit  mieux  à  connaître  le  monde 
dans  une  journée  que  dans  tout  le  reste  de  sa  vie. 

Comme  il  était  plongé  dans  l'accablement  du  désespoir,  il  vit 
avancer  une  chaise  roulante,  à  l'antique,  espèce  de  tombereau 
couvert,  accompagné  de  rideaux  de  cuir,  suivi  de  quatre  char- 
rettes énormes  toutes  chargées.  Il  y  avait  dans  la  chaise  un  jeune 
homme  grossièrement  vêtu;  c'était  un  visage  rond  et  frais  qui 
respirait  la  douceur  et  la  gaieté.  Sa  petite  femme  brune,  et  assez 
grossièrement  agréable,  était  cahotée  à  côté  de  lui.  La  voiture 
n'allait  pas  comme  le  char  d'un  petit-maître  :  le  voyageur  eut 
tout  le  temps  de  contempler  le  marquis  immobile,  abîmé  dans 
sa  douleur.  «  Eh!  mon  Dieu!  s'écria-t-il,  je  crois  que  c'est  là 
Jeannot.»  A  ce  nom,  le  marquis  lève  les  yeux,  la  voiture  s'arrête: 
«  C'est  Jeannot  lui-même,  c'est  Jeannot.  »  Le  petit  homme  rebondi 
ne  fait  qu'un  saut,  et  court  embrasser  son  ancien  camarade. 
Jeannot  reconnut  Colin  ;  la  honte  et  les  pleurs  couvrirent  son 
visage.  «  Tu  m'as  abandonné,  dit  Colin  ;  mais  tu  as  beau  être 
grand  seigneur,  je  t'aimerai  toujours.»  Jeannot,  confus  et  atten- 
dri, lui  conta,  en  sanglotant,  une  partie  de  son  histoire.  «  Viens 
dans  l'hôtellerie  où  je  loge  me  couler  le  reste,  lui  dit  Colin  ;  em- 
brasse ma  petite  femme,  et  allons  dîner  ensemble.  » 

Ils  vont  tous  trois  à  pied,  suivis  du  bagage.  «  Qu'est-ce  donc 
que  tout  cet  attirail?  vous  appartient-il?  —  Oui,  tout  est  à  moi 
et  à  ma  femme.  Nous  arrivons  du  pays;  je  suis  à  la  tête  d'une 
bonne  manufacture  de  fer  étamé  et  de  cuivre.  J'ai  épousé  la  fille 
d'un  riche  négociant  en  ustensiles  nécessaires  aux  grands  et  aux 
petits  ;  nous  travaillons  beaucoup  ;  Dieu  nous  bénit  ;  nous  n'avons 

21    —  Rom  AXS.  16 


242  JEANNOT   ET   COLIN. 

point  changé  d'état  ;  nous  sommes  heureux,  nous  aiderons  notre 
ami  Jeannot.  Ne  sois  plus  marquis  ;  toutes  les  grandeurs  de  ce 
monde  ne  valent  pas  un  hon  ami.  Tu  reviendras  avec  moi  au 
pays,  je  t'apprendrai  le  métier,  il  n'est  pas  hien  difficile  ;  je  te 
mettrai  de  part,  et  nous  vivrons  gaiement  dans  le  coin  de  terre 
où  nous  sommes  nés.  » 

Jeannot,  éperdu,  se  sentait  partagé  entre  la  douleur  et  la  joie, 
la  tendresse  et  la  honte  ;  et  il  se  disait  tout  bas  :  «  Tous  mes  amis 
du  hel  air  m'ont  trahi,  et  Colin,  que  j"ai  méprisé,  vient  seul  à 
mon  secours.  Quelle  instruction  !  »  La  honte  d'âme  de  Colin 
développe  dans  le  cœur  de  Jeannot  le  germe  du  bon  naturel,  que 
le  monde  n'avait  pas  encore  étouffé.  Il  sentit  qu'il  ne  pouvait 
abandonner  son  père  et  sa  mère.  «  Nous  aurons  soin  de  ta  mère, 
dit  Colin  ;  et  quant  à  ton  bonhomme  de  père,  qui  est  en  prison, 
j'attends  un  peu  les  affaires  :  ses  créanciers,  voyant  qu'il  n'a  plus 
rien,  s'accommoderont  pour  peu  de  chose  ;  je  me  charge  de  tout,  » 
Cohn  fit  tant  qu'il  tira  le  père  de  prison.  Jeannot  retourna  dans 
sa  patrie  avec  ses  parents,  qui  reprirent  leur  première  profession. 
Il  épousa  une  sœur  de  Colin,  laquelle,  étant  de  même  humeur  que 
le  frère,  le  rendit  très-heureux.  Et  Jeannot  le  père,  et  Jeannotte 
la  mère,  et  Jeannot  le  fils,  virent  que  le  bonheur  n'est  pas  dans 
la  vanité. 


FIN     DE    JEANNOT    ET    COLIN, 


AVENTURE  INDIENNE 

(1766) 


Pythagore,  dans  son  séjour  aux  Indes,  apprit,  comme  tout  le 
monde  sait,  à  l'école  des  gymnosophistes,  le  langage  des  bêtes  et 
celui  des  plantes.  Se  promenant  un  jour  dans  une  prairie  assez 
près  du  rivage  de  la  mer,  il  entendit  ces  paroles  :  «  Que  je  suis 
malheureuse  d'être  née  herbe  !  à  peine  suis-je  parvenue  à  deux 
pouces  de  hauteur  que  voilà  un  monstre  dévorant,  un  animal  hor- 
rible, qui  me  foule  sous  ses  larges  pieds;  sa  gueule  est  armée  d'une 
rangée  de  faux  tranchantes,  avec  laquelle  il  me  coupe,  me  déchire 
et  m'engloutit.  Les  hommes  nomment  ce  monstre  un  mouton.  Je 
ne  crois  pas  qu'il  y  ait  au  monde  une  plus  abominable  créature.  » 

Pythagore  avança  quelques  pas  ;  il  trouva  une  huître  qui  bâillait 
sur  un  petit  rocher  ;  il  n'avait  point  encore  embrassé  cette  admi- 
rable loi  par  laquelle  il  est  défendu  de  manger  les  animaux  nos 
semblables.  Il  allait  avaler  l'huître,  lorsqu'elle  prononça  ces  mots 
attendrissants  :  «  0  nature!  que  l'herbe,  qui  est  comme  moi  ton 
ouvrage,  est  heureuse!  Quand  on  l'a  coupée,  elle  renaît,  elle  est 
immortelle  ;  et  nous,  pauvres  huîtres,  en  vain  sommes-nous 
défendues  par  une  double  cuirasse  ;  des  scélérats  nous  mangent 
par  douzaines  à  leur  déjeuner,  et  c'en  est  fait  pour  jamais.  Quelle 
épouvantable  destinée  que  celle  d'une  huître,  et  que  les  hommes 
sont  barbares  !  d 

Pythagore  tressaillit  ;  il  sentit  l'énormité  du  crime  qu'il  allait 
commettre  :  il  demanda  pardon  à  l'huître  en  pleurant,  et  la  remit 
bien  proprement  sur  son  rocher. 

Comme  il  rêvait  profondément  à  cette  aventure  en  retournant 
à  la  ville,  il  vit  des  araignées  qui  mangeaient  des  mouches,  des 
hirondelles  qui  mangeaient  des  araignées,  deséperviersqui  man- 
geaient des  hirondelles,  u  Tous  ces  gens-là,  dit-il,  ne  sont  pas 
philosophes.  » 

Pythagore,  en  entrant,  fatheurté,  froissé,  renversé  parune  mul- 
titude de  gredins  et  de  gredines  qui  couraient  en  criant:  «C'est 


244  AVENTURE    INDIENNE. 

])ien  fait,  c'est  bien  fait,  ils  l'ont  bien  mérité!  —  Qui?  quoi  ?»  dit 
Pytliagore  en  se  relevant  ;  et  les  gens  couraient  toujours  en  disant  : 
(c  Ah  !  que  nous  aurons  de  plaisir  à  les  voir  cuire  !  »  Pytliagore  crut 
qu'on  parlait  de  lentilles  ou  de  quelques  autres  légumes  ;  point 
du  tout,  c'était  de  deux  pauvres  Indiens,  «  Ah  !  sans  doute,  dit 
Pytliagore,  ce  sont  deux  grands  philosophes  qui  sont  las  de  la 
vie;  ils  sont  bien  aises  de  renaître  sous  une  autre  forme  ;  il  y  a 
du  plaisir  à  changer  de  maison,  quoiqu'on  soit  toujours  mal  logé  : 
il  ne  faut  pas  disputer  des  goûts.  » 

Il  avança  avec  la  foule  jusqu'à  la  place  publique,  et  ce  fut  là 
qu'il  vit  un  grand  bûcher  allumé,  et  vis-à-vis  de  ce  bûcher  un 
banc  qu'on  appelait  un  tribunal,  et  sur  ce  banc  des  juges,  et  ces 
juges  tenaient  tous  une  queue  de  vache  à  la  main,  et  ils  avaient 
sur  la  tête  un  bonnet  ressemblant  parfaitement  aux  deux  oreilles 
de  ranimai  qui  porta  Silène  quand  il  vint  autrefois  au  pays  avec 
Bacchus,  après  avoir  traversé  la  mer  Erythrée  à  pied  sec,  et 
avoir  arrêté  le  soleil  et  la  lune,  comme  on  le  raconte  fidèlement 
dans  les  Orphiques. 

Il  y  avait  parmi  ces  juges  un  honnête  homme  fort  connu  de 
Pytliagore.  Le  sage  de  l'Inde  expliqua  au  sage  de  Samos  de  quoi 
il  était  question  dans  la  fête  qu'on  allait  donner  au  peuple  indou. 

u  Les  deux  Indiens,  dit-il,  n'ont  nulle  envie  d'être  brûlés  ;  mes 
graves  confrères  les  ont  condamnés  à  ce  supplice,  l'un  pour  avoir 
dit  que  la  substance  de  Xaca  n'est  pas  la  substance  de  Brama  ;  et 
l'autre,  pour  avoir  soupçonné  qu'on  pouvait  plaire  à  l'Être  suprême 
par  la  vertu,  sans  tenir  en  mourant  une  vache  par  la  queue  ;  parce 
que,  disait-il,  on  peut  être  vertueux  en  tout  temps,  et  qu'on  ne 
trouve  pas  toujours  une  vache  à  point  nommé.  Les  bonnes  femmes 
de  la  ville  ont  été  si  effrayées  de  ces  deux  propositions  hérétiques 
qu'elles  n'ont  point  donné  de  repos  aux  juges  jusqu'à  ce  qu'ils 
aient  ordonné  le  supplice  de  ces  deux  infortunés,  » 

Pytliagore  jugea  que  depuis  l'herbe  jusqu'à  riiommcil  y  avait 
bien  des  sujets  de  chagrin.  Il  fit  pourtant  entendre  raison  aux 
juges,  et  même  aux  dévotes  :  et  c'est  ce  qui  n'est  arrivé  que  cette 
seule  fois. 

Ensuite  il  alla  prêcher  la  tolérance  à  Crotone  ;  mais  un  intolé- 
rant mit  le  feu  à  sa  maison  :  il  fut  brûlé,  lui  ([ui  avait  tiré  deux 
Indous  des  flammes.  Sauve  qui  peut! 


FIN    DE    L  AVENTURE    INDIENNE, 


LES  AVEUGLES 

JUGES    DES    COULEURS 

(1766) 


Dans  les  commencements  de  la  fondation  des  Quinze-Vingts, 
on  sait  qu'ils  étaient  tous  égaux,  et  que  leurs  petites  affaires  se 
décidaient  à  la  pluralité  des  voix.  Ils  distinguaient  parfaitement 
au  toucher  la  monnaie  de  cuivre  de  celle  d'argent  ;  aucun  d'eux 
ne  prit  jamais  du  vin  de  Brie  pour  du  vin  de  Bourgogne.  Leur 
odorat  était  plus  fin  que  celui  de  leurs  voisins  qui  avaient  deux 
yeux.  Ils  raisonnèrent  parfaitement  sur  les  quatre  sens,  c'est-à- 
dire  qu'ils  en  connurent  tout  ce  qu'il  est  permis  d'en  savoir;  et  ils 
vécurent  paisibles  et  fortunés  autant  que  des  Quinze-Vingts  peu- 
vent l'être.  Malheureusement  un  de  leurs  professeurs  prétendit 
avoir  des  notions  claires  sur  le  sens  de  la  vue  ;  il  se  fit  écouter,  il 
intrigua,  il  forma  des  enthousiastes  :  enfin  on  le  reconnut  pour 
le  chef  de  la  communauté.  Il  se  mit  à  juger  souverainement  des 
couleurs,  et  tout  fut  perdu. 

Ce  premier  dictateur  des  Quinze-Vingts  se  forma  d'abord  un 
petit  conseil,  avec  lequel  il  se  rendit  le  maître  de  toutes  les 
aumônes.  Par  ce  moyen  personne  n'osa  lui  résister.  Il  décida  que 
tous  les  habitsdes  Quinze-Vingts  étaient  blancs  :  les  aveugles  le  cru- 
rent ;  ils  ne  parlaient  que  de  leurs  beaux  habits  blancs,  quoiqu'il 
n'y  en  eût  pas  un  seul  de  cette  couleur.  Tout  le  monde  se  moqua 
d'eux,  ils  allèrent  se  plaindre  au  dictateur,  qui  les  reçut  fort  mal; 
il  les  traita  de  novateurs,  d'esprits  forts,  de  rebelles,  qui  se  lais- 
saient séduire  par  les  opinions  erronées  de  ceux  qui  avaient  des 
yeux,  et  qui  osaient  douter  de  l'infaillibilité  de  leur  maître.  Cette 
querelle  forma  deux  partis.  Le  dictateur,  pour  les  apaiser,  ren- 
dit un  arrêt  par  lequel  tous  leurs  habits  étaient  rouges.  Il  n'y 
avait  pas  un  habit  rouge  aux  Quinze-Vingts.  On  se  moqua  d'eux 
plus  que  jamais  :  nouvelles  plaintes  de  la  part  de  la  communauté. 


246      LES  AVEUGLES  JUGES  DES  COULEURS. 

Le  dictateur  entra  en  fureur,  les  autres  aveugles  aussi  :  on  se 
battit  longtemps,  et  la  concorde  ne  fut  rétablie  que  lorsqu'il  fut 
permis  à  tous  les  Quinze-Vingts  de  suspendre  leur  jugement  sur 
la  couleur  de  leurs  habits. 

Un  sourd,  en  lisant  cette  petite  histoire,  avoua  que  les  aveugles 
avaient  eu  tort  de  juger  les  couleurs  ;  mais  il  resta  ferme  dans 
l'opinion  qu'il  n'appartient  qu'aux  sourdsde  juger  delà  musique. 


FIN  DES  AVEUGLES  JUGES  DES  COULEURS. 


L'INGÉNU 

HISTOIRE    VÉRITABLE 

TIRÉE   DES    MANUSCRITS    DU    P.    QUES.NEL'. 

(1767) 


CHAPITRE    I. 

COMMENT    LE     PRIEUR    DE    NOTRE-DAME    DE    LA    MONTAGNE    ET    MADEMOISELLE 
SA     SOEUR     RENCONTRÈRENT     UN    HURON. 

Un  jour  saint  Dunstan  -,  Irlandais  de  nation  et  saint  de  profes- 
sion, partit  d'Irlande  sur  une  petite  montagne  qui  vogua  vers  les 
côtes  de  France,  et  arriva  par  cette  voiture  à  la  baie  de  Saint- 
Malo.  Quand  il  fut  à  bord,  il  donna  la  bénédiction  à  sa  montagne, 
qui  lui  fit  de  profondes  révérences,  et  s'en  retourna  en  Irlande 
par  le  même  chemin  qu'elle  était  venue. 

Dunstan  fonda  un  petit  prieuré  dans  ces  quartiers-là,  et  lui 
donna  le  nom  de  prieuré  de  la  Montagne,  qu'il  porte  encore, 
comme  un  chacun  sait. 

En  l'année  1689 ',  le  15  juillet  au  soir,  l'abbé  de  Kerkabon, 
prieur  de  Notre-Dame  de  la  Montagne,  se  promenait  sur  le  bord 
de  la  mer  avec  M"''  de  Kerkabon,  sa  sœur,  pour  prendre  le  frais. 
Le  prieur,  déjà  un  peu  sur  l'âge,  était  un  très-bon  ecclésiastique, 
aimé  de  ses  voisins,  après  l'avoir  été  autrefois  de  ses  voisines.  Ce 


1.  Le  P.  Quesnel,  à  qui  Voltaire  attribue  ringénu,  est  le  janséniste  auteur 
des  Réflexions  morales,  dont  cent  et  une  propositions  furent  condamnées  par  la 
bulle  Unigenitus. 

2.  -Né  vers  92 i,  mort  en  988. 

3.  Année  où  Guillaume  III  venait  d'être  proclamé  roi  d'Angleterre  ,  et  où 
commencèrent  les  hostilités  entre  la  France  et  l'Angleterre 


248  L'INGÉNU. 

qui  lui  avait  donné  surtout  une  grande  considération,  c'est  qu'il 
était  le  seul  bénéficier  du  pays  qu'on  ne  fût  pas  obligé  de  porter 
dans  son  lit  quand  il  avait  soupe  avec  ses  confrères.  Il  savait 
assez  honnêtement  de  théologie  ;  et  quand  il  était  las  de  lire  saint 
Augustin,  il  s'amusait  avec  Rabelais  :  aussi  tout  le  monde  disait 
du  bien  de  lui. 

M"'=  de  Kerkabon,  qui  n'avait  jamais  été  mariée,  quoiqu'elle 
eût  grande  envie  de  l'être,  conservait  de  la  fraîcheur  à  l'âge  de 
quarante-cinq  ans;  son  caractère  était  bon  et  sensible;  elle  aimait 
le  plaisir,  et  était  dévote. 

Le  prieur  disait  à  sa  sœur,  en  regardant  la  mer  :  a  Hélas!  c'est 
ici  que  s'embarqua  notre  pauvre  frère  avec  notre  chère  belle- 
sœur  M"*"  de  Kerkabon,  sa  femme,  sur  la  frégate  l'Hirondelle,  en 
1669,  pour  aller  servir  en  Canada.  S'il  n'avait  pas  été  tué,  nous 
pourrions  espérer  de  le  revoir  encore, 

—  Croyez-vous,  disait  M""^  de  Kerkabon,  que  notre  belle-sœur 
ait  été  mangée  par  les  Iroquois,  comme  on  nous  l'a  dit?  Il  est 
certain  que  si  elle  n'avait  pas  été  mangée,  elle  serait  revenue  au 
pays.  Je  la  pleurerai  toute  ma  vie:  c'était  une  femme  charmante; 
et  notre  frère,  qui  avait  beaucoup  d'esprit,  aurait  fait  assurément 
une  grande  fortune.  » 

Comme  ils  s'attendrissaient  l'un  et  l'autre  à  ce  souvenir,  ils 
virent  entrer  dans  la  baie  de  Rance  '  un  petit  bâtiment  qui  arri- 
vait avec  la  marée  :  c'étaient  des  Anglais  qui  venaient  vendre 
quelques  denrées  de  leur  pays.  Ils  sautèrent  à  terre,  sans  regarder 
monsieur  le  prieur  ni  mademoiselle  sa  sœur,  qui  fut  très-choquée 
du  peu  d'attention  qu'on  avait  pour  elle. 

Il  n'en  fut  pas  de  même  d'un  jeune  homme  très-bien  fait  qui 
s'élança  d'un  saut  par-dessus  la  tête  de  ses  compagnons,  et  se 
trouva  vis-â-vis  mademoiselle.  Il  lui  fit  un  signe  de  tête,  n'étant 
pas  dans  l'usage  de  faire  la  révérence.  Sa  figure  et  son  ajustement 
attirèrent  les  regards  du  frère  et  de  la  sœur.  Il  était  nu-tête  et  nu- 
jambes,  les  pieds  chaussés  de  petites  sandales,  le  chef  orné  de 
longs  cheveux  en  tresses,  un  petit  pourpoint  qui  serrait  une  taille 
fine  et  dégagée;  l'air  martial  et  doux.  Il  tenait  dans  sa  main  une 
petite  bouteille  d'eau  des  Rarbades^  et  dans  l'autre  une  espèce 
de  bourse  dans  laquelle  était  un  gobelet  et  de  très-bon  biscuit  de 
mer.  Il  parlait  français  fort  intelligiblement.  Il  présenta  de  son  eau 


1,  C'est  la  baie  où  vient  i^c  jotor  la  rivière  de  Raiico. 

2.  Sorte  de  tafia  composé  que  fabriquaient  les  Anglais  de  la  Barbade  (ilc  des 
Antilles), 


CHAPITRE    I.  249 

des  Barbades  à  W"  de  Kerkabon  et  à  monsieur  son  frère  ;  il  en 
but  avec  eux  ;  il  leur  en  fit  reboire  encore,  et  tout  cela  d'un  air 
si  simple  et  si  naturel  que  le  frère  et  la  sœur  en  furent  charmés. 
Ils  lui  offrirent  leurs  services,  en  lui  demandant  qui  il  était  et  où 
il  allait.  Le  jeune  homme  leur  répondit  qu'il  n'en  savait  rien, 
qu'il  était  curieux,  qu'il  avait  voulu  voir  comment  les  côtes  de 
'i^rance  étaient  faites,  qu'il  était  venu,  et  allait  s'en  retourner. 

Monsieur  le  prieur,  jugeant  à  son  accent  qu'il  n'était  pas 
Anglais,  prit  la  liberté  de  lui  demander  de  quel  pays  il  était.  «  Je 
suis  Huron  \  »  lui  répondit  le  jeune  homme. 

M"''  de  Kerkabon,  étonnée  et  enchantée  de  voir  un  Huron  qui 
lui  avait  fait  des  politesses,  pria  le  jeune  homme  à  souper;  il  ne 
se  fit  pas  prier  deux  fois,  et  tous  trois  allèrent  de  compagnie  au 
prieuré  de  Notre-Dame  de  la  Montagne. 

La  courte  et  ronde  demoiselle  le  regardait  de  tous  ses  petits 
jeux,  et  disait  de  temps  en  temps  au  prieur  :  <(  Ce  grand  garçon- 
là  a  un  teint  de  lis  et  de  rose  !  qu'il  a  une  belle  peau  pour  un 
Huron  !  —  Vous  avez  raison,  ma  sœur,  disait  le  prieur.  »  Elle  fai- 
sait cent  questions  coup  sur  coup,  et  le  voyageur  répondait  tou- 
jours fort  juste. 

Le  bruit  se  répandit  bientôt  qu'il  y  avait  un  Huron  au  prieuré. 
La  bonne  compagnie  du  canton  s'empressa  d'y  venir  souper. 
L'abbé  de  Saint-Yves  y  vint  avec  mademoiselle  sa  sœur,  jeune 
basse-brette,  fort  jolie  et  très-bien  élevée.  Le  bailli,  le  receveur 
des  tailles,  et  leurs  femmes,  furent  du  souper.  On  plaça  l'étranger 
entre  M"'"  de  Kerkabon  et  M''"  de  Saint-Yves.  Tout  le  monde  le 
regardait  avec  admiration  ;  tout  le  monde  lui  parlait  et  l'interro- 
geait à  la  fois  ;  le  Huron  ne  s'en  émouvait  pas.  H  semblait  qu'il 
eût  pris  pour  sa  devise  celle  de  milord  Bolingbroke  -:  MhU  admi- 
rari.  Mais  à  la  fin,  excédé  de  tant  de  bruit,  il  leur  dit  avec  assez 
de  douceur,  mais  avec  un  peu  de  fermeté  :  «  Messieurs,  dans 
mon  pays  on  parle  l'un  après  l'autre  ;  comment  voulez-vous  que 
je  vous  réponde  quand  vous  m'empêchez  de  vous  entendre  ?  »  La 
raison  fait  toujours  rentrer  les  hommes  en  eux-mêmes  pour 
quelques  moments  :  il  se  fit  un  grand  silence.  Monsieur  le  bailli, 
qui  s'emparait  toujours  des  étrangers  dans  quelque  maison  qu'il 
se  trouvât,  et  qui  était  le  plus  grand  questionneur  de  la  province, 
lui  dit  en  ouvrant  la  bouche  d'un  demi-pied  :  «  Monsieur,  com- 
ment vous  nommez-vous  ? —  On  m'a  toujours  appelé  l'Ingénu, 

1.  Naturel  du  Canada. 

2.  Voyez  les  Lettres  au  prince  de  Brunswick. 


250  L'INGÉNU. 

reprit  le  Huron,  et  on  m'a  confirmé  ce  nom  en  Angleterre,  parce 
que  je  dis  toujours  naïvement  ce  que  je  pense,  comme  je  fais  tout 
ce  que  je  veux. 

—  Comment,  étant  né  Huron,  avez-vous  pu,  monsieur,  venir 
en  Angleterre?  —  C'est  qu'on  m'y  a  mené  ;  j'ai  été  fait,  dans  un 
combat,  prisonnier  par  les  Anglais,  après  m'être  assez  bien  dé- 
fendu ;  et  les  Anglais,  qui  aiment  la  bravoure,  parce  qu'ils  sont 
braves  et  qu'ils  sont  aussi  honnêtes  que  nous,  m'ayant  proposé 
de  me  rendre  à  mes  parents  ou  de  venir  en  Angleterre,  j'acceptai 
le  dernier  parti,  parce  que  de  mon  naturel  j'aime  passionnément 
à  voir  du  pays, 

—  Mais,  monsieur,  dit  le  bailli  avec  son  ton  imposant,  comment 
avez-vous  pu  abandonner  ainsi  père  et  mère?  —  C'est  que  je  n'ai 
jamais  connu  ni  père  ni  mère  »,  dit  l'étranger.  La  compagnie 
s'attendrit,  et  tout  le  monde  répétait:  Ni  jjère,  ni  mère!  «  Nous  lui 
en  servirons,  dit  la  maîtresse  de  la  maison  à  son  frère  le  prieur  ; 
que  ce  monsieur  le  Huron  est  intéressant  !  »  L'Ingénu  la  remercia 
avec  une  cordialité  noble  et  fière,  et  lui  fit  comprendre  qu'il 
n'avait  besoin  de  rien. 

«  Je  m'aperçois,  monsieur  l'Ingénu,  dit  le  grave  bailli,  que 
vous  parlez  mieux  français  qu'il  n'appartient  à  un  Huron.  —  Un 
Français,  dit-il,  que  nous  avions  pris  dans  ma  grande  jeunesse  en 
Huronie,  et  pour  qui  je  conçus  beaucoup  d'amitié,  m'enseigna  sa 
langue;  j'apprends  très-vite  ce  que  je  veux  apprendre.  J'ai  trouvé 
en  arrivant  à  Plymoutli  un  de  vos  Français  réfugiés  que  vous 
appelez  huguenots^,  je  ne  sais  pourquoi  ;  il  m'a  fait  faire  quelques 
progrès  dans  la  connaissance  de  votre  langue;  et  dès  que  j'ai  pu 
m'exprimer  intelligiblement,  je  suis  venu  voir  votre  pays,  parce 
que  j'aime  assez  les  Français  quand  ils  ne  font  pas  trop  de  ques- 
tions. » 

L'abbé  de  Saint-Yves,  malgré  ce  petit  avertissement,  lui  de- 
manda laquelle  des  trois  langues  lui  plaisait  davantage,  la 
huronne,  l'anglaise,  ou  la  française.  —  La  huronne,  sans  contre- 
dit, répondit  l'Ingénu.  — Est-il  possible?  s'écria  M"'de  Kerkabon; 
j'avais  toujours  cru  que  le  français  était  la  plus  belle  de  toutes 
les  langues  après  le  bas-breton.  » 

Alors  ce  fut  à  qui  demanderait  à  l'Ingénu  comment  on  disait 
en  huron  du  tabac,  et  il  répondait  taya  ;  comment  on  disait 
manger,  et  il  répondait  csscntcn.  M""  de  Kerkabon  voulut  absolu- 
ment savoir  comment  on   disait  faire  l'amour;  il  lui  répondit 

1.  L'émigration  des  protestants  avait  commencé  des  H381. 


CHAPITRE    I.  251 

trovancler\  et  soutint,  non  sans  apparence  de  raison,  queces  mots- 
là  valaient  bien  les  mots  français  et  anglais  qui  leur  correspon- 
daient. Trovander  parut  très-joli  à  tous  les  convives. 

Monsieur  le  prieur,  qui  avait  dans  sa  bibliothèque  la  gram- 
maire huronne  dont  le  révérend  P.  Sagar  Théodat,  récollet, 
fameux  missionnaire,  lui  avait  fait  présent,  sortit  de  table  un 
moment  pour  l'aller  consulter.  Il  revint  tout  haletant  de  tendresse 
et  de  joie  ;  il  reconnut  Tlngériu  pour  un  vrai  Huron.  On  disputa 
un  peu  sur  la  multiplicité  des  langues,  et  on  convint  que,  sans 
l'aventure  de  la  tour  de  Babel,  toute  la  terre  aurait  parlé  français. 

L'iuterrogant  bailli,  qui  jusque-là  s'était  défié  un  peu  du  per- 
sonnage, conçut  pour  lui  un  profond  respect;  il  lui  parla  avec 
plus  de  civilité  qu'auparavant,  de  quoi  l'Ingénu  ne  s'aperçut  pas. 

W"=  de  Saint -Yves  était  fort  curieuse  de  savoir  comment  on 
faisait  l'amour  au  pays  des  Hurons.  «  En  faisant  de  belles  actions, 
répondit-il,  pour  plaire  aux  personnes  qui  vous  ressemblent.  » 
Tous  les  convives  applaudirent  avec  étonnement.  M""  de  Saint- 
Yves  rougit  et  fut  fort  aise.  M"*'  de  Kerkabon  rougit  aussi,  mais  elle 
n'était  pas  si  aise  :  elle  fut  un  peu  piquée  que  la  galanterie  ne 
s'adressât  pas  à  elle  ;  mais  elle  était  si  bonne  personne  que  son 
affection  pour  le  Huron  n'en  fut  point  du  tout  altérée.  Elle  lui 
demanda,  avec  beaucoup  de  bouté,  combien  il  avait  eu  de  maî- 
tresses en  Huronie.  «  Je  n'en  ai  jamais  eu  qu'une,  dit  l'Ingénu  ; 
c'était  M"*  Abacaba,  la  bonne  amie  de  ma  chère  nourrice;  les 
joncs  ne  sont  pas  plus  droits,  l'hermine  n'est  pas  plus  blanche, 
les  moutons  sont  moins  doux,  les  aigles  moins  fiers,  et  les  cerfs 
ne  sont  pas  si  légers  que  l'était  Abacaba.  Elle  poursuivait  un  jour 
un  lièvre  dans  notre  voisinage,  environ  à  cinquante  lieues  de 
notre  habitation  ;  un  Algonquin  mal  élevé,  qui  habitait  cent 
lieues  plus  loin,  vint  lui  prendre  son  lièvre  ;  je  le  sus,  j'y  courus, 
je  terrassai  l'Algonquin  d'un  coup  de  massue,  je  l'amenai  aux 
pieds  de  ma  maîtresse,  pieds  et  poings  liés.  Les  parents  d'Abacaba 
voulurent  le  manger;  mais  je  n'eus  jamais  de  goût  pour  ces  sortes 
de  festins;  je  lui  rendis  sa  liberté,  j'en  fis  un  ami.  Abacaba  fut 
si  touchée  de  mon  procédé  qu'elle  me  préféra  à  tous  ses  amants. 
Elle  m'aimerait  encore  si  elle  n'avait  pas  été  mangée  par  un  ours  : 
j'ai  puni  l'ours,  j'ai  porté  longtemps  sa  peau  ;  mais  cela  ne  m'a 
pas  consolé.  » 

M"'=  de  Saint-Yves,  à  ce  récit,  sentait  un  plaisir  secret  d'appren- 
dre que  l'Ingénu  n'avait  eu  qu'une  maîtresse,  et  qu'Abacaba  n'était 

1.  Tous  ces  noms  sont  en  effet  hurons.  [Note  de  Voltaire.) 


252  L'INGÉNU. 

plus  ;  mais  elle  ne  démêlait  pas  la  cause  de  son  plaisir.  Tout  le 
monde  fixait  les  yeux  sur  l'Ingénu  ;  on  le  louait  beaucoup  d'avoir 
empêché  ses  camarades  de  manger  un  Algonquin. 

L'impitoyable  bailli,  qui  ne  pouvait  réprimer  sa  fureur  de 
questionner,  poussa  enfin  la  curiosité  jusqu'à  s'informer  de  quelle 
religion  était  monsieur  le  Huron  ;  s'il  avait  choisi  la  religion  angli- 
cane, ou  la  gallicane,  ou  la  huguenote?  «  Je  suis  de  ma  religion, 
dit-il,  comme  vous  de  la  vôtre.  — Hélas!  s'écria  la  Kerkabon,  je 
vois  bien  que  ces  malheureux  Anglais  n'ont  pas  seulement  songé 
à  le  baptiser.  —  Eh  !  mon  Dieu,  disait  M"'  de  Saint-Yves,  comment 
se  peut-il  que  les  Hurons  ne  soient  pas  catholiques?  Est-ce  que 
les  révérends  pères  jésuites  ne  les  ont  pas  tous  convertis?  »  L'In- 
génu l'assura  que  dans  son  pays  on  ne  convertissait  personne; 
que  jamais  un  vrai  Huron  n'avait  changé  d'opinion,  et  que  môme 
il  n'y  avait  point  dans  sa  langue  de  terme  qui  signifiât  inconstance. 
Ces  derniers  mots  plurent  extrêmement  à  M"^  de  Saint-Yves. 

«  Nous  le  baptiserons,  nous  le  baptiserons,  disait  la  Kerkabon 
à  monsieur  le  prieur;  vous  en  aurez  l'honneur,  mon  cher  frère  ; 
je  veux  absolument  être  sa  marraine  :  M.  l'abbé  de  Saint-Yves  le 
présentera  sur  les  fonts;  ce  sera  une  cérémonie  bien  brillante;  il  en 
sera  parlé  dans  toute  la  Basse-Bretagne,  et  cela  nous  fera  un  hon- 
neur infini,  »  Toute  la  compagnie  seconda  la  maîtresse  de  la 
maison;  tous  les  convives  criaient:  «  Nous  le  baptiserons!  »  L'In- 
génu répondit  qu'en  Angleterre  on  laissait  vivre  les  gens  à  leur  fan- 
taisie. Il  témoigna  que  la  proposition  ne  lui  plaisait  point  du  tout, 
et  que  la  loi  des  Hurons  valait  pour  le  moins  la  loi  des  Bas-Bre- 
tons ;  enfin  il  dit  qu'il  repartait  le  lendemain.  On  acheva  dévider 
sa  bouteille  d'eau  des  Barbades,  et  chacun  s'alla  coucher. 

Quand  on  eut  reconduit  l'Ingénu  dans  sa  chambre,  M"®  de 
Kerkabon  et  son  amie  M""  de  Saint-Yves  ne  purent  se  tenir  do 
regarder  par  le  trou  d'une  large  serrure  pourvoir  comment  dor- 
mait un  Huron.  Elles  virent  qu'il  avait  étendu  la  couverture  du  lit 
sur  le  plancher,  et  qu'il  reposait  dans  la  plus  belle  attitude  du 
monde. 

CHAPITRE    II. 

LE     HURON,     NOMMÉ     L'INGÉNU,     RECONNU     DE     SES     PARENTS. 

L'Ingénu,  selon  sa  coutume,  s'éveilla  avec  le  soleil,  au  chant 
du  coq,  qu'on  appelle  en  Angleterre  et  en  Huronie  la  trompette 
du  jour.  Il  n'était  pas  comme  la  bonne  compagnie,  qui  languit 


CIIAriTRE    II.  253 

dans  un  LU  oiseux  jusqu'à  ce  que  le  soleil  ait  fait  la  moitié  de  son 
tour,  qui  ne  peut  ni  dormir  ni  se  lever,  qui  perd  tant  d'heures 
précieuses  dans  cet  état  mitoyen  entre  la  vie  et  la  mort,  et  qui  se 
plaint  encore  que  la  vie  est  trop  courte. 

Il  avait  déjà  fait  deux  ou  trois  lieues,  il  avait  tué  trente  pièces 
de  gibier  à  balle  seule,  lorsqu'on  rentrant  il  trouva  M.  le  prieur 
de  Notre-Dame  de  la  Montagne  et  sa  discrète  sœur,  se  prome- 
nant en  bonnet  de  nuit  dans  leur  petit  jardin.  Il  leur  présenta 
toute  sa  chasse,  et  en  tirant  de  sa  chemise  une  espèce  de  petit 
talisman  qu'il  portait  toujours  à  son  cou,  il  les  pria  de  l'accepter 
en  reconnaissance  de  leur  bonne  réception.  «  C'est  ce  que  j'ai  de 
plus  précieux,  leur  dit-il  ;  on  m'a  assuré  que  je  serais  toujours 
heureux  tant  que  je  porterais  ce  petit  brimborion  sur  moi,  et  je 
vous  le  donne  afin  que  vous  soyez  toujours  heureux.  » 

Le  prieur  et  mademoiselle  sourirent  avec  attendrissement  de 
la  naïveté  de  l'Ingénu.  Ce  présent  consistait  en  deux  petits  por- 
traits assez  mal  faits,  attachés  ensemble  avec  une  courroie  fort 
grasse. 

M"'  de  Kerkabon  lui  demanda  s'il  y  avait  des  peintres  en 
Huronie.  «  Non,  dit  l'Ingénu  ;  cette  rareté  me  vient  de  ma  nour- 
rice; son  mari  l'avait  eue  par  conquête,  en  dépouillant  quelques 
Français  du  Canada  qui  nous  avaient  fait  la  guerre  ;  c'est  tout 
ce  que  j'en  ai  su.  » 

Le  prieur  regardait  attentivement  ces  portraits  ;  il  changea  de 
couleur,  il  s'émut,  ses  mains  tremblèrent.  «  Par  Notre-Dame  de  la 
Montagne,  s'écria-t-il,  je  crois  que  voilà  le  visage  démon  frère  le 
capitaine  et  de  sa  femme  !  »  Mademoiselle,  après  les  avoir  consi- 
dérés avec  la  même  émotion,  en  jugea  de  même.  Tous  deux 
étaient  saisis  d'étounement  et  d'une  joie  mêlée  de  douleur;  tous 
deux  s'attendrissaient  ;  tous  deux  pleuraient;  leur  cœur  palpitait; 
ils  poussaient  des  cris  ;  ils  s'arrachaient  les  portraits  ;  chacun 
d'eux  les  prenait  et  les  rendait  vingt  fois  en  une  seconde  ;  ils  dévo- 
raient des  yeux  les  portraits  et  le  Huron  ;  ils  lui  demandaient 
l'un  après  l'autre,  et  tous  deux  à  la  fois,  en  quel  lieu,  en  quel 
temps,  comment  ces  miniatures  étaient  tombées  entre  les  mains 
de  sa  nourrice  ;  ils  rapprochaient,  ils  comptaient  les  temps  depuis 
le  départ  du  capitaine  ;  ils  se  souvenaient  d'avoir  eu  nouvelle 
qu'il  avait  été  jusqu'au  pays  des  Hurons,  et  que  depuis  ce  temps 
ils  n'en  avaient  jamais  entendu  parler. 

L'Ingénu  leur  avait  dit  qu'il  n'avait  connu  ni  père  ni  mère.  Le 
prieur,  qui  était  homme  de  sens,  remarqua  que  l'Ingénu  avait  un 
peu  de  barbe  ;  il  savait  très-bien  que  les  Hurons  n'en  ont  point. 


254  L'mGÉNU. 

«  Son  menton  est  cotonné,  il  est  donc  fils  d'un  homme  d'Europe; 
mon  frère  et  ma  belle-sœur  ne  parurent  plus  après  l'expédition 
contre  les  Hurons,  en  1669  ;  mon  neveu  devait  alors  être  à  la 
mamelle;  la  nourrice  liuronne  lui  a  sauvé  la  vie  et  lui  a  servi  de 
mère.  »  Enfin,  après  cent  questions  et  cent  réponses,  le  prieur  et 
sa  sœur  conclurent  que  le  Huron  était  leur  propre  neveu.  Ils 
l'embrassaient  en  versant  des  larmes  ;  et  l'Ingénu  riait,  ne  pou- 
vant s'imaginer  qu'un  Huron  fût  neveu  d'un  prieur  bas-breton. 

Toute  la  compagnie  descendit;  M.  de  Saint-Yves,  qui  était 
grand  physionomiste,  compara  les  deux  portraits  avec  le  visage 
de  l'Ingénu  ;  il  fit  très-habilement  remarquer  qu'il  avait  les  yeux 
de  sa  mère,  le  front  et  le  nez  de  feu  M.  le  capitaine  de  Kerkabon, 
et  des  joues  qui  tenaient  de  l'un  et  de  l'autre. 

M'^"  de  Saint-Yves,  qui  n'avait  jamais  vu  le  père  ni  la  mère, 
assura  que  l'Ingénu  leur  ressemblait  parfaitement.  Ils  admiraient 
tous  la  Providence  et  l'enchaînement  des  événements  de  ce  monde. 
Enfin  on  était  si  persuadé,  si  convaincu  de  la  naissance  de  l'In- 
génu, qu'il  consentit  lui-même  à  être  neveu  de  monsieur  le  prieur, 
en  disant  qu'il  aimait  autant  l'avoir  pour  oncle  qu'un  autre. 

On  alla  rendre  grâce  à  Dieu  dans  l'église  de  Notre-Dame  de  la 
Montagne,  tandis  que  le  Huron,  d'un  air  indifi'érent,  s'amusait  à 
boire  dans  la  maison. 

Les  Anglais  qui  l'avaient  amené,  et  qui  étaient  prêts  à  mettre 
à  la  voile,  vinrent  lui  dire  qu'il  était  temps  de  partir,  u  Apparem- 
ment, leur  dit-il,  que  vous  n'avez  pas  retrouvé  vos  oncles  et  vos 
tantes  :  je  reste  ici  ;  retournez  à  Plymouth,  je  vous  donne  toutes 
mes  bardes,  je  n'ai  plus  besoin  de  rien  au  monde  puisque  je  suis 
le  neveu  d'un  prieur.  »  Les  Anglais  mirent  à  la  voile,  en  se  souciant 
fort  peu  que  l'Ingénu  eût  des  parents  ou  non  en  Basse-Bretagne, 

Après  que  l'oncle,  la  tante,  et  la  compagnie,  eurent  chanté  le 
Te  Deum;  après  que  le  bailli  eut  encore  accablé  l'Ingénu  de  ques- 
tions; après  qu'on  eut  épuisé  tout  ce  que  l'étonnement,  la  joie, 
la  tendresse,  peuvent  faire  dire,  le  prieur  de  la  Montagne  et 
l'abbé  de  Saint-Yves  conclurent  à  faire  baptiser  l'Ingénu  au  plus 
vite.  Mais  il  n'en  était  pas  d'un  grand  Huron  de  vingt-deux  ans 
comme  d'un  enfant  qu'on  régénère  sans  qu'il  eu  sache  rien.  Il 
fallait  l'instruire,  et  cela  paraissait  difficile  :  car  l'abbé  de  Saint- 
Yves  supposait  qu'un  homme  qui  n'était  pas  né  en  France  n'avait 
pas  le  sens  commun. 

Le  prieur  fit  observer  h  la  compagnie  que,  si  en  effet  M.  l'In- 
génu, son  neveu,  n'avait  pas  eu  le  bonheur  de  naître  en  Basse- 
Bretagne,  il  n'en  avait  pas  moins  d'esprit;  qu'on  en  pouvait  juger 


CIIAI'ITRE    III.  25o 

par  toutes  ses  réponses,  et  que  sûrement  la  nature  l'avait  beaucoup 
favorisé,  tant  du  côté  paternel  que  du  maternel. 

On  lui  demanda  d'abord  s'il  avait  jamais  lu  quelque  livre.  11 
dit  qu'il  avait  lu  Rabelais  traduit  en  anglais,  et  quelques  mor- 
ceaux de  Shakespeare  qu'il  savait  par  cœur  ;  qu'il  avait  trouvé 
ces  livres  chez  le  capitaine  du  vaisseau  quilavait  amené  de  l'Amé- 
rique à  Plymouth,  et  qu'il  en  était  fort  content.  Le  bailli  ne  man- 
qua pas  de  l'interroger  sur  ces  livres.  «  Je  vous  avoue,  dit  l'In- 
génu, que  j'ai  cru  eu  deviner  quelque  chose,  et  que  je  n'ai  pas 
entendu  le  reste.  » 

L'abbé  de  Saint-Yves,  à  ce  discours,  fit  réflexion  que  c'était 
ainsi  que  lui-même  avait  toujours  lu,  et  que  la  plupart  des 
hommes  ne  lisaient  guère  autrement.  «  Vous  avez  sans  doute  lu 
la  Bible?  dit-il  au  Huron.  —  Point  du  tout,  monsieur  l'abbé  ;  elle 
n'était  pas  parmi  les  livres  de  mon  capitaine  ;  je  n'en  ai  jamais 
entendu  parler.  —  Voilà  comme  sont  ces  maudits  Anglais,  criait 
M"''  de  Kerkabou;  ils  feront  plus  de  cas  d'une  pièce  de  Shakes- 
peare, d'un  plum-pudding  et  dune  bouteille  de  rhum  que  du 
Pentatcv.que.  Aussi  n'ont-ils  jamais  converti  personne  en  Amé- 
rique. Certainement  ils  sont  maudits  de  Dieu;  et  nous  leur  pren- 
drons la  Jamaïque  et  la  Virginie  avant  qu'il  soit  peu  de  temps.  » 

Quoi  qu'il  en  soit,  on  fit  venir  le  plus  habile  tailleur  de  Saint- 
Malo  pour  habiller  l'Ingénu  de  pied  en  cap.  La  compagnie  se 
sépara;  le  bailli  alla  faire  ses  questions  ailleurs.  M'^'^  de  Saint-Yves, 
en  partant,  se  retourna  plusieurs  fois  pour  regarder  l'Ingénu;  et 
il  lui  fit  des  révérences  plus  profondes  qu'il  n'en  avait  jamais 
fait  ^  à  personne  en  sa  vie. 

Le  bailli,  avant  de  prendre  congé,  présenta  à  M"«  de  Saint- 
Yves  un  grand  nigaud  de  fils  qui  sortait  du  collège  ;  mais  à  peine 
le  regarda-t-elle,  tant  elle  était  occupée  de  la  politesse  du  Huron. 


CHAPITRE    III. 

LE     HIRO.N'.     NOililÉ     L'iNGÉM',     CONVERTI. 

Monsieur  le  prieur,  voyant  qu'il  était  un  peu  sur  l'âge,  et  que 
Dieu  lui  envoyait  un  neveu  pour  sa  consolation,  se  mit  en  tête 
qu'il  pourrait  lui  résigner  son  bénéfice  s'il  réussissait  à  le  bap- 
tiser, et  à  le  faire  entrer  dans  les  ordres, 

\.  Plusieurs  éditions  de  17G7  portent  faites.  (B.) 


256  L'I^JGÉNU. 

L'Ingénu  avait  une  mémoire  excellente.  La  fermeté  des 
organes  de  Basse-Bretagne,  fortifiée  par  le  climat  du  Canada, 
avait  rendu  sa  tête  si  vigoureuse  que,  quand  on  frappait  dessus, 
à  peine  le  sentait-il  ;  et  quand  on  gravait  dedans,  rien  ne  s'effa- 
çait; il  n'avait  jamais  rien  oublié.  Sa  conception  était  d'autant 
plus  vive  et  plus  nette  que,  son  enfance  n'ayant  point  été  chargée 
des  inutilités  et  des  sottises  qui  accablent  la  nôtre,  les  choses 
entraient  dans  sa  cervelle  sans  nuage.  Le  prieur  résolut  enfin  de 
lui  faire  lire  le  Nouveau  Testament,  L'Ingénu  le  dévora  avec 
beaucoup  de  plaisir;  mais,  ne  sachant  ni  dans  quel  temps  ni 
dans  quel  pays  toutes  les  aventures  rapportées  dans  ce  livre 
étaient  arrivées,  il  ne  douta  point  que  le  lieu  de  la  scène  ne  fût 
en  Basse-Bretagne;  et  il  jura  qu'il  couperait  le  nez  et  les  oreilles 
à  Caïphe  et  à  Pilate  si  jamais  il  rencontrait  ces  marauds-là. 

Son  oncle,  charmé  de  ces  bonnes  dispositions,  le  mit  au  fait 
en  peu  de  temps;  il  loua  son  zèle;  mais  il  lui  apprit  que  ce  zèle 
était  inutile,  attendu  que  ces  gens-là  étaient  morts  il  y  avait 
environ  seize  cent  quatre-vingt-dix  années.  L'Ingénu  sut  bientôt 
presque  tout  le  livre  par  cœur.  Il  proposait  quelquefois  des  diffi- 
cultés qui  mettaient  le  prieur  fort  en  peine.  Il  était  obligé  souvent 
de  consulter  l'abbé  de  Saint-Yves,  qui,  ne  sachant  que  répondre, 
fit  venir  un  jésuite  bas-breton  pour  achever  la  conversion  du 
Huron  ^ 

Enfin  la  grâce  opéra  ;  l'Ingénu  promit  de  se  faire  chrétien  ;  il 
ne  douta  pas  qu'il  ne  dût  commencer  par  être  circoncis;  u  car, 
disait-il,  je  ne  vois  pas  dans  le  livre  qu'on  m'a  fait  lire  un  seul 
personnage  qui  ne  l'ait  été;  il  est  donc  évident  que  je  dois  faire 
le  sacrifice  de  mon  prépuce:  le  plus  tôt  c'est  le  mieux.  Il  ne  déli- 
béra point  :  il  envoya  chercher  le  chirurgien  du  village,  et  le 
pria  de  lui  faire  l'opération,  comptant  réjouir  infiniment  M""^  de 
Kerkabon  et  toute  la  compagnie  quand  une  fois  la  chose  serait 
faite.  Le  frater,  qui  n'avait  point  encore  fait  cette  opération,  en 
avertit  la  famille,  qui  jeta  les  hauts  cris.  La  bonne  Kerkabon 
trembla  que  son  neveu,  qui  paraissait  résolu  et  expéditif,  ne  se 
fit  lui-même  l'opération  très-maladroitement,  et  qu'il  n'en  résul- 
tât de  tristes  effets  auxquels  les  dames  s'intéressent  toujours  par 
bonté  d'âme. 

\.  Il  est  à  croire  que  pour  toutes  les  répliques  du  Iluron  sur  la  religion,  Vol- 
taire s'est  inspiré  de  la  relation  du  baron  de  La  Ilontan  sur  les  sauvages  du 
(lanada.  Ce  baron,  (jui  avait  vécu  longtemps  parmi  eux,  rapporte  t[uelques  entre- 
tiens qu'il  eut  sur  la  religion  avec  un  de  ces  sauvages,  et  il  parait  que  le  baron 
n'avait  pas  toujours  Tavanlage  dans  la  dispute.  (G.  A.) 


CilAPITRE   IIF.  257 

Le  prieur  redressa  les  idées  du  Huron  :  il  lui  remontra  que  la 
circoucision  notait  plus  de  mode  ;  que  le  baptême  était  beaucoup 
plus  doux  et  plus  salutaire  ;  que  la  loi  de  grâce  n'était  pas  comme 
la  loi  de  rigueur.  L'Ingénu,  qui  avait  beaucoup  de  bon  sens  et 
de  droiture,  disputa,  mais  reconnut  son  erreur:  ce  qui  est  assez 
rare  en  Europe  aux  gens  qui  disputent;  enfin  il  promit  de  se 
faire  baptiser  quand  on  voudrait. 

Il  fallait  auparavant  se  confesser  ;  et  c'était  là  le  plus  difficile. 
L'Ingénu  avait  toujours  en  poche  le  livre  que  son  oncle  lui  avait 
donné.  Il  n'y  trouvait  pas  qu'un  seul  apôtre  se  fût  confessé,  et 
cela  le  rendait  très-rétif.  Le  prieur  lui  ferma  la  bouche  en  lui 
montrant,  dans  l'épître  de  saint  Jacques  le  Mineur,  ces  mots 
qui  font  tant  de  peine  aux  hérétiques  :  Confessez  vos  péchés  les  uns 
aux  autres.  Le  Huron  se  tut,  et  se  confessa  à  un  récollet.  Quand 
il  eut  fini,  il  tira  le  récollet  du  confessionnal,  et,  saisissant  son 
homme  d'un  bras  vigoureux,  il  se  mit  à  sa  place,  et  le  fit  mettre 
à  genoux  devant  lui  :  «  Allons,  mon  ami,  il  est  dit  :  Confessez-vous 
les  uns  aux  autres  :  je  fai  conté  mes  péchés,  tu  ne  sortiras  pas 
d'ici  que  tu  ne  m'aies  conté  les  tiens,  »  En  parlant  ainsi,  il 
appuyait  son  large  genou  contre  la  poitrine  de  son  adverse 
partie.  Le  récollet  pousse  des  hurlements  qui  font  retentir  l'église. 
On  accourt  au  bruit,  on  voit  le  catéchumène  qui  gourmait  le 
moine  au  nom  de  saint  Jacques  le  Mineur.  La  joie  de  baptiser 
un  Bas-Breton  huron  et  anglais  était  si  grande  qu'on  passa  par- 
dessus ces  singularités.  Il  y  eut  même  beaucoup  de  théologiens 
qui  pensèrent  que  la  confession  n'était  pas  nécessaire,  puisque  le 
baptême  tenait  lieu  de  tout. 

On  prit  jour  avec  l'évêque  de  Saint-Malo,  qui,  fiatté  comme 
on  peut  le  croire,  de  baptiser  un  Huron,  arriva  dans  un  pom- 
peux équipage,  suivi  de  son  clergé.  M"'  de  Saint- Yves,  en  bénis- 
sant Dieu,  mit  sa  plus  belle  robe  et  fit  venir  une  coifl"euse  de 
Saint-Malo  pour  briller  à  la  cérémonie,  L'interrogant  bailli 
accourut  avec  toute  la  contrée.  L'église  était  magnifiquement 
parée;  mais  quand  il  fallut  prendre  le  Huron  pour  le  mener  aux 
fonts  baptismaux,  on  ne  le  trouva  point. 

L'oncle  et  la  tante  le  cherchèrent  partout.  On  crut  qu'il  était 
à  la  chasse,  selon  sa  coutume.  Tous  les  conviés  à  la  fête  parcou- 
rurent les  bois  et  les  villages  voisins  :  point  de  nouvelles  du 
Huron. 

On  commençait  à  craindre  qu'il  ne  fût  retourné  en  Angleterre. 
On  se  souvenait  de  lui  avoir  entendu  dire  qu'il  aimait  fort  ce 
pays-là.  Monsieur  le  prieur  et  sa  sœur  étaient  persuadés  qu'on 

21,  —  RoMAXs.  17 


238  .  L'INGÉNU. 

n'y  baptisait  personne,  et  tremblaient  pour  l'âme  de  leur  neveu. 
L'évêque  était  confondu  et  prêt  à  s'en  retourner  ;  le  prieur  et  l'abbé 
de  Saint- Yves  se  désespéraient;  le  bailli  interrogeait  tous  les  pas- 
sants avec  sa  gravité  ordinaire  ;  M"^  de  Kerkabon  pleurait;  M"'  de 
Saint-Yves  ne  pleurait  pas,  mais  elle  poussait  de  profonds  soupirs 
qui  semblaient  témoigner  son  goût  pour  les  sacrements.  Elles  se 
promenaient  tristement  le  long  des  saules  et  des  roseaux  qui 
bordent  la  petite  rivière  de  Rance,  lorsqu'elles  aperçurent  au 
milieu  de  la  rivière  une  grande  ligure  assez  blanche,  les  deux 
mains  croisées  sur  la  poitrine.  Elles  jetèrent  un  grand  cri  et  se 
détournèrent.  Mais,  la  curiosité  l'emportant  bientôt  sur  toute  autre 
considération,  elles  se  coulèrent  doucement  entre  les  roseaux;  et 
quand  elles  furent  bien  sûres  de  n'être  point  vues,  elles  voulurent 
voir  de  quoi  il  s'agissait. 


CHAPITRE    IV. 

l'ingénu    baptisé. 

Le  prieur  et  l'abbé,  étant  accourus,  demandèrent  à  l'Ingénu  ce 
qu'il  faisait  là.  u  Eh  parbleu  !  messieurs,  j'attends  le  baptême  :  il 
y  a  une  heure  que  je  suis  dans  l'eau  jusqu'au  cou,  et  il  n'est  pas 
honnête  de  me  laisser  morfondre. 

—  Mon  cher  neveu,  lui  dit  tendrement  le  prieur,  ce  n'est  pas 
ainsi  qu'on  baptise  en  Basse-Bretagne  ;  reprenez  vos  habits  et 
venez  avec  nous.  »  M"*"  de  Saint-Yves,  en  entendant  ce  discours, 
disait  tout  bas  à  sa  compagne:  «  Mademoiselle,  croyez-vous  qu'il 
reprenne  sitôt  ses  habits  ?  » 

Le  Iluron  cependant  repartit  au  prieur  :  ((  Vous  ne  m'en  ferez 
pas  accroire  celte  fois-ci  comme  l'autre;  j'ai  bien  étudié  depuis 
ce  temps-là,  et  je  suis  très-certain  qu'on  ne  se  baptise  pas  autre- 
ment. L'eunuque  de  la  reine  Candace'  fut  baptisé  dans  un  ruis- 
seau ;  je  vous  défie  de  me  montrer  dans  le  livre  que  vous  m'avez 
donné  qu'on  s'y  soit  jamais  pris  d'une  autre  façon.  Je  ne  serai 
point  baptisé  du  tout,  ou  je  le  serai  dans  la  rivière.  »  On  eut  beau 
lui  remontrer  que  les  usages  avaient  changé,  l'Ingénu  était  têtu, 
car  il  élait  Ihclon  et  Iluron.  11  revenait  toujours  à  l'eunuque  de 

1.  Dans  les  premières  éditions  on  avait  mis:  la  reine  de  Candace.  En  corri- 
geant cette  faute,  Voltaire  mit  dans  Verrala  un  N.  U.,  en  ces  termes  :  «  Com- 
ment le  P.  Quesnel  aurait-il  ignoré  que  Candace  était  le  nom  des  belles  reines 
d'Ethiopie,  comme  IMiaraon  ou  Pliaron  était  le  titre  des  rois  d'Égyple?  » 


CHAPITRE    IV.  2:39 

la  reine  Candace;  et  quoique  mademoiselle  sa  tante  et  M"<- de 
Saint-Vves,  qui  l'avaient  observé  entre  les  saules,  fussent  en  droit 
de  lui  dire  qu'il  ne  lui  appartenait  pas  de  citer  un  pareil  homme, 
elles  n'en  firent  pourtant  rien,  tant  était  grande  leur  discrétion. 
L'évêque  vint  lui-môme  lui  parler,  ce  qui  est  beaucoup;  mais  il 
ue  gagna  rien  :  le  Hurou  disputa  contre  l'évêque, 

«  Montrez-moi,  lui  dit-il,  dans  le  livre  que  m'a  donné  mon 
oncle,  un  seul  homme  qui  n'ait  pas  été  baptisé  dans  la  rivière,  et 
je  ferai  tout  ce  que  vous  voudrez.  » 

La  tante,  désespérée,  avait  remarqué  que  la  première  fois  que 
son  neveu  avait  fait  la  révérence  il  en  avait  fait  une  plus  profonde 
à  M""  de  Saint-Yves  qu'à  aucune  autre  personne  de  la  compagnie, 
qu'il  n'avait  pas  même  salué  monsieur  l'évêque  avec  ce  respect 
mêlé  de  cordialité  qu'il  avait  témoigné  à  cette  belle  demoiselle. 
Elle  prit  le  parti  de  s'adresser  à  elle  dans  ce  grand  embarras; 
elle  la  pria  d'interposer  son  crédit  pour  engager  le  Huron  à  se 
faire  baptiser  de  la  même  manière  que  les  Bretons,  ne  croyant 
pas  que  son  neveu  pût  jamais  être  chrétien  s'il  persistait  à  vouloir 
être  baptisé  dans  l'eau  courante. 

W^"  de  Saint-Yves  rougit  du  plaisir  secret  qu'elle  sentait  d'être 
chargée  d'une  si  importante  commission.  Elle  s'approcha  modes- 
tement de  l'Ingénu,  et,  lui  serrant  la  main  d'une  manière  tout  à 
fait  noble  :  «  Est-ce  que  vous  ne  ferez  rien  pour  moi?  »  lui  dit- 
elle;  et  en  prononçant  ces  mots  elle  baissait  les  yeux,  et  les 
relevait  avec  une  grâce  attendrissante.  «  Ah!  tout  ce  que  vous' 
voudrez,  mademoiselle,  tout  ce  que"vous  me  commanderez  :  bap- 
tême d'eau,  baptême  de  feu  S  baptême  de  sang,  il  n'y  a  rien  que 
je  vous  refuse.  »  M"'=  de  Saint-Yves  eut  la  gloire  de  faire  en  deux 
paroles  ce  que  ni  les  empressements  du  prieur,  ni  les  interroga- 
tions réitérées  du  bailli,  ni  les  raisonnements  même  de  monsieur 
l'évêque,  n'avaient  pu  faire.  Elle  sentit  son  triomphe  ;  mais  elle 
n'en  sentait  pas  encore  toute  l'étendue. 

Le  baptême  fut  administré  et  reçu  avec  toute  la  décence,  toute 
la  magnificence,  tout  l'agrément  possibles.  L'oncle  et  la  tante 
cédèrent  à  M.  l'abbé  de  Saint-Yves  et  à  sa  sœur  l'honneur  de  tenir 
l'Ingénu  sur  les  fonts.  M""  de  Saint-Yves  rayonnait  de  joie  de  se 
voir  marraine.  Elle  ne  savait  pas  à  quoi  ce  grand  titre  l'asser- 
vissait;  elle  accepta  cet  honneur  sans  en  connaître  les  fatales 
conséquences. 

Comme  il  n'y  a  jamais  eu  de  cérémonie  qui  ne  fût  suivie  d'un 

1.  Voyez  tome  XVII,  page  540. 


260  L'INGÉNU. 

grand  dîner,  on  se  mit  à  table  au  sortir  du  baptême.  Les  gogue- 
nards de  Basse-Bretagne  dirent  qu'il  ne  fallait  pas  baptiser  son 
vin.  Monsieur  le  prieur  disait  que  le  vin,  selon  Salomon,  réjouit 
le  cœur  de  l'homme.  Monsieur  l'évêque  ajoutait  que  le  patriarche 
Juda  devait  lier  son  ânon  à  la  Aigne,  et  tremper  son  manteau 
dans  le  sang  du  raisin,  et  qu'il  était  bien  triste  qu'on  n'en  pût 
faire  autant  en  Basse-Bretagne,  à  laquelle  Dieu  avait  dénié  les 
vignes.  Chacun  tâchait  de  dire  un  bon  mot  sur  le  baptême  de 
l'Ingénu,  et  des  galanteries  à  la  marraine.  Le  bailli,  toujours 
interrogant,  demandait  au  Huron  s'il  serait  fidèle  à  ses  promesses, 
u  Comment  voulez-vous  que  je  manque  à  mes  promesses,  répondit 
le  HuroD,  puisque  je  les  ai  faites  entre  les  mains  de  M""  de  Saint- 
Yves  ?  » 

Le  Huron  s'échauffa  ;  il  but  beaucoup  à  la  santé  de  sa  marraine. 
«  Si  j'avais  été  baptisé  de  votre  main,  dit-il,  je  sens  que  l'eau  froide 
qu'on  m'a  versée  sur  le  chignon  m'aurait  brûlé,  »  Le  bailli  trouva 
cela  trop  poétique,  ne  sachant  pas  combien  l'allégorie  est  fami- 
lière au  Canada.  Mais  la  marraine  en  fut  extrêmement  contente. 

On  avait  donné  le  nom  d'Hercule  au  baptisé,  L'évêque  de 
Saint-Malo  demandait  toujours  quel  était  ce  patron  dont  il  n'avait 
jamais  entendu  parler.  Le  jésuite,  qui  était  fort  savant,  lui  dit 
que  c'était  un  saint  qui  avait  fait  douze  miracles,  H  y  en  avait  un 
treizième  qui  valait  les  douze  autres,  mais  dont  il  ne  convenait 
pas  à  un  jésuite  de  parler:  c'était  celui  d'avoir  changé  cinquante 
filles  en  femmes  en  une  seule  nuit.  Un  plaisant  qui  se  trouva  là 
releva  ce  miracle  avec  énergie.  Toutes  les  dames  baissèrent  les 
yeux,  et  jugèrent  à  la  physionomie  de  l'Ingénu  qu'il  était  digne 
du  saint  dont  il  portait  le  nom. 


CHAPITRE   V. 

l'ingénu    amourkux. 

Il  faut  avouer  que  depuis  ce  baptême  et  ce  dîner  M""  deSaint- 
Vves  souhaita  passionnément  que  monsieur  l'évêque  la  fît  encore 
participante  de  quelque  beau  sacrement  avec  M,  Hercule  l'Ingénu, 
Cependant,  comme  elle  était  bien  élevée  et  fort  modeste,  elle 
n'osait  convenir  tout  à  fait  avec  elle-même  de  ses  tendres  senti- 
ments; mais,  s'il  lui  échappait  un  regard,  un  mot,  un  geste,  une 
pensée,  elle  enveloppait  tout  cela  d'un  voile  de  pudeur  infiniment 
aimable.  Elle  était  tendre,  vive  et  sage. 


CHAPITRE    V.  261 

Dès  que  monsieur  l'évêque  fut  parti,  l'Ingénu  et  M'"  de  Saint- 
Yves  se  rencontrèrent  sans  avoir  fait  réflexion  qu'ils  se  cherchaient. 
Ils  se  parlèrent  sans  avoir  imaginé  ce  quils  se  diraient.  L'Ingénu 
lui  dit  d'abord  qu'il  l'aimait  de  tout  son  cœur,  et  que  la  belle 
Abacaba,  dont  il  avait  été  fou  dans  son  pays,  n'approchait  pas 
d'elle.  Mademoiselle  lui  répondit,  avec  sa  modestie  ordinaire, 
qu'il  fallait  en  parler  au  plus  vite  à  monsieur  le  prieur  son  oncle 
et  à  mademoiselle  sa  tante,  et  que  de  son  côté  elle  en  dirait  deux 
mots  à  son  cher  frère  l'abbé  de  Saint-Yves,  et  qu'elle  se  flattait 
d'un  consentement  commun. 

L'Ingénu  lui  répond  qu'il  n'avait  besoin  du  consentement  de 
personne,  qu'il  lui  paraissait  extrêmement  ridicule  d'aller  de- 
mandera d'autres  ce  qu'on  devait  faire;  que,  quand  deux  parties 
sont  d'accord,  on  n'a  pas  besoin  d'un  tiers  pour  les  accommoder. 
«  Je  ne  consulte  personne,  dit-il,  quand  j'ai  envie  de  déjeuner, 
ou  de  chasser,  ou  de  dormir  :  je  sais  bien  qu'en  amour  il  n'est 
pas  mal  d'avoir  le  consentement  de  la  personne  à  qui  on  en  veut: 
mais,  comme  ce  n'est  ni  de  mon  oncle  ni  de  ma  tante  que  je  suis 
amoureux,  ce  n'est  pas  à  eux  que  je  dois  ra'adresser  dans  cette 
affaire,  et,  si  vous  m'en  croyez,  vous  vous  passerez  aussi  de 
M.  l'abbé  de  Saint- Yves.  » 

On  peut  juger  que  la  belle  Bretonne  employa  toute  la  délica- 
tesse de  son  esprit  à  réduire  son  Huron  aux  termes  de  la  bien- 
séance. Elle  se  fâcha  même,  et  bientôt  se  radoucit.  Enfin  on  ne  sait 
comment  aurait  fini  cette  conversation  si,  le  jour  baissant,  mon- 
sieur l'abbé  n'avait  ramené  sa  sœur  à  son  abbaye.  L'Ingénu  laissa 
coucher  son  oncle  et  sa  tante,  qui  étaient  un  peu  fatigués  de  la 
cérémonie  et  de  leur  long  dîner.  Il  passa  une  partie  de  la  nuit  à 
faire  des  vers  en  langue  huronne  pour  sa  bien-aimée  :  car  il  faut 
savoir  qu'il  n'y  a  aucun  pays  de  la  terre  où  l'amour  n'ait  rendu 
les  amants  poètes. 

Le  lendemain,  son  oncle  lui  parla  ainsi  après  le  déjeuner,  en 
présence  de  M^'-^  de  Kerkabon,  qui  était  tout  attendrie  :  «  Le  ciel 
soit  loué  de  ce  que  vous  avez  l'honneur,  mon  cher  neveu,  d'être 
chrétien  et  Bas-Breton  !  Mais  cela  ne  suffit  pas;  je  suis  un  peu  sur 
l'âge  ;  mon  frère  n'a  laissé  qu'un  petit  coin  de  terre  qui  est  très- 
peu  de  chose  ;  j'ai  un  bon  prieuré  :  si  vous  voulez  seulement  vous 
faire  sous- diacre,  comme  je  l'espère,  je  vous  résignerai  mon 
prieuré,  et  vous  vivrez  fort  à  votre  aise,  après  avoir  été  la  conso- 
lation de  ma  vieillesse.  » 

L'Ingénu  répondit  :  u  Mon  oncle,  grand  bien  vous  fasse!  vivez 
tant  que  vous  pourrez..  Je  ne  sais  pas  ce  que  c'est  que  d'être 


262  L'INGÉNU. 

sous-diacre  ni  que  de  résigner  ;  mais  tout  me  sera  i)on  pourvu 
que  j'aie  M"""  de  Saint-Yves  à  ma  disposition.  —  Eh!  mon  Dieu  ! 
mon  neveu,  que  me  dites-vous  là?  Vous  aimez  donc  cette  belle 
demoiselle  à  la  folie? —  Oui,  mon  oncle.  —  Hélas!  mon  neveu, 
il  est  impossible  que  vous  l'épousiez.  —  Cela  est  très-possible, 
mon  oncle  ;  car  non-seulement  elle  m'a  serré  la  main  en  me 
quittant,  mais  elle  m'a  promis  qu'elle  me  demanderait  en  mariage; 
et  assurément  je  l'épouserai.  —  Cela  est  impossible,  vous  dis-je; 
elle  est  votre  marraine  :  c'est  un  péché  épouvantable  à  une  mar- 
raine de  serrer  la  main  de  son  filleul  ;  il  n'est  pas  permis  d'épouser 
sa  marraine  ;  les  lois  divines  et  humaines  s'y  opposent.  —  Mor- 
bleu! mon  oncle,  vous  vous  moquez  de  moi;  pourquoi  serait-il 
défendu  d'épouser  sa  marraine,  quand  elle  est  jeune  et  jolie  ?  Je 
n'ai  point  vu  dans  le  livre  que  vous  m'avez  donné  qu'il  fût  mal 
d'épouser  les  filles  qui  ont  aidé  les  gens  à  être  baptisés.  Je  m'aper- 
çois tous  les  jours  qu'on  fait  ici  une  infinité  de  choses  qui  ne  sont 
point  dans  votre  livre,  et  qu'on  n'y  fait  rien  de  tout  ce  qu'il  dit  : 
je  vous  avoue  que  cela  m'étonne  et  me  fâche.  Si  on  me  prive  de 
la  belle  Saint-Yves,  sous  prétexte  de  mon  baptême,  je  vous  avertis 
que  je  l'enlève,  et  que  je  me  débaptise.  » 

Le  prieur  fut  confondu  ;  sa  sœur  pleura.  «  Mon  cher  frère,  dit- 
elle,  il  ne  faut  pas  que  notre  neveu  se  damne;  notre  saint-père 
le  pape  peut  lui  donner  dispense,  et  alors  il  pourra  être  chré- 
tiennement heureux  avec  ce  qu'il  aime.  »  L'Ingénu  embrassa  sa 
tante.  «  Quel  est  donc,  dit-il,  cet  homme,  charmant  qui  favorise 
avec  tant  de  bonté  les  garçons  et  les  filles  dans  leurs  amours?  Je 
veux  lui  aller  parler  tout  à  l'heure.  » 

On  lui  expliqua  ce  que  c'était  que  le  pape;  et  l'Ingénu  fui 
encore  plus  étonné  qu'auparavant.  «  11  n'y  a  pas  un  mot  de 
tout  cela  dans  votre  livre,  mon  cher  oncle  ;  j'ai  voyagé,  je  con- 
nais la  mer;  nous  sommes  ici  sur  la  côte  de  l'Océan;  et  je 
quitterais  M""^  de  Saint-Yves  pour  aller  dcnmnder  la  permission 
de  l'aimer  à  un  homme  qui  demeure  vers  la  Méditerranée, 
à  quatre  cents  lieues  d'ici,  et  dont  je  n'entends  point  la  lan- 
gue! Cela  est  d'un  ridicule  incompréhensible.  Je  vais  sur-le- 
champ  chez  M.  l'abbé  de  Saint-Yves,  qui  ne  demeure  qu'à  une 
lieue  de  vous,  et  je  vous  réponds  que  j'épouserai  ma  maîtresse 
dans  la  journée.  » 

Comme  il  parlait  encore,  entra  le  bailli,  qui,  selon  sa  cou- 
tume, lui  demanda  où  il  allait.  «  Je  vais  me  marier  »,  dit  l'Ingénu 
en  courant;  et  au  bout  d'un  quart  d'heure  il  était  déjà  chez  sa 
belle  et  chère  basse-brette,  «jui  dormait  encore.  «  Ah!  mon  frère  ! 


CHAPITRE    VI.  163 

disait  M"*"  de  Kerkabon  au  prieur,  jamais  vous  ne  ferez  un  sous- 
diacre  de  notre  neveu,  » 

Le  bailli  fut  très-mécontent  de  ce  voyage  :  car  il  prétendait 
que  son  fils  épousât  la  Saint- Yves  :  et  ce  fils  était  encore  plus  sot 
et  plus  insupportable  que  son  père. 


CHAPITRE    VI. 

l'ingénu    court    chez    sa     MAITRESSE.     ET    DEVIENT    FURIEUX. 

A  peine  Flngénu  était  arrivé,  quayant  demandé  à  une  vieille 
servante  où  était  la  chambre  de  sa  maîtresse,  il  avait  poussé  for- 
tement la  porte  mal  fermée,  et  s'était  élancé  vers  le  lit.  M"^  de 
Saint-Yves,  se  réveillant  en  sursaut,  s'était  écriée  :  «  Quoil  c'est 
vous!  ah!  c'est  vous!  arrêtez-vous,  que  faites  -  vous  ?  »  Il  avait 
répondu  :  a  Je  vous  épouse  »,  et  en  eflet  il  l'épousait,  si  elle  ne 
s'était  pas  débattue  avec  toute  l'honnêteté  d'une  personne  qui  a 
de  l'éducation. 

L'Ingénu  n'entendait  pas  raillerie  ;  il  trouvait  toutes  ces  façons- 
là  extrêmement  impertinentes.  «  Ce  n'était  pas  ainsi  qu'en  usait 
W"  Abacaba,  ma  première  maîtresse  ;  vous  n'avez  point  de  pro- 
bité; vous  m'avez  promis  mariage,  et  vous  ne  voulez  point  faire 
mariage:  c'est  manquer  aux  premières  lois  de  l'honneur;  je  vous 
apprendrai  à  tenir  votre  parole,  et  je  vous  remettrai  dans  le  che- 
min de  la  vertu.  » 

L'Ingénu  possédait  une  vertu  màle  et  intrépide,  digne  de  son 
patron  Hercule,  dont  on  lui  avait  donné  le  nom  à  son  baptême; 
il  allait  l'exercer  dans  toute  son  étendue,  lorsqu'aux  cris  perçants 
de  la  demoiselle  plus  discrètement  vertueuse  accourut  le  sage 
abbé  de  Saint- Yves ,  avec  sa  gouvernante ,  un  vieux  domestique 
dévot,  et  un  prêtre  de  paroisse.  Cette  vue  modéra  le  courage  de 
l'assaillant,  a  Eh,  mon  Dieu!  mon  cher  voisin,  lui  dit  l'abbé,  que 
faites-vous  là  ?  —  Mon  devoir,  répliqua  le  jeune  homme  ;  je  rem- 
plis mes  promesses,  qui  sont  sacrées.  » 

M"^  de  Saint-Yves  se  rajusta  en  rougissant.  On  emmena  l'Ingénu 
dans  un  autre  appartement.  L'abbé  lui  remontra  l'énormité  du 
procédé.  L'Ingénu  se  défendit  sur  les  privilèges  de  la  loi  natu- 
relle, qu'il  connaissait  parfaitement.  L'abbé  voulut  prouver  que 
la  loi  positive  devait  avoir  tout  l'avantage,  et  que,  sans  les  conven- 
tions faites  entre  les  hommes ,  la  loi  de  nature  ne  serait  presque 
jamais  qu'un  brigandage  naturel.  «  Il  faut,  lui  disait-il,  des 


264  L'INGÉNU. 

notaires,  des  prêtres,  des  témoins,  des  contrais ,  des  dispenses.  » 
L'Ingénu  lui  répondit  par  la  réflexion  que  les  sauvages  ont  tou- 
jours faite  :  a  Vous  êtes  donc  de  bien  malhonnêtes  gens,  puisqu'il 
faut  entre  vous  tant  de  précautions.  » 

L'abbé  eut  de  la  peine  à  résoudre  cette  difficulté.  «  Il  y  a,  dit-il, 
je  l'avoue,  beaucoup  d'inconstants  et  de  fripons  parmi  nous;  et 
il  y  en  aurait  autant  chez  les  Hurons  s'ils  étaient  rassemblés 
dans  une  grande  ville;  mais  aussi  il  y  a  des  âmes  sages,  honnêtes, 
éclairées,  et  ce  sont  ces  hommes-là  qui  ont  fait  les  lois.  Plus  on 
est  homme  de  bien,  plus  on  doit  s'y  soumettre  :  on  donne  l'exemple 
aux  vicieux,  qui  respectent  un  frein  que  la  vertu  s'est  donné  elle- 
même.  » 

Cette  réponse  frappa  l'Ingénu.  On  a  déjà  remarqué  qu'il  avait 
l'esprit  juste.  On  l'adoucit  par  des  paroles  flatteuses  ;  on  lui  donna 
des  espérances  :  ce  sont  les  deux  pièges  où  les  hommes  des  deux 
hémisphères  se  prennent;  on  lui  présenta  même  M"''  de  Saint- 
Yves,  quand  elle  eut  fait  sa  toilette.  Tout  se  passa  avec  la  plus 
grande  bienséance;  mais,  malgré  cette  décence,  les  yeux  étince- 
lants  de  l'Ingénu  Hercule  firent  toujours  baisser  ceux  de  sa  maî- 
tresse, et  trembler  la  compagnie. 

On  eut  une  peine  extrême  à  le  renvoyer  chez  ses  parents.  Il 
fallut  encore  employer  le  crédit  de  la  belle  Saint-Yves  ;  plus  elle 
sentait  son  pouvoir  sur  lui,  et  plus  elle  l'aimait.  Elle  le  fit  partir, 
et  en  fut  très-affligée;  enfin,  quand  il  fut  parti,  l'abbé,  qui  non-seu- 
lement était  le  frère  très-alné  de  M"'  de  Saint-Yves,  mais  qui  était 
aussi  son  tuteur,  prit  le  parti  de  soustraire  sa  pupille  aux  empres- 
sements de  cet  amant  terrible.  Il  alla  consulter  le  bailli,  qui, 
destinant  toujours  son  fils  à  la  sœur  de  l'abbé ,  lui  conseilla  de 
mettre  la  pauvre  fille  dans  une  communauté.  Ce  fut  un  coup 
terrible  :  une  indifférente  qu'on  mettrait  en  couvent  jetterait  les 
hauts  cris;  mais  une  amante,  et  une  amante  aussi  sage  que 
tendre  !  c'était  de  quoi  la  mettre  au  désespoir. 

L'ingénu,  de  retour  chez  le  prieur,  raconta  tout  avec  sa  naïveté 
ordinaire.  11  essuya  les  mêmes  remontrances,  qui  firent  quelque 
effet  sur  son  esprit,  et  aucun  sur  ses  sens;  mais  le  lendemain, 
quand  il  voulut  retourner  chez  sa  belle  maîtresse  pour  raisonner 
avec  elle  sur  la  loi  naturelle  et  sur  la  loi  de  convention,  monsieur 
le  bailli  lui  apprit  avec  une  joie  insultante  qu'elle  était  dans  un 
couvent.  «  Eh  bien!  dit-il,  j'irai  raisonner  dans  ce  couvent.  — 
Cela  ne  se  peut,  dit  le  bailli.  »  11  lui  expliqua  fort  au  long  ce  que 
c'était  qu'un  couvent  ou  un  couvent,  que  ce  mot  venait  du  latin 
convcnliis,  qui  signifie  assemblée;  et  le  lluron  ne  pouvait  cora- 


CHAPITRE    Vil.  265 

prendre  pourquoi  il  ne  pouvait  pas  être  admis  dans  l'assemblée. 
Sitôt  qu'il  fut  instruit  que  cette  assemblée  était  une  espèce  de  prison 
où  l'on  tenait  les  filles  renfermées,  chose  horrible,  inconnue  chez 
les  Hurons  et  chez  les  Anglais,  il  devint  aussi  furieux  que  le  fut 
son  patron  Hercule  lorsque  Euryte,  roi  d'OEchalie,  non  moins 
cruel  que  l'abbé  de  Saint- Vves ,  lui  refusa  la  belle  lole  sa  fille , 
non  moins  belle  que  la  sœur  de  l'abbé.  Il  voulait  aller  mettre  le 
feu  au  couvent,  enlever  sa  maîtresse,  ou  se  brûler  avec  elle. 
M"'  de  Kerkabon,  épouvantée,  renonçait  plus  que  jamais  à  toutes 
les  espérances  de  voir  son  neveu  sous-diacre,  et  disait  en  pleurant 
qu'il  avait  le  diable  au  corps  depuis  qu'il  était  baptisé. 


CHAPITRE   VII. 

l.'lNGÉNl     REPOUSSE    LES    ANGLAIS. 

L'Ingénu,  plongé  dans  une  sombre  et  profonde  mélancolie, 
se  promena  vers  le  bord  de  la  mer,  son  fusil  à  deux  coups  sur 
l'épaule,  son  grand  coutelas  au  côté,  tirant  de  temps  en  temps  sur 
quelques  oiseaux,  et  souvent  tenté  de  tirer  sur  lui-même  :  mais  il 
aimait  encore  la  vie,  à  cause  de  AI"''  de  Saint-Yves.  Tantôt  il 
maudissait  son  oncle,  sa  tante,  toute  la  Basse-Bretagne,  et  son 
baptême  ;  tantôt  il  les  bénissait,  puisqu'ils  lui  avaient  fait  con- 
naître celle  qu'il  aimait.  Il  prenait  sa  résolution  d'aller  brûler  le 
couvent,  et  il  s'arrêtait  tout  court,  de  peur  de  brûler  sa  maî- 
tresse. Les  flots  de  la  Manche  ne  sont  pas  plus  agités  parles  vents 
d'est  et  d'ouest  que  son  cœur  l'était  par  tant  de  mouvements 
contraires. 

Il  marchait  à  grands  pas,  sans  savoir  où,  lorsqu'il  entendit  le 
son  du  tambour.  Il  vit  de  loin  tout  un  peuple  dont  une  moitié 
courait  au  rivage,  et  l'autre  s'enfuyait. 

Mille  cris  s'élèvent  de  tous  côtés  ;  la  curiosité  et  le  courage  le 
précipitent  à  l'instant  vers  l'endroit  d'où  partaient  ces  clameurs: 
il  y  vole  en  quatre  bonds.  Le  commandant  de  la  milice,  qui  avait 
soupe  avec  lui  chez  le  prieur,  le  reconnut  aussitôt  ;  il  court  à  lui, 
les  bras  ouverts  :  «  Ah!  c'est  l'Ingénu,  il  combattra  pour  nous.  » 
Et  les  milices,  qui  mouraient  de  peur,  se  rassurèrent  et  crièrent 
aussi  :  «  C'est  l'Ingénu!  c'est  l'Ingénu! 

—  Messieurs,  dit-il,  de  quoi  s'agit-il?  Pourquoi  êtes-vous  si 
effarés?  A-t-on  mis  vos  maîtresses  dans  des  couvents?  »  Alors 
cent  voix  confuses  s'écrient  :  u  .\e  voyez-vous  pas  les  Anglais  qui 


266  L'INGÉNU. 

abordent?  —  Eh  bien  !  répliqua  le  Muron,  ce  sont  de  braves  gens; 
ils  ne  m'ont  point  enlevé  ma  maîtresse.  » 

Le  commandant  lui  fit  entendre  que  les  Anglais  venaient  piller 
l'abbaye  de  la  Montagne,  boire  le  vin  de  son  oncle,  et  peut-être 
enlever  M"'=  de  Saint-Yves  ;  que  le  petit  vaisseau  sur  lequel  il  avait 
abordé  en  Bretagne  n'était  venu  que  pour  reconnaître  la  côte; 
qu'ils  faisaient  des  actes  d'hostilité  sans  avoir  déclaré  la  guerre 
au  roi  de  France,  et  que  la  province  était  exposée.  «  Ah!  si  cela 
est,  ils  violent  la  loi  naturelle  ;  laissez-moi  faire  ;  j'ai  demeuré 
longtemps  parmi  eux,  je  sais  leur  langue,  je  leur  parlerai;  je  ne 
crois  pas  qu'ils  puissent  avoir  un  si  méchant  dessein.  » 

Pendant  cette  conversation,  l'escadre  anglaise  approchait; 
voilà  le  Huron  qui  court  vers  elle,  se  jette  dans  un  petit  bateau, 
arrive,  monte  au  vaiseau  amiral,  et  demande  s'il  est  vrai  qu'ils 
viennent  ravager  le  pays  sans  avoir  déclaré  la  guerre  honnête- 
ment. L'amiral  et  tout  son  bord  firent  de  grands  éclats  de  rire, 
lui  firent  boire  du  punch,  et  le  renvoyèrent. 

L'Ingénu,  piqué,  ne  songea  plus  qu'à  se  bien  battre  contre  ses 
anciens  amis,  pour  ses  compatriotes  et  pour  monsieur  le  prieur. 
Les  gentilshommes  du  voisinage  accouraient  de  toutes  parts;  i 
se  joint  à  eux  :  on  avait  quelques  canons  ;  il  les  charge,  il  les 
pointe,  il  les  tire  l'un  après  l'autre.  Les  Anglais  débarquent;  il 
court  à  eux,  il  en  tue  trois  de  sa  main,  il  blesse  môme  l'amiral, 
qui  s'était  moqué  de  lui.  Sa  valeur  anime  le  courage  de  toute  la 
milice;  les  Anglais  se  rembarquent,  et  toute  la  côte  retentissait 
des  cris  de  victoire  :  Vive  le  roi,  vive  l'Ingénu  M  Chacun  l'embras- 
sait, chacun  s'empressait  d'élancher  le  sang  de  quelques  blessures 
légères  qu'il  avait  reçues,  u  Ah!  disait-il,  si  M"' de  Saint-Yves  était 
là,  elle  me  mettrait  une  compresse.  » 

Le  bailli,  qui  s'était  caché  dans  sa  cave  pendant  le  combat, 
vint  lui  faire  compliment  comme  les  autres.  Mais  il  fut  bien  sur- 
pris quand  il  entendit  Hercule  l'Ingénu  dire  à  une  douzaine  de 
jeunes  gens  de  bonne  volonté,  dont  il  était  entouré  :  «  Mes  amis, 
ce  n'est  rien  d'avoir  délivré  l'abbaye  de  la  Montagne;  il  faut  déli- 
vrer une  fille.  »  Toute  cette  bouillante  jeunesse  prit  feu  à  ces 
seules  paroles.  On  le  suivait  déjà  en  foule,  on  courait  au  couvent. 
Si  le  i)ailli  n'avait  pas  sur-le-champ  averti  le  commandant,  si  on 
n'avait  pas  couru  après  la  troupe  joyeuse,  c'en  était  fait.  On 


1.  Les  Anglais  furent  en  ollet  maintes  fois  repousses  de  nos  cotes  pendant  cette 
Rueire  de  1080,  et  sous  Louis  XV,  (mi  1750,  nu^uie  aventure  leur  arriva  aux  mômes 
lieux,  ("est  pourquoi  Voltaire  e-iquisse  cette  scène.  (G.  A.) 


CHxVPITRE    Vin.  267 

ramena  l'Ingénu  chez  son  oncle  et  sa  tante,  qui  le  baignèrent  de 
larmes  de  tendresse. 

((  Je  voisl)ien  que  vous  ne  serez  jamais  ni  sous-diacre  ni  prieur, 
lui  dit  Tonclc  ;  vous  serez  un  officier  encore  plus  brave  que  mon 
frère  le  capitaine,  et  probablement  aussi  gueux.  »  Et  M"*'  de  Ker- 
kabon  pleurait  toujours  en  l'embrassant,  et  en  disant  :  u  II  se  fera 
tuer  comme  mon  frère:  il  vaudrait  bien  mieux  qu'il  fût  sous-diacre.» 

L'Ingénu,  dans  le  combat,  avait  ramassé  une  grosse  bourse 
remplie  de  guinées,  que  probablement  l'amiral  avait  laissé  tomber. 
Il  ne  douta  pas  qu'avec  cette  bourse  il  ne  ptit  acheter  toute  la 
Basse-Bretagne,  et  surtout  faire  M"-  de  Saint-Yves  grande  dame. 
Chacun  l'exhorta  à  faire  le  voyage  de  Versailles  pour  y  recevoir 
le  prix  de  ses  services.  Le  commandant,  les  principaux  officiers, 
le  comblèrent  de  certificats.  L'oncle  et  la  tante  approuvèrent  le 
voyage  du  neveu.  Il  devait  être,  sans  difficulté,  présenté  au  roi  : 
cela  seul  lui  donnerait  un  prodigieux  rehef  dans  la  province.  Ces 
deux  bonnes  gens  ajoutèrent  à  la  bourse  anglaise  un  présent 
considérable  de  leurs  épargnes.  L'Ingénu  disait  en  lui-même: 
u  Quand  je  verrai  le  roi,  je  lui  demanderai  W-"  de  Saint-Yves  en 
mariage,  et  certainement  il  ne  me  refusera  pas.  »  Il  partit  donc 
aux  acclamations  de  tout  le  canton,  étouffé  d'embrassements, 
baigné  des  larmes  de  sa  tante,  béni  par  son  oncle,  et  se  recom- 
mandant à  la  belle  Saint- Yves. 


CHAPITRE    VIII. 

L'iNCÉNC    va    en    COCR.    il     SOIPE    EN    CHEMIN    AVEC    DES    HIGIENOTS. 

L'Ingénu  prit  le  chemin  de  Saumur  par  le  coche,  parce  qu'il 
n'y  avait  point  alors  d'autre  commodité.  Quand  il  fut  à  Saumur, 
il  s'étonna  de  trouver  la  ville  presque  déserte,  et  de  voir  plusieurs 
familles  qui  déménageaient.  On  lui  dit  que,  six  ans  auparavant, 
Saumur  contenait  plus  de  quinze  mille  âmes,  et  qu'à  présent  il 
n'y  en  avait  pas  six  mille.  Il  ne  manqua  pas  d'en  parler  à  souper 
dans  son  hôtellerie.  Plusieurs  protestants  étaient  à  table  :  les  uns 
se  plaignaient  amèrement,  d'autres  frémissaient  décolère,  d'autres 
disaient  en  pleurant  : 

.     .     .     .  Nos  dulcia  linquimus  arva, 
jN'os  patriam  fugimus  ^. 

1.  Virgile,  Éclog.  I,  vers  3. 


268  L'INGÉNU. 

L'Ingénu,  qui  ne  savait  pas  le  latin,  se  fit  expliquer  ces  paroles, 
qui  signifient  :  Nous  abandonnons  nos  douces  campagnes,  nous 
fuyons  notre  patrie  *. 

«  Et  pourquoi  fuyez-vous  votre  patrie,  messieurs?  —  C'est 
qu'on  veut  que  nous  reconnaissions  le  pape.  —  Et  pourquoi  ne 
le  reconnaîtriez-vous  pas?  Vous  n'avez  donc  point  de  marraines 
que  vous  vouliez  épouser?  Car  on  m'a  dit  que  c'était  lui  qui  en 
donnait  la  permission.  —Ah!  monsieur,  ce  pape  dit  qu'il  est  le 
maître  du  domaine  des  rois,  —  Mais,  messieurs,  de  quelle  pro- 
fession êtes-vous? —  Monsieur,  nous  sommes  pour  la  plupart 
des  drapiers  et  des  fabricants.  —  Si  votre  pape  dit  qu'il  est  le 
maître  de  vos  draps  et  de  vos  fabriques,  vous  faites  très-bien  de 
ne  le  pas  reconnaître;  mais  pour  les  rois,  c'est  leur  affaire;  de 
quoi  vous  mêlez-vous  -  ?  »  Alors  un  petit  homme  noir  ^  prit  la 
parole,  et  exposa  très-savamment  les  griefs  de  la  compagnie.  Il 
parla  de  la  révocation  de  Tédit  de  Nantes  avec  tant  d'énergie,  il 
déplora  d'une  manière  si  pathétique  le  sort  de  cinquante  mille 
familles  fugitives  et  de  cinquante  mille  autres  converties  par  les 
dragons,  que  l'Ingénu  à  son  tour  versa  des  larmes.  «  D'où  vient 
donc,  disait-il,  qu'un  si  grand  roi,  dont  la  gloire  s'étend  jusque 
chez  les  Hurons,  se  prive  ainsi  de  tant  de  cœurs  qui  l'auraient 
aimé,  et  de  tant  de  bras  qui  l'auraient  servi? 

—  C'est  qu'on  l'a  trompé  comme  les  autres  grands  rois, 
répondit  l'homme  noir.  On  lui  a  fait  croire  que,  dès  qu'il  aurait 
dit  un  mot,  tous  les  hommes  penseraient  comme  lui;  et  qu'il 
nous  ferait  changer  de  religion  comme  son  musicien  Lulli  fait 
changer  en  un  moment  les  décorations  de  ses  opéras.  Non-seule- 
ment il  perd  déjà  cinq  à  six  cent  mille  sujets  très-utiles,  mais  il 
s'en  fait  des  ennemis;  et  le  roi  (iuillaume,  qui  est  actuellement 
maître  de  l'Angleterre,  a  composé  plusieurs  régiments  de  ces 
mêmes  Français  qui  auraient  combattu  pour  leur  monarque. 

«  Un  tel  désastre  est  d'autant  plus  étonnant  que  le  pape 
régnants  h  qui  Louis  XIV  sacrifie  une  partie  de  son  peuple,  est 
son  ennemi  déclaré.  Ils  ont  encore  tous  deux,  depuis  neuf  ans, 
une  querelle  violente.  Elle  a  été  poussée  si  loin  que  la  France  a 
espéré  enfin  de  voir  briser  le  joug  qui  la  soumet  depuis  tant  de 
siècles  à  cet  étranger,  et  surtout  de  ne  lui  plus  donner  d'argent  : 

1.  L'cdit  de  \anlcs  avait  été  révoqué  en  l(î8.j.  Voyi>z,  tome  \1V,  le  Siècle  ih' 
Louis  XIV,  cliapiire  xxxvi. 

2.  C'est  la  réponse  de  Foatenelle  k  un  maiTliaud  dr  HoU(M1.  janséniste. 
U.  Minisire  protcslanl. 

i.  Innocent  M.  Voyez  tome  \VJ,  page  52. 


CHAPITRE    IX.  269 

ce  qui  est  le  premier  mobile  des  affaires  de  ce  monde.  II  paraît 
donc  évident  qu'on  a  trompé  ce  grand  roi  sur  ses  intérêts  comme 
sur  l'étendue  de  sou  pouvoir,  et  qu'on  a  donné  atteinte  à  la 
magnanimité  de  son  cœur.  » 

L'Ingénu,  attendri  de  plus  en  plus,  demanda  quels  étaient  les 
Français  qui  trompaient  ainsi  un  monarque  si  cher  aux  Hurons. 
(i  Ce  sont  les  jésuites,  lui  répondit-on  ;  c'est  surtout  le  P.  de  La 
Chaise,  confesseur  de  Sa  Majesté.  Il  faut  espérer  que  Dieu  les  en 
punira  un  jour,. et  qu'ils  seront  chassés  comme  ils  nous  chas- 
sent i.  Y  a-t-il  un  malheur  égal  aux  nôtres?  .Mons  de  Louvois 
nous  envoie  de  tous  côtés  des  jésuites  et  des  dragons.  —  Oh  bien! 
messieurs,  répliqua  l'Ingénu,  qui  ne  pouvait  plus  se  contenir,  je 
vais  à  Versailles  recevoir  la  récompense  due  à  mes  services;  je 
parlerai  à  ce  mons  de  Louvois  :  on  m'a  dit  que  c'est  lui  qui  fait 
la  guerre  de  son  cabinet.  Je  verrai  le  roi,  je  lui  ferai  connaître  la 
vérité;  il  est  impossible  qu'on  ne  se  rende  pas  à  cette  vérité 
quand  on  la  sent.  .Je  reviendrai  bientôt  pour  épouser  M"'-  de 
Saint-Yves,  et  je  vous  prie  à  la  noce.  »  Ces  bonnes  gens  le  prirent 
alors  pour  un  grand  seigneur  qui  voyageait  incognito  par  le 
coche.  Quelques-uns  le  prirent  pour  le  fou  du  roi. 

Il  y  avait  à  table  un  jésuite  déguisé  qui  servait  d'espion  au 
révérend  P.  de  La  Chaise.  Il  lui  rendait  compte  de  tout,  et  le 
P.  de  La  Chaise  en  instruisait  mons  de  Louvois.  L'espion  écrivit. 
L'Ingénu  et  la  lettre  arrivèrent  presque  en  même  temps  à  Ver- 
sailles. 

CHAPITRE    IX. 

ARRIVÉE     DE     L'iNGÉM     A    VERSAILLES.     SA    RÉCEPTION     A    LA    COLR. 

L'Ingénu  débarque  en  pot  de  chambre-  dans  la  cour  des  cui- 
sines. Il  demande  aux  porteurs  de  chaise  à  quelle  heure  on  peut 
voir  le  roi.  Les  porteurs  lui  rient  au  nez,  tout  comme  avait  fait 
l'amiral  anglais.  Il  les  traita  de  même,  il  les  battit  ;  ils  voulurent 
le  lui  rendre,  et  la  scène  allait  être  sanglante  s'il  n'eût  passé  un 
garde  du  corps,  gentilhomme  breton,  qui  écarta  la  canaille. 
((  Monsieur,  lui  dit  le  voyageur,  vous  me  paraissez  un  brave 
homme  ;  je  suis  le  neveu  de  M.  le  prieur  de  Notre-Dame  de  la 


1.  Les  jésuites  avaient  été  chassés  en  1764. 

2.  C'est  une  voiture  de  Paris  à  Versailles,  laquelle  ressemble  à  un  petit  tom- 
bereau couvert.  [Note  de  Voltaire.) 


270  L'IXGÉNU. 

Montagne  ;  j'ai  tué  des  Anglais,  je  viens  parler  au  roi;  je  vous 
prie  de  me  mener  dans  sa  chambre.  »  Le  garde,  ravi  de  trouver 
un  brave  de  sa  province,  qui  ne  paraissait  pas  au  fait  des  usages 
de  la  cour,  lui  apprit  qu'on  ne  parlait  pas  ainsi  au  roi,  et  qu'il 
fallait  être  présenté  par  monseigneur  de  Louvois.  u  Eh  bien  !  me- 
nez-moi donc  chez  ce  monseigneur  de  Louvois,  qui  sans  doute 
me  conduira  chez  Sa  Majesté. — Il  est  encore  plus  difficile,  répliqua 
le  garde,  de  parler  à  monseigneur  de  Louvois  qu'à  Sa  Majesté  ; 
mais  je  vais  vous  conduire  chez  M,  Alexandre,  le  premier  commis 
de  la  guerre:  c'est  comme  si  vous  parliez  au  ministre.  »  Ils  vont 
donc  chez  ce  M.  Alexandre,  premier  commis,  et  ils  ne  purent  être 
introduits;  il  était  en  affaire  avec  une  dame  de  la  cour,  et  il  y  avait 
ordre  de  ne  laisser  entrer  personne,  u  Eh  bien  !  dit  le  garde,  il  n'y 
a  rien  de  perdu;  allons  chez  le  premier  commis  de  M.  Alexandre: 
c'est  comme  si  vous  parliez  à  M.  Alexandre  lui-même.  )> 

Le  IIuron,tout  étonné,  le  suit;  ils  restent  ensemble  une  demi- 
heure  dans  une  petite  antichambre.  «  Qu'est-ce  donc  que  tout 
ceci?  dit  l'Ingénu  ;  est-ce  que  tout  le  monde  est  invisible  dans  ce 
pays-ci?  Il  est  bien  plus  aisé  de  se  l)attrc  en  Basse-Bretagne  contre 
les  Anglais  que  de  rencontrer  à  Versailles  les  gens  à  qui  on  a 
affaire.  »  Il  se  désennuya  en  racontant  ses  amours  à  son  compa- 
triote. Mais  l'heure  en  sonnant  rappela  le  garde  du  corps  à  son 
poste.  Ils  se  promirent  de  se  revoirie  lendemain,  et  l'Ingénu  resta 
encore  une  autre  demi-heure  dans  l'antichambre,  en  rêvant  à 
M"*^  de  Saint-Yves,  et  à  la  difficulté  de  parler  aux  rois  et  aux  pre- 
miers commis. 

Enfin  le  patron  parut.  «  Monsieur,  lui  dit  l'Ingénu,  si  j'avais 
attendu  pour  repousser  les  Anglais  aussi  longtemps  que  vous 
m'avez  fait  attendre  mon  audience,  ils  ravageraient  actuellement 
la  Basse-Bretagne  tout  à  leur  aise.  )>  Ces  paroles  frappèrent  le 
commis.  Il  dit  enfin  au  Breton  :  «  Que  demandez-vous?  — Bécom- 
pensc,  dit  l'autre  ;  voici  mes  titres.  »  11  lui  étala  tous  ses  certifi- 
cats. Le  commis  lut,  et  lui  dit  que  probablement  on  lui  accorderait 
la  permission  d'acheter  une  lieutenance.  «  Moi  !  (lue  je  donne  de 
l'argent  pour  avoir  repoussé  les  Anglais?  que  jepaye  le  droit  de  me 
faire  tuer  pour  vous,  pendant  que  vous  donnez  ici  vos  audiences 
tranquillement?  Je  crois  que  vous  voulez  rire.  Je  veux  une  compa- 
gnie de  cavalerie  pour  rien  ;  je  veux  que  le  roi  fasse  sortir  M"me 
Saint-Yves  du  couvent,  et  qu'il  me  la  donne  par  mariage;  je  veux 
parler  au  roi  en  faveur  de  cinquante  mille  familles  que  je  prétends 
lui  rendre  ;  en  un  mot,  je  veux  être  utile  :  qu'on  m'emploie  et  qu'on 
m'avance. 


GHAPITKE    IX.  271 

—  Comment  vous  nommez-vous,  monsieur,  qui  parlez  si  haut? 

—  Oh  !  oh  !  reprit  l'Ingénu,  vous  n'avez  donc  pas  hi  mes  certi- 
ficats? C'est  doue  ainsi  qu'on  en  use?  Je  m'appelle  Hercule  de 
Kerkahon  ;je  suis  baptisé,  je  loge  au  Cadran  bleu,  et  je  me  plain- 
drai de  vous  au  roi.  »  Le  commis  conclut,  comme  les  gens  de 
Saumur,  qu'il  n'avait  pas  la  tête  bien  saine,  et  n'y  fit  pas  grande 
attention. 

Ce  même  jour,  le  révérend  P.  La  Chaise,  confesseur  deLouisXIV, 
avait  reçu  la  lettre  de  son  espion,  qui  accusait  le  Breton  Kerka- 
hon de  favoriser  dans  son  cœur  les  huguenots,  et  de  condamner  la 
conduite  des  jésuites.  M.  de  Louvois,  de  son  côté,  avait  reçu  une 
lettre  de  l'interrogant  bailh,  qui  dépeignait  l'Ingénu  comme  un 
garnement  qui  voulait  brûler  les  couvents  et  enlever  les  filles. 

L'Ingénu,  après  s'être  promené  dans  les  jardins  de  Versailles, 
où  il  s'ennuya,  après  avoir  soupe  en  Huron  et  en  Bas-Breton, 
s'était  couché  dans  la  douce  espérance  de  voir  le  roi  le  lendemain, 
d'obtenir  M""  de  Saint-Yves  en  mariage;  d'avoir  au  moins  une 
compagnie  de  cavalerie,  et  de  faire  cesser  la  persécution  contre 
les  huguenots.  Il  se  berçait  de  ces  flatteuses  idées,  quand  la  maré- 
chaussée entra  dans  sa  chambre.  Elle  se  saisit  d'abord  de  son 
fusil  à  deux  coups  et  de  son  grand  sabre. 

On  fit  un  inventaire  de  son  argent  comptant,  et  on  le  mena 
dans  le  château  que  fit  construire  le  roi  Charles V, fils  de. Jean  II, 
auprès  de  la  rue  Saint-Antoine,  à  la  porte  des  Tournelles^ 

Quel  était  en  chemin  l'étonnement  de  l'Ingénu  !  je  vous  le 
laisse  à  penser.  Il  crut  d'abord  que  c'était  un  rêve.  Il  resta  dans 
l'engourdissement,  puis  tout  à  coup  transporté  d'une  fureur  qui 
redoublait  ses  forces,  il  prend  à  la  gorge  deux  de  ses  conducteurs, 
qui  étaient  avec  lui  dans  le  carrosse,  les  jette  par  la  portière,  se 
jette  après  eux,  et  entraîne  le  troisième,  qui  voulait  le  retenir.  Il 
tombe  de  l'effort,  on  le  lie,  on  le  remonte  dans  la  voiture,  u  Voilà 
donc,  disait-il,  ce  que  l'on  gagne  à  chasser  les  Anglais  de  la  Basse- 
Bretagne  !  Que  dirais-tu,  belle  Saint-Yves,  si  tu  me  voyais  dans 
cet  état  ?  )) 

On  arrive  enfin  au  gîte  qui  lui  était  destiné.  On  le  porte  en 
silence  dans  la  chambre  où  il  devait  être  enfermé,  comme  un 
mort  qu'on  porte  dans  un  cimetière.  Cette  chambre  était  déjà 
occupée  par  un  vieux  solitaire  de  Port-Royal,  nommé  Gordon, 
qui  y  languissait  depuis  deux  ans.  «  Tenez,  lui  dit  le  chef  des  sbires, 
voilà  de  la  compagnie  que  je  vous  amène»  ;  et  sur-le-champ  on 

1.  La  Bastille. 


272  L'INGÉNU. 

referma  les  énormes  verrous  delà  porte  épaisse,  revêtue  de  larges 
barres.  Les  deux  captifs  restèrent  séparés  de  l'univers  entier. 


CHAPITRE    X. 

l'ingénu,  enfermé  a  la  bastille  avec  un  janséniste. 

M.  Gordon  était  un  vieillard  frais  et  serein,  qui  savait  deux 
grandes  choses:  supporter  l-adversité,  et  consoler  les  malheureux. 
Il  s'avança  d'un  air  ouvert  et  compatissant  vers  son  compagnon, 
et  lui  dit  en  l'embrassant  :  ((  Qui  que  vous  soyez,  qui  venez  par- 
tager mon  tombeau,  soyez  sûr  que  je  m'oublierai  toujours  moi- 
même  pour  adoucir  vos  tourments  dans  l'abîme  infernal  où 
nous  sommes  plongés.  Adorons  la  Providence  qui  nous  y  a  con- 
duits, souffrons  en  paix,  et  espérons.  »  Ces  paroles  firent  sur 
l'âme  de  l'Ingénu  l'effet  des  gouttes  d'Angleterre  ',  qui  rappellent 
un  mourant  à  la  vie,  et  lui  font  entr'ouvrir  des  yeux  étonnés. 

Après  les  premiers  compliments,  Gordon,  sans  le  presser  de 
lui  apprendre  la  cause  de  son  malheur,  lui  inspira,  par  la  dou- 
ceur de  son  entretien,  et  par  cet  intérêt  que  prennent  deux  mal- 
heureux l'un  à  l'autre,  le  désir  d'ouvrir  son  cœur  et  de  déposer 
le  fardeau  qui  l'accablait  ;  mais  il  ne  pouvait  deviner  le  sujet  de 
son  mallieur  :  cela  lui  paraissait  un  effet  sans  cause  ;  et  le  bon- 
homme Gordon  était  aussi  étonné  que  lui-même. 

«  Il  faut,  dit  le  janséniste  au  Huron,  que  Dieu  ait  de  grands 
desseins  sur  vous,  puisqu'il  vous  a  conduit  du  lac  Ontario  en 
Angleterre  et  en  France,  qu'il  vous  a  fait  baptiser  en  Basse- 
Bretagne,  et  qu'il  vous  a  mis  ici  pour  votre  salut-.  —  Ma  foi, 
répondit  l'Ingénu,  je  ci'ois  que  le  diable  s'est  mêlé  seul  de  ma 
destinée.  Mes  compatriotes  d'Amérique  ne  m'auraient  jamais  traité 
avec  la  barbarie  que  j'éprouve  :  ils  n'en  ont  pas  d'idée.  On  les 
appelle  sauvages  ;  ce  sont  des  gens  de  bien  grossiers,  et  les  hommes 
de  ce  pays-ci  sont  des  co(juins  rafiinés.  Je  suis,  à  la  vérité,  bien 
surpris  d'être  venu  d'un  autre  monde  pour  être  enfermé  dans 
celui-ci  sous  quatre  verrous  avec  un  prêtre;  mais  je  fais  réflexion 
au  nombre  prodigieux  d'hommes  qui  partent  d'un  hémisphère 
pour  aller  se  faire  tuer  dans  l'autre,  ou  qui  font  naufrage  en 

1.  Remède  chimique  qui  était  en  vogue  à  la  lin  du  xvu"  siècle.  Son  inventeur. 
Goddard,  exerçait  la  médecine  à  Londres  sous  Charles  II;  c'est  pourquoi  ce  rcnièdi' 
«'appela  en  Franco  ijoulles  iVAmjklcrre,  (G.  A.) 

'2.  Doctrine  janséniste  de><  éhi><. 


CHAPITRE    X.  •  273 

chemin,  et  qui  sont  mangés  des  poissons  :  je  ne  vois  pas  les  gra- 
cieux desseins  de  Dieu  sur  tous  ces  gens-là.  » 

On  leur  apporta  à  dîner  par  un  guichet.  La  conversation 
roula  sur  la  Providence,  sur  les  lettres  de  cachet,  et  sur  l'art  de 
ne  pas  succomber  aux  disgrâces  auxquelles  tout  homme  est 
exposé  dans  ce  monde.  «  Il  y  a  deux  ans  que  je  suis  ici,  dit  le 
vieillard,  sans  autre  consolation  que  moi-même  et  des  livres  ;  je 
n'ai  pas  eu  un  moment  de  mauvaise  humeur. 

—  Ah!  monsieur  Gordon,  s'écria  l'Ingénu, vous  n'aimez  donc  pas 
votre  marraine?  Si  vous  connaissiez  comme  moi  j\P'''  de  Saint-Yves, 
vous  seriez  au  désespoir.  »  A  ces  mots  il  ne  put  retenir  ses  larmes, 
et  il  se  sentit  alors  un  peu  moins  oppressé.  «  Mais,  dit-il,  pourquoi 
donc  les  larmes  soulagent-elles?  Il  me  semble  qu'elles  devraient 
faire  un  effet  contraire, 

—  Mon  fils,  tout  est  physique  en  nous,  dit  le  bon  vieillard; 
toute  sécrétion  fait  du  bien  au  corps;  et  tout  ce  qui  le  soulage 
soulage  l'âme  :  nous  sommes  les  machines  de  la  Providence.  » 

L'Ingénu,  qui,  comme  nous  l'avons  dit  plusieurs  fois,  avait 
un  grand  fonds  d'esprit,  fit  de  profondes  réflexions  sur  cette  idée, 
dont  il  semblait  qu'il  avait  la  semence  en  lui-même.  Après  quoi 
il  demanda  à  son  compagnon  pourquoi  sa  machine  était  depuis 
deux  ans  sous  quatre  verrous.  «  Par  la  grâce  efficace,  répondit 
Gordon  ;  je  passe  pour  janséniste  :  j'ai  connu  Arnauld  et  Nicole  ; 
les  jésuites  nous  ont  persécutés^.  Nous  croyons  que  le  pape  n'est 
qu'un  évêque  comme  un  autre  ;  et  c'est  pour  cela  que  le  P.  de  la 
Chaise  a  obtenu  du  roi,  son  pénitent,  un  ordre  de  me  ravir,  sans 
aucune  formalité  de  justice,  le  bien  le  plus  précieux  des  hommes, 
la  liberté. 

—  Voilà  qui  est  bien  étrange,  dit  l'Ingénu  ;  tous  les  malheu- 
reux que  j'ai  rencontrés  ne  le  sont  qu'à  cause  du  pape.  A  l'égard 
de  votre  grâce  efficace,  je  vous  avoue  que  je  n'y  entends  rien  ; 
mais  je  regarde  comme  une  grande  grâce  que  Dieu  m'ait  fait 
trouver  dans  mon  malheur  un  homme  comme  vous,  qui  verse 
dans  mou  cœur  des  consolations  dont  je  me  croyais  incapable.  » 

Chaque  jour  la  conversation  devenait  plus  intéressante  et  plus 
instructive.  Les  âmes  des  deux  captifs  s'attachaient  l'une  à  l'autre. 
Le  vieillard  savait  beaucoup,  et  le  jeune  homme  voulait  beaucoup 
apprendre.  Au  bout  d'un  mois  il  étudia  la  géométrie  ;  il  la  dévo- 
rait, Gordon  lui  fit  lire  la  physique  de  Rohault-,  qui  était  encore 


1.  Voyez  le  chapitre  xxxvii  du  Siècle  de  Louis  XIV. 

2.  Le  Traité  de  Physique  de  Rohault  est  de  1671. 

21,  —  Romans.  18 


274  .  L'INGENU. 

à  la  mode ,  et  il  eut  le  bon  esprit  de  n'y  trouver  que  des  incer- 
titudes. 

Ensuite  il  lut  le  premier  volume  de  la  Recherche  de  la  rèritî^. 
Cette  nouvelle  lumière  l'éclaira.  «  Quoi!  dit-il,  notre  imagination 
et  nos  sens  nous  trompent  à  ce  point!  quoi  !  les  objets  ne  forment 
point  nos  idées,  et  nous  ne  pouvons  nous  les  donner  nous- 
mêmes  !  »  Quand  il  eut  lu  le  second  volume,  il  ne  fut  plus  si 
content,  et  il  conclut  qu'il  est  plus  aisé  de  détruire  que  de  bâtir. 

Son  confrère,  étonné  qu'un  jeune  ignorant  fit  cette  réflexion, 
qui  n'appartient  qu'aux  âmes  exercées,  conçut  une  grande  idée 
de  son  esprit,  et  s'attacha  à  lui  davantage. 

«  Votre  Malebranche,  lui  dit  un  jour  l'Ingénu,  me  parait  avoir 
écrit  la  moitié  deson  livre  avec  sa  raison,  et  l'autre  avec  son  ima- 
gination et  ses  préjugés,  » 

Quelques  jours  après,  Gordon  lui  demanda:  «  Que  pensez-vous 
donc  de  l'âme,  de  la  manière  dont  nous  recevons  nos  idées,  de 
notre  volonté,  de  la  grâce,  du  libre  arbitre? 

—  Rien,  lui  repartitringénu;si  je  pensais  quelque  chose,  c'est 
que  nous  sommes  sous  la  puissance  de  l'Être  éternel  comme  les 
astres  et  les  éléments  ;  qu'il  fait  tout  en  nous,  que  nous  sommes 
de  petites  roues  de  la  machine  immense  dont  il  est  l'âme;  qu'il 
agit  par  des  lois  générales,  et  non  par  des  vues  particulières  :  cela 
seul  me  paraît  intelligible  ;  tout  le  reste  est  pour  moi  un  abîme 
de  ténèbres. 

—  Mais,  mon  fils,  ce  serait  faire  Dieu  auteur  du  péché, 

—  Mais,  mon  père,  votre  grâce  efficace  ferait  Dieu  auteur  du 
péché  aussi  :  car  il  est  certain  que  tous  ceux  à  qui  cette  grâce 
serait  refusée  pécheraient  ;  et  qui  nous  livre  au  mal  n'cst-il  pas 
l'auteur  du  mal  ?  » 

Cette  naïveté  embarrassait  fort  le  bonhomme;  il  sentait  (|u"il 
faisait  de  vains  efforts  pour  se  tirer  de  ce  bourbier  ;  et  il  entassait 
tant  de  paroles  qui  paraissaient  avoir  du  sens  et  qui  n'en  avaient 
point  (dans  le  goût  de  la  prémotion  physique"-),  que  l'Ingénu  en 
avait  i)ilié.  Cette  (iiiestion  tenait  évidemment  à  l'origine  du  bien 
et  du  mal  ;  et  alors  il  fallait  que  le  pauvre  Gordon  passât  en  revue 
la  boîte  de  Pandore,  l'œuf  d'Orosmade  percé  parA^imane^  Tini- 

1.  Lo  preniior  volimn'  de  rdiivra;^!^  do  jMalcbraiiclio  est  de  lOTi.  Dans  cette 
partie,  Malebranche  se  nioiilie  disciple  de  Descaries,  et  rejette  en  pliilosophie 
l'autorité. 

2.  Système  soutenu  |)ar  les  ihoniistcs.  C'est  le  concours  ininiéilial  de  Dieu 
avec  la  créature. 

3.  Voyez  tome  M,  page  '202. 


ClIAI'ilUE    X.  273 

mitié  outre  Typhon  et  Osiris,  cl  enfin  le  péché  originel  ;  et  ils 
couraient  l'un  et  l'autre  dans  cette  nuit  profonde,  sans  jamais  se 
rencontrer.  Mais  enfin  ce  roman  de  lïime  détournait  leur  vue  de 
la  contemplation  de  leur  propre  misère,  et,  par  un  charme 
étrange,  la  foule  des  calamités  répandues  sur  l'univers  diminuait 
la  sensation  de  leurs  peines  :  ils  n'osaient  se  plaindre  quand  tout 
souffrait. 

Mais,  dans  le  repos  de  la  nuit,  l'image  de  la  helle  Saint-Yves 
effaçait  dans  l'esprit  de  son  amant  toutes  les  idées  de  métaphy- 
sique et  de  morale.  Il  se  réveillait  les  yeux  mouillés  de  larmes; 
et  le  vieux  janséniste  ouhliait  sa  grâce  efficace,  et  l'abbé  de  Saint- 
Cyran,  et  JanséniusSpour  consoler  un  jeune  homme  qu'il  croyait 
en  péché  mortel. 

Après  leurs  lectures,  après  leurs  raisonnements,  ils  parlaient 
encore  de  leurs  aventures;  et,  après  en  avoir  inutilement  parlé, 
ils  lisaient  ensemble  ou  séparément.  L'esprit  du  jeune  homme  se 
fortifiait  de  plus  en  plus,  Userait  surtout  allé  très-loin  en  mathé- 
matiques sans  les  distractions  que  lui  donnait  ^V^'  de  Saint-Yves. 

Il  lut  des  histoires,  elles  l'attristèrent.  Le  monde  lui  parut  trop 
méchant  et  trop  misérable.  En  effet,  l'histoire  n'est  que  le  tableau 
des  crimes  et  des  malheurs.  La  foule  des  hommes  innocents  et 
paisibles  disparaît  toujours  sur  ces  vastes  théâtres.  Les  person- 
nages ne  sont  que  des  ambitieux  pervers.  Il  semble  que  l'histoire 
ne  plaise  que  comme  la  tragédie,  qui  languit  si  elle  n'est  animée 
par  les  passions,  les  forfaits,  et  les  grandes  infortunes.  Il  faut 
armer  Clio  du  poignard,  comme  Melpomène. 

Quoique  l'histoire  de  France  soit  remplie  d'horreurs,  ainsi 
que  toutes  les  autres,  cependant  elle  lui  parut  si  dégoûtante  dans 
ses  commencements,  si  sèche  dans  son  milieu,  si  petite  enfin, 
même  du  temps  de  Henri  IV,  toujours  si  dépourvue  de  grands 
monuments,  si  étrangère  à  ces  belles  découvertes  qui  ont  illustré 
d'autres  nations,  qu'il  était  obhgé  de  lutter  contre  l'ennui, pour 
lire  tous  ces  détails  de  calamités  obscures  resserrées  dans  un 
coin  du  monde. 

Gordon  pensait  comme  lui.  Tous  deux  riaient  de  pitié  quand 
il  était  question  des  souverains  de  Fezensac  -,  de  Fesansaguet,  et 
d'Astarac.  Celte  étude  en  effet  ne  serait  bonne  que  pour  leurs 

1.  Voyez  le  chapitre  xxxvii  du  Siècle  de  Louis  XIV. 

2.  Le  comté  de  Fezensac,  ayant  sept  lieues  de  longueur  sur  cinq  de  largeur;  il 
avait  été,  en  1140,  réuni  au  comté  d'Armagnac.  Le  vicomte  de  Fesansaguet,  ou 
petit  Fezensac,  fut  aussi,  eu  1404,  réuni  au  comté  d'Armagnac.  Le  comté  d'As- 
tarac avait  environ  treize  lieues  de  longueur  et  onze  de  largeur. 


276  L'INGÉNU. 

héritiers,  s'ils  en  avaient.  Les  beaux  siècles  de  la  république 
romaine  le  rendirent  quelque  temps  indifférent  pour  le  reste  de 
la  terre.  Le  spectacle  de  Rome  victorieuse  et  législatrice  des  na- 
tions occupait  son  âme  entière.  Il  s'échauffait  en  contemplant  ce 
peuple  qui  fut  gouverné  sept  cents  ans  par  l'enthousiasme  de  la 
liberté  et  de  la  gloire. 

Ainsi  se  passaient  les  jours,  les  semaines,  les  mois  ;  et  il  se 
serait  cru  heureux  dans  le  séjour  du  désespoir,  s'il  n'avait  point 
aimé. 

Son  bon  naturel  s'attendrissait  encore  sur  le  prieur  de  Notre- 
Dame  de  la  Montagne,  et  sur  la  sensible  Kerkabon.  «  Que  pense- 
ront-ils, répétait-il  souvent,  quand  ils  n'auront  point  de  mes  nou- 
velles? Ils  me  croiront  un  ingrat,  »  Cette  idée  le  tourmentait  ;  il 
plaignait  ceux  qui  l'aimaient,  beaucoup  plus  qu'il  ne  se  plaignait 
lui-même. 

CHAPITRE    XI. 

COMMENT     L'iNGÉMJ     DÉVELOrPE     SON     GÉNIE. 

La  lecture  agrandit  l'àme,  et  un  ami  éclairé  la  console.  Notre 
captif  jouissait  de  ces  deux  avantages,  qu'il  n'avait  pas  soupçonnés 
auparavant,  «  Je  serais  tenté,  dit-il,  de  croire  aux  métamorphoses, 
car  j'ai  été  changé  de  brute  en  homme,  »  Il  se  forma  une  biblio- 
thèque choisie  d'une  partie  de  son  argent  dont  on  lui  permettait 
de  disposer.  Son  ami  l'encouragea  à  mettre  par  écrit  ses  réflexions. 
Voici  ce  qu'il  écrivit  sur  l'histoire  ancienne  : 

((  Je  m'imagine  que  les  nations  ont  été  longtemps  comme  moi, 
qu'elles  ne  se  sont  instruites  que  fort  tard,  qu'elles  n'ont  été  occu- 
pées pendant  des  siècles  que  du  moment  présent  qui  coulait, 
très-peu  du  passé,  et  jamais  de  l'avenir.  J'ai  parcouru  cinq  ou  six 
cents  lieues  du  Canada,  je  n'y  ai  pas  trouvé  un  seul  monument  ; 
personne  n'y  sait  rien  de  ce  qu'a  fait  son  bisaïeul.  Ne  serait-ce 
pas  là  l'état  naturel  de  riiommc?  L'espèce  de  ce  continent-ci  me 
paraît  supérieure  à  celle  de  l'autre.  Elle  a  augmenté  son  être  de- 
puis plusieurs  siècles  par  les  arts  et  par  les  connaissances.  Est-ce 
parce  qu'elle  a  de  la  barbe  au  menton,  et  que  Dieu  a  refusé  la 
barbe  aux  Américains?  Je  ne  le  crois  pas  :  car  je  vois  que  les 
Chinois  n'ont  presque  point  de  barbe,  et  qu'ils  cultivent  les  arts 
depuis  plus  de  cinq  mille  années.  En  effet,  s'ils  ont  plus  de  quatre 
mille  ans  d'annales,  il  faut  hiou  (|uc  la  nation  ail  été  rassemblée 
et  florissante  depuis  plus  de  cinquante  siècles. 


CIIAI'ITRK    XI.  277 

((  Tne  chose  me  frappe  surtout  dans  cette  ancienne  histoire 
de  Ja  Chine,  c'est  que  presque  tout  y  est  vraisemblable  et  naturel. 
Je  l'admire  en  ce  qu'il  n'y  a  rien  de  merveillelix. 

((  Pourquoi  toutes  les  autres  nations  se  sont-elles  donné  des 
origines  fabuleuses?  Les  anciens  chroniqueurs  de  l'histoire  de 
France,  qui  ne  sont  pas  fort  anciens,  font  venir  les  Français  d'un 
Francus,  fils  d'Hector;  les  Romains  se  disaient  issus  d'un  Phry- 
gien, quoiqu'il  n'y  eût  pas  dans  leur  langue  un  seul  mot  qui  eût 
le  moindre  rapport  à  la  langue  de  Phrygie  ;  les  dieux  avaient 
habité  dix  mille  ans  en  Egypte,  et  les  diables,  en  Scythie,  où  ils 
avaient  engendré  les  Huns,  Je  ne  vois  avant  Thucydide  que  des 
romans  semblables  aux  Amadis,  et  beaucoup  moins  amusants. 
Ce  sont  partout  des  apparitions,  des  oracles,  des  prodiges,  des 
sortilèges,  des  métamorphoses,  des  songes  expliqués,  et  qui  font 
la  destinée  des  plus  grands  empires  et  des  plus  petits  États  :  ici 
des  bêtes  qui  parlent,  là  des  bêtes  qu'on  adore,  des  dieux  trans- 
formés en  hommes,  et  des  hommes  transformés  en  dieux.  Ah  ! 
s'il  nous  faut  des  fables,  que  ces  fables  soient  du  moins  l'emblème 
de  la  vérité!  J'aime  les  fables  des  philosophes,  je  ris  de  celles  des 
enfants,  et  je  hais  celles  des  imposteurs.  » 

Il  tomba  un  jour  sur  une  histoire  de  l'empereur  Justinien.  On 
y  lisait  que  des  apédeutes  '^  de  Constantinople  avaient  donné,  en 
très-mauvais  grec,  un  édit  contre  le  plus  grand  capitaine  du 
siècle  -,  parce  que  ce  héros  avait  prononcé  ces  paroles  dans  la 
chaleur  de  la  conversation  :  «  La  vérité  luit  de  sa  propre  lumière, 
et  on  n'éclaire  pas  les  esprits  avec  les  flammes  des  bûchers  ^  » 
Les  apédeutes  assurèrent  que  cette  proposition  était  hérétique, 
sentant  l'hérésie,  et  que  l'axiome  contraire  était  catholique,  uni- 
versel, et  grec  :  «  On  n'éclaire  les  esprits  qu'avec  la  flamme  des 
bûchers,  et  la  vérité  ne  saurait  luire  de  sa  propre  lumière.  »  Ces 
linostoles  '*  condamnèrent  ainsi  plusieurs  discours  du  capitaine, 
et  donnèrent  un  édit. 

«  Quoi!  s'écria  l'Ingénu,  des  édits  rendus  par  ces  gens-là! 

—  Ce  ne  sont  point  des  édits,  répliqua  Gordon,  ce  sont  des 
contredits  ^  dont  tout  le  monde  se  moquait  à  Constantinople,  et 

1.  Ignorants,  gens  sans  éducation. 

2.  La  faculté  de  théologie  de  Paris  avait  donné,  en  mauvais  latin,  une  censure 
du  Bélisaire  de  Alarmontel. 

3.  Phrase  textuelle  du  Bélisaire. 

4.  Couverts  de  longs  habits  de  lin  (tels  que  des  stirplis).  L'auteur  fait  ici  allu- 
sion à  la  censure  du  Bélisaire  de  Marmontel  par  la  Sorbonne. 

5.  L'édition  encadrée  de  1775  porte  :  contredits:  on  lit  de  même  dans  les  édi- 
tions de  Kehl.  Toutes  les  éditions  antérietu'es  à  1775  portent  :  contredits.  Mais 


278  L'INGÉNU. 

l'empereur  tout  le  premier  :  c'était  uu  sage  prince,  qui  avait  su 
réduire  les  apédeutes  linostoles  à  ne  pouvoir  faire  que  du  bien. 
Il  savait  que  ces  messieurs-là  et  plusieurs  autres  pastopliores  '■ 
avaient  lassé  de  contr'édits  la  patience  des  empereurs  ses  prédé- 
cesseurs en  matière  plus  grave. 

—  Il  fit  fort  bien,  dit  l'Ingénu  ;  ou  doit  soutenir  les  pasto- 
pliores et  les  contenir.  » 

Il  mit  par  écrit  beaucoup  d'autres  réflexions  qui  épouvantè- 
rent le  vieux  Gordon.  «  Quoi!  dit-il  en  lui-même,  j'ai  consumé 
cinquante  ans  à  m'instruire,  et  je  crains  de  ne  pouvoir  atteindre 
au  bon  sens  naturel  de  cet  enfant  presque  sauvage!  je  tremble 
d'avoir  laborieusement  fortifié  des  préjugés;  il  n'écoute  que  la 
simple  nature.  » 

Le  bonhomme  avait  quelques-uns  de  ces  petits  livres  de  cri- 
tique, de  ces  brochures  périodiques  où  des  hommes  incapables 
de  rien  produire  dénigrent  les  productions  des  autres,  où  les 
Visé-  insultent  aux  P»acine,  et  les  Faydit-'  aux  Fénelon.  L'Ingénu 
en  parcourut  quelques-uns.  «  Je  les  compare,  disait-il,  à  certains 
moucherons  qui  vont  déposer  leurs  œufs  dans  le  derrière  des 
plus  beaux  chevaux:  cela  ne  les  empêche  pas  de  courir,  »  A  peine 
les  deux  philosophes  daignèrent-ils  jeter  les  yeux  sur  ces  excré- 
ments de  la  littérature. 

Ils  lurent  bientôt  ensemble  les  éléments  de  l'astronomie  ; 
l'Ingénu  fit  venir  des  sphères  :  ce  grand  spectacle  le  ravissait. 
((  Qu'il  est  dur,  disait-il,  de  ne  commencer  à  connaître  le  ciel  que 
lorsqu'on  me  ravit  le  droit  de  le  contempler!  Jupiter  et  Saturne 
roulent  dans  ces  espaces  immenses  ;  des  millions  de  soleils  éclai- 
rent des  milliards  de  mondes  ;  et  dans  le  coin  de  terre  où  je  suis 
jeté,  il  se  trouve  des  êtres  qui  me  privent,  moi  être  voyant  et 
pensant,  de  tous  ces  mondes  où  ma  vue  pourrait  atteindre,  et 
de  celui  où  Dieu  m'a  fait  naître!  La  lumière  faite  pour  tout  l'uni- 
vers est  perdue  pour  moi.  On  ne  inc  la  cachait  pas  dans  rhorizou 
septentrional  où  j'ai  passé  mon  enfance  et  ma  jeunesse.  Sans 
vous,  mon  cher  Cordon,  je  serais  ici  dans  le  néant.  » 


on  ne  doit  pas  oublier  (|iii'  hcaiicfxip  (rouvragos  de  N'oUairc  ont  été  imprimés  eu 
pays  étrangers,  et  quelquefois  loin  des  yeux  do  l'auteur.  (  lî.) 

1.  Vélus  de  longues  ro])es  ou  manteaux. 

2.  Visé,  fondateur  du  Mercure  ijalcoil  eu  1072. 

3.  Auteur  de  la  Télémacliomanie. 


CHAPITRE    XII.  279 

CHAPITRE   XII. 

CE     OLE     L'INGÉNL     pense     DES     PIÈCES     DE     TIIÉATP.E. 

Le  jeune  Ingénu  ressemblait  à  un  de  ces  arbres  vigoureux  qui, 
nés  dans  un  sol  ingrat,  étendent  en  peu  de  temps  leurs  racines  et 
leurs  brandies  quand  ils  sont  transplantés  dans  un  terrain  favo- 
rable ;  et  il  était  bien  extraordinaire  qu'une  prison  fCit  ce  terrain. 

Parmi  les  livres  qui  occupaient  le  loisir  des  deux  captifs,  il  se 
trouva  des  poésies,  des  traductions  de  tragédies  grecques,  quel- 
ques pièces  du  tliéàtre  français.  Les  vers  qui  parlaient  d'amour 
portèrent  à  la  fois  dans  Fàme  de  Tlngénu  le  plaisir  et  la  douleur. 
Ils  lui  parlaient  tous  de  sa  cbère  Saint- Yves,  La  fable  des  deux 
Pigeons'  lui  perça  le  cœur;  il  était  bien  loin  de  pouvoir  revenir 
à  son  colombier. 

Alolière  l'eucliauta.  Il  lui  faisait  connaître  les  mœurs  de  Paris 
et  du  genre  humain.  «  A  laquelle  de  ses  comédies  donnez-vous 
la  préférence? 

—  Au  Tartuffe,  sans  difficulté. 

—  Je  pense  comme  vous,  dit  Gordon  ;  c'est  un  tartufe  qui  ma 
plongé  dans  ce  cachot,  et  peut-être  ce  sont  des  tartufes  qui  ont 
£ait  votre  malheur.  Comment  trouvez-vous  ces  tragédies  grecques? 

—  Bonnes  pour  des  Grecs,  dit  l'Ingénu.  »  Mais  quand  il  lut 
VIphigénie  moderne,  Phhlre,  Andromaque,  Athalie,  il  fut  en  extase, 
il  soupira,  il  versa  des  larmes,  il  les  sut  par  cœur  sans  avoir 
envie  de  les  apprendre. 

«  Lisez  Rodogunc,  lui  dit  Gordon  ;  on  dit  que  c'est  le  chef- 
d'œuvre  du  théâtre  ;  les  autres  pièces  qui  vous  ont  fait  tant  de 
plaisir  sont  peu  de  chose  en  comparaison.  »  Le  jeune  homme, 
dès  la  première  page,  lui  dit  :  «  Cela  n'est  pas  du  même  auteur. 

—  A  quoi  le  voyez-vous? 

—  .le  n'en  sais  rien  encore  ;  mais  ces  vers-là  ne  vont  ni  à 
mon  oreille  ni  à  mon  cœur. 

—  Oh!  ce  n'est  rien  que  les  vers»,  répliqua  Gordon. 
L'Ingénu  répondit:  «  Pourquoi  donc  en  faire?  » 

Après  avoir  lu  très-attentivement  la  pièce,  sans  autre  dessein 
que  celui  d'avoir  du  plaisir,  il  regardait  son  ami  avec  des  yeux 
secs  et  étonnés,  et  ne  savait  que  dire.  Enfin,  pressé  de  rendre 
compte  de  ce  qu'il  avait  senti,  voici  ce  qu'il  répondit:  <c  Je  n'ai 

1.  De  La  Fontaine 


280  L'INGÉNU. 

guère  entendu  le  commencement  ;  j'ai  été  révolté  du  milieu  ;  la 
dernière  scène  m'a  beaucoup  ému,  quoiqu'elle  me  paraisse  peu 
vraisemblable:  je  ne  me  suis  intéressé  pour  personne,  et  je  n'ai 
pas  retenu  vingt  vers,  moi  qui  les  retiens  tous  quand  ils  me 
plaisent, 

—  Cette  pièce  passe  pourtant  pour  la  meilleure  que  nous  ayons. 

—  Si  cela  est,  répliqua-t-il,  elle  est  peut-être  comme  bien  des 
gens  qui  ne  méritent  pas  leurs  places.  Après  tout,  c'est  ici  une 
atïaire  de  goût;  le  mien  ne  doit  pas  encore  être  formé:  je  peux 
me  tromper  ;  mais  vous  savez  que  je  suis  assez  accoutumé  à 
dire  ce  que  je  pense,  ou  plutôt  ce  que  je  sens.  Je  soupçonne 
qu'il  y  a  souvent  de  l'illusion,  de  la  mode,  du  caprice,  dans  les 
jugements  des  hommes.  J'ai  parlé  d'après  la  nature  ;  il  se  peut 
que  chez  moi  la  nature  soit  très-imparfaite  ;  mais  il  se  peut 
aussi  qu'elle  soit  quelquefois  peu  consultée  par  la  plupart  des 
hommes.  »  Alors  il  récita  des  vers  dUphigùnic,  dont  il  était  plein  ; 
et  quoiqu'il  ne  déclamât  pas  bien,  il  y  mit  tant  de  vérité  et 
d'onction  qu'il  fit  pleurer  le  vieux  janséniste.  Il  lut  ensuite  Ci//na^- 
il  ne  pleura  point,  mais  il  admira. 


CHAPITRE    XIII. 

LA     BELLE     SAINT-YVES     VA     A     VERSAILLES. 

Pendant  que  notre  infortuné  s'éclairait  plus  qu'il  ne  se  con- 
solait ;  pendant  que  son  génie,  étoufle  depuis  si  longtemps,  se 
déployait  avec  tant  de  rapidité  et  de  force;  pendant  que  la 
nature,  qui  se  perfectionnait  en  lui,  le  vengeait  des  outrages  de 
la  fortune,  que  devinrent  monsieur  le  prieur  et  sa  bonne  sœur, 
et  la  belle  recluse  Saint-Yves?  Le  premier  mois,  on  fut  inquiet, et 
au  troisième  on  fut  plongé  dans  la  douleur  :  les  fausses  conjec- 
tures, les  bruits  mal  fondés,  alarmèrent;  au  bout  de  six  mois,  on 
le  crut  mort.  Enfin  M.  et  AI"'^'  de  Kerkabon  apprirent,  par  une 
ancienne  lettre  qu'un  garde  du  roi  avait  écrite  en  Bretagne,  (luun 
jeune  homme  semblal)lc  à  l'Ingénu  était  arrivé  un  soir  à  \er- 
sailles,  mais  (ju'il  avait  été  enlevé  pendant  la  nuit,  et  que  depuis 
ce  temps  personne  n'en  avait  entendu  parler. 

«  Hélas!  dit  M"'  de  Kerkabon,  notre  neveu  aura  fait  quelque 
sottise,  et  se  sera  attiré  de  fâcheuses  affaires.  Il  est  jeune,  il  est 
Bas-l)reton,  il  ne  peut  savoir  comme  on  doit  se  comporter  à  la 
cour.  Mon  cher  frère,  je  n'ai  jamais  vu  Versailles  ni  Paris;  voici 


CHAPITRE    XIU.  281 

une  belle  occasion,  nous  retrouverons  peut-être  notre  pauvre 
neveu  :  c'est  le  fils  de  notre  frère  ;  notre  devoir  est  de  le  secourir. 
Qui  sait  si  nous  ne  pourrons  point  parvenir  enfin  à  le  faire  sous- 
diacre,  quand  la  fougue  de  la  jeunesse  sera  amortie?  Il  avait 
beaucoup  de  dispositions  pour  les  sciences.  Vous  souvenez-vous 
comme  il  raisonnait  sur  l'Ancien  et  sur  le  Nouveau  Testament? 
Nous  sommes  responsables  de  son  âme  ;  c'est  nous  qui  l'avons 
fait  baptiser;  sa  chère  maîtresse  Saint- Yves  passe  les  journées  à 
pleurer.  En  vérité  il  faut  aller  à  Paris.  S'il  est  caché  dans  quel- 
qu'une de  ces  vilaines  maisons  de  joie  dont  on  m'a  fait  tant  de 
récits,  nous  l'en  tirerons.  »  Le  prieur  fat  touché  des  discours  de 
sa  sœur.  Il  alla  trouver  l'évoque  de  Saint-Malo,  qui  avait  baptisé 
le  Huron,  et  lui  demanda  sa  protection  et  ses  conseils.  Le  prélat 
approuva  le  voyage.  Il  donna  au  prieur  des  lettres  de  recomman- 
dation pour  le  P.  de  La  Chaise,  confesseur  du  roi,  qui  avait  la 
première  dignité  du  royaume,  pour  Tarchevêque  de  Paris  Harlay, 
et  pour  révêque  de  .Meaux  Bossuet, 

Enfin  le  frère  et  la  sœur  partirent  ;  mais,  quand  ils  furent 
arrivés  à  Paris,  il  se  trouvèrent  égarés  comme  dans  un  vaste  laby- 
rinthe, sans  fil  et  sans  issue.  Leur  fortune  était  médiocre,  et  il 
leur  fallait  tous  les  jours  des  voitures  pour  aller  à  la  découverte, 
et  ils  ne  découvraient  rien. 

Le  prieur  se  présenta  chez  le  révérend  P.  de  La  Chaise  :  il  était 
avec  W""  du  Tron,  et  ne  pouvait  donner  audience  à  des  prieurs. 
Il  alla  à  la  porte  de  l'archevêque  :  le  prélat  ^  était  enfermé  avec  la 
belle  M'"'^  de  Lesdiguières  pour  les  alTaires  de  l'Église.  Il  courut 
à  la  maison  de  campagne  de  l'évêque  de  Meaux:  celui-ci  exami- 
nait, avec  M"'  de  Mauléon,  l'amour  mystique  de  M'"^  Guyon. 
Cependant  il  parvint  à  se  faire  entendre  de  ces  deux  prélats  ;  tous 
deux  lui  déclarèrent  qu'ils  ne  pouvaient  se  mêler  de  son  neveu, 
attendu  qu'il  n'était  pas  sous-diacre. 

Enfin  il  vit  le  jésuite  ;  celui-ci  le  reçut  à  bras  ouverts,  lui  pro- 
testa qu'il  avait  toujours  eu  pour  lui  une  estime  particulière,  ne 

1.  François  de  Harlay  de  Chanvalon,  archevêque  de  Paris  de  1G70  à  1695, 
refusa  la  sépulture  à  Molière,  fit  enfermer  M""^  Guj-on,  donna  la  bénédiction 
nuptiale  à  Louis  XIV  et  à  M'"''  de  Maintenon.  Il  était  connu  par  ses  aventures 
galantes.  Un  jour  qu'il  entrait  dans  un  salon  où  étaient  un  grand  nombre  de 
belles  dames,  il  dit  : 

Formosi  pecoris  custos  ; 

l'une  d'elles  acheva  le  vers  de  Virgile  en  ajoutant  : 

formosior  ipse.  (B.) 


282  L'INGENU. 

l'ayant  jamais  connu.  Il  jura  que  la  Société  avait  toujours  été 
attachée  aux  Bas- Bretons,  a  Mais,  dit-il,  votre  neveu  n'aurait-il 
pas  le  malheur  d'être  huguenot?  —  Non,  assurément,  mon  révé- 
rend père.  —  Serait-il  point  janséniste  ?  —  Je  puis  assurer  à  \  otre 
Révérence  qu'à  peine  est-il  chrétien  :  il  y  a  environ  onze  mois 
que  nous  l'avons  baptisé.  —  Voilà  qui  est  bien,  voilà  qui  est 
bien;  nous  aurons  soin  de  lui.  Votre  ])énérice  est-il  considérable  ? 

—  Oh  !  fort  peu  de  chose,  et  mon  neveu  nous  coûte  beaucoup. 

—  Y  a-t-il  quelques  jansénistes  dans  le  voisinage?  Prenez  bien 
garde,  mon  cher  monsieur  le  prieur,  il  sont  plus  dangereux  que 
les  liuguenots  et  les  athées,  —  Mon  révérend  père,  nous  n'en  avons 
point  ;  on  ne  'sait  ce  que  c'est  que  le  jansénisme  à  Notre-Dame 
de  la  Montagne.  —  Tant  mieux;  allez,  il  n'y  a  rien  que  je  ne 
lasse  pour  vous,  »  11  congédia  affectueusement  le  prieur,  et  n'y 
pensa  plus. 

Le  temps  s'écoulait,  le  prieur  et  la  bonne  sœur  se  désespé- 
raient. 

Cependant  le  maudit  bailli  pressait  le  mariage  de  son  grand 
benêt  de  fils  avec  la  belle  Saint-Vves,  qu'on  avait  fait  sortir  exprès 
du  couvent.  Elle  aimait  toujours  son  cher  filleul  autant  qu'elle 
détestait  le  mari  qu'on  lui  présentait.  L'affront  d'avoir  été  mise 
dans  un  couvent  augmentait  sa  passion  ;  l'ordre  d'épouser  le  fils 
du  bailli  y  mettait  le  comble.  Les  regrets,  la  tendresse,  et  l'hor- 
reur, bouleversaient  son  âme.  L'amour,  comme  on  sait,  est  bien 
plus  ingénieux  et  plus  hardi  dans  un  jeune  fille  que  l'amitié  ne 
l'est  dans  un  vieux  prieur  et  dans  une  tante  de  quarante-cinq  ans 
passés.  De  plus,  elle  s'était  bien  formée  dans  son  couvent  par  les 
romans  qu'elle  avait  lus  à  la  dérobée. 

La  belle  Saint-Yves  se  souvenait  de  la  lettre  qu'un  garde  du 
corps  avait  écrite  en  Basse-Bretagne,  et  dont  on  avait  parlé  dans 
la  province.  Elle  résolut  d'aller  elle-même  prendre  des  informa- 
tions à  Versailles  ;  de  se  jeter  aux  pieds  des  ministres,  si  son  mari 
était  eu  prison,  comme  on  le  disait,  et  d'obtenir  justice  pour  lui. 
Je  ne  sais  (juoi  l'avertissait  secrètement  qu'à  la  cour  on  ne  refuse 
rien  à  une  jolie  fille;  mais  elle  ne  savait  pas  ce  qu'il  en  coûtait. 

Sa  résolution  prise,  elle  est  consolée,  elle  est  tranciuille,  elle 
ne  rebute  plus  son  sot  prétendu  ;  elle  accueille  le  détestable  beau- 
père,  caresse  son  frère,  répand  l'allégresse  dans  la  maison  ;  puis, 
le  jour  destiné  à  la  cérémonie,  elle  part  secrètement  à  quatre 
heures  du  matin  avec  ses  petits  présents  de  noce,  et  tout  ce  qu'elle 
a  1)11  rassembler.  Ses  mesures  étaient  si  bien  prises  qu'elle  était 
déjà  à  plus  de  ilix  lieues  lors(ju'on  entra  dans  sa  chambre,  vers 


CHAPITRE    XIII.  283 

le  midi.  La  surprise  et  la  consternation  furent  grandes.  L'inter- 
rogant  bailli  fit  ce  jour-là  plus  de  questions  qu'il  n'en  avait  fait 
dans  toute  la  semaine;  le  mari  resta  plus  sot  qu'il  ne  Tavait 
jamais  été.  L'abbé  de  Saint-Yves,  en  colère,  prit  le  parti  de  courir 
après  sa  sœur.  Le  bailli  et  son  fils  voulurent  l'accompagner.  Ainsi 
la  destinée  conduisait  à  Paris  presque  tout  ce  canton  de  la  Basse- 
Bretagne. 

La  belle  Saint-Yves  se  doutait  bien  qu'on  la  suivrait.  Elle  était 
à  cheval;  elle  s'informait  adroitement  des  courriers  s'ils  n'avaient 
point  rencontré  un  gros  abbé,  un  énorme  bailli,  et  un  jeune 
benêt,  qui  couraient  sur  le  chemin  de  Paris.  Ayant  appris  au  troi- 
sième jour  qu'ils  n'étaient  pas  loin,  elle  prit  une  route  différente, 
et  eut  assez  d'habileté  et  de  bonheur  pour  arriver  à  Yersailles 
tandis  qu'on  la  cherchait  inutilement  dans  Paris, 

Mais  comment  se  conduire  à  Versailles?  Jeune,  belle,  sans 

conseil,  sans  appui,  inconnue,  exposée  à  tout,  comment  oser 

chercher  un  garde  du  roi?  Elle  imagina  de  s'adresser  à  un  jésuite 

du  bas  étage  ;  il  y  en  avait  pour  toutes  les  conditions  de  la  vie  : 

comme  Dieu,  disaient-ils,  a  donné  différentes  nourritures  aux 

diverses  espèces  d'animaux,  il  avait  donné  au  roi  son  confesseur, 

que  tous  les  solliciteurs  de  bénéfices  appelaient  le  chef  de  l'Église 

galUcanc;  ensuite  venaient  les  confesseurs   des  princesses;  les 

ministres  n'en  avaient  point  :  ils  n'étaient  pas  si  sots.  Il  y  avait 

les  jésuites  du  grand  commun,  et  surtout  les  jésuites  des  femmes 

de  chambre  par  lesquelles  on  savait  les  secrets  des  maîtresses  ;  et 

ce  n'était  pas  un  petit  emploi.  La  belle  Saint-Yves  s'adressa  à  un  de 

ces  derniers,  qui  s'appelait  le  P.  Tout-à-tous.  Elle  se  confessa  à  lui, 

lui  exposa  ses  aventures,  son  état,  son  danger,  et  le  conjura  de  la 

loger  chez  quelque  bonne  dévote  qui  la  mît  à  l'abri  des  tentations. 

Le  P.  Tout-à-tous  l'introduisit  chez  la  femme  d'un  officier  du 

gobelet,  l'une  de  ses  plus  affidées  pénitentes.  Dès  qu'elle  y  fut, 

elle  s'empressa  de  gagner  la  confiance  et  l'amitié  de  cette  femme  ; 

elle  s'informa  du  garde  breton,  et  le  fit  prier  de  venir  chez  elle. 

Ayant  su  de  lui  que  son  amant  avait  été  enlevé  après  avoir  parlé 

à  un  premier  commis,  elle  court  chez  ce  commis  :  la  vue  d'une 

belle  femme  l'adoucit,  car  il  faut  convenir  que  Dieu  n'a  créé  les 

femmes  que  pour  apprivoiser  les  hommes. 

Le  plumitif  attendri  lui  avoua  tout.  Votre  amant  est  à  la  Bas- 
tille depuis  près  d'un  an  ,  et  sans  vous  il  y  serait  peut-être  toute 
sa  vie.  La  tendre  Saint-Yves  s'évanouit.  Quand  elle  eut  repris  ses 
sens,  le  plumitif  lui  dit  :  «  Je  suis  sans  crédit  pour  faire  du  bien  ; 
tout  mon  pouvoir  se  borne  à  faire  du  mal  quelquefois.  Croyez- 


284  L'INGÉNU. 

moi,  allez  chez  M.  de  Saint-Pouange,  qui  fait  le  bien  et  le  mal, 
cousin  et  favori  de  monseigneur  de  Louvois.  Ce  ministre  a  deux 
âmes  :  M.  de  Saint-Pouange  en  est  une  ;  M"'«  Dufresnoy  S  l'autre; 
mais  elle  n'est  pas  à  présent  à  Versailles;  il  ne  vous  reste  que  de 
fléchir  le  protecteur  que  je  vous  indique.  » 

La  belle  Saint-Yves,  partagée  entre  un  peu  de  joie  et  d'extrêmes 
douleurs,  entre  quelque  espérance  et  de  tristes  craintes,  pour- 
suivie par  son  frère,  adorant  son  amant,  essuyant  ses  larmes  et 
en  versant  encore,  tremblante,  affaiblie,  et  reprenant  courage, 
courut  vite  chez  M.  de  Saint-Pouange. 


CHAPITRE    XIV. 

pROcr.Ès    DE    l'esprit    de    L'i.\GÉi\U. 

L'Ingénu  faisait  des  progrès  rapides  dans  les  sciences,  et  sur- 
tout dans  la  science  de  l'homme.  La  cause  du  développement 
rapide  de  son  esprit  était  due  à  son  éducation  sauvage  presque 
autant  qu'à  Ja  trempe  de  son  àme:  car,  n'ayant  rien  appris  dans 
son  enfance,  il  n'avait  point  appris  de  préjugés.  Sou  entendement, 
n'ayant  point  été  courbé  par  Terreur,  était  demeuré  dans  toute  sa 
rectitude.  Il  voyait  les  choses  comme  elles  sont,  au  lieu  que  les 
idées  qu'on  nous  donne  dans  l'enfance  nous  les  font  voir  toute 
notre  vie  comme  elles  ne  sont  point.  «  Vos  persécuteurs  sont  abomi- 
nables, disait-il  à  son  ami  Gordon.  Je  vous  plains  d'être  opprimé, 
mais  je  vous  plains  d'être  janséniste.  Toute  secte  me  paraît  le  rallie- 
ment de  l'erreur.  Dites-moi  s'il  y  a  des  sectes  en  géométrie? 

—  Non,  mon  cher  enfant,  lui  dit  en  soupirant  le  bon  Gordon; 
tous  les  hommes  sont  d'accord  sur  la  vérité  quand  elle  est  dé- 
montrée, mais  ils  sont  trop  partagés  sur  les  vérités  obscures. 

—  Dites  sur  les  faussetés  obscures.  S'il  y  avait  eu  une  seule 
vérité  cachée  dans  vos  amas  d'arguments  (ju'on  ressasse  depuis 
tant  de  siècles,  on  l'aurait  découverte  sans  doute;  et  l'univers 
aurait  été  d'accord  au  moins  sur  ce  point-là.  Si  cette  vérité  était 
nécessaire  comme  le  soleil  l'est  à  la  terre,  elle  serait  brillante 
comme  lui.  C'est  une  absurdité,  c'est  un  outrage  au  genre  hu- 
main, c'est  un  attentat  contre  l'Être  infini  et  suprême  de  dire  : 
Il  y  a  une  vérité  essentielle  à  l'homme,  et  Dieu  l'a  cachée.  »    ' 


1.  Dans  les  éditions  antérieures  aux  éditions  de  Kehl,  on    lit  :  «  Madame  du 
BcUoy.  »  (B.) 


CHAPITRE    XIV.  285 

Tout  ce  que  disait  ce  jeune  ignorant,  instruit  par  la  nature, 
faisait  une  impression  profonde  sur  l'esprit  du  vieux  savant  infor- 
tuné, «  Serait-il  bien  vrai,  s'écria-t-il ,  que  je  me  fusse  rendu 
malheureux  pour  des  chimères?  Je  suis  bien  plus  sûr  de  mou 
malheur  que  de  la  grâce  efficace.  J'ai  consumé  mes  jours  à  rai- 
sonner sur  la  liberté  de  Dieu  et  du  genre  humain  ;  mais  j'ai  perdu 
la  mienne;  ni  saint  Augustin  ni  saint  Prosper  ne  me  tireront  de 
l'abîme  où  je  suis.  » 

L'Ingénu,  livré  à  son  caractère,  dit  enfin  :  «  Voulez-vous  que 
je  vous  parle  avec  une  confiance  hardie?  Ceux  qui  se  font  persé- 
cuter pour  ces  vaines  disputes  de  l'école  me  semblent  peu  sages; 
ceux  qui  persécutent  me  paraissent  des  monstres.  » 

Les  deux  captifs  étaient  fort  d'accord  sur  l'injustice  de  leur 
captivité.  «  Je  suis  cent  fois  plus  à  plaindre  que  vous,  disait  l'In- 
génu ;  je  suis  né  libre  comme  l'air  ;  j'avais  deux  vies,  la  liberté  et 
l'objet  de  mon  amour  :  on  me  les  ôte.  Nous  voici  tous  deux  dans 
les  fers,  sans  en  savoir  la  raison  et  sans  pouvoir  la  demander. 
J'ai  vécu  Huron  vingt  ans  ;  on  dit  que  ce  sont  des  barbares,  parce 
qu'ils  se  vengent  de  leurs  ennemis  ;  mais  ils  n'ont  jamais  opprimé 
leurs  amis.  A  peine  ai-je  mis  le  pied  en  France,  que  j'ai  versé 
mon  sang  pour  elle;  j'ai  peut-être  sauvé  une  province,  et  pour 
récompense  je  suis  englouti  dans  ce  tombeau  des  vivants,  où  je 
serais  mort  de  rage  sans  vous.  Il  n'y  a  donc  point  de  lois  dans  ce 
pays?  On  condamne  les  hommes  sans  les  entendre!  Il  n'en  est 
pas  ainsi  en  Angleterre.  Ah!  ce  n'était  pas  contre  les  Anglais  que 
je  devais  me  battre.  »  Ainsi  sa  philosophie  naissante  ne  pouvait 
dompter  la  nature  outragée  dans  le  premier  de  ses  droits,  et  lais- 
sait un  libre  cours  à  sa  juste  colère. 

Son  compagnon  ne  le  contredit  point.  L'absence  augmente 
toujours  l'amour  qui  n'est  pas  satisfait,  et  la  philosophie  ne  le 
diminue  pas.  Il  parlait  aussi  souvent  de  sa  chère  Saint-Yves  que 
de  morale  et  de  métaphysique.  Plus  ses  sentiments  s'épuraient, 
et  plus  il  aimait.  11  lut  quelques  romans  nouveaux  ;  il  en  trouva 
peu  qui  lui  peignissent  la  situation  de  son  âme.  Il  sentait  que  son 
cœur  allait  toujours  au  delà  de  ce  qu'il  lisait.  «Ah!  disait-il, 
presque  tous  ces  auteurs-là  n'ont  que  de  l'esprit  et  de  l'art.  »  Enfin 
le  bon  prêtre  janséniste  devenait  insensiblement  le  confident  de 
sa  tendresse.  Il  ne  connaissait  l'amour  auparavant  que  comme  un 
péché  dont  ou  s'accuse  en  confession.  Il  apprit  à  le  connaître 
comme  un  sentiment  aussi  noble  que  tendre,  qui  peut  élever  l'àme 
autant  que  l'amollir,  et  produire  même  quelquefois  des  vertus. 
Enfin,  pour  dernier  prodige,  un  Huron  convertissait  un  janséniste. 


286  L'INGÉNU. 


CHAPITRE    XY. 

LA     DELLE     SAINT-YVES    RÉSISTE     A     DES     PROTOSITIONS    DÉLICATES. 

La  belle  Saint-Yves,  plus  tendre  encore  que  son  amant,  alla 
donc  chez  M.  de  Saint-Pouange,  accompagnée  de  l'amie  chez  qui 
elle  logeait,  toutes  deux  cachées  dans  leurs  coiffes.  La  première 
chose  qu'elle  vit  à  la  porte  ce  fut  Tabbé  de  Saint-Yves,  son  frère, 
qui  en  sortait.  Elle  fut  intimidée  ;  mais  la  dévote  amie  la  rassura. 
«  C'est  précisément  parce  qu'on  a  parlé  contre  vous  qu'il  faut 
que  vous  parliez.  Soyez  sûre  que  dans  ce  pays  les  accusateurs  ont 
toujours  raison  si  on  ne  se  hâte  de  les  confondre.  Votre  présence 
d'ailleurs,  ou  je  me  trompe  fort,  fera  plus  d'effet  que  les  paroles 
de  votre  frère.  » 

Pour  peu  qu'on  encourage  une  amante  passionnée,  elle  est 
intrépide.  La  Saint-Yves  se  présente  à  l'audience.  Sa  jeunesse,  ses 
charmes,  ses  yeux  tendres  mouillés  de  quelques  pleurs,  attirèrent 
tous  les  regards.  Chaque  courtisan  du  sous-ministre  oublia  un 
moment  l'idole  du  pouvoir  pour  contempler  celle  de  la  beauté. 
Le  Saint-Pouange  la  fit  entrer  dans  un  cabinet  ;  elle  parla  avec 
attendrissement  et  avec  grâce.  Saint-Pouange  se  sentit  touché. 
Elle  tremblait,  il  la  rassura.  «  Revenez  ce  soir,  lui  dit-il  ;  vos 
affaires  méritent  qu'on  y  pense  et  qu'on  en  parle  à  loisir  ;  il  y  a 
ici  trop  de  monde;  on  expédie  les  audiences  trop  rapidement:  il 
faut  que  je  vous  entretienne  à  fond  de  tout  ce  qui  vous  regarde.  » 
Ensuite,  ayant  fait  l'éloge  de  sa  beauté  et  de  ses  sentiments,  il  lui 
recommanda  de  venir  à  sept  heures  du  soir^. 

Elle  n'y  manqua  pas  ;  la  dévote  amie  l'accompagna  encore, 
mais  elle  se  tint  dans  le  salon,  et  lut  le  Pédagogue  dinlien-,  pen- 
dant que  le  Saint-Pouange  et  la  belle  Saint-Yves  étaient  dans 
l'arrièrc-cabiuet.  «  Croiriez-vous  bien,  mademoiselle,  lui  dit-il 
d'abord,  que  votre  frère  est  venu  me  demander  une  lettre  de 
cachet  contre  vous  ?  En  vérité  j'en  expédierais  plutôt  une  pour  le 

1.  Le  Saiiit-l'ouaiiKiJ  est  liistorifjiicmoiit.  ressomblant  ;  mais  sous  ses  traits,  il 
faut  voir  le  fameux  Saiiil-Floieiitin,  qui  avait  alors  la  police  dans  son  ministère. 
On  connaît  les  mœurs  et  les  abus  de  pouvoir  de  ce  favori  de  Louis  XV.  En  môme 
temps  que  Voltaire  publiait  VIn<jénu,  on  lançait  contre  le  niùme  homme  un  vigou- 
reux pamplilel  intitulé  les  Sabbalines  et  les  Flurenlines.  Le  premier  nom  faisait 
allusion  à  sa  maîtresse,  la  comtesse  de  Lanjjeac,  ci-devant  M""'  Sabbatin.  (G.  A.) 

2.  Ouvi'af^e  que  Voltaire  appelle  crrelleiil  livre  pour  les  sots  (voyez  tome  XVIII, 
page  548).  L'auteur  est  le  V.  Ouirmian. 


CIlAlMTKii    XV.  287 

renvoyer  en  Basse-Bretagne.  —  Hélas!  monsieur,  on  est  donc  bien 
libéral  de  lettres  de  cacliet  dans  vos  bureaux,  puisqu'on  en  vient 
solliciter  du  fond  du  royaume,  comme  des  pensions.  Je  suis  bien 
loin  d'en  demander  une  contre  mon  frère.  J'ai  beaucoup  à  me 
plaindre  de  lui,  mais  je  respecte  la  liberté  des  liommes;  je  demande 
celle  d'un  bomme  que  je  veux  épouser,  d'un  bomme  à  (jui  le  roi 
doit  la  conservation  d'une  province,  qui  peut  le  servir  utilement, 
et  qui  est  le  fils  d'un  officier  tué  à  son  service.  De  quoi  est-il 
accusé?  Comment  a  t-on  pu  le  traiter  si  cruellement  sans  l'en- 
tendre? » 

Alors  le  sous-ministre  lui  montra  la  lettre  du  jésuite  espion  et 
celle  du  perfide  bailli,  a  Quoi  :  il  y  a  de  pareils  monstres  sur  la 
terre!  et  on  veut  me  forcer  ainsi  à  épouser  le  fils  ridicule  d'un 
bomme  ridicule  et  mécbant  !  et  c'est  sur  de  pareils  avis  qu'on 
décide  ici  de  la  destinée  des  citoyens!  »  Elle  se  jeta  à  genoux,  elle 
demanda  avec  des  sanglots  la  liberté  du  brave  homme  qui  l'ado- 
rait. Ses  charmes  en  cet  état  parurent  dans  leur  plus  grand  avan- 
tage. Elle  était  si  belle  que  le  Saint-Pouange,  perdant  toute  honte, 
lui  insinua  quelle  réussirait  si  elle  commençait  par  lui  donner 
les  prémices  de  ce  qu'elle  réservait  à  son  amant,  La  Saint-Yves, 
épouvantée  et  confuse,  feignit  longtemps  de  ne  le  pas  entendre; 
il  fallut  s'expliquer  plus  clairement.  Un  mot  lâché  d'abord  avec 
retenue  en  produisait  un  plus  fort,  suivi  d'un  autre  plus  expressif. 
On  offrit  non-seulement  la  révocation  de  la  lettre  de  cachet,  mais 
des  récompenses,  de  l'argent,  des  honneurs,  des  établissements  ;  et 
plus  on  promettait,  plus  le  désir  de  n'être  pas  refusé  augmentait, 

La  Saint-Yves  pleurait,  elle  était  suffoquée,  à  demi  renversée 
sur  un  sofa,  croyant  à  peine  ce  qu'elle  voyait,  ce  qu'elle  enten- 
dait. Le  Saint-Pouange,  à  son  tour,  se  jeta  à  ses  genoux.  Il  n'était 
pas  sans  agréments,  et  aurait  pu  ne  pas  effaroucher  un  cœur 
moins  prévenu  :  mais  Saint-Yves  adorait  son  amant,  et  croyait 
que  c'était  un  crime  horrible  de  le  trahir  pour  le  servir.  Saint- 
Pouange  redoublait  les  prières  et  les  promesses  :  enfin  la  tête  lui 
tourna  au  point  qu'il  lui  déclara  que  c'était  le  seul  moyen  de 
tirer  de  sa  prison  l'homme  auquel  elle  prenait  un  intérêt  si  vio- 
lent et  si  tendre.  Cet  étrange  entretien  se  prolongeait,  La  dévote 
de  l'antichambre,  en  lisant  son  Pèdagoyue  chrétien,  disait  :  «  Mon 
Dieu  !  que  peuvent-ils  faire  là  depuis  deux  heures  ?  Jamais  monsei- 
gneur de  Saint-Pouange  n'a  donné  une  si  longue  audience:  peut- 
être  qu'il  a  tout  refusé  à  cette  pauvre  fille,  puisqu'elle  le  prie 
encore.  » 

Enfin  sa  compagne  sortit  de  l'arrière-cabinet,  tout  éperdue. 


288  L'INGÉNU. 

sans  pouvoir  parler,  réfléchissant  profondément  sur  le  caractère 
des  grands  et  des  demi-grands,  qui  sacrifient  si  légèrement  la 
liberté  des  hommes  et  l'honneur  des  femmes. 

Elle  ne  dit  pas  un  mot  pendant  tout  le  chemin.  Arrivée  chez 
l'amie,  elle  éclata,  elle  lui  conta  tout.  La  dévote  fit  de  grands 
signes  de  croix,  a  Ma  chère  amie,  il  faut  consulter  dès  demain  le 
P.  Tout-à-tous,  notre  directeur  ;  il  a  beaucoup  de  crédit  auprès  de 
M.  de  Saint-Pouange  ;  il  confesse  plusieurs  servantes  de  sa  mai- 
son ;  c'est  un  homme  pieux  et  accommodant,  qui  dirige  aussi  des 
femmes  de  qualité  :  abandonnez-vous  à  lui,  c'est  ainsi  que  j'en 
use;  je  m'en  suis  toujours  bien  trouvée.  Nous  autres,  pauvres 
femmes,  nous  avons  besoin  d'être  conduites  par  un  homme. 
—  Eh  bien  donc!  ma  chère  amie,  j'irai  trouver  demain  le 
P.  Tout-à-tous.  » 

CHAPITRE    XVI. 

ELLE     CONSLLTE     UN    JÉSUITE. 

Dès  que  la  belle  et  désolée  Saint-Vves  fut  avec  son  bon  confes- 
seur, elle  lui  confia  qu'un  homme  puissant  et  voluptueux  lui 
proposait  de  faire  sortir  de  prison  celui  qu'elle  devait  épouser 
légitimement,  et  qu'il  demandait  un  grand  prix  de  son  service  ; 
qu'elle  avait  une  répugnance  horrible  pour  une  telle  infidélité,  et 
que,  s'il  ne  s'agissait  que  de  sa  propre  vie,  elle  la  sacrifierait  plu- 
tôt que  de  succomber. 

«  Voilà  un  abominable  pécheur!  lui  dit  le  P.  Tout-à-tous.  Vous 
devriez  bien  me  dire  le  nom  de  ce  vilain  homme  :  c'est  à  coup  sûr 
quelque  janséniste  ;  je  le  dénoncerai  à  sa  révérence  le  P.  de  La 
Chaise,  qui  le  fera  mettre  dans  le  gîte  où  est  à  présent  la  chère 
personne  que  vous  devez  épouser.  » 

La  pauvre  fille,  après  un  long  embarras  et  de  grandes  irréso- 
lutions, lui  nomma  enfin  Saiul-Pouange. 

«  Monseigneur  de  Saiul-Pouange!  s'écria  le  jésuite;  ah!  ma 
fille,  c'est  tout  autre  chose  ;  il  est  cousin  du  plus  grand  ministre 
que  nous  ayons  jamais  eu,  homme  de  bien,  protecteur  de  la 
bonne  cause,  bon  chrétien  ;  il  ne  peut  avoir  eu  une  telle  pensée; 
il  faut  que  vous  ayez  mal  entendu.  —  Ah!  mon  père,  je  n'ai 
entendu  que  trop  bien  ;  je  suis  ])erdue,  quoi  que  je  fasse  :  je  n'ai 
que  le  choix  du  malheur  et  de  la  honte  :  il  faut  que  mon  amant 
reste  enseveli  tout  vivant,  ou  que  je  me  rende  indigne  de  vivre. 
Je  ne  puis  le  laisser  i)érir,  et  je  ne  puis  le  sauver.  » 


CHAPITRE    X\  I.  289 

Le  P.  ïout-à-tous  tâcha  de  la  calmer  par  ces  douces  paroles  : 

<(  Premièrement,  ma  fille,  ne  dites  jamais  ce  mot  mon  amant  ; 
il  y  a  quelque  chose  de  mondain  qui  pourrait  offenser  Dieu  : 
dites  mon  mari;  car,  bien  qu'il  ne  le  soit  pas  encore,  vous  le 
regardez  comme  tel  ;  et  rien  n'est  plus  honnête. 

«  Secondement,  bien  qu'il  soit  votre  époux  en  idée,  en  espé- 
rance, il  ne  l'est  pas  eu  effet  :  ainsi  vous  ne  commettriez  pas  un 
adultère,  péché  énorme  qu'il  faut  toujours  éviter  autant  qu'il  est 
possible. 

«  Troisièmement,  les  actions  ne  sont  pas  d'une  malice  de 
coulpe  quand  l'intention  est  pure,  et  rien  n'est  plus  pur  que  de 
délivrer  votre  mari. 

«  Quatrièmement,  vous  avez  des  exemples  dans  la  sainte  anti- 
quité, qui  peuvent  merveilleusement  servir  à  votre  conduite.  Saint 
Augustin  rapporte^  que  sous  le  proconsulat  de  Septimius  Acyn- 
dinus-,  en  l'an  340  de  notre  salut,  un  pauvre  homme,  ne  pouvant 
payer  à  César  ce  qui  appartenait  à  César,  fut  condamné  à  la  mort, 
comme  il  est  juste,  malgré  la  maxime  :  Où  il  n'y  a  rien  le  roi  perd 
ses  droits.  Il  s'agissait  d'une  livre  d'or  ;  le  condamné  avait  une 
femme  en  qui  Dieu  avait  mis  la  beauté  et  la  prudence.  Un  vieux 
richard  promit  de  donner  une  livre  d'or,  et  même  plus,  à  la  dame, 
à  condition  qu'il  commettrait  avec  elle  le  péché  immonde.  La 
dame  ne  crut  point  faire  mal  en  sauvant  son  mari.  Saint  Augustin 
approuve  fort  sa  généreuse  résignation.  Il  est  vrai  que  le  vieux 
richard  la  trompa,  et  peut-être  même  son  mari  n'en  fut  pas 
moins  pendu  ;  mais  elle  avait  fait  tout  ce  qui  était  en  elle  pour 
sauver  sa  vie. 

«  Soyez  sûre,  ma  fille,  que  quand  un  jésuite  vous  cite  saint 
Augustin,  il  faut  que  ce  saint  ait  pleinement  raison.  Je  ne  vous 
conseille  rien,  vous  êtes  sage  ;  il  est  à  présumer  que  vous  serez 
utile  à  votre  mari.  Monseigneur  de  Saint-Pouange  est  un  honnête 
homme,  il  ne  vous  trompera  pas  :  c'est  tout  ce  que  je  puis  vous 
dire;  je  prierai  Dieu  pour  vous,  et  j'espère  que  tout  se  passera  à 
sa  plus  grande  gloire.  » 

La  belle  Saint- Yves,  non  moins  effrayée  des  discours  du 
jésaite  que  des  propositions  du  sous-ministre,  s'en  retourna 
éperdue  chez  son  amie.  Elle  était  tentée  de  se  délivrer,  par  la 
mort,  de  l'hon-eur  de  laisser  dans  une  captivité  affreuse  l'amant 
qu'elle  adorait,  et  de  la  honte  de  le  délivrer  au  prix  de  ce  qu'elle 

t.  C'est  le  conte  de  Cosi-Sancta,  que  nous  avens  donné  précédemment,  page  ^0 
2.  Voyez,  dans  le  Dictionnaire  de  Baijle,  Tarticle  Acï.ndi.\ps. 


21.   —   RoilANS. 


19 


290  L'INGÉNU. 

avait  de  plus  cher,  et  qui  ne  devait  appartenir  qu'à  cet  amant 
infortuné. 


CHAPITRE  XYII. 

ELLE      SLCCOMBE      PAIi      VERTU. 

Elle  priait  son  amie  de  la  tuer;  mais  cette  femme,  non  moins 
indulgente  que  le  jésuite,  lui  parla  plus  clairement  encore. 
«  Hélas!  dit-elle,  les  affaires  ne  se  fout  guère  autrement  dans  cette 
cour  si  aimable,  si  galante,  si  renommée.  Les  places  les  plus  mé- 
diocres et  les  plus  considérables  n'ont  souvent  été  données  qu'au 
prix  qu'on  exige  de  vous.  Écoutez,  vous  m'avez  inspiré  de  l'amitié 
et  de  la  confiance  ;  je  vous  avouerai  que  si  j'avais  été  aussi  diffi- 
cile que  vous  l'êtes,  mon  mari  ne  jouirait  pas  du  petit  poste  qui 
le  fait  vivre  ;  il  le  sait,  et  loin  d'en  être  fàclié,  il  voit  en  moi  sa 
bienfaitrice,  et  il  se  regarde  comme  ma  créature.  Pensez-vous  que 
tous  ceux  qui  ont  été  à  la  tête  des  provinces,  ou  même  des  armées, 
aient  dû  leurs  honneurs  et  leur  fortune  à  leurs  seuls  services  ?  Il 
eu  est  qui  en  sont  redevables  à  mesdames  leurs  femmes.  Les 
dignités  de  la  guerre  ont  été  sollicitées  par  l'amour,  et  la  place  a 
été  donnée  au  mari  de  la  plus  belle, 

«  Vous  êtes  dans  une  situation  bien  plus  intéressante:  il  s'agit 
de  rendre  votre  amant  au  jour  et  de  l'épouser;  c'est  un  devoir 
sacré  qu'il  vous  faut  remplir.  On  n'a  point  blâmé  les  belles  et 
grandes  dames  dont  je  vous  parle  ;  on  vous  applaudira,  on  dira 
que  vous  ne  vous  êtes  permis  une  faiblesse  que  par  un  excès  de 
vertu. 

—  Ah!  quelle  vertu!  s'écria  la  belle  Saint-Yves  ;  quel  laby- 
rinthe d'iniquités!  quel  pays!  et  que  j'apprends  à  connaître  les 
hommes  !  Un  P,  de  La  Chaise  et  un  bailli  ridicule  font  mettre  mon 
amant  eu  prison,  ma  famille  me  persécute,  on  ne  me  tend  la  main 
dans  mon  désastre  que  pour  me  déshonorer.  Un  jésuite  a  perdu 
un  brave  homme,  un  autre  jésuite  veut  me  perdre;  je  ne  suis 
entourée  que  de  pièges,  et  je  touche  au  moment  de  tomber 
dans  la  misère.  11  faut  que  je  me  tue,  ou  que  je  parle  au  roi ,  je 
me  jetterai  à  ses  pieds  sur  son  passage,  quand  il  ira  ;'»  ia  messe 
ou  à  la  comédie. 

—  On  ne  vous  laissera  pas  approcher,  lui  dit  sa  bonne  amie; 
et  si  vous  aviez  le  malheur  de  parler,  mous  de  Louvoiset  le  révé- 
rend P.  de  La  Chaise  pourraient  vous  enterrer  dans  le  fond  d'un 
couvent  pour  le  reste  de  vos  jours.  » 


CIIAPIÏRI'    XVin.  291 

Taudis  que  celte  brave  pcrsouue  augmcutait  ainsi  les  per- 
plexités de  cette  âme  désespérée,  et  enfonçait  le  poignard  dans 
son  cœur,  arrive  un  exprès  de  M.  de  Saint-Pouange  avec  une 
lettre  et  deux  beaux  pendants  d'oreilles.  Sainl-\vcs  rejeta  le  tout 
en  pleurant;  mais  l'amie  s'en  chargea. 

Dès  que  le  messager  fut  parti,  la  confidente  lit  la  lettre  dans 
laquelle  on  propose  un  petit  souper  aux  deux  amies  pour  le  soir. 
Saint-Yves  jure  qu'elle  n'ira  point.  La  dévote  veut  lui  essayer  les 
deux  boucles  de  diamants.  Saint-Yves  ne  le  put  souffrir.  Elle 
combattit  la  journée  entière.  Enfin,  n'ayant  en  vue  que  son  amant, 
vaincue,  entraînée,  ne  sachant  où  on  la  mène,  elle  se  laisse  con- 
duire au  souper  fatal.  Rien  n'avait  pu  la  déterminer  à  se  parer 
des  pendants  d'oreilles  ;  la  confidente  les  apporta,  elle  les  lui 
ajusta  malgré  elle  avant  qu'on  se  mît  à  table.  Saint-Y>es  était  si 
confuse,  si  troublée,  qu'elle  se  laissait  tourmenter  ;  et  le  patron 
en  tirait  un  augure  très-favorable.  Vers  la  fin  du  repas,  la  confi- 
dente se  retira  discrètement.  Le  patron  montra  alors  la  révoca- 
tion de  la  lettre  de  cachet,  le  brevet  d'une  gratification  considé- 
rable, celui  d'une  compagnie,  et  n'épargna  pas  les  promesses. 
«  Ah!  lui  dit  Saint-Yves,  que  je  vous  aimerais  si  vous  ne  vouliez 
pas  être  tant  aimé!  » 

Enfin,  après  une  longue  résistance,  après  des  sanglots,  des 
cris,  des  larmes,  afi"aiblie  du  combat,  éperdue,  languissante,  il 
fallut  se  rendre.  Elle  n'eut  d'autre  ressource  que  de  se  promettre 
de  ne  penser  qu'à  l'Ingénu,  tandis  que  le  cruel  jouirait  impitoya- 
blement de  la  nécessité  où  elle  était  réduite. 


CHAPITRE    XYIIl. 

ELLE     DÉLIVr.E    SON    AMANT    ET    IN    JANSÉNISTE. 

Au  point  du  jour  elle  vole  à  Paris,  munie  de  l'ordre  du 
ministre.  Il  est  difficile  de  peindre  ce  qui  se  passait  dans  son 
cœur  pendant  ce  voyage.  Qu'on  imagine  une  âme  vertueuse  et 
noble,  humiliée  de  son  opprobre,  enivrée  de  tendresse,  déchirée 
des  remords  d'avoir  trahi  son  amant,  pénétrée  du  plaisir  de  déli- 
vrer ce  qu'elle  adore  !  Ses  amertumes,  ses  combats,  son  succès, 
partageaient  toutes  ses  réflexions.  Ce  n'était  plus  cette  fille  simple 
dont  une  éducation  provinciale  avait  rétréci  les  idées.  L'amour 
et  le  malheur  l'avaient  formée.  Le  sentiment  avait  fait  autant  de 
progrès  en  elle  que  la  raison  en  avait  fait  dans  l'esprit  de  son 


292  L'INGÉNU. 

amant  infortuné.  Les  filles  apprennent  à  sentir  plus  aisément 
que  les  hommes  n'apprennent  à  penser.  Son  aventure  était  plus 
instructive  que  quatre  ans  de  couvent. 

Son  habit  était  d'une  simplicité  extrême.  Elle  voyait  avec 
horreur  les  ajustements  sous  lesquels  elle  avait  paru  devant  son 
funeste  bienfaiteur;  elle  avait  laissé  ses  boucles  de  diamants  à  sa 
compagne  sans  même  les  regarder.  Confuse  et  charmée,  idolâtre 
de  l'Ingénu,  et  se  haïssant  elle-même,  elle  arrive  enfin  à  la  porte 
de 

...cet  affreux  château,  palais  de  la  vengeance, 
(lui  renferme  souvent  le  crime  et  l'innocence  '. 

Quand  il  fallut  descendre  du  carrosse,  les  forces  lui  manquè- 
rent; on  l'aida  ;  elle  entra,  le  cœur  palpitant,  les  yeux  humides, 
le  front  consterné.  On  la  présente  au  gouverneur;  elle  veut  lui 
parler,  sa  voix  expire;  elle  montre  son  ordre  en  articulant  à 
peine  quelques  paroles.  Le  gouverneur  aimait  son  prisonnier;  il 
fut  très-aise  de  sa  délivrance.  Son  cœur  n'était  pas  endurci 
comme  celui  de  quelques  honorables  geôliers  ses  confrères,  qui, 
ne  pensant  qu'à  la  rétribution  attachée  à  la  garde  de  leurs  cap- 
tifs, fondant  leurs  revenus  sur  leurs  victimes,  et  vivant  du 
malheur  d'autrui,  se  faisaient  en  secret  une  joie  affreuse  des 
larmes  des  infortunés. 

11  fait  venir  le  prisonnier  dans  son  appartement.  Les  deux 
amants  se  voient,  et  tous  deux  s'évanouissent.  La  belle  Saint-Yves 
resta  longtemps  sans  mouvement  et  sans  vie  :  l'autre  rappela 
bientôt  son  courage.  <(  C'est  apparemment  lu  madame  votre  femme, 
lui  dit  le  gouverneur;  vous  ne  m'aviez  point  dit  que  vous  fussiez 
marié.  On  me  mande  que  c'est  à  ses  soins  généreux  que  vous 
devez  votre  délivrance.  —  Ah!  je  ne  suis  pas  digne  d'être  sa 
femme,  »  dit  la  Tjelle  Saint-Yves  d'une  voix  tremblante;  et  elle 
retomba  encore  en  faiblesse. 

Quand  elle  eut  repris  ses  sens,  elle  présenta,  toujours  trem- 
blante, le  brevet  de  la  gratification,  et  la  promesse  par  écrit  d'une 
compagnie.  L'ingénu,  aussi  étonné  qu'attendri,  s'éveillait  d'un 
songe  pour  retomber  dans  un  autre.  «  Pourquoi  ai-je  été  renfermé 
ici?  comment  avez-vous  pu  m'en  tirer?  où  sont  les  monstres  qui 
m'y  ont  plongé?  Vous  êtes  une  divinité  qui  descendez  du  ciel  à 
mon  secours.  » 

La  belle  Saint-Yves  baissait  la  vue,  regardait  son  amant,  rou- 

1.  IJcnriadc,  cliaiit  IV,  vers  i.JO-57. 


CHAPITRE    XVIII.  293 

gissait,  et  détournait,  le  moment  d'après,  ses  yeux  mouillés  de 
pleurs.  Elle  lui  apprit  enfin  tout  ce  qu'elle  savait,  et  tout  ce 
qu'elle  avait  éprouvé,  excepté  ce  qu'elle  aurait  voulu  se  cacher 
pour  jamais,  et  ce  qu'un  autre  que  l'Ingénu,  plus  accoutumé  au 
monde  et  plus  instruit  des  usages  de  la  cour,  aurait  deviné  faci- 
lement. 

((  Est-il  possible  qu'un  misérable  comme  ce  bailli  ait  eu  le 
pouvoir  de  me  ravir  ma  liberté  ?  Ah!  je  vois  bien  qu'il  en  est  des 
hommes  comme  des  plus  vils  animaux;  tous  peuvent  nuire.  Mais 
est-il  possible  qu'un  moine,  un  jésuite  confesseur  du  roi,  ait 
contribué  à  mon  infortune  autant  que  ce  bailli,  sans  que  je 
puisse  imaginer  sous  quel  prétexte  ce  détestable  fripon  m'a  per- 
sécuté? M'a-t-il  fait  passer  pour  un  janséniste?  Enfin,  comment 
vous  êtes-vous  souvenue  de  moi?  je  ne  le  méritais  pas,  je  n'étais 
alors  qu'un  sauvage.  Quoi!  vous  avez  pu,  sans  conseil,  sans 
secours,  entreprendre  le  voyage  de  Versailles!  Vous  y  avez  paru, 
et  on  a  brisé  mes  fers  !  Il  est  donc  dans  la  beauté  et  dans  la  vertu 
un  charme  invincible  qui  fait  tomber  les  portes  de  fer,  et  qui 
amollit  les  cœurs  de  bronze  !  » 

A  ce  mot  de  vertu,  des  sanglots  échappèrent  à  la  belle  Saint- 
Yves.  Elle  ne  savait  pas  combien  elle  était  vertueuse  dans  le 
crime  qu'elle  se  reprochait. 

Son  amant  continua  ainsi  :  «  Ange,  qui  avez  rompu  mes  liens, 
si  vous  avez  eu  (ce  queje  ne  comprends  pas  encore)  assez  de  cré- 
dit pour  me  faire  rendre  justice,  faites-la  donc  rendre  aussi  à  un 
vieillard  qui  m'a  le  premier  appris  à  penser,  comme  vous  m'avez 
appris  à  aimer,  La  calamité  nous  a  unis;  je  l'aime  comme  un 
père,  je  ne  peux  vivre  ni  sans  vous  ni  sans  lui. 

—  Moi!  queje  sollicite  le  même  homme  qui,... 

—  Oui,  je  veux  tout  vous  devoir,  et  je  ne  veux  devoir  jamais 
rien  qu'à  vous  :  écrivez  à  cet  homme  puissant,  comblez -moi 
de  vos  bienfaits,  achevez  ce  que  vous  avez  commencé,  achevez 
vos  prodiges.  »  Elle  sentait  qu'elle  devait  faire  tout  ce  que  son 
amant  exigeait:  elle  voulut  écrire,  sa  main  ne  pouvait  obéir.  Elle 
recommença  trois  fois  sa  lettre,  la  déchira  trois  fois  ;  elle  écrivit 
enfin,  et  les  deux  amants  sortirent  après  avoir  embrassé  le  vieux 
martyr  de  la  grâce  efficace. 

L'heureuse  et  désolée  Saint-Yves  savait  dans  quelle  maison 
logeait  son  frère;  elle  y  alla  ;  son  amant  prit  un  appartement 
dans  la  même  maison. 

A  peine  y  furent-ils  arrivés  que  son  protecteur  lui  envoya 
l'ordre  de  l'élargissement  du  bonhomme  Gordon,  et  lui  demanda 


294  U  INGÉNU. 

un  rendez-vous  pour  ie  lendemain.  Ainsi,  à  chaque  action  hon- 
nête et  généreuse  qu'elle  faisait,  son  déshonneur  en  était  le  prix. 
Elle  regardait  avec  exécration  cet  usage  de  vendre  le  malheur  et 
le  bonheur  des  hommes.  Elle  donna  l'ordre  de  l'élargissement  à 
son  amant,  et  refusa  ie  rendez-vous  d'un  bienfaiteur  qu'elle  ne 
pouvait  plus  voir  sans  expirer  de  douleur  et  de  honte.  L'Ingénu 
ne  pouvait  se  séparer  d'elle  que  pour  aller  délivrer  un  ami  :  il  y 
vola.  Il  remplit  ce  devoir  en  réfléchissant  sur  les  étranges  événe- 
ments de  ce  monde,  et  en  admirant  la  vertu  courageuse  d'une 
jeune  fille  à  qui  deux  infortunés  devaient  plus  que  la  vie. 


CHAPITRE   XIX. 

l'ingénu,     la    celle    SAINT-YVES,     ET    LEURS    PARENTS,     SONT    RASSEMBLÉS. 

La  généreuse  et  respectable  infidèle  était  avec  son  frère  l'abbé 
de  Saint-Yves,  le  bon  prieur  de  la  Montagne,  et  la  dame  de  Ker- 
kabon.  Tous  étaient  également  étonnés  ;  mais  leur  situation  et 
leurs  sentiments  étaient  bien  difi"érents.  L'abbé  de  Saint-Yves 
pleurait  ses  torts  aux  pieds  de  sa  sœur,  qui  lui  pardonnait.  Le 
prieur  et  sa  tendre  sœur  pleuraient  aussi,  mais  de  joie;  le  vilain 
bailli  et  son  insupportable  fils  ne  troublaient  point  cette  scène 
touchante.  Ils  étaient  partis  au  premier  bruit  de  l'élargissement 
de  leur  ennemi;  ils  couraient  ensevelir  dans  leur  province  leur 
sottise  et  leur  crainte. 

Les  quatre  personnages,  agités  de  cent  mouvements  divers, 
attendaient  que  le  jeune  homme  revint  avec  l'ami  qu'il  devait 
délivrer.  L'abJjé  de  Saint-Yves  n'osait  lever  les  yeux  devant  sa 
sœur  ;  la  bonne  Kerkabon  disait  :  «  Je  reverrai  donc  mon  cher 
neveu!  —  Vous  le  reverrez,  dit  la  charmante  Saint-Y^^es,  mais  ce 
n'est  plus  le  même  homme;  son  maintien,  son  ton,  ses  idées,  son 
esprit,  tout  est  changé.  Il  est  devenu  aussi  respectable  quil  était 
naïf  et  étranger  ù  tout.  Il  sera  l'honneur  et  la  consolation  de 
votre  famille  ;  que  ne  puis-je  être  aussi  le  bonheur  delà  mienne! 
—  Vous  n'êtes  point  non  plus  la  même,  dit  le  prieur;  que  vous 
est-il  donc  arrivé  qui  ait  fait  en  vous  un  si  grand  changement?» 

Au  milieu  de  cette  conversation  l'Ingénu  arrive,  tenant  par  la 
main  son  janséniste.  La  scène  alors  devint  plus  neuve  et  plus 
intéressante.  Elle  commença  par  les  tendres  embrassements  de 
l'oncle  et  de  la  tante.  L'abbé  de  Saint-Yves  se  mettait  presque  aux 
genoux  de  l'ingénu,  qui  n'était  plus  l'ingénu.  Les  deux  amants 


CHAI'ITIU-    XIX.  295 

se  parlaient  par  des  regards  qui  exprimaient  tons  les  sentiments 
dont  ils  étaient  pénétrés.  On  voyait  éclater  la  satisfaction,  la  re- 
connaissance, sur  le  front  de  l'un  ;  l'embarras  était  peint  dans  les 
yeux  tendres  et  un  peu  égarés  de  l'autre.  On  était  étonné  qu'elle 
mêlât  de  la  douleur  à  tant  de  joie. 

Le  vieux  Gordon  devint  en  peu  de  moments  cher  à  toute  la 
famille.  Il  avait  été  malheureux  avec  le  jeune  prisonnier,  et  c'é- 
tait un  grand  titre.  Il  devait  sa  délivrance  aux  deux  amants,  cela 
seul  le  réconciliait  avec  l'amour;  l'àpreté  de  ses  anciennes  opi- 
nions sortait  de  son  cœur  :  il  était  changé  en  homme,  ainsi  que 
le  Huron.  Chacun  raconta  ses  aventures  avant  le  souper.  Les 
deux  abbés,  la  tante,  écoutaient  comme  des  enfants  qui  entendent 
des  histoires  de  revenants,  et  comme  des  hommes  qui  s'intéres- 
saient tous  à  tant  de  désastres.  «  Hélas!  dit  Gordon,  il  y  a  peut- 
être  plus  de  cinq  cents  personnes  vertueuses  qui  sont  à  présent 
dans  les  mêmes  fers  que  M''«  de  Saint-Yves  a  brisés  :  leurs  mal- 
heurs sont  inconnus.  On  trouve  assez  de  mains  qui  frappent  sur 
la  foule  des  malheureux,  et  rarement  une  secourable.  »  Cette  ré- 
flexion si  vraie  augmentait  sa  sensibilité  et  sa  reconnaissance  : 
tout  redoublait  le  triomphe  de  la  belle  Saint- Yves  :  on  admirait 
la  grandeur  et  la  fermeté  de  son  âme.  L'admiration  était  mêlée 
de  ce  respect  qu'on  sent  malgré  soi  pour  une  personne  qu'on 
croit  avoir  du  crédit  à  la  cour.  Mais  l'abbé  de  Saint-Yves  disait 
quelquefois  :  «  Comment  ma  sœur  a-t-elle  pu  faire  pour  obtenir 
sitôt  ce  crédit?  » 

On  allait  se  mettre  à  table  de  très-bonne  heure  :  voilà  que  la 
bonne  amie  de  Versailles  arrive,  sans  rien  savoir  de  tout  ce  qui 
s'était  passé  ;  elle  était  en  carrosse  à  six  chevaux,  et  on  voit  bien 
à  qui  appartient  l'équipage.  Elle  entre  avec  l'air  imposant  d'une 
personne  de  cour  qui  a  de  grandes  affaires,  salue  très-légèrement 
la  compagnie,  et  tirant  la  belle  Saint-Yves  à  l'écart  :  «  Pourquoi 
vous  faire  tant  attendre?  Suivez-moi;  voilà  vos  diamants  que  vous 
aviez  oubliés.  »  Elle  ne  put  dire  ces  paroles  si  bas  que  l'Ingénu 
ne  les  entendît  :  il  vit  les  diamants  ;  le  frère  fut  interdit  ;  l'oncle 
et  la  tante  n'éprouvèrent  qu'une  surprise  de  bonnes  gens  qui  n'a- 
vaient jamais  vu  une  telle  magnificence.  Le  jeune  homme,  qui 
s'était  formé  par  un  an  de  réflexions,  en  fit  malgré  lui,  et  parut 
troublé  un  moment.  Son  amante  s'en  aperçut;  une  pâleur  mor- 
telle se  répandit  sur  son  beau  visage,  un  frisson  la  saisit,  elle  se 
soutenait  à  peine.  «  Ah!  madame,  dit-elle  à  la  fatale  amie,  vous 
m'avez  perdue!  vous  me  donnez  la  mort!  »  Ces  paroles  percèrent 
le  cœur  de  l'Ingénu  ;  mais  il  avait  déjà  appris  à  se  posséder  ;  il  ne 


296  L'INGÉNU. 

les  releva  point,  de  peur  d'inquiéter  sa  maîtresse  devant  son  frère; 
mais  il  pâlit  comme  elle. 

Saint-Yves,  éperdue  de  l'altération  qu'elle  apercevait  sur  le 
visage  de  son  amant,  entraîne  cette  femme  hors  de  la  chambre 
dans  un  petit  passage,  jette  les  diamants  à  terre  devant  elle. 
«  Ah  !  ce  ne  sont  pas  eux  qui  m'ont  séduite,  vous  le  savez  ;  mais 
celui  qui  les  a  donnés  ne  me  reverra  jamais.  »  L'amie  les  ramas- 
sait, et  Saint-Yves  ajoutait  :  «  Qu'il  les  reprenne  ou  qu'il  vous  les 
donne;  allez,  ne  me  rendez  plus  honteuse  de  moi-même.  »  L'am- 
hassadrice  enfin  s'en  retourna,  ne  pouvant  comprendre  les  re- 
mords dont  elle  était  témoin. 

La  helle  Saint-Yves,  oppressée,  éprouvant  dans  son  corps  une 
révolution  qui  la  suffoquait,  fut  obligée  de  se  mettre  au  lit;  mais 
pour  n'alarmer  personne  elle  ne  parla  point  de  ce  qu'elle  souf- 
frait, et,  ne  prétextant  que  sa  lassitude,  elle  demanda  la  permis- 
sion de  prendre  du  repos  ;  mais  ce  fut  après  avoir  rassuré  la 
compagnie  par  des  paroles  consolantes  et  flatteuses,  et  jeté  sur 
son  amant  des  regards  qui  portaient  le  feu  dans  son  âme. 

Le  souper,  qu'elle  n'animait  pas,  fut  triste  dans  le  commence- 
ment, mais  de  cette  tristesse  intéressante  qui  fournit  de  ces  con- 
versations attachantes  et  utiles,  si  supérieures  à  la  frivole  joie 
qu'on  recherche,  et  qui  n'est  d'ordinaire  qu'un  bruit  importun. 

Gordon  iit  en  peu  de  mots  l'histoire  et  du  jansénisme  et  du 
molinisme,  et  des  persécutions  dont  un  parti  accablait  l'autre,  et 
de  l'opiniâtreté  de  tous  les  deux.  L'Ingénu  en  fit  la  critique,  et 
plaignit  les  hommes  qui,  non  contents  de  tant  de  discordes  que 
leurs  intérêts  allument,  se  font  de  nouveaux  maux  pour  des 
intérêts  chimériques,  et  pour  des  absurdités  inintelligibles.  Gordon 
racontait,  l'autre  jugeait;  les  convives  écoutaient  avec  émotion, 
et  s'éclairaient  d'une  lumière  nouvelle.  On  parla  de  la  longueur 
de  nos  infortunes  et  de  la  brièveté  de  la  vie.  On  remarqua  que 
chaque  profession  a  un  vice  et  un  danger  qui  lui  sont  attachés, 
et  que,  depuis  le  prince  jusqu'au  dernier  des  mendiants,  tout 
semble  accuser  la  nature.  Comment  se  trouvc-t-il  tant  d'hommes 
qui,  pour  si  peu  d'argent,  se  font  les  persécuteurs,  les  satellites, 
les  bourreaux  des  autres  hommes  ?  Avec  f|ucllo  indilTérence  inliu- 
maine  un  homme  en  place  signe  la  destruction  d'une  famille,  et 
avec  quelle  joie  plus  barbare  des  mercenaires  l'exécutent! 

((  J'ai  vu  dans  ma  jeunesse,  dit  le  bonhomme  Gordon,  un 
parent  du  niarécbal  de  Marillac,  qui,  étant  poursuivi  dans  sa 
province  pour  la  cause  de  cet  illustre  malbeureux,  se  cachait 
dans  Paris  sous  un  nom  supposé.  C'était  un  vieillard  de  soixante 


CHAPITRE    XIX.  297 

et  douze  ans.  Sa  femme,  qui  l'accompagnait,  6tait  k  peu  près  de 
son  âge.  Ils  avaient  eu  un  fils  libertin  qui,  à  lïige  de  quatorze 
ans,  s'était  enfui  de  la  maison  paternelle  :  devenu  soldat,  puis 
déserteur,  il  avait  passé  par  tous  les  degrés  de  la  débauche  et  de 
la  misère;  enfin,  ayant  pris  un  nom  de  terre,  il  était  dans  les 
gardes  du  cardinal  de  Richelieu  (car  ce  prêtre,  ainsi  que  le 
Mazarin,  avait  des  gardes);  il  avait  obtenu  un  bâton  d'exempt 
dans  cette  compagnie  de  satellites.  Cet  aventurier  fut  chargé 
d'arrêter  le  vieillard  et  son  épouse,  et  s'en  acquitta  avec  toute  la 
dureté  d'un  homme  qui  voulait  plaire  à  son  maître.  Comme  il 
les  conduisait,  il  entendit  ces  deux  victimes  déplorer  la  longue 
suite  des  malheurs  qu'elles  avaient  éprouvés  depuis  leur  ber- 
ceau. Le  père  et  la  mère  comptaient  parmi  leurs  plus  grandes 
infortunes  les  égarements  et  la  perte  de  leur  fils.  Il  les  reconnut; 
il  ne  les  conduisit  pas  moins  en  prison,  en  les  assurant  que  Son 
Éminence  devait  être  servie  de  préférence  à  tout.  Son  Éminence 
récompensa  son  zèle. 

((  J'ai  vu  un  espion  du  P.  de  La  Chaise  trahir  son  propre 
frère,  dans  l'espérance  d'un  petit  bénéfice  qu'il  n'eut  point  ;  et  je 
l'ai  vu  mourir,  non  de  remords,  mais  de  douleur  d'avoir  été 
trompé  par  le  jésuite. 

«  L'emploi  de  confesseur,  que  j'ai  longtemps  exercé,  m'a  fait 
connaître  l'intérieur  des  familles;  je  n'en  ai  guère  vu  qui  ne 
fussent  plongées  dans  l'amertume,  tandis  qu'au  dehors,  couvertes 
du  masque  du  bonheur,  elles  paraissaient  nager  dans  la  joie;  et 
j'ai  toujours  remarqué  que  les  grands  chagrins  étaient  le  fruit  de 
notre  cupidité  effrénée, 

—  Pour  moi,  dit  l'Ingénu,  je  pense  qu'une  âme  noble,  recon- 
naissante et  sensible,  peut  vivre  heureuse;  et  je  compte  bien 
jouir  d'une  félicité  sans  mélange  avec  la  belle  et  généreuse  Saint- 
Yves  :  car  je  me  flatte,  ajouta-t-il,  en  s'adressant  à  son  frère  avec  le 
sourire  de  l'amitié,  que  vous  ne  me  refuserez  pas,  comme  l'année 
passée,  et  que  je  m'y  prendrai  d'une  manière  plus  décente.  » 

L'abbé  se  confondit  en  excuses  du  passé  et  en  protestations 
d'un  attachement  éternel. 

L'oncle  Kerkabon  dit  que  ce  serait  le  plus  beau  jour  de  sa  vie. 
La  bonne  tante,  en  s'extasiant  et  en  pleurant  de  joie,  s'écriait  : 
«  Je  vous  l'avais  bien  dit  que  vous  ne  seriez  jamais  sous-diacre! 
ce  sacrement-ci  vaut  mieux  que  l'autre  :  plût  à  Dieu  que  j'en 
eusse  été  honorée!  mais  je  vous  servirai  de  mère,  »  Alors  ce  fut  à 
qui  renchérirait  sur  les  louanges  de  la  tendre  Saint-Yves. 

Son  amant  avait  le  cœur  trop  plein  de  ce  qu'elle  avait  fait 


298  L'INGENU. 

pour  lui,  il  Paimait  trop  pour  que  l'aventure  des  diamants  eût 
fait  sur  son  cœur  une  impression  dominante.  Mais  ces  mots  qu'il 
avait  trop  entendus,  vous  me  donne'  la  mort,  l'eflrayaient  encore 
en  secret,  et  corrompaient  toute  sa  joie,  tandis  que  les  éloges  de 
sa  belle  maîtresse  augmentaient  encore  son  amour.  Enfin  on 
n'était  plus  occupé  que  d'elle;  on  ne  parlait  que  du  bonheur  que 
ces  deux  amants  méritaient;  on  s'arrangeait  pour  vivre  tous 
ensemble  dans  Paris;  on  faisait  des  projets  de  fortune  et  d'agran- 
dissement ;  on  se  livrait  à  toutes  ces  espérances  que  la  moindre 
lueur  de  félicité  fait  naître  si  aisément.  Mais  l'Ingénu,  dans  le 
fond  de  son  cœur,  éprouvait  un  sentiment  secret  qui  repoussait 
cette  illusion.  Il  relisait  ces  promesses  signées  Saint-Pouange,  et 
les  brevets  signés  Louvois  ;  on  lui  dépeignit  ces  deux  hommes 
tels  qu'ils  étaient,  ou  qu'on  les  croyait  être.  Chacun  parla  des 
ministres  et  du  ministère  avec  cette  liberté  de  table,  regardée  en 
France  comme  la  plus  précieuse  liberté  qu'on  puisse  goûter  sur 
la  terre, 

«  Si  j'étais  roi  de  France,  dit  l'Ingénu,  voici  le  ministre  de  la 
guerre  que  je  choisirais  :  je  voudrais  un  homme  de  la  plus  haute 
naissance,  par  la  raison  qu'il  donne  des  ordres  à  la  noblesse. 
J'exigerais  qu'il  eût  été  lui-même  officier,  qu'il  eût  passé  par  tous  les 
grades,  qu'il  fût  au  moins  lieutenant-général  des  armées,  et  digne 
d'être  maréchal  de  France  :  car  n'est-il  pas  nécessaire  qu'il  ait 
servi  lui-même,  pour  mieux  connaître  les  détails  du  service?  et 
les  officiers  n'obéiront-ils  pas  avec  cent  fois  plus  d'allégresse  à  un 
homme  de  guerre,  qui  aura  comme  eux  signalé  son  courage, 
qu'à  un  homme  de  cabinet  qui  ne  peut  que  deviner  tout  au  plus 
les  opérations  d'une  campagne,  quelque  esprit  qu'il  puisse  avoir? 
Je  ne  serais  pas  fâché  que  mon  ministre  fût  généreux,  quoique 
mon  garde  du  trésor  royal  en  fût  quelquefois  un  peu  embarrassé. 
J'aimerais  qu'il  eût  un  travail  facile,  et  que  même  il  se  distinguât 
par  cette  gaieté  d'esprit,  partage  d'un  homme  supérieur  aux  affaires 
qui  plaît  tant  à  la  nation,  et  qui  rend  tous  les  devoirs  moins 
pénibles.  Il  désirait  que  ce  ministre  eût  ce  caractère,  parce  qu'il 
avait  toujours  remarqué  que  cette  belle  humeur  est  incompatible 
avec  la  cruauté.  » 

Mons  de  Louvois  n'aurait  peut-être  pas  été  satisfait  des  souhaits 
de  l'Ingénu  ;  il  avait  une  autre  sorte  de  mérite. 

Mais  pendant  qu'on  était  â  tal)le,  la  maladie  de  cette  fille  mal- 
lieureuse  prenait  un  caractère  funeste  ;  son  sang  s'était  allumé, 
une  fièvre  dévorante  s'était  déclarée,  elle  souffrait,  et  ne  se  plai- 
gnait point,  attentive  â  ne    as  troubler  la  joie  des  convives. 


CHAPITRE    XX.  299 

Son  frère,  sachant  qu'elle  ne  dormait  pas,  alla  au  chevet  de 
son  lit  ;  il  fut  surpris  de  l'état  où  clic  (Mait.  Tout  le  mond  accou- 
rut ;  ramant  se  présentait  à  la  suite  du  frère.  11  était,  sans  doute, 
le  plus  alarmé  et  le  plus  attendri  de  tous  ;  mais  il  avait  appris  à 
joindre  la  discrétion  à  tous  les  dons  heureux  que  la  nature  lui 
avait  prodigués,  et  le  sentiment  prompt  des  bienséances  com- 
mençait à  dominer  dans  lui. 

On  fit  venir  aussitôt  un  médecin  du  voisinage.  C'était  un  de 
ceux  qui  visitent  leurs  malades  en  courant,  qui  confondent  la 
maladie  qu'ils  viennent  de  voir  avec  celle  qu'ils  voient,  qui  mettent 
une  pratique  aveugle  dans  une  science  à  laquelle  toute  la  matu- 
rité d'un  discernement  sain  et  réfléchi  nepeutùterson  incertitude 
et  ses  dangers.  Il  redoubla  le  mal  par  sa  précipitation  à  prescrire 
un  remède  alors  à  la  mode.  De  la  mode  jusque  dans  la  médecine! 
Cette  manie  était  trop  commune  dans  Paris. 

La  triste  Saint-Yves  contribuait  encore  plus  que  son  médecin 
à  rendre  sa  maladie  dangereuse.  Son  àme  tuait  son  corps.  La 
foule  des  pensées  qui  l'agitaient  portait  dans  ses  veines  un  poison 
plus  dangereux  que  celui  de  la  fièvre  la  plus  brûlante. 


CHAPITRE    XX. 

LA    BELLE     SAINT-YVES    MEURT,     ET    CE    OlI    EN    ARRIVE. 

On  appela  un  autre  médecin  :  celui-ci,  au  lieu  d'aider  la  nature 
et  de  la  laisser  agir  dans  une  jeune  personne  dans  qui  tous  les 
organes  rappelaient  la  vie,  ne  fut  occupé  que  de  contrecarrer  son 
confrère.  La  maladie  devint  mortelle  en  deux  jours.  Le  cerveau, 
qu'on  croit  le  siège  de  rentendement,  fût  attaqué  aussi  violem- 
ment que  le  cœur,  qui  est,  dit-on,  le  siège  des  passions. 

Quelle  mécanique  incompréhensible  a  soumis  les  organes  au 
sentiment  et  à  la  pensée?  Comment  une  seule  idée  douloureuse 
dérange-t-elle  le  cours  du  sang?  Et  comment  le  sang  à  son  tour 
porte-t-il  ses  irrégularités  dans  l'entendement  humain  ?  Quel  est 
ce  fluide  inconnu  et  dont  l'existence  est  certaine,  qui,  plus  prompt, 
plus  actif  que  la  lumière,  vole,  en  moins  d'un  clin  d'œil,  dans 
tous  les  canaux  de  la  vie,  produit  les  sensations,  la  mémoire,  la 
tristesse  ou  la  joie,  la  raison  ou  le  vertige,  rappelle  avec  horreur 
ce  qu'on  voudrait  oublier,  et  fait  d'un  animal  pensant  ou  un  objet 
d'admiration,  ou  un  sujet  de  pitié  et  de  larmes? 

C'était  là  ce  que  disait  le  bon  Gordon  ;  et  cette  réflexion  si 


300  L'INGÉNU. 

naturelle,  que  rarement  font  les  hommes,  ne  dérobait  rien  à  son 
attendrissement  ;  car  il  n'était  pas  de  ces  malheureux  philosophes 
qui  s'efforcent  d'être  insensibles.  Il  était  touché  du  sort  de  cette 
jeune  fille,  comme  un  père  qui  voit  mourir  lentement  son  enfant 
chéri.  L'abbé  de  Saint-Yves  était  désespéré,  le  prieur  et  sa  sœur 
répandaient  des  ruisseaux  de  larmes.  Mais  qui  pourrait  peindre 
l'état  de  son  amant?  Nulle  langue  n'a  des  expressions  qui  répondent 
à  ce  comble  de  douleurs  ;  les  langues  sont  trop  imparfaites. 

La  tante,  presque  sans  vie,  tenait  la  tête  de  la  mourante  dans 
ses  faibles  bras  ;  son  frère  était  à  genoux  au  pied  du  lit;  son 
amant  pressait  sa  main,  qu'il  baignait  de  pleurs,  et  éclatait  en 
sanglots  :  il  la  nommait  sa  bienfaitrice,  son  espérance,  sa  vie,  la 
moitié  de  lui-môme,  sa  maîtresse,  son  épouse.  A  ce  mot  d'épouse 
elle  soupira,  le  regarda  avec  une  tendresse  inexprima])le,  et  sou- 
dain jeta  un  cri  d'horreur  ;  puis,  dans  un  de  ces  intervalles  où 
l'accablement,  et  l'oppression  des  sens,  et  les  souffrances  suspen- 
dues, laissent  à  l'àme  sa  liberté  et  sa  force,  elle  s'écria  :  «  Moi, 
votre  épouse  !  ah  !  cher  amant,  ce  nom,  ce  bonheur,  ce  prix, 
n'étaient  plus  faits  pour  moi  ;  je  meurs,  et  je  le  mérite.  0  dieu  de 
mon  cœur  !  ô  vous  que  j'ai  sacrifié  à  des  démons  infernaux,  c'en 
est  fait,  je  suis  punie,  vivez  heureux.  »  Ces  paroles  tendres  et  ter- 
ribles ne  pouvaient  être  comprises  ;  mais  elles  portaient  dans  tous 
les  cœurs  l'efl'roi  et  l'attendrissement  ;  elle  eut  le  courage  de 
s'expliquer.  Chaque  mot  fit  frémir  d'étonnement,  de  douleur  et  de 
pitié,  tous  les  assistants.  Tous  se  réunissaient  à  détester  l'homme 
puissant  qui  n'avait  réparé  une  horrible  injustice  que  par  un 
crime,  et  qui  avait  forcé  la  plus  respectable  innocence  à  être  sa 
comphce, 

(i  Qui?  vous  coupable!  lui  dit  son  amant;  non,  vous  ne  l'êtes 
pas  ;  le  crime  ne  peut  être  que  dans  le  cœur,  le  vôtre  est  à  la  vertu 
et  à  moi,  » 

Il  confirmait  ce  sentiment  par  des  paroles  qui  semblaient 
ramener  à  la  vie  la  belle  Saint-Yves.  Elle  se  sentit  consolée,  e1 
s'étonnait  d'être  aimée  encore.  Le  vieux  Cordon  l'aurait  condam- 
née dans  le  temps  qu'il  n'était  que  janséniste  ;  mais,  étant  de- 
venu sage,  il  l'estimait,  et  il  pleurait. 

Au  milieu  de  tant  de  larmes  et  de  craintes,  pendant  que  le 
danger  de  cette  fille  si  chère  remplissait  tous  les  cœurs,  que  tout 
était  consterné,  on  annonce  un  courrier  de  la  cour.  Un  courrier! 
et  de  qui?  cl  [)Ourquoi?  C'était  de  la  part  du  confesseur  du  roi 
pour  le  prieur  de  la  Montagne;  ce  n'était  pas  le  P.  de  La  Chaise 
qui  écrivait,  c'était  le  frère  Vadblcd,  sou  valet  de  chambre,  homme 


cil  Al' HUE    XX.  301 

très-important  dans  ce  temps-là,  lui  qui  mandait  aux  archevêques 

les  volontés  du  révérend  père,  lui  qui  donnait  audience,  lui  qui 
promettait  des  bénéfices,  lui  qui  faisait  quelquefois  expédier  des 
lettres  de  cachet.  Il  écrivait  à  l'abbé  de  la  Montagne  que  «  Sa 
Révérence  était  informée  des  aventures  de  son  neveu,  que  sa 
prison  n'était  qu'une  méprise,  que  ces  petites  disgnices  arrivaient 
fréquemment,  qu'il  ne  fallait  pas  y  faire  attention,  qu'enfin  il 
convenait  que  lui  prieur  vînt  lui  présenter  son  neveu  le  lende- 
main, qu'il  devait  amener  avec  lui  le  bonhomme  Gordon,  que 
lui  frère  Vadbled  les  introduirait  chez  Sa  Révérence  et  chez  mons 
de  Louvois,  lequel  leur  dirait  un  mot  dans  son  antichambre  », 

Il  ajoutait  que  l'histoire  de  Tlngénu  et  son  combat  contre  les 
Anglais  avaient  été  contés  au  roi,  que  sûrement  le  roi  daignerait 
le  remarquer  quand  il  passerait  dans  la  galerie,  et  peut-être  même 
lui  ferait  un  signe  de  tête.  La  lettre  finissait  par  l'espérance  dont 
on  le  flattait,  que  toutes  les  dames  de  la  cour  s'empresseraient  de 
faire  venir  son  neveu  à  leur  toilette,  que  plusieurs  d'entre  elles 
lui  diraient:  u  Bonjour,  monsieur  l'Ingénu  ;>  ;  et  qu'assurément 
il  serait  question  de  lui  au  souper  du  roi.  La  lettre  était  signée  : 
«  Votre  affectionné  Vadbled,  frère  jésuite.  » 

Le  prieur  ayant  lu  la  lettre  tout  haut,  son  neveu  furieux,  et 
commandant  un  moment  à  sa  colère,  ne  dit  rien  au  porteur  ; 
mais  se  tournant  vers  le  compagnon  de  ses  infortunes,  il  lui  de- 
manda ce  qu'il  pensait  de  ce  style.  Gordon  lui  répondit  :  «  C'est 
donc  ainsi  qu'on  traite  les  hommes  comme  des  singes  I  Ouïes  bat 
et  on  les  fait  danser.  »  L'Ingénu,  reprenant  son  caractère,  qui 
revient  toujours  dans  les  grands  mouvements  de  l'âme,  déchira 
la  lettre  par  morceaux,  et  les  jeta  au  nez  du  courrier  :  «  Voilà  ma 
réponse.  »  Son  oncle,  épouvanté,  crut  voir  le  tonnerre  et  vingt 
lettres  de  cachet  tomber  sur  lui.  Il  alla  vite  écrire  et  excuser, 
comme  il  put,  ce  qu'il  prenait  pour  l'emportement  d'un  jeune 
homme,  et  qui  était  la  saillie  d'une  grande  âme. 

Mais  des  soins  plus  douloureux  s'emparaient  de  tous  les  cœurs. 
La  belle  et  infortunée  Saint-Vves  sentait  déjà  sa  fin  approcher; 
elle  était  dans  le  calme,  mais  dans  ce  calme  affreux  de  la  nature 
affaissée  qui  n'a  plus  la  force  de  combattre.  «  0  mon  cher  amant  ! 
dit-elle  d'une  voix  tombante,  la  mort  me  punit  de  ma  faiblesse  ; 
mais  j'expire  avec  la  consolation  de  vous  savoir  libre.  Je  vous  ai 
adoré  en  vous  trahissant,  et  je  vous  adore  en  vous  disant  un  éternel 
adieu.  » 

Elle  ne  se  parait  pas  d'une  vaine  fermeté  ;  elle  ne  concevait 
pas  cette  misérable  gloire  de  faire  dire  à  quelques  voisins  ;  Elle 


302  L'INGENU. 

est  morte  avec  courage.  Qui  peut  perdre  à  vingt  ans  son  amant, 
sa  vie,  et  ce  qu'on  appelle  Vhonncur,  sans  regrets  et  sans  déchire- 
ments? Elle  sentait  toute  l'horreur  de  son  état,  et  le  faisait  sentir 
par  ces  mots  et  par  ces  regards  mourants  qui  parlent  avec  tant 
d'empire.  Enfm  elle  pleurait  comme  les  autres  dans  les  moments 
où  elle  eut  la  force  de  pleurer. 

Que  d'autres  cherchent  à  louer  les  morts  fastueuses  de  ceux 
qui  entrent  dans  la  destruction  avec  insensibilité  :  c'est  le  sort  de 
tous  les  animaux.  Nous  ne  mourons  comme  eux  avec  indifférence 
que  quand  l'âge  ou  la  maladie  nous  rend  semblables  à  eux  par 
la  stupidité  de  nos  organes.  Quiconque  fait  une  grande  perte  a 
de  grands  regrets  ;  s'il  les  étoulfe,  c'est  qu'il  porte  la  vanité  jusque 
dans  les  bras  de  la  mort. 

Lorsque  le  moment  fatal  fut  arrivé,  tous  les  assistants  jetèrent 
des  larmes  et  des  cris,  L'Ingénu  perdit  l'usage  de  ses  sens.  Les 
âmes  fortes  ont  des  sentiments  bien  plus  violents  que  les  autres 
quand  elles  sont  tendres.  Le  bon  Gordon  le  connaissait  assez  pour 
craindre  qu'étant  revenu  à  lui  il  ne  se  donnât  la  mort.  On  écarta 
toutes  les  armes;  le  malheureux  jeune  homme  s'en  aperçut;  il  dit 
à  ses  parents  et  à  Gordon,  sans  pleurer,  sans  gémir,  sans  s'émou- 
voir :  «  Pensez-vous  donc  qu'il  y  ait  quelqu'un  sur  la  terre  qui 
ait  le  droit  et  le  pouvoir  de  m'empêchor  de  finir  ma  vie  ?  »  Gordon 
se  garda  bien  de  lui  étaler  ces  lieux  communs  fastidieux  par  les- 
quels on  essaye  de  prouver  qu'il  n'est  pas  permis  d'user  de  sa 
liberté  pour  cesser  d'être  quand  on  est  horriblement  mal,  qu'il 
ne  faut  pas  sortir  de  sa  maison  quand  on  ne  peut  plus  y  demeu- 
rer, que  l'homme  est  sur  la  terre  comme  un  soldat  à  son  poste  : 
comme  s'il  importait  à  l'Être  des  êtres  que  l'assemblage  de  quel- 
ques parties  de  matière  fût  dans  un  lieu  ou  dans  un  autre  ;  raisons 
impuissantes  qu'un  désespoir  ferme  et  réfléchi  dédaigne  d'écouter, 
et  auxquelles  Caton  ne  répondit  que  par  un  coup  de  poignard. 

Le  morne  et  terrible  silence  de  l'Jngénu,  ses  yeux  sombres, 
ses  lèvres  tremblantes,  les  frémissements  de  son  corps,  portaient 
dans  l'âme  de  tous  ceux  qui  le  regardaient  ce  mélange  de  com- 
passion et  d'effroi  qui  enchaîne  toutes  les  puissances  de  l'âme, 
qui  exclut  tout  discours,  et  qui  ne  se  manifeste  que  par  des  mots 
entrecoupés,  L'hôlesse  et  sa  famille  étaient  accourues  ;  on  trem- 
blait de  son  désespoir,  on  le  gardait  à  vue,  on  observait  tous  ses 
mouvements.  Déjà  le  corps  glacé  de  la  belle  Saint-Vves  avait 
été  porté  dans  une  salle  basse,  loin  des  yeux  de  son  amant,  qui 
semblait  la  chercher  encore,  quoiqu'il  ne  filt  plus  eu  état  de  rien 
voir. 


CIIAITIUE    XX.  303 

Au  milieu  de  ce  spectacle  de  la  mort,  taudis  que  le  corps  est 
exposé  à  la  porte  de  la  maison,  que  deux  prêtres  à  côté  d'un 
bénitier  récitent  des  prières  d'un  air  distrait,  que  des  passants 
jettent  quelques  gouttes  d'eau  bénite  sur  la  bière  par  oisiveté, 
que  d'autres  poursuivent  leur  chemin  avec  indifférence,  que  les 
parents  pleurent,  et  qu'un  amant  est  prêt  de  s'arracher  la  vie,  le 
Saint-Pouange  arrive  avec  l'amie  de  Versailles. 

Son  goût  passager,  n'ayant  été  satisfait  qu'une  fois,  était 
devenu  de  l'amour.  Le  refus  de  ses  bienfaits  l'avait  piqué.  Le 
P.  de  La  Chaise  n'aurait  jamais  pensé  à  venir  dans  cette  maison  ; 
mais  Saint-Pouange  ayant  tous  les  jours  devant  les  yeux  l'image 
de  la  belle  Saint-Yves,  brûlant  d'assouvir  une  passion  qui  par 
une  seule  jouissance  avait  enfoncé  dans  son  cœur  l'aiguillon  des 
désirs,  ne  balança  pas  à  venir  lui-même  chercher  celle  qu'il 
n'aurait  pas  peut-être  voulu  revoir  trois  fois  si  elle  était  venue 
d'elle-même. 

Il  descend  de  carrosse:  le  premier  objet  qui  se  présente  à  lui 
est  une  bière  :  il  détourne  les  yeux  avec  ce  simple  dégoût  d'un 
homme  nourri  dans  les  plaisirs,  qui  pense  qu'on  doit  lui  épar- 
gner tout  spectacle  qui  pourrait  le  ramener  à  la  contemplation 
de  la  misère  humaine.  Il  veut  monter.  La  femme  de  Versailles 
demande  par  curiosité  qui  on  va  enterrer  :  on  prononce  le  nom 
de  -M"'-  de  Saint- Yves.  A  ce  nom,  elle  pâlit  et  pousse  ^  un  cri 
affreux:  Saint-Pouange  se  retourne;  la  surprise  et  la  douleur 
remplissent  son  âme.  Le  bon  Gordon  était  là,  les  yeux  remplis  de 
larmes.  Il  interrompt  ses  tristes  prières  pour  apprendre  à 
l'homme  de  cour  toute  cette  horrible  catastrophe.  Il  lui  parle 
avec  cet  empire  que  donnent  la  douleur  et  la  vertu,  Saint- 
Pouange  n'était  point  né  méchant  ;  le  torrent  des  affaires  et  des 
amusements  avait  emporté  son  âme,  qui  ne  se  connaissait  pas 
encore.  Il  ne  touchait  point  à  la  vieillesse,  qui  endurcit  d'ordi- 
naire le  cœur  des  ministres  ;  il  écoutait  Gordon,  les  yeux  baissés, 
et  il  en  essuyait  quelques  pleurs  qu'il  était  étonné  de  répandre  : 
il  connut  le  repentir, 

«  Je  veux  voir  absolument,  dit-il  cet  homme  extraordinaire 
dont  vous  m'avez  parlé:  il  m'attendrit  presque  autant  que  cette 
innocente  victime  dont  j'ai  causé  la  mort.  »  Gordon  le  suit  jusqu'à  la 
chambre  où  le  prieur,  la  kerkabon,  l'abbé  de  Saint-Yves,  et  quel- 


1.  Toutes  les  éditions,  depuis  1767  jusques  et  compris  les  éditions  de  Kehl. 
et  quelques-unes  de  celles  qui  les  ont  suivies,  portent  poussa.  C'est  un  erratum 
manuscrit  de  feu  Decroix,  qui  a  proposé  de  mettre  i)ousse.  (B.) 


304  L'IiNGÈNU. 

ques  voisins,  rappelaient  à  la  vie  le  jeune  homme  retombé  en 
défaillance. 

«  J'ai  fait  votre  malheur,  lui  dit  le  sous-ministre;  j'emploierai 
ma  vie  à  le  réparer.  »  La  première  idée  qui  vint  à  l'Ingénu  fut 
de  le  tuer,  et  de  se  tuer  lui-même  après.  Rien  n'était  plus  à  sa 
place  ;  mais  il  était  sans  armes  et  veillé  de  près.  Saint-Pouange 
ne  se  rebuta  point  des  refus  accompagnés  du  reproche,  du 
mépris,  et  de  l'horreur  qu'il  avait  mérités,  et  qu'on  lui  prodigua. 
Le  temps  adoucit  tout.  Mons  de  Louvois  vint  enfin  à  bout  dé 
faire  un  excellent  officier  de  l'Ingénu,  qui  a  paru  sous  un  autre 
nom  à  Paris  et  dans  les  armées,  avec  l'approbation  de  tous  les 
honnêtes  gens,  et  qui  a  été  à  la  fois  un  guerrier  et  un  philo- 
sophe intrépide. 

Il  ne  parlait  jamais  de  cette  aventure  sans  gémir;  et  cepen- 
dant sa  consolation  était  d'en  parler.  Il  chérit  la  mémoire-de  la 
tendre  Saint-Yves  jusqu'au  dernier  moment  de  sa  vie.  L'abbé  de 
Saint-Yves  et  le  prieur  eurent  chacun, un  bon  bénéfice;  la 
bonne  Kerkabon  aima  mieux  voir  son  neveu  dans  les  honneurs 
militaires  que  dans  le  sous-diaconat,  La  dévote  de  Versailles 
garda  les  boucles  de  diamants,  et  reçut  encore  un  beau  présent. 
Le  P.  Tout-à-tous  eut  des  boîtes  de  chocolat,  de  café,  de  sucre 
candi,  de  citrons  confits,  avec  les  Mcdilations  durécèrend  P.  Croiset, 
et  la  Fleur  des  saints  \  reliées  en  maroquin.  Le  bon  Gordon  vécut 
avec  l'Ingénu  jusqu'à  sa  mort  dans  la  plus  intime  amitié;  il  eut 
un  bénéfice  aussi,  et  oublia  pour  jamais  la  grâce  efficace  et  le 
concours  concomitant.  Il  prit  pour  sa  devise  :  Malheur  est  bon  à 
quelque  chose.  Combien  d'honnêtes  gens  dans  le  monde  ont  pu 
dire  :  Malheur  n'est  bon  a  rien! 


1.  Du  jésuite  Ribadeneira.  Voyez,  tome  X,  une  note  du  Russe  à  Paris  et  une 
du  MurseiUuis  et  le  Lion,  et  tome  XVIII,  page  i91. 


FIN    DE    L'INGKNU. 


LHOMME 

AUX    QUARANTE    ECUS 

,      (1768) 


AVERTISSEMENT 

DES    ÉDITEURS    DE    LÉDITIO.X    DE     KEHL. 

Après  la  pais  de  1748,  les  esprits  parurent  se  porter,  en  France,  vers 
l'agriculture  et  l'économie  politique,  et  on  publia  beaucoup  d'ouvrages  sur 
ces  deux  objets.  M.  de  Voltaire  vit  avec  peine  que,  sur  des  matières  qui 
touchaient  de  si  près  au  bonheur  des  hommes,  l'esprit  de  système  vînt  se 
mêler  aux  observations  et  aux  discussions  utiles.  C'est  dans  un  moment 
d'humeur  contre  ces  systèmes  qu'il  s'amusa  à  faire  ce  roman.  On  venait  de 
proposer  des  moyens  de  s'enrichir  par  l'agriculture,  dont  les  uns  deman- 
daient des  avances  supérieures  aux  moyens  des  cultivateurs  les  plus  riches, 
tandis  que  les  autres  offraient  des  profits  chimériques.  On  avait  emplové 
dans  un  grand  nombre  d'ouvrages  des  expressions  bizarres,  comme  celle  de 
despotisme  légaV ,  pour  exprimer  le  gouvernement  d'un  souverain  absolu 
qui  conformerait  toutes  ses  volontés  aux  principes  démontrés  de  l'économie 
politique;  comme  celle  qui  faisait  la  puissance  législative  copropriétaire 
de  toutes  les  possessions  -^  pour  dire  que  chaque  homme,  étant  intéressé 
aux  lois  qui  lui  assurent  la  libre  jouissance  de  sa  propriété,  devait  payer 
proportionnellement  sur  son  revenu  pour  les  dépenses  que  nécessite  le 
maintien  de  ces  lois  et  de  la  sûreté  publique. 

Ces  expressions  nuisirent  à  des  vérités  d'ailleurs  utiles.  Ceux  qui  ont  dit 
les  premiers  que  les  principes  de  l'administration  des  États  étaient  dictés 
par  la  raison  et  par  la  nature  ;  qu'ils  devaient  être  les  mêmes  dans  les  monar- 
chies et  dans  les  républiques;  que  c'était  du  rétablissement  de  ces  principes 

1.  Expression  du  marquis  de  "Mirabeau. 

2.  Expression  de  Lemeicier  de  La  Rivière. 

21.  —  Romans.  20 


;j06  L'H03IME    aux   QUARANTE    ECUS. 

que  dépendaient  la  vraie  richesse,  la  force,  le  bonheur  des  nations,  el  même 
la  jouissance  des  droits  des  hommes  les  plus  importants  ;  que  le  droit  de 
propriété  pris  dans  toute  son  étendue,  celui  de  faire  de  son  industrie,  de  ses 
denrées,  uu  usage  absolument  libre,  étaient  des  droits  aussi  naturels,  et  sur- 
tout bien  plus  importants,  pour  les  quatre-vingt-dix-neuf  centièmes  des 
hommes,  que  celui  de  faire  partie  pour  un  dix-millionième  de  la  puissance 
législative  ;  ceux  qui  ont  ajouté  que  la  conservation  de  la  sûreté,  de  la 
liberté  personnelle,  est  moins  liée  qu'on  ne  croit  avec  la  liberté  de  la  consti- 
tution ;  que,  sur  tous  ces  points,  les  lois  qui  sont  conformes  à  la  justice  et 
à  la  raison  sont  les  meilleures  en  politique,  et  même  les  seules  bonnes  dans 
toutes  les  formes  de  gouvernement;  qu'enfin,  tant  que  les  lois  ou  l'admi- 
nistration sont  mauvaises,  le  gouvernement  le  plus  à  désirer  est  celui  où  l'on 
peut  espérer  la  réforme  de  ces  lois  la  plus  prompte  et  la  plus  entière  :  tous 
ceux  qui  ont  dit  ces  vérités  ont  été  utiles  aux  hommes,  en  leur  apprenant 
que  le  bonheur  était  plus  près  d'eux  qu'ils  ne  pensaient  ;  et  que  ce  n'est 
point  en  bouleversant  le  monde,  mais  en  l'éclairant,  qu'ils  peuvent  espérer 
de  trouver  le  bien-être  et  la  liberté. 

L'idée  que  la  félicité  humaine  dépend  d'une  connaissance  plus  entière, 
plus  parfaite  de  la  vérité,  et  par  conséquent  des  progrès  de  la  raison,  est  la 
plus  consolante  qu'on  puisse  nous  offrir:  car  les  progrès  de  la  raison  sont 
dans  l'homme  la  seule  chose  qui  n'ait  point  de  bornes,  et  la  connaissance  de 
la  vérité,  la  seule  qui  puisse  être  éternelle. 

L'impôt  sur  le  produit  des  terres  est  le  plus  utile  à  celui  qui  lève  l'impôt . 
le  moins  onéreux  à  celui  qui  le  paye,  le  seul  juste  parce  qu"il  est  le  seul 
où  chacun  paye  à  mesure  de  ce  qu'il  possède,  de  l'intérêt  qu'il  a  au  main- 
tien de  la  société. 

Cette  vérité  a  été  encore  établie  par  les  mêmes  écrivains,  et  c'est  une 
de  celles  qui  ont  sur  le  bonheur  des  hommes  une  influence  plus  puissante 
et  plus  directe.  Mais  si  des  hommes,  d'ailleurs  éclairés  et  de  bonne  foi,  ont 
nié  cette  vérité,  c'est  en  grande  partie  la  faute  de  ceux  qui  ont  cherché  à  la 
prouver.  Nous  disons  en  partie,  parce  que  nous  connaissons  peu  de  cir- 
constances où  la  faute  soit  tout  entière  d'un  seul  côté.  Si  les  partisans  de 
cette  opinion  l'avaient  développée  d'une  manière  plus  analytique  et  avec 
plus  de  clarté  ;  si  ceux  qui  l'ont  rejelée  avaient  voulu  l'examiner  avec  plus 
de  soin,  les  opinions  auraient  été  bien  moins  partagées;  du  moins  les  objec- 
tions que  les  derniers  ont  faites  semblent  le  prouver.  Ils  auraient  senti  que 
les  impôts  annuels,  de  quelque  manière  qu'ils  soient  imposés,  sont  levés 
sur  le  produit  de  la  terre;  qu'un  impôt  territorial  no  diffère  d'un  autre  que  ^ 
parce  qu'il  est  levé  avec  moins  de  frais,  no  met  aucune  entrave  dans  le 
commerce,  no  porte  la  mort  dans  aucune  branche  d'industrie,  n'occasionne 
aucune  vexation,  parce  qu'il  peut  être  distribué  avec  égalité  sur  les  ditTé- 
rentes  productions,  proportionnellement  au  produit  net  que  chaque  terre 
rapporte  à  son  propriétaire. 

Nous  avons  combattu  dans  les  notes  quelques-unes  des  opinions  de 
M.  de  Voltaire,  qui  sont  contraires  à  ce  principe,  parce  qu'elles  ont  pour 
objet  des  (|tiestions  très-importantes  au  honheur  pubhc,  et  que  son  ouvrage 


L'HOMME    AUX    QUARANTE    ECUS.  307 

était  destiné  à  étro  lu  par  les  hommes  de  tous  les  états  dans  l'Europe  entière. 
Nous  avons  cru  qu'il  était  de  notre  devoir  d'exposer  la  vérité,  ou  du  moins 
ce  que  nous  croyons  la  vérité. 


Un  vieillard,  qui  toujours  plaint  le  présent  et  vante  le  passé, 
me  disait  :  a  Mon  ami,  la  France  n'est  pas  aussi  riche  qu'elle  Ta 
été  sous  Henri  IV.  Pourquoi?  C'est  que  les  terres  ne  sont  pas  si 
bien  cultivées;  c'est  que  les  hommes  manquent  à  la  terre,  et  que 
le  journalier  ayant  enchéri  son  ti^avail,  plusieurs  colons  laissent 
leurs  héritages  en  friche. 

—  D'où  vient  cette  disette  de  manœuvres? 

—  De  ce  que  quiconque  s'est  senti  un  peu  d'industrie  a  em- 
brassé les  métiers  de  brodeur,  de  ciseleur,  d'horloger,  d'ouvrier 
en  soie,  de  procureur,  ou  de  théologien.  C'est  que  la  révocation 
de  l'édit  de  Nantes  a  laissé  un  très-grand  vide  dans  le  royaume; 
que  les  religieuses  et  les  mendiants  se  sont  multipliés,  et  qu'enfin 
chacun  a  fui,  autant  qu'il  a  pu,  le  travail  pénible  de  la  culture, 
pour  laquelle  Dieu  nous  a  fait  naître,  et  que  nous  avons  rendue 
ignominieuse,  tant  nous  sommes  sensés! 

u  Une  autre  cause  de  notre  pauvreté  est  dans  nos  besoins 
nouveaux.  Il  faut  payer  à  nos  voisins  quatre  milHonsd'un  article, 
et  cinq  ou  six  d'un  autre,  pour  mettre  dans  notre  nez  une  poudre 
puante  venue  de  l'Amérique  ;  le  café,  le  thé,  le  chocolat,  la  coche- 
nille, l'indigo,  les  épiceries,  nous  coûtent  plus  de  soixante  mil- 
lions par  an.  Tout  cela  était  inconnu  du  temps  de  Henri  IV,  aux 
épiceries  près,  dont  la  consommation  était  bien  moins  grande. 
Nous  brûlons  cent  fois  plus  de  bougie,  et  nous  tirons  plus  de  la 
moitié  de  notre  cire  de  l'étranger,  parce  que  nous  négligeons  les 
ruches.  Nous  voyons  cent  fois  plus  de  diamants  aux  oreilles,  au  cou, 
aux  mains  de  nos  citoyennes  de  Paris  et  de  nos  grandes  villes 
qu'il  n'y  en  avait  chez  toutes  les  dames  de  la  cour  de  Henri  IV, 
en  comptant  la  reine.  Il  a  fallu  payer  presque  toutes  ces  super- 
fluités  argent  comptant. 

«  Observez  surtout  que  nous  payons  plus  de  quinze  millions 
de  rentes  sur  l'Hôtel  de  Ville  aux  étrangers,  et  que  Henri  IV,  à 
son  avènement,  en  ayant  trouvé  pour  deux  millions  en  tout  sur 
cet  hôtel  imaginaire,  en  remboursa  sagement  une  partie  pour 
déhvrer  l'État  de  ce  fardeau. 

«  Considérez  que  nos  guerres  civiles  avaient  fait  verser  en 
France  les  trésors  du  Mexique,  lorsque  don  Felipe  el  discreto  vou- 


308  L'HOMME    AUX    QUARANTE   ECUS. 

lait  acheter  la  France,  et  que  depuis  ce  temps-là  les  guerres 
étrangères  nous  ont  débarrassés  de  la  moitié  de  notre  argent. 

«  Voilà  en  partie  les  causes  de  notre  pauvreté.  Nous  la  cachons 
sous  des  lambris  vernis,  et  par  Tarlifice  des  marchandes  de 
modes  :  nous  sommes  pauvres  avec  goût.  Il  y  a  des  financiers, 
des  entrepreneurs,  des  négociants  très- riches;  leurs  enfants,  leurs 
gendres,  sont  très-riches  ;  en  général  la  nation  ne  l'est  pas.  » 

Le  raisonnement  de  ce  vieillard,  bon  ou  mauvais,  fit  sur  moi 
une  impression  profonde  :  car  le  curé  de  ma  paroisse,  qui  a  tou- 
jours eu  de  l'amitié  pour  moi,  m'a  enseigné  un  peu  de  géométrie 
et  d'histoire,  et  je  commence  à  réfléchir,  ce  qui  est  très-rare  dans 
ma  province.  Je  ne  sais  s'il  avait  raison  en  tout;  mais,  étant  fort 
pauvre,  je  n'eus  pas  grand'peine  à  croire  que  j'avais  beaucoup  de 
compagnons  \ 

I.  —  DÉSASTRE    DE    L'HOMME    AUX    QUARANTE    ECUS. 

Je  suis  bien  aise  d'apprendre  à  l'univers  ^  que  j'ai  une  terre 
qui  me  vaudrait  net  quarante  écus  de  rente,  n'était  la  taxe  à 
laquelle  elle  est  imposée. 

Il  parut  plusieurs  édits  de  quelques  personnes  qui,  se  trou- 
vant de  loisir,  gouvernent  l'État  au  coin  de  leur  feu  ^.  Le  préambule 
de  ces  édits  était  que  la  puissance  législatrice  et  exécutrice  est  née  de 

1.  M""^  de  Maintenons  qui  en  tout  genre  était  une  femme  fort  entendue,  excepté 
dans  celui  sur  lequel  elle  consultait  le  trigaud  et  processif  abbé  Gobelin,  son  con- 
fesseur; M™"  de  Maintenon,  dis-je,  dans  une  de  ses  lettres,  fait  le  compte  du 
ménage  de  son  frère  et  de  sa  femme,  en  1680.  Le  mari  et  la  femme  avaient  à 
payer  le  loyer  d'une  maison  agréable;  leurs  domestiques  étaient  au  nombre  de 
dix  ;  ils  avaient  quatre  chevaux  et  deux  cochers,  un  bon  dîner  tous  les  jours. 
M™*  de  Maintenon  évalue  le  tout  à  neuf  mille  francs  par  an,  et  met  trois  mille 
livres  pour  le  jeu,  les  spectacles,  les  fantaisies,  et  les  magnificences  de  monsieur 
et  de  madame. 

Il  faudrait  à  présent  environ  quarante  mille  livres  pour  mener  une  telle  vie 
dans  l'aris  ;  il  n'en  eût  fallu  que  six  mille  du  temps  de  Henri  IV.  Cet  exemple 
prouve  assez  que  le  vieux  bonhomme  ne  ladote  pas  absolument.  {A'ote  de  Vol- 
taire.) 

—  La  question  doit  se  réduire  à  savoir  si  le  produit  réel  des  terres  (les 
frais  de  culture  prélevés)  a  augmenté  ou  diminué  depuis  le  temps  de  Henri  IV, 
ou  depuis  celui  de  Louis  XIV;  et  il  paraît  que  l'augmentation  est  incontestable. 
La  nation  est  donc  réellement  plus  riche  qu'elle  ne  l'était  alors.  (  K.)  —  Pour  le 
compte  fait  par  M""^  de  Maintenon,  voyez  tome  XVIII,  page  450. 

2.  Dans  un  Mémoire  présenté  au  roi,  en  1700,  Lefranc  de  Pompignan  avait 
dit  :  «  11  faut  que  tout  l'univers  sache,  etc.  »  Voyez  dans  les  Mélanges,  année  1700» 
une  des  notes  sur  le  premier  des  DiaUmues  chrétiens. 

3.  L'Homme  aux  quarante  écus  s'imagine  que  ces  édits  ont  paru,  et  que  les 
économistes  sont  au  gouvernement.  (G.  A.) 


LIIOM.ME    AUX    QUARANTE    ECUS.  309 

droit  (Ucin  copropriétaire  de  ma  terre,  et  que  je  lui  dois  au  moins 
la  moitié  de  ce  que  je  mange.  L'énormité  de  l'estomac  de  la  puis- 
sance législatrice  et  exécutrice  me  fit  faire  un  grand  signe  de 
croix.  Que  serait-ce  si  cette  puissance,  qui  préside  à  Vordre  essen- 
tiel des  sociétés,  avait  ma  terre  en  entier!  L'un  est  encore  plus  divin 
que  l'autre. 

Monsieur  le  contrôleur  général  sait  que  je  ne  payais  en  tout  que 
douze  livres;  que  c'était  un  fardeau  très-pesant  pour  moi,  et  que 
j'y  aurais  succombé  si  Dieu  ne  m'avait  donné  le  génie  de  faire 
des  paniers  d'osier,  qui  m'aidaient  à  supporter  ma  misère.  Com- 
ment donc  pourrai-je  tout  d'un  coup  donner  au  roi  vingt  écus? 

Les  nouveaux  ministres  disaient  encore  dans  leur  préambule 
qu'on  ne  doit  taxerqueles  terres,  parce  que  tout  vient  de  la  terre, 
jusqu'à  la  pluie,  et  que  par  conséquent  il  n'y  a  que  les  fruits  de 
la  terre  qui  doivent  l'impôt  ^ 

Un  de  leurs  huissiers  vint  chez  moi  dans  la  dernière  guerre; 
il  me  demanda  pour  ma  quote-part  trois  setiers  de  blé  et  un  sac 
de  fèves,  le  tout  valant  vingt  écus,  pour  soutenir  la  guerre  qu'on 
faisait,  et  dontje  n'ai  jamais  su  la  raison,  ayant  seulement  entendu 
dire  que,  dans  cette  guerre,  il  n'y  avait  rien  à  gagner  du  tout 
pour  mon  pays,  et  beaucoup  à  perdre.  Comme  je  n'avais  alors  ni 
blé,  ni  fèves,  ni  argent,  la  puissance  législatrice  et  exécutrice  me 
fit  traîner  en  prison,  et  on  fit  la  guerre  comme  on  put. 

En  sortant  de  mon  cachot,  n'ayant  que  la  peau  sur  les  os,  je 
rencontrai  un  homme  joufflu  et  vermeil  dans  un  carrosse  à  six 
chevaux;  il  avait  six  laquais,  et  donnait  à  chacun  d'eux  pour 
gages  le  double  de  mon  revenu.  Son  maître  d'hôtel,  aussi  vermeil 
que  lui,  avait  deux  mille  francs  d'appointements,  et  lui  eu  volait 
par  an  vingt  mille.  Sa  maîtresse  lui  coûtait  quarante  mille  écus 
eu  six  mois  ;  je  l'avais  connu  autrefois  dans  le  temps  qu'il  était 
moins  riche  que  moi  :  il  m'avoua,  pour  me  consoler,  qu'il  jouis- 
sait de  quatre  cent  mille  livres  de  rente.  «  Vous  en  payez  donc 
deux  cent  mille  à  l'État,  lui  dis-je,  pour  soutenir  la  guerre  avan- 
tageuse que  nous  avons  :  car  moi,  qui  n'ai  juste  que  mes  cent 
vingt  hvres,  il  faut  que  j'en  paye  la  moitié  ? 

—  Moi,  dit-il,  que  je  contribue  aux  besoins  de  l'État  I  Vous 
voulez  rire,  mon  ami;  j'ai  hérité  d'un  oncle  qui  avait  gagné  huit 
millions  à  Cadix  et  à  Surate  ;  je  n'ai  pas  un  pouce  de  terre,  tout 
mon  bien  est  en  contrats,  en  billets  sur  la  place  :  je  ne  dois  rien 
à  l'État  ;  c'est  à  vous  de  donner  la  moitié  de  votre  subsistance, 

1.  Système  des  physiocrates. 


310  L'HOMME    AUX   QUARANTE    ECUS. 

VOUS  qui  êtes  un  seigneur  terrien.  Ne  voyez-vous  pas  que,  si  le 
ministre  des  finances  exigeait  de  moi  quelques  secours  pour  la 
patrie,  il  serait  un  imbécile  qui  ne  saurait  pas  calculer?  Car  tout 
vient  de  la  terre  ;  l'argent  et  les  billets  ne  sont  que  des  gages  d'é- 
change :  au  lieu  de  mettre  sur  une  carte  au  pharaon  cent  setiers 
de  blé,  cent  bœufs,  mille  moutons,  et  deux  cents  sacs  d'avoine, 
je  joue  des  rouleaux  d'or  qui  représentent  ces  denrées  dégoû- 
tantes. Si,  après  avoir  mis  l'impôt  unique  sur  ces  denrées,  on 
venait  encore  me  demander  de  l'argent,  ne  voyez-vous  pas  que 
ce  serait  un  double  emploi  ?  que  ce  serait  demander  deux  fois  la 
même  chose?  Mon  oncle  vendit  à  Cadix  pour  deux  millions  de 
votre  blé,  et  pour  deux  millions  d'étoffes  fabriquées  avec  votre 
laine  :  il  gagna  plus  de  cent  pour  cent  dans  ces  deux  affaires. 
Vous  concevez  bien  que  ce  profit  fut  fait  sur  des  terres  déjà  taxées  : 
ce  que  mon  oncle  achetait  dix  sous  de  vous,  il  le  revendait  plus 
de  cinquante  francs  au  Mexique  ;  et,  tous  frais  faits,  il  est  revenu 
avec  huit  millions. 

«  Vous  sentez  bien  qu'il  serait  d'une  horrible  injustice  de  lui 
redemander  quelques  oboles  sur  les  dix  sous  qu'il  vous  donna. 
Si  vingt  neveux  comme  moi,  dont  les  oncles  auraient  gagné  dans 
le  bon  temps  chacun  huit  millions  au  Mexique,  à  Buénos-Ayres, 
à  Lima,  à  Surate  ou  à  Pondichéry,  prêtaient  seulement  à  l'État 
chacun  deux  cent  mille  francs  dans  les  besoins  urgents  de  la 
patrie,  cela  produirait  quatre  millions  :  quelle  horreur!  Payez, 
mon  ami,  vous  qui  jouissez  en  paix  d'un  revenu  clair  et  net  de 
quarante  écus;  servez  bien  la  patrie,  et  venez  quelquefois  dîner 
avec  ma  livrée  ^  » 

1.  Ce  chapilic  renferme  deux  objections  contre  l'établissement  d'un  impôt 
unique  :  l'une,  que  si  l'impôt  était  établi  sur  les  terres  seules,  le  citoyen  dont  le 
revenu  est  en  contrats  en  serait  exempt;  la  seconde,  que  celui  qui  s'enrichit  par 
le  commerce  étranger  en  serait  également  exempt.  Mais,  1"  supposons  que  le 
propriétaire  d'un  capital  en  argent  en  retire  un  intérêt  de  cinq  pour  cent,  et  qu'il 
soit  assujetti  à  un  impôt  d'un  cinquième:  il  est  clair  que  c'est  seulement  quatre 
pour  cent  qu'il  retire;  si  l'impôt  est  ôté  pour  être  levé  d'une  autre  manière,  il 
aura  cinq  pour  cent;  mais  la  concurrence  entre  les  préteurs  faisait  trouver  de 
l'argent  réellement  à  quatre  pour  cent,  quoiqu'on  l'appelât  à  cinq  pour  cent  :  la 
môme  concurrence  fora  donc  baisser  le  taux  nominal  de  l'intérêt  à  quatre  pour 
cent.  Supposons  encore  que  l'on  ajoute  un  nouvel  impôt  sur  les  terres,  tout  res- 
tant d'ailleurs  le  même,  l'intérêt  de  l'argent  ne  changera  point;  mais  si  vous 
mettez  une  partie  de  l'impôt  sur  les  capitalistes,  il  augmentera.  Les  capitalistes 
j)ayeront  donc  l'impôt  de  même,  soit  qu'il  tombe  en  partie  immédiatement  sur 
eux,  soit  qu'on  les  en  exempte.  A  la  vérité,  dans  le  cas  où  l'on  changerait  en 
impôt  territorial  un  impôt  sur  les  capitalistes,  ceux  à  qui  l'on  n'ofl'rirait  pas  le 
r.emboursement  do  leur  capital  aliéné  à  por])étuité,  ceux  dont  le  capital  n'est 
aliéné  que  pour  un  icnips,  y  gagneraient  iJCiidant  quelques  années;  mais  les  pro- 


L'HOMME    AUX    QUARANTE    ECUS.  3M 

Ce  discours  plausible  me  fit  beaucoup  réfléchir,  et  ne  me  con- 
sola guère. 


II.  —  ENTRETIEN   AVEC    UN   GÉOMÈTRE. 

Il  arrive  quelquefois  qu'on  ne  peut  rien  répondre,  et  qu'on 
n'est  pas  persuadé.  On  est  atterré  sans  pouvoir  être  convaincu. 
On  sent  dans  le  fond  de  son  âme  un  scrupule,  une  répugnance 
qui  nous  empêche  de  croire  ce  qu'on  nous  a  prouvé.  Un  géomètre 
vous  démontre  qu'entre  un  cercle  et  une  tangente  vous  pouvez 
faire  passer  une  infinité  de  lignes  courbes,  et  que  vous  n'en 
pouvez  faire  passer  une  droite  :  vos  yeux,  votre  raison,  vous  disent 
le  contraire.  Le  géomètre  vous  répond  gravement  que  c'est  là  un 
infini  du  second  urdre.Vous  vous  taisez,  et  vous  vous  en  retournez 
tout  stupéfait,  sans  avoir  aucune  idée  nette,  sans  rien  comprendre, 
et  sans  rien  répliquer. 

Vous  consultez  un  géomètre  de  meilleure  foi,  qui  vous  explique 
le  mystère.  «  Nous  supposons,  dit-il,  ce  qui  ne  peut  être  dans  la 
nature,  des  lignes  qui  ont  de  la  longueur  sans  largeur  :  il  est 
impossible,  physiquement  parlant,  qu'une  ligne  réelle  en  pénètre 
une  autre.  Nulle  courbe,  ni  nulle  droite  réelle  ne  peut  passer 
entre  deux  lignes  réelles  qui  se  touchent  :  ce  ne  sont  là  que  des 
jeux  de  l'entendement,  des  chimères  idéales  ;  et  la  véritable  géo- 
métrie est  l'art  de  mesurer  les  choses  existantes.  » 

Je  fus  très-content  de  l'aveu  de  ce  sage  mathématicien,  et  je 
me  mis  à  rire,  dans  mon  malheur,  d'apprendre  qu'il  y  avait  de 
la  charlatanerie  jusque  dans  la  science  qu'on  appelle  la  haute 
science^. 

priétaires  y  gagneraient  encore  plus  par  la  destruction  des  abus  qu'entraîne  toute 
autre  méthode  d'imposition. 

2°  Supposons  qu'un  négociant  paye  un  droit  de  sortie  pour  une  marchandise 
exportée,  et  que  ce  di'oit  soit  changé  en  impôt  territorial  :  alors  son  profit  paraîtra 
augmenter  ;  mais,  comme  il  se  contentait  d'un  moindre  profit,  la  concurrence 
entre  les  négociants  le  fera  tomber  au  même  taux,  en  augmentant  à  proportion 
le  prix  d'achat  des  denrées  exportées.  Si,  au  contraire,  payant  un  droit  pour  les 
marchandises  importées,  ce  droit  est  supprimé,  la  concurrence  fera  tomber  ces 
marchandises  à  proportion;  ainsi,  dans  tous  les  cas,  le  profit  de  ce  marchand  sera 
le  même,  et  dans  aucun  il  ne  payera  réellement  l'impôt.  (K.) 

1.  Il  y  a  ici  une  équivoque  :  quand  on  dit  qu'une  ligne  courbe  passe  entre  le 
■cercle  et  sa  tangente,  on  entend  que  cette  ligne  courbe  se  trouve  entre  le  cercle 
et  sa  tangente  au  delà  du  point  de  contact  et  en  deçà:  car,  à  ce  point,  elle  se 
confond  avec  ces  deux  lignes.  Les  lignes  sont  la  limite  des  surfaces,  comme  les 
surfaces  sont  la  limite  des  corps,  et  ces  limites  doivent  être  supposées  sans  lar- 
geur :  il  n'y  a  point  de  charlatanerie  là  dedans,  La  mesure  de  l'étendue  abstraite 
est  l'objet  de  la  géométrie;  celle  des  choses  existantes  en  est  l'application,  (K,) 


312  L'HOMME    AUX    QUARANTE    ECUS. 

Mon  géomètre  était  un  citoyen  philosophe  qui  avait  daigné 
quelquefois  causer  avec  moi  dans  ma  chaumière.  Je  lui  dis  : 
((  xMonsieur,  vous  avez  tâché  d'éclairer  les  badauds  de  Paris  sur 
le  plus  grand  intérêt  des  hommes,  la  durée  de  la  vie  humaine. 
Le  ministère  a  connu  par  vous  seul  ce  qu'il  doit  donner  aux  ren- 
tiers viagers,  selon  leurs  diflérents  âges.  Vous  avez  proposé  de 
donner  aux  maisons  de  la  ville  l'eau  qui  leur  manque,  et  de  nous 
sauver  enfin  de  l'opprobre  et  du  ridicule  d'entendre  toujours 
crier  à  Veau,  et  de  voir  des  femmes  enfermées  dans  un  cerceau 
oblong  porter  deux  seaux  d'eau,  pesant  ensemble  trente  livres,  à 
un  quatrième  étage  auprès  d'un  privé*.  Faites-moi,  je  vous  prie, 
l'amitié  de  me  dire  combien  il  y  a  d'animaux  à  deux  mains  et  à 
deux  pieds  en  France. 

LE     GÉOMÈTRE. 

On  prétend  qu'il  y  en  a  environ  vingt  millions,  et  je  veux  bien 
adopter  ce  calcul  très-probable-,  en  attendant  qu'on  le  vérifie  ; 
ce  qui  serait  très-aisé,  et  qu'on  n'a  pas  encore  fait,  parce  qu'o?? 

ne  s'avise  jamais  de  tout. 

l'homme    aux    quarante     ECUS. 

Combien  croyez-vous  que  le  territoire  de  France  contienne 
d'arpents  ? 

LE    GÉOMÈTRE. 

Cent  trente  millions,  dont  presque  la  moitié  est  en  chemins, 
en  villes,  villages,  landes,  bruyères,  marais,  sables,  terres  stériles, 
couvents  inutiles,  jardins  de  plaisance  plus  agréables  qu'utiles, 
terrains  incultes,  mauvais  terrains  mal  cultivés.  (3n  pourrait 
réduire  les  terres  d'un  bon  rapport  à  soixante  et  quinze  millions 
d'arpents  carrés  :  mais  comptons-en  quatre-vingts  millions  :  on  ne 
saurait  trop  faire  pour  sa  patrie, 

l'homme    aux    QUARANTE    ECUS, 

Combien  croyez -vous  que  chaque  arpent  rapporte  l'un  dans 
l'autre,  année  commune,  en  blés,  en  semences  de  toute  espèce,. 


1.  Ce  géomètre  est  feu  M.  Deparcioux,  de  rAcadémic  des  sciences.  Il  a  donné 
VEssai  sur  la  probabilité  de  la  vie  humaine,  cl  un  projet  pour  amener  à  Paris 
l'eau  de  la  rivière  d'Yvette.  C'était  un  excellent  citoyen  qui  avait  du  talent  pour 
la  mécanique  pratique,  mais  il  n'était  pas  géomètre.  Le  célèbre  Hallèy  s'était 
occupé  avant  lui  des  probabilités  de  la  vie  humaine.  (K.) 

2.  Cela  est  prouvé  par  les  mémoires  des  intendants,  faits  à  la  fin  duwii"  siècle, 
combinés  avec  le  dénombrement  par  feux,  composé  en  1753  par  ordre  de  31.  le 
comte  d'Argenson,  et  surtout  avec  l'ouvrage  très-exact  de  M.  de  Messance,  fait 
sous  les  yeux  de  M.  l'intendant  de  La  Micliaudière,  l'un  des  hommes  les  plus, 
éclairés.  {î\'ote  de  Voltaire.) 


LIIOMME    MX   QL-ARAMi;    lïCCS.  3tS 

vins    étangs,  bois,  niélaux,  Destiau.,  fruils,  l.wncs,  soies,  lail, 
Imiles,  tous  frais  faits,  sans  comiiler  l'impôt? 

Mais    s-ils  produisent''chacun  vingt-cinq  livres,  c'est  bean- 
coun    cependant  mettons  trente  livres,  pour  ne  pas  ,  econrage 
nos  concftovens.  Il  v  a  des  arpents  qui  produisent  des  valeur 
ren.iss  n les- e  timées  trois  cents  livres  ;  il  y  en  a  qui  produisent 
roi    k."  s  La  moyenne  proportionnelle  entre  tro.s  et  trots  cent 
est  t    nte:'  car  vous  voyez  bien  que  trois  est  à  trente  comme 
trente  est  à  trois  cents.  Il  est  vrai  que,  s'il  y  avait  beaucoup  d  a  - 
nenteàt  4  livres,  et  très-peu  à  trois  cents  livres,  notre  cora,?  e 
Te^j  trouverait  pas;  mais,  encore  une  fois,  je  ne  veux  point 
cliicaner.  , 

l'homme    aux    quarante    ECUS. 

Eh  bien!  monsieur,  combien  les  quatre-vingts  millions  cVar- 
pents  donneront-ils  de  revenu,  estimé  en  argent? 

Le  compte  est  tout  fait /c'ela  produit  par  an  deux  milliards 
quatre  cents  millions  de  livres  numéraires  au  cours  de  ce  jour. 

l'homme    aux    QUARANTE    ECUS. 

J'ai  lu  que  Salomon  possédait  lui  seul  vingt-cinq  milliards 
d'arc^en  comptant  ;  et  certainement  il  n'y  a  pas  deux  milliards 
qutre  cents  aillions  d'espèces  circulantes  dans  la  J;-ce  ^^u  on 
m'a  dit  être  beaucoup  plus  grande  et  plus  riche  que  le  pa^s  de 
Salomon. 

le     GEOMETRE. 

C'est  là  le  mvstére:  il  y  a  peut-être  à  présent  environ  neuf 
cents  millions  d'irgent  circulant  dans  le  royaume,  et  cet  argen 
nas  ant  de  main  en  main,  suffit  pour  payer  toutes  les  denrées  et 
to,    le   travaux  :  le  même  écu  peut  passer  mille  fois  de  la  poche 
ZcuUivateur  dans  celle  du  cabaretier  et  du  commis  des  aides. 

l'homme    aux    quarante    ECUS. 

J'entends  Mais  vous  m'avez  dit  que  nous  sommes  vingt  mil- 
lions d'habitants,  hommes  et  femmes,  vieillards  et  enfants  :  com- 
bien pour  chacun,  s'il  vous  plaît. 

LE    GÉOMÈTRE. 

Cent  vingt  livres,  ou  quarante  écus. 

l'homme  aux  quarante  écus. 

vous  avez  deviné  tout  juste  mon  revenu:  j'ai  quatre  arpents 
qui  en  comptant  les  années  de  repos  mêlées  avec  les  années  de 
produit,  me  valent  cent  vingt  livres  ;  c'est  peu  de  chose. 


314  L'HOMME   AUX    QUARANTE    ECUS. 

Quoi  !  si  chacun  avait  une  portion  égale,  comme  dans  l'âge 
d'or,  chacun  n'aurait  que  cinq  louis  d'or  par  an  ? 

LE     GÉOMKTP.  E, 

Pas  davantage,  suivant  notre  calcul,  que  j'ai  un  peu  enfle.  Tel 
est  l'état  de  la  nature  humaine.  La  vie  et  la  fortune  sont  bien 
bornées:  on  ne  vit  à  Paris,  l'un  portant  l'autre, que  vingt-deux  à 
vingt-trois  ans  ;  et,  l'un  portant  l'autre,  on  n'a  tout  au  plus  que 
cent  vingt  livres  par  an  à  dépenser  :  c'est-à-dire  que  votre  nour- 
riture, votre  vêtement,  votre  logement,  vos  meubles,  sont  repré- 
sentés par  la  somme  de  cent  vingt  livres. 

l'homme    aux    quarante    ECUS. 

Hélas!  que  vous  ai-je  fait  pour  m'ôter  ainsi  la  fortune  et  la 
vie?  Est-il  vrai  que  je  n'aie  que  vingt-trois  ans  à  vivre,  à  moins 
que  je  ne  vole  la  part  de  mes  camarades. 

LE    GÉOMÈTRE. 

Cela  est  incontestable  dans  la  bonne  ville  de  Paris  ;  mais  de 
ces  vingt-trois  ans  il  en  faut  retrancher  au  moins  dix  de  votre 
enfance  :  car  l'enfance  n'est  pas  une  jouissance  de  la  vie,  c'est  une 
préparation,  c'est  le  vestibule  de  l'édifice,  c'est  l'arbre  qui  n'a  pas 
encore  donné  de  fruits,  c'est  le  crépuscule  d'un  jour.  Retranchez 
des  treize  années  qui  vous  restent  le  temps  du  sommeil  et  celui 
de  l'ennui,  c'est  au  moins  la  moitié  :  reste  six  ans  et  demi  que 
vous  passez  dans  le  chagrin,  les  douleurs,  quelques  plaisirs,  et 
l'espérance  ^ 

l'homme    aux    quarante     ECUS. 

Miséricorde  !  votre  compte  ne  va  pas  à  trois  ans  d'une  existence 
supportable. 

LE    géomètre. 

Ce  n'est  pas  ma  faute.  La  nature  se  soucie  fort  peu  des  indi- 
vidus. Il  y  a  d'autres  insectes  qui  ne  vivent  qu'un  jour,  mais  dont 
l'espèce  dure  à  jamais.  La  nature  est  comme  ces  grands  princes 
qui  comptent  pour  rien  la  perte  de  quatre  cent  mille  hommes, 
pourvu  qu'ils  viennent  à  bout  de  leurs  augustes  desseins. 

1.  S'il  est  question  de  la  vie  physique  et  individuelle  de  l'homme  considéré 
comme  un  être  doué  de  raison,  ayant  des  idées,  de  la  mémoire,  des  affections 
morales,  elle  doit  commencer  avant  dix  ans.  S'il  est  question  de  la  vie  considérée 
par  rapport  à  la  société,  on  doit  la  commencer  plus  tard.  D'ailleurs,  pour  évaluer 
la  durée  de  la  vie  prise  dans  un  de  ces  deux  sens,  il  faudi'ait  pi'endre  une  autre 
méthode  :  évaluer  la  durée  de  la  vie  réelle  par  toutes  les  durées  de  la  vie  phy- 
sique, et  en  former  ensuite  une  vie  mitoyenne;  on  aurait  un  résultat  différent, 
mais  qui  conduirait  aux  mômes  réflexions.  Le  temps  où  la  jouissance  entière  de 
nos  facultés  nous  permet  de  prétendre  au  bonheur  se  réduirait  toujours  ;\  un 
bien  petit  nombre  d'années.  (K.) 


L'HOMME    AUX    QUARANTE    ECUS.  313 

l'homme   aux  quarante   écls. 
Quarante  écus,  et  trois  ans  à  vivre  !  quelle  ressource  imagine- 
riez-vous  contre  ces  deux  malédictions? 

LE     GÉOMÈTRE, 

Pour  la  vie,  il  faudrait  rendre  dans  Paris  l'air  plus  pur,  que 
les  hommes  mangeassent  moins,  qu'ils  fissent  plus  d'exercice, 
que  les  mères  allaitassent  leurs  enfants,  qu'on  ne  fût  plus  assez 
malavisé  pour  craindre  l'inoculation  :  c'est  ce  que  j'ai  dit  ^  et 
pour  la  fortune,  il  n'y  a  qu'à  se  marier,  faire  des  garçons  et  des 
filles. 

l'homme  aux  quarante  Écus. 

Quoi  !  le  moyen  de  vivre  commodément  est  d'associer  ma 
misère  à  celle  d'un  autre? 

LE  géomètre. 

Cinq  ou  six  misères  ensemble  font  un  établissement  très-tolé- 
rable.  Ayez  une  brave  femme,  deux  garçons  et  deux  filles  seule- 
ment, cela  fait  sept  cent  vingt  livres  pour  votre  petit  ménage, 
supposé  que  justice  soit  faite,  et  que  chaque  individu  ait  cent 
vingt  livres  de  rente. 

Vos  enfants  en  bas  âge  ne  vous  coûtent  presque  rien  ;  devenus 
grands,  ils  vous  soulagent  ;  leurs  secours  mutuels  vous  sauvent 
presque  toutes  les  dépenses,  et  vous  vivez  très-heureusement  en 
philosophe,  pourvu  que  ces  messieurs  qui  gouvernent  l'État 
n'aient  pas  la  barbarie  de  vous  extorquer  à  chacun  vingt  écus 
par  an  2;  mais  le  malheur  est  que  nous  ne  sommes  plus  dans 
l'âge  d'or,  où  les  hommes,  nés  tous  égaux,  avaient  également 
part  aux  productions  succulentes  d'une  terre  non  cultivée.  Il 
s'en  faut  beaucoup  aujourd'hui  que  chaque  être  à  deux  mains  et 
à  deux  pieds  possède  un  fonds  de  cent  vingt  livres  de  revenu. 
l'homme  aux  quarante  Écus. 

Ah!  vous  nous  ruinez.  Vous  nous  disiez  tout  à  l'heure  que 
dans  un  pays  où  il  y  a  quatre-vingts  millions  d'arpents  de  terre 
assez  bonne,  et  vingt  millions  d'habitants,  chacun  doit  jouir  de 
cent  vingt  livres  de  rente,  et  vous  nous  les  ôtez. 

LE    GÉOMÈTRE. 

Je  comptais  suivant  les  registres  du  siècle  d'or,  et  il  faut 

1.  Voltaire  a,  presque  le  premier  en  France,  parlé  de  l'iaoculation  ;  voyez, 
dans  les  Mélanges,  année  1734,  la  onzième  des  Lettres  philosophiques. 

2.  C'est  une  plaisanterie.  Ceux  qui  ont  dit  que  la  puissance  législatrice  et  exé- 
cutrice était  copropriétaire  de  tous  les  biens  n'ont  pas  prétendu  qu'elle  eût  le 
droit  d'en  prendre  la  moitié,  mais  seulement  la  portion  nécessaire  pour  défendre 
l'État  et  le  bien  gouverner.  Il  n'y  a  que  Texpression  qui  soit  ridicule.  (K.) 


315  L'IIOJniE   AUX  "QUARANTE   ECUS. 

compter  suivant  le  siècle  de  fer.  Il  y  a  beaucoup  d'habitants  qui 
n'ont  que  la  valeur  de  dix  écus  de  rente,  d'autres  qui  n'en  ont 
que  quatre  ou  cinq,  et  plus  de  six  millions  d'hommes  qui  n'ont 
absolument  rien, 

l'homme  aux  quarante   écus. 
Mais  ils  mourraient  de  faim  au  bout  de  trois  jours. 

LE     GÉOMÈTRE. 

Point  du  tout  :  les  autres  qui  possèdent  leurs  portions  les  font 
travailler,  et  partagent  avec  eux;  c'est  ce  qui  paye  le  théologien, 
le  confiturier,  l'apothicaire,  le  prédicateur,  le  comédien,  le  pro- 
cureur et  le  fiacre.  Vous  vous  êtes  cru  à  plaindre  de  n'avoir  que 
cent  vingt  livres  à  dépenser  par  an,  réduites  à  cent  huit  livres  à 
cause  de  votre  taxe  de  douze  francs  ;  mais  regardez  les  soldats 
qui  donnent  leur  sang  pour  la  patrie:  ils  ne  disposent,  à  quatre 
sous  par  jour,  que  de  soixante  et  treize  livres,  et  ils  vivent  gaie- 
ment en  s'associant  par  chambrées. 

l'homme  aux  quarante  Écus. 

Ainsi  donc  un  ex-jésuite  a  plus  de  cinq  fois  la  paye  d'un 
soldats  Cependant  les  soldats  ont  rendu  plus  de  services  à  l'État 
sous  les  yeux  du  roi  à  Fontenoy,  à  Laufelt,  au  siège  de  Fribourg, 
que  n'en  a  jamais  rendu  le  révérend  P.  La  Valette-. 

le  géomètre. 

Rien  n'est  plus  vrai  ;  et  même  chaque  jésuite  devenu  libre  a 
plus  à  dépenser  qu'il  ne  coûtait  à  son  couvent  :  il  y  en  a  même 
qui  ont  gagné  beaucoup  d'argent  à  faire  des  brochures  contre 
les  parlements,  comme  le  révérend  P.  Patouillet  et  le  révérend 
P.  Nonotte.  Chacun  s'ingénie  dans  ce  monde  :  l'un  est  à  la  tête 
d'une  manufacture  d'étoffes;  l'autre,  de  porcelaine;  un  autre  entre- 
prend l'opéra  ;  celui-ci  fait  la  gazette  ecclésiastique;  cet  autre,  une 
tragédie  bourgeoise,  ou  un  roman  dans  le  goût  anglais;  il  entre- 
tient le  papetier,  le  marchand  d'encre,  le  libraire,  le  colporteur,  qui 
sans  lui  demanderaient  l'aumône.  Ce  n'est  enfin  que  la  restitution 
de  cent  vingt  livres  à  ceux  qui  n'ont  rien  qui  fait  fleurir  l'État. 
l'homme  aux   quarante  Écus. 

Plaisante  manière  de  fleurir  ! 

LE   géomètre. 

Il  n'y  en  a  point  d'autre  :  par  tout  pays  le  riche  fait  vivre  le 
pauvre.  Voilà  l'unique  source  de  l'industrie  du  commerce.  Plus  la 


1.  Un  ex-jésuilc  inail   ((u.-ili'C  ccnls  francs  do  pt'ii>-ioii. 

2.  Son    procès   pour   bîuujiioi'outc    rraudulciisc    avait    amené    l'expulsion    des 
jésuites. 


L'IIO.M.ME    AUX    nUARA.NTE    KCUS.  317 

uation  esi  industrieuse,  plus  elle  gagne  sur  Tétranger.  Si  nous 
attrapions  de  l'étranger  dix  millions  par  an  pour  la  balance  du 
commerce,  il  y  aurait  dans  vingt  ans  deux  cents  millions  de 
plus  dans  TÉtal:  ce  serait  dix  francs  de  plus  à  répartir  loyale- 
ment sur  chaque  tête,  c'est-à-dire  que  les  négociants  feraient 
gagner  à  chaque  pauvre  dix  francs  de  plus,  dans  l'espérance  de 
faire  des  gains  encore  plus  considérables  ;  mais  le  commerce  a 
ses  bornes,  comme  la  fertilité  de  la  terre  :  autrement  la  progres- 
sion irait  à  Finfini  ;  et  puis  il  n'est  pas  sûr  que  la  balance  de 
notre  commerce  nous  soit  toujours  favorable  :  il  y  a  des  temps  où 
nous  perdons. 

l'homme     aux    quarante     ECUS. 

J'ai  entendu  parler  beaucoup  de  population.  Si  nous  nous 
avisions  de  faire  le  double  d'enfants  de  ce  que  nous  en  faisons; 
si  notre  patrie  était  peuplée  du  double  ;  si  nous  avions  quarante 
miUions  d'habitants  au  lieu  de  vingt,  qu'arriverait-il  ? 

LE     GÉOMÈTRE. 

Il  arriverait  que  chacun  n'aurait  à  dépenser  que  vingt  écus, 
l'un  portant  l'autre,  ou  qu'il  faudrait  que  la  terre  rendît  le 
double  de  ce  qu'elle  rend,  ou  qu'il  y  aurait  le  double  de  pauvres, 
ou  qu'il  faudrait  avoir  le  double  d'industrie,  et  gagner  le  double 
sur  l'étranger,  ou  envoyer  la  moitié  de  la  nation  en  Amérique, 
ou  que  la  moitié  de  la  nation  mangeât  l'autre. 

l'homme     aux     QUARANTE     ÉCUS. 

Contentons-nous  donc  de  nos  vingt  miUions  d'hommes,  et  de 
nos  cent  vingt  livres  par  tête,  réparties  comme  il  plaît  à  Dieu  ; 
mais  cette  situation  est  triste,  et  votre  siècle  de  fer  est  bien  dur. 

LE     GÉOMÈTRE. 

Il  n'y  a  aucune  nation  qui  soit  mieux,  et  il  en  est  beaucoup 
qui  sont  plus  mal.  Croyez-vous  qu'il  y  ait  dans  le  Nord  de  quoi 
donner  la  valeur  de  cent  vingt  livres  à  chaque  habitant?  S'ils 
avaient  eu  l'équivalent,  les  Huns,  les  Goths,  les  Vandales,  et  les 
Francs,  n'auraient  pas  déserté  leur  patrie  pour  aller  s'établir 
ailleurs,  le  fer  et  la  flamme  à  la  main. 

l'homme     AUX    QUARANTE     ÉCUS. 

Si  je  vous  laissais  dire,  vous  me  persuaderiez  bientôt  que  je 
suis  heureux  avec  mes  cent  vingt  francs. 

le   géomètre. 
Si  vous  pensiez  être  heureux,  en  ce  cas  vous  le  seriez. 

l'homme     aux    quarante     ECUS. 

On  ne  peut  s'imagiuer  être  ce  qu'on  n'est  pas,  à  moins  qu'on 
ne  soit  fou. 


318  L'HOMME   AUX   QUARANTE   ECUS. 

LE    GÉOMÈTRE. 

Je  vous  ai  déjà  dit  que,  pour  être  plus  à  votre  aise  et  plus  heu- 
reux que  vous  n'êtes,  il  faut  que  vous  preniez  une  femme  ;  mais 
j'ajouterai  qu'elle  doit  avoir  comme  vous  cent  vingt  livres  de 
rente,  c'est-à-dire  quatre  arpents  à  dix  écus  l'arpent.  Les  anciens 
Romains  n'en  avaient  chacun  que  trois.  Si  vos  enfants  sont  indus- 
trieux, ils  pourront  en  gagner  chacun  autant  en  travaillant  pour 
les  autres. 

l'homme  aux   quarante  écus. 

Ainsi  ils  ne  pourront  avoir  de  l'argent  sans  que  d'autres  eu 
perdent. 

LE    GÉOMÈTRE. 

C'estJa  loi  de  toutes  les  nations  ;  on  ne  respire  qu'à  ce  prix. 
l'homme  aux  quarante   Écus. 

Et  il  faudra  que  ma  femme  et  moi  nous  donnions  chacun  la 
moitié  de  notre  récolte  à  la  puissance  législatrice  et  exécutrice, 
et  que  les  nouveaux  ministres  d'État  nous  enlèvent  la  moitié  du 
prix  de  nos  sueurs  et  de  la  substance  de  nos  pauvres  enfants  avant 
qu'ils  puissent  gagner  leur  vie!  Dites-moi,  je  vous  prie,  combien 
nos  nouveaux  ministres  font  entrer  d'argent  de  droit  divin  dans 
les  coffres  du  roi. 

LE     GÉOMÈTRE. 

Vous  payez  vingt  écus  pour  quatre  arpents  qui  vous  en  rap- 
portent quarante.  L'homme  riche  qui  possède  quatre  cents  arpents 
payera  deux  mille  écus  par  ce  nouveau  tarif,  et  les  quatre-vingts 
millions  d'arpents  rendront  au  roi  douze  cents  millions  de  livres 
par  année,  ou  quatre  cents  millions  d'écus. 

l'homme  aux  quarante  Écus. 

Gela  me  paraît  impraticable  et  impossible. 
le  géomètre. 

Vous  avez  très-grande  raison,  et  cette  impossibilité  est  une 
démonstration  géométrique  qu'il  y  a  un  vice  fondamental  de  rai- 
sonnement dans  nos  nouveaux  ministres. 

l'homme  aux  quarante  Écus. 

N'y  a-t-il  pas  aussi  une  prodigieuse  injustice  démontrée  à 
me  prendre  la  moitié  de  mon  blé,  de  mon  chanvre,  de  la  laine  de 
mes  moutons,  etc.,  et  de  n'exiger  aucun  secours  de  ceux  qui 
auront  gagné  dix  ou  vingt,  ou  trente  mille  livres  de  rente  avec 
mon  chanvre,  dont  ils  ont  tissu  de  la  toile  ;  avec  ma  laine,  dont 
ils  ont  fabriqué  des  draps  ;  avec  mon  blé,  qu'ils  auront  vendu  plus 
cher  qu'ils  ne  l'ont  acheté  ? 


L'HOMME   AUX   QUARANTE    ÉCU3.  319 

LE     GKOMKTRE, 

L'injustice  de  cette  administration  est  aussi  évidente  que  sou 
calcul  est  erroné.  Il  faut  que  l'industrie  soit  favorisée  ;  mais  il 
faut  que  l'industrie  opulente  secoure  l'État.  Cette  industrie  vous  a 
certainement  ôté  une  partie  de  vos  cent  vingt  livres,  et  se  les  est 
appropriées  en  vous  vendant  vos  chemises  et  votre  habit  vingt 
fois  plus  cher  qu'ils  ne  vous  auraient  coûté  si  vous  les  aviez  faits 
vous-même.  Le  manufacturier,  qui  s'est  enrichi  à  vos  dépens,  a, 
je  l'avoue,  donné  un  salaire  à  ses  ouvriers,  qui  n'avaient  rien  par 
eux-mêmes  ;  mais  il  a  retenu  pour  lui,  chaque  année,  une  somme 
qui  lui  a  valu  enfin  trente  mille  livres  de  rente  :  il  a  donc  acquis 
cette  fortune  à  vos  dépens  ;  vous  ne  pourrez  jamais  lui  vendre 
vos  denrées  assez  cher  pour  vous  rembourser  de  ce  qu'il  a  gagné 
sur  vous  :  car,  si  vous  tentiez  ce  surhaussement,  il  en  ferait  venir 
de  l'étranger  à  meilleur  prix.  Une  preuve  que  cela  est  ainsi,  c'est 
qu'il  reste  toujours  possesseur  de  ses  trente  mille  livres  de  rente, 
et  vous  restez  avec  vos  cent  vingt  livres,  qui  diminuent  souvent, 
bien  loin  d'augmenter. 

Il  est  donc  nécessaire  et  équitable  que  l'industrie  raffinée  du 
négociant  paye  plus  que  l'industrie  grossière  du  laboureur.  Il  en 
est  de  même  des  receveurs  des  deniers  publics.  Votre  taxe  avait 
été  jusqu'ici  de  douze  francs  avant  que  nos  grands  ministres  vous 
eussent  pris  vingt  écus.  Sur  ces  douze  francs,  le  publicain  rete- 
nait dix  sous  pour  lui.  Si  dans  votre  province  il  y  a  cinq  cent  mille 
âmes,  il  aura  gagné  deux  cent  cinquante  mille  francs  par  an. 
Qu'il  en  dépense  cinquante,  il  est  clair  qu'au  bout  de  dix  ans  il 
aura  deux  millions  de  bien.  Il  est  très-juste  qu'il  contribue  à  pro- 
portion, sans  quoi  tout  serait  perverti  et  bouleversé^. 

1.  Voici  deux  nouvelles  objections  contre  l'idée  de  réduire  tous  les  impôts  à  un 
seul.  Celle  des  financiers  n'est  qu'une  plaisanterie,  puisqu'il  n'j"-  aurait  plus  alors 
de  financiers,  mais  seulement  des  hommes  chargés,  moyennant  des  appointements 
modiques,  de  recevoir  les  deniers  publics.  Restent  les  commerçants,  les  manufac- 
turiers; mais  il  est  clair  que  si  les  objets  de  leur  commerce  et  de  leur  industrie 
n'étaient  plus  assujettis  à  aucun  droit,  leur  profit  resterait  le  même,  parce  qu'ils 
vendraient  meilleur  marché  ou  achèteraient  plus  cher  les  matières  premières.  Ce 
ne  sont  point  eux  qui  payent  ces  impôts,  ce  sont  ceux  qui  achètent  d'eux  ou  qui 
leur  vendent;  et  ils  continueraient  de  les  payer  sous  une  antre  forme.  Si  c'est 
au  contraire  un  impôt  personnel,  une  capitation  dont  on  les  déli\Te,  il  fallait 
déduire  cet  impôt,  cette  capitation,  de  l'intérêt  qu'ils  tiraient  de  leurs  fonds  :  ainsi 
supposons  cet  intérêt  de  dix  pour  cent  et  cet  impôt  d'un  dixième,  ils  ne  retiraient 
donc  réellement  que  neuf  pour  cent  ;  et,  cet  impôt  supprimé,  la  concurrence  les 
obligera  bientôt  à  borner  le  même  intérêt  à  ces  neuf  pour  cent  auxquels  elle  les 
avait  déjà  bornés.  Il  en  est  de  même  de  ceux  qui  vivent  de  leurs  salaires  :  si  vous 
leur  ôtez  les  impôts  personnels,  si  vous  ôtez  des  droits  qui  augmentaient  pour 
eux  le  prix  de  certaines  denrées,  leurs  salaires  baisseront  à  proportion.  (K.) 


320  L'HOMME    AUX    QUARANTE    ECUS. 

l'homme     aux    quarante    ECUS, 

Je  vous  remercie  d'avoir  taxé  ce  financier,  cela  soulage  mon 
imagination  ;  mais  puisqu'il  a  si  bien  augmenté  son  superflu, 
comment  puis-je  faire  pour  accroître  aussi  ma  petite  fortune  ? 

LE     GÉOMÈTRE. 

Je  vous  l'ai  déjà  dit,  en  vous  mariant,  en  travaillant,  en  tâchant 
de  tirer  de  votre  terre  quelques  gerbes  de  plus  que  ce  qu'elle 
vous  produisait. 

l'homme     AUX    QUARANTE    ECUS. 

Je  suppose  que  j'aie  bien  travaillé  ;  que  toute  la  nation  en  ait 
fait  autant;  que  la  puissance  législatrice  et  exécutrice  en  ait  reçu 
un  plus  gros  tribut  :  combien  la  nation  a-t-elle  gagné  au  bout  de 
l'année  ? 

LE     GÉOMÈTRE, 

Pticn  du  tout;  à  moins  qu'elle  n'ait  fait  un  commerce  étranger 
utile;  mais  elle  aura  vécu  plus  commodément.  Chacun  aura  eu 
à  proportion  plus  d'habits,  de  chemises,  de  meubles,  qu'il  n'en 
avait  auparavant.  II  y  aura  eu  dans  l'État  une  circulation  plus 
abondante;  les  salaires  auront  été  augmentés  avec  le  temps  à  peu 
près  en  proportion  du  nombre  des  gerbes  de  blé,  des  toisons  de 
moutons,  des  cuirs  de  bœufs,  de  cerfs  et  de  chèvres,  qui  auront 
été  employés,  des  grappes  de  raisin  qu'on  aura  foulées  dans  le 
pressoir.  On  aura  payé  au  roi  plus  de  valeurs  de  denrées  en  argent, 
et  le  roi  aura  rendu  plus  de  valeurs  à  tous  ceux  qu'il  aura  fait 
travailler  sous  ses  ordres  ;  mais  il  n'y  aura  pas  un  écu  de  plus 
dans  le  royaume. 

l'homme    AUX     QUARANTE    ECUS. 

Que  restera-t-il  donc  à  la  puissance  au  bout  de  l'année? 

LE    GÉOMÈTRE. 

Rien,  encore  une  fois  ;  c'est  ce  qui  arrive  à  toute  puissance  : 
elle  ne  thésaurise  pas  ;  elle  a  été  nourrie,  vêtue,  logée,  meublée  ; 
tout  le  monde  l'a  été  aussi,  chacun  suivant  son  état;  et,  si  elle 
thésaurise,  elle  a  arraché  à  la  circulation  autant  d'argent  qu'elle 
en  a  entassé  ;  elle  a  fait  autant  de  malheureux  qu'elle  a  mis  de 
fois  quarante  écus  dans  ses  colfres. 

l'homme    aux    quarante    ECUS. 

Mais  ce  grand  Henri  IV  n'était  donc  qu'un  vilain,  un  ladre, 
un  pillard  :  car  on  m'a  conté  qu'il  avait  encaqué  dans  la  Bastille 
plus  de  cinquante  millions  de  notre  monnaie  d'aujourd'hui  ? 

LE     GÉOMÈTRE. 

C'était  un  homme  aussi  bon,  aussi  prudent  que  valeureux.  Il 
allait  faire  une  juste  guerre,  et  en  amassant  dans  ses  coffres  vingt- 


L'HOMME    AUX    QUARANTE    ECUS.  321 

deux  millions  de  son  temps,  en  ayant  encore  à  recevoir  plus  de 
Aingt  autres  qu'il  laissait  circuler,  il  épargnait  à  son  peuple  plus 
de  cent  millions  qu'il  en  aurait  coûté  s'il  n'avait  pas  pris  ces 
utiles  mesures.  Il  se  rendait  moralement  sûr  du  succès  contre  un 
ennemi  qui  n'avait  pas  les  mômes  précautions.  Le  calcul  des  pro- 
ba])ilités  '  était  prodigieusement  en  sa  faveur.  Ces  vingt-deux 
millions  encaissés  prouvaient  qu'il  y  avait  alors  dans  le  royaume 
la  valeur  de  vingt-deux  millions  d'excédant  dans  les  biens  de  la 
terre  :  ainsi  personne  ne  souffrait-. 

l'homme    aux    quarante    ECUS. 

Mon  vieillard  me  l'avait  bien  dit  qu'on  était  à  proportion  plus 
riche  sous  l'administration  du  duc  de  Sully  que  sous  celle  des 
nouveaux  ministres,  qui  ont  mis  l'impôt  unique,  et  qui  m'ont 
pris  vingt  écus  sur  quarante.  Dites-moi,  je  vous  prie,  y  a-t-il 
une  nation  au  monde  qui  jouisse  de  ce  beau  bénéfice  de  l'impôt 
unique  ? 

LE     GÉOMÈTRE. 

Pas  une  nation  opulente.  Les  Anglais,  qui  ne  rient  guère,  se 
sont  mis  à  rire  quand  ils  ont  appris  que  des  gens  d'esprit  avaient 
proposé  parmi  nous  cette  administration  ^  Les  Chinois  exigent 

1.  La  question  se  réduit  à  savoir  s'il  vaut  mieux  thésauriser  pendant  la  paix 
que  d'emprunter  pendant  la  guerre.  Le  premier  parti  serait  beaucoup  plus  avan- 
tageux dans  un  pays  où  la  constitution  et  l'état  des  lumières  permettraient  de 
compter  sur  un  système  d'administration  de  finances  indépendant  des  révolutions 
du  ministère.  (K.) 

'2.  Cette  dernière  phrase  a  été  supprimée  dans  les  éditions.  Je  l'ai  rétablie. 
parc3  que  je  l'ai  trouvée  dans  toutes  les  éditions  depuis  1768  jusques  et  compris 
177.").  Voltaire  avait  déjà  parlé  du  trésor  de  Henri  IV,  dans  son  opuscule  intitulé 
Des  embellissements  de  Paris;  voyez  les  Mélanges,  année  1749    (B.) 

3.  Cela  est  vrai  ;  mais  l'Angleterre  est  un  des  pays  de  l'Europe  où  l'on  trouve 
le  plus  de  préjuirés  sur  tous  les  objets  de  l'administration  et  du  gouvernement. 
Tout  écrivain  politique  en  Angleterre  peut  prétendre  aux  places,  et  rien  ne  nuit 
plus  dans  la  recherche  de  la  vérité  que  d'avoir  un  intérêt,  bien  ou  mal  entendu, 
de  la  trouver  conforme  plutôt  à  une  opinion  qu'à  une  autre.  Il  est  très-possible, 
par  cette  raison,  que  les  lumières  aient  moins  de  peine  à  se  répandre  dans  une 
monarchie  que  dans  une  république;  et  s'il  existe  dans  les  républiques  plus  d'en- 
thousiasme patriotique,  on  trouve  dans  quelques  monarchies  un  patriotisme  plus 
éclairé. 

D'ailleurs,  l'établissement  d'un  impôt  unique  est  une  opération  qui  doit  se 
faire  avec  lenteur,  et  qui  exige,  pour  ne  causer  aucun  désordre  passager,  beaucoup 
de  sagesse  dans  les  mesures.  Il  faut  en  effet  s'assurer  d'abord  par  quelles  espèces 
de  propriétés,  par  quels  cantons  chaque  espèce  d'impôt  est  réellement  payée,  et 
dans  quelle  proportion  chaque  espèce  de  propriétés,  chaque  canton,  ou  la  totalité 
de  l'État,  y  contribuent;  il  faut  répartir  ensuite  dans  la  même  proportion  l'impôt 
qui  doit  les  remplacer. 

Il  faut  par  conséquent  avoir  un  cadastre  général  de  toutes  les  terres;  mais, 
quelque  exactitude  qu'on  suppose  dans  ce  cadastre,  quelque  sagacité  que  l'on  ait 

21.  —  Romans.  21 


382  L'HOMME   AUX   QUARANTE   ECUS. 

une  taxe  de  tous  les  vaisseaux  marchands  qui  abordent  à  Kanton; 
les  Hollandais  payent  à  Nangasaqui,  quand  ils  sont  reçus  au  Japon 
sous  prétexte  qu'ils  ne  sont  pas  chrétiens  ;  les  Lapons  et  les 
Samoyèdes,  à  la  vérité,  sont  soumis  à  un  impôt  unique  en  peaux 
de  martres  ;  la  république  de  Saint-Marin  ne  paye  que  des  dîmes 
pour  entretenir  l'État  dans  sa  splendeur. 

Il  y  a  dans  notre  Europe  une  nation  célèbre  par  son  équité  et 
par  sa  valeur  qui  ne  paye  aucune  taxe  :  c'est  le  peuple  helvétien. 
Mais  voici  ce  qui  est  arrivé  :  ce  peuple  s'est  mis  à  la  place  des 
ducs  d'Autriche  et  de  Zeringen  ^  ;  les  petits  cantons  sont  démocra- 
tiques et  très-pauvres  ;  chaque  habitant  y  paye  une  somme  très- 
modique  pour  les  besoins  de  la  petite  république.  Dans  les  can- 
tons riches,  on  est  chargé  envers  l'État  des  redevances  que  les 
archiducs  d'Autriche  et  les  seigneurs  fonciers  exigeaient  :  les  can- 
tons protestants  sont  à  proportion  du  double  plus  riches  que  les 
catholiques,  parce  que  l'État  y  possède  les  biens  des  moines.  Ceux 
qui  étaient  sujets  des  archiducs  d'Autriche,  des  ducs  deZeringen, 
€t  des  moines,  le  sont  aujourd'hui  de  la  patrie;  ils  payent  à  cette 
patrie  les  mêmes  dîmes,  les  mêmes  droits,  les  mêmes  lods  et 
ventes  qu'ils  payaient  à  leurs  anciens  maîtres;  et,  comme  les 
sujets  en  général  ont  très-peu  de  commerce,  le  négoce  n'est  assu- 
jetti à  aucune  charge,  excepté  de  petits  droits  d'entrepôt  :  les 
hommes  trafiquent  de  leur  valeur  avec  les  puissances  étrangères, 
et  se  vendent  pour  quelques  années,  ce  qui  fait  entrer  quelque 
argent  dans  leur  pays  à  nos  dépens  ;  et  c'est  un  exemple  aussi 
unique  dans  le  monde  policé  que  l'est  l'impôt  établi  par  vos 
nouveaux  législateurs. 

mise  dans  la  distribution  de  la  taxe  qui  remplace  les  impôts  indirects,  il  est 
impossible  de  ne  pas  commettre  des  erreurs  très-sensibles  :  il  est  donc  néces- 
saire de  ne  faire  cette  opération  que  successivement,  et  il  faut  de  plus  ôtre  en 
état  de  faire  un  sacrifice  momentané  d'une  partie  du  revenu  public,  quoique  le 
résultat  de  ce  changement  de  forme  des  impôts  puisse  être  à  la  fois  d'en  dimi- 
nuer le  fardeau  pour  le  peuple,  et  d'augmenter  leur  produit  pour  le  souverain. 
Enfin,  comme  la  j)lupart  des  terres  sont  affermées,  comme  lorsqu'on  en  soumet 
le  produit  à  un  nouvel  impôt  destiné  à  remplacer  un  impôt  d'un  autre  genre, 
une  partie  seulement  de  la  compensation  qui  se  fait  alors  serait  au  profit  du 
propriétaire,  et  le  reste  au  profit  du  fermier:  c'est  une  nouvelle  raison  de  mettre 
dans  cette  opération  beaucoup  de  ménagement,  quand  môme  on  serait  parvenu 
à  connaître  à  peu  près  dans  chaque  genre  de  culture  la  partie  de  l'impôt  que 
l'on  doit  faire  porter  au  propriétaire,  et  celle  dont,  jusqu'à  l'expiration  du  bail, 
le  fermier  doit  être  chargé  ;  mais  si  cet  ouvrage  est  difficile,  il  ne  l'est  pas  moins 
d'assigner  à  quel  point  la  nation  qui  l'exécuterait  verrait  augmenter  en  peu  d'an- 
nées son  bien-être,  ses  richesses  et  sa  [)uissance.  (K.) 

1.  Les  ducs  de  Zeringen,  ou  Zehringcn,  étaient  puissants  dans  l'Helvétie  ou 
Ja  Suisse,  au  moyen  âge.  Berthold  V,  le  dernier  de  sa  race,  mourut  en  1218. 


LIIOMME   AUX   QUARANTE    ECUS.  323 

l'homme   aux   quarante   écls. 
Ainsi,  monsieur,  les  Suisses  ne  sont  pas  de  droit  divin  dé- 
pouillés de  la  moitié  de  leurs  biens  ;  et  celui  qui  possède  quatre 
vaches  n'en  donne  pas  deux  à  l'Élat? 

LE      GÉOMÈTRE. 

Non,  sans  doute.  Dans  un  canton,  sur  treize  tonneaux  de  vin 
on  en  donne  un  et  on  en  boit  douze.  Dans  un  autre  canton,  on 
paye  la  douzième  partie  et  on  en  boit  onze. 

l'homme     aux    quarante     ECUS. 

Ah!  qu'on  me  fasse  Suisse!  Le  maudit  impôt  que  l'impôt 
unique  et  inique  qui  m'a  réduit  à  demander  l'aumône!  Mais  trois 
ou  quatre  cents  impôts,  dont  les  noms  même  me  sont  impossibles 
à  retenir  et  à  prononcer,  sont-ils  plus  justes  et  plus  honnêtes? 
Y  a-t-il  jamais  eu  un  législateur  qui,  en  fondant  un  État,  ait  ima- 
giné de  créer  des  conseillers  du  roi  mesureurs  de  charbon,  jau- 
geurs  de  vin,  mouleurs  de  bois,  langueyeurs  de  porcs,  contrô- 
leurs de  beurre  salé?  d'entretenir  une  armée  de  faquins  deux  fois 
plus  nombreuse  que  celle  d'Alexandre,  commandée  par  soixante 
généraux^  qui  mettent  le  pays  à  contribution,  qui  remportent 
des  victoires  signalées  tous  les  jours,  qui  font  des  prisonniers,  et 
qui  quelquefois  les  sacrifient  en  l'air  ou  sur  un  petit  théâtre  de 
planches,  comme  faisaient  les  anciens  Scythes,  à  ce  que  m'a  dit 
mon  curé? 

Une  telle  législation,  contre  laquelle  tant  de  cris  s'élevaient, 
et  qui  faisait  verser  tant  de  larmes,  valait-elle  mieux  que  celle 
qui  m'ôte  tout  d'un  coup  nettement  et  paisiblement  la  moitié  de 
mon  existence?  J'ai  peur  qu'à  bien  compter  on  ne  m'en  prît  en 
détail  les  trois  quarts  sous  l'ancienne  finance. 

LE     GÉOMÈTRE. 

Iliacos  intra  muros  peccatur  et  extra'. 

Est  modus  in  rébus' 

Caveas  ne  quid  nimis  *. 

l'homme    aux    QUARANTE    ECUS. 

J'ai  appris  un  peu  d'histoire  et  de  géométrie,  mais  je  ne  sais 
pas  le  latin. 


1.  Fermiers  généraux. 

2.  Horace,  livre  P',  épître  ii,  vers  16. 

3.  Id.,  livre  I",  satire  r*,  vers  106. 

4.  Phèdre,  liv  II,  fable  v. 


324  L'HOMME   AUX   QUARANTE    ECUS. 

LE     GÉOxMÈTRE. 

Cela  signifie  à  peu  près  :  »  On  a  tort  des  deux  côtés.  Gardez 
le  milieu  en  tout.  Rien  de  trop.  » 

l'homme    aux    quarante    ECUS. 

Oui,  rien  de  trop,  c'est -ma  situation  ;  mais  je  n'ai  pas  assez. 

le    GÉOMÎiTRE. 

Je  conviens  que  vous  périrez  de  faim,  et  moi  aussi,  et  l'État 
aussi,  supposé  que  la  nouvelle  administration  dure  seulement 
deux  ans;  mais  il  faut  espérer  que  Dieu  aura  pitié  de  nous. 

l'homme     aux    quarante    ECUS. 

On  passe  sa  vie  à  espérer,  et  on  meurt  en  espérant.  Adieu, 
monsieur;  vous  m'avez  instruit,  mais  j'ai  le  cœur  navré. 

le  géomètre. 
C'est  souvent  le  fruit  de  la  science.  » 

III.  —  AVENTURE    AVEC   UN   CARME. 

Quand  j'eus  bien  remercié  l'académicien  de  l'Académie  des 
sciences  de  m'avoir  mis  au  fait,  je  m'en  allai  tout  pantois,  louant 
la  Providence,  mais  grommelant  entre  mes  dents  ces  tristes 
paroles  :  «  Vingt  écus  de  rente  seulement  pour  vivre,  et  n'avoir 
que  vingt-deux  ans  à  vivre!  »  Hélas!  puisse  notre  vie  être  encore 
plus  courte,  puisqu'elle  est  si  malheureuse! 

Je  me  trouvai  bientôt  vis-à-vis  d'une  maison  superbe.  Je  sen- 
tais déjà  la  faim;  je  n'avais  pas  seulement  la  cent  vingtième  par- 
tie de  la  somme  qui  appartient  de  droit  à  chaque  individu  ;  mais, 
dès  qu'on  m'eut  appris  que  ce  palais  était  le  couvent  des  révérends 
pères  carmes  déchaussés,  je  conçus  de  grandes  espérances,  et  je 
dis  :  u  Puisque  ces  saints  sont  assez  humbles  pour  marcher  pieds 
nus,  ils  seront  assez  charitables  pour  me  donner  à  dîner.  » 

Je  sonnai;  un  carme  vint  :  «  Que  voulez-vous,  mon  fils?  —  Du 
pain,  mon  révérend  père;  les  nouveaux  édits  m'ont  tout  ôté. 
—  Mon  fils,  nous  demandons  nous-mêmes  l'aumône;  nous  ne  la 
faisons  pas.  —  Quoi!  votre  saint  institut  vous  ordonne  de  n'avoir 
pas  de  bas,  et  vous  avez  une  maison  de  prince,  et  vous  me  refusez 
à  manger!  —  Mon  fils,  il  est  vrai  que  nous  sommes  sans  souliers 
et  sans  bas  :  c'est  une  dépense  de  moins;  mais  nous  n'avons  pas 
plus  froid  aux  pieds  qu'aux  mains  ;  et  si  notre  saint  institut  nous 
avait  ordonné  d'aller  cul  nu,  nous  n'aurions  point  froid  au  der- 
rière. A  l'égard  de  notre  belle  maison,  nous  l'avons  aisément 
bâtie,  parce  que  nous  avons  cent  mille  livres  de  rente  en  maisons 
dans  la  même  rue.  —  Ah!  ah!  vous  me  laissez  mourir  de  faim. 


L'HOMME    AUX    QUARANTE    ECUS.  32o 

et  vous  avez  cent  mille  livres  de  rente!  Vous  en  rendez  donc  cin- 
quante mille  au  nouveau  gouvernement?  —  Dieu  nous  préserve 
de  payer  une  obole  !  Le  seul  produit  de  la  terre  cultivée  par  des 
mains  laborieuses,  endurcies  de  calus  et  mouillées  de  larmes, 
doit  des  tributs  à  la  puissance  législatrice  et  exécutrice.  Les  au- 
mônes qu'on  nous  a  données  nous  ont  mis  en  état  de  faire  bâtir 
ces  maisons,  dont  nous  tirons  cent  mille  livres  par  an  :  mais  ces 
aumônes  venant  des  fruits  de  la  terre,  ayant  déjà  payé  le  tribut, 
elles  ne  doivent  pas  payer  deux  fois  :  elles  ont  sanctifié  les  fidèles 
qui  se  sont  appauvris  en  nous  enrichissant,  et  nous  continuons  à 
demander  l'aumône  et  à  mettre  à  contribution  le  faubourg  Saint- 
Germain  pour  sanctifier  encore  les  fidèles.  »  Ayant  dit  ces  mots, 
le  carme  me  ferma  la  porte  au  nez  K 

Je  passai  par-devant  l'hôtel  des  mousquetaires  gris  ;  je  contai 
la  chose  à  un  de  ces  messieurs  :  ils  me  donnèrent  un  bon  dîner 
et  un  écu.  L'un  d'eux  proposa  d'aller  brûler  le  couvent;  mais  un 
mousquetaire  plus  sage  lui  remontra  que  le  temps  n'était  pas 
encore  venu,  et  le  pria  d'attendre  encore  deux  ou  trois  ans. 

IV.  —  AUDIENCE  DE  M.  LE  CONTROLEUR  GÉNÉRAL. 

J'allai,  avec  mon  écu,  présenter  un  placet  à  M.  le  contrôleur 
général,  qui  donnait  audience  ce  jour-là. 

Son  antichambre  était  remplie  de  gens  de  toute  espèce.  Il  y 
avait  surtout  des  visages  encore  plus  pleins,  des  ventres  plus 
rebondis,  des  mines  plus  fières  que  mon  homme  aux  huit  mil- 
lions. Je  n'osais  m'approcher  ;  je  les  voyais,  et  ils  ne  me  voyaient 
pas. 

Un  moine,  gros  décimateur,  avait  intenté  un  procès  à  des 
citoyens  qu'il  appelait  sm  paysans.  Il  avait  déjà  plus  de  revenu  que 
la  moitié  de  ses  paroissiens  ensemble,  et  de  plus  il  était  seigneur 
de  fief.  Il  prétendait  que  ses  vassaux,  ayant  converti  avec  des 
peines  extrêmes  leurs  bruyères  en  vignes^  ils  lui  devaient  la 
dixième  partie  de  leur  vin,  ce  qui  faisait,  en  comptant  le  prix  du 
travail  et  des  échalas,  et  des  futailles,  et  du  celher,  plus  du  quart 


1.  L'ouvrage  que  M.  de  Voltaire  avait  le  plus  en  vue  est  intitulé  Considéra- 
tions sur  l'ordre  essentiel  et  naturel  des  sociétés  politiques.  On  y  trouve  plusieurs 
questions  importantes,  analysées  avec  beaucoup  de  sagacité  et  de  profondeur- 
L'auteur  y  prouve  que  les  maisons,  ne  rapportant  aucun  produit  réel,  ne  doivent 
point  payer  d'impôts;  que  l'on  doit  regarder  le  loyer  qu'elles  rapportent  comme 
l'intérêt  du  capital  qu'elles  représentent,  et  que,  si  on  les  exemptait  des  impôts 
auxquels  elles  sont  assujetties,  les  loyers  diminueraient  à  proportion.  (K.) 


326  L'HOMME    AUX  QUARANTE    ECUS. 

de  la  récolte.  «  Mais  comme  les  dîmes,  disait-il,  sont  de  droit  divin, 
je  demande  le  quart  de  la  substance  de  mes  paysans  au  nom  de 
Dieu.»  Le  ministre  lui  dit:  «  Je  vois  combien  vous  êtes  charitable!» 

Un  fermier  général,  fort  intelligent  dans  les  aides,  lui  dit 
alors  :  «  Monseigneur,  ce  village  ne  peut  rien  donnera  ce  moine: 
car,  ayant  fait  payer  aux  paroissiens  l'année  passée  trente-deux 
impôts  pour  leur  vin,  et  les  ayant  fait  condamner  ensuite  à  payer 
le  trop  bu,  ils  sont  entièrement  ruinés.  J'ai  fait  vendre  leurs  bes- 
tiaux et  leurs  meubles,  ils  sont  encore  mes  redevables.  Je  m'op- 
pose aux  prétentions  du  révérend  père. 

—  Vous  avez  raison  d'être  son  rival,  repartit  le  ministre  ;  vous 
aimez  l'un  et  l'autre  également  votre  prochain ,  et  vous  m'édifiez 
tous  deux.  » 

Un  troisième,  moine  et  seigneur,  dont  les  paysans  sont  main- 
mortables,  attendait  aussi  un  arrêt  du  conseil  qui  le  mît  en  pos- 
session de  tout  le  bien  d'un  badaud  de  Paris,  qui,  ayant  par 
inadvertance  demeuré  un  an  et  un  jour  dans  une  maison  sujette 
à  cette  servitude  et  enclavée  dans  les  États  de  ce  prêtre ,  y  était 
mort  au  bout  de  l'année.  Le  moine  réclamait  tout  le  bien  du 
badaud,  et  cela  de  droit  divine 

Le  ministre  trouva  le  cœur  du  moine  aussi  juste  et  aussi  tendre 
que  celui  des  deux  premiers. 

Un  quatrième,  qui  était  contrôleur  du  domaine,  présenta  un 
beau  mémoire  par  lequel  il  se  justifiait  d'avoir  réduit  vingt 
familles  à  l'aumône.  Elles  avaient  hérité  de  leurs  oncles  ou  tantes, 
ou  frères,  ou  cousins  ;  il  avait  fallu  payer  les  droits.  Le  domanier 
leur  avait  prouvé  généreusement  qu'elles  n'avaient  pas  assez  estimé 
leurs  héritages,  qu'elles  étaient  beaucoup  plus  riches  qu'elles  ne 
croyaient,  et,  en  conséquence,  les  ayant  condamnées  à  l'amende 
du  triple,  les  ayant  ruinées  en  frais,  et  fait  mettre  en  prison  les 
pères  de  famille,  il  avait  acheté  leurs  meilleures  possessions  sans 
bourse  délier-. 

Le  contrôleur  général  lui  dit  (d'un  ton  un  peu  amer  à  la  vérité)  : 
((  Euge^!  contrôleur  honc  et  fidelis;  quia  super  paiica  fuisti  fuïclis, 
fermier  général  te  constituam^  »  Cependant  il  dit  tout  bas  à  un 


1.  Voyez  tome  XVII,  page  593. 

2.  Le  cas  à  peu  près  semblable  est  arrivé  dans  la  province  que  j'habite,  et  le 
contrôleur  du  domaine  a  été  forcé  à  faire  restitution  ;  mais  il  n'a  pas  été  puni. 
(Note  de  Vvltaire.) —  \oyez,  tome  X,  le  conte  intitulé  les  Finances. 

3.  Je  me  fis  expliquer  ces  paroles  par  un  savant  à  quarante  écus  :  elles  me 
réjouiront.  (Noie  de  Voltaire.) 

4.  On  lit  dans  l'évangile  de  saint  Matthieu,  chapitre   xxv,  versets  21  et  23: 


LU  O.MME    AUX   QUARANTE    ECUS.  327 

maître  des  requêtes  qui  était  ù  cùtc  de  lui  :  «  Il  faudra  bien  faire 
rendre  gorge  à  ces  sangsues  sacrées  et  à  ces  sangsues  profanes  : 
il  est  temps  de  soulager  le  peuple,  qui,  sans  nos  soins  et  notre 
équité,  n'aurait  jamais  de  quoi  vivre  que  dans  l'autre  monde.  » 

Des  hommes  d'un  génie  profond  lui  présentèrent  des  projets. 
L'un  avait  imaginé  de  mettre  des  impôts  sur  l'esprit.  «  Tout  le 
monde,  disait-il,  s'empressera  de  payer,  personne  ne  voulant 
passer  pour  un  sot.  »  Le  ministre  lui  dit  :  a  Je  vous  déclare  exempt 
de  la  taxe.  » 

Un  autre  proposa  d'établir  l'impôt  unique  sur  les  chansons 
et  sur  le  rire,  attendu  que  la  nation  était  la  plus  gaie  du  monde, 
et  qu'une  chanson  la  consolait  de  tout;  mais  le  ministre  observa 
que  depuis  quelque  temps  on  ne  faisait  plus  guère  de  chansons 
plaisantes,  et  il  craignit  que,  pour  échapper  à  la  taxe,  on  ne  devînt 
trop  sérieux. 

Vint  un  sage  et  brave  citoyen  qui  offrit  de  donner  au  roi  trois 
fois  plus,  en  faisant  payer  par  la  nation  trois  fois  moins.  Le 
ministre  lui  conseilla  d'apprendre  l'arithmétique. 

Un  quatrième  prouvait  au  roi,  par  amitié,  qu'il  ne  pouvait 
recueillir  que  soixante  et  quinze  millions;  mais  qu'il  allait  lui 
en  donner  deux  cent  vingt-cinq,  a  Vous  me  ferez  plaisir,  dit  le 
ministre,  quand  nous  aurons  payé  les  dettes  de  l'État.  » 

Enfin  arriva  un  commis  de  l'auteur  nouveau'  qui  fait  la 
puissance  législatrice  copropriétaire  de  toutes  nos  terres  par  le 
droit  divin,  et  qui  donnait  au  roi  douze  cents  millions  de  rente. 
Je  reconnus  l'homme  qui  m'avait  mis  en  prison  pour  n'avoir  pas 
payé  mes  vingt  écus.  Je  me  jetai  aux  pieds  de  M.  le  contrôleur 
général,  et  je  lui  demandai  justice  :  il  fit  un  grand  éclat  de  rire, 
et  me  dit  que  c'était  un  tour  qu'on  m'avait  joué.  Il  ordonna  à  ces 
mauvais  plaisants  de  me  donner  cent  écus  de  dédommagement, 
et  m'exempta  de  taille  pour  le  reste  de  ma  vie.  Je  lui  dis  :  «  Mon- 
seigneur, Dieu  vous  bénisse!  » 

V.  —  LETTRE    A    L'HOMME    AUX    QUARANTE    ÉCUS. 

Quoique  je  sois  tr-ois  fois  aussi  riche  que  vous,  c'est-à-dire 
quoique  je  possède  trois  cent  soixante  livres  ou  francs  de  revenu, 

Euge,  serve  bone  et  fxdelis:  quia  super  pauca  fuisti  fidelis,  super  multa  te  cansti- 
tuam;  paroles  dont  voici  la  traduction   par  Legros  :  «  Courage,  bon  et  fidèle  ser- 
viteur; parce  que  vous  avez  été  fidèle  en  peu  de  chose,  je  vous  en  donnerai  beau- 
coup plus  à  gouverner.  »  (B.) 
1.  Lemercier  de  La  Rivière. 


328  L'HOMME   AUX   QUARANTE   ECUS. 

je  vous  écris  cependant  comme  d'égal  à  égal,  sans  affecter  l'orgueil 
des  grandes  fortunes. 

J'ai  lu  l'histoire  de  votre  désastre  et  de  la  justice  que  M.  le 
contrôleur  général  vous  a  rendue;  je  vous  en  fais  mon  compli- 
ment; mais  par  malheur  je  viens  de  lire  le  Financier  citoyen^ 
malgré  la  répugnance  que  m'avait  inspirée  le  titre,  qui  paraît 
contradictoire  à  hien  des  gens.  Ce  citoyen  vous  ôte  vingt  francs 
de  vos  rentes,  et  à  moi  soixante  :  il  n'accorde  que  cent  francs  à 
chaque  individu  sur  la  totalité  des  habitants;  mais,  en  récom- 
pense, un  homme  non  moins  illustre  enfle  nos  rentes  jusqu'à 
cent  cinquante  livres  ;  je  vois  que  votre  géomètre  a  pris  un  juste 
milieu.  Il  n'est  point  de  ces  magnifiques  seigneurs  qui  d'un  trait 
de  plume  peuplent  Paris  d'un  million  d'habitants,  et  vous  font 
rouler  quinze  cents  millions  d'espèces  sonnantes  dans  le  royaume, 
après  tout  ce  que  nous  avons  perdu  dans  nos  guerres  der- 
nières ^ 

Comme  vous  êtes  grand  lecteur,  je  vous  prêterai  le  Financier 
citoyen;  mais  n'allez  pas  le  croire  en  tout  :  il  cite  le  testament  du 
grand  ministre  Colbert,  et  il  ne  sait  pas  que  c'est  une  rapsodie 
ridicule  faite  par  un  Catien  de  Courtilz  ;  il  cite  la  Dîme  du  maré- 
chal de  Vauban,  et  il  ne  sait  pas  qu'elle  est  d'un  Bois-Guillebert  ^; 
il  cite  le  testament  du  cardinal  de  Richelieu,  et  il  ne  sait  pas 
qu'il  est  de  l'abbé  de  Bourzéis.  Il  suppose  que  ce  cardinal  assure 
que  quand  la  viande  enchérit,  on  donne  une  paye  plus  forte  au  soldat. 
Cependant  la  viande  enchérit  beaucoup  sous  son  ministère,  et  la 
paye  du  soldat  n'augmenta  point  :  ce  qui  prouve,  indépendam- 
ment de  cent  autres  preuves,  que  ce  livre  reconnu  pour  supposé 
dès  qu'il  parut,  et  ensuite  attribué  au  cardinal  même,  ne  lui 


\.  Ouvrago  de  Navaii,  publié  en  1757,  deux  volumes  in-12. 

'2.  Il  s'en  faut  beaucoup  que  ces  évaluations  puissent  être  précises,  et  ceux 
qui  les  ont  faites  se  sont  bien  gardés  de  prendre  toute  la  peine  nécessaire  pour 
parvenir  au  degré  de  précision  qu'on  j)ourrait  atteindre.  Ce  qu'il  est  important  de 
savoir,  c'est  qu'un  État  qui  a  deux  millions  d'habitants  et  celui  qui  en  a  vingt,  le 
pays  dont  le  tci'ritoirc  est  fertile  et  celui  où  le  sol  est  ingrat,  celui  qui  a  un 
excédant  de  subsistance  et  celui  qui  est  obligé  d'en  réparer  le  défaut  par  le 
commerce,  etc.,  doivent  avoir  les  mêmes  lois  d'administration.  C'est  une  des  itlus 
grandes  vérités  que  les  écrivains  économistes  français  aient  annoncées,  et  une  de 
celles  qu'ils  ont  le  mieux  établies.  (K.) 

3.  Bois-Guillebort  fit  imprimer  le  Détail  de  la  France,  lGi)5,  iWH'),  KliH»,  iu-12; 
1707,  deux  volumes  in-1'2.  Cette  dernière  édition  a  été  reproduite  par  l'auteur 
sous  le  titre  de  :  Testament  politique  de  M.  de  Vauban;  ce  qui  a  induit  \oltaire 
en  erreur.  Le  l'rojet  de  dixme  royale,  1707,  in-4"  et  in-12,  est  de  Vauban. 
Bois-Guillebert  avait  laissé  en  manuscrit  une  critique  du  Projet  de  dijciJle 
royale.  (B.) 


L'HOMME    AUX    niARANTE    ECUS.  329 

gppartient  pas  plus  que  les  testaments  du  cardinal  Alheroui'  et 
du  maréchal  de  Belle-Isle-  ne  leur  appartiennent. 

Défiez-vous  toute  votre  vie  des  testaments  et  des  systèmes  : 
j'en  ai  été  la  victime  comme  vous.  Si  les  Solons  et  les  Lycurgues 
modernes  se  sont  moqués  de  vous,  les  nouveaux  Triptolèmes  se 
sont  encore  plus  moqués  de  moi,  et,  sans  une  petite  succession 
qui  m"a  ranimé,  j'étais  mort  de  misère. 

J'ai  cent  vingt  arpents  labourables  dans  le  plus  beau  pays  de 
la  nature,  et  le  sol  le  plus  ingrat.  Chaque  arpent  ne  rend,  tous 
frais  faits,  dans  mon  pays,  qu'un  écu  de  trois  livres.  Dès  que 
j'eus  lu  dans  les  journaux  qu'un  célèbre  agriculteur'  avait  inventé 
un  nouveau  semoir,  et  qu'il  labourait  sa  terre  par  planches,  afin 
qu'en  semant  moins  il  recueillît  davantage,  j'empruntai  vite  de 
l'argent,  j'achetai  un  semoir,  je  labourai  par  planches  ;  je  perdis 
ma  peine  et  mon  argent,  aussi  bien  que  l'illustre  agriculteur  qui 
ne  sème  plus  par  planches*. 

Mon  malheur  voulut  que  je  lusse  le  Journal  économique, 
qui  se  vend  à  Paris  chez  Boudet^  Je  tombai  sur  l'expérience 
d'un  Parisien  ingénieux  qui,  pour  se  réjouir,  avait  fait  labourer 
son  parterre  quinze  fois,  et  y  avait  semé  du  froment,  au  lieu 
d'y  planter  des  tulipes;  il  eut  une  récolte  très-abondante.  J'em- 
pruntai encore  de  l'argent,  «  Je  n'ai  qu'à  donner  trente  labours, 
me  disais-je,  j'aurai  le  double  de  la  récolte  de  ce  digne  Parisien, 
qui  s'est  formé  des  principes  d'agriculture  à  l'Opéra  et  à  la 
Comédie  ;  et  me  voilà  enrichi  par  ses  leçons  et  par  son  exemple.  » 

Labourer  seulement  quatre  fois  dans  mon  pays  est  une  chose 
impossible;  la  rigueur  et  les  changements  soudains  des  saisons 
ne  le  permettent  pas  ;  et  d'ailleurs  le  malheur  que  j'avais  eu  de 
semer  par  planches,  comme  l'illustre  agriculteur  dont  j'ai  parlé, 
m'avait  forcé  à  vendre  mon  attelage.  Je  fais  labourer  trente  fois 
mes  cent  vingt  arpents  par  toutes  les  charrues  qui  sont  à  quatre 
lieues  à  la  ronde.  Trois  labours  pour  chaque  arpent  coûtent 
douze  livres,  c'est  un  prix  fait;  il  fallut  donner  trente  façons 
par  arpent  ;  le  labour  de  chaque  arpent  me  coûta  cent  vingt 

1.  Voyez  dans  les  Mélanges,  année  17.j3,  VExamen  du  testament  d'Alberoni. 
"2.  Le  Testament  politique  du  maréchal  duc  de  Belle-Isle,  1701,  in-1-2.  est  de 
Chévrier. 

3.  Probablement  Thoraé,  de  Lyon,  mort  vers  1780,  à  qui  Ton  doit  des  Mémoires 
sur  la  pratique  du  semoir,  17G0  et  1701. 

4.  M.  Duhamel  du  Monceau.  (K.) 

5.  Les  premières  éditions  portent  Boudot;  et  on  lit  ainsi  dans  l'édition  in-4". 
Voltaire  avait  voulu  déguiser  un  peu  le  nom  d'Antoine  Boudet,  imprimeur-libraire 
à  Paris,  mort  en  1789,  et  chez  qui  se  publiait  le  Journal  économique.  (B.) 


330  L'HOMME    AUX    QUARANTE    ECUS. 

livres  :  la  façon  de  mes  cent  vingt  arpents  me  revint  à  qua- 
torze mille  quatre  cents  livres.  Ma  récolte,  qui  se  monte,  année 
commune,  clans  mon  maudit  pays,  à  trois  cents  setiers,  monta, 
il  est  vrai,  à  trois  cent  trente,  qui,  à  vingt  livres  le  setier,  me  pro- 
duisirent six  mille  six  cents  livres  :  je  perdis  sept  mille  huit 
cents  livres;  il  est  vrai  que  j'eus  la  paille. 

J'étais  ruiné,  abîmé,  sans  une  vieille  tante  qu'un  grand  mé- 
decin dépêcha  dans  l'autre  monde,  en  raisonnant  aussi  bien  en 
médecine  que  moi  en  agriculture. 

Qui  croirait  que  j'eus  encore  la  faiblesse  de  me  laisser  séduire 
par  le  Journal  de  Boudet?  Cet  homme-là,  après  tout,  n'avait  pas 
juré  ma  perte.  Je  lis  dans  son  recueil  qu'il  n'y  a  qu'à  faire  une 
avance  de  quatre  mille  francs  pour  avoir  quatre  mille  livres  de 
rente  en  artichauts:  certainement  Boudet  me  rendra  en  arti- 
chauts ce  qu'il  m'a  fait  perdre  en  blé.  Voilà  mes  quatre  mille 
francs  dépensés,  et  mes  artichauts  mangés  par  des  rats  de  cam- 
pagne. Je  fus  hué  dans  mon  canton  comme  le  diable  de  Pape- 
figuière^ 

J'écrivais  une  lettre  de  reproches  fulminante  à  Boudet.  Pour 
toute  réponse  le  traître  s'égaya, dans  son  Journal  à  mes  dépens. 
Il  me  nia  impudemment  que  les  Caraïbes  fussent  nés  rouges;  je 
fus  obligé  de  lui  envoyer  une  attestation  d'un  ancien  procureur 
du  roi  de  la  Guadeloupe,  comme  quoi  Dieu  a  fait  les  Caraïbes 
rouges  ainsi  que  les  Nègres  noirs.  Mais  cette  petite  victoire  ne 
m'empêcha  pas  de  perdre  jusqu'au  dernier  sou  toute  la  succes- 
sion de  ma  tante,  pour  avoir  trop  cru  les  nouveaux  systèmes. 
Mon  cher  monsieur,  encore  une  fois,  gardez-vous  des  charlatans. 

VI.   —  NOUVELLES    DOULEURS    OCCASIONNÉES 
PAR  LES  NOUVEAUX  SYSTËxMES. 

(Ce  petit  morceau  est  tiré  des  manuscrits  d'un  vieux  solitaire.) 

Je  vois  que  si  de  bons  citoyens  se  sont  amusés  à  gouverner 
les  Étals,  et  à  se  mettre  à  la  place  des  rois-;  si  d'autres  se  sont  crus 
des  ïriptolèmes  cl  des  Cérès,  il  y  en  a  de  plus  fiers  qui  se  sont  mis 
sans  façon  à  la  place  de  Dieu,  et  qui  ont  créé  l'univers  avec  leur 
plume,  comme  Dieu  le  créa  autrefois  par  la  parole. 

Un  des  premiers  qui  se  présenta  à  mes  adorations  fut  un  des- 


i.  Voyez  Pantagruel,  livre  IV,  chapitre  xlvi. 
2.  Los  économistes. 


L'HOMME    AUX    QUARANTE    ECUS.  331 

cendant  dft  Thaïes,  nommé  Telliamed',  qui  m'apprit  que  les 
montagnes  et  les  hommes  sont  produits  par  les  eaux  de  la  mer. 
Il  y  eut  d'abord  de  beaux  hommes  marins  qui  ensuite  devinrent 
amphibies.  Leur  belle  queue  fourchue  se  changea  en  cuisses  et 
enjambes.  J'étais  encore  tout  plein  des  Métamorphoses  d'Ovide,  et 
d'un  livre  où  il  était  démontré  que  la  race  des  hommes  était  bâ- 
tarde d'une  race  de  babouins  :  j'aimais  autant  descendre  d'un 
poisson  que  d'un  singe. 

Avec  le  temps  j'eus  quelques  doutes  sur  cette  généalogie,  et 
même  sur  la  formation  des  montagnes.  «  Quoi  !  me  dit-il,  vous 
ne  savez  pas  que  les  courants  de  la  mer,  qui  jettent  toujours  du 
sable  à  droite  et  à  gauche  à  dix  ou  douze  pieds  de  hauteur,  tout 
au  plus,  ont  produit,  dans  une  suite  infinie  de  siècles,  des  mon- 
tagnes de  vingt  mille  pieds  de  haut,  lesquelles  ne  sont  pas  de 
sable  ?  Apprenez  que  la  mer  a  nécessairement  couvert  tout  le 
globe.  La  preuve  en  est  qu'on  a  vu  des  ancres  de  vaisseau  sur  le 
mont  Saint-Bernard,  qui  étaient  là  plusieurs  siècles  avant  que  les 
hommes  eussent  des  vaisseaux.  Figurez-vous  que  la  terre  est  un 
globe  de  verre  qui  a  été  longtemps  tout  couvert  d'eau,  » 

Plus  il  m'endoctrinait,  plus  je  devenais  incrédule.  «  Quoi 
donc  !  me  dit-il,  n'avez-vous  pas  vu  le  falun  de  Touraine-  à  trente- 
six  lieues  de  la  mer?  C'est  un  amas  de  coquilles  avec  lesquelles 
on  engraisse  la  terre  comme  avec  du  fumier.  Or,  si  la  mer  a  déposé 
dans  la  succession  des  temps  une  mine  entière  de  coquilles  à 
trente-six  lieues  de  l'Océan,  pourquoi  n'aura-t-elle  pas  été  jusqu'à 
trois  mille  lieues  pendant  plusieurs  siècles  sur  notre  globe  de 
verre  ?  » 

Je  lui  répondis  :  «  Monsieur  Telliamed,  il  y  a  des  gens  qui  font 
quinze  lieues  par  jour  à  pied  ;  mais  ils  ne  peuvent  en  faire  cin- 
quante. Je  ne  crois  pas  que  mon  jardin  soit  de  verre  ;  et  quant  à 
votre  falun,  je  doute  encore  qu'il  soit  un  lit  de  coquilles  de  mer. 
Il  se  pourrait  bien  que  ce  ne  fût  qu'une  mine  de  petites  pierres 
calcaires  qui  prennent  aisément  la  forme  des  fragments  de 
coquilles,  comme  il  y  a  des  pierres  qui  sont  figurées  en  langues, 
et  qui  ne  sont  point  des  langues;  en  étoiles,  et  qui  ne  sont  point 
des  astres;  en  serpents  roulés  sur  eux-mêmes,  et  qui  ne  sont  point 
des  serpents  ;  en  parties  naturelles  du  beau  sexe,  et  qui  ne  sont 

\.  Nom  anagrammatique  de  Demaillet,  et  sous  lequel  a  été  publié  un  ouvrage 
d'après  ses  idées  ;  voyez  ce  que  Voltaire  en  dit  dans  les  chapitres  xi  et  xviii  des 
Singularités  de  la  nature  {Mélanges,  année  1768). 

2.  Voyez  dans  les  Mélanges,  année  1768,  le  chapitre  xvi  des  Singularités  de  la 
nature. 


332  L'HOMME   AUX   QUARANTE    ECUS. 

point  pourtant  les  dépouilles  des  dames.  On  voit  des  dendrites, 
des  pierres  figurées,  qui  représentent  des  arbres  et  des  maisons, 
sans  que  jamais  ces  petites  pierres  aient  été  des  maisons  et  des 
chênes. 

«  Si  la  mer  avait  déposé  tant  de  lits  de  coquilles  en  Touraine, 
pourquoi  aurait-elle  négligé  la  Bretagne,  la  A'ormandie,  la  Picar- 
die, et  toutes  les  autres  côtes?  J'ai  bien  peur  que  ce  falun  tant 
vanté  ne  vienne  pas  plus  de  la  mer  que  les  hommes.  Et  quand  la 
mer  se  serait  répandue  à  trente-six  lieues,  ce  n'est  pas  à  dire 
qu'elle  ait  été  jusqu'à  trois  mille,  et  même  jusqu'à  trois  cents,  et 
que  toutes  les  montagnes  aient  été  produites  par  les  eaux^  J'ai- 
merais autant  dire  que  le  Caucase  a  formé  la  mer,  que  de  pré- 
tendre que  la  mer  a  fait  le  Caucase. 

—  Alais,  monsieur  l'incrédule,  que  répondrez-vous  aux  huîtres 
pétrifiées  qu'on  a  trouvées  sur  le  sommet  des  Alpes? 

—  Je  répondrai,  monsieur  le  créateur,  que  je  n'ai  pas  vu  plus 
d'huîtres  pétrifiées  que  d'ancres  de  vaisseau  sur  le  haut  du  mont 
Cenis"-.  Je  répondrai  ce  qu'on  a  déjà  dit,  qu'on  a  trouvé  des 
écailles  d'huîtres  (qui  se  pétrifient  aisément)  à  de  très-grandes  dis- 
tances de  la  mer,  comme  on  a  déterré  des  médailles  romaines  à 
cent  lieues  de  Rome;  et  j'aime  mieux  croire  que  des  pèlerins  de 
Saint-Jacques  ont  laissé  quelques  coquilles  vers  Saint-Maurice  que 
d'imaginer  que  la  mer  a  formé  le  mont  Saint-Bernard. 

«  Il  y  a  des  coquillages  partout;  mais  est-il  bien  sûr  qu'ils  ne 
soient  pas  les  dépouilles  des  testacées  et  des  crustacées  de  nos 
lacs  et  de  nos  rivières,  aussi  bien  que  des  petits  poissons  marins? 

—  Monsieur  l'incrédule,  je  vous  tournerai  en  ridicule  dans  le 
monde  que  je  me  propose  de  créer. 

—  Monsieur  le  créateur,  à  vous  permis;  chacun  est  le  maître 
dans  son  monde  ;  mais  vous  ne  me  ferez  jamais  croire  que  celui 
où  nous  sommes  soit  de  verre,  ni  que  quelques  coquilles  soient 
des  démonstrations  que  la  mer  a  produit  les  Alpes  et  le  mont 
Taurus.  Vous  savez  qu'il  n'y  a  aucune  coquille  dans  les  mon- 
tagnes d'Amérique.  Il  faut  que  ce  ne  soit  pas  vous  qui  ayez  créé 
cet  hémisphère,  et  que  vous  vous  soyez  contenté  de  former  l'an- 
cien monde  :  c'est  bien  assez  3. 

1.  C'est  le  système  de  Buffon  ;  voyez  dans  les  Mélanges,  année  17G8,  le  cha- 
pitre II  des  Sinfjularités  de  la  nature. 

2.  Voyez  dans  les  Mélanges,  année  17G8,  le  chapitre  xin  des  Singularités  de 
la  nature. 

3.  Voyez,  sur  les  coquilles  et  la  formation  des  montagnes,  la  Dissertation  sur 
les  changements  arrives  dans  notre  globe  {Mélanges,  année  17Ui).  Quant  à  Topi- 


L"  HO  MME    AUX    QL'ARAXTI-:    ECUS.  333 

—  Monsieur,  monsieur,  si  on  n"a  pas  découvert  de  coquilles 
sur  les  montagnes  d'Amérique,  on  en  découvrira. 

—  Monsieur,  c'est  parler  en  créateur  qui  sait  son  secret,  et  qui 
est  sûr  de  son  fait.  Je  vous  abandonne,  si  vous  voulez,  votre  falun, 
pourvu  que  vous  me  laissiez  mes  montagnes.  Je  suis  d'ailleurs 
le  très-humble  et  très-obéissant  serviteur  de  votre  providence.  » 

Dans  le  temps  que  je  m'instruisais  ainsi  avec  Telliamed,  un 
jésuite  irlandais  ^  déguisé  en  homme,  d'ailleurs  grand  observateur, 
et  ayant  de  bons  microscopes,  fit  des  anguilles  avec  de  la  farine 
de  blé  ergoté.  On  ne  douta  pas  alors  qu'on  ne  fit  des  hommes 
avec  de  la  farine  de  bon  froment.  Aussitôt  on  créa  des  particules 
organiques  qui  composèrent  des  hommes.  Pourquoi  non?  Le 
grand  géomètre  Fatio  -  avait  bien  ressuscité  des  morts  à  Londres  : 
on  pouvait  tout  aussi  aisément  faire  à  Paris  des  vivants  avec 
des  particules  organiques  ;  mais  malheureusement  les  nouvelles 
anguilles  de  Xeedham  ayant  disparu,  les  nouveaux  hommes  dis- 
parurent aussi,  et  s'enfuirent  chez  les  monades,  qu'ils  rencon- 
trèrent dans  le  plein  au  milieu  de  la  matière  subtile,  globuleuse, 
et  cannelée  ^ 

Ce  n'est  pas  que  ces  créateurs  de  systèmes  n'aient  rendu  de 
grands  services  à  la  physique  ;  à  Dieu  ne  plaise  que  je  méprise 
leurs  travaux!  On  les  a  comparés  à  des  alchimistes  qui,  en  faisant 
de  l'or  (qu'on  ne  fait  point),  ont  trouvé  de  bons  remèdes,  ou  du 
moins  des  choses  très-curieuses.  On  peut  être  un  homme  d'an 
rare  mérite,  et  se  tromper  sur  la  formation  des  animaux  et  sur  la 
structure  du  globe. 

Les  poissons  changés  en  hommes,  et  les  eaux  changées  en 
montagnes,  ne  m'avaient  pas  fait  autant  de  mal  que  AI.  Boudet. 
Je  me  bornais  tranquillement  à  douter,  lorsqu'un  Lapon ^  me 
prit  sous  sa  protection.  C'était  un  profond  philosophe,  mais  qui 
ne  pardonnait  jamais  aux  gens  qui  n'étaient  pas  de  son  avis.  Il 
me  fit  d'abord  connaître  clairement  l'avenir  en  exaltant  mon 


nion  que  la  terre  est  de  verre,  et  qu'une  comète  l'a  détachée  du  soleil,  c'est  une 
])laisanterie  de  M.  de  Buffon,  qui  a  voulu  faire  une  expérience  morale  sur  la  cré- 
dulité des  Parisiens.  (K.) 

1.  Aeedham. 

1.  Vo5-ez  tome  XIX,  page  86;  et  dans  les  Mélanges,  année  17G9,  le  cha- 
pitre XXXVI  de  Dieu  et  les  Hommes. 

3.  Voyez,  sur  les  anguiUes,  les  Singularités  de  la  nature,  chapitre  xx  [Mélanges, 
année  1768). 

4.  Par  ce  mot  de  Lapon,  Voltaire  désigne  Maupertuis,  qui  avait  fait  un  vo}"age 
au  pôle,  et  en  avait  ramené  deux  Laponnes  qu'il  avait  enlevées;  voyez  une  note, 
page  114. 


334  L'HOMxAIE   AUX   QUARANTE    ECUS. 

âme.  Je  fis  de  si  prodigieux  efforts  d'exaltation  que  j'en  tombai 
malade  ;  mais  il  me  guérit  en  m'enduisant  de  poix-résine  de  la 
tête  aux  pieds.  A  peine  fus-je  en  état  de  marcher  qu'il  me  pro- 
posa un  voyage  aux  terres  australes  pour  y  disséquer  des  têtes  de 
géants,  ce  qui  nous  ferait  connaître  clairement  la  nature  de  l'àme. 
Je  ne  pouvais  supporter  la  mer  ;  il  eut  la  bonté  de  me  mener  par 
terre.  Il  fit  creuser  un  grand  trou  dans  le  globe  terraqué  :  ce 
trou  allait  droit  chez  les  Patagons.  Nous  partîmes  ;  je  me  cassai 
une  jambe  à  l'entrée  du  trou  ;  on  eut  beaucoup  de  peine  à  me 
redresser  la  jambe  :  il  s'y  forma  un  calus  qui  m'a  beaucoup  sou- 
lagé. 

J'ai  déjà  parlé  de  tout  cela  dans  une  de  mes  diatribes  ^  pour 
instruire  l'univers  très-attentif  à  ces  grandes  choses.  Je  suis  bien 
vieux;  j'aime  quelquefois  à  répéter  mes  contes,  afin  de  les  incul- 
quer mieux  dans  la  tête  des  petits  garçons  pour  lesquels  je  tra- 
vaille depuis  si  longtemps. 

VII.  —  MARIAGE  DE  L'HOMME  AUX  QUARANTE  ECUS. 

L'homme  aux  quarante  écus  s'étant  beaucoup  formé,  et  ayant 
fait  une  petite  fortune,  épousa  une  jolie  fille  qui  possédait  cent 
écus  de  rente.  Sa  femme  devint  bientôt  grosse.  Il  alla  trouver  son 
géomètre,  et  lui  demanda  si  elle  lui  donnerait  un  garçon  ou  une 
fille.  Le  géomètre  lui  répondit  que  les  sages-femmes,  les  femmes 
de  chambre,  le  savaient  pour  l'ordinaire;  mais  que  les  physiciens, 
qui  prédisent  les  éclipses,  n'étaient  pas  si  éclairés  qu'elles. 

Il  voulut  savoir  ensuite  si  son  fils  ou  sa  fille  avaient  déjà  une 
âme.  Le  géomètre  dit  que  ce  n'était  pas  son  affaire,  et  qu'il  en 
fallait  parler  au  théologien  du  coin. 

L'homme  aux  quarante  écus,  qui  était  déjà  l'homme  aux  deux 
cents  pour  le  moins,  demanda  en  quel  endroit  était  sou  enfant*. 

1.  Voyez  la  Diatribe  du  Docteur  Akakia  [MélatKjes,  année  1752J. 

2.  Voltaire,  dans  ses  Questions  sur  l' encyclopédie,  avait,  à  rarticle  GÉ\ÉnATio.\' 
(comme  il  est  dit  tome  XiX,  pajic  224),  reproduit  une  partie  de  ce  qu'on  va  lire, 
mais  avec  des  variantes  que  voici  : 

LE     JEUNE     MAniK. 

«  Monsieur,  dites-moi,  je  vous  prie,  si  ma  femme  me  donnera  un  garçon  ou 
une  fille. 

LE    PHILOSOPHE. 

«  Monsieur,  les  sages-femmes  et  les  femmes  de  chambre  disent  quelquefois 
qu'elles  le  savent;  mais  les  philosophes  avouent  qu'ils  n'en  savent  rien. 

LE    JEUNE     MAHIK. 

«  Je  crois  que  ma  femme  n'est  grosse  que  depuis  huit  jours  :  dites-moi  si  mon 
enfant  a  déjà  une  àmc. 


L'HOMxME    AUX   QUARANTE    ECUS.  335 

a  Dans  une  petite  poche,  lui  dit  son  ami,  entre  la  vessie  et 
l'intestin  rectum, 

—  0  Dieu  paternel!  s"écria-t-il,  Tâme  immortelle  de  mon  fils 
née  et  logée  entre  de  l'urine  et  quelque  chose  de  pis  ! 

—  Oui,  mon  cher  voisin,  l'âme  d'un  cardinal  n'a  point  eu 
d'autre  berceau  ;  et  avec  cela  on  fait  le  fier,  on  se  donne  des  airs. 

—  Ah!  monsieur  le  savant,  ne  pourriez-vous  point  médire 
comment  les  enfants  se  font? 

—  j\on,  mon  ami;  mais,  si  vous  voulez,  je  vous  dirai  ce  que 
les  philosophes  ont  imaginé,  c'est-à-dire  comment  les  enfants  ne 
se  font  point. 

LE    PHILOSOPHE. 

«  Ce  n'est  pas  là  l'affaire  des  géomètres;  adressez-vous  au  théologien  du  coin. 

LE     JEINE     MARIÉ. 

«  Refuserez-vous  de  me  dire  en  quel  endroit  il  est  placé? 

LE     PHILOSOPHE. 

«  Dans  une  petite  poche  qui  s'élargit  tous  les  jours,  et  qui  est  juste  entre 
l'intestin  rectum  et  la  vessie. 

LE     JEINE    MARIÉ. 

«  O  Dieu  paternel  !  l'âme  de  mon  fils  entre  de  l'urine  et  quelque  chose  de  pis  ! 
quelle  auherge  pour  l'être  pensant,  et  cela  pendant  neuf  mois  I 

LE     PHILOSOPHE. 

«  Oui,  mon  cher  voisin,  l'âme  d'un  pape  n'a  point  eu  d'autre  berceau;  et 
cependant  on  se  donne  des  airs,  on  fait  le  fier. 

LE     JEL\E     MARIÉ. 

«  Je  sais  bien  qu'il  n'y  a  point  d'animal  qui  doive  être  moins  fier  que  l'homme. 
Mais  comme  je  vous  ai  déjà  dit  que  j'étais  très-curieux,  je  voudrais  savoir  com- 
ment, dans  cette  poche,  un  peu  de  liqueur  devient  une  grosse  masse  de  chair  si 
bien  organisée.  En  un  mot,  vous  qui  êtes  si  savant,  ne  pourriez-vous  point  me 
dire  comment  les  enfants  se  font? 

LE     PHILOSOPHE. 

«  Non,  mon  ami;  mais,  si  vous  voulez,  je  vous  dirai  ce  que  les  médecins  ont 
imaginé:  c'est-à-dire,  comment  les  enfants  ne  se  font  point. 

«  Premièrement,  Hippocrate  écrit  que  les  deux  véhicules  fluides  de  l'homme 
et  de  la  femme  s'élancent  et  s'unissent  ensemble,  et  que  dans  le  moment  l'enfant 
est  conçu  par  cette  union. 

«  Le  révérend  P.  Sanchez,  le  docteur  de  l'Espagne,  est  entièrement  de  l'avis 
d'Hippocrate  ;  et  il  en  a  même  fait  un  fort  plaisant  article  de  théologie,  que  tous 
les  Espagnols  ont  cru  fermement  jusqu'à  ce  que  tous  les  jésuites  aient  été  ren- 
voyés du  pays. 

LE    JEUNE     MARIÉ. 

«  Je  suis  assez  content  d'Hippocrate  et  de  Sanchez.  Ma  femme  a  rempli,  ou 
je  suis  bien  trompé,  toutes  les  conditions  imposées  par  ces  grands  hommes  pour 
former  un  enfant  et  pour  lui  donner  une  âme. 

LE     PHILOSOPHE. 

«  Malheureusement  il  y  a  beaucoup  de  femmes  qui,  etc.  »  (B.) 

—  Voltaire  revient  sur  la  question  de  l'âme  du  fœtus,  dans  le  paragraphe  xi 
de  l'opuscule  intitulé  II  faut  prendre  un  parti  ;  voyez  Mélanges,  année  1772. 


336  L'HOMME    AUX    QUARANTE   ECUS. 

«  Premièrement,  le  révérend  P.  Sancliez,  dans  son  excellent 
livre  de  Matrimonio,  est  entièrement  de  l'avis  d'IIippocrate  ;  il  croit 
comme  un  article  de  foi  que  les  deux  véhicules  fluides  de 
riiomme  et  de  la  femme  s'élancent  et  s'unissent  ensemble,  otqae 
danslemomentl'enfantest  conçu  par  cette  union;  et  il  est  si  per- 
suadé de  ce  système  physique,  devenu  théologique,  qu'il  examine, 
chapitre  xxi  du  livre  second,  utrum  vîrgo  Maria  scmen  emiserit  in 
copulalionc  cum  Spiritu  Sancto. 

—  Eh!  monsieur,  je  vous  ai  déjà  dit  que  je  n'entends  pas  le 
latin;  expliquez-moi  en  français  l'oracle  du  P.  Sanchez.  » 

Le  géomètre  lui  traduisit  le  texte,  et  tous  deux  frémirent 
d'horreur. 

Le  nouveau  marié,  en  trouvant  Sanchez  prodigieusement  ridi- 
cule, fut  pourtant  assez  content  d'IIippocrate;  et  il  se  flattait  que 
sa  femme  avait  rempli  toutes  les  conditions  imposées  par  ce  mé- 
decin pour  faire  un  enfant. 

c(  Malheureusement,  lui  dit  le  voisin,  il  y  a  beaucoup  de  femmes 
qui  ne  répandent  aucune  liqueur,  qui  ne  reçoivent  qu'avec  aver- 
sion les  embrassements  de  leurs  maris,  et  qui  cependant  en  ont 
des  enfants.  Cela  seul  décide  contre  Hippocrate  et  Sanchez. 

u  De  plus,  il  y  a  très-grande  apparence  que  la  nature  agit  tou- 
jours dans  les  mêmes  cas  par  les  mêmes  principes  :  or  il  y  a 
l)eaucoup  d'espèces  d'animaux  qui  engendrent  sans  copulation, 
comme  les  poissons  écaillés,  les  huîtres,  les  pucerons.  Il  a  donc 
fallu  que  les  physiciens  cherchassent  une  mécanique  de  généra- 
tion qui  convînt  à  tous  les  animaux.  Le  célèbre  Harvey,  qui  le 
premier  démontra  la  circulation,  et  qui  était  digne  de  découvrir 
le  secret  de  la  nature,  crut  l'avoir  trouvé  dans  les  poules  :  elles 
pondent  des  œufs;  il  jugea  que  les  femmes  pondaient  aussi.  Les 
mauvais  plaisants  dirent  que  c'est  pour  cela  que  les  bourgeois,  et 
même  quelques  gens  de  cour,  appellent  leur  femme  ou  leur  maî- 
tresse ma  poule,  et  qu'on  dit  que  toutes  les  femmes  sont  coquettes, 
parce  qu'elles  voudraient  que  les  coqs  les  trouvassent  belles.  Mal- 
gré ces  railleries,  Harvey  ne  changea  point  d'avis,  et  il  fut  établi 
dans  toute  l'Europe  que  nous  venons  d'un  œuf. 

l'homme    aux    quarante     ECUS. 

Mais,  monsieur,  vous  m'avez  dit  que  la  nature  est  toujours 
semblable  à  elle-même,  qu'elle  agit  toujours  [)ar  le  même  prin- 
cipe dans  le  même  cas  :  les  femmes,  les  juments,  les  ûnesses,  les 
anguilles,  ne  pondent  point;  vous  vous  moquez  de  moi. 

1.  Voyez,  dans  la  Correspondaitce,  la  lettre  à  Thieiioi,  du  Ij  septembre  1708. 


LIIOM.ME    ALX    niAKAMI'    tCUS.  337 

LE      (iÉOMÈTRE. 

Elles  ne  pondent  point  en  dehors,  mais  elles  pondent  en 
dedans;  elles  ont  des  ovaires  comme  tous  les  oiseaux;  les  juments, 
les  anguilles,  en  ont  aussi.  Un  œuf  se  détache  de  l'ovaire;  il  est 
couvé  dans  la  matrice.  Voyez  tous  les  poissons  écaillés,  les  gre- 
nouilles: ils  jettent  des  œufs,  que  le  mâle  féconde.  Les  haleines  et 
les  autres  animaux  marins  de  cette  espèce  font  éclore  leurs  œufs 
dans  leur  matrice.  Les  mites,  les  teignes,  les  plus  vils  insectes, 
sont  visihlement  formés  d'un  œuf  :  tout  vient  d'un  œuf;  et  notre 
globe  est  un  grand  œuf  qui  contient  tous  les  autres. 

l'homme    aux    quarante    ECUS. 

-Mais  vraiment  ce  système  porte  tous  les  caractères  de  la  vérité  ; 
il  est  simple,  il  est  uniforme,  il  est  démontré  aux  yeux  dans  plus 
de  la  moitié  des  animaux;  j'en  suis  fort  content,  je  n'en  veux 
point  d'autre  :  les  œufs  de  ma  femme  me  sont  fort  chers. 

LE     GÉOMÈTRE. 

On  s'est  lassé  à  la  longue  de  ce  système  :  on  a  fait  les  enfants 
d'une  autre  façon. 

l'homme    aux     quarante    ECUS. 

Et  pourquoi,  puisque  celle-là  est  si  naturelle? 

LE     GÉOMÈTRE. 

C'est  qu'on  a  prétendu  que  nos  femmes  n'ont  point  d'ovaire, 
mais  seulement  de  petites  glandes. 

l'homme     aux     QUARANTE     ECUS. 

Je  soupçonne  que  des  gens  qui  avaient  un  autre  système  à 
débiter  ont  voulu  décréditer  les  œufs. 

LE     GÉOMÈTRE. 

Cela  pourrait  bien  être.  Deux  Hollandais  *  s'avisèrent  d'exa- 
miner la  liqueur  séminale  au  microscope,  celle  de  l'homme,  celle 
de  plusieurs  animaux,  et  ils  crurent  y  apercevoir  des  animaux 
déjà  tout  formés  qui  couraient  avec  une  vitesse  inconcevable.  Ils 
en  virent  même  dans  le  fluide  séminal  du  coq.  Alors  on  jugea  que 
les  mâles  faisaient  tout,  et  les  femelles  rien;  elles  ne  servirent 
plus  qu'à  porter  le  trésor  que  le  mâle  leur  avait  confié. 

l'homme     aux     QUARANTE     ECUS. 

Voilà  qui  est  bien  étrange.  J'ai  quelques  doutes  sur  tous  ces 
petits  animaux  qui  frétillent  si  prodigieusement  dans  une  liqueur, 
pour  être  ensuite  immobiles  dans  les  œufs  des  oiseaux,  et  pour 
être  non  moins  immobiles  neuf  mois,  à  quelques  culbutes  près, 
dans  le  ventre  de  la  femme  ;  cela  ne  me  paraît  pas  conséquent. 

1.  Lcuwenhoeck  et  Hartsoeker. 
21.  —  Romans.  22 


338  L'HOMME    AUX   QUARANTE    ECUS. 

Ce  n'est  pas,  autant  que  j'en  puis  juger,  la  marche  de  la  nature. 
Comment  sont  faits,  s'il  vous  plaît,  ces  petits  hommes  qui  sont  si 
bons  nageurs  dans  la  liqueur  dont  vous  me  parlez  ? 

LE     GÉOMÈTRE. 

Comme  des  vermisseaux.  Il  y  avait  surtout  un  médecin, 
nommé  Andry,  qui  voyait  des  vers  partout,  et  qui  voulait  abso- 
lument détruire  le  système  d'Harvey,  Il  aurait,  s'il  l'avait  pu, 
anéanti  la  circulation  du  sang,  parce  qu'un  autre  l'avait  décou- 
verte. Enfin  deux  Hollandais  et  M.  Andry,  à  force  de  tomber  dans 
le  péché  d'Onan  et  de  voir  les  choses  au  microscope,  réduisirent 
l'homme  à  être  chenille.  Nous  sommes  d'abord  un  ver  comme  elle  ; 
de  là,  dans  notre  enveloppe,  nous  devenons  comme  elle,  pendant 
neuf  mois,  une  vraie  chrysalide,  que  les  paysans  appellent  fève. 
Ensuite,  si  la  chenille  devient  papillon,  nous  devenons  hommes  : 
voilà  nos  métamorphoses. 

l'homme    aux    quarante     ECUS, 

Eh  bien!  s'en  est-on  tenu  là?  N'y  a-t-il  point  eu  depuis  de 
nouvelle  mode? 

LE     GÉOMÈTRE. 

On  s'est  dégoûté  d'être  chenille.  Un  philosophe  extrêmement 
plaisant  a  découvert  dans  une  Venus  physique  ^  que  l'attraction 
faisait  les  enfants  ;  et  voici  comment  la  chose  s'opère.  Le  sperme 
étant  tombé  dans  la  matrice,  l'œil  droit  attire  l'œil  gauche,  qui 
arrive  pour  s'unir  à  lui  en  qualité  d'œil  ;  mais  il  en  est  empêché 
par  le  nez,  qu'il  rencontre  en  chemin,  et  qui  l'oblige  de  se  placer 
à  gauche.  Il  en  est  de  même  des  bras,  des  cuisses  et  des  jambes, 
qui  tiennent  aux  cuisses.  Il  est  difficile  d'expliquer,  dans  cette 
hypothèse,  la  situation  des  mamelles  et  des  fesses.  Ce  grand 
philosophe  n'admet  aucun  dessein  de  l'Être  créateur  dans  la 
formation  des  animaux;  il  est  bien  loin  de  croire  que  le  cœur 
soit  fait  pour  recevoir  le  sang  et  pour  le  chasser,  l'estomac  pour 
digérer,  les  yeux  pour  voir,  les  oreilles  pour  entendre  :  cela  lui 
paraît  trop  vulgaire;  tout  se  fait  par  attraction. 

l'homme    aux    quarante     ECUS. 

Voilà  un  maître  fou.  Je  me  flatte  que  personne  n'a  pu  adopter 
une  idée  aussi  extravagante. 

LE    GÉOMÈTRE. 

On  en  rit  beaucoup  ;  mais  ce  qu'il  y  eut  de  triste,  c'est  que 
cet  insensé  ressemblait  aux  théologiens,  qui  persécutent  autant 
qu'ils  peuvent  ceux  qu'ils  font  rire. 

1.  Titre  d'un  ouvrage  de  Maupertuis. 


L'HOMME   AUX   QUARANTE   ECUS.  339 

D'autres  philosophes  ont  inicnginé  d'autres  manières  qui  n'ont 
pas  fait  une  plus  grande  fortune  :  ce  n'est  plus  le  hras  qui  va 
chercher  le  bras  ;  ce  n'est  plus  la  cuisse  qui  court  après  la  cuisse; 
ce  sont  de  petites  molécules,  de  petites  particules  de  hras  et  de 
cuisse  qui  se  placent  les  unes  sur  les  autres.  On  sera  peut-être 
enfin  obligé  d'en  revenir  aux  œufs,  après  avoir  perdu  bien  du 
temps. 

l'homme    aux    quarante    ECUS, 

J'en  suis  ravi  ;  mais  quel  a  été  le  résultat  de  toutes  ces 
disputes  ? 

LE     GÉOMÈTRE. 

Le  doute.  Si  la  question  avait  été  débattue  entre  des  théolo- 
gaux, il  y  aurait  eu  des  excommunications  et  du  sang  répandu  ; 
mais  entre  des  physiciens  la  paix  est  bientôt  faite  :  chacun  a 
couché  avec  sa  femme,  sans  penser  le  moins  du  monde  à  son 
ovaire,  ni  à  ses  trompes  de  Fallope.  Les  femmes  sont  devenues 
grosses  ou  enceintes,  sans  demander  seulement  comment  ce 
mystère  s'opère.  C'est  ainsi  que  vous  semez  du  blé,  et  que  vous 
ignorez  comment  le  blé  germe  en  terre  \ 

l'homme    aux    quarante    ECUS, 

Oh  !  je  le  sais  bien  ;  on  me  l'a  dit  il  y  a  longtemps  :  c'est  par 
pourriture^.  Cependant  il  me  prend  quelquefois  envie  de  rire  de 
tout  ce  qu'on  m'a  dit. 

le   géomètre. 

C'est  une  fort  bonne  envie.  Je  vous  conseille  de  douter  de 
tout,  excepté  que  les  trois  angles  d'un  triangle  sont  égaux  à  deux 
droits,  et  que  les  triangles  qui  ont  même  base  et  même  hauteur 
sont  égaux  entre  eux,  ou  autres  propositions  pareilles,  comme, 
par  exemple,  que  deux  et  deux  font  quatre, 

l'homme    aux    quarante    ECUS, 

Oui,  je  crois  qu'il  est  fort  sage  de  douter;  mais  je  sens  que  je 


1.  Les  observations  de  Haller  et  de  Spallanzani  semblent  avoir  prouvé  que 
l'embryon  existe  avant  la  fécondation  dans  l'œuf  des  oiseaux,  et,  par  analogie, 
dans  la  femelle  vivipare  ;  que  la  substance  du  sperme  est  nécessaire  pour  la  fécon- 
dation, et  qu'une  quantité  presque  infiniment  petite  peut  suffire.  Mais  comment, 
dans  ce  système,  expliquer  la  ressemblance  des  mulets  avec  leurs  pères?  Comment 
cet  embryon  et  cet  œuf  se  forment-ils  dans  la  femelle?  Comment  le  sperme  agit- 
il  sur  cet  embryon?  Voilà  ce  qu'on  ignore  encore.  Peut-être  quelque  jour  en  saura- 
t-on  davantage.  Les  vers  spermatiques  ne  deviennent  plus  du  moins  des  hommes, 
ni  des  lapins.  Quant  aux  molécules  organiques,  elles  ressemblent  trop  aux  monades- 
mais  remarquons,  à  l'honneur  de  Leibnitz,  que  jamais  il  ne  s'est  avisé  de  pré- 
tendre avoir  vu  des  monades  dans  son  microscope.  (K.) 

2.  Saint  Paul,  Corinth.,  xv,  36;  et  saint  Jean,  xii,  24, 


340  L'HOMAJE    AUX    QUARANTE    ECUS. 

suis  curieux  depuis  que  j'ai  fait  fortune  et  que  j'ai  du  loisir.  Je 
voudrais,  quand  ma  volonté  remue  mon  bras  ou  ma  jambe, 
découvrir  le  ressort  par  lequel  ma  volonté  les  remue:  car  sûre- 
ment il  y  en  a  une.  Je  suis  quelquefois  tout  étonné  de  pouvoir 
lever  et  abaisser  mes  yeux,  et  de  ne  pouvoir  dresser  mes  oreilles. 

Je  pense,  et  je  voudrais  connaître  un  peu là toucher  au 

doigt  ma  pensée.  Cela  doit  être  fort  curieux.  Je  cherche  si  je 
pense  par  moi-même,  si  Dieu  me  donne  mes  idées,  si  mon  âme 
est  venue  dans  mon  corps  à  six  semaines  ou  à  un  jour,  comment 
elle  s'est  logée  dans  mon  cerveau  ^  ;  si  je  pense  beaucoup  quand 
je  dors  profondément,  et  quand  je  suis  en  léthargie.  Je  me  creuse 
la  cervelle  pour  savoir  comment  un  corps  en  pousse  un  autre. 
Mes  sensations  ne  m'étounent  pas  moins:  j'y  trouve  du  divin,  et 
surtout  dans  le  plaisir. 

J'ai  fait  quelquefois  mes  efforts  pour  imaginer  un  nouveau 
sens,  et  je  n'ai  jamais  pu  y  parvenir.  Les  géomètres  savent  toutes 
ces  choses  ;  ayez  la  bonté  de  m'instruire. 

LE    GÉOMÈTRE. 

Hélas!  nous  sommes  aussi  ignorants  que  vous;  adressez-vous 
à  la  Sorbonne.  » 

VIII.  —  L'HOMME    AUX    QUARANTE    ECUS.   DEVENU   PÈRE, 
RAISONNE    SUR    LES   MOINES. 

Quand  l'homme  aux  quarante  écus  se  vit  père  d'un  garçon,  il 
commença  à  se  croire  un  homme  de  quelque  poids  dans  l'État  : 
il  espéra  donner  au  moins  dix  sujets  au  roi,  qui  seraient  tous 
utiles.  C'était  l'homme  du  monde  qui  faisait  le  mieux  des 
paniers;  et  sa  femme  était  une  excellente  couturière.  Elle  était 
née  dans  le  voisinage  d'une  grosse  abbaye  de  cent  mille  livres  de 
rente.  Son  mari  me  demanda  un  jour  pourquoi  ces  messieurs, 
qui  étaient  en  petit  nombre,  avaient  englouti  tant  de  parts  de 
quarante  écus.  «  Sont-ils  plus  utiles  que  moi  à  la  patrie? 

—  Non,  mon  cher  voisin. 

—  Servent-ils  comme  moi  à  la  population  du  pays? 

—  Non,  au  moins  en  apparence, 

—  Cultivent-ils  la  terre  ?  défendent-ilsl'État  quand  il  est  attaqué  ? 


1.  Ceci  lappellc  un  passage  de  lu  scène  1''=  de  l'acif  Hl  du  Festin  de  l'icrre. 
cl,  cependant  il  ne  paraît  pas  que  Voltaire  ait  eu  connaissance  des  éditions  qui 
contenaient  ce  passage;  voyez,  dans  les  Mélanges,  année  1739.  une  des  notes 
sur  lu  Vie  de  Molière. 


L'HOMME    ATX    QUARANTE    ECUS.  34-1 

—  Non,  ils  prient  Dieu  pour  vous. 

—  Eh  bien  !  je  prierai  Dieu  pour  eux:  partageons.  Coml)ien 
croyez-vous  que  les  couvents  renferment  de  ces  gens  utiles,  soit 
eu  hommes,  soit  en  filles,  dans  le  royaume  ? 

—  Par  les  mémoires  des  intendants,  faits  sur  la  fin  du  dernier 
siècle,  il  y  en  avait  environ  quatre-vingt-dix  mille. 

—  Par  notre  ancien  compte,  ils  ne  devraient,  à  quarante  écus 
par  tête,  posséder  que  dix  millions  huit  cent  mille  livres  :  com- 
bien en  ont-ils? 

—  Cela  va  à  cinquante  milhons,  en  comptant  les  messes  et  les 
quêtes  des  moines  mendiants,  qui  mettent  réellement  un  impôt 
considérable  sur  le  peuple.  Un  frère  quêteur  d'un  couvent  de 
Paris  s'est  vanté  puliliquement  que  sa  besace  valait  quatre-vingt 
mille  livres  de  rente. 

—  Voyons  combien  cinquante  millions  répartis  entre  quatre- 
vingt-dix  mille  têtes  tondues  donnent  à  chacune. 

—  Cinq  cent  cinquante-cinq  livres. 

—  C'est  une  somme  considérable  dans  une  société  nom- 
breuse, où  les  dépenses  diminuent  par  la  quantité  même  des 
consommateurs  :  car  il  en  coûte  bien  moins  à  dix  personnes  pour 
vivre  ensemble  que  si  chacun  avait  séparément  son  logis  et  sa 
table. 

«  Les  ex-jésuites,  à  qui  on  donne  aujourd'hui  quatre  cents 
livres  de  pension,  ont  donc  réellement  perdu  à  ce  marché? 

—  Je  ne  le  crois  pas  :  car  ils  sont  presque  tous  retirés  chez  des 
parents  qui  les  aident;  plusieurs  disent  la  messe  pour  de  l'argent, 
ce  qu'ils  ne  faisaient  pas  auparavant  ;  d'autres  se  sont  faits  pré- 
cepteurs ;  d'autres  ont  été  soutenus  par  des  dévotes  :  chacun  s'est 
tiré  d'aflaire,  et  peut-être  y  en  a-t-il  peu  aujourd'hui  qui,  ayant 
goûté  du  monde  et  de  la  liberté,  voulussent  reprendre  leurs 
anciennes  chaînes  ^  La  vie  monacale,  quoi  qu'on  en  dise,  n'est 
point  du  tout  à  envier.  C'est  une  maxime  assez  connue  que  les 
moines  sont  des  gens  qui  s'assemblent  sans  se  connaître,  vivent 
sans  s'aimer,  et  meurent  sans  se  regretter. 

1.  Les  jésuites  n'auraient  point  été  à  plaindre  si  on  eût  doublé  cette  pension 
de  quatre  cents  livres  en  faveur  de  ceux  qui  auraient  eu  des  infirmités,  ou  plus 
do  soixante  ans;  si  les  autres  eussent  pu  posséder  des  bénéfices,  ou  remplir  des 
emplois  sans  faire  un  serment  qu'ils  ne  pouvaient  prêter  avec  honneur:  si  l'on 
avait  permis  à  ceux  qui  auraient  voulu  vivre  en  commun  de  se  réunir  sous  l'ins- 
pection du  magistrat  ;  mais  la  haine  des  jansénistes  pour  les  jésuites,  le  préjugé 
qu'ils  pouvaient  être  à  craindre,  et  leur  insolent  fanatisme  dans  le  temps  de  leur 
<iestruction.  et  même  après  qu'elle  eut  été  consommée,  ont  empêché  de  remplir, 
à  leur  égard,  ce  qu'eussent  exigé  la  justice  et  l'humanité.  (  K.) 


342  L'H03IME    AUX   QUARANTE    ECUS. 

—  Vous  peusez  donc  qu'on  leur  rendrait  un  très-grand  ser- 
vice de  les  défroquer  tous? 

—  Ils  y  gagneraient  beaucoup  sans  doute ,  et  l'État  encore 
davantage  ;  on  rendrait  à  la  patrie  des  citoyens  et  des  citoyennes 
qui  ont  sacrifié  témérairement  leur  liberté  dans  un  âge  où  les 
lois  ne  permettent  pas  qu'on  dispose  d'un  fonds  de  dix  sous  de 
rente  ;  on  tirerait  ces  cadavres  de  leurs  tombeaux  :  ce  serait  une 
vraie  résurrection.  Leurs  maisons  deviendraient  des  hôtels  de 
ville,  des  hôpitaux,  des  écoles  publiques,  ou  seraient  affectées  à 
des  manufactures  ;  la  population  deviendrait  plus  grande ,  tous 
les  arts  seraient  mieux  cultivés.  On  pourrait  du  moins  diminuer 
le  nombre  de  ces  victimes  volontaires  en  fixant  le  nombre  des  no- 
vices :  la  patrie  aurait  plus  d'hommes  utiles  et  moins  de  malheu- 
reux. C'est  le  sentiment  de  tous  les  magistrats,  c'est  le  vœu  una- 
nime du  public,  depuis  que  les  esprits  sont  éclairés.  L'exemple  de 
l'Angleterre  et  de  tant  d'autres  États  est  une  preuve  évidente  de  la 
nécessité  de  cette  réforme.  Que  ferait  aujourd'hui  l'Angleterre  si, 
au  lieu  de  quarante  mille  hommes  de  mer,  elle  avait  quarante  mille 
moines?  Plus  les  arts  se  sont  multipliés,  plus  le  nombre  des  sujets 
laborieux  est  devenu  nécessaire.  Il  y  a  certainement  dans  les 
cloîtres  beaucoup  de  talents  ensevelis  qui  sont  perdus  pour  l'État, 
Il  faut,  pour  faire  fleurir  un  royaume,  le  moins  de  prêtres  possible, 
et  le  plus  d'artisans.  L'ignorance  et  la  barbarie  de  nos  pères,  loin 
d'être  une  règle  pour  nous ,  n'est  qu'un  avertissement  de  faire  ce 
qu'ils  feraient  s'ils  étaient  en  notre  place  avec  nos  lumières. 

—  Ce  n'est  donc  point  par  haine  contre  les  moines  que  vous 
voulez  les  abolir  ?  C'est  par  pitié  pour  eux  ;  c'est  par  amour  pour 
la  patrie.  Je  pense  comme  vous.  Je  ne  voudrais  point  que  mon 
fils  fût  moine  ;  et  si  je  croyais  que  je  dusse  avoir  des  enfants  pour 
le  cloître,  je  ne  coucherais  plus  avec  ma  femme. 

—  Quel  est  en  effet  le  bon  père  de  famille  qui  ne  gémisse  de  voir 
son  fils  et  sa  fille  perdus  pour  la  société?  Gela  s'appelle  se  sauver; 
mais  un  soldat  qui  se  sauve  quand  il  faut  combattre  est  puni.  Nous 
sommes  tous  des  soldats  de  l'État  ;  nous  sommes  à  la  solde  de 
la  société,  nous  devenons  des  déserteurs  quand  nous  la  quittons. 
Que  dis-je?  les  moines  sont  des  parricides  qui  étoufl'ent  une  pos- 
térité tout  entière.  Quatre-vingt-dix  mille  cloîtrés,  qui  braillent 
ou  qui  nasillent  du  latin,  pourraient  donner  à  l'État  chacun  deux 
sujets  :  cela  fait  cent  soixante  mille  '  hommes  qu'ils  font  périr 

1.  11  faiidr.iit  cent.  quatre-vinQt  mille.  V.n  me  confurniant  à  toutes  les  éditions, 
sans  excepter  les  premières,  j'ai  dû  signaler  cette  erreur  de  plume,  (B.) 


L'HOMME    AUX    QUARAXTE    ECUS.  343 

dans  leur  germe.  Au  bout  de  cent  ans  la  perte  est  immense:  cela 
est  démontrée 

((  Pourquoi  donc  le  monacliisme  a-t-il  prévalu?  parce  que  le 
gouvernement  fut  presque  partout  détestal)le  et  absurde  depuis 
Constantin  ;  parce  que  l'empire  romain  eut  plus  de  moines  que 
de  soldats  ;  parce  qu'il  y  en  avait  cent  mille  dans  la  seule  Egypte  ; 
parce  qu'ils  étaient  exempts  de  travail  et  de  taxe  ;  parce  que  les 
chefs  des  nations  barbares  qui  détruisirent  l'empire,  s  étant  faits 
chrétiens  pour  gouverner  des  chrétiens,  exercèrent  la  plus  hor- 
rible tyrannie;  parce  qu'on  se  jetait  en  foule  dans  les  cloîtres 
pour  échapper  aux  fureurs  de  ces  tyrans,  et  qu'on  se  plongeait 
dans  un  esclavage  pour  en  éviter  un  autre  ;  parce  que  les  papes, 
en  instituant  tant  d'ordres  différents  de  fainéants  sacrés,  se  firent 
autant  de  sujets  dans  les  autres  États;  parce  qu'un  paysan  aime 
mieux  être  appelé  mon  révérend  -pire,  et  donner  des  bénédictions, 
que  de  conduire  la  charrue  ;  parce  qu'il  ne  sait  pas  que  la  charrue 
est  plus  noble  que  le  froc;  parce  qu'il  aime  mieux  vivre  aux 
dépens  des  sots  que  par  an  travail  honnête;  enfin  parce  qu'il  ne 
sait  pas  qu'en  se  faisant  moine  il  se  prépare  des  jours  malheu- 
reux, tissus  d'ennui  et  de  repentir. 

—  Allons,  monsieur,  plus  de  moines,  pour  leur  bonheur  et 
pour  le  nôtre.  Mais  je  suis  fâché  d'entendre  dire  au  seigneur  de 
mon  village,  père  de  quatre  garçons  et  de  trois  filles,  qu'il  ne 
saura  où  les  placer  s'il  ne  fait  pas  ses  filles  religieuses. 

—  Cette  allégation  trop  souvent  répétée  est  inhumaine,  anti- 
patriotique, destructive  de  la  société. 

«  Toutes  les  fois  qu'on  peut  dire  d'un  état  de  vie,  quel  qu'il 
puisse  être,  si  tout  le  monde  embrassait  cet  état  le  genre  humain 
serait  perdu,  il  est  démontré  que  cet  état  ne  vaut  rien,  et  que 
celui  qui  le  prend  nuit  au  genre  humain  autant  qu'il  est  en  lui. 

«  Or  il  est  clair  que  si  tous  les  garçons  et  toutes  les  filles 
s'encloîtraient  le  monde  périrait  :  donc  la  moinerie  est  par  cela 


1.  C'est  une  erreur.  Le  nombre  des  hommes  dépend  essentiellement  de  la  quan- 
tité des  subsistances  :  dans  un  grand  État  comme  la  France,  quatre-vingt-dix  mille 
personnes  enlevées  à  la  culture  et  aux  arts  utiles  causent  sans  doute  une  perte; 
mais  l'industrie  du  reste  de  la  nation  la  répare  sans  peine.  Les  moines  sont  sur- 
tout nuisibles,  parce  qu'ils  servent  à  nourrir  le  fanatisme  et  la  superstition,  et 
parce  qu'ils  absorbent  des  richesses  immenses  qui  pourraient  être  employées  au 
soulagement  du  peuple,  ou  pour  l'éducation  publique.  Au  reste,  il  ne  serait  pas 
impossible  de  calculer  l'effet  que  peut  avoir  sur  la  population  l'existence  d'une 
classe  de  célibataires;  mais  ce  calcul  serait  ti'ès-compliqué,  et  dépend  d'un  beau- 
coup plus  grand  nombre  d'éléments  que  ne  l'ont  cru  les  savants  d'après  le  calcul 
desquels  M,  de  Voltaire  parle  ici,    K. 


344  L'HOMME   AUX   QUARANTE    ECUS. 

seul  l'ennemie  de  la   nature  humaine,    indépendamment  des 
maux  affreux  qu'elle  a  causés  quelquefois. 

—  Ne  pourrait-on  pas  en  dire  autant  des  soldats  ? 

—  Non  assurément  :  car  si  chaque  citoyen  porte  les  armes  à 
son  tour,  comme  autrefois  dans  toutes  les  républiques,  et  surtout 
dans  celle  de  Rome,  le  soldat  n'en  est  que  meilleur  cultivateur  ; 
le  soldat  citoyen  se  marie,  il  combat  pour  sa  femme  et  pour  ses 
enfants.  Plût  à  Dieu  que  tous  les  laboureurs  fussent  soldats  et 
mariés!  ils  seraient  d'excellents  citoyens.  Mais  un  moine,  en  tant 
que  moine,  n'est  bon  qu'à  dévorer  la  substance  de  ses  compa- 
triotes. Il  n'y  a  point  de  vérité  plus  reconnue. 

—  Mais  les  filles,  monsieur,  les  filles  des  pauvres  gentils- 
hommes, qu'on  ne  peut  marier,  que  feront-elles? 

—  Elles  feront,  on  l'a  dit  mille  fois,  comme  les  filles  d'Angle- 
terre, d'Ecosse,  d'Irlande,  de  Suisse,  de  Hollande,  de  la  moitié  de 
l'Allemagne,  de  Suède,  de  Norvège,  du  Danemark,  de  Tartarie, 
de  Turquie,  d'Afrique,  et  de  presque  tout  le  reste  de  la  terre  ; 
elles  seront  bien  meilleures  épouses,  bien  meilleures  mères,  quand 
on  se  sera  accoutumé,  ainsi  qu'en  Allemagne,  à  prendre  des 
femmes  sans  dot.  Une  femme  ménagère  et  laborieuse  fera  plus 
de  bien  dans  une  maison  que  la  fille  d'un  financier,  qui  dépense 
plus  en  superfluités  qu'elle  n'a  porté  de  revenu  chez  son  niari. 

«  Il  faut  qu'il  y  ait  des  maisons  de  retraite  pour  la  vieillesse, 
pour  l'infirmité,  pour  la  difformité.  Mais,  par  le  plus  détestable 
des  abus,  les  fondations  ne  sont  que  pour  la  jeunesse  et  pour  les 
personnes  bien  conformées.  On  commence,  dans  le  cloître,  par 
faire  étaler  aux  novices  des  deux  sexes  leur  nudité,  malgré  toutes 
les  lois  de  la  pudeur;  on  les  examine  attentivement  devant  et 
derrière.  Qu'une  vieille  bossue  aille  se  présenter  i)our  entrer  dans 
un  cloître,  on  la  chassera  avec  mépris,  à  moins  qu'elle  ne  donne 
une  dot  immense.  Que  dis-jc  ?  toute  religieuse  doit  être  dotée, 
sans  quoi  elle  est  le  rebut  du  couvent.  Il  n'y  eut  jamais  d'abus 
plus  intolérable  \ 

—  Allez,  allez,  monsieur,  je  vous  jure  que  mes  lilles  ne  seront 
jamais  religieuses.  Elles  apprendront  à  filer,  à  coudre,  à  faire  de 
la  dentelle,  à  broder,  ù  se  rendre  utiles.  Je  regarde  les  vœux  comme 
un  attentat  contre  la  patrie  et  contre  soi-même.  Expliquez-moi, 

1.  Le  grand-duc  Léopold  vient  de  défi-ndrc  au\  couvents  de  ses  Ktats  d'exiger 
ni  môme  de  recevoir  aucune  dot;  mais,  de  pour  que  des  parents  avares  ne  trou- 
vent dans  cette  loi  un  encouragement  pour  forcer  leurs  lilles  à  prendre  le  parti 
du  cloitre,  ils  seront  obligés  de  donner  aux  hôpitaux  une  dot  égale  à  celle  que 
le  couvent  aurait  exigée.  (K.) 


LIIU.MMI-    AUX    OL  AU  AN  TE    KCLS.  343 

je  VOUS  prie,  comment  il  se  peut  faire  qu'un  de  mes  amis,  pour 
contredire  le  genre  humain,  prétende  que  les  moines  sont  très- 
utiles  à  la  population  d'un  Élat,  parce  que  leurs  bâtiments  sont 
mieux  entretenus  que  ceux  des  seigneurs,  et  leurs  terres  mieux 
cultivées  ? 

—  Eli  !  quel  est  donc  votre  ami  qui  avance  une  proposition  si 
étrange? 

—  C'est  l'Ami  des  hommes  ' ,  ou  plut(jt  celui  des  moines. 

—  Il  a  voulu  rire;  il  sait  trop  bien  que  dix  familles  qui  ont 
chacune  cinq  mille  livres  de  rente  en  terre  sont  cent  fois,  mille 
fois  plus  utiles  qu'un  couvent  qui  jouit  d'un  revenu  de  cinquante 
mille  livres,  et  qui  a  toujours  un  trésor  secret.  Il  vante  les  belles 
maisons  bâties  par  les  moines,  et  c'est  précisément  ce  qui  irrite 
les  citoyens  :  c'est  le  sujet  des  plaintes  de  l'Europe.  Le  vœu  de 
pauvreté  condamne  les  palais,  comme  le  vœu  d'humilité  con- 
tredit l'orgueil,  et  comme  le  vœu  d'anéantir  sa  race  contredit  la 
nature. 

—  Je  commence  à  croire  qu'il  faut  beaucoup  se  défier  des 
livres. 

—  Il  faut  en  user  avec  eux  comme  avec  les  hommes  :  choisir 
les  plus  raisonnables,  les  examiner,  et  ne  se  rendre  jamais  qu'à 
l'évidence.  » 

IX.  —  DES    IMPOTS    PAYÉS    A    L'ÉTRANGER. 

Il  y  a  un  mois  que  l'homme  aux  quarante  écus  vint  me  trou- 
ver en  se  tenant  les  côtés  de  rire,  et  il  riait  de  si  grand  cœur  que 
je  me  mis  à  rire  aussi  sabs  savoir  de  quoi  il  était  question  :  tant 
l'homme  est  né  imitateur  I  tant  l'instinct  nous  maîtrise  !  tant  les 
grands  mouvements  de  l'âme  sont  contagieux  ! 

Ut  ridentibus  arrident,  ita  flentibus  adflent  - 
Humani  vultus. 

Quand  il  eut  bien  ri,  il  me  dit  qu'il  venait  de  rencontrer  un 
homme  qui  se  disait  protonotaire  du  saint-siége,  et  que  cet  homme 


1.  VAmi  des  hommes,  par  le  marquis  de  Mirabeau,  première  partie,  chapitre  ii. 
Voyez  aussi,  dans  les  Mélanges,  année  1763,  la  onzième  des  Remarques  pour  servir 
de  supplément  à  l'Essai  sur  les  mœurs. 

2.  Le  jésuite  Sanadon  a  mis  adsunt  pour  adilent.  Un  amateur  d'Horace  prétend 
que  c'est  pour  cela  qu'on  a  chassé  les  jésuites.  (A'o^e  de  Voltaire.)  —  Ces  vers 
sont  d'Horace,  Art  poétique,  vers  101-2.  La  leçon  adsunt  a  prévalu;  elle  est  dans 
tous  les  manuscrits.  Voyez  Voltaire  et  ses  Maîtres,  page  296. 


346  L'HOMME    AUX   QUARANTE    ECUS. 

envoyait  une  grosse  somme  d'argent  à  trois  cents  lieues  d'ici,  à 
un  Italien,  au  nom  d'un  Français  à  qui  le  roi  arait  donné  un  petit 
fief,  et  que  ce  Français  ne  pourrait  jamais  jouir  des  bienfaits  du  roi 
s'il  ne  donnait  à  cet  Italien  la  première  année  de  son  revenu  K 

«  La  chose  est  très-vraie,  lui  dis-je  ;  mais  elle  n'est  pas  si  plai- 
sante. Il  en  coûte  à  la  France  environ  quatre  cent  mille  livres  par 
an  en  menus  droits  de  cette  espèce;  et,  depuis  environ  deux 
siècles  et  demi  que  cet  usage  dure,  nous  avons  déjà  porté  en 
Italie  quatre-vingts  millions. 

—  Dieu  paternel  !  s'écria-t-il,  que  de  fois  quarante  écus  !  Cet 
Italien-là  nous  subjugua  donc,  il  y  a  deux  siècles  et  demi  ?  Il  nous 
imposa  ce  tribut  ? 

—  Vraiment,  répondis-je,  il  nous  en  imposait  autrefois  d'une 
façon  bien  plus  onéreuse.  Ce  n'est  là  qu'une  bagatelle  en  compa- 
raison de  ce  qu'il  leva  longtemps  sur  notre  pauvre  nation  et  sur 
les  autres  pauvres  nations  de  l'Europe.  »  Alors  je  lui  racontai 
comment  ces  saintes  usurpations  s'étaient  établies.  Il  sait  un  peu 
d'histoire  ;  il  a  du  bon  sens  :  il  comprit  aisément  que  nous  avions 
été  des  esclaves  auxquels  il  restait  encore  un  petit  bout  de  chaîne. 
Il  parla  longtemps  avec  énergie  contre  cet  abus  ;  mais  avec  quel 
respect  pour  la  religion  en  général  !  Comme  il  révérait  les  évêques  ! 
comme  il  leur  souhaitait  beaucoup  de  quarante  écus,  afin  qu'ils 
les  dépensassent  dans  leurs  diocèses  en  bonnes  œuvres! 

Il  voulait  aussi  que  tous  les  curés  de  campagne  eussent  un 
nombre  de  quarante  écus  suffisant  pour  les  faire  vivre  avec 
décence.  «  Il  est  triste,  disait-il,  qu'un  curé  soit  obligé  de  disputer 
trois  gerbes  de  blé  à  son  ouaille,  et  qu'il  ne  soit  pas  largement 
payé  par  la  province'.  Il  est  honteux  que  ces  messieurs  soient 
toujours  en  procès  avec  leurs  seigneurs.  Ces  contestations  éter- 
nelles pour  des  droits  imaginaires,  pour  des  dîmes,  détruisent  la 
considération  qu'on  leur  doit.  Le  malheureux  cultivateur,  qui  a 
déjà  payé  aux  préposés  son  dixième,  et  les  deux  sous  pour  livre, 
et  la  taille,  et  la  capitation,  et  le  rachat  du  logement  des  gens  de 
guerre,  après  qu'il  a  logé  des  gens  de  guerre,  etc.,  etc.;  cet  infor- 
tuné, dis-je,  qui  se  voit  encore  enlever  le  dixième  de  sa  récolte 
par  son  curé,  ne  le  regarde  plus  comme  son  pasteur,  mais 
comme  son  écorcheur,  qui  lui  arrache  le  peu  de  peau  qui  lui 
reste.  Il  sent  bien  qu'en  lui  enlevant  la  dixième  gerbe  de  droit 
divin,  on  a  la  cruauté  diabolique  de  ne  pas  lui  tenir  compte  do 


1.  Voyez  l'article  Annates,  tome  XVII,  page  258. 

2.  Voyez  tome  XVIIl,  page  303. 


L" HOMME    AUX    O  TA  HANTE    ECUS.  347 

ce  qu'il  lui  en  a  coûte  pour  l'aire  croître  cette  ger])e.  Que  lui 
reste-t-il,  pour  lui  et  pour  sa  famille?  Les  pleurs,  la  disette,  le 
découragement,  le  désespoir-,  et  il  meurt  de  fatigue  et  de  misère. 
Si  le  curé  était  payé  par  la  province,  il  serait  la  consolation  de  ses 
paroissiens,  au  lieu  d'être  regardé  par  eux  comme  leur  ennemi.  » 

Ce  digne  homme  s'attendrissait  en  prononçant  ces  paroles  ; 
il  aimait  sa  patrie,  et  était  idolâtre  du  Lieu  public.  Il  s'écriait 
quelquefois:  «  Quelle  nation  que  la  française,  si  on  voulait!  » 

Nous  allâmes  voir  son  fils,  à  qui  sa  mère.  Lien  propre  et  Lien 
lavée,  présentait  un  gros  téton  Liane.  L'enfant  était  fort  joli. 
«  Hélas!  dit  le  père,  te  voilà  donc,  et  tu  n'as  que  vingt-trois  ans 
de  vie,  et  quarante  écus  à  prétendre  !  » 

X.  —  DES    PROPORTIONS. 

Le  produit  des  extrêmes  est  égal  au  produit  des  moyens  ;  mais 
deux  sacs  de  Lié  volés  ne  sont  pas  à  ceux  qui  les  ont  pris  comme 
la  perte  de  leur  vie  l'est  à  l'intérêt  de  la  personne  volée. 

Le  prieur  de  D***,  à  qui  deux  de  ses  domestiques  de  campagne 
avaient  dérobé  deux  setiers  de  Lié,  vient  de  faire  pendre  les  deux 
délinquants.  Cette  exécution  lui  a  plus  coûté  que  toute  sa  récolte 
ne  lui  a  valu,  et,  depuis  ce  temps,  il  ne  trouve  plus  de  valets. 

Si  les  lois  avaient  ordonné  que  ceux  qui  voleraient  le  Lié  de 
leur  maître  laLoureraient  son  champ  toute  leur  vie,  les  fers  aux 
pieds  et  une  sonnette  au  cou,  attachée  à  un  carcan,  ce  prieur 
aurait  Leaucoup  gagné. 

Il  faut  effrayer  le  crime  :  oui,  sans  doute;  mais  le  travail  forcé 
et  la  honte  duraLIe  l'intimident  plus  que  la  potence. 

Il  y  a  quelques  mois  qu'à  Londres  un  malfaiteur  fut  condamné 
à  être  transporté  en  Amérique  pour  y  travailler  aux  sucreries 
avec  les  nègres.  Tous  les  criminels  en  Angleterre,  comme  en  Lien 
d'autres  pays,  sont  reçus  à  présenter  requête  au  roi,  soit  pour 
obtenir  grâce  entière,  soit  pour  diminution  de  peine.  Celui-ci 
présenta  requête  pour  être  pendu  :  il  alléguait  qu'il  haïssait  mor- 
tellement le  travail,  et  qu'il  aimait  mieux  être  étranglé  une  minute 
que  de  faire  du  sucre  toute  sa  vie. 

D'autres  peuvent  penser  autrement,  chacun  a  son  goût;  mais 
on  a  déjà  dit^  et  il  faut  le  répéter,  qu'un  pendu  n'est  bon  à  rien, 
et  que  les  supplices  doivent  être  utiles. 


1.  Vo}-ez  tome   XIX,  page  626;  tome  XX,  page  456;  et  dans  les  Mélanges, 
année  1766,  le  paragraphe  x  du  Commentaire  sur  le  livre  Des  Délits  et  des  Peines. 


348  L'HOMME    AUX    QUARANTE    ECUS. 

Il  y  a  quelques  années  que  l'on  condamna  dans  la  Tartarie* 
deux  jeunes  gens  à  être  empalés,  pour  avoir  regardé,  leur  bonnet 
sur  la  tête,  passerune  procession  de  lamas.  L'empereur  de  la  Chine-, 
qui  est  un  homme  de  beaucoup  d'esprit,  dit  qu'il  les  aurait  con- 
damnés à  marcher  nu-tête  à  la  procession  pendant  trois  mois. 

Proportionnez  les  peines  aux  délits,  a  dit  le  marquis  Beccaria  ; 
ceux  qui  ont  fait  les  lois  n'étaient  pas  géomètres. 

Si  l'abbé  Guyon,  ou  Cogé,  ou  l'ex-jésuite  Nonotte,  ou  l'ex- 
jésuite  Patouillet,  ou  le  prédicant  La  Beaumelle,  font  de  misérables 
libelles  où  il  n'y  a  ni  vérité,  ni  raison,  ni  esprit,  irez-vous  les 
faire  pendre,  comme  le  prieur  deD***  a  fait  pendre  ses  deux  do- 
mestiques ;  et  cela,  sous  prétexte  que  les  calomniateurs  sont  plus 
coupables  que  les  voleurs? 

Condamnerez-vous  Fréron  même  aux  galères,  pour  avoir 
insulté  le  bon  goût,  et  pour  avoir  menti  toute  sa  vie  dans  l'espé- 
rance de  payer  son  cabaretier? 

Ferez-vous  mettre  au  pilori  le  sieur  Larcher,  parce  qu'il  a  été 
très-pesant,  parce  qu'il  a  entassé  erreur  sur  erreur,  parce  qu'il 
n'a  jamais  su  distinguer  aucun  degré  de  probabilité,  parce  qu'il 
veut  que,  dans  une  antique  et  immense  cité  renommée  par  sa 
police  et  par  la  jalousie  des  maris,  dans  Babylone  enfin,  où  les 
femmes  étaient  gardées  par  des  eunuques,  toutes  les  princesses 
allassent  par  dévotion  donner  publiquement  leurs  faveurs  dans  la 
cathédrale  aux  étrangers  pour  de  l'argent?  Contentons-nous  de 
l'envoyer  sur  les  lieux  courir  les  bonnes  fortunes;  soyons  modérés 
en  tout;  mettons  de  la  proportion  entre  les  déhts  et  les  peines. 

Pardonnons  à  ce  pauvre  Jean-Jacques,  lorsqu'il  n'écrit  que 
pour  se  contredire,  lorsqu'après  avoir  donné  une  comédie  sifflée' 
sur  le  théâtre  de  Paris,  il  injurie  ceux*  qui  en  font  jouer  à  cent 
lieues  de  là  ;  lorsqu'il  cherche  des  protecteurs ^  et  qu'il  les  outrage; 
lorsqu'il  déclame  contre  les  romans,  et  qu'il  fait  des  romans  dont 
le  héros  est  un  sot  précepteur  qui  reçoit  l'aumône  d'une  Suissesse 
à  laquelle  il  a  fait  un  enfant,  et  qui  va  dépenser  son  argent  dans 
un  bordel  do  Paris'';  laissons-le  croire  qu'il  a  surpassé  Fénelon  et 

1.  A  Al)boville.  (K.)  —  Voyez,  dans  les  Mvlanges ,  année  1700,  la  Relcition  de 
la  mort  du  chevalier  de  La  Barre. 

2.  Le  roi  de  Prusse.  (K.)  —  Voyez,  dans  la  Curresiiondance,  sa  lettre  du  "  d'au- 
guste 1700. 

3.  barrisse,  ou  l'Amant  de  lui-même,  comédie  en  un  acte  et  en  prose,  jouée 
une  seule  fois  au  Ïhé:ltre-Français,  le  18  décembre  17.j2. 

•i.  Voltaire. 

.').  Ilimie. 

0.  Voyez  les  Lettres  sur  1 1  Nouvelle  lléloisc. 


LIIO.M.ME    AIX    OUAHANTI-    ECUS.  349 

Xéuophon,  eu  élevant  liii  jeune  homme  de  qualité  dans  le  métier 
de  menuisier:  ces  extravagantes  platitudes  ne  méritent  pas  un 
décret  de  prise  de  corps  '  ;  les  petites-maisons  suffisent  avec  de 
bons  bouillons,  de  la  saignée,  et  du  régime. 

Je  hais  les  lois  de  Dracon,  qui  punissaient  également  les 
crimes  et  les  fautes,  la  méchanceté  et  la  folie.  Ne  traitons  point 
le  jésuite  Nonotte,  qui  n'est  coupable  que  d'avoir  écrit  des  bêtises 
et  des  injures,  comme  on  a  traité  les  jésuites  Malagrida,  Oldcorn, 
(iarnet,  Guignard,  Gueret,  et  comme  on  devait  traiter  le  jésuite 
Le  Tellier-,  qui  trompa  son  roi,  et  qui  troubla  la  France.  Distin- 
guons principalement  dans  tout  procès,  dans  toute  contention, 
dans  toute  querelle,  Tagresseur  de  l'outragé,  Toppresseur  de  l'op- 
primé. La  guerre  offensive  est  d'un  tyran  ;  celui  qui  se  défend 
est  un  homme  juste. 

Comme  j'étais  plongé  dans  ces  réflexions,  l'homme  aux  qua- 
rante écus  me  vint  voir  tout  en  larmes.  Je  lui  demandai  avec 
émotion  si  son  fils,  qui  devait  vivre  vingt-trois  ans,  était  mort. 
«  Aon,  dit-il,  le  petit  se  porte  bien,  et  ma  femme  aussi  ;  mais  j'ai 
été  appelé  en  témoignage  contre  un  meunier  à  qui  on  a  fait  subir 
la  question  ordinaire  et  extraordinaire,  et  qui  s'est  trouvé  inno- 
cent; je  l'ai  vu  s'évanouir  dans  les  tortures  redoublées;  j'ai 
entendu  craquer  ses  os  ;  j'entends  encore  ses  cris  et  ses  hurle- 
ments, ils  me  poursuivent;  je  pleure  de  pitié,  et  je  tremble  d'hor- 
reur. »  Je  me  mis  à  pleurer  et  k  frémir  aussi,  car  je  suis  extrê- 
mement sensible. 

Ma  mémoire  alors  me  représenta  l'aventure  épouvantable  des 
Calas  :  une  mère  vertueuse  dans  les  fers,  ses  filles  éplorées  et 
fugitives,  sa  maison  au  pillage;  un  père  de  famille  respectable 
brisé  par  la  torture,  agonisant  sur  la  roue,  et  expirant  dans  les 
flammes;  un  fils  chargé  de  chaînes,  traîné  devant  les  juges,  dont 
un  lui  dit  :  a  Nous  venons  de  rouer  votre  père,  nous  allons  vous 
rouer  aussi.  » 

Je  me  souvins  de  la  famille  de  Sirven  ^  qu'un  de  mes  amis 
rencontra  dans  des  montagnes  couvertes  de  glaces,  lorsqu'elle 

1.  J.-J.  Rousseau  venait  de  rentrer  en  France,  mai>  sous  un  faux  nom,  à 
cause  de  ce  décret. 

2.  Sur  Malagrida,  voyez,  tome  XV,  le  chapitre  xxxviii  du  Précis  du  Siècle  de 
Louis  XV;  —  sur  Oldcorn  et  Garnet,  voyez  tome  XIII,  page  53;  —  sur  Gueret  et 
Guignard,  voyez  tome  XII,  page  557;  —  sur  Le  Tellier,  vojez,  tome  XV,  le  cha- 
pitre xxxvii  du  Siècle  de  Louis  XIV;  et  tomes  XVI,  page  68;  XVII,  page  177: 
XVIII,  pages  47  et  37it. 

3.  Voyez  tome  XVIII,  page  '281;  et  dans  les  Mélanges,  année  17C6,  TAvis  au 

PIBLIC. 


350  L'HOiMME   AUX   QUARANTE    ECUS. 

fuyait  la  persécution  d'an  juge  aussi  inique  qu'ignorant.  «  Ce 
juge,  me  dit-il,  a  condamné  toute  cette  famille  innocente  au  sup- 
plice, en  supposant,  sans  la  moindre  apparence  de  preuve,  que 
le  père  et  la  mère,  aidés  de  deux  de  leurs  filles,  avaient  égorgé  et 
noyé  la  troisième,  de  peur  qu'elle  n'allât  à  la  messe.  »  Je  voyais 
à  la  fois,  dans  les  jugements  de  cette  espèce,  l'excès  de  la  bêtise, 
de  l'injustice  et  de  la  barbarie. 

Nous  plaignions  la  nature  humaine,  Fliomme  aux  quarante 
écus  et  moi.  J'avais  dans  ma  poclie  le  discours  d'un  avocat  général 
duDaupliiuéS  qui  roulait  en  partie  sur  ces  matières  intéres- 
santes ;  je  lui  en  lus  les  endroits  suivants  : 

((  Certes,  ce  furent  des  hommes  véritablement  grands  qui  osè- 
rent les  premiers  se  charger  de  gouverner  leurs  semblables,  et 
s'imposer  le  fardeau  de  la  féhcité  pubhque;  qui,  pour  le  bien 
qu'ils  voulaient  faire  aux  hommes,  s'exposèrent  à  leur  ingratitude, 
et,  pour  le  repos  d'un  peuple,  renoncèrent  au  leur;  quise  mirent, 
pour  ainsi  dire,  entre  les  hommes  et  la  Providence,  pour  leur 
composer,  par  artifice,  un  bonheur  qu'elle  semblait  leur  avoir 
refusé. 

(c  Quel  magistrat,  un  peu  sensible  à  ses  devoirs,  à  la  seule 
humanité,  pourrait  soutenir  ces  idées  ?  Dans  la  solitude  d'un 
cabinet  pourra-t-il,  sans  frémir  d'horreur  et  de  pitié,  jeter  les 
yeux  sur  ces  papiers,  monuments  infortunés  du  crime  ou  de  l'in- 
nocence? Ne  lui  semble-t-il  pas  entendre  des  voix  gémissantes 
sortir  de  ces  fatales  écritures,  et  le  presser  de  décider  du  sort  d'un 
citoyen,  d'un  époux,  d'un  père,  d'une  famille?  Quel  juge  impi- 
toyable (s'il  est  chargé  d'un  seul  procès  criminel)  pourra  passer 
de  sang-froid  devant  une  prison?  C'est  donc  moi,  dira-t-il,  qui 
retiens  dans  ce  détestable  séjour  mon  semblable,  peut-être  mon 
égal, -mon  concitoyen,  un  homme  enfin  !  c'est  moi  qui  le  lie  tous 
les  jours,  qui  ferme  sur  lui  ces  odieuses  portes!  Peut-être  le  déses- 
poir s'est  emparé  de  son  ûme  ;  il  pousse  vers  le  ciel  mon  nom  avec 
des  malédictions,  et  sans  doute  il  atteste  contre  moi  le  grand  Juge 
qui  nous  observe  et  doit  nous  juger  tous  les  deux. 

(i  Ici  un  spectacle  effrayant  se  présente  tout  ïi  coup  à  mes 
yeux;  le  juge  se  lasse  d'interroger  par  la  parole;  il  veut  interroger 
par  les  supplices  :  impatient  dans  ses  recherches,   et  peut-être 

1.  Servan,  Discours  sut  l'adiiiinislraliuti  de  la  jaslice  criminelle. 


L'HOMME    AUX    QUARANTE    ECUS.  351 

irrité  de  leur  inutilité,  on  apporte  des  torches,  des  chaînes,  des 
leviers,  et  tous  ces  instruments  inventés  pour  la  douleur.  Un 
bourreau  vient  se  mêler  aux  fonctions  de  la  magistrature,  et 
termine  par  la  violence  un  interrogatoire  commencé  par  la 
liberté. 

«  Douce  philosophie!  toi  qui  ne  cherches  la  vérité  qu'avec 
l'attention  et  la  patience,  t'attendais-tu  que,  dans  ton  siècle,  on 
employât  de  tels  instruments  pour  la  découvrir? 

«  Est-il  bien  vrai  que  nos  lois  approuvent  cette  méthode 
inconcevable,  et  que  l'usage  la  consacre? 

«  Leurs  lois  imitent  leurs  préjugés  ;  les  punitions  publiques 
sont  aussi  cruehes  que  les  vengeances  particulières,  et  les  actes 
de  leur  raison  ne  sont  guère  moins  impitoyaJDles  que  ceux  de  leurs 
passions.  Quelle  est  donc  la  cause  de  cette  bizarre  opposition  ? 
C'est  que  nos  préjugés  sont  anciens,  et  que  notre  morale  est  nou- 
velle ;  c'est  que  nous  sommes  aussi  pénétrés  de  nos  sentiments 
qu'inattentifs  à  nos  idées  ;  c'est  que  l'avidité  des  plaisirs  nous 
empêche  de  réfléchir  sur  nos  besoins,  et  que  nous  sommes  plus 
empressés  de  vivre  que  de  nous  diriger  ;  c'est,  en  un  mot,  que 
nos  mœurs  sont  douces,  et  qu'elles  ne  sont  pas  bonnes-,  c'est 
que  nous  sommes  polis,  et  que  nous  ne  sommes  seulement  pas 
humains,  » 

Ces  fragments,  que  l'éloquence  avait  dictés  à  l'humanité,  rem- 
plirent le  cœur  de  mon  ami  d'une  douce  consolation.  Il  admirait 
avec  tendresse.  «  Quoi!  disait-il  dans  son  transport,  on  fait  des 
chefs-d'œuvre  en  province  !  on  m'avait  dit  qu'il  n'y  a  que  Paris 
dans  le  monde. 

—  Il  n'y  a  que  Paris,  lui  dis-je,  où  l'on  fasse  des  opéras-comi- 
ques ;  mais  il  y  a  aujourd'hui  dans  les  provinces  beaucoup  de 
magistrats  qui  pensent  avec  la  même  vertu,  et  qui  s'expriment 
avec  la  même  force.  Autrefois  les  oracles  de  la  justice,  ainsi  que 
ceux  de  la  morale,  n'étaient  que  ridicules.  Le  docteur  Calouard 
déclamait  au  barreau,  et  Arlequin  dans  la  chaire.  La  philosophie 
est  enlin  venue,  elle  a  dit  :  Ne  parlez  en  public  que  pour  dire 
des  vérités  neuves  et  utiles,  avec  l'éloquence  du  sentiment  et  de 
la  raison. 

«  Mais  si  nous  n'avons  rien  de  neuf  à  dire?  se  sont  écriés  les 
parleurs.  Taisez-vous  alors,  a  répondu  la  philosophie;  tous  ces 
vains  discours  d'appareil,  qui  ne  contiennent  que  des  phrases, 
sont  comme  le  feu  de  la  Saint-Jean,  allumé  le  jour  de  l'année  où 


332  L'HOM.ME    AUX    QUARANTE    ECUS. 

l'on  a  le  moins  besoin  de  se  cliaufTer  :  il  ne  cause  aucun  plaisir, 
et  il  n'en  reste  pas  même  la  cendre. 

(t  Que  toute  la  France  lise  les  bons  livres.  Mais,  malgré  les  pro- 
grès de  l'esprit  humain,  on  lit  très-peu;  et,  parmi  ceux  qui 
veulent  quelquefois  s'instruire,  la  plupart  lisent  très-mal.  Mes 
voisins  et  mes  voisines  jouent,  après  dîner,  un  jeu  anglais,  que 
j'ai  beaucoup  de  peine  à  prononcer,  car  on  l'appelle  ichisk.  Plu- 
sieurs bons  bourgeois,  plusieurs  grosses  têtes,  qui  se  croient  de 
bonnes  têtes,  vous  disent  avec  un  air  d'importance  que  les  livres 
ne  sont  bons  à  rien.  Mais,  messieurs  les  ^\  elches,  savez-vous  que 
vous  n'êtes  gouvernés  que  par  des  livres?  Savez-vous  que  l'ordon- 
nance civile,  le  code  militaire,  et  l'Évangile,  sont  des  livres  dont 
vous  dépendez  continuellement?  Lisez,  éclairez -vous;  ce  n'est  que 
par  la  lecture  qu'on  fortifie  son  àme  ;  la  conversation  la  dissipe, 
le  jeu  la  resserre. 

—  J'ai  bien  peu  d'argent,  me  répondit  l'homme  aux  quarante 
écus;  mais,  si  jamais  je  fais  une  petite  fortune,  j'achèterai  des 
livres  chez  Marc-Michel  Rey'.  » 

XI.  —  DE    LA    VÉROLE. 

L'homme  aux  quarante  écus  demeurait  dans  un  petit  canton 
où  l'on  n'avait  jamais  mis  de  soldats  en  garnison  depuis  cent 
cinquante  années^  Les  mœurs,  dans  ce  coin  de  terre  inconnu, 
étaient  pures  comme  l'air  qui  l'environne.  On  ne  savait  pas  qu'ail- 
leurs l'amour  pût  être  infecté  d'un  poison  destructeur,  que  les 
générations  fussent  attaquées  dans  leur  germe,  et  que  la  nature, 
se  contredisant  elle-même,  pût  rendre  la  tendresse  horrible  et  le 
plaisir  affreux;  on  se  livrait  à  l'amour  avec  la  sécurité  de  l'inno- 
cence. Des  troupes  vinrent,  et  tout  changea. 

Deux  lieutenants,  l'aumônier  du  régiment,  un  caporal,  et  un 
soldat  de  recrue  qui  sortait  du  séminaire,  suffirent  pour  empoi- 
sonner douze  villages  en  moins  de  trois  mois.  Deux  cousines  de 
l'homme  aux  quarante  écus  se  virent  couvertes  de  pustules  cal- 
leuses ;  leurs  beaux  cheveux  tombèrent  ;  leur  voix  devint  rauque  ; 
les  paupières  de  leurs  yeux,  fixes  et  éteints,  se  chargèrent  d'une 
couleur  livide,  et  ne  se  fermèrent  plus  pour  laisser  entrer  le  repos 
dans  des  membres  disloqués,  qu'une  carie  secrète  commençait  à 

1.  A  Anislcrdain.  ('.r\lr  lihiaiiii'  l'iail  rnl'liriiie  de  tous  les  oiivraires  aiiticallio- 
liquc«. 

2.  Voltaire  semble  faire  allusion  ici  à  la  garnison  que  l'on  mit  dans  Fernoy 
pendant  les  Irouljles  do  Genève. 


L'HOMME    AUX    QUARANTE    ECUS.  3u3 

ronger  comme  ceux  de  l'Arabe  Job,  quoique  Job  n'eût  jamais  eu 
cette  maladie. 

Le  chirurgien-major  du  régiment,  homme  d'une  grande 
expérience,  fut  obligé  de  demander  des  aides  à  la  cour  pour 
guérir  toutes  les  filles  du  pays.  Le  ministre  de  la  guerre,  toujours 
porté  d'inclination  à  soulager  le  beau  sexe,  envoya  une  recrue 
de  fraters,qui  gâtèrent  d'une  main  ce  qu'ils  rétablirent  de  l'autre. 

L'homme  aux  quarante  écus  lisait  alors  l'histoire  philosophique 
de  Candide,  traduite  de  l'allemand  du  docteur  Ralph,  qui  prouve 
évidemment  que  tout  est  bien,  et  qu'il  était  absolument  impossible, 
dans  le  meilleur  des  mondes  possibles,  que  la  vérole,  la  peste,  la 
pierre,  la  gravelle,  les  écrouelles,  la  chambre  de  Valence  S  et 
l'Inquisition,  n'entrassent  dans  la  composition  de  l'univers,  de 
cet  univers  uniquement  fait  pour  l'homme,  roi  des  animaux  et 
image  de  Dieu,  auquel  on  voit  bien  qu'il  ressemble  comme  deux 
gouttes  d'eau. 

Il  lisait,  dans  l'histoire  véritable  de  Candide,  que  le  fameux 
docteur  Pangloss  avait  perdu  dans  le  traitement  un  œil  et  une 
oreille.-.  «  Hélas  !  dit-il,  mes  deux  cousines,  mes  deux  pauvres 
cousines,  seront-elles  borgnes  ou  borgnesses  et  ess  orillées? 

—  Non, lui  dit  le  major  consolateur;  les  Allemands  ont  la  main 
lourde;  mais,  nous  autres,  nous  guérissons  les  filles  promptement, 
sûrement,  et  agréablement.  » 

En  effet  les  deux  johes  cousines  en  furent  quittes  pour  avoir  la 
tête  enflée  comme  un  ballon  pendant  six  semaines,  pour  perdre 
la  moitié  de  leurs  dents,  en  tirant  la  langue  d'un  demi -pied,  et 
pour  mourir  de  la  poitrine  au  bout  de  six  mois. 

Pendant  l'opération,  le  cousin  et  le  chirurgien-major  raison- 
nèrent ainsi. 

l'homme  alx  quarante  écus. 

Est-il  possible,  monsieur,  que  la  nature  ait  attaché  de  si  épou- 
vantables tourments  à  un  plaisir  si  nécessaire,  tant  de  honte  à 
tant  de  gloire,  et  qu'il  y  ait  plus  de  risque  à  faire  un  enfant  qu'à 
tuer  un  homme?  Serait-il  vrai  au  moins,  pour  notre  consolation, 

1.  Les  cours  des  aides,  juges  ordinaires  et  souverains  des  délits  en  matière 
d'impôts,  n'étant  ni  assez  expéditives  ni  assez  sévères,  au  jugement  des  fermiers 
généraux,  ils  obtinrent  d'un  contrôleur  des  finances,  nommé  Orrj',  vers  1730 
l'érection  de  trois  ou  quatre  commissions  souveraines,  dont  les  juges,  payés  par 
eux,  s'empressèrent  de  gagner  leur  argent.  Un  de  ces  juges,  nommé  CoUot.  a  été 
presque  aussi  fameux  que  Baville,  Laubardemont,  Pierre  d'Ancre,  le  duc  d'Albe 
et  le  prévôt  de  Louis  XI,  ont  pu  l'être  dans  leur  temps.  On  établit  une  de  ces 
chambres  à  Valence,  et  elle  subsiste  encore.  (K.) 

2.  Voyez  page  143. 

21.  —  Romans.  23 


354  L'HOMME    AUX   QUARANTE    ECUS. 

que  ce  fléau  diminue  un  peu  sur  Ja  terre,  et  qu'il  devienne  moins 
dangereux  de  jour  en  jour? 

LE    CHIRURGIEN-MAJOR. 

Au  contraire,  il  se  répand  déplus  en  plus  dans  toute  l'Europe 
chrétienne;  il  s'est  étendu  jusqu'en  Sibérie;  j'en  ai  yu  mourir 
plus  de  cinquante  personnes,  et  surtout  un  grand  général  d'armée 
et  un  ministre  d'État  fort  sage^  Peu  de  poitrines  faibles  résistent 
à  la  maladie  et  au  remède.  Les  deux  sœurs,  la  petite  et  la  grosse, 
se  sont  liguées  encore  plus  que  les  moines  pour  détruire  le  genre 
humain. 

L'HO-M.ME    aux    quarante    ECUS. 

Nouvelle  raison  pour  abolir  les  moines,  afin  que,  remis  au 
rang  des  hommes,  ils  réparent  un  peu  le  mal  que  font  les  deux 
sœurs.  Dites-moi,  je  vous  prie,  si  les  bêtes  ont  la  vérole. 

LE    CHIRURGIEN. 

Ni  la  petite,  ni  la  grosse,  ni  les  moines,  ne  sont  connus  chez 
elles. 

l'homme    aux    quarante    ECUS. 

Il  faut  donc  avouer  qu'elles  sont  plus  heureuses  et  plus  pru- 
dentes que  nous  dans  ce  meilleur  des  mondes. 

LE     CHIRURGIEN. 

Je  n'en  ai  jamais  douté  ;  elles  éprouvent  bien  moins  de 
maladies  que  nous  :  leur  instinct  est  bien  plus  sûr  que  notre 
raison  ;  jamais  ni  le  passé  ni  l'avenir  ne  les  tourmentent. 

l'homme    aux    QUARANTE    ECUS. 

Vous  avez  été  chirurgien  d'un  ambassadeur  de  France  en 
Turquie  :  y  a-t-il  beaucoup  de  vérole  à  Constantinople? 

LE     CHIRURGIEN. 

Les  Francs  l'ont  apportée  dans  le  faubourg  de  Péra,  où  ils 
demeurent.  J'y  ai  connu  un  capucin  qui  en  était  mangé  comme 
Pangloss  ;  mais  elle  n'est  point  parvenue  dans  la  ville  :lcs  Francs 
n'y  couchent  presque  jamais.  Il  n'y  a  presque  point  de  filles 
pul)liques  dans  cette  ville  immense.  Chaque  homme  riche  a  des 
femmes  ou  dos  esclaves  de  Circassie,  toujours  gardées,  toujours 
surveillées,  dont  la  beauté  ne  peut  être  dangereuse.  Les  Turcs 
appellent  la  vérole  le  mal  chrétien,  et  cela  redouble  le  profond 
mépris  qu'ils  ont  pour  notre  théologie;  mais,  en  récompense,  ils 
ont  la  peste,  maladie  d'Egypte,  dont  ils  font  peu  de  cas,  et  quils 
ne  se  donnent  jamais  la  peine  de  prévenir. 

t.  L'année  môme  où  Voltaire  écrivait  ces  lignes,  un  de  ses  amis  les  plus  intré- 
pidc>i,  Damilavillc,  mourut  de  la  même  maladie. 


L'HOMME    AUX    QUARANTE    ECUS.  355 

l'homme     aux    nUAr.A.ME    ÉCLS. 

En  quel  temps  croyez-vous  que  ce  fléau  commença  dans 
l'Europe  ? 

LE    CHIRURGIEN. 

Au  retour  du  premier  voyage  de  Christophe  Colomb  chez  des 
peuples  innocents  qui  ne  connaissaient  ni  l'avarice  ni  la  guerre, 
vers  l'an  U9i.  Ces  nations,  simples  et  justes,  étaient  attaquées  de 
ce  mal  de  temps  immémorial,  comme  la  lèpre  régnait  chez  les 
Arabes  et  chez  les  Juifs,  et  la  peste  chez  les  Égyptiens.  Le  premier 
fruit  que  les  Espagnols  recueillirent  de  cette  conquête  du  nouveau 
monde  fut  la  vérole  ;  elle  se  répandit  plus  promptement  que 
l'argent  du  Mexique,  qui  ne  circula  que  longtemps  après  en 
Europe.  La  raison  en  est  que,  dans  toutes  les  villes,  il  y  avait 

alors  de  belles  maisons  publiques  appelées  b ,  établies  par 

l'autorité  des  souverains  pour  conserver  l'honneur  des  dames. 
Les  Espagnols  portèrent  le  venin  dans  ces  maisons  privilégiées 
dont  les  princes  et  les  évêques  tiraient  les  filles  qui  leur  étaient 
nécessaires.  On  a  remarqué  qu'à  Constance  il  y  avait  eu  sept  cent 
dix-huit  filles  1  pour  le  service  du  concile  qui  fit  brûler  si  dévo- 
tement Jean  Hus  et  Jérôme  de  Prague. 

On  peut  juger  par  ce  seul  trait  avec  quelle  rapidité  le  mal 
parcourut  tous  les  pays.  Le  premier  seigneur  qui  en  mourut  fut 
l'illustrissime  et  révérendissimeévèque  et  vice-roi  de  Hongrie,  en 
U99,  que  Bartholomeo  Montanagua,  grand  médecin  de  Padoue, 
ne  put  guérir.  Gualtieri  assure  que  l'archevêque  de  Mayence 
Berthold  de  Henneberg,  «  attaqué  de  la  grosse  vérole,  rendit  son 
âme  à  Dieu  en  1504  ».  On  sait  que  notre  roi  François  h'  en  mou- 
rut. Henri  III  la  prit  à  Venise  ;  mais  le  jacobin  Jacques  Clément 
prévint  l'efl'et  de  la  maladie. 

Le  parlement  de  Paris,  toujours  zélé  pour  le  bien  public,  fut 
le  premier  qui  donna  un  arrêt  contre  la  vérole,  en  1497 -.  Il 
défendit  à  tous  les  véroles  de  rester  dans  Paris  sous  peine  de  la 
hart;  mais,  comme  il  n'était  pas  facile  de  prouver  juridiquement 
aux  bourgeois  et  bourgeoises  qu'ils  étaient  en  délit,  cet  arrêt 
n'eut  pas  plus  d'effet  que  ceux  qui  furent  rendus  depuis  contre 
l'émétique;  et,  malgré  le  parlement,  le  nombre  des  coupables 
augmenta  toujours.  Il  est  certain  que,  si  on  les  avait  exorcisés, 
au  lieu  de  les  faire  pendre,  il  n'y  en  aurait  plus  aujourd'hui 


1.  Voyez  tome  XI,  page  549. 

2.  En  1497  à  commencer  l'année  au  l"  janvier;  mais  le  6  mars  li96  selon  la 
manière  de  compter  du  temps  ;  voyez  tome  XIX,  page  574. 


3o6  L'HOMME    AUX    QUARANTE    ECUS. 

sur  la  terre;  mais  c'est  à  quoi  luallieureuscment  on  ne  pensa 
jamais. 

L'HO.\niE    AUX    QUARANTE    ECUS. 

Est-il  bien  vrai  ce  que  j'ai  lu  dans  Candide,  que,  parmi  nous, 
quand  deux  armées  de  trente  mille  hommes  chacune  marchent 
ensemble  en  front  de  handière,  on  peut  parier  qu'il  y  a  vingt 
mille  véroles  de  chaque  côté^? 

LE     CHIRURGIEN. 

Il  n'est  que  trop  vrai.  Il  en  est  de  même  dans  les  licences  de 
Sorbonne.  Que  voulez-vous  que  fassent  de  jeunes  bacheliers  à 
qui  la  nature  parle  plus  haut  et  plus  ferme  que  la  théologie?  Je 
puis  vous  jurer  que,  proportion  gardée,  mes  confrères  et  moi 
nous  avons  traité  plus  de  jeunes  prêtres  que  de  jeunes  officiers. 

l'homme    aux    QUARANTE    ECUS. 

N'y  aurait-il  point  quelque  manière  d'extirper  cette  contagion 
qui  désole  l'Europe?  On  a  déjà  tâché  d'affaiblir  le  poison  d'une 
vérole,  ne  pourra-t-on  rien  tenter  sur  l'autre? 

LE    CHIRURGIEN. 

Il  n'y  aurait  qu'un  seul  moyen,  c'est  que  tous  les  princes  de 
l'Europe  se  liguassent  ensemble,  comme  dans  les  temps  de 
Godefroi  de  Bouillon.  Certainement  une  croisade  contre  la  vérole 
serait  beaucoup  plus  raisonnable  que  ne  l'ont  été  celles  qu'on 
entreprit  autrefois  si  malheureusement  contre  Saladin,  Melecsala, 
et  les  Albigeois.  Il  vaudrait  bien  mieux  s'entendre  pour  repousser 
l'ennemi  commun  du  genre  humain  que  d'être  continuellement 
occupé  à  guetter  le  moment  favorable  de  dévaster  la  terre  et  de 
couvrir  les  champs  de  morts,  pour  arracher  à  son  voisin  deux 
ou  trois  villes  et  quelques  villages.  Je  parle  contre  mes  intérêts: 
car  la  guerre  et  la  vérole  font  ma  fortune;  mais  il  faut  être 
homme  avant  d'être  chirurgien-major. 

C'est  ainsi  que  l'homme  aux  quarante  écus  se  formait,  comme 
on  dit,  l'esprit  et  le  cœur-.  Non-seulement  il  hérita  de  ses  deux 
cousines,  qui  moururent  en  six  mois  ;  mais  il  eut  encore  la  suc- 
cession d'un  parent  fort  éloigné,  qui  avait  été  sous-fermier  des 
hôpitaux  des  armées,  et  qui  s'était  fort  engraissé  en  mettant  les 
soldats  blessés  à  la  diète.  Cet  homme  n'avait  jamais  voulu  se 
marier  ;  il  avait  un  assez  joli  sérail.  Il  ne  reconnut  aucun  de  ses 
parents,  vécut  dans  la  crapule,  et  mourut  à  Paris  d'indigestion. 
C'était  un  homme,  comme  on  voit,  fort  utile  à  l'État. 


1.  Voyez  page  145. 

2.  Trait  contre  UuUinj  voyez  la  noie  2  de  la  page  09. 


L'HOMME    AUX    QUAHANTE    ECUS.  3o7 

Notre  nouveau  philosophe  fut  oljligé  d'aller  à  Paris  pour 
recueillir  l'héritage  de  son  parent.  D'abord  les  fermiers  du 
domaine  le  lui  disputèrent.  Il  eut  le  bonheur  de  gagner  son 
procès,  et  la  générosité  de  donner  aux  pauvres  de  son  canton, 
qui  n'avaient  pas  leur  contingent  de  quarante  écus  de  rente,  une 
partie  des  dépouilles  du  richard  ;  après  quoi  il  se  mit  à  satisfaire 
sa  grande  passion  d'avoir  une  bibliothèque. 

Il  lisait  tous  les  matins,  faisait  des  extraits,  et  le  soir  il  consul- 
tait les  savants  pour  savoir  en  quelle  langue  le  serpent  avait  parlé 
à  notre  bonne  mère  ;  sil'àme  est  dans  le  corps  calleux  ou  dans  la 
glande  pinéale  ;  si  saint  Pierre  avait  demeuré  vingt-cinq  ans  à 
Piome*  ;  quelle  différence  spécifique  est  entre  un  trône  et  une 
domination,  et  pourquoi  les  nègres  ont  le  nez  épaté.  D'ailleurs  il 
se  proposa  de  ne  jamais  gouverner  l'État,  et  de  ne  faire  aucune 
brochure  contre  les  pièces  nouvelles.  On  l'appelait  M.  André  ; 
c'était  son  nom  de  baptême.  Ceux  qui  l'ont  connu  rendent  justice 
à  sa  modestie  et  à  ses  qualités,' tant  acquises  que  naturelles.  Il  a 
bâti  une  maison  commode  dans  son  ancien  domaine  de  quatre 
arpents.  Son  fils  sera  bientôt  en  âge  d'aller  au  collège;  mais  il 
veut  qu'il  aille  au  collège  d'Harcourt,  et  non  à  celui  de  Mazarin, 
à  cause  du  professeur  Cogé-,  qui  fait  des  libelles,  et  parce  qu'il 
ne  faut  pas  qu'un  professeur  de  collège  fasse  des  libelles. 

M'"''  André  lui  a  donné  une  fille  fort  jolie,  qu'il  espère  marier 
à  un  conseiller  de  la  cour  des  aides,  pourvu  que  ce  magistrat 
n'ait  pas  la  maladie  que  le  chirurgien-major  veut  extirper  dans 
l'Europe  chrétienne. 

XII.  —  GRANDE    QUERELLE. 

Pendant  le  séjour  de  M.  André  à  Paris,  il  y  eut  une  querelle 
importante^ .  Il  s'agissait  de  savoir  si  Marc-Antonin  était  un  hon- 
nête homme,  et  s'il  était  en  enfer  ou  en  purgatoire,  ou  dans  les 
limbes,  en  attendant  qu'il  ressuscitât.  Tous  les  honnêtes  gens 
prirent  le  parti  de  Marc-Antonin.  Ils  disaient  :  «  Antonin  a  tou- 


1.  Voyez  tome  XX.  pages  21.3  et  592. 

2.  François-Marie  Coarer,  licencié  en  théologie,  professeur  d'éloquence  au  col- 
lège Mazarin,  né  en  1723,  mort  le  18  mai  1780,  est  auteur  d'un  Examen  du  Béli- 
saire  de  Marmontd,  1767,  in-8".  Voltaire  l'appelle  Mon  Ravaillac,  dans  la  lettre 
à  Damilaville,  du  2  octobre  1767.  Voyez  aussi  dans  les  Mélanges,  année  1767,  le 
chapitre  xxii  et  la  conclusion  de  la  Défense  de  mon  oncle,  les  Anecdotes  sur  Béli- 
saire,  la  Lettre  de  Gerofle  à  Coger,  et  la  Réponse  catégorique  au  sieur  Coger. 

3.  La  condamnation  du  Délisaire  de  Marmontel.  Voyez  page  277. 


358  L" HOMME    AUX    QUARANTE    ECUS. 

jours  été  juste,  sobre,  chaste,  bienfaisant,  11  est  vrai  qu'il  n'a  pas 
en  paradis  une  place  aussi  belle  que  celle  de  saint  Antoine:  car 
il  faut  des  proportions,  comme  nous  TavonsTU;  mais  certaine- 
ment l'âme  de  l'empereur  Antonin  n'est  point  à  la  broche  dans 
l'enfer.  Si  elle  est  en  purgatoire,  il  faut  l'en  tirer;  il  n'y  a  qu'à 
dire  des  messes  pour  lui.  Les  jésuites  n'ont  plus  rien  à  faire; 
qu'ils  disent  trois  mille  messes  pour  le  repos  de  l'âme  de  Marc- 
Antonin  ;  ils  y  gagneront,  à  quinze  sous  la  pièce,  deux  mille  deux 
cent  cinquante  livres.  D'ailleurs,  on  doit  du  respect  à  une  tête 
couronnée;  il  ne  faut  pas  la  damner  légèrement,  » 

Les  adversaires  de  ces  bonnes  gens  prétendaient  au  contraire 
qu'il  ne  fallait  accorder  aucune  composition  à  Marc-Antonin  ; 
qu'il  était  un  hérétique;  que  les  carpocra tiens  et  les  aloges  n'étaient 
pas  si  méchants  que  lui  ;  qu'il  était  mort  sans  confession  ;  qu'il 
fallait  faire  un  exemple  ;  qu'il  était  bon  de  le  damner  pour 
apprendre  à  vivre  aux  empereurs  delà  Chine  et  du  Japon,  à  ceux 
de  Perse,  de  Turquie  et  de  Maroc,  aux  rois  d'Angleterre,  de  Suède, 
de  Danemark,  de  Prusse,  au  stathouder  de  Hollande,  et  aux 
avoyers  du  canton  de  Berne,  qui  n'allaient  pas  plus  à  confesse  que 
l'empereur  Marc-Antonin  ;  et  qu'enfin  c'est  un  plaisir  indicible  de 
donner  des  décrets  contre  des  souverains  morts,  quand  on  ne  peut 
en  lancer  contre  eux  de  leur  vivant,  de  peur  de  perdre  ses  oreilles. 

La  querelle  devint  aussi  sérieuse  que  le  fut  autrefois  celle  des 
ursulines  et  des  annonciades,  qui  disputèrent  à  qui  porterait  plus 
longtemps  des  œufs  à  la  coque  entre  les  fesses  sans  les  casser.  On 
craignit  un  schisme,  comme  du  temps  des  cent  et  un  contes  de 
ma  mère  l'oie,  et  de  certains  billets  payables  au  porteur  dans 
l'autre  monde *,  C'est  une  chose  bien  épouvantable  qu'un  schisme: 
cela  signifie  division  dans  les  opinions,  et,  jusqu'à  ce  moment 
fatal,  tous  les  hommes  avaient  pensé  de  même. 

M.  André,  qui  est  un  excellent  citoyen,  pria  les  chefs  des  deux 
partis  à  souper.  C'est  un  des  bons  convives  que  nous  ayons;  son 
humeur  est  douce  et  vive,  sa  gaieté  n'est  point  bruyante;  il  est 
facile  et  ouvert  ;  il  n'a  point  cette  sorte  d'esprit  qui  semble  vouloir 
étouffer  celui  des  autres;  l'autorité  qu'il  se  concilie  n'est  due  qu'à 
ses  grâces,  à  sa  modération,  et  à  une  physionomie  ronde  qui  est 
tout  à  fait  persuasive.  Il  aurait  fait  souper  gaiement  ensemble  un 
Corse  et  un  Génois-,  un  représentant  de  Genève  et  un  négatif  ^  le 


J.  Les  billets  de  confession;  voyez  tome  XVIII,  page  230. 

2.  Ils  étaient  en  guerre  au  moment  où  Voltaire  écrivait. 

3.  Voyez,  tome  IX,  la  Guerre  civile  de  Genève. 


LII0.MM1-:    AUX    QUARANTE    ECUS.  359 

miiphti  et  un  archevêque.  Il  fit  tomber  habilement  les  premiers 
coups  que  les  disputants  se  portaient,  en  détournant  la  conversa- 
tion, et  en  faisant  un  conte  très-agréable  qui  réjouit  également  les 
damnants  et  les  damnés,  Enfin,  quand  ils  furent  un  peu  en  pointe 
de  vin ,  il  leur  fit  signer  que  l'âme  de  l'empereur  Marc-Antonin 
resterait  in  statu  quo,  c'est-à-dire  je  ne  sais  où,  en  attendant  un 
jugement  définitif. 

Les  âmes  des  docteurs  s'en  retournèrent  dans  leurs  limites 
paisiblement  après  le  souper  :  tout  fut  tranquille.  Cet  accommo- 
dement fit  un  très-grand  honneur  à  Thorame  aux  quarante  écus; 
et  toutes  les  fois  qu'il  s'élevait  une  dispute  bien  acariâtre,  bien 
virulente  entre  des  gens  lettrés  ou  non  lettrés,  on  disait  aux  deux 
partis  :  «  Messieurs,  allez  souper  chez  M.  André.  » 

Je  connais  deux  factions  acharnées^  qui,  faute  d'avoir  été 
souper  chez  M.  André,  se  sont  attiré  de  grands  malheurs. 

XIII.  —  SCÉLÉRAT   CHASSÉ. 

La  réputation  qu'avait  acquise  M.  André  d'apaiser  les  querelles 
en  donnant  de  bons  soupers  lui  attira,  la  semaine  passée,  une 
singulière  visite.  Un  homme  noir,  assez  mal  mis,  le  dos  voûté,  la 
tête  penchée  sur  une  épaule,  l'œil  hagard,  les  mains  fort  sales, 
vint  le  conjurer  de  lui  donner  à  souper  avec  ses  ennemis. 

«  Quels  sont  vos  ennemis,  lui  dit  M.  André,  et  qui  êtes-vous? 

—  Hélas!  dit-il,  j'avoue,  monsieur,  qu'on  me  prend  pour  un 
de  ces  maroufles  qui  font  des  libelles  pour  gagner  du  pain,  et 
qui  crient:  Dieu,  Dieu,  Dieu,  religion,  religion,  pour  attraper  quelque 
petit  bénéfice.  On  m'accuse  d'avoir  calomnié  les  citoyens  les  plus 
véritablement  religieux,  les  plus  sincères  adorateurs  de  la  Divi- 
nité, les  plus  honnêtes  gens  du  royaume.  Il  est  vrai,  monsieur, 
que,  dans  la  chaleur  de  la  composition,  il  échappe  souvent  aux 
gens  de  mon  métier  de  petites  inadvertances  qu'on  prend  pour 
des  erreurs  grossières,  des  écarts  que  l'on  qualifie  de  mensonges 
impudents.  Notre  zèle  est  regardé  comme  un  mélange  afl"reux  de 
friponnerie  et  de  fanatisme.  On  assure  que,  tandis  que  nous  sur- 
prenons la  bonne  foi  de  quelques  vieilles  imbéciles,  nous  sommes 
le  mépris  et  l'exécration  de  tous  les  honnêtes  gens  qui  savent  lire. 

((  Mes  ennemis  sont  les  principaux  membres  des  plus  illustres 
académies  de  l'Europe,  des  écrivains  honorés,  des  citoyens  bien- 
faisants. Je  viens  de  mettre  en  lumière  un  ouvrage  que  j'ai  inti- 

1.  Les  jésuites  et  les  jansénistes. 


360  L'HOMME   AUX   QUARANTE    ECUS. 

lulé  AntiphUosophique^.  Je  n'avais  que  de  bonnes  intentions; 
mais  personne  n'a  voulu  acheter  mon  livre.  Ceux  à  qui  je  l'ai 
présenté  l'ont  jeté  clans  le  feu,  en  me  disant  qu'il  n'était  pas  seu- 
lement antiraisonnable,  mais  antichrétien  et  très-antihonnête. 

—  Eh  bien!  lui  dit  M.  André,  imitez  ceux  à  qui  vous  avez 
présenté  votre  libelle  ;  jetez-le  dans  le  feu,  et  qu'il  n'en  soit  plus 
parlé.  Je  loue  fort  votre  repentir  ;  mais  il  n'est  pas  possible  que 
je  vous  fasse  souper  avec  des  gens  d'esprit  qui  ne  peuvent  être 
vos  ennemis,  attendu  qu'ils  ne  vous  liront  jamais. 

—  Ne  pourriez-vous  pas  du  moins,  monsieur,  dit  le  cafard,  me 
réconcilier  avec  les  parents  de  feu  M.  de  Montesquieu,  dont  j'ai 
outragé  la  mémoire  pour  glorifier  le  révérend  P.  Routh,  qui  vint 
assiéger  ses  derniers  moments,  et  qui  fut  chassé  de  sa  chambre? 

—  Morbleu!  lui  dit  M.  André,  il  y  a  longtemps  que  le  révé- 
rend P.  Routh  est  mort;  allez-vous-en  souper  avec  lui.  » 

C'est  un  rude  homme  que  M.  André,  quand  il  a  affaire  à  cette 
espèce  méchante  et  sotte.  Il  sentit  que  le  cafard  ne  voulait  souper 
chez  lui  avec  des  gens  de  mérite  que  pour  engager  une  dispute, 
pour  les  aller  ensuite  calomnier,  pour  écrire  contre  eux,  pour 
imprimer  de  nouveaux  mensonges.  Il  le  chassa  de  sa  maison, 
comme  on  avait  chassé  Routh  de  l'appartement  du  président  de 
Montesquieu-, 

On  ne  peut  guère  tromper  M.  André.  Plus  il  était  simple  et 
naïf  quand  il  était  l'homme  aux  quarante  écus,  plus  il  est  devenu 
avisé  quand  il  a  connu  les  hommes. 


1.  C'est  le  Dictionnaire  antiphilosopliique,  dont  il  est  parle  dans  l'Avertisse, 
ment  de  Bouchot  en  tête  du  tome  XVII. 

2.  Il  s'agit  ici  du  jésuite  Paulian,  qui  envoya  un  mauvais  dictionnaire  de  phy- 
sique à  M.  de  Voltaire,  en  lui  écrivant  qu'il  le  regardait  comme  un  des  plus 
prands  hommes  de  son  siècle,  et  fit  l'année  d'après  un  dictionnaire  antiphilo- 
sophique digne  de  son  titre,  dans  lequel  M.  de  Voltaire  était  insulté  avec  la  gros- 
sièreté d'un  moine  et  l'insolence  d'un  jésuite.  11  n'est  pas  rigoureusement  vrai 
que  Routh  ait  été  chassé  de  la  chamhre  de  Montesquieu  mourant:  on  ne  l'osa 
point,  parce  que  les  jésuites  avaient  encore  du  crédit  ;  mais  il  est  très-vrai  qu'il 
trouhla  les  derniers  moments  de  cet  homme  célèhre,  qu'il  voulut  le  forcer  à  lui 
livrer  ses  papiers,  et  qu'il  ne  put  y  réussir  ;  peu  d'heures  avant  que  Montesquieu 
expirât,  on  renvoya  Houth  et  son  compagnon  ivres  morts  dans  leur  couvent.  (K.) 
—  Le  P.  Paulian  est  auteur  d'un  Dictionnaire  de  physique,  1701,  trois  volumes 
in-S".  et  dont  la  dernière  édition  est  en  cinq  volumes,  ainsi  que  d'un  Dictionnaire 
pliilosopliotliéoloiiiqne  portatif,  dont  Voltaire  a  parlé  {Dictionnaire  pliilosoi)hique, 
troisième  section  du  mot  Jixien).  Mais  c'est  Chaudoii  qui  est  l'auteur  du  Diction- 
naire anliphilosophiqne,  dans  la  première  édition  duquel  on  trouve  la  Lettre  du 
H.  P.  Routh,  jésuite,  à  monseigneur  (innlterio,  nonce  de  Sa  Sainteté  à  Paris,  sur 
les  derniers  moments  de  Montesquieu  ;  voyez  rAverlisscmeut  de  Bouchot,  en  tête 
du  tome  XVil. 


L'HOMME    AUX    ()  L'A  RAME    ECUS.  361 


XIV.  —   LE    BON    SRXS    DE    M.    ANDRÉ. 

Comme  le  bon  sens  de  M.  André  s'est  fortifié  depuis  qu'il  a 
une  bibliotlièque!  II  vit  avec  les  livres  comme  avec  les  hommes; 
il  choisit,  et  il  n'est  jamais  la  dupe  des  noms.  Quel  plaisir  de 
s'instruire  et  d'agrandir  son  âme  pour  un  écu,  sans  sortir  de 
chez  soi  ! 

Il  se  félicite  d'être  né  dans  un  temps  où  la  raison  humaine 
commence  à  se  perfectionner.  «  Que  je  serais  malheureux,  dit-il, 
si  l'âge  où  je  vis  était  celui  du  jésuite  Garasse,  du  jésuite  Gui- 
gnard,  ou  du  docteur  Boucher,  du  docteur  Aubry^  du  docteur 
Guincestre-,  ou  des  gens  qui  condamnaient  aux  galères  ceux  qui 
écrivaient  contre  les  catégories  d'AristoteM  » 

La  misère  avait  affaibli  les  ressorts  de  l'âme  de  M.  André;  le 
bien-être  leur  a  rendu  leur  élasticité.  Il  y  a  mille  Andrés  dans  le 
monde  auxquels  il  n'a  manqué  qu'un  tour  de  roue  de  la  fortune 
pour  en  faire  des  hommes  d'un  vrai  mérite. 

Il  est  aujourd'hui  au  fait  de  toutes  les  affaires  de  l'Europe,  et 
surtout  des  progrès  de  l'esprit  humain. 

«  Il  me  semble,  me  disait-il  mardi  dernier,  que  la  Raison 
voyage  à  petites  journées,  du  nord  au  midi,  avec  ses  deux  intimes 
amies,  l'Expérience  et  la  Tolérance.  L'Agriculture  et  le  Commerce 
l'accompagnent.  Elle  s'est  présentée  en  Itahe;  mais  la  Congréga- 
tion de  l'Indice^  l'a  repoussée.  Tout  ce  qu'elle  a  pu  faire  a  été 
d'envoyer  secrètement  quelques-uns  de  ses  facteurs,  qui  ne  lais- 
sent pas  de  faire  du  bien.  Encore  quelques  années,  et  le  pays  des 
Scipions  ne  sera  plus  celui  des  Arlequins  enfroqués. 

1.  Sur  Garasse,  voj'ez  tome  XVI,  page  23;  la  scène  ii  de  l'acte  deuxième 
du  Dépositaire  :  dans  les  Mélanges,  année  1764.  le  vingt-deuxième  des  Articles 
extraits  de  la  Gazette  littéraire:  et,  année  1767.  Tarticle  Théophile,  dans  la  sep- 
tième des  Lettres  à  Son  Altesse  monseigneur  le  prince  de""; —  sur  Guignard. 
voyez  tome  XII,  page  357  ;  —  sur  Bouclier,  voyez,  tome  VIII.  une  note  du  chant 
deuxième  de  la  Henriade:  et  tome  XV,  page  551;  —  sur  Aubry,  voyez  tome  XII. 
page  555. 

2.  Jean  Guincestre  ou  Wincestre,  curé  de  Sainl-Gervais,  et  ardent  ligueur.  Ce 
fut  lui  qui,  le  l"''  janvier  1589,  exigea  des  assistants  à  .son  sermon  le  serment  de 
venger  la  mort  des  Guises,  et  apostropha  le  premier  président  de  Harlay.  assis 
dans  l'œuvre,  en  ces  termes  :  «Levez  la  main,  monsieur  le  président:  levez-la  bien 
haut,  encore  plus  haut,  afin  que  le  peuple  la  voie,  »  ce  que  le  président  fut  con- 
traint de  faire.  (B.) 

3.  En  1624.  le  parlement  de  Paris  condamna  au  bannissement  deux  chi- 
mistes qui  n'admettaient  pas  toutes  les  opinions  d'Ai'islote  :  voyez  tome  XVI, 
page  21. 

4.  On  dit  plus  communément  Congrégation  de  l'Index. 


362  L'HOMME   AUX   QUARANTE    ECUS. 

«  Elle  a  de  temps  en  temps  de  cruels  ennemis  en  France  :  mais 
elle  y  a  tant  d'amis  qu'il  faudra  bien  à  la  fin  qu'elle  y  soit  pre- 
mier ministre. 

«  Quand  elle  s'est  présentée  en  Bavière  et  en  Autriche,  elle  a 
trouvé  deux  ou  trois  grosses  têtes  à  perruque  qui  l'ont  regardée 
avec  des  yeux  stupides  et  étonnés.  Ils  lui  ont  dit  :  Madame,  nous 
n'avons  jamais  entendu  parler  de  vous  ;  nous  ne  vous  connaissons 
pas.  Messieurs,  leur  a-t-elle  répondu,  avec  le  temps  vous  me 
connaîtrez  et  vous  m'aimerez  \  Je  suis  très-bien  reçue  à  Berlin, 
à  Moscou,  à  Copenhague,  à  Stockholm.  Il  y  a  longtemps  que,  par 
le  crédit  de  Locke,  de  Gordon,  de  Trenchard,  de  milord  Shaftes- 
bury,  et  de  tant  d'autres,  j'ai  reçu  mes  lettres  de  naturalité  en 
Angleterre.  Vous  m'en  accorderez  un  jour.  Je  suis  la  fille  du 
Temps,  et  j'attends  tout  de  mon  père-. 

((  Quand  elle  a  passé  sur  les  frontières  de  l'Espagne  et  du  Por- 
tugal, elle  a  béni  Dieu  de  voir  que  les  bûchers  de  l'Inquisition 
n'étaient  plus  si  souvent  allumés;  elle  a  espéré  beaucoup  en 
voyant  chasser  les  jésuites,  mais  elle  a  craint  qu'en  purgeant  le 
pays  des  renards  on  ne  le  laissât  exposé  aux  loups  '\ 

«  Si  elle  fait  encore  des  tentatives  pour  entrer  en  Italie,  on 
croit  qu'elle  commencera  par  s'établir  à  Venise,  et  qu'elle  séjour- 
nera dans  le  royaume  de  Naples,  malgré  toutes  les  liquéfactions 

1.  Et  ce  temps  est  venu.  {Note  de  Voltaire.)  —  Cette  noie  parut  pour  la  première 
fois  dans  les  éditions  de  Kehl.  (B.)  —  Alors  récjnait,  en  Autriche,  l'empereur  Jo- 
seph II.  Voyez  la  note  à  la  fin  des  Annales  de  l'Empire,  tome  XIII. 

2.  C'est  probablement  ce  passage  de  Voltaire  qui  a  fourni  l'idée  de  la  fable 
que  voici  : 

LE     TEMPS     ET     LA     VÉRITÉ. 

Aux  portes  de  la  Sorboniio 

La  Vérité  se  montra; 

Le  syndic  la  rencontra  : 

«  Que  demandez- vous,  la  bonne  ? 

—  Hélas!  l'hospitalité. 

—  Votre  nom?  —  La  Vérité. 

—  Fuyez,  dit-il  en  colère, 
Ou  sinon  je  monte  en  ch:iire, 
Et  crie  à  l'impiété. 

—  Vous  me  chassez,  mais  j'espèro 
Avoir  mon  tour,  et  j'attends  : 

Je  suis  la  tille  du  Temps, 

Et  j't)btiens  tout  de  mon  iière.  » 

Dans  VAlnianacli  des  muses,  de  1791,  cette  pièce  est  si)rnéc  feu  M.  Devaxx, 
et  datée  de  i7iO.  Cette  date  de  17 il)  e-;t  loin  d'être  aut lient ique,  et  quelques 
personnes  croient  que  l'abbé  Devaux  est  le  masque  de  ral)bé  Lemonnier,  né  en 
1721,  mort  en  17U7.  (B.) 

;{.  Voyez  la  fable  intitulée  les  Renards  et  les  Loups,  dans  une  lettre  à  Damila- 
villc,  du  lit  juin   17()J. 


L"  HOMME    AUX   QUAllAXTE    ECUS.  363 

de  ce  pays-là  ^  qui  lui  donnent  des  vapeurs.  On  prétend  qu'elle 
a  un  secret  infaillible  pour  détacher  les  cordons  d'une  couronne 
qui  sont  embarrassés,  je  ne  sais  comment,  dans  ceux  d'une  tiare, 
et  pour  empêcher  les  haquenées  d'aller  faire  la  révérence  aux 
mules.  » 

Enfin  la  conversation  de  M.  André  me  réjouit  beaucoup,  et 
plus  je  le  vois,  plus  je  l'aime. 

XV.  —  D'UN   BOX    SOUPER   CHEZ   M.   AXDRÉ. 

Nous  soupâmes  hier  ensemble  avec  un  docteur  de  Sorbonne, 
M.  Pinto,  célèbre  juif-,  le  chapelain  de  la  chapelle  réformée  de 
l'ambassadeur  batave,  le  secrétaire  de  M.  le  prince  Gallitzin^  du 
rite  grec,  un  capitaine  suisse  calviniste,  deux  philosophes,  et  trois 
dames  d'esprit. 

Le  souper  fut  fort  long,  et  cependant  on  ne  disputa  pas  plus 
sur  la  religion  que  si  aucun  des  convives  n'en  avait  jamais  eu  : 
tant  il  faut  avouer  que  nous  sommes  devenus  polis  ;  tant  on  craint 
à  souper  de  contrister  ses  frères!  Il  n'en  est  pas  ainsi  du  régent 
Cogé,  et  de  l'ex-jésuite  Nonotte,  et  de  l'ex-jésuite  Patouillet,  et  de 
l'ex-jésuite  Rotaher^,  et  de  tous  les  animaux  de  cette  espèce.  Ces 
croquants-là  vous  disent  plus  de  sottises  dans  une  brochure  de 
deux  pages  que  la  meilleure  compagnie  de  Paris  ne  peut  dire  de 
choses  agréables  et  instructives  dans  un  souper  de  quatre  heures; 
et,  ce  qu'il  y  a  d'étrange,  c'est  qu'ils  n'oseraient  dire  en  face  à 
personne  ce  qu'ils  ont  l'impudence  d'imprimer. 

La  conversation  roula  d'abord  sur  une  plaisanterie  des  Lettres 
persanes  ^  dans  laquelle  on  répète,  d'après  plusieurs  graves  per- 
sonnages, que  le  monde  va  non-seulement  en  empirant,  mais  en 
se  dépeuplant  tous  les  jours  ;  de  sorte  que  si  le  proverbe  plus  on 
est  de  fous,  plus  on  rit  a  quelque  vérité,  le  rire  sera  incessamment 
banni  de  la  terre. 

Le  docteur  de  Sorbonne  assura  qu'en  effet  le  monde  était 
réduit  presque  à  rien.  Il  cita  le  père  Petau,  qui  démontre  qu'en 


d.  Sur  la  liquéfaction  du  sans:  de  saint  Janvier,  voyez  tome  XIII,  page  90. 

2.  C'est  celui  qui  défendit  ses  coreligionnaires  accusés  par  Voltaii-e  de  rogner 
les  espèces.  Voyez,  dans  la  Correspondance,  la  lettre  de  Voltaire  à  Pinto,  en  date 
du  21  juillet  1762. 

3.  Représentant  de  la  Russie  à  la  cour  de  France. 

4.  C'est  probablement  le  docteur  Riballicr,  que  Voltaire  désigne  sous  le  nom 
de  Rotalier.  (B.) 

5.  Lettre  cxii. 


364  L'HOMME   AUX    QUARANTE    ECUS. 

moins  de  trois  cents  ans  un  seul  des  fils  de  Noé  (je  ne  sais  si  c'est 
Sem  ou  Japhet)  avait  procréé  de  son  corps  une  série  d'enfants 
qui  se  montait  à  six  cent  vingt-trois  milliards  six  cent  douze 
millions  trois  cent  cinqnante-liuit  mille  fidèles,  l'an  285  après  le 
déluge  universel  K 

M.  André  demanda  pourquoi,  du  temps  de  Philippe  le  Bel, 
c'est-à-dire  environ  trois  cents  ans  après  Hugues  Capet,  il  n'y 
avait  pas  six  cent  vingt-trois  milliards  de  princes  de  la  maison 
royale?  <(  C'est  que  la  foi  est  diminuée,  »  dit  le  docteur  de  Sor- 
bonne. 

On  parla  beaucoup  de  Thèbes  aux  cent  portes,  et  du  million 
de  soldats  qui  sortait  par  ces  portes  avec  vingt  mille  chariots  de 
guerre,  «  Serrez,  serrez,  disait  M,  André;  je  soupçonne,  depuis 
que  je  me  suis  mis  à  lire,  que  le  même  génie  qui  a  écrit  Gar- 
gantua écrivait  autrefois  toutes  les  histoires. 

—  Mais  enfin,  lui  dit  un  des  convives,  Thèbes,  Memphis, 
Babylone,  Ninive,  Troie,  Séleucie,  étaient  de  grandes  villes,  et 
n'existent  plus. 

—  Gela  est  vrai,  répondit  le  secrétaire  de  M.  le  prince  Gallitzin  ; 
mais  Moscou,  Gonstantinople,  Londres,  Paris,  Amsterdam,  Lyon 
qui  vaut  mieux  que  Troie,  toutes  les  villes  de  France,  d'Allemagne, 
d'Espagne,  et  du  Nord,   étaient  alors  des  déserts.  » 

Le  capitaine  suisse,  homme  très-instruit,  nous  avoua  que 
quand  ses  ancêtres  voulurent  quitter  leurs  montagnes  et  leurs 
précipices  pour  aller  s'emparer,  comme  de  raison,  d'un  pays  plus 
agréable,  Gésar,  qui  vit  de  ses  yeux  le  dénombrement  de  ces 
émigrants,  trouva  qu'il  se  montait  à  trois  cent  soixante  et  huit 
mille  -,  en  comptant  les  vieillards,  les  enfants,  et  les  femmes. 
Aujourd'hui,  le  seul  canton  de  Berne  possède  autant  d'habitants: 
il  n'est  pas  tout  à  fait  la  moitié  de  la  Suisse,  et  je  puis  vous 
assurer  que  les  treize  cantons  ont  au  delà  de  sept  cent  vingt  mille 
âmes,  en  comptant  les  natifs,  qui  servent  ou  qui  négocient  en 
pays  étrangers.  Après  cela,  messieurs  les  savants,  faites  des  calculs 
et  des  systèmes,  ils  seront  aussi  faux  les  uns  que  les  autres. 

Ensuite  on  agita  la  question  si  les  bourgeois  de  Bome,  du 
temps  des  césars,  étaient  plus  riches  que  les  bourgeois  de  Paris, 
du  temps  de  M.  Silhouette. 

«Ah!  ceci  me  regarde,  dit  M.  André.  J'ai  été  longtemps 
l'homme  aux  quarante  écus  :  je  crois  bien  que  les  citoyens  romains 


1.  Voj-cz  lumc  X\,  page  2W. 

2.  Voyez  tome  XX,  page  2't8. 


LIIOMME    AUX    QUARANTE    ECUS.  363 

en  avaient  davantage.  Ces  illustres  voleurs  de  grand  chemin 
avaient  pillé  les  plus  beaux  pays  de  l'Asie,  de  l'Afrique,  et 
de  l'Europe.  Ils  vivaient  fort  splendidement  du  fruit  de  leurs 
rapines;  mais  enfin  il  y  a^ait  des  gueux  à  lîome;  et  je  suis  per- 
suadé que  parmi  ces  vainqueurs  du-  monde  il  y  eut  des  gens 
réduits  à  quarante  écus  de  rente  comme  je  l'ai  été. 

—  Savez-vousbien,  lui  dit  un  savant  de  l'Académie  des  inscrip- 
tions et  belles-lettres,  que  Lucullus  dépensait,  à  chaque  souper 
quil  donnait  dans  le  salon  d'Apollon,  trente-neuf  mille  trois  cent 
soixante  et  douze  livres  treize  sous  de  notre  monnaie  courante; 
mais  qu'Atticus,  le  célèbre  épicurien  Atticus,  ne  dépensait  point 
par  mois,  pour  sa  table,  au  delà  de  deux  cent  trente-cinq  livres 
tournois? 

—  Si  cela  est,  dis-je,  il  était  digne  de  présider  à  la  confrérie 
de  la  lésine,  établie  depuis  peu  en  Italie.  J"ai  lu  comme  vous, 
dans  Florus,  cette  incroyable  anecdote  ;  mais  apparemment  que 
Florus  n'avait  jamais  soupe  chez  Atticus,  ou  que  son  texte  a  été 
corrompu,  comme  tant  d'autres,  par  les  copistes.  Jamais  Florus 
ne  me  fera  croire  que  l'ami  de  César  et  de  Pompée,  de  Cicéron 
et  d'Antoine,  qui  mangeaient  souvent  chez  lui,  en  fût  quitte  pour 
un  peu  moins  de  dix  louis  d'or  par  mois. 

Et  voilà  justement  comme  on  écrit  l'iiistoire '.  » 

M'^'«  André,  prenant  la  parole,  dit  au  savant  que,  s'il  voulait 
défrayer  sa  table  pour  dix  fois  autant,  il  lui  ferait  grand  plaisir. 

Je  suis  persuadé  que  cette  soirée  de  M.  André  valait  bien  un 
mois  d'Atticus  ;  et  les  dames  doutèrent  fort  que  les  soupers  de 
Rome  fussent  plus  agréables  que  ceux  de  Paris.  La  conver- 
sation fut  très-gaie,  quoique  un  peu  savante.  Il  ne  fut  parlé  ni 
des  modes  nouvelles,  ni  des  ridicules  d'autrui,  ni  de  l'histoire 
scandaleuse  du  jour. 

La  question  du  luxe  fut  traitée  à  fond.  On  demanda  si  c'était 
le  luxe  qui  avait  détruit  l'empire  romain,  et  il  fut  prouvé  que  les 
deux  empires  d'Occident  et  d'Orient  n'avaient  été  détruits  que 
par  la  controverse  et  par  les  moines.  En  effet,  quand  Alaric 
prit  Rome,  on  n'était  occupé  que  de  disputes  théologiques  ;  et 
quand  Mahomet  II  prit  Constantinople,  les  moines  défendaient 
beaucoup  plus  l'éternité  delà  lumière  du  Thabor,  qu'ils  voyaient 
à  leur  nombril,  qu'ils  ne  défendaient  la  ville  contre  les  Turcs. 

1.  Vers  de  Voltaire,  dans  Chariot,  acte  I",  scène  vu. 


366  L'HOMME   AUX   QUARANTE    ECUS. 

Un  de  nos  savants  fit  une  réflexion  qui  me  frappa  beaucoup  : 
c'est  que  ces  deux  grands  empires  sont  anéantis,  et  que  les 
ouvrages  de  Virgile,  d'Horace,  et  d'Ovide,  subsistent. 

On  ne  fit  qu'un  saut  du  siècle  d'Auguste  au  siècle  de  Louis  XIV. 
Une  dame  demanda  pourquoi,  avec  beaucoup  d'esprit,  on  ne 
faisait  plus  guère  aujourd'hui  d'ouvrages  de  génie  ? 

M.  André  répondit  que  c'est  parce  qu'on  en  avait  fait  le  siècle 
passé.  Cette  idée  était  fine  et  pourtant  vraie;  elle  fut  approfondie. 
Ensuite  on  tomba  rudement  sur  un  Écossais,  qui  s'est  avisé  de 
donner  des  règles  de  goût  et  de  critiquer  les  plus  admirables 
endroits  de  Racine  sans  savoir  le  français*.  On  traita  encore  plus 
sévèrement  un  Italien  nommé  Denina,  qui  a  dénigré  VEsprit  des 
lois  sans  le  comprendre,  et  qui  surtout  a  censuré  ce  que  l'on  aime 
le  mieux  dans  cet  ouvrage-. 

Cela  fit  souvenir  du  mépris  afi'ecté  que  Boileau  étalait  pour  le 
Tassée  Quelqu'un  des  convives  avança  que  le  Tasse,  avec  ses 
défauts,  était  autant  au-dessus  d'Homère,  que  lAIontesquieu,  avec 
ses  défauts  encore  plus  grands,  est  au-dessus  du  fatras  de 
Grotius,  On  s'éleva  contre  ces  mauvaises  critiques,  dictées  par 
la  haine  nationale  et  le  préjugé.  Le  signor  Denina  fut  traité 
comme  il  le  méritait,  et  comme  les  pédants  le  sont  par  les  gens 
d'esprit. 

On  remarqua  surtout  avec  beaucoup  de  sagacité  que  la  plu- 
part des  ouvrages  littéraires  du  siècle  présent,  ainsi  que  les  con- 
versations, roulent  sur  l'examen  des  chefs-d'œuvre  du  dernier 
siècle.  JNotre  mérite  est  de  discuter  leur  mérite.  Nous  sommes 


1.  Ce  M.  Home,  grand  juge  d'Ecosse,  enseigne  la  manière  de  faire  parler  les 
héros  d'une  tragédie  avec  esprit;  et  voici  un  exemple  remarquable  qu'il  rai)portc 
de  la  tragédie  de  Henri  IV,  du  divin  Shakespeare.  Le  divin  Shakespeare  introduit 
milord  Falstaff,  chef  de  justice,  qui  vient  de  prendre  prisonnier  le  chevalier  Jean 
Coleville,  et  qui  le  présente  au  roi  : 

«  Sire,  le  voilà,  je  vous  le  livre;  je  supplie  Votre  Grâce  de  faire  enregistrer  ce 
fait  d'armes  parmi  les  autres  de  cette  journée,  ou  pardieu  je  le  ferai  mettre  dans 
une  ballade  avec  mon  portrait  à  la  tôle;  on  verra  Coleville  me  baisant  les  pieds. 
Voilà  ce  que  je  ferai  si  vous  ne  rendez  pas  ma  gloire  aussi  bi'illante  qu'une  pièce 
de  deux  sous  dorée;  et  alors  vous  me  verrez,  dans  le  clair  ciel  de  la  renommée, 
tOB'nir  votre  splendeur  comme  la  pleine  lune  efface  les  charbons  éteints  de  l'élé- 
ment de  l'air,  qui  ne  paraissent  autour  d'elle  que  comme  des  têtes  d'épingle.  » 

C'est  cet  absurde  et  abominable  galimatias,  très -fréquent  dans  le  divin  Sha- 
kespeare, que  M.  Jean  Home  propose  pour  le  modèle  du  bon  goût  et  de  l'esprit 
dans  la  tragédie.  Mais  en  récompense  M.  Home  trouve  Vlphigénie  et  la  Phèdre  de 
Hacine  extrêmement  ridicules.  {Note  de  Voltaire.) 

2.  Charles  Denina,  dont  il  est  ici  question,  est  mort  le  5  décembre  iSl3.  Il 
était  né  à  Revcl,  eu  l'iémont,  dans  l'année  1731. 

3.  Boileau,  satire  IX,  170. 


LU  O.MME    AUX    (JU  AU  AN  TE    ECUS.  3(37 

comme  des  enfants  déshérités  qui  font  le  compte  du  bien  de 
leurs  pères.  On  avoua  que  la  philosopliie  avait  fait  de  très-grands 
progrès;  mais  que  la  langue  et  le  style  s'étaient  un  peu  cor- 
rompus. 

C'est  le  sort  de  toutes  les  conversations  de  passer  d'un  sujet  à 
un  autre.  Tous  ces  objets  de  curiosité,  de  science,  et  de  goût, 
disparurent  bientôt  devant  le  grand  spectacle  que  l'impératrice 
de  Russie  et  le  roi  de  Pologne  ^  donnaient  au  monde.  Ils  venaient 
de  relever  l'humanité  écrasée,  et  d'établir  la  liberté  de  conscience 
dans  une  partie  de  la  terre  beaucoup  plus  vaste  que  ne  le  fut 
jamais  l'empire  romain.  Ce  service  rendu  au  genre  humain,  cet 
exemple  donné  à  tant  de  cours  qui  se  croient  politiques,  fut  célé- 
bré comme  il  devait  l'être.  On  but  à  la  santé  de  l'impératrice,  du 
roi  philosophe,  et  du  primat  philosophe,  et  on  leur  souhaita 
beaucoup  d'imitateurs.  Le  docteur  de  Sorbonne  même  les  admira  : 
car  il  y  a  quelques  gens  de  bon  sens  dans  ce  corps,  comme  il  y 
eut  autrefois  des  gens  d'esprit  chez  les  Béotiens. 

Le  secrétaire  russe  nous  étonna  par  le  récit  de  tous  les  grands 
établissements  qu'on  faisait  en  Russie.  On  demanda  pourquoi  on 
aimait  mieux  lire  l'histoire  de  Charles  XII,  qui  a  passé  sa  vie  à 
détruire,  que  celle  de  Pierre  le  Grand,  qui  a  consumé  la  sienne 
à  créer-.  Nous  conclûmes  que  la  faiblesse  et  la  frivolité  sont  la 
cause  de  cette  préférence  ;  que  Charles  XII  fut  le  don  Quichotte 
du  Nord,  et  que  Pierre  en  fut  le  Solon  ;  que  les  esprits  superfi- 
ciels préfèrent  l'héroïsme  extravagant  aux  grandes  vues  d'un 
législateur;  que  les  détails  de  la  fondation  d'une  ville  leur  plai- 
sent moins  que  la  témérité  d'un  homme  qui  brave  dix  mille 
Turcs  avec  ses  seuls  domestiques  ;  et  qu'enfin  la  plupart  des 
lecteurs  aiment  mieux  s'amuser  que  de  s'instruire.  De  là  vient 
que  cent  femmes  lisent  les  Mille  et  vue  Xuits  contre  une  qui  lit 
deux  chapitres  de  Locke. 

De  quoi  ne  parla-t-on  point  dans  ce  repas,  dont  je  me  sou- 
viendrai longtemps  !  Il  fallut  bien  enfin  dire  un  mot  des  acteurs 
et  des  actrices,  sujet  éternel  des  entretiens  de  table  de  Versailles 
et  de  Paris.  On  convint  qu'un  bon  déclamateur  était  aussi  rare 
qu'un  bon  poète.  Le  souper  finit  par  une  chanson  très-johe  qu'un 
des  convives  fit  pour  les  dames.  Pour  moi,  j'avoue  que  le  banquet 


1.  Catherine  II  et  Stanislas  Poniatowskl  ;  voyez,  dans  les  Mélanges,  année  1767, 
VEssai  historique  et  critique  sur  les  dissensions  de  la  Pologne. 

2.  Allusion  au  peu  de  succès  que  son  Histoire  de  Russie  avait  obtenu.  On  pré- 
férait de  beaucoup  celle  de  Charles  XII.  Voyez,  tome  XVI,  ces  deux  ouvrages- 


368  LHOMME    AUX   QUARANTE    ECUS. 

de  Platon  ne  m'aurait  pas  fait  plus  de  plaisir  que  celui  de  M.  et 
de  M""=  André. 

Nos  petits-maîtres  et  nos  petites-maîtresses  s'y  seraient  ennuyés 
sans  doute  :  ils  prétendent  être  la  bonne  compagnie;  mais  ni 
M.  André  ni  moi  ne  soupons  jamais  avec  cette  bonne  com- 
pagnie-là. 


FIN    DE    L  HOMME    AUX    QUARANTE    ECUS- 


LA    PRINCESSE 

DE    BABYLONE 

('1768) 


CHAPITRE   l\ 

.'OESCRIPTION  DU  PALAIS  DU  ROI  DE  BAEÏLONE,  PÈRE  DE  LA  BELLE  EACV- 
LONIENNE.  PORTRAIT  DE  CETTE  INCOMPARABLE  BEAUTÉ.  ORACLE  QUI 
ORDONNE  SON  MARIAGE,  ET  A  QUELLES  CONDITIONS.  TROIS  ROIS  SE 
PRÉSENTENT     POUR    L'OBTENIR.    ARRIVÉE    d'uN    QCATEIÈME     PRÉTENDANT. 

Le  \ieux  Bélus,  roi  de  Babylone,  se  croyait  le  premier  homme 
de  la  terre  :  car  tous  ses  courtisans  le  lui  disaient,  et  ses  historio- 
graphes le  lui  prouvaient.  Ce  qui  pouiait  excuser  en  lui  ce 
ridicule,  c'est  qu'en  effet  ses  prédécesseurs  avaient  bâti  Babylone 
plus  de  trente  mille  ans  avant  lui,  et  qu'il  l'avait  embellie.  Ou 
sait  que  son  palais  et  son  parc,  situés  à  quelques  parasanges-  de 
Babylone,  s'étendaient  entre  l'Euphrate  et  le  Tigre,  qui  baignaient 
ces  rivages  enchantés.  Sa  vaste  maison,  de  trois  mille  pas  de 
façade,  s'élevait  jusqu'aux  nues.  La  plate-forme  était  entourée 
d'une  balustrade  de  marbre  blanc  de  cinquante  pieds  de  hau- 
teur, qui  portait  les  statues  colossales  de  tous  les  rois  et  de  tous 
les  grands  hommes  de  l'empire.  Cette  plate-forme,  composée  de 
deux  rangs  de  briques  couvertes  d'une  épaisse  surface  de  plomb 
d'une  extrémité  à  l'autre,  était  chargée  de  douze  pieds  de  terre, 

1.  Les  sommaires  placés  en  tète  de  chaque  chapitre  sont  ceux  de  l'édition 
parue  sous  ce  titre  :  Voyages  et  Aventures  d'une  princesse  babylonienne,  pour  ser- 
vir de  suite  à  ceux  de  Scarmentado,  par  un  vieux  philosophe  qui  ne  radote  pas 
toujours  (1  vol.  in-S".  Genève,  1768). 

2.  Le  parasange  est  une  mesure  itinéraire  de  Perse,  qui  équivaut  à  trois  lieues 
de  France.  (Note  de  l'édition  de  1708  avec  sommaires.) 

£1.    —   ROMAN'^.  U 


370  LA    PRINCESSE    DE    BABYLONE. 

et  sur  cette  terre  on  avait  élevé  des  forêts  d'oliviers,  d'orangers, 
de  citronniers,  de  palmiers,  de  girofliers,  de  cocotiers,  de  cannel- 
liers,  qui  formaient  des  allées  impénétrables  aux  rayons  du  soleil. 

Les  eaux  de  l'Euplirate,  élevées  par  des  pompes  dans  cent 
colonnes  creusées,  venaient  dans  ces  jardins  remplir  de  vastes 
bassins  de  marbre,  et,  retombant  ensuite  par  d'autres  canaux, 
allaient  former  dans  le  parc  des  cascades  de  six  mille  pieds  de 
longueur,  et  cent  mille  jets  d'eau  dont  la  hauteur  pouvait  à  peine 
être  aperçue  :  elles  retournaient  ensuite  dans  l'Euplirate,  dont 
elles  étaient  parties.  Les  jardins  de  Sémiramis,  qui  étonnèrent 
l'Asie  plusieurs  siècles  après,  n'étaient  qu'une  faible  imitation  de 
ces  antiques  merveilles  :  car,  du  temps  de  Sémiramis,  tout  com- 
mençait à  dégénérer  chez  les  hommes  et  chez  les  femmes. 

Mais  ce  qu'il  y  avait  de  plus  admirable  à  Babylone,  ce  qui 
éclipsait  tout  le  reste,  était  la  fille  unique  du  roi,  nommée  For- 
mosante.  Ce  fut  d'après  ses  portraits  et  ses  statues  que  dans  la 
suite  des  siècles  Praxitèle  sculpta  son  Aphrodite,  et  celle  qu'on 
nomma  la  Vénus  aux  belles  fesses.  Quelle  différence,  ô  ciel!  de 
l'original  aux  copies  !  Aussi  Bélus  était  plus  fier  de  sa  fille  que  de 
son  royaume.  Elle  avait  dix-huit  ans  :  il  lui  fallait  un  époux 
digne  d'elle  ;  mais  où  le  trouver?  Un  ancien  oracle  avait  ordonné 
que  Formosante  ne  pourrait  appartenir  qu'à  celui  qui  tendrait 
l'arc  de  JXembrod.  Ce  Nembrod,  le  fort  chasseur  devant  le  Sei- 
gneur, avait  laissé  un  arc  de  sept  pieds  babyloniques  de  haut, 
d'un  bois  d'ébène  plus  dur  que  le  fer  du  mont  Caucase,  qu'on 
travaille  dans  les  forges  de  Derbent  ;  et  nul  mortel,  depuis  Nem- 
brod, n'avait  pu  bander  cet  arc  merveilleux. 

Il  était  dit  encore  que  le  bras  qui  aurait  tendu  cet  arc  tuerait 
le  lion  le  plus  terrible  et  le  plus  dangereux  qui  serait  lâché  dans 
le  cirque  de  Babylone.  Ce  n'était  pas  tout  :  le  bandeur  de  l'arc, 
le  vainqueur  du  lion  devait  terrasser  tous  ses  rivaux;  mais  il 
devait  surtout  avoir  beaucoup  d'esprit,  être  le  plus  magnifique 
des  hommes,  le  plus  vertueux,  et  posséder  la  chose  la  plus  rare 
qui  fût  dans  l'univers  entier.  , 

Il  se  présenta  trois  rois  qui  osèrent  disputer  Formosante  :  le 
pharaon  d'Egypte,  le  sha  des  Indes ,  et  le  grand  kan  des  Scythes. 
Bélus  assigna  le  jour,  et  le  lieu  du  combat  à  l'extrémité  de  son 
parc,  dans  le  vaste  espace  bordé  par  les  eaux  de  l'Euphrate  et  du 
Tigre  réunies.  On  dressa  autour  de  la  lice  un  amphithéâtre  de 
marbre  qui  pouvait  contenir  cinq  cent  mille  spectateurs.  Vis-à-vis 
ramphithéûtrc  était  le  trône  du  roi,  qui  devait  paraître  avec  For- 
mosante, accompagnée  de  toute  la  cour;  et  à  droite  et  à  gauche 


CHAPITRE    I.  37< 

entre  le  trône  et  l'amphithéâtre,  étaient  d'autres  trônes  et  d'autres 
sièges  pour  les  trois  rois  et  pour  tous  les  autres  souverains  qui 
seraient  curieux  de  venir  voir  cette  auguste  cérémonie. 

Le  roi  d'Egypte  arriva  le  premier,  monté  sur  le  bœuf  Apis,  et 
tenant  en  main  le  sistre  d'isis.  Il  était  suivi  de  deux  mille  prêtres 
vêtus  de  robes  de  lin  plus  blanches  que  la  neige,  de  deux  mille 
eunuques,  de  deux  mille  magiciens,  et  de  deux  mille  guerriers. 

Le  roi  des  Indes  arriva  bientôt  après  dans  un  char  traîné  par 
douze  éléphants.  Il  avait  une  suite  encore  plus  nombreuse  et  plus 
brillante  que  le  pharaon  d'Egypte. 

Le  dernier  qui  parut  était  le  roi  des  Scythes.  Il  n'avait  auprès 
de  lui  que  des  guerriers  choisis,  armés  d'arcs  et  de  flèches.  Sa 
monture  était  un  tigre  superbe  qu'il  avait  dompté,  et  qui  était 
aussi  haut  que  les  plus  beaux  chevaux  de  Perse,  La  taille  de  ce 
monarque,  imposante  et  majestueuse,  effaçait  celle  de  ses  rivaux; 
ses  bras  nus,  aussi  nerveux  que  blancs,  semblaient  déjà  tendre 
l'arc  de  Nembrod, 

Les  trois  princes  se  prosternèrent  d'abord  devant  Bélus  et  For- 
mosante.  Le  roi  d'Egypte  offrit  à  la  princesse  les  deux  plus  beaux 
crocodiles  du  Nil,  deux  hippopotames,  deux  zèbres,  deux  rats 
d'Egypte,  et  deux  momies,  avec  les  livres  du  grand  Hermès,  qu'il 
croyait  être  ce  qu'il  y  avait  de  plus  rare  sur  la  terre. 

Le  roi  des  Indes  lui  offrit  cent  éléphants  qui  portaient  chacun 
une  tour  de  bois  doré,  et  mit  à  ses  pieds  le  Veidam,  écrit  de  la 
main  de  Xaca  ^  lui-même. 

Le  roi  des  Scythes,  qui  ne  savait  ni  lire  ni  écrire,  présenta 
cent  chevaux  de  bataille  couverts  de  housses  de  peaux  de  renards 
noirs, 

La  princesse  baissa  les  yeux  devant  ses  amants,  et  s'inclina 
avec  des  grâces  aussi  modestes  que  nobles, 

Bélus  fit  conduire  ces  monarques  sur  les  trônes  qui  leur  étaient 
préparés,  «  Que  n'ai-je  trois  filles!  leur  dit-il,  je  rendrais  aujour- 
d'hui six  personnes  heureuses,  »  Ensuite  il  fit  tirer  au  sort  à  qui 
essayerait  le  premier  l'arc  de  Nembrod,  On  mit  dans  un  casque 
d'or  les  noms  des  trois  prétendants.  Celui  du  roi  d'Egypte  sortit 
le  premier  ;  ensuite  parut  le  nom  du  roi  des  Indes.  Le  roi  scythe, 
en  regardant  l'arc  et  ses  rivaux,  ne  se  plaignit  point  d'être  le 
troisième. 

Tandis  qu'on  préparait  ces  brillantes  épreuves,  vingt  mille 
pages  et  vingt  mille  jeunes  filles  distribuaient  sans  confusion  des 

1.  Nom  de  Bouddha  au  Japon. 


372  LA   PRINCESSE   DE    BABYLONE. 

rafraîchissements  aux  spectateurs  entre  les  rangs  des  sièges.  Tout 
le  monde  avouait  que  les  dieux  n'avaient  établi  les  rois  que  pour 
donner  tous  les  jours  des  fêtes,  pourvu  qu'elles  fussent  diversi- 
fiées ;  que  la  vie  est  trop  courte  pour  en  user  autrement  ;  que  les 
procès,  les  intrigues,  la  guerre,  les  disputes  des  prêtres,  qui  con- 
sument la  vie  humaine,  sont  des  choses  absurdes  et  horribles  ; 
que  l'homme  n'est  né  que  pour  la  joie;  qu'il  n'aimerait  pas  les 
plaisirs  passionnément  et  continuellement  s'il  n'était  pas  formé 
pour  eux;  que  l'essence  de  la  nature  humaine  est  de  se  réjouir,  et 
que  tout  le  reste  est  folie.  Cette  excellente  morale  n'a  jamais  été 
démentie  que  par  les  faits. 

Comme  on  allait  commencer  ces  essais,  qui  devaient  décider 
de  la  destinée  de  Formosante,  un  jeune  inconnu  monté  sur  une 
licornes  accompagné  de  son  valet  monté  de  même,  et  portant 
sur  le  poing  un  gros  oiseau,  se  présente  à  la  barrière.  Les  gardes 
furent  surpris  de  voir  en  cet  équipage  une  figure  qui  avait  l'air 
de  la  divinité.  C'était,  comme  on  a  dit  depuis,  le  visage  d'Adonis 
sur  le  corps  d'Hercule^;  c'était  la  majesté  avec  les  grâces.  Ses 
sourcils  noirs  et  ses  longs  cheveux  blonds,  mélange  de  beautés 
inconnu  ^  à  Babylone,  charmèrent  l'assemblée  :  tout  famphi- 
théâtre  se  leva  pour  le  mieux  regarder;  toutes  les  femmes  de  la 
cour  fixèrent  sur  lui  des  regards  étonnés  ;  Formosante  elle-même, 
qui  baissait  les  yeux,  les  releva  et  rougit  ;  les  trois  rois  pâlirent. 
Tous  les  spectateurs,  en  comparant  Formosante  avec  l'inconnu, 
s'écriaient  :  «  Il  n'y  a  dans  le  monde  que  ce  jeune  homme  qui 
soit  aussi  beau  que  la  princesse.  » 

Les  huissiers,  saisis  d'étonnement,  lui  demandèrent  s'il  était 
roi.  L'étranger  répondit  qu'il  n'avait  pas  cet  honneur,  mais  qu'il 
était  venu  de  fort  loin  par  curiosité  pour  voir  s'il  y  avait  des  rois 
qui  fussent  dignes  de  Formosante.  On  finlroduisit  dans  le  premier 
rang  de  l'amphithéâtre,  lui,  son  valet,  ses  deux  licornes,  et  son 
oiseau.  Il  salua  profondément  Bélus,  sa  fille,  les  trois  rois,  et  toute 

1.  Animal  fabuleux,  de  la  grandeiu'  crun  cheval,  et  poiiant  au  front  une  corne 
blanche. 

2.  Voltaire  a  répété  cette  expression  dans  le  chapitre  i"'  de  Jenny.  Il  avait  dit 
dans  la  Piicelle,  chant  X,  vei's  399  : 

Qui  d'un  Hercule  eut  la  force  en  partage, 
Et  d'Adonis  le  gracieux  visage. 

et  dans  Ce  qui  plat  t.  aux  dames,  vers  25  : 

Force  d'Hercule  et  grâces  d'AMonis. 

3.  L'édition  de  17G8  avec  sommaires  porte  :  mélange  ilc  beauté  inconnue. 


CHAPITRE    H.  373 

l'assemblée;  puis  il  prit  place  en  rougissant.  Ses  deux  licornes  se 
couchèrent  à  ses  pieds,  son  oiseau  se  percha  sur  son  épaule,  et 
son  valet,  qui  portait  un  petit  sac,  se  mit  à  côté  de  lui. 


CHAPITRE    II. 

TOUS    LES  CONCLT.RENTS    TENTENT   d' A  CCOM  PI.I  K  L'OP.ACLE;    f  N   SELL   RÉLSSIT, 

ET     NE    CESSE     PAS   d'ÉTRE    MODESTE.    OISEAU  MERVEILLEUX    QU'iL     DÉPUTE 

A   FORMOSANTE    AVEC    UN    SUPERRE    PRÉSENT.  QUEL    ÉTAIT   CE    VAINQUEUR. 
SON    DÉPART;    CE    QUI    L' OC  C  A  S  lONNE. 

Les  épreuves  commencèrent.  On  tira  de  son  étui  d'or  Tare  de 
Nembrod.  Le  grand  maître  des  cérémonies,  suivi  de  cinquante 
pages  et  précédé  de  vingt  trompettes,  le  présenta  au  roi  d"Égypte, 
qui  le  fit  bénir  par  ses  prêtres  ;  et,  Payant  posé  sur  la  tête  du  bœuf 
Apis,  il  ne  douta  pas  de  remporter  cette  première  victoire. 

Il  descend  au  milieu  de  l'arène,  il  essaye,  il  épuise  ses  forces, 
il  fait  des  contorsions  qui  excitent  le  rire  de  l'amphithéâtre,  qui 
font  même  sourire  Formosante.  Son  grand  aumônier  s'approcha 
de  lui  :  «  Que  Votre  Majesté,  lui  dit-il,  renonce  à  ce  vain  hon- 
neur, qui  n'est  que  celui  des  muscles  et  des  nerfs  -,  vous  triom- 
pherez dans  tout  le  reste  :  vous  vaincrez  le  lion,  puisque  vous 
avez  le  sabre  d'Osiris.  La  princesse  de  Babylone  doit  appartenir 
au  prince  qui  a  le  plus  d'esprit,  et  vous  avez  deviné  des  énigmes; 
elle  doit  épouser  le  plus  vertueux,  vous  l'êtes,  puisque  vous  avez 
été  élevé  par  les  prêtres  d'Egypte  ;  le  plus  généreux  doit  l'em- 
porter, et  vous  avez  donné  les  deux  plus  beaux  crocodiles  et  les 
deux  plus  beaux  rats  qui  soient  dans  le  Delta  ;  vous  possédez  le 
bœuf  Apis  et  les  livres  d'Hermès,  qui  sont  la  chose  la  plus  rare  de 
l'univers  :  personne  ne  peut  vous  disputer  Formosante. 

—  Vous  avez  raison,  dit  le  roi  d'Egypte  »  ;  et  il  se  remit  sur 

son  trône. 

On  alla  mettre  l'arc  entre  les  mains  du  roi  dos  Indes.  Il  en 
eut  des  ampoules  pour  quinze  jours,  et  se  consola  en  présumant 
que  le  roi  des  Scythes  ne  serait  pas  plus  heureux  que  lui. 

Le  Scythe  mania  l'arc  à  son  tour.  Il  joignait  l'adresse  à  la 
force  :  l'arc  parut  prendre  quelque  élasticité  entre  ses  mains  ;  il 
le  fit  un  peu  plier,  mais  jamais  il  ne  put  venir  à  bout  de  le 
tendre.  L'amphithéâtre,  à  qui  la  bonne  mine  de  ce  prince  inspi- 
rait des  inclinations  favorables,  gémit  de  son  peu  de  succès,  et 
jugea  que  la  belle  princesse  ne  serait  jamais  mariée. 


374  LA   PRINCESSE    DE    BABVLONE. 

Alors  le  jeune  inconnu  descendit  d'un  saut  dans  l'arène,  et, 
s'adressant  au  roi  des  Scythes  :  a  Que  Votre  .Majesté,  lui  dit-il,  ne 
s'étonne  point  de  n'avoir  pas  entièrement  réussi.  Ces  arcs 
d'ébène  se  font  dans  mon  pays  ;  il  n'y  a  qu'un  certain  tour  à 
donner;  vous  avez  beaucoup  plus  de  mérite  à  l'avoir  fait  plier 
que  je  n'en  peux  avoir  à  le  tendre.  »  Aussitôt  il  prit  une  flèche, 
l'ajusta  sur  la  corde,  tendit  l'arc  de  Nembrod,  et  fit  voler  la  flèche 
bien  au  delà  des  barrières.  Un  million  de  mains  applaudit  à  ce 
prodige.  Babylone  retentit  d'acclamations,  et  toutes  les  femmes 
disaient  :  «  Quel  bonheur  qu'un  si  beau  garçon  ait  tant  de  force  !  » 

Il  tira  ensuite  de  sa  poche  une  petite  lame  d'ivoire,  écrivit 
sur  cette  lame  avec  une  aiguille  d'or,  attacha  la  tablette  d'ivoire 
à  l'arc,  et  présenta  le  tout  à  la  princesse  avec  une  grâce  qui 
ravissait  tous  les  assistants.  Puis  il  alla  modestement  se  remettre 
à  sa  place  entre  son  oiseau  et  son  valet.  Babylone  entière  était 
dans  la  surprise  ;  les  trois  rois  étaient  confondus,  et  l'inconnu  ne 
paraissait  pas  s'en  apercevoir. 

Formosante  fut  encore  plus  étonnée  en  lisant  sur  la  tablette 
d'ivoire  attachée  à  l'arc  ces  petits  vers  en  beau  langage  chaldéen  : 

L'arc  de  Nembrod  est  celui  de  la  guerre; 
L'arc  de  l'amour  est  celui  du  bonheur  ; 
Vous  le  portez.  Par  vous  ce  dieu  vainqueur 
Est  devenu  le  maître  de  la  terre. 
Trois  rois  puissants,  trois  rivaux  aujourd'hui, 
Osent  prétendre  à  l'honneur  de  vous  plaire  : 
Je  ne  sais  pas  qui  votre  cœur  préfère, 
Mais  l'univers  sera  jaloux  de  lui. 

Ce  petit  madrigal  ne  fùcha  point  la  princesse.  Il  fut  critiqué 
par  quelques  seigneurs  de  la  vieille  cour,  qui  dirent  qu'autrefois 
dans  le  bon  temps  on  aurait  comparé  Bélus  au  soleil,  et  Formo- 
sante à  la  lune,  son  cou  à  une  tour,  et  sa  gorge  à  un  boisseau  de 
froment.  Ils  dirent  que  l'étranger  n'avait  point  d'imagination,  et 
qu'il  s'écartait  des  règles  de  la  véritable  poésie  ;  mais  toutes  les 
dames  trouvèrent  les  vers  fort  galants.  Elles  s'émerveillèrent 
qu'un  homme  qui  bandait  si  bien  un  arc  eût  tant  d'esprit.  La 
dame  d'honneur  de  la  princesse  lui  dit  :  «  Madame,  voilà  bien 
des  talents  en  pure  perte.  De  quoi  serviront  à  ce  jeune  homme 
son  esprit  et  l'arc  de  Bélus? 

—  A  le  faire  admirer,  répondit  Formosante. 

—  Ml  !  dit  la  dame  d'honneur  entre  ses  dents,  encore  un  ma- 
drigal, et  il  pourrait  bien  être  aimé.  » 


CHAPITRE    II.  373 

Cependant  Bélus,  ayant  consulté  ses  mages,  déclara  qu'aucun 
des  trois  rois  n'ayant  pu  bander  l'arc  de  NemJjrod,  il  n'en  fallait 
pas  moins  marier  sa  fille,  et  qu'elle  appartiendrait  à  celui  qui 
viendrait  à  bout  d'abattre  le  grand  lion  qu'on  nourrissait  exprès 
dans  sa  ménagerie. 

Le  roi  d'Egypte,  qui  avait  été  élevé  dans  toute  la  sagesse  de 
son  pays,  trouva  qu'il  était  fort  ridicule  d'exposer  un  roi  aux  bêtes 
pour  le  marier.  Il  avouait  que  la  possession  de  Formosantp  était 
d'un  grand  prix;  mais  il  prétendait  que,  si  le  lion  l'étranglait,  il 
ne  pourrait  jamais  épouser  cette  belle  Babylonienne.  Le  roi  des 
Indes  entra  dans  les  sentiments  de  l'Égyptien  ;  tous  deux  con- 
clurent que  le  roi  de  Babylone  se  moquait  d'eux;  qu'il  fallait  faire 
venir  des  armées  pour  le  punir;  qu'ils  avaient  assez  de  sujets  qui 
se  tiendraient  fort  honorés  de  mourir  au  service  de  leurs  maîtres, 
sans  qu'il  en  coûtât  un  cheveu  à  leurs  têtes  sacrées  ;  qu'ils  détrô- 
neraient aisément  le  roi  de  Babylone,  et  qu'ensuite  ils  tireraient 
au  sort  la  belle  Formosante.  Cet  accord  étant  fait,  les  deux  rois 
dépêchèrent  chacun  dans  leur  pays  un  ordre  exprès  d'assembler 
une  armée  de  trois  cent  mille  hommes  pour  enlever  Formosante. 

Cependant  le  roi  des  Scythes  descendit  seul  dans  l'arène,  le 
cimeterre  à  la  main.  Il  n'était  pas  éperdument  épris  des  charmes 
de  Formosante  ;  la  gloire  avait  été  jusque-là  sa  seule  passion  ; 
elle  l'avait  conduit  à  Babylone.  Il  voulait  faire  voir  que  si  les  rois 
de  l'Inde  et  de  l'Egypte  étaient  assez  prudents  pour  ne  se  pas 
compromettre  avec  des  lions,  il  était  assez  courageux  pour  ne 
pas  dédaigner  ce  combat,  et  qu'il  réparerait  l'honneur  du  dia- 
dème. Sa  rare  valeur  ne  lui  permit  pas  seulement  de  se  servir  du 
secours  de  son  tigre.  Il  s'avance  seul,  légèrement  armé,  couvert 
d'un  casque  d'acier  garni  d'or,  ombragé  de  trois  queues  de 
cheval  blanches  comme  la  neige. 

On  lâche  contre  lui  le  plus  énorme  lion  qui  ait  jamais  été 
nourri  dans  les  montagnes  de  l'Anti-Liban.  Ses  tefribles  griffes 
semblaient  capables  de  déchirer  les  trois  rois  à  la  fois,  et  sa  vaste 
gueule  de  les  dévorer.  Ses  affreux  rugissements  faisaient  retentir 
l'amphithéâtre.  Les  deux  fiers  champions  se  précipitent  l'un 
contre  l'autre  d'une  course  rapide.  Le  courageux  Scythe  enfonce 
son  épée  dans  le  gosier  du  lion  ;  mais  la  pointe,  rencontrant  une 
de  ces  épaisses  dents  que  rien  ne  peut  percer,  se  brise  en  éclats, 
et  le  monstre  des  forêts,  furieux  de  sa  blessure,  imprimait  déjà 
ses  ongles  sanglants  dans  les  flancs  du  monarque. 

Le  jeune  inconnu,  touché  du  péril  d'un  si  brave  prince,  se 
jette  dans  l'arène  plus  prompt  qu'un  éclair;  il  coupe  la  tête  du 


376  LA   PRINCESSE   DE    BABYLONE. 

lion  avec  la  même  dextérité  qu'on  a  vu  depuis  dans  nos  carrou- 
sels de  jeunes  chevaliers  adroits  enlever  des  têtes  de  maures  ou 
des  bagues. 

Puis,  tirant  une  petite  boîte,  il  la  présente  au  roi  scythe,  en 
lui  disant  :  «  Votre  Majesté  trouvera  dans  cette  petite  boîte  le 
véritable  dictame  qui  croît  dans  mon  pays.  Vos  glorieuses  bles- 
sures seront  guéries  en  un  moment.  Le  hasard  seul  vous  a 
empêché  de  triompher  du  lion  ;  votre  valeur  n'en  est  pas  moins 
admirable.  » 

Le  roi  scythe,  plus  sensible  à  la  reconnaissance  qu'à  la  ja- 
lousie, remercia  son  libérateur,  et,  après  l'avoir  tendrement  em- 
brassé, rentra  dans  son  quartier  pour  appliquer  le  dictame  sur 
ses  blessures. 

L'inconnu  donna  la  tête  du  lion  à  son  valet;  celui-ci,  après 
l'avoir  lavée  à  la  grande  fontaine  qui  était  au-dessous  de  l'amphi- 
théâtre, et  en  avoir  fait  écouler  tout  le  sang,  tira  un  fer  de  son 
petit  sac,  arracha  les  quarante  dents  du  lion,  et  mit  à  leur  place 
quarante  diamants  d'une  égale  grosseur. 

Son  maître,  avec  sa  modestie  ordinaire,  se  remit  à  sa  place  ; 
il  donna  la  tête  du  lion  à  son  oiseau  :  «  Bel  oiseau,  dit-il,  allez 
porter  aux  pieds  de  Formosante  ce  faible  hommage.  »  L'oiseau 
part,  tenant  dans  une  de  ses  serres  le  terrible  trophée  ;  il  le  pré- 
sente à  la  princesse  en  baissant  humblement  le  cou,  et  en  s'apla- 
tissant  devant  elle.  Les  quarante  brillants  éblouirent  tous  les  yeux. 
On  ne  connaissait  pas  encore  cette  magnificence  dans  la  superbe 
Babylone  :  l'émeraude,  la  topaze,  le  saphir,  et  le  pyrope,  étaient 
regardés  comme  les  plus  précieux  ornements.  Bélus  et  toute  la 
cour  étaient  saisis  d'admiration.  L'oiseau  qui  offrait  ce  présent  les 
surprit  encore  davantage.  Il  était  de  la  taille  d'un  aigle,  mais  ses 
yeux  étaient  aussi  doux  et  aussi  tendres  que  ceux  de  l'aigle  sont 
fiers  et  menaçants.  Son  bec  était  couleur  de  rose,  et  semblait 
tenir  quelque  chose  de  la  belle  bouche  de  Formosante.  Son  cou 
rassemblait  toutes  les  couleurs  de  l'iris,  mais  plus  vives  et  plus 
brillantes.  L'or  on  mille  nuances  éclatait  sur  son  plumage.  Ses 
pieds  paraissaient  un  mélange  d'argent  et  de  pourpre  ;  et  la  queue 
des  beaux  oiseaux  qu'on  attela  depuis  au  char  de  Junon  n'ap- 
prochait pas  de  la  sienne. 

L'attention,  la  curiosité,  l'étonnement,  l'extase  de  toute  la 
cour,  se  partageaient  entre  les  quarante  diamants  et  l'oiseau.  Il 
s'était  perché  sur  la  balustrade,  entre  Bélus  et  sa  fille  Formosante,- 
clic  le  flattait,  le  caressait,  le  baisait.  11  semblait  recevoir  ses 
caresses  avec  un  plaisir  mêlé  de  respect.  Quand  la  princesse  lui 


CHAPITRE    II.  377 

donnait  des  baisers,  il  les  rendait,  et  la  regardait  ensuite  avec 
des  yeux  attendris.  Il  recevait  d'elle  des  biscuits  et  des  pistaches, 
(|u'il  prenait  de  sa  patte  purpurine  et  argentée,  et  qu'il  portait  à 
son  bec  avec  des  grâces  inexprimables. 

Bélus,  qui  avait  considéré  les  diamants  avec  attention,  jugeait 
qu'une  de  ses  provinces  pouvait  à  peine  payer  un  présent  si  riche. 
Il  ordonna  qu'on  préparât  pour  l'inconnu  des  dons  encore  plus 
magnifiques  que  ceux  qui  étaient  destinés  aux  trois  monarques. 
«  Ce  jeune  homme,  disait-il,  est  sans  doute  le  fils  du  roi  de  la 
Chine,  ou  de  cette  partie  du  monde  qu'on  nomme  Europe,  dont 
j'ai  entendu  parler,  ou  de  l'Afrique,  qui  est,  dit  on,  voisine  du 
royaume  d'Egypte.  » 

Il  envoya  sur-le-champ  son  grand  écuyer  complimenter 
l'inconnu,  et  lui  demander  s'il  était  souverain  ou  fils  de  souverain 
d'un  de  ces  empires,  et  pourquoi,  possédant  de  si  étonnants  tré- 
sors, il  était  venu  avec  un  valet  et  un  petit  sac. 

Tandis  que  le  grand  écuyer  avançait  vers  l'amphithéâtre  pour 
s'acquitter  de  sa  commission,  arriva  un  autre  valet  sur  une  licorne. 
Ce  valet,  adressant  la  parole  au  jeune  homme,  lui  dit  :  a  Ormar, 
votre  père  touche  à  l'extrémité  de  sa  vie,  et  je  suis  venu  vous  en 
avertir.  »  L'inconnu  leva  les  yeux  au  ciel,  versa  des  larmes,  et 
ne  répondit  que  par  ce  mot  :  «  Partons.  » 

Le  grand  écuyer,  après  avoir  fait  les  cojnphments  de  Bélus  au 
vainqueur  du  lion,  an  donneur  des  quarante  diamants,  au  maître 
du  bel  oiseau,  demanda  au  valet  de  quel  royaume  était  souverain 
le  père  de  ce  jeune  héros.  Le  valet  répondit  :  «  Son  père  est  un 
vieux  berger  qui  est  fort  aimé  dans  le  canton.  » 

Pendant  ce  court  entretien  l'inconnu  était  déjà  monté  sur  sa 
licorne.  Il  dit  au  grand  écuyer  :  «  Seigneur,  daignez  me  mettre 
aux  pieds  de  Bélus  et  de  sa  fille.  J'ose  la  supplier  d'avoir  grand 
soin  de  l'oiseau  que  je  lui  laisse:  il  est  unique  comme  elle.  »  En 
achevant  ces  mots  il  partit  comme  un  éclair;  les  deux  valets  le 
suivirent,  et  on  le  perdit  de  vue. 

Formosante  ne  put  s'empêcher  dejeter  un  grand  cri.  L'oiseau, 
se  retournant  vers  l'amphithéâtre  où  son  maître  avait  été  assis, 
parut  très-affligé  de  ne  le  plus  voir.  Puis  regardant  fixement  la 
princesse,  et  frottant  doucement  sa  belle  main  de  son  bec,  il  sem- 
bla se  vouer  à  son  service, 

Bélus,  plus  étonné  que  jamais,  apprenant  que  ce  jeune  homme 
si  extraordinaire  était  le  fils  d'un  berger,  ne  put  le  croire.  Il  fit 
courir  après  lui;  mais  bientôt  on  lui  rapporta  que  les  licornes 
sur  lesquelles  ces   trois  hommes   couraient  ne  pouvaient  être 


378  LA    PRINCESSE    DE    BABYLONE. 

atteintes,  et  qu'au  galop  dont  elles  allaient  elles  devaient  faire 
cent  lieues  par  jour. 


CHAPITRE    III. 

BEAUX  RAISO?J\EME\TS  DE  LA  COLU  DE  BABYLONE  ET  DE  LA  PRINCESSE 
ALDÉE  SUR  LE  DÉPART  DU  VAINQUEUR  ET  SUR  SA  CONDITION.  l'oRACLE 
EST  CONSULTÉ  DE  NOUVEAU  SUR  LE  MARIAGE  DE  FORMOSANTE;  RÉPONSE 
AMBIGUË    qu'il     FAIT. 

Tout  le  monde  raisonnait  sur  cette  aventure  étrange,  et 
s'épuisait  en  vaines  conjectures.  Comment  le  fils  d'un  berger 
peut-il  donner  quarante  gros  diamants?  Pourquoi  est-il  monté 
sur  une  licorne?  On  s'y  perdait;  et  Formosante,  en  caressant  son 
oiseau,  était  plongée  dans  une  rêverie  profonde. 

La  princesse  Aidée,  sa  cousine  issue  de  germain,  très-bien 
faite,  et  presque  aussi  belle  que  Formosante,  lui  dit  :  «  Ma  cou- 
sine, je  ne  sais  pas  si  ce  jeune  demi-dieu  est  le  fds  d'un  berger; 
mais  il  me  semble  qu'il  a  rempli  toutes  les  conditions  attachées 
à  votre  mariage.  Il  a  bandé  l'arc  de  Nembrod,  il  a  vaincu  le  lion, 
il  a  beaucoup  d'esprit  puisqu'il  a  fait  pour  vous  un  assez  joli 
impromptu.  Après  les  quarante  énormes  diamants  qu'il  vous  a 
donnés,  vous  ne  pouvez  nier  qu'il  ne  soit  le  plus  généreux  des 
hommes.  Il  possédait  dans  son  oiseau  ce  qu'il  y  a  de  plus  rare 
sur  la  terre.  Sa  vertu  n'a  point  d'égale,  puisque,  pouvant 
demeurer  auprès  de  vous,  il  est  parti  sans  délibérer  dès  qu'il  a 
su  que  son  père  était  malade.  L'oracle  est  accompli  dans  tous 
ses  points,  excepté  dans  celui  qui  exige  qu'il  terrasse  ses  rivaux  ; 
mais  il  a  fait  plus,  il  a  sauvé  la  vie  du  seul  concurrent  qu'il  pou- 
vait craindre;  et,  quand  il  s'agira  de  battre  les  deux  autres,  je 
crois  que  vous  ne  doutez  pas  qu'il  n'en  vienne  à  bout  aisément. 

—  Tout  ce  que  vous  dites  est  bien  vrai,  répondit  Formosante; 
mais  est-il  possible  que  le  plus  grand  des  hommes,  et  peut-être 
même  le  plus  aimable,  soit  le  fils  d'un  berger?  » 

La  dame  d'honneur,  se  mêlant  de  la  conversation,  dit  que 
très-souvent  ce  mot  de  berger  était  appliqué  aux  rois  ;  qu'on  les 
appelait  bergers,  parce  quils  tondent  de  fort  près  leur  troupeau  ; 
que  c'était  sans  doute  une  mauvaise  plaisanterie  de  son  valet; 
que  ce  jeune  héros  n'était  venu  si  mal  accompagné  que  pour 
faire  voir  combien  son  seul  mérite  était  au-dessus  du  faste  des 
rois,  et  pour  ne  devoir  Formosante  qu'à  lui-même.  La  prin- 


CHAPITRE    ni.  379 

cesse  ne  répondit  qu'en  donnant  à  son  oiseau  mille  tendres 
baisers. 

On  préparait  cependant  un  grand  festin  pour  les  trois  rois  et 
pour  tous  les  princes  qui  étaient  venus  à  la  fête.  La  fille  et  la 
nièce  du  roi  devaient  en  faire  les  honneurs.  On  portait  chez  les 
rois  des  présents  dignes  de  la  magnificence  de  Babylone.  Bélus, 
en  attendant  qu'on  servît,  assembla  son  conseil  sur  le  mariage 
de  la  belle  Formosante  ;  et  voici  comme  il  parla  en  grand  poli- 
tique : 

«  Je  suis  vieux,  je  ne  sais  plus  que  faire,  ni  à  qui  donner  ma 
fille.  Celui  qui  la  méritait  n'est  qu'un  vil  berger,  le  roi  des  Indes 
et  celui  d'Égjpte  sont  des  poltrons  ;  le  roi  des  Scythes  me  con- 
viendrait assez,  mais  il  n'a  rempli  aucune  des  conditions  imposées. 
Je  vais  encore  consulter  l'oracle.  En  attendant,  délibérez,  et  nous 
conclurons  suivant  ce  que  l'oracle  aura  dit  :  car  un  roi  ne  doit  se 
conduire  que  par  l'ordre  exprès  des  dieux  immortels.  » 

Alors  il  va  dans  sa  chapelle  ;  l'oracle  lui  répond  en  peu  de 
mots,  suivant  sa  coutume  :  «  Ta  fille  ne  sera  mariée  que  quand 
elle  aura  couru  le  monde.  »  Bélus,  étonné,  revient  au  conseil,  et 
rapporte  cette  réponse. 

Tous  les  ministres  avaient  un  profond  respect  pour  les  oracles; 
tous  convenaient  ou  feignaient  de  convenir  qu'ils  étaient  le  fon- 
dement de  la  religion:  que  la  raison  doit  se  taire  devant  eux; 
que  c'est  par  eux  que  les  rois  régnent  sur  les  peuples,  et  les 
mages  sur  les  rois  ;  que  sans  les  oracles  il  n'y  aurait  ni  vertu  ni 
repos  sur  la  terre.  Enfin,  après  avoir  témoigné  la  plus  profonde 
vénération  pour  eux,  presque  tous  conclurent  que  celui-ci  était 
impertinent,  qu'il  ne  fallait  pas  lui  obéir  ;  que  rien  n'était  plus 
indécent  pour  une  fille,  et  surtout  pour  celle  du  grand  roi  de 
Babylone,  que  d'aller  courir  sans  savoir  où  ;  que  c'était  le  vrai 
moyen  de  n'être  point  mariée,  ou  de  faire  un  mariage  clandestin, 
honteux  et  ridicule;  qu'en  un  mot  cet  oracle  n'avait  pas  le  sens 
commun. 

Le  plus  jeune  des  ministres,  nommé  Onadase,  qui  avait  plus 
d'esprit  queux,  dit  que  l'oracle  entendait  sans  doute  quelque 
pèlerinage  de  dévotion,  et  qu'il  s'ofi'rait  à  être  le  conducteur  de 
la  princesse.  Le  conseil  revint  à  son  avis  •  mais  chacun  voulut 
servir  d'écuyer.  Le  roi  décida  que  la  princesse  pourrait  aller  à 
trois  cents  parasanges  sur  le  chemin  de  l'Arabie,  à  un  temple 
dont  le  saint  avait  la  réputation  de  procurer  d'heureux  mariages 
aux  filles,  et  que  ce  serait  le  doyen  du  conseil  qui  l'accompagne- 
rait. Après  cette  décision  on  alla  souper. 


380  LA    PRINCESSE    DE    BABYLONE. 


CHAPITRE    IV. 

MAGNIFIQUE  SALON  OU  LE  ROI  DE  BABYLONE  DONNE  UNE  MAGNIFIQUE  FÊTE. 
GENTILLESSE  DE  l'OISEAU  MERVEILLEUX  DONT  IL  A  ÉTÉ  PARLÉ.  GALAN- 
TERIES DU  ROI  DE  SCÏTHIE  A  LA  PRINCESSE  ALDÉE.  HONNÊTE  PROPO- 
SITION qu'il  lui  FAIT;  COMMENT  ELLE  EST  REÇUE.  PROMESSES  Qu'iLS 
SE    FONT    EX     SE     SÉPARANT. 

Au  milieu  des  jardins,  entre  deux  cascades,  s'élevait  un  salon 
ovale  de  trois  cents  pieds  de  diamètre,  dont  la  voûte  d'azur  semée 
d'étoiles  d'or  représentait  toutes  les  constellations  avec  les  pla- 
nètes, chacune  à  leur  véritable  place,  et  cette  voûte  tournait, 
ainsi  que  le  ciel,  par  des  machines  aussi  invisibles  que  le  sont 
celles  qui  dirigent  les  mouvements  célestes.  Cent  raille  flambeaux 
enfermés  dans  des  cylindres  de  cristal  de  roche  éclairaient  les 
dehors  et  Tintérieur  de  la  salle  à  manger;  un  buffet  en  gradins 
portait  vingt  mille  vases  ou  plats  d'or  ;  et  vis-à-vis  le  buflet 
d'autres  gradins  étaient  remphs  de  musiciens.  Deux  autres  am- 
phithéâtres étaient  chargés,  l'un,  des  fruits  de  toutes  les  saisons; 
l'autre,  d'amphores  de  cristal  où  brillaient  tous  les  vins  de  la 
terre. 

Les  convives  prirent  leurs  places  autour  d'une  table  de  com- 
partiments qui  figuraient  des  fleurs  et  des  fruits,  tous  en  pierres 
précieuses.  La  belle  Formosante  fut  placée  entre  le  roi  des  Indes 
et  celui  d'Egypte,  la  belle  Aidée  auprès  du  roi  des  Scythes.  Il  v 
avait  une  trentaine  de  princes,  et  chacun  d'eux  était  à  côté  d'une 
des  plus  belles  dames  du  palais.  Le  roi  de  Babylono  au  milieu, 
vis-à-vis  de  sa  fille,  paraissait  partagé  entre  le  chagrin  de  n'avoir 
pu  la  marier,  et  le  plaisir  de  la  garder  encore.  Formosante  lui 
demanda  la  pcnnission  de  mettre  son  oiseau  sur  la  table  à  côté 
d'elle.  Le  roi  le  trouva  très-bon, 

La  musique,  qui  se  fit  entendre,  donna  une  pleine  liberté  à 
chaque  prince  d'entretenir  sa  voisine.  Le  festin  parut  aussi  agréa- 
ble que  magnifique.  On  avait  servi  devant  Formosante  un  ragoût 
que  le  roi  son  père  aimait  beaucoup.  La  princesse  dit  qu'il  fallait 
le  porter  devant  Sa  Majesté;  aussitôt  l'oiseau  se  saisit  du  plat  avec 
une  dextérité  merveilleuse,  et  va  le  présenter  au  roi.  Jamais  on 
ne  fut  plus  étonné  à  souper,  IJélus  lui  fit  autant  de  caresses  que 
sa  fille.  L'oiseau  reprit  ensuite  son  vol  pour  retourner  auprès 
d'elle.  Il  (léi)Iuyait  en  volant  unosi  bellequeue,  ses  ailes  étendues 
étalaienl  tant  de  bi-illaiitcs  couleurs,  l'or  de  son  plumage  jetait  un 


CHAPITRE    IV.  381 

éclat  si  éblouissaDt,  que  tous  les  yeux  ne  regardaient  que  lui. 
Tous  les  concertants  cessèrent  leur  musique  et  devinrent  immo- 
biles. Personne  ne  mangeait,  personne  ne  parlait  :  on  n'entendait 
qu'un  murmure  d'admiration.  La  princesse  de  Babylonele  baisa 
pendant  tout  le  souper,  sans  songer  seulement  s'il  y  avait  des 
rois  dans  le  monde.  Ceux  des  Indes  et  d'Egypte  sentirent  redou- 
bler leur  dépit  et  leur  indignation,  et  chacun  d'eux  se  promit 
bien  de  bâter  la  marche  de  ses  trois  cent  mille  hommes  pour  se 
venger. 

Pour  le  roi  des  Scythes,  il  était  occupé  à  entretenir  la  belle 
Aidée  :  son  cœur  altier,  méprisant  sans  dépit  les  inattentions  de 
Formosante,  avait  conçu  pour  elle  plus  d'indifférence  que  de 
colère.  «  Elle  est  belle,  disait-il,  je  l'avoue;  mais  elle  me  paraît 
de  ces  femmes  qui  ne  sont  occupées  que  de  leur  beauté,  et  qui 
pensent  que  le  genre  humain  doit  leur  être  bien  obligé  quand 
elles  daignent  se  laisser  voir  en  public.  On  n'adore  point  des 
idoles  dans  mon  pays.  J'aimerais  mieux  une  laideron  complai- 
sante et  attentive  que  cette  belle  statue.  Vous  avez,  madame, 
autant  de  charmes  qu'elle,  et  vous  daignez  au  moins  faire  conver- 
sation avec  les  étrangers.  Je  vous  avoue,  avec  la  franchise  d'un 
Scythe,  que  je  vous  donne  la  préférence  sur  votre  cousine.  »  Il  se 
trompait  pourtant  sur  le  caractère  de  Formosante  :  elle  n'était  pas 
si  dédaigneuse  qu'elle  le  paraissait;  mais  son  compliment  fut 
très-bien  reçu  de  la  princesse  Aidée,  Leur  entretien  devint  fort 
intéressant  :  ils  étaient  très-contents,  et  déjà  sûrs  l'un  de  l'autre 
avant  qu'on  sortit  de  table. 

Après  le  souper,  on  alla  se  promener  dans  les  bosquets.  Le 
roi  des  Scythes  et  Aidée  ne  manquèrent  pas  de  chercher  un  cabi- 
net solitaire.  Aidée,  qui  était  la  franchise  même,  parla  ainsi  à  ce 
prince  : 

«  Je  ne  hais  point  ma  cousine,  quoiqu'elle  soit  plus  belle  que 
moi,  et  qu'elle  soit  destinée  au  trône  de  Bal:)ylone  :  l'honneur  de 
vous  plaire  me  tient  lieu  d'attraits.  Je  préfère  la  Scythie  avec  vous 
à  la  couronne  de  Cabylone  sans  vous  ;  mais  cette  couronne  m'ap- 
partient de  droit,  s'il  y  a  des  droits  dans  le  monde:  car  je  suis  de 
la  branche  aînée  de  Nembrod ,  et  Formosante  n'est  que  de  la 
cadette.  Son  grand-père  détrôna  le  mien,  et  le  fit  mourir, 

—  Telle  est  donc  la  force  du  sang  dans  la  maison  de  Baby- 
lone!  dit  le  Scythe,  Comment  s'appelait  votre  grand-père? 

—  Il  se  nommait  Aidée,  comme  moi; mon  père  avait  le  même 
nom  :  il  fut  relégué  au  fond  de  l'empire  avec  ma  mère  ;  et  Bélus, 
^près  leur  mort,  ne  craignant  rien  de  moi,  voulut  bien  m'élever 


382  LA   PRINCESSE   DE    BABYLONE. 

auprès  de  sa  fille;  mais  il  a  décidé  que  je  ne   serais  jamais 
mariée, 

—  Je  veux  venger  votre  père,  votre  grand-père,  et  vous,  dit  le 
roi  des  Scythes.  Je  vous  réponds  que  vous  serez  mariée;  je  vous 
enlèverai  après-demain  de  grand  matin,  car  il  faut  dîner  demain 
avec  le  roi  de  Babylone,  et  je  reviendrai  soutenir  vos  droits  avec 
une  armée  de  trois  cent  mille  hommes, 

—  Je  le  veux  bien  »,  dit  la  belle  Aidée  ;  et,  après  s'être  donné 
leur  parole  d'honneui,  ils  se  séparèrent. 


CHAPITRE   Y. 

l'oiseau  merveilleux  parle  a  formosante;  il  lui  fait  so\  histoire. 

DESCRIPTION  DU  PAYS  DES  CANGARIDES,  d'OU  EST  SON  AMI  APPELÉ 
AMAZAN,  ENTREPRISE  INFRUCTUEUSE  d'uN  ROI  DES  INDES  SUR  CETTE 
CONTRÉE.   LEURS    RICHESSES,    LEURS    GUERRES,    LEUR    RELIGION.    CONSEILS 

DE    l'OISEAU    a    LA    PRINCESSE. 

11  y  avait  longtemps  que  l'incomparable  Formosante  s'était 
allée  coucher.  Elle  avait  fait  placer  à  côté  de  son  lit  un  petit 
oranger  dans  une  caisse  d'argent  pour  y  faire  reposer  son  oiseau. 
Ses  rideaux  étaient  fermés  ;  mais  elle  n'avait  nulle  envie  de  dor- 
mir ;  son  cœur  et  son  imagination  étaient  trop  éveillés.  Le  char- 
mant inconnu  était  devant  ses  yeux  ;  elle  le  voyait  tirant  une  flèche 
avec  l'arc  de  Nembrod  ;  elle  le  contemplait  coupant  la  tête  du 
lion  ;  elle  récitait  son  madrigal;  enfin  elle  le  voyait  s'échapper  de 
la  foule,  monté  sur  sa  licorne  ;  alors  elle  éclatait  en  sanglots  ; 
elle  s'écriait  avec  larmes  :  «  Je  ne  le  reverrai  donc  plus  ;  il  ne 
reviendra  pas  ! 

—  Il  reviendra,  madame,  lui  répondit  l'oiseau  du  haut  de  son 
oranger;  peut-on  vous  avoir  vue,  et  ne  pas  vous  revoir  ? 

—  0  ciel!  ô  puissances  éternelles!  mon  oiseau  parle  le  pur 
chaldéen  !  » 

En  disant  ces  mots,  elle  tire  ses  rideaux,  lui  tend  les  bras,  se 
met  à  genoux  sur  son  ht:  «  Êtes-vous  un  dieu  descendu  sur  la 
terre?  êtes-vous  le  grand  Orosmade  caché  sous  ce  beau  plumage? 
Si  vous  êtes  un  dieu,  rendez-moi  ce  beau  jeune  homme. 

—  Je  ne  suis  qu'un  volatile,  répliqua  l'autre  ;  mais  je  naquis 
dans  le  temps  que  toutes  les  bêtes  parlaient  encore,  et  que  les 
oiseaux,  les  serpents,  les  Auesses,  les  chevaux,  et  les  griffons, 
s'entretenaient  familièrement  avec  les  hommes.  Je  n'ai  pas  voulu 


CHAPITRE   V.  383 

parler  devant  le  monde,  de  peur  que  vos  dames  d'honneur  ne  me 
prissent  pour  un  sorcier  :  je  ne  veux  me  découvrir  qu'à  vous,  » 

Formosante,  interdite,  égarée,  enivrée  de  tant  de  merveilles, 
agitée  de  l'empressement  de  faire  cent  questions  à  la  fois,  lui 
demanda  d'abord  quel  âge  il  avait,  «  Vingt-sept  mille  neuf  cents 
ans  et  six  mois,  madame  ;  je  suis  de  l'âge  de  la  petite  révolution 
du  ciel  que  vos  mages  appellent  la  précession  des  équinoxes,  et  qui 
s'accomplit  en  près  de  vingt-huit  mille  de  vos  années.  Il  y  a  des 
révolutions  infiniment  plus  longues  :  aussi  nous  avons  des  êtres 
hcaucoup  plus  vieux  que  moi.  Il  y  a  vingt-deux  mille  ans  que 
j'appris  le  chaldéen  dans  un  de  mes  voyages;  j'ai  toujours  conservé 
hcaucoup  de  goût  pour  la  langue  chaldéenne  :  mais  les  autres 
animaux  mes  confrères  ont  renoncé  à  parler  dans  vos  climats, 

—  Et  pourquoi  cela,  mon  divin  oiseau? 

—  Hélas  !  c'est  parce  que  les  hommes  ont  pris  enfin  l'habitude 
de  nous  manger,  au  lieu  de  converser  et  de  s'instruire  avec  nous. 
Les  barbares!  ne  devaient-ils  pas  être  convaincus  qu'ayant  les 
mêmes  organes  qu'eux,  les  mêmes  sentiments,  les  mêmes  besoins, 
les  mêmes  désirs,  nous  avions  ce  qui  s'appelle  une  âme  tout  comme 
eux  ;  que  nous  étions  leurs  frères,  et  qu"il  ne  fallait  cuire  et  manger 
que  les  méchants?  Nous  sommes  tellement  vos  frères  que  le  grand 
Être,  l'Être  éternel  et  formateur,  ayant  fait  un  pacte  avec  les  hom- 
mes S  nous  comprit  expressément  dans  le  traité.  Il  vous  défendit 
de  vous  nourrir  de  notre  sang,  et  à  nous,  de  sucer  le  vôtre-, 

«  Les  fables  de  votre  ancien  Locman,  traduites  en  tant  de 
langues,  seront  un  témoignage  éternellement  subsistant  de  l'heu- 
reux commerce  que  vous  avez  eu  autrefois  avec  nous.  Elles  com- 
mencent toutes  par  ces  mots  :  Du  temps  que  les  bêtes  parlaient  \  Il 
est  vrai  qu'il  y  a  beaucoup  de  femmes  parmi  vous  qui  parlent 
toujours  à  leurs  chiens  ;  mais  ils  ont  résolu  de  ne  point  répondre 
depuis  qu'on  les  a  forcés  à  coups  de  fouet  d'aller  à  la  chasse,  et 
d'être  les  complices  du  meurtre  de  nos  anciens  amis  communs, 
les  cerfs,  les  daims,  les  lièvres  et  les  perdrix. 

«  Vous  avez  encore  d'anciens  poèmes  dans  lesquels  les  che- 
vaux parlent,  et  vos  cochers  leur  adressent  la  parole  tous  les  jours; 
mais  c'est  avec  tant  de  grossièreté,  et  en  prononçant  des  mots  si 
infâmes,  que  les  chevaux,  qui  vous  aimaient  tant  autrefois,  vous 
détestent  aujourd'hui. 

1.  Voyez  le  chapitre  ix,  v.  10  de  la  Genèse  ;  et  le  chapitre  m,  v.  18  et  19  de 
YEcclésiaste.  {Note  de  Voltaire.) 

2.  Chapitre  ix,  y.  4. 

3.  La  Fontaine,  livre  IV,  fable  i'"<'. 


384  LA    PRINCESSE    DE    BABYLONE. 

(c  Le  pays  où  demeure  votre  charmant  inconnu,  le  plus  par- 
fait des  hommes,  est  demeuré  le  seul  où  votre  espèce  sache  encore 
aimer  la  nôtre  et  lui  parler  ;  et  c'est  la  seule  contrée  de  la  terre 
où  les  hommes  soient  justes. 

—  Et  où  est-il  ce  pays  de  mon  cher  inconnu?  Quel  est  le 
nom  de  ce  héros?  Comment  se  nomme  son  empire?  Car  je  ne 
croirai  pas  plus  qu'il  est  un  berger  que  je  ne  crois  que  vous  êtes 
une  chauve-souris. 

—  Son  pays,  madame,  est  celui  des  Gangarides,  peuple  ver- 
Uieux  et  invincible  qui  habite  la  rive  orientale  du  Gange.  Le  nom 
de  mon  ami  est  Amazan.  11  n'est  pas  roi,  et  je  ne  sais  même  s'il 
voudrait  s'abaisser  à  l'être  ;  il  aime  trop  ses  compatriotes  :  il  est 
berger  comme  eux.  Mais  n'allez  pas  vous  imaginer  que  ces  bergers 
ressemblent  aux  vôtres,  qui,  couverts  à  peine  de  lambeaux  déchi- 
rés, gardent  des  moutons  infiniment  mieux  habillés  qu'eux  ;  qui 
gémissent  sous  le  fardeau  de  la  pauvreté,  et  qui  payent  à  un  exac- 
teur la  moitié  des  gages  chétifs  qu'ils  reçoivent  de  leurs  maîtres. 
Les  bergers  gangarides,  nés  tous  égaux,  sont  les  maîtres  des 
troupeaux  innombrables  qui  couvrent  leurs  prés  éternellement 
fleuris.  On  ne  les  tue  jamais  :  c'est  un  crime  horrible  vers  le 
Gange  de  tuer  et  de  manger  son  semblable.  Leur  laine,  plus  fine 
et  plus  brillante  que  la  plus  belle  soie,  est  le  plus  grand  commerce 
de  rOrient.  D'ailleurs  la  terre  des  Gangarides  produit  tout  ce  qui 
peut  flatter  les  désirs  de  rhonime.  Ces  gros  diamants  qu'Amazan 
a  eu  l'honneur  de  vous  offrir  sont  d'une  mine  qui  lui  appartient. 
Cette  licorne  que  vous  l'avez  vu  monter  est  la  monture  ordinaire 
des  Gangarides.  C'est  le  plus  bel  animal,  le  plus  fier,  le  plus  ter- 
rible, et  le  plus  doux  qui  orne  la  terre.  11  suffirait  décent  Ganga- 
rides et  de  cent  licornes  pour  dissiper  des  armées  innombrables. 
Il  y  a  environ  deux  siècles  qu'un  roi  des  Indes  fut  assez  fou  pour 
vouloir  conquérir  cette  nation  :  il  se  présenta  suivi  de  dix  mille 
éléphants  et  d'un  million  de  guerriers.  Les  licornes  percèrent  les 
éléphants,  comme  j'ai  vu  sur  votre  table  des  mauviettes  enfilées 
dans  des  brochettes  d'or.  Les  guerriers  tombaient  sous  le  sabre 
des  Gangarides  comme  les  moissons  de  riz  sont  coupées  par  les 
mains  des  peuples  de  l'Orient.  On  prit  le  roi  prisonnier  avec 
plus  de  six  cent  mille  hommes.  On  le  baigna  dans  les  eaux  salu- 
taires du  Gange;  on  le  mit  au  régime  du  pays,  qui  consiste  à  ne 
se  nourrir  que  de  végétaux  prodigués  par  la  nature  pour  nourrir 
tout  cetjui  respire.  Les  hommes  alimentés  de  carnage  et  abreuvés 
de  liqueurs  fortes  ont  tous  un  saug  aigri  et  aduste  qui  les  rend 
fous  eu  cent  manières  dilléreutes.  Leur  principale  déineuce  est  la 


CHAPITRE    V.  385 

fureur  de  verser  le  sang  de  leurs  frères,  et  de  dévaster  des  plaines 
fertiles  pour  régner  sur  des  cimetières.  On  employa  six  mois 
entiers  à  guérir  le  roi  des  Indes  de  sa  maladie.  Quand  les  médecins 
curent  enfin  jugé  qu'il  avait  le  pouls  plus  tranquille  et  l'esprit 
plus  rassis,  ils  en  donnèrent  le  certificat  au  conseil  des  Ganga- 
rides.  Ce  conseil,  ayant  pris  l'avis  des  licornes,  renvoya  humaine- 
ment le  roi  des  Indes,  sa  sotte  cour,  et  ses  imbéciles  guerriers, 
dans  leur  pays.  Cette  leçon  les  rendit  sages,  et,  depuis  ce  temps, 
les  Indiens  respectèrent  les  Gangarides,  comme  les  ignorants  qui 
voudraient  s'instruire  respectent  parmi  vous  les  philosophes 
chaldéens,  qu'ils  ne  peuvent  égaler, 

—  A  propos,  mon  cher  oiseau,  lui  dit  la  princesse,  y  a-t-il 
une  religion  chez  les  Gangarides  ? 

—  S'il  y  en  a  une,  madame  !  nous  nous  assemblons  pour  rendre 
grâces  à  Dieu,  les  jours  de  la  pleine  lune,  les  hommes  dans  un 
grand  temple  de  cèdre,  les  femmes  dans  un  autre,  de  peur  des 
distractions;  tous  les  oiseaux  dans  un  bocage,  les  quadrupèdes 
sur  une  belle  pelouse;  nous  remercions  Dieu  de  tous  les  biens 
qu'il  nous  a  faits.  Nous  avons  surtout  des  perroquets  qui  prêchent 
à  merveille. 

«  Telle  est  la  patrie  de  mon  cher  Amazan  ;  c'est  là  que  je  de- 
meure ;  j'ai  autant  d'amitié  pour  lui  qu'il  vous  a  inspiré  d'amour. 
Si  vous  m'en  croyez,  nous  partirons  ensemble,  et  vous  irez  lui 
rendre  sa  visite. 

—  Vraiment,  mon  oiseau,  vous  faites  là  un  joli  métier,  répon- 
dit en  souriant  la  princesse,  qui  brûlait  d'envie  de  faire  le  voyage, 
et  qui  n'osait  le  dire. 

—  Je  sers  mon  ami,  dit  l'oiseau  ;  et,  après  le  bonheur  de  vous 
aimer,  le  plus  grand  est  celui  de  servir  vos  amours.  » 

Formosante  ne  savait  plus  où  elle  en  était  ;  elle  se  croyait 
transportée  hors  de  la  terre.  Tout  ce  qu'elle  avait  vu  dans  cette 
journée,  tout  ce  qu'elle  voyait,  tout  ce  qu'elle  entendait,  et  sur- 
tout ce  qu'elle  sentait  dans  son  cœur,  la  plongeait  dans  un  ravis- 
sement qui  passait  de  bien  loin  celui  qu'éprouvent  aujourd'hui 
les  fortunés  musulmans  quand,  dégagés  de  leurs  liens  terrestres, 
ils  se  voient  dans  le  neuvième  ciel  enire  les  bras  de  leurs  houris, 
environnés  et  pénétrés  de  la  gloire  et  de  la  félicité  célestes. 


21.  —  Romans. 


25 


386  LA   PRINCESSE    DE    BABYLONE. 


CHAPITRE    VI. 

SUITE  DE  LA  CONVERSATION  DE  l'OISEAU  MERVEILLEUX.  ET  DE  FORMO- 
SANTE.  MORT  DE  CET  OISEAU.  l'ORACLE  EST  CONSULTÉ;  SA  RÉPONSE 
EST    SI    CONCISE    QUE    PERSONNE    NE     l'enTEND. 

Elle  passa  toute  la  nuit  à  parler  d'Amazan.  Elle  ne  l'appelait 
plus  que  son  berger;  et  c'est  depuis  ce  temps-là  que  les  noms  de 
berger  et  &amant  sont  toujours  employés  l'un  pour  l'autre  chez 
quelques  nations.  Tantôt  elle  demandait  à  l'oiseau  si  Amazan 
avait  eu  d'autres  maîtresses.  Il  répondait  que  non,  et  elle  était  au 
comble  de  la  joie.  Tantôt  elle  voulait  savoir  à  quoi  il  passait  sa  vie; 
et  elle  apprenait  avec  transport  qu'il  l'employait  à  faire  du  bien, 
à  cultiver  les  arts,  à  pénétrer  les  secrets  de  la  nature,  à  per- 
fectionner son  être.  Tantôt  elle  voulait  savoir  si  l'âme  de  son 
oiseau  était  de  la  môme  nature  que  celle  de  son  amant;  pourquoi 
il  avait  vécu  près  de  vingt-huit  mille  ans,  tandis  que  son  amant 
n'en  avait  que  dix-huit  ou  dix-neuf.  Elle  faisait  cent  questions 
pareilles,  auxquelles  l'oiseau  répondait  avec  une  discrétion  qui 
irritait  sa  curiosié.  Enfin,  le  sommeil  ferma  leurs  yeux,  et  livra 
Formosante  à  la  douce  illusion  des  songes  .envoyés  par  les  dieux, 
qui  surpassent  quelquefois  la  réalité  même,  et  que  toute  la  philo- 
sophie des  Chaldéens  a  bien  de  la  peine  à  expliquer. 

Formosante  ne  s'éveilla  que  très-tard.  Il  était  petit  jour  chez 
elle  quand  le  roi  son  père  entra  dans  sa  chambre.  L'oiseau  reçut 
Sa  Majesté  avec  une  politesse  respectueuse,  alla  au-devant  de  lui, 
battit  des  ailes,  allongea  son  cou,  et  se  remit  sur  son  oranger. 

Le  roi  s'assit  sur  le  lit  de  sa  fille,  que  ses  rêves  avaient  encore 
embellie.  Sa  grande  barbe  s'approcha  de  ce  beau  visage,  et  après 
lui  avoir  donné  deux  baisers,  il  lui  parla  en  ces  mots  :  «  Ma  chère 
fille,  vous  n'avez  pu  trouver  hier  un  mari,  comme  je  l'espérais  ; 
il  vous  en  faut  un  pourtant  :  le  salut  de  mon  empire  l'exige.  J'ai 
consulté  l'oracle,  qui,  comme  vous  savez,  ne  ment  jamais,  et 
qui  dirige  toute  ma  conduite  ;  il  m'a  ordonné  de  vous  faire  courir 
le  monde.  Il  faut  que  vous  voyagiez. 

—  Ah!  chez  les  (iangaridcs  sans  doute  »,  dit  la  princesse;  et 
en  prononçant  ces  mots,  qui  lui  échappaient,  elle  sentit  bien 
qu'elle  disait  une  sottise.  Le  roi,  qui  ne  savait  pas  un  mot  de  géo- 
graphie, lui  demanda  ce  qu'elle  entendait  par  des  Gangarides.  Elle 
trouva  aisément  une  défaite.  Le  roi  lui  apprit  qu'il  fallait  faire 
un  pèlerinage;  qu'il  avait  nommé  les  personnes  de  sa  suite,  le 


CHAPITRE    VI.  387 

doyen  des  conseillers  d'État,  le  grand  aumônier,  une  dame  d'hon- 
neur, un  médecin,  un  apothicaire,  et  son  oiseau,  avec  tous  les 
domestiques  convenables. 

Formosante,  qui  n'était  jamais  sortie  du  palais  du  roi  son 
père,  et  qui  jusqu'à  la  journée  des  trois  rois  et  d'Amazan  n'avait 
mené  qu'une  vie  très-insipide  dans  l'étiquette  du  faste  et  dans 
l'apparence  des  plaisirs,  fut  ravie  d'avoir  un  pèlerinage  à  faire. 
«  Qui  sait,  disait-elle  tout  bas  à  son  cœur,  si  les  dieux  n'inspire- 
ront pas  à  mon  cher  Gangaride  le  même  désir  d'aller  à  la  même 
chapelle,  et  si  je  n'aurai  pas  le  bonheur  de  revoir  le  pèlerin?»  Elle 
remercia  tendrement  son  père,  eu  lui  disant  quelle  avait  eu  tou- 
jours une  secrète  dévotion  pour  le  saint  chez  lequel  on  l'envoyait. 

Bélus  donna  un  excellent  dîner  à  ses  hôtes  ;  il  n'y  avait  que  des 
hommes.  C'étaient  tous  gens  fort  mal  assortis:  rois,  princes,  minis- 
tres, pontifes,  tous  jaloux  les  uns  des  autres,  tous  pesant  leurs  pa- 
roles, tous  embarrassés  de  leurs  voisins  et  d'eux-mêmes.  Le  repas 
fut  triste,  quoiqu'on  y  bût  beaucoup.  Les  princesses  restèrent  dans 
leurs  appartements,  occupées  chacune  de  leur  départ.  Elles  man- 
gèrent à  leur  petit  couvert,  Formosante  ensuite  alla  se  promener 
dans  les  jardins  avec  son  cher  oiseau,  qui,  pour  l'amuser,  vola  d'ar- 
bre en  arbre  en  étalant  sa  superbe  queue  et  sou  divin  plumage. 

Le  roi  d'Egypte ,  qui  était  chaud  de  vin ,  pour  ne  pas  dire 
ivre,  demanda  un  arc  et  des  flèches  à  un  de  ses  pages.  Ce  prince 
était  à  la  vérité  l'archer  le  plus  maladroit  de  son  royaume. 
Quand  il  tirait  au  blanc,  la  place  où  l'on  était  le  plus  en  sûreté 
était  le  but  où  il  visait;  mais  le  bel  oiseau,  en  volant  aussi  rapi- 
dement que  la  flèche,  se  présenta  lui-môme  au  coup,  et  tomba 
tout  sanglant  entre  les  bras  de  Formosante.  L'Égyptien,  en  riant 
d'un  sot  rire,  se  retira  dans  son  quartier.  La  princesse  perça  le  ciel 
de  ses  cris,  fondit  en  larmes,  se  meurtrit  les  joues  et  la  poitrine. 
L'oiseau  mourant  lui  dit  tout  bas  :  «  Brûlez-moi,  et  ne  manquez 
pas  de  porter  mes  cendres  vers  l'Arabie  Heureuse,  à  l'orient  de 
l'ancienne  ville  d'Aden  ou  d'Éden,  et  de  les  exposer  au  soleil  sur 
un  petit  bûcher  de  girofle  et  de  cannelle.  »  Après  avoir  proféré  ces 
paroles,  il  expira.  Formosante  resta  longtemps  évanouie,  et  ne 
revit  le  jour  que  pour  éclater  en  sanglots.  Son  père,  partageant  sa 
douleur  et  faisant  des  imprécations  contre  le  roi  d'Egypte,  ne  douta 
pas  que  cette  aventure  n'annonçât  un  avenir  sinistre.  Il  alla  vite 
consulter  l'oracle  de  sa  chapelle.  L'oracle  répondit  :  «  Mélange  de 
tout;  mort  vivant,  infidélité  et  constance,  perte  et  gain,  calamités 
et  bonheur.  »  M  lui  ni  son  conseil  n'y  purent  rien  comprendre  ; 
mais  enfln  il  était  satisfait  d'avoir  rempli  ses  devoirs  de  dévotion. 


388  LA    PRINCESSE   DE   BABYLONE. 


CHAPITRE  VIT. 

lORMOSAXTE  REND  LES  HONNEURS  FUNÈBRES  A  SON  CHER  OISEAU.  LE  ROI 
DE  SCYTHIE  ENLÈVE  ALDÉE.  LA  BELLE  PRINCESSE  DE  BABYLONE  PART 
POUR  l'ARABIE.  douze  cent  MILLE  HOMMES  SE  PRÉPARENT  A  DÉSOLER 
L'ASIE. 

Sa  fille,  éplorée,  pendant  qu'il  consultait  l'oracle,  fit  rendre  à 
l'oiseau  les  honneurs  funèbres  qu'il  avait  ordonnés,  et  résolut  de 
le  porter  en  Arabie  au  péril  de  ses  jours.  Il  fut  brûlé  dans  du  lin 
incombustible  avec  l'oranger  sur  lequel  il  avait  couché  ;  elle  en 
recueillit  la  cendre  dans  un  petit  vase  d'or  tout  entouré  d'escar- 
boucles  et  des  diamants  qu'on  ôta  de  la  gueule  du  lion.  Que  ne 
put-elle,  au  lieu  d'accomplir  ce  devoir  funeste,  brûler  tout  en  vie 
le  détestable  roi  d'Egypte  !  C'était  là  tout  tout  son  désir.  Elle  fit 
tuer,  dans  son  dépit,  ses  deux  crocodiles,  ses  deux  hippopotames, 
ses  deux  zèbres,  ses  deux  rats,  et  fit  jeter  ses  deux  momies  dans 
i'Euplirate;  si  elle  avait  tenu  son  bœuf  Apis,  elle  ne  l'aurait  pas 
épargné. 

Le  roi  d'Egypte,  outré  de  cet  affront,  partit  sur-le-champ  pour 
faire  avancer  ses  trois  cent  mille  hommes.  Le  roi  des  Indes,  voyant 
partir  son  allié,  s'en  retourna  le  jour  môme,  dans  le  ferme  dessein 
de  joindre  ses  trois  cent  mille  Indiens  à  l'armée  égyptienne.  Le 
roi  de  Scythie  délogea  dans  la  nuit  avec  la  princesse  Aidée,  bien 
résolu  de  venir  combattre  pour  elle  à  la  tête  de  trois  cent  mille 
Scythes,  et  de  lui  rendre  l'héritage  de  Babylone,  qui  lui  élait  dû, 
puisqu'elle  descendait  de  la  branche  aînée. 

De  son  côté  la  belle  Formosante  se  mit  en  route  à  trois  heures 
du  matin  avec  sa  caravane  de  pèlerins,  se  flattant  bien  qu'elle 
pourrait  aller  en  Arabie  exécuter  les  dernières  volontés  de  son 
oiseau,  et  que  la  justice  des  dieux  immortels  lui  rendrait  son  cher 
Amazan,  sans  qui  elle  ne  pouvait  plus  vivre. 

Ainsi,  à  son  réveil,  le  roi  de  Babylone  ne  trouva  plus  personne. 
((  Comme  les  grandes  fêtes  se  terminent,  disait-il,  et  comme  elles 
laissent  un  vide  étonnant  dans  l'ùmc,  quand  le  fracas  est  [)assé.  » 
Mais  il  fut  transporté  d'une  colère  vraiment  royale  lorsqu'il  apprit 
qu'on  avait  enlevé  la  princesse  Aidée.  Il  donna  ordre  qu'on  éveillât 
toussesministres,  et  qu'on  assemblût  le  conseil.  En  attendant  ([u'ils 
vinssent,  il  ne  manqua  pas  de  consulter  son  oracle;  mais  il  ne  put 
jamais  eu  tirer  que  ces  paroles  si  célèbres  depuis  dans  tout  l'uni- 
vers :  Quand  un  ne  marie  pas  les  (illcs,  elles  se  marient  elles-mêmes. 


CHAPITRE   VIII.  389 

Aussitôt  l'ordre  fut  donné  de  faire  marcher  trois  cent  mille 
hommes  contre  le  roi  des  Scythes.  Voilà  donc  la  guerre  la  plus 
terrible  allumée  de  tous  les  côtés  ;  et  elle  fut  produite  par  les  plai- 
.sirs  de  la  plus  belle  fête  qu'on  ait  jamais  donnée  sur  la  terre.  L'Asie 
allait  être  désolée  par  quatre  armées  de  trois  cent  mille  combat- 
tants chacune.  On  sent  bien  que  la  guerre  de  Troie,  qui  étonna 
le  monde  quelques  siècles  après,  n'était  qu'un  jeu  d'enfants  en 
comparaison  ;  mais  aussi  on  doit  considérer  que  dans  la  querelle 
des  Troyens  il  ne  s'agissait  que  d'une  vieille  femme  fort  libertine 
qui  s'était  fait  enlever  deux  fois,  au  lieu  qu'ici  il  s'agissait  de  deux 
filles  et  d'un  oiseau. 

Le  roi  des  Indes  allait  attendre  son  armée  sur  le  grand  et 
magnifique  chemin  qui  conduisait  alors  en  droiture  de  Babylone 
à  Cachemire.  Le  roi  des  Scythes  courait  avec  Aidée  par  la  belle 
route  qui  menait  au  mont  Immaûs.  Tous  ces  chemins  ont  disparu 
dans  la  suite  par  le  mauvais  gouvernement.  Le  roi  d'Egypte  avait 
marché  à  l'occident,  et  s'avançait  vers  la  petite  mer  Méditerranée, 
que  les  ignorants  Hébreux  ont  depuis  nommée  la  Grande  Mer. 

A  l'égard  de  la  belle  Formosante,  elle  suivait  le  chemin  de 
Bassora,  planté  de  hauts  palmiers  qui  fournissaient  un  ombrage 
éternel  et  des  fruits  dans  toutes  les  saisons.  Le  temple  où  elle 
allait  en  pèlerinage  était  dans  Bassora  même.  Le  saint  à  qui  ce 
temple  avait  été  dédié  était  à  peu  près  dans  le  goût  de  celui  ^  qu'on 
adora  depuis  à  Lampsaque.  Non-seulement  il  procurait  des  maris 
aux  filles,  mais  il  tenait  lieu  souvent  de  mari.  C'était  le  saint  le 
plus  fêté  de  toute  l'Asie. 

Formosante  ne  se  souciait  point  du  tout  du  saint  de  Bassora  : 
elle  n'invoquait  que  son  cher  berger  gangaride,  son  bel  Amazan. 
Elle  comptait  s'embarquer  à  Bassora,  et  entrer  dans  l'Arabie  Heu- 
reuse pour  faire  ce  que  l'oiseau  mort  avait  ordonné. 


CHAPITRE    VIII. 

RENCONTRE  MALENCONTREUSE  DE  FORMOSANTE  DANS  INE  HÔTELLERIE. 
DANGER  QC'eLLE  COURT.  ARTIFICE  DONT  ELLE  USE  POUR  s'eN  GARANTIR. 
ELLE  RETOURNE  A  BASSORA  AVEC  SA  FEMME  DE  CHAMBRE. 

A  la  troisième  couchée,  à  peine  était-elle  entrée  dans  une 
hôtellerie  où  ses  fourriers  avaient  tout  préparé  pour  elle,  qu'elle 

1.  Priape. 


390  LA    PRINCESSE   DE    BABYLONE. 

apprit  que  le  roi  d'Egypte  y  entrait  aussi.  Instruit  de  la  marche 
de  la  princesse  par  ses  espions,  il  avait  sur-le-champ  changé  de 
route,  suivi  d'une  nombreuse  escorte.  Il  arrive  ;  il  fait  placer  des 
sentinelles  à  toutes  les  portes-,  il  monte  dans  la  chambre  delà 
belle  Formosante,  et  lui  dit  :  «  Mademoiselle,  c'est  vous  précisé- 
ment que  je  cherchais  ;  vous  avez  fait  très-peu  de  cas  de  moi 
lorsque  j'étais  à  Babylone  ;  il  est  juste  de  punir  les  dédaigneuses 
et  les  capricieuses  :  vous  aurez,  s'il  vous  plaît,  la  bonté  de  souper 
avec  moi  ce  soir;  vous  n'aurez  point  d'autre  lit  que  le  mien,  et  je 
me  conduirai  avec  vous  selon  que  j'en  serai  content.» 

Formosante  vit  bien  qu'elle  n'était  pas  la  plus  forte  ;  elle  savait 
que  le  bon  esprit  consiste  à  se  conformer  à  sa  situation  ;  elle  prit 
le  parti  de  se  délivrer  du  roi  d'Egypte  par  une  innocente  adresse  : 
elle  le  regarda  du  coin  de  l'œil,  ce  qui  plusieurs  siècles  après  s'est 
appelé  lorgner;  et  voici  comme  elle  lui  parla  avec  une  modestie, 
une  grâce,  une  douceur,  un  embarras,  et  une  foule  de  charmes 
qui  auraient  rendu  fou  le  plus  sage  des  hommes,  et  aveuglé  le 
plus  clairvoyant: 

«  Je  vous  avoue,  monsieur,  que  je  baissai  toujours  les  yeux 
devant  vous  quand  vous  fîtes  l'honneur  au  roi  mon  père  devenir 
chez  lai.  Je  craignais  mon  cœur,  je  craignais  ma  simplicité  trop 
naïve  :  je  tremblais  que  mon  père  et  vos  rivaux  ne  s'aperçussent 
de  la  préférence  que  je  vous  donnais,  et  que  vous  méritez  si  bien. 
Je  puis  à  présent  me  livrer  âmes  sentiments.  Je  jure  parle  bœuf 
Apis,  qui  est,  après  vous,  tout  ce  que  je  respecte  le  plus  au  monde, 
que  vos  propositions  m'ont  enchantée.  J'ai  déjà  soupe  avec  vous 
chez  le  roi  mon  père  ;  j'y  souperai  encore  bien  ici  sans  qu'il  soit 
de  la  partie  :  tout  ce  que  je  vous  demande,  c'est  que  votre  grand 
aumônier  boive  avec  nous  ,  il  m'a  paru  à  Babylone  un  très-bon 
convive;  j'ai  d'excellent  vin  de  ChirasS  je  veux  vous  en  faire 
goûter  à  tous  deux.  A  l'égard  de  votre  seconde  proposition,  elle 
est  très-engageante;  mais  il  ne  convient  pas  à  une  fille  bien  née 
d'en  parler  :  qu'il  vous  suffise  de  savoir  que  je  vous  regarde  comme 
le  plus  grand  des  rois  et  le  plus  aimable  des  hommes.  » 

Ce  discours  lit  tourner  la  létc  au  roi  d'Egypte  ;  il  voulut  bien 
que  l'aumônier  fût  en  tiers.  «  J'ai  encore  une  grûce  à  vous  deman- 
der, lui  dit  la  princesse;  c'est  de  permettre  que  mon  apothicaire 
vienne  me  parler  :  les  filles  ont  toujours  de  certaines  petites  incom- 
modités qui  demandent  de  certains  soins,  comme  vapeurs  de  tête, 
hattemenlsdccœur,  coliques,  éloull'ements,  auxquels  il  faulmettre 

1.  Sehira/  ou  Cliiraz,  villo  de  Perse,  dont  les  vins  blancs  sont  renommes. 


CHAPITRE    VIII.  391 

un  certain  ordre  dans  de  certaines  circonstances;  en  un  mot,  j'ai 
un  besoin  pressant  de  mon  apothicaire,  et  j'espère  que  vous  ne 
me  refuserez  pas  cette  légère  marque  d'amour. 

—  Mademoiselle,  lui  répondit  le  roi  d'Egypte,  quoiqu'un  apo- 
thicaire ait  des  vues  précisément  opposées  aux  miennes,  et  que 
les  objets  de  son  art  soient  le  contraire  de  ceux  du  mien,  je  sais 
trop  bien  vivre  pour  vous  refuser  une  demande  si  juste:  je  vais 
ordonner  qu'il  vienne  vous  parler  en  attendant  le  souper,  je  con- 
çois que  vous  devez  être  un  peu  fatiguée  du  voyage;  vous  devez 
aussi  avoir  besoin  d'une  femme  de  chambre,  vous  pourrez  faire 
venir  celle  qui  vous  agréera  davantage  ;  j'attendrai  ensuite  vos 
ordres  et  votre  commodité.  » 

Il  se  retira  ;  l'apothicaire  et  la  femme  de  chambre  nommée 
Irla  arrivèrent.  La  princesse  avait  en  elle  une  entière  confiance; 
elle  lui  ordonna  de  faire  apporter  six  bouteilles  de  vin  de  Chiras 
pour  le  souper,  et  d'eu  faire  boire  de  pareil  à  toutes  les  sentinelles 
qui  tenaient  ses  officiers  aux  arrêts  ;  puis  elle  recommanda  à 
l'apothicaire  de  faire  mettre  dans  toutes  les  bouteilles  certaines 
drogues  de  sa  pharmacie  qui  faisaient  dormir  les  gens  vingt-quatre 
heures,  et  dont  il  était  toujours  pourvu.  Elle  fut  ponctuellement 
obéie.  Le  roi  revint  avec  le  grand  aumônier  au  bout  d'une  demi- 
heure  :  le  souper  fut  très-gai  ;  le  roi  et  le  prêtre  Aidèrent  les  six 
bouteilles,  et  avouèrent  qu'il  n'y  avait  pas  de  si  bon  vin  en  Egypte  ; 
la  femme  de  chambre  eut  soin  d'en  faire  boire  aux  domestiques 
qui  avaient  servi.  Pour  la  princesse,  elle  eut  grande  attention  de 
n'en  point  boire,  disant  que  son  médecin  l'avait  mise  au  régime. 
Tout  fut  bientôt  endormi. 

L'aumônier  du  roi  d'Egypte  avait  la  plus  belle  barbe  que  pût 
porter  un  homme  de  sa  sorte.  Formosaute  la  coupa  très-adroite- 
ment ;  puis,  l'ayant  fait  coudre  à  un  petit  ruban,  elle  l'attacha  à 
son  menton.  Elle  s'affubla  de  la  robe  du  prêtre  et  de  toutes  les 
marques  de  sa  dignité,  habilla  sa  femme  de  chambre  en  sacris- 
tain de  la  déesse  Isis  ;  enfin,  s'étant  munie  de  son  urne  et  de  ses 
pierreries,  elle  sortit  de  l'hôtellerie  à  travers  les  sentinelles,  qui  dor- 
maient comme  leur  maître.  La  suivante  avait  eu  soin  de  faire  tenir 
à  la  porte  deux  chevaux  prêts.  La  princesse  ne  pouvait  mener 
avec  elle  aucun  des  officiers  de  sa  suite  :  ils  auraient  été  arrêtés 
par  les  grandes  gardes. 

Formosaute  et  Irla  passèrent  à  travers  des  haies  de  soldats  qui, 
prenant  la  princesse  pour  le  grand  prêtre,  l'appelaient  mon  récé- 
rendissime  père  en  Dieu,  et  lui  demandaient  sa  bénédiction.  Les 
deux  fugitives  arrivent  en  vingt-quatre  heures  à  Bassora,  avant 


392  LA    PRINCESSE    DE    BABYLONE. 

que  le  roi  fût  éveillé.  Elles  quittèrent  alors  leur  déguisement,  qui 
eût  pu  donner  des  soupçons.  Elles  frétèrent  au  plus  vite  un 
vaisseau  qui  les  porta,  par  le  détroit  d'Ormus,  au  beau  rivage 
d'Éden,  dans  l'Arabie  Heureuse.  C'est  cet  Éden  dont  les  jardins 
furent  si  renommés  qu'on  en  fit  depuis  la  demeure  des  justes  ; 
ils  furent  le  modèle  des  champs  Élysées,  des  jardins  des  Hespé- 
rides,  et  de  ceux  des  îles  Fortunées  :  car,  dans  ces  climats  chauds, 
les  hommes  nïmaginèrent  point  de  plus  grande  béatitude  que  les 
ombrages  et  les  murmures  des  eaux.  Vivre  éternellement  dans 
les  cieux  avec  l'Être  suprême,  ou  aller  se  promener  dans  le  jardin, 
dans  le  paradis,  fut  la  même  chose  pour  les  hommes,  qui  parlent 
toujours  sans  s'entendre,  et  qui  n'ont  pu  guère  avoir  encore 
d'idées  nettes  ni  d'expressions  justes. 


CHAPITRE    IX. 

FORMOSANTE  RESSUSCITE  I.'oiSEAlî  MERVEILLEUX,  ET  RECOWAÏT  LE  PHÉ- 
NIX. ELLE  PART  POUR  LE  PAYS  DES  GANGARIDES  DANS  UN  CANAPÉ. 
MAMÈRE    AUSSI    COMAIODE     QUE    RAPIDE     DONT    ELLE     VOYAGE. 

Dès  que  la  princesse  se  vit  dans  cette  terre,  son  premier  soin 
fut  de  rendre  à  son  cher  oiseau  les  honneurs  funèbres  qu'il  avait 
exigés  d'elle.  Ses  belles  mains  dressèrent  un  petit  bûcher  de  girofle 
et  de  cannelle.  Quelle  fut  sa  surprise  lorsqu'ayant  répandu  les 
cendres  de  l'oiseau  sur  ce  bûcher,  elle  le  vit  s'enflammer  de  lui- 
même!  Tout  fut  bientôt  consumé.  Il  ne  parut,  à  la  place  des 
cendres,  qu'un  gros  œuf  dont  elle  vit  sortir  son  oiseau  plus 
brillant  qu'il  ne  l'avait  jamais  été.  Ce  fut  le  plus  beau  des 
moments  que  la  princesse  eût  éprouvés  dans  toute  sa  vie  ;  il  n'y 
en  avait  qu'un  qui  pût  lui  être  plus  cher:  elle  le  désirait,  mais 
elle  ne  l'espérait  pas. 

«  Je  vois  bien,  dit-elle  à  l'oiseau,  que  vous  êtes  le  phénix  dont 
on  m'avait  tant  parlé.  Je  suis  prête  à  mourir  d'étonnement  et  de 
joie.  Je  ne  croyais  point  à  la  résurrection;  mais  mon  bonheur 
m'en  a  convaincue. 

—  La  résurrection,  madame,  lui  dit  le  phénix,  est  la  chose 
du  monde  la  plus  simple.  Il  n'est  pas  plus  surprenant  de  naître 
deux  fois  qu'une.  Tout  est  résurrection  dans  ce  monde;  les  che- 
nilles ressuscitent  en  papillons;  un  noyau  mis  en  terre  ressuscite 
en  arbre  ;  tous  les  animaux  ensevelis  dans  la  terre  ressuscitent  en 
herbes,  en  plantes,  et  nourrissent  d'autres  animaux,  dont  ils  font 


CHAPITRE    IX.  393 

Lientùl  une  partie  de  la  substance:* toutes  les  particules  qui  com- 
posaient les  corps  sont  changées  en  difTérents  êtres.  Il  est  vrai 
que  je  suis  le  seul  à  qui  le  puissant  Orosmade  ait  fait  la  grâce 
de  ressusciter  dans  sa  propre  nature.  » 

Formosante,  qui,  depuis  le  jour  qu'elle  vit  Amazan  et  le  phénix 
pour  la  première  fois,  avait  passé  toutes  ses  heures  à  s'étonner, 
lui  dit  :  «  Je  conçois  bien  que  le  grand  Être  ait  pu  former  de  vos 
cendres  un  phénix  à  peu  près  semblable  à  vous  ;  mais  que  vous 
soyez  précisément  la  même  personne,  que  vous  ayez  la  même 
àme,  j'avoue  que  je  ne  le  comprends  pas  bien  clairement.  Qu'est 
devenue  votre  àme  pendant  que  je  vous  portais  dans  ma  poche 
après  votre  mort  ? 

—  Eh!  mon  Dieu!  madame,  n'est-il  pas  aussi  facile  au  grand 
Orosmade  de  continuer  son  action  sur  une  petite  étincelle  de 
moi-même  que  de  commencer  cette  action?  Il  m"avait  accordé 
auparavant  le  sentiment,  la  mémoire  et  la  pensée  :  il  me  les  ac- 
corde encore  ;  qu'il  ait  attaché  cette  faveur  à  un  atome  de  feu  élé- 
mentaire caché  dans  moi,  ou  à  l'assemblage  de  mes  organes,  cela 
ne  fait  rien  au  fond:  le  phénix  et  les  hommes  ignoreront  toujours 
comment  la  chose  se  passe  ;  mais  la  plus  grande  grâce  que  TÈtre 
suprême  niait  accordée  est  de  me  faire  renaître  pour  vous.  Que  ne 
puis-je  passer  les  vingt-huit  mille  ans  que  j'ai  encore  à  vivre  jus- 
qu'à ma  prochaine  résurrection  entre  vous  et  mon  cher  Amazan  ! 

—  Mon  phénix,  lui  repartit  la  princesse,  songez  que  les  pre- 
mières paroles  que  vous  me  dîtes  à  Babylone,  et  que  je  n'oublierai 
jamais,  me  flattèrent  de  l'espérance  de  revoir  ce  cher  berger  que 
j'idolâtre  :  il  faut  absolument  que  nous  alhons  ensemble  chez  les 
Gangarides,  et  que  je  le  ramène  à  Babylone. 

—  C'est  bien  mon  dessein,  dit  le  phénix  ;  il  n'y  a  pas  un  mo- 
ment à  perdre.  Il  faut  aller  trouver  Amazan  par  le  plus  court 
chemin,  c'est-à-dire  par  les  airs.  Il  y  a  dans  l'Arabie  Heureuse 
deux  griffons,  mes  amis  intimes,  qui  ne  demeurent  qu'à  cent 
cinquante  milles  d'ici  :  je  vais  leur  écrire  par  la  poste  aux  pigeons  ; 
ils  viendront  avant  la  nuit,  ^ous  aurons  tout  le  temps  de  vous 
faire  travailler  un  petit  canapé  commode  avec  des  tiroirs  où  Ton 
mettra  vos  provisions  de  bouche.  Vous  serez  très  à  votre  aise  dans 
cette  voiture  avec  votre  demoiselle.  Les  deux  griffons  sont  les 
plus  vigoureux  de  leur  espèce  ;  chacun  d'eux  tiendra  un  des  bras 
du  canapé  entre  ses  griffes;  mais,  encore  une  fois,  les  moments 
sont  chers.  »  Il  alla  sur-le-champ  avec  Formosante  commander 
le  canapé  à  un  tapissier  de  sa  connaissance.  Il  fut  achevé  en 
quatre  heures.  On  mit  dans  les  tiroirs  des  petits  pains  à  la  reine, 


394  LA   PRINCESSE   DE    BABYLONE. 

des  biscuits  meilleurs  que  ceux  de  Babylone,  des  poncires,  des 
ananas,  des  cocos,  des  pistaches,  et  du  vin  d'Éden,  qui  l'emporte 
sur  le  vin  de  Chiras  autant  que  celui  de  Cliiras  est  au-dessus  de 
celui  de  Surenne  ^ 

Le  canapé  était  aussi  léger  que  commode  et  solide.  Les  deux 
griffons  arrivèrent  dans  Éden  à  point  nommé.  Formosante  et  Irla 
se  placèrent  dans  la  voiture.  Les  deux  griffons  l'enlevèrent  comme 
une  plume.  Le  phénix  tantôt  volait  auprès,  tantôt  se  perchait  sur 
le  dossier.  Les  deux  griffons  cinglèrent  vers  le  Gange  avec  la  rapi- 
dité d'une  flèche  qui  fend  les  airs.  On  ne  se  reposait  que  la  nuit 
pendant  quelques  moments  pour  manger,  et  pour  faire  boire  un 
coup  aux  deux  voitiiriers. 


CHAPITRE    X. 

FORMOSANTE      ARRIVE      CHEZ     LES      GANGARIDES,     ET     DESCEND     A     L'HOTEL 
d'aMAZAN.     belle    collation    qu'on     lui     SERT.     ELLE     VISITE     LA     MÈRE 

de    son   amant.    conversation   qu'elles   oxt    ensemble.    in   merle 
s'en  Mêle  aussi,  et  conte  l'histoire  de   ses  voyages. 

On  arriva  enfin  chez  les  Gangarides.  Le  cœur  de  la  princesse 
palpitait  d'espérance,  d'amour  et  de  joie.  Le  phénix  fit  arrêter  la 
voiture  devant  la  maison  d'Amazan  :  il  demande  à  lui  parler  ; 
mais  il  y  avait  trois  heures  qu'il  en  était  parti,  sans  qu'on  sût  où 
il  était  allé. 

Il  n'y  a  point  de  termes  dans  la  langue  même  des  Gangarides 
qui  puissent  exprimer  le  désespoir  dont  Formosante  fut  accablée. 
«  Ilélas!  voilà  ce  que  j'avais  craint,  dit  le  phénix;  les  trois  heures 
que  vous  avez  passées  dans  votre  hôtellerie  sur  le  chemin  de 
Bassora  avec  ce  malheureux  roi  d'Egypte  vous  ont  enlevé  peut- 
être  pour  jamais  le  bonheur  de  votre  vie  :  j'ai  bien  peur  que  nous 
n'ayons  perdu  Amazan  sans  retour.  » 


i.  Les  vins  de  Surenne  sont  passés  en  |)roverbc.  On  croit  assez  coniniunénionl 
qu'il  s'agit  des  vins  que  produit  le  territoire  du  viUafre  de  ce  nom,  qui  est  prés 
de  Paris.  M.  de  Musset  Palhay,  auteur  do  la  Bibliourapliie  agronomique,  publiée 
CM  1810,  nous  apprend  que  :  «  Il  y  a  au\  environs  de  Vendôme,  dans  l'ancien 
patrimoine  de  Henri  IV,  une  espèce  de  raisin  que,  dans  le  pays,  on  api)ello  suren: 
il  produit  un  vin  blanc  très-agréable  à  boire....  Henri  IV  faisait  venir  de  ce  \in  à 
la  cour;  il  le  trouvait  très-bon.  C'en  fut  assez  pour  qu'il  parût  délicieux  aux  cour- 
tisant; et  l'on  ])ut  pendant  le  règne  de  ce  nionarqut'  du  vin  de  suren....  Louis  XIII 
n'ayant  pas  poui-  le  suren  la  prédilection  du  roi  son  père,  ce  vin  passa  de  mode 
Cl  perdit  sa  renommée.  »  L'erreur  j^'énérale  provient  donc  d'une  bomonymie.  (B.) 


CHAPITRE    X.  395 

Alors  il  demanda  aux  domestiques  si  on  pouvait  saluer  ma- 
dame sa  mère.  Ils  répondirent  que  son  mari  était  mort  Tavant- 
veille,  et  quelle  ne  voyait  personne.  Le  phénix,  qui  avait  du 
crédit  dans  la  maison,  ne  laissa  pas  de  faire  entrer  la  princesse 
de  Babylone  dans  un  salon  dont  les  murs  étaient  revêtus  de  bois 
d'oranger  à  filets  d'ivoire  ;  les  sous-bergers  et  sous-bergères,  en 
longues  robes  blanches,  ceintes  de  garnitures  aurore,  lui  servirent 
dans  cent  corbeilles  de  simple  porcelaine  cent  mets  délicieux, 
parmi  lesquels  on  ne  voyait  aucun  cadavre  déguisé  :  c'était  du 
riz,  du  sagou,  de  la  semoule,  du  vermicelle,  des  macaronis,  des 
omelettes,  des  œufs  au  lait,  des  fromages  à  la  crème,  des  pâtisseries 
de  toute  espèce,  des  légumes,  des  fruits  d'un  parfum  et  d'un  goût 
dont  on  n'a  point  d'idée  dans  les  autres  climats;  c'était  une  profu- 
sion de  liqueurs  rafraîchissantes,  supérieures  aux  meilleurs  vins. 

Pendant  que  la  princesse  mangeait,  couchée  sur  un  lit  de 
roses,  quatre  pavons,  ou  paons,  ou  pans,  heureusement  muets, 
l'éventaient  de  leurs  brillantes  ailes;  deux  cents  oiseaux,  cent 
bergers  et  cent  bergères,  lui  donnèrent  un  concert  à  deux 
chœurs;  les  rossignols,  les  serins,  les  fauvettes,  les  pinsons,  chan- 
taient le  dessus  avec  les  bergères  ;  les  bergers  faisaient  la  haute- 
contre  et  la  basse  :  c'était  en  tout  la  belle  et  simple  nature.  La 
princesse  avoua  que,  s'il  y  avait  plus  de  magnificence  à  Baby- 
lone, la  nature  était  raille  fois  plus  agréable  chez  les  Gangarides; 
mais,  pendant  qu'on  lui  donnait  cette  musique  si  consolante  et 
si  voluptueuse,  elle  versait  des  larmes  ;  elle  disait  à  la  jeune  Irla 
sa  compagne  :  «  Ces  bergers  et  ces  bergères,  ces  rossignols  et  ces 
serins  font  l'amour,  et  moi,  je  suis  privée  du  héros  gangaride, 
digne  objet  de  mes  très-tendres  et  très-impatients  désirs.  » 

Pendant  qu'elle  faisait  ainsi  collation,  qu'elle  admirait  et 
qu'elle  pleurait,  le  phénix  disait  à  la  mère  d'Amazan  :  «  Madame, 
vous  ne  pouvez  vous  dispenser  de  voir  la  princesse  de  Babylone; 
vous  savez... 

—  Je  sais  tout,  dit-elle,  jusqu'à  son  aventure  dans  l'hôtellerie 
sur  le  chemin  de  Bassora  ;  un  merle  m'a  tout  conté  ce  matin  ;  et 
ce  cruel  merle  est  cause  que  mon  fils,  au  désespoir,  est  devenu 
fou,  et  a  quitté  la  maison  paternelle. 

—  Vous  ne  savez  donc  pas,  reprit  le  phénix,  que  la  princesse 
m'a  ressuscité? 

—  Non,  mon  cher  enfant;  je  savais  parle  merle  que  vous  étiez 
mort,  et  j'en  étais  inconsolable.  J'étais  si  affligée  de  cette  perte, 
de  la  mort  de  mon  mari,  et  du  départ  précipité  de  mon  fils,  que 
j'avais  fait   défendre  ma  porte;  mais  puisque  la  princesse  de 


396  LA    PRINCESSE    DE    BABYLONE. 

BaJ3ylone  me  fait  l'honneur  de  me  venir  voir,  faites-la  entrer  au 
plus  vite;  j'ai  des  choses  de  la  dernière  conséquence  à  lui  dire, 
et  je  veux  que  vous  y  soyez  présent.  )>  Elle  alla  aussitôt  dans  un 
autre  salon  au-devant  de  la  princesse.  Elle  ne  marchait  pas  faci- 
lement :  c'était  une  dame  d'environ  trois  cents  années  ;  mais  elle 
avait  encore  de  heaux  restes,  et  on  voyait  hien  que  vers  les  deux 
cent  trente  à  quarante  ans  elle  avait  été  charmante.  Elle  reçut 
Formosante  avec  une  nohlesse  respectueuse,  mêlée  d'un  air  d'in- 
térêt et  de  douleur  qui  fit  sur  la  princesse  une  vive  impression. 

Formosante  lui  fit  d'abord  ses  tristes  compliments  sur  la  mort 
de  son  mari.  «  Hélas!  dit  la  veuve,  vous  devez  vous  intéresser  à 
sa  perte  plus  que  vous  ne  pensez. 

—  J'en  suis  touchée  sans  doute,  dit  Formosante;  il  était  le 

père  de »  A  ces  mots  elle  pleura.  «  Je  n'étais  venue  que  pour 

lui  et  à  travers  bien  des  dangers.  J'ai  quitté  pour  lui  mon  père  et 
la  plus  brillante  cour  de  l'univers  ;  j'ai  été  enlevée  par  un  roi 
d'Egypte,  que  je  déteste.  Échappée  à  ce  ravisseur,  j'ai  traversé  les 
airs  pour  venir  voir  ce  que  j'aime;  j'arrive,  et  il  me  fuit!  »  Les 
pleurs  et  les  sanglots  l'empêchèrent  d'en  dire  davantage. 

La  mère  lui  dit  alors  :  a  Madame,  lorsque  le  roi  d'Egypte  vous 
ravissait,  lorsque  vous  soupiez  avec  lui  dans  un  cabaret  sur  le 
chemin  de  Bassora,  lorsque  vos  belles  mains  lui  versaient  du  vin 
de  Chiras,  vous  souvenez-vous  d'avoir  vu  un  merle  qui  voltigeait 
dans  la  chambre? 

—  Vraiment  oui,  vous  m'en  rappelez  la  mémoire;  je  n'y  avais 
pas  fait  d'attention  ;  mais,  en  recueillant  mes  idées,  je  me  sou- 
viens très-bien  qu'au  moment  où  le  roi  d'Egypte  se  leva  de  table 
pour  me  donner  un  baiser,  le  merle  s'envola  par  la  fenêtre  en 
jetant  un  grand  cri,  et  ne  reparut  plus. 

—  Ilélas!  madame,  reprit  la  mère  d'Amazan,  voilà  ce  qui  fait 
précisément  le  sujet  de  nos  malheurs;  mon  fils  avait  envoyé  ce 
merle  s'informer  de  l'état  de  votre  santé  et  de  tout  ce  qui  se  pas- 
sait à  lîabylone  ;  il  comptait  revenir  bientôt  se  mettre  à  vos 
pieds  et  vous  consacrer  sa  vie.  Vous  ne  savez  pas  à  quel  excès  il 
vous  adore.  Tous  les  Gangaridcs  sont  amoureux  et  fidèles;  mais 
mon  fils  est  le  ])lns  passionné  et  le  plus  constant  de  tous.  Le 
merle  vous  rencontra  dans  un  cabaret;  vous  buviez  très-gaiement 
avec  le  roi  d'Egypte  et  un  vilain  prêtre  ;  il  vous  vit  enfin  donner 
un  tondre  baiser  à  ce  monarcpie,  <|ui  avait  tué  le  phénix,  et  pour 
qui  mon  fils  conserve  une  liorrcur  invincible.  Le  merle  à  cette 
vue  fut  saisi  d'une  juste  indignation  ;  il  s'envola  en  maudissant 
vos  funestes  amours;  il  est  revenu  aujourd'Iiiii,  il  a  tout  conté; 


CIIAl'lTUE    Xr.  397 

mais  dans  quels  moments,  juste  ciel  !  dans  le  temps  où  mon  fils 
pleurait  avec  moi  la  mort  de  son  père  et  celle  du  phénix;  dans  le 
temps  qu'il  apprenait  de  moi  qu'il  est  votre  cousin  issu  de  germain  ! 
—  0  ciel!  mon  cousin!  madame,  est-il  possible?  par  quelle 
aventure?  comment?  quoi  !  je  serais  heureuse  à  ce  point!  et  je 
serais  en  même  temps  assez  infortunée  pour  l'avoir  ofifensé  ! 


CHAPITRE    XL 

SUITE  DU  PRÉCÉDENT.  FORMOSANTE  EST  CO.WAINCIE  QUE  SON  AMANT  EST 
SON  COUSIN.  TOUS  LES  MERLES  SONT  EXILÉS  DES  BORDS  DU  GANGE. 
ELLE     PREND     AUSSITOT    LA    POSTE     POUR    LE    REJOINDRE    A    LA    CHINE. 

—  Mon  fils  est  votre  cousin,  vous  dis-je,  reprit  la  mère,  et  je 
vais  bientôt  vous  en  donner  la  preuve  ;  mais  en  devenant  ma 
parente  vous  m'arrachez  mon  fils;  il  ne  pourra  survivre  à  la 
douleur  que  lui  a  causée  votre  baiser  donné  au  roi  d'Egypte. 

—  Ah  !  ma  tante,  s"écria  la  belle  Formosante,  je  jure  par  lui 
et  par  le  puissant  Orosmade  que  ce  baiser  funeste,  loin  d'être 
criminel,  était  la  plus  forte  preuve  d'amour  que  je  pusse  donner 
à  votre  fils.  Je  désobéissais  à  mon  père  pour  lui.  Jallais  pour  lui 
de  l'Euphrate  au  Gange.  Tombée  entre  les  mains  de  l'indigne 
pharaon  d'Egypte,  je  ne  pouvais  lui  échapper  qu'en  le  trompant. 
J'en  atteste  les  cendres  et  l'âme  du  phénix,  qui  étaient  alors  dans 
ma  poche;  il  peut  me  rendre  justice;  mais  comment  votre  fils, 
né  sur  les  bords  du  Gange,  peut-il  être  mon  cousin,  moi  dont  la 
famille  règne  sur  les  bords  de  l'Euphrate  depuis  tant  de  siècles  ? 

—  Vous  savez,  lui  dit  la  vénérable  Gangaride,  que  votre  grand- 
oncle  Aidée  était  roi  de  Babylone,  et  qu'il  fut  détrôné  par  le  père 
de  Bélus, 

—  Oui,  madame. 

—  Vous  savez  que  son  fils  Aidée  avait  eu  de  son  mariage  la 
princesse  Aidée,  élevée  dans  votre  cour.  C'est  ce  prince,  qui,  étant 
persécuté  par  votre  père,  vint  se  réfugier  dans  notre  heureuse 
contrée,  sous  un  autre  nom  :  c'est  lui  qui  m'épousa  ;  j'en  ai  eu  le 
jeune  prince  Aldée-Amazan,  le  plus  beau,  le  plus  fort,  le  plus 
courageux,  le  plus  vertueux  des  mortels,  et  aujourd'hui  le  plus 
fou.  H  alla  aux  fêtes  de  Babylone  sur  la  réputation  de  votre 
beauté  :  depuis  ce  temps-là  il  vous  idolâtre,  et  peut-être  je  ne 
reverrai  jamais  mon  cher  fils.  » 

Alors  elle  fit  déployer  devant  la  princesse  tous  les  titres  de  la 


398  LA   PRINCESSE    DE    BABYLONE. 

maison  des  Aidées;  à  peine  Formosante  daigna  les  regarder. 
«  Ah!  madame,  s'écria-t-elle,  examine-t-on  ce  qn'on  désire?  Mon 
cœur  vous  en  croit  assez.  Mais  où  est  Aldée-Amazan  ?  où  est  mon 
parent,  mon  amant,  mon  roi?  où  est  ma  vie?  quel  chemin  a-t-il 
pris?  J'irais  le  chercher  dans  tous  les  globes  que  l'Éternel  a 
formés,  et  dont  il  est  le  plus  bel  ornement.  J'irais  dans  l'étoile 
Campe,  dans  Sheat,  dans  Aldeharam ;  î'ivdiis  le  convaincre  de  mon 
amour  et  de  mon  innocence,  » 

Le  phénix  justifia  la  princesse  du  crime  que  lui  imputait  le 
merle  d'avoir  donné  par  amour  un  baiser  au  roi  d'Egypte  ;  mais 
il  fallait  détromper  Amazan  et  le  ramener.  Il  envoie  des  oiseaux 
sur  tous  les  chemins  ;  il  met  en  campagne  les  licornes  :  on  lui 
rapporte  enfin  qu'Amazan  a  pris  la  route  de  la  Chine,  «  Eh  bien  ! 
allons  à  la  Chine,  s'écria  la  princesse  ;  le  voyage  n'est  pas  long  ; 
j'espère  bien  vous  ramener  votre  fils  dans  quinze  jours  au  plus 
tard.  »  A  ces  mots,  que  de  larmes  de  tendresse  versèrent  la  mère 
gangaride  et  la  princesse  de  Babylone!  que  d'embrassements! 
que  d'effusion  de  cœur  ! 

Le  phénix  commanda  sur-le-champ  un  carrosse  à  six  licornes. 
La  mère  fournit  deux  cents  cavaliers,  et  fit  présent  à  la  princesse, 
sa  nièce,  de  quelques  milliers  des  plus  beaux  diamants  du  pays. 
Le  phénix,  affligé  du  mal  que  l'indiscrétion  du  merle  avait  causé, 
fit  ordonner  à  tous  les  merles  de  vider  le  pays  ;  et  c'est  depuis  ce 
temps  qu'il  ne  s'en  trouve  plus  sur  les  bords  du  Gange. 


CHAPITRE   XII. 

FORMOSANTE  ET  SA  FEMME  DE  CIIAMliUE  ARRIVET^T  A  LA  CHINE;  CE  QL'ELLE 
Y  VOIT  DE  remarquable;  BEAU  TRAIT  DE  FIDÉLITÉ  D'AMAZA.\.  ELLE 
PART  POUR  LA  SCYTHIE,  OU  ELLE  RENCONTRE  SA  COUSINE  ALDÉE. 
AMITIÉS   RÉCIPROQUES    QU'ELLES    SE    FONT    SANS    S'AIMER. 

Les  licornes,  en  moins  de  huit  jours,  amenèrent  Formosante, 
Irla,  et  le  phénix,  à  Cambalu,  capitale  de  la  Chine.  C'était  une 
ville  plus  grande  que  Babylone,  et  d'une  espèce  de  magnificence 
toute  dillércnte.  Ces  nouveaux  objets,  ces  mœurs  nouvelles, 
auraient  amusé  Formosante  si  elle  avait  pu  être  occupée  d'autre 
chose  que  d'Amazan. 

Dès  que  l'empereur  de  la  Chine  eut  appris  que  la  princesse 
de  Babylone  était  à  une  porte  de  la  ville,  il  lui  dépécha  quatre 
mille  mandarins  en  robes  de  cérémonie  ;  tous  se  prosternèrent 


ÇIIAPITHE    XI 1.  399 

(levant  elle,  et  lui  présentèrent  chacun  un  compliment  écrit  en 
lettres  d'or  sur  une  feuille  de  soie  pourpre.  Formosante  leur  dit 
que  si  elle  avait  quatre  mille  langues,  elle  ne  manquerait  pas  de 
répondre  sur-le-champ  à  chaque  mandarin;  mais  que,  n'en  ayant 
qu'une,  elle  les  priait  de  trouver  bon  qu'elle  s'en  servît  pour  les 
remercier  tous  en  général.  Ils  la  conduisirent  respectueusement 
chez  l'empereur. 

C'était  le  monarque  de  la  terre  le  plus  juste,  le  plus  poli,  et 
le  plus  sage.  Ce  fut  lui  qui,  le  premier,  laboura  un  petit  champ 
de  ses  mains  impériales,  pour  rendre  l'agriculture  respectable  à 
son  peuple.  Il  établit,  le  premier,  des  prix  pour  ,1a  vertu.  Les 
lois,  partout  ailleurs,  étaient  honteusement  bornées  à  punir  les 
crimes.  Cet  empereur  venait  de  chasser  de  ses  États  une  troupe 
de  bonzes  étrangers^  qui  étaient  venus  du  fond  de  l'Occident, 
dans  l'espoir  insensé  de  forcer  toute  la  Chine  à  penser  comme 
eux,  et  qui,  sous  prétexte  d'annoncer  des  vérités,  avaient  acquis 
déjà  des  richesses  et  des  honneurs.  Il  leur  avait  dit,  en  les  chas- 
sant, ces  propres  paroles  enregistrées  dans  les  annales  de  l'empire  : 

((  Vous  pourriez  faire  ici  autant  de  mal  que  vous  en  avez  fait 
ailleurs  :  vous  êtes  venus  prêcher  des  dogmes  d'intolérance  chez 
la  nation  la  plus  tolérante  de  la  terre.  Je  vous  renvoie  pour 
n'être  jamais  forcé  de  vous  punir.  Vous  serez  reconduits  honora- 
blement sur  mes  frontières  ;  on  vous  fournira  tout  pour  retourner 
aux  bornes  de  l'hémisphère  dont  vous  êtes  partis.  Allez  en  paix 
si  vous  pouvez  être  en  paix,  et  ne  revenez  plus.  » 

La  princesse  de  Babylone  apprit  avec  joie  ce  jugement  et  ce 
discours;  elle  en  était  plus  sûre  d'être  bien  reçue  à  la  cour, 
puisqu'elle  était  très-éloignée  d'avoir  des  dogmes  intolérants. 
L'empereur  de  la  Chine,  en  dînant  avec  elle  tête  à  tête,  eut  la 
politesse  de  bannir  l'embarras  de  toute  étiquette  gênante;  elle 
lui  présenta  le  phénix,  qui  fut  très-caressé  de  l'empereur,  et  qui 
se  percha  sur  son  fauteuil,  Formosante,  sur  la  fin  du  repas,  lui 
confia  ingénument  le  sujet  de  son  voyage,  et  le  pria  de  faire 
chercher  dans  Cambalu  le  bel  Amazan,  dont  elle  lui  conta  l'aven- 
ture, sans  lui  rien  cacher  de  la  fatale  passion  dont  son  cœur 
était  enflammé  pour  ce  jeune  héros,  «  A  qui  en  parlez-vous  ?  lui 
dit  l'empereur  de  la  Chine  ;  il  m'a  fait  le  plaisir  de  venir  dans 
ma  cour  ;  il  m'a  enchanté,  cet  aimable  Amazan  :  il  est  vrai  qu'il 
est  profondément  affligé  ;  mais  ses  grâces  n'en  sont  que  plus 

1.  Les  jésuites;  Voltaire  a  composé  une  Relation  du  bannissement  des  jésuites 
de  la  Chine;  voyez  les  Mélanges,  année  1768;  et  tome  XVIII,  page  152. 


400  LA    1»RINCESSE    DE    BABYLONE. 

touchantes;  aucun  de  mes  favoris  n'a  plus  d'esprit  que  lui;  nul 
mandarin  de  robe  n'a  de  plus  vastes  connaissances;  nul  man- 
darin d'épée  n'a  l'air  plus  martial  et  plus  héroïque  ;  son  extrême 
jeunesse  donne  un  nouveau  prix  à  tous  ses  talents  ;  si  j'étais  assez 
malheureux,  assez  abandonné  du  Tien  et  du  Changti  pour  vou- 
loir être  conquérant,  je  prierais  Amazan  de  se  mettre  à  la  tête  de 
mes  armées,  et  je  serais  sûr  de  triompher  de  l'univers  entier. 
C'est  bien  dommage  que  son  chagrin  lui  dérange  quelquefois 
l'esprit. 

—  Ah!  monsieur,  lui  dit  Formosante  avec  un  air  enflammé 
et  un  ton  de  douleur,  de  saisissement  et  de  reproche,  pourquoi 
ne  m'avez-vous  pas  fait  dîner  avec  lui?  Vous  me  faites  mourir; 
envoyez-le  prier  tout  à  l'heure, 

—  iAIadame,  il  est  parti  ce  matin,  et  il  n'a  point  dit  dans 
quelle  contrée  il  portait  ses  pas.  » 

Formosante  se  tourna  vers  le  phénix:  «  Eh  bien,  dit-elle, 
phénix,  avez-vous  jamais  vu  une  fille  plus  malheureuse  que  moi? 
Mais,  monsieur,  continua-t-clle,  comment,  pourquoi  a-t-il  pu 
quitter  si  brusquement  une  cour  aussi  polie  que  la  vôtre,  dans 
laquelle  il  me  semble  qu'on  voudrait  passer  sa  vie? 

—  Voici,  madame,  ce  qui  est  arrivé.  Une  princesse  du  sang, 
des  plus  aimables,  s'est  éprise  de  passion  pour  lui,  et  lui  a  donné 
un  rendez-vous  chez  elle  à  midi  ;  il  est  parti  au  point  du  jour,  et 
et  il  a  laissé  ce  billet,  qui  a  coûté  bien  des  larmes  à  ma  parente. 

«  Celle  princesse  du  sang  de  la  Chine,  vous  méritez  un  cœur 
«  qui  n'ait  jamais  été  qu'à  vous  ;  j'ai  juré  aux  dieux  immortels  de 
((  n'aimer  jamais  que  Formosante,  princesse  de  Babylone,  et  de 
«  lui  apprendre  comment  on  peut  dompter  ses  désirs  dans  ses 
«  voyages;  elle  a  eu  le  malheur  de  succomber  avec  un  indigne 
((  roi  d'Egypte  :  je  suis  le  plus  malheureux  des  hommes;  j'ai  perdu 
((  mon  père  et  le  phénix,  et  l'espérance  d'être  aimé  de  Formosante  ; 
«  j'ai  quitté  ma  mère  affligée,  ma  patrie,  ne  pouvant  vivre  un 
((  moment  dans  les  lieux  où  j'ai  appris  que  Formosante  en  aimait 
«  un  autre  que  moi;  j'ai  juré  de  parcourir  la  terre  et  d'être  fidèle. 
«  Vous  me  mépriseriez,  et  les  dieux  me  puniraient,  si  je  violais  mon 
(i  serment  ;  prenez  un  amant,  madame,  et  soyez  aussi  fidèle  que 

<(  moi,  » 

—  Ah  !  laissez-moi  cette  étonnante  lettre,  dit  la  belle  Formo- 
sante, elle  fera  ma  consolation;  je  suis  heureuse  dans  mon  infor- 
tune. Amazan  m'aime;  Amazan  renonce  pour  moi  à  la  possession 
des  princesses  de  la  Chine;  il  n'y  a  que  lui  sur  la  terre  cai)able 
de  remporter  une  telle  victoire;  il  me  donne  un  grand  exemple  ; 


CHAPITRE    XIl.  401 

le  phénix  sait  que  je  n'en  avais  pas  besoin  ;  il  est  bien  cruel  d'être 
privée  de  son  amant  pour  le  plus  innocent  des  baisers  donné  par 
pure  fidélité.  Mais  enfin  où  est-il  allé?  quel  chemin  a-t-il  pris? 
daignez  me  l'enseigner,  et  je  pars.  » 

L'empereur  de  la  Chine  lui  répondit  qu'il  croyait,  sur  les  rap- 
ports qu'on  lui  avait  faits,  que  son  amant  avait  suivi  une  route 
qui  menait  en  Scythie.  Aussitôt  les  licornes  furent  attelées,  et  la 
princesse,  après  les  plus  tendres  compliments,  prit  congé  de 
l'empereur  avec  le  phénix,  sa  femme  de  chambre  Irla,  et  toute 
sa  suite. 

Dès  qu'elle  fut  en  Scythie,  elle  vit  plus  que  jamais  combien 
les  hommes  et  les  gouvernements  diffèrent,  et  différeront  toujours 
jusqu'au  temps  où  quelque  peuple  plus  éclairé  que  les  autres 
communiquera  la  lumière  de  proche  en  proche  après  mille  siècles 
de  ténèbres,  et  qu'il  se  trouvera  dans  des  climats  barbares  des 
âmes  héroïques  qui  auront  la  force  et  la  persévérance  de  changer 
les  brutes  en  hommes.  Point  de  villes  en  Scythie,  par  conséquent 
point  d'arts  agréables.  On  ne  voyait  que  de  vastes  prairies  et  des 
nations  entières  sous  des  tentes  et  sur  des  chars.  Cet  aspect  im- 
primait la  terreur,  Formosante  demanda  dans  quelle  tente  ou 
dans  quelle  charrette  logeait  le  roi.  On  lui  dit  que  depuis  huit 
jours  il  s'était  mis  en  marche  à  la  tête  de  trois  cent  mille  hommes 
de  cavalerie  pour  aller  à  la  rencontre  du  roi  de  Babylone,  dont  il 
avait  enlevé  la  nièce,  la  belle  princesse  Aidée,  «  Il  a  enlevé  ma 
cousine!  s'écria  Formosante;  je  ne  m'attendais  ])as  à  cette  nou- 
velle aventure.  Quoi!  ma  cousine,  qui  était  trop  heureuse  de  me 
faire  la  cour,  est  devenue  reine,  et  je  ne  suis  pas  encore  mariée!  » 
Elle  se  fit  conduire  incontinent  aux  tentes  de  la  reine. 

Leur  réunion  inespérée  dans  ces  climats  lointains,  les  choses 
singulières  qu'elles  avaient  mutuellement  à  s'apprendre,  mirent 
dans  leur  entrevue  un  charme  qui  leur  fit  oublier  qu'elles  ne 
s'étaient  jamais  aimées;  elles  se  revirent  avec  transport;  une 
douce  illusion  se  mit  à  la  place  de  la  vraie  tendresse  ;  elles  s'em- 
brassèrent en  pleurant,  et  il  y  eut  même  entre  elles  de  la  cordialité 
et  de  la  franchise,  attendu  que  l'entrevue  ne  se  faisait  pas  dans 
un  palais. 

Aidée  reconnut  le  phénix  et  la  confidente  Irla  ;  elle  donna  des 
fourrures  de  zibeline  à  sa  cousine,  qui  lui  donna  des  diamants. 
On  parla  de  la  guerre  que  les  deux  rois  entreprenaient;  on  dé- 
plora la  condition  des  hommes,  que  des  monarques  envoient  par 
fantaisie  s'égorger  pour  des  différends  que  deux  honnêtes  gens 
pourraient  concilier  en  une  heure  ;  mais  surtout  on  s'entretint 

21.  —  Romans.  26 


402  LA   PRINCESSE    DE   BABYLONE. 

du  bel  étranger  vainqueur  des  lions,  donneur  des  plus  gros  dia- 
mants de  l'univers,  faiseur  de  madrigaux,  possesseur  du  phénix, 
devenu  le  plus  malheureux  des  hommes  sur  le  rapport  d'un  merle. 
((  C'est  mon  cher  frère,  disait  Aidée. 

—  C'est  mon  amant!  s'écriait  Formosante;  vous  l'avez  vu 
sans  doute,  il  est  peut-être  encore  ici  ;  car,  ma  cousine,  il  sait 
qu'il  est  votre  frère  ;  il  ne  vous  aura  pas  quittée  brusquement 
comme  il  a  quitté  le  roi  de  la  Chine. 

—  Si  je  l'ai  vu,  grands  dieux!  reprit  Aidée-,  il  a  passé  quatre 
jours  entiers  avec  moi.  Ah  !  ma  cousine,  que  mon  frère  est  à 
plaindre  !  Un  faux  rapport  l'a  rendu  absolument  fou  ;  il  court  le 
monde  sans  savoir  où  il  va.  Figurez-vous  qu'il  a  poussé  la  dé- 
mence jusqu'à  refuser  les  faveurs  de  la  plus  belle  Scythe  de  toute 
la  Scythie,  Il  partit  hier  après  lui  avoir  écrit  une  lettre  dont  elle 
a  été  désespérée.  Pour  lui,  il  est  allé  chez  les  Cimmériens. 

—  Dieu  soit  loué  !  s'écria  Formosante  ;  encore  un  refus  en  ma 
faveur  !  mon  bonheur  a  passé  mon  espoir,  comme  mon  malheur 
a  surpassé  toutes  mes  craintes.  Faites-moi  donner  cette  lettre 
charmante,  que  je  parte,  que  je  le  suive,  les  mains  pleines  de  ses 
sacrifices.  Adieu,  ma  cousine;  Amazan  est  chez  les  Cimmériens: 
j'y  vole.  » 

Aidée  trouva  que  la  princesse  sa  cousine  était  encore  plus  folle 
que  son  frère  Amazan;  mais  comme  elle  avait  senti  elle-même 
les  atteintes  de  cette  épidémie,  comme  elle  avait  quitté  les  délices 
et  la  magnificence  de  Babylone  pour  le  roi  des  Scythes,  comme 
les  femmes  s'intéressent  toujours  aux  folies  dont  l'amour  est 
cause,  elle  s'attendrit  véritablement  pour  Formosante,  lui  sou- 
haita un  heureux  voyage,  et  lui  promit  de  servir  sa  passion  si 
jamais  elle  était  assez  heureuse  pour  revoir  sou  frère. 


CHAPITRE    XIII. 

AnniVKE  DK  LA  BELLE  BABYLONIENNE  DANS  l'eMPIUE  DK  S  CI  MME  B  IENS. 
BÉCEPTION  qu'on  LUI  FAIT.  ÉLOGE  DE  l'i  M  PÉ  B  ATR  ICE  DE  S  CIMMÉRIENS. 
NOUVELLE    FIDÉLITÉ    d'AMAZAN. 

Riontôt  la  princesse  de  Babylone  et  le  phénix  arrivèrent  dans 
l'empire  des  Cimmériens*,  bien  moins  peuplé,  ù  la  vérité,  que  la 
Chine,  mais  deux  fois  plus  étendu  ;  autrefois  semblable  à  la 

1.  La  Russie. 


CHAPITRE   XIII.  403 

Scytliie,  et  devenu  depuis  quelque  temps  aussi  florissant  que  les 
royaumes  qui  se  vantaient  d'instruire  les  autres  États. 

Après  quelques  jours  de  marche  on  entra  dans  une  très-grande 
ville*  que  l'impératrice  régnante-  faisait  embellir;  mais  elle  n'y 
était  pas  :  elle  voyageait  alors  des  frontières  de  l'Europe  à  celles 
de  l'Asie  pour  connaître  ses  États  par  ses  yeux,  pour  juger  des 
maux  et  porter  les  remèdes,  pour  accroître  les  avantages,  pour 
semer  l'instruction. 

Un  des  principaux  officiers  de  cette  ancienne  capitale,  instruit 
de  l'arrivée  de  la  Baijylouienne  et  du  phénix,  s'empressa  de  rendre 
ses  hommages  à  la  princesse,  et  de  lui  faire  les  honneurs  du  pays, 
bien  sûr  que  sa  maîtresse,  qui  était  la  plus  poHe  et  la  plus  magni- 
fique des  reines,  lui  saurait  gré  d'avoir  reçu  une  si  grande  dame 
avec  les  mêmes  égards  qu'elle  aurait  prodigués  elle-même. 

On  logea  Formosante  au  palais,  dont  on  écarta  une  foule 
importune  de  peuple  ;  on  lui  donna  des  fêtes  ingénieuses.  Le  sei- 
gneur cimmérien,  qui  était  un  grand  naturaliste,  s'entretint  beau- 
coup avec  le  phénix  dans  les  temps  où  la  princesse  était  retirée 
dans  son  appartement.  Le  phénix  lui  avoua  qu'il  avait  autrefois 
voyagé  chez  les  Cimmériens,  et  qu'il  ne  reconnaissait  plus  le  pays, 
«  Comment  de  si  prodigieux  changements,  disait-il,  ont-ils  pu  être 
opérés  dans  un  temps  si  court?  Il  n'y  a  pas  trois  cents  ans  que  je 
vis  ici  la  nature  sauvage  dans  toute  sou  horreur  ;  j'y  trouve  au- 
jourd'hui les  arts,  la  splendeur,  la  gloire  et  la  politesse. 

—  Un  seul  homme  '  a  commencé  ce  grand  ouvrage,  répondit  le 
Cimmérien;  une  femme  l'a  perfectionné;  une  femme  a  été  meil- 
leure législatrice  que  l'Isis  des  Égyptiens  et  la  Cérès  des  Grecs  La 
plupart  des  législateurs  ont  eu  un  génie  étroit  et  despotique  qui  a 
resserré  leurs  vues  dans  le  pays  qu'ils  ont  gouverné  ;  chacun  a 
regardé  son  peuple  comme  étant  seul  sur  la  terre,  ou  comme  devant 
être  l'ennemi  du  reste  de  la  terre.  Ils  ont  formé  des  institutions 
pour  ce  seul  peuple ,  introduit  des  usages  pour  lui  seul ,  établi 
une  religion  pour  lui  seul.  C'est  ainsi  que  les  Égyptiens ,  si 
fameux  par  des  monceaux  de  pierres ,  se  sont  abrutis  et  désho- 
norés par  leurs  superstitions  barbares.  Ils  croient  les  autres  nations 
profanes,  ils  ne  communiquent  point  avec  elles;  et,  excepté  la 
cour,  qui  s'élève  quelquefois  au-dessus  des  préjugés  vulgaires,  il 
n'y  a  pas  un  Égyptien  qui  voulût  manger  dans  un  plat  dont  un 


\.  Moscou, 

2.  Catherine  II  a  régné  de  1762  à  1796. 

3.  PieiTe  P''j  son  histoire  est  au  tome-  X\l  de  la  présente  édition. 


404  LA    PRINCESSE    DE    BABYLONE. 

étranger  se  serait  servi.  Leurs  prêtres  sont  cruels  et  absurdes.  Il 
vaudrait  mieux  n'avoir  point  de  lois,  et  n'écouter  que  la  nature, 
qui  a  gravé  dans  nos  cœurs  les  caractères  du  juste  et  de  l'injuste, 
que  de  soumettre  la  société  à  des  lois  si  insociables. 

«  Notre  impératrice  embrasse  des  projets  entièrement  opposés  : 
elle  considère  son  vaste  État,  sur  lequel  tous  les  méridiens  viennent 
se  joindre,  comme  devant  correspondre  à  tous  les  peuples  qui 
lial3itent  sous  ces  différents  méridiens.  La  première  de  ses  lois  a 
été  la  tolérance  de  toutes  les  religions,  et  la  compassion  pour 
toutes  les  erreurs.  Son  puissant  génie  a  connu  que  si  les  cultes 
sont  différents,  la  morale  est  partout  la  même;  par  ce  principe 
elle  a  lié  sa  nation  à  toutes  les  nations  du  monde,  et  les  Cimmé- 
riens  vont  regarder  le  Scandinavicn  et  le  Chinois  comme  leurs 
frères.  Elle  a  fait  plus  :  elle  a  voulu  que  cette  précieuse  tolérance, 
le  premier  lien  des  hommes,  s'établît  chez  ses  voisins*  ;  ainsi  elle 
a  mérité  le  titre  de  mère  de  la  patrie ,  et  elle  aura  celui  de  bien- 
faitrice du  genre  humain,  si  elle  persévère. 

«Avant  elle,  des  hommes  malheureusement  puissants  en- 
voyaient des  troupes  de  meurtriers  ravir  à  des  peuplades  incon- 
nues et  arroser  de  leur  sang  les  héritages  de  leurs  pères  :  on  appe- 
lait ces  assassins  des  héros;  leur  brigandage  était  de  la  gloire. 
Notre  souveraine  a  une  autre  gloire  :  elle  a  fait  marcher  des 
armées  pour  apporter  la  paix,  pour  empêcher  les  hommes  de  se 
nuire,  pour  les  forcer  à  se  supporter  les  uns  les  autres;  et  ses 
étendards  ont  été  ceux  de  la  concorde  publique.  » 

Le  phénix,  enchanté  de  tout  ce  que  lui  apprenait  ce  seigneur, 
lui  dit  :  u  Monsieur,  il  y  a  vingt-sept  mille  neuf  cents  années 
et  sept  mois  que  je  suis  au  monde  ;  je  n'ai  encore  rien  vu  de 
comparable  à  ce  que  vous  me  faites  entendre.  »  Il  lui  demanda 
des  nouvelles  de  son  ami  Amazan  ;  le  Cimmérien  lui  conla  les 
mêmes  choses  qu'on  avait  dites  à  la  princesse  chez  les  Chinois  et 
chez  les  Scythes.  Amazan  s'enfuyait  de  toutes  les  cours;qu'il  visitait 
sitôt  qu'une  dame  lui  avait  donné  un  rendez-vous  auquel  il  crai- 
gnait de  succomber.  Le  phénix  instruisit  bientôt  Formosante  de 
cette  nouvelle  marque  de  fidélité  qu'Amazan  lui  donnait:  fidélité 
d'autant  plus  étonnante  qu'il  ne  pouvait  pas  soupçonner  que  sa 
princesse  en  fût  jamais  informée. 

1.  Il  s'agit  ici  des  aiïaircs  polonaises.  Voyez  Hissai  sur  les  dissensions  des 
Églises  de  l'olojne,  dans  les  Fnnjmcnls  sur  l'Ilisluire. 


CHAPITRE    XIV.  40o 


CHAPITRE    XIV. 

AMAZAN  PASSE  EN  SCANDINAVIE,  EN  SARMATIE.  CE  QC'iL  VOIT  DANS  CES 
CONTRÉES,  AINSI  QL'eN  GERMANIE.  IL  DONNE  PARTOÏT  L'EXEMPLE  DE 
LA    FIDÉLITÉ. 

Il  était  parti  pour  la  Scandinavie  i.  Ce  fut  dans  ces  climats  que 
des  spectacles  nouveaux  frappèrent  encore  ses  yeux.  Ici  la  royauté 
et  la  liberté  subsistaient  ensemble  par  un  accord  qui  paraît  impos- 
sible dans  d'autres  États;  les  agriculteurs  avaient  part  à  la  légis- 
lation, aussi  bien  que  les  grands  du  royaume  ;  et  un  jeune  prince  ' 
donnait  les  plus  grandes  espérances  d'être  digne  de  commander 
à  une  nation  libre.  Là  c'était  quelque  chose  de  plus  étrange  :  le 
seul  roi'  qui  fût  despotique  de  droit  sur  la  terre  par  un  contrat 
formel  avec  son  peuple  était  en  même  temps  le  plus  jeune  et  le 
l)lus  juste  des  rois. 

Chez  les  SarmatesS  Amazan  vit  un  pliilosophe"  sur  le  trône: 
on  pouvait  l'appeler  le  roi  de  l'anarchie,  car  il  était  le  chef  de 
cent  mille  petits  rois  dont  un  seul  pouvait  d'un  mot  anéantir  les 
résolutions  de  tous  les  autres.  Éole  navait  pas  plus  de  peine  à 
contenir  tous  les  vents,  qui  se  combattent  sans  cesse,  que  ce 
monarque  n'en  avait  à  concilier  les  esprits  :  c'était  un  pilote  envi- 
ronné d'un  éternel  orage;  et  cependant  le  vaisseau  ne  se  brisait 
pas,  car  le  prince  était  un  excellent  pilote. 

En  parcourant  tous  ces  pays  si  différents  de  sa  patrie,  Amazan 
refusait  constamment  toutes  les  bonnes  fortunes  qui  se  présen- 
taient à  lui,  toujours  désespéré  du  baiser  que  Formosante  avait 
donné  au  roi  d"Égypte,  toujours  affermi  dans  son  inconcevable 
résolution  de  donner  à  Formosante  l'exemple  d'une  fidélité  unique 
et  inébranlable. 

La  princesse  de  Cabylone  avec  le  phénix  le  suivait  partout  à 
la  piste,  et  ne  le  manquait  jamais  que  d'un  jour  ou  deux,  sans 
que  l'un  se  lassât  de  courir,  et  sans  que  l'autre  perdît  un  moment 
à  le  suivre. 

1.  La  Suède. 

^.  Le  prince  royal,  qui,  trois  ans  plus  tard,  fut  Gustave  III. 

3.  Le  roi  de  Danemark  Christian  VIL 

4.  En  Pologne. 

.0.  Stanislas  Poniatowski,  né  en  1732,  élu  roi  de  Pologne  en  1764.  Ce  fut  sous 
son  règne  qu'eurent  lieu  (depuis  la  publication  de  la  Princesse  de  Babylonej  :  en 
1773,  le  démembrement,  ou  premier  partage  ;  et  vingt  ans  après,  le  second  par- 
tage, ou  anéantissement  de  la  Pologne.  Stanislas  mourut  en  1798. 


406  LA   PRINCESSE    DE    BABYLONE. 

Ils  traversèrent  ainsi  toute  la  Germanie  ;  ils  admirèrent  les 
progrès  que  la  raison  et  la  philosophie  faisaient  dans  le  Nord  : 
tous  les  princes  y  étaient  instruits,  tous  autorisaient  la  liberté  de 
penser  ;  leur  éducation  n'avait  point  été  confiée  à  des  hommes 
qui  eussent  intérêt  de  les  tromper,  ou  qui  fussent  trompés  eux- 
mêmes  :  on  les  avait  élevés  dans  la  connaissance  de  la  morale 
universelle,  et  dans  le  mépris  des  superstitions  ;  on  avait  banni 
dans  tous  ces  États  un  usage  insensé,  qui  énervait  et  dépeuplait 
plusieurs  pays  méridionaux  :  cette  coutume  était  d'enterrer  tout 
vivants,  dans  de  vastes  cachots,  un  nombre  infini  des  deux  sexes 
éternellement  séparés  l'un  de  l'autre,  et  de  leur  faire  jurer  de 
n'avoir  jamais  de  communication  ensemble.  Cet  excès  de  démence, 
accrédité  pendant  des  siècles,  avait  dévasté  la  terre  autant  que  les 
guerres  les  plus  cruelles. 

Les  princes  du  Nord  avaient  à  la  fin  compris  que,  si  on  vou- 
lait avoir  des  haras,  il  ne  fallait  pas  séparer  les  plus  forts  chevaux 
des  cavales.  Ils  avaient  détruit  aussi  des  erreurs  non  moins 
bizarres  et  non  moins  pernicieuses.  Enfin  les  hommes  osaient  être 
raisonnables  dans  ces  vastes  pays,  tandis  qu'ailleurs  on  croyait 
encore  qu'on  ne  peut  les  gouverner  qu'autant  qu'ils  sont  imbé- 
ciles. 


CHAPITRE   XV. 

FOnMOSANTE,    SUIVANT     TOIJOLRS    SON     AMANT,     MANQUE     DE     l'ATTEINDHE 
CHEZ    LES    BATAVES.     ELLE     VEUT     MVSSER,     APRÈS     LUI,     DANS    L'ÎLE    d'aL- 

bion;  mais  malheureusement  des  vents  contraires  la  retiennent 

AU    rORT. 

Amazan  arriva  chez  les  Bataves  ;  son  cœur  éprouva  dans  son 
chagrin  une  douce  satisfaction  d'y  retrouver  quelque  faible  image 
du  pays  des  heureux  Gangarides;  la  liberté,  l'égalité,  la  propreté, 
l'abondance,  la  tolérance  ;  mais  les  dames  du  pays  étaient  si 
froides  qu'aucune  ne  lui  fit  d'avances  comme  on  lui  en  avait 
fait  partout  ailleurs;  il  n'eut  pas  la  peine  de  résister.  S'il  avait 
voulu  attaquer  ces  dames,  il  les  aurait  toutes  subjuguées  l'une 
après  l'autre,  sans  être  aimé  d'aucune  ;  mais  il  était  bien  éloigné 
de  songer  à  faire  des  conquêtes. 

Fonnosante  fut  sur  le  point  de  l'attraper  chez  cette  nation 
insipide  :  il  ne  s'en  fallut  que  d'un  moment. 

Amazan  avait  entendu  parler  chez  les  Bataves  avec  tant 
d'éloges  d'une  certaine  île,  nommée  Albion,  qu'il  s'était  déterminé 


CHAPITRE    XV.  407 

à  s'embarquer,  lui  et  ses  licornes,  sur  uu  vaisseau  qui,  par  un  vent 
d'orient  favorable,  l'avait  porté  en  quatre  heures  au  rivage  de 
cette  terre  plus  célèbre  que  Tyr  et  que  l'île  Atlantide. 

La  belle  Forraosante,  qui  l'avait  suivi  au  bord  delà  Duina,  de 
la  Vistule,  de  l'Elbe,  du  Véser,  arrive  enfin  aux  bouches  du  Rhin, 
qui  portait  alors  ses  eaux  rapides  dans  la  mer  Germanique. 

Elle  apprend  que  son  cher  amant  a  vogué  aux  eûtes  d'Albion  ; 
elle  croit  voir  son  vaisseau  ;  elle  pousse  des  cris  de  joie  dont  toutes 
les  dames  bataves  furent  surprises,  n'imaginant  pas  qu'un  jeune 
homme  pût  causer  tant  de  joie  ;  et  à  l'égard  du  phénix,  elles  n'en 
firent  pas  grand  cas,  parce  qu'elles  jugèrent  que  ses  plumes  ne 
pourraient  probablement  se  vendre  aussi  bien  que  celles  des 
canards  et  des  oisons  de  leurs  marais.  La  princesse  de  Babylone 
loua  ou  uolisa  deux  vaisseaux  pour  la  transporter  avec  tout  son 
monde  dans  cette  bienheureuse  île,  qui  allait  posséder  l'unique 
objet  de  tous  ses  désirs,  l'âme  de  sa  vie,  le  dieu  de  son  cœur. 

Un  vent  funeste  d'occident  s'éleva  tout  à  coup  dans  le  moment 
même  où  le  fidèle  et  malheureux  Amazan  mettait  pied  à  terre  en 
Albion  :  les  vaisseaux  de  la  princesse  de  Babylone  ne  purent 
démarrer.  Un  serrement  de  cœur,  une  douleur  amère,  une 
mélancolie  profonde,  saisirent  Formosante  :  elle  se  mit  au  lit, 
dans  sa  douleur,  en  attendant  que  le  vent  changeât  ;  mais  il 
souffla  huit  jours  entiers  avec  une  violence  desespérante.  La  prin- 
cesse, pendant  ce  siècle  de  huit  jours,  se  faisait  lire  par  Irla  des 
romans  :  ce  n'est  pas  que  les  Bataves  en  sussent  faire  ;  mais, 
comme  ils  étaient  les  facteurs  de  l'univers,  ils  vendaient  l'esprit 
des  autres  nations,  ainsi  que  leurs  denrées.  La  princesse  fit  acheter 
chez  ;^Iarc-Michel  Rey*  tous  les  contes  que  l'on  avait  écrits  chez 
les  Ausoniens  et  chez  les  Welches-,  et  dont  le  débit  était  défendu 
sagement  chez  ces  peuples  pour  enrichir  les  Bataves;  elle  espérait 
qu'elle  trouverait  dans  ces  histoires  quelque  aventure  qui  ressem- 
blerait à  la  sienne,  et  qui  charmerait  sa  douleur.  Irla  lisait,  le 
phénix  disait  son  avis,  et  la  princesse  ne  trouvait  rien  dans  la 
Paysanne  'parvenue,  ni  dans  Tansaï,  ni  dans  le  Sofa,  ni  dans  les 
Quatre  Facardins^,  qui  eût  le  moindre  rapport  à  ses  aventures; 

1.  Libraire  d'Amsterdam. 

2.  En  Italie  et  en  France. 

3.  Dans  l'édition  de  17G8  avec  sommaires,  au  lieu  de  ces  mots  :  ni  dans  les 
Quatre  Facardins,  on  lit  :  ni  dans  Candide.  Celte  variante  esif-elle  une  épigramme 
d'un  ennemi  de  Voltaire?  est-ce  une  plaisanterie  de  Voltaire  pour  donner  l'idée 
qu'il  n'était  pas  l'auteur  de  la  Princesse  de  Babylone?  Je  n'ose  prononcer.  (B.)  — 
La  Paysanne  parvenue  est  du  chevalier  de  Mouhy;  Tansaï  et  le  Sofa  sont  de 
Crébillon  fils,  et  Hamilton  est  auteur  des  Quatre  Facardins. 


m  LA    PRINCESSE    DE    BABVLONE. 

elle  interrompait  à  tout  moment  la  lecture  pour  demander  de 
quel  côté  venait  le  vent. 


CHAPITRE    XVÎ. 

AMAZW  r.ENCONTr.E  StK  1,  A  UOLTE  d'ALIîIO.N  LN  MILORD  AUQUEL  IL  T.  E  \  D 
SEÎIVICE.  SI.^GULIÈRE  CONVERSATION  QU'lLS  ONT  ENSEMBLE.  LA  FEMME 
nu    MILORD    ALBIONIEN    DEVIENT    AMOUREUSE    D'aMAZAN. 

Cependant  Amazan  était  déjà  sur  le  chemin  de  la  capitale 
d'Albion,  dans  son  carrosse  à  six  licornes,  et  rêvait  à  sa  princesse. 
Il  aperçut  un  équipage  versé  dans  un  fossé;  les  domestiques 
s'étaient  écartés  pour  aller  chercher  du  secours;  le  maîire  de 
l'équipage  restait  tranquillement  dans  sa  voiture,  ne  témoignant 
pas  la  plus  légère  impatience,  et  s'amusautà  fumer,  car  on  fumait 
alors  :  il  se  nommait  milord  What-then,  ce  qui  signifie  à  peu  près 
milord  Qu'importe  en  la  langue  dans  laquelle  je  traduis  ces 
mémoires. 

Amazan  se  précipita  pour  lui  rendre  service;  il  releva  tout 
seul  la  voiture,  tant  sa  force  était  supérieure  à  celle  des  autres 
hommes.  Milord  Qu'importe  se  contenta  de  dire  :  «  Voilà  un 
homme  bien  vigoureux.  » 

Des  rustres  du  voisinage,  étant  accourus,  se  mirent  en  colère 
de  ce  qu'on  les  avait  fait  venir  inutilement,  et  s'en  prirent  à 
l'étranger  :  ils  le  menacèrent  en  l'appelant  chien  d'étranger,  et  ils 
voulurent  le  battre. 

Amazan  en  saisit  deuxde  chaque  main,  et  les  jeta  à  vingt  pas  ; 
les  autres  le  respectèrent,  le  saluèrent,  lui  demandèrent  pour 
boire  :  il  leur  donna  plus  d'argent  qu'ils  n'en  avaient  jamais  vu. 
Milord  Qu'importe  lui  dit  :  «  Je  vous  estime;  venez  diner  avec 
moi  dans  ma  maison  de  campagne,  qui  n'est  qu'à  trois  milles  »  ; 
il  monta  dans  la  voiture  d'Amazan,  parce  que  la  sienne  était 
dérangée  par  la  secousse, 

Après  un  ([uart  d'heure  de  silence,  il  regarda  un  moment 
Amazan,  et  lui  dit  :  IIow  d'yc  do;  à  la  lettre  :  Comment  faites-vous 
faire!  et  dans  la  langue  du  traducteur  :  Comment  vous  portez- 
vous?  ce  qui  ne  veut  rien  dire  du  tout  en  aucune  langue;  puis 
il  ajouta  :  <(  Vous  avez  là  six  jolies  licornes  n  ;  et  il  se  remit  à 
fumer. 

Le  voyageur  lui  dit  que  ses  licornes  étaient  à  son  service;  qu'il 
venait  avec  elles  du  pays  des  Gangarides;  et  il  en  prit  occasion 


CHAPITRE    XVr.  409 

de  lui  parler  de  la  princesse  de  lîabylone,  et  du  fatal  baiser  qu'elle 
avait  donoé  au  roi  d'Egypte.  A  quoi  l'autre  ne  répliqua  rien  du 
tout,  se  souciant  très-peu  qu'il  y  eût  dans  le  monde  un  roi 
d'Egypte  et  une  princesse  de  Babylone.  11  fut  encore  un  quart 
d'heure  sans  parler;  après  quoi  il  redemanda  à  son  compagnon 
comment  il  faisait  faire,  et  si  on  mangeait  du  bon  roast-beef  dans 
le  pays  des  Gangarides.  Le  voyageur  lui  répondit  avec  sa  politesse 
ordinaire  qu'on  ne  mangeait  point  ses  frères  sur  les  bords  du  Gange. 
Il  lui  expliqua  le  système  qui  fut,  après  tant  de  siècles,  celui  de 
Pytliagore,  de  Porphyre,  de  Jamblique.  Sur  quoi  milord  s'endor- 
mit, et  ne  fit  qu'un  somme  jusqu'à  ce  qu'on  fût  arrivé  à  sa  maison. 

Il  avait  une  femme  jeune  et  charmante,  à  qui  la  nature  avait 
donné  une  âme  aussi  vive  et  aussi  sensible  que  celle  de  sou  mari 
était  indifférente.  Plusieurs  seigneurs  albioniens  étaient  venus  ce 
jour-là  dîner  avec  elle.  Il  y  avait  des  caractères  de  toutes  les 
espèces  :  car  le  pays  n'ayant  presque  jamais  été  gouverné  que  par 
des  étrangers,  les  familles  venues  avec  ces  princes  avaient  toutes 
apporté  des  mœurs  différentes.  11  se  trouva  dans  la  compagnie 
des  gens  très-aimables,  d'autres  d'un  esprit  supérieur,  quelques- 
uns  d'une  science  profonde. 

La  maîtresse  de  la  maison  n'avait  rien  de  cet  air  emprunté  et 
gauche,  de  cette  roideur,  de  cette  mauvaise  honte  qu'on  repro- 
chait alors  aux  jeunes  femmes  d'Albion  ;  elle  ne  cachait  point,  par 
un  maintien  dédaigneux  et  par  un  silence  affecté,  la  stérilité  de 
ses  idées  et  l'embarras  humiliant  de  n'avoir  rien  à  dire  :  nulle 
femme  n'était  plus  engageante.  Elle  reçut  Amazan  avec  la  poli- 
tesse et  les  grâces  qui  lui  étaient  naturelles.  L'extrême  beauté  de 
ce  jeune  étranger,  et  la  comparaison  soudaine  qu'elle  fît  entre  lui 
et  son  mari,  la  frappèrent  d'abord  sensiblement. 

On  servit.  Elle  fit  asseoir  Amazan  à  côté  d'elle,  et  lui  fit  manger 
des  puddings  de  toute  espèce,  ayant  su  de  lui  que  les  Gangarides 
ne  se  nourrissaient  de  rien  qui  eût  reçu  des  dieux  le  don  céleste 
de  la  vie.  Sa  beauté,  sa  force,  les  mœurs  des  Gangarides,  les  pro- 
grès des  arts,  la  religion  et  le  gouvernement,  furent  le  sujet  d'une 
conversation  aussi  agréable  qu'instructive  pendant  le  repas,  qui 
dura  jusqu'à  la  nuit,  et  pendant  lequel  milord  Qu'importe  but 
beaucoup  et  ne  dit  mot. 

Après  le  dîner,  pendant  que  milady  versait  du  thé  et  qu'elle 
dévorait  des  yeux  le  jeune  homme,  il  s'entretenait  avec  un 
membre  du  parlement:  car  chacun  sait  que  dès  lors  il  y  avait  un 
parlement,  et  qu'il  s'appelait  ic/«e;(a^e??io«/î,  ce  qui  signifie  l'assem- 
blée des  gens  d'esprit.  Amazan  s'informait  de  la  constitution,  des 


410  LA   PRINCESSE    DE   BABYLONE. 

mœurs,  des  lois,  des  forces^,  des  usages,  des  arts,  qui  rendaient 
ce  pays  si  recommandable  ;  et  ce  seigneur  lui  parlait  eu  ces 
termes  : 

CHAPITRE   XVll. 

IN  SÉNATELP.  ALBIOMEN  RACOATE  A  AMA7.AN  l'HISTOIRE  DE  SON  PAYS. 
LA  FEMME  DU  MILORD  DONNE  UN  RENDEZ-VOUS  A  AMAZAN,  QUI  N'y 
RÉPOND  QUE  PAR  DU  RESPECT.  LE  MILORD  S'eN  MOQUE,  ET  AMAZAN 
s'en   retourne    en   BATAVIE. 

«  Nous  avons  longtemps  marché  tout  nus,  quoique  le  climat 
ne  soit  pas  chaud.  Nous  avons  été  longtemps  traités  en  esclaves 
par  des  gens  '  venus  de  l'antique  terre  de  Saturne,  arrosée  des 
eaux  du  Tibre  ;  mais  nous  nous  sommes  fait  nous-mêmes  beau- 
coup plus  de  maux  que  nous  n'en  avions  essuyé  de  nos  premiers 
vainqueurs.  Un  de  nos  rois^  poussa  la  bassesse  jusqu'à  se  déclarer 
sujet  d'un  prêtre  qui  demeurait  aussi  sur  les  bords  du  Tibre,  et 
qu'on  appelait  le  vieux  des  sept  montagnes  :  tant  la  destinée  de  ces 
sept  montagnes  a  été  longtemps  de  dominer  sur  une  grande  partie 
de  l'Europe  habitée  alors  par  des  brutes  ! 

«  Après  ces  temps  d'avilissement  sont  venus  des  siècles  de 
férocité  et  d'anarchie.  Notre  terre,  plus  orageuse  que  les  mers  qui 
l'environnent,  a  été  saccagée  et  ensanglantée  par  nos  discordes; 
plusieurs  têtes  couronnées  ont  péri  par  le  dernier  supplice  ;  plus 
de  cent  princes  du  sang  des  rois  ont  fini  leurs  jours  sur  Técha- 
faiid  ;  on  a  arraché  le  cœur  à  tous  leurs  adhérents,  et  on  en  a 
battu  leurs  joues ^  C'était  au  bourreau  qu'il  appartenait  d'écrire 
l'histoire  de  notre  île,  puisque  c'était  lui  qui  avait  terminé  toutes 
les  grandes  a/Taires. 

«  Il  n'y  a  pas  longtemps  que,  pour  comble  d'horreur,  quelques 
personnes  portant  un  manteau  noir*,  et  d'autres  qui  mettaient 
une  chemise  blanche  par-dessus  leur  jaquette^  ayant  été  mordues 
par  des  chiens  enragés,  communiquèrent  la  rage  à  la  nation 
entière.  Tous  les  citoyens  furent  ou  meurtriers  ou  égorgés,  ou 
bourreaux  ou  suppliciés,  ou  déprédateurs  ou  esclaves,  au  nom 
du  ciel  et  en  cherchant  le  Seigneur, 

i.  Les  Romains. 

2.  Jean  sans  Terre. 

3.  Voltaire  pense  surtout  ici  aux  pardsans  deCliarles-Édouard.  Voyez,  tome \V, 
le  Précis  du  Siècle  de  Louis  XV,  chapilrc  \x\. 

4.  Les  i)uritains.  Voyez  tomo  Mil,  i)agc  50  et  siiiv. 

Ti.  Les  prûtres  anglicans.  Voyez  le  chapitre  clxxx  de  VJissai  sur  les  Mœurs. 


CIIAriTRK    XVII.  ^11 

«  Qui  croirait  que  de  cet  abîme  épouvantable,  de  ce  cliaos  de 
dissensions,  d'atrocités,  d'ignorance  et  de  fanatisme,  il  est  enfin 
résulté  le  plus  parfait  gouvernement  peut-être  qui  soit  aujourd'hui 
dans  le  monde?  Ln  roi  honoré  et  riche,  tout-puissant  pour  faire 
le  bien,  impuissant  pour  faire  le  mal,  est  à  la  tête  d'une  nation 
libre,  guerrière,  commerçante  et  éclairée.  Les  grands  d'un  côté, 
et  les  représentants  des  villes  de  l'autre,  partagent  la  législation 
avec  le  monarque. 

«  On  avait  vu,  par  une  fatalité  singulière,  le  désordre,  les 
guerres  civiles,  l'anarchie  et  la  pauvreté,  désoler  le  pays  quand 
les  rois  affectaient  le  pouvoir  arbitraire.  La  tranquillité,  la  richesse, 
la  félicité  publique,  n'ont  régné  chez  nous  que  quand  les  rois  ont 
reconnu  qu'ils  n'étaient  pas  absolus.  Tout  était  subverti  quand 
on  disputait  sur  des  choses  inintelligibles  ;  tout  a  été  dans  l'ordre 
quand  on  les  a  méprisées,  ^'os  Hottes  victorieuses  portent  notre 
gloire  sur  toutes  les  mers,  et  les  lois  mettent  en  sûreté  nos  for- 
tunes :  jamais  un  juge  ne  peut  les  expliquer  arbitrairement; 
jamais  on  ne  rend  un  arrêt  qui  ne  soit  motivé.  Nous  punirions 
comme  des  assassins  des  juges  qui  oseraient  envoyer  à  la  mort 
un  citoyen  sans  manifester  les  témoignages  qui  l'accusent  et  la 
loi  qui  le  condamne. 

«  Il  est  vrai  qu'il  y  a  toujours  chez  nous  deux  partis  qui  se 
combattent  avec  la  plume  et  avec  des  intrigues  ;  mais  aussi  ils  se 
réunissent  toujours  quand  il  s'agit  de  prendre  les  armes  pour 
défendre  la  patrie  et  la  liberté.  Ces  deux  partis  veillent  l'un  sur 
l'autre  :  ils  s'empêchent  mutuellement  de  violer  le  dépôt  sacré  des 
lois  :  ils  se  haïssent,  mais  ils  aiment  l'État  :  ce  sont  des  amants 
jaloux  qui  servent  à  l'envi  la  même  maîtresse. 

u  Du  même  fonds  d'esprit  qui  nous  a  fait  connaître  et  soutenir 
les  droits  de  la  nature  humaine  nous  avons  porté  les  sciences  au 
plus  haut  point  où  elles  puissent  parvenir  chez  les  hommes.  Vos 
Égyptiens,  qui  passent  pour  de  si  grands  mécaniciens;  vos  Indiens, 
qu'on  croit  de  si  grands  philosophes;  vos  Babyloniens,  qui  se 
vantent  d'avoir  observé  les  astres  pendant  quatre  cent  trente  mille 
années;  les  Grecs,  qui  ont  écrit  tant  de  phrases  et  si  peu  de  choses, 
ne  savent  précisément  rien  en  comparaison  de  nos  moindres 
écoliers,  qui  ont  étudié  les  découvertes  de  nos  grands  maîtres. 
Nous  avons  arraché  plus  de  secrets  à  la  nature  dans  l'espace  de 
cent  années  que  le  genre  humain  n'en  avait  découvert  dans  la 
muhitude  des  siècles^. 

1.  Allusion  aux  découvertes  de  Halley,  de  Newton,  etc. 


412  LX    PRINCESSE    DE    BABVLONE. 

«  Voilà  au  vrai  Fétat  où  nous  sommes.  Je  ne  vous  ai  caché  ni 
le  bien,  ni  le  mal,  ni  nos  opprobres,  ni  notre  gloire;  et  je  n'ai 
rien  exagéré.  » 

Amazan,  à  ce  discours,  se  sentit  pénétré  du  désir  de  s'instruire 
dans  ces  sciences  sublimes  dont  on  lui  parlait  ;  et  si  sa  passion 
pour  la  princesse  de  Babylone,  son  respect  filial  pour  sa  mère,  qu'il 
avait  quittée,  et  l'amour  de  sa  patrie,  n'eussent  fortement  parlé 
à  son  cœur  déchiré,  il  aurait  voulu  passer  sa  vie  dans  l'île  d'Albion  ; 
mais  ce  malheureux  baiser  donné  par  sa  princesse  au  roi  d'Egypte 
ne  lui  laissait  pas  assez  de  liberté  dans  l'esprit  pour  étudier  les 
hautes  sciences. 

«  Je  vous  avoue,  dit-il,  que  m'étant  imposé  la  loi  de  courir  le 
monde  et  de  m'éviter  moi-même,  je  serais  curieux  de  voir  cette 
antique  terre  de  Saturne,  ce  peuple  du  Tibre  et  des  sept  montagnes 
à  qui  vous  avez  obéi  autrefois  ;  il  faut,  sans  doute,  que  ce  soit  le 
premier  peuple  de  la  terre. 

—  Je  vous  conseille  de  faire  ce  voyage,  lui  répondit  l'Albionien, 
pour  peu  que  vous  aimiez  la  musique  et  la  peinture.  Nous  allons 
très-souvent  nous-mêmes  porter  quelquefois  notre  ennui  vers  les 
sept  montagnes.  Mais  vous  serez  bien  étonné  en  voyant  les  des- 
cendants de  nos  vainqueurs.  » 

Cette  conversation  fut  longue.  Quoique  le  bel  Amazan  eût  la 
cervelle  un  peu  attaquée,  il  parlait  avec  tant  d'agréments,  sa  voix 
était  si  touchante,  son  maintien  si  noble  et  si  doux,  que  la  maî- 
tresse de  la  maison  ne  put  s'empêcher  de  l'entretenir  à  son  tour 
tête  à  tête.  Elle  lui  serra  tendrement  la  main,  en  lui  parlant,  et 
en  le  regardant  avec  des  yeux  humides  et  étincelants  qui  por- 
taient les  désirs  dans  tous  les  ressorts  de  la  vie.  Elle  le  retint  à 
souper  et  à  coucher.  Chaque  instant,  chaque  parole,  chaque 
regard,  enflammèrent  sa  passion.  I>ès  que  tout  le  monde  fut 
retiré,  elle  lui  écrivit  un  petit  billet,  ne  doutant  pas  qu'il  ne  vînt 
lui  faire  la  cour  dans  son  lit,  tandis  que  milord  Qu'importe  dor- 
mait dans  le  sien.  Amazan  eut  encore  le  courage  de  résister:  tant 
un  grain  de  folie  produit  d'eflcts  miraculeux  dans  une  Ame  forte 
et  profondément  blessée! 

Amazan,  selon  sa  coutume,  fit  à  la  dame  une  réponse  respec- 
tueuse, par  laquelle  il  lui  représentait  la  sainteté  de  son  serment, 
et  l'obligation  étroite  où  il  était  d'apprendre  à  la  princesse  de 
Dabylone  à  dompter  ses  passions  ;  après  quoi  il  fit  atteler  ses 
licornes,  et  repartit  pour  la  Uatavie,  laissant  toute  la  compagnie 
émerveillée  de  lui,  et  la  dame  du  logis  désespérée.  Dans  l'excès 
do  sa  douleur,  elle  laissa  traîner  la  lellrc  d'Amazan  ;  milord  Qu'im- 


CHAPITRE    XVIII.  443 

porte  la  lutle  lendemain  matin.  «Voilà,  dit-il  en  levant  les  épaules, 
de  hion  plates  niaiseries»  ;  et  il  alla  chasser  au  renard  avec  quel- 
ques ivrognes  du  voisinage. 

Amazan  voguait  déjà  sur  la  mer,  muni  d'une  carte  géographique 
dont  lui  avait  fait  présent  le  savant  Albionien  qui  s'était  entretenu 
avec  lui  chez  milord  Qu'importe.  Il  voyait  avec  surprise  une 
grande  partie  de  la  terre  sur  une  feuille  de  papier. 

Ses  yeux  et  son  imagination  s'égaraient  dans  ce  petit  espace  : 
il  regardait  le  Rhin,  le  Danuhe,  les  Alpes  du  Tyrol,  marqués  alors 
par  d'autres  noms,  et  tous  les  pays  par  où  il  devait  passer  avant 
d'arriver  à  la  ville  des  sept  montagnes  ;  mais  surtout  il  jetait  les 
yeux  sur  la  contrée  des  Gangarides,  sur  Babylone,  où  il  avait  vu 
sa  chère  princesse,  et  sur  le  fatal  pays  de  Bassora,  où  elle  avait 
donné  un  baiser  au  roi  d'Egypte.  Il  soupirait,  il  versait  des  larmes; 
mais  il  convenait  que  l'Albionien,  qui  lui  avait  fait  présent  de 
l'univers  en  raccourci,  n'avait  pas  eu  tort  en  disant  qu'on  était 
mille  fois  plus  instruit  sur  les  bords  de  la  Tamise  que  sur  ceux 
du  Nil,  de  ï'Euphrate,  et  du  Gange. 

Comme  il  retournait  en  Batavie,  Formosante  volait  vers  Albion 
avec  ses  deux  vaisseaux,  qui  cinglaient  à  pleines  voiles;  celui 
d'Amazan  et  celui  de  la  princesse  se  croisèrent,  se  touchèrent 
presque  :  les  deux  amants  étaient  près  l'un  de  l'autre,  et  ne  pou- 
vaient s'en  douter.  Ah!  s'ils  l'avaient  sul  Mais  l'impérieuse  des- 
tinée ne  le  permit  pas. 


CHAPITRE    XVIII. 

AMAZAX  TRAVERSE  LA  GERMAME,  PASSE  A  VENISE.  CE  Qu'lL  Y  REMARQUE. 
IL  ARRIVE  A  LA  VILLE  DES  SEPT  MONTAGNES.  CE  QL'"lL  ï  REMARQUE 
DE     SINGDLIER. 

Sitôt  qu'Amazan  fut  débarqué  sur  le  terrain  égal  et  fangeux 
de  la  Batavie,  il  partit  comme  un  éclair  pour  la  ville  aux  sept 
montagnes.  Il  fallut  traverser  la  partie  méridionale  de  la  Ger- 
manie. De  quatre  milles  en  quatre  milles  on  trouvait  un  prince 
et  une  princesse,  des  filles  d'honneur,  et  des  gueux.  Il  était  étonné 
des  coquetteries  que  ces  dames  et  ces  filles  d'honneur  lui  faisaient 
partout  avec  la  bonne  foi  germanique,  et  il  n'y  répondait  que  par 
de  modestes  refus.  Après  avoir  franchi  les  Alpes,  il  s'embarqua 
sur  la  mer  de  Dalmatie,  et  aborda  dans  une  ville  qui  ne  ressem- 
hlait  à  rien  du  tout  de  ce  qu'il  avait  vu  jusqu'alors.  La  mer  for- 


414  LA   PRINCESSE    DE    BABYLONE. 

mait  les  rues,  les  maisons  étaient  bâties  dans  l'eau.  Le  peu  de 
places  publiques  qui  ornaient  cette  ville  était  couvert  d'hommes 
et  de  femmes  qui  avaient  un  double  visage,  celui  que  la  nature 
leur  avait  donné,  et  une  face  de  carton  mal  peint,  qu'ils  appli- 
quaient par-dessus  :  en  sorte  que  la  nation  semblait  composée 
de  spectres.  Les  étrangers  qui  venaient  dans  cette  contrée  com- 
mençaient par  acheter  un  visage,  comme  on  se  pourvoit  ailleurs  de 
bonnets  et  de  souliers.  Amazan  dédaigna  cette  mode  contre  nature; 
il  se  présenta  tel  qu'il  était.  Il  y  avait  dans  la  ville  douze  mille  filles 
enregistrées  dans  le  grand  livre  de  la  république;  filles  utiles  à 
l'État,  chargées  du  commerce  le  plus  avantageux  et  le  plus  agréable 
qui  ait  jamais  enrichi  une  nation.  Les  négociants  ordinaires  en- 
voyaient à  grands  frais  et  à  grands  risques  des  étoffes  dans  l'Orient  ; 
ces  belles  négociantes  faisaient  sans  aucun  risque  un  trafic  tou- 
jours renaissant  de  leurs  attraits.  Elles  vinrent  toutes  se  présenter 
au  bel  Amazan,  et  lui  offrir  le  choix.  Il  s'enfuit  au  plus  vite  en 
prononçant  le  nom  de  l'incomparable  princesse  de  Babylone,  et 
en  jurant  par  les  dieux  immortels  qu'elle  était  plus  belle  que 
toutes  les  douze  mille  filles  vénitiennes.  «  Sublime  friponne, 
s'écriait-il  dans  ses  transports,  je  vous  apprendrai  à  être  fidèle!» 

Enfin  les  ondes  jaunes  du  Tibre,  des  marais  empestés,  des 
habitants  hâves,  décharnés  et  rares,  couverts  de  vieux  manteaux 
troués  qui  laissaient  voir  leur  peau  sèche  et  tannée,  se  présen- 
tèrent à  ses  yeux,  et  lui  annoncèrent  qu'il  était  à  la  porte  de  la 
ville  aux  sept  montagnes,  de  cette  ville  de  héros  et  de  législateurs 
qui  avaient  conquis  et  policé  une  grande  partie  du  globe. 

Il  s'était  imaginé  qu'il  verrait  à  la  porte  triomphale  cinq  cents 
bataillons  commandés  par  des  héros,  et,  dans  le  sénat,  une  assem- 
blée de  demi-dieux,  donnant  des  lois  à  la  terre;  il  trouva,  pour 
toute  armée,  une  trentaine  de  gredins  montant  la  garde  avec  un 
parasol,  de  peur  du  soleil.  Ayant  pénétré  jusqu'à  un  temple  qui 
lui  parut  très-beau,  mais  moins  que  celui  de  Babyloije,  il  fut  assez 
surpris  d'y  entendre  une  musique  exécutée  par  des  hommes  qui 
avaient  des  voix  de  femmes. 

«  Voilà,  dit-il,  un  plaisant  pays  que  cette  antique  terre  de 
Saturne!  J'ai  vu  une  ville  où  personne  n'avait  son  visage  ;  en  voici 
une  autre  où  les  hommes  n'ont  ni  leur  voix  ni  leur  barbe.  »  On 
lui  dit  que  ces  chantres  n'étaient  phis  hommes,  qu'on  les  avait 
dépouillés  de  leur  virilité  afin  qu'ils  chantassent  plus  agréable- 
ment les  louanges  d'une  prodigieuse  quantité  de  gens  de  mérite. 
Amazan  ne  comprit  rien  à  ce  discours.  Ces  messieurs  le  prièrent 
de  chanter;  il  chanta  un  air  gangaride  avec  sa  grâce  ordinaire. 


CHAPITRE    XVIII.  415 

Sa  voix  était  une  très-bclic  haute-contre.  «Ah!  monsignor,  hii 
dirent-ils,  quel  charmant  soprano  vous  auriez  !...  Ah  !  si... 

—  Comment,  si  ?  Que  prétendez-vous  dire  ? 
— Ah  !  monsignor  !... 

—  Eh  bien? 

—  Si  vous  n'aviez  point  de  harbe!  »  Alors  ils  lui  expliquèrent 
très-plaisamment,  et  avec  des  gestes  fort  comiques,  selon  leur  cou- 
tume, de  quoi  il  était  question.  Amazan  demeura  tout  confondu. 
«  J'ai  voyagé,  dit-il,  et  jamais  je  n'ai  entendu  parler  d'une  telle 
fantaisie.  » 

Lorsqu'on  eut  bien  chanté,  le  vieux  des  sept  montagnes  alla 
en  grand  cortège  à  la  porte  du  temple  ;  il  coupa  l'air  en  quatre 
avec  le  pouce  élevé,  deux  doigts  étendus  et  deux  autres  phés,  en 
disant  ces  mots  dans  une  langue  qu'on  ne  parlait  plus  :  A  la  ville 
et  a  l'univers^.  Le Gangarideue pouvait  comprendre  que  deux  doigts 
pussent  atteindre  si  loin. 

Il  vit  bientôt  défiler  toute  la  cour  du  maître  du  monde:  elle  était 
composée  de  graves  personnages,  les  uns  en  robes  rouges,  les  autres 
en  violet  ;  presque  tous  regardaient  le  bel  Amazan  en  adoucissant 
les  yeux;  ils  lui  faisaient  des  révérences,  et  se  disaient  l'un  à  l'autre  : 
San  Martino,  che  bel  ragazzo  !  San  Pancratio ,  che  bel  fanciv.llo! 

Les  ardents-,  dont  le  métier  était  de  montrer  aux  étrangers 
les  curiosités  de  la  ville,  s'empressèrent  de  lui  faire  voir  des  ma- 
sures où  un  muletier  ne  voudrait  pas  passer  la  nuit,  mais  qui 
avaient  été  autrefois  de  dignes  monuments  de  la  grandeur  d'un 
peuple  roi.  Il  vit  encore  des  tableaux  de  deux  cents  ans,  et  des 
statues  de  plus  de  vingt  siècles,  qui  lui  parurent  des  chefs-d'œuvre. 
«  Faites-vous  encore  de  pareils  ouvrages? 

—  Non,  Votre  Excellence,  lui  répondit  un  des  ardents;  mais 
nous  méprisons  le  reste  de  la  terre,  parce  que  nous  conservons 
ces  raretés.  Nous  sommes  des  espèces  de  fripiers  qui  tirons  notre 
gloire  des  vieux  habits  qui  restent  dans  nos  magasins.  » 

Amazan  voulut  voir  le  palais  du  prince  :  on  l'y  conduisit.  Il  vit 
des  hommes  en  violet  qui  comptaient  l'argent  des  revenus  de  l'État  : 
tant  d'une  terre  située  surleDanube,  tant  d'une  autre  sur  la  Loire, 
ou  sur  le  Guadalquivir,  ou  sur  la  Vistule^  «  Oh  !  oh!  dit  Amazan 
après  avoir  consulté  sa  carte  de  géographie,  votre  maître  possède 
donc  toute  l'Europe  comme  ces  anciens  héros  des  sept  montagnes? 

1.  Vrhi  et  orbi.  {Note  de  Voltaire.) 

2.  Ordre  de  saint  Antoine. 

3.  Voyez,  dans  le  Dictionnaire  philosophique,  l'article  Annates. 


41G  LA    PRINCESSE    DE    BABYLONE. 

—  Il  doit  posséder  l'univers  entier  de  droit  divin,  lui  répondit 
un  violet  ;  et  même  il  a  été  un  temps  où  ses  prédécesseurs  ont 
approché  de  la  monarchie  universelle;  mais  leurs  successeurs 
ont  la  honte  de  se  contenter  aujourd'hui  de  quelque  argent  que 
les  rois  leurs  sujets  leur  font  payer  en  forme  de  tribut. 

—  Votre  maître  est  donc  en  effet  le  roi  des  rois?  C'est  donc  là 
son  titre?  dit  Amazan. 

—  Non,  Votre  Excellence;  son  titre  est  serviteur  des  serviteurs; 
il  est  originairement  poissonnier  et  portier  ^  et  c'est  pourquoi  les 
emhlèmes  de  sa  dignité  sont  des  clefs  et  des  filets;  mais  il  donne 
toujours  des  ordres  à  tous  les  rois.  Il  n'y  a  pas  longtemps  qu'il 
envoya  cent  et  un  commandements  à  un  roi  du  pays  des  Celtes, 
et  le  roi  obéit. 

—  Votre  poissonnier,  dit  Amazan,  envoya  donc  cinq  ou  six 
cent  mille  hommes  pour  faire  exécuter  ses  cent  et  une  volontés? 

—  Point  du  tout,  Votre  Excellence  ;  notre  saint  maître  n'est 
point  assez  riche  pour  soudoyer  dix  mille  soldats  ;  mais  il  a  quatre 
à  cinq  cent  mille  prophètes  divins  distribués  dans  les  autres  pays. 
Ces  prophètes  de  toutes  couleurs  sont,  comme  de  raison,  nourris 
aux  dépens  des  peuples  ;  ils  annoncent  de  la  part  du  ciel  que  mon 
maître  peut  avec  ses  clefs  ouvrir  et  fermer  toutes  les  serrures,  et 
surtout  celles  des  colfres-forts.  Un  prêtre  normand-,  qui  avait 
auprès  du  roi  dont  je  vous  parle  la  charge  de  confident  de  ses 
pensées,  le  convainquit  qu'il  devait  obéir  sans  réplique  aux  cent 
et  une  pensées  de  mon  maître  :  car  il  faut  que  vous  sachiez  qu'une 
des  prérogatives  du  vieux  des  sept  montagnes  est  d'avoir  toujours 
raison,  soit  qu'il  daigne  parler,  soit  qu'il  daigne  écrire. 

—  Parbleu,  dit  Amazan,  voilà  un  singulier  homme!  je  serais 
curieux  de  dîner  avec  lui. 

—  Votre  Excellence,  quand  vous  seriez  roi,  vous  ne  pourriez 
manger  à  sa  table;  tout  ce  qu'il  pourrait  faire  pour  vous,  ce  serait 
de  vous  en  faire  servir  une  à  côté  de  lui  plus  petite  et  plus  basse 
que  la  sienne.  Mais,  si  vous  voulez  avoir  Thonneur  de  lui  parler, 
je  lui  demanderai  audience  pour  vous,  moyennant  la  buona 
mancia^,  que  vous  aurez  la  bonté  de  me  donner. 

—  Très  volontiers  »,  dit  le  Gangaride. 

Le  violet  s'inclina.  «  Je  vous  introduirai  demain,  dit-il  ;  vous 
ferez  trois  génuflexions,  et  vous  baiserez  les  pieds  du  vieux  des 


1.  Allusion  à  saint  PieiTC,  pêcheur  et  portier  du  paradis. 

'2.  Le  Tellier;  voyez,  tome  XV,  le  cIiai)itro  xwvu  du  Siècle  de  Louis  XIV 

3.  Bonne  étrenne. 


CHAPITRE    XIX.  4)7 

sept  montagnes.  »  A  ces  mots,  Amazaii  fit  de  si  prodif^ieux  éclats 
de  rire  qu'il  l'ut  près  de  siiiïoqucr  ;  il  sortit  en  se  tenant  les  côtés, 
et  rit  aux  larmes  pendant  tout  le  chemin,  jusqu'à  ce  qu'il  fût 
arrivé  à  son  hôtellerie,  où  il  rit  encore  très-longtemps. 

A  son  dîner,  il  se  présenta  vingt  hommes  sans  barhe  et  vingt 
violons  qui  lui  donnèrent  un  concert.  Il  lut  courtisé  le  reste  de 
la  journée  par  les  seigneurs  les  plus  importants  de  la  ville  :  ils  lui 
firent  des  propositions  encore  plus  étranges  que  celle  de  baiser 
les  pieds  du  vieux  des  sept  montagnes.  Comme  il  était  extrême- 
ment poli,  il  crut  d'abord  que  ces  messieurs  le  prenaient  pour 
une  dame,  et  les  avertit  de  leur  méprise  avec  l'honnêteté  la  plus 
circonspecte.  Mais,  étant  pressé  un  peu  vivement  par  deux  ou 
trois  des  plus  déterminés  violets,  il  les  jeta  par  les  fenêtres,  sans 
croire  faire  un  grand  sacrifice  à  la  belle  Formosante.  Il  quitta  au 
plus  vite  cette  ville  des  maîtres  du  monde,  où  il  fallait  baiser  un 
vieillard  à  l'orteil,  comme  si  sa  joue  était  à  son  pied,  et  où  l'on 
n'abordait  les  jeunes  gens  qu'avec  des  cérémonies  encore  plus 
bizarres. 

CHAPITRE    XIX. 

AMAZAN  ARRIVE  A  LA  CAPITALE  DES  GAULES.  TABLEAU  DE  CE  QC'iL  Y 
REMARQUE.  SA  HDÉLITÉ  FAIT  NAUFRAGE  DEVANT  UNE  FILLE  d'aFFAIP.E, 
DANS    LES    BRAS    DE    LAQUELLE    IL    EST    SURPRIS    PAR    FORMOSANTE. 

De  province  en  province,  ayant  toujours  repoussé  les  agaceries 
de  toute  espèce,  toujours  fidèle  à  la  princesse  de  Babylone,  tou- 
jours en  colère  contre  le  roi  d'Egypte,  ce  modèle  de  constance 
parvint  à  la  capitale  nouvelle  des  Gaules.  Cette  ville  avait  passé, 
comme  tant  d'autres,  par  tous  les  degrés  de  la  barbarie,  de  l'igno- 
rance, de  la  sottise  et  de  la  misère.  Son  premier  nom^  avait  été 
la  boue  et  la  crotte;  ensuite  elle  avait  pris  celui  d'isis,  du  culte  d'Isis 
parvenu  jusque  chez  elle.  Son  premier  sénat  avait  été  une  com- 
pagnie de  bateliers.  Elle  avait  été  longtemps  esclave  des  héros 
déprédateurs  des  sept  montagnes;  et,  après  quelques  siècles, 
d'autres  héros  brigands,  venus  de  la  rive  ultérieure  du  Rhin, 
s'étaient  emparés  de  son  petit  terrain. 

Le  temps,  qui  change  tout,  en  avait  fait  une  ville  dont  la  moitié 
était  très-noble  et  très-agréable,  l'autre  un  peu  grossière  et  ridi- 
cule :  c'était  l'emblème  de  ses  habitants.  Il  y  avait  dans  son  en- 

1.  Lutetia,  dérivé  de  lutum,  qui  signifie  boue. 
21.  —  Romans.  27 


448  LA    PRINCESSE    DE    BABYLONE. 

ceinte  environ  cent  mille  personnes  au  moins  qui  n'avaient  rien 
à  faire  qu'à  jouer  et  à  se  divertir.  Ce  peuple  d'oisifs  jugeait  des 
arts  que  les  autres  cultivaient.  Ils  ne  savaient  rien  de  ce  qui  se 
passait  à  la  cour  ;  quoiqu'elle  ne  lut  qu'à  quatre  petits  milles 
d'eux,  il  semblait  qu'elle  en  fût  à  six  cents  milles  au  moins.  La 
douceur  de  la  société,  la  gaieté,  la  frivolité,  étaient  leur  importante 
et  leur  unique  affaire  ;  on  les  gouvernait  comme  des  enfants  à  qui 
l'on  prodigue  les  jouets  pour  les  empêcher  de  crier.  Si  on  leur 
parlait  des  horreurs  qui  avaient,  deux  siècles  auparavant,  désolé 
leur  patrie,  et  des  temps  épouvantables  où  la  moitié  de  la  nation 
avait  massacré  l'autre  pour  des  sophismes,  ils  disaient  qu'en  effet 
cela  n'était  pas  bien,  et  puis  ils  se  mettaient  à  rire  et  à  chanter 
des  vaudevilles. 

Plus  les  oisifs  étaient  polis,  plaisants,  et  aimables,  plus  on 
observait  un  triste  contraste  entre  eux  et  des  compagnies  d'occupés. 

Il  était,  parmi  ces  occupés,  ou  qui  prétendaient  l'être,  une 
troupe  de  sombres  fanatiques,  moitié  absurdes,  moitié  fripons, 
dont  le  seul  aspect  contristaitia  terre,  et  qui  l'auraient  bouleversée, 
s'ils  l'avaient  pu,  pour  se  donner  un  peu  de  crédit  ;  mais  la  nation 
des  oisifs,  en  dansant  et  en  chantant,  les  faisait  rentrer  dans 
leurs  cavernes,  comme  les  oiseaux  obligent  les  chats-huants  à  se 
replonger  dans  les  trous  des  masures. 

D'autres  occupés,  en  plus  petit  nombre,  étaient  les  conserva- 
teurs d'anciens  usages  barbares  contre  lesquels  la  nature  effrayée 
réclamait  à  haute  voix;  ils  ne  consultaient  que  leurs  registres 
rongés  des  vers.  S'ils  y  voyaient  une  coutume  insensée  et  hor- 
rible, ils  la  regardaient  comme  une  loi  sacrée.  C'est  par  cette 
lâche  habitude  de  n'oser  penser  par  eux-mêmes,  et  de  puiser 
leurs  idées  dans  les  débris  des  temps  où  l'on  ne  pensait  pas,  que, 
dans  la  ville  des  plaisirs,  il  était  encore  des  mœurs  atroces.  C'est 
par  celte  raison  qu'il  n'y  avait  nulle  proportion  entre  les  délits  et 
les  peines.  On  faisait  quelquefois  souffrir  mille  morts  à  un  inno- 
cent pour  lui  faire  avouer  un  crime  qu'il  n'avait  pas  commis. 

On  punissait  une  étourderic  de  jeune  homme  comme  on 
aurait  puni  un  empoisonnement  ou  un  parricide.  Les  oisifs  en 
poussaient  des  cris  perçants,  et  le  lendemain  ils  n'y  pensaient 
plus,  et  ne  parlaient  que  de  modes  nouvelles. 

Ce  peuple  avait  vu  s'écouler  un  siècle  entier  pendant  lequel 
les  beaux-arts  s'élevèrent  à  un  degré  de  perfection  qu'on  n'aurait 
jamais  osé  espérer  ;  les  étrangers  venaient  alors,  comme  à  Baby- 
lone,  admirer  les  grands  monuments  d'architecture,  les  prodiges 
des  jardins,  les  sublimes  ell'orlsde  la  sculpture  et  de  la  peinture. 


CHAPITRE   XIX.  419 

Ils  étaient  enchantés  d'une  musique  qui  allait  à  l'cime  sans  éton- 
ner les  oreilles. 

La  vraie  poésie,  c'est-à-dire  celle  qui  est  naturelle  et  harmo- 
nieuse, celle  qui  parle  au  cœur  autant  qu'à  l'esprit,  ne  fut  connue 
de  la  nation  que  dans  cet  heureux  siècle.  De  nouveaux  genres 
d'éloquence  déployèrent  des  beautés  sublimes.  Les  théâtres  sur- 
tout retentirent  de  chefs-d'œuvre  dont  aucun  peuple  n'approcha 
jamais.  Enfin  le  bon  goût  se  répandit  dans  toutes  les  professions, 
au  point  qu'il  y  eut  de  bons  écrivains  même  chez  les  druides. 

Tant  de  lauriers,  qui  avaient  levé  leurs  têtes  jusqu'aux  nues, 
se  séchèrent  bientôt  dans  une  terre  épuisée.  Il  n'en  resta  qu'un 
très-petit  nombre  dont  les  feuilles  étaient  d'un  vert  pâle  et  mou- 
rant, La  décadence  fut  produite  par  la  facilité  de  faire  et  par  la 
paresse  de  bien  faire,  par  la  satiété  du  beau  et  par  le  goût  du 
bizarre,  La  vanité  protégea  des  artistes  qui  ramenaient  les  temps 
de  la  barbarie  ;  et  cette  môme  vanité,  en  persécutant  les  talents 
véritables,  les  força  de  quitter  leur  patrie;  les  frelons  firent  dis- 
paraître les  abeilles. 

Presque  plus  de  véritables  arts,  presque  plus  de  génie  ;  le 
mérite  consistait  à  raisonner  à  tort  et  à  travers  sur  le  mérite  du 
siècle  passé  :  le  barbouilleur  des  murs  d'un  cabaret  critiquait 
savamment  les  tableaux  des  grands  peintres  ;  les  barbouilleurs  de 
papier  défiguraient  les  ouvrages  des  grands  écrivains.  L'igno- 
rance et  le  mauvais  goût  avaient  d'autres  barbouilleurs  à  leurs 
gages.  On  répétait  les  mêmes  choses  dans  cent  volumes  sous  des 
titres  différents.  Tout  était  ou  dictionnaire  ou  brochure.  Un  gazetier 
druide  '  écrivait  deuxfois  par  semaine  les  annales  obscures  de  quel- 
ques» énergumènes  ignorés  de  la  nation,  et  de  prodiges  célestes 
opérés  dans  des  galetas  par  de  petits  gueux  et  de  petites  gueuses  ; 
d'autres  ex-druides,  vêtus  de  noir,  près  de  mourir  de  colère  et  de 
faim,  se  plaignaient  dans  cent  écrits  qu'on  ne  leur  permit  plus  de 
tromper  les  hommes,  et  qu'on  laissât  ce  droit  à  des  boucs  vêtus  de 
gris.  Quelques  archi-druidesimprimaient  des  libellesdilïamatoires, 

Amazan  ne  savait  rien  de  tout  cela;  et,  quand  il  l'aurait  su,  il 
ne  s'en  serait  guère  embarrassé,  n'ayant  la  tête  remplie  que  de 
la  princesse  de  Babylone,  du  roi  de  l'Egypte,  et  de  son  serment 
inviolable  de  mépriser  toutes  les  coquetteries  des  dames,  dans 
quelque  pays  que  le  chagrin  conduisit  ses  pas. 


1.  On  appelait  Gazette  ecclésiastique  le  journal  intitulé  Nouvelles  ecclésias- 
tiques, ou  Mémoires  pour  sennr  à  l'histoire  de  la  constitution  Unigenitus,  e*  qui 
parut  dauii  le  format  iu-i".  de  1713  à  1803.  (R.) 


420  LA    PRINCESSE    DE    BABYLONE. 

Toute  la  populace  légère,  ignorante,  et  toujours  poussant  à 
l'excès  cette  curiosité  naturelle  au  genre  humain,  s'empressa 
longtemps  auprès  de  ses  licornes;  les  femmes,  plus  sensées, 
forcèrent  les  portes  de  son  hôtel  pour  contempler  sa  personne. 

Il  témoigna  d'abord  à  son  hôte  quelque  désir  d'aller  à  la 
cour;  mais  des  oisifs  de  bonne  compagnie,  qui  se  trouvèrent 
là  par  hasard,  lui  dirent  que  ce  n'était  plus  la  mode,  que  les 
temps  étaient  bien  changés,  et  qu'il  n'y  avait  plus  de  plaisirs  qu'à 
la  ville.  11  fut  invité  le  soir  même  à  souper  par  une  dame^  dont 
l'esprit  et  les  talents  étaient  connus  hors  de  sa  patrie,  et  qui  avait 
voyagé  dans  quelques  pays  -  où  Amazan  avait  passé.  Il  goûta  fort 
cette  dame  et  la  société  rassemblée  chez  elle.  La  liberté  y  était 
décente,  la  gaieté  n'y  était  point  bruyante,  la  science  n'y  avait  rien 
de  rebutant,  et  l'esprit  rien  d'apprêté.  Il  vit  que  le  nom  de  bonne 
compagnie  n'est  pas  un  vain  nom,  quoiqu'il  soit  souvent  usurpé. 
Le  lendemain  il  dîna  dans  une  société  non  moins  aimal)le,  mais 
beaucoup  plus  voluptueuse.  Plus  il  fut  satisfait  des  convives,  plus 
on  fut  content  de  lui.  Il  sentit  son  cœur  s'amollir  et  se  dissoudre 
comme  les  aromates  de  sou  pays  se  fondent  doucement  à  un  feu 
modéré,  et  s'exhalent  en  parfums  délicieux. 

Après  le  dîner,  on  le  mena  à  un  spectacle  enchanteur,  cou- 
damné  par  les  druides  parce  qu'il  leur  enlevait  les  auditeurs 
dont  ils  étaient  le  plus  jaloux.  Ce  spectacle  était  un  composé  de 
vers  agréables,  de  chants  délicieux,  de  danses  qui  exprimaient 
les  mouvements  de  l'âme,  et  de  perspectives  qui  charmaient  les 
yeux  en  les  trompant.  Ce  genre  de  phiisir,  qui  rassemblait  tant  de 
genres,  n'était  connu  que  sous  un  nom  étranger  :  il  s'appelait  opcra, 
ce  qui  signifiait  autrefois  dans  la  langue  des  sept  montagnes 
travail,  soin,  occupation,  iiulustrie,  entreprise,  besogne,  affaire.  Cette 
aiïaire  l'enchanta.  Une  fille  surtout  le  charma  par  sa  voix  mélo- 
dieuse et  par  les  grâces  qui  l'accompagnaient:  cette lilled'alfaire, 
après  le  spectacle,  lui  fut  présentée  par  ses  nouveaux  amis.  Il  lui 
fit  présent  d'une  poignée  de  diamants.  Elle  en  fut  si  reconnais- 
sante qu'elle  ne  put  le  quitter  du  reste  du  jour.  Il  soupa  avec 
elle,  et,  pendant  le  repas,  il  oublia  sa  sobriété  ;  et,  après  le  repas, 
il  oublia  son  serment  d'être  'oujours  insensible  à  la  beauté,  et 
inexorable  aux  tendres  coquetteries.  Quel  exemple  delà  faiblesse 
humaine! 

La  l)clle  princesse  de  Habylone  arrivait  alors  avec  le  phénix,  sa 


\.  M""'  GcodVin,  dont  la  iiuii-^on  était  lo  lieu   de  rendez-vous  des  philosophes. 
2.  i'in  l'olo^'-nc,  où  clic  était  allée  voir  le  roi  Stanislas  Poniatowski. 


CHAriTUE    XX.  421 

femme  de  chambre  IrlR,  et  ses  deux  cents  cavaliers  gangaridcs 
montés  surleurs  licornes.  Il  fallut  attendre  assez  longtemps  pour 
qu'on  ouvrît  les  portes.  Elle  demanda  d'abord  si  le  plus  beau  des 
hommes,  le  plus  courageux,  le  plus  spirituel  et  le  plus  fidèle, 
était  encore  dans  cette  ville.  Les  magistrats  virent  bien  qu'elle 
voulait  parler  d'Amazan.  Elle  se  fit  conduire  à  son  hôtel  ;  elle 
entra,  le  cœur  palpitant  d'amour:  toute  son  àme  était  pénétrée  de 
l'inexprimable  joie  de  revoir  enfin  dans  son  amant  le  modèle  de 
la  constance.  Rien  ne  put  l'empêcher  d'entrer  dans  sa  chambre  ; 
les  rideaux  étaient  ouverts:  elle  vit  le  bel  Amazan  dormant  entre 
les  bras  d'une  jolie  brune.  Ils  avaient  tous  deux  un  très-grand 
besoin  de  repos. 

CHAPITRE    XX. 

FORMOSAXTE,  DÉSESPÉRÉE  DE  CE  Q  l  '  E  L I.  E  A  VI,  QUITTE  LES  GAILES,  ET 
VOUDRAIT  y  ÊTRE  ENCORE.  AMAZAN,  INCONSOLABLE  DE  SON  INFIDÉLITÉ, 
COURT    APRÈS    FORMOSANTE. 

Formosante  jeta  un  cri  de  douleur  qui  retentit  dans  toute  la 
maison,  mais  qui  ne  put  éveiller  ni  son  cousin  ni  la  fille  d'affaire. 
Elle  tomba  pâmée  entre  les  bras  d'Irla.  Dès  qu'elle  eut  repris  ses 
sens,  elle  sortit  de  cette  chambre  fatale  avec  une  douleur  mêlée 
de  rage.  Irla  s'informa  quelle  était  cette  jeune  demoiselle  qui 
passait  des  heures  si  douces  avec  le  bel  Amazan.  On  lui  dit  que 
c'était  une  fille  d'affaire  fort  complaisante,  qui  joignait  à  ses 
talents  celui  de  chanter  avec  assez  de  grâce.  «  0  juste  ciel,  ô 
puissant  Orosmade  !  s'écriait  la  belle  princesse  de  Babylone  tout 
en  pleurs,  par  qui  suis-je  trahie,  et  pour  qui:  Ainsi  donc  celui 
qui  a  refusé  pour  moi  tant  de  princesses  m'abandonne  pour  une 
farceuse  des  Gaules!  Xon,  je  ne  pourrai  survivre  à  cet  affront. 

—  Madame,  lui  dit  Irla,  voilà  comme  sont  faits  tous  les  jeunes 
gens  d'un  bout  du  monde  à  l'autre  :  fussent-ils  amoureux  d'une 
beauté  descendue  du  ciel,  ils  lui  feraient,  dans  de  certains  mo- 
ments, des  infidélités  pour  une  servante  de  cabaret. 

—  C'en  est  fait,  dit  la  princesse,  je  ne  le  reverrai  de  ma  vie  ; 
partons  dans  l'instant  même,  et  qu'on  attelle  mes  licornes.  » 

Le  phénix  la  conjura  d'attendre  au  moins  qu'Amazan  fût 
éveillé,  et  qu'il  pût  lui  parler.  «  Il  ne  le  mérite  pas,  dit  la  princesse  ; 
vous  m'offenseriez  cruellement  :  il  croirait  que  je  vous  ai  prié  de 
lui  faire  des  reproches,  et  que  je  veux  me  raccommoder  avec  lui. 
Si  vous  m'aimez,  n'ajoutez  pas  cette  injure  à  l'injure  qu'il  m'a  faite.  » 


422  LA    PRINCESSE    DE    BABYLONE. 

Le  phénix,  qui  après  tout  devait  la  vie  à  la  fille  du  roi  de 
lîabylone,  ne  put  lui  désobéir.  Elle  repartit  avec  tout  son  monde. 

«  Où  allons-nous,  madame?  lui  demanda  Irla. 

—  Je  n'en  sais  rien,  répondit  la  princesse  ;  nous  prendrons  le 
premier  chemin  que  nous  trouverons:  pourvu  que  je  fuie  Aniazan 
pour  jamais,  je  suis  contente.» 

Le  phénix,  qui  était  plus  sage  que  Formosante,  parce  qu'il 
était  sans  passion,  la  consolait  en  chemin;  il  lui  remontrait  avec 
douceur  qu'il  était  triste  de  se  punir  pour  les  fautes  d'un  autre; 
qu'Amazan  lui  avait  donné  des  preuves  assez  éclatantes  et  assez 
nombreuses  de  fidélité  pour  qu'elle  pût  lui  pardonner  de  s'être 
oublié  un  moment  ;  que  c'était  un  juste  à  qui  la  grâce  d'Oros- 
made  avait  manqué  ;  qu'il  n'en  serait  que  plus  constant  désormais 
dans  l'amour  et  dans  la  vertu  ;  que  le  désir  d'expier  sa  faute  le 
mettrait  au-dessus  de  lui-môme;  qu'elle  n'en  serait  que  plus  heu- 
reuse; que  plusieurs  grandes  princesses  avant  elle  avaient  par- 
donné de  semblables  écarts,  et  s'en  étaient  bien  trouvées.  Il  lui 
en  rapportait  des  exemples,  et  il  possédait  tellement  l'art  de  con- 
ter que  le  cœur  de  Formosante  fut  enfin  plus  calme  et  plus  pai- 
sible; elle  aurait  voulu  n'être  point  sitôt  partie  :  elle  trouvait  que 
ses  licornes  allaient  trop  vite,  mais  elle  n'osait  revenir  sur  ses  pas; 
combattue  entre  l'envie  de  pardonner  et  celle  de  montrer  sa 
colère,  entre  son  amour  et  sa  vanité,  elle  laissait  aller  ses  licornes  ; 
elle  courait  le  monde  selon  la  prédiction  de  l'oracle  de  son  père. 
■  Amazan,  à  son  réveil,  apprend  l'arrivée  et  le  départ  de  For- 
mosante et  du  phénix  ;  il  apprend  le  désespoir  et  le  courroux  de 
la  princesse;  on  lui  dit  qu'elle  a  juré  de  ne  lui  pardonner  jamais. 
<(  Il  ne  me  reste  plus,  s'écria-t-il,  qu'à  la  suivre  et  à  me  tuer  à 
ses  pieds.  » 

Ses  amis  de  la  bonne  compagnie  des  oisifs  accoururent  au 
bruit  de  cette  aventure;  tous  lui  remontrèrent  qu'il  valait  infini- 
ment mieux  demeurer  avec  eux;  que  rien  n'était  comparable  à 
la  douce  vie  qu'ils  menaient  dans  le  sein  des  arts  et  d'une  volupté 
tranquille  et  délicate  ;  que  plusieurs  étrangers  et  des  rois  mêmes 
avaient  préféré  ce  repos,  si  agréablement  occupé  et  si  enchan- 
teur, à  leur  patrie  et  à  leur  trône  ;  que  d'ailleurs  sa  voiture  était 
brisée,  et  qu'un  sellier  lui  en  faisait  une  à  la  nouvelle  mode;  que 
le  meilleur  tailleur  de  la  ville  lui  avait  déjù  coupé  une  douzaine 
d'babits  du  dernier  goût;  que  les  dames  les  plus  spirituelles  et 
les  plus  aimables  de  la  ville,  chez  qui  on  jouait  très-bien  la 
comédie,  avaient  retenu  chacune  leur  jour  pour  lui  donner  des 
fêtes.  La  fille  d'affaire,  pendant  ce  temps-là,  i)renait  son  chocolat 


I 


CHAPITRE    XXI.  423 

à  sa  toilette,  riait,  chantait,  et  faisait  des  agaceries  au  J)cl  Amazan, 
qui  s'aperçut  enfin  cju'elie  n'avait  pas  ie  sens  d'un  oison. 

Comme  la  sincérité,  la  cordialité,  la  franchise,  ainsi  que  la 
magnanimité  et  le  courage,  composaient  le  caractère  de  ce  grand 
prince,  il  avait  conté  ses  malheurs  et  ses  voyages  à  ses  amis  ;  ils 
savaient  qu'il  était  cousin  issu  de  germain  de  la  princesse;  ils 
étaient  informés  du  haiser  funeste  donné  par  elle  au  roi  d'Egypte. 
«  On  se  pardonne,  lui  dirent-ils,  ces  petites  frasques  entre  parents, 
sans  quoi  il  faudrait  passer  sa  vie  dans  d'éternelles  querelles.  » 
Rien  n'ébranla  son  dessein  de  courir  après  Forraosante  ;  mais,  sa 
voiture  n'étant  pas  prête,  il  fut  obligé  de  passer  trois  jours  parmi 
les  oisifs  dans  les  fêtes  et  dans  les  plaisirs;  enfin  il  prit  congé 
d'eux  en  les  embrassant,  en  leur  faisant  accepter  les  diamants 
de  son  pays  les  mieux  montés,  en  leur  recommandant  d'être  tou- 
jours légers  et  frivoles,  puisqu'ils  n'en  étaient  que  plus  aimables 
et  plus  heureux.  «  Les  Germains,  disait-il,  sont  les  vieillards  de 
l'Europe  ;  les  peuples  d'Albion  sont  les  hommes  faits  :  les  habi- 
tants de  la  Gaule  sont  les  enfants,  et  j'aime  à  jouer  avec  eux.  » 


CHAPITRE   XXI. 

AMAZAN     VOLE     AC     DELA     DES     PYRÉXÉES.     IL     RENCONTRE     LE     PHÉMX,    QCl 
LUI     RACONTE     LE     MALHEUR     DE     FORMOSANTE.     AMAZAX     LA     DÉLIVRE    DU 

DANGER   d'Être   brûlée,   et    anéantit   les  brûleurs,    il   se   récon'- 

CIL[E    avec    FORMOSANTE. 

Ses  guides  n'eurent  pas  de  peine  à  suivre  la  route  de  la  prin- 
cesse; on  ne  parlait  que  d'elle  et  de  son  gros  oiseau.  Tous  les 
habitants  étaient  encore  dans  l'enthousiasme  de  l'admiration. 
Les  peuples  de  la  Dalmatie  et  de  la  Marche  d'Ancône  éprouvèrent 
depuis  une  surprise  moins  délicieuse  quand  ils  virent  une 
maison  voler  dans  les  airs  ;  les  bords  de  la  Loire,  de  la  Dordogne, 
de  la  Garonne,  de  la  Gironde,  retentissaient  encore  d'acclama- 
tions. 

Quand  Amazan  fut  au  pied  des  Pyrénées,  les  magistrats  et  les 
druides  du  pays  lui  firent  danser  malgré  lui  un  tambourin  ;  mais 
sitôt  qu'il  eut  franchi  les  Pyrénées,  il  ne  vit  plus  de  gaieté  ni  de 
joie.  S'il  entendit  quelques  chansons  de  loin  à  loin,  elles  étaient 
toutes  sur  un  ton  triste  :  les  habitants  marchaient  gravement 
avec  des  grains  enfilés  et  un  poignard  à  leur  ceinture.  La  nation, 
vêtue  de  noir,  semblait  être  en  deuil.  Si  les  domestiques  d' Amazan 


424  LA    PRINCESSE    DE    BABVLONE. 

interrogeaient  les  passants,  ceux-ci  répondaient  par  signes;  si  on 
entrait  dans  une  hôtellerie,  le  maître  de  la  maison  enseignait 
aux  gens  en  trois  paroles  qu'il  n'y  avait  rien  dans  la  maison,  et 
qu'on  pouvait  envoyer  chercher  à  quelques  milles  les  choses 
dont  on  avait  un  hesoin  pressant. 

Quand  on  demandait  à  ces  silenciaires  s'ils  avaient  vu  passer 
la  belle  princesse  de  Babylone,  ils  répondaient  avec  moins  de 
brièveté  :  «  Nous  l'avons  vue,  elle  n'est  pas  si  belle  :  il  n'y  a  de 
beau  que  les  teints  basanés  ;  elle  étale  une  gorge  d'albâtre  qui 
est  la  chose  du  monde  la  plus  dégoûtante,  et  qu'on  ne  connaît 
presque  point  dans  nos  climats.  » 

Amazan  avançait  vers  la  province  arrosée  du  Bétis.  Il  ne  s'était 
pas  écoulé  plus  de  douze  mille  années  depuis  que  ce  pays  avait 
été  découvert  par  les  ïyriens,  vers  le  même  temps  qu'ils  firent  la 
découverte  de  la  grande  île  Atlantique,  submergée  quelques 
siècles  après.  Les  Tyriens  cultivèrent  la  Bétique,  que  les  naturels 
du  pays  laissaient  en  friche,  prétendant  qu'ils  ne  devaient  se 
mêler  de  rien,  et  que  c'était  aux  Gaulois  leurs  voisins  à  venir 
cultiver  leurs  terres.  Les  Tyriens  avaient  amené  avec  eux  des 
Palestins',qui,  dès  ce  temps-là,  couraient  dans  tous  les  climats, 
pour  peu  qu'il  y  eût  de  l'ai'gent  à  gagner.  Ces  Palestins,  en  prê- 
tant sur  gages  à  cinquante  pour  cent,  avaient  attiré  à  eux  presque 
toutes  les  richesses  du  pays.  Cela  fit  croire  aux  peuples  de  la 
Bétique  que  les  Palestins  étaient  sorciers  ;  et  tous  ceux  qui  étaient 
accusés  de  magie  étaient  brûlés  sans  miséricorde  par  une  com- 
pagnie de  druides  qu'on  appelait  les  rc chercheurs,  ou  les  anthropo- 
kaics'K  Ces  prêtres  les  revêtaient  d'abord  d'un  habit  de  masque, 
s'emparaient  de  leurs  biens,  et  récitaient  dévotement  les  propres 
prières  des  Palestins  tandis  qu'on  les  cuisait  à  petit  feu  por  l'amor 
de  Bios. 

La  princesse  de  Babylone  avait  mis  i)ied  à  terre  dans  la  ville 
qu'on  appela  depuis  &lv7/«.  Son  dessein  était  de  s'embarquer  sur 
le  Bétis  pour  retourner  par  Tyrà  Babylone  revoir  le  roi  Bélus  son 
père,  et  oublier,  si  elle  pouvait,  son  infidèle  amant,  ou  bien  le 
demander  en  mariage.  Klle  lit  venir  chez  elle  deux  Palestins  (jui 
faisaient  toutes  les  affaires  de  la  cour.  Ils  devaient  lui  fournir  trois 


1.  P;ilcslin$  dési.rni!  los  Juifs  oriuinairt's  ili'  l;i  Palcsdno  mi  Jucioo. 

2.  Le  mot  anihropohnies  est  irrôsulirrcinoiii  formé.  11  fjuidniit  anUiropokau!;- 
les,  qui  signilic />;v(/eH«  d'hommes, cl  non  rediercheur s,  comme  le  donne  à  penser 
Voltaire,  (jui  |)r(ib;il)leinent  n'aura  pas  osé  (raduire  le  mot.  (B.)  —  Cette  faute  a 
été  relev(>e  par  Larclier  dans  son  Supplément  à  la  Philosophie  de  l'histoire, 
page  292  de  la  seconde  édition. 


CHAPITRE    XXI.  425 

vaisseaux.  Le  phénix  fit  avec  eux  tous  les  arrangements  néces- 
saires, et  convint  du  prix  après  avoir  un  peu  disputé. 

L'hôtesse  était  fort  dévote,  et  son  mari,  non  moins  dévot,  était 
famiher,  c'est-à-dire  espion  des  druides  rechercheurs  antliro- 
pokaies  ;  il  ne  manqua  pas  de  les  avertir  qu'il  avait  dans  sa  mai- 
son une  sorcière  et  deux  Palestins  qui  faisaient  un  pacte  avec  le 
diable,  déguisé  en  gros  oiseau  doré.  Les  rechercheurs,  apprenant 
que  la  dame  avait  une  prodigieuse  quantité  de  diamants,  la 
jugèrent  incontinent  sorcière;  ils  attendirent  la  nuit  pour  ren- 
fermer les  deux  cents  cavaliers  et  les  licornes,  qui  dormaient  dans 
de  vastes  écuries,  car  les  rechercheurs  sont  poltrons. 

Après  avoir  bien  barricadé  les  portes,  ils  se  saisirent  de  la 
princesse  et  d'Irla;  mais  ils  ne  purent  prendre  le  phénix,  qui  s'en- 
vola à  tire  d'ailes  :  il  se  doutait  bien  qu'il  trouverait  Amazau  sur 
le  chemin  des  Gaules  à  Sevilla. 

Il  le  rencontra  sur  la  frontière  de  la  Bétique,  et  lui  apprit  le 
désastre  de  la  princesse.  Amazan  ne  put  parler  :  il  était  trop  saisi, 
trop  en  fureur.  Il  s'arme  d'une  cuirasse  d'acier  damasquinée  d'or, 
d'une  lance  de  douze  pieds,  de  deux  javelots,  et  d'une  épée  tran- 
chante appelée  la  fulminante,  qui  pouvait  fendre  d'un  seul  coup 
des  arbres,  des  rochers  et  des  druides  ;  il  couvre  sa  belle  tète 
d'un  casque  d'or  ombragé  de  plumes  de  héron  et  d'autruche. 
C'était  l'ancienne  armure  de  Magog,  dont  sa  sœur  Aidée  lui  avait 
fait  présent  dans  son  voyage  en  Scythie  ;  le  peu  de  suivants  qui 
l'accompagnaient  montent  comme  lui  chacun  sur  sa  licorne. 

Amazan,  en  embrassant  son  cher  phénix,  ne  lui  dit  que  ces 
tristes  paroles  :  «  Je  suis  coupable  ;  si  je  n'avais  pas  couché  avec 
une  fille  d'affaire  dans  la  ville  des  oisifs,  la  belle  princesse  de 
Babylone  ne  serait  pas  dans  cet  état  épouvantable  ;  courons  aux 
anthropokaies.  » 

Il  entre  bientôt  dans  Sevilla  :  quinze  cents  alguazils  gardaient 
les  portes  de  l'enclos  où  les  deux  cents  Gangarides  et  leurs  li- 
cornes étaient  renfermés  sans  avoir  à  manger;  tout  était  préparé 
pour  le  sacrifice  qu'on  allait  faire  de  la  princesse  de  Babylone,  de 
sa  femme  de  chambre  Irla,  et  des  deux  riches  Palestins.  Le  grand 
anthropokaie,  entouré  de  ses  petits  anthropokaies,  était  déjà  sur 
son  tribunal  sacré;  une  foule  de  Sévillois  portant  des  grains  en- 
filés à  leurs  ceintures  joignaient  les  deux  mains  sans  dire  un  mot, 
et  l'on  amenait  la  belle  princesse,  Irla,  et  les  deux  Palestins,  les 
mains  liées  derrière  le  dos  et  vêtus  d'un  habit  de  masque. 

Le  phénix  entre  par  une  lucarne  dans  la  prison  où  les  Gan- 
garides commençaient  déjà  à  enfoncer  les  portes.  L'invincible 


426  LA    PRINCESSE    DE    BABYLONE. 

Amazan  les  brisait  en  dehors.  Ils  sortent  tout  armés,  tous  sur  leurs 
licornes  ;  Amazan  se  met  à  leur  tête.  Il  n'eut  pas  de  peine  à  ren- 
verser les  alguazils,  les  familiers,  les  prêtres  anthropokaies;  chaque 
licorne  en  perçait  des  douzaines  à  la  fois.  La  fulminante  d'Amazan 
coupait  en  deux  tous  ceux  qu'il  rencontrait;  le  peuple  fuyait  en 
manteau  noir  et  eu  fraise  sale,  toujours  tenant  à  la  main  ses 
grains  bénits  por  l'amor  de  Bios. 

Amazan  saisit  de  sa  main  le  grand  rechercheur  sur  son  tri- 
bunal, et  le  jette  sur  le  bûcher  qui  était  préparé  à  quarante  pas  ; 
il  y  jeta  aussi  les  autres  petits  rechercheurs  l'un  après  l'autre.  Il 
se  prosterne  ensuite  aux  pieds  de  Formosante,  «  Ah  !  que  vous 
êtes  aimable,  dit-elle,  et  que  je  vous  adorerais  si  vous  ne  m'aviez 
pas  fait  une  infidélité  avec  une  fille  d'affaire  !  n 

Tandis  qu'Amazan  faisait  sa  paix  avec  la  princesse,  tandis  que 
les  Gangarides  entassaient  dans  le  bûcher  les  corps  de  tous  les 
anthropokaies,  et  que  les  flammes  s'élevaient  jusqu'aux  nues, 
Amazan  vit  de  loin  comme  une  armée  qui  venait  à  lui.  Un  vieux 
monarque,  la  couronne  en  tête,  s'avançait  sur  un  char  traîné  par 
huit  mules  attelées  avec  des  cordes  ;  cent  autres  chars  suivaient. 
Ils  étaient  accompagnés  de  graves  personnages  en  manteau  noir 
et  en  fraise,  montés  sur  de  très-beaux  chevaux  ;  une  multitude 
de  gens  à  pied  suivait  en  cheveux  gras  et  en  silence. 

D'abord  Amazan  fit  ranger  autour  de  lui  ses  Gangarides,  et 
s'avança,  la  lance  en  arrêt.  Dès  que  le  roi  ^  l'aperçut,  il  ôtasa  cou- 
ronne, descendit  de  son  char,  embrassa  l'étrier  d'Amazan,  et  lui 
dit  :  «  Homme  envoyé  de  Dieu,  vous  êtes  le  vengeur  du  genre 
humain,  le  hbérateur  de  ma  patrie,  mon  protecteur.  Ces  monstres 
sacrés  dont  vous  avez  purgé  la  terre  étaient  mes  maîtres  au  nom 
du  vieux  (les  sept  montagnes;  j'étais  forcé  de  souffrir  leur  puissance 
criminelle.  Mon  peuple  m'aurait  abandonné  si  j'avais  voulu 
seulement  modérer  leurs  abominables  atrocités.  D'aujourd'hui  je 
respire,  je  règne,  et  je  vous  le  dois.  » 

Ensuite  il  baisa  respectueusement  la  main  de  Formosante,  et 
la  supplia  de  vouloir  bien  monter  avec  Amazan,  Irla,  et  le  phénix, 
dans  son  carrosse  i\  huit  mules.  Les  deux  Palestins,  banquiers  de 
la  cour,  encore  prosternés  à  terre  de  frayeur  et  de  reconnaissance, 
se  relevèrent,  et  la  troupe  des  hcornes  suivit  le  roi  de  la  lîétique 
dans  son  palais. 

Comme  la  dignité  du  roi  d'un  peuple  grave  exigeait  que  ses 


1.  Charles  Hl.  Sdii  iiiiiiisin;  irAraiula  venait  do  rogner  jusqu'au  vif,   comme 
dit  Voltaire,  les  griiïes  de  l'IiKiMisllioii.  (G.  A.) 


CHAPITRE    XXII.  4î7 

mules  allassent  au  petit  pas,  Amazan  et  Formosante  eurent  le 
temps  de  lui  conter  leurs  aventures.  Il  entretint  aussi  le  phénix; 
il  l'admira  et  le  baisa  cent  fois.  Il  comprit  combien  les  peuples 
d'Occident,  qui  mangeaient  les  animaux,  et  qui  n'entendaient 
plus  leur  langage,  étaient  ignorants,  brutaux  et  barbares  ;  que 
les  seuls  Gangarides  avaient  conservé  la  nature  et  la  dignité  pri- 
mitive de  l'homme  ;  mais  il  convenait  surtout  que  les  plus  bar- 
bares des  mortels  étaient  ces  rechercheurs  anthropokaies,  dont 
Amazan  venait  de  purger  le  monde.  Il  ne  cessait  de  le  bénir  et 
de  le  remercier.  La  belle  Formosante  oubliait  déjà  l'aventure  de 
la  fille  d'affaire,  et  n'avait  l'âme  remplie  que  de  la  valeur  du  héros 
qui  lui  avait  sauvé  la  vie.  Amazan,  instruit  de  l'innocence  du 
baiser  donné  au  roi  d'Egypte,  et  de  la  résurrection  du  phénix, 
goûtait  une  joie  pure,  et  était  enivré  du  plus  violent  amour. 


GBAPITRE    XXII. 

LES  DEUX  AMANTS  PRENNENT  LE  PARTI  DE  RETOURNER  A  EARVLONE.  LE 
ROI  DE  LA  BÉTIQLE  LEUR  DONNE  DES  TROCPES  POUR  LES  ACCOMPAGNER. 
ILS  ARRIVENT  A  TYR,  ET  PASSENT  EN  EGYPTE.  LE  ROI  d'ÉTHIOPIE 
LECR  DONNE  DES  FETES,  ET  DEVIENT  AMOLRELN.  DE  FORMOSANTE. 
AMAZAN     PUNIT     CE     SOUVERAIN,     ET     ÉPOUSE     FORMOSANTE     A     BABYLONE. 

On  dîna  au  palais,  et  on  y  fit  assez  mauvaise  chère.  Les  cuisi- 
niers de  la  Bétique  étaient  les  plus  mauvais  de  l'Europe  ;  Amazan 
conseilla  d'en  faire  venir  des  Gaules.  Les  musiciens  du  roi  exécu- 
tèrent pendant  le  repas  cet  air  célèbre  qu'on  appela  dans  la  suite 
des  siècles  les  Folies  d'Espagne.  x\près  le  repas  on  parla  d'affaires. 

Le  roi  demanda  au  bel  Amazan,  à  la  belle  Formosante  et  au 
beau  phénix,  ce  qu'ils  prétendaient  devenir.  «  Pour  moi,  dit 
Amazan,  mon  intention  est  de  retourner  à  Babylone,  dont  je  suis 
l'héritier  présomptif,  et  de  demander  à  mon  oncle  Bélus  ma  cou- 
sine issue  de  germaine,  l'incomparable  Formosante,  à  moins 
qu'elle  n'aime  mieux  vivre  avec  moi  chez  les  Gangarides, 

—  Mon  dessein,  dit  la  princesse,  est  assurément  de  ne  jamais 
me  séparer  de  mon  cousin  issu  de  germain  ;  mais  je  crois  qu'il 
convient  que  je  me  rende  auprès  du  roi  mon  père,  d'autant  plus 
qu'il  ne  m'a  donné  permission  que  d'aller  en  pèlerinage  à  Bassora, 
et  que  j'ai  couru  le  monde, 

—  Pour  moi,  dit  le  phénix,  jp  uivrai  partout  ces  deux  tendres 
et  généreux  amants. 


428  LA    PRINCESSE    DE    BABVLONE. 

—  Vous  avez  raison,  dit  le  roi  de  la  Bélique  ;  mais  le  retour  à 
Babylone  n'est  pas  si  aisé  que  vous  le  pensez.  Je  sais  tous  les 
jours  des  nouvelles  de  ce  pays-là  par  les  vaisseaux  tyriens,  et  par 
mes  l)anquiers  palestins,  qui  sont  en  correspondance  avec  tous  les 
peuples  de  la  terre.  Tout  est  en  armes  vers  l'Euphrate  et  le  Nil. 
Le  roi  de  Scytliie  redemande  l'héritage  de  sa  femme,  à  la  tête  de 
trois  cent  mille  guerriers  tous  à  cheval.  Le  roi  d'Egypte  et  le  roi 
des  Indes  désolent  aussi  les  bords  du  Tigre  et  de  l'Euphrate, 
chacun  à  la  tête  de  trois  cent  mille  hommes,  pour  se  venger  de 
ce  qu'on  s'est  moqué  d'eux.  Pendant  que  le  roi  d'Egypte  est  hors 
de  son  pays,  son  ennemi  le  roi  d'Ethiopie  ravage  l'Egypte  avec 
trois  cent  mille  hommes,  et  le  roi  de  Babylone  n'a  encore  que 
six  cent  mille  hommes  sur  pied  pour  se  défendre. 

«  Je  vous  avoue,  continua  le  roi,  que  lorsque  j'entends  parler 
de  ces  prodigieuses  armées  que  l'Orient  vomit  de  son  sein,  et  de 
leur  étonnante  magnificence  ;  quand  je  les  compare  à  nos  petits 
corps  de  vingt  à  trente  mille  soldats,  qu'il  est  si  difficile  de  vêtir 
et  de  nourrir,  je  suis  tenté  de  croire  que  l'Orient  a  été  fait  bien 
longtemps  avant  l'Occident.  Il  semble  que  nous  soyons  sortis 
avant-hier  du  chaos,  et  hier  de  la  barbarie. 

—  Sire,  dit  Amazan,  les  derniers  venus  l'emportent  quelquefois 
sur  ceux  qui  sont  entrés  les  premiers  dans  la  carrière.  On  pense 
dans  mon  pays  que  l'homme  est  originaire  de  l'Inde,  mais  je 
n'en  ai  aucune  certitude. 

—  Et  vous,  dit  le  roi  de  la  Bétique  au  phénix,  qu'en  pensez- 
vous  ? 

—  Sire,  répondit  le  phénix,  je  suis  encore  trop  jeune  pour 
être  instruit  de  l'antiquité.  Je  n'ai  vécu  qu'environ  vingt-sept  mille 
ans; mais  mon  père,  qui  avait  vécu  cinq  fois  cet  âge,  nie  disait 
qu'il  avait  appris  de  son  père  que  les  contrées  de  l'Orient  avaient 
toujours  été  plus  peuplées  et  plus  riches  que  les  autres.  11  tenait 
de  ses  ancêtres  que  les  générations  de  tous  les  animaux  avaient 
commencé  sur  les  bords  du  Gange.  Pour  moi,  je  n'ai  pas  la  vanité 
d'être  de  cette  opinion  ;  je  ne  puis  croirequeles  renards  d'Albion, 
les  marmottes  des  Alpes,  et  les  loups  de  la  Gaule,  viennent  de 
mon  pays;  de  même  que  je  ne  crois  pas  que  les  sapins  et  les 
chênes  de  vos  contrées  descendent  des  palmiers  et  des  cocotiers 
des  Indes. 

—  Mais  d'où  venons-nous  donc?  dit  le  roi. 

—  Je  n'en  sais  rien,  dit  le  phénix;  je  voudrais  seulement 
savoir  où  la  belle  princesse  de  Babylone  et  mon  cher  ami  Amazan 
pourront  aller. 


I 


CIJAl'lTKE    XXII  429 

—  Je  doute  fort,  repartit  Je  roi,  qu'avec  ses  deux  cents  licoroes 
il  soit  en  élat  de  percer  à  travers  tant  d'armées  de  trois  cent  mille 
hommes  chacune. 

—  Pourquoi  non  ?  »  dit  Amazau. 

Le  roi  de  la  Bétique  sentit  le  suhlime  du  pourquoi  non  ;  mais 
il  crut  que  le  sublime  seul  ne  suffisait  pas  contre  des  armées 
innombrables.  «  Je  vous  conseille,  dit-il,  d'aller  trouver  le  roi 
d'Ethiopie  ;  je  suis  en  relation  avec  ce  prince  noir  par  le  moven 
de  mes  Palestins;  je  vous  donnerai  des  lettres  pour  lui  :  puisqu'il 
est  Tennemi  du  roi  d'Egypte,  il  sera  trop  heureux  d'être  fortifié 
par  votre  alliance.  Je  puis  vous  aider  de  deux  raille  hommes  très- 
sobres  et  très-braves  ;  il  ne  tiendra  qu'à  vous  d'en  engager  autant 
chez  les  peuples  qui  demeurent,  ou  plutôt  qui  sautent  au  pied  des 
Pyrénées,  et  qu'on  appelle  Vasques  ou  Vascons.  Envoyez  un  de  vos 
guerriers  sur  une  licorne  avec  quelques  diamants  :  il  n'y  a  point 
de  Vascon  qui  ne  quitte  le  castel,  c'est-à-dire  la  chaumière  de  son 
père,  pour  vous  servir.  Ils  sont  infatigables,  courageux  et  plaisants; 
vous  en  serez  très-satisfait.  En  attendant  qu'ils  soient  arrivés,  nous 
vous  donnerons  des  fêtes,  et  nous  vous  préparerons  des  vaisseaux. 
Je  ne  puis  trop  reconnaître  le  service  que  vous  m'avez  rendu.  » 

Amazan  jouissait  du  bonheur  d'avoir  retrouvé  Formosante,  et 
de  goûter  en  paix  dans  sa  conversation  tous  les  charmes  de 
l'amour  réconcilié,  qui  valent  presque  ceux  de  l'amour  naissant. 

Bientôt  une  troupe  fière  et  joyeuse  de  Vascons  arriva  en  "dan- 
sant au  tambourin  :  l'autre  troupe  fière  et  sérieuse  de  Bétiquois 
était  prête.  Le  vieux  roi  tanné  embrassa  tendrement  les  deux 
amants;  il  fit  charger  leurs  vaisseaux  d'armes,  de  lits,  de  jeux 
d'échecs,  d'habits  noirs,  de  golilles  \  d'ognons,  de  moutons,  de 
poules,  de  farine,  et  de  beaucoup  d'ail,  en  leur  souhaitant  une 
heureuse  traversée,  un  amour  constant,  et  des  victoires. 

La  flotte  aborda  le  rivage  où  l'on  dit  que  tant  de  siècles  après 
la  Phénicienne  Didon,  sœur  d'un  Pygmalion,  épouse  d'un  Sicliée, 
ayant  quitté  cette  ville  de  Tyr,  vint  fonder  la  superbe  ville  de  Car- 
thage,  en  coupant  un  cuir  de  bœuf  en  lanières,  selon  le  témoi- 
gnage des  plus  graves  auteurs  de  l'antiquité,  lesquels  n'ont  jamais 
conté  de  fables,  et  selon  les  professeurs  qui  ont  écrit  pour  les  petits 
garçons;  quoique  après  tout  il  n'y  ait  jamais  eu  personne  à  Tyr 
qui  se  soit  appelé  Pygmalion,  ou  Didon,  ou  Sichée,  qui  sont  des 
noms  entièrement  grecs,  et  quoique  enfin  il  n'y  eût  point  de  roi 
à  Tyr  en  ces  temps-là. 

1.  Collet  espagnol. 


430  LA   PRINCESSE    DE   BABVLONE. 

La  superbe  Cartilage  n'était  point  encore  un  port  de  mer  ;  il 
n'y  avait  là  que  quelques  Numides  qui  faisaient  sécher  des  pois- 
sons au  soleil.  On  côtoya  la  Byzacène  et  les  Syrtes,  les  bords  fer- 
tiles où  furent  depuis  Cyrène  et  la  grande  Chersonèse. 

Enfm  on  arriva  vers  la  première  embouchure  du  fleuve  sacré 
du  Nil.  C'est  à  l'extrémité  de  cette  terre  fertile  qae  le  port  de 
Ganope  recevait  déjà  les  vaisseaux  de  toutes  les  nations  commer- 
çantes, sans  qu'on  sût  si  le  dieu  Canope  avait  fondé  le  port,  ou 
si  les  habitants  avaient  fabriqué  le  dieu,  ni  si  l'étoile  Canope  avait 
donné  son  nom  à  la  ville,  ou  si  la  ville  avait  donné  le  sien  à 
l'étoile.  Tout  ce  qu'on  en  savait,  c'est  que  la  ville  et  l'étoile  étaient 
fort  anciennes,  et  c'est  tout  ce  qu'on  peut  savoir  de  l'origine  des 
choses,  de  quelque  nature  qu'elles  puissent  être. 

Ce  fut  là  que  le  roi  d'Ethiopie,  ayant  ravagé  toute  l'Egypte,  vit 
débarquer  l'invincible  Amazan  et  l'adorable  Formosante.  Il  prit 
l'un  pour  le  dieu  des  combats,  et  l'autre  pour  la  déesse  de  la 
beauté.  Amazan  lui  présenta  la  lettre  de  recommandation  du  roi 
de  la  Bétique.  Le  roi  d'Ethiopie  donna  d'abord  des  fêtes  admira- 
bles, suivant  la  coutume  indispensable  des  temps  héroïques  ; 
ensuite  on  parla  d'aller  exterminer  les  trois  cent  mille  hommes 
du  roi  d'Egypte,  les  trois  cent  mille  de  l'empereur  des  Indes,  et 
les  trois  cent  mille  du  grand  kan  des  Scythes,  qui  assiégeaient 
l'immense,  l'orgueilleuse,  la  voluptueuse  ville  de  Babylone. 

Les  deux  mille  Bétiquois  qu'Amazan  avaitr  amenés  avec  lui 
dirent  qu'ils  n'avaient  que  faire  du  roi  d'Ethiopie  pour  secourir 
Babylone  ;  que  c'était  assez  que  leur  roi  leur  eût  ordonné  d'aller 
la  délivrer;  qu'il  suffisait  d'eux  pour  cette  expédition. 

Les  Vascons  dirent  qu'ils  en  avaient  bien  fait  d'autres  ;  qu'ils 
battraient  tout  seuls  les  Égyptiens,  les  Indiens  et  les  Scythes,  et 
qu'ils  ne  voulaient  marcher  avec  les  soldats  de  la  Bétique  qu'à 
condition  que  ceux-ci  seraient  à  l'arrière-gardc. 

Les  deux  cents  Gangarides  se  mirent  à  rire  des  prétentions  de 
leurs  alliés,  et  ils  soutinrent  qu'avec  cent  licornes  seulement  ils 
feraient  fuir  tous  les  rois  de  la  terre.  La  belle  Formosante  les 
apaisa  par  sa  prudence  et  par  ses  discours  enchanteurs.  Amazan 
présenta  au  monarque  noir  ses  Gangarides,  ses  licornes,  les  Béti- 
quois, les  Vascons,  et  son  bel  oiseau. 

Tout  fut  prêt  bientôt  pour  marcher  par  Memphis,  par  Hélio- 
polis, par  Arsinoé,  par  Pétra,  par  Artémite,  par  Sora,  par  Apamée, 
pour  aller  aUaquer  les  trois  rois,  et  pour  faire  cette  guerre 
mémorable  devant  laquelle  toutes  les  guerres  que  les  hommes 
ont  faites  depuis  n  ont  été  que  des  combats  de  coqs  et  de  cailles. 


CHAI'ITIU-    XXII.  43< 

Chacun  sait  comment  le  roi  d'Ethiopie  devint  amoureux  de  la 
l)elle  Formosante,  et  comment  il  la  surprit  au  lit,  lorsqu'un  doux 
sommeil  fermait  ses  longues  paupières.  On  se  souvient  qu'Araazan, 
témoin  de  ce  spectacle,  crut  voir  le  jour  et  la  nuit  couchant 
ensemble.  On  n'ignore  pas  qu'Amazan,  indigné  de  liilTront,  tira 
soudain  sa  fulminante,  qu'il  coupa  la  tête  perverse  du  nègre  inso- 
lent, et  qu'il  chassa  tous  les  Éthiopiens  d'Egypte,  Ces  prodiges  ne 
sont-ils  pas  écrits  dans  le  livre  des  chroniques  d'Egypte?  La 
renommée  a  publié  de  ses  cent  bouches  les  victoires  qu'il  rem- 
porta sur  les  trois  rois  avec  ses  guerriers  de  la  Bétique,  ses  Vas- 
cons  et  ses  licornes.  Il  rendit  la  belle  Formosante  à  son  père  ;  il 
délivra  toute  la  suite  de  sa  maîtresse,  que  le  roi  d'Egypte  avait 
réduite  en  esclavage.  Le  grand  kan  des  Scythes  se  déclara  son 
vassal,  et  son  mariage  avec  la  princesse  Aidée  fut  confirmé.  L'in- 
vincible et  généreux  Amazan,  reconnu  pour  héritier  du  royaume 
de  Babylone,  entra  dans  la  ville  en  triomphe  avec  le  phénix,  en 
présence  de  cent  rois  tributaires,  La  fête  de  son  mariage  surpassa 
en  tout  celle  que  le  roi  Bélus  avait  donnée.  On  servit  à  table  le 
l)œuf  Apis  rôti.  Le  roi  d'Egypte  et  celui  des  Indes  donnèrent  à 
boire  aux  deux  époux,  et  ces  noces  furent  célébrées  par  cinq  cents 
grands  poètes  de  Babylone  ^ 

0  muses!  qu'on  invoque  toujours  au  commencement  de  son 
ouvrage,  je  ne  vous  implore  qu'à  la  fin.  C'est  en  vain  qu'on  me 
reproche  de  dire  grâces  sans  avoir  dit  benedicite.  Muses!  vous  n'en 
serez  pas  moins  mes  protectrices.  Empêchez  que  des  continua- 
teurs -  téméraires  ne  gâtent  par  leurs  fables  les  vérités  que  j'ai 
enseignées  aux  mortels  dans  ce  fidèle  récit,  ainsi  qu'ils  ont  osé 
falsifier  Candide^  VIngénu,  et  les  chastes  aventures  de  la  chaste 
Jeanne,  qu'un  ex-capucin  a  défigurées  par  des  vers  dignes  des 
capucins,  dans  des  éditions  bataves.  Qu'ils  ne  fassent  pas  ce  tort 
à  mon  typographe,  chargé  d'une  nombreuse  famille,  et  qui 
possède  à  peine  de  quoi  avoir  des  caractères,  du  papier  et  de 
l'encre. 

0  muses!  imposez  silence  au  détestable  Cogé\  professeur  de 
bavarderie  au  collège  Mazarin,  qui  n'a  pas  été  content  des  discours 
moraux  de  Bélisaire  et  de  l'empereur  Justinien,  et  qui  a  écrit  de 
vilains  libelles  diffamatoires  contre  ces  deux  grands  hommes. 

1.  L'édition  de  1768  avec  sommaires  se  termine  ici. 

2.  Il  existe  une  continuation  AeCandide.i&  n'en  connais  point  de  VIngénu.  (B.) 
—  Voyez  l'Avertissement  de  Beuchot,  en  tète  de  ce  volume. 

3.  Voyez  la  note  2  de- la  page  357 


432  LA    PRIxXCESS'E    DE    BAI3YL0NE. 

Mettez  un  bâillon  au  pédant  Larcher,  qui,  sans  savoir  un  mot 
de  l'ancien  babylonien,  sans  avoir  voyagé  comme  moi  sur  les 
bords  de  l'Euphrate  et  du  Titrre,  a  eu  l'imprudence  de  soutenir 
que  la  belle  Formosante,  fille  du  plus  grand  roi  du  monde,  et  la 
princesse  Aidée,  et  toutes  les  femmes  de  cette  respectable  cour, 
allaient  coucber  avec  tous  les  palefreniers  de  l'Asie  pour  de 
l'argent,  dans  le  grand  temple  de  Babylone,  par  principe  de  reli- 
gion ^  Ce  libertin  de  collège,  votre  ennemi  et  celui  de  la  pudeur, 
accuse  les  belles  Égyptiennes  de  Mendès  de  n'avoir  aimé  que  des 
boucs,  se  proposant  en  secret,  par  cet  exemple,  de  faire  un  tour 
en  Egypte  pour  avoir  enfin  de  bonnes  aventures. 

Comme  il  ne  connaît  pas  plus  le  moderne  que  l'antique,  il 
insinue,  dans  l'espérance  de  s'introduire  auprès  de  quelque  vieille, 
que  notre  incomparable  Ninon,  à  Tàge  de  quatre-vingts  ans, 
coucha  avec  l'abbé  Gédoin,  de  l'Académie  française  et  de  celle 
des  inscriptions  et  belles-lettres.  Il  n'a  jamais  entendu  parler  de 
l'abbé  de  Cliâteauneuf,  qu'il  prend  pour  l'abbé  Gédoin.  Une  con- 
naît pas  plus  Ninon  que  les  filles  de  Babylone. 

Muses,  filles  du  ciel,  votre  ennemi  Larcher  fait  plus  :  il  se 
répand  en  éloges  sur  la  pédérastie;  il  ose  dire  que  tous  les  bam- 
bins de  mon  pays  sont  sujets  à  cette  infamie.  Il  croit  se  sauver  en 
augmentant  le  nombre  des  coupables. 

Nobles  et  chastes  muses,  qui  détestez  également  le  pédantisme 
et  la  pédérastie,  protégez-moi  contre  maître  Larcher! 

Et  vous,  maître  Aliboron,  dit  Fréron,  ci-devant  soi-disani 
jésuite,  vous  dont  le  Parnasse  est  tantôt  à  Bicétre  et  tantôt  au 
cabaret  du  coin  ;  vous  a  qui  l'on  a  rendu  tant  de  justice  sur  tous 
les  théâtres  de  l'Europe  dans  l'honnête  comédie  de  r Écossaise; 
vous,  digne  fils  du  prêtre  Desfontaines,  qui  naquîtes  de  ses  amours 
avec  un  de  ces  beaux  enfants  qui  portent  un  fer  et  un  bandeau 
comme  le  fils  de  Vénus-,  et  qui  s'élancent  comme  lui  dans  les  airs, 
(juoiqu'ils  n'aillent  jamais  qu'au  haut  des  cheminées;  mon  cher 
Aliboron,  pour  qui  j'ai  toujours  eu  tant  de  tendresse,  et  qui  m'avez 
fait  rire  un  mois  de  suite  du  temps  de  cette  Ecossaise,  je  vous 
recommande  ma  princesse  de  Babylone;  diles-en  bien  du  mal 
afin  qu'on  la  lise. 

1.  Voyez  dans  les  Mélanges,  anni'O  1707.  k-  chaiiitro  ii  do  la  Défense  de  7non 

oncle. 

•2.  Voyez,  dans  la  Correspondance,  la  lettiv  à  Thioiiot,  du  5  juin  1738,  conle- 
nani  une  épigranimc  qui  commence  ainsi  : 

Un  ramoneur  à  face  basanoe 

l.c  fcT  en  main,  les  yeux  ceints  d'un  bandeau. 


CHAPITRE    XXII.  433 

Je  ne  vous  oublierai  point  ici,  gazetier  ecclésiastique,  illustre 
orateur  des  convulsionnaires,  père  de  l'Église  fondée  par  l'abbé 
Bécherand*  et  par  Abraham  Cbaumeix;  ne  manquez  pas  de  dire 
dans  vos  feuilles,  aussi  pieuses  qu'éloquentes  et  sensées,  que  la 
princesse  de  lîabylone  est  hérétique,  déiste  et  athée.  Tâchez  sur- 
tout d'engager  le  sieur  Riballier  à  faire  condamner  la  princesse 
de  Babylone  par  la  Sorbonne;  vous  ferez  grand  plaisir  à  mon 
libraire,  à  qui  j'ai  donné  cette  petite  histoire  pour  ses  étrènnes,- 


1.  L'abbé  Bécherand,  entièrement  oublié  aujourd'hui,  avait  une  jambe  plus 
courte  que  l'autre,  et,  pour  tâcher  de  l'allonger,  allait  gambader  sur  le  tombeau 
du  diacre  Paris.  Ce  fut  lui  qvii,  le  premier,  eut  des  convulsions,  en  1731.  Il 
fut,  en  février  1732,  arrêté  et  mis  à  Saint-Lazare.  Il  n'eut  sa  liberté  que  le  o  avril 
de  la  même  année.  (B.)  —  Voyez  l'article  Convllsioxs,  tome  XVIII.  page  208;  et 
sur  Chaumeix,  tome  X,  page  l'27.  tome  XVII,  page  5,  tome  XVIII,  page  269,  et 
tome  XX,  page  321. 


FL\     DE     LA     PRINCESSE     DE     BABYLONE. 


21.  —  Romans.  28 


I 


LES 

LETTRES    D'AMABED 

TRADUITES    PAR    L'ABBÉ    TAMPOXKTi 
(■I7G9) 


PRE3I1ERE    LETTRE 

D'AMABED    A    SHASTASID,   GRA.XD    BRAME    DE    MADLRÉ. 

A  Bénarès,  le  second  du  mois  de  la  souris,  l'an 
du  renouvellement  du  monde  115652  2. 

Lumière  de  mon  âme,  père  de  mes  pensées,  toi  qui  conduis 
les  hommes  dans  les  voies  de  rÉternel,  à  toi,  savant  Sliastasid, 
respect  et  tendresse. 

Je  me  suis  déjà  rendu  la  langue  chinoise  si  familière,  suivant 
tes  sages  conseils,  que  je  lis  avec  fruit  leurs  cinq  Kiugs,  qui  me 
semblent  égaler  en  antiquité  notre  Slia.sin,  dont  tu  es  l'interprète, 
les  sentences  du  premier  Zoroastre,  et  les  livres  de  l'Égyptien 
Thaut. 


\.  Le  nom  de  Taraponet,  qu'on  lit  ici,  est  celui  d'un  docteur  en  Sorbonne  qui 
avait  censuré  la  thèse  de  l'abbé  de  Prades  en  1752:  or,  en  ce  moment,  la  Sorbonne 
s'apprêtait  à  condamner  un  autre  ouvrage  philosophique,  le  Bélisaire,  de  Mar- 
montel.  Le  nom  de  Tamponet  était  donc  bien  à  Tordre  du  jour. 

On  trouve  encore,  sous  le  nom  de  ce  docteur,  les  Questions  de  Zapata. 

2.  Cette  date  répond  à  l'année  de  notre  ère  vulgaire  1512,  deux  ans  après 
qu'Alphonse  d'Albuquerque  eut  pris  Goa.  Il  faut  savoir  que  les  brames  comptaient 
1 1 1100  années  depuis  la  rébellion  et  la  chute  des  êtres  célestes,  et  4552  ans  depuis 
la  promulgation  du  Shasta,  leur  premier  livre  sacré  :  ce  qui  faisait  115652  pour 
l'année  correspondante  à  notre  année  1512,  temps  auquel  régnaient  :  Babar,  dans  le 
Mogol;  Israael  Sophi,en  Perse;  Sélim,  eu  Turquie:  Maximilien  P"",  en  Allemagne: 
Louis  XII,  en  France:  Jules  II.  à  Rome;  Jeanne  la  Folle,  en  Espagne:  Emmanuel, 
en  Portugal.  (iYote  de  Voltaire.) 


43G  LETTRES    D'A  M  A  BEI). 

11  paraît  à  mon  âme,  qui  s'ouvre  toujours  devant  toi,  ([ue  ces 
écrits  et  ces  cultes  n'ont  rien  pris  les  uns  des  autres  :  car  nous 
sommes  les  seuls  à  qui  Brama,  confident  de  l'Éternel,  ait  enseigné 
la  rébellion  des  créatures  célestes,  le  pardon  que  l'Éternel  leur 
accorde,  et  la  formation  de  l'homme  ;  les  autres  n'ont  rien  dit,  ce 
me  semble,  de  ces  choses  sublimes. 

Je  crois  surtout  que  nous  ne  tenons  rien,  ni  nous,  ni  les 
Chinois,  des  Égyptiens,  Ils  n'ont  pu  former  une  société  policée 
et  savante  que  longtemps  après  nous,  puisqu'il  leur  a  fallu  domp- 
ter leur  Nil  avant  de  pouvoir  cultiver  les  campagnes  et  bâtir  leurs 
villes. 

Notre  Shasta  divin  n'a,  je  l'avoue,  que  quatre  mille  cinq  cent 
cinquante-deux  ans  d'antiquité;  mais  il  est  prouvé  par  nos  mo- 
numents que  cette  doctrine  avait  été  enseignée  de  père  en  fils  plus 
de  cent  siècles  avant  la  publication  de  ce  sacré  livre.  J'attends  sur 
cela  les  instructions  de  ta  paternité. 

Depuis  la  prise  de  Goa  par  les  Portugais^  il  est  venu  quelques 
docteurs  d'Europe  à  Cénarès.  Il  y  en  a  un  à  qui  j'enseigne  la 
langue  indienne;  il  m'apprend  en  récompense  un  jargon  quia 
cours  dans  l'Kurope,  et  qu'on  nomme  l'italien.  C'est  une  plaisante 
langue.  Presque  tous  les  mots  se  terminent  en  a,  en  e,  eu  /,  et 
en  0;  je  l'apprends  facilement,  et  j'aurai  bientôt  le  plaisir  de  lire 
les  livres  européans. 

Ce  docteur  s'appelle  le  P.  Fa  intio;  il  paraît  poli  et  insinuant: 
je  l'ai  présenté  à  Charme  des  yeux,  la  belle  Adaté,  que  mes  parents 
et  les  tiens  me  destinent  pour  épouse  ;  elle  apprend  l'italien  avec 
moi.  Nous  avons  conjugué  ensemble  le  xerhefaime  dès  le  premier 
jour.  Il  nous  a  fallu  deux  jours  pour  tous  les  autres  verbes.  Après 
elle,  tu  es  le  mortel  le  plus  près  de  mon  cœur.  Je  prie  Binna  et 
Brama  de  conserver  tes  jours  jusfiu'à  l'âge  de  cent  trente  ans. 
passé  lequel  la  vie  n'est  plus  qu'un  fardeau. 


REPONSE 

D  F.     SHASTA  S  II). 

J'ai  reçu  ta  lettre,  esprit  enfant  de  mon  esprit.  Puisse  Drugha-. 
montée  sur  son  dragon,  étendre  toujours  sur  toi  ses  dix  bras 
vainqueurs  des  vices  ! 

1.  Les  Poitujïais  se  sont  empares  de  Goa  en  IMO. 

1.  Driiirha  est  le  mol  inclkii  qui  signifie  mtIu.  iille  est  rcprésentce  avec  di\ 


LETTRES    D'AMABED.  437 

Il  est  vrai,  et  nous  D'en  devons  tirer  aucune  vanité,  que  nous 
sommes  le  peuple  de  la  terre  le  plus  anciennement  policé.  Les 
Chinois  eux-mêmes  n'en  disconviennent  pas.  Les  Égyptiens  sont 
un  peuple  tout  nouveau  qui  fut  enseigné  lui-môme  par  les  Chal- 
déens.  Ne  nous  glorifions  pas  d'être  les  plus  anciens,  et  songeons 
à  être  toujours  les  plus  justes. 

Tu  sauras,  mon  cher  Amabed,  que  depuis  très-peu  de  temps 
une  faible  image  de  notre  révélation  sur  la  chute  des  êtres  célestes 
et  le  renouvellement  du  monde  a  pénétré  jusqu'aux  Occidentaux. 
Je  trouve,  dans  une  traduction  arabe  d'un  livre  syriaque,  qui  n'est 
composé  que  depuis  environ  quatorze  cents  ans,  ces  propres  pa- 
roles :  «  L'Éternel  tient  liées  dechaîneséternelles,  jusqu'au  grand 
jour  du  jugement,  les  puissances  célestes  qui  ont  souillé  leur 
dignité  première'.  »  L'auteur  cite  en  preuve  un  livre  composé  par 
un  de  leurs  premiers  hommes,  nommé  Enoch.  Tu  vois  par  là 
que  les  nations  barbares  n'ont  jamais  été  éclairées  que  par  un 
rayon  faible  et  trompeur  qui  s'est  égaré  vers  eux  du  sein  de  notre 
lumière. 

Mon  cher  fils,  je  crains  mortellement  l'irruption  des  barbares 
d'Europe  dans  nos  heureux  climats.  Je  sais  trop  quel  estcet  Albu- 
querque  qui  est  venu  des  bords  de  l'Occident  dans  ce  pays  cher 
à  l'astre  du  jour.  C'est  un  des  plus  illustres  brigands  qui  aient 
désolé  la  terre.  Il  s'est  emparé  de  Goa  contre  la  foi  publique;  il 
a  noyé  dans  leur  sang  des  hommes  justes  et  paisibles.  Ces  Occi- 
dentaux habitent  un  pays  pauvre  qui  ne  leur  produit  que  très-peu 
de  soie,  point  de  coton,  point  de  sucre,  nulle  épicerie.  La  terre 
même  dont  nous  fabriquons  la  porcelaine  leur  manque.  Dieu 
leura  refusé  le  cocotier,  qui  ombrage,  loge,  vêtit,  nourrit,  abreuve 
les  enfants  de  Crama.  Ils  ne  connaissent  qu'une  liqueur  qui  leur 
fait  perdre  la  raison.  Leur  vraie  divinité  est  l'or  ;  ils  vont  chercher 
ce  dieu  à  une  autre  extrémité  du  monde. 

Je  veux  croire  que  ton  docteur  est  un  homme  de  bien  ;  mais 
l'Éternel  nous  permet  de  nous  défier  de  ces  étrangers.  S'ils  sont 
moutons  à  Bénarès,  on  dit  qu'ils  sont  tigres  dans  les  contrées  où 
les  Européans  se  sont  établis. 


bras,  et  montée  sur  un  dragon  pour  combattre  les  vices,  qui  sont  l'intempérance, 
rincontinence,  le  larcin,  le  meurtre,  l'injure,  la  médisance,  la  calomnie,  la  fai- 
néantise, la  résistance  à  ses  père  et  mère,  l'ingratitude.  C'est  cette  figure  que 
plusieurs  missionnaires  ont  prise  pour  le  diable.  [Note  de  Voltaire.) 

i.  On  voit  que  Shastasid  avait  lu  notre  Bible  en  arabe,  et  qu'il  avait  en  vue 
l'épitre  de  saint  Jude,  où  se  trouvent  en  effet  ces  paroles  au  verset  6.  Le  livre  apo- 
cryphe qui  n'a  jamais  existé  est  celui  d'Enoch,  cité  par  saint  Jude  au  verset  Ji.  (Ici.) 


438  LETTRES    D'AMABEl). 

Puissent  ni  la  belle  Adaté  ni  toi  n'avoir  jamais  à  se  plaindre  du 
P.  Fa  tutto!  Mais  un  secret  pressentiment  m'alarme.  Adieu,  Que 
bientôt  Adaté,  unie  à  toi  par  un  saint  mariage,  puisse  goûter  dans 
tes  bras  les  joies  célestes  ! 

Cette  lettre  te  parviendra  par  un  banian  %  qui  ne  partira  qu'à 
la  pleine  lune  de  l'éléphant. 


DEUXIEME    LETTRE 

D'AMABED   A  SHASTASID. 

Père  de  mes  pensées,  j'ai  eu  le  temps  d'apprendre  ce  jargon 
d"Europe  avant  que  ton  marchand  banian  ait  pu  arriver  sur  le 
rivage  du  Gange.  Le  P.  Fa  tutto  me  témoigne  toujours  une  amitié 
sincère.  En  vérité  je  commence  à  croire  qu'il  ne  ressemble  point 
aux  perfides  dont  tu  crains,  avec  raison,  la  méchanceté,  La  seule 
chose  qui  pourrait  me  donner  de  la  défiance,  c'est  qu'il  me  loue 
trop,  et  qu'il  ne  loue  jamais  assez  Charme  des  yeux  ;  mais  d'ail- 
leurs il  me  paraît  rempli  de  vertu  et  d'onction.  Nous  avons  lu 
ensemble  un  livre  de  son  pays,  qui  m'a  paru  bien  étrange.  C'est 
une  histoire  universelle  du  monde  entier"- ,  dans  laquelle  il  n'est 
pas  dit  un  mot  de  notre  antique  empire,  rien  des  immenses  con- 
trées au  delà  du  Gange,  rien  de  la  Chine,  rien  delà  vaste  Tartarie. 
Il  faut  que  les  auteurs,  dans  cette  partie  de  l'Europe,  soient  bien 
ignorants.  Je  les  compare  à  des  villageois  qui  parlent  avec  emphase 
de  leurs  chaumières,  et  qui  ne  saAcnt  pas  où  est  la  capitale;  ou 
plutôt  à  ceux  qui  pensent  que  le  inonde  linit  aux  bornes  de  leur 
horizon. 

Ce  qui  m'a  le  plus  surpris,  c'est  qif ils  comptent  les  temps 
depuis  la  création  de  leur  monde  tout  autrement  que  nous.  Mon 
docteur  européan  m'a  montré  un  de  ses  almanachs  sacrés,  par 
lequel  ses  compatriotes  sont  à  présent  dans  l'année  de  leur  créa- 
tion 5552,  ou  dans  l'année  d'IlUi,  ou  bien  dans  l'année  69/iO=', 
comme  on  voudra.  Cette  bizarrerie  m'a  surpris.  Je  lui  ai  demandé 
comment  on  pouvait  avoir  trois  époques  différentes  de  la  même 
aventure.  «  Tu  ne  peux,  lui  ai-jo  dit,  avoir  à  la  fois  trente  ans, 
([iiarantoans,  et  ciiKinaiilo  ans.  Comment  ton  mondepeul-ihnoir 

1.  CommoiTant  on  f^ros  de  l'Inde. 

2.  Discours  sur  l'histoire  universelle,  par  lîossiut. 

:t.  (l'csi,   la  dinorcnce  du  texte  hébreu,  du  samariiaiii  et  des  Scplanic.  {Note 
de  Voltaire.) 


I,ETTKES    D'AMAHKI).  439 

trois  dates  qui  se  contrarient  ?  »  Jl  m'a  répondu  que  ces  trois 
dates  se  trouvent  dans  le  même  livre,  et  qu'on  est  obligé  chez  eux 
de  croire  les  contradictions  pour  humilier  la  superbe  de  l'esprit. 

Ce  même  livre  traite  d'un  premier  homme  qui  s'appelait  Adam, 
d'un  Caïn,  d'un  Mathusalem,  d'un  Noé  qui  planta  des  vignes  après 
que  l'océan  eut  submergé  tout  le  globe;  enfin  d'une  infinité  de 
choses  dont  je  n'ai  jamais  entendu  parler,  et  que  je  n'ai  lues  dans 
aucun  de  nos  livres.  Nous  en  avons  ri,  la  belle  Adaté  et  moi,  en 
l'absence  du  P.  Fa  tutto  :  car  nous  sommes  trop  bien  élevés  et 
trop  pénétrés  de  tes  maximes  pour  rire  des  gens  en  leur  présence. 

Je  plains  ces  malheureux  d'Europe,  qui  n'ont  été  créés  que 
depuis  6940  ans  tout  au  plus,  tandis  que  notre  ère  est  de  115652  an- 
nées. Je  les  plains  davantage  de  manquer  de  poivre,  de  cannelle, 
de  girofle,  de  thé,  de  café,  de  soie,  de  coton,  de  vernis,  d'encens, 
d'aromates,  et  de  tout  ce  qui  peut  rendre  la  vie  agréable  :  il  faut 
que  la  Providence  les  ait  longtemps  oubliés  ;  mais  je  les  plains 
encore  plus  devenir  de  si  loin,  parmi  tant  de  périls,  ravir  nos  den- 
rées, les  armes  à  la  main.  On  dit  qu'ils  ont  commis  à  Calicut  des 
cruautés  épouvantables  pour  du  poivre:  cela  fait  frémir  la  nature 
indienne,  qui  est  en  tout  difl"érente  de  la  leur,  car  leurs  poitrines 
et  leurs  cuisses  sont  velues.  Ils  portent  de  longues  barbes,  leurs  esto- 
macs sont  carnassiers. Ils  s'enivrent  avec  le  j  us  fermenté  de  la  vigne, 
plantée,  disent-ils,  par  leur  A'oé.  Le  P.  Fa  tutto  lui-même,  tout  poli 
qu'il  est,  a  égorgé  deux  petits  poulets  ;  il  les  a  fait  cuire  dans  une 
chaudière,  et  il  les  a  mangés  impitoyablement.  Cette  action  barbare 
lui  a  attiré  la  haine  de  tout  le  voisinage,  que  nous  n'avons  apaisé 
qu'avec  peine.  Dieu  me  pardonne  !  je  crois  que  cet  étranger  aurait 
mangé  nos  vaches  sacrées,  qui  nous  donnent  du  lait,  si  on  l'avait 
laissé  faire.  lia  bien  promis  qu'il  ne  commettrait  plus  de  meurtres 
envers  les  poulets,  et  qu'il  se  contenterait  d'œufs  frais,  de  laitage, 
de  riz,  de  nos  excellents  légumes,  de  pistaches,  de  dattes,  de 
cocos,  de  gâteaux,  d'amandes,  de  biscuits,  d'ananas,  d'oranges, 
et  de  tout  ce  que  produit  notre  climat  bénit  de  l'Éternel. 

Depuis  quelques  jours,  il  paraît  plus  attentif  auprès  de  Charme 
des  yeux.  Il  a  même  fait  pour  elle  deux  vers  italiens  qui  finissent 
en  0.  Cette  politesse  me  plaît  beaucoup,  car  tu  sais  que  mon 
bonheur  est  qu'on  rende  justice  à  ma  chère  Adaté, 

Adieu.  Je  me  mets  à  tes  pieds,  qui  t'ont  toujours  conduit  dans 
la  voie  droite,  et  je  baise  tes  mains,  qui  n'ont  jamais  écrit  que  la 
vérité. 


440  LETTRES    DA3IABED. 

RÉPONSE 

DE     SHASTASID. 

Mon  cher  fils  en  Birma,  en  Brama,  je  n'aime  point  ton  Fa 
tutto,  qui  tue  des  poulets,  et  qui  fait  des  vers  pour  ta  chère  Adaté. 
Veuille  Birma  rendre  vains  mes  soupçons! 

Je  puis  te  jurer  qu'on  n'a  jamais  connu  son  Adam  ni  son  Noé 
dans  aucune  partie  du  monde,  tout  récents  qu'ils  sont.  La  Grèce 
même,  qui  était  le  rendez -vous  de  toutes  les  fables  quand 
Alexandre  approcha  de  nos  frontières,  n'entendit  jamais  parler 
de  ces  noms-là.  Je  ne  m'étonne  pas  que  des  amateurs  du  vin,  tels 
que  les  peuples  occidentaux,  fassent  un  si  grand  cas  de  celui  qui, 
selon  eux,  planta  la  vigne;  mais  sois  sûr  que  JXoé  a  été  ignoré  de 
toute  l'antiquité  connue. 

Il  est  vrai  que  du  temps  d'Alexandre  il  y  avait  dans  un  coin 
de  la  Phéuicie  un  petit  peuple  de  courtiers  et  d'usuriers,  qui  avait 
été  longtemps  esclave  à  Bahylone.  Il  se  forgea  une  histoire  pen- 
dant sa  captivité,  et  c'est  dans  cette  seule  histoire  qu'il  ait  jamais  été 
question  de  Noé.  Quand  ce  petit  peuple  obtint  depuis  des  privi- 
lèges dans  Alexandrie,  il  y  traduisit  ses  annales  en  grec.  Elles 
furent  ensuite  traduites  en  arabe,  et  ce  n'est  que  dans  nos  der- 
niers temps  que  nos  savants  en  ont  eu  quelque  connaissance  ; 
mais  celte  histoire  est  aussi  méprisée  par  eux  que  la  misérable 
horde  qui  l'a  écrite  ' , 

11  serait  plaisant,  en  eiïet,  que  tous  les  hommes,  qui  sont 
frères,  eussent  perdu  leurs  titres  de  famille,  et  que  ces  titres  ne  se 
retrouvassent  que  dans  une  petite  branche  composée  d'usuriers  et 
de  lépreux.  J'ai  peur,  mon  cher  ami,  que  les  concitoyens  de  ton 
P.  Fa  tutto,  qui  ont,  comme  tu  me  le  mandes,  adopté  ces  idées, 
ne  soient  aussi  insensés,  aussi  ridicules,  qu'ils  sont  intéressés, 
perfides,  et  cruels. 

Épouse  au  plus  tôt  ta  charmante  Adaté,  car,  encore  une  fois, 
je  crains  les  Fa  tutto  plus  que  les  Noé. 


1.  On  vdil  liii'ii  ([lie  Sliiislasid  ])arlc  ici  on  brame  qui  n'a  pas  le  don  de  la  fui. 
et  à  qui  la  grâce  a  manqué.  {Noie  de  VoUaire.) 


LE  T  TUE  s    DAMAIJED.  44< 

TROISIÈME    LETTRE 

D'AMABED  A  SHASTVSID. 

Béni  soil  à  jamais  Birma,  qui  a  fait  l'homme  pour  la  femme  ! 
Sois  béni,  ô  cher  Shastasid,  qui  t'intéresses  tant  à  mon  ])onheur! 
Charme  des  yeux  est  à  moi;  je  l'ai  épousée.  Je  ne  touche  plus  à 
la  terre;  je  suis  dans  le  ciel  :  il  n'a  manqué  que  toi  à  cette  divine 
cérémonie.  Le  docteur  Fa  tutto  a  été  témoin  de  nos  saints  enga- 
gements ;  et,  quoiqu'il  ne  soit  pas  de  notre  religion,  il  n'a  fait 
nulle  difficulté  d'écouter  nos  chants  et  nos  prières  :  il  a  été  fort 
gai  au  festin  des  noces.  Je  succombe  à  ma  félicité.  Tu  jouis  dim 
autre  bonheur:  tu  possèdes  la  sagesse-,  mais  l'incomparable  Adaté 
me  possède.  Vis  longtemps  heureux,  sans  passions,  tandis  que  la 
mienne  m'absorbe  dans  une  mer  de  voluptés.  Je  ne  puis  t'en  dire 
davantage  :  je  revole  dans  les  bras  d'Adaté. 

QUATRIÈME    LETTRE 

D'AMABED   A  SHASTASID. 

Cher  ami,  cher  père,  nous  partons,  la  tendre  Adaté  et  moi, 
pour  te  demander  ta  bénédiction.  A'otre  félicité  serait  imparfaite 
si  nous  ne  remplissions  pas  ce  devoir  de  nos  cœurs  ;  mais,  le  croi- 
rais-tu ?  nous  passons  par  Goa,  dans  la  compagnie  de  Coursom,  le 
célèbre  marchand,  et  de  sa  femme.  Fa  tutto  dit  que  Goa  est  devenue 
la  plus  belle  ville  de  l'Inde;  que  le  grand  Albuquerque  nous 
recevra  comme  des  ambassadeurs;  qu'il  nous  donnera  un  vais- 
seau à  trois  voiles  pour  nous  conduire  à  Maduré'.  Il  a  persuadé 
ma  femme,  et  j'ai  voulu  le  voyage  dès  qu'elle  l'a  voulu.  Fa  tutto 
nous  assure  qu'on  parle  italien  plus  que  portugaise  Goa.  Cbarme 
des  yeux  brûle  d'envie  de  faire  usage  d'une  langue  qu'elle  vient 
d'apprendre:  je  partage  tous  ses  goûts.  On  dit  qu'il  y  a  eu  des 
gens  qui  ont  eu  deux  volontés;  mais  Adaté  et  moi  nous  n'en 
avons  qu'une,  parce  que  nous  n'avons  qu'une  àme  à  nous  deux. 
Enfin  nous  partons  demain  avec  la  douce  espérance  de  verser 
dans  tes  bras,  avant  deux  mois,  des  larmes  de  tendresse  et  de  joie. 

I.  ville  située  au  sud  de  la  presqu'île  de  l'Inde. 


442  LETTRES    D'AMABEI). 

PREMIÈRE    LETTRE 

D'ADATÉ   A   SHASTASID. 

A  Goa,  le  3  du  mois  du  tigre,  l'an  du 
renouvellement  du  monde  H5652. 

Cirina,  entends  mes  cris,  vois  mes  pleurs,  sauve  mon  cher 
époux  !  Brama,  fils  de  Birma,  porte  ma  douleur  et  ma  crainte  à 
ton  père!  Généreux  Sliastasid,  plus  sage  que  nous,  tu  avais  prévu 
nos  malheurs.  Mon  cher  Amabed,  ton  disciple,  mon  tendre  époux, 
ne  t'écrira  plus  ;  il  est  dans  une  fosse  que  les  barbares  appellent 
prison.  Des  gens  que  Je  ne  puis  définir,  on  les  nomme  ici  inqui- 
sitori^,  je  ne  sais  ce  que  ce  mot  signifie  ;  ces  monstres,  le  lende- 
main de  notre  arrivée,  saisirent  mon  mari  et  moi,  et  nous  mirent 
chacun  dans  une  fosse  séparée,  comme  si  nous  étions  morts-, 
mais  si  nous  l'étions,  il  fallait  du  moins  nous  ensevelir  ensemble. 
Je  ne  sais  ce  qu'ils  ont  fait  de  mon  cher  Amabed.  J'ai  dit  à  mes 
anthropophages:  «  Où  est  Amabed  ?  Ne  le  tuez  pas,  et  tuez-moi.» 
Ils  ne  m'ont  rien  répondu.  «■  Où  est-il?  pourquoi  m'avez-vous 
séparée  de  lui!»  Ils  ont  gardé  le  silence  :  ils  m'ont  enchaînée. 
J'ai  depuis  une  heure  un  peu  plus  de  liberté;  le  marchand  Cour- 
som  a  trouvé  moyen  de  me  faire  tenir  du  papier  de  coton,  un  pin- 
ceau et  de  l'encre.  Mes  larmes  imbibent  tout,  ma  main  tremble, 
mes  yeux  s'obscurcissent,  je  me  meurs. 


DEUXIEME    LETTRE 

D'ADATÉ   A   SHASTASn:) 

K  CUITE      DE      I.  A      PHISOX      DE      l' I  N  Q  U  I  S  I  T  I  O  N. 

Divin  Shastasid,  je  fus  hier  longtemps  évanouie;  je  ne  pus 
achever  ma  lettre  :  je  la  pliai  quand  je  repris  un  peu  mes  sens  ; 
je  la  mis  dans  mon  sein,  qui  n'allaitera  pas  les  enfants  que  j'es- 
pérais avoir  d'Amabed.  Je  mourrai  avant  que  Birma  m'ait  accordé 
la  fécondité. 

Ce  matin,  au  i)()int  du  jour,  sont  entrés  dans  ma  fosse  deux 
spectres  armés  de  hallebardes,  portant  au  cou  îles  grains  enfilés, 

1.  Au  xviii'"  sit'jclo,  rinijuisitiun  do  fioa  existait  encore. 


LI'TTKKS    D'A  M  A  H  Kl).  443 

et  ayant  sur  la  poitrine  qualre  petites  bandes  ron,^•es  croisées.  Ils 
m.'ont  prise  par  les  mains,  toujours  sans  nie  rien  dire,  et  m'ont 
menée  dans  une  chambre  où  il  y  avait  pour  tous  mcub'les  une 
grande  table,  cinq  chaises,  et  un  grand  tableau  (jui  représentait 
un  homme  tout  nu,  les  bras  étendus  et  les  pieds  joints. 

Aussitôt  entrent  cinq  personnages  vêtus  de  robes  noires  avec 
une  chemise  par-dessus  leur  robe,  et  deux  longs  pendants  d'étoffe 
bigarrée  par-dessus  leur  chemise.  Je  suis  tombée  à  terre  de 
frayeur;  mais  quelle  a  été  ma  surprise!  J'ai  vu  le  P.  Fa  tutto 
parmi  ces  cinq  fantômes.  Je  l'ai  vu,  il  a  rougi  ;  mais  il  m'a  regardée 
d'un  air  de  douceur  et  de  compassion  qui  m'a  un  peu  rassurée 
pour  un  moment.  «Ah!  P.  Fa  tutto,  ai-je  dit,  où  suis-je?  Ouest 
devenu  Amabed  ?  Dans  quelle  gouffre  m'avez-vous  jetée?  On  dit 
qu'il  y  a  des  nations  qui  se  nourrissent  de  sang  humain  :  va-t-on 
nous  tuer?  va-t-on  nous  dévorer  ?  »  Il  ne  m'a  répondu  qu'en 
levant  les  yeux  et  les  mains  au  ciel;  mais  avec  une  attitude  si 
douloureuse  et  si  tendre  que  je  ne  savais  plus  que  penser. 

Le  président  de  ce  conseil  des  muets  a  enfin  délié  sa  langue, 
et  m'a  adressé  la  parole;  il  m'a  dit  ces  mots:  «  Est-il  vrai  que 
vous  avez  été  baptisée?  »  J'étais  si  abîmée  dans  mon  étonnement 
et  dans  ma  douleur  que  d'abord  je  n'ai  pu  répondre.  Il  a  recom- 
mencé la  même  question  d'une  Toix  terrible.  3Ion  sang  s'est 
glacé,  et  ma  langue  s'est  attachée  à  mon  palais.  Il  a  répété  les 
mêmes  mots  pour  la  troisième  fois,  et  à  la  fin  j'ai  dit:  «  Oui  ;  » 
car  il  ne  faut  jamais  mentir.  J'ai  été  baptisée  dans  le  Gange 
comme  tous  les  fidèles  enfants  de  Brama  le  sont,  comme  tu  le 
fus,  divin  Shastasid,  comme  l'a  été  mon  cher  et  malheureux 
Amabed.  Oui,  je  suis  baptisée,  c'est  ma  consolation,  c'est  ma 
gloire.  Je  l'ai  avoué  devant  ces  spectres. 

A  peine  cette  parole  oui,  symbole  de  la  vérité,  est  sortie  de 
ma  bouche,  qu'un  des  cinq  monstres  noirs  et  blancs  s'est  écrié  : 
AposUita!  les  autres  ont  répété:  Apostaîa!  Je  ne  sais  ce  que  ce 
mot  veut  dire;  mais  ils  l'ont  prononcé  d'un  ton  si  lugubre  et  si 
épouvantable  que  mes  trois  doigts  sont  en  convulsion  en  te 
l'écrivant. 

Alors  le  P.  Fa  tutto,  prenant  la  parole  et  me  regardant  tou- 
jours avec  des  yeux  bénins,  les  a  assurés  que  j'avais  dans  le  fond 
de  bons  sentiments,  qu'il  répondait  de  moi,  que  la  grâce  opére- 
rait, qu'il  se  chargerait  de  ma  conscience  ;  et  il  a  fini  son  dis- 
cours, auquel  je  ne  comprenais  rien,  par  ces  paroles:  lo  la  con- 
verterô.  Cela  signifie  en  italien,  autant  que  j'en  puis  juger:  Je  la 
retournerai. 


444  LETTRES    D'AMABED. 

«  Quoi!  disais-je  en  moi-même,  il  me  retournera!  Qu'entend- 
il  par  me  retourner!  Veut-il  dire  qu'il  me  rendra  à  ma  patrie? 
Ah!  Père  Fa  tutto,  lui  ai-je  dit,  retournez  donc  le  jeune  Amabed, 
mon  tendre  époux,  rendez-moi  mon  âme,  rendez-moi  ma  vie.  » 

Alors  il  a  baissé  les  yeux;  il  a  parlé  en  secret  aux  quatre  fan- 
tômes dans  un  coin  de  la  chambre.  Ils  sont  partis  avec  les  deux 
hallebardiers.  Tous  ont  fait  une  profonde  révérence  au  tableau 
qui  représente  un  homme  tout  nu  ;  et  le  P.  Fa  tutto  est  resté  seul 
avec  moi. 

Il  m'a  conduite  dans  une  chambre  assez  propre,  et  m'a  promis 
que,  si  je  voulais  m'abandonner  à  ses  conseils,  je  ne  serais  plus 
enfermée  dans  une  fosse.  «  .le  suis  désespéré  comme  vous,  m"a-t-il 
dit,  de  tout  ce  qui  est  arrivé.  Je  m'y  suis  opposé  autant  que  j'ai 
pu,  mais  nos  saintes  lois  m'ont  lié  les  mains;  enfin,  grâce  au 
ciel  et  à  moi,  vous  êtes  libre  dans  une  bonne  chambre  dont  vous 
ne  pouvez  pas  sortir.  Je  viendrai  vous  y  voir  souvent;  je  aous 
consolerai  ;  je  travaillerai  à  votre  félicité  présente  et  future, 

—  Ah!  lui  ai-je  répondu,  il  n'y  a  que  mon  cher  Amabed  qui 
puisse  la  faire,  cette  félicité,  et  il  est  dans  une  fosse!  Pourquoi  y 
est-il  enterré?  Pourquoi  y  ai-je  été  plongée?  Qui  sont  ces  spectres 
qui  m'ont  demandé  si  j'avais  été  baignée  ?  Où  m'avez-vous  con- 
duite? M'avez-vous  trompée?  Est-ce  vous  qui  êtes  la  cause  de  ces 
horribles  cruautés?  Faites-moi  venir  le  marchand  Coursom,  qui 
est  de  mon  pays  et  homme  de  bien.  Rendez-moi  ma  suivante,  ma 
compagne,  mon  amie  Déra,  dont  on  m'a  séparée:  est-elle  aussi 
dans  un  cachot  pour  avoir  été  baignée?  Qu'elle  vienne;  que  je 
revoie  Amabed,  ou  que  je  meure!  » 

Il  a  répondu  à  mes  discours  et  aux  sanglots  qui  les  entre- 
coupaient par  des  protestations  de  service  et  de  zèle  dont  j'ai  été 
touchée.  Il  m'a  promis  qu'il  m'instruirait  des  causes  de  toute 
celte  épouvantable  aventure,  et  qu'il  obtiendrait  qu'on  me  rendît 
ma  pauvre  Déra,  en  attendant  qu'il  pût  parvenir  à  délivrer  mon 
mari.  Il  m'a  [)laiiite;  j'ai  vu  même  ses  yeux  un  peu  mouillés: 
enfin,  au  son  d'une  cloche,  il  est  sorti  de  ma  chambre  en  me 
prenant  la  main,  et  en  la  mettant  sur  son  conir.  C'est  le  signe 
visible,  comme  tu  le  sais,  de  la  sincérité,  (pii  est  invisible.  Puis- 
qu'il a  mis  ma  main  sur  son  cd'ur,  il  ne  mo  trompera  pas.  Eh! 
pour(|U()i  me  liomperait-il  ?  Que  lui  ai-je  fait  pour  me  persécuter? 
Nous  l'avons  si  bien  traité  à  iîénarès,  mon  mari  et  moi!  Je  lui  ai 
fait  tant  de  présents  quand  il  m'enseignait  l'italien!  il  a  fait  des 
vers  italiens  pour  moi;  il  ne  peut  pas  me  haïr.  Je  le  regarderai 
comme  mon  bienfaiteur  s'il  me  rend  mon  malheureux  époux. 


LKTÏRHS    I)  A.MAHl- I).  445 


si  nous  pouvons  tons  deux  sortir  de  cette  terre  envaliie  et  habitée 
par  des  anthropopliages,  si  nous  pouvons  venir  embrasser  tes 
genoux  à  Maduré,  et  recevoir  tes  saintes  bénédictions. 


TROISIEME    LETTRE 

DADATK   A  SHASTASID. 

Tu  permets  sans  doute,  généreux  Shastasid,  que  je  t'envoie  le 
journal  de  mes  infortunes  inouïes;  tu  aimes  Amabed,  tu  prends 
pitié  de  mes  larmes,  tu  lis  avec  intérêt  dans  un  cœur  percé  de 
toutes  parts,  qui  te  déploie  ses  inconsolables  arflictions. 

On  m'a  rendu  mon  amie  Déra,  et  je  pleure  avec  elle.  Les 
monstres  l'avaient  descendue  dans  une  fosse,  comme  moi.  \ous 
n'avons  nulle  nouvelle  d'Amabed.  Nous  sommes  dans  la  même 
maison,  et  il  y  a  entre  nous  un  espace  infini,  un  chaos  impé- 
nétrable. Mais  voici  des  choses  qui  vont  faire  frémir  ta  vertu,  et 
qui  déchireront  ton  âme  juste. 

Ma  pauvre  Déra  a  su,  par  un  de  ces  doux  satellites  qui  mar- 
chent toujours  devant  les  cinq  anthropophages,  que  cette  nation 
a  un  baptême  comme  nous.  J'ignore  comment  nos  sacrés  rites 
ont  pu  parvenir  jusqu'à  eux.  Ils  ont  prétendu  que  nous  avions 
été  baptisés  suivant  les  rites  de  leur  secte.  Ils  sont  si  ignorants 
qu'ils  ne  savent  pas  qu'ils  tiennent  de  nous  le  baptême  depuis 
très-peu  de  siècles.  Ces  barbares  se  sont  imaginé  que  nous  étions 
de  leur  secte,  et  que  nous  avions  renoncé  à  leur  culte.  Voilà  ce 
que  voulait  dire  ce  mot  apostata,  que  les  anthropophages  faisaient 
retentir  à  mes  oreilles  avec  tant  de  férocité.  Ils  disent  que  c'est 
un  crime  horrible  et  digne  des  plus  grands  supplices  d'être  d'une 
autre  religion  que  la  leur.  Quand  le  P.  Fa  tutto  leur  disait  :/o  la 
converterà,ie  la  retournerai,  il  entendait  qu'il  me  ferait  retourner 
à  la  religion  des  brigands.  Je  n'y  conçois  rien  :  mon  esprit  est 
couvert  d'un  nuage,  comme  mes  yeux.  Peut-être  mon  désespoir 
trouble  mon  entendement,  mais  je  ne  puis  comprendre  comment 
ce  Fa  tutto,  qui  me  connaît  si  bien,  a  pu  dire  qu'il  me  ramènerait 
à  une  religion  que  je  n'ai  jamais  connue,  et  qui  est  aussi  ignorée 
dans  nos  climats  que  l'étaient  les  Portugais  quand  ils  sont  venus 
pour  la  première  fois  dans  l'Inde  chercher  du  poivre  les  armes  à  la 
main.  Nous  nous  perdons  dans  nos  conjectures,  la  bonne  Déra  et 
moi.  Elle  soupçonne  le  P.  Fa  tutto  de  quelques  desseins  secrets  ; 
mais  me  préserve  Birma  de  former  un  jugement  téméraire! 


446  LETTRES    DAMABED. 

J'ai  voulu  écrire  au  grand  brigand  Albuquerque  pour  implo- 
rer sa  justice,  et  pour  lui  demander  la  liberté  de  mon  cher  mari  ; 
mais  on  m'a  dit  qu'il  était  parti  pour  aller  surprendre  Bombay 
et  le  piller.  Quoi!  venir  de  si  loin  dans  le  dessein  de  ravager  nos 
habitations  et  de  nous  tuer  !  et  cependant  ces  monstres  sont  bap- 
tisés comme  nous!  On  dit  pourtant  que  cet  Albuquerque  a  fait 
quelques  belles  actions.  Enfin  je  n'ai  plus  d'espérance  que  dans 
l'Être  des  êtres,  qui  doit  punir  le  crime  et  protéger  l'innocence. 
Mais  j'ai  vu  ce  matin  un  tigre  qui  dévorait  deux  agneaux.  Je 
tremble  de  n'être  pas  assez  précieuse  devant  l'Èlre  des  êtres  pour 
qu'il  daigne  me  secourir. 


QUATRIE.AIE    LETTRE 

DWDATK   A   SHASTASID. 

Il  sort  de  ma  chambre,  ce  P.  Fa  tutto.  Quelle  entrevue  !  quelle 
complication  de  perlidies,  de  passions,  et  de  noirceurs!  Le  cœur 
humain  est  donc  capable  de  réunir  tant  d'atrocités  !  Comment  les 
écrirai-je  à  un  juste? 

Il  tremblait  quand  il  est  entré.  Ses  yeux  étaient  baissés  ;  j'ai 
tremblé  plus  que  lui.  Bientôt  il  s'est  rassuré.  «  Je  ne  sais  pas, 
m'a-t-il  dit,  si  je  pourrai  sauver  votre  mari.  Les  juges  ont  ici 
quelquefois  de  la  compassion  pour  les  jeunes  femmes;  mais  ils 
sont  bien  sévères  pour  les  hommes.  —  Quoi  !  la  vie  de  mon  mari 
n'est  pas  en  sûreté?  »  Je  suis  tombée  en  faiblesse.  11  a  cherché 
des  eaux  spiritueuses  pour  me  faire  revenir; il  n'y  ena^ait  i)oint, 
11  a  envoyé  ma  bonne  Déra  en  acheter  à  l'autre  bout  de  la  rue 
chez  un  banian.  Cependant  il  m'a  délacée  pour  donner  passage 
aux  vapeurs  qui  m'étoulfaient.  J'ai  été  étonnée,  en  revenant  h 
moi,  de  trouver  ses  mains  sur  ma  gorge  et  sa  bouche  sur  la 
mienne.  J'ai  jeté  un  cri  affreux  ;  je  me  suis  reculée  d'horreur.  11 
m'a  dit  :  «  Je  prenais  de  vous  un  soin  que  la  charité  commande. 
Il  fallait  que  votre  gorge  fût  en  liberté,  et  je  m'assurais  de  votre 
resi)iration.  —Ah!  prenez  soin  que  nu)n  mari  respire.  Est-il  en- 
core dans  cette  fosse  horrible?  —  Non,  m'a-t-il  répondu  :  j'ai  eu, 
avec  bien  de  la  peine,  le  crédit  de  le  faire  transférei-  dans  un  ca- 
chot plus  commode. —  Mais,  encore  une  fois,  (piel  est  son  cri uu^? 
quel  est  le  mien?  d'où  vient  cette  éi)ou\antable  inhumanité? 
pourquoi  violer  envers  nous  les  droits  de  Tbospitalité,  celui  des 


LETTRES    DAMABED.  447 

gens,  celui  de  la  nature?  —  C'est  notre  sainte  religion  qui  exige 
de  nous  ces  petites  sévérités.  Vous  et  votre  mari  vous  êtes  accusés 
d'avoir  renoncé  tous  deux  à  notre  baptême.  » 

Je  me  suis  écriée  alors  :  d  Que  voulez-vous  dire  ?  Nous  n'avons 
jamais  été  baptisés  à  votre  mode;  nous  l'avons  été  dans  le  Gange, 
au  nom  de  Brama.  Est-ce  vous  qui  avez  persuadé  cette  exécrable 
imposture  aux  spectres  qui  niont  interrogée?  Quel  pouvait  être 
votre  dessein?  » 

Il  a  rejeté  bien  loin  cette  idée.  Il  m'a  parlé  de  vertu,  de  vérité, 
de  charité;  il  a  presque  dissipé  un  moment  mes  soupçons,  en 
m'assurant  que  ces  spectres  sont  des  gens  de  bien,  des  hommes 
de  Dieu,  des  juges  de  l'âme,  qui  ont  partout  de  saints  espions,  et 
principalement  auprès  des  étrangers  qui  abordent  dans  Goa.  Ces 
espions  ont,  dit-il,  juré  à  ses  confrères,  les  juges  del'àme,  devant 
le  tableau  de  l'homme  tout  nu,  qu'Amabed  et  moi  nous  avons  été 
baptisés  à  la  mode  des  brigands  portugais,  qu'Amabed  est  apostoto, 
et  que  je  suis  apostata. 

0  vertueux  Shastasid  !  ce  que  j'entends,  ce  que  je  vois  de 
moment  en  moment  me  saisit  d'épouvante,  depuis  la  racine  des 
cheveux  jusqu'à  l'ongle  du  petit  doigt  du  pied. 

«  Quoi  1  vous  êtes,  ai-je  dit  au  P.  Fa  tutto,  un  des  cinq  hommes 
de  Dieu,  un  des  juges  de  l'àme?  —  Oui,  ma  chère  Adaté;  oui. 
Charme  des  yeux,  je  suis  un  des  cinq  dominicains  délégués  par 
le  vice-dieu  de  l'univers  pour  disposer  souverainement  des  âmes 
et  des  corps.  —  Qu'est-ce  qu'un  dominicain  ?  qu'est-ce  qu'un 
vice-dieu  ?  —  Un  dominicain  est  un  prêtre,  enfant  de  saint  Domi- 
nique, inquisiteur  pour  la  foi  ;  et  un  vice-dieu  est  un  prêtre  que 
Dieu  a  choisi  pour  le  représenter,  pour  jouir  de  dix  millions  de 
roupies'  par  an,  et  pour  envoyer  dans  toute  la  terre  des  domini- 
cains vicaires  du  vicaire  de  Dieu.  » 

J'espère,  grand  Shastasid,  que  tu  m'exphqueras  ce  galimatias 
infernal,  ce  mélange  incompréhensible  d'absurdités  et  d'horreurs, 
d'hypocrisie  et  de  barbarie. 

Fa  tutto  me  disait  tout  cela  avec  un  air  de  componction,  avec 
un  ton  de  vérité  qui,  dans  un  autre  temps,  aurait  pu  produire 
quelque  effet  sur  mon  âme  simple  et  ignorante.  Tantôt  il  levait 
les  yeux  au  ciel,  tantôt  il  les  arrêtait  sur  moi.  Ils  étaient  animés 
et  remplis  d'attendrissement  ;  mais  cet  attendrissement  jetait  dans 
tout  mon  corps  un  frissonnement  d'horreur  et  de  crainte.  Amabed 
est  continuellement  dans  ma  bouche  comme  dans  mon  cœur. 

1.  La  roupie  d'or  vaut  38  francs  'ri  centimes. 


448  LETTRES    D'AMABED. 

((  Rendez-moi  mon  cher  Ama])ed  !  »  c'était  le  commencement,  le 
milieu,  et  la  fin  de  tous  mes  discours. 

Ma  bonne  Déra  arrive  dans  ce  moment;  elle  m'apporte  des 
eaux  de  cinnamum  et  d'amomum^  Cette  charmante  créature  a 
trouvé  le  moyen  de  remettre  au  marchand  Coursom  mes  trois 
lettres  précédentes.  Coursom  part  celle  nuit;  il  sera  dans  peu  de 
jours  à  Maduré.  Je  serai  plainte  du  grand  Shastasid  ;  il  versera 
des  pleurs  sur  le  sort  do  mon  mari  ;  il  me  donnera  des  conseils  ; 
un  rayon  de  sa  sagesse  pénétrera  dans  la  nuit  de  mon  tombeau. 


REPONSE 

DU  BRAME  SHASTASID  AUX  TUOIS  LETTRES  PRÉCÉDENTES 

D'A  DATÉ. 

Vertueuse  et  infortunée  Adaté,  épouse  de  mon  cher  disciple 
Amabed,  Charme  des  yeux,  les  miens  ont  versé  sur  tes  trois  lettres 
des  ruisseaux  de  larmes.  Quel  démon  ennemi  de  la  nature  a 
déchaîné  du  fond  des  ténèbres  de  l'Europe  les  monstres  à  qui 
rinde  est  en  proie!  Quoi!  tendre  épouse  de  mon  cher  disciple, 
tu  ne  vois  pas  que  le  P.  Fa  tutto  est  un  scélérat  qui  t'a  fait  tomber 
dans  le  piège!  Tu  ne  vois  pas  que  c'est  lui  seul  qui  a  fait  enfermer 
ton  mari  dans  une  fosse,  et  qui  t'y  a  plongée  toi-même  pour  que 
tu  lui  eusses  Tobligation  de  t'en  avoir  tirée!  Que  n'exigera-t-ilpas 
de  ta  reconnaissance!  Je  tremble  avec  loi  :  je  donne  i)art  de  celte 
violation  du  droit  des  gens  à  tous  les  pontifes  de  Brama,  à  tous 
les  omras,  à  tous  les  raïas,  aux  nababs,  au  grand  empereur  des 
Indes  lui-même,  le  sublime  Babar,  roi  des  rois,  cousin  du  soleil 
et  de  la  lune,  fils  de  Mirsamachamed,  fils  de  Semcor,  filsd'Abou- 
chaïd,  fils  de  Miracha,  fils  de  Timur,  afin  qu'on  s'oppose  de  tous 
côtés  aux  brigandages  des  voleurs  d'Europe.  Quelle  profondeur 
de  scélératesse!  Jamais  les  prêtres  de  Timur,  de  Gengis-kan, 
d'Alexandre,  d'Ogus-kan,  de  Sésac,  de  Bacclius,  qui  tour  à  tour 
vinrent  subjuguer  nos  saintes  et  paisibles  contrées,  ne  permirent 
dépareilles  horreurs  hypocrites;  au  contraire,  Alexandre  laissa  par- 
tout des  marques  éternelles  de  sa  générosité.  Bacchus  ne  fit  que  du 
hicn  :  c'était  le  favori  du  ciel  ;  une  colonne  de  feu  conduisait  son 
armée  pendant  la  nuit,  et  une  nuée  nuirchait  devant  elle  pendant 


\;   Lr  ciiiiiaimiin  osl  la  raiiiii'lli-  (ranjniiid'liiii.   cl    raiiiumuin  cnI    un  fruit  SCC 
iluut  li's  {;raiuc!s  l'rul'cruu'ul   une  huili-  aiouuii  i([U('. 


I 


LtlTTUES    D'A.MAliHD.  449 

le  jour';  il  traversait  la  mer  Rouge  à  pied  sec  ;  il  couiuiaudait  au 
soleil  et  à  la  lune  de  s'arrêter  quand  il  le  fallait;  deux  gerbes  de 
rayons  divins  sortaient  de  son  front  :  l'ange  exterminateur  était 
debout  à  ses  côtés,  mais  il  employait  toujours  l'ange  de  la  joie. 
Votre  Albuquerque,  au  contraire,  n'est  venu  qu'avec  des  moines, 
des  fripons  de  marchands,  et  des  meurtriers.  Coursom  le  juste  m'a 
€onfirmé  le  malheur  d'Amabed  et  le  votre.  Puissé-je  avant  ma 
mort  vous  sauver  tous  deux,  ou  vous  venger!  Puisse  l'éternel  Birma 
vous  tirer  des  mains  du  moine  Fa  tutto!  Mon  cœur  saigne  des 
blessures  du  vôtre. 

N.  B.  Cette  lettre  ne  parvint  à  Charme  des  yeux  que  long- 
temps après,  lorsqu'elle  partit  de  la  ville  de  Goa. 


CINQUIÈME    LETTRE 

D'ADATÉ    AU    GRAND    BRAME    SHASTASID, 

De  quels  termes  oserai-je  me  servir  pour  t'exprimer  mon  nou- 
veau malheur  ?  Comment  la  pudeur  pourra-t-elle  parler  de  la 
honte?  Birma  a  vu  le  crime,  et  il  l'a  souffert!  Que  deviendrai-je? 
La  fosse  où  j'étais  enterrée  est  bien  moins  horrible  que  mon  état. 

Le  P.  Fa  tutto  est  entré  ce  matin  dans  ma  chambre,  tout  par- 
fumé, et  couvert  d'une  simarre  de  soie  légère.  J'étais  dans  mon 
lit.  «Victoire  !  m'a-t-il  dit,  l'ordre  de  délivrer  votre  mari  est  signé.  » 
A  ces  mots,  les  transports  de  la  joie  se  sont  emparés  de  tous  mes 
sens;  je  l'ai  nommé  mon  protecteur,  mou  pcrc :  il  s'est  penché  vers 

1.  Il  est  indubitable  que  les  fables  concernant  Bacchus  étaient  fort  communes 
■en  Arabie  et  en  Grèce,  longtemps  avant  que  les  nations  fussent  informées  si  les 
Juifs  avaient  une  histoire  ou  non.  Josèphe  avoue  même  que  les  Juifs  tinrent  tou- 
jours leurs  livres  cachés  à  leurs  voisins.  Bacchus  était  révéré  en  Egjpte,  en 
Arabie,  en  Grèce,  longtemps  avant  que  le  nom  de  Moïse  pénétrât  dans  ces  con- 
trées. Les  anciens  vers  orphiques  appellent  Bacchus  Misa  ou  Mosa.  11  fut  élevé 
sur  la  montagne  de  Msa.  qui  est  précisément  le  mont  Sina;  il  s'enfuit  vers  la 
merRouo-e;  il  y  rassembla  une  armée,  et  passa  avec  elle  cette  mer  à  pied  sec.  Il 
arrêta  le  soleil  et  la  lune  ;  son  chien  le  suivit  dans  toutes  ses  expéditions,  et  le 
nom  do  Caleb,  l'un  des  conquérants  hébreux,  signifie  chien. 

Les  savants  ont  beaucoup  disputé,  et  ne  sont  pas  convenus  si  Moïse  est  anté- 
rieur à  Bacchus,  ou  Bacchus  à  Moïse.  Ils  sont  tous  deux  de  grands  hommes;  mais 
Moïse,  en  frappant  un  rocher  avec  sa  baguette,  n'en  fit  sortir  que  de  l'eau;  au 
lieu  que  Bacchus.  en  frappant  la  terre  de  son  thyrse,  en  fit  sortir  du  vin.  C'est 
de  là  que  toutes  les  chansons  de  table  célèbrent  Bacchus,  et  qu'il  n'y  a  peut-être 
pas  deux  chansons  en  faveur  de  Moïse.  (A'o?e  de  Voltaire.) 

Voyez,  sur  Bacchus  et  Moïse,  la  note,  tome  XI,  page  80. 

21.  —  Romans.  29 


450  LETTRES    D'A  M  A 15  ED. 

inoi  :  il  m'a  embrassée.  J'ai  cru  d'abord  que  c'était  une  caresse 
innocente,  un  témoignage  chaste  de  ses  bontés  pour  moi;  mais, 
dans  le  même  instant,  écartant  ma  couverture,  dépouillant  sa 
simarre,  se  jetant  sur  moi  comme  un  oiseau  de  proie  sur  une 
colombe,  me  pressant  du  poids  de  son  corps,  ôtant  de  ses  bras  ner- 
veux tout  mouvement  à  mes  faibles  bras,  arrêtant  sur  mes  lèvres 
ma  voix  plaintive  par  des  baisers  criminels,  enflammé,  invincible, 
inexorable...  quel  moment!  et  pourquoi  ne  suis-je  pas  morte! 

Déra,  presque  nue,  est  venue  à  mon  secours;  mais  lorsque  rien 
ne  pouvait  plus  me  secourir  qu'un  coup  de  tonnerre  :  ô  Provi- 
dence de  Cirma  !  il  n"a  point  tonné,  et  le  détestable  Fa  tutto  a  fait 
pleuvoir  dans  mon  sein  la  brûlante  rosée  de  son  crime.  Non, 
Drugha  ^  elle-même,  avec  ses  dix  bras  célestes,  n'aurait  pu  déran- 
ger ce  Mosasor-  indomptable. 

Ma  chère  Déra  le  tirait  de  toutes  ses  forces  ;  mais  figurez-vous 
un  passereau  qui  becqueterait  le  bout  des  plumes  d'un  vautour 
acharné  sur  une  tourterelle:  c'est  l'image  du  P.  Fa  tutto,  de  Déra, 
et  de  la  pauvre  Adaté. 

Pour  se  venger  des  importunités  de  Déra,  il  la  saisit  elle- 
même,  la  renverse  d'une  main  en  me  retenant  de  l'autre  ;  il  la 
traite  comme  il  m'a  traitée,  sans  miséricorde;  ensuite  il  sort 
fièrement  comme  un  maître  qui  a  chûtié  deux  esclaves,  et  nous 
dit  :  «  Sachez  que  je  vous  punirai  ainsi  toutes  deux  quand  vous 
ferez  les  nmtines.  » 

Nous  sommes  restées,  Déra  et  moi,  un  quart  d'heure  sans  oser 
dire  un  mot,  sans  oser  nous  regarder.  Enfin  Déra  s'est  écriée  : 
H  Ah!  ma  chère  maîtresse,  quel  homme!  tous  les  gens  de  son 
espèce  sont-ils  aussi  cruels  que  lui?» 

Pour  moi,  je  ne  pensais  qu'au  malheureux  Amabed.  On  m'a 
promis  de  me  le  rendre,  et  on  ne  me  le  rend  point.  Me  tuer,  c'était 
l'abandonner;  ainsi  je  ne  me  suis  pas  tuée. 

Je  ne  m'étais  nourrie  depuis  un  jour  que  de  ma  douleui".  On 
ne  nous  a  point  apporté  à  manger  à  l'heure  accoutumée.  Déra 
s'en  étonnait,  et  s'en  plaignait.  Il  me  paraissait  bien  honteux  de 
manger  après  ce  (jiii  nous  était  arrivé  :  cependant  nous  avions 
un  appétit  dévorant;  rien  ne  venait,  et  après  nous  être  pAmées 
(le  douleur  nous  nous  évanouissions  de  faim. 

1.  Voyez  la  note  '2  de  la  page  il{(». 

2.  Ce  Mosasor  est  Fuii  des  priiuipaiiv  anges  i-ebell<'>  ([ui  conihattiicnl  contre 
rÉternel,  comme  le  rap|)orte  VAtitorashasIa,  le  plus  ancien  livre  des  braclimanes; 
et.  c'est  là  probablement  l'origine  de  la  guerre  des  Titans  et  de  toutes  les  fables 
imaginées  depuis  sur  ce  modèle.  {Noie  'le  Voltnire.) 


LETTRES    UAMABED.  451 

Enfin,  sur  le  soir,  on  nous  a  servi  une  tourte  de  pigeonneaux, 
une  poularde  et  deux  perdrix,  avec  un  seul  petit  pain  ;  et,  pour 
comble  d'outrage,  une  bouteille  de  vin  sans  eau.  C'est  le  tour  le 
plus  sanglant  qu'on  puisse  jouer  à  deux  femmes  comme  nous, 
après  tout  ce  que  nous  avions  souffert  ;  mais  que  faire?  je  me  suis 
mise  à  genoux  :  0  Birma!  û  Vistnou!  ô  Brama!  vous  savez  que 
l'âme  n'est  point  souillée  de  ce  qui  entre  dans  le  corps  ;  si  vous 
m'avez  donné  une  àme,  pardonnez-lui  la  nécessité  funeste  où  est 
mon  corps  de  n'être  pas  réduit  aux  légumes;  je  sais  que  c'est  uu 
péché  horrible  de  manger  du  poulet  ;  mais  on  nous  y  force.  Puis- 
sent tant  de  crimes  retomber  sur  la  tête  du  P.  Fa  tutto  !  Qu'il  soit, 
après  sa  mort,  changé  en  une  jeune  malheureuse  Indienne;  que 
je  sois  changée  en  dominicain;  que  je  lui  rende  tous  les  maux 
qu'il  m'a  faits,  et  que  je  sois  plus  impitoyable  encore  pour  lui 
qu'il  ne  l'a  été  pour  moi!  Ne  sois  point  scandalisé;  pardonne, 
vertueux  Shastasid  !  nous  nous  sommes  mises  à  table  :  qu'il  est 
dur  d'avoir  des  plaisirs  qu'on  se  reproche! 

Postent.  Immédiatement  après  dîner,  j'écris  au  modérateur  de 
Goa,  qu'on  appelle  le  corrégidor^  Je  lui  demande  la  liberté 
d'Amabed  et  la  mienne  ;  je  l'instruis  de  tous  les  crimes  du  P.  Fa 
tutto.  Ma  chère  Déra  dit  qu'elle  lui  fera  parvenir  ma  lettre  par  cet 
alguazil  des  inquisiteurs  pour  la  foi,  qui  vient  quelquefois  la 
voir  dans  mon  antichambre,  et  qui  a  pour  elle  beaucoup  d'es- 
time. Nous  verrons  ce  que  cette  démarche  hardie  pourra  pro- 
duire. 

SIXIÈME    LETTRE 

D'A  DATÉ. 

Le  croirais-tu,  sage  instructeur  des  hommes?  il  y  a  des  justes 
à  Goa,  et  don  Jéronimo  le  corrégidor  en  est  un.  Il  a  été  touché 
de  mon  malheur  et  de  celui  d'Amabed.  L'injustice  le  révolte,  le 
crime  l'indigne.  Il  s'est  transporté  avec  des  officiers  de  justice  à 
la  prison  qui  nous  renferme.  J'apprends  qu'on  appelle  ce  repaire 
le  palais  du  saint-officc;  mais,  ce  qui  t'étonnera,  on  lui  a  refusé 
l'entrée.  Les  cinq  spectres,  suivis  de  leurs  hallebardiers,  se  sont 
présentés  à  la  porte,  et  ont  dit  à  la  justice  :  «  Au  nom  de  Dieu  tu 
n'entreras  pas  ici.  —  J'entrerai  au  nom  du  roi,  a  dit  le  corrégi- 
dor; c'est  un  cas  royal.  —  C'est  un  cas  sacré,  ont  répondu  les 

1.  Littéralement  correcteur.  C'est  le  premier  juge  de  la  province. 


432  LETTRES   D'AMABBD. 

spectres.  »  Don  Jéronimo  le  juste  a  dit  :  «  Je  dois  interroger 
Amabed,  Adaté,  Déra,  et  le  P.  Fa  tutto,  —  Interroger  un  inquisi- 
teur, un  dominicain  !  s'est  écrié  le  chef  des  spectres;  c'est  un  sacri- 
lège :  scommunicao,  scommunicao  M  »  On  dit  que  ce  sont  des  mots 
terribles,  et  qu'un  homme  sur  qui  on  les  a  prononcés  meurt  ordi- 
nairement au  bout  de  trois  jours. 

Les  deux  partis  se  sont  échauffés  ;  ils  étaient  prêts  d'en  venir 
aux  mains;  enfin  ils  s'en  sont  rapportés  à  l'obispo  de  Goa.  Un 
obispo  est  k  peu  près  parmi  ces  barbares  ce  que  tu  es  chez  les 
enfants  de  Brama  :  c'est  un  intendant  de  leur  religion  ;  il  est  vêtu 
de  violet,  et  il  porte  aux  mains  des  souliers  violets-;  il  a  sur  la 
tête,  les  jours  de  cérémonie,  un  pain  de  sucre  fendu  en  deux.  Cet 
homme  a  décidé  que  les  deux  partis  avaient  également  tort,  et 
qu'il  n'appartenait  qu'à  leur  vice-dieu  de  juger  le  P.  Fa  tutto.  Il 
a  été  convenu  qu'on  l'enverrait  par-devant  sa  divinité  avec  Amabed 
et  moi,  et  ma  fidèle  Déra. 

Je  ne  sais  où  demeure  ce  vice,  si  c'est  dans  le  voisinage  du 
grand-lama,  ou  en  Perse;  mais  n'importe,  je  vais  revoir  Amabed  ; 
j'irais  avec  lui  au  bout  du  monde,  au  ciel,  en  enfer.  J'oublie  dans 
ce  moment  ma  fosse,  ma  prison,  les  violences  de  Fa  tutto,  ses 
perdrix,  que  j'ai  eu  la  lâcheté  de  manger,  et  son  vin,  que  j'ai  eu 
la  faiblesse  de  boire. 


SEPTIEME    LETTRE 

D'ADATÉ. 

Je  l'ai  revu,  mon  tendre  époux  ;  on  nous  a  réunis;  je  l'ai  tenu 
dans  mes  bras  :  il  a  effacé  la  tache  du  crime  dont  cet  abominable 
Fa  tutto  m'avait  souillée;  semblable  à  l'eau  sainte  du  Gange ^ 
({ui  lave  toutes  les  macules  des  ûmes,  il  m"a  rendu  une  nouvelle 
vie.  Il  n'y  a  que  cette  pauvre  Déra  qui  reste  encore  profanée  ; 
mais  tes  prières  et  tes  bénédictions  remettront  son  innocence  dans 
tout  son  éclat 

On  nous  fait  partir  demain  sur  un  vaisseau  qui  fait  voile  pour 
Lisbonne  :  c'est  la  patrie  du  fier  Albuquerque;  c'est  lu  sans  doute 
qu'habite  ce  vice-dieu  qui  doit  juger  entre  Fa  tutto  et  nous  :  s'il 

1.  Je  l'oxcciinmnnic. 

'2.  Toutes  les  éditions  portent  :  aux  mains  des  souliers  violets.  Adalé  appelle 
iiiiisi  les  pmts  violets  des  évèques.  (H.) 

3.  Voyez  tome  \1,  i)a!,'e  IH;  et  tome  \II,  page  i38. 


LETTRES    l'AMAUEl).  433 

est  vice-dieu,  comme  tout  le  monde  l'assure  ici,  il  est  bien  certain 
qu'il  condamnera  Fa  tutto.  C'est  une  petite  consolation  ;  mais  je 
cherche  bien  moins  la  punition  de  ce  terrible  coupable  que  le 
bonheur  du  tendre  Amabed. 

Quelle  est  donc  la  destinée  des  faibles  mortels,  de  ces  feuilles 
que  les  vents  emportent!  \ous  sommes  nés,  Amabed  et  moi,  sur 
les  bords  du  Gange  ;  on  nous  emmène  en  Portugal  ;  on  va  nous 
juger  dans  un  monde  inconnu,  nous  qui  sommes  nés  libres  1 
Reverrons-nous  jamais  notre  patrie  ?  Pourrons-nous  accomplir  le 
pèlerinage  que  nous  méditons  vers  ta  personne  sacrée? 

Comment  pourrons-nous,  moi  et  ma  chère  Déra,  être  enfer- 
mées dans  le  même  vaisseau  avec  le  P.  Fa  tutto?  Cette  idée  me 
fait  trembler.  Heureusement  j'aurai  mou  brave  époux  pour  me 
défendre;  mais  que  deviendra  Déra.  qui  n'a  point  de  mari? Enfin 
nous  nous  recommandons  à  la  Providence. 

Ce  sera  désormais  mon  cher  Amabed  qui  t'écrira  :  il  fera  le 
journal  de  nos  destins  ;  il  te  peindra  la  nouvelle  terre  et  les  nou- 
veaux cieux  que  nous  allons  voir.  Puisse  Brama  conserver  long- 
temps ta  tête  rase  et  l'entendement  divin  qu'il  a  placé  dans  la 
moelle  de  ton  cerveau! 


PREMIERE    LETTRE 

D'AMABED    A    SHASTASID,    APRÈS    SA    CAPTIVITÉ. 

Je  suis  donc  encore  au  nombre  des  vivants  !  c'est  donc  moi 
qui  fécris,  divin  Shastasid  !  j'ai  tout  su,  et  tu  sais  tout.  Charme 
des  yeux  n'a  point  été  coupable  ;  elle  ne  peut  l'être  :  la  vertu  est 
dans  le  cœur,  et  non  ailleurs.  Ce  rhinocéros  de  Fa  tutto,  qui  avait 
cousu  à  sa  peau  celle  du  renard,  soutient  hardiment  qu'il  nous  a 
baptisés,  Adaté  et  moi,  dans  Bénarès,  à  la  mode  de  l'Europe  ;  que 
je  suis  apostato,  et  que  Charme  des  yeux  est  apostata.  Il  jure,  par 
l'homme  nu  qui  est  peint  ici  sur  presque  toutes  les  murailles, 
qu'il  est  injustement  accusé  d'avoir  violé  ma  chère  épouse  et  sa 
jeune  Déra  :  Charme  des  yeux,  de  son  côté,  et  la  douce  Déra, 
jurent  qu'elles  ont  été  violées.  Les  esprits  européans  ne  peuvent 
percer  ce  sombre  abnue  :  ils  disent  tous  qu'il  n'y  a  que  leur  vice- 
dieu  qui  puisse  y  rien  connaître,  attendu  qu'il  est  infaillible. 

Don  Jéronimo,  le  corrégidor,  nous  fait  tous  embarquer  demain 
pour  comparaître  devant  cet  être  extraordinaire  qui  ne  se  trompe 
jamais.  Ce  grand-juge  des  barbares  ne  siège  pointa  Lisbonne, 


454  LETTRES    D'AMABED. 

mais  beaucoup  plus  loin,  dans  une  ville  magnifique  qu'on  nomme 
Roume.  Ce  nom  est  absolument  inconnu  chez  nos  Indiens.  Voilà 
un  terrible  voyage,  A  quoi  les  enfants  de  Brama  sont-ils  exposés 
dans  cette  courte  vie  ! 

Nous  avons  pour  compagnons  de  voyage  dos  marchands  d'Eu- 
rope, des  chanteuses,  deux  vieux  officiers  des  troupes  du  roi  de 
Portugal,  qui  ont  gagné  beaucoup  d'argent  dans  notre  pays,  des 
prêtres  du  vice-dieu,  et  quelques  soldats. 

C'est  un  grand  bonheur  pour  nous  d'avoir  appris  l'italien,  qui 
est  la  langue  courante  de  tous  ces  gens-là:  car  comment  pour- 
rions-nous entendre  le  jargon  portugais?  Mais,  ce  qui  est  hor- 
rible, c'est  d'être  dans  la  même  barque  avec  un  Fa  tutto.  On  nous 
fait  coucher  ce  soir  à  bord,  pour  démarrer  demain  au  lever  du 
soleil.  Nous  aurons  une  petite  chambre  de  six  pieds  de  long  sur 
quatre  de  large  pour  ma  femme  et  pour  Déra,  On  dit  que  c'est 
une  faveur  insigne.  Il  faut  faire  ses  petites  provisions  de  toute 
espèce.  C'est  un  bruit,  c'est  un  tintamarre  inexprimable.  La  foule 
du  peuple  se  précipite  pour  nous  regarder.  Charme  des  yeux  est 
en  larmes  ;  Déra  tremble  :  il  faut  s'armer  de  courage.  Adieu  ; 
adresse  pour  nous  tes  saintes  prières  à  l'Éternel,  qui  créa  les 
malheureux  mortels  il  y  a  juste  cent  quinze  mille  six  cent  cin- 
quante-deux révolutions  annuelles  du  soleil  autour  de  la  terre, 
ou  de  la  terre  autour  du  soleil. 


DEUXIEME    LETTRE 

D'AMABED,   PENDANT    SA    ROUTE. 

Après  un  jour  de  navigation,  le  vaisseau  s'est  trouvé  vis-à-vis 
Bombay,  dont  l'exterminateur  Albuquerque,  qu'on  appelle  ici  le 
Grand,  s'est  emparé.  Aussitôt  un  bruit  infernal  s'est  fait  entendre  : 
notre  vaisseau  a  tiré  neuf  coups  de  canon  ;  on  lui  en  a  répondu 
autant  des  remparts  de  la  ville.  Charme  des  yeux  et  la  jeune  Déra 
ont  cru  être  à  leur  dernier  jour.  Nous  étions  couverts  d'une 
fumée  épaisse.  Croirais-tu,  sage  Shastasid,  que  ce  sont  là  des 
politesses?  C'est  la  façon  dont  ces  barbares  se  saluent.  Une  cha- 
loupe a  apporté  des  lettres  pour  le  Portugal:  alors  nous  avons 
fait  voile  dans  la  grande  mer,  laissant  à  notre  droite  les  embou- 
chures du  grand  fleuve  Zonbondipo,  que  les  barbares  appellent 
rindus. 

Nousne  voyons  plus  que  les  airs,  nommés  ciel  par  ces  brigands. 


LETTRES    D'A  M  A  HE  F).  455 

si  peu  dignes  du  ciel,  et  cette  grande  mer  que  Ta  varice  cl  ia  cruauté 
leur  ont  fait  traverser. 

Cependant  le  capitaine  paraît  un  liommelionnête  et  jjrudenl. 
11  ne  permet  pas  que  le  P.  Fa  tutto  soit  sur  le  tillac  quand  nous 
y  prenons  le  frais;  et  lorsqu'il  est  en  haut,  nous  nous  tenons  en 
bas,  Nous  sommes  comme  le  jour  et  la  nuit,  qui  ue  paraissent 
jamais  ensemble  sur  le  même  horizon.  Je  ne  cesse  de  réfléchir 
sur  la  destinée  qui  se  joue  des  malheureux  mortels.  Nousvoguons 
sur  la  mer  des  Indes  avec  un  dominicain,  pour  aller  être  jugés 
dans  Roume,  à  six:  mille  lieues  de  notre  patrie. 

Il  y  a  dans  le  vaisseau  un  personnage  considérable  qu'on 
nomme  l'aumônier.  Ce  n"est  pas  qu'il  fasse  l'aumône  ;  au  contraire 
on  lui  donne  de  l'argent  pour  dire  des  prières  dans  une  langue 
qui  n'est  ni  la  portugaise  ni  l'italienne,  et  que  personne  de  l'équi- 
page n'entend  ;  peut-être  ne  l'entend-il  pas  lui-même,  car  il  est 
toujours  en  dispute  sur  le  sens  des  paroles  avec  le  P.  Fa  tutto.  Le 
capitaine  m'a  dit  que  cet  aumônier  est  franciscain,  et  que,  l'autre 
étant  dominicain,  ils  sont  obligés  en  conscience  de  n'être  jamais 
du  même  avis.  Leurs  sectes  sont  ennemies  jurées  l'une  de  l'autre  : 
aussi  sont-ils  vêtus  tout  différemment  pour  marquer  la  différence 
de  leurs  opinions. 

Le  franciscain  s'appelle  Fa  molto  :  il  me  prête  des  livres  italiens 
concernant  la  religion  du  vice-dieu  devant  qui  nous  comparaî- 
trons. Nous  lisons  ces  livres,  ma  chère  Adaté  et  moi  ;  Déra  assiste 
à  la  lecture.  Elle  y  a  eu  d'abord  de  la  répugnance,  craignant  de 
déplaire  à  Brama  ;  mais  plus  nous  lisons,  plus  nous  uousfortiflons 
dans  l'amour  des  saints  dogmes  que  tu  enseignes  aux  fidèles. 


TROISIEME   LETTRE 

DL    JOURNAL    D'AMABED. 

Nous  avons  lu  avec  l'aumônier  des  épîtres  d'un  des  grands 
saints  de  la  religion  italienne  et  portugaise.  Son  nom  est  Paul. 
Toi,  qui  possèdes  la  science  universelle,  tu  connais  Paul  sans 
doute.  C'est  un  grand  homme  :  il  a  été  renversé  de  cheval  par  une 
voix,  et  aveuglé  par  un  trait  de  lumière  :  il  se  vante  d'avoir  été 
comme  moi  au  cachot  ;  il  ajoute  qu'il  a  eu  cinq  fois  trente-neuf 
coups  de  fouet,  ce  qui  fait  en  tout  cent  quatre-vingt-quinze 
écourgées  sur  les  fesses  ;  plus,  trois  fois  des  coups  de  bâton,  sans 
spécifier  le  nombre  ;  plus,  il  dit  qu'il  a  été  lapidé  une  fois  :  cela 


456  LETTRES   D'AMABED. 

est  violent,  car  on  n'en  revient  guère  ;  plus,  il  jure  qu'il  a  été  un 
jour  et  une  nuit  au  fond  de  la  mer.  Je  le  plains  beaucoup  ;  mais, 
en  récompense,  il  a  été  ravi  au  troisième  ciel.  Je  t'avoue,  illuminé 
Sliastasid,  que  je  voudrais  en  faire  autant,  dussé-je  acheter  cette 
gloire  par  cent  quatre-vingt-quinze  coups  de  verges  bien  appli- 
qués sur  le  derrière  : 

11  est  beau  qu'un  niortel  jusque»  aux  cieux  s'élève; 
Il  est  beau  même  d'en  tomber, 

comme  dit  un  de  nos  plus  aimables  poètes  indiens,  qui  est  quel- 
quefois sublime'. 

Enfin  je  vois  qu'on  a  conduit  comme  moi  Paul  à  Roume  pour 
être  jugé.  Quoi  donc!  mon  cher  Sbastasid,  Roume  a  donc  jugé 
tous  les  mortels  dans  tous  les  temps?  II  faut  certainement  qu'il  y 
ait  dans  cette  ville  quelque  chose  de  supérieur  au  reste  de  la  terre  : 
tous  les  gens  qui  sont  dans  le  vaisseau  ne  jurent  que  par  Roume  ; 
on  faisait  tout  à  Goa  au  nom  de  Roume. 

Je  te  dirai  bien  plus,  le  Dieu  de  notre  aumônier  Fa  molto, 
qui  est  le  même  que  celui  de  Fa  tutto,  naquit  et  mourut  dans  un 
pays  dépendant  de  Roume,  et  il  paya  le  tribut  au  zamorain  qui 
régnait  dans  cette  ville.  Tout  cela  ne  te  paraît-il  pas  bien  surpre- 
nant? Pour  moi,  je  crois  rêver,  et  que  tous  les  gens  qui  m'entou- 
rent rêvent  aussi. 

Notre  aumônier  Fa  molto  nous  a  lu  des  choses  encore  plus 
merveilleuses.  Tantôt  c'est  un  âne  qui  parle,  tantôt  c'est  un  de 
leurs  saints  qui  passe  trois  jours  et  trois  nuits  dans  le  ventre  d'une 
baleine,  et  qui  en  sort  de  fort  mauvaise  humeur.  Ici  c'est  un  pré- 
dicateur qui  s'en  va  prêcher  dans  le  ciel,  monté  sur  un  char  de 
feu  traîné  par  quatre  chevaux  de  feu  ;  un  docteur  passe  la  mer 
à  pied  sec,  suivi  de  deux  ou  trois  millions  d'hommes  qui  s'en- 
fuient avec  lui;  un  autre  docteur  arrête  le  soleil  et  la  lune;  mais 
cela  ne  me  surprend  point:  tu  m'as  appris  que  Racchus  en  avail 
fait  autant. 

Ce  qui  me  fait  le  plus  de  peine,  ci  moi  qui  me  pique  de  pro- 
preté et  d'une  grande  pudeur,  c'est  que  le  dieu  de  ces  gens-là 
ordonne  à  un  de  ses  prédicateurs-  de  manger  de  la  matière 
louable  sur  son  pain  ;  et  à  un  autre,  de  coucher  pour  de  l'argent 
avec  des  filles  de  joie'',  et  d'en  avoir  des  enfants. 


1.  Qiiiiiaiili,  PhaHon,  IV,  ii. 

V.  Voyez  Kzi'chicI,  chapitre  iv.  (A'o/c  de  Voltaire.) 

'.'.  Osée,  chapitre  i'''.  (/(/.) 


LI-TTUES    D'A  M  AU  Kl).  457 

Il  y  a  bien  pis.  Ce  savant  homme  nous  a  fait  remarquer  deux 
sœurs,  Oollaet  Oolibai.  Tu  les  connais  bien,  puisque  tu  as  tout 
lu.  Cet  article  a  fort  scandalisé  ma  femme  :  le  blanc  de  ses  yeux 
en  a  rougi.  J"ai  remarqué  que  la  bonne  Déra  était  tout  en  feu  à 
ce  paragraphe.  Il  faut  certainement  que  ce  franciscain  Fa  molto 
soit  un  gaillard.  Cependant  il  a  fermé  son  livre  dès  qu'il  a  vu 
combien  Charme  des  yeux  et  moi  nous  étions  effarouchés,  et  il 
est  sorti  pour  aller  méditer  sur  le  texte. 

Il  ma  laissé  son  livre  sacré  ;  j'en  ai  lu  quelques  pages  au  hasard. 
0  l'rama:  ô  justice  éternelle!  quels  hommes  que  tous  ces  gens- 
là-  !  ils  couchent  tous  avec  leurs  servantes  dans  leur  vieillesse. 
L'un  fait  des  infamies  à  sa  belle-mère ^  l'autre  à  sa  belle-fille*. 
Ici  c'est  une  ville  tout  entière  qui  veut  absolument  traiter  un 
pauvre  prêtre  comme  une  jolie  fille  ^;  là  deux  demoiselles  de  con- 
dition enivrent  leur  père^  couchent  avec  lui  l'une  après  l'autre, 
et  en  ont  des  enfants. 

^lais  ce  qui  m'a  le  plus  épouvanté,  le  plus  saisi  d'horreur, 
c'est  que  les  habitants  d'une  ville  magnifique  à  qui  leur  Dieu  dé- 
puta deux  êtres  éternels  qui  sont  sans  cesse  au  pied  de  son  trône, 
deux  esprits  purs,   resplendissants  d'une  lumière  divine...  ma 

plume  frémit  comme  mon  Ame le  dirai-je?  oui,  ces  habitants 

firent  tout  ce  qu'ils  purent  pour  violer  ces  messagers  de  Dieu'. 
Quel  péché  abominable  avec  des  hommes!  mais  avec  des  anges! 
cela  est-il  possible?  Cher  Shastasid,  bénissons  Birma,  Vistnou,  et 
Brama  ;  remercions-les  de  n'avoir  jamais  connu  ces  inconcevables 
turpitudes.  On  dit  que  le  conquérant  Alexandre  voulut  autrefois 
introduire  cette  coutume  si  pernicieuse*'  parmi  nous;  qu'il  pol- 
luait publiquement  son  mignon  Éphestion.  Le  ciel  l'en  punit: 


1.  Ezéchiel,  chapitre  xvi.  «  Tes  tétons  ont  paru,  ton  poil  a  commencé  à  croître; 
je  t'ai  couverte,  tu  as  ouvert  tes  cuisses  à  tous  les  passants...,  etc.  »  ;  et  cha- 
pitre  XXIII  :  «  Elle  a  recherché  ceux  qui  ont  le  membre  d'un  âne,  et  déch 

comme  des  chevaux.  »  (A'o/e  de  Voltaire.) 

2.  Voyez  l'histoire  d'Abraham,  de  Jacob,  etc.  {Id.) 

3.  Le  patriarche  Ruben  couche  avec  Bala,  concubine  de  son  père;  Genèse, 
chapitre  xxxv.  {Id.) 

4.  Le  patriarche  Juda  couche  avecThamar,  sa  bru  ;  Genèse,  chapitre  xxxviii.  {Id.) 

5.  Un  lévite,  de  la  tribu  d"Ephraim,  arrivant  dans  la  tribu  de  Benjamin,  les 
Benjamites  veulent  le  forcer,  et  assouvissent  leurs  désirs  sur  sa  femme,  qui  en 
meurt;  Juges,  chapitre  xix.  {Id.) 

G.  Les  filles  de  Lot;  Genèse,  chapitre  xix.  {Id.) 

7.  Sodome;  Genèse,  chapitre  xix.  {Id.) 

8.  Toutes  les  éditions  données  du  vivant  de  l'auteur,  et  les  éditions  de  Kehl, 
portent  superstitieuse.  J'ai  cru  pouvoir  admettre  la  correction  indiquée  dans 
Verrata  de  l'édition  de  Kehl.  (B.) 


438  LETTRES    D'AMAREI). 

Épliestion  et  lui  périrent  à  la  fleur  de  leur  âge.  Je  te  salue,  maître 
de  mon  âme,  esprit  de  mon  esprit.  Adaté,  la  triste  Adaté  se  re- 
commande à  tes  prières. 


QUATRIEME    LETTRE 

D'AMABED    A    SHASTASm. 

Du  cai)  qu'on  appelle  Bonne-Espérance. 
le  l.'i  du  mois  du  ihiuocéros. 

Il  y  a  longtemps  que  je  n'ai  étendu  mes  feuilles  de  coton  sur 
une  planche,  et  trempé  mon  pinceau  dans  la  laque  noire  délayée\ 
pour  te  rendre  un  compte  fidèle.  Nous  avons  laissé  loin  derrière 
nous  à  notre  droite  le  détroit  de  Babelmandel,  qui  entre  dans  la 
fameuse  mer  Rouge,  dont  les  flots  se  séparèrent  autrefois,  et 
s'amoncelèrent  comme  des  montagnes  pour  laisser  passer  Bac- 
chus  et  son  armée"-.  Je  regrettais  qu'on  n'eût  point  mouillé  aux 
côtes  de  l'Arabie  Heureuse,  ce  pays  presque  aussi  beau  que  le 
nôtre,  dans  lequel  Alexandre  voulait  établir  le  siège  de  son  em- 
pire et  l'entrepôt  du  commerce  du  monde.  J'aurais  voulu  voir  cet 
Aden  ou  Éden,  dont  les  jardins  sacrés  furent  si  renommés  dans 
l'antiquité;  ce  Moka  fameux  par  le  café,  qui  ne  croît  jusqu'à 
présent  que  dans  cette  province;  Mecca,  où  le  grand  prophète 
des  musulmans  établit  le  siège  de  son  empire,  et  où  tant  de  na- 
tions de  l'Asie,  de  l'Afrique,  et  de  l'Europe,  viennent  tous  les  ans 
baiser  une  pierre  noire  descendue  du  ciel,  qui  n'envoie  pas  sou- 
vent de  pareilles  pierres  aux  mortels;  mais  il  ne  nous  est  pas 
permis  de  contenter  notre  curiosité.  Nous  voguons  toujours  pour 
arriver  à  Lisbonne,  et  de  la  à  Roume. 

Nous  avons  déjà  passé  la  ligne  équinoxiale;  nous  sommes 
descendus  à  terre  au  royaume  de  Mélinde,  où  les  Portugais  ont 
un  port  considérable.  Notre  équipage  y  a  embarqué  de  l'ivoire, 
de  l'ambre  gris,  du  cuivre,  de  l'argent,  et  de  l'or.  Nous  voici 
parvenus  au  grand  Cap  :  c'est  le  pays  des  Ilottentots.  Ces  peuples 
ne  paraissent  pas  descendus  des  enfants  de  Brama.  La  nature  y  a 
donné  aux  femmes  un  tablier  que  forme  leur  peau  ;  ce  tablier 
couvre  leur  joyau,  dont  les  Ilottentots  sont  idolâtres,  et  pour 

1.  l/(''(lil  ion  ori;;inal(',  l'rdilinu  in-l".  l'cnlilinu  ciK'Mdroi",  iiortcnl  :  la  hniHC 
noire  délayée;  ce  «lui  csi  un(3  l'auic.  Dans  l'Oditioii  dr  kclil  on  a  mis  :  le  laque 
noir  délayé.  (  B.) 

2.  Voyez  la  note  de  la  page  iii). 


LI-:TTRES    D'AMABED.  4o9 

lequel  ils  font  des  madrigaux  et  des  chansons.  Ces  peuples  vont 
tout  nus.  Cette  mode  est  fort  naturelle  ;  mais  elle  ne  me  paraît 
ni  honnête  ni  habile.  Un  Hottentot  est  bien  malheureux:  il  n"a 
plus  rien  à  désirer  quand  il  a  vu  sa  Hottentote  par-devant  et  par- 
derrière.  Le  charme  des  obstacles  lui  manque;  il  n'y  a  plus  rien 
de  piquant  pour  lui.  Les  rol)es  de  nos  Indiennes,  inventées  pour 
être  troussées,  marquent  un  génie  bien  supérieur.  Je  suis  per- 
suadé que  le  sage  Indien  à  qui  nous  devons  le  jeu  dos  échecs  et 
celui  du  trictrac  imagina  aussi  les  ajustements  des  dames  pour 
notre  félicité. 

Nous  resterons  deux  jours  à  ce  cap,  qui  est  la  borne  du 
monde,  et  qui  semble  séparer  l'Orient  de  l'Occident.  Plus  je 
réfléchis  sur  la  couleur  de  ces  peuples,  sur  le  gloussement  ^  dont 
ils  se  servent  pour  se  faire  entendre  au  lieu  d'un  langage  articulé, 
sur  leur  figure,  sur  le  tablier  de  leurs  dames,  plus  je  suis  con- 
vaincu que  cette  race  ne  peut  avoir  la  même  origine  que  nous, 

Notre  aumônier  prétend  que  les  Hottentots,  les  Nègres  et  les 
Portugais,  descendent  du  même  père.  Cette  idée  est  bien  ridi- 
cule ;  j'aimerais  autant  qu'on  me  dît  que  les  poules,  les  arbres, 
et  rherbe  de  ce  pays-là,  viennent  des  poules,  des  arbres  et  de 
riierbe  de  Bénarès  ou  de  Pékin. 


CINQUIEME    LETTRE 

D'AMABED. 
Du  10  au  soir,  au  cap  dit  de  Bonne-Espérance. 

Voici  bien  une  autre  aventure.  Le  capitaine  se  promenait  avec 
Charme  des  yeux  et  moi  sur  un  grand  plateau  au  pied  duquel 
la  mer  du  Midi  vient  briser  ses  vagues.  L'aumônier  Fa  molto  a 
conduit  notre  jeune  Dératout  doucement  dans  une  petite  maison 
nouvellement  bâtie,  qu'on  appelle  un  cabaret.  La  pauvre  fille  n'y 
entendait  point  finesse,  et  croyait  qu'il  n'y  avait  rien  à  craindre, 
parce  que  cet  aumônier  n'est  pas  dominicain.  Bientôt  nous  avons 
entendu  des  cris.  Figure-toi  que  le  père  Fa  tutto  a  été  jaloux 


1.  On  lit  gloussement  dans  quelques  éditions  récentes:  mais  toutes  les  éditions 
du  vivant  de  Tauteur  et  les  éditions  de  Kehl  portent  glossement.  A  cette  occasion 
je  remarquerai,  une  fois  pour  toutes,  que  Voltaire  étant  réduit  à  employer  les 
presses  étrangères,  ce  n'est  probablement  pas  à  lui  qu'il  faut  reprocher  certaines 
locutions.   (B.) 


460  LETTRES    D'AMABED. 

de  ce  tête-à-tête.  Il  est  entré  dans  le  cabaret  en  furieux  ;  il  y  avait 
deux  matelots,  qui  ont  été  jaloux  aussi.  C'est  une  terrible  passion 
que  la  jalousie.  Les  deux  matelots  et  les  deux  prêtres  avaient 
beaucoup  bu  de  cette  liqueur  qu'ils  disent  avoir  été  inventée  par 
leur  Noé,  et  dont  nous  prétendons  que  Bacchus  est  l'auteur: 
présent  funeste,  qui  pourrait  être  utile  s'il  n'était  pas  si  facile 
d'en  abuser.  Les  Européans  disent  que  ce  breuvage  leur  donne 
de  l'esprit  :  comment  cela  peut-il  être,  puisqu'il  leur  ôte  la 
raison? 

Les  deux  hommes  de  mer  et  les  deux  bonzes  d'Europe  se  sont 
gourmés  A'iolemment,  un  matelot  donnant  sur  Fa  tutto,  celui-ci 
sur  l'aumônier,  ce  franciscain  sur  l'autre  matelot,  qui  rendait  ce 
qu'il  recevait  ;  tous  quatre  changeant  de  main  à  tout  moment, 
deux  contre  deux,  trois  contre  un,  tous  contre  tous,  chacun 
jurant,  chacun  tirant  à  soi  notre  infortunée,  qui  jetait  des  cris 
lamentables.  Le  capitaine  est  accouru  au  bruit  ;  il  a  frappé  indif- 
féremment sur  les  quatre  combattants;  et  pour  mettre  Déra  en 
sûreté,  il  l'a  menée  dans  son  quartier,  où  elle  est  enfermée  avec 
lui  depuis  deux  heures.  Les  officiers  et  les  passagers,  qui  sont 
tous  fort  polis,  se  sont  assemblés  autour  de  nous,  et  nous  ont 
assuré  que  les  deux  moines  (c'est  ainsi  qu'ils  les  appellent) 
seraient  punis  sévèrement  par  le  vice-dieu  dès  qu'ils  seraient 
arrivés  à  Roume.  Cette  espérance  nous  a  un  peu  consolés. 

Au  bout  de  deux  heures  le  capitaine  est  revenu  en  nous  rame- 
nant Déra  avec  des  civilités  et  des  compliments  dont  ma  chère 
femme  a  été  très-contente.  0  Brama!  qu'il  arrive  d'étranges  choses 
dans  les  voyages,  et  qu'il  serait  bien  plus  sage  de  rester  chez  soi  ! 


SIXIEME    LETTRE 

D'AMABED,    PENDANT    SA    ROUTE. 

Je  ne  t'ai  point  écrit  depuis  l'aventure  de  notre  petite  Déra. 
Le  capitaine,  pendant  la  traversée,  a  toujours  eu  pour  elle  des 
bontés  très-distinguées.  J'avais  peur  qu'il  ne  redoublât  de  civilités 
pour  ma  femme;  mais  elle  a  feint  d'être  grosse  de  quatre  mois. 
Les  Portugais  regardent  les  femmes  grosses  comme  des  personnes 
sacrées  qu'il  n'est  pas  permis  de  chagriner.  C'est  du  moins  une 
bonne  coutume  qui  met  en  silreté  le  cher  honneur  d'Adaté.  Le 
dominicain  a  eu  ordre  de  ne  se  présenter  jamais  devant  nous,  et 
il  a  obéi. 


LKTTRES   DAMA  HEU.  461 

Le  franciscain,  quchiucs  jours  après  la  scène  du  cabaret,  vint 
nous  demander  pardon.  Je  le  tirai  à  part.  Je  lui  demandai  com- 
ment, ayant  fait  vœu  de  chasteté,  il  avait  pu  s'émanciper  à  ce 
point.  Il  me  répondit:  a  II  est  vrai  que  j'ai  fait  ce  vœu;  mais  si 
j'avais  promis  que  mon  sang  ne  coulerait  jamais  dans  mes  veines, 
et  que  mes  ongles  et  mes  cheveux  ne  croîtraient  pas,  vous  m'a- 
vouerez que  je  ne  pourrais  accomplir  cette  promesse.  Au  lieu  de 
nous  faire  jurer  d"ètre  chastes,  il  fallait  nous  forcer  à  l'être,  et 
rendre  tous  les  moines  eunuques.  Tant  qu'un  oiseau  a  ses 
plumes,  il  vole  ;  le  seul  moyeu  d'empêcher  un  cerf  de  courir  est 
<le  lui  couper  les  jambes.  Soyez  très-sûr  que  les  prêtres  vigoureux 
comme  moi,  et  qui  n'ont  point  de  femmes,  s'abandonnent 
malgré  eux  à  des  excès  qui  font  rougir  la  nature,  après  quoi  ils 
vont  célébrer  les  saints  mystères.  » 

J'ai  beaucoup  appris  dans  la  conversation  avec  cet  homme.  II 
m*a  instruit  de  tous  les  mystères  de  sa  religion,  qui  m'ont  tous 
étonné.  «  Le  révérend  P.  Fa  tutto,  m'a-t-il  dit,  est  un  fripon  qui 
ne  croit  pas  un  mot  de  tout  ce  qu'il  enseigne  ;  pour  moi,  j'ai  des 
doutes  violents  ;  mais  je  les  écarte;  je  me  mets  un  bandeau  sur 
les  yeux  ;  je  repousse  mes  pensées,  et  je  marche  comme  je  puis 
dans  la  carrière  que  je  cours.  Tous  les  moines  sont  réduits  à  cette 
alternative  :  ou  l'incrédulité  leur  fait  détester  leur  profession,  ou 
la  stupidité  la  leur  rend  supportable.  » 

Croirais-tu  bien  qu'après  ces  aveux,  il  m"a  proposé  de  me  faire 
chrétien?  Je  lui  ai  dit  :  h  Comment  pouvez-vous  me  présenter  une 
religion  dont  vous  netes  pas  persuadé  vous-même,  à  moi  qui  suis 
né  dans  la  plus  ancienne  religion  du  monde,  à  moi  dont  le  culte 
existait  cent  quinze  mille  trois  cents  ans  pour  le  moins,  de  votre 
aveu,  avant  qu'il  y  eût  des  franciscains  dans  le  monde? 

—  Ah!  mon  cher  Indien,  m'a-t-il  dit,  si  je  pouvais  réussir  à 
vous  rendre  chrétien,  vous  et  la  belle  Adaté,  je  ferais  crever  de 
dépit  ce  maraud  de  dominicain,  qui  ne  croit  pas  à  l'immaculée 
conception  de  la  Vierge!  Vous  feriez  ma  fortune;  je  pourrais 
devenir  obispo^  :  ce  serait  une  bonne  action,  et  Dieu  vous  en  sau- 
rait gré.  » 

C'est  ainsi,  divin  Shastasid,  que  parmi  ces  barbares  d'Europe 
on  trouve  des  hommes  qui  sont  un  composé  d'erreur,  de  faiblesse, 
de  cupidité  et  de  bêtise,  et  d'autres  qui  sont  des  coquins  consé- 
quents et  endurcis.  J'ai  fait  part  de  ces  conversations  à  Charme 


L  Obispo  est  le  mot  portugais  qui  signifie  episcopus,  écêque,  en  langage  gau- 
lois. Ce  mot  n'est  dans  aucun  des  quatre  Évangiles.  [Xote  de  Voltaire.) 


462  LETTRES    D'AMABED. 

des  yeux  :  elle  a  souri  de  pitié.  Qui  l'eût  cru  que  ce  serait  dans 
un  vaisseau,  en  voguautverslescùtesd'Afrique,  que  nous  appren- 
drions à  connaître  les  hommes  I 


SEPTIEME    LETTRE 

D'AMABKD. 

Quel  beau  climat  que  ces  côtes  méridionales!  mais  quels  vilain  s 
habitants!  quelles  brutes!  Plus  la  nature  a  fait  pour  nous,  moins 
nous  faisons  pour  elle.  Nul  art  n'est  connu  chez  tous  ces  peuples. 
C'est  une  grande  question  parmi  eux  s'ils  sont  descendus  des 
singes,  ou  si  les  singes  sont  venus  d'eux.  Nos  sages  ont  dit  que 
l'homme  est  l'image  de  Dieu  ^  :  voilà  une  plaisante  image  de  l'Être 
éternel  qu'un  nez  noir  épaté,  avec  peu  ou  point  d'intelligence!  Un 
temps  viendra,  sans  doute,  où  ces  animaux  sauront  bien  cultiver 
la  terre,  l'embellir  par  des  maisons  et  par  des  jardins,  et  connaître 
la  route  des  astres:  il  faut  du  temps  pour  tout.  Nous  datons,  nous 
autres,  notre  philosophie  de  cent  quinze  mille  six  cent  cinquante- 
deux  ans  :  en  vérité,  sauf  le  respect  que  je  te  dois,  je  pense  que 
nous  nous  trompons;  il  me  semble  qu'il  faut  bien  plus  de  temps 
pour  être  arrivés  au  point  où  nous  sommes.  Mettons  seulement 
vingt  mille  ans  pour  inventer  un  langage  tolérable,  autant  pour 
écrire  par  le  moyen  d'un  alphabet,  autant  pour  la  métallurgie, 
autant  pour  la  charrue  et  la  navette,  autant  pour  la  navigation  ; 
et  combien  d'autres  arts  encore  exigent-ils  de  siècles!  Les 
Chaldéens  datent  de  quatre  cent  mille  ans,  et  ce  n'est  pas  encore 
assez. 

Le  capitaine  a  acheté,  sur  un  rivage  qu'on  nomme  Angola,  six 
nègres  qu'on  lui  a  vendus  pour  le  prix  courant  de  six  bœufs.  Il 
faut  que  ce  pays-là  soit  bien  plus  peuplé  que  le  nôtre,  puisqu'on 
y  vend  les  hommes  si  bon  marché;  mais  aussi  comment  une  si 
abondante  population  s'accorde-t-elle  avec  tant  d'ignorance? 

Le  capitaine  a  quelques  musiciens  auprès  de  lui  :  il  leur  a 
ordonné  de  jouer  de  leurs  instruments,  et  aussilôt  ces  pauvi'es 
nègres  se  sont  mis  à  danser  avec  prescjue  autant  de  justesse  que 
nos  éléphants.  Est-il  possible  (|u'aimant  la  musique  ils  n'aient 
pas  su  inventer  le  violon,  pas  même  la  musette?  Tu  me  diras, 
grand  iShastasid,  ([ue  l'industrie  des  éléphants  mêmes  n'a  pas  pu 

I.  La  (ienrse,  L  '27,  dit  que  rhomiue  a  otù  crco  à  i image  de  Dieu. 


Ll-TTHi:S    DAMABED.  4G3 

parvenir  à  cet  cU'ort,  cl  (lu'il  laul  alteudre.  A  cela  je  n'ai  rien  à 
répliquer. 


HUniExME    LETTHE 

D'A.MABliD. 

L'année  est  à  peine  révolue,  et  nous  voici  à  la  vue  de  Lisbonne, 
sur  le  neuve  du  Tage,  qui  depuis  longtemps  a  la  réputation  de 
rouler  de  l'or  dans  ses  flots.  S'il  est  ainsi,  d'où  vient  donc  que  les 
Portugais  vont  en  chercher  si  loin  ?  Tous  ces  gens  d'Europe  répon- 
dent qu'on  n'en  peut  trop  avoir.  Lisbonne  est,  comme  tu  me 
l'avais'  dit,  la  capitale  d'un  très-petit  royaume.  C'est  la  patrie  de 
cet  Albuquerque  qui  nous  a  fait  tant  de  mal.  J'avoue  qu'il  y  a 
quelque  chose  de  grand  dans  ces  Portugais,  qui  ont  subjugué  une 
partie  de  nos  belles  contrées.  Il  faut  que  l'envie  d'avoir  du  poivre 
donne  de  l'industrie  et  du  courage. 

^ous  espérions,  Charme  des  yeux  et  moi,  entrer  dans  la  ville; 
mais  on  ne  l'a  pas  permis,  parce  qu'on  dit  que  nous  sommes  pri- 
sonniers du  vice-dieu,  et  que  le  dominicain  Fa  tutto,  le  francis- 
cain aumônier  Fa  molto,  Déra,  Adaté  et  moi,  nous  devons  tous 
être  jugés  à  Roume. 

On  nous  a  fait  passer  sur  un  autre  vaisseau  qui  part  pour  la 
ville  du  vice-dieu. 

Le  capitaine  est  un  vieux  Espagnol  différent  en  tout  du  Portu- 
gais, qui  en  usait  si  poliment  avec  nous.  Il  ne  parle  que  par 
monosyllabes,  et  encore  très-rarement  ;  il  porte  à  sa  ceinture  des 
grains  enfilés  qu'il  ne  cesse  de  compter  :  ou  dit  que  c'est  une 
grande  marque  de  vertu. 

Déra  regrette  fort  l'autre  capitaine  ;  elle  trouve  qu'il  était  bien 
plus  civil.  On  a  remis  à  l'Espagnol  une  grosse  liasse  de  papiers, 
pour  instruire  notre  procès  en  cour  de  Roume.  Un  scribe  du 
vaisseau  l'a  lue  à  haute  voix.  Il  prétend  que  le  P.  Fa  tutto  sera 
condamné  à  ramer  dans  une  des  galères  du  vice-dieu,  et  que 
l'aumônier  Fa  molto  aura  le  fouet  en  arrivant.  Tout  l'équipage  est 
de  cet  avis;  le  capitaine  a  serré  les  papiers  sans  rien  dire.  Nous 
mettons  à  la  voile.  Que  Brama  ait  pitié  de  nous,  et  quil  te  comble 
de  ses  faveurs!  Brama  est  juste  ;  mais  c'est  une  chose  bien  sin- 
gulière qu'étant  né  sur  le  rivage  du  Gange  j'aille  être  jugé  à  Roume. 
On  assure  pourtant  que  la  môme  chose  est  arrivée  à  plus  d'un 
étranger. 


4G4  i  ETTRES    D'AMABED. 

NEUVIÈME    LETTRE 

D'AMABED. 

Rien  de  nouveau  ;  tout  l'équipage  est  silencieux  et  morne 
comme  le  capitaine.  Tu  connais  le  proverbe  indien  :  Tout  se  con- 
forme aux  mœurs  du  maître.  Nous  avons  passé  une  mer  qui  n'a 
que  neuf  mille  pas  de  large  entre  deux  montagnes;  nous  sommes 
entrés  dans  une  autre  mer  semée  d'îles.  Il  y  en  a  une  fort  singu- 
lière^ :  elle  est  gouvernée  par  des  religieux  chrétiens  qui  portent 
un  habit  court  et  un  chapeau,  et  qui  font  vœu  de  tuer  tous  ceux 
qui  portent  un  bonnet  et  une  robe.  Ils  doivent  aussi  faire  l'orai- 
son. Nous  avons  mouillé  dans  une  île  plus  grande  et  fort  jolie, 
qu'on  nomme  Sicile:  elle  était  bien  plus  belle  autrefois  :  on  parle 
de  villes  admirables  dont  on  ne  voit  plus  que  les  ruines.  Elle  fut 
habitée  par  des  dieux,  des  déesses,  des  géants,  des  héros  ;  on  y 
forgeait  la  foudre.  Une  déesse  nommée  Gérés  la  couvrit  de  riches 
moissons.  Le  vice-dieu  a  changé  tout  cela  ;  on  y  voit  beaucoup  de 
processions  et  de  coupeurs  de  bourse. 

DTXIÈME    LETTRE 

D'AMABED. 

Enfin  nous  voici  sur  la  terre  sacrée  du  vice-dieu.  J'avais  lu 
dans  le  livre  de  l'aumônier  que  ce  pays  était  d'or  et  d'azur  ;  que 
les  murailles  étaient  d'émeraudes  et  de  ruhis;  que  les  ruisseaux 
étaient  d'huile;  les  fontaines,  de  lait;  les  campagnes,  couvertes  de 
vignes  dont  chaque  cep  produisait  cent  tonneaux  de  vin-.  Peut- 
être  trouverons-nous  tout  cela  quand  nous  serons  auprès  de  Roume. 

Nous  avons  abordé  avec  beaucoup  de  peine  dans  un  petit  port 
fort  inconmiode,  (ju'on  appelle  la  elle  vieille^  Elle  tombe  en  ruines, 
et  est  fort  bien  nommée. 

■1.  L'ilc  de  Milite,  d'où  les  chevaliers  thaicnl  leur  nom.  L'exislence  politique 
de  CCS  religieux  prit  fin  en  1798. 

'2.  Il  veut  apparemment  parler  de  la  sainte  Jérusalem  décrite  dans  le  livre  exact 
de  VAjiutalypse,  dans  Justin,  dans  Tertullien,  Irénée,  et  autres  j^rands  person- 
nages; mais  on  voit  bien  que  ce  iianvn;  hrame  n'en  avait  (ju^une  idée  Irés-impar- 
l'aitc.  {Note  de  Voltaire.) 

A.  Civita-Vecchia. 


LETTRKS    D'A.MABI:L).  465 

On  nous  a  donné,  pour  nous  conduire,  des  charrettes  attelées 
par  des  bœufs.  Il  faut  que  ces  bœufs  viennent  de  loin,  caria  terre 
à  droite  et  à  gauche  n'est  point  cultivée  :  ce  ne  sont  que  des  mar- 
rais infects,  des  bruyères,  des  landes  stériles.  .Nous  n'avons  vu 
dans  le  chemin  que  des  gens  couverts  de  la  moitié  d'un  manteau, 
sans  chemise,  qui  nous  demandaient  l'aumône  fièrement.  Ils  ne 
se  nourrissent,  nous  a-t-on  dit,  que  de  petits  pains  très-plats  qu'on 
leur  donne  gratis  le  matin,  et  ne  s'abreuvent  que  d'eau  bénite. 

Sans  ces  troupes  de  gueux,  qui  font  cinq  ou  six  mille  pas  pour 
obtenir,  par  leurs  lamentations,  la  trentième  partie  d'une  roupie, 
ce  canton  serait  une  désert  affreux.  On  nous  avertit  même  que 
quiconque  y  passe  la  nuit  est  en  danger  de  mort.  Apparemment 
que  Dieu  est  fâché  contre  son  vicaire,  puisqu'il  lui  a  donné  un 
pays  qui  est  le  cloaque  de  la  nature.  J'apprends  que  cette  contrée 
a  été  autrefois  très-belle  et  très-fertile,  et  qu'elle  n'est  devenue  si 
misérable  que  depuis  le  temps  où  ces  vicaires  s'en  sont  mis  en 
possession. 

Je  t'écris,  sage  Shastasid,  sur  ma  charrette,  pour  me  désen- 
nuyer. Adaté  est  bien  étonnée.  Je  t'écrirai  dès  que  je  serai  dans 
Roume. 

ONZIÈME    LETTRE 

D'AMABED. 

Nous  y  voilà,  nous  y  sommes,  dans  cette  ville  de  Roume.  Nous 
arrivâmes  hier  en  plein  jour,  le  trois  du  mois  de  la  brebis,  qu'on  dit 
ici  le  15  mars  1513.  Nous  avons  d'abord  éprouvé  tout  le  contraire 
de  ce  que  nous  attendions. 

A  peine  étions-nous  à  la  porte  dite  de  Saint-Pancrace  S  que  nous 
avons  vu  deux  troupes  de  spectres,  dont  l'une  est  vêtue  comme 
notre  aumônier,  et  l'autre  comme  le  P.  Fa  tutto.  Elles  avaient 
chacune  une  bannière  à  leur  tête,  et  un  grand  bâton  sur  lequel 
était  sculpté  un  homme  tout  nu,  dans  la  même  attitude  que  celui 
de  Goa.  Elles  marchaient  deux  à  deux,  et  chantaient  un  air  à 
faire  bâiller  toute  une  province.  Quand  cette  procession  fut  par- 
venue à  notre  charrette,  une  troupe  cria:  «  C'est  saint  Fa  tutto  î» 
l'autre:  u  C'est  saint  Fa  molto  I»  On  baisa  leurs  robes,  le  peuple 
se  mit  à  genoux.  «  Combien  avez-vous  converti  d'Indiens,  mon 

1.  C'était  autrefois  la  porte  du  Janicule  ;  voyez  comme  la  nouvelle  Rome  l'em- 
porte sur  l'ancienne.  (Note  de  Voltaire.) 

21.  —  Romans.  30 


466  LETTRES    D'AMABED. 

révérend  père?  —  Quinze  mille  sept  cents,  disait  l'un.  —  Onze 
mille  neuf  cents,  disait  l'autre.  —  Bénie  soit  la  vierge  Marie  !  » 
Tout  le  monde  avait  les  yeux  sur  nous,  tout  le  monde  nous  en- 
tourait. «  Sont-ce  là  de  vos  catéchumènes,  mon  révérend  père? 
—  Oui,  nous  les  avons  baptisés.  —  Vraiment  ils  sont  bien  jolis. 
Gloire  dans  les  hauts!  Gloire  dans  les  hauts  *  !  » 

Le  P.  Fa  tutto  et  le  P.  Fa  molto  furent  conduits,  chacun  par 
sa  procession,  dans  une  maison  magnifique  ;  pour  nous,  nous 
allâmes  à  l'auberge  :  le  peuple  nous  y  suivit  en  criant  Cazzo,  Cazzo, 
en  nous  donnant  des  bénédictions,  en  nous  baisant  les  mains;  on 
donnant  mille  éloges  à  ma  chère  Adaté,  à  Déra,  et  à  moi-même. 
Nous  ne  revenions  pas  de  notre  surprise. 

A  peine  fûmes-nous  dans  notre  auberge  qu'un  homme  vêtu 
d'un  robe  violette,  accompagné  de  deux  autres  en  manteau  noir, 
vint  nous  féliciter  sur  notre  arrivée,  La  première  chose  qu'il  fit 
fut  de  nous  offrir  de  l'argent  de  la  part  de  la  propaganda,  si  nous 
en  avions  besoin.  Je  ne  sais  pas  ce  que  c'est  que  cette  propagande. 
Je  lui  répondis  qu'il  nous  en  restait  encore  avec  beaucoup  de 
diamants;  en  effet,  j'avais  eu  le  soin  de  cacher  toujours  ma 
bourse  et  une  boîte  de  brillants  dans  mon  caleçon.  Aussitôt 
cet  homme  se  prosterna  presque  devant  moi,  et  me  traita  d'excel- 
lence. 

«  Son  Excellence  la  signora  Adaté  n'est-elle  pas  bien  fati- 
guée du  voyage  ?  Ne  va-t-elle  pas  se  coucher?  Je  crains  de  l'in- 
commoder, mais  je  serai  toujours  à  ses  ordres.  Lesignor  Amabed 
peut  disposer  de  moi,  je  lui  enverrai  un  cicèron^  qui  sera  à  son 
service;  il  n'a  qu'à  commander.  Veulent-ils  tous  deux,  quand  ils 
seront  reposés,  me  faire  l'honneur  de  venir  prendre  le  rafraîchis- 
sement chez  moi?  J'aurai  l'honneur  de  leur  envoyer  un  carrosse.» 

Il  faut  avouer,  mon  divin  Shastasid,  que  les  Chinois  ne  sont 
pas  plus  polis  que  cette  nation  occidentale.  Ce  seigneur  se  retira. 
Nous  dormîmes  six  heures,  la  belle  Adaté  et  moi.  Quand  il  fut 
nuit,  le  carrosse  vint  nous  prendre  ;  nous  allâmes  chez  cet  homme 
civil.  Son  appartement  était  illuminé  et  orné  de  tableaux  bien 
plus  agréables  que  celui  de  l'bomme  tout  nu  que  nous  avions  vu 
à  Goa.  Une  très-nombreuse  compagnie  nous  accabla  de  caresses, 
nous  admira  d'être  Indiens,  nous  félicita  d'être  baptisés,  et  nous 
offrit  SCS  services  pour  tout  le  temps  que  nous  voudrions  rester  à 
Roume. 

i .  Gloria  in  excelsis,  paroles  do  la  messe. 

2.  On  sait  qu'on  appelle  à  Rome  cicérons  ceux    qui    foui    mélior   de  montrer 
aux  étrangers  le>;  auliquaillo.  (.Yo/e  de  Voltaire.) 


LETTRES    D'AMABED.  467 

Nous  voulions  demander  justice  du  P.  Fa  tutto;  on  ne  nous 
donna  pas  le  temps  d'en  parler.  Enfin  nous  fûmes  reconduits, 
étonnés,  confondus  d'un  tel  accueil,  et  n'y  comprenant  rien. 


DOUZIEME    LETTRE 

D'AMABED. 

Aujourd'hui  nous  avons  reçu  des  visites  sans  nombre,  et  une 
princesse  de  PiomLino  nous  a  envoyé  deux  écuyers  nous  prier  de 
venir  diner  chez  elle.  Aous  y  sommes  allés  dans  un  équipage 
magnifique  ;  l'homme  violet  s'y  est  trouvé.  J'ai  su  que  c'est  un  des 
seigneurs,  c'est-à-dire  un  des  valets  du  vice-dieu  qu'on  appelle 
préférés,  prelati.  Piien  n'est  plus  aimable,  plus  honnête  que  cette 
princesse  de  Piombino.  Elle  m'a  placé  à  table  à  côté  d'elle. 
Notre  répugnance  à  manger  des  pigeons  romains  et  des  perdrix 
l'a  fort  surprise.  Le  préféré  nous  a  dit  que,  puisque  nous  étions 
baptisés,  il  fallait  manger  des  perdrix  et  boire  du  vin  de  Monte- 
pulciano  ;  que  tous  les  vice-dieu  en  usaient  ainsi  ;  que  c'était  la 
marque  essentielle  d'un  véritable  chrétien. 

La  belle  Adaté  a  répondu  avec  sa  naïveté  ordinaire  qu'elle 
n'était  pas  chrétienne,  qu'elle  avait  été  baptisée  dans  le  Gange. 
«  Eh  !  mon  Dieu  !  madame,  a  dit  le  préféré,  dans  le  Gange,  ou 
dans  le  Tibre,  ou  dans  un  bain,  qu'importe?  Vous  êtes  des  nôtres. 
Vous  avez  été  convertie  par  le  P.  Fa  tutto  ;  c'est  pour  nous  un 
honneur  que  nous  ne  voulons  pas  perdre.  Voyez  quelle  supériorité 
notre  religion  a  sur  la  vôtre  1  »  et  aussitôt  il  a  couvert  nos  assiettes 
d'ailes  de  gelinottes.  La  princesse  a  bu  à  notre  santé  et  à  notre 
salut.  On  nous  a  pressés  avec  tant  de  grâce,  on  a  dit  tant  de  bons 
mots,  on  a  été  si  poli,  si  gai,  si  séduisant,  qu'enfin,  ensorcelés 
parle  plaisir  (j'en  demande  pardon  à  Brama),  nous  avons  fait, 
Adaté  et  moi,  la  meilleure  chère  du  monde,  avec  un  ferme  propos 
de  nous  laver  dans  le  Gange  jusqu'aux  oreilles,  à  notre  retour, 
pour  effacer  notre  péché.  On  n'a  pas  douté  que  nous  ne  fussions 
chrétiens.  ((  Il  faut,  disait  la  princesse,  que  ce  P.  Fa  tutto  soit  un 
grand  missionnaire;  j'ai  envie  de  le  prendre  pour  mon  confes- 
seur. »  Nous  rougissions  et  nous  baissions  les  yeux,  ma  pauvre 
femme  et  moi. 

De  temps  en  temps  la  signora  Adaté  faisait  entendre  que  nous 
venions  pour  être  jugés  par  le  vice-dieu,  et  qu'elle  avait  la  plus 
grande  envie  de  le  \uir.  ù  il  n'y  en  a  point,  nous  a  dit  la  prin- 


4t58  LETTRES    D'AMABED. 

cesse  ;  il  estmorti,  et  on  est  occupé  à  présent  à  en  faire  un  autre  : 
dès  qu'il  sera  fait  on  vous  présentera  à  Sa  Sainteté.  Vous  serez 
témoin  de  la  plus  auguste  fête  que  les  hommes  puissent  jamais 
voir,  et  vous  en  serez  le  plus  bel  ornement.  »  Adaté  a  répondu 
avec  esprit;  et  la  princesse  s'est  prise  d'un  grand  goût  pour  elle. 

Sur  la  fin  du  repas  nous  avons  eu  une  musique  qui  était,  si 
j'ose  le  dire,  supérieure  à  celle  de  Bénarès  et  de  Maduré. 

Après  dîner,  la  princesse  a  fait  atteler  quatre  chars  dorés|:  elle 
nous  a  fait  monter  dans  le  sien.  Elle  nous  a  fait  voir  de  beaux 
édifices,  des  statues,  des  peintures.  Le  soir,  on  a  dansé.  Je  compa- 
rais secrètement  cette  réception  charmante  avec  le  cul  de  basse- 
fosse  où  nous  avions  été  renfermés  dans  Goa,  et  je  comprenais  à 
peine  comment  le  même  gouvernement,  la  même  religion,  pou- 
vaient avoir  tant  de  douceur  et  d'agrément  dans  Roume,  et  exercer 
au  loin  tant  d'horreurs. 


TREIZIEME    LETTRE 

D'AMABED. 

Tandis  que  cette  ville  est  partagée  sourdement  en  petites  fac- 
tions pour  élire  un  vice-dieu,  que  ces  factions,  animées  de  la  plus 
forte  haine,  se  ménagent  toutes  avec  une  politesse  qui  ressemble 
à  l'amitié,  que  le  peuple  regarde  les  Pères  Fa  tutto  et  Fa  molto 
comme  les  favoris  de  la  Divinité,  qu'on  s'empresse  autour  de  nous 
avec  une  curiosité  respectueuse,  je  fais,  mon  cher  Shastasid,  de 
profondes  réflexions  sur  le  gouvernement  de  Boume. 

Je  le  compare  au  repas  que  nous  a  donné  la  princesse  de  Piom- 
bino.  La  salle  était  propre,  commode,  et  parée  ;  l'or  et  l'argent 
brillaient  sur  les  bulTets;  la  gaieté,  l'esprit  et  les  grâces,  animaient 
les  convives  ;  mais,  dans  les  cuisines,  le  sang  et  la  graisse  cou- 
laient; les  peaux  des  quadrupèdes,  les  plumes  des  oiseaux  et 
leurs  entrailles  pêle-mêle  amoncelées,  soulevaient  le  cœur,  et 
répandaient  l'infection. 

Telle  est,  ce  me  semble,  la  cour  romaine;  polie  et  flatteuse 
chez  elle,  ailleurs  brouillonne  et  tyrannique.  Quand  nous  disons 
que  nous  espérons  avoir  justice  de  Fa  tutto,  ou  se  met  doucement 
à  rire  ;  on  nous  dit  que  nous  sommes  trop  au-dessus  de  ces  baga- 

I.  Jules  H  ('UuiL  mort  dans  la  nuil  du  20  au  '21  février  Ibl-i,  Léon  \  fut  élu  le 
11  mars  suivant. 


LETTRES    D  AMABED.  4G9 

telles;  que  le  gouvernement  nous  considère  trop  pour  souffrir  que 
nous  gardions  le  souvenir  d'une  telle  facétie  ;  que  les  Fa  tutto  et 
les  Fa  molto  sont  des  espèces  de  singes  élevés  avec  soin  pour  faire 
des  tours  de  passe-passe  devant  le  peuple  ;  et  on  finit  par  des  pro- 
testations de  respect  et  d'amitié  pour  nous.  Quel  parti  veux-tu 
que  nous  prenions,  grand  Sliastasid  ?  Je  crois  que  le  plus  sage  est 
de  rire  comme  les  autres,  et  d'être  poli  comme  eux.  Je  veux  étu- 
dier Roume,  elle  en  vaut  la  peine. 


QUATORZIEME    LETTRE 

D  AMABED. 

Il  y  a  un  assez  grand  intervalle  entre  ma  dernière  lettre  et  la 
présente.  J'ai  lu,  j'ai  vu,  j'ai  conversé,  j'ai  médité.  Je  te  jure  qu'il 
n'yeutjamaissurla  terre  une  contradiction  plus  énorme  qu'entre 
le  gouvernement  romain  et  sa  religion.  J'en  parlais  hier  à  un 
théologien  du  vice-dieu.  Un  théologien  est,  dans  cette  cour,  ce 
que  sont  les  derniers  valets  dans  une  maison  :  ils  font  la  grosse 
besogne,  portent  les  ordures,  et,  s'ils  y  trouvent  quelque  chiffon 
qui  puisse  servir,  ils  le  mettent  à  part  pour  le  besoin. 

Je  lui  disais:  a  Votre  Dieu  est  né  dans  une  étable  entre  un 
bœuf  et  un  âne  ;  il  a  été  élevé,  a  vécu,  est  mort  dans  la  pauvreté  ; 
il  a  ordonné  expressément  la  pauvreté  à  ses  disciples  ;  il  leur  a 
déclaré  qu'il  n'y  aurait  parmi  eux  ni  premier  ni  dernier,  et  que 
celui  qui  voudrait  commander  aux  autres  les  servirait  :  cependant 
je  vois  ici  qu'on  fait  exactement  tout  le  contraire  de  ce  que  veut 
votre  Dieu.  Votre  culte  môme  est  tout  différent  du  sien.  Vous 
obligez  les  hommes  à  croire  des  choses  dont  il  n"a  pas  dit  un 
seul  mot. 

—  Tout  cela  est  vrai,  m'a-t-il  répondu.  Notre  Dieu  n'a  pas 
commandé  à  nos  maîtres  formellement  de  s'enrichir  aux  dépens 
des  peuples,  et  de  ravir  le  bien  dautrui  ;  mais  il  l'a  commandé 
virtuellement.  Il  est  né  entre  un  bœuf  et  un  âne  :  mais  trois  rois 
sont  venus  Tadorer  dans  une  écurie.  Les  bœufs  et  les  ânes  figurent 
les  peuples  que  nous  enseignons,  et  les  trois  rois  figurent  tous  les 
monarques  qui  sont  à  nos  pieds.  Ses  disciples  étaient  dans  l'in- 
digence: donc  nos  maîtres  doivent  aujourd'hui  regorger  de 
richesses,  car,  si  ces  premiers  vice-dieu  n'eurent  besoin  que  d'un 
écu,  ceux  d'aujourd'hui  ont  un  besoin  pressant  de  dix  millions 
d'écus  ;  or,  être  pauvre,  c'est  n'avoir  précisément  que  le  néces- 


470  LETTRES    D'AMABED. 

saire  :  donc  nos  maîtres,  n'ayant  pas  même  le  nécessaire,  accom- 
plissent la  loi  de  la  pauvreté  à  la  rigueur. 

u  Quant  aux  dogmes,  notre  Dieu  n'écrivit  jamais  rien,  et  nous 
savons  écrire  :  donc  c'est  à  nous  d'écrire  les  dogmes  ;  aussi  les 
avons-nous  fabriqués  avec  le  temps  selon  le  besoin.  Par  exemple 
nous  avons  fait  du  mariage  le  signe  visible  d'une  chose  invisible  : 
cela  fait  que  tous  les  procès  suscités  pour  cause  de  mariage  res- 
sortissent  de  tous  les  coins  de  l'Europe  à  notre  tribunal  de  Roume, 
parce  que  nous  seuls  pouvons  voir  des  choses  invisibles.  C'est  une 
source  abondante  de  trésors  qui  coule  dans  notre  chambre  sacrée 
des  finances  pour  étancher  la  soif  de  notre  pauvreté.  » 

Je  lui  demandai  si  la  chambre  sacrée  n'avait  pas  encore  d'au- 
tres ressources.  «  Nous  n'y  avons  pas  manqué,  dit-il  ;  nous  tirons 
parti  des  vivants  et  des  morts.  Par  exemple,  dès  qu'une  âme  est 
trépassée  nous  l'envoyons  dans  une  infirmerie;  nous  lui  faisons 
prendre  médecine  dans  l'apothicaireriedes  âmes  ;  et  vous  ne  sau- 
riez croire  combien  cette  apothicairerie  nous  vaut  d'argent. 

—  Comment  cela,  monsignor  ?  car  il  me  semble  que  la  bourse 
d'une  âme  est  d'ordinaire  assez  mal  garnie. 

—  Cela  est  vrai,  signer  ;  mais  elles  ont  des  parents  qui  sont 
bien  aises  de  retirer  leurs  parents  morts  de  l'infirmerie,  et  de  les 
faire  placer  dans  un  lieu  plus  agréable.  Il  est  triste  pour  une  âme 
de  passer  toute  une  éternité  à  prendre  médecine.  Nous  composons 
avec  les  vivants  :  ils  achètent  la  santé  des  âmes  de  leurs  défunts 
parents,  les  uns  plus  cher,  les  autres  à  meilleur  compte,  selon 
leurs  facultés.  Nous  leur  délivrons  des  billets  pour  l'apothicai- 
rerie.  Je  vous  assure  que  c'est  un  de  nos  meilleurs  revenus. 

—  Mais,  monsignor,  comment  ces  billets  parviennent-ils  aux 
âmes?  » 

Il  se  mit  à  rire.  «  C'est  l'affaire  des  parents,  dit-il  ;  et  puis  ne 
vous  ai-je  pas  dit  que  nous  avons  un  pouvoir  incontestable  sur  les 
choses  invisibles  ?  d 

Ce  monsignor  me  paraît  bien  dessalé  ;  je  me  forme  beaucoup 
avec  lui,  et  je  me  sens  déjà  tout  autre. 


QUlXZlExAIE    LETTUE 

D'A  M  AT, Kl). 

Tu  dois  savoir,  mon  cher  Shaslasid,  que  le  cicérou  à  qui  mon- 
signor m'a  recommandé,  et  dont  je  t'ai  dit  un  mot  dans  mes 


LETTRES    DAMABED.  471 

précédentes  lettres,  est  un  homme  fort  intelligent  qui  inoiitre  aux 
étrangers  les  curiosités  de  l'ancienne  Rounie  et  de  la  nouvelle. 
L'une  et  l'autre,  comme  tu  le  vois,  ont  commandé  aux  rois  ;  mais 
les  premiers  Romains  acquirent  leur  pouvoir  par  leur  épée,  et  les 
derniers  par  leur  plume.  La  discipline  militaire  donna  l'empire 
aux  césars,  dont  tu  connais  l'histoire;  la  discipline  monastique 
donne  une  autre  espèce  d'empire  à  ces  vice-dieu  qu'on  appelle 
papes.  On  voit  des  processions  dans  la  même  place  où  l'on  voyait 
autrefois  des  triomphes.  Les  cicérons  expliquent  tout  cela  aux 
étrangers;  ils  leur  fournissent  des  livres  et  des  filles.  Pour  moi, 
qui  ne  veux  pas  faire  d'infidélité  à  ma  belle  Adaté,  tout  jeune  que 
je  suis,  je  me  borne  aux  livres,  et  j'étudie  principalement  la  reli- 
gion du  pays,  qui  me  divertit  beaucoup. 

Je  lisais  avec  mon  cicéron  l'histoire  de  la  vie  du  dieu  du  pays: 
elle  est  fort  extraordinaire.  C'était  un  homme  qui  séchait  des 
figuiers  d'une  seule  paroles  qui  changeait  l'eau  en  vin-,  et  qui 
noyait  des  cochons  \  11  avait  beaucoup  d'ennemis  :  tu  sais  qu'il 
était  né  dans  une  bourgade  appartenante  à  l'empereur  de  Roume. 
Ses  ennemis  étaient  malins  ;  ils  lui  demandèrent  nn  jour  s'ils 
devaient  payer  le  tribut  à  l'empereur;  il  leur  répondit:  Rendez 
au  prince  ce  qui  est  au  prince  ;  mais  rendez  à  Dieu  ce  qui  est  à 
Dieu*.  Cette  réponse  me  paraît  sage;  nous  en  parlions,  mon 
cicéron  et  moi,  lorsque  monsignor  est  entré.  Je  lui  ai  dit  beau- 
coup de  bien  de  son  dieu,  et  je  l'ai  prié  de  m'expliquer  comment 
sa  chambre  des  finances  observait  ce  précepte  en  prenant  tout 
pour  elle,  et  ne  donnant  rien  à  l'empereur  :  car  tu  dois  savoir  que, 
bien  que  les  Romains  aient  un  vice-dieu,  ils  ont  un  empereur 
aussi  auquel  même  ils  donnent  le  titre  de  roi  des  Romains.  Voici 
ce  que  cet  homme  très-avisé  m'a  répondu  : 

«  Il  est  vrai  que  nous  avons  un  empereur  ;  mais  il  ne  l'est 
qu'en  peinture.  Il  est  banni  de  Roume  ;  il  n'y  a  pas  seulement  une 
maison  ;  nous  le  laissons  habiter  auprès  d'un  grand  fleuve^  qui 
est  gelé  quatre  mois  de  l'année,  dans  un  pays  dont  le  langage 
écorche  nos  oreilles.  Le  véritable  empereur  est  le  pape,  puisqu'il 
règne  dans  la  capitale  de  l'empire.  Ainsi  Rendez  à  l'empereur  veut 
dire  Rendez  au  pape  :  Rendez  à  Dieu  signifie  encore  Rendez  au 
pape,  puisqu'en  effet  il  est  vice-dieu.  Il  est  seul  le  maître  de  tous 

1.  Matthieu,  \\i,  19. 

2.  Jean,  ii,  7-9. 

3.  Matthieu,  viii,  32;  Marc,  v,  13:  Luc.  viii.  33. 

4.  Matthieu,  x\ir,  21;  Marc,  xii,  17;  Luc,  xx,  25 

5.  Le.  Danube. 


472  LETTRES   D'AMABED. 

les  cœurs  et  de  toutes  les  bourses.  Si  l'autre  empereur  qui  demeure 
sur  un  grand  fleuve  osait  seulement  dire  un  mot,  alors  nous 
soulèverions  contre  lui  tous  les  habitants  des  rives  du  grand 
fleuve,  qui  sont  pour  la  plupart  un  gros  corps  sans  esprit,  et 
nous  armerions  contre  lui  les  autres  rois,  qui  partageraient  avec 
nousi  ses  dépouilles.  » 

Te  voilà  au  fait,  divin  Sliastasid,  de  l'esprit  de  Roume,  Le  pape 
est  en  grand  ce  que  le  dalaï-lama  est  en  petit  :  s'il  n'est  pas  immor- 
tel comme  le  lama,  il  est  tout-puissant  pendant  sa  vie,  ce  qui 
vaut  bien  mieux.  Si  quelquefois  on  lui  résiste,  si  on  le  dépose, 
si  on  lui  donne  des  soufflets,  ou  si  même  on  le  tue-  entre  les 
bras  de  sa  maîtresse,  comme  il  est  arrivé  quelquefois,  ces  incon- 
vénients n'attaquent  jamais  son  divin  caractère.  On  peut  lui  donner 
cent  coups  d'étrivières  ;  mais  il  faut  toujours  croire  tout  ce  qu'il 
dit.  Le  pape  meurt  ;  la  papauté  est  immortelle.  Il  y  a  eu  trois  ou 
quatre  vice-dieu  à  la  fois  qui  disputaient  cette  place.  Alors  la 
divinité  était  partagée  entre  eux  :  chacun  en  avait  sa  part  ;  cha- 
cun était  infaillible  dans  sa  part. 

J'ai  demandé  à  monsignor  par  quel  art  sa  cour  est  parvenue 
à  gouverner  toutes  les  autres  cours.  «  Il  faut  peu  d'art,  me  dit-il, 
aux  gens  d'esprit  pour  conduire  les  sots.  »  J'ai  voulu  savoir  si  on 
ne  s'était  jamais  révolté  contre  les  décisions  du  vice-dieu.  Il  m'a 
avoué  qu'il  y  avait  eu  des  hommes  assez  téméraires  pour  lever 
les  yeux;  mais  qu'on  les  leur  avait  crevés  aussitôt,  ou  qu'on  avait 
exterminé  ces  misérables,  et  que  ces  révoltes  n'avaient  jamais 
servi  jusqu'à  présent  qu'à  mieux  affermir  l'infaillibilité  sur  le  trône 
de  la  vérité. 

On  vient  enfin  de  nommer  un  nouveau  vice-dieu.  Les  cloches 
sonnent,  on  frappe  les  tambours,  les  trompettes  éclatent,  le  canon 
tire,  cent  mille  voix  lui  répondent.  Je  t'informerai  de  tout  ce  que 
j'aurai  vu. 

1.  Toutes  les  L'diliuii>  du  vivani,  de  l'auteui".  et  les  éditions  de  Kehl,  portent 
avec  lui.  La  correction  avec  nous  a  été  proposée  par  M.  Decroix.  dans  un  errata 
manuiscrit.  (B.) 

2.  Jean  VIII,  assassiné  à  coups  de  marteau  par  un  mari  jaloux; 
Jean  X,  amant  de  Tliéodora,  étranglé  dans  son  lit  ; 

Ktiennc  VIll,  enfermé  au  château  qu'on  appelle  aujciui-d'hui  Saint-Ange; 

Etienne  IX,  sabré  au  visaae  par  les  Homains; 

Jean  XJI,  déposé  par  reuiiiennir  Oiluui  1''',  assassiné  chez  une  de  ses  maî- 
tresses ; 

IJenoit  V,  exilé  par  l'empereur  Othon  V; 

Benoit  VII,  étranglé  par  le  l)àtai(l  di-  Jean  X; 

Benoit  IX,  qui  acheta  le  pontilicat,  lui  troisième,  et  revendit  sa  part,  etc.  Ils 
éliiicnt  tous  infaillibles.  (  A'o/e  de  Voltaire.) 


LETTRES   D'AMABED.  473 

SEIZIÈME    LETTRE 

D'AMABED. 

Ce  fut  le  25  du  mois  du  crocodile,  et  le  13  de  la  planète  de 
Mars,  comme  on  dit  ici,  que  des  hommes  vêtus  de  rouge  et  ins- 
pirés élurent  Thomme  infaillible  devant  qui  je  dois  être  jugé, 
aussi  bien  que  Charme  des  yeux,  en  qualité  d'npostata. 

Ce  dieu  en  terre  s'appelle  Lcone\  dixième  du  nom.  C'est  un 
très-bel  homme  de  trente-quatre  à  trente-cinq  ans,  et  fort  aimable; 
les  femmes  sont  folles  de  lui.  Il  était  attaqué  d'un  mal  immonde 
qui  n'est  bien  connu  encore  qu'en  Europe,  mais  dont  les  Portu- 
gais commencent  à  faire  part  à  l'Indoustan.  On  croyait  qu'il  en 
mourrait,  et  c'est  pourquoi  on  Ta  élu,  afin  que  cette  sublime 
place  fût  bientôt  vacante  ;  mais  il  est  guéri,  et  il  se  moque  de 
ceux  qui  l'ont  nommé. 

Rien  n'a  été  si  magnifique  que  son  couronnement  ;  il  y  a 
dépensé  cinq  millions  de  roupies  pour  subvenir  aux  nécessités  de 
son  dieu,  qui  a  été  si  pauvre.  Je  n'ai  pu  fécrire  dans  le  fracas  de 
nos  fêtes  :  elles  se  sont  succédé  si  rapidement,  il  a  fallu  passer 
par  tant  de  plaisirs,  que  le  loisir  a  été  impossible. 

Le  vice-dieu  Leone  a  donné  des  divertissements  dont  tu  n'as 
point  d'idée.  Il  y  en  a  un  surtout,  qu'on  appelle  comédie,  qui  me 
plaît  beaucoup  plus  que  tous  les  autres  ensemble.  C'est  une  repré- 
sentation de  la  vie  humaine  ;  c'est  un  tableau  vivant  :  les  person- 
nages parlent  et  agissent; ils  exposent  leurs  intérêts;  ils  dévelop- 
pent leurs  passions  ;  ils  remuent  l'âme  des  spectateurs. 

La  comédie  que  je  vis  avant-hier  chez  le  pape  est  intitulée 
la  Mandragora'-.  Le  sujet  de  la  pièce  est  un  jeune  homme  adroit 
qui  veut  coucher  avec  la  femme  de  son  voisin.  Il  engage  avec  de 
l'argent  un  moine,  un  Fa  tutto  ou  un  Fa  molto,  à  séduire  sa 
maîtresse  et  à  faire  tomber  son  mari  dans  un  piège  ridicule.  On 
se  moque  tout  le  long  de  la  pièce  de  la  religion  que  l'Europe 
professe,  dont  Roume  est  le  centre,  et  dont  le  siège  papal  est  le 
trône.  De  tels  plaisirs  te  paraîtront  peut-être  indécents,  mon  cher 
et  pieux  Shastasid.  Charme  des  yeux  en  a  été  scandalisée:  mais 
la  comédie  est  si  jolie  que  le  plaisir  l'a  emporté  sur  le  scandale. 

1.  Léon   X  ;  voyez  le  chapitre  cxxmi  de  VEssai  sur  les  Mœurs,  tome    XII. 
page  275. 

2.  La  Mandragora  est  de  Machiavel;  voyez  ce  que  Voltaire  en  dit  tome  XII. 
page  240. 


474  LETTRES   D'AMABED. 

Les  festins,  les  bals,  les  belles  cérémonies  de  la  religion,  les 
danseurs  de  corde,  se  sont  succédé  tour  à  tour  sans  interruption. 
Les  bals  surtout  sont  fort  plaisants.  Chaque  personne  invitée  au 
bal  met  un  habit  étranger  et  un  visage  de  carton  par-dessus  le 
sien.  On  tient  sous  ce  déguisement  des  propos  à  faire  éclater  de 
rire.  Pendant  les  repas  il  y  a  toujours  une  musique  très-agréable; 
enfin  c'est  un  enchantement. 

On  m'a  conté  qu'un  vice-dieu  prédécesseur  de  Leone,  nommé 
Alexandre,  sixième  du  nom,  avait  donné  aux  noces  d'une  de  ses 
bâtardes  une  fête  bien  plus  extraordinaire.  Il  y  fit  danser  cin- 
quante filles  toutes  nues^  Les  brachmanes  n'ont  jamais  institué 
de  pareilles  danses  :  tu  vois  que  chaque  pays  a  ses  coutumes.  Je 
t'embrasse  avec  respect,  et  je  te  quitte  pour  aller  danser  avec  ma 
belle  Adaté.  Que  Birma  te  comble  de  bénédictions. 


DIX-SEPTIEME    LETTRE 

D'AMABED. 

Vraiment,  mon  grand  brame,  tous  les  vice-dieu  n'ont  pas  été 
si  plaisants  que  celui-ci.  C'est  un  plaisir  de  vivre  sous  sa  domi- 
nation. Le  défunt,  nommé  Jules,  était  d'un  caractère  différent; 
c'était  un  vieux  soldat  turbulent  qui  aimait  la  guerre  comme  un 
fou;  toujours  à  cheval,  toujours  le  casque  en  tête,  distribuant 
des  bénédictions  et  des  coups  de  sabre,  attaquant  tous  ses  voi- 
sins, damnant  leurs  âmes,  et  tuant  leurs  corps,  autant  qu'il  le 
pouvait:  il  est  mort  d'un  accès  de  colère.  Quel  diable  de  vice- 
dieu  on  avait  là!  Croirais-tu  bien  qu'avec  un  morceau  de  papier 
il  s'imaginait  dépouiller  les  rois  de  leurs  royaumes?  Il  s'avisa  de 
détrôner  de  cette  manière  le  roi  d'un  pays  assez  beau,  qu'on 
appelle  la  France,  Ce  roi  était  un  fort  bon  homme:  il  passe  ici 
pour  un  sot,  parce  qu'il  n'a  pas  été  heureux.  Ce  pauvre  prince 
fut  obligé  d'assembler  un  jour  les  plus  savants  hommes  de  son 
royaume- pour  leur  demander  s'il  lui  était  permis  de  se  défendre 


[.  Voyez  dans  les  Mélanges,  aiinéo  1708.  l'oijusculc  iuiiiiilr  les  Droits  des 
hommes,  etc.;  et  tome  \1I,  page  18;{. 

2.  Le  pape  Jules  II  excommunia  le  roi  de  France  Louis  Xll.  en  1510.  11  mil 
le  royaume  do  France  en  interdit,  et  le  donna  au  premier  qui  voudrait  s'en  saisji-. 
Celte  cxcommunicalion  et  cette  interdiction  Inniil  réitérées  en  l.M'i.  On  a  peine 
à  concevoir  aujourd'hui  cet  excès  d'insoli-nçr  n  de  ridicule.  Mais  depuis  Gré- 
goire \  M,  il  n'y  cul  prc^ipu'  aucun  éxéquc  de  liouie  (|ui  ne  fil  ou  ne  voulut  faire 


li:ttkes  i)A.MAi{i:i).  475 

contre  un  vice-dieu  qui  le  détiùnail  avec  du  papier.  C'est  être 
bien  bon  que  de  faire  une  question  pareille!  J'en  témoignais  ma 
surprise  au  monsignor  violet  qui  m'a  pris  en  amitié.  «  Est-il 
possible,  lui  disais-je,  qu'on  soit  si  sot  en  Europe?  —  J'ai  bien 
peur,  me  dit-il,  que  les  vice-dieu  n'abusent  tant  de  la  complai- 
sance des  hommes  qu'à  la  fin  ils  leur  donneront  de  l'esprit.  » 

Il  faudra  donc  qu'il  y  ait  des  révolutions  dans  la  religion  de 
l'Europe.  Ce  qui  te  surprendra,  docte  et  pénétrant  Sbastasid, 
c'est  qu'il  ne  s'en  fit  point  sous  le  vice-dieu  Alexandre,  qui  régnait 
avant  Jules.  Il  faisait  assassiner,  pendre,  noyer,  empoisonner 
impunément  tous  les  seigneurs  ses  voisins.  Un  de  ses  cinq 
bâtards  fut  l'instrument  de  cette  foule  de  crimes  à  la  vue  de  toute 
l'Italie ^  Comment  les  peuples  persistèrent-ils  dans  la  religion  de 
ce  monstre!  c'est  celui-là  même  qui  faisait  danser  les  filles  sans 
aucun  ornement  superflu.  Ses  scandales  devaient  inspirer  le 
mépris,  ses  barbaries  devaient  aiguiser  contre  lui  mille  poignards  : 
cependant  il  vécut  honoré  et  paisible  dans  sa  cour.  La  raison  en 
est,  à  mon  avis,  que  les  prêtres  gagnaient  à  tous  ses  crimes,  et 
que  les  peuples  n'y  perdaient  rien.  Dès  qu'on  vexera  trop  les 
peuples,  ils  briseront  leurs  liens.  Cent  coups  de  bélier  n'ont  pu 
ébranler  le  colosse,  un  caillou  le  jettera  par  terre.  C'est  ce  que 
disent  ici  les  gens  déliés  qui  se  piquent  de  prévoir. 

Enfin  les  fêtes  sont  finies;  il  n'en  faut  pas  trop  :  rien  ne  lasse 
comme  les  choses  extraordinaires  devenues  communes.  Il  n'y  a 
que  les  besoins  renaissants  qui  puissent  donner  du  plaisir  tous 
les  jours.  Je  me  recommande  à  tes  saintes  prières. 


DIX-HUITIEME    LETTRE 

DAMABED. 

L'infaillible  nous  a  voulu  voir  en  particulier.   Charme  des 
yeux  et  moi.  Notre  monsignor  nous  a  conduits  dans  son  palais. 

et  défaire  des  souverains,  selon  son  bon  plaisir.  Tous  les  souverains  méritaient 
cet  infâme  traitement,  puisqu'ils  avaient  été  assez  imbéciles  pour  fortifier  eux- 
mêmes  chez  leurs  sujets  l'opinion  de  l'infaillibilité  du  pape,  et  son  pouvoir  sur 
toutes  les  Églises.  Ils  s'étaient  donné  eux-mêmes  des  fers  qu'il  était  très-difficile 
de  briser.  Le  gouvernement  fut  partout  un  chaos  formé  par  la  superstition.  La 
raison  n'a  pénétré  que  très-tard  chez  les  peuples  de  TOccident  :  elle  a  guéri  quel- 
ques blessures  que  cette  superstition,  ennemie  du  genre  humain,  avait  faites 
aux  hommes:  mais  il  en  reste  encore  de  profondes  cicatrices.  {Note  de  Voltaire.) 
1.  Voyez  tome  XII.  pages  183-184.  187-i9'2. 


476  LETTRES    D'AMABED. 

Il  nous  a  fait  mettre  à  genoux  trois  fois.  Le  vice-dieu  nous  a  fait 
baiser  son  pied  droit  en  se  tenant  les  côtés  de  rire.  Il  nous  a 
demandé  si  le  P.  Fa  tutto  nous  avait  convertis,  et  si  en  effet  nous 
étions  chrétiens.  Ma  femme  a  répondu  que  le  P.  Fa  tutto  était 
un  insolent;  et  le  pape  s'est  mis  à  rire  encore  plus  fort.  Il  a 
donné  deux  baisers  à  ma  femme  et  à  moi  aussi. 

Ensuite  il  nous  a  fait  asseoir  à  côté  de  son  petit  lit  de  baise- 
pieds.  Il  nous  a  demandé  comment  on  faisait  l'amour  à  Bénarès, 
à  quel  âge  on  mariait  communément  les  filles,  si  le  grand  Brama 
avait  un  sérail.  Ma  femme  rougissait  ;  je  répondais  avec  une  mo- 
destie respectueuse  :  ensuite  il  nous  a  congédiés,  en  nous  recom- 
mandant le  christianisme,  en  nous  embrassant,  et  en  nous  don- 
nant de  petites  claques  sur  les  fesses  en  signe  de  bonté.  Nous 
avons  rencontré  en  sortant  les  Pères  Fa  tutto  et  Fa  molto,  qui  nous 
ont  baisé  le  bas  de  la  robe.  Le  premier  moment,  qui  commande  tou- 
jours à  l'àme,  nous  a  fait  d'abord  reculer  avec  horreur,  ma  femme 
et  moi;  mais  le  violet  nous  a  dit  :  a  Vous  n'êtes  pas  encore  entière- 
ment formés  ;  ne  manquez  pas  de  faire  mille  caresses  à  ces  bons 
Pères  :  c'est  un  devoir  essentiel  dans  ce  pays-ci  d'embrasser  ses 
plus  grands  ennemis  ;  vous  les  ferez  empoisonner,  si  vous  pouvez, 
à  la  première  occasion  ;  mais,  en  attendant,  vous  ne  pouvez  leur 
marquer  trop  d'amitié.  »  Je  les  embrassai  donc,  mais  Charme  des 
yeux  leur  fit  une  révérence  fort  sèche,  et  Fa  tutto  la  lorgnait  du 
coin  de  l'œil  en  s'inclinant  jusqu'à  terre  devant  elle.  Tout  ceci  est 
un  enchantement;  nous  passons  nos  jours  à  nous  étonner.  En 
vérité  je  doute  que  Maduré  soit  plus  agréable  que  Roume. 


DIX-NEUVIEME    LETTRE 

D'AMABED. 

Point  de  justice  du  P,  Fa  tutto.  Hier  notre  jeune  Déra  s'avisa 
d'aller  le  matin,  par  curiosité,  dans  un  petit  temple.  Le  peuple 
était  à  genoux  ;  un  brame  du  pays,  vêtu  magnifiquement,  se 
courbait  sur  une  table;  il  tournait  le  derrière  au  peuple.  On  dit 
qu'il  faisait  Dieu.  Dès  quil  eut  fait  Dieu,  il  se  montra  par-devant, 
Déra  fit  un  cri,  et  dit  :  «  Voilà  le  coquin  qui  m'a  violée  !  »  Heu- 
reusement, dans  l'excès  de  sa  douleur  et  de  sa  surprise,  elle 
prononça  ces  paroles  en  indien.  On  m'assure  que  si  le  peuple  les 
avait  comprises,  la  canaille  se  serait  jetée  sur  elle  comme  sur  une 
sorcière.  Fa  tutto  lui  répondit  en  italien  :  »  Ma  fille,  la  grâce  de 


1 


LETTRES    D'AMABED.  477 

la  vierge  Marie  soit  avec  vous!  parlez  plus  bas.  »  Elle  revint  tout 
éperdue  nous  conter  la  chose.  .Nos  amis  nous  ont  conseillé  de  ne 
nous  jamais  plaindre.  Ils  nous  ont  dit  que  Fa  tutto  est  un  saint, 
et  qu'il  ne  faut  jamais  mal  parler  des  saints.  Que  veux-tu?  ce  qui 
est  fait  est  fait.  Nous  prenons  en  patience  tous  les  agréments 
qu'on  nous  fait  goûter  dans  ce  pays-ci.  Chaque  jour  nous  apprend 
des  choses  dont  nous  ne  nous  doutions  pas.  On  se  forme  beau- 
coup par  les  voyages. 

11  est  venu  à  la  cour  de  Leone  un  grand  poëte.  Son  nom  est 
messer  Ariosto  :  il  n'aime  pas  les  moines  ;  voici  comme  il  parle 
d'eux  : 

Non  sa  quel  che  sia  amor,  non  sa  che  vaglia 

La  caritade  ;  e  quindi  avvien  che  i  frati 

Sono  si  ingorda  e  si  crudel  canaglia  ^ 

Cela  veut  dire  en  indien  : 

Modermen  sebar  esc 
La  te  ben  sofa  meso. 

Tu  sens  quelle  supériorité  la  langue  indienne,  qui  est  si 
antique,  conservera  toujours  sur  tous  les  jargons  nouveaux  de 
l'Europe  :  nous  exprimons  en  quatre  mots  ce  qu'ils  ont  de  la 
peine  à  faire  entendre  en  dix.  Je  conçois  bien  que  cet  Ariosto  dise 
que  les  moines  sont  de  la  canaille  :  mais  je  ne  sais  pourquoi  il 
prétend  qu'ils  ne  connaissent  point  l'amour  :  hélas!  nous  en  savons 
des  nouvelles.  Peut-être  enteud-il  qu'ils  jouissent  et  qu'ils  n'ai- 
ment point. 


VINGTIEME    LETTRE 

D'AMABED. 

Il  y  a  quelques  jours,  mon  cher  grand  brame,  que  je  ne  t'ai 
écrit.  Les  empressements  dont  on  nous  honore  en  sont  la  cause. 
Notre  monsignor  nous  donna  un  excellent  repas,  avec  deux 
jeunes  gens  vêtus  de  rouge  de  la  tête  aux  pieds.  Leur  dignité  est 
cardinal,  comme  qui  dirait  gond  de  porte  :  l'un  est  le  cardinal 
Sacripante,  et  l'autre  le  cardinal  Faquinetti.  Ils  sont  les  premiers 
de  la  terre  après  le  vice-dieu  :  aussi  sont-ils  intitulés  vicaires  du 

1.  Arioste,  satire  sur  le  mariase. 


478  LETTRES    D'AMABED. 

vicaire.  Leur  droit,  qui  est  sans  doute  droit  divin,  est  d'être  égaux 
aux  rois  et  supérieurs  aux  princes  ^  et  d'avoir  surtout  d'immenses 
richesses.  Ils  méritent  bien  tout  cela,  vu  la  grande  utilité  dont  ils 
sont  au  monde. 

Ces  deux  gentilshommes,  en  dînant  avec  nous,  proposèrent 
de  nous  mener  passer  quelques  jours  à  leurs  maisons  de  cam- 
pagne :  car  c'est  à  qui  nous  aura.  Après  s'être  disputé  la  préfé- 
rence le  plus  plaisamment  du  monde,  Faquinetli  s'est  emparé  de 
la  belle  Adaté,  et  J'ai  été  le  partage  de  Sacripanîe,  à  condition 
qu'ils  changeraient  le  lendemain,  et  que  le  troisième  jour  nous 
nous  rassemblerions  tous  quatre.  Déra  était  du  voyage.  Je  ne  sais 
comment  te  conter  ce  qui  nous  est  arrivé;  je  vais  pourtant  essayer 
de  m'en  tirer. 

Ici  finit  le  manuscrit  des  lettres  d'Amabed.  On  a  cherché  dans 
toutes  les  bibliothèques  de  Maduré  et  de  Bénarès  la  suite  de  ces 
lettres  ;  il  est  sûr  qu'elle  n'existe  pas. 

Ainsi,  supposé  que  quelque  malheureux  faussaire  imprime 
jamais  le  reste  des  aventures  des  deux  jeunes  Indiens,  nouvelles 
Lettres  d'Amabed,  nouvelles  Lettres  de  Charme  des  yeux,  Réponses  du 
grand  brame  Shastasid,  le  lecteur  peut  être  sûr  qu'on  le  trompe 
et  qu'on  l'ennuie,  comme  il  est  arrivé  cent  fois  en  cas  pareil. 


I.  Voyez  le  vers  cité,  tome  XV,  page  445.  Guy-Pal  in.  dan«  sa  lettre  du 
7  juin  1050,  définit  ainsi  le  cardinal  :  Est  animal  ntbrum.  callidum  et  rapax. 
rapax  et  vorax  omnium  beneflciorwn. 


FIN  DES  LETTRES  D  AMABED. 


AVENTURE 


DE 


LA    3IÉ3IOIRE 


1773 


Le  genre  humain  pensant,  c'est-à-dire  ia  cent  millième  partie 
du  genre  humain  tout  au  plus,  avait  cru  longtemps,  ou  du  moins 
avait  souvent  répété  que  nous  n'avions  d'idées  que  par  nos  sens, 
et  que  la  mémoire  est  le  seul  instrument  par  lequel  nous  puis- 
sions joindre  deux  idées  et  deux  mots  ensemhle. 

C'est  pourquoi  Jupiter,  représentant  la  nature,  fut  amoureux 
de  Mnémosyne,  déesse  de  la  mémoire,  dès  le  premier  moment 
qu'il  la  vit  ;  et  de  ce  mariage  naquirent  les  neuf  muses,  qui  furent 
les  inventrices  de  tous  les  arts. 

Ce  dogme,  sur  lequel  sont  fondées  toutes  nos  connaissances, 
fut  reçu  universellement,  et  même  la  ^onsohre*  l'embrassa  dès 
qu'elle  fut  née,  quoique  ce  fût  une  vérité. 

Quelque  temps  après  vint  un  argumenteur,  moitié  géomètre, 
moitié  chimérique-,  lequel  argumenta  contre  les  cinq  sens  et 
contre  la  mémoire  ;  et  il  dit  au  petit  nombre  du  genre  humain 
pensant  :  «  Vous  vous  êtes  trompés  jusqu'à  présent,  car  vos  sens 
sont  inutiles,  car  les  idées  sont  innées  chez  vous  avant  qu'aucun 
de  vos  sens  pût  agir,  car  vous  aviez  toutes  les  notions  nécessaires 
lorsque  vous  ^  întes  au  monde  ;  vous  saviez  tout  sans  avoir  jamais 
rien  senti  ;  toutes  vos  idées,  nées  avec  vous,  étaient  présentes  à 
votre  intelligence,  nommée  âme,  sans  le  secours  de  la  mémoire. 
Cette  mémoire  n'est  bonne  à  rien.  » 


1.  Anagramme  de  Sorbonne. 

2.  Malebranche. 


480  AVENTURE   DE    LA    MÉMOIRE. 

La  Nonsobre  condamna  cette  proposition,  non  parce  qu'elle 
était  ridicule,  mais  parce  qu'elle  était  nouvelle  :  cependant,  lors- 
que ensuite  un  Anglais^  se  fut  mis  à  prouver,  et  même  longue- 
ment, qu'il  n'y  avait  point  d'idées  innées,  que  rien  n'était  plus 
nécessaire  que  les  cinq  sens,  que  la  mémoire  servait  beaucoup  à 
retenir  les  choses  reçues  par  les  cinq  sens,  elle  condamna  ses 
propres  sentiments,  parce  qu'ils  étaient  devenus  ceux  d'un  Anglais. 
En  conséquence  elle  ordonna  au  genre  humain  de  croire  désor- 
mais aux  idées  innées,  et  de  ne  plus  croire  aux  cinq  sens  et  à  la 
mémoire.  Le  genre  humain,  au  lieu  d'obéir,  se  moqua  de  la 
Nonsobre,  laquelle  se  mit  en  telle  colère  quelle  voulut  faire 
brûler  un  philosophe  :  car  ce  philosophe  avait  dit  qu'il  est  im- 
possible d'avoir  une  idée  complète  d'un  fromage  à  moins  d'en 
avoir  vu  et  d'en  avoir  mangé;  et  même  le  scélérat  osa  avancer 
que  les  hommes  et  les  femmes  n'auraient  jamais  pu  travailler  en 
tapisserie  s'ils  n'avaient  pas  eu  des  aiguilles  et  des  doigts  pour  les 
enfiler. 

Les  liolisteois-  se  joignirent  à  la  Nonsobre  pour  la  première 
fois  de  leur  vie,  et  les  séjanistes',  ennemis  mortels  des  liolisteois, 
se  réunirent  pour  un  moment  à  eux  :  ils  appelèrent  à  leur 
secours  les  anciens  dicastériques,  qui  étaient  de  grands  philo- 
sophes ;  et  tous  ensemble,  avant  de  mourir,  proscrivirent  la  mé- 
moire et  les  cinq  sens,  et  l'auteur  qui  avait  dit  du  bien  de  ces  six 
choses. 

Un  cheval  se  trouva  présent  au  jugement  que  prononcèrent 
ces  messieurs,  quoiqu'il  ne  fût  pas  de  la  même  espèce,  et  qu'il  y 
eût  entre  lui  et  eux  plusieurs  différences,  comme  celle  de  la  taille, 
de  la  voix,  de  l'égalité  des  crins  et  des  oreilles;  ce  cheval,  dis-je, 
qui  avait  du  sens  aussi  bien  que  des  sens,  en  parla  un  jour  à 
Pégase  dans  mon  écurie;  et  Pégase  alla  raconter  aux  muses  cette 
histoire  avec  sa  vivacité  ordinaire. 

Les  muses,  qui  depuis  cent  ans  avaient  singulièrement  favorisé 
le  pays  longtemps  barbare  où  cette  scène  se  passait,  furent  extrê- 
mement scandalisées  ;  elles  aimaient  tendrement  Mémoire  ou 
Mnémosyne  leur  mère,  à  laquelle  ces  neuf  filles  sont  redevables 
de  tout  ce  qu'elles  savent.  L'ingratitude  des  hommes  les  irrita. 
Elles  ne  firent  point  de  satires  contre  les  anciens  dicastériques, 
les  liolisteois,  les  séjanistes  et  la  Nonsobre,  parce  que  les  satires 


1.  Locke. 

'2.  Les  loyolisd's  ou  jésuites,  dont  le  t'oudateur  esi  Ignace  de  Loyola. 

'■i.  Les  jansénistes. 


AVENTL'RE    DE    LA   MÉMOIRE.  481 

ne  corrigent  personne,  irritent  les  sots,  et  les  rendent  encore  plus 
méchants.  Elles  imaginèrent  un  moyen  de  les  éclairer  en  les  pu- 
nissant. Les  hommes  avaient  blasphémé  la  mémoire;  les  muses 
leur  ôtèrent  ce  don  des  dieux,  afin  qu'ils  apprissent  une  bonne 
fois  ce  qu'on  est  sans  son  secours. 

Il  arriva  donc  qu'au  milieu  d'une  belle  nuit  tous  les  cerveaux 
s'appesantirent,  de  façon  que  le  lendemain  matin  tout  le  monde 
se  réveilla  sans  avoir  le  moindre  souvenir  du  passé.  Quelques 
dicastériques,  couchés  avec  leurs  femmes,  voulurent  s'approcher 
d'elles  par  un  reste  d'instinct  indépendant  de  la  mémoire.  Les 
femmes,  qui  n'ont  eu  que  très- rarement  l'instinct  d'embrasser 
leurs  maris,  rejetèrent  leurs  caresses  dégoûtantes  avec  aigreur. 
Les  maris  se  fàciièrent,  les  femmes  crièrent,  et  la  plupart  des 
ménages  en  vinrent  aux  coups. 

Messieurs,  trouvant  un  bonnet  carré,  s'en  servirent  pour  cer- 
tains besoins  que  ni  la  mémoire  ni  le  bon  sens  ne  soulagent. 
Mesdames  employèrent  les  pots  de  leur  toilette  aux  mêmes  usages  ; 
les  domestiques,  ne  se  souvenant  plus  du  marché  qu'ils  avaient 
fait  avec  leurs  maîtres,  entrèrent  dans  leurs  chambres  sans  savoir 
où  ils  étaient;  mais,  comme  l'homme  est  né  curieux,  ils  ouvrirent 
tous  les  tiroirs  ;  et  comme  l'homme  aime  naturellement  l'éclat  de 
l'argent  et  de  l'or,  sans  avoir  pour  cela  besoin  de  mémoire,  ils 
prirent  tout  ce  qu'ils  en  trouvèrent  sous  la  main.  Les  maîtres  vou- 
lurent crier  au  voleur  ;  mais  l'idée  de  voleur  étant  sortie  de  leur 
cerveau,  le  mot  ne  put  arriver  sur  leur  langue.  Chacun  ayant 
oubhé  son  idiome  articulait  des  sons  informes.  C'était  bien  pis 
qu'à  Babel,  où  chacun  inventait  sur-le-champ  une  langue  nou- 
velle. Le  sentiment  inné  dans  le  sens  des  jeunes  valets  pour  les 
jolies  femmes  agit  si  puissamment  que  ces  insolents  se  jetèrent 
étourdiment  sur  les  premières  femmes  ou  filles  qu'ils  trouvèrent, 
soit  cabaretières,  soit  présidentes;  et  celles-ci,  ne  se  souvenant 
plus  des  leçons  de  pudeur,  les  laissèrent  faire  en  toute  liberté. 

Il  fallut  dîner;  personne  ne  savait  plus  comment  il  fallait  s'y 
prendre.  Personne  n'avait  été  au  marché  ni  pour  vendre  ni  pour 
acheter.  Les  domestiques  avaient  pris  les  habits  des  maîtres,  et  les 
maîtres  ceux  des  domestiques.  Tout  le  monde  se  regardait  avec 
des  yeux  hébétés.  Ceux  qui  avaient  le  plus  de  génie  pour  se  pro- 
curer le  nécessaire  (et  c'étaient  les  gens  du  peuple)  trouvèrent 
un  peu  à  vivre  :  les  autres  manquèrent  de  tout.  Le  premier  prési- 
dent, l'archevêque,  allaient  tout  nus,  et  leurs  palefreniers  étaient 
les  uns  en  robes  rouges,  les  autres  en  dalmatiques  :  tout  était  con- 
fondu, tout  allait  périr  de  misère  et  de  faim,  faute  de  s'entendre. 

21.  —  Romans.  31 


482  AVENTURE    DE    LA    MÉ3I0IRE. 

Au  bout  de  quelques  jours  les  muses  eurent  pitié  de  cette 
pauvre  race  :  elles  sont  bonnes,  quoiqu'elles  fassent  sentir  quel- 
quefois leur  colère  aux-  méchants  ;  elles  supplièrent  donc  leur 
mère  de  rendre  à  ces  blasphémateurs  la  mémoire,  qu'elle  leur 
avait  ôtée.  Muémosyne  descendit  au  séjour  des  contraires,  dans 
lequel  on  l'avait  insultée  avec  tant  de  témérité,  et  leur  parla  en 
ces  mots  : 

«  Imbéciles,  je  vous  pardonne;  mais  ressouvenez-vous  que 
sans  les  sens  il  n'y  a  point  de  mémoire,  et  que  sans  la  mémoire 
il  n'y  a  point  d'esprit,  » 

Les  dicastériques  la  remercièrent  assez  sèchement,  et  arrêtèrent 
qu'on  lui  ferait  des  remontrances.  Les  séjanistes  mirent  toute  cette 
aventure  dans  leur  gazette  ;  on  s'aperçut  qu'ils  n'étaient  pas  encore 
guéris.  Les  liolisteois  en  firent  une  intrigue  de  cour.  Maître  Gogé, 
tout  ébahi  de  l'aventure,  et  n'y  entendant  rien,  dit  à  ses  écoliers 
de  cinquième  ce  bel  axiome  :  «  Non  magis  musis  quam  liomi- 
nibus  infensa  est  ista  quœ  vocatur  memoria  ^  » 


1.  Ce  conte  est  une  allusion  aux  arrêts  du  Parlement,  aux  censures  de  la  Sor- 
bonne,  aux  libelles  des  jansénistes,  aux  intrigues  des  jésuites,  en  faveur  des  idées 
innées,  que  tous  avaient  combattues  dans  leur  nouveauté;  on  sait  qu'il  est  de  la 
nature  des  théologiens  de  persécuter  les  opinions  philosophiques  de  leur  siècle, 
et  d'arranger  leur  religion  sur  les  opinions  philosophiques  du  siècle  précédent.  (K.) 

—  Quant  à  l'axiome  de  Cogé,  voyez  le  Discours  de  3/"  Belleguier  (dans  les 
Mélanges,  année  1773). 


FIN     DE    LAVENTURE     DE     LA     MEMOIRE. 


LE 

TAUREAU   BLANC 

TRADUIT   DU    SYRIAQUE 
PAR    M.   MA  MAKI. 

INTERPRÈTE      DU      ROI      D'aNGLETERRE      P'jLK      LES      LANGUES      ORIENTALES 

(1774 


CHAPITRE    l. 

COMMENT     LA     PRINCESSE     AMASIDE     RENCONTRE      LN     BŒUF. 

La  jeune  princesse  Amaside,  fille  d'Amasis,  roi  de  Tanis  eu 
Egypte,  se  promenait  sur  le  chemin  de  Péluse  avec  les  dames  de 
sa  suite.  Elle  était  plongée  dans  une  tristesse  profonde  ;  les  larmes 
coulaient  de  ses  beaux  yeux.  On  sait  quel  était  le  sujet  de  sa  dou- 
leur, et  combien  elle  craignait  de  déplaire  au  roi  sou  père  par  sa 
douleur  même.  Le  vieillard  Mambrès,  ancien  mage  et  eunuque 
des  pharaons,  était  auprès  d'elle,  et  ne  la  quittait  presque  jamais. 
Il  la  vit  naître,  il  l'éleva,  il  lui  enseigna  tout  ce  qu'il  est  permis  à 
une  belle  princesse  de  savoir  des  sciences  de  l'Egypte.  L'esprit 
d'Amaside  égalait  sa  beauté  ;  elle  était  aussi  sensible,  aussi  tendre 
que  charmante,  et  c'était  cette  sensibilité  qui  lui  coûtait  tant  de 
pleurs. 

La  princesse  était  âgée  de  vingt-quatre  ans  ;  le  mage  Mambrès 
en  avait  environ  treize  cents.  C'était  lui,  comme  on  sait,  qui  avait 
eu  avec  le  grand  Moïse  cette  dispute  fameuse  dans  laquelle  la 
victoire  fut  longtemps  balancée  entre  ces  deux  profonds  philo- 
sophes. Si  Mambrès  succomba,  ce  ne  fut  que  par  la  protection 
visible  des  puissances  célestes,  qui  favorisèrent  son  rival:  il  fallut 
des  dieux  pour  vaincre  Mambrès.  L'âge  affaiblit  cette  tête  si  supé- 


484  LE   TAUREAU    BLANC. 

rieure  aux  autres  têtes,  et  cette  puissance  qui  avait  résisté  à  la 
puissance  universelle  ;  mais  il  lui  resta  toujours  un  grand  fonds 
de  raison  :  il  ressemblait  à  ces  bâtiments  immenses  de  l'antique 
Egypte,  dont  les  ruines  attestent  la  grandeur.  iAIambrès  était  encore 
fort  bon  pour  le  conseil  ;  et,  quoiqu'un  peu  vieux,  il  avait  l'âme 
très-compatissante. 

Amasis  le  fit  surintendant  de  la  maison  de  sa  fille;  et  il  s'ac- 
quittait de  cette  charge  avec  sa  sagesse  ordinaire  :  la  belle  Ama- 
side  l'attendrissait  par  ses  soupirs.  «  0  mon  amant!  mon  jeune 
et  cher  amant!  s'écriait-elle  quelquefois;  ô  le  plus  grand  des 
vainqueurs,  le  plus  accompli,  le  plus  beau  des  hommes!  quoi! 
depuis  près  de  sept  ans  tu  as  disparu  de  la  terre  !  quel  dieu 
t'a  enlevé  à  ta  tendre  Amaside?  L'univers  aurait  célébré  et  pleuré 
ton  trépas.  Tu  n'es  point  mort,  les  savants  prophètes  de  TÉgypte 
en  conviennent  ;  mais  tu  es  mort  pour  moi,  je  suis  seule  sur  la 
terre,  elle  est  déserte.  Par  quel  étrange  prodige  as-tu  abandonné 
ton  trône  et  ta  maîtresse?  Ton  trône  !  il  était  le  premier  du  monde, 
et  c'est  peu  de  chose;  mais  moi,  qui  t'adore,  ô  mon  cher  Na...!  » 
Elle  allait  achever,  «  Tremblez  de  prononcer  ce  nom  fatal,  lui 
dit  le  sage  Mambrès,  ancien  eunuque  et  mage  des  pharaons. 
Vous  seriez  peut-être  décelée  par  quelqu'une  de  vos  dames  du 
palais.  Elles  vous  sont  toutes  très-dévouées,  et  toutes  les  belles 
dames  se  font  sans  doute  un  mérite  de  servir  les  passions  des 
belles  princesses  ;  mais  enfin  il  peut  se  trouver  une  indiscrète,  et 
même  à  toute  force  une  perfide.  Vous  savez  que  le  roi  votre  père, 
qui  d'ailleurs  vous  aime,  a  juré  de  vous  faire  couper  le  cou  si 
vous  prononciez  ce  nom  terrible,  toujours  prêt  à  vous  échapper. 
Pleurez,  mais  taisez-vous.  Celte  loi  est  bien  dure,  mais  vous  n'avez 
pas  été  élevée  dans  la  sagesse  égyptienne  pour  ne  savoir  pas  com- 
mander à  votre  langue.  Songez  qullarpocrate,  l'un  de  nos  plus 
grands  dieux,  a  toujours  le  doigt  sur  sa  bouche.  »  La  belle  Ama- 
side pleura,  et  ne  parla  plus. 

Comme  elle  avançait  en  silence  vers  les  bords  du  Nil,  elle 
aperçut  de  loin,  sous  un  bocage  baigné  par  le  fleuve,  une  vieille 
femme  couverte  de  lambeaux  gris,  assise  sur  un  tertre.  Elle  avait 
auprès  d'elle  une  ânesse,  un  chien,  un  bouc.  Vis-à-vis  d'elle  était 
un  serpent  qui  n'était  pas  comme  les  serpents  ordinaires,  car 
ses  yeux  étaient  aussi  tendres  qu'animés;  sa  pliysionomie  était 
noble  et  intéressante  ;  sa  peau  brillait  des  couleurs  les  plus  vives 
et  les  plus  douces.  Un  énorme  poisson,  à  moitié  plongé  dans 
le  fleuve,  n'était  pas  la  moins  étonnante  personne  de  la  compa- 
gnie. 11  y  avait  sur  une  branche  un  corbeau  et  un  pigeon.  Toutes 


CHAPITRE   I.  485 

ces  créatures  semblaient  avoir  ensemble  une  conversation  assez 
animée. 

«  Hélas!  dit  la  princesse  tout  bas,  ces  gens-là  parlent  sans 
doute  de  leurs  amours,  et  il  ne  m'est  pas  permis  de  prononcer  le 
nom  de  ce  que  j'aime  !  » 

La  vieille  tenait  à  la  main  une  chaîne  légère  d'acier,  longue 
de  cent  brasses,  à  laquelle  était  attaché  un  taureau  qui  paissait 
dans  la  prairie.  Ce  taureau  était  blanc,  fait  au  tour,  potelé,  léger 
même,  ce  qui  est  bien  rare.  Ses  cornes  étaient  d'ivoire.  C'était  ce 
qu'on  vit  jamaisde  plus  beau  dans  son  espèce.  Celui  de  Pasiphaé, 
celui  dont  Jupiter  prit  la  figure  pour  enlever  Europe,  n'appro- 
chaient pas  de  ce  superbe  animal.  La  charmante  génisse  en 
laquelle  Isis  fut  changée  aurait  à  peine  été  digne  de  lui. 

Dès  qu'il  vit  la  princesse,  il  courut  vers  elle  avec  la  rapidité 
d'un  jeune  cheval  arabe  qui  franchit  les  vastes  plaines  et  les 
fleuves  de  l'antique  Saana,  pour  s'approcher  de  la  brillante  cavale 
qui  règne  dans  son  cœur,  et  qui  fait  dresser  ses  oreilles.  La  vieille 
faisait  ses  eflorts  pour  le  retenir;  le  serpent  semblait  l'épouvanter 
par  ses  sifflements  ;  le  chien  le  suivait  et  lui  mordait  ses  belles 
jambes  ;  l'ànesse  traversait  son  chemin,  et  lui  détachait  des  ruades 
pour  le  faire  retourner.  Le  gros  poisson  remontait  le  \il,  et, 
s'élançant  hors  de  l'eau,  menaçait  de  le  dévorer  ;  le  bouc  restait 
immobile  et  saisi  de  crainte  ;  le  corbeau  voltigeait  autour  de  la 
tête  du  taureau,  comme  s'il  eût  voulu  s"efl"orcer  de  lui  crever  les 
yeux.  La  colombe  seule  l'accompagnait  par  curiosité,  et  lui  applau- 
dissait par  un  doux  murmure. 

Un  spectacle  si  extraordinaire  rejeta  Mambrès  dans  ses  sérieuses 
pensées.  Cependant  le  taureau  blanc,  tirant  après  lui  sa  chaîne 
et  la  vieille,  était  déjà  parvenu  auprès  de  la  princesse,  qui  était 
saisie  d'étonnementet  de  peur.  Il  se  jette  à  ses  pieds,  il  les  baise, 
il  verse  des  larmes,  il  la  regarde  avec  des  yeux  où  régnait  un 
mélange  inouï  de  douleur  et  de  joie.  Il  n'osait  mugir,  de  peur 
d'effaroucher  la  belle  Amaside.  Il  ne  pouvait  parler.  Un  faible 
usage  de  la  voix  accordé  par  le  ciel  à  quelques  animaux  lui  était 
interdit  ;  mais  toutes  ses  actions  étaient  éloquentes.  Il  plut  beau- 
coup à  la  princesse.  Elle  sentit  qu'un  léger  amusement  pouvait 
suspendre  pour  quelques  moments  les  chagrins  les  plus  doulou- 
reux. «  Voilà,  disait-elle,  un  animal  bien  aimable  ;  je  voudrais 
l'avoir  dans  mon  écurie.  » 

A  ces  mots,  le  taureau  plia  les  quatre  genoux,  et  baisa  la  terre. 
«  Il  m'entend  !  s'écria  la  princesse;  il  me  témoigne  qu'il  veut  m'ap- 
partenir.  Ah  !  divin  mage,  divin  eunuque,  donnez-moi  cette  con- 


486  LE    TAUREAU    BLANC. 

solation,  achetez  ce  beau  chérubin  ^  ;  faites  le  prix  avec  la  vieille, 
à  laquelle  il  appartient  sans  doute.  Je  veux  que  cet  animal  soit  à 
moi  ;  ne  me  refusez  pas  cette  consolation  innocente.  »  Toutes  les 
dames  du  palais  joignirent  leurs  instances  aux  prières  de  la  prin- 
cesse. Mambrès  se  laissa  toucher,  et  alla  parler  à  la  vieille. 


CHAPITRE    II. 

COMMENT    LE     SAGE     MAMBRÈS,    CI-DEVANT    SORCIER    DE     PII  AR  AON  ,   R  E  CONN  l  T 
UNE     VIEILLE,     ET     COMME     IL     FIT     RECONNU     PAR     ELLE. 

«  Madame,  lui  dit-il,  vous  savez  que  les  filles,  et  surtout  les  prin- 
cesses, ont  besoin  de  se  divertir.  La  fille  du  roi  est  folle  de  votre 
taureau  ;  je  vous  prie  de  nous  le  vendre,  vous  serez  payée  argent 
comptant. 

—  Seigneur,  lui  répondit  la  vieille,  ce  précieux  animal  n'est 
point  à  moi.  .Je  suis  chargée,  moi  et  toutes  les  bêtes  que  vous 
avez  vues,  de  le  garder  avec  soin,  d'observer  toutes  ses  démarches, 
et  d'en  rendre  compte.  Dieu  me  préserve  de  vouloir  jamais  vendre 
cet  animal  impayable  !  » 

Mambrès,  à  ce  discours,  se  sentit  éclairé  de  quelques  traits 
d'une  lumière  confuse  qu'il  ne  démêlait  pas  encore.  Il  regarda 
la  vieille  au  manteau  gris  avec  plus  d'attention  :  «  Respectable 
dame,  lui  dit-il,  ou  je  me  trompe,  ou  je  vous  ai  vue  autrefois. 

—  Je  ne  me  trompe  pas,  répondit  la  vieille;  je  vous  ai  vu, 
seigneur,  il  y  a  sept  cents  ans,  dans  un  voyage  que  je  fis  de  Syrie 
en  Egypte,  quelques  mois  après  la  destruction  de  Troie,  lorsque 
Hiram  régnait  à  Tyr,  et  Nephel  Kerès  sur  l'antique  Egypte. 

—  Ah  !  madame,  s'écria  le  vieillard,  vous  êtes  l'auguste  pytho- 
nisse  d'Endor. 

—  Et  vous,  seigneur,  lui  dit  la  pythouisse  en  l'embrassant, 
vous  êtes  le  grand  Mambrès  d'Egypte. 

—  0  rencontre  imprévue  !  jour  mémorable  !  décrets  éternels! 
dit  Mambrès  ;  ce  n'est  pas,  sans  doute,  sans  un  ordre  de  la  Provi- 
dence universelle  que  nous  nous  retrouvons  dans  cette  prairie  sur 
les  rivages  du  Nil,  près  de  la  superbe  ville  de  Tanis.  Quoi  !  c'est 
vous,  madame,  qui  êtes  si  fameuse  sur  les  bords  de  votre  petit 
Jourdain,  et  la  première  personne  du  monde  pour  faire  venirdes 
ombres. 

1.  Chrrub,  on  chaldcon  et,  on  syriaque,  signifie  un  bœuf.  {l\'ote  de  Voltaire.) 


CHAPITRE    II.  487 

—  Quoi  !  c'est  VOUS,  seigneur,  qui  êtes  si  fameux  pour  changer 
les  baguettes  en  serpents,  le  jour  en  ténèbres,  et  les  rivières  en 
sang  ! 

—  Oui,  madame  ;  mais  mon  grand  âge  affaiblit  une  partie  de 
mes  lumières  et  de  ma  puissance.  J'ignore  d'où  vous  vient  ce  beau 
taureau  blanc,  et  qui  sont  ces  animaux  qui  veillent  avec  vous 
autour  de  lui.  » 

La  vieille  se  recueillit,  leva  les  yeux  au  ciel,  puis  répondit  en 
ces  termes  :  «  Mon  cher  Mambrès,  nous  sommes  de  la  même  pro- 
fession ;  mais  il  m'est  expressément  défendu  de  vous  dire  quel 
est  ce  taureau.  Je  puis  vous  satisfaire  sur  les  autres  animaux. 
Vous  les  reconnaîtrez  aisément  aux  marques  qui  les  caractérisent. 
Le  serpent  est  celui  qui  persuada  Eve  de  manger  une  pomme,  et 
d'en  faire  manger  à  sou  mari.  L'ànesse  est  celle  qui  parla  dans 
un  chemin  creux  à  Balaam,  votre  contemporain.  Le  poisson 
qui  a  toujours  sa  tête  hors  de  Feau  est  celui  qui  avala  Jonas  il  y 
a  quelques  années.  Ce  chien  est  celui  qui  suivit  l'ange  Raphaël 
et  le  jeune  Tobie  dans  le  vojage  qu'ils  firent  à  Rages  en  Médie, 
du  temps  du  grand  Salmanazar.  Ce  bouc  est  celui  qui  expie  tous 
les  péchés  d'une  nation  ;  ce  corbeau  et  ce  pigeon  sont  ceux  qui 
étaient  dans  l'arche  de  .\oé  :  grand  événement,  catastrophe 
universelle,  que  presque  toute  la  terre  ignore  encore  !  Vous  voilà 
au  fait.  Mais  pour  le  taureau,  vous  n'en  saurez  rien.  » 

Mambrès  écoutait  avec  respect.  Puis  il  dit  :  a  L'Éternel  révèle 
ce  qu'il  veut  et  à  qui  il  veut,  illustre  pythonisse.  Toutes  ces 
bêtes,  qui  sont  commises  avec  vous  à  la  garde  du  taureau  blanc, 
ne  sont  connues  que  de  votre  généreuse  et  agréable  nation,  qui 
est  elle-même  inconnue  à  presque  tout  le  monde.  Les  merveilles 
que  vous  et  les  vôtres,  et  moi  et  les  miens,  nous  avons  opérées, 
seront  un  jour  un  grand  sujet  de  doute  et  de  scandale  pour  les 
faux  sages.  Heureusement  elles  trouveront  croyance  chez  les 
sages  véritables  qui  seront  soumis  aux  voyants  dans  une  petite 
partie  du  monde,  et  c'est  tout  ce  qu'il  faut.  » 

Comme  il  prononçait  ces  paroles,  la  princesse  le  tira  par  la 
manche,  et  lui  dit  :  «  Mambrès,  est-ce  que  vous  ne  m'achèterez 
pas  mon  taureau?  »  Le  mage,  plongé  dans  une  rêverie  profonde, 
ne  répondit  rien  ;  et  Amaside  versa  des  larmes. 

Elle  s'adressa  alors  elle-même  à  la  vieille,  et  lui  dit  :  «  Ma 
bonne,  je  vous  conjure  par  tout  ce  que  vous  avez  de  plus  cher  au 
monde,  par  votre  père,  par  votre  mère,  par  votre  nourrice,  qui 
sans  doute  vivent  encore,  de  me  vendre  non-seulement  votre 
taureau,  mais  aussi  votre  pigeon,  qui  lui  paraît  fort  affectionné. 


488  LE    TAUREAU   BLANC. 

Pour  vos  autres  bêles,  je  n'en  veux  point;  mais  je  suis  fille  à 
tomber  malade  de  vapeurs  si  vous  ne  me  vendez  ce  charmant 
taureau  blanc,  qui  fera  toute  la  douceur  de  ma  vie.  » 

La  vieille  lui  baisa  respectueusement  les  franges  de  sa  robe 
de  gaze,  et  lui  dit  :  «  Princesse,  mon  taureau  n'est  point  à  ven- 
dre, votre  illustre  mage  en  est  instruit.  Tout  ce  que  je  pourrais 
faire  pour  votre  service,  ce  serait  de  le  mener  paître  tous  les 
jours  près  de  votre  palais,  vous  pourriez  le  caresser,  lui  donner 
des  biscuits,  le  faire  danser  à  votre  aise.  Mais  il  faut  qu'il  soit 
continuellement  sous  les  yeux  de  toutes  les  bêtes  qui  m'accom- 
pagnent, et  qui  sont  chargées  de  sa  garde.  S'il  ne  veut  point 
s'échapper,  elles  ne  lui  feront  point  de  mal;  mais  s'il  essaye 
encore  de  rompre  sa  chaîne,  comme  il  a  fait  dès  qu'il  vous  a 
vue,  malheur  à  lui!  je  ne  répondrais  pas  de  sa  vie.  Ce  gros  pois- 
son que  vous  voyez  l'avalerait  infailliblement,  et  le  garderait  plus 
de  trois  jours  dans  son  ventre  ;  ou  bien  ce  serpent,  qui  vous  a 
paru  peut-être  assez  doux  et  assez  aimable,  lui  pourrait  faire  une 
piqûre  mortelle.  » 

Le  taureau  blanc,  qui  entendait  à  merveille  tout  ce  que  disait 
la  vieille,  mais  qui  ne  pouvait  parler,  accepta  toutes  ses  proposi- 
tions d'un  air  soumis.  Il  se  coucha  à  ses  pieds,  mugit  doucement, 
et,  regardant  Amaside  avec  tendresse,  il  semblait  lui  dire:  «Venez 
me  voir  quelquefois  sur  l'herbe.  »  Le  serpent  prit  alors  la  parole, 
et  lui  dit  :  ((  Princesse,  je  vous  conseille  de  faire  aveuglément  tout 
ce  que  mademoiselle  d'Endor  vient  de  vous  dire.»  L'ànesse  dit  aussi 
son  mot,  et  fut  de  l'avis  du  serpent,  Amaside  était  affligée  que  ce 
serpent  et  cette  ânesse  parlassent  si  bien,  et  qu'un  beau  taureau, 
qui  avait  les  sentiments  si  nobles  et  si  tendres,  ne  pût  les  expri- 
mer, «  Hélas!  rien  n'est  plus  commun  à  la  cour,  disait-elle  tout 
bas  ;  on  y  voit  tous  les  jours  de  beaux  seigneurs  qui  n'ont  point 
de  conversation,  et  des  malotrus  qui  parlent  avec  assurance. 

—  Ce  serpent  n'est  point  un  malotru,  dit  Mambrès;  ne  vous  y 
trompez  pas  :  c'est  peut-être  la  personne  delà  plus  grande  consi- 
dération. » 

Le  jour  baissait,  la  princesse  fut  obligée  de  s'en  retourner, 
après  avoir  bien  promis  de  revenir  le  lendemain  à  la  même 
heure.  Ses  dames  du  palais  étaient  émerveillées,  et  ne  compre- 
naient rien  à  ce  qu'elles  avaient  vu  et  entendu.  Mambrès  faisait 
ses  réflexions,  La  princesse,  songeant  que  le  serpent  avait  appelé 
la  vieille  mademoiselle,  conclut  au  hasard  qu'elle  était  pucelle, 
et  sentit  quelque  afflii-tion  de  l'être  encore:  affliction  respectable, 
qu'elle  cachait  avec  autant  de  scrupule  que  le  nom  de  son  amant. 


CHAPITRE   III.  4S9 


CHAPITRE    III. 

COMMENT     LA     BELLE      AMASIDE     E  l  T     UN     SECr.ET     ENTRETIEN 
AVEC     IN     REAL     SERPENT. 

La  belle  princesse  recommanda  le  secret  à  ses  dames  sur  ce 
qu'elles  avaient  vu.  Elles  le  promirent  toutes,  et  en  eiïet  le  gardè- 
rent un  jour  entier.  On  peut  croire  qu'Amaside  dormit  peu  cette 
nuit.  Un  charme  inexplicable  lui  rappelait  sans  cesse  l'idée  de 
son  beau  taureau.  Dès  qu'elle  put  être  en  liberté  avec  son  sage 
Mambrès,  elle  lui  dit  :  «  0  sage!  cet  animal  me  tourne  la  tête. 

—  Il  occupe  beaucoup  la  mienne,  dit  Mambrès.  Je  vois  claire- 
ment que  ce  chérubin  est  fort  au-dessus  de  son  espèce.  Je  vois 
qu'il  ya  là  un  grand  mystère,mais  je  crains  un  événement  funeste. 
Votre  père  Amasis  est  violent  et  soupçonneux;  toute  cette  afiaire 
exige  que  vous  vous  conduisiez  avec  la  plus  grande  prudence. 

—  Ah  !  dit  la  princesse,  j'ai  trop  de  curiosité  pour  être  pru- 
dente; c'est  la  seule  passion  qui  puisse  se  joindre  dans  mon 
cœur  à  celle  qui  me  dévore  pour  l'amant  que  j'ai  perdu.  Quoi! 
ne  pourrai-je  savoir  ce  que  c'est  que  ce  taureau  blanc  qui  excite 
dans  moi  un  trouble  si  inouï? 

—  Madame,  lui  répondit  Mambrès,  je  vous  ai  avoué  déjà  que 
ma  science  baisse  à  mesure  que  mon  âge  avance;  mais  je  me 
trompe  fort,  ou  le  serpent  est  instruit  de  ce  que  vous  avez  tant 
d'envie  de  savoir.  Il  a  de  l'esprit  ;  il  s'explique  en  bons  termes;  il 
est  accoutumé  depuis  longtemps  à  se  mêler  des  affaires  des  dames, 

—  Ah  :  sans  doute,  dit  Amaside,  c'est  ce  beau  serpent  de  l'Egypte, 
qui,  en  se  mettant  la  queue  dans  la  bouche,  est  le  symbole  de 
l'éternité,  qui  éclaire  le  monde  dès  qu'il  ouvre  les  yeux,  et  qui 
l'obscurcit  dès  qu'il  les  ferme. 

—  JNon,  madame. 

—  C'est  donc  le  serpent  d'Esculape? 

—  Encore  moins. 

—  C'est  peut-être  Jupiter  sous  la  forme  d'un  serpent? 

—  Point  du  tout. 

—  Ah!  je  vois,  c'est  votre  baguette,  que  vous  changeâtes  au- 
trefois en  serpent? 

—  Non,  vous  dis-je,  madame;  mais  tous  ces  serpents-là  sont 
de  la  même  famille.  Celui-là  a  beaucoup  de  réputation  dans  son 
pays  :  il  y  passe  pour  le  plus  habile  serpent  qu'on  ait  jamais 
vu.  Adressez -vous  à  lui.  Toutefois  je  vous  avertis  que  c'est  une 


490  LE    TAUREAU   BLANC. 

entreprise  fort  dangereuse.  Si  j'étais  à  votre  place,  je  laisserais  à 
le  taureau,  Tânesse,  le  serpent,  le  poisson,  le  chien,  le  bouc,  le 
corbeau,  et  la  colombe.  Mais  la  passion  vous  emporte;  tout  ce 
que  je  puis  faire  est  d'en  avoir  pitié,  et  de  trembler.  » 

La  princesse  le  conjura  de  lui  procurer  un  tête-à-tête  avec  le 
serpent.  Mambrès,  qui  était  bon,  y  consentit;  et,  en  réfléchissant  tou- 
jours profondément,  il  alla  trouver  sa  pythonisse.  Il  lui  exposa  la 
fantaisie  de  sa  princesse  avec  tant  d'insinuation  qu'il  la  persuada. 

La  vieille  lui  dit  donc  qu'Amaside  était  la  maîtresse  ;  que  le 
serpent  savait  très-bien  vivre  ;  qu'il  était  fort  poli  avec  les  dames  ; 
qu'il  ne  demandait  pas  mieux  que  de  les  obliger,  et  qu'il  se  trou- 
verait au  rendez-vous. 

Le  vieux  mage  revint  apporter  à  la  princesse  cette  bonne 
nouvelle;  mais  il  craignait  encore  quelque  malheur,  et  faisait 
toujours  ses  réflexions.  «  Vous  voulez  parler  au  serpent,  madame  ; 
ce  sera  quand  il  plaira  à  Votre  Altesse.  Souvenez-vous  qu'il  faut 
beaucoup  le  flatter,  car  tout  animal  est  pétri  d'amour-propre,  et 
surtout  lui.  On  dit  même  qu'il  fut  chassé  autrefois  d'un  beau  lieu 
pour  son  excès  d'orgueil. 

—  Je  ne  l'ai  jamais  ouï  dire,  repartit  la  princesse. 

—  Je  le  crois  bien,  reprit  le  vieillard.  »  Alors  il  lui  apprit 
tous  les  bruits  qui  avaient  couru  sur  ce  serpent  si  fameux.  «  Mais, 
madame,  quelque  aventure  singulière  qui  lui  soit  arrivée,  vous 
ne  pouvez  arracher  son  secret  qu'en  le  flattant.  Il  passe  dans  un 
pays  voisin  pour  avoir  joué  autrefois  un  tour  pendable  aux 
femmes;  il  est  juste  qu'à  son  tour  une  femme  le  séduise. 

—  J'y  ferai  mon  possible  »,  dit  la  princesse. 

Elle  partit  donc  avec  ses  dames  du  palais  et  le  bon  mage 
eunuque,  La  vieille  alors  faisait  paître  le  taureau  blanc  assez 
loin.  Mambrès  laissa  Amaside  en  liberté,  et  alla  entretenir  sa 
pythonisse,  La  dame  d'honneur  causa  avec  l'ànesse  ;  les  dames 
de  compagnie  s'amusèrent  avec  le  bouc,  le  chien,  le  corbeau,  et 
la  colombe.  Pour  le  gros  poisson,  qui  faisait  peur  à  tout  le 
monde,  il  se  replongea  dans  le  Nil  par  ordre  de  la  vieille. 

Le  serpent  alla  aussitôt  au-devant  de  la  belle  Amaside  dans  le 
bocage,  et  ils  eurent  ensemble  cette  conversation  : 

LE    SERPENT. 

Vous  ne  sauriez  croire  combien  je  suis  flatté,  madame,  de 
l'honneur  que  Votre  Altesse  daigne  me  faire. 

LA    PRINCESSE. 

Monsieur,  votre  grande  réputation,  la  finesse  de  votre  physio- 
nomie, et  le  brillant  de  vos  yeux,  m'ont  aisément  déterminée  à 


CIIAPITRK    IIF.  491 

rechercher  ce  tôte-à-tête.  Je  sais,  par  la  voix  publique  (  si  elle 
n'est  point  trompeuse),  que  vous  avez  été  un  grand  seigneur  dans 
le  ciel  empyrée. 

LE    SERPENT. 

Il  est  vrai,  madame,  que  j'y  avais  une  place  assez  distinguée. 
On  prétend  que  je  suis  un  favori  disgracié  :  c'est  un  bruit  qui  a 
couru  d'abord  dans  l'Inde \  Les  brachmanes  sont  les  premiers 
qui  ont  donné  une  longue  histoire  de  mes  aventures.  Je  ne  doute 
pas  que  des  poëtes  du  Xord  n'en  fassentun  jour  un  poème  épique 
bien  bizarre-,  car,  en  vérité,  c'est  tout  ce  qu'on  en  peut  faire; 
mais  je  ne  suis  pas  tellement  déchu  que  je  n'aie  encore  dans  ce 
globe-ci  un  domaine  très-considérable.  J'oserais  presque  dire  que 
toute  la  terre  m'appartient. 

LA     PRINCESSE. 

Je  le  crois,  monsieur,  car  on  dit  que  vous  avez  le  talent  de 
persuader  tout  ce  que  vous  voulez,  et  c'est  régner  que  de  plaire. 

LE     SERPENT. 

J'éprouve,  madame,  en  vous  voyant  et  en  vous  écoutant,  que 
vous  avez  sur  moi  cet  empire  qu'on  m'attribue  sur  tant  d'autres 
âmes. 

LA    PRINCESSE. 

Vous  êtes,  je  le  crois,  un  animal  vainqueur.  On  prétend  que 
vous  avez  subjugué  bien  des  dames,  et  que  vous  commençâtes  par 
notre  mère  commune,  dont  j'ai  oublié  le  nom. 

LE    SERPENT. 

On  me  fait  tort  :  je  lui  donnai  le  meilleur  conseil  du  monde. 
Elle  m'honorait  de  sa  confiance.  Mon  avis  fut  qu'elle  et  son  mari 
devaient  se  gorger  du  fruit  de  l'arbre  de  la  science.  Je  crus  plaire 
en  cela  au  Maître  des  choses.  Un  arbre  si  nécessaire  au  genre 
humain  ne  me  paraissait  pas  planté  pour  être  inutile.  Le  Maître 
aurait-il  voulu  être  servi  par  des  ignorants  et  des  idiots  ?  L'esprit 
n'est-il  pas  fait  pour  s'éclairer,  pour  se  perfectionner?  Ne  faut-il 
pas  connaître  le  bien  et  le  mal  pour  faire  l'un  et  pour  éviter 
l'autre  ?  Certainement  on  me  devait  des  remerciements. 

LA    PRINCESSE. 

Cependant  on  dit  qu'il  vous  en  arriva  mal.  C'est  apparemment 
depuis  ce  temps-là  que  tant  de  ministres  ont  été  punis  d'avoir 
donné  de  bons  conseils,  et  que  tant  de  vrais  savants  et  de  grands 

1.  Les  brachmanes  furent  en  effet  les  premiers  qui  imaginèrent  une  révolte  dans 
le  ciel,  et  cette  fable  servit  longtemps  après  de  canevas  à  l'histoire  de  la  guerre 
des  géants  contre  les  dieux,  et  à  quelques  autres  histoires.  {Note  de  Voltaire.) 

i-  Le  Paradis  perdu,  de  Milton. 


492  LE    TAUREAU   BLANC. 

génies  ont  été  persécutés  pour  avoir  écrit  des  choses  utiles  au 
genre  humain. 

LE     SERPENT. 

Ce  sont  apparemment  mes  ennemis,  madame,  qui  vous  ont  fait 
ces  contes.  Ils  vont  criant  que  je  suis  mal  en  cour.  Une  preuve 
que  j'y  ai  un  très-grand  crédit,  c'est  qu'eux-mêmes  avouent  que 
j'entrai  dans  le  conseil  quand  il  fut  question  d'éprouver  le  bon- 
homme Job,  et  que  j'y  fus  encore  appelé  quand  on  prit  la  réso- 
lution de  tromper  un  certain  roitelet  nommé  Achab^  :  ce  fut  moi 
seul  qu'on  chargea  de  cette  commission. 

LA    PRINCESSE, 

Ah  !  monsieur,  je  ne  crois  pas  que  vous  soyez  fait  pour  trom- 
per. Mais,  puisque  vous  êtes  toujours  dans  le  ministère,  puis-je 
vous  demander  une  grâce?  J'espère  qu'un  seigneur  si  aimable  ne 
me  refusera  pas. 

LE     SERPENT. 

Madame,  vos  prières  sont  des  lois.  Qu'ordonnez-vous? 

LA     PRINCESSE. 

Je  vous  conjure  de  me  dire  ce  que  c'est  que  ce  beau  taureau 
blanc  pour  qui  j'éprouve  dans  moi  des  sentiments  incompréhen- 
sibles, qui  m'attendrissent,  et  qui  m'épouvantent.  On  m'a  dit  que 
vous  daigneriez  m'en  instruire. 

LE     SERPENT. 

Madame,  la  curiosité  est  nécessaire  à  la  nature  humaine,  et  sur- 
tout à  votre  aimable  sexe:  sans  elle  on  croupirait  dans  la  plus  hon- 
teuse ignorance.  J'ai  toujours  satisfait,  autant  que  je  l'ai  pu,  la  cu- 
riosité des  dames.  On  m'accuse  de  n'avoir  eu  cette  complaisance 
que  pour  faire  dépit  au  Maître  des  choses.  Je  vous  jure  que  mon 
seul  but  serait  de  vous  obliger;  mais  la  vieille  a  dû  vous  avertir 
qu'il  y  a  quelque  danger  pour  vous  dans  la  révélation  de  ce  secret, 

LA     PRINCESSE. 

Ah!  c'est  ce  qui  me  rend  encore  plus  curieuse. 

LE     SERPENT. 

Je  reconnais  là  toutes  les  belles  dames  à  qui  j'ai  rendu  service. 

LA  PRINCESSE. 

Si  vous  êtes  sensible,  si  tous  les  êtres  se  doivent  des  secours 
mutuels,  si  vous  avez  pitié  d'une  infortunée,  ne  me  refusez  pas. 

1.  Tr(jisi(;me  livre  des  Bois,  chapitre  xxii,  v.  '21  et  2'2.  Le  Seigneur  dit  qu'il 
trompera  Achab,  roi  d'IsraOl,  afin  qu'il  marche  en  Hamotli  de  Galaad,  et  qu'il  y 
tombe.  Et  un  esprit  s'avança  et  se  présenta  devant  le  Seigneur,  et  lui  dit  :  m  C'est 
moi  qui  le  tromperai,  n  Et  le  Scig'neur  lui  dit:  «  Comment? Oui,  tu  le  tromperas; 
et  tu  prévaudras.  Va,  et  fais  ainsi.  »  {Note  de  Voltaire.) 


CHA1>ITKE    IV.  493 

LE    SERPENT, 

Vous  me  fendez  le  cœur;  il  faut  vous  satisfaire;  mais  ne 
m'interrompez  pas. 

LA    PRINCESSE. 

Je  vous  le  promets. 

LE     SERPENT. 

Il  y  avait  un  jeune  roi,  beau,  fait  à  peindre,  amoureux, 
aimé 

LA    PRINCESSE. 

Un  jeune  roi  !  beau,  fait  à  peindre,  amoureux,  aimé  !  et  de 
qui  ?  et  quel  était  ce  roi  ?  quel  âge  avait-il  ?  qu'est-il  devenu  ?  où 
est-il  ?  où  est  son  royaume  ?  quel  est  son  nom  ? 

LE     SERPENT. 

Ne  voilà-l-il  pas  que  vous  m'interrompez,  quand  j'ai  com- 
mencé à  peine.  Prenez  garde  :  si  vous  n'avez  pas  plus  de  pouvoir 
sur  vous-même,  vous  êtes  perdue. 

LA    PRINCESSE. 

Ah!  pardon,  monsieur,  cette  indiscrétion  ne  m'arrivera  plus; 
continuez,  de  grâce. 

LE     SERPENT. 

Ce  grand  roi,  le  plus  aimable  et  le  plus  valeureux  des  hommes , 
victorieux  partout  où  il  avait  porté  ses  armes,  rêvait  souvent  eu 
dormant  ;  et,  quand  il  oubliait  ses  rêves,  il  voulait  que  ses  mages 
s'en  ressouvinssent,  et  qu'ils  lui  apprissent  ce  qu'il  avait  rêvé, 
sans  quoi  il  les  faisait  tous  pendre,  car  rien  n'est  plus  juste.  Or 
il  y  a  bientôt  sept  ans  qu'il  songea  un  beau  songe  dont  il  perdit 
la  mémoire  en  se  réveillant;  et  un  jeune  Juif,  plein  d'expérience, 
lui  ayant  expliqué  son  rêve,  cet  aimable  roi  fut  soudain  changé 
en  bœuf^  ;  car 

LA    PRINCESSE. 

Ah!  c'est  mon  cher  Nabu 

Elle  ne  put  achever;  elle  tomba  évanouie.  Mambrès,  qui  écou- 
tait de  loin,  la  vit  tomber,  et  la  crut  morte. 

CHAPITRE    lY. 

COMMENT    ON     VOILLT    SACRIFIER    LE    BCEIF    ET    EXORCISER    LA    PRINCESSE. 

Mambrès  courut  à  elle  en  pleurant.  Le  serpent  est  attendri  :  il 
ne  peut  pleurer,  mais  il  siffle  d'un  ton  lugubre  ;  il  crie  :  «  Elle 

1.  Toute  Fantiquiié  employait  indififéremment  les  termes  de  bœuf  et  de  tau- 
reau. {Note  de  Voltai>-e.) 


494  LE    TAUREAU    BLANC. 

est  morte  !  »  L'âuesse  répète  :  «  Elle  est  morte  »  !  le  corbeau  le 
redit  ;  tous  les  autres  animaux  paraissaient  saisis  de  douleur, 
excepté  le  poisson  de  Jonas,  qui  a  toujours  été  impitoyable.  La 
dame  d'honneur,  les  dames  du  palais,  arrivent  et  s'arrachent 
les  cheveux.  Le  taureau  blanc,  qui  paissait  au  loin,  et  qui 
entend  leurs  clameurs,  court  au  bosquet,  et  entraîne  la  vieille 
avec  lui  en  poussant  des  mugissements  dont  les  échos  reten- 
tissent. En  vain  toutes  les  dames  versaient  sur  Amaside  expirante 
leurs  flacons  d'eau  de  rose,  d'œillet,  de  myrte,  de  benjoin,  de 
baume  de  la  Mecque,  de  cannelle,  d'amomum,  de  girofle,  de  mus- 
cade, d'ambre  gris  :  elle  n'avait  donné  aucun  signe  de  vie;  mais, 
dès  qu'elle  sentit  le  beau  taureau  blanc  à  ses  côtés,  elle  revint  à 
elle  plus  fraîche,  plus  belle,  plus  animée  que  jamais.  Elle  donna 
cent  baisers  à  cet  animal  charmant,  qui  penchait  languissamment 
sa  tête  sur  son  sein  d'albâtre.  Elle  l'appelle  :  u  lAIon  maître,  mon 
roi,  mon  cœur,  ma  vie.  »  Elle  passe  ses  bras  d'ivoire  autour  de  ce 
cou  plus  blanc  que  la  neige,  La  paille  légère  s'attache  moins  forte- 
ment à  l'ambre,  la  vigne  à  l'ormeau,  le  lierre  au  chêne.  On  enten- 
dait le  doux  murmure  de  ses  soupirs;  on  voyait  ses  yeux,  tantôt 
étincelants  d'une  tendre  flamme,  tantôt  offusqués  par  ces  larmes 
précieuses  que  l'amour  fait  répandre. 

On  peut  juger  dans  quelle  surprise  la  dame  d'honneur  d'Ama- 
side  et  les  dames  de  compagnie  étaient  plongées.  Dès  qu'elles 
furent  rentrées  au  palais,  elles  racontèrent  toutes  à  leurs  amants 
cette  aventure  étrange,  et  chacune  avec  des  circonstances  difl"é- 
rentes,  qui  en  augmentaient  la  singularité,  et  qui  contribuent 
toujours  à  la  variété  de  toutes  les  histoires. 

Dès  qu'Amasis,  roi  de  Tanis,  en  fut  informé,  son  cœur  royal 
fut  saisi  d'une  juste  colère.  Tel  fut  le  courroux  de  Minos  quand 
il  sut  que  sa  fille  Pasiphaé  prodiguait  ses  tendres  faveurs  au  père 
du  minotaure.  Ainsi  frémit  Junon  lorsqu'elle  vit  Jupiter  son  époux 
caresser  la  belle  vache  lo,  fille  du  fleuve  Inachus.  Amasis  fit  enfer- 
mer la  belle  Amaside  dans  sa  chambre,  et  mit  une  garde  d'eu- 
nuques noirs  à  sa  porte  ;  puis  il  assembla  son  conseil  secret. 

Le  grand  mage  Mambrès  y  présidait,  mais  il  n'avait  plus  le 
même  crédit  qu'autrefois.  Tous  les  ministres  d'État  conclurent 
que  le  taureau  blanc  était  un  sorcier.  C'était  tout  le  contraire:  il 
était  ensorcelé;  mais  on  se  trompe  toujours  ù  la  cour  dans  ces 
afl"aircs  délicates. 

On  conclut  à  la  pluralité  des  voix  qu'il  fallait  exorciser  la  prin- 
cesse, et  sacrifier  le  taureau  blanc  et  la  vieille. 

Le  sage  Mambrès  ne  voulut  point  choquer  l'opinion  du  roi  et 


CHAI'ITKL    IV.  49o 

du  conseil.  C'était  à  lui  qu'appartenait  le  droit  de  faire  les  exor- 
cismes  ;  il  pouvait  les  différer  sous  un  prétexte  très-plausible.  Le 
dieu  Apis  venait  de  mourir  à  Mcmpliis.  Ln  dieu  bœuf  meurt  comme 
un  autre.  11  n'était  permis  d'exorciser  personne  en  Egypte  jusqu'à 
ce  qu'on  eût  trouvé  un  autre  bœuf  qui  pût  remplacer  le  défunt. 

Il  fut  donc  arrêté  dans  le  conseil  qu'on  attendrait  la  nomina- 
tion qu'on  devait  faire  du  nouveau  dieu  à  Memphis. 

Le  bon  vieillard  Mambrès  sentait  à  quel  péril  sa  chère  prin- 
cesse était  exposée:  il  voyait  quel  était  son  amant.  Les  syllabes 
Nabu,  qui  lui  étaient  échappées,  avaient  décelé  tout  le  mystère 
aux  yeux  de  ce  sage. 

La  dynastie  '  de  Memphis  appartenait  alors  aux  Babyloniens  : 
ils  conservaient  ce  reste  de  leurs  conquêtes  passées,  qu'ils  avaient 
faites  sous  le  plus  grand  roi  du  monde,  dont  Amasis  était  l'ennemi 
mortel.  Mambrès  avait  besoin  de  toute  sa  sagesse  pour  se  bien 
conduire  parmi  tant  de  difficultés.  Si  le  roi  Amasis  découvrait 
l'amant  de  sa  fille,  elle  était  morte:  il  l'avait  juré.  Le  grand,  le 
jeune,  le  beau  roi  dont  elle  était  éprise,  avait  détrôné  son  père, 
qui  n'avait  repris  son  royaume  de  Tanis  que  depuis  près  de  sept 
ans  qu'on  ne  savait  ce  qu'était  devenu  l'adorable  monarque,  le 
vainqueur  et  l'idole  des  nations,  le  tendre  et  généreux  amant  de 
la  charmante  Amaside.  Mais  aussi,  en  sacrifiant  le  taureau,  on 
faisait  mourir  infailliblement  la  belle  Amaside  de  douleur. 

Que  pouvait  faire  Mambrès  dans  des  circonstances  si  épineuses? 
11  va  trouver  sa  chère  nourrissonne  au  sortir  du  conseil,  et  lui  dit  : 
«Ma  belle  enfant,  je  vous  servirai  ;  maisjevousle  répète,  on  vous 
coupera  le  cou  si  vous  prononcez  jamais  le  nom  de  votre  amant. 

—  Ah  !  que  m'importe  mon  cou,  dit  la  belle  Amaside,  si  je  ne 
puis  embrasser  celui  de  Nabucho...!Monpèreestun  bien  méchant 
homme!  non-seulement  il  refusa  de  me  donner  un  beau  prince 
que  j'idolâtre,  mais  il  lui  déclara  la  guerre  ;  et,  quand  il  a  été 
vaincu  par  mou  amant,  il  a  trouvé  le  secret  de  le  changer  en 
bœuf.  A-t-on  jamais  vu  une  malice  plus  effroyable?  Si  mon  père 
n'était  pas  mon  père,  je  ne  sais  pas  ce  que  je  lui  ferais. 

1.  Dynastie  signifie  proprement  puissance.  Ainsi  on  peut  se  servir  de  ce  mot, 
malgré  les  cavillations  de  Larcher.  Dynastie  vient  du  phénicien  dunast;  et  Lar- 
cher  est  un  isrnorant  qui  ne  sait  ni  le  phénicien,  ni  le  syriaque,  ni  le  cophte. 
{Note  de  Voltaire.)  —  Dans  le  chapitre  vu  de  la  Défense  de  mon  oncle  (voyez  les 
Mélanges,  année  1767),  Voltaire  avait  parlé  des  dames  de  la  dynastie  de  Menées. 
Sur  quoi  Larcher,  dans  sa  Réponse  à  la  Défense  de  mon  oncle,  avait  dit,  page  37  : 
«  On  n'a  jamais  pris  en  grec  le  terme  de  dynastie  pour  les  États  du  dynaste,  et 
encore  moins  en  français.  En  cette  dernière  langue,  c'est  une  suite  de  rois  de  la 
même  famille.  » 


496  LE    TAUREAU    BLANC. 

—  Ce  n'est  pas  votre  père  qui  lui  a  joué  ce  cruel  tour,  dit  le  sage 
Mambrès,  c'est  un  Palestin,  un  de  nos  anciens  ennemis,  un  habi- 
tant d'un  petit  pays  compris  dans  la  foule  des  États  que  votre 
auguste  amant  a  domptés  pour  les  policer.  Ces  métamorphoses 
ne  doivent  point  vous  surprendre  ;  vous  savez  que  j'en  faisais 
autrefois  de  plus  belles  :  rien  n'était  plus  commun  alors  que  ces 
changements  qui  étonnent  aujourd'hui  les  sages.  L'histoire  véri- 
table que  nous  avons  lue  ensemble  nous  a  enseigné  que  Lycaon, 
roi  d'Arcadie,  fut  changé  en  loup,  La  belle  Calisto,  sa  fille,  fut 
changée  en  ourse  ;  lo,  fille  d'Inachus,  notre  vénérable  Isis,  en 
vache;  Daphné,  en  laurier;  Syrinx,  en  flûte.  La  belle  Edith, 
femme  de  Loth,  le  meilleur,  le  plus  tendre  père  qu'on  ait  jamais 
vu,  n'est-elle  pas  devenue  dans  notre  voisinage  une  grande  statue 
de  sel  très-belle  et  très-piquante,  qui  a  conservé  toutes  les  mar- 
ques de  son  sexe,  et  qui  a  régulièrement  ses  ordinaires^  chaque 
mois,  comme  l'attestent  les  grands  hommes  quil'ont  vue?  J'ai  été 
témoin  de  ce  changement  dans  ma  jeunesse.  J'ai  vu  cinq  puis- 
santes villes,  dans  le  séjour  du  monde  le  plus  sec  et  le  plus  aride, 
transformées  tout  à  coup  en  un  beau  lac.  On  ne  marchait  dans 
mon  jeune  temps  que  sur  des  métamorphoses, 

«  Enfin,  madame,  si  les  exemples  peuvent  adoucir  votre 
peine,  souvenez-vous  que  Vénus  a  changé  les  Cérastes  en  bœufs. 

—  Je  le  sais,  dit  la  malheureuse  princesse,  mais  les  exemples 
consolent-ils?  Si  mon  amant  était  mort,  me  consolerais-je  par 
l'idée  que  tous  les  hommes  meurent-  ? 

—  Votre  peine  peut  finir,  dit  le  sage  ;  et  puisque  votre  tendre 
amant  est  devenu  bœuf,  vous  voyez  bien  que  de  bœuf  il  peut 
devenir  homme.  Pour  moi,  il  faudrait  que  je  fusse  changé  en 
tigre  ou  en  crocodile,  si  je  n'employais  pas  le  peu  de  pouvoir  qui 
me  reste  pour  le  service  d'une  princesse  digne  des  adorations  do 
la  terre,  pour  la  belle  Amaside,  que  j'ai  élevée  sur  mes  genoux, 
et  que  sa  fatale  destinée  met  à  des  épreuves  si  cruelles.  )> 

1.  Tcrtullieii,  dans  sou  poème  de  Sodoine,  dit  : 

Dieitur  ot  vivons  alio  sub  corpore  sexus 
Muniticos  sulito  dispungerc  sauyuino  mcnsos. 

Saint  Iréiiée,  livre  IV,  dit  :  l'er  naturalia  ea  (luœ  sunl  consuetudinis  feinvnn 
ostendens.  (lYote  de  Voltaire.) 

'2.  Voyez  les  Deux  Consolés,  page  12:i. 


CIIAI'ITRE    V.  497 

CHAPITPtE    V. 

COMMENT     LE      SAGE     MAMBUÈS     SE      CONDUISIT     SAGEMENT. 

Le  divin  Mambrès  ayant  dit  à  la  princesse  tout  ce  qu^l  fallait 
pour  la  consoler,  et  ne  l'ayant  point  consolée,  courut  aussitôt  à  la 
vieille,  u  Ma  camarade,  lui  dit-il,  notre  métier  est  beau,  mais  il 
est  bien  dangereux;  vous  courez  risque  d'être  pendue,  et  votre 
bœuf  d'être  brûlé,  ou  noyé,  ou  mangé.  Je  ne  sais  point  ce  qu'on 
fera  de  vos  autres  bêtes,  car,  tout  propbète  que  je  suis,  je  sais  bien 
peu  de  choses  ;  mais  cachez  soigneusement  le  serpent  et  le  pois- 
son ;  que  l"un  ne  mette  pas  sa  tête  hors  de  l'eau,  et  que  l'autre 
ne  sorte  pas  de  son  trou.  Je  placerai  le  bœuf  dans  une  de  mes 
écuries  à  la  campagne  ;  vous  y  serez  avec  lui,  puisque  vous  dites 
qu'il  ne  vous  est  pas  permis  de  l'abandonner.  Le  bouc  émissaire 
pourra  dans  l'occasion  servir  d'expiatoire  :  nous  l'enverrons  dans 
le  désert  chargé  des  péchés  de  la  troupe;  il  est  accoutumé  à  cette 
cérémonie,  qui  ne  lui  fait  aucun  mal,  et  l'on  sait  que  tout  s'expie 
avec  un  bouc  qui  se  promène.  Je  vous  prie  seulement  de  me  prêter 
tout  à  l'heure  le  chien  de  Tobie,  qui  est  un  lévrier  fort  agile, 
l'ânesse  de  Balaam,  qui  court  mieux  qu'un  dromadaire,  le  corbeau 
et  le  pigeon  de  l'arche,  qui  volent  très-rapidement.  Je  veux  les 
envoyer  en  ambassade  à  Memphis  pour  une  affaire  delà  dernière 
conséquence.  » 

La  vieille  repartit  au  mage  :  a  Seigneur,  vous  pouvez  disposer 
à  votre  gré  du  chien  de  Tobie,  de  l'ânesse  de  Balaam,  du  corbeau 
et  du  pigeon  de  l'arche,  et  du  bouc  émissaire  ;  mais  mon  bœuf 
ne  peut  coucher  dans  une  écurie.  Il  est  dit  qu'il  doit  être  atlaché 
à  une  chaîne  d'acier,  «  être  toujours  mouillé  de  la  rosée,  et  brouter 
c(  l'herbe  sur  la  terre  ',  et  que  sa  portion  sera  avec  les  bêtes  sau- 
«  vages  ».  Il  m'est  confié,  je  dois  obéir.  Que  penseraient  de  moi 
Daniel,  Ézéchiel  et  Jérémie,  si  je  confiais  mon  bœuf  à  d'autres 
qu'à  moi-même?  Je  vois  que  vous  savez  le  secret  de  cet  étran^^e 
animal  :  je  n'ai  pas  à  me  reprocher  de  vous  l'avoir  révélé.  Je  va°is 
le  conduire  loin  de  cette  terre  impure,  vers  le  lac  Sirbon,  loin  des 
cruautés  du  roi  de  Tanis.  Mon  poisson  et  mon  serpent  me  défen- 
dront :  je  ne  crains  personne  quand  je  sers  mon  maître.  » 

Le  sage  Mambrès  repartit  ainsi  :  a  Ma  bonne,  la  volonté  de 


1.  Daniel,  chapitre  v.  {Xote  de  Voltaire.) 
21.  —  Romans. 


32 


4£8  LE    TAUREAU   BLANC. 

Dieu  soit  faite  !  pourvu  que  je  retrouve  notre  taureau  blanc,  il  ne 
m'importe  ni  du  lac  de  Sirbon,  ni  du  lac  de  Mœris,  ni  du  lac  de 
Sodome;  je  ne  veux  que  lui  faire  du  bien,  et  à  vous  aussi.  Mais 
pourquoi  m'avez-vous  parlé  de  Daniel,  d'Ézéchiel  et  de  Jérémie? 

—  Ah  !  seigneur,  reprit  la  vieille,  vous  savez  aussi  bien  que  moi 
l'intérêt  qu'ils  ont  eu  dans  cette  grande  affaire  :  mais  je  n'ai  point 
de  temps  à  perdre  ;  je  ne  veux  point  être  pendue;  je  ne  veux  point 
que  mon  taureau  soit  brûlé,  ou  noyé,  ou  mangé.  Je  m'en  vais 
auprès  du  lac  de  Sirbon  par  Canope,  avec  mon  serpent  et  mon 
poisson.  Adieu!  » 

Le  taureau  la  suivit  tout  pensif,  après  avoir  témoigné  au  bien- 
faisant Mambrès  la  reconnaissance  qu'il  lui  devait. 

Le  sage  Mambrès  était  dans  une  cruelle  inquiétude.  Il  voyait 
bien  qu'Amasis,  roi  de  Tanis,  désespéré  de  la  folle  passion  de  sa 
fille  pour  cet  animal,  et  la  croyant  ensorcelée,  ferait  poursuivre 
partout  le  malheureux  taureau,  et  qu'il  serait  infailliblement 
brûlé,  en  quahté  de  sorcier,  dans  la  place  publique  de  Tanis,  ou 
livré  au  poisson  de  Jonas,  ou  rôti,  ou  servi  sur  table.  11  voulait, 
à  quelque  prix  que  ce  fût,  épargner  ce  désagrément  à  la  prin- 
cesse. 

Il  écrivit  une  lettre  au  grand  prêtre  de  Memphis,  son  ami,  en 
caractères  sacrés,  sur  du  papier  d'Egypte  qui  n'était  pas  encore 
en  usage.  Voici  les  propres  mots  de  sa  lettre  : 

«  Lumière  du  monde,  lieutenant  d'Isis,  d'Osiris  et  d'Horus, 
chef  des  circoncis,  vous  dont  l'autel  est  élevé,  comme  de  raison, 
au-dessus  de  tous  les  trônes  ;  j'apprends  que  votre  dieu  le  bœuf 
Apis  est  mort.  J'en  ai  un  autre  ci  votre  service.  Venez  vite  avec  vos 
prêtres  le  reconnaître,  l'adorer,  et  le  conduire  dans  l'écurie  de 
votre  temple,  Qu'Isis,  Osiris  et  Iloriis,  vous  aient  en  leur  sainte 
et  digne  garde;  et  vous,  messieurs  les  prêtres  de  Memphis,  en 
leur  sainte  garde  ! 

«  \  otri'  ailcclioiiiu'  ami, 
u  Mambrès.  » 

Il  fit  ([ualre  duplicata  de  cette  lettre,  de  crainte  d'accident,  et 
les  enferma  dans  des  étuis  de  bois  d'ébène  le  plus  dur.  Puis,  appe- 
lant h  lui  quatre  courriers  qu'il  destinait  à  ce  message  (c'était 
lanesse,  le  chien,  le  corbeau  et  le  pigeon),  il  dit  à  l'ùnesse:  «Je 
sais  avec  quelle  fidélité  vous  avez  servi  Halaam,  mon  confrère  ; 
servez-moi  de  même.  Il  n'y  a  point  d'onocrotale  qui  vous  égale 
à  la  course  ;  allez,  ma  chère  amie,  rendez  ma  lettre  en  main 
propre,  ot  revenez.  »  L'Anesse  lui  répondit:  «  Comme  j'ai  servi 


CHAPITRE    V.  499 

Balaam,  je  servirai  monseigneur;  j'irai  el  je  reviendrai.  »  Le  sage 
lui  mit  le  bàtou  d'ébène  dans  la  bouche,  et  elle  partit  comme  un 
trait. 

Puis  il  fit  venir  le  chien  de  Tobie,  et  lui  dit  :  «  Chien  fidèle, 
et  plus  prompt  à  la  course  qu'Achille  aux  pieds  légers,  je  sais  ce 
que  vous  avez  fait  pour  Tobie,  fils  de  Tobie,  lorsque  vous  et  l'ange 
Raphaël  vous  l'accompagnâtes  de  Xinive  à  Rages  en  Médie,  et  de 
Rages  à  Mnive,  et  qu'il  rapporta  à  son  père  dix  talents ^  que  l'es- 
clave Tobie  père  avait  prêtés  à  l'esclave  Gabelus;  car  ces  esclaves 
étaient  fort  riches.  Portez  à  son  adresse  cette  lettre,  qui  est  plus 
précieuse  que  dix  talents  d'argent.  »  Le  chien  lui  répondit  :  «  Sei- 
gneur, si  j'ai  suivi  autrefois  le  messager  Raphaël,  je  puis  tout 
aussi  bien  faire  votre  commission,  »  Mambrès  lui  mit  la  lettre 
dans  la  gueule.  Il  en  dit  autant  à  la  colombe  ;  elle  lui  répondit: 
«  Seigneur,  si  j'ai  rapporté  un  rameau  dans  l'arche,  je  vous  appor- 
terai de  même  votre  réponse.  »  Elle  prit  la  lettre  dans  son  l3ec. 
On  les  perdit  tous  trois  de  vue  en  un  instant. 

Puis  il  dit  au  corbeau  :  «  Je  sais  que  vous  avez  nourri  le  grand 
prophète  Élie-,  lorsqu'il  était  caché  auprès  du  torrent  Carith,  si 
fameux  dans  toute  la  terre.  Vous  lui  apportiez  tous  les  jours  de 
bon  pain  et  des  poulardes  grasses  ;  je  ne  vous  demande  que  de 
porter  cette  lettre  à  Memphis.  » 

Le  corbeau  répondit  en  ces  mots  :  «  Il  est  vrai,  seigneur,  que 
je  portais  tous  les  jours  à  dîner  au  grand  prophète  Élie,  le  Thes- 
bite,  que  j'ai  vu  monter  dans  l'atmosphère  sur  un  char  de  feu 
traîné  par  quatre  chevaux  de  feu,  quoique  ce  ne  soit  pas  la  cou- 
tume ;  mais  je  prenais  toujours  la  moitié  du  dîner  pour  moi.  Je 
veux  bien  porter  votre  lettre,  pourvu  que  vous  m'assuriez  de  deux 
bons  repas  chaque  jour,  et  que  je  sois  payé  d'avance  en  argent 
comptant  pour  ma  commission,  » 

Mambrès,  en  colère,  dit  à  cet  animal:  «  Gourmand  et  malin, 
je  ne  suis  pas  étonné  qu'Apollon,  de  blanc  que  tu  étais  comme 
un  cygne,  t'ait  rendu  noir  comme  une  taupe,  lorsque  dans  les 
plaines  de  Thessalie  tu  trahis  la  belle  Coronis,  malheureuse  mère 
d'Esculape.  Eh!  dis-moi  donc,  mangeais-tu  tous  les  jours  des 
aloyaux  et  des  poulardes  quand  tu  fus  dix  mois  dans  l'arche? 

—  Monsieur,  nous  y  faisions  très-bonne  chère,  repartit  le  cor- 
beau. On  servait  du  rôti  deux  fois  par  jour  à  tous  les  volatiles  de 
mon   espèce,  qui  ne  vivent  que  de  chair,  comme  à  vautours, 


1.  Vinst  mille  écus  argent  de  France,  au  cours  de  ce  jour.  (]S^ote  de  Voltaire.) 

2.  Troisième  livre  des  Rois,  chapitre  xvii.  (Id.) 


500  LE    TAUREAU    BLANC. 

milans,  aigles,  Luses,  éperviers,  ducs,  émouchels,  lançons,  hiboux, 
et  à  la  foule  innombrable  des  oiseaux  de  proie.  On  garnissait  avec 
une  profusion  bien  plus  grande  les  tables  des  lions,  des  léopards, 
des  tigres,  des  panthères,  des  onces,  des  hyènes,  des  loups,  des 
ours,  des  renards,  des  fouines,  et  de  tous  les  quadrupèdes  carni- 
vores. Il  y  avait  dans  l'arche  huit  personnes  de  marque,  et  les 
seules  qui  fussent  au  monde,  continuellement  occupées  du  soin 
de  notre  table  et  de  notre  garde-robe,  savoir  :  Noé  et  sa  femme, 
qui  n'avaient  guère  plus  de  six  cents  ans,  leurs  trois  fils  et  leurs 
trois  épouses.  C'était  un  plaisir  devoir  avec  quel  soin,  quelle  pro- 
preté nos  huit  domestiques  servaient  plus  de  quatre  mille  con- 
vives du  plus  grand  appétit,  sans  compter  les  peines  prodigieuses 
qu'exigeaient  dix  à  douze  mille  autres  personnes,  depuis  l'éléphant 
et  la  girafe  jusqu'aux  vers  à  soie  et  aux  mouches.  Tout  ce  qui 
m'étonne,  c'est  que  notre  pourvoyeur  Noé  soit  inconnu  à  toutes 
les  nations,  dont  il  est  la  tige  ;  mais  je  ne  m'en  soucie  guère.  Je 
m'étais  déjà  trouvé  à  une  pareille  fête^  chez  le  roi  de  Thrace 
Xissutre.  Ces  choses-là  arrivent  de  temps  en  temps  pour  l'instruc- 
tion des  corbeaux.  En  un  mot,  je  veux  faire  bonne  chère,  et  être 
très-bien  payé  en  argent  comptant.  » 

Le  sage  Mambrès  se  garda  bien  de  donner  sa  lettre  aune  bête 
si  difficile  et  si  bavarde.  Ils  se  séparèrent  fort  mécontents  l'un  de 
l'autre. 

Il  fallait  cependant  savoir  ce  que  deviendrait  le  beau  taureau, 
et  ne  pas  perdre  la  piste  de  la  vieille  et  du  serpent.  Mambrès 
ordonna  à  des  domestiques  intelligents  et  affidés  de  les  suivre  ;  et, 
pour  lui,  il  s'avança  en  litière  sur  le  bord  du  Nil,  toujours  faisant 
des  réflexions. 

«  Comment  se  peut-il,  disait-il  en  lui-même,  que  ce  serpent 
soit  le  maître  de  presque  toute  la  terre,  comme  il  s'en  vante,  et 
comme  tant  de  doctes  l'avouent,  et  que  cependant  il  obéisse  à 
une  vieille?  Gomment  est-il  quelquefois  appelé  au  conseil  de  là- 
haut,  tandis  qu'il  rampe  sur  la  terre  ?  Pourquoi  entre- t-il  tous  les 
jours  dans  le  corps  des  gens  par  sa  seule  vertu,  et  que  tant  de 
sages  prétendent  l'en  déloger  avec  des  paroles?  Enfin  comment 
passe-l-il  chez  un  petit  peuple  du  voisinage  pour  avoir  perdu  le 
genre  humain,  et  comment  le  genre  humain  n'en  sait-il  rien?  Je 

i.  Bérose,  auteur  cliaUlt'on,  rapporte  en  cIV.M  qw  la  nKMne  aventure  advint 
au  roi  de  Thrace  Xissutre  :  elle  était  môme  encore  plus  merveilleuse,  car  sou 
arche  avait  cinq  stades  de  lonR  sur  deux  de  lar-ie.  11  s'est  élevé  une  grande  dis- 
pute entre  les  savants  pour  démêler  lequel  est  le  plus  ancien  du  roi  Xissutre  ou 
de  JNoé.  {yote  de  VoUaire.) 


CHAI'ITRE    VI.  501 

suis  bien  vieux,  j'ai  étudié  toute  ma  vie  :  mais  je  vois  là  une  foule 
d'incompatibilités  que  je  ne  puis  concilier.  Je  ne  saurais  expliquer 
ce  qui  m'est  arrivé  à  moi-même,  ni  les  grandes  cboses  que  j'ai 
faites  autrefois,  ni  celles  dont  j'ai  été  témoin.  Tout  bien  pesé,  je 
commence  à  soupçonner  que  ce  monde-ci  subsiste  de  contradic- 
tions :  Rerum  concordia  discors,  comme  disait  autrefois  mon  maître 
Zoroastre  en  sa  langue  K  » 

Tandis  qu'il  était  plongé  dans  cette  métaphysique  obscure, 
comme  l'est  toute  métaphysique,  un  batelier,  en  chantant  une 
chanson  à  boire,  amarra  un  petit  bateau  près  de  la  rive.  On  en 
vit  sortir  trois  graves  personnages  à  demi  vêtus  de  lambeaux 
crasseux  et  déchirés,  mais  conservant  sous  ces  livrées  de  la  pau- 
vreté l'air  le  plus  majestueux  et  le  plus  auguste.  C'étaient  Daniel, 
Ézéchiel,  et  Jérémie. 

CHAPITRE    VI. 

COMMENT     MAMBRÈS     r.ENCONTRA    TROIS     PROPHÈTES.     ET    LEUR     DONNA 
IN     RON     DÎNER. 

Ces  trois  grands  hommes,  qui  avaient  la  lumière  prophétique 
sur  le  visage,  reconnurent  le  sage  .Alarabrès  pour  un  de  leurs 
confrères,  à  quelques  traits  de  cette  même  lumière  qui  lui  res- 
taient encore,  et  se  prosternèrent  devant  son  palanquin.  Mam- 
brès  les  reconnut  aussi  pour  prophètes  encore  plus  à  leurs  habits 
qu'aux  traits  de  feu  qui  partaient  de  leurs  têtes  augustes.  Il  se 
douta  bien  qu'ils  venaient  savoir  des  nouvelles  du  taureau  blanc  ; 
et,  usant  de  sa  prudence  ordinaire,  il  descendit  de  sa  voiture,  et 
avança  quelques  pas  au-devant  d'eux  avec  une  pohtesse  mêlée 
de  dignité.  Il  les  releva,  lit  dresser  des  tentes  et  apprêter  un 
dîner  dont  il  jugea  que  les  trois  prophètes  avaient  grand  besoin. 

Il  fit  inviter  la  vieille,  qui  n'était  encore  qu'à  cinq  cents  pas. 
Elle  se  rendit  à  l'invitation,  et  arriva  menant  toujours  le  taureau 
blanc  en  laisse. 

On  servit  deux  potages,  l'un  de  bisque,  l'autre  à  la  reine;  les 
entrées  furent  une  tourte  de  langues  de  carpes,  des  foies  de 
lottes  et  de  brochets,  des  poulets  aux  pistaches,  des  innocents 
aux  truffes  et  aux  olives,  deux  dindonneaux  au  coulis  d'écre- 
visses,  de  mousserons  et  de  morilles,  et  un  chipolata.  Le  rôti  fut 
composé  de  faisandeaux,  de  perdreaux,  de  gehnottes,  de  cailles 

1.  Horaco.  I,  épitro  xii,  vers  19. 


502  LE    TAUREAU    BLANC. 

et  d'ortolans,  avec  quatre  salades.  Au  milieu  était  un  surtout 
dans  le  dernier  goût.  Rien  ne  fut  plus  délicat  que  l'entremets; 
rien  de  plus  magnifique,  de  plus  brillant  et  de  plus  ingénieux 
que  le  dessert. 

Au  reste,  le  discret  Mambrès  avait  eu  grand  soin  que  dans  ce 
repas  il  n'y  eût  ni  pièce  de  bouilli,  ni  aloyau,  ni  langue,  ni 
palais  de  bœuf,  ni  tétines  de  vache,  de  peur  que  l'infortuné 
monarque,  assistant  de  loin  au  dîner,  ne  crût  qu'on  lui  insultât. 

Ce  grand  et  malheureux  prince  broutait  l'herbe  auprès  de  la 
tente.  Jamais  il  ne  sentit  plus  cruellement  la  fatale  révolution 
qui  l'avait  privé  du  trône  pour  sept  années  entières,  «  Hélas! 
disait-il  en  lui-même,  ce  Daniel,  qui  m'a  changé  en  taureau,  et 
cette  sorcière  de  pythonisse,  qui  me  garde,  font  la  meilleure 
chère  du  monde;  et  moi,  le  souverain  de  l'Asie,  je  suis  réduit  à 
manger  du  foin  et  à  boire  de  l'eau.  » 

On  but  beaucoup  de  vin  d'Engaddi,  de  Tadmor  et  de  Chiras. 
Quand  les  prophètes  et  la  pythonisse  furent  un  peu  en  pointe  de 
vin,  on  se  parla  avec  plus  de  confiance  qu'aux  premiers  services, 
'(  J'avoue,  dit  Daniel,  que  je  ne  faisais  pas  si  bonne  chère  quand 
j'étais  dans  la  fosse  aux  lions, 

—  Quoi!  monsieur,  on  vous  a  mis  dans  la  fosse  aux  lions? 
dit  Mambrès  ;  et  comment  n'avez-vous  pas  été  mangé? 

—  Monsieur,  dit  Daniel,  vous  savez  que  les  lions  ne  mangent 
jamais  de  prophètes. 

—  Pour  moi,  dit  Jérémie,  j'ai  passé  toute  ma  vie  à  mourir  de 
faim;  je  n'ai  jamais  fait  un  bon  repas  qu'aujourd'hui.  Si  j'avais 
à  renaître,  et  si  je  pouvais  choisir  mon  état,  j'avoue  que  j'aime- 
rais cent  fois  mieux  être  contrôleur  général ,  ou  évoque  à  Baby- 
lone,  que  prophète  h  Jérusalem.  » 

Ézéchiel  dit:  «  Il  me  fut  ordonné  une  fois  de  dormir  trois 
cent  quatre-vingt-dix  jours  de  suite  sur  le  côté  gauche,  et  de 
manger  pendant  tout  ce  temps-là  du  pain  d'orge,  de  millet,  de 

vesces,  de  fèves  et  do  froment,  couvert  de' je  n'ose  pas  dire. 

Tout  ce  que  je  pus  obtenir,  ce  fut  de  ne  le  couvrir  que  de  bouse 
de  vache.  J'avoue  que  la  cuisine  du  seigneur  Mambrès  est  plus 
délicate.  Cependant  le  métier  de  prophète  a  du  bon  :  et  la 
preuve  en  est  (juc  mille  gens  s'en  mêlent, 

—  A  propos,  dit  Mambrès,  expliquez-moi  ce  que  vous  entendez 
par  votre  Oolia  et  par  votre  Ooliba,  qui  faisaient  tant  de  cas  des 
chevaux  et  des  unes, 

).  Kzochiol,  cliapilrc  iv.  {Xote  de  Voltaire.) 


CHAPITRE    VII.  o03 

—  Ah!  répondit  Ézéchiel,  ce  sont  des  fleurs  de  rhétorique.  » 

Après  ces  ouvertures  de  cœur,  Mambrès  parla  d'afl'aires.  Il 
demanda  aux  trois  pèlerins  pourquoi  ils  étaient  venus  dans  les 
États  du  roi  de  Tanis.  Daniel  prit  la  parole  :  il  dit  que  le  royaume 
de  Babylone  avait  été  en  combustion  depuis  que  Xabuchodonosor 
avait  disparu  ;  qu'on  avait  persécuté  tous  les  prophètes,  selon 
l'usage  de  la  cour;  qu'ils  passaient  leur  vie  tantôt  à  voir  des  rois 
à  leurs  pieds,  tantôt  à  recevoir  cent  coups  d'étrivières  ;  qu'enfin 
ils  avaient  été  obligés  de  se  réfugier  en  Egypte,  de  peur  d'être 
lapidés.  Ézéchiel  et  Jérémie  parlèrent  aussi  très-longtemps  dans 
un  fort  beau  style,  qu'on  pouvait  à  peine  comprendre.  Pour  la 
pytlionisse,  elle  avait  toujours  l'œil  sur  son  animal.  Le  poisson 
de  Jonas  se  tenait  dans  le  MI,  vis-à-vis  de  la  tente,  et  le  serpent 
se  jouait  sur  riierho. 

Après  le  café,  on  alla  se  promener  sur  le  Lord  du  Nil.  Alors  le 
taureau  blanc,  apercevant  les  trois  prophètes  ses  ennemis,  poussa 
des  mugissements  épouvantables;  il  se  jeta  impétueusement  sur 
eux,  il  les  frappa  de  ses  cornes,  et,  comme  les  prophètes  n'ont 
jamais  que  la  peau  sur  les  os,  il  les  aurait  percés  d'outre  en  outre, 
et  leur  aurait  ôté  la  vie  ;  mais  le  Maître  des  choses,  qui  voit  tout 
et  qui  remédie  à  tout,  les  changea  sur-le-champ  en  pies;  et  ils 
continuèrent  à  parler  comme  auparavant.  La  même  chose  arriva 
depuis  aux  Piérides,  tant  la  fable  a  imité  l'histoire. 

Ce  nouvel  incident  produisait  de  nouvelles  réflexions  dans 
l'esprit  du  sage  Mambrès.  «  Voilà,  disait-il,  trois  grands  prophètes 
changés  en  pies:  cela  doit  nous  apprendre  à  ne  pas  trop  parler, 
et  à  garder  toujours  une  discrétion  convenable.  »  Il  concluait  que 
sagesse  vaut  mieux  qu'éloquence,  et  pensait  profondément  selon 
sa  coutume,  lorsqu'un  grand  et  terrible  spectacle  vint  frapper  ses 
regards. 

CHAPITRE    yil. 

LE    ROI    DE    TAMS    ARRIVE.    SA    FILLE    ET    LE    T  A  L  R  E  A  C    VONT    ÊTRE    SACRIFIÉS. 

Des  tourbillons  de  poussière  s'élevaient  du  midi  au  nord.  On 
entendait  le  bruit  des  tambours,  des  trompettes,  des  fifres,  des 
psaltérions,  des  cythares,  des  sambuques  ;  plusieurs  escadrons 
avec  plusieurs  bataillons  s'avançaient,  et  Amasis,  roi  de  Tanis, 
était  à  leur  tête  sur  un  cheval  caparaçonné  d'une  housse  écarlate 
brochée  d'or,  et  les  hérauts  criaient  :  «  Qu'on  prenne  le  taureau 
blanc,  qu'on  le  lie,  qu'on  le  jette  dans  le  Nil,  et  qu'on  le  donne  à 


504  LE    TAUREAU    BLANC. 

manger  au  poisson  de  Jonas  :  car  le  roi  mon  seigneur,  qui  est 
juste,  veut  se  venger  du  taureau  blanc,  qui  a  ensorcelé  sa  fille.  » 

Le  bon  vieillard  Mambrès  fit  plus  de  réflexions  que  jamais.  Il 
vit  bien  que  le  malin  corbeau  était  allé  tout  dire  au  roi,  et  que 
la  princesse  courait  grand  risque  d'avoir  le  cou  coupé.  Il  dit  au 
serpent  :  «  Mon  cher  ami,  allez  vite  consoler  la  belle  Amaside, 
ma  nourrissonne;  dites-lui  qu'elle  ne  craigne  rien,  quelque  chose 
qui  arrive,  et  faites-lui  des  contes  pour  charmer  son  inquiétude, 
car  les  contes  amusent  toujours  les  filles,  et  ce  n'est  que  par  des 
contes  qu'on  réussit  dans  le  monde.  » 

Puis  il  se  prosterna  devant  Amasis,  roi  de  Tanis,  et  lui  dit  : 
«  0  roi!  vivez  à  jamais.  Le  taureau  blanc  doit  être  sacrifié,  car 
Votre  Majesté  a  toujours  raison  ;  mais  le  Maître  des  choses  a  dit  : 
«  Ce  taureau  ne  doit  être  mangé  par  le  poisson  de  Jonas  qu'après 
«  que  Memphis  aura  trouvé  un  dieu  pour  mettre  à  la  place  de 
u  son  dieu  qui  est  mort.  »  Alors  vous  serez  vengé,  et  votre  fille 
sera  exorcisée,  car  elle  est  possédée.  Vous  avez  trop  de  piété  pour 
ne  pas  obéir  aux  ordres  du  Maître  des  choses.  » 

Amasis,  roi  de  Tanis,  resta  tout  pensif;  puis  il  dit  :  «  Le  bœuf 
Apis  est  mort;  Dieu  veuille  avoir  son  àme!  Quand  croyez -vous 
qu'on  aura  trouvé  un  autre  bœuf  pour  régner  sur  la  féconde 
Egypte? 

—  Sire,  dit  Mambrès,  je  ne  vous  demande  que  huit  jours.  » 

Le  roi,  qui  était  très-dévot,  dit:  «  Je  les  accorde,  et  je  veux 
rester  ici  huit  jours  ;  après  quoi  je  sacrifierai  le  séducteur  de  ma 
fille  »  ;  et  il  fit  venir  ses  tentes,  ses  cuisiniers,  ses  musiciens,  et 
resta  huit  jours  en  ce  lieu,  comme  il  est  dit  dans  Manéthon. 

La  vieille  était  au  désespoir  de  voir  que  le  taureau  qu'elle 
avait  en  garde  n'avait  plus  que  huit  jours  à  vivre.  Elle  faisait 
apparaître  toutes  les  nuits  des  ombres  au  roi  pour  le  détourner 
de  sa  cruelle  résolution  ;  mais  le  roi  ne  se  souvenait  plus  le  matin 
des  ombres  qu'il  avait  vues  la  nuit,  de  même  que  Nabuchodo- 
nosor  avait  oublié  ses  songes. 


CHAPITRE    VIII. 

COMMENT     I.E     SEUl'EXT     I  I T     11  K  S     CONTES     A     I.  A     l'RlNCESSE 
POUn     LA     CONSOLER. 

Cependant  le  serpent  contait  des  histoires  à  la  belle  Amaside 
pour  calmer  ses  douleurs.  Il  Ini  disait  comment  il  avait  guéri 
autrefois  tout  un  peuple  de  la  morsure  de  certains  petits  ser- 


CHAPITRE    IX.  505 

pents,  en  se  montrant  seulement  au  bout  d'un  bâton.  Il  lui 
apprenait  les  conquêtes  d'un  béros  qui  fit  un  si  beau  contraste 
avec  Ampbion,  architecte  de  ïbèbes  en  Béotie.  Cet  Ampbion  fai- 
sait venir  les  pierres  de  taille  au  son  du  violon  :  un  rigodon  et 
un  menuet  lui  suffisaient  pour  bâtir  une  ville  ;  mais  l'autre  les 
détruisait  au  son  du  cornet  à  bouquin  ;  il  fit  pendre  trente  et  un 
rois  très-puissants  dans  un  canton  de  quatre  lieues  de  long  et  de 
large;  il  fit  pleuvoir  de  grosses  pierres  du  haut  du  ciel  sur  un 
bataillon  d'ennemis  fuyant  devant  lui  ;  et,  les  ayant  ainsi  exter- 
minés, il  arrêta  le  soleil  et  la  lune  en  plein  midi,  pour  les 
exterminer  encore  entre  Gabaon  et  Aïalon  sur  le  chemin  de 
Bethorou,  à  l'exemple  de  Bacchus,  qui  avait  arrêté  le  soleil  et  la 
lune  dans  son  voyage  aux  Indes. 

La  prudence  que  tout  serpent  doit  avoir  ne  lui  permit  pas  de 
parler  à  la  belle  Amaside  du  puissant  bâtard  Joplité,  qui  coupa 
le  cou  à  sa  fille  parce  qu'il  avait  gagné  une  bataille  ;  il  aurait 
jeté  trop  de  terreur  dans  le  cœur  de  la  belle  princesse  ;  mais  il 
lui  conta  les  aventures  du  grand  Samson,  qui  tuait  mille  Philis- 
tins avec  une  mâchoire  d'âne,  qui  attachait  ensemble  trois  cents 
renards  par  la  queue,  et  qui  tomba  dans  les  filets  d'une  fille 
moins  belle,  moins  tendre  et  moins  fidèle  que  la  charmante 
Amaside. 

Il  lui  raconta  les  amours  malheureux  de  Sichem  et  de  l'agréa- 
ble Dina,  âgée  de  six  ans,  et  les  amours  plus  fortunés  de  Booz  et 
de  Ruth,  ceux  de  Juda  avec  sa  bru  Thamar,  ceux  de  Loth  avec 
ses  deux  filles  qui  ne  voulaient  pas  que  le  monde  finît,  ceux 
d'Abraham  et  de  Jacob  avec  leurs  servantes,  ceux  de  Ruben  avec 
sa  mère,  ceux  de  David  et  de  Rethsabée,  ceux  du  grand  roi  Salo- 
mon  :  enfin  tout  ce  qui  pouvait  dissiper  la  douleur  d'une  belle 
princesse. 

CHAPITRE    IX. 

COMMENT    LE     SEUPENT     NE     LA     CONSOLA      POINT. 

a  Tous  ces  contes-là  m'ennuient,  répondit  la  belle  Amaside, 
qui  avait  de  l'esprit  et  du  goût.  Ils  ne  sont  bous  que  pour  être 
commentés  chez  les  Irlandais  par  ce  fou  d'Abbadie,  ou  chez  les 
Welches  par  ce  phrasier  d'Houteville  ^  Les  contes  qu'on  pouvait 

1.  On  a  de  l'abbc  Houteville  un  ouvi-age  intitulé  la  Vérité  de  la  religion  chré- 
tienne prouvée  par  les  faits,  1722,  in-4°,  réimprimé  en  I7iO,  trois  volumes.  (B.) 
—  Voyez  sur  Houteville,  tome  XX,  pages  416  et  437. 


506  LE    TAUREAU    BLANC. 

faire  à  la  quarlrisaïeule  de  la  quadrisaïeule  de  ma  grand'mère  ne 
sont  plus  bons  pour  moi,  qui  ai  été  élevée  par  le  sage  Mambrès, 
et  qui  ai  lu  V Entendement  humain  du  philosophe  égyptien  nommé 
Locke,  et  la  Matrone  cVÈphesc.  Je  veux  qu'un  conte  soit  fondé  sur 
la  vraisemblance,  et  qu'il  ne  ressemble  pas  toujours  à  un  rêve. 
Je  désire  qu'il  n'ait  rien  de  trivial  ni  d'extravagant.  Je  voudrais 
surtout  que,  sous  le  voile  de  la  fable,  il  laissât  entrevoir  aux  yeux 
exercés  quelque  vérité  fine  qui  échappe  au  vulgaire.  Je  suis  lasse 
du  soleil  et  de  la  lune  dont  une  vieille  dispose  à  son  gré,  des 
montagnes  qui  dansent,  des  fleuves  qui  remontent  à  leur  source, 
et  des  morts  qui  ressuscitent;  mais  surtout  quand  ces  fadaises 
sont  écrites  d'un  style  ampoulé  et  inintelligible,  cela  me  dégoûte 
horriblement.  Vous  sentez  qu'une  fille  qui  craint  de  voir  avaler 
son  amant  par  un  gros  poisson,  et  d'avoir  elle-même  le  cou 
coupé  par  son  propre  père,  a  besoin  d'être  amusée;  mais  tâchez 
de  m'amuser  selon  mon  goût, 

—  Vous  m'imposez  là  une  tâche  bien  difficile,  répondit  le  ser- 
pent. J'aurais  pu  autrefois  vous  faire  passer  quelques  quarts 
d'heure  assez  agi'éables;  mais  j'ai  perdu  depuis  quelque  temps 
l'imagination  et  la  mémoire,  llélas  !  où  est  le  temps  où  j'amusais 
les  filles  !  Voyons  cependant  si  je  pourrai  me  souvenir  de  quelque 
conte  moral  pour  vous  plaire. 

«  11  y  a  vingt-cinq  mille  ans  que  le  roi  Gnaof  et  la  reine  Patra 
étaient  sur  le  trône  de  Thèbes  aux  cent  portes.  Le  roi  Gnaof 
était  fort  beau,  et  la  reine  Patra  encore  plus  belle  ;  mais  ils  ne 
pouvaient  avoir  d'enfants.  Le  roi  Gnaof  proposa  un  prix  pour 
celui  qui  enseignerait  la  meilleure  méthode  de  perpétuer  la  race 
royale. 

«  La  faculté  de  médecine  et  l'académie  de  chirurgie  firent 
d'excellents  traités  sur  cette  question  importante  :  pas  un  ne 
réussit.  On  envoya  la  reine  aux  caux;  elle  fit  des  neuvaines;  elle 
donna  beaucoup  d'argent  au  temple  de  Jupiter  Ammon,  dont  vient 
le  sel  ammoniac  :  tout  fut  inutile.  Er)fin  un  jeune  prêtre  de  vingt- 
cinq  ans  se  présenta  au  roi,  et  lui  dit:  «  Sire,  je  crois  savoir  faire 
«la  conjuration  qui  opère  ce  que  Votre  Majesté  désire  avec  tant 
<(  d'ardeur.  11  faut  que  je  parle  en  secret  à  l'oreille  de  madame 
«  votre  femme  ;  et,  si  elle  ne  devient  féconde,  je  consens  d'être 
«  pendu.  —  J'accepte  votre  i)roposition  »,  dit  le  roi  (inaof.  On  ne 
laissa  la  reine  et  le  prêtre  qu'un  quart  d'heure  ensemble.  La 
reine  devint  grosse,  et  le  roi  voulut  faire  pendre  le  prêtre. 

—  Mon  Dieu  !  dit  la  princesse,  je  vois  où  cola  mène  :  ce  conte 
est  trop  commun  ;  je  vous  dirai  même  qu'il  alarme  ma  pudeur. 


CHAPITRE    IX.  507 

Contez-moi  quelque  fable  bien  vraie,  bien  avérée,  et  bien  morale, 
dont  je  n'aie  jamais  entendu  parler,  pour  achever  de  me  former 
l'esprit  et  le  cœur,  comme  dit  le  professeur  égyptien  Linro  K 

—  Eu  voici  une,  madame,  dit  le  beau  serpent,  qui  est  des  plus 
authentiques. 

((  II  y  avait  trois  prophètes,  tous  trois  également  ambitieux  et 
dégoûtés  de  leur  état.  Leur  folie  était  de  vouloir  être  rois  :  car  il 
n'y  a  qu'un  pas  du  rang  de  prophète  à  celui  de  monarque,  et 
l'homme  aspire  toujours  à  monter  tous  les  degrés  de  l'échelle  de 
la  fortune.  D'ailleurs  leurs  goûts,  leurs  plaisirs,  étaient  absolu- 
ment différents.  Le  premier  prêchait  admirablement  ses  frères 
assemblés,  qui  lui  battaient  des  mains;  le  second  était  fou  de  la 
musique,  et  le  troisième  aimait  passionnément  les  filles.  L'ange 
Ithuriel  vint  se  présenter  à  eux,  un  jour  qu'ils  étaient  à  table,  et 
qu'ils  s'entretenaient  des  douceurs  de  la  royauté. 

«  Le  Maître  des  choses,  leur  dit  l'ange,  m'envoie  vers  vous  pour 
«  récompenser  votre  vertu.  A'on-seulement  vous  serez  rois,  mais 
«  vous  satisferez  continuellement  vos  passions  dominantes.  Vous, 
«  premier  prophète,  je  vous  fais  roi  d'Ég\'pte,  et  vous  tiendrez 
«toujours  votre  conseil,  qui  applaudira  à  votre  éloquence  et  à 
«  votre  sagesse  ;  vous,  second  prophète,  vous  régnerez  sur  la  Perse, 
«  et  vous  entendrez  continuellement  une  musique  divine  :  et  vous, 
«troisième  prophète,  je  vous  fais  roi  de  l'Inde,  et  je  vous  donne 
«  une  maîtresse  charmante,  qui  ne  vous  quittera  jamais.  » 

«  Celui  qui  eut  l'Egypte  en  partage  commença  par  assembler 
son  conseil  privé,  qui  n'était  composé  que  de  deux  cents  sages. 
Il  leur  fit,  selon  l'étiquette,  un  long  discours,  qui  fut  très-applaudi, 
et  le  monarque  goûta  la  douce  satisfaction  de  s'enivrer  de  louanges 
qui  n'étaient  corrompues  par  aucune  flatterie. 

«  Le  conseil  des  affaires  étrangères  succéda  au  conseil  privé. 
Il  fut  beaucoup  plus  nombreux  ;  et  un  nouveau  discours  reçut 
encore  plus  d'éloges.  Il  en  fut  de  même  des  autres  conseils.  Il  n'y 
eut  pas  un  moment  de  relâche  aux  plaisirs  et  à  la  gloire  du  pro- 
phète roi  d'Egypte.  Le  bruit  de  son  éloquence  remplit  toute  la 
terre, 

«  Le  prophète  roi  de  Perse  commença  par  se  faire  donner  un 
opéra  italien  dont  les  chœurs  étaient  chantés  par  quinze  cents 
châtrés.  Leurs  voix  lui  remuaient  l'àme  jusqu'à  la  moelle  des  os, 
où  elle  réside.  A  cet  opéra  en  succédait  un  autre,  et  à  ce  second 
un  troisième,  sans  interruption. 

1.  Anagi-amme  de  Rolin  (Rollin)  :  voyez  la  note  2  de  la  page  69. 


508  LE    TAUREAU   BLANC. 

«  Le  roi  de  l'Inde  s'enferma  avec  sa  maîtresse,  et  goûta  une 
volupté  parfaite  avec  elle.  Il  regardait  comme  le  souverain  bon- 
heur la  nécessité  de  la  caresser  toujours,  et  il  plaignait  le  triste 
sort  de  ses  deux  confrères,  dont  l'un  était  réduit  à  tenir  toujours 
son  conseil,  et  l'autre  à  être  toujours  à  l'opéra. 

((  Chacun  d'eux,  au  hout  de  quelques  jours,  entendit  par  la 
fenêtre  des  bûcherons  qui  sortaient  d'un  cabaret  pour  aller  couper 
du  bois  dans  la  forêt  voisine,  et  qui  tenaient  sous  le  bras  leurs 
douces  amies  dont  ils  pouvaient  changer  à  volonté.  Nos  rois 
prièrent  Ithuriel  de  vouloir  bien  intercéder  pour  eux  auprès  du 
Maître  des  choses,  et  de  les  faire  bûcherons, 

—  Je  ne  sais  pas,  interrompit  la  tendre  Amaside,  si  le  Maître 
des  choses  leur  accorda  leur  requête,  et  je  ne  m'en  soucie  guère  ; 
mais  je  sais  bien  que  je  ne  demanderais  rien  à  personne  si  j'étais 
enfermée  tête  à  tête  avec  mon  amant,  avec  mon  cher  Nabucho- 
donosor,  » 

Les  voûtes  du  palais  retentirent  de  ce  grand  nom.  D'abord 
Amaside  n'avait  prononcé  que  Na,  ensuite  Nabu,  puis  Nabucho; 
mais,  à  la  fin,  la  passion  l'emporta  ;  elle  prononça  le  nom  fatal 
tout  entier,  malgré  le  serment  qu'elle  avait  fait  au  roi  son  père. 
Toutes  les  dames  du  palais  répétèrent  Nabuchodonosor,  et  le 
malin  corbeau  ne  manqua  pas  d'en  aller  avertir  le  roi.  Le  visage 
d'Amasis,  roi  de  Tanis,  fut  troublé,  parce  que  son  cœur  était  plein 
de  trouble.  Et  voilà  comment  le  serpent,  qui  était  le  plus  prudent 
et  le  plus  subtil  des  animaux,  faisait  toujours  du  mal  aux  femmes 
en  croyant  bien  faire. 

Or  Amasis  en  courroux  envoya  sur-le-champ  chercher  sa  fille 
Amaside  ])ar  douze  de  ses  alguazils,  qui  sont  toujours  prêts  à 
exécuter  toutes  les  barbaries  que  le  roi  commande,  et  qui  disent 
pour  raison  :  «  Nous  sommes  payés  pour  cela.  » 


CHAPITRE    X. 

COMMKNT    ON    VOILIT    COIPER    LE    COL'    A     LA     PRINCESSE, 
ET    COMMENT     ON     NE     LE     LU    Cni  PA     POINT. 

Dès  que  la  princesse  fut  arrivée  toute  tremblante  au  camp  du 
roi  son  père,  il  lui  dit  :  «  Ma  fille,  vous  savez  qu'on  fait  mourir 
toutes  les  princesses  qui  désobéissent  au  roi  leur  père,  sans  quoi 
un  royaume  ne  pourrait  être  bien  gouverné.  Je  vous  avais  défendu 
de  proférer  le  nom  de  voire  anu\nl  Nabuchodonosor,  mon  en- 


ClIAl'ITHJ-:    \.  309 

uemi  mortel,  qui  m'avait  dcitroué,  il  y  a  bientôt  sept  ans,  et  quia 
disparu  de  la  terre.  Vous  avez  choisi  à  sa  place  un  taureau  blanc, 
et  vous  avez  crié  Nabuchodonosor  !  11  est  juste  que  je  vous  coupe 
le  cou.  )) 

La  princesse  lui  répondit  :  «  Mon  père,  soit  fait  selon  votre 
volonté;  mais  donnez-moi  du  temps  pour  pleurer  ma  virginité. 

—  Cela  est  juste,  dit  le  roi  Amasis  ;  c"est  une  loi  établie  chez 
tous  les  princes  éclairés  et  prudents.  Je  vous  donne  toute  la  jour- 
née pour  pleurer  votre  virginité,  puisque  vous  dites  que  vous 
lavez.  Demain,  qui  est  le  huitième  jour  de  mon  campement,  je 
ferai  avaler  le  taureau  blanc  par  le  poisson,  et  je  vous  couperai 
le  cou  à  neuf  heures  du  matin.  » 

La  belle  Amaside  alla  donc  pleurer  le  long  du  Ml,  avec  ses 
dames  du  palais,  tout  ce  qui  lui  restait  de  virginité.  Le  sage 
Mambrès  réfléchissait  à  côté  d'elle,  et  comptait  les  heures  et  les 
moments.  «  Eh  bien  !  mon  cher  Mambrès,  lui  dit-elle,  vous  avez 
changé  les  eaux  du  Ml  en  sang,  selon  la  coutume,  et  vous  ne 
pouvez  changer  le  cœur  d'Amasis  mon  père,  roi  de  Tanis  !  Vous 
souffrirez  qu'il  me  coupe  le  cou  demain  à  neuf  heures  du  matin! 

—  Cela  dépendra,  répondit  le  réfléchissant  Mambrès,  de  la 
diligence  de  mes  courriers.  » 

Le  lendemain,  dès  que  les  ombres  des  obélisques  et  des  pyra- 
mides marquèrent  sur  la  terre  la  neuvième  heure  du  jour,  on  lia 
le  taureau  blanc  pour  le  jeter  au  poisson  de  Jouas,  et  on  apporta 
au  roi  son  grand  sabre.  «  Hélas  :  hélas  !  disait  Nabuchodonosor 
dans  le  fond  de  son  cœur,  moi,  le  roi,  je  suis  bœuf  depuis  près  de 
sept  ans,  et  à  peine  j'ai  retrouvé  ma  maîtresse  qu'on  me  fait 
manger  par  un  poisson.  » 

Jamais  le  sage  Mambrès  n'avait  fait  des  réflexions  si  profondes. 
Il  était  absorbé  dans  ses  tristes  pensées,  lorsqu'il  vit  de  loin  tout 
ce  qu'il  attendait.  Une  foule  innombrable  approchait.  Les  trois 
figures  d'Isis,  d'Osiris,  et  dHorus,  unies  ensemble,  avançaient 
portées  sur  un  brancard  d'or  et  de  pierreries  par  cent  sénateurs 
de  Memphis,  et  précédées  de  cent  filles  jouant  du  sistre  sacré. 
Quatre  mille  prêtres,  la  tête  rasée  et  couronnée  de  fleurs,  étaient 
montés  chacun  sur  un  hippopotame.  Plus  loin  paraissaient  dans 
la  même  pompe  la  brebis  de  Thèbes,  le  chien  deBubaste,  le  chat 
de  Phœbé,  le  crocodile  d'Arsiuoé,  le  bouc  de  Mendès,  et  tous  les 
dieux  inférieurs  de  l'Egypte,  qui  venaient  rendre  hommage  au 
grand  bœuf,  au  grand  dieu  Apis,  aussi  puissant  qulsis,  Osiris,  et 
Horus,  réunis  ensemble. 

Au  milieu  de  tous  ces  demi-dieux,  quarante  prêtres  portaient 


510  LE    TAUREAU    BLANC. 

une  énorme  corbeille  remplie  d'ognons  sacrés,  qui  n'étaient  pas 
tout  à  fait  des  dieux,  mais  qui  leur  ressemblaient  beaucoup. 

Aux  deux  côtés  de  cette  file  de  dieux  suivis  d'un  peuple  innom- 
brable marchaient  quarante  mille  guerriers,  le  casque  en  tète,  le 
cimeterre  sur  la  cuisse  gauche,  le  carquois  sur  l'épaule,  Tare  à  la 
main. 

Tous  les  prêtres  chantaient  en  chœur,  avec  une  harmonie  qui 
élevait  l'àme  et  qui  l'attendrissait  : 

Notre  bœuf  est  au  louibeau, 
Nous  en  aurons  un  plus  beau. 

Et,  à  chaque  pause,  on  entendait  résonner  les  sistres,  les 
castagnettes,  les  tambours  de  basque,  les  psaltérions,  les  corne- 
muses, les  harpes,  et  les  sambuques. 


CHAPITRE   XI. 

COMMENT     LA     PRINCESSE     ÉPOUSA      S0\     BOEIF. 

Amasis,  roi  de  Tanis,  surpris  de  ce  spectacle,  ne  coupa  point 
le  cou  à  sa  fille  :  il  remit  son  cimeterre  dans  son  fourreau.  Mam- 
brès  lui  dit  :  «  (irand  roi!  l'ordre  des  choses  est  changé;  il  faut 
que  Votre  Majesté  donne  l'exemple.  0  roi  !  déliez  vous-même 
promptement  le  taureau  blanc,  et  soyez  le  premier  à  l'adorer.  » 
Amasis  obéit,  et  se  prosterna  avec  tout  son  peuple.  Le  grand  prêtre 
de  Memphis  présenta  au  nouveau  bœuf  Apis  la  première  poignée 
de  foin.  La  princesse  Amaside  attachait  à  ses  belles  cornes  des 
festons  de  roses,  d'anémones,  de  renoncules,  de  tulipes,  d'œillets, 
et  dhyacinlhes.  Elle  prenait  la  liberté  de  le  baiser,  mais  avec  un 
profond  respect.  Les  prêtres  jonchaient  de  palmes  et  de  fleurs  le 
chemin  par  lequel  on  le  conduisait  à  Memphis;  et  le  sage  Mam- 
brès,  faisant  toujours  ses  réflexions,  disait  tout  bas  à  son  ami  le 
serpent  :  »  Daniel  a  changé  cet  homme  en  bd'iif,  et  j'ai  changé 
ce  bœ'uf  en  dieu.  » 

On  s'en  retournait  à  Memphis  dans  le  même  ordre.  Le  roi  de 
Tanis,  tout  confus,  suivait  la  marche.  Mambrès,  l'air  serein  et 
recueilli,  était  à  son  coté.  La  vieille  sui\ail  tout  émerveillée;  elle 
était  accompagnée  du  serpent,  du  chien,  de  l'ânesse,  du  corbeau, 
de  la  colombe,  et  du  bouc  émissaire.  Le  grand  poisson  remontait 
le  Ml.  Daniel,  É/échiel,  et  Jéréniic,  transformés  en  pies,  fermaient 
la  marclie. 


CIIAI'ITKE    XI.  oll 

Quand  on  lut  arrivé  aux  ironlièrcs  du  royaume,  qui  n'étaient 
pas  fort  loin,  le  roi  Amasis  prit  con^é  du  bœuf  Apis,  et  dit  à  sa 
fille  :  '(  Ma  fille,  retournons  dans  nos  États,  afin  que  je  vous  y 
coupe  le  cou,  ainsi  qu'il  a  été  résolu  dans  mon  cœur  royal,  parce 
que  vous  avez  prononcé  le  nom  de  JNabucliodonosor,  mon  ennemi, 
qui  m'avait  détrôné  il  y  a  sept  ans.  Lorsqu'un  père  a  juré  de 
couper  le  cou  à  sa  fille,  il  faut  qu'il  accomplisse  son  serment, 
sans  quoi  il  est  précipité  pour  jamais  dans  les  enfers,  et  je  ne 
veux  pas  me  damner  pour  l'amour  de  vous.  » 

La  belle  princesse  répondit  en  ces  mots  au  roi  Amasis  :  «  Mon 
cher  père,  allez  couper  le  cou  à  qui  vous  voudrez;  mais  ce  ne  sera 
pas  à  moi.  Je  suis  sur  les  terres  d'Isis,  d'Osiris,  d'Horus,  et  d'Apis; 
je  ne  quitterai  point  mon  beau  taureau  blanc;  je  le  baiserai  tout 
le  long  du  chemin,  jusqu'à  ce  que  j'aie  vu  son  apothéose  dans  la 
grande  écurie  de  la  sainte  ville  de  Memphis  :  c'est  une  faiblesse 
pardonnable  à  une  fille  bien  née.  » 

A  peine  eut-elle  prononcé  ces  paroles  que  le  bœuf  Apis  s'écria  : 
«  Ma  chère  Amaside,  je  l'aimerai  toute  ma  vie!  »  C'était  pour  la 
première  fois  qu'on  avait  entendu  parler  Apis  en  Egypte  depuis 
quarante  mille  ans  qu'on  l'adorait.  Le  serpent  et  l'ànesse  s'écriè- 
rent :  «  Les  sept  années  sont  accomplies  !  »  et  les  trois  pies  répé- 
tèrent *  «  Les  sept  années  sont  accomplies!  »  Tous  les  prêtres 
d'Egypte  levèrent  les  mains  au  ciel.  On  vit  tout  d'un  coup  le  dieu 
perdre  ses  deux  jambes  de  derrière;  ses  deux  jambes  de  devant 
se  changèrent  en  deux  jambes  humaines  ;  deux  beaux  bras  char- 
nus, musculeux  et  blancs,  sortirent  de  ses  épaules;  son  mufle  de 
taureau  fit  place  au  visage  d'un  héros  charmant;  il  redevint  le 
plus  bel  homme  de  la  terre,  et  dit  :  «  J'aime  mieux  être  l'amant 
d'Amaside  que  dieu.  Je  suis  -\abuchodonosor,  roi  des  rois.  » 

Cette  nouvelle  métamorphose  étonna  tout  le  monde,  hors  le 
réfléchissant  Mambrès  ;  mais,  ce  qui  ne  surprit  personne,  c'est 
que  -Xabuchodouosor  épousa  sur-le-champ  la  belle  Amaside  en 
présence  de  cette  grande  assemblée. 

Il  conserva  le  royaume  de  Tanis  à  son  beau-père,  et  fit  de  belles 
fondations  pour  l'ànesse,  le  serpent,  le  chien,  la  colombe,  et  même 
pour  le  corbeau,  les  trois  pies  et  le  gros  poisson  :  montrant  à  tout 
l'univers  qu'il  savait  pardonner  comme  triompher.  La  vieille  eut 
une  grosse  pension.  Le  bouc  émissaire  fut  envoyé  pour  un  jour 
dans  le  désert,  afin  que  tous  les  péchés  passés  fussent  expiés;  après 
quoi  on  lui  donna  douze  chèvres  pour  sa  récompense.  Le  sage 
Mambrès  retourna  dans  son  palais  faire  des  réflexions.  Nabucho- 
donosor,  après   l'avoir  embrassé,    gouverna  tranquillement  le 


512  LE    TAUREAU    BLANC. 

royaume  de  Memphis,  celui  de  Babylone,  de  Damas,  de  Balbec, 
de  Tyr,  la  Syrie,  l'Asie  Mineure,  la  Scytliie,  les  contrées  de  Cliiras, 
de  Mosok,  du  Tubal,  de  Madaï,  de  Gog,  de  Magog,  de  Javaii,  la 
Sogdiane,  la  Bactriane,  les  Indes,  et  les  Iles. 

Les  peuples  de  cette  vaste  monarchie  criaient  tous  les  matins  : 
«Vive  le  grand  Nabucliodonosor,  roi  des  rois,  qui  n'est  plus  bœuf!  » 
Et  depuis  ce  fut  une  coutume  dans  Babylone  que  toutes  les  fois 
que  le  souverain,  ayant  été  grossièrement  trompé  par  ses  satrapes, 
ou  par  ses  mages,  ou  par  ses  trésoriers,  ou  par  ses  femmes,  recon- 
naissait enfin  ses  erreurs,  et  corrigeait  sa  mauvaise  conduite,  tout 
le  peuple  criait  à  sa  porte  :  «  Vive  notre  grand  roi,  qui  n'est  plus 
bœuf!  » 


FIN     DE     L  HISTOIRE    DU    TAUREAU    BLANC. 


ÉLOGE   HISTORIQUE 

DE    LA    RAISON 

PROXONCli    DA^S    UNE    ACADÉMIE    DE   PROVINCE 

PAR    M.    DE    CHAMBON. 

(4774) 


Érasme  fit,  au  xvr  siècle,  Téloge  de  la  Folie,  Vous  m'or- 
donnez de  vous  faire  l'éloge  de  la  Raison.  Cette  Raison  n'est  fêtée 
eu  effet  tout  au  plus  que  deux  cents  ans  après  son  ennemie,  sou- 
vent beaucoup  plus  tard  ;  et  il  y  a  des  nations  chez  lesquelles  on 
ne  l'a  point  encore  vue. 

Elle  était  si  inconnue  chez  nous  du  temps  de  nos  druides 
quelle  n'avait  pas  même  de  nom  dans  notre  langue.  César  ne 
l'apporta  ni  en  Suisse,  ni  à  Autun,  ni  à  Paris,  qui  n'était  alors 
qu'un  hameau  de  pêcheurs,  et  lui-même  ne  la  connut  guère. 

Il  avait  tant  de  grandes  qualités  que  la  Raison  ne  put  trouver 
de  place  dans  la  foule.  Ce  magnanime  insensé  sortit  de  notre  pays 
dévasté  pour  aller  dévaster  le  sien,  et  pour  se  faire  donner  vingt- 
trois  coups  de  poignard  par  vingt-trois  autres  illustres  enragés 
qui  ne  le  valaient  pas  à  beaucoup  près. 

Le  Sicambre  Clodvich  ou  Clovis  vint  environ  cinq  cents 
années  après  exterminer  une  partie  de  notre  nation,  et  subjuguer 
l'autre.  On  n'entendit  parler  de  raison  ni  dans  son  armée  ni 
dans  nos  malheureux  petits  villages,  si  ce  n'est  de  la  raison  du 
plus  fort. 

Nous  croupîmes  longtemps  dans  cette  horrible  et  avilissante 
barbarie.  Les  croisades  ne  nous  en  tirèrent  pas.  Ce  fut  à  la  fois 
la  fohe  la  plus  universelle,  la  plus  atroce,  la  plus  ridicule  et  la 
plus  malheureuse.  L'abominable  folie  de  la  guerre  civile  et  sacrée 
qui  extermina  tant  de  gens  de  la  langue  de  oc  et  de  la  langue 

21.  —  Romans,  33 


514  ÉLOGE    HISTORIQUE    DE    LA    RAISON. 

de  otP  succéda  à  ces  croisades  lointaines.  La  Raison  n'avait  garde 
de  se  trouver  là.  Alors  la  Politique  régnait  à  Home;  elle  avait  pour 
ministres  ses  deux  sœurs,  la  Fourberie  et  l'Avarice.  On  voyait 
l'Ignorance,  le  Fanatisme,  la  Fureur,  courir  sous  ses  ordres  dans 
l'Europe  ;  la  Pauvreté  les  suivait  partout  ;  la  Raison  se  cachait 
dans  un  puits  avec  la  Vérité  sa  fille.  Personne  ne  savait  où  était 
ce  puits;  et,  si  l'on  s'en  était  douté,  on  y  serait  descendu  pour 
égorger  la  fille  et  la  mère. 

Après  que  les  Turcs  eurent  pris  Constantinople  et  redoublé  les 
malheurs  épouvantables  de  l'Europe,  deux  ou  trois  Grecs-,  en 
s'enfuyant,  tombèrent  dans  ce  puits,  ou  plutôt  dans  cette  caverne, 
demi-morts  de  fatigue,  de  faim  et  de  peur. 

La  Raison  les  reçut  avec  humanité,  leur  donna  à  manger  sans 
distinction  de  viandes  :  chose  qu'ils  n'avaient  jamais  connue  à 
Constantinople.  Ils  reçurent  d'elle  quelques  instructions  en  petit 
nombre  :  car  la  Raison  n'est  pas  prolixe.  Elle  leur  fit  jurer  qu'ils 
ne  découvriraient  pas  le  lieu  de  sa  retraite.  Ils  partirent,  et  arri- 
vèrent, après  bien  des  courses,  à  la  cour  de  Charles-Quint  et  de 
François  I". 

On  les  y  reçut  comme  des  jongleurs  qui  venaient  faire  des 
tours  de  souplesse  pour  amuser  l'oisiveté  des  courtisans  et  des 
dames  dans  les  intervalles  de  leurs  rendez-vous.  Les  ministres 
daignèrent  les  regarder  dans  les  moments  de  relâche  qu'ils  pou- 
vaient donner  au  torrent  des  afiaires.  Ils  furent  même  accueillis 
par  l'empereur  et  par  le  roi  de  France,  qui  jetèrent  sur  eux  un 
coup  d'oeil  en  passant,  lorsqu'ils  allaient  chez  leurs  maîtresses. 
Mais  ils  firent  plus  de  fruit  dans  de  petites  villes  où  ils  trouvèrent 
de  bons  bourgeois,  qui  avaient  encore,  je  ne  sais  comment,  quelque 
lueur  de  sens  commun. 

Ces  faibles  lueurs  s'éteignirent  dans  toute  l'Europe  parmi  les 
guerres  civiles  qui  la  désolèrent.  Deux  ou  trois  étincelles  de  raison 
ne  pouvaient  pas  éclairer  le  monde  au  milieu  des  torches  ardentes 
et  des  bûchers  que  le  fanatisme  alluma  peudanttant  d'années.  La 
Raison  et  sa  fille  se  cachèrent  plus  que  jamais. 

Les  disciples  de  leurs  premiers  apôtres  se  turent,  excepté  quel- 
ques-uns que  furent  assez  inconsidérés  pour  prêcher  la  raison 
déraisonnablement  et  à  contre-temps:  il  leur  en  coûta  la  vie 
comme  à  Socrate  ;  mais  personne  n'y  fit  attention' .  Rien  n'est  si 


1.  C'osl-à-dirc  tant  tic  gens  du  •^ud  cl  du  iiurd  do  la  Loire. 

'2.  Les  Lascaris. 

3.  Etienne  Uolet,  Vanini,  etc. 


ÉLOGE   HISTORIQUE    DE    LA   RAISON.  oWi 

désagréable  que  d'être  pendu  obscurément.  On  fut  occupé  si  long- 
temps des  Saint-Barlliélemy,  des  massacres  d'Irlande,  des  écha- 
fauds  de  la  Hongrie,  des  assassinats  des  rois,  qu'on  n'avait  ni  assez 
de  temps  ni  assez  de  liberté  d'esprit  pour  penser  aux  menus  crimes 
et  aux  calamités  secrètes  qui  inondaient  le  monde  d'un  bout  à 
l'autre. 

La  Raison,  informée  de  ce  qui  se  passait  par  quelques  exilés 
qui  se  réfugièrent  dans  sa  retraite,  fut  toucbée  de  pitié,  quoi- 
qu'elle ne  passe  pas  pour  être  fort  tendre.  Sa  fille,  qui  est  plus 
bardie  qu'elle,  l'encouragea  à  voir  le  monde,  et  à  tàcber  de  le 
guérir.  Elles  parurent,  elles  parlèrent  ;  mais  elles  trouvèrent  tant 
de  méchants  intéressés  a  les  contredire,  tant  d'imbéciles  aux 
gages  de  ces  mécbants,  tant  d'indifférents  uniquement  occupés 
d'eux-mêmes  et  du  moment  présent,  qui  ne  s'embarrassaient 
ni  d'elles  ni  de  leurs  ennemis,  qu'elles  regagnèrent  sagement 
leur  asile. 

Cependant  quelques  semences  des  fruits  qu'elles  portent  tou- 
jours avec  elles,  et  qu'elles  avaient  répandues,  germèrent  sur  la 
terre,  et  même  sans  pourir  *, 

Eniin  il  y  a  quelque  temps  qu'il  leur  prit  envie  d'aller  à  Rome 
en  pèlerinage,  déguisées  et  cachant  leur  nom,  de  peur  de  l'Inqui- 
sition. Dès  qu'elles  furent  arrivées,  elles  s'adressèrent  au  cuisi- 
nier du  pape  Ganganelli,  Clément  XIV.  Elles  savaient  que  c'était 
le  cuisinier  de  Rome  le  moins  occupé.  On  peut  dire  même  qu'il 
était,  après  vos  confesseurs,  messieurs,  l'homme  le  plus  désœuvré 
de  sa  profession. 

Ce  bonhomme,  après  avoir  donné  aux  deux  pèlerines  un  dîner 
presque  aussi  frugal  que  celui  du  pape,  les  introduisit  chez  Sa 
Sainteté,  qu'elles  trouvèrent  lisant  les  Pensées  de  Marc-Aurèle.  Le 
pape  reconnut  les  masques,  les  embrassa  cordialement,  malgré 
l'étiquette.  «  Mesdames,  leur  dit-il,  si  j'avais  pu  imaginer  que  vous 
fussiez  sur  la  terre,  je  vous  aurais  fait  la  première  visite.  » 

Après  les  compbments,  on  parla  d'affaires.  Dès  le  lendemain, 
Ganganelli  abolit  la  bulle  In  cœna  Domini,  l'un  des  plus  grands 
monuments  de  la  folie  humaine,  qui  avait  si  longtemps  outragé 
tous  les  potentats'".  Le  surlendemain,  il  prit  la  résolution  de  détruire 
la  compagnie^  de  Garasse,  de  Guignard,  de  Garnet,  de  Busem- 

1.  Voyez  la  note  2  de  la  page  339. 

2.  Tous  les  ans,  le  jeudi  saint,  on  publiait  à  Rome  la  bulle  In  cœna  Domini 
(voyez  tome  XVIII,  page  42).  Clément  XIV  supprima  cette  publication. 

3.  Le  bref  de  Clément  \IV  qui  prononce  la  dissolution  de  la  société  des  jésuites 
est  du  21  juillet  1773.  Une  bulle  de  Pie  VII,  du  7  auguste  1814,  l'a  rétablie. 


516  ÉLOGE    HISTORIOUE    DE   LA   RAISON. 

baum,  de  Malagrida,  de  Paulian,  de  Patoiiillet,  de  Nonotte  ;  et 
l'Europe  battit  des  mains.  Le  surlendemain,  il  diminua  les  impôts^ 
dont  le  peuple  se  [plaignait.  Il  encouragea  l'agriculture  et  tous 
les  arts  ;  il  se  fit  aimer  de  tous  ceux  qui  passaient  pour  les  ennemis 
de  sa  place.  On  eût  dit  alors  dans  Rome  qu'il  n'y  avait  qu'une 
nation  et  qu'une  loi  dans  le  monde. 

Les  deux  pèlerines,  très-étonnées  et  très-satisfaites,  prirent 
congé  du  pape,  qui  leur  fit  présent  non  d'agnus  et  de  reliques, 
mais  d'une  bonne  chaise  de  poste  pour  continuer  leur  voyage.  La 
Raison  et  la  Vérité  n'avaient  pas  été  jusque-là  dans  l'habitude 
d'avoir  leurs  aises. 

Elles  visitèrent  toute  l'Italie,  et  furent  surprises  d'y  trouver, 
au  lieu  du  machiavélisme,  une  émulation  entre  les  princes  et  les 
républiques,  depuis  Parme  jusqu'à  Turin,  à  qui  rendrait  ses  sujets 
plus  gens  de  bien,  plus  riches,  et  plus  heureux. 

«  Ma  fille,  disait  la  Raison  à  la  Vérité,  voici,  je  crois,  notre 
règne  qui  pourrait  bien  commencer  à  advenir  après  notre  longue 
prison.  Il  faut  que  quelques-uns  des  prophètes  qui  sont  venus 
nous  visiter  dans  notre  puits  aient  été  bien  puissants  en  paroles  et 
en  œuvres,  pour  changer  ainsi  la  face  de  la  terre.  Vous  voyez  que 
tout  vient  tard  ;  il  fallait  passer  par  les  ténèbres  de  l'ignorance  et 
du  mensonge  avant  de  rentrer  dans  votre  palais  de  lumière,  dont 
vous  avez  été  chassée  avec  moi  pendant  tant  de  siècles.  Il  nous 
arrivera  ce  qui  est  arrivé  à  la  Nature  :  elle  a  été  couverte  d'un 
méchant  voile,  et  toute  défigurée  pendant  des  siècles  innom- 
brables. A  la  fin  il  est  venu  un  Galilée,  un  Copernic,  un  Newton, 
qui  l'ont  montrée  presque  nue,  et  qui  en  ont  rendu  les  hommes 
amoureux.  » 

En  conversant  ainsi,  elles  arrivèrent  à  Venise.  Ce  qu'elles  y 
considérèrent  avec  le  plus  d'attention,  ce  fut  un  procurateur  de 
Saint-Marc,  qui  tenait  une  grande  paire  de  ciseaux  devant  une 
table  toute  couverte  de  grilles,  de  becs,  et  déplumes  noires. 

«  Ah!  s'écria  la  Raison,  Dieu  me  pardonne,  illustrissimo  signore, 
je  crois  que  voilà  une  de  mes  paires  de  ciseaux  que  j'avais 
apportés  dans  mon  puits,  lorsque  je  m'y  réfugiai  avec  ma  fille! 
Comment  Votre  Excellence  les  a-t-elle  eus,  et  qu'en  faites-vous? 

—  lllustrissima  signora,  lui  répondit  le  procurateur,  il  se  peut 
que  les  ciseaux  aient  appartenu  autrefois  à  \  otre  Excellence  ;  mais 
ce  fut  un  nommé  Fra-Paolo  '  qui  nous  les  apporta  il  y  a  longtemps, 


1.  Piclro  Sarpi,  dit  Fra-Paolo,  historien  (1552-1023),  défendit  sa  patrie  contre 
les  prétentions  du  sainl-siégc.  Son  Histoire  du  concile  de  Trente  est  célèbre.  (G.  A.) 


ÉLOGE   HISTORIQUE    DE   LA   RAISON.  517 

et  nous  nous  en  servons  pour  couper  les  griffes  de  l'Inquisition, 
que  vous  voyez  étalées  sur  cette  table. 

«  Ces  plumes  noires  appartenaient  à  des  harpies  qui  venaient 
manger  le  dîner  de  la  république  ;  nous  leur  rognons  tous  les 
jours  les  ongles  et  le  bout  du  bec.  Sans  cette  précaution  elles 
auraient  fini  par  tout  avaler  :  il  ne  serait  rien  resté  pour  les  sages 
grands,  ni  pour  les  prer/adi,  ni  pour  les  citadins. 

«  Si  vous  passez  par  la  France,  vous  trouverez  peut-être  à 
Paris  votre  autre  paire  de  ciseaux  chez  un  ministre  espagnol ^  qui 
s'en  servait  au  même  usage  que  nous  dans  son  pays,  et  qui  sera 
un  jour  béni  du  genre  humain.  » 

Les  voyageuses,  après  avoir  assisté  à  l'opéra  vénitien,  partirent 
pour  l'Allemagne.  Elles  virent  avec  satisfaction  ce  pays,  qui  du 
temps  de  Charlemagne  n'était  qu'une  forêt  immense  entrecoupée 
de  marais,  maintenant  couvert  de  villes  florissantes  et  tran- 
quilles ;  ce  pays,  peuplé  de  souverains  autrefois  barbares  et 
pauvres,  devenus  tous  polis  et  magnifiques  ;  ce  pays,  qui  n'avait 
eu  dans  les  temps  antiques  que  des  sorcières  pour  prêtres,  immo- 
lant alors  des  hommes  sur  des  pierres  grossièrement  creusées  ;  ce 
pays,  qui  ensuite  avait  été  inondé  de  son  sang  pour  savoir  au 
juste  si  la  chose  était  in,  cum,  sub-,  ou  non;  ce  pays,  qui  enfin 
recevait  dans  son  sein  trois  religions  ennemies,  étonnées  de  vivre 
paisiblement  ensemble.  «  Dieu  soit  béni!  dit  la  Raison;  ces  gens-ci 
sont  venus  enfin  à  moi,  à  force  de  démence.  »  On  les  introduisit 
chez  une  impératrice^  qui  était  bien  plus  que  raisonnable,  car 
elle  était  bienfaisante.  Les  pèlerines  furent  si  contentes  d'elle 
qu'elles  ne  prirent  pas  garde  à  quelques  usages  qui  les  choquè- 
rent; mais  elles  furent  toutes  deux  amoureuses  de  l'empereur 
son  fils*. 

Leur  étonnement  redoubla  quand  elles  furent  en  Suède. 
«  Quoi!  disaient-elles,  une  révolution  si  difficile,  et  cependant  si 
prompte!  si  périlleuse,  et  pourtant  si  paisible  M  et  depuis  ce 
grand  jour  pas  un  seul  jour  perdu  sans  faire  du  bien,  et  tout 
cela  dans  l'âge  qui  est  si  rarement  celui  de  la  raison  !  Que  nous 


1.  Le  comte  d'Aranda  (D.  Pierre-Paul  Abarca  de  Bolea),  ministre  espagnol  do 
1765  à  1775,  ambassadeur  en  France  de  1775  à  1784,  mort  en  1794.  Voltaire  lui 
avait  donné,  en  1770,  un  article  dans  ses  Questions  sur  l'Encyclopédie  ;  voyez 
tome  XVII,  page  344. 

2.  Question  de  la  consubstantialité. 

3.  Marie-Thérèse.    1  '"•' 

4.  Joseph  11. 

5.  Coup  d'État  de  Gustave  III,  en  1772. 


518  ÉLOGE   HISTORIQUE    DE    LA   RAISON. 

avons  bien  fait  de  sortir  de  notre  cache  quand  ce  grand  événe- 
ment saisissait  d'admiration  l'Europe  entière!  » 

De  là  elles  passèrent  vite  par  la  Pologne,  «  Ah  !  ma  mère, 
quel  contraste!  s'écria  la  Vérité.  Il  me  prend  envie  de  regagner 
mon  puits.  Voilà  ce  que  c'est  que  d'avoir  écrasé  toujours  la  por- 
tion du  genre  humain  la  plus  utile,  et  d'avoir  traité  les  cultiva- 
teurs plus  mal  qu'ils  ne  traitent  leurs  animaux  de  labourage.  Ce 
chaos  de  l'anarchie  ne  pouvait  se  débrouiller  autrement  que  par 
une  ruine  :  on  l'avait  assez  clairement  prédite.  Je  plains  un 
monarque  vertueux,  sage,  et  humain  ^  ;  et  j'ose  espérer  qu'il  sera 
heureux,  puisque  les  autres  rois  commencent  à  l'être,  et  que  vos 
lumières  se  communiquent  de  proche  en  proche. 

«  Allons  voir,  continua-t-elle,  un  changement  plus  favorable 
et  plus  surprenant.  Allons  dans  cette  immense  région  hyperborée 
qui  était  si  barbare  il  y  a  quatre-vingts  ans,  et  qui  est  aujourd'hui 
si  éclairée  et  si  invincible.  Allons  contempler  celle-  qui  a  achevé 
le  miracle  d'une  création  nouvelle...  »  Elles  y  coururent,  et 
avouèrent  qu'on  ne  leur  en  avait  pas  assez  dit. 

Elles  ne  cessaient  d'admirer  combien  le  monde  était  changé 
depuis  quelques  années.  Elles  en  concluaient  que  peut-être  un 
jour  le  Chili  et  les  Terres  Australes  seraient  le  centre  de  la  poli- 
tesse et  du  bon  goût,  et  qu'il  faudrait  aller  au  pôle  antarctique 
pour  apprendre  à  vivre. 

Quand  elles  furent  en  Angleterre,  la  Vérité  dit  à  sa  mère: 
«  Il  me  semble  que  le  bonheur  de  cette  nation  n'est  point  fait 
comme  celui  des  autres;  elle  a  été  plus  folle,  plus  fanatique, 
plus  cruelle,  et  plus  malheureuse  qu'aucune  de  celles  que  je 
connais;  et  la  voilà  qui  s'est  fait  un  gouvernement  unique,  dans 
lequel  on  a  conservé  tout  ce  que  la  monarchie  a  d'utile,  et  tout 
ce  qu'une  république  a  de  nécessaire.  Elle  est  supérieure  dans 
la  guerre,  dans  les  lois,  dans  les  arts,  dans  le  commerce,  Je  la 
vois  seulement  embarrassée  de  l'Amérique  septentrionale ',  qu'elle 
a  conquise  à  un  bout  de  l'univers,  et  des  plus  belles  provinces 
de  l'Inde,  subjuguées  à  l'autre  bout.  Gomment  portera-t-elle  ces 
deux  fardeaux  de  sa  félicité? 

—  Le  poids  est  lourd,  dit  la  lîaison  ;  mais,  pour  peu  qu'elle 
m'écoute,  elle  trouvera  des  leviers  qui  le  rendront  très-léger.  » 

1.  Stanislas-Aiiprustc,  roi  en  17()i,  et  sous  le  rogne  duquel  eut  lieu,  en  1795, 
le  partage  de  la  Pologne. 

2.  L'impératrice  Catherine  II,  avec  qui  Voltaire  était  en  correspondance. 

'.i.  Boston,  l'année  précédenlc  (1773),  venait  de  donner  le  signal  de  Tinsur- 
rection. 


ÉLOGE    HISTORIQUE    DE   LA   RAISON.  ol9 

Enfin  la  Raison  et  la  Vérité  passèrent  parla  France:  elles  y 
avaient  déjà  fait  quelques  apparitions,  et  en  avaient  été  chassées. 

«  Vous  souvient-il,  disait  la  Vérité  à  sa  mère,  de  l'extrême 
envie  que  nous  eûmes  de  nous  établir  chez  les  Français  dans  les 
beaux  jours  de  Louis  XIV?  Mais  les  querelles  impertinentes  des 
jésuites  et  des  jansénistes  nous  lirent  enfuir  bientôt.  Les  plaintes 
continuelles  des  peuples  ne  nous  rappelèrent  pas.  J'entends  à 
présent  les  acclamations  de  vingt  millions  d'hommes  qui  bénis- 
sent le  ciel.  Les  uns  disent:  «  Cet  avènement  est  d'autant  plus 
«  joyeux  que  nous  n'en  payons  pas  la  joie^  »  Les  autres  crient: 
«  Le  luxe  n'est  que  vanité.  Les  doubles  emplois,  les  dépenses 
«  superflues,  les  profits  excessifs,  vont  être  retranchés  »  ;  et  ils 
ont  raison.  «  Tout  impôt  va  être  aboli  »  ;  et  ils  ont  tort,  car  il 
faut  que  chaque  particulier  paye  pour  le  bonheur  général. 

«  Les  lois  vont  être  uniformes.  »  Rien  n'est  plus  à  désirer; 
mais  rien  n'est  plus  difficile.  «  On  va  répartir  aux  indigents  qui 
«  travaillent,  et  surtout  aux  pauvres  officiers,  les  biens  immenses 
«  de  certains  oisifs  qui  ont  fait  vœu  de  pauvreté.  Ces  gens  de 
"  main-morte  n'auront  plus  eux-mêmes  des  esclaves  de  main- 
«  morte.  Ou  ne  verra  plus  des  huissiers  de  moines  chasser  de  la 
u  maison  paternelle  des  orphelins  réduits  à  la  mendicité,  pour 
u  enrichir  de  leurs  dépouilles  un  couvent  jouissant  des  droits 
«  seigneuriaux,  qui  sont  les  droits  des  anciens  conquérants.  On 
(i  ne  verra  plus  des  familles  entières  demandant  vainement  l'au- 
«  mône  à  la  porte  de  ce  couvent  qui  les  dépouille.  »  Plût  à 
Dieu!  rien  n'est  plus  digne  d'un  roi.  Le  roi  de  Sardaigne  a  détruit 
chez  lui  cet  abus  abominable.  Fasse  le  ciel  que  cet  abus  soit 
exterminé  en  France! 

«  JN'entendez-vous  pas,  ma  mère,  toutes  ces  voix  qui  disent  : 
a  Les  mariages  de  cent  mille  familles  utiles  à  l'État  ne  seront 
«  plus  réputés  concubinages;  et  les  enfants  ne  seront  plus  décla- 
u  rés  bâtards  par  la  loi?  »  La  nature,  la  justice,  et  vous,  ma  mère, 
tout  demande  sur  ce  grand  objet  un  règlement  sage  qui  soit 
compatible  avec  le  repos  de  l'État  et  avec  les  droits  de  tous  les 
hommes. 

«  On  rendra  la  profession  de  soldat  si  honorable  que  l'on 
«  ne  sera  plus  tenté  de  déserter.  »  La  chose  est  possible,  mais 
délicate. 

1.  Louis  XVI,  dès  le  mois  de  mai  1774,  rendit  une  ordonnance  par  laquelle 
il  faisait  remise  du  droit  de  joyeux  avènement. 

On  appelait  ainsi  certaines  impositions  extraordinaires  qui  se  percevaient  à 
l'avènement  d'un  roi,  (B.) 


520  ÉLOGE   HISTORIQUE    DE    LA   RAISON. 

<(  Les  petites  fautes  ne  seront  point  punies  comme  de  grands 
u  crimes,  parce  qu'il  faut  de  la  proportion  à  tout.  Une  loi  bar- 
((  bare  S  obscurément  énoncée,  mal  interprétée,  ne  fera  plus  périr 
«  sous  des  barres  de  fer  et  dans  les  flammes  des  enfants  indis- 
((  crets  et  imprudents,  comme  s'ils  avaient  assassiné  leurs  pères 
((  et  leurs  mères.  »  Ce  devrait  être  le  premier  axiome  de  la  jus- 
tice criminelle. 

((  Les  biens  d'un  père  de  famille  ne  seront  plus  confisqués, 
«  parce  que  les  enfants  ne  doivent  point  mourir  de  faim  pour  les 
<(  fautes  de  leur  père,  et  que  le  roi  n'a  nul  besoin  de  cette  misé- 
«  rable  confiscation.  »  A  merveille!  et  cela  est  digne  de  la  magna- 
nimité du  souverain. 

(c  La  torture,  inventée  autrefois  par  les  voleurs  de  grands 
«  chemins  pour  forcer  les  volés  à  découvrir  leurs  trésors,  et 
«  employée  aujourd'hui  chez  un  petit  nombre  de  nations  pour 
c(  sauver  le  coupable  robuste,  et  pour  perdre  l'innocent  faible  de 
«  corps  et  d'esprit,  ne  sera  plus  en  usage  que  dans  les  crimes  de 
«  lèse-société  au  premier  chef,  et  seulement  pouravoirirévélation 
((  des  complices.  Mais  ces  crimes  ne  se  commettront  jamais.  » 
On  ne  peut  mieux. 

«  Voilà  les  vœux  que  j'entends  faire  partout  ;  et  j'écrirai 
tous  ces  grands  changements  dans  mes  annales,  moi  qui  suis 
la  Vérité. 

«  J'entends  encore  proférer  autour  de  moi,  dans  tous  les  tribu- 
naux, ces  paroles  remarquables  :  «  Nous  ne  citerons  plus  jamais 
((  les  deux  puissances,  parce  qu'il  ne  peut  en  exister  qu'une  : 
«  celle  du  roi  ou  de  la  loi  dans  une  monarchie  ;  celle  de  la  nation 
((  dans  une  république.  La  puissance  divine  est  d'une  nature  si 
«  diiïérente  et  si  supérieure  ([u'elle  ne  doit  pas  être  compromise 
«  par  un  mélange  profane  avec  les  lois  humaines.  L'infini  ne 
«  peut  se  joindre  au  fini,  Grégoire  VII  fut  le  premier  qui  osa 
«  appeler  l'infini  à  son  secours  dans  ses  guerres  jusqu'alors 
((inouïes  contre  Henri  IV,  empereur  trop  fini;  j'entends  trop 
((  borné.  Ces  guerres  ont  ensanglanté  l'Europe  bien  longtemps  ; 
«  mais  enfin  on  a  séparé  ces  deux  êtres  vénérables  qui  n'ont  rien 
((  de  commun,  et  c'est  le  seul  moyen  d'être  en  paix.  » 

«  Ces  discours,  que  tiennent  tous  les  ministres  des  lois,  me 

1.  L'rdil,  do  Louis  XIV,  de  déconibro  10(>G,  contre  les  blasphémateurs,  sur 
lequel  fut  l)!is(!'c  la  condamnation  de  La  Barre;  voyez  dans  les  Mélanges, 
année  l'dC),  la  Helation  de  la  mort  du  chevalier  de  La  Barre;  et  dans  la  Cor- 
respondance, la  note  des  éditeurs  de  Kchl  sur  la  lettre  du  roi  de  Prusse,  du 
7  auguste  17(56. 


ÉLOGE    HISTORIQUE    DE   LA   RAISON.  521 

paraissent  bien  forts.  Je  sais  qu'on  ne  reconnaît  deux  puissances 
ni  à  la  Chine,  ni  dans  l'Inde,  ni  en  Perse,  ni  à  Constanlinople, 
dI  à  Moscou,  ni  à  Londres,  etc..  Mais  je  m'en  rapporte  à  vous, 
ma  mère.  Je  n'écrirai  rien  que  ce  que  vous  aurez  dicté.  » 

La  Raison  lui  répondit  :  «  Ma  fille,  vous  sentez  bien  que  je 
désire  à  peu  près  les  mêmes  choses  et  bien  d'autres.  Tout  cela 
demande  du  temps  et  de  la  réflexion.  J'ai  toujours  été  très-con- 
tente quand,  dans  mes  chagrins,  j'ai  obtenu  une  partie  des  sou- 
lagements que  je  voulais.  Je  suis  aujourd'hui  trop  heureuse. 

«  Vous  souvenez-vous  du  temps  où  presque  tous  les  rois  de  la 
terre,  étant  dans  une  profonde  paix,  s'amusaient  à  jouer  aux 
énigmes  :  et  où  la  belle  reine  de  Saba  venait  proposer  tête  à  tête 
des  logogriphes  à  Salomon  ? 

—  Oui,  ma  mère;  c'était  un  bon  temps,  mais  il  n'a  pas  duré. 

—  Eh  bien!  reprit  la  mère,  celui-ci  est  infiniment  meilleur. 
On  ne  songeait  alors  qu'à  montrer  un  peu  d'esprit;  et  je  vois  que 
depuis  dix  à  douze  ans  on  s'est  appliqué  dans  l'Europe  aux  arts 
et  aux  vertus  nécessaires,  qui  adoucissent  l'amertume  de  la  vie. 
Il  semble  en  général  qu'on  se  soit  donné  le  mot  pour  penser  plus 
solidement  qu'on  n'avait  fait  pendant  des  milliers  de  siècles. 
Vous,  qui  n'avez  jamais  pu  mentir,  dites-moi  quel  temps  vous 
auriez  choisi  ou  préféré  au  temps  où  nous  sommes  pour  vous 
habituer  en  France. 

—  J'ai  la  réputation,  répondit  la  fille,  d'aimer  à  dire  des  choses 
assez  dures  aux  gens  chez  qui  je  me  trouve,  et  vous  savez  que  j'y 
ai  toujours  été  forcée;  mais  j'avoue  que  je  n'ai  que  du  bien  à 
dire  du  temps  présent,  en  dépit  de  tant  d'auteurs  qui  ne  louent 
que  le  passé. 

((  Je  dois  instruire  la  postérité  que  c'est  dans  cet  âge  que  les 
hommes  ont  appris  à  se  garantir  d'une  maladie  affreuse  et  mor- 
telle, en  se  la  donnant  moins  funeste  ^  ;  à  rendre  la  vie  à  ceux 
qui  la  perdent  dans  les  eaux  -  ;  à  gouverner  et  à  braver  le  ton- 
nerre ^  ;  à  suppléer  au  point  fixe  qu'on  désire  en  vain  d'occident 

L  Louis  XVI,  peu  après  son  avènement  au  trône,  se  fit  inoculer,  ainsi  que 
ses  frères  le  comte  de  Provence,  depuis  Louis  XVIII,  et  le  comte  d'Artois ,  depuis 
Charles  X  (voyez  tome  XV,  le  chapitre  sli  du  Précis  du  Siècle  de  Louis  XV].  L'ino- 
culation fut  alors  tellement  en  vogue  que  les  inoeulateurs  ne  pouvaient  suffire 
au  nombre  de  ceux  qui  les  appelaient. 

2.  C'est  à  Philippe-Xicolas  Fia,  né  en  1721,  mort  en  1799,  que  l'on  doit  l'éta- 
blissement des  secours  pour  les  noyés. 

3.  L'invention  des  paratonnerres  est  de  Benjamin  Franklin,  qui  se  trouvait  à 
Paris  quand  Voltaire  y  vint  en  1778;  voyez,  dans  le  tome  I*^,  la  Vie  de  Voltaire,. 
par  Condorcet. 


522  ÉLOGE    HISTORIQUE    DE    LA    RAISON. 

en  orient  i.  On  a  fait  plus  en  morale  :  on  a  osé  demander  justice 
aux  lois  contre  des  lois  qui  avaient  condamné  la  vertu  au  sup- 
plice; et  cette  justice  a  été  quelquefois  obtenue.  Enfin  on  a  osé 
prononcer  le  mot  de  tolérance. 

—  Eh  Lien  !  ma  chère  fille,  jouissons  de  ces  beaux  jours  ;  res- 
tons ici,  s'ils  durent;  et,  si  les  orages  surviennent,  retournons 
dans  notre  puits.  » 

1.  Je  crois  que  Voltaire  fait  allusion  ici  au  problème  de  la  précession  des 
équinoxes,  résolu  par  d'Alembert.  (G.  A.)  —  Voyez,  du  reste,  pour  compléter  cet 
Éloge  historique  de  la  Raison,  les  deux  derniers  chapitres  du  Précis  du  Siècle 
de  Louis  XV,  tome  XV. 


FIN    DE    L  ELOGE    DE    LA    RAISON. 


HISTOIRE  DE  JENNI 


OL" 


L'ATHÉE    ET    LE    SAGE 

PAR   M.   SHERLOC 

TRADUIT    PAR   M.   DE    LA    CAILLE  i 

(ITTS) 


CHAPITRE    I. 

Vous  me  demandez,  monsieur,  quelques  détails  sur  notre  ami 
le  respectable  Freind,  et  sur  son  étrange  fils.  Le  loisir  dont  je  jouis 
enfin  après  la  retraite  de  milord  Peterborough  me  permet  de 
vous  satisfaire.  Vous  serez  aussi  étonné  que  je  l'ai  été,  et  vous 
partagerez  tous  mes  sentiments. 

Vous  n'avez  guère  vu  ce  jeune  et  malheureux  Jenni,  ce  fils 
unique  de  Freind,  que  son  père  mena  avec  lui  en  Espagne  lors- 
qu'il était  chapelain  de  notre  armée,  en  1705.  Vous  partîtes  pour 
Alep  avant  que  milord  assiégeât  Barcelone;  mais  vous  avez  raison 
de  me  dire  que  Jenni  était  de  la  figure  la  plus  aimable  et  la  plus 
engageante,  et  qu'il  annonçait  du  courage  et  de  l'esprit.  Rien 
n'est  plus  vrai  ;  on  ne  pouvait  le  voir  sans  l'aimer.  Son  père  lavait 
d'abord  destiné  à  l'Église;  mais  le  jeune  homme  ayant  marqué 
de  la  répugnance  pour  cet  état,  qui  demande  tant  d'art,  de  ména- 

1.  «  Nous  n'avons  cru  devoir  faire  aucune  remarque  sur  cet  ouvrage,  par  des 
raisons  que  devineront  sans  peine  ceux  qui  connaissent  le  but  que  l'auteur  avait 
en  récrivant.  «  Ainsi  s'exprime  Condorcet  dans  Uédition  de  Kehl.  L'Histoire  de 
Jenni  est  dirigée  contre  les  doctrines  des  encyclopédistes,  doctrines  propres  à 
Condorcet  lui-même. 


524  HISTOIRE    DE    JENNI. 

gement,  et  de  finesse,  ce  père  sage  aurait  cru  faire  un  crime  et 
une  sottise  de  forcer  la  nature. 

Jenni  n'avait  pas  encore  vingt  ans.  Il  voulut  absolument  servir 
en  volontaire  à  l'attaque  du  Mont-Joui,  que  nous  emportâmes,  et 
où  le  prince  de  Hesse  fut  tué.  Notre  pauvre  Jenni,  blessé,  fut 
prisonnier  et  mené  dans  la  ville.  Voici  un  récit  très-fidèle  de  ce 
qui  lui  arriva  depuis  l'attaque  de  Mont-Joui  jusqu'à  la  prise  de 
Barcelone.  Cette  relation  est  d'une  Catalane  un  peu  trop  libre  et 
trop  naïve;  de  tels  écrits  ne  vont  point  jusqu'au  cœur  du  sage. 
Je  pris  cette  relation  chez  elle  lorsque  j'entrai  dans  Barcelone  ta 
la  suite  de  milord  Peterborougli.  Vous  la  lirez  sans  scandale 
comme  un  portrait  fidèle  des  mœurs  du  pays. 

AVENTURE     d'lN     JEUNE     ANGLAIS     NOMMÉ     JENM,     ÉCRITE     DE     LA     MAIN 
DE     DONA     LAS     NALGAS. 

Lorsqu'on  nous  dit  que  les  mêmes  sauvages  qui  étaient  venus, 
par  l'air,  d'une  île  inconnue  nous  prendre  Gibraltar,  venaient 
assiéger  notre  belle  ville  de  Barcelone,  nous  commençâmes  par 
faire  des  neuvaines  à  la  sainte  Vierge  de  Manrèze':  ce  qui  est 
assurément  la  meilleure  manière  de  se  défendre. 

Ce  peuple,  qui  venait  nous  attaquer  de  si  loin,  s'appelle  d'un 
nom  qu'il  est  difficile  de  prononcer,  car  c'est  Enf/lish.  Notre  révé- 
rend père  inquisiteur  don  Jeronimo  Bueno  Caracucarador  prêcha 
contre  ces  brigands.  Il  lança  contre  eux  une  excommunication 
majeure  dans  Notre-Dame  d'EIpino-.  Il  nous  assura  que  les  En- 
glish  avaient  des  queues  de  singes,  des  pattes  d'ours,  et  des  têtes 
de  perroquets;  qu'à  la  vérité  ils  parlaient  quelquefois  comme  les 
hommes,  mais  qu'ils  sifflaient  presque  toujours;  que  de  plus  ils 
étaient  notoirement  hérétiques; que  la  sainte  Vierge,  qui  est  très- 
favorable  aux  autres  pécheurs  et  pécheresses,  ne  pardonnait 
jamais  aux  hérétiques,  et  que  par  conséquent  ils  seraient  tous 
infailliblement  exterminés,  surtout  s'ils  se  présentaient  devant  le 
RIont-Joui.  A  peine  avait-il  fini  son  sermon  que  nous  apprîmes 
que  le  Mont-Joui  était  pris  d'assaut. 

Le  soir,  on  nous  conta  qu'à  cet  assaut  nous  avions  blessé  un 
jeune  English,  et  qu'il  était  entre  nos  mains.  On  cria  dans  toute 
la  ville  :  vitloria,  vittoria,  et  on  fit  des  illuminations, 

La  dona  Boca  Vermeja,  qui  avait  l'honneur  d'être  maîtresse 


1.  Mani'(''/o  est,  uik^  villi;  à  onze  lieues  de  Barcelone. 

2.  Titre  de  la  calhédiaie  de  Barcelone. 


CHAPITRE    I  525 

du  révérend  père  inquisiteur,  eut  une  extrême  envie  de  voir 
comment  un  animal  english  et  liérétique  était  fait.  C'était  mon 
intime  amie  :  j'étais  aussi  curieuse  qu'elle.  Mais  il  fallut  attendre 
qu'il  fût  guéri  de  sa  blessure;  ce  qui  ne  tarda  pas. 

Nous  sûmes  bientôt  après  qu'il  devait  prendre  les  bains  chez 
mon  cousin  germain  Elvob,  le  baigneur,  qui  est,  comme  on  sait, 
le  meilleur  chirurgien  de  la  ville.  L'impatience  de  voir  ce  monstre 
redoubla  dans  mon  amie  Boca  Vermeja.  Nous  n'eûmes  point  de 
cesse,  point  de  repos,  nous  n'en  donnâmes  point  à  mon  cousin 
le  baigneur,  jusqu'à  ce  qu'il  nous  eût  cachées  dans  une  petite 
garde-robe,  derrière  une  jalousie  par  laquelle  on  voyait  la  bai- 
gnoire. Nous  y  entrâmes  sur  la  pointe  du  pied,  sans  faire  aucun 
bruit,  sans  parler,  sans  oser  respirer,  précisément  dans  le  temps 
que  l'English  sortait  de  l'eau.  Son  visage  n'était  pas  tourné  vers 
nous  ;  il  ôta  un  petit  bonnet  sous  lequel  étaient  renoués  ses  che- 
veux blonds,  qui  descendirent  en  grosses  boucles  sur  la  plus  belle 
chute  de  reins  que  j'aie  vue  de  ma  vie;  ses  bras,  ses  cuisses,  ses 
jambes,  me  parurent  d'un  charnu,  d'un  fini,  d'une  élégance  qui 
approche,  à  mon  gré,  l'Apollon  du  Belvédère  de  Bome,  dont  la 
copie  est  chez  mon  oncle  le  sculpteur. 

Dona  Boca  Vermeja  était  extasiée  de  surprise  et  d'enchante- 
ment. J'étais  saisie  comme  elle;  je  ne  pus  m'empécher  de  dire  : 
Oh!  che  hermoso  muchachoK'  Ces  paroles,  qui  m'échappèrent,  firent 
tourner  le  jeune  homme.  Ce  fut  bien  pis  alors;  nous  vîmes  le 
visage  d'Adonis  sur  le  corps  d'un  jeune  Hercule-.  Il  s'en  fallut 
peu  que  dona  Boca  Vermeja  ne  tombât  à  la  renverse,  et  moi  aussi. 
Ses  yeux  s'allumèrent  et  se  couvrirent  d'une  légère  rosée,  à  travers 
laquelle  on  entrevoyait  des  traits  de  flamme.  Je  ne  sais  ce  qui 
arriva  aux  miens. 

Quand  elle  fut  revenue  à  elle  :  «  Saint  Jacques,  me  dit-elle,  et 
sainte  Vierge  !  est-ce  ainsi  que  sont  faits  les  hérétiques?  Eh  !  qu'on 
nous  a  trompées  !  » 

Nous  sortîmes  le  plus  tard  que  nous  pûmes.  Boca  Vermeja  fut 
bientôt  éprise  du  plus  violent  amour  pour  le  monstre  hérétique. 
Elle  est  plus  belle  que  moi,  je  l'avoue;  et  j'avoue  aussi  que  je  me 
sentis  doublement  jalouse.  Je  lui  représentai  qu'elle  se  damnait 
en  trahissant  le  révérend  père  inquisiteur  don  Jeronimo  Bueno 
Caracucarador  pour  un  English.  a  Ah!  ma  chère  Las  Nalgas,  me 
dit-elle  (car  Las  Nalgas  est  mon  nom),  je  trahirais  iMelchisedech 


1.  H  Ohl  quel  beau  garçon!  » 
'2.  Voyez  la  note  2  de  la  loage  372. 


526  HISTOIRE    DE    JENNL 

pour  ce  beau  jeune  homme.  »  Elle  n'y  manqua  pas,  et,  puis- 
qu'il faut  tout  dire,  je  donnai  secrètement  plus  de  la  dîme  des 
offrandes. 

Un  des  familiers  de  l'Inquisition,  qui  entendait  quatre  messes 
par  jour  pour  obtenir  de  Notre-Dame  de  Manrcze  la  destruction 
des  English,  fut  instruit  de  nos  actes  de  dévotion.  Le  révérend 
P.  donCaracucarador  nous  donna  le  fouet  à  toutes  deux.  Il  fit  saisir 
notre  cher  English  par  vingt-quatre  alguazils  de  la  sainte  Her- 
mandad.  Jenni  en  tua  cinq,  et  fut  pris  par  les  dix-neuf  qui  res- 
taient. On  le  fit  reposer  dans  un  caveau  bien  frais.  Il  fut  destiné 
à  être  brûlé  le  dimanche  suivant  en  cérémonie,  orné  d'un  grand 
san-benito  et  d'un  bonnet  en  pain  de  sucre,  en  l'honneur  de  notre 
Sauveur  et  de  la  vierge  Marie  sa  mère.  Don  Caracucarador  pré- 
para un  beau  sermon  ;  mais  il  ne  put  le  prononcer,  car  le 
dimanche  même  la  ville  fut  prise  à  quatre  heures  du  matin. 

Ici  finit  le  récit  de  dona  Las  Nalgas.  C'était  une  femme  qui 
ne  manquait  pas  d'un  certain  esprit  que  les  Espagnols  appellent 

agudezza. 

CHAPITRE    II. 

SUITE  DES  AVENTURES  DU  JEUNE  ANGLAIS  JENNI  ET  DE  CELLES  DE  MON- 
SIEUn  SON  PÈr.E,  docteur  en  théologie,  MEMIiRE  DU  PARLEMENT  ET 
DE    LA     SOCIi:TE    RCVALE. 

Vous  savez  quelle  admirable  conduite  tint  le  comte  de  Peter- 
borough  dès  qu'il  fut  maître  de  Barcelone;  comme  il  empêcha 
le  pillage;  avec  quelle  sagacité  prompte  il  mit  ordre  à  tout;  comme 
il  arracha  la  duchesse  de  Popoli  des  mains  de  quelques  soldats 
allemands  ivres,  qui  la  volaient  et  qui  la  violaient.  Mais  vous 
peindrez-vous  bien  la  surprise,  la  douleur,  l'anéantissement,  la 
colère,  les  larmes,  les  transports  de  notre  ami  Freind,  quand  il 
apprit  que  Jenni  était  dans  les  cachots  du  saint-office,  et  que  son 
bûcher  était  préparé?  Vous  savez  que  les  têtes  les  plus  froides 
sont  les  plus  animées  dans  les  grandes  occasions.  Vous  eussiez  vu 
ce  père,  que  vous  avez  connu  si  grave  et  si  imperturbable,  voler 
à  l'antre  de  l'Inquisition  i)Ius  vite  que  nos  chevaux  de  race  ne 
courent  à  Nevvnuu'ivet.  Cinquante  soldats,  qui  le  suivaient  hors 
d'haleine,  étaient  toujours  à  deux  cents  pas  de  lui.  Il  arrive,  il 
entre  dans  la  caverne.  Quel  moment!  que  de  pleurs  et  que  de 
joie!  Vingt  victimes  destinées  à  la  même  cérémonie  que  Jenni 


CHAPITRE    II.  527 

sont  délivrées.  Tous  ces  prisonniers  s'arment;  tous  se  joignent  à 
nos  soldats;  ils  démolissent  le  saint-office  en  dix  minutes  et 
déjeunent  sur  ses  ruines  avec  le  vin  et  les  jambons  des  inqui- 
siteurs. 

Au  milieu  de  ce  fracas,  et  des  fanfares,  et  des  tambours,  et  du 
retentissement  de  quatre  cents  canons  qui  annonçaient  notre 
victoire  à  la  Catalogne,  notre  ami  Freind  avait  repris  la  tranquil- 
lité que  vous  lui  connaissez.  Il  était  calme  comme  lair  dans  un 
beau  jour  après  un  orage.  Il  élevait  à  Dieu  un  cœur  aussi  serein  que 
son  visage,  lorsqu'il  vit  sortir  du  soupirail  d'une  cave  un  spectre 
noir  en  surplis,  qui  se  jeta  à  ses  pieds  et  qui  lui  criait  miséricorde. 

«  Qui  es-tu?  lui  dit  notre  ami  ;  viens-tu  de  l'enfer? 

—  A  peu  près,  répondit  l'autre  ;  je  suis  don  Jeronimo  Bueno 
Caracucarador,  inquisiteur  pour  la  foi  ;  je  vous  demande  très- 
bumblement  pardon  d'avoir  voulu  cuire  monsieur  votre  fils  en 
place  publique:  je  le  prenais  pour  un  juif. 

—  Eb!  quand  il  serait  juif,  répondit  notre  ami  avec  son  sang- 
froid  ordinaire,  vous  sied-il  bien,  monsieur  Caracucarador,  de 
cuire  des  gens  parce  qu'ils  sont  descendus  d'une  race  qui  habi- 
tait autrefois  un  petit  canton  pierreux  tout  près  du  désert  de  Syrie? 
Que  vous  importe  qu'un  homme  ait  un  prépuce  ou  qu'il  n'en  ait 
pas,  et  qu'il  fasse  sa  pàque  dans  la  pleine  lune  rousse,  ou  le 
dimanche  d'après?  Cet  homme  est  juif,  donc  il  faut  que  je  le 
brûle,  et  tout  son  bien  m'appartient  :  voilà  un  très-mauvais 
argument  ;  on  ne  raisonne  point  ainsi  dans  la  Société  royale  de 
Londres. 

«  Savez-vous  bien,  monsieur  Caracucarador,  que  Jésus-Christ 
était  juif,  qu'il  naquit,  vécut,  et  mourut  juif;  qu'il  fit  sa  pâque  en 
juif  dans  la  pleine  lune  ;  que  tous  ses  apôtres  étaient  juifs;  qu'ils 
allèrent  dans  le  temple  juif  après  son  malheur,  comme  il  est  dit 
expressément  ;  que  les  quinze  premiers  évêques  secrets  de  Jéru- 
salem étaient  juifs*?  Mon  fils  ne  l'est  pas,  il  est  anglican  :  quelle 
idée  vous  a  passé  par  la  tête  de  le  brûler  ?  » 

L'inquisiteur  Caracucarador,  épouvanté  de  la  science  de 
M.  Freind,  et  toujours  prosterné  à  ses  pieds,  lui  dit  :  «  Hélas! 
nous  ne  savions  rien  de  tout  cela  dans  l'université  de  Salamanque. 
Pardon,  encore  une  fois;  mais  la  véritable  raison  est  que  mon- 
sieur votre  fils  m'a  pris  ma  maîtresse  Boca  Vcrmeja. 

—  Ah  !  s'il  vous  a  pris  votre  maîtresse,  repartit  Freind,  c'est 
autre  chose  :  il  ne  faut  jamais  prendre  le  bien  d'autrui.  Il  n'y  a 

1.  Voyez  tome  XX,  page  593. 


528  HISTOIRE    DE   JENNI. 

pourtant  pas  là  une  raison  suffisante,  comme  dit  Leibnitz,  pour 
brûler  un  jeune  homme  :  il  faut  proportionner  les  peines  aux 
délits.  Vous  autres,  chrétiens  de  delà  la  mer  britannique  en  tirant 
vers  le  sud,  vous  avez  plus  tôt  fait  cuire  un  de  vos  frères,  soit  le 
conseiller  Anne  Dubourg,  soit  Michel  Servet,  soit  tous  ceux  qui 
furent  ards  sous  Philippe  11  surnommé  le  Discret,  que  nous  ne 
faisons  rôtir  un  roasl-beef  à  Londres.  Mais  qu'on  m'aille  cher- 
cher M'^''  Boca  Vermeja,  et  que  je  sache  d'elle  la  vérité.  » 

Boca  Vermeja  fut  amenée  pleurante,  et  embellie  par  ses  larmes 
comme  c'est  l'usage.  «  Est-il  vrai,  mademoiselle,  que  vous  aimiez 
tendrement  don  Garacucarador,  et  que  mon  fils  Jenni  vous  ait 
prise  à  force  ? 

—  A  force!  monsieur  l'Anglais!  c'était  assurément  du  meilleur 
de  mon  cœur.  Je  n'ai  jamais  rien  vu  de  si  beau  et  de  si  aimable 
que  monsieur  votre  fils  ;  et  je  vous  trouve  bien  heureux  d'être 
son  père.  C'est  moi  qui  lui  ai  fait  toutes  les  avances;  il  les  mérite 
bien  :  je  le  suivrai  jusqu'au  bout  du  monde,  si  le  monde  a  un 
bout.  J'ai  toujours,  dans  le  fond  de  mon  âme,  détesté  ce  vilain 
inquisiteur;  il  m'a  fouettée  presque  jusqu'au  sang,  moi  et  M""  Las 
Nalgas.  Si  vous  voulez  me  rendre  la  vie  douce,  vous  ferez  pendre 
ce  scélérat  de  moine  à  ma  fenêtre,  tandis  que  je  jurerai  à  mon- 
sieur votre  fils  un  amour  éternel  :  heureuse  >i  je  pouvais  jamais 
lui  donner  un  fils  qui  vous  ressemble!  » 

En  elfet,  pendant  que  Boca  Vermeja  prononçait  ces  paroles 
naïves,  milord  Peterborough  envoyait  chercher  l'inquisiteur  Gara- 
cucarador pour  le  faire  pendre.  Vous  ne  serez  pas  surpris  quand 
je  vous  dirai  que  M.  Freind  s'y  opposa  fortement.  ((  Que  votre 
juste  colère,  dit-il,  respecte  votre  générosité:  il  ne  faut  jamais 
faire  mourir  un  iiomme  que  quand  la  chose  est  absolument  néces- 
saire pour  le  salut  du  prochain.  Les  Espagnols  diraient  que  les 
Anglais  sont  des  barbares  qui  tuent  tous  les  prêtres  qu'ils  rencon- 
trent. Cela  pourrait  faire  grand  tort  à  monsieur  l'archiduc,  pour 
lequel  vous  venez  de  prendre  Barcelone.  Je  suis  assez  content 
que  mon  fils  soit  sauvé,  et  que  ce  coquin  de  moine  soit  hors 
d'état  d'exercer  ses  fonctions  inquisitorialcs.  »  Enfin  le  sage  et 
charitable  Freind  en  dit  tant  que  milord  se  contenta  de  faire 
fouetter  Garacucarador,  comme  ce  misérable  avait  fouetté  miss 
Boca  Vermeja  et  miss  Las  ^algas. 

Tant  de  clémence  toucha  le  cœur  des  Catalans.  Ceux  qui  avaient 
été  délivrés  des  cachots  de  l'Inquisition  conçurent  que  notre  reli- 
gion valait  infiniment  mieux  que  la  leur.  Ils  demandèrent  presque 
tous  à  être  reçus  dans  l'Église  anglicane  ;  et  même  quelques  bâche- 


CHAPITRE   III.  5S9 

liers  de  l'université  de  Salamanque,  qui  se  trouvaient  dans  Barce- 
lone, voulurent  être  éclairés.  La  plupart  le  furent  bientôt.  II  n'y 
en  eut  qu'un  seul,  nommé  don  Inigo  y  Medroso  y  Comodios 
y  Papalamiendo,  qui  fut  un  peu  rétif. 

Voici  le  précis  de  la  dispute  honnête  que  notre  cher  ami  Freind 
et  le  bachelier  don  Papalamiendo  eurent  ensemble  en  présence 
de  milord  Peterborough.  On  appela  cette  conversation  familière 
le  dialogue  des  Mais.  Vous  verrez  aisément  pourquoi,  en  le  lisant. 


CHAPITRE    III. 

PRÉCIS    DE     LA    CONTROVERSE     DES    MAIS     ENTRE    M.     FREIND     ET    DON    INIGO     Y 
MEDROSO    Y    COMODIOS    Y     PAPALAMIENDO,    BACHELIER    DE     SALAMANQUE. 

LE     BACHELIER. 

Mais,  monsieur,  malgré  toutes  les  belles  choses  que  vous  venez 
de  me  dire,  vous  m'avouerez  que  votre  Église  anglicane,  si  res- 
pectable, n'existait  pas  avant  don  Luther  et  avant  don  Oeco- 
lampade.  Vous  êtes  tout  nouveau,  donc  vous  n'êtes  pas  de  la 
maison. 

FREIXD. 

C'est  comme  si  on  me  disait  que  je  ne  suis  pas  le  petit-fils  de 
mon  grand-père,  parce  qu'un  collatéral,  demeurant  en  Italie, 
s'était  emparé  de  son  testament  et  de  mes  titres.  Je  les  ai  heureuse- 
ment retrouvés,  et  il  est  clair  que  je  suis  le  petit-fils  de  mon 
grand-père.  Nous  sommes,  vous  et  moi,  de  la  même  famille,  à  cela 
près  que  nous  autres  Anglais  nous  lisons  le  testament  de  notre 
grand-père  dans  notre  propre  langue,  et  qu'il  vous  est  défendu 
de  le  lire  dans  la  vôtre.  Vous  êtes  esclaves  d'un  étranger,  et  nous 
ne  sommes  soumis  qu'à  notre  raison. 

LE    BACHELIER. 

Mais  si  votre  raison  vous  égare?....  car  enfin  vous  ne  croyez 
point  à  notre  université  de  Salamanque,  laquelle  a  déclaré  l'in- 
faillibilité du  pape,  et  son  droit  incontestable  sur  le  passé,  le 
présent,  le  futur,  et  le  paulo-post-futur. 

FREIXD. 

Hélas  !  les  apôtres  n'y  croyaient  pas  non  plus.  Il  est  écrit  que 
ce  Pierre,  qui  renia  son  maître  Jésus,  fut  sévèrement  tancé  par 
Paul.  Je  n'examine  point  ici  lequel  des  deux  avait  tort  ;  ils  l'avaient 
peut-être  tous  deux,  comme  il  arrive  dans  presque  toutes  les  que- 
relles ;  mais  enfin  il  n'y  a  pas  un  seul  endroit  dans  les  Actes  des 

21.  —  Romans.  34 


530  HISTOIRE    DE    JENNI. 

apôtres   où  Pierre  soit    regardé  comme  le  maître  de  ses   com- 
pagnons et  du  paulo-post-futur. 

LE     BACHELIER. 

Mais  certainement  saint  Pierre  fat  archevêque  de  Ronre,  car 
Sanchez  nous  enseigne  que  ce  grand  homme  y  arriva  du  temps 
de  Néron,  et  qu'ilyoccupa  le  trône  archiépiscopal  pendant  vingt- 
cinq  ans  sous  ce  même  Néron,  qui  n'en  régna  que  treize.  De  plus 
il  est  de  foi,  et  c'est  don  GrillandusS  le  prototype  de  l'Inquisition, 
qui  l'affirme  (car  nous  ne  lisons  jamais  la  sainte  Bihk),  il  est  de  foi, 
dis-je,  que  saint  Pierre  était  à  Rome  une  certaine  année;  car  il 
date  une  de  ses  lettres  de  Bahylone  ;  car,  puisque  Bahylone  est 
visiblement  l'anagramme  de  Rome,  il  est  clair  que  le  pape  est 
de  droit  divin  le  maître  de  toute  la  terre  ;  car,  de  plus,  tous 
les  licenciés  de  Salamanquc  ont  démontré  que  Simon  Vertu-Dieu, 
premier  sorcier,  conseiller  d'État  de  l'empereur  Néron,  envoya 
faire  des  compliments  par  son  chien  à  saint  Simon  Barjone,  autre- 
ment dit  saint  Pierre,  dès  qu'il  fut  à  Rome;  que  saint  Pierre, 
n'étant  pas  moins  poli,  envoya  aussi  son  chien  complimenter 
Simon  Vertu-Dieu;  qu'ensuite  ils  jouèrent  à  qui  ressusciterait  le 
plus  tôt  un  cousin  germain  de  Néron -;  que  Simon  Vertu-Dieu 
ne  ressuscita  son  mort  qu'à  moitié,  et  que  Simon  Barjone  gagna 
la  partie  en  ressuscitant  le  cousin  tout  à  fait  ;  que  Vertu-Dieu 
voulut  avoir  sa  revanche  en  volant  dans  les  airs  comme  saint 
Dédale,  et  que  saint  Pierre  lui  cassa  les  deux  jambes  eu  le  faisant 
tomber.  C'est  pourquoi  saint  Pierre  reçut  la  couronne  du  martyre, 
la  tête  en  bas  et  les  jambes  en  haut':  donc  il  est  démontré  a  poste- 
riori que  notre  saint-père  le  pape  doit  régner  sur  tous  ceux  qui 
ont  des  couronnes  sur  la  tête,  et  qu'il  est  le  maître  du  passé,  du 
présent,  et  de  tous  les  futurs  du  monde. 

FREIND. 

Il  est  clair  que  toutes  ces  choses  arrivèrent  dans  le  temps  où 
Hercule,  d'un  tour  de  jnain,  sépara  les  deux  montagnes,  Calpé  et 
Abila,  et  passa  le  détroit  de  Gibrahar  dans  son  go])cIet^;  mais  ce 
n'est  pas  sur  ces  histoires,  tout  authentiques  qu'elles  sont,  que 
nous  fondons  notre  religion  :  c'est  sur  l'Évangile. 


\.  Panl  Grillandus  (boau  nom  iiour  un  inquisiieur,  dii  Vollairo,  l(inic  WII, 
note  1,  p.  34U)  est  auteur  d'un  Traclatus  de  hœrelicis  et  sortileoiis,  Lyon,  153G,  in-8". 

2.  Voyez  tome  XI,  pasc  224.  • 

3.  Toute  cette  histoire  est  racontée  par  Abdias,  Marcel  et  Hégùsippe;  Eusèbc 
en  rapporte  une  partie.  {Note  de  Voltaire.) —  Voyez  la  ndation  de  Marcel,  dtxns 
la  Collection  d'anciens  évangiles  {Mélamjes,  «nnée  ITOîi). 

4.  Voyez,  dans  les  Mélamjes,  année  17G0,  les  Adorateurs. 


CHAPITRE    III.  531 

LE     BACHELIER. 

Mais,  monsieur,  sur  quels  endroits  de  l'Évangile?  Car  j'ai  lu 
une  partie  de  cet  Évangile  dans  nos  cahiers  de  théologie.  Est-ce 
sur  l'ange  descendu  des  nuées  pour  annoncer  à  Marie  qu'elle  sera 
engrossée  par  le  Saint-Esprit?  Est-ce  sur  le  voyage  des  trois  rois 
et  d'une  étoile?  sur  le  massacre  de  tous  les  enfants  du  pays?  sur 
la  peine  que  prit  le  diable  d'emporter  Dieu  dans  le  désert,  au 
faîte  du  temple  et  à  la  cime  d'une  montagne,  dont  on  découvrait 
tous  les  royaumes  de  la  terre?  sur  le  miracle  de  Teau  changée 
en  vin  à  une  noce  de  village?  sur  le  miracle  de  deux  mille  cochons 
que  le  diable  noya  dans  un  lac  par  ordre  de  Jésus?  sur... 

FREIXD. 

Monsieur,  nous  respectons  toutes  ces  choses,  parce  qu'elles 
sont  dans  l'Évangile,  et  nous  n'en  parlons  jamais,  parce  qu'elles 
sont  trop  au-dessus  de  la  faible  raison  humaine. 

LE    BACHELIER. 

Mais  on  dit  que  vous  n'appelez  jamais  la  sainte  Vierge  mère 
de  Dieu. 

FREIXD. 

Nous  la  révérons,  nous  la  chérissons;  mais  nous  croyons 
qu'elle  se  soucie  peu  des  titres  qu'on  lui  donne  ici-bas.  Elle  n'est 
jamais  nommée  mère  de  Dieu  dans  l'Évangile.  Il  y  eut  une  grande 
dispute,  en  431,  à  un  concile  d'Éphèse,  pour  savoir  si  Marie  était 
théotocos,  et  si,  Jésus-Christ  étant  Dieu  à  la  fois  et  fils  de  Marie,  il 
se  pouvait  que  Marie  fût  à  la  fois  fille  de  Dieu  le  Père,  et  mère  de 
Dieu  le  Fils,  qui  ne  font  qu'un  Dieu.  Nous  n'entrons  point  dans  ces 
querelles  d'Éphèse,  et  la  Société  royale  de  Londres  ne  s'en  mêle  pas, 

LE    BACHELIER. 

Mais,  monsieur,  vous  me  donnez  là  du  théotocos!  qu'est-ce 
que  théotocos,  s'il  vous  plaît? 

FREIND. 

Cela  signifie  mère  de  Dieu,  Quoi!  vous» êtes  bachelier  de  Sala- 
manque,  et  vous  ne  savez  pas  le  grec? 

LE     BACHELIER. 

Mais  le  grec,  le  grec  !  de  quoi  cela  peut-il  servir  à  un  Espa- 
gnol? Mais,  monsieur,  croyez-vous  que  Jésus  ait  une  nature,  une 
personne  et  une  volonté?  ou  deux  natures,  deux  personnes,  et 
deux  volontés?  ou  une  volonté,  une  nature,  et  deux  personnes? 
ou  deux  volontés,  deux  personnes,  et  une  nature?  ou... 

FREIND. 

Ce  sont  encore  les  afî'aires  d'Éphèse  ;  cela  ne  nous  importe  en 
rien. 


532  HISTOIRE    DE   JENNI. 

LE    BACHELIER, 

Mais  qu'est-ce  donc  qui  vous  iin})orte?  Pensez-vous  qu'il  n'y 
ait  que  trois  personnes  en  Dieu,  ou  qu'il  y  ait  trois  dieux  en  une 
personne?  La  seconde  personne  procède-t-elle  de  la  première  per- 
sonne, et  la  troisième  procède-t-elle  des  deux  autres,  ou  de  la 
seconde  intrinsecus,  ou  de  la  première  seulement?  Le  Fils  a-t-il 
tous  les  attributs  du  Père,  excepté  la  paternité?  et  cette  troisième 
personne  vient-elle  par  infusion,  ou  par  identification,  ou  par 
spiration? 

FREIND, 

L'Évangile  n'agite  pas  cette  question,  et  jamais  saint  Jean 
n'écrit  le  nom  de  Trinité. 

LE    BACHELIER. 

Mais  vous  me  parlez  toujours  de  l'Évangile,  et  jamais  de  saint 
Bonaventure,  ni  d'Albert  le  Grand,  ni  de  Tambourini,  ni  de  Gril- 
landus,  ni  d'Escobar. 

FREIND. 

C'est  que  je  ne  suis  ni  dominicain,  ni  cordelier,  ni  jésuite  ;  je 
me  contente  d'être  chrétien. 

LE    BACHELIER. 

Mais  si  vous  êtes  chrétien,  dites-moi,  en  conscience,  croyez- 
vous  que  le  reste  des  hommes  soit  damné  éternellement? 

FREIND. 

Ce  n'est  point  à  moi  à  mesurer  la  justice  de  Dieu  et  sa  miséri- 
corde, 

LE    BACHELIER, 

Mais  enfin,  si  vous  êtes  chrétien,  que  croyez-vous  donc? 

FREIND. 

Je  crois,  avec  Jésus-Christ,  qu'il  faut  aimer  Dieu  et  sou  pro- 
chain, pardonner  les  injures  et  réparer  ses  torts.  Croyez-moi, 
adorez  Dieu,  soyez  juste  et  bienfaisant:  voilà  tout  l'homme.  Ce 
sont  là  les  maximes  de  Jésus.  Elles  sont  si  vraies  qu'aucun  légis- 
lateur, aucun  philosophe  n'a  jamais  eu  d'autres  principes  avant 
lui,  et  qu'il  est  impossible  qu'il  y  en  ait  d'autres.  Ces  vérités 
n'ont  jamais  eu  et  ne  peuvent  avoir  pour  adversaires  que  nos 
passions. 

LE    BACHELIER. 

Mais ah!  ah!  à  propos  de  passions,  cst-il  vrai  que  vos  évo- 
ques, vos  prêtres,  et  vos  diacres,  vous  êtes  tous  mariés? 

FREIND. 

Cela  est  très-vrai.  Saint  Joseph,  qui  passa  pour  être  père  de 
Jésus,  était  marié.  11  eut  pour  (ils  Jacques  le  Mineur,  surnommé 


'    -         CHAPITRE    III.  533 

Oblia,  frère  de  notre  Seigneur  ;  lequel,  après  la  mort  de  Jésus, 
passa  sa  vie  dans  le  temple.  Saint  Paul,  le  grand  saint  Paul,  était 
marié. 

LE    BACHELIER. 

Mais  Grlllandus  et  Molina  disent  le  contraire. 

FREIXD. 

Molina  et  Grillandus  diront  tout  ce  qu'ils  voudront,  j'aime 
mieux  croire  saint  Paul  lui-même,  car  il  dit  dans  sa  première 
aux  Corinthiens  i  :  a  N'avons-nous  pas  le  droit  de  boire  et  de 
manger  à  vos  dépens?  N'avons-nous  pas  le  droit  de  mener  avec 
nous  nos  femmes,  notre  sœur,  comme  font  les  autres  apôtres  et 
les  frères  de  notre  Seigneur  et  Céphas?  Va-t-on  jamais  à  la  guerre 
à  ses  dépens?  Quand  on  a  planté  une  vigne,  n'en  mange-t-on  pas 
le  fruit?  etc.  » 

LE    BACHELIER. 

Mais,  monsieur,  est-il  bien  vrai  que  saint  Paul  ait  dit  cela? 

FREIXD. 

Oui,  il  a  dit  cela,  et  il  en  a  dit  bien  d'autres. 

LE    BACHELIER. 

Mais  quoi!  ce  prodige,  cet  exemple  de  la  grâce  efficace!... 

FREIND. 

Il  est  vrai,  monsieur,  que  sa  conversion  était  un  grand  pro- 
dige. J'avoue  que,  suivant  les  Actes  des  apôtres,  il  avait  été  le 
plus  cruel  satellite  des  ennemis  de  Jésus.  Les  Actes  disent  qu'il 
servit  à  lapider  saint  Etienne  ;  il  dit  lui-même  que,  quand  les 
Juifs  faisaient  mourir  un  suivant  de  Jésus,  c'était  lui  qui  portait 
la  sentence,  detuH  sententiam  -.  J'avoue  qu'Abdias,  son  disciple,  et 
Jules  Africain,  son  traducteur,  l'accusent  aussi  d'avoir  fait  mourir 
Jacques  Oblia,  frère  de  notre  Seigneur  ^;  mais  ses  fureurs  ren- 
dent sa  conversion  plus  admirable,  et  ne  l'ont  pas  empêché  de 
trouver  une  femme.  Il  était  marié,  vous  dis-je,  comme  saint 
Clément  d'Alexandrie  le  déclare  expressément. 

LE     BACHELIER. 

Mais  c'était  donc  un  digne  homme,  un  brave  homme  que 
saint  Paul  !  Je  suis  fâché  qu'il  ait  assassiné  saint  Jacques  et  saint 
Etienne ,  et  fort  surpris  qu'il  ait  voyagé  au  troisième  ciel  ;  mais 
poursuivez,  je  vous  prie. 

1.  Chapitre  ix.  {Note  de  Voltaire.) 

2.  Actes,  chapitre  xxvi.  (Id.) 

3.  Histoire  apostolique  d'Aidias.  Traduction  de  Jules  Africain,  livre  YI,  page  595 
et  suiv.  {Id.) 


534  HISTOIRE   DE   JENNI. 

FREIND. 

Saint  Pierre,  au  rapport  de  saint  Clément  d'Alex&nd rie,  eut 
des  enfants,  et  môme  on  compte  parmi  eux  une  sainte  Pétronille. 
Eusèbe,  dans  son  Histoire  de  rÈglisc,i\i\,  que  saint  Nicolas,  l'un  des 
premiers  disciples,  avait  une  très-belle  femme,  et  que  les  apôtres 
lui  reprochèrent  d'en  être  trop  occupé,  et  d'en  paraître  jaloux... 
(i  Messieurs,  leur  dit-il,  la  prenne  qui  voudra,  je  vous  la  cède^  » 

Dans  l'économie  juive,  qui  devait  durer  éternellement,  et  à 
laquelle  cependant  a  succédé  l'économie  chrétienne,  le  mariage 
était  non-seulement  permis,  mais  expressément  ordonné  aux 
prêtres,  puisqu'ils  devaient  être  de  la  même  race  ;  et  le  célibat 
était  une  espèce  d'infamie. 

Il  faut  bien  que  le  célibat  ne  fût  pas  regardé  comme  un  état 
bien  pur  et  bien  honorable  par  les  premiers  chrétiens ,  puisque 
parmi  les  hérétiques  anathématisés  dans  les  premiers  conciles  on 
trouve  principalement  ceux  qui  s'élevaient  contre  le  mariage  des 
prêtres,  comme  saturniens,  basilidiens,  montanistes,  encratistes, 
et  autres  ens  et  istes-.  Voilà  pourquoi -la  femme  d'un  saint  Gré- 
goire de  Nazianze  accoucha  d'un  autre  saint  Grégoire  de  Nazianze, 
et  qu'elle  eut  le  bonheur  inestimable  d'être  femme  et  mère  d'un 
canonisé,  ce  qui  n'est  pas  même  arrivé  à  sainte  Monique,  mère 
de  saint  Augustin. 

Voilà  pourquoi  je  pourrais  vous  nommer  autant  et  plus  d'an- 
ciens évêques  mariés  que  vous  n'avez  autrefois  eu  d'évêques  et 
(le  papes  concubinaires,  adultères,  ou  pédérastes:  ce  qu'on  ne 
ti'ouve  plus  aujourd'hui  en  aucun  pays.  Voilà  pourquoi  l'Église 
grecque,  mère  de  l'Église  latine,  veut  encore  que  les  curés  soient 
mariés.  Voilà  enfin  pourquoi,  moi  qui  vous  parle,  je  suis  marié, 
et  j'ai  le  plus  bel  enfant  du  monde. 

Et  dites-moi,  mon  cher  bachelier,  n'avez-vous  pas  dans  votre 
Église  sept  sacrements  de  compte  fait,  qui  sont  tous  des  signes 
visibles  d'une  chose  invisible?  Or  un  bachelier  de  Salamanque 
jouit  des  agréments  du  baptême  dès  qu'il  est  né;  de  la  confirma- 
tion dès  qu'il  a  des  culottes  ;  de  la  confession  dès  qu'il  a  fait 
quelques  fredaines  ;  de  la  communion,  quoique  un  peu  dillcrente 
de  la  nôtre,  dès  qu'il  a  treize  ou  quatorze  ans;  de  Tordre  quand 
il  est  tondu  sur  le  haut  de  la  tête,  et  qu'on  lui  donne  un  bénéfice 
de  vingt,  ou  trente,  ou  quarante  mille  piastres  de  rente;  enfin 

1.  Enscbo,  livre  III,  chapitre  xxx.  {Note  th>  VoUaire.) 

2.  C'est  ce  qu'on  lit  dans  une  édition  de  1770  et  dans  les  éditions  de  Kehl.Une 
édition  de  1775 porte  :  «autres  ens  et  iles.  »  C'est  d'après  rcrratum,  quelquefois 
téméraire,  de  Kohi,  que  les  éditeurs  récents  ont  mis:  autres  en  islos  et  t'«  iles.  (B.) 


CHAPITRE    IV.  53o 

de  l'extrême-oncliou  quand  il  est  malade.  Faut-il  le  priver  du 
sacrement  de  mariage  quand  il  se  porte  bien?  surtout  après  que 
Dieu  lui-même  a  marié  Adam  et  Eve;  Adam,  le  premier  des 
bacheliers  du  monde,  puisqu'il  avait  la  science  infuse,  selon  votre 
école  ;  Eve,  la  première  bachelière,  puisqu'elle  tàta  de  l'arbre  de 
la  science  avant  son  mari. 

LE     BACHELIER. 

Mais,  s'il  est  ainsi,  je  ne  dirai  plus  mais.  Voilà  qui  est  fait,  je 
suis  de  votre  religion  :  je  me  fais  anglican.  Je  veux  me  marier  à 
une  femme  honnête  qui  fera  toujours  semblant  de  m'aimer,  tant 
que  je  serai  jeune,  qui  aura  soin  de  moi  dans  ma  vieillesse,  et 
que  j'enterrerai  proprement  si  je  lui  survis:  cela  vaut  mieux  que 
de  cuire  des  hommes  et  de  déshonorer  des  filles,  comme  a  fait 
mon  cousin  don  Caracucarador,  inquisiteur  pour  la  foi. 

Tel  est  le  précis  fidèle  de  la  conversation  qu'eurent  ensemble 
le  docteur  Freind  et  le  bachelier  don  Papalamiendo ,  nommé 
depuis  par  nous  Papa  Dexando.  Cet  entretien  curieux  fut  rédigé 
par  Jacob  Hulf,  l'un  des  secrétaires  de  milord. 

Après  cet  entretien,  le  bachelier  me  tira  à  part  et  me  dit  :  a  II 
faut  que  cet  Anglais,  que  j"avais  cru  d"abord  anthropophage,  soit 
un  bien  bon  homme,  car  il  est  théologien,  et  il  ne  m'a  point  dit 
d'injures.»  Je  lui  appris  que  M.  Freind  était  tolérant,  et  qu'il  des- 
cendait de  la  fille  de  Guillaume  Penn,  le  premier  des  tolérants,  et 
le  fondateur  de  Philadelphie.  «  Tolérant  et  Philadelphie!  s'écria- 
t-il;  je  n'avais  jamais  entendu  parler  de  ces  sectes-là.  »  Je  le  mis 
au  fait  :  il  ne  pouvait  me  croire,  il  pensait  être  dans  un  autre 
univers,  et  il  avait  raison. 


CHAPITRE    IV. 

RF.TOIR     A     LONDRES;     JENM     COMIIE.NCE     A     SE     CORROMPRE. 

Tandis  que  notre  digne  philosophe  Freind  éclairait  ainsi  les 
Barcelonais,  et  que  son  fils  Jenni  enchantait  les  Barcelonaises, 
milord  Peterborough  fut  perdu  dans  l'esprit  de  la  reine  Anne,  et 
dans  celui  de  l'archiduc,  pour  leur  avoir  donné  Barcelone.  Les 
courtisans  lui  reprochèrent  d'avoir  pris  cette  ville  contre  toutes 
les  règles,  avec  une  armée  moins  forte  de  moitié  que  la  garnison. 
L'archiduc  en  fut  d'abord  très-piqué,  et  l'ami  Freind  fut  obligé 
d'imprimer  l'apologie  du  général.  Cependant  cet  archiduc,  qui 


536  HISTOIRE    DE   JENNI. 

était  venu  conquérir  le  royaume  d'Espagne,  n'avait  pas  de  quoi 
payer  son  ciiocolat.  Tout  ce  que  la  reine  Anne  lui  avait  donné  était 
dissipé.  Montecuculli  dit  dans  ses  Mémoires  qu'il  faut  trois  choses 
pour  faire  la  guerre  :  1°  de  l'argent;  2"  de  l'argent;  3°  de  l'argent. 
L'archiduc  écrivit  de  Guadalaxara,  où  il  était  le  11  auguste  1706, 
à  milord  Peterhorough,  une  grande  lettre  signée  yo  el  rey,  par 
laquelle  il  le  conjurait  d'aller  sur-le-champ  à  Gênes  lui  chercher, 
sur  son  crédit,  cent  mille  livres  sterling  pour  régner  \  Voilà  donc 
notre  Sertorius  devenu  banquier  génois  de  général  d'armée.  Il 
confia  sa  détresse  à  l'ami  Freind  :  tous  deux  allèrent  à  Gênes;  je 
les  suivis,  car  vous  savez  que  mon  cœur  me  mène.  J'admirai 
l'habileté  et  l'esprit  de  conciliation  de  mon  ami  dans  cette  affaire 
délicate.  Je  vis  qu'un  bon  esprit  peut  suffire  à  tout;  notre  grand 
Locke  était  médecin  :  il  fut  le  seul  métaphysicien  de  l'Europe,  et 
il  rétablit  les  monnaies  d'Angleterre. 

Freind,  en  trois  jours,  trouva  les  cent  mille  livres  sterling,  que 
la  cour  de  Charles  VI  mangea  en  moins  de  trois  semaines.  Après 
quoi  il  fallut  que  le  général,  accompagné  de  son  théologien,  allât 
se  justifier  à  Londres,  en  plein  parlement,  d'avoir  conquis  la 
Catalogne  contre  les  règles,  et  de  s'être  ruiné  pour  le  service  de 
la  cause  commune.  L'affaire  traîna  en  longueur  et  en  aigreur, 
comme  toutes  les  affaires  de  parti. 

Vous  savez  que  M.  Freind  avait  été  député  en  parlement  avant 
d'être  prêtre,  et  qu'il  est  le  seul  à  qui  l'on  ait  permis  d'exercer  ces 
deux  fonctions  incompatibles.  Or,  un  jour  que  Freind  méditait 
un  discours  qu'il  devait  prononcer  dans  la  chambre  des  com- 
munes, dont  il  était  un  digne  membre,  on  lui  annonça  une  dame 
espagnole  qui  demandait  à  lui  parler  pour  affaire  pressante.  C'était 
dona  Boca  Vermeja  elle-même.  Elle  était  tout  en  pleurs  ;  notre 
bon  ami  lui  fit  servir  à  déjeuner.  Elle  essuya  ses  larmes,  déjeuna, 
et  lui  parla  ainsi  : 

«  11  vous  souvient,  mon  cher  monsieur,  qu'en  allant  ù  Gênes 
vous  ordonnâtes  à  monsieur  votre  fils  Jenni  de  partir  de  Barce- 
lone pour  Londres,  et  d'aller  s'installer  dans  l'emploi  de  clerc  de 
l'échiquier  que  votre  crédit  lui  a  fait  obtenir.  11  s'embarqua  sur 
le  Triton  avec  le  jeune  bachelier  don  Papa  Dexando,  et  quelques 
autres  que  vous  aviez  convertis.  Vous  jugez  bien  que  je  fus  du 
voyage  avec  ma  bonne  amie  Las  Nalgas.  Vous  savez  que  vous 
m'avez  permis  d'aimer  monsieur  votre  fils,  et  que  je  l'adore... 


].  Elle  est  imprimi';c  dans  Tapolo^ic  du   conile  do  Petcrborougli,  par  le  doc- 
teur Freind,  page  113,  chez  Jonas  Bourcr.   (Vo/p  de  Vollaire.) 


CIIAPITUn    IV.  537 

—  Moi,  mademoiselle!  je  ne  vous  ai  point  permis  ce  petit  com- 
merce ;  je  l'ai  toléré  :  cela  est  bien  différent.  Ln  bon  père  ne  doit 
être  ni  le  tyran  de  son  fils  ni  son  mercure,  La  fornication 
entre  deux  personnes  libres  a  été  peut-être  autrefois  une  espèce 
de  droit  naturel  dont  Jenni  peut  jouir  avec  discrétion  sans  que 
je  m'en  mêle;  je  ne  le  gêne  pas  plus  sur  ses  maîtresses  que  sur 
son  dîner  et  sur  son  souper  :  s'il  s'agissait  d'un  adultère,  j'avoue 
que  je  serais  plus  difficile,  parce  que  l'adultère  est  un  larcin  ;  mais 
pour  vous,  mademoiselle,  qui  ne  faites  tort  à  personne,  je  n'ai 
rien  à  vous  dire. 

—  Eh  bien  !  monsieur,  c'est  d'adultère  qu'il  s'agit.  Le  beau 
Jenni  m'abandonne  pour  une  jeune  mariée  qui  n'est  pas  si  belle 
que  moi.  Vous  sentez  bien  que  c'est  une  injure  atroce. 

—  Il  a  tort  » ,  dit  alors  M.  Freind. 

Boca  Vermeja,  en  versant  quelques  larmes,  lui  conta  comment 
Jenni  avait  été  jaloux,  ou  fait  semblant  d'être  jaloux  du  bachelier; 
commeat  M""'  Clive-Hart,  jeune  mariée  très-effrontée,  très-em- 
portée, très-masculine,  très-méchante,  s'était  emparée  de  son 
esprit;  comment  il  vivait  avec  des  libertins  non  craignant  Dieu  ; 
comment  enfin  il  méprisait  sa  fidèle  Boca  Vermeja  pour  la  coquine 
de  Clive-Hart,  parce  que  la  Chve-Hart  avait  une  nuance  ou  deux 
de  blancheur  et  d'incarnat  au-dessus  de  la  pauvre  Boca  Vermeja. 

«  J'examinerai  cette  affaire-là  à  loisir,  dit  le  bon  Freind  ;  il  faut 
que  j'aille  en  parlement  pour  celle  de  milord  Peterborough.  »  Il 
alla  donc  en  parlement:  je  l'y  entendis  prononcer  un  discours 
ferme  et  serré,  sans  aucun  lieu  commun,  sans  épithète,  sans  ce 
que  nous  appelons  des  phrases  ;  il  n'invoquait  ^oiut  un  témoignage, 
une  loi  ;  il  les  attestait,  il  les  citait,  il  les  réclamait  ;  il  ne  disait 
point  qu'on  avait  surpris  la  relifjion  de  la  cour  en  accusant  milord 
Peterborough  d'avoir  hasardé  les  troupes  de  la  reine  Anne,  parce 
que  ce  n'était  pas  une  affaire  de  religion  ;  il  ne  prodiguait  pas  à 
une  conjecture  le  nom  de  démonstration  ;  il  ne  manquait  pas  de 
respect  à  l'auguste  assemblée  du  parlement  par  de  fades  plaisan- 
teries bourgeoises  ;  il  n'appelait  pas  milord  Peterborough  son 
client,  parce  que  le  mot  de  client  signifie  un  homme  de  la  bour- 
geoisie protégé  par  un  sénateur.  Freind  parlait  avec  autant  de 
modestie  que  de  fermeté  :  on  l'écoutait  en  silence  ;  on  ne  l'inter- 
rompait qu'en  disant  :  «  Hear  him,  hear  hirn:  écoutez-le,  écou- 
tez-le. »  La  chambre  des  communes  vota  qu'on  remercierait  le 
comte  de  Peterborough  au  lieu  de  le  condammer.  Milord  obtint 
la  même  justice  de  la  cour  des  pairs,  et  se  prépara  à  repartir 
avec  son  cher  Freind  pour  aller  donner  le  royaume  d'Espagne  à 


538  HISTOIRE    DE   JENNI. 

rarchidiic  :  ce  qui  n'arriva  pourtant  pas,  par  la  raison  que  rien 
n'arrive  dans  ce  monde  précisément  comme  on  le  veut. 

Au  sortir  du  parlement  nous  n'eûmes  rien  de  plus  pressé  que 
d'aller  nous  informer  delà  conduite  de  Jenni.  Nous  apprîmes  en 
effet  qu'il  menait  une  vie  débordée  et  crapuleuse  avec  M""=  Clive- 
Hart  et  une  troupe  de  jeunes  athées,  d'ailleurs  gens  d'esprit, 
à  qui  leurs  débauches  avaient  persuadé  que  «  l'homme  n'a  rien 
au-dessus  de  la  bête;  qu'il  naît  et  meurt  comme  la  bête;  qu'ils 
sont  également  formés  de  terre  ;  qu'ils  retournent  également  à  la 
terre  ;  et  qu'il  n'y  a  rien  de  bon  et  de  sage  que  de  se  réjouir  dans 
ses  œuvres,  et  de  vivre  avec  celle  que  l'on  aime,  comme  le  con- 
clut Salomon  à  la  fin  de  son  chapitre  troisième  du  Cohclcth,  que 
nous  nommons  Ecdésiaste  ». 

Ces  idées  leur  étaient  principalement  insinuées  par  un  nommé 
Wirburton  ^  méchant  garnement  très-impudent.  J'ai  lu  quelque 
chose  des  manuscrits  de  ce  fou  :  Dieu  nous  préserve  de  les 
voir  imprimés  un  jour!  Wirburton  prétend  que  Moïse  ne  croyait 
pas  à  l'immortalité  de  l'âme  ;  et  comme  en  effet  Moïse  n'en 
parla  jamais,  il  en  conclut  que  c'est  la  seule  preuve  que  sa 
mission  était  divine.  Cette  conclusion  absurde  fait  malheureuse- 
ment conclure  que  la  secte  juive  était  fausse  ;  les  impies  en  con- 
cluent par  conséquent  que  la  nôtre,  fondée  sur  la  juive,  est  fausse 
aussi,  et  que  cette  nôtre,  qui  est  la  meilleure  de  toutes,  étant 
fausse,  toutes  les  autres  sont  encore  plus  fausses;  qu'ainsi  il  n'y  a 
point  de  religion.  De  là  quelques  gens  viennent  à  conclure  qu'il 
n'y  a  point  de  Dieu  ;  ajoutez  à  ces  conclusions  que  ce  petit  Wir- 
burton est  un  intrigant  et  un  calomniateur.  Voyez  quel  danger! 

Un  autre  fou  nommé  Necdham,  qui  est  eu  secret  jésuite,  va 
bien  plus  loin.  Cet  animal,  comme  vous  le  savez  d'ailleurs,  et 
comme  on  vous  l'a  tant  dit-,  s'imagine  qu'il  a  créé  des  anguilles 
avec  de  la  farine  de  seigle  et  du  jus  de  mouton  ;  que  sur-le-champ 
ces  anguilles  en  ont  produit  d'autres  sans  accouplement.  Aussitôt 
nos  philosophes  décident  qu'on  peut  faire  des  hommes  avec  de 
la  farine  de  froment  et  du  jus  de  perdrix,  parce  qu'ils  doivent 
avoir  une  origine  plus  noble  que  celle  des  anguilles  ;  ils  préten- 
dent que  ces  hommes  en  produiront  d'autres  incontinent  ;  qu'ainsi 
ce  n'est  i)oint  Dieu  qui  a  fait  l'homme;  que  tout  s'est  fait  de  soi- 
même  ;  qu'on  peut  très-bien  se  passer  de  Dieu;  (lu'il  n'y  a  point 

1.  Il  n'est  pas  clinirilc  de  deviner  (jui  Voll;iire  dési;:iie  ici.  Il  n'a  ehanué  qu'une 
lettre;  voyez  la  note  1  de  la  paj^e  suivante. 

2.  Voyez  ci-dessus,  paye  333;  cl  dans  les  Mélauries,  année  17G8,  le  chapitre  \ui 
des  Sin(jularilés  de  la  nalure. 


CHAPITRE    V.  539 

de  Dieu.  Jugez  quels  ravages  le  Coheleth  mal  entendu,  et  Wirbur- 
ton'  et  Xeedham  bien  entendus,  peuvent  faire  dans  de  jeunes 
cœurs  tout  pétris  de  passions,  et  qui  ne  raisonnent  que  d'après 
elles. 

Mais,  ce  qu'il  y  avait  de  pis,  c'est  que  Jenni  avait  des  dettes 
par-dessus  les  oreilles  ;  il  les  payait  d'une  étrange  façon.  Un  de 
ses  créanciers  était  venu  le  jour  même  lui  demander  cent  guinées 
pendant  que  nous  étions  en  parlement.  Le  beau  Jenni,  qui 
jusque-là  paraissait  très-doux  et  très-poli,  s'était  battu  avec  lui, 
et  lui  avait  donné  pour  tout  payement  un  bon  coup  d'épée.  On 
craignait  que  le  blessé  n'en  mourût  :  Jenni  allait  être  mis  en 
prison  et  risquait  d'être  pendu,  malgré  la  protection  de  milord 
Peterborough. 

CHAPITRE  V. 

OX     VEUT     MARIER     JEN.M. 

Il  VOUS  souvient,  mon  cher  ami,  delà  douleur  et  de  l'indigna- 
tion qu'avait  ressenties  le  vénérable  Freind  quand  il  apprit  que 
son  clier  Jenni  était  à  Barcelone  dans  les  prisons  du  saint-office; 
croyez  qu'il  fut  saisi  d'un  plus  violent  transport  en  apprenant  les 
déportements  de  ce  malheureux  enfant,  ses  débauches,  ses  dissi- 
pations, sa  manière  de  payer  ses  créanciers,  et  son  danger  d'être 
pendu.  Mais  Freind  se  contint.  C'est  une  chose  étonnante  que 
l'empire  de  cet  excellent  homme  sur  lui-même.  Sa  raison  com- 
mande à  son  cœur,  comme  un  bon  maître  à  un  bon  domestique. 
Il  fait  tout  à  propos,  et  agit  prudemment  avec  autant  de  célérité 
que  les  imprudents  se  déterminent.  «Il n'est  pas  temps,  dit-il,  de 
prêcher  Jenni;  il  faut  le  tirer  du  précipice.  » 

Vous  saurez  que  notre  ami  avait  touché  la  veille  une  très- 
grosse  somme  de  la  succession  de  George  Hubert,  son  oncle.  Il 
va  chercher  lui-même  notre  grand  chirurgien  Cheselden^  Nous 
le  trouvons  heureusement,  nous  allons  ensemble  chez  le  créan- 
cier blessé.  M.  Freind  fait  visiter  sa  plaie,  elle  n'était  pas  mortelle. 


i.  Warburtoii,  évêque  de  Glocester,  auteur  d'un  livre  intitulé  la  Légation  de 
Moïse:  il  en  est  beaucoup  question  dans  plusieurs  ouvrages  de  M.  de  Voltaire, 
contre  qui  Warburton  a  écrit  avec  ce  ton  de  supériorité  que  les  érudits,  qui  ne 
savent  que  ce  qu'ont  pensé  les  autres,  ne  manquent  jamais  de  prendre  avec  les 
hommes  de  génie.  (K.) 

2.  Voyez  ce  que  Voltaire  dit  de  Cheselden,  tomes  XVIJI.  page  404;  XX, 
page  504;  et  dans  le  tome  XIV,  le  chapitre  xxxiii  du  Siècle  de  Louis  XIV. 


540  ■     HISTOIRE    DE    JENNI. 

Il  donne  au  patient  les  cent  guinées  pour  premier  appareil,  et 
cinquante  autres  en  forme  de  réparation  ;  il  lui  demande  pardon 
pour  son  fils;  il  lui  exprime  sa  douleur  avec  tant  de  tendresse, 
avec  tant  de  vérité,  que  ce  pauvre  homme,  qui  était  dans  son  lit, 
l'embrasse  en  versant  des  larmes,  et  veut  lui  rendre  son  argent. 
Ce  spectacle  étonnait  et  attendrissait  le  jeune  M.  Cheselden,  qui 
commence  à  se  faire  une  grande  réputation,  et  dont  le  cœur  est 
aussi  bon  que  son  coup  d'ceil  et  sa  main  sont  habiles.  J'étais 
ému,  j'étais  hors  de  moi  ;  je  n'avais  jamais  tant  révéré,  tant  aimé 
notre  ami. 

Je  lui  demandai,  en  retournant  à  sa  maison,  s'il  ne  ferait  pas 
venir  son  tils  chez  lui,  s'il  ne  hii  représenterait  pas  ses  fautes. 
«  Non,  dit-il;  je  veux  qu'il  les  sente  avant  que  je  lui  eu  parle. 
Soupons  ce  soir  tous  deux  ;  nous  verrons  ensemble  ce  que  l'hon- 
nêteté m'oblige  de  faire.  Les  exemples  corrigent  bien  mieux  que 
les  réprimandes.  » 

J'allai,  en  attendant  le  souper,  chez  Jenni  ;  je  le  trouvai, 
comme  je  pense  que  tout  homme  est  après  son  premier  crime, 
pâle,  l'œil  égaré,  la  voix  rauque  et  entrecoupée,  l'esprit  agité, 
répondant  de  travers  à  tout  ce  qu'on  lui  disait.  Enfin  je  lui  appris 
ce  que  son  père  venait  de  faire.  Il  resta  immobile,  me  regarda 
fixement,  puis  se  détourna  un  moment  pour  verser  quelques 
larmes.  J'en  augurai  bien;  je  conçus  une  grande  espérance  que 
Jenni  pourrait  être  un  jour  très-honnête  homme.  J'allais  me  jeter 
à  son  cou,  lorsque  M'"''  Clive-Hart  entra  avec  un  jeune  étourdi  de 
ses  amis,  nommé  Jîirton. 

«  Eh  bien  !  dit  la  dame  en  riant,  est-il  vrai  que  tu  as  tué  un 
homme  aujourd'hui?  C'était  apparemment  quelque  ennuyeux; 
il  est  bon  de  délivrer  le  monde  de  ces  gens-là.  Quand  il  te  prendra 
envie  d'en  tuer  quelque  autre,  je  te  prie  de  donner  la  préférence 
à  mon  mari,  car  il  m'ennuie  furieusement.  » 

Je  regardais  cette  femme  des  pieds  jusqu'à  la  têto.  Elle  était 
belle  ;  mais  elle  me  parut  avoir  quelque  chose  de  sinistre  dans  la 
physionomie.  Jenni  n'osait  répondre,  et  baissait  les  yeux,  parce 
que  j'étais  là.  «  Qu'as-tu  donc,  mon  ami?  lui  dit  Birton,  il  semble 
que  tu  aies  fait  quelque  mal-,  je  viens  te  romollro  Ion  péché. 
Tiens,  voici  un  petit  livre  que  je  viens  d'acheter  chez  Lintot;  il 
prouve,  comme  deux  et  deux  font  quatre,  qu'il  n'y  a  ni  Dieu,  ni 
vice,  ni  vertu  :  cela  est  consolant.  Hiivons  ensemble.  » 

A  cet  étrange  discours  je  me  relirai  au  plus  vite.  Je  fis  sentir 
discrètement  à  M.  Frcind  combien  son  fils  avait  besoin  de  sa  pré- 
sence et  de  ses  conseils.  «  Je  le  conçois  comme  vous,  dit  ce  bon 


CHAPITRE    V.  541 

père;  mais  commençous  par  payer  ses  dettes.»  Toutes  furent 
acquittées  dès  le  lendemain  matin.  Jenni  vint  se  jeter  à  ses  pieds. 
Croiriez-vous  bien  que  le  père  ne  lui  fit  aucun  reproche?  Il  l'aban- 
donna à  sa  conscience,  et  lui  dit  seulement  :  <i  Mon  fils,  souvenez- 
vous  qu'il  n'y  a  point  de  bonheur  sans  la  Acrtu.  » 

Ensuite  il  maria  Boca  Vermeja  avec  le  bachelier  de  Catalogne, 
pour  qui  elle  avait  un  penchant  secret,  malgré  les  larmes  quelle 
avait  répandues  pour  Jenni  :  car  tout  cela  s'accorde  merveilleuse- 
ment chez  les  femmes.  On  dit  que  c'est  dans  leurs  cœurs  que 
toutes  les  contradictions  se  rassemblent.  C'est,  sans  doute,  parce 
qu'elles  ont  été  pétries  originairement  d'une  de  nos  côtes. 

Le  généreux  Freind  paya  la  dot  des  deux  mariés  ;  il  plaça 
bien  tous  ses  nouveaux  convertis,  par  la  protection  de  milord 
Peterborough  :  car  ce  n'est  pas  assez  d'assurer  le  salut  des  gens,  il 
faut  les  faire  vivre. 

Ayant  dépêché  toutes  ces  bonnes  actions  avec  ce  sang-froid 
actif  qui  m'étonnait  toujours,  il  conclut  qu'il  n'y  avait  d'autre 
parti  à  prendre  pour  remettre  son  iils  dans  le  chemin  des  hon- 
nêtes gens  que  de  le  marier  avec  une  personne  bien  née  qui  eût 
de  la  beauté,  des  mœurs,  de  l'esprit,  et  même  un  peu  de  richesse  ; 
que  c'était  le  seul  moyen  de  détacher  Jenni  de  cette  détestable 
Clive-Hart,  et  des  gens  perdus  qu'il  fréquentait. 

J'avais  entendu  parler  de  W"'  Primerose,  jeune  héritière 
élevée  par  milad  y  Hervey,  sa  parente.  Milord  Peterborough  m'in- 
troduisit chez  milady  Ilervey.  Je  vis  miss  Primerose,  et  je  jugeai 
qu'elle  était  bien  capable  de  remplir  toutes  les  vues  de  mon  ami 
Freind.  Jenni,  dans  sa  vie  débordée,  avait  un  profond  respect 
pour  son  père,  et  même  de  la  tendresse.  Il  était  touché  principa- 
lement de  ce  que  son  père  ne  lui  faisait  aucun  reproche  de  sa 
conduite  passée.  Ses  dettes  payées  sans  l'en  avertir,  des  conseils 
sages  donnés  à  propos  et  sans  réprimandes,  des  marques  d'amitié 
échappées  de  temps  en  temps  sans  aucune  familiarité  qui  eût  pu 
les  avihr:  tout  cela  pénétrait  Jenni,  né  sensible  et  avec  beaucoup 
d'esprit.  J'avais  toutes  les  raisons  de  croire  que  la  fureur  de  ses 
désordres  céderait  aux  charmes  de  Primerose  et  aux  étonnantes 
vertus  de  mon  ami. 

Milord  Peterborough  lui-même  présenta  d'abord  le  père,  et 
ensuite  Jenni  chez  milady  Hervey.  Je  remarquai  que  l'extrême 
beauté  de  Jenni  fit  d'abord  une  impression  profonde  sur  le  cœur 
de  Primerose:  car  je  la  vis  baisser  les  yeux,  les  relever,  et  rougir. 
Jenni  ne  parut  que  poli,  et  Primerose  avoua  à  milady  Hervey 
qu'elle  eût  bien  souhaité  que  cette  politesse  fût  de  l'amour. 


542  HISTOIRE   DE   JliN.NI. 

Peu  à  peu  notre  heau  jeune  homme  démêla  tout  le  mérite  de 
cette  incomparable  fille,  quoiqu'il  fût  subjugué  par  Tinfàme  Clive- 
Hart.  Il  était  comme  cet  Indien  invité  par  un  ange  à  cueillir  un 
fruit  céleste,  et  retenu  par  les  griffes  d'un  dragon.  Ici  le  souvenir 
de  ce  que  j'ai  vu  me  suffoque.  Mes  pleurs  mouillent  mon  papier. 
Quand  j'aurai  repris  mes  sens,  je  reprendrai  le  fil  de  mon 
histoire. 

CHAPITRE    YI. 

A^  EN  TIRE      ÉPOUVANTABLE. 

On  était  prêt  à  conclure  le  mariage  de  la  belle  Primerose 
avec  le  beau  Jenni.  Notre  ami  Freind  n'avait  jamais  goûté  une 
joie  plus  pure;  je  la  partageais.  Voici  comment  elle  fut  changée 
en  un  désastre  que  je  puis  à  peine  comprendre. 

La  Clive-Hart  aimait  Jenni  en  lui  faisant  continuellement  des 
infidélités.  C'est  le  sort,  dit-on,  de  toutes  les  femmes  qui,  en 
méprisant  trop  la  pudeur,  ont  renoncé  ;\  la  probité.  Elle  trahis- 
sait surtout  son  cher  Jenni  pour  son  cher  Birton  et  pour  un  autre 
débauché  de  la  môme  trempe.  Ils  vivaient  ensemble  dans  la  cra- 
pule ;  et,  ce  qui  ne  se  voit  peut-être  que  dans  notre  nation,  c'est 
qu'ils  avaient  tous  de  l'esprit  et  de  la  valeur.  Malheureusement 
ils  n'avaient  jamais  plus  d'esprit  que  contre  Dieu.  La  maison  de 
M""=  Clive-Hart  était  le  rendez-vous  des  athées.  Encore  s'ils  avaient 
été  des  athées  gens  de  bien,  comme  Épicure  et  Leontium,  comme 
Lucrèce  et  Memmius,  comme  Spinosa,  qu'on  dit  avoir  été  un  des 
plus  honnêtes  hommes  de  la  Hollande;  comme  Hobbes,  si  fidèle 
à  son  infortuné  monarque  Charles  I"....  Mais!..,. 

Quoi  qu'il  en  soit,  Clive-Hart,  jalouse  avec  fureur  de  la  tendre 
et  innocente  Primerose,  sans  être  fidèle  à  Jenni,  ne  put  souffrir 
cet  heureux  mariage.  Elle  médite  une  vengeance  dont  je  ne  crois 
pas  qu'il  y  ait  d'exemple  dans  notre  ville  de  Londres,  où  nos 
pères  cependant  ont  vu  tant  de  crimes  de  tant  d'espèces. 

Elle  sut  que  Primerose  devait  passer  devant  sa  porte  en  reve- 
nant de  la  Cité,  où  cette  jeune  personne  était  allée  faire  des 
emplettes  avec  sa  femme  de  cbambre.  Elle  prend  ce  temps  pour 
faire  travailler  à  un  petit  canal  souterrain  qui  conduisait  Teau 
dans  ses  offices. 

Le  carrosse  de  Primerose  fut  obligé,  en  revenant,  de  s'arrêter 
vis-à-vis  cet  embarras.  La  Clive-Hart  se  présente  à  elle,  la  prie  de 
descendre,  de  se  reposer,  d'accepter  quelques  rafraîchissements, 


CHAPITRE    VI.  o43 

en  attendant  que  le  chemin  soit  libre.  La  Lelle  Primerose  trem- 
blait à  cette  proposition  ;  mais  Jenni  était  dans  le  vestibule.  Un 
mouvement  involontaire,  plus  fort  que  la  réflexion,  la  fit  descen- 
dre. Jenni  courait  au-devant  d'elle,  et  lui  donnait  déjà  la  main. 
Elle  entre  ;  le  mari  de  la  Clive-Hart  était  un  ivrogne  imbécile, 
odieux  à  sa  femme  autant  que  soumis,  à  charge  même  par  ses 
complaisances.  Il  présente  d'abord,  en  balbutiant,  des  rafraîchis- 
sements à  la  demoiselle  qui  honore  sa  maison,  il  en  boit  après 
elle.  La  dame  Clive-Hart  les  emporte  sur-le-champ,  et  en  fait 
présenter  d'autres.  Pendant  ce  temps  la  rue  est  débarrassée.  Pri- 
merose remonte  en  carrosse  et  rentre  chez  sa  mère. 

Au  bout  d'un  quart  d'heure  elle  se  plaint  d'un  mal  de  cœur 
et  d'un  étourdissement.  On  croit  que  ce  petit  dérangement  n'est 
que  TefTet  du  mouvement  du  carrosse  ;  mais  le  mal  augmente  de 
moment  en  moment,  et  le  lendemain  elle  était  à  la  mort.  Nous 
courûmes  chez  elle,  M.  Freind  et  moi.  Nous  trouvâmes  cette 
charmante  créature,  pâle,  livide,  agitée  de  convulsions,  les  lèvres 
retirées,  les  yeux  tantôt  éteints,  tantôt  étincelants,  et  toujours 
fixes.  Des  taches  noires  défiguraient  sa  belle  gorge  et  son  beau 
visage.  Sa  mère  était  évanouie  à  côté  de  son  lit.  Le  secourable 
Cheselden  prodiguait  en  vain  toutes  les  ressources  de  son  art.  Je 
ne  vous  peindrai  point  le  désespoir  de  Freind,  il  était  inexpri- 
mable. Je  vole  au  logis  de  la  Clive-Hart.  J'apprends  que  son  mari 
vient  de  mourir,  et  que  la  femme  a  déserté  la  maison.  Je  cherche 
Jenni  ;  on  ne  le  trouve  pas.  Une  servante  médit  que  sa  maîtresse 
s'est  jetée  aux  pieds  de  Jenni,  et  l'a  conjuré  de  ne  la  pas  aban- 
donner dans  son  malheur; qu'elle  est  partie  avec  Jenni  et  Birton, 
et  qu'on  ne  sait  où  elle  est  allée. 

Écrasé  de  tant  de  coups  si  rapides  et  si  multipliés,  l'esprit 
bouleversé  par  des  soupçons  horribles  que  je  chassais  et  qui  reve- 
naient, je  me  traîne  dans  la  maison  delà  mourante.  «Cependant, 
me  disais-je  à  moi-même,  si  cette  abominable  femme  s'est  jetée 
aux  genoux  de  Jenni,  si  elle  l'a  prié  d'avoir  pitié  d'elle,  il  n'est 
donc  point  complice.  Jenni  est  incapable  d'un  crime  si  lâche,  si 
affreux,  qu'il  n'a  eu  nul  intérêt,  nul  motif  de  commettre,  qui  le  pri- 
verait d'une  femme  adorable  etdesa  fortune,  qui  le  rendrait  exé- 
crable au  genre  humain  :  faible,  il  se  sera  laissé  subjuguer  par 
une  malheureuse  dont  il  n'aura  pas  connu  les  noirceurs.  Il  n'a 
point  vu  comme  moi  Primerose  expirante;  il  n'aurait  pas  quitté 
le  chevet  de  son  ht  pour  suivre  l'empoisonneuse  de  sa  femme.  » 
Dévoré  de  ces  pensées,  j'entre  en  frissonnant  chez  celle  que  je 
craignais  de  ne  plus  trouver  en  vie  :  elle  retirait  ;  le  vieux  Clive- 


544  HISTOIRE    DE   JENNI. 

Hart  avait  succombé  en  un  moment,  parce  que  son  corps  était 
usé  par  les  débauches  ;  mais  la  jeune  Primerose  était  soutenue  par 
un  tempérament  aussi  robuste  que  son  âme  était  pure.  Elle 
m'aperçut,  et  d'une  voix  tendre  elle  me  demanda  où  était  Jenni. 
A  ce  mot  j'avoue  qu'un  torrent  de  larmes  coula  de  mes  yeux.  Je 
ne  pus  lui  répoudre.  Je  ne  pus  parler  au  père.  Il  fallut  la  laisser 
enfin  entre  les  mains  fidèles  qui  la  servaient. 

Nous  allâmes  instruire  milord  de  ce  désastre.  Vous  connaissez 
son  cœur:  il  est  aussi  tendre  pour  ses  amis  que  terrible  pour  ses 
erfnemis.  Jamais  homme  ne  fut  plus  compatissant  avec  une  physio- 
nomie plus  dure.  Il  se  donna  autant  de  peine  pour  secourir  la 
mourante,  pour  découvrir  l'asile  de  Jenni  et  de  sa  scélérate,  qu'il 
en  avait  pris  pour  donner  l'Espagne  à  l'archiduc.  Toutes  nos 
recherches  furent  inutiles.  Je  crus  que  Freind  en  mourrait.  Nous 
volions  tantôt  chez  Primerose,  dont  l'agonie  était  longue,  tantôt 
à  Rochester,  à  Douvres,  à  Portsmouth  ;  on  envoyait  des  courriers 
partout,  on  était  partout,  on  errait  à  l'aventure,  comme  des  chiens 
de  chasse  qui  ont  perdu  la  voie;  et  cependant  la  mère  infortunée 
de  l'infortunée  Primerose  voyait  d'heure  en  heure  mourir  sa  fille. 

Enfin  nous  apprenons  qu'une  femme  assezjeune  et  assez  belle, 
accompagnée  de  trois  jeunes  gens  et  de  quelques  valets,  s'est 
embarquée  à  Newport  dans  le  comté  de  Pembroke,  sur  un  petit 
vaisseau  qui  était  à  la  rade,  plein  de  contrebandiers,  et  que  ce 
bâtiment  est  parti  pour  l'Amérique  septentrionale. 

Freind,  à  cette  nouvelle,  poussa  un  profond  soupir  ;  puis,  tout 
à  coup  se  recueillant  et  me  serrant  la  main  :  a  II  faut,  dit-il,  que 
j'aille  en  Amérique.  »  Je  lui  répondis  en  l'admirant  et  en  pleu- 
rant: «  Je  ne  vous  quitterai  pas;  mais  que  pourrez-vous  faire? 

—  Ramener  mon  fils  unique,  dit-il,  àsa  pairie  et  à  la  vertu,  ou 
m'ensevelir  auprès  de  lui.  »  Nous  ne  pouvions  douter  en  efl"etaux 
indices  qu'on  nousdonna  que  ce  ne  fût  Jenni  qui  s'était  embarqué 
avec  cette  horrible  femme  et  Rirton, et  les  garnements  du  cortège. 

Le  bon  père,  ayant  pris  son  parti,  dit  adieu  â  milord  Poter- 
borough,  qui  retourna  bientôt  en  Catalogne  ;  et  nous  allâmes  fréter 
à  Rrislol  un  vaisseau  pour  la  rivière  de  Delaware  et  pour  la  baie 
de  Maryland.  Freind  conckuiit  que  ces  parages  étant  au  mibcu 
des  possessions  anglaises,  il  fallait  y  diriger  sa  navigation,  soit 
que  son  fils  fût  vers  le  sud,  soit  qu'il  eût  marché  vers  le  septen- 
trion. Il  se  munit  d'argent,  de  lettres  de  change,  et  de  vivres, 
laissant  à  Londres  un  domestique  affidé,  chargé  de  lui  donner 
des  nouvelles  par  les  vaisseaux  qui  allaient  toutes  les  semaines 
dans  le  Maryland  ou  dans  la  Pensylvanie. 


CHAPITRE    VII.  o45 

Nous  partîmes  ;  les  gens  de  l'équipage,  en  voyant  la  sérénité 
sur  le  visage  de  Freind, croyaient  que  nous  faisions  un  voyage  de 
plaisir;  mais,  quand  il  n'avait  que  moi  pour  témoin,  ses  soupirs 
m'expliquaient  assez  sa  douleur  profonde.  Je  m'applaudissais 
quelquefois  en  secret  de  l'honneur  de  consoler  une  si  belle  ùme. 
Un  vent  d'ouest  nous  retint  longtemps  à  la  hauteur  des  Sorhn- 
gues.  Nous  fûmes  obligés  de  diriger  notre  route  vers  la  No'uvelle- 
Angleterre.  Que  d'informations  nous  fîmes  sur  toute  la  côte! 
que  de  temps  et  de  soins  perdus!  Enfin  un  vent  de  nord-est  s'étant 
levé,  nous  tournâmes  vers  Maryland.  C'est  là  qu'on  nous  dépei- 
gnit Jenni,  la  Chve-Hart,  et  leurs  compagnons. 

Ils  avaient  séjourné  sur  la  côte  pendant  plus  d'un  mois,  et 
avaient  étonné  toute  la  colonie  par  des  débauches  et  des  magni- 
ficences inconnues  jusqu'alors  dans  cette  partie  du  globe;  après 
quoi  ils  étaient  disparus,  et  personne  ne  savait  de  leurs  nouvelles. 

Nous  avançâmes  dans  la  baie  avec  le  dessein  d'aller  jusqu'à 
Baltimore  prendre  de  nouvelles  informations. 


CHAPITRE   VII. 

CE     QUI     ARRIVA     EN     AMÉRIOLE. 

Nous  trouvâmes  dans  la  route,  sur  la  droite,  une  habitation 
très-bien  entendue.  C'était  une  maison  basse,  commode  et  propre, 
entre  une  grange  spacieuse  et  une  vaste  étable,  le  tout  entouré 
d'un  jardin  où  croissaient  tous  les  fruits  du  pays.  Cet  enclos  appar- 
tenait à  un  vieillard  qui  nous  invita  à  descendre  dans  sa  retraite. 
II  n'avait  pas  l'air  d'un  Anglais,  et  nous  jugeâmes  bientôt  à  son 
accent  qu'il  était  étranger.  Nous  ancrâmes;  nous  descendîmes; 
ce  bonhomme  nous  reçut  avec  cordialité,  et  nous  donna  le  meil- 
leur repas  qu'on  puisse  faire  dans  le  nouveau  monde. 

Nous  lui  insinuâmes  discrètement  notre  désir  de  savoir  à  qui 
nous  avions  l'obligation  d'être  si  bien  reçus,  u  Je  suis,  dit-il,  un 
de  ceux  que  vous  appelez  sauvages  :  je  naquis  sur  une  des  mon- 
tagnes bleues  qui  bordent  cette  contrée,  et  que  vous  voyez  à  l'oc- 
cident. Un  gros  vilain  serpent  à  sonnette  m'avait  mordu  dans 
mon  enfance  sur  une  de  ces  montagnes  ;  j'étais  abandonné  ; 
j'allais  mourir.  Ue  père  de  milord  Baltimore  d'aujourd'hui  me 
rencontra,  me  mit  entre  les  mains  de  sou  médecin,  et  je  lui  dus 
la  vie.  Je  lui  rendis  bientôt  ce  que  je  lui  devais,  car  je  lui  sauvai 
la  sienne  dans  un  combat  contre  une  horde  voisine.  Il  me  donna 
pour  récompense  cette  habitation,  où  je  vis  heureux.  » 

21.  —  Romans.  35 


346  HISTOIRE    DE    JENNI. 

M.  Freine!  lui  demanda  s'il  était  de  la  religion  du  lord  Balti- 
more. «  Moi!  dit-il,  je  suis  de  la  mienne  ;  pourquoi  voudriez-vous 
que  je  fusse  de  la  religion  d'un  autre  liomme?  »  Cette  réponse 
courte  et  énergique  nous  fit  rentrer  un  peu  en  nous-mêmes, 
«  Vous  avez  donc,  lui  dis-je,  votre  dieu  et  votre  loi? 

—  Oui,  nous  répondit-il  avec  une  assurance  qui  n'avait  rien  de 
la  fierté  ;  mon  dieu  est  là  »,  et  il  montra  le  ciel  ;  «  ma  loi  est  là- 
dedans  »,  et  il  mit  la  main  sur  son  cœur.  M.  Freind  fut  saisi 
d'admiration,  et,  me  serrant  la  main  :  ((  Cette  pure  nature,  me 
dit-il,  en  sait  plus  que  tous  les  bacheliers  qui  ont  raisonné  avec 
nous  dans  Barcelone,  » 

Il  était  pressé  d'apprendre,  s'il  se  pouvait,  quelque  nouvelle 
certaine  de  son  fils  Jenni,  C'était  un  poids  qui  l'oppressait.  Il 
demanda  si  on  n'avait  pas  entendu  parler  de  cette  bande  de 
jeunes  gens  qui  avaient  fait  tant  de  fracas  dans  les  environs, 
«  Comment!  dit  le  vieillard,  si  on  m'en  a  parlé!  Je  les  ai  vus,  je 
les  ai  reçus  chez  moi,  et  ils  ont  été  si  contents  de  ma  réception 
qu'ils  sont  partis  avec  une  de  mes  filles.  » 

Jugez  quel  fut  le  frémissement  et  l'effroi  de  mon  ami  à  ce 
discours.  Il  ne  put  s'empêcher  de  s'écrier  dans  son  premier  mou- 
vement :  ((  Quoi!  votre  fille  a  été  enlevée  par  mon  ûls! 

—  Bon  Anglais,  lui  repartit  le  vieillard,  ne  te  fâche  point;  je 
suis  très-aise  que  celui  qui  est  parti  de  chez  moi  avec  ma  fille  soit 
ton  fils,  car  il  est  beau,  bien  fait,  et  paraît  courageux.  Il  ne  m'a  point 
enlevé  ma  chère  Parouba  :  car  il  faut  que  tu  saches  que  Parouba 
est  son  nom,  parce  que  Parouba  est  le  mien.  S'il  m'avait  pris  ma 
Parouba,  ce  serait  un  vol  ;  et  mes  cinq  enfants  mâles,  qui  sont  à 
présent  à  la  chasse  dans  le  voisinage,  à  quarante  ou  cinquante 
milles  d'ici,  n'auraient  pas  souffert  cet  affront.  C'est  un  grand 
péché  de  voler  le  bien  d'autrui.  Ma  fille  s'en  est  allée  de  son  plein 
gré  avec  ces  jeunes  gens;  elle  a  voulu  voir  le  pays  :  c'est  une 
petite  satisfaction  qu'on  ne  doit  pas  refuser  à  une  personne  de 
son  âge.  Ces  voyageurs  me  la  rendront  avant  qu'il  soit  un  mois; 
j'en  suis  sûr,  car  ils  me  l'ont  promis.  »  Ces  paroles  m'auraient 
fait  rire,  si  la  douleur  où  je  voyais  mon  ami  plongé  n'aAait  pas 
pénétré  mon  àme,  qui  en  était  tout  occupée. 

Le  soir,  tandis  que  nous  étions  prêts  à  partir  et  à  profiter  du 
vent,  arrive  un  des  fils  de  Parouba  tout  essoufllé,  la  pâleur,  l'hor- 
reur et  le  désespoir  sur  le  visage.  «  Qu'as-tu  donc,  mon  111s? 
d'où  viens-tu?  Je  te  croyais  à  la  chasse;  que  t'est-il  arrivé?  Es-tu 
blessé  par  quelque  bête  sauvage? 

—  Non,  mon  père,  je  ne  suis  point  blessé,  mais  je  me  meurs. 


CHAPITRE    VH.  547 

—  Mais  d'où  viens-tu,  encore  une  fois,  mon  cher  fils? 

—  De  quarante  milles  d'ici  sans  m'arrêter;  mais  je  suis 
mort.  » 

Le  père,  tout  tremblant,  le  fait  reposer.  On  lui  donne  des  res- 
taurants; nous  nous  empressons  autour  de  lui,  ses  petits  frères, 
ses  petites  sœurs,  M.  Freind,  et  moi,  et  nos  domestiques.  Quand 
il  eut  repris  ses  sens,  il  se  jeta  au  cou  du  bon  vieillard  Parouba, 
«  Ah!  dit-il  en  sanglotant,  ma  sœur  Parouba  est  prisonnière  de 
guerre,  et  probablement  va  être  mangée.  )> 

Le  bonhomme  Parouba  tomba  par  terre  à  ces  paroles. 
M.  Freind,  qui  était  père  aussi,  sentit  ses  entrailles  s'émouvoir. 
Enfin  Parouba  le  fils  nous  apprit  qu'une  troupe  de  jeunes  Anglais 
fort  étourdis  avaient  attaqué  par  passe-temps  des  gens  de  la  mon- 
tagne bleue.  «  Ils  avaient,  dit-il,  avec  eux  une  très-belle  femme 
et  sa  suiA^ante  ;  et  je  ne  sais  comment  ma  sœur  se  trouvait 
dans  cette  compagnie.  La  belle  Anglaise  a  été  tuée  et  mangée  ;  ma 
sœur  a  été  prise,  et  sera  mangée  tout  de  même.  Je  viens  ici  cher- 
cher du  secours  contre  les  gens  de  la  montagne  bleue  ;  je  veux 
les  tuer,  les  manger  à  mon  tour,  reprendre  ma  chère  sœur,  ou 
mourir.  » 

Ce  fut  alors  à  M.  Freind  de  s'évanouir;  mais  l'habitude  de  se 
commander  à  lui-même  le  soutint,  a  Dieu  m'a  donné  un  fils,  me 
dit-il  ;  il  reprendra  le  fils  et  le  père  quand  le  moment  d'exécuter 
ses  décrets  éternels  sera  venu.  Mon  ami,  je  serais  tenté  de  croire 
que  Dieu  agit  quelquefois. par  une  providence  particulière,  sou- 
mise à  ses  lois  générales,  puisqu'il  punit  en  Amérique  des  crimes 
commis  en  Europe,  et  que  la  scélérate  Clive-Hart  est  morte 
comme  elle  devait  mourir.  Peut-être  le  souverain  fabricateur  de 
tant  de  mondes  aura-t-il  arrangé  les  choses  de  façon  que  les 
grands  forfaits  commis  dans  un  globe  sont  expiés  quelquefois 
dans  ce  globe  même.  Je  n'ose  le  croire,  mais  je  le  souhaite;  et  je 
le  croirais  si  cette  idée  n'était  pas  contre  toutes  les  règles  de  la 
bonne  métaphysique.  » 

Après  des  réflexions  si  tristes  sur  de  si  fatales  aventures,  fort 
ordinaires  en  Amérique,  Freind  prit  son  parti  incontinent  selon 
sa  coutume.  «  J'ai  un  bon  vaisseau,  dit-il  à  son  hôte,  il  est  bien 
approvisionné  ;  remontons  le  golfe  avec  la  marée  le  plus  près  que 
nous  pourrons  des  montagnes  bleues.  Mon  affaire  la  plus  pressée 
est  à  présent  de  sauver  votre  fille.  Allons  vers  vos  anciens  compa- 
triotes; vous  leur  direz  que  je  viens  leur  apporter  le  calumet  de 
la  paix,  et  que  je  suis  le  petit-fils  de  Peun  :  ce  nom  seul  suffira.  » 
A  ce  nom  de  Penn,  si  révéré  dans  toute  l'Amérique  boréale,  le 


548  HISTOIRE    DE    JENNI. 

bon  Parouba  et  son  fils  sentirent  les  mouvements  du  plus  pro- 
fond respect  et  de  la  plus  clière  espérance.  Nous  nous  embar- 
quons, nous  mettons  à  la  voile,  nous  abordons  en  trente-six 
heures  auprès  de  Baltimore. 

A  peine  étions-nous  à  la  vue  de  cette  petite  place,  alors  pres- 
que déserte,  que  nous  découvrîmes  de  loin  une  troupe  nombreuse 
d'habitants  des  montagnes  bleues  qui  descendaient  dans  la  plaine, 
armés  de  casse-têtes,  de  haches,  et  de  ces  mousquets  que  les 
Européans  leur  ont  si  sottement  vendus  pour  avoir  dos  pellete- 
ries. On  entendait  déjà  leurs  hurlements  effroyables.  D'un  autre 
côté  s'avançaient  quatre  cavaliers  suivis  de  quelques  hommes  de 
pied.  Cette  petite  troupe  nous  prit  pour  des  gens  de  Baltimore 
qui  venaient  les  combattre.  Les  cavaliers  courent  sur  nous  à 
bride  abattue,  le  sabre  à  la  main.  Nos  compagnons  se  préparaient 
à  les  recevoir,  M.  Freind,  ayant  regardé  fixement  les  cavaliers, 
frissonna  un  moment;  mais,  reprenant  tout  à  coup  son  sang- 
froid  ordinaire  :  «  Ne  bougez,  mes  amis,  nous  dit-il  d'une  voix 
attendrie  ;  laissez-moi  agir  seul,  »  Il  s'avance  en  effet  seul,  sans 
armes,  à  pas  lents,  vers  la  troupe.  Nous  voyons  en  un  moment  le 
chef  abandonner  la  bride  de  son  cheval,  sejeter  à  terre,  et  tom- 
ber prosterné.  Nous  poussons  un  cri  d'étonnemeut;  nous  appro- 
chons :  c'était  Jenni  lui-même  qui  baignait  de  larmes  les  pieds 
de  son  père,  qu'il  embrassait  de  ses  mains  tremblantes.  Ni  l'un 
ni  l'autre  ne  pouvait  parler.  Birton  et  les  deux  jeunes  cavaliers 
qui  l'accompagnaient  descendirent  de  cheval.  Mais  Birton,  con- 
servant son  caractère,  lui  dit  :  «  Pardieu!  notre  cher  Freind,  je 
ne  t'attendais  pas  ici.  Toi  et  moi  nous  sommes  faits  pour  les 
aventures  ;  pardieu!  je  suis  bien  aise  de  te  voir.  » 

Freind,  sans  daigner  lui  répondre,  se  tourna  vers  l'armée  des 
montagnes  bleues  qui  s'avançait,  11  marche  à  elle  avec  le  seul 
Parouba,  qui  lui  servait  d'interprète,  «  Compatriotes,  leur  dit 
Parouba,  voici  le  descendant  de  Penn  qui  vous  apporte  le  calumet 
de  la  paix.  » 

A  ces  mots,  le  plus  ancien  du  pcui)lc  répondit,  en  élevant  les 
mains  et  les  yeux  au  ciel:  «  Un  fils  de  Penn!  que  je  baise  ses 
pieds  et  ses  mains,  et  ses  parties  sacrées  de  la  génération^  !  Qu'il 
puisse  faire  une  longue  race  de  l^enn!  que  les  Penn  vivent  à 
jamais!  le  grand  Penn  est  notre  Manitou,  notre  dieu.  Ce  fut 
presque  le  seul  des  gens  d'Europe  qui  ne  nous  trompa  point,  qui 
ne  s'empara  point  de  nos  terres  par  la  force.  Il  acheta  le  pays 

1.  Voyez  tome  XVII,  page  ii. 


CHAPITRE    VII.  549 

que  nous  lui  cédâmes;  il  le  paya  libéralement;  il  entretint  chez 
nous  la  concorde;  il  apporta  des  remèdes  pour  le  peu  de  mala- 
dies que  notre  commerce  avec  les  gens  d'Europe  nous  communi- 
quait ;  il  nous  enseigna  des  arts  que  nous  ignorions.  Jamais  nous 
ne  fumâmes  contre  lui  ni  contre  ses  enfants  le  calumet  de  la 
guerre  ;  nous  n'avons  avec  les  Penn  que  le  calumet  de  l'adora- 
tion. » 

Ayant  parlé  ainsi  au  nom  de  son  peuple,  il  courut  en  effet 
baiser  les  pieds  et  les  mains  de  M.  Freind  ;  mais  il  s'abstint  de 
parvenir  aux  parties  sacrées  dès  qu'on  lui  dit  que  ce  n'était  pas 
l'usage  en  Angleterre,  et  que  chaque  pays  a  ses  cérémonies. 

Freind  fit  apporter  sur-le-champ  une  trentaine  de  jambons, 
autant  de  grands  pâtés  et  de  poulardes  à  la  daube,  deux  cents 
gros  flacons  de  vin  de  Pontac  qu'on  tira  du  vaisseau;  il  plaça  à 
côté  de  lui  le  commandant  des  montagnes  bleues.  Jenni  et  ses 
compagnons  furent  du  festin;  mais  Jenni  aurait  voulu  être  cent 
pieds  sous  terre.  Son  père  ne  lui  disait  mot  ;  et  ce  silence  aug- 
mentait encore  sa  honte. 

Birton,  à  qui  tout  était  égal,  montrait  une  gaieté  évaporée. 
Freind,  avant  qu'on  se  mît  à  manger,  dit  au  bon  Parouba  :  «  11 
nous  manque  ici  une  personne  bien  chère,  c'est  votre  fille.  »  Le 
commandant  des  montagnes  bleues  la  fit  venir  sur-le-champ  ;  on 
ne  lui  avait  fait  aucun  outrage  ;  elle  embrassa  son  père  et  son 
frère,  comme  si  elle  fût  revenue  de  la  promenade. 

Je  profitai  de  la  liberté  du  repas  pour  demander  par  quelle 
raison  les  guerriers  des  montagnes  bleues  avaient  tué  et  mangé 
M"'^  Clive-Hart,  et  n'avaient  rien  fait  à  la  fille  de  Parouba,  «  C'est 
parce  que  nous  sommes  justes,  répondit  le  commandant.  Cette 
fière  Anglaise  était  de  la  troupe  qui  nous  attaqua  ;  elle  tua  un 
des  nôtres  d'un  coup  de  pistolet  par  derrière.  Nous  n'avons  rien 
fait  à  la  Parouba  dès  que  nous  avons  su  qu'elle  était  la  fille  d'un 
de  nos  anciens  camarades,  et  qu'elle  n'était  venue  ici  que  pour 
s'amuser:  il  faut  rendre  à  chacun  selon  ses  œuvres.  » 

Freind  fut  touché  de  cette  maxime,  mais  il  représenta  que  la 
coutume  de  manger  des  femmes  était  indigne  de  si  braves  gens, 
et  qu'avec  tant  de  vertu  on  ne  devait  pas  être  anthropophage. 

Le  chef  des  montagnes  nous  demanda  alors  ce  que  nous  fai- 
sions de  nos  ennemis  lorsque  nous  les  avions  tués.  «  Nous  les 
enterrons,   lui  répondis-je. 

—  J'entends,  dit-il  ;  vous  les  faites  manger  par  les  vers.  Nous 
voulons  avoir  la  préférence  ;  nos  estomacs  sont  une  sépulture 
plus  honorable.  » 


330  HISTOIRE    DE   JENNI. 

Birton  prit  plaisir  à  soutenir  l'opinion  des  montagnes  bleues. 
11  dit  que  la  coutume  de  mettre  son  prochain  au  pot  ou  à  la 
broche  était  la  plus  ancienne  et  la  plus  naturelle,  puisqu'on 
l'avait  trouvée  établie  dans  les  deux  hémisphères;  qu'il  était  par 
conséquent  démontré  que  c'était  là  une  idée  innée;  qu'on  avait 
été  à  la  chasse  aux  hommes  avant  d'aller  à  la  chasse  aux  bêtes, 
par  la  raison  qu'il  était  bien  plus  aisé  de  tuer  un  homme  que  de 
tuer  un  loup;  que  si  les  Juifs,  dans  leurs  livres  si  longtemps 
ignorés,  ont  imaginé  qu'un  nommé  Gain  tua  un  nommé  Abel,  ce 
ne  put  être  que  pour  le  manger  ;  que  ces  Juifs  eux-mêmes  avouent 
nettement  s'être  nourris  plusieurs  fois  de  chair  humaine';  que, 
selon  les  meilleurs  historiens,  les  Juifs  dévorèrent  les  chairs 
sanglantes  des  Romains  assassinés  par  eux  en  Egypte,  en  Chypre, 
en  Asie,  dans  leurs  révoltes  contre  les  empereurs  Trajan  et  Adrien. 

Nous  lui  laissâmes  débiter  ces  dures  plaisanteries,  dont  le 
fond  pouvait  malheureusement  être  vrai,  mais  qui  n'avaient  rien 
de  l'atticisme  grec  et  de  l'urbanité  romaine. 

Le  bon  Freind,  sans  lui  répondre,  adressa  la  parole  aux  gens 
du  pays,  Parouba  l'interprétait  phrase  à  phrase.  Jamais  le  grave 
Tillotson  ne  parla  avec  tant  d'énergie;  jamais  l'insinuant  Smal- 
ridge-  n'eut  des  grâces  si  touchantes.  Le  grand  secret  est  de 
démontrer  avec  éloquence.  Il  leur  démontra  donc  que  ces  festins 
où  l'on  se  nourrit  de  la  chair  de  ses  semblables  sont  des  repas  de 
vautours,  ot  non  pas  d'hommes;  que  cette  exécrable  coutume 
inspire  une  férocité  destructive  du  genre  humain;  que  c'était  la 
raison  pour  laquelle  ils  ne  connaissaient  ni  les  consolations  de 
la  société,  ni  la  culture  de  la  terre  ;  enfin  ils  jurèrent  par  leur 
grand  Manitou  qu'ils  ne  mangeraient  plus  ni  hommes  ni  femmes. 

Freind,  dans  une  seule  conversation,  fut  leur  législateur; 
c'était  Orphée  qui  apprivoisait  les  tigres.  Les  jésuites  ont  beau 
s'attribuer  des  miracles  dans  leurs  Lettres  curieuses  et  édifiantes, 
qui  sont  rarement  l'un  et  l'autre,  ils  n'égaleront  jamais  notre 
ami  Freind. 

Après  avoir  comblé  de  présents  les  seigneurs  des  montagnes 
bleues,  il  ramena  dans  son  vaisseau  le  bonhomme  Parouba  vers 
sa  demeure.  Le  jeune  Parouba  fut  du  voyage  avec  sa  sœur;  les 
autres  frères  avaient  poursuivi  leur  chasse  du  côté  de  la  Caro- 
line, Jeniii,  Birton,  et  leurs  camarades,  s'embarquèrent  dans  le 


1.  Voyez  dans  les  .Vr/a/if/rXj.'innri'  ITt'il,  la  Lctlrcde  M.  Clocpilrcà  M.Eratou. 

2.  Tillotson  et   Sinalridf^o  sont  doux  prédicateurs  antrlais  :  Voltaire  en  a  déjà 
parlé;  voyez  tome  XIX,  page  38. 


CHAPITRE    VIL  lJo\ 

vaisseau;  le  sage  Freine!  persistait  toujours  dans  sa  méthode  de 
ne  faire  aucun  reproche  à  son  fils  quand  ce  garnement  avait 
fait  quelque  mauvaise  action  ;  il  le  laissait  s'examiner  1  ui-  niTm 
et  dévorer  son  cœur,  comme  dit  Pythagore.  Cependant  il  reprit 
trois  fois  la  lettre  qu'on  lui  avait  apportée  d'Angleterre;  et,  en  la 
relisant,  il  regardait  son  fils,  qui  baissait  toujours  les  yeux  ;  et  on 
lisait  sur  le  visage  de  ce  jeune  homme  le  respect  et  le  repentir. 

Pour  Birton,  il  était  aussi  gai  et  aussi  désinvolte^  que  s'il  était 
revenu  de  la  comédie  :  c'était  un  caractère  à  peu  près  dans  le 
goût  du  feu  comte  de  Rochester,  extrême  dans  la  débauche,  dans 
la  bravoure,  dans  ses  idées,  dans  ses  expressions,  dans  sa  philo- 
sophie épicurienne,  n'étant  attaché  à  rien,  sinon  aux  choses  extra- 
ordinaires, dont  il  se  dégoûtait  bien  vite;  ayant  cette  sorte  d'esprit 
qui  tient  les  vraisemblances  pour  des  démonstrations  ;  plus  savant, 
plus  éloquent  qu'aucun  jeune  homme  de  son  âge,  mais  ne  s'étant 
jamais  donné  la  peine  de  rien  approfondir. 

Il  échappa  à  M.  Freind,  en  dînant  avec  nous  dans  le  vaisseau, 
de  me  dire  :  «  En  vérité,  mon  ami,  j'espère  que  Dieu  inspirera  des 
mœurs  plus  honnêtes  à  ces  jeunes  gens,  et  que  l'exemple  terrible 
de  la  Clive-Hart  les  corrigera.  » 

Birton,  ayant  entendu  ces  paroles,  lui  dit  d'un  ton  un  peu 
dédaigneux  :  «  J'étais  depuis  longtemps  très-mécontent  de  cette 
méchante  Clive-Hart  :  je  ne  me  soucie  pas  plus  d'elle  que  d'une 
poularde  grasse  qu'on  aurait  mise  à  la  broche  ;  mais,  en  bonne 
foi,  pensez-vous  qu'il  existe,  je  ne  sais  où,  un  être  continuelle- 
ment occupé  à  faire  punir  toutes  les  méchantes  femmes,  et  tous 
les  hommes  pervers  qui  peuplent  et  dépeuplent  les  quatre  parties 
de  notre  petit  monde?  Oubliez-vous  que  notre  détestable  Marie, 
fille  de  Henri  VIII,  fut  heureuse  jusqu'à  sa  mort?  et  cependant 
elle  avait  fait  périr  dans  les  flammes  plus  de  huit  cents  citoyens 
et  citoyennes  sur  le  seul  prétexte  qu'ils  ne  croyaient  ni  à  la  trans- 
substantiation ni  au  pape.  Son  père,  presque  aussi  barbare  quelle, 
et  son  mari,  plus  profondément  méchant,  vécurent  dans  les  plai- 
sirs. Le  pape  Alexandre  VI,  plus  criminel  qu'eux  tous,  fut  aussi 
le  plus  fortuné  :  tous  ses  crimes  lui  réussirent,  et  il  mourut  à 
soixante  et  douze  ans,  puissant,  riche,  courtisé  de  tous  les  rois. 
Où  est  donc  le  dieu  juste  et  vengeur?  Non,  pardieu!  il  n'y  a  point 
de  dieu.  » 

31.  Freind,  d'un  air  austère,  mais  tranquille,  lui  dit  :  «  Mon- 
sieur, vous  ne  devriez  pas,  ce  me  semble,  jurer  par  Dieu  même 

1.  De  l'italien  disinvolto,  dégagé;  disinvoltura,  bonne  grâce. 


532  HISTOIRE    DE    JENNI. 

que  ce  Dieu  n'existe  pas.  Songez  que  Newton  et  Locke  n'ont  pro- 
noncé jamais  ce  nom  sacré  sans  un  air  de  recueillement  et  d'ado- 
ration secrète  qui  a  été  remarqué  de  tout  le  monde. 

—  PoxM  repartit  Birton  ;  je  me  soucie  bien  de  la  mine  que 
deux  hommes  ont  faite.  Quelle  mine  avait  donc  Newton  quand  il 
commentait  V Apocalypse?  et  quelle  grimace  faisait  Locke  lorsqu'il 
racontait  la  longue  conversation  d'un  perroquet  avec  le  prince 
Maurice?  » 

Alors  Freind  prononça  ces  belles  paroles  d'or  qui  se  gravèrent 
dans  mon  cœur  :  «  Oublions  les  rêves  des  grands  hommes,  et 
souvenons-nous  des  vérités  qu'ils  nous  ont  enseignées.  »  Cette 
réponse  engagea  une  dispute  réglée,  plus  intéressante  que  la  con- 
versation avec  le  bachelier  de  Salamanque  ;  je  me  mis  dans  un 
coin,  j'écrivis  en  notes  tout  ce  qui  fut  dit  :  on  se  rangea  autour 
des  deux  combattants  ;  le  bonhomme  Parouba,  son  fils,  et  surtout 
sa  fille,  les  compagnons  des  débauches  de  Jenni,  écoutaient,  le 
cou  tendu,  les  yeux  fixés;  et  Jenni,  la  tête  baissée,  les  deux  coudes 
sur  ses  genoux,  les  mains  sur  ses  yeux,  semblait  plongé  dans  la 
plus  profonde  méditation. 

Voici  mot  à  mot  la  dispute. 


CHAPITRE    YIII. 

DIALOGUE     DE     FUEIND     ET     DE     CIUTON     SLR     L'ATHÉISME. 

FREIND. 

Je  ne  vous  répéterai  pas,  monsieur,  les  arguments  métaphy- 
siques de  notre  célèbre  Clarke.  Je  vous  exhorte  seulement  à  les 
relire;  ils  sont  plus  faits  pour  vous  éclairer  que  pour  vous  tou- 
cher :  je  ne  veux  vous  apporter  que  des  raisons  qui  peut-être 
parleront  plus  à  votre  cœur. 

BIRTON, 

Vous  me  ferez  plaisir;  je  veux  qu'on  m'amuse  et  qu'on  m'in- 
téresse ;  je  hais  les  sophismes  :  les  disputes  métaphysiques  ressem- 
blent à  des  ballons  remplis  de  veut,  que  les  combattants  se 
renvoient.  Les  vessies  crèvent,  l'air  en  sort,  il  ne  reste  rien. 

FREIM). 

Peut-être,  dans  les  profondeurs  du  respectable  arien  Clarke, 

1.  Espèce  d'cxclaïualioii,  sale  et  grossière,  des  libertins.  [Noie  de  M.  Decroix.) 
—  Voyez  page  50 1. 


CHA  PITRE    VIII.  353 

y  a-t-il  quelques  obscurités,  quelques  vessies  ;  peut-être  s'est-il 
trompé  sur  la  réalité  de  l'infini  actuel  et  de  l'espace,  etc.;  peut- 
être,  en  se  faisant  commentateur  de  Dieu,  a-t-il  imité  quelquefois 
les  commentateurs  d'Homère,  qui  lui  supposent  des  idées  aux- 
quelles Homère  ne  pensa  jamais. 

A  ces  mots  d'infini,  d'espace,  d'Homère,  de  commentateurs,  le 
bonhomme  Parouba  et  sa  fille,  et  quelques  Anglais  même,  vou- 
lurent aller  prendre  Tair  sur  le  tillac  ;  mais  Freind  ayant  promis 
d'être  intelligible,  ils  demeurèrent;  et  moi,  j'expliquais  tout  bas  à 
Parouba  quelques  mots  un  peu  scientifiques  que  des  gens  nés  sur 
les  montagnes  bleues  ne  pouvaient  entendre  aussi  commodément 
que  des  docteurs  d'Oxford  et  de  Cambridge. 

L'ami  Freind  continua  donc  ainsi  : 

Il  serait  triste  que,  pour  être  sûr  de  l'existence  de  Dieu,  il  fût 
Décessaire  d'être  un  profond  métaphysicien  :  il  n'y  aurait  tout  au 
plus  en  Angleterre  qu'une  centaine  d'esprits  bien  versés  ou  ren- 
versés dans  cette  science  ardue  du  pour  et  du  contre  qui  fussent 
capables  de  sonder  cet  abîme,  et  le  reste  delà  terre  entière  crou- 
pirait dans  une  ignorance  invincible,  abandonné  en  proie  à  ses 
passions  brutales,  gouverné  par  le  seul  instinct,  et  ne  raisonnant 
passablement  que  sur  les  grossières  notions  de  ses  intérêts  char- 
nels. Pour  savoir  s'il  est  un  dieu,  je  ne  vous  demande  qu'une 
chose,  c'est  d'ouvrir  les  yeux. 

BIRTON. 

Ah  !  je  vous  vois  venir  :  vous  recourez  à  ce  vieil  argument  tant 
rebattu  que  le  soleil  tourne  sur  son  axe  en  vingt -cinq  jours 
et  demi,  en  dépit  de  l'absurde  Inquisition  de  Rome:  que  la 
lumière  nous  arrive  réfléchie  de  Saturne  en  quatorze  minutes, 
malgré  les  suppositions  absurdes  de  Descartes;  que  chaque  étoile 
fixe  est  un  soleil  comme  le  nôtre,  environné  de  planètes;  que  tous 
ces  astres  innombrables,  placés  dans  les  profondeurs  de  l'espace, 
obéissent  aux  lois  mathématiques  découvertes  et  démontrées  par 
le  grand  Newton  ;  qu'un  catéchiste  annonce  Dieu  aux  enfants, 
et  que  Xewton  le  prouve  aux  sages,  comme  le  dit  un  philosophe 
frenchman,  persécuté  dans  sou  drôle  de  pays  pour  l'avoir  dit^. 

1.  Voltaire.  C'est  un  anachronisme  :  les  événements  se  passent  au  commen- 
cement du  XVIII®  siècle,  et  c'est  plus  tard  que  Voltaire  a  dit  ce  qu'il  rapporte 
ici;  voyez  tome  XVII,  pages  458  et  476:  tome  XX,  page  .506;  et  dans  les  Mélanges, 
année  1767,  la  dixième  des  Lettres  à  Son  Altesse  le  prince  de***;  année  1768, 
le  paragraphe  v  des  Hentonti-ances  à  A.-J.  Rustan. 


oo4     ^  HISTOIRE    DE    JENXI. 

Ae  VOUS  tourmentez  pas  à  m'étaler  cet  ordre  constant  qui 
règne  dans  toutes  les  parties  de  l'univers  :  il  faut  bien  que  tout  ce 
qui  existe  soit  dans  un  ordre  quelconque;  il  faut  bien  que  la 
matière  plus  rare  s'élève  sur  la  plus  massive,  que  le  plus  fort  en 
tout  sens  presse  le  plus  faible,  que  ce  qui  est  poussé  avec  plus  de 
mouvement  coure  plus  vite;  tout  s'arrange  ainsi  de  soi-même. 
Vous  auriez  beau,  après  avoir  bu  une  pinte  de  vin  comme  Esdras, 
me  parler  comme  lui  neuf  cent  soixante  heures  de  suite  sans 
fermer  la  bouche,  je  ne  vous  en  croirais  pas  davantage.  Voudriez- 
vous  que  j'adoptasse  un  Être  éternel,  infini  et  immuable,  qui  s'est 
plu,  dans  je  ne  sais  quel  temps,  à  créer  de  rien  des  choses  qui 
changent  à  tout  moment,  et  à  faire  des  araignées  pour  éventrer 
des  mouches?  Voudriez-vous  que  je  disse,  avec  ce  bavard  imper- 
tinent de  Nieuwentyt,  que  «  Dieu  nous  a  donné  des  oreilles 
pour  avoir  la  foi,  parce  que  la  foi  vient  par  ouï-dire  »  ?  Non,  non, 
je  ne  croirai  point  à  des  charlatans  qui  ont  vendu  cher  leurs 
drogues  k  des  imbéciles;  je  m'en  tiens  au  petit  livre  d'un  frenchman 
qui  dit  que  rien  n'existe  et  ne  peut  exister,  sinon  la  nature;  que 
la  nature  fait  tout,  que  la  nature  est  tout,  qu'il  est  impossible  et 
contradictoire  qu'il  existe  quelque  chose  au  delà  du  tout;  en  un 
mot,  je  ne  crois  qu'à  la  naturel 

FREIM). 

Et  si  je  vous  disais  qu'il  n'y  a  point  de  nature,  et  que  dans 
nous,  autour  de  nous ,  et  à  cent  mille  millions  de  lieues,  tout  est 
art  sans  aucune  exception. 

Bir,TO\. 

Comment I  tout  est  art!  en  voici  bien  d'une  autre! 

FRKIND. 

Presque  personne  n'y  prend  garde;  cependant  rien  n'est  plus 
vrai.  Je  vous  dirai  toujours  :  Servez-vous  de  vos  yeux,  et  vous 
reconnaîtrez,  vous  adorerez  un  Dieu.  Songez  comment  ces  globes 
immenses,  que  vous  voyez  rouler  dans  leur  immense  carrière, 
observent  les  lois  d'une  profonde  mathématique:  il  y  a  donc  un 
grand  Mathématicien  que  Platon  appelait  l'éternel  Géomètre. 
Vous  admirez  ces  machines  d'une  nouvelle  invention ,  qu'on 
appelle  onri,  parce  que  milord  Orery  les  a  mises  à  la  mode  en 
protégeant  l'ouvrier  par  ses  libéralités:  c'est  une  très-faible  copie 
de  notre  monde  planétaire  etdc  ses  révolutions.  La  période  même 
du  changement  des  solstices  et  des  équinoxes,  ([ui  nous  amène 

I.  Jl  s'!\'/\\.  (lii  Système  de  la  nnlnn\  Hn-i   ])iistt''i-iciir  au  sio'io  de  Barcelone  et 
aux  avontuiTs  do  Jcniii.  (K.)  —  Voyez  la  note  '2  di;  la  page  iJ07. 


I 


CIIAPITRK    VIII.  555 

de  jour  en  jour  une  nouvelle  étoile  polaire,  cette  période,  celte 
course  si  lente  d'environ  vingt-six  mille  ans,  n'a  pu  être  exécutée 
par  des  mains  humaines  dans  nos  oreri.  Cette  machine  est  très- 
imparfaite  :  il  faut  la  faire  tourner  avec  une  manivelle;  cepen- 
dant c'est  un  chef-d'œuvre  de  l'habileté  de  nos  artisans.  Jugez 
donc  quelle  est  la  puissance,  quel  est  le  génie  de  l'éternel  Archi- 
tecte, si  l'on  peut  se  servir  de  ces  termes  impropres  si  mal  assortis 
à  l'Être  suprême. 

Je  donnai  une  légère  idée  d'un  oreri  à  Parouba.  Il  dit  :  «  S'il 
y  a  du  génie  dans  cette  copie,  il  faut  bien  qu'il  y  en  ait  dans 
l'original  :  je  voudrais  voir  un  oreri;  mais  le  ciel  est  plus  beau.  » 
Tous  les  assistants,  Anglais  et  Américains,  entendant  ces  mots, 
furent  également  frappés  de  la  vérité,  et  levèrent  les  mains  au 
ciel.  Birton  demeura  tout  pensif,  puis  il  s'écria:  «  Quoi!  tout 
serait  art,  et  la  nature  ne  serait  que  l'ouvrage  d'un  suprême 
Artisan!  serait-il  possible?  »  Le  sage  Freind  continua  ainsi  : 

Portez  à  présent  vos  yeux  sur  vous-même;  examinez  avec 
quel  art  étonnant,  et  jamais  assez  connu,  tout  y  est  construit  en 
dedans  et  en  dehors  pour  tous  vos  usages  et  pour  tous  vos  désirs; 
je  ne  prétends  pas  faire  ici  une  leçon  d'anatomie;  vous  savez 
assez  qu'il  n'y  a  pas  un  viscère  qui  ne  soit  nécessaire,  et  qui  ne 
soit  secouru  dans  ses  dangers  par  le  jeu  continuel  des  viscères 
voisins.  Les  secours  dans  le  corps  sont  si  artificieusement  prépa- 
rés de  tous  côtés  qu'il  n'y  a  pas  une  seule  veine  qui  n'ait  ses  val- 
vules, ses  écluses,  pour  ouvrir  au  sang  des  passages.  Depuis  la 
racine  des  cheveux  jusqu'aux  orteils  des  pieds,  tout  est  art,  tout 
est  préparation,  moyen,  et  fin.  Et,  en  vérité,  on  ne  peut  que  se 
sentir  de  l'indignation  contre  ceux  qui  osent  nier  les  véritables 
causes  finales,  et  qui  ont  assez  de  mauvaise  foi  ou  de  fureur  pour 
dire  que  la  bouche  n'est  pas  faite  pour  parler  et  pour  manger: 
que  ni  les  yeux  ne  sont  merveilleusement  disposés  pour  voir,  ni 
les  oreilles  pour  entendre,  ni  les  parties  de  la  génération  pour 
engendrer  1  :  cette  audace  est  si  folle  que  j'ai  peine  à  la  com- 
prendre. 

Avouons  que  chaque  animal  rend  témoignage  au  suprême 
Fabricateur. 

La  plus  petite  herbe  suffit  pour  confondre  l'intelligence 
humaine,  et  cela  est  si  vrai  qu'il  est  impossible  aux  efforts  de 

1.  Voyez  tome  XVIII,  pages  103-lOi. 


556  HISTOIRE   DE   JENNI. 

tous  les  hommes  réunis  de  produire  un  brin  de  paille  si  le  germe 
n'est  pas  dans  la  terre  ;  et  il  ne  faut  pas  dire  que  les  germes  pour- 
rissent pour  produire* ,  car  ces  bêtises  ne  se  disent  plus. 

L'assemblée  sentit  la  vérité  de  ces  preuves  plus  vivement  que 
tout  le  reste,  parce  qu'elles  étaient  plus  palpables.  Birton  disait 
entre  ses  dents  :  «  Faudra-t-il  se  soumettre  à  reconnaître  un  dieu? 
Nous  verrons  cela,  pardieu  !  c'est  une  afîaire  à  examiner.  »  Jenui 
rêvait  toujours  profondément,  et  était  touché,  et  notre  Freind 
acheva  sa  phrase  : 

Non,  mes  amis,  nous  ne  faisons  rien;  nous  ne  pouvons  rien 
faire  :  il  nous  est  donné  d'arranger,  d'unir,  de  désunir,  de  nom- 
brer,  de  peser,  de  mesurer;  mais  faire!  quel  mot!  Il  n'y  a  que 
l'Être  nécessaire,  l'Être  existant  éternellement  par  lui-même,  qui 
fasse  :  voilà  pourquoi  les  charlatans  qui  travaillent  à  la  pierre 
philosophale  sont  de  si  grands  imbéciles,  ou  de  si  grands  fripons. 
Ils  se  vantent  de  créer  de  l'or,  et  ils  ne  pourraient  pas  créer  de 
la  crotte. 

Avouons  donc,  mes  amis,  qu'il  est  un  Être  suprême,  nécessaire, 
incompréhensible,  qui  nous  a  faits. 

BIRTON. 

Et  OÙ  est-il,  cet  Être?  S'il  y  en  a  un,  pourquoi  se  cache-t-il? 
Quelqu'un  l'a-t-il  jamais  vu  ?  Doit-on  se  cacher  quand  on  a  fait 
du  bien? 

FREIND, 

Avez-vous  jamais  vu  Christophe  Wreu,  qui  a  bâti  Saint-Paul 
de  Londres?  Cependant  il  est  démontré  que  cet  édifice  est  l'ou- 
vrage d'un  architecte  très-habile. 

BIRTON. 

Tout  le  monde  conçoit  aisément  que  Wren  a  bftti  avec  beau- 
coup d'argent  ce  vaste  édifice,  où  lîurgess  nous  endort  quand  il 
prêche.  Nous  savons  bien  pourquoi  et  comment  nos  pères  ont 
élevé  ce  bâtiment;  mais  pourquoi  et  comment  un  dieu  aurait-il 
créé  de  rien  cet  univers?  Vous  savez  l'ancienne  maxime  de  toute 
l'antiquité  :  Rien  ne  peut  rien  créer,  rien  ne  retourne  ii  rien  -,  C'est 

1.  C'est  ce  que  disent,  saint  l'aul   dans  son   Épîlrc  aux  Corinthiens,  xv,  36, 
et  saint  Jean,  xii,  24. 

2.  C'est  le  vers  de  Perse,  m,  8i: 

Kx  niliili)  iiiliil,  in  niliiliuii  nil  posso  rcvcrti  ; 
qui  est  le  résumé  de  la  doctrine  de  Lucrèce. 


cil  Al' HUE    Vin.  557 

une  vérité  dont  personne  n'a  jamais  douté.  Votre  Bible  même 
dit  expressément  que  votre  dieu  fit  le  ciel  et  la  terre*,  quoique 
le  ciel,  c'est-à-dire  l'assemblage  de  tous  les  astres,  soit  beaucoup 
plus  supérieur  à  la  terre  que  cette  terre  ne  l'est  au  plus  petit  des 
grains  de  sable;  mais  votre  Bible  n'a  jamais  dit  que  Dieu  fit  le 
ciel  et  la  terre  avec  rien  du  tout  :  elle  ne  prétend  point  que  le 
Seigneur  ait  fait  la  femme  de  rien.  Il  la  pétrit  fort  singulièrement 
d'une  côte  qu'il  arracba  à  son  mari.  Le  chaos  existait,  selon  la 
Bible  même,  avant  la  terre  :  donc  la  matière  était  aussi  éternelle 
que  votre  dieu. 

Il  s'éleva  alors  un  petit  murmure  dans  l'assemblée  ;  on  disait  : 
«  Birton  pourrait  bien  avoir  raison  »  ;  mais  Freind  répondit  : 

Je  vous  ai,  je  pense,  prouvé  qu'il  existe  une  intelligence  su- 
prême, une  puissance  éternelle  à  qui  nous  devons  une  vie  pas- 
sagère :  je  ne  vous  ai  point  promis  de  vous  expliquer  le  pourquoi 
et  le  comment.  Dieu  m'a  donné  assez  déraison  pour  comprendre 
qu'il  existe  ;  mais  non  assez  pour  savoir  au  juste  si  la  matière  lui 
a  été  éternellement  soumise,  ou  s'il  l'a  fait  naître  dans  le  temps. 
Que  vous  importe  l'éternité  ou  la  création  de  la  matière,  pourvu 
que  vous  reconnaissiez  un  dieu,  un  maître  de  la  matière  et  de 
vous  ?  Vous  me  demandez  où  Dieu  est  :  je  n'en  sais  rien  ;  et  je  ne 
le  dois  pas  savoir.  Je  sais  qu'il  est  ;  je  sais  qu'il  est  notre  maître, 
qu'il  fait  tout,  que  nous  devons  tout  attendre  de  sa  bonté. 

BIRTO-V. 

De  sa  bonté  !  vous  vous  moquez  de  moi.  Vous  m'avez  dit  : 
Servez-vous  de  vos  yeux  ;  et  moi  je  vous  dis  :  Servez-vous  des 
vôtres.  Jetez  seulement  un  coup  d'oeil  sur  la  terre  entière,  et  jugez 
si  votre  dieu  serait  bon. 

M.  Freind  sentit  bien  que  c'était  là  le  fort  de  la  dispute,  et 
que  BirtoQ  lui  préparait  un  rude  assaut  ;  il  s'aperçut  que  les  audi- 
teurs, et  surtout  les  Américains,  avaient  besoin  de  prendre 
haleine  pour  écouter,  et  lui  pour  parler.  Il  se  recommanda  à 
Dieu  ;  on  alla  se  promener  sur  le  tillac  ;  on  prit  ensuite  du  thé 
dans  le  yacht,  et  la  dispute  réglée  recommença. 

1.  Genèse,  I,  i. 


558  HISTOIRE    DE   JENNI. 

CHAPITRE    IX. 

sin    l'athéisme. 
BIRTON. 

Pardieu  !  monsieur,  vous  n'aurez  pas  si  beau  jeu  sur  l'article 
de  la  bonté  que  vous  l'avez  eu  sur  la  puissance  et  sur  l'industrie  ; 
je  vous  parlerai  d'abord  des  énormes  défauts  de  ce  globe,  qui 
sont  précisément  l'opposé  de  cette  industrie  tant  vantée  ;  ensuite 
je  mettrai  sous  vos  yeux  les  crimes  et  les  malheurs  perpétuels  des 
habitants,  et  vous  jugerez  de  l'affection  paternelle  que,  selon 
vous,  le  maître  a  pour  eux. 

Je  commence  par  vous  dire  que  les  gens  de  Glocestershire, 
mon  pays,  quand  ils  ont  fait  naître  des  chevaux  dans  leurs  haras, 
les  élèvent  dans  de  beaux  pâturages,  leur  donnent  ensuite  une 
bonne  écurie,  et  de  l'avoine  et  de  la  paille  à  foison  ;  mais,  s'il 
vous  plaît,  quelle  nourriture  et  quel  abri  avaient  tous  ces  pauvres 
Américains  du  Aord  quand  nous  les  avons  découverts  après  tant 
de  siècles?  Il  fallait  qu'ils  courussent  trente  et  quarante  milles 
pour  avoir  de  quoi  manger.  Toute  la  côte  boréale  de  notre  ancien 
monde  languit  à  peu  près  sous  la  même  nécessité;  et  depuis  la 
Laponie  suédoise  jusqu'aux  mers  septentrionales  du  Japon,  cent 
peuples  traînent  leur  vie,  aussi  courte  qu'insupportable,  dans 
une  disette  affreuse,  au  milieu  de  leurs  neiges  éternelles. 

Les  plus  beaux  climats  sont  exposés  sans  cesse  à  des  fléaux 
destructeurs,  Nous  y  marchons  sur  des  précipices  enflammés, 
recouverts  de  terrains  fertiles  qui  sont  des  pièges  de  mort.  Il  n'y 
a  point  d'autres  enfers  sans  doute,  et  ces  enfers  se  sont  ouverts 
mille  fois  sous  nos  pas. 

On  nous  parle  d'un  délugeuniversel,  physiquement  impossible, 
et  dont  tous  les  gens  sensés  rient  ;  mais  du  moins  on  nous  con- 
sole en  nous  disant  qu'il  n'a  duré  que  dix  mois  :  il  devait  éteindre 
ces  feux  qui  depuis  ont  détruit  tant  de  villes  florissantes.  Votre 
saint  yVugustin  nous  apprend  qu'il  y  eut  cent  villes  entières  d'em- 
brasées et  d'abîmées  en  Libye  par  un  seul  trcmblementde  terre  ; 
ces  volcans  ont  bouleversé  toute  la  belle  Italie,  Pour  comble  de 
maux,  les  tristes  habitants  de  la  zone  glaciale  nesontpas  exempts 
de  ces  goufl'res  souterrains;  les  Islandais,  toujours  menacés, 
voient  la  faim  devant  eux,  cent  pieds  de  glace  et  cent  pieds  de 
flamme  à  droite  et  à  gauche  sur  leur  mont  Ilécla  :  car  tous  les 
grands  volcans  sont  placés  sur  ces  montagnes  hideuses. 


CHAl'ITUE    1\.  559 

On  a  beau  cous  dire  que  ces  montagnes  de  deux  mille  toises 
de  hauteur  ne  sont  rien  par  rapport  à  la  terre,  qui  a  trois  mille 
lieues  de  diamètre  ;  que  c'est  un  grain  de  la  peau  d'une  orange 
sur  la  rondeur  de  ce  fruit,  que  ce  n'est  pas  un  pied  sur  trois  mille. 
Hélas!  qui  sommes-nous  donc,  si  les  hautes  montagnes  ne  font 
sur  la  terre  que  la  ligure  d'un  pied  sur  trois  mille  pieds,  et  de 
quatre  pouces  sur  mille  pieds?  Nous  sommes  donc  des  animaux 
absolument  imperceptibles  ;  et  cependant  nous  sommes  écrasés 
par  tout  ce  qui  nous  environne,  quoique  notre  infinie  petitesse, 
si  voisine  du  néant,  semblât  devoir  nous  mettre  à  labri  de  tous 
les  accidents.  Après  cette  innombrable  quantité  de  villes  détruites, 
rebâties,  et  détruites  encore  comme  des  fourmilières,  que  dirons- 
nous  de  ces  mers  de  sable  qui  traversent  le  milieu  de  l'Afrique, 
et  dont  les  vagues  brûlantes,  amoncelées  parles  vents,  ont  englouti 
des  armées  entières  ?  A  quoi  servent  ces  vastes  déserts  à  côté  de 
la  belle  Syrie?  déserts  si  affreux,  si  inhabitables,  que  ces  animaux 
féroces  appelés  Juifs  se  crurent  dans  le  paradis  terrestre  quand 
ils  passèrent  de  ces  lieux  d'horreur  dans  un  coin  de  terre  dont  on 
pouvait  cultiver  quelques  arpents. 

Ce  n'est  pas  encore  assez  que  Thomme,  cette  noble  créature, 
ait  été  si  mal  logé,  si  mal  vêtu,  si  mal  nourri  pendant  tant  de 
siècles  ;  il  naît  entre  de  l'urine  et  de  la  matière  fécale  pour  res- 
pirer deux  jours;  et,  pendant  ces  deux  jours,  composés  d'espé- 
rances trompeuses  et  de  chagrins  réels,  son  corps,  formé  avec  un 
art  inutile,  et  en  proie  à  tous  les  maux  qui  résultent  de  cet  art 
môme:  il  vit  entre  la  peste  et  la  vérole;  la  source  de  son  être  est 
empoisonnée  ;  il  n'y  a  personne  qui  puisse  mettre  dans  sa  mémoire 
la  liste  de  toutes  les  maladies  qui  nous  poursuivent  :  et  le  médecin 
des  urines  en  Suisse  prétend  les  guérir  toutes! 

Pendant  que  Birton  parlait  ainsi,  la  compagnie  était  tout 
attentive  et  tout  émue  ;  le  bonhomme  Parouba  disait  :  «  Voyous 
comme  notre  docteur  se  tirera  de  là  »  ;  Jenni  même  laissa  échap- 
per ces  paroles  à  voix  basse  :  ((  Ma  foi,  il  a  raison  ;  j'étais  bien  sot 
de  m'être  laissé  toucher  des  discours  de  mon  père.  »  M.  Freind 
laissa  passer  cette  première  bordée,  qui  frappait  toutes  les  ima- 
ginations, puis  il  dit  : 

Un  jeune  théologien  répondrait  par  des  sophismes  à  ce  torrent 
de  tristes  vérités,  et  vous  citerait  saint  Basile  et  saint  Cyrille,  qui 
n'ont  que  faire  ici  ;  pour  moi,  messieurs,  je  vous  avouerai  sans 
détour  qu'il  y  a  beaucoup  de  mal  physique  sur  la  terre;  je  n'en 


560  HISTOIRE    DE   JENNI. 

diminue  pas  l'existence  ;  mais  M .  Birton  l'a  trop  exagérée.  Je  m'en 
rapporte  à  vous,  mon  cher  Parouba;  votre  climat  est  fait  pour 
vous,  et  il  n'est  pas  si  mauvais,  puisque  ni  vous  ni  vos  compa- 
triotes n'avez  jamais  voulu  le  quitter.  Les  Esquimaux,  les  Islandais, 
les  Lapons,  les  Ostiaks,  les  Samoyèdes,  n'ont  jamais  voulu  sortir 
du  leur.  Les  rangifères,  ou  rennes,  que  Dieu  leur  a  donnés  pour 
les  nourrir,  les  vêtir,  et  les  traîner,  meurent  quand  on  les  trans- 
porte dans  une  autre  zone.  Les  Lapons  mêmes  aussi  meurent 
dans  les  climats  un  peu  méridionaux  :  le  climat  de  la  Sibérie  est 
trop  chaud  pour  eux  ;  ils  se  trouveraient  brûlés  dans  le  parage  où 
nous  sommes. 

Il  est  clair  que  Dieu  a  fait  chaque  espèce  d'animaux  et  de 
végétaux  pour  la  place  dans  laquelle  ils  se  perpétuent.  Les  nègres, 
cette  espèce  d'hommes  si  différente  de  la  nôtre,  sont  tellement 
nés  pour  leur  patrie  que  des  milliers  de  ces  animaux  noirs  se 
sont  donné  la  mort  quand  notre  barbare  avarice  les  a  transportés 
ailleurs.  Le  chameau  et  l'autruche  vivent  commodément  dans  les 
sables  de  l'Afrique;  le  taureau  et  ses  compagnes  bondissent  dans 
les  pays  gras  où  l'herbe  se  renouvelle  continuellement  pour  leur 
nourriture;  la  cannelle  et  le  girofle  ne  croissent  qu'aux  Indes;  le 
froment  n'est  bon  que  dans  le  peu  de  pays  où  Dieu  le  fait  croître. 
On  a  d'autres  nourritures  dans  toute  votre  Amérique,  depuis  la 
Californie  jusqu'au  détroit  de  Lemaire  ;  nous  ne  pouvons  cultiver 
la  vigne  dans  notre  fertile  Angleterre,  non  plus  qu'en  Suède  et  en 
Canada.  Voilà  pourquoi  ceux  qui  fondent  dans  quelques  pays 
l'essence  de  leurs  rites  religieux  sur  du  pain  et  du  vin  n'ont  con- 
sulté que  leur  climat  ;  ils  font  très-bien,  eux,  de  remercier  Dieu  de 
l'aliment  et  de  la  boisson  qu'ils  tiennent  de  sa  bonté  ;  et  vous  ferez 
très-bien,  vous  Américains,  de  lui  rendre  grâce  de  votre  maïs,  de 
votre  manioc  et  de  votre  cassave.  Dieu,  dans  toute  la  terre,  a  pro- 
portionné les  organes  et  les  facultés  des  animaux,  depuis  l'homme 
jusqu'au  limaçon,  au  lieu  où  il  leur  a  donné  la  vie:  n'accusons 
donc  pas  toujours  la  Providence,  quand  nous  lui  devons  souvent 
des  actions  de  grâces. 

Venons  aux  fléaux,  aux  inondations,  aux  volcans,  aux  trem- 
blements de  terre.  Si  vous  ne  considérez  que  ces  calamités,  si  vous 
ne  ramassez  qu'un  assemblage  affreux  de  tous  les  accidents  qui 
ont  attaqué  quelques  roues  de  la  machine  de  cet  univers,  Dieu 
est  un  tyran  à  vos  yeux  ;  si  vous  faites  attention  à  ses  innombrables 
bienfaits.  Dieu  est  un  père.  Vous  me  citez  saint  Augustin  le  rhé- 
teur, qui,  dans  son  livre  des  miracles,  parle  de  cent  villes  en- 
glouties à  la  fois  en  Libye;  mais  songez  que  cet  Africain,  qui 


CHAPITRE    IX.  .%! 

passa  sa  vie  h  se  contredire,  prodiguait  dans  ses  écrits  la  figure 
de  l'exagération  :  il  traitait  les  tremblements  de  terre  comme  la 
grâce  efficace,  et  la  damnation  éternelle  de  tous  les  petits  en- 
fants morts  sans  baptême.  N'a-t-il  pas  dit,  dans  son  trente-septième 
sermon,  avoir  vu  en  Ethiopie  des  races  d'hommes  pourvues  d'un 
grand  œil  au  milieu  du  front,  comme  les  cyclopes,  et  des  peuples 
entiers  sans  tête  ? 

Nous,  qui  ne  sommes  pas  Pères  de  l'Église,  nous  ne  devons 
aller  ni  au  delà  ni  en  deçà  de  la  vérité  :  cette  vérité  est  que,  sur 
cent  mille  habitations,  on  en  peut  compter  tout  au  plus  une 
détruite  chaque  siècle  par  les  feux  nécessaires  à  la  formation  de 
ce  globe. 

Le  feu  est  tellement  nécessaire  à  l'univers  entier  que,  sans  lui, 
il  n'y  aurait  sur  la  terre  ni  animaux,  ni  végétaux,  ni  minéraux  : 
il  n'y  aurait  ni  soleil  ni  étoiles  dans  l'espace.  Ce  feu,  répandu  sous 
la  première  écorce  de  la  terre,  obéit  aux  lois  générales  établies 
par  Dieu  même;  il  est  impossible  qu'il  n'en  résulte  quelques  dé- 
sastres particuliers  :  or  on  ne  peut  .pas  dire  qu'an  artisan  soit  un 
mauvais  ouvrier  quand  une  machine  immense,  formée  par  lui 
seul,  subsiste  depuis  tant  de  siècles  sans  se  déranger.  Si  un  homme 
avait  inventé  une  machine  hydrauHque  qui  arrosât  toute  une 
province  et  la  rendit  fertile,  lui  reprocheriez- vous  que  Teau  qu'il 
vous  donnerait  noyât  quelques  insectes  ? 

Je  vous  ai  prouvé  que  la  machine  du  monde  est  l'ouvrage 
d'un  être  souverainement  intelligent  et  puissant  :  vous,  qui  êtes 
intelligents,  vous  devez  l'admirer  ;  vous,  qui  êtes  comblés  de  ses 
bienfaits,  vous  devez  l'aimer. 

Mais  les  malheureux,  dites-vous,  condamnés  à  souffrir  toute 
leur  vie,  accablés  de  maladies  incurables,  peuvent-ils  l'admirer 
et  l'aimer?  Je  vous  dirai,  mes  amis,  que  ces  maladies  si  cruelles 
viennent  presque  toutes  de  notre  faute,  ou  de  celle  de  nos  pères, 
qui  ont  abusé  de  leurs  corps  ;  et  non  de  la  faute  du  grand  Fabri- 
cateur.  On  ne  connaissait  guère  de  maladie  que  celle  de  la  décré- 
pitude dans  toute  l'Amérique  septentrionale,  avant  que  nous  vous 
y  eussions  apporté  cette  eau  de  mort  que  nous  appelons  eau-de- 
vie,  et  qui  donne  mille  maux  divers  à  quiconque  en  a  trop  bu. 
La  contagion  secrète  des  Caraïbes,  que  vous  autres  jeunes  gens 
appelez  jwx,  n'était  qu'une  indisposition  légère  dont  nous  ignorons 
la  source,  et  qu'on  guérissait  en  deux  jours,  soit  avec  du  gaïac, 
soit  avec  du  bouillon  de  tortue  ;  l'incontinence  des  Européans 
transplanta  dans  le  reste  du  monde  cette  incommodité,  qui  prit 
parmi  nous  un  caractère  si  funeste,  et  qui  est  devenue  un  fléau 

21.  —  Romans.  36 


562  HISTOIRE    DE   JENNI. 

si  abominable.  Nous  lisons  que  le  pape  Léon  X,  un  archevêque 
de  Mayence  nommé  Henneberg,  le  roi  de  France  François  l",  en 
moururent. 

La  petite  vérole,  née  dans  l'Arabie  Heureuse,  n'était  qu'une 
faible  éruption,  une  ébullilion  passagère  sans  danger,  une  simple 
dépuration  du  sang  :  elle  est  devenue  mortelle  en  Angleterre, 
comme  dans  tant  d'autres  climats  ;  notre  avarice  l'a  portée  dans 
ce  nouveau  monde  ;  elle  l'a  dépeuplé. 

Souvenons-nous  que,  dans  le  poëme  de  Milton,  ce  benêt 
d'Adam  demande  à  l'ange  Gabriel  s'il  vivra  longtemps.  Oui,  lui 
répond  l'ange,  si  tu  observes  la  grande  règle  Rien  de  trop.  Obser- 
vez tous  cette  règle,  mes  amis  ;  oseriez-vous  exiger  que  Dieu  vous 
fît  vivre  sans  douleur  des  siècles  entiers  pour  prix  de  votre  gour- 
mandise, de  votre  ivrognerie,  de  votre  incontinence,  de  votre 
abandonnement  à  d'infâmes  passions  qui  corrompent  le  sang, 
et  qui  abrègent  nécessairement  la  vie? 

J'approuvai  cette  réponse,  Parouba  en  fut  assez  content  ;  mais 
Birton  ne  fut  pas  ébranlé,  et  je  remarquai  dans  les  yeux  de  Jenni 
qu'il  était  .encore  très-indécis,  Birton  répliqua  en  ces  termes  : 

Puisque  vous  vous  êtes  servi  de  lieux  communs  mêlés  avec 
quelques  réflexions  nouvelles,  j'emploierai  aussi  un  lieu  commun 
auquel  on  n'a  jamais  pu  répondre  que  par  des  fables  et  du  ver- 
biage. S'il  existait  un  dieu  si  puissant,  si  bon,  il  n'aurait  pas  mis 
le  mal  sur  la  terre  ;  il  n'aurait  pas  dévoué  ses  créatures  à  la  dou- 
leur et  au  crime.  S'il  n'a  pu  empêcher  le  mal,  il  est  impuissant  ; 
s'il  l'a  pu  et  ne  l'a  pas  voulu,  il  est  barbare  K 

Nous  n'avons  des  annales  que  d'environ  huit  mille  années, 
conservées  chez  les  brachmanes;  nous  n'en  avons  que  d'environ 
cinq  mille  ans  chez  les  Chinois;  nous  ne  connaissons  rien  que 
d'hier;  mais  dans  cet  hier  tout  est  horreur.  On  s'est  égorgé  d'un 
bout  de  la  terre  à  l'autre,  et  on  a  été  assez  imbécile  pour  donner 
le  nom  de  grands  hommes,  de  héros,  de  demi-dieux,  de  dieux 
même,  à  ceux  qui  ont  fait  assassiner  le  plus  grand  nombre  des 
hommes  leurs  semblables. 

Il  restait  dans  l'Amérique  deux  grandes  nations  civilisées  -  qui 

1.  Co  dilemme  est  d'Épicure;  voyez  dans  les  Mélanges,  année  1772,  le  para- 
p-aphc  XVIII  de  :  Il  faut  prendre  un  parti;  Voltaire  a  souvent  cité  ce  dilemme  : 
voyez  lomc  XI,  page  9i;  tome  XX,  papes  29G-300;  et  dans  les  Mélanges, 
année  1777,  le  second  des  Dialogues  d'Èvhémère. 

2.  Les  Péruviens  et  les  Mexicains. 


CIIAI'ITKE    IX.  563 

commençaient  à  jouir  des  douceurs  de  la  paix  :  les  Espagnols 
arrivent,  et  en  massacrent  douze  millions  ;  ils  vont  à  la  chasse  aux 
hommes  avec  des  chiens  S  et  Ferdinand,  roi  de  Castille,  assigne 
une  pension  à  ces  chiens  pour  l'avoir  si  bien  servi.  Les  héros 
vainqueurs  du  nouveau  monde,  qui  massacrent  tant  d'innocents 
désarmés  et  nus,  font  servir  sur  leur  table  des  gigots  d'hommes 
et  de  femmes,  des  fesses,  des  avant-bras,  des  mollets  en  ragoût. 
Ils  font  rôtir  sur  des  brasiers  le  roi  Gatimozin  au  Mexique  -  ;  ils 
courent  au  Pérou  convertir  le  roi  Atabalipa  '\  Un  nommé  Almagro, 
prêtre,  fils  de  prêtre,  condamné  à  être  pendu  en  Espagne  pour 
avoir  été  voleur  de  grand  chemin,  vient,  avec  un  nommé  Pizarro, 
signifier  au  roi,  par  la  voix  d'un  autre  prêtre,  qu'un  troisième 
prêtre,  nommé  Alexandre  VI,  souillé  d'incestes,  d'assassinats,  et 
d'homicides,  a  donné,  de  son  plein  gré,  proprio  motu,  et  de  sa 
pleine  puissance,  non-seulement  le  Pérou,  mais  la  moitié  du 
nouveau  monde,  au  roi  d'Espagne;  qu' Atabalipa  doit  sur-le-champ 
se  soumettre,  sous  peine  d'encourir  l'indignation  des  apôtres 
saint  Pierre  et  saint  Paul.  Et,  comme  ce  roi  n'entendait  pas  la 
langue  latine  plus  que  le  prêtre  qui  lisait  la  bulle,  il  fut  déclaré 
sur-le-champ  incrédule  et  hérétique  :  on  fit  pendre  Atabalipa, 
comme  on  avait  brûlé  Gatimozin  ;  on  massacra  sa  nation ,  et 
tout  cela  pour  ravir  de  la  boue  jaune  endurcie,  qui  n'a  servi 
qu'à  dépeupler  l'Espagne  et  à  l'appauvrir,  car  elle  lui  a  fait  né- 
gliger la  véritable  boue,  qui  nourrit  les  hommes  quand  elle  est 
cultivée. 

Çà,  mon  cher  monsieur  Freind,  si  l'être  fantastique  et  ridicule 
qu'on  appelle  le  diable  avait  voulu  faire  des  hommes  à  son  image, 
les  aurait-il  formés  autrement?  Cessez  donc  d'attribuer  à  un  dieu 
un  ouvrage  si  abominable. 

Cette  tirade  fit  revenir  toute  l'assemblée  au  sentiment  de 
Birton.  Je  voyais  Jenni  en  triompher  en  secret;  il  n'y  eut  pas 
jusqu'à  la  jeune  Parouba  qui  ne  fût  saisie  d'horreur  contre  le 
prêtre  Almagro,  contre  le] prêtre  qui  avait  lu  la  bulle  en  latin, 
contre  le  prêtre  x\lexandre  VI,  contre  tous  les  chrétiens  qui  avaient 
commis  tant  de  crimes  inconcevables  par  dévotion,  et  pour  voler 
de  l'or.  J'avoue  que  je  tremblai  pour  l'ami  Freind  :  je  désespérais 
de  sa  cause  ;  voici  pourtant  comme  il  répondit  sans  s'étonner  : 


1.  Voyez  tome  XII,  pages  384  et  401. 

2.  Ibidem,  pages  395-396. 

3.  Ibidem,  pai:es  398-400. 


564  HISTOIRE   DE   JENNI. 

Mes  amis,  souvenez-vous  toujours  qu'il  existe  un  Être  suprême; 
je  vous  l'ai  prouvé,  vous  en  êtes  convenus ,  et,  après  avoir  été 
forcés  d'avouer  qu'il  est,  vous  vous  efTorcez  de  lui  trouver  des 
imperfections,  des  vices,  des  méchancetés. 

Je  suis  Lien  loin  de  vous  dire,  comme  certains  raisonneurs, 
que  les  maux  particuliers  forment  le  bien  général.  Cette  extrava- 
gance est  trop  ridicule.  Je  conviens  avec  douleur  qu'il  y  a  beau- 
coup de  mal  moral  et  de  mal  physique  ;  mais,  puisque  l'existence 
de  Dieu  est  certaine,  il  est  aussi  très-certain  que  tous  ces  maux 
ne  peuvent  empêcher  que  Dieu  existe.  Il  ne  peut  être  méchant, 
car  quel  intérêt  aurait-il  à  l'être?  Il  y  a  des  maux  horribles,  mes 
amis  ;  eh  bien  !  n'en  augmentons  pas  le  nombre.  Il  est  impossible 
qu'un  Dieu  ne  soit  pas  bon  ;  mais  les  hommes  sont  pervers  :  ils 
font  un  détestable  usage  de  la  liberté  que  ce  grand  Être  leur  a 
donnée  et  dû  leur  donner,  c'est-à-dire  de  la  puissance  d'exécuter 
leurs  volontés,  sans  quoi  ils  ne  seraient  que  de  pures  machines 
formées  par  un  être  méchant  pour  être  brisées  par  lui. 

Tous  les  Espagnols  éclairés  conviennent  qu'un  petit  nombre 
de  leurs  ancêtres  abusa  de  cette  liberté  jusqu'à  commettre  des 
crimes  qui  font  frémir  la  nature.  Don  Carlos,  second  du  nom  (de 
qui  M.  l'archiduc  puisse  être  le  successeur!),  a  réparé,  autant 
qu'il  a  pu,  les  atrocités  auxquelles  les  Espagnols  s'abandonnèrent 
sous  Ferdinand  et  sous  Charles-Quint. 

Mes  amis,  si  le  crime  est  sur  la  terre,  la  vertu  y  est  aussi. 

BIRTOX, 

Ha!  ha!  lia!  la  vertu!  voilà  une  plaisante  idée;  pardieu!  je 
voudrais  bien  savoir  comment  la  vertu  est  faite,  et  où  l'on  peut  la 
trouver. 

A  ces  paroles  je  ne  me  contins  pas  ;  j'interrompis  Birton  àmon 
tour.  «Vous  la  trouverez  chez  M.  Freind,  lui  dis-je,  chez  le  bon 
Parouba,  chez  vous-même,  quand  vous  aurez  nettoyé  votre  cœur 
des  vices  qui  le  couvrent.  »  Il  rougit,  Jenni  aussi  ;  puis  Jenni 
baissa  les  yeux,  et  parut  sentir  des  remords.  Son  père  le  regarda 
avec  quelque  compassion,  et  poursuivit  ainsi  son  discours  : 

FREIND. 

Oui,  mes  chers  amis,  il  y  eut  toujours  des  vertus,  s'il  y  eut  des 
crimes.  Athènes  vit  des  Socrate,  si  elle  vit  des  Anitus  ;  Rome  eut 
des  Caton,  si  elle  eut  des  Sylla  ;  Caligula,  Néron,  effrayèrent  la 
terre  par  leurs  atrocités  ;  mais  Titus,  Trajan,  Autonin  le  Pieux, 
Marc-Aurèle,  la  consolèrent  par  leur  bienfaisance  :  mon  ami 


CTTAPITRE    IX.  565 

Sherloc  dira  en  peu  de  mots  au  bon  Parouba  ce  qu'étaient  les 
gens  dont  je  parle.  J'ai  heureusement  mon  Épictète  dans  ma 
poche  :  cet  Épictète  n'était  qu'un  esclave,  mais  égal  à  Marc-Aurèle 
par  ses  sentiments.  Écoutez,  et  puissent  tous  ceux  qui  se  mêlent 
d'enseigner  les  hommes  écouter  ce  qu  Épictète  se  dit  à  lui-même  i 
u  C'est  Dieu  qui  m'a  créé,  je  le  porte  dans  moi  ;  oserais-je  le 
déshonorer  par  des  pensées  infâmes,  par  des  actions  criminelles, 
par  d'indignes  désirs?  »  Sa  vie  fut  conforme  à  ses  discours.  Marc- 
Aurèle,  sur  le  trône  de  l'Europe  et  de  deux  autres  parties  de  notre 
hémisphère,  ne  pensa  pas  autrement  que  l'esclave  Épictète  :  l'un 
ne  fut  jamais  humilié  de  sa  bassesse,  l'autre  ne  fut  jamais  ébloui 
de  sa  grandeur  ;  et,  quand  ils  écrivirent  leurs  pensées,  ce  fut  pour 
eux-mêmes  et  pour  leurs  disciples,  et  non  pour  être  loués  dans 
des  journaux.  Et,  à  votre  avis,  Locke,  Newton,  Tillotson,  Penn, 
Clarke,  le  bonhomme  qu'on  appelle  theman  ofRoss^,  tant  d'autres 
dans  notre  île  et  hors  de  notre  île,  que  je  pourrais  vous  citer, 
n'ont-ils  pas  été  des  modèles  de  vertu  ? 

Vous  m'avez  parlé,  monsieur  Birton,  des  guerres  aussi  cruelles 
qu'injustes  dont  tant  de  nations  se  sont  rendues  coupables;  vous 
avez  peint  les  abominations  des  chrétiens  au  Mexique  et  au  Pérou, 
vous  pouvez  y  ajouter  la  Saint-Barthélémy  de  France,  et  les  mas- 
sacres d'Irlande  ;  mais  n'est-il  pas  des  peuples  entiers  qui  ont 
toujours  eu  l'effusion  du  sang  en  horreur?  Les  brachmanes  n'ont- 
ils  pas  donné  de  tout  temps  cet  exemple  au  monde?  Et,  sans  sortir 
du  pays  où  nous  sommes,  n'avons-nous  pas  auprès  de  nous  la 
Pensylvanie,  où  nos  primitifs,  qu'on  défigure  en  vain  par  le  nom 
de  quakers,  ont  toujours  détesté  la  guerre?  N'avons-nous  pas  la 
Caroline,  où  le  grand  Locke  a  dicté  ses  lois  ?  Dans  ces  deux  pa- 
tries de  la  vertu,  tous  les  citoyens  sont  égaux,  toutes  les  con- 
sciences sont  libres,  toutes  les  religions  sont  bonnes,  pourvu  qu'on 
adore  un  dieu  ;  tous  les  hommes  y  sont  frères.  Vous  avez  vu,  mon- 
sieur Birton,  comme  au  seul  nom  d'un  descendant  de  Penn  les 
habitants  des  montagnes  bleues,  qui  pouvaient  vous  exterminer, 
ont  mis  bas  les  armes.  Ils  ont  senti  ce  que  c'est  que  la  vertu,  et 
vous  vous  obstinez  à  l'ignorer  !  Si  la  terre  produit  des  poisons 
comme  des  aliments  salutaires,  voudrez-vous  ne  vous  nourrir 
que  de  poisons  ? 

BIRTOX. 

Ah  !  monsieur,  pourquoi  tant  de  poisons  ?  Si  Dieu  a  tout  fait, 


1.  Jean  Kyrl,   né  en  lG3i,  mort  en  \~r2i,  que  Pope  'troisième  épître)  appelle 
Vhomme  de  Ross. 


56G  HISTOIRE    DE   JENNI. 

ils  sont  son  ouvrage  ;  il  est  le  maître  de  tout  ;  il  fait  tout,  il  dirige 
la  main  de  Cromwell  qui  signe  la  mort  de  Charles  I'^'"  ;  il  conduit 
le  bras  du  bourreau  qui  lui  tranche  la  tête  :  non,  je  ne  puis 
admettre  un  dieu  homicide. 

FREIND. 

Ni  moi  non  plus.  Écoutez,  je  vous  prie;  vous  conviendrez  avec 
moi  que  Dieu  gouverne  le  monde  par  des  lois  générales.  Selon  ces 
lois,  Cromwell,  monstre  de  fanatisme  et  d'hypocrisie,  résolut  la 
mort  de  Charles  !'''•  pour  son  intérêt,  que  tous  les  hommes  aiment 
nécessairement,  et  qu'ils  n'entendent  pas  tous  également.  Selon 
les  lois  du  mouvement  établies  par  Dieu  même,  le  bourreau  coupa 
la  tête  de  ce  roi  ;  mais  certainement  Dieu  n'assassina  pas  Charles  I" 
par  un  acte  particulier  de  sa  volonté.  Dieu  ne  fut  ni  Cromwell, 
ni  Jeiîreys,  ni  Ravaillac,  ni  Balthazar  Gérard,  ni  le  frère  prê- 
cheur Jacques  Clément.  Dieu  ne  commet,  ni  n'ordonne,  ni  ne 
permet  le  crime  ;  mais  il  a  fait  l'homme,  et  il  fait  les  lois  du 
mouvement  ;  ces  lois  éternelles  du  mouvement  sont  également 
exécutées  par  la  main  de  l'homme  charitable,  qui  secourt  le 
pauvre,  et  par  la  main  du  scélérat,  qui  égorge  son  frère.  De 
même  que  Dieu  n'éteignit  point  son  soleil  et  n'engloutit  point 
l'Espagne  sous  la  mer  pour  punir  Cortez,  Almagro,  et  Pizzaro, 
qui  avaient  inondé  de  sang  humain  la  moitié  d'un  hémisphère  ; 
de  même  aussi  il  n'envoie  point  une  troupe  d'anges  à  Londres, 
et  ne  fait  point  descendre  du  ciel  cent  mille  tonneaux  de  vin 
de  Bourgogne,  pour  faire  plaisir  à  ses  chers  Anglais  quand 
ils  ont  fait  une  bonne  action.  Sa  providence  générale  serait 
ridicule  si  elle  descendait  dans  chaque  moment  à  chaque  indi- 
vidu ;  et  cette  vérité  est  si  palpable  que  jamais  Dieu  ne  punit 
sur-le-champ  un  criminel  par  un  coup  éclatant  de  sa  toute-puis- 
sance :  il  laisse  luire  son  soleil  sur  les  bons  et  sur  les  méchants. 
Si  quelques  scélérats  sont  mortsimmédiatement  après  leurs  crimes, 
ils  sont  morts  par  les  lois  générales  qui  président  au  monde.  J'ai 
lu  dans  le  gros  livre  d'un  frenchman  nommé  Mézerai  que  Dieu 
avait  fait  mourir  notre  grand  Henri  V  de  la  fistule  à  l'anus  parce 
qu'il  avait  osé  s'asseoir  sur  le  trône  du  roi  très- chrétien  ;  non,  il 
mourut  parce  que  les  lois  générales  émanées  de  la  toute-puissance 
avaient  tellement  arrangé  la  matière  que  la  fistule  à  l'anus  devait 
terminer  la  vie  de  ce  héros.  Tout  le  physique  d'une  mauvaise 
action  est  l'effet  des  lois  générales  imprimées  par  la  main  de  Dieu 
à  la  matière;  tout  le  mal  moral  de  l'action  criminelle  est  l'effet 
de  la  liberté  dont  l'homme  abuse. 

Enfin,  sans  nous  plonger  dans  les  brouillards  de  la  meta- 


CHAPITRE   IX.  367 

physique,  souvenons-nous  que  l'existence  de  Dieu  est  démontrée  ; 
il  n'y  a  plus  à  disputer  sur  son  existence.  Otez  Dieu  au  monde, 
l'assassinat  de  Charles  I'""  en  dc^ient-il  plus  légitime?  Son  hour- 
rcau  vous  en  sera-t-il  plus  cher?  Dieu  existe,  il  suffit;  s'il  existe, 
il  est  juste  :  soyez  donc  justes. 

BIRTOX. 

Votre  petit  argument  sur  le  concours  de  Dieu  a  de  la  finesse 
et  de  la  force,  quoiqu'il  ne  disculpe  pas  Dieu  entièrement  d'être 
Fauteur  du  mal  physique  et  du  mal  moral.  Je  \ois  que  la  manière 
dont  vous  excusez  Dieu  fait  quelque  impression  sur  l'assemblée  ; 
mais  ne  pouvait-il  pas  faire  en  sorte  que  ses  lois  générales  n'en- 
traînassent pas  tant  de  malheurs  particuliers  ?  Vous  m'avez  prouvé 
un  Être  éternel  et  puissant,  et,  Dieu  me  pardonne!  j'ai  craint  un 
moment  que  vous  ne  me  fissiez  croire  en  Dieu  ;  mais  j'ai  de  ter- 
ribles objections  à  vous  faire.  Allons,  Jenni,  prenons  courage; 
ne  nous  laissons  point  abattre  ^ 

Et  vous,  monsieur  Freind,  qui  parlez  si  bien,  avez-vous  lu  le 
livre  intitulé  le  Bon  Sens-? 

FREIND. 

Oui,  je  l'ai  lu,  et  je  ne  suis  point  de  ceux  qui  condamnent 
tout  dans  leurs  adversaires.  Il  y  a  dans  ce  livre  des  vérités  bien 
exposées;  mais  elles  sont  gâtées  par  un  grand  défaut.  L'auteur 
veut  continuellement  détruire  le  dieu  de  Scot,  d'Albert,  de  Boua- 
venture,  le  dieu  des  ridicules  scolastiques  et  des  moines.  Rema:- 
quez  qu'il  n'ose  pas  dire  un  mot  contre  le  dieu  de  Socfale,  de 
Platon,  d'Épictète,  de  Marc-Aurèle  ;  contre  le  dieu  de  Xewton  et 
de  Locke,  j'ose  dire  contre  le  mien.  Il  perd  son  temps  à  déclamer 
contre  des  superstitions  absurdes  et  abominables  dont  tous  les 
honnêtes  gens  sentent  aujourd'hui  le  ridicule  et  l'horreur.  C'est 
comme  si  on  écrivait  contre  la  nature  parce  que  les  tourbillons 
de  Descartes  l'ont  défigurée  ;  c'est  comme  si  on  disait  que  le  bon 
goût  n'existe  pas  parce  que  la  plupart  des  auteurs  n'ont  point 
de  goût.  Celui  qui  a  fait  le  livre  du  Bon  Sens  croit  avoir  attaqué 
Dieu  ;  et,  en  cela,  il  manque  tout  à  fait  de  bon  sens;  il  n'a  écrit 
que  contre  certains  prêtres  anciens  et  modernes.  Croit-il  avoir 

1.  C'est  ici  que  finit  ce  chapitre  dans  les  éditions  de  1775  et  1776.  (B.) 

2.  Ouvrage  qui  parut  eu  même  temps  que  le  Système  de  la  nature.  M.  de  Vol- 
taire a  grande  raison.  L'auteur  de  cet  ouvrage  prouve  très-bren  que  la  plupart 
des  philosophes,  en  voulant  pénétrer  la  nature  de  Dieu,  en  ont  donné  des  idées 
absurdes  ;  mais  cela  ne  détruit  point  les  preuves  de  son  existence,  qui  peuvent 
être  tirées  de  Tordre  de  l'univers.  (K.)  —  Le  Système  de  la  nature  est  de  1770  ; 
voyez  tome  XVIII,  paues  97  et  suiv..  et  374.  Le  Bon  Sens,  ou  Idées  naturelles  oppo- 
sées aux   idées  surnaturelles,  1772,  in-12,  est  aussi  attribué  au  baron  d"Holbach 


568  HISTOlUE    DE   JENNI. 

anéanti  le  maître  pour  avoir  redit  qu'il  a  été  souvent  servi  par 
des  fripons? 

BIRTOX. 

Écoutez,  nous  pourrions  nous  rapprocher.  Je  pourrais  respec- 
ter le  maître,  si  vous  m'abandonniez  les  valets.  J'aime  la  vérité  : 
faites-la-moi  voir,  et  je  l'embrasse. 


CHAPITRE   X. 

sir.  l'athéisme. 

La  nuit  était  venue,  elle  était  belle,  l'atmosphère  était  une 
A  oûte  d'azur  transparent,  semée  d'étoiles  d'or  ;  ce  spectacle  touche 
toujours  les  hommes,  et  leur  inspire  une  douce  rêverie  :  le  bon 
Parouba  admirait  le  ciel,  comme  un  Allemand  admire  Saint- 
Pierre  de  Rome,  ou  l'opéra  de  Naples,  quand  il  le  voit  pour  la 
première  fois.  ((  Cette  voûte  est  ])ien  hardie,  disait  Parouba  à 
Freind  »;  et  Freind  lui  disait  :  a  Mon  cher  Parouba,  il  n'y  a  point 
de  voûte  ;  ce  cintre  bleu  n'est  autre  chose  qu'une  étendue  de  va- 
peurs, de  nuages  légers,  que  Dieu  a  tellement  disposés  et  combinés 
avec  la  mécanique  de  vos  yeux  qu'en  quelque  endroit  que  vous 
soyez  vous  êtes  toujours  au  centre  de  votre  promenade,  et  vous 
voyez  ce  qu'on  nomme  le  ciel,  et  qui  n'est  point  le  ciel,  arrondi 
sur  votre  tête. 

—  Et  ces  étoiles,  monsieur  Freind  ? 

—  Ce  sont,  comme  je  vous  l'ai  déjà  dit^  autant  de  soleils 
autour  desquels  tournent  d'autres  mondes;  loin  d'être  attachées 
à  cette  voûte  bleue,  souvenez-vous  qu'elles  en  sont  à  des  distances 
différentes  et  prodigieuses  :  cette  étoile,  que  vous  voyez,  est  à  douze 
cents  millions  de  mille  pas  de  notre  soleil.  »  Alors  il  lui  montra  le 
télescope  qu'il  avait  apporté:  il  lui  fit  voir  nos  planètes,  Jupiter 
avec  ses  quatre  lunes,  Saturne  avec  ses  cinq  lunes-  et  son  incon- 
cevable anneau  lumineux;  «  c'est  la  même  lumière,  lui  disait-il, 
qui  part  de  tous  ces  globes,  et  qui  arrive  à  nos  yeux:  de  cette  pla- 
nète-ci, en  un  quart  d'heure;  de  cette  étoile-ci,  en  six  mois.  » 
Parouba  se  mita  genoux  et  dit  :  «  Les  cieux  annoncent  Dieu.  » 
Tout  l'équipage  était  autour  du  vénérable  Freind,  regardait,  et  ad- 
mirait. Le  coriace  lîirton  avança  sans  rien  regarder,  et  parla  ainsi  : 

1.  Voyez  page  553. 

2.  Depuis  répoqiie  où  écrivait  M.  do  Vollaire,  Ilcrschcl,  on  1789,  a  découvert 
doux  nouveaux  satellites  ou  lunes  à  Saturne.  (K.) 


CHAPITRE    X.  o69 

BIRTON. 

Eh  bien,  soit!  il  y  a  un  Dieu,  je  vous  l'accorde;  mais  qu'im- 
porte à  vous  et  à  moi?  Qu'y  a-t-il  entre  l'Être  infini  et  nous  autres 
vers  de  terre?  Quel  rapport  peut-il  exister  de  son  essence  à  la 
nôtre?  Épicure,  en  admettant  des  dieux  dans  les  planètes,  avait 
bien  raison  d'enseigner  qu'ils  ne  se  mêlaient  nullement  de  nos 
sottises  et  de  nos  horreurs  ;  que  nous  ne  pouvions  ni  les  offenser 
ni  leur  plaire  ;  qu'ils  n'avaient  nul  besoin  de  nous,  ni  nous 
d'eux  :  vous  admettez  un  dieu  plus  digne  de  l'esprit  humain  que 
les  dieux  d'Épicure  et  que  tous  ceux  des  Orientaux  et  des  Occi- 
dentaux. Mais  si  vous  disiez,  comme  tant  d'autres,  que  ce  dieu  a 
formé  le  monde  et  nous  pour  sa  gloire;  qu'il  exigea  autrefois  des 
sacrifices  de  bœufs  pour  sa  gloire;  qu'il  apparut,  pour  sa  gloire, 
sous  notre  forme  de  bipèdes,  etc.;  vous  diriez,  ce  me  semble,  une 
chose  absurde,  qui  ferait  rire  tous  les  gens  qui  pensent.  L'amour 
de  la  gloire  n'est  autre  chose  que  de  l'orgueil,  et  l'orgueil  n'est 
que  de  la  vanité;  un  orgueilleux  est  un  fat  que  Shakespeare 
jouait  sur  son  théâtre  :  cette  épithète  ne  peut  pas  plus  convenir 
à  Dieu  que  celle  d'injuste,  de  cruel,  d'inconstant.  Si  Dieu  a  daigné 
faire,  ou  plutôt  arranger  l'univers,  ce  ne  doit  être  que  dans  la  vue 
d'y  faire  des  heureux.  Je  vous  laisse  à  penser  s'il  est  venu  à  bout 
de  ce  dessein,  le  seul  pourtant  qui  pût  convenir  à  la  nature  divine. 

FREIXD. 

Oui,  sans  doute,  il  y  a  réussi  avec  toutes  les  âmes  honnêtes  : 
elles  seront  heureuses  un  jour,  si  elles  ne  le  sont  pas  aujourd'hui. 

BIRTO\. 

Heureuses!  quel  rêve!  quel  conte  de  Peau  d'âne!  où?  quand? 
comment?  qui  vous  Fa  dit? 

FREIXD. 

Sa  justice. 

BIRTOX. 

N'allez-vous  pas  me  dire,  après  tant  de  déclamateurs,  que 
nous  vivrons  éternellement  quand  nous  ne  serons  plus  ;  que 
nous  possédons  une  âme  immortelle,  ou  plutôt  qu'elle  nous  pos- 
sède, après  nous  avoir  avoué  que  les  Juifs  eux-mêmes,  les  Juifs, 
auxquels  vous  vous  vantez  d'avoir  été  subrogés,  n'ont  jamais 
soupçonné  seulement  cette  immortalité  de  l'àme  jusqu'au  temps 
d'Hérode?  Cette  idée  d'une  âme  immortelle  avait  été  inventée  par 
les  brachmanes,  adoptée  par  les  Perses,  les  Chaldéens,  les  Grecs, 
ignorée  très-longtemps  de  la  malheureuse  petite  horde  judaïque, 
mère  des  plus  infâmes  superstitions.  Hélas  !  monsieur,  savons- 
nous  seulement  si  nous  avons  une  âme?  Savons-nous  si  les  ani- 


570  HISTOIRE    DE    JENNI. 

maux,  dont  le  sang  fait  la  vie,  comme  il  fait  la  nôtre,  qui  ont 
comme  nous  des  volontés,  des  appétits,  des  passions,  des  idées, 
de  la  mémoire,  de  l'industrie  ;  savez-vous,  dis-je,  si  ces  êtres, 
aussi  incompréhensibles  que  nous,  ont  une  âme,  comme  on  pré- 
tend que  nous  en  avons  une  ? 

J'avais  cru  jusqu'à  présent  qu'il  est  dans  la  nature  une  force 
active  dont  nous  tenons  le  don  de  vivre  dans  tout  notre  corps,  de 
marcher  par  nos  pieds,  de  prendre  par  nos  mains,  de  voir  par 
nos  yeux,  d'entendre  par  nos  oreilles,  de  sentir  par  nos  nerfs,  de 
penser  par  notre  tête,  et  que  tout  cela  était  ce  que  nous  appelons 
l'àme:  mot  vague  qui  ne  signifie  au  fond  que  le  principe  inconnu 
de  nos  facultés.  J'appellerai  Dieu,  avec  vous,  ce  principe  intelli- 
gent et  puissant  qui  anime  la  nature  entière;  mais  a-t-il  daigné 
se  faire  connaître  à  nous? 

FREIND, 

Oui,  par  ses  œuvres, 

BIRTON. 

Nous  a-t-il  dicté  ses  lois?  nous  a-t-il  parlé? 

FREIND, 

Oui,  par  la  voix  de  votre  conscience.  N'est-il  pas  vrai  que  si 
vous  aviez  tué  votre  père  et  votre  mère,  cette  conscience  vous 
déchirerait  par  des  remords  aussi  affreux  qu'involontaires?  Cette 
vérité  n'est-elle  pas  sentie  et  avouée  par  l'univers  entier?  Descen- 
dons maintenant  à  de  moindres  crimes.  Y  en  a-t-il  un  seul  qui  ne 
vous  elïraye  au  premier  coup  d'œil,  qui  ne  vous  fasse  pâhr  la 
première  fois  que  vous  le  commettez,  et  qui  ne  laisse  dans  votre 
cœur  l'aiguillon  du  repentir? 

BIRTON. 

11  faut  que  je  l'avoue. 

FREIND. 

Dieu  vous  a  donc  expressément  ordonné,  en  parlant  à  votre 
cœur,  de  ne  vous  souiller  jamais  d'un  crime  évident.  Et  quant  à 
toutes  ces  actions  équivoques,  que  les  uns  condamnent  et  que 
les  autres  justifient,  qu'avons-nous  de  mieux  à  faire  que  de  sui- 
vre celte  grande  loi  du  premier  des  Zoroaslrcs,  tant  remarquée 
de  nos  jours  par  un  auteur  français  ^  :  «  Quand  tu  ne  sais  si  l'ac- 
tion que  tu  médites  est  bonne  ou  mauvaise,  abstiens-toi»  ? 


1.  N'ollaiic  liii-inriiic;  voyez  t unie  W  M,  pane  057;  loiiu'  \^  MI,  pa.ûC  23C;  loinrXIX. 
l)a;;c  nW;  tome  XX,  pages  3i3  et  6JG;  et  dans  les  Mélanges,  année  1708, 
une  des  notes  sur  le  Discours  de  l'empereur  Julien,  et  le  dialoyuc  A  B  C,  dixième 
enli-clicn  ;  année  1771.  Lettres  de  Meniniius,  n"   iU. 


en  A  IM  TUE    X.  571 

BIinON. 

Cette  maxime  est  admirable;  c'est  sans  doute  ce  qu'on  a 
jamais  dit  de  plus  beau,  c'est-à-dire  de  plus  utile  en  morale;  et 
cela  me  ferait  presque  penser  que  Dieu  a  suscité  de  temps  en 
temps  des  sages  qui  ont  enseigné  la  vertu  aux  hommes  égarés.  Je 
vous  demande  pardon  d'avoir  raillé  de  la  vertu, 

FREIN  D. 

Demandez-en  pardon  à  l'Être  éternel,  qui  peut  la  récompenser 
éternellement,  et  punir  les  transgresseurs. 

BIRTOX. 

Quoi!  Dieu  me  punirait  éternellement  de  m'être  liATé  à  des 
passions  qu'il  m'a  données! 

FREIXD. 

Il  VOUS  a  donné  des  passions  avec  lesquelles  on  peut  faire  du 
bien  et  du  mal.  Je  ne  vous  dis  pas  qu'il  vous  punira  à  jamais,  ni 
comment  il  vous  punira,  car  personne  n'en  peut  rien  savoir  :  je 
vous  dis  qu'il  le  peut.  Les  brachmanes  furent  les  premiers  qui 
imaginèrent  une  prison  éternelle  pour  les  substances  célestes  qui 
s'étaient  révoltées  contre  Dieu  dans  son  propre  palais:  il  les  enferma 
dans  une  espèce  d'enfer  qu'ils  appelaient  ondera:  mais,  au  bout  de 
quelques  milliers  de  siècles,  il  adoucit  leurs  peines,  les  mit  sur  la 
terre,  et  les  fit  hommes;  c'est  de  là  que  vint  notre  mélange  de  vices 
et  de  vertus,  de  plaisirs  et  de  calamités.  Cette  imagination  est  ingé- 
nieuse ;  la  fable  de  Pandore  et  de  Promèthéc  Vest  encore  davantage. 
Des  nations  grossières  ont  imité  grossièrement  la  belle  fable  de 
Pandore;  ces  inventions  sont  des  rêves  de  la  philosophie  orientale; 
tout  ce  que  je  puis  vous  dire,  c'est  que,  si  vous  avez  commis  des 
crimes  en  abusant  de  votre  liberté,  il  vous  est  impossible  de  prou- 
ver que  Dieu  soit  incapable  de  vous  en  punir  :  je  vous  en  défie. 

BIRTON. 

Attendez  ;  vous  pensez  que  je  ne  peux  pas  vous  démontrer 
qu'il  est  impossible  au  grand  Être  de  me  punir  :  par  ma  foi,  vous 
avez  raison  ;  j'ai  fait  ce  que  j'ai  pu  pour  me  prouver  que  cela 
était  impossible,  et  je  n'en  suis  jamais  venu  à  bout.  J'avoue  que 
j'ai  abusé  de  ma  liberté,  et  que  Dieu  peut  m'en  châtier  ;  mais, 
pardieu!  je  ne  serai  pas  puni  quand  je  ne  serai  plus. 

FREIND. 

Le  meilleur  parti  que  vous  ayez  à  prendre  est  d'être  honnête 
homme  tandis  que  vous  existez. 

BIRTOX, 

D'être  honnête  homme  pendant  que  j'existe?...  oui,  je  l'avoue; 
oui,  vous  avez  raison  :  c'est  le  parti  qu'il  faut  prendre. 


572  HISTOIRE    DE   JENNI. 

Je  voudrais,  mon  cher  ami,  que  vous  eussiez  été  témoin  de 
l'effet  que  firent  les  discours  de  Freind  sur  tous  les  Anglais  et  sur 
tous  les  Américains.  Birton,  si  évaporé  et  si  audacieux,  prit  tout 
à  coup  un  air  recueilli  et  modeste  ;  Jenni,  les  yeux  mouillés  de 
larmes,  se  jeta  aux  genoux  de  son  père,  et  son  père  l'embrassa. 
Voici  enfin  la  dernière  scène  de  cette  dispute  si  épineuse  et  si 
intéressante, 

CHAPITRE    XI. 

DE     l'athéisme. 
BIRTON, 

Je  conçois  bien  que  le  grand  Être,  le  maître  de  la  nature,  est 
éternel  ;  mais  nous,  qui  n'étions  pas  hier,  pouvons-nous  avoir  la 
folle  hardiesse  de  prétendre  à  une  éternité  future  ?  Tout  périt 
sans  retour  autour  de  nous,  depuis  l'insecte  dévoré  par  l'hiron- 
delle jusqu'à  l'éléphant  mangé  des  vers, 

FREIND, 

Non,  rien  ne  périt,  tout  change;  les  germes  impalpables  des 
animaux  et  des  végétaux  subsistent,  se  développent,  et  perpétuent 
les  espèces.  Pourquoi  ne  voudriez-vous  pas  que  Dieu  conservât 
le  principe  qui  vous  fait  agir  et  penser,  de  quelque  nature  qu'il 
puisse  être?  Dieu  me  garde  de  faire  un  système,  mais  certaine- 
ment il  y  a  dans  nous  quelque  chose  qui  pense  et  qui  veut  :  ce 
quelque  chose,  que  l'on  appelait  autrefois  une  monade,  ce  quelque 
chose  est  imperceptible.  Dieu  nous  l'adonnée,  ou  peut-être,  pour 
parler  plus  juste.  Dieu  nous  a  donnés  à  elle.  Êtes-vous  bien  sûr 
qu'il  ne  peut  la  conserver?  Songez,  examinez  ;  pouvez-vous  m'en 
fournir  quelque  démonstration  ? 

BIRTON. 

Non  ;  j'en  ai  cherché  dans  mon  entendement,  dans  tous  les 
livres  des  athées,  et  surtout  dans  le  troisième  chant  de  Lucrèce  ; 
j'avoue  que  je  n'ai  jamais  trouvé  que  des  vraisemblances. 

FHEIM). 

Et,  sur  ces  simples  vraisemblances,  nous  nous  abandonne- 
rions à  toutes  nos  passions  funestes!  Nous  vivrions  en  brutes, 
n'ayant  pour  règle  que  nos  appétits,  et  pour  frein  que  la  crainte 
des  autres  hommes  rendus  éternellement  ennemis  les  uns  des 
autres  par  cette  crainte  mutuelle!  car  on  veut  toujours  détruire 
ce  qu'on  craint.  Pensez-y  bien,  monsieur  Hirton  ;  réfléchissez-y 
sérieusement,  mon  fils  Jenni  :  n'attendre  de  Dieu  ni  châtiment 


CHAPITRE   XI..  o73 

Di  récompense,  c'est  être  véritablement  athée.  A  quoi  servirait 
l'idée  d'un  dieu  qui  n'aurait  sur  vous  aucun  pouvoir?  C'est  comme 
si  l'on  disait  :  Il  y  a  un  roi  de  la  Chine  qui  est  très-puissant;  je 
réponds  :  Grand  bien  lui  fasse  ;  qu'il  reste  dans  son  manoir  et 
moi  dans  le  mien  :  je  ne  me  soucie  pas  plus  de  lui  qu'il  ne  se 
soucie  de  moi  ;  il  n'a  plus  de  juridiction  sar  ma  personne  quun 
chanoine  de  Windsor  n'en  a  sur  un  membre  de  notre  parlement  ; 
alors  je  suis  mon  dieu  à  moi-même,  je  sacrifie  le  monde  entier 
à  mes  fantaisies  si  j'en  trouve  l'occasion;  je  suis  sans  loi,  je  ne 
regarde  que  moi.  Si  les  autres  êtres  sont  moutons,  je  me  fais 
loup  ;  s'ils  sont  poules,  je  me  fais  renard. 

Je  suppose,  ce  qu'à  Dieu  ne  plaise,  que  toute  notre  Angleterre 
soit  athée  par  principes  ;  je  conviens  qu'il  pourra  se  trouver  plu- 
sieurs citoyens  qui,  nés  tranquilles  et  doux,  assez  riches  pour 
n'avoir  pas  besoin  d'être  injustes,  gouvernés  par  l'honneur,  et 
par  conséquent  attentifs  à  leur  conduite,  pourront  vivre  ensemble 
en  société  :  ils  cultiveront  les  beaux-arts,  par  qui  les  mœurs  s'adou- 
cissent ;  ils  pourront  vivre  dans  la  paix,  dans  l'innocente  gaieté 
des  honnêtes  gens  ;  mais  l'athée  pauvre  et  violent,  sûr  de  l'impu- 
nité, sera  un  sot  s'il  ne  vous  assassine  pas  pour  voler  votre  argent. 
Dès  lors  tous  les  liens  de  la  société  sont  rompus,  tous  les  crimes 
secrets  inondent  la  terre,  comme  les  sauterelles,  à  peine  d'abord 
aperçues,  viennent  ravager  les  campagnes  :  le  bas  peuple  ne  sera 
qu'une  horde  de  brigands,  comme  nos  voleurs,  dont  on  ne  pend 
pas  la  dixième  partie  à  nos  sessions  ;  ils  passent  leur  misérable 
vie  dans  des  tavernes  avec  des  filles  perdues,  il  les  battent,  ils  se 
battent  entre  eux;  ils  tombent  ivres  au  milieu  de  leurs  pintes  de 
plomb  dont  ils  se  sont  cassé  la  tête  ;  ils  se  réveillent  pour  voler 
et  pour  assassiner  ;  ils  recommencent  chaque  jour  ce  cercle  abo- 
minable de  brutalités. 

Qui  retiendra  les  grands  et  les  rois  dans  leurs  vengeances, 
dans  leur  ambition,  à  laquelle  ils  veulent  tout  immoler?  Un  roi 
athée  est  plus  dangereux  qu'un  Ravaillac  fanatique. 

Les  athées  fourmillaient  en  Italie  au  xv«  siècle  ;  qu'en  arriva- 
t-il?  Il  fut  aussi  commun  d'empoisonner  que  dedonner  à  souper, 
et  d'enfoncer  un  stylet  dans  le  cœur  de  son  ami  que  de  l'embrasser; 
il  y  eut  des  professeurs  du  crime,  comme  il  y  a  aujourd'hui  des 
maîtres  de  musique  et  de  mathématiques.  On  choisissait  exprès 
les  temples  pour  y  assassiner  les  princes  au  pied  des  autels.  Le 
pape  Sixte  IV  et  un  archevêque  de  Florence  '■  firent  assassiner 

1.  Salviati;  voyez  tome  XII,  pages  168  et  suiv. 


574  .  HISTOIRE    DE    JENM. 

ainsi  les  deux  princes  les  plus  accomplis  de  l'Europe.  (  Mon  cher 
Sherloc,  dites,  je  vous  prie,  à  Parouba  et  à  ses  enfants  ce  que  c'est 
qu'un  pape  et  un  archevêque,  et  dites-leur  surtout  qu'il  n'est  plus 
de  pareils  monstres,)  Mais  continuons.  Un  duc  de  Milan  fut  assas- 
siné de  même  au  milieu  d'une  église  ^  On  ne  connaît  que  trop 
les  étonnantes  horreurs  d'Alexandre  VI-.  Si  de  telles  mœurs 
avaient  subsisté,  l'Italie  aurait  été  plus  déserte  que  ne  l'a  été  le 
Pérou  après  son  invasion. 

La  croyance  d'un  dieu  rémunérateur  des  bonnes  actions,  punis- 
seur  des  méchantes,  pardonneur  des  fautes  légères,  est  donc  la 
croyance  la  plus  utile  au  genre  humain  :  c'est  le  seul  frein  des 
hommes  puissants,  qui  commettent  insolemment  les  crimes 
publics  ;  c'est  le  seul  frein  des  hommes  qui  commettent  adroite- 
ment les  crimes  secrets.  Je  ne  vous  dis  pas,  mes  amis,  démêler  à 
cette  croyance  nécessaire  des  superstitions  qui  la  déshonoreraient, 
et  qui  même  pourraient  la  rendre  funeste  :  l'athée  est  un  monstre 
qui  ne  dévorera  que  pour  apaiser  sa  faim  ;  le  superstitieux  est  un 
autre  monstre  qui  déchirera  les  hommes  par  devoir.  J'ai  toujours 
remarqué  qu'on  peut  guérir  un  athée,  mais  on  ne  guérit  jamais 
le  superstitieux  radicalement  :  l'athée  est  un  homme  d'esprit  qui 
se  trompe  mais  qui  pense  par  lui-même,  le  superstitieux  est  un 
sot  brutal  qui  n'a  jamais  eu  que  les  idées  des  autres,  l'athée  vio- 
lera Iphigénie  prête  d'épouser  Achille,  mais  le  fanatique  regor- 
gera pieusement  sur  l'autel,  et  croira  que  Jupiter  llui  en  aura 
beaucoup  d'obligation  ;  l'athée  dérobera  un  vase  d'or  dans  une 
église  pour  donner  à  souper  à  des  filles  de  joie,  mais  le  fanatique 
célébrera  un  auto-da-fé  dans  cette  église,  et  chantera  un  cantique 
juif  à  plein  gosier,  en  faisant  brûler  des  juifs.  Oui,  mes  amis, 
l'athéisme  et  le  fanatisme  sont  les  deux  pôles  d'un  univers  de 
confusion  et  d'horreur.  La  petite  zone  de  la  vertu  est  entre  ces 
deux  pôles  :  marchez  d'un  pas  ferme  dans  ce  sentier;  croyez  un 
dieu  bon,  et  soyez  bons.  C'est  tout  ce  que  les  grands  législateurs 
Locke  et  Penn  demandent  h  leurs  peuples. 

Piépondez-moi,  monsieur  Birton,  vous  et  vos  amis;  quel  mal 
peut  vous  faire  l'adoration  d'un  dieu  jointe  au  bonheur  d'être  hon- 
nête homme?  Nous  pouvons  tous  être  attaqués  d'une  maladie  mor- 
telle au  moment  où  je  vous  parle  :  qui  de  nous  alors  ne  voudrait 
pas  avoir  vécu  dans  linnocence?  Voyez  comme  notre  méchant 


1.  Voyez  tome  XII,  pape  167. 

2.  Voyez  ibid.,  page  83;  et  dans  les  Mélanges,  aiiiiùc    1708,  Popusculo  intitulé 
les  Droits  des  JtoiiDiies,  etc. 


CHAPITRE    XII.  073 

Richard  III  meurt  dans  Shakespeare  ;  comme  les  spectres  de  tous 
ceux  qu'il  a  tués  viennent  épouvanter  son  imagination.  Voyez 
comme  expire  Charles  IX  de  France  après  sa  Saint-Barthélémy! 
Son  chapelain  a  beau  lui  dire  qu'il  a  bien  fait,  son  crime  le  déchire, 
son  sang  jaillit  par  ses  porcs*,  et  tout  le  sang  qu'il  fit  couler  crie 
contre  lui.  Soyez  sûr  que  de  tous  ces  monstres  il  n'en  est  aucun 
qui  n'ait  vécu  dans  les  tourments  du  remords,  et  qui  n'ait  fini 
dans  la  rage  du  désespoir. 


CHAPITRE    XII. 

r.ETOlR     E?»     A^•GLETEP.RE.      MARIAGE     DE     JE.\M. 

Birton  et  ses  amis  ne  purent  tenir  davantage  :  ils  se  jetèrent 
aux  genoux  de  Freind.  «  Oui,  dit  Birton,  je  crois  en  Dieu  et  en 
vous.  » 

On  était  déjà  près  de  la  maison  de  Parouba.  On  y  soupa,  mais 
Jenni  ne  put  souper  :  il  se  tenait  à  l'écart,  il  fondait  en  larmes  ; 
son  père  alla  le  chercher  pour  le  consoler.  «  Ah  !  lui  dit  Jenni,  je 
ne  méritais  pas  d'avoir  un  père  tel  que  vous  ;  je  mourrai  de  dou- 
leur d'avoir  été  séduit  par  cette  abominable  Clive-Hart  :  je  suis  la 
cause,  quoique  innocente,  de  la  mort  de  Primerose,  et  tout  à 
l'heure,  quand  vous  nous  avez  parlé  d'empoisonnement,  un  fris- 
son m'a  saisi  ;  j'ai  cru  voir  Clive-Hart  présentant  le  breuvage  hor- 
rible à  Primerose.  0  ciel!  ô  Dieu!comment  ai-je  pu  avoir  l'esprit 
assez  aliéné  pour  suivre  une  créature  si  coupable  !  Mais  elle  me 
trompa  ;  j'étais  aveugle  ;  je  ne  fus  détrompé  que  peu  de  temps 
avant  qu'elle  fût  prise  par  les  sauvages  :  elle  me  fit  presque  l'aveu 
de  son  crime  dans  un  mouvement  de  colère  ;  depuis  ce  moment 
je  l'eus  en  horreur,  et,  pour  mon  supplice,  l'image  de  Primerose 
est  sans  cesse  devant  mes  yeux  ;  je  la  vois,  je  l'entends  ;  elle  me 
dit  :  Je  suis  morte,  parce  que  je  t'aimais.  » 

M,  Freind  se  mit  à  sourire  d'un  sourire  de  bonté  dont  Jenni 
ne  put  comprendre  le  motif  ;  son  père  lui  dit  qu'une  vie  irrépro- 
chable pouvait  seule  réparer  les  fautes  passées  :  il  le  ramena  à 
table  comme  un  homme  qu'on  vient  de  retirer  des  flots  où  il  se 
noyait  ;  je  l'embrassai,  je  le  flattai,  je  lui  donnai  du  courage  :  nous 
étions  tous  attendris.  Nous  appareillâmes  le  lendemain  pour 
retourner  en  Angleterre,  après  avoir  fait  des  présents  à  toute  la 

t.  Voyez  tome  XII,  page  526. 


576  HISTOIRE    DE   JENNI. 

famille  de  Parouba  :  nos  adieux  furent  mêlés  de  larmes  sincères  ; 
Birton  et  ses  camarades,  qui  n'ayaient  jamais  été  qu'évaporés, 
semblaient  déjà  raisonnables. 

Nous  étions  en  pleine  mer  quand  Freind  dit  à  Jenni  en  ma 
présence  :  «  Eh  bien  !  mon  fils,  le  souvenir  de  la  belle,  de  la  ver- 
tueuse et  tendre  Primerose,  vous  est  donc  toujours  cher?  »  Jenni 
se  désespéra  à  ces  paroles  ;  les  traits  d'un  repentir  inutile  et  éter- 
nel perçaient  son  cœur,  et  je  craignis  qu'il  ne  se  précipitât  dans 
la  mer.  «  Eh  bien  !  lui  dit  Freind,  consolez-vous  ;  Primerose  est 
vivante,  et  elle  vous  aime.  » 

Freind  en  effet  en  avait  reçu  des  nouvelles  sûres  de  son  domes- 
tique affidé,  qui  lui  écrivait  par  tous  les  vaisseaux  qui  partaient 
pour  le  Maryland.  M.  Mead\  qui  a  depuis  acquis  une  si  grande 
réputation  pour  la  connaissance  de  tous  les  poisons,  avait  été  assez 
heureux  pour  tirer  Primerose  des  bras  de  la  mort.  M,  Freind  iit 
voir  à  son  fils  cette  lettre  qu'il  avait  relue  tant  de  fois,  et  avec 
tant  d'attendrissement. 

Jenni  passa  en  un  moment  de  l'excès  du  désespoir  à  celui  de 
la  félicité.  Je  ne  vous  peindrai  point  les  effets  de  ce  changement 
si  subit  :  plus  j'en  fus  saisi,  moins  je  puis  les  exprimer;  ce  fut  le 
plus  beau  moment  de  la  vie  de  Jenni.  Birton  et  ses  camarades 
partagèrent  une  joie  si  pure.  Que  vous  dirai-je  enfin  ?  l'excellent 
Freind  leur  a  servi  de  père  à  tous  ;  les  noces  du  beau  Jenni  el  de 
la  belle  Primerose  se  sont  faites  chez  le  docteur  Mead  ;  nous 
avons  marié  aussi  Birton,  qui  était  tout  changé,  Jenni  et  lui  sont 
aujourd'hui  les  plus  honnêtes  gens  de  l'Angleterre.  Vous  convien- 
drez qu'un  sage  peut  guérir  des  fous. 

1.  Né  en  1673,  mort  en  1754.  Il  pratiqua  l'un  des  premiers  l'inoculation  de  la 
petite  vérole,  et  est  auteur  d'un  Mechanical  Account  of  poisons,  1702. 


FIN    DE    l'histoire    DE    JENNI. 


LES    OREILLES 

DU    COMTE 

DE   CHESTERFIELD 

ET 

LE  CHAPELAIN  GOUDMAN 

(1775] 


CHAPITRE    I. 

Ah!  la  fatalité  gouverne  irrémissiblement  toutes  les  choses  de 
ce  monde.  J'en  juge,  comme  de  raison,  par  mon  aventure. 

Milord  Chesterfield,  qui  m'aimait  fort,  m'avait  promis  de  me 
faire  du  bien.  Il  vaquait  un  bon  preferment^  à  sa  nomination.  Je 
cours  du  fond  de  ma  province  à  Londres  ;  je  me  présente  à 
milord  ;  je  le  fais  souvenir  de  ses  promesses  ;  il  me  serre  la  main 
avec  amitié,  et  me  dit  qu'en  effet  j'ai  bien  mauvais  visage.  Je  lui 
réponds  que  mon  plus  grand  mal  est  la  pauvreté.  Il  me  réplique 
qu'il  veut  me  faire  guérir,  et  me  donne  sur-le-champ  une  lettre 
pour  M.  Sidrac,  près  de  Guildhall. 

Je  ne  doute  pas  que  M.  Sidrac  ne  soit  celui  qui  doit  m'ex- 
pédier  les  provisions  de  ma  cure.  Je  vole  chez  lui.  .AI.  Sidrac,  qui 
était  le  chirurgien  de  milord,  se  met  incontinent  en  devoir  de 
me  sonder,  et  m'assure  que,  si  j'ai  la  pierre,  il  me  taillera  très- 
heureusement. 

Il  faut  savoir  que  milord  avait  entendu  que  j'avais  un  grand 
mal  à  la  vessie,  et  qu'il  avait  voulu,  selon  sa  générosité  ordinaire, 

1.  Preferment  signifie  bénéfice  en  anglais.  (A'oie  de  Voltaire.) 
21.  —  Romans.  37 


578      LES   OREILLES   DU  €OMTE   DE    CHESTERFIELD. 

me  faire  tailler  à  ses  dépens.  Il  était  sourd,  aussi  bien  que  mon- 
sieur son  frère,  et  je  n'en  étais  pas  encore  instruit. 

Pendant  le  temps  que  je  perdis  à  défendre  ma  vessie  contre 
M.  Sidrac,  qui  voulait  me  sonder  à  toute  force,  un  des  cinquante- 
deux  compétiteurs  qui  prétendaient  au  même  bénéfice  arriva  chez 
milord,  demanda  ma  cure,  et  l'emporta. 

J'étais  amoureux  de  miss  Fidler,  que  je  devais  épouser  dès 
que  je  serais  curé  ;  mon  rival  eut  ma  place  et  ma  maîtresse. 

Le  comte,  ayant  appris  mon  désastre  et  sa  méprise,  me  pro- 
mit de  tout  réparer;  mais  il  mourut  deux  jours  après. 

M.  Sidrac  me  fit  voir,  clair  comme  le  jour,  que  mon  bon  pro- 
tecteur ne  pouvait  pas  vivre  une  minute  de  plus,  vu  la  consti- 
tution présente  de  ses  organes,  et  me  prouva  que  sa  surdité  ^  ne 
venait  que  de  l'extrême  sécheresse  de  la  corde  et  du  tambour  de 
son  oreille.  Il  m'offrit  même  d'endurcir  mes  deux  oreilles  avec 
de  l'esprit-de-vin,  de  façon  à  me  rendre  plus  sourd  qu'aucun  pair 
du  royaume. 

Je  compris  que  M.  Sidrac  était  un  très-savant  homme.  Il 
m'inspira  du  goût  pour  la  science  de  la  nature.  Je  voyais  d'ailleurs 
que  c'était  un  homme  charitable  qui  me  taillerait  gratis  dans 
l'occasion,  et  qui  me  soulagerait  dans  tous  les  accidents  qui  pour- 
raient m'arriver  vers  le  col  de  la  vessie. 

Je  me  mis  donc  à  étudier  la  nature  sous  sa  direction,  pour 
me  consoler  de  la  perte  de  ma  cure  et  de  ma  maîtresse. 


CHAPITRE    II. 

Après  bien  des  observations  sur  la  nature,  faites  avec  mes 
cinq  sens,  des  lunettes,  des  microscopes,  je  dis  un  jour  ù  M.  Sidrac  : 
«  On  se  moque  de  nous  ;  il  n'y  a  point  de  nature,  tout  est  art. 
C'est  par  un  art  admirable  que  toutes  les  planètes  dansent  régu- 
lièrement autour  du  soleil,  tandis  que  le  soleil  fait  la  roue  sur 
lui-même.  Il  faut  assurément  que  quelqu'un  d'aussi  savant  que 
la  Société  royale  de  Londres  ait  arrangé  les  choses  de  manière 
que  le  carré  des  révolutions  de  chaque  planète  soit  toujours  pro- 
portionnel à  la  racine  du  cube  de  leur  distance  à  leur  centre  ;  et 
il  faut  être  sorcier  pour  le  deviner. 


1,  Voyez,  dans  la  Correspondance ,  la  lettre  de  Voltaire  à  Chcsterfield,   du 
'■l'k  septembre  1771. 


CHAPITRE    II.  579 

«  Le  flux  et  le  reflux  de  notre  Tamise  me  paraît  l'effet  constant 
d'un  art  non  moins  profond  et  non  moins  difficile  à  connaître. 

«  Animaux,  végétaux,  minéraux,  tout  me  paraît  arrangé  avec 
poids,  mesure,  nombre,  mouvement.  Tout  est  ressort,  levier, 
poulie,  machine  hydraulique,  laboratoire  de  chimie,  depuis 
l'herbe  jusqu'au  chêne,  depuis  la  puce  jusqu'à  l'homme,  depuis 
un  grain  de  sable  jusqu'à  nos  nuées. 

'(  Certainement  il  n'y  a  que  de  Fart,  et  la  nature  est  une 
chimère. 

—  Vous  avez  raison,  me  répondit  M.  Sidrac,  mais  vous  n'eu 
avez  pas  les  gants;  cela  a  déjà  été  dit  par  un  rêveur  delà  la 
Manches  mais  on  n'y  a  pas  fait  attention. 

—  Ce  qui  m'étonne,  et  ce  qui  me  plaît  le  plus,  c'est  que,  par 
cet  art  incompréhensible,  deux  machines  en  produisent  toujours 
une  troisième  ;  et  je  suis  bien  fâché  de  n'en  avoir  pas  fait  une 
avec  miss  Fidier  ;  mais  je  vois  bien  qu'il  était  arrangé  de  toute 
éternité  que  miss  Fidier  emploierait  une  autre  machine  que  moi. 

—  Ce  que  vous  dites,  me  répliqua  M.  Sidrac,  a  été  encore  dit, 
et  tant  mieux  :  c'est  une  probabihté  que  vous  pensez  juste.  Oui, 
il  est  fort  plaisant  que  deux  êtres  en  produisent  un  troisième  ; 
mais  cela  n'est  pas  vrai  de  tous  les  êtres.  Deux  roses  ne  produisent 
point  une  troisième  rose  en  se  baisant;  deux  cailloux,  deux 
métaux,  n'en  produisent  pas  un  troisième  ;  et  cependant  un  métal, 
une  pierre,  sont  des  choses  que  toute  l'industrie  humaine  ne 
saurait  faire.  Le  grand,  le  beau  miracle  continuel,  est  qu'un  gar- 
çon et  une  fille  fassent  un  enfant  ensemble,  qu'un  rossignol  fasse 
un  rossignolet  à  sa  rossignole,  et  non  pas  à  une  fauvette.  Il  fau- 
drait passer  la  moitié  de  sa  vie  à  les  imiter,  et  l'autre  moitié  à 
bénir  celui  qui  inventa  cette  méthode.  Il  y  a  dans  la  génération 
mille  secrets  tout  à  fait  curieux.  Newton  dit  que  la  nature  se 
ressemble  partout  :  Natura  est  ubique  sibi  consona.  Cela  est  faux  eu 
amour;  les  poissons,  les  reptiles,  les  oiseaux,  ne  font  point  l'amour 
comme  nous  :  c'est  une  variété  infinie.  La  fabrique  des  êtres 
sentants  et  agissants  me  ravit.  Les  végétaux  ont  aussi  leur  prix. 
Je  m'étonne  toujours  qu'un  grain  de  blé  jeté  en  terre  en  produise 
plusieurs  autres. 

—  Ah!  lui  dis-je  comme  un  sot  que  j'étais  encore,  c'est  que  le 
blé  doit  mourir  pour  naître,  comme  on  l'a  dit  dans  l'école^  » 

M.  Sidrac  me  reprit  en  riant  avec  beaucoup  de  circonspection. 


1.  Dictionnaire  philosophique,  article  Xatcre.  {Xote  de  Voltaire.) 

2.  Saint  Paul,  aux  Corinthiens,  xv,  30;  et  saint  Jean,  xii,  24. 


580      LES    OREILLES    DU    COMTE    DE    CHESTERFIELD. 

«  Cela  était  vrai  du  temps  de  l'école,  dit-il;  mais  le  moindre  labou- 
reur sait  bien  aujourd'hui  que  la  chose  est  absurde. 

—  Ah  !  monsieur  Sidrac,  je  vous  demande  pardon;  mais  j'ai  été 
théologien,  et  on  ne  se  défait  pas  tout  d'un  coup  de  ses  habitudes.» 


CHAPITRE    III. 

Quelque  temps  après  ces  conversations  entre  le  pauvre  prêtre 
Goudman  et  l'excellent  anatomiste  Sidrac,  ce  chirurgien  le  ren- 
contra dans  le  parc  Saint-James,  tout  pensif,  tout  rêveur,  et  l'air 
plus  embarrassé  qu'un  algébriste  qui  vient  de  faire  un  faux  cal- 
cul. «  Qu'avez-vous  ?  lui  dit  Sidrac  ;  est-ce  la  vessie  ou  le  côlon 
qui  vous  tourmente  ? 

—  Non,  dit  Goudman,  c'est  la  vésicule  du  fiel.  Je  viens  de 
voir  passer  dans  un  bon  carrosse  l'évêque  de  Glocester',  qui  est 
un  pédant  bavard  et  insolent  ;  j'étais  à  pied,  et  cela  m'a  irrité.  J'ai 
songé  que  si  je  voulais  avoir  un  évêché  dans  ce  royaume,  il  y  a 
dix  mille  à  parier  contre  un  que  je  ne  l'aurais  pas,  attendu  que 
nous  sommes  dix  mille  prêtres  en  Angleterre.  Je  suis  sans  aucune 
protection  depuis  la  mort  de  milord  Chesterûeld,  qui  était  sourd. 
Posons  que  les  dix  mille  prêtres  anglicans  aient  chacun  deux 
protecteurs,  il  y  aurait  en  ce  cas  vingt  mille  à  parier  contre  un  que 
je  n'aurais  pas  l'évêché.  Cela  fâche  quand  on  y  fait  attention. 

u  Je  me  suis  souvenu  qu'on  m'avait  proposé  autrefois  d'aller 
aux  grandes  Indes  en  qualité  de  mousse  ;  on  m'assurait  que  j'y 
ferais  une  grande  fortune,  mais  je  ne  me  sentis  pas  propre  à  de- 
venir un  jour  amiral.  Et,  après  avoir  examiné  toutes  les  profes- 
sions, je  suis  resté  prêtre  sans  être  bon  à  rien. 

—  Ne  soyez  plus  prêtre,  lui  dit  Sidrac,  et  faites-vous  philo- 
sophe. Ce  métier  n'exige  ni  ne  donne  des  richesses.  Quel  est  votre 
revenu  ? 

—  Je  n'ai  que  trente  guinées  de  rente,  et,  après  la  mort  de  ma 
vieille  tante,  j'en  aurai  cinquante. 

—  Allons,  mon  cher  Goudman,  c'est  assez  pour  vivre  libre  et 
pour  penser.  Trente  guinées  font  six  cent  trente  schellings  :  c'est 
près  de  deux  scheUings  par  jour.  Philips  n'en  voulait  qu'un  seul. 
On  peut,  avec  ce  revenu  assuré,  dire  tout  ce  qu'on  pense  de  la 
compagnie  des  Indes,  du  parlement,  de  nos  colonies,  du  roi,  de 

1.  Warburton.  (Note  de  Voltaire.) 


CHAPITRE    IV.  581 

l'être  eu  général,  de  l'homme,  et  de  Dieu,  ce  qui  est  un  grand 
amusement.  Venez  dîner  avec  moi,  cela  vous  épargnera  de  l'ar- 
gent; nous  causerons,  et  votre  faculté  pensante  aura  le  plaisir 
de  se  communiquer  à  la  mienne  par  le  moyen  de  la  parole  :  ce 
qui  est  une  chose  merveilleuse  que  les  hommes  n'admirent  pas 
assez.  » 


CHAPITRE   IV. 

CONVEUSATION     DU     DOCTEUR     GOIDM.W     ET     DE     L'aN  ATOMI STE     SIDRAC 
SLR    L'aIIE    ET    SUR     QUELQUE    AUTRE    CHOSE. 

GOUDMAX. 

Mais,  mon  cher  Sidrac,  pourquoi  dites-vous  toujours  ma  faculté 
pensante?  Que  ne  dites-vous  mon  âme,  tout  court?  Cela  serait  plus 
tôt  fait,  et  je  vous  entendrais  tout  aussi  bien. 

SIDRAC. 

Et  moi,  je  ne  m'entendrais  pas.  Je  sens  bien,  je  sais  bien  que 
Dieu  m'a  donné  la  faculté  de  penser  et  de  parler;  mais  je  ne 
sens  ni  ne  sais  s'il  m'a  donné  un  être  qu'on  appelle  àme. 

GOUDMAX. 

Vraiment,  quand  j'y  réfléchis,  je  vois  que  je  n'en  sais  rien  non 
plus,  et  que  j'ai  été  longtemps  assez  hardi  pour  croire  le  savoir. 
J'ai  remarqué  que  les  peuples  orientaux  appelèrent  l'âme  d'un 
nom  qui  signifiait  la  vie.  A  leur  exemple,  les  Latins  entendirent 
d'abord  par  anima  la  vie  de  l'animal.  Chez  les  Grecs  on  disait  la 
respiration  de  l'âme.  Cette  respiration  est  un  souffle.  Les  Latins 
traduisirent  le  mot  souffle  par  spîrîtus:  de  là  le  mot  qui  répond  à 
esprit  chez  presque  toutes  les  nations  modernes.  Comme  personne 
n'a  jamais  vu  ce  souffle,  cet  esprit,  on  en  a  fait  un  être  que  per- 
sonne ne  peut  voir  ni  toucher.  On  a  dit  qu'il  logeait  dans  notre 
corps  sans  y  tenir  de  place,  qu'il  remuait  nos  organes  sans  les 
atteindre. Que  n'a-t-on  pas  dit?  Tous  nos  discours,  à  ce  qu'il  me 
semble,  ont  été  fondés  sur  des  équivoques.  Je  vois  que  le  sage 
Locke  a  bien  senti  dans  quel  chaos  ces  équivoques  de  toutes 
les  langues  avaient  plongé  la  raison  humaine.  Il  n'a  fait  aucun 
chapitre  sur  l'âme  dans  le  seul  livre  de  métaphysique  raison- 
nable^  qu'on  ait  jamais  écrit.  Et  si,  par  hasard,  il  prononce  ce 
mot  en  quelques  endroits,  ce  mot  ne  signifie  chez  lui  que  notre 
intelligence. 

1.  Essai  sur  V Entendement  humain. 


582      LES    OREILLES   DU    COMTE    DE    CHESTERFIELD. 

En  effet  tout  le  monde  sent  bien  qu'il  a  une  intelligence,  qu'il 
reçoit  des  idées,  qu'il  en  assemble,  qu'il  esii  décompose;  mais  per- 
sonne ne  sent  qu'il  ait  dans  lui  un  autre  être  qui  lui  donne  du 
mouvement,  des  sensations  et  des  pensées.  Il  est,  au  fond,  ridi- 
cule de  prononcer  des  mots  qu'on  n'entend  pas,  et  d'admettre  des 
êtres  dont  on  ne  peutaVoir  la  plus  légère  connaissance. 

SIDP.AC. 

Nous  voilà  donc  déjà  d'accord  sur  une  cliose  qui  a  été  un 
objet  de  dispute  pendant  tant  de  siècles. 

GOUDMAX, 

Et  j'admire  que  nous  soyons  d'accord. 

SIDHAC. 

Cela  n'est  pas  étonnant,  nous  cherchons  le  vrai  de  bonne  foi. 
Si  nous  étions  sur  les  bancs  de  l'école,  nous  argumenterions 
comme  les  personnages  de  Rabelais.  Si  nous  vivions  dans  les 
siècles  de  ténèbres  affreuses  qui  enveloppèrent  si  longtemps  l'An- 
gleterre, l'un  de  nous  deux  ferait  peut-être  brûler  l'autre.  Nous 
sommes  dans  un  siècle  de  raison  ;  nous  trouvons  aisément  ce  qui 
nous  paraît  la  vérité,  et  nous  osons  la  dire. 

GOUDMAN. 

Oui,  mais  j'ai  peur  que  cette  vérité  ne  soit  bien  peu  de 
chose.  Nous  avons  fait  en  mathématiques  des  prodiges  qui  éton- 
neraient Apollonius  et  Archimède,  et  qui  les  rendraient  nos 
écoliers;  mais  en  métaphysique,  qu'avons-nous  trouvé?  Notre 
ignorance. 

SIDUAC. 

Et  n'est-ce  rien  ?  Vous  convenez  que  le  grand  Être  vous  a 
donné  une  faculté  de  sentir  et  de  penser,  comme  il  a  donné  à 
vos  pieds  la  faculté  de  marcher,  à  vos  mains  le  pouvoir  de  faire 
mille  ouvrages,  à  vos  viscères  le  pouvoir  de  digérer,  à  votre 
cœur  le  pouvoir  de  pousser  votre  sang  dans  vos  artères.  Nous 
tenons  tout  de  lui  ;  nous  n'avons  rien  pu  nous  donner,  et  nous 
ignorerons  toujours  la  manière  dont  le  maître  de  l'univers  s'y 
prend  pour  nous  conduire.  Pour  moi,  je  lui  rends  grâce  de  m'a- 
voir  appris  que  je  ne  sais  rien  des  premiers  principes. 

On  a  toujours  recherché  Qomment  l'Ame  agit  sur  le  corps.  Il 
fallait  d'abord  savoir  si  nous  en  avions  une.  Ou  Dieu  nous  a  fait 
ce  présent,  ou  il  nous  a  communiqué  quelque  chose  qui  en  est 
l'équivalent.  De  quelque  manière  qu'il  s'y  soit  pris,  nous  sommes 
sous  sa  main.  Il  est  notre  maître,  voilà  tout  ce  que  je  sais. 

GornMAN. 

Mais,  au  moins,  dites-moi  ce  que  vous  en  soupçonnez.  Vous 


CHAPITRE    IV.  583 

avez  disséqué  des  cerveaux,  vous  avez  vu  des  embryons  et  des 
fœtus:  y  avez-vous  découvert  quelque  apparence  d'àme? 

SI  DR  A  C. 

Pas  la  moindre,  et  je  n'ai  jamais  pu  comprendre  comment  un 
être  immatériel,  immortel,  logeait  pendant  neuf  mois  inutile- 
ment caché  dans  une  membrane  puante  entre  de  l'urine  et  des 
excréments.  Il  m*a  paru  difficile  de  concevoir  que  cette  prétendue 
àme  simple  existât  avant  la  formation  de  son  corps:  car  à  quoi 
aurait-elle  servi  pendant  des  siècles  sans  être  âme  humaine?  Et 
puis  comment  imaginer  un  être  simple,  un  être  métaphysique, 
qui  attend  pendant  une  éternité  le  moment  d'animer  de  la 
matière  pendant  quelques  minutes?  Que  devient  cet  être  inconnu 
si  le  fœtus  qu'il  doit  animer  meurt  dans  le  ventre  de  sa  mère? 

Il  m'a  paru  encore  plus  ridicule  que  Dieu  créât  une  âmè  au 
moment  qu'un  homme  couche  avec  une  femme.  Il  nia  semblé 
blasphématoire  que  Dieu  attendît  la  consommation  d'un  adul- 
tère, d'un  inceste,  pour  récompenser  ces  turpitudes  en  créant 
des  âmes  en  leur  faveur.  C'est  encore  pis  quand  on  me  dit  que 
Dieu  tire  du  néant  des  âmes  immortelles  pour  leur  faire  souffrir 
éternellement  des  tourments  incroyables.  Quoi!  brûler  des  êtres 
simples,  des  êtres  qui  n'ont  rien  de  brûlable!  Comment  nous  y 
prendrions-nous  pour  brûler  un  son  de  voix,  un  vent  qui  vient 
de  passer?  Encore  ce  son,  ce  vent,  étaient  matériels  dans  le  petit 
moment  de  leur  passage  ;  mais  un  esprit  pur,  une  pensée,  un 
doute?  Je  m'y  perds.  De  quelque  côté  que  je  me  tourne,  je  ne 
trouve  qu'obscurité,  contradiction,  impossibilité,  ridicule,  rêve- 
ries, impertinence,  chimères, 'absurdité,  bêtise,  charlatanerie. 

Mais  je  suis  à  mon  aise  quand  je  me  dis  :  Dieu  est  le  maître. 
Celui  qui  fait  graviter  des  astres  innombrables  les  uns  vers  les 
autres,  celui  qui  fit  la  lumière  est  bien  assez  puissant  pour  nous 
donner  des  sentiments  et  des  idées,  sans  que  nous  ayons  besoin 
d'un  petit  atome  étranger,  invisible,  appelé  cime. 

Dieu  a  donné  certainement  du  sentiment,  de  la  mémoire,  de 
l'industrie  à  tous  les  animaux.  Il  leur  a  donné  la  vie,  et  il  est 
bien  aussi  beau  de  faire  présent  de  la  vie  que  de  faire  présent 
d'une  âme.  Il  est  assez  reçu  que  les  animaux  vivent;  il  est 
démontré  qu'ils  ont  le  sentiment,  puisqu'ils  ont  les  organes  du 
sentiment.  Or,  s'ils  ont  tout  cela  sans  âme,  pourquoi  voulons- 
nous  à  toute  force  eu  avoir  une  ? 

GOUDMAX. 

Peut-être  c'est  par  vanité.  Je  suis  persuadé  que  si  un  paon 
pouvait  parler,  il  se  vanterait  d'avoir  une  âme,  et  il  dirait  que 


584      LES   OREILLES   DU   COMTE    DE    CHESTERFIELD. 

son  âme  est  dans  sa  queue.  Je  me  sens  très-enclin  à  soupçonner 
avec  vous  que  Dieu  nous  a  faits  mangeants,  buvants,  marchants, 
dormants,  sentants,  pensants,  pleins  de  passions,  d'orgueil,  et  de 
misère,  sans  nous  dire,  un  mot  de  son  secret.  Nous  n'en  savons 
pas  plus  sur  cet  article  que  ce  paon  dont  je  parle  ;  et  celui  qui  a 
dit  que  nous  naissons,  vivons,  et  mourons  sans  savoir  comment, 
a  dit  une  grande  vérité. 

Celui  ^  qui  nous  appelle  les  marionnettes  de  la  Providence  me 
paraît  nous  avoir  bien  définis,  car  enfin,  pour  que  nous  exis- 
tions il  faut  une  infinité  de  mouvements.  Or  nous  n'avons  pas 
fait  le  mouvement  ;  ce  n'est  pas  nous  qui  en  avons  établi  les  lois. 
Il  y  a  quelqu'un  qui,  ayant  fait  la  lumière,  la  fait  mouvoir  du 
soleil  à  nos  yeux,  et  y  arriver  en  sept  minutes.  Ce  n'est  que  par 
le  mouvement  que  mes  cinq  sens  sont  remués  ;  ce  n'est  que  par 
mes  cinq  sens  que  j'ai  des  idées  :  donc  c'est  l'Auteur  du  mouve- 
ment qui  me  donne  mes  idées.  Et,  quand  il  me  dira  de  quelle 
manière  il  me  les  donne,  je  lui  rendrai  de  très-humbles  actions 
de  grâces.  Je  lui  en  rends  déjà  beaucoup  de  m'avoir  permis  de 
contempler  pendant  quelques  années  le  magnifique  spectacle  de 
ce  monde,  comme  disait  Épictète.  Il  est  vrai  qu'il  pouvait  me 
rendre  plus  heureux,  et  me  faire  avoir  un  bon  bénéfice  et  ma 
maîtresse  miss  Fidler  ;  mais  enfin,  tel  que  je  suis  avec  mes  six 
cent  trente  schellings  de  rente,  je  lui  ai  encore  bien  de  l'obli- 
gation, 

SIDRAC. 

Vous  dites  que  Dieu  pouvait  vous  donner  un  bon  bénéfice,  et 
qu'il  pouvait  vous  rendre  plus  heureux  que  vous  n'êtes.  Il  y  a 
des  gens  qui  ne  vous  passeraient  pas  cette  proposition.  Eh!  ne 
vous  souvenez-vous  pas  que  vous-même  vous  vous  êtes  plaint  de 
la  fatalité?  Il  n'est  pas  permis  à  un  homme  qui  a  voulu  être  curé 
de  se  contredire.  Ne  voyez-vous  pas  que,  si  vous  aviez  eu  la  cure 
et  la  femme  que  vous  demandiez,  ce  serait  vous  qui  auriez  fait 
un  enfant  à  miss  Fidler,  et  non  pas  votre  rival?  L'enfant  dont 
elle  aurait  accouché  aurait  pu  être  mousse,  devenir  amiral, 
gagner  une  bataille  navale  à  l'embouchure  du  Gange,  et  achever 
de  détrôner  le  Grand  Mogol,  Cela  seul  aurait  changé  la  constitu- 
tion de  l'univers.  Il  aurait  fallu  un  monde  tout  difl'ércnt  du 
nôtre  pour  que  votre  compétiteur  n'eût  pas  la  cure,  pour  qu'il 
n'épousùt  pas  miss  Fidler,  pour  que  vous  ne  fussiez  pas  réduit  à 
six  cent  trente  schellings,  en  attendant  la  mort  de  votre  tante. 

1.  Voltaire. 


CHAPITRE    IV.  58.J 

Tout  est  enchaîné;  et  Dieu  n1ra  pas  rompre  la  chaîne  éternelle 
pour  mon  ami  Goudraan. 

GOLDMAN. 

Je  ne  m'attendais  pas  à  ce  raisonnement  quand  je  parlais  de 
fatalité;  mais  enfin,  si  cela  est  ainsi,  Dieu  est  donc  esclave  tout 
comme  moi? 

SIDRAC. 

Il  est  esclave  de  sa  volonté,  de  sa  sagesse,  des  propres  lois 
qu'il  a  faites,  de  sa  nature  nécessaire.  Il  ne  peut  les  enfreindre, 
parce  qu'il  ne  peut  être  faible,  inconstant,  volage  comme  nous,  et 
que  l'Être  nécessairement  éternel  ne  peut  être  une  girouette. 

GOLDMAN. 

Monsieur  Sidrac,  cela  pourrait  mener  tout  droit  à  l'irréligion  : 
car,  si  Dieu  ne  peut  rien  changer  aux  affaires  de  ce  monde,  à 
quoi  bon  chanter  ses  louanges,  à  quoi  bon  lui  adresser  des  prières  ? 

SIDRAC. 

Eh!  qui  vous  dit  de  prier  Dieu  et  de  le  louer? Il  a  vraiment 
bien  affaire  de  vos  louanges  et  de  vos  placets!  On  loue  un  homme 
parce  qu'on  le  croit  vain  ;  on  le  prie  quand  on  le  croit  faible,  et 
qu'on  espère  le  faire  changer  d'avis.  Faisons  notre  devoir  envers 
Dieu,  adorons-le,  soyons  justes:  voilà  nos  vraies  louanges,  nos 
vraies  prières. 

GOUDMAN. 

Monsieur  Sidrac,  nous  avons  embrassé  bien  du  terrain,  car, 
sans  compter  miss  Fidler,  nous  examinons  si  nous  avons  une 
âme,  s'il  y  a  un  Dieu,  s'il  peut  changer,  si  nous  sommes  destinés 
à  deux  vies,  si...  Ce  sont  là  de  profondes  études,  et  peut-être  je 
n'y  aurais  jamais  pensé  si  j'avais  été  curé.  Il  faut  que  j'approfon- 
disse ces  choses  nécessaires  et  sublimes  puisque  je  n'ai  rien  à  faire. 

SIDRAC. 

Eh  bien  !  demain  le  docteur  Grou  vient  dîner  chez  moi  :  c'est 
un  médecin  fort  instruit  ;  il  a  fait  le  tour  du  monde  avec  MM.  Banks 
et  Solander  ^  ;  il  doit  certainement  connaître  Dieu  et  l'àme,  le 
vrai  et  le  faux,  le  juste  et  l'injuste,  bien  mieux  que  ceux  qui  ne 
sont  jamais  sortis  de  Covent-Garden.  De  plus,  le  docteur  Grou  a 
vu  presque  toute  l'Europe  dans  sa  jeunesse;  il  a  été  témoin  de 
cinq  ou  six  révolutions  en  Russie  ;  il  a  fréquenté  le  hacha  comte 

1.  Daniel  Solander,  compatriote  et  élève  de  Linné,  est  mort  en  1781.  Il  avait, 
avec  Joseph  Banks,  mort  en  1820,  accompagné  Cook  dans  son  premier  voj'age 
autour  du  monde.  (B.)  — Ces  savants  partirent  en  17G8  pour  O'Taïti  sous  le  com- 
mandement de  Cook,  avec  mission  d'observer  le  passage  de  Vénus  sur  le  disque 
du  soleil.  (G.  A.) 


586      LES    OREILLES    DU   COMTE    DE    CIIESTE  RFIELD. 

(le  Conneval,  qui  était  devenu,  comme  on  sait,  un  parfait  musul- 
man à  Constantinople.  Jl  a  été  lié  avec  le  prêtre  papiste  Mac- 
Cartliy,  Irlandais,  qui  se  fit  couper  le  prépuce  à  l'honneur  de 
Mahomet,  et  avec  notre  preshytérien  écossais  Ramsay,  qui  en  fil 
autant,  et  qui  ensuite  servit  en  Russie,  et  fut  tué  dans  unehataille 
contre  les  Suédois  en  Finlande.  Enfin  il  a  conversé  avec  le  révé- 
rend P.  Malagrida,  qui  a  été  hrûlé  depuis  à  Lisbonne,  parce  que 
la  sainte  Vierge  lui  avait  révélé  tout  ce  qu'elle  avait  fait  lorsqu'elle 
était  dans  le  ventre  de  sa  mère  sainte  Anne. 

Vous  sentez  bien  qu'un  homme  comme  M.  Grou,  qui  a  vu  tant 
de  choses,  doit  être  le  plus  grand  métaphysicien  du  monde. 
A  demain  donc  chez  moi  à  dîner. 

GOUDMAN, 

Et  après-demain  encore,  mon  cher  Sidrac  :  car  il  faut  plus 
d'un  dîner  pour  s'instruire. 


CHAPITRE    V. 

Le  lendemain,  les  trois  penseurs  dînèrent  ensemble  ;  et  comme 
ils  devenaient  un  peu  plus  gais  sur  la  fin  du  repas,  selon  la  cou- 
tume des  philosophes  qui  dînent,  on  se  divertit  à  parler  de  toutes 
les  misères,  de  toutes  les  sottises,  de  toutes  les  horreurs  qui  affli- 
gent le  genre  animal,  depuis  les  terres  australes  jusqu'auprès  du 
p(Me  arctique,  et  depuis  Lima  jusqu'à  Méaco.  Cette  diversité  d'abo- 
minations ne  laisse  pas  d'être  fort  amusante.  C'est  un  plaisir  que 
n'ont  point  les  bourgeois  casaniers  et  les  vicaires  de  paroisse, 
qui  ne  connaissent  que  leur  clocher,  et  qui  croient  que  tout  le 
reste  de  l'univers  est  fait  comme  exchangc-aUcy  à  Londres,  ou 
comme  la  rue  de  la  Huchette  à  Paris. 

«  Je  remarque,  dit  le  docteur  Grou,  que,  malgré  la  variété 
infinie  répandue  sur  ce  globe,  cependant  tous  les  hommes  que 
j'ai  vus,  soit  noirs  à  laine,  soit  noirs  à  cheveux,  soit  bronzés,  soit 
rouges,  soit  bis,  qui  s'appellent  blancs,  ont  également  deux  jam- 
bes, deux  yeux,  et  une  tête  sur  leurs  épaules,  quoi  qu'eu  ait  dit 
saint  Augustin,  qui,  dans  son  trente-septième  sermon,  assure 
qu'il  a  vu  des  acéphales,  c'est-à-dire  des  hommes  sans  tête,  des 
inonocules  qui  n'ont  qu'un  œil,  et  des  monopèdes  qui  n'ont 
qu'une  jambe.  Pour  des  anthropophages,  j'avoue  qu'on  eu  regorge, 
et  que  tout  le  monde  l'a  été. 

«  On  m'a  souvent  demandés!  les  habitants  de  ce  pays  immense 


CHAPITRE    V.  587 

nommé  la  Nouvelle-Zélande,  qui  sont  aujourd'hui  les  plus  bar- 
bares de  tous  les  barbares,  étaient  baptisés.  J'ai  répondu  que  je 
n'en  savais  rien,  que  cela  pouvait  être;  que  les  Juifs,  qui  étaient 
plus  barbares  qu'eux,  avaient  eu  deux  baptêmes  au  lieu  d'un,  le 
l3aptême  de  justice  et  le  baptême  de  domicile. 

—  Vraiment,  je  les  connais,  dit  M.  Goudman,  et  j'ai  eu  sur 
cela  de  grandes  disputes  avec  ceux  qui  croient  que  nous  avons 
inventé  le  baptême.  Non,  messieurs,  nous  n'avons  rien  inventé, 
nous  n'avons  fait  que  rapetasser.  Mais,  dites-moi,  je  vous  prie, 
monsieur  Grou,  de  quatre-vingts  ou  cent  religions  que  vous  avez 
vues  en  chemin,  laquelle  vous  a  paru  la  plus  agréable  :  est-ce  celle 
des  Zélandais  ou  celle  des  Hottentots? 

M.     GROU. 

C'est  celle  de  l'île  d'Otaïti,  sans  aucune  comparaison.  J'ai  par- 
couru les  deux  hémisphères;  je  n'ai  rien  vu  comme  Otaïti  et  sa 
religieuse  reine.  C'est  dans  Otaïti  que  la  nature  habite.  Je  n'ai  vu 
ailleurs  que  des  masques;  je  n'ai  vu  que  des  fripons  qui  trom- 
pent des  sots,  des  charlatans  qui  escamotent  l'argent  des  autres 
pour  avoir  de  l'autorité,  et  qui  escamotent  de  l'autorité  pour  avoir 
de  l'argent  impunément;  qui  vous  vendent  des  toiles  d'araignée 
pour  manger  vos  perdrix;  qui  vous  promettent  richesses  et  plai- 
sirs quand  il  n'y  aura  plus  personne,  afin  que  vous  tourniez  la 
broche  pendant  qu'ils  existent. 

Pardieu  !  il  n'en  est  pas  de  même  dans  l'île  d'Aïti ,  ou  d'Otaïti. 
Cette  île  est  bien  plus  civilisée  que  celle  de  Zélande  et  que  le 
pays  des  Cafres,  et,  j'ose  dire,  que  notre  Angleterre,  parce  que  la 
nature  l'a  favorisée  d'un  sol  plus  fertile  ;  elle  lui  a  donné  l'arbre 
à  pain,  .présent  aussi  utile  qu'admirable,  qu'elle  n'a  fait  qu'à 
quelques  îles  de  la  mer  du  Sud,  Otaïti  possède  d'ailleurs  beau- 
coup de  volailles,  de  légumes  et  de  fruits.  On  n'a  pas  besoin  dans 
un  tel  pays  de  manger  son  semblable;  mais  il  y  a  un  besoin 
plus  naturel,  plus  doux,  plus  universel,  que  la  religion  d'Otaïti 
ordonne  de  satisfaire  en  public.  C'est  de  toutes  les  cérémonies  reli- 
gieuses la  plus  respectable  sans  doute  ;  j'en  ai  été  témoin  ,  aussi 
bien  que  tout  l'équipage  de  notre  vaisseau.  Ce  ne  sont  point  ici 
des  fables  de  missionnaires,  telles  qu'on  en  trouve  quelquefois 
dans  les  Lettres  édifiantes  et  curieuses  des  révérends  pères  jésuites. 
Le  docteur  Jean  Hawkesworth  ^  achève  actuellement  de  faire 
imprimer  nos  découvertes  dans  l'hémisphère  méridional.  J'ai 


1.  Hawkesworth,  né  en  1715  ou  1719.  mort  en   1773,  a   été  le  rédacteur  du 
premier  Voyage  de  Cook,  qui  parut  en  1773. 


588      LES   OREILLES   DU   COMTE    DE    CHESTERFIELD. 

toujours  accompagné  M.  Banks,  ce  jeune  homme  si  estimable 
qui  a  consacré  son  temps  et  son  bien  à  observer  la  nature  vers 
le  pôle  antarctique',  tandis  que  MM.  Dakins  et  Woocl  revenaient 
des  ruines  de  Palmyre  et  de  Balbek  \  où  ils  avaient  fouillé  les 
plus  anciens  monuments  des  arts,  et  que  M.  Hamilton  apprenait 
aux  Napolitains  étonnés  l'histoire  naturelle  de  leur  mont  Vésuve  ^ 
Enfin  j'ai  vu  avec  MM.  Banks,  Solander,  Gook,  et  cent  autres,  ce 
que  je  vais  vous  raconter. 

La  princesse  Obéira,  reine  de  l'île  Otaïti...  » 

Alors  on  apporta  le  café,  et,  dès  qu'on  l'eut  pris,   M.  Grou 
continua  ainsi  son  récit. 


GHx\PITRE    VI. 

((  La  princesse  Obéira,  dis-je,  après  nous  avoir  comblés  de  pré- 
sents avecune  politesse  digne  d'une  reine  d'Angleterre,  fut  curieuse 
d'assister  un  matin  à  notre  service  anglican.  Nous  le  célébrâmes 
aussi  pompeusement  que  nous  pûmes.  Elle  nous  invita  au  sien 
l'après-dîner;  c'était  le  14  mai  1769.  Nous  la  trouvâmes  entourée 
d'environ  mille  personnes  des  deux  sexes  rangées  en  demi-cercle, et 
dans  un  silence  respectueux.  Une  jeune  fille  très-jolie,  simplement 
parée  d'un  déshabillé  galant,  était  couchée  sur  une  estrade  qui 
servait  d'autel.  La  reine  Obéira  ordonna  à  un  beau  garçon  d'envi- 
ron vingt  ans  d'aller  sacrifier.  Il  prononça  une  espèce  de  prière, 
et  monta  sur  l'autel.  Les  deux  sacrificateurs  étaient  à  demi  nus. 
La  reine,  d'un  air  majestueux,  enseignait  à  la  jeune  victime  la 
manière  la  plus  convenable  de  consommer  le  sacrifice.  Tous  les 
Otaïtiens  étaient  si  attentifs  et  si  respectueux  qu'aucun  de  nos 
matelots  n'osa  troubler  la  cérémonie  par  un  rire  indécent.  Voilà 
ce  que  j'ai  vu,  vous  dis-je;  voilà  tout  ce  que  notre  équipage  a  vu  : 
c'est  à  vous  d'en  tirer  les  conséquences. 

—  Gette  fête  sacrée  ne  m'étonne  pas,  dit  le  docteur  Goudman. 
Je  suis  persuadé  que  c'est  la  première  fête  que  les  hommes  aient 
jamais  célébrée,  et  je  ne  vois  pas  pourquoi  on  ne  prierait  pas 

1.  Robert  Wood  et  Davvkins  ont  publié  les  Ruines  de  Palnn,i>'e,  Londres,  17i)3, 
in-folio,  réimj)rimées  à  Paris,  1819,  in-i",  et  les  llidiies  de  lialbec,  Londres,  1757, 
in-folio. 

2.  Voyez,   dans  la  Correspondance,   la  lettre  du   17  juin   1773,  au  chevalier 

Ilaiin'lloii. 


cil  A  IM TUE    M.  589 

Dieu  lorsqu'on  va  faire  uu  être  à  son  image,  comme  nous  le 
prions  avant  les  repas  qui  servent  à  soutenir  notre  corps.  Tra- 
vailler à  faire  naître  une  créature  raisonnable  est  l'action  la  plus 
,  noble  et  la  plus  sainte.  C'est  ainsi  que  pensaient  les  premiers 
Indiens,  qui  révérèrent  le  Lingam,  symbole  de  la  génération  ;  les 
anciens  Égyptiens,  qui  portaient  en  procession  le  Phallus  ;  les 
Grecs,  qui  érigèrent  des  temples  à  Priape.  S'il  est  permis  de  citer 
la  misérable  petite  nation  juive,  grossière  imitatrice  de  tous  ses 
voisins,  il  est  dit  dans  ses  livres  que  ce  peuple  adora  Priape ,  et 
que  la  reine  mère  du  roi  juif  Asa  fut  sa  grande  prêtresse  K 

«  Quoi  qu'il  en  soit,  il  est  très-vraisemblable  que  jamais  aucun 
peuple  n'établit  ni  ne  put  établir  un  culte  par  libertinage.  La 
débauche  s'y  glisse  quelquefois  dans  la  suite  des  temps;  mais 
l'institution  en  est  toujours  innocente  et  pure.  Nos  premières 
agapes,  dans  lesquelles  les  garçons  et  les  filles  se  baisaient  modes- 
tement sur  la  bouche,  ne  dégénérèrent  qu'assez  tard  en  rendez- 
vous  et  en  infidélités  ;  et  plût  à  Dieu  que  je  pusse  sacrifier  avec 
miss  Fidler  devant  la  reine  Obéira  en  tout  bien  et  en  tout  hon- 
neur! Ce  serait  assurément  le  plus  beau  jour  et  la  plus  belle 
action  de  ma  vie.  » 

M,  Sidrac,  qui  avait  jusque-là  gardé  le  silence,  parce  que 
MM.  Goudman  et  Grou  avaient  toujours  parlé,  sortit  enfin  de  sa 
taciturnité,  et  dit:  «  Tout  ce  que  je  viens  d'entendre  me  ravit  en 
admiration.  La  reine  Obéira  me  parait  la  première  reine  de  l'hémi- 
sphère méridional;  je  n'ose  dire  des  deux  hémisphères.  Mais 
parmi  tant  de  gloire  et  tant  de  félicité,  il  y  a  un  article  qui  me 
fait  frémir,  et  dont  M.  Goudman  vous  a  dit  un  mot  auquel  vous 
n'avez  pas  répondu.  Est-il  vrai,  monsieur  Grou,  que  le  capitaine 
Wallis,  qui  mouilla  dans  cette  île  fortunée  avant  vous,  y  porta  les 
deux  plus  horribles  fléaux  de  la  terre,  les  deux  véroles  ? 

—  Hélas!  reprit  M.  Grou,  ce  sont  les  Français  qui  nous  en 
accusent,  et  nous  en  accusons  les  Français.  M.  Bougainville  dit 
que  ce  sont  ces  maudits  Anglais  qui  ont  donné  la  vérole  à  la 
reine  Obéira;  et  M.  Cook  prétend  que  cette  reine  ne  l'a  acquise 
que  de  M.  Bougainville  lui-même.  Quoi  qu'il  en  soit,  la  vérole 
ressemble  aux  beaux-arts  :  on  ne  sait  point  qui  en  fut  l'inventeur  ; 
mais,  à  la  longue,  ils  font  le  tour  de  l'Europe,  de  l'Asie,  de  l'Afrique 
et  de  l'Amérique. 

1.  Troisième  livre  des  Rois,  chapitre  xv;  et  Paralipomènes,  II,  chapitre  xv. 
{Note  de  Voltaire.) 


590      LES    OREILLES    DU    COMTE    DE    CHESTERFIELD. 

—  Il  y  a  longtemps  que  j'exerce  la  chirurgie,  dit  Sidrac,  et 
j'avoue  que  je  dois  à  cette  vérole  la  plus  grande  partie  de  ma 
fortune  ;  mais  je  ne  la  déteste  pas  moins.  Madame  Sidrac  me  la 
communiqua  dès  la  première  nuit  de  ses  noces  ;  et,  comme  c'est 
une  femme  excessivement  délicate  sur  ce  qui  peut  entamer  son 
honneur,  elle  publia  dans  tous  les  papiers  publics  de  Londres 
qu'elle  était  à  la  vérité  attaquée  du  mal  immonde,  mais  qu'elle 
l'avait  apporté  du  ventre  de  madame  sa  mère,  et  que  c'était  une 
ancienne  habitude  de  famille. 

«  A  quoi  pensa  ce  qu'on  appelle  la  nature,  quand  elle  versa  ce 
poison  dans  les  sources  de  la  vie?  On  l'a  dit,  et  je  le  répète,  c'est 
la  plus  énorme  et  la  plus  détestable  de  toutes  les  contradictions. 
Quoi!  l'homme  a  été  fait,  dit-on,  à  l'image  de  Dieu, 

Finxit  in  effigiem  moderantum  cuncta  deorum  '  : 

et  c'est  dans  les  vaisseaux  spermatiques  de  cette  image  qu'on  a 
mis  la  douleur,  l'infection,  et  la  mort!  Que  deviendra  ce  beau 
vers  de  milord  Rochester  :  «  L'amour  ferait  adorer  Dieu  dans  un 
«  pays  d'athées  ?  )> 

—  Hélas!  dit  alors  le  bon  Goudman,  j'ai  peut-être  à  remercier 
la  Providence  de  n'avoir  pas  épousé  ma  chère  miss  Fidler:  car 
sait-on  ce  qui  serait  arrivé?  On  n'est  jamais  sûr  de  rien  dans  ce 
monde.  En  tout  cas,  monsieur  Sidrac,  vous  m'avez  promis  votre 
aide  dans  tout  ce  qui  concernerait  ma  vessie. 

—  Je  suis  à  votre  service,  répondit  Sidrac  ;  mais  il  faut  chasser 
ces  mauvaises  pensées.  » 

Goudman,  en  parlant  ainsi,  semblait  prévoir  sa  destinée. 


CHAPITRE    VII. 

Le  lendemain,  les  trois  philosophes  agitèrent  la  grande  ques- 
tion :  «  Quel  est  le  premier  mobile  de  toutes  les  actions  des 
hommes?  »  Goudman,  qui  avait  toujours  sur  le  cœur  la  perte  de 
son  bénéfice  et  de  sa  bicn-aimée,  dit  que  le  principe  de  tout  était 
l'amour  et  l'ambition.  Grou,  ({ui  avait  vu  plus  de  pays,  dit  que 
c'était  l'argent  ;  et  le  grand  auatomiste  Sidrac  assura  que  c'était 
la  chaise  percée.  Les  deux  convives  demeurèrent  tout  étonnés  ;  et 
voici  comme  le  savant  Sidrac  prouva  sa  thèse. 

1.  Ovide,  Métam.,  I,  83. 


CIIAI'ITKE    Vil.  591 

«  J"ai  toujours  observé  que  toutes  les  affaires  de  ce  monde  dé- 
pendaient de  l'opinion  et  de  la  volonté  d'un  principal  person- 
nage, soit  roi,  soit  premier  ministre,  soit  premier  commis:  or 
cette  opinion  et  cette  volonté  sont  l'effet  immédiat  de  la  manière 
dont  les  esprits  animaux  se  filtrent  dans  le  cervelet,  et  de  là  dans 
la  moelle  allongée  :  ces  esprits  animaux  dépendent  de  la  circu- 
lation du  sang  ;  ce  sang  dépend  de  la  formation  du  chyle  ;  ce  chyle 
s'élabore  dans  le  réseau  du  mésentère  ;  ce  mésentère  est  attaché 
aux  intestins  par  des  filets  très-déliés  ;  ces  intestins,  s'il  m'est  per- 
mis de  le  dire,  sont  remplis  de  merde  :  or,  malgré  les  trois  fortes 
tuniques  dont  chaque  intestin  est  vêtu,  il  est  percé  comme  un 
crible;  car  tout  est  à  jour  dans  la  nature,  et  il  n'y  a  grain  de 
sable  si  imperceptible  qui  n'ait  plus  de  cinq  cents  pores.  On  ferait 
passer  mille  aiguilles  à  travers  un  boulet  de  canon  si  on  en  trou- 
vait d'assez  fines  et  d'assez  fortes.  Ou'arrive-t-il  donc  à  un  homme 
constipé?  Les  éléments  les  plus  ténus, les  plus  délicats  de  sa  merde 
se  mêlent  au  chyle  dans  les  veines  d'Azellius,  vont  à  la  veine-porte 
et  dans  le  réservoir  de  Pecquet  ;  elles  passent  dans  la  sous-cla- 
vière  ;  elles  entrent  dans  le  cœur  de  l'homme  le  plus  galant,  de 
la  femme  la  plus  coquette.  C'est  une  rosée  d'étron  desséchée  qui 
court  dans  tout  son  corps.  Si  cette  rosée  inonde  les  parenchymes, 
les  vaisseaux,  et  les  glandes  d'un  atrabilaire,  sa  mauvaise  humeur 
devient  férocité  ;  le  blanc  de  ses  yeux  est  d'un  sombre  ardent  ;  ses 
lèvres  sont  collées  l'une  sur  l'autre  ;  la  couleur  de  son  visage 
a  des  teintes  brouillées  ;  il  semble  (:pi'il  vous  menace  :  ne  l'ap- 
prochez pas,  et,  si  c'est  un  ministre  d'État,  gardez-vous  de  lui 
présenter  une  requête  ;  il  ne  regarde  tout  papier  que  comme 
un  secours  dont  il  voudrait  bien  se  servir  selon  l'ancien  et  abo- 
minable usage  des  gens  d'Europe,  Informez-vous  adroitement  de 
son  valet  de  chambre  favori  si  monseigneur  a  poussé  sa  selle  le 
matin. 

((  Ceci  est  plus  important  qu'on  ne  pense.  La  constipation  a 
produit  quelquefois  les  scènes  les  plus  sanglantes.  Mon  grand- 
père,  qui  est  mort  centenaire,  était  apothicaire  de  Cromwell  ;  il 
m'a  conté  souvent  que  Cromwell  n'avait  pas  été  à  la  garde-robe 
depuis  huit  jours  lorsqu'il  fit  couper  la  tête  à  son  roi. 

«  Tous  les  gens  un  peu  instruits  des  affaires  du  continent 
savent  que  l'on  avertit  souvent  le  duc  de  Guise  le  Balafré  de  ne 
pas  fâcher  Henri  III  en  hiver  pendant  un  vent  de  nord-est.  Ce 
monarqiie  n'allait  alors  à  la  garde-robe  qu'avec  une  difficulté 
extrême.  Ses  matières  lui  montaient  à  la  tête  ;  il  était  capable, 
dans  ces  temps-là,  de  toutes  les  violences.  Le  duc  de  Guise  ne 


592      LES    OREILLES    DU    C03ITE    DE    CHESTERFIELD. 

crut  pas  un  si  sage  conseil  :  que  lui  en  arriva-t-il?  son  frère  et 
lui  furent  assassinés. 

«  Charles  IX,  son  prédécesseur,  était  l'homme  le  plus  constipé 
de  son  royaume.  Les  conduits  de  son  côlon  et  de  son  rectum 
étaient  si  bouchés  qu'à  la  fin  son  sang  jaillit  par  ses  pores.  On 
ne  sait  que  trop  que  ce  tempérament  aduste  fut  une  des  princi- 
pales causes  de  la  Saint-Barthélémy. 

«  Au  contraire  les  personnes  qui  ont  de  l'embonpoint,  les  en- 
trailles veloutées,  le  cholédoque  ^  coulant,  le  mouvement  péri- 
staltique  aisé  et  régulier,  qui  s'acquittent  tous  les  matins,  dès 
qu'elles  ont  déjeuné,  d'une  bonne  selle  aussi  aisément  qu'on 
crache  ;  ces  personnes  favorites  de  la  nature  sont  douces,  affables, 
gracieuses,  prévenantes,  compatissantes,  officieuses.  Un  non  dans 
leur  bouche  a  plus  de  grâce  qu'un  oui  dans  la  bouche  d'un  con- 
stipé. 

«  La  garde-robe  a  tant  d'empire  qu'un  dévoiement  rend  sou- 
vent un  homme  pusillanime.  La  dyssenterie  ôte  le  courage.  Ne 
proposez  pas  à  un  homme  alîaibli  par  l'insomnie,  par  une  fièvre 
lente,  et  par  cinquante  déjections  putrides,  d'aller  attaquer  une 
demi-lune  en  plein  jour.  C'est  pourquoi  je  ne  puis  croire  que 
toute  notre  armée  eut  la  dyssenterie  à  la  bataille  d'Azincourt, 
comme  on  le  dit,  et  qu'elle  remporta  la  victoire  culottes  bas. 
Quelques  soldats  auront  eu  le  dévoiement  pour  s'être  gorgés  de 
mauvais  raisins  dans  la  route,  et  les  historiens  auront  dit  que 
toute  l'armée  malade  se  battit  à  cul  nu  ;  et  que,  pour  ne  pas  le 
montrer  aux  petits-maîtres  français,  elle  les  battit  à  plate  couture, 
selon  l'expression  du  jésuite  Daniel. 

Et  voilà  justement  comme  on  écrit  l'histoire  ~. 

«  C'est  ainsi  que  les  Français  ont  tous  répété,  les  uns  après  les 
autres,  que  notre  grand  Edouard  III  se  fit  livrer  six  bourgeois  de 
Calais,  la  corde  au  cou,  pour  les  faire  pendre,  parce  qu'ils  avaient 
osé  soutenir  le  siège  avec  courage,  et  que  sa  femme  obtient  enfin 
leur  pardon  par  ses  larmes.  Ces  romanciers  ne  savent  pas  que 
c'était  la  coutume  dans  ces  temps  barbares  que  les  bourgeois  se 
présentassent  devant  leur  vainqueur,  la  corde  au  cou,  quand  ils 
l'avaient  arrêté  trop  longtemps  devant  une  bicoque.  Mais  certaine- 
ment le  généreux  Edouard  n'avait  nulle  envie  de  serrer  le  cou  de 


\.  Canal  sécrétoirc  de  la  bile. 

2.  Vers  de  Voltaire  dans  Chariot^  acte  1",  scène  vu. 


CHAPITRE    VIII.  593 

ces  six  otages,  qu'il  combla  de  présents  et  d'honneurs.  Je  suis  las 
de  toutes  les  fadaises  dont  tant  d'historiens  prétendus  ont  farci 
leurs  chroniques,  et  de  toutes  les  batailles  qu'ils  ont  si  mal  décrites. 
J'aime  autant  croire  que  Gédéon  remporta  une  victoire  signalée 
avec  trois  cents  cruches.  Je  ne  lis  plus.  Dieu  merci,  que  l'histoire 
naturelle,  pourvu  qu'un  Burnet,  et  un  Wiston,  et  un  Woodward,  ne 
m"ennuieut  plus  de  leurs  maudits  systèmes;  quun  Maillet  ne  me 
dise  plus  que  la  mer  d'Irlande  a  produit  le  mont  Caucase,  et  que 
notre  globe  est  de  verre  ;  pourvu  qu'on  ne  me  donne  pas  de  petits 
joncs  aquatiques  pour  des  animaux  voraces,  et  le  corail  pour  des 
insectes  '  ;  pourvu  que  des  charlatans  ne  me  donnent  pas  insolem- 
ment leurs  rêveries  pour  des  vérités.  Je  fais  plus  de  cas  d'un  bon 
régime  qui  entretient  mes  humeurs  en  équilibre,  et  qui  me  pro- 
cure une  digestion  louable  et  un  sommeil  plein.  Buvez  chaud 
quand  il  gèle,  buvez  frais  dans  la  canicule  ;  rien  de  trop  ni  de 
trop  peu  en  tout  genre;  digérez,  dormez,  ayez  du  plaisir;  et  moquez- 
vous  du  reste.  » 


CHAPITRE    Yin. 

Comme  M.  Sidrac  proférait  ces  sages  paroles,  on  vint  avertir 
M.  Goudman  que  l'intendant  du  feu  comte  de  Chesterfield  était 
à  la  porte  dans  son  carrosse,  et  demandait  à  lui  parler  pour  une 
affaire  très-pressante.  Goudman  court  pour  recevoir  les  ordres 
de  M.  lintendant,  qui, l'ayant  prié  de  monter,  lui  dit: 

«  Monsieur,  vous  savez  sans  doute  ce  qui  arriva  à  M,  et  à 
M'"*'  Sidrac  la  première  nuit  de  leurs  noces? 

—  Oui,  monsieur;  il  me  contait  tout  à  l'heure  cette  petite 
aventure. 

—  Eh  bien  !  il  en  est  arrivé  autant  à  la  belle  mademoiselle 
Fidler  et  à  monsieur  le  curé,  son  mari.  Le  lendemain  ils  se  sont 
battus  ;  le  surlendemain  ils  se  sont  séparés,  et  on  a  ôté  à  mon- 
sieur le  curé  son  bénéfice.  J'aime  la  Fidler,  je  sais  qu'elle  vous 
aime  ;  elle  ne  me  hait  pas.  Je  suis  au-dessus  de  la  petite  disgrâce 
qui  est  cause  de  son  divorce  ;  je  suis  amoureux  et  intrépide.  Cédez- 
moi  miss  Fidler,  et  je  vous  fais  avoir  la  cure,  qui  vaut  cent  cin- 
quante guinées  de  revenu.  Je  ne  vous  donne  que  dix  minutes 
pour  y  rêver. 

1.  Voj'ez  les  notes  des  Singularités  de  la  nature,  chapitres  ii  et  w;  dans 
les  Mélanges,  année  1768. 


21.   —  ROMAXS. 


38 


594      LES   OREILLES  DU   COMTE   DE  GHESTERFIELD. 

—  Monsieur,  la  proposition  est  délicate:  je  vais  consulter  mes 
philosophes  Sidrac  et  Grou  ;  je  suis  à  vous  sans  tarder.  » 

Il  revole  à  ses  deux  conseillers.  «  Je  voiâ,  dit-il,  que  la  diges- 
tion ne  décide  pas  seule  des  affaires  de  ce  monde,  et  que  l'amour, 
l'amloitiou,  l'argent,  y  ont  beaucoup  de  part.  »  Il  leur  expose  le 
cas,  les  prie  de  le  déterminer  sur-le-champ.  Tous  deux  conclurent 
([u'avec  cent  cinquante  guinées  il  aurait  toutes  les  filles  de  sa 
paroisse,  et  encore  miss  Fidler  par-dessus  le  marché, 

Goudman  sentit  la  sagesse  de  cette  décision  ;  il  eut  la  cure,  il 
eut  miss  Fidler  en  secret,  ce  qui  était  bien  plus  doux  que  de 
l'avoir  pour  femme.  M.  Sidrac  lui  prodigua  ses  hons  offices  dans 
l'occasion  :  il  est  devenu  un  des  plus  terribles  prêtres  de  l'Angle- 
terre, et  il  est  plus  persuadé  que  jamais  de  la  fatalité  qui  gouverne 
toutes  les  choses  de  ce  monde. 


FIN    DES    ROMANS, 


TABLE 

DES     MATIÈRES     CONTENUES     DANS     CE    VOLUME. 


Pages. 

Avertissement  pour  la  présente  édition m 

Avertisse MEXT  de  Beuchot vu 

LE    MONDE    COMME    IL    VA,    vision    de    Babouc,    écrite   par   lui- 
même.  (1746) 1 

LE  CROCHETEUR  BORGNE.  (1746) 17 

COSI-SANCTA.  (1746) 25 

^  ZADIG,  oc  LA  DESTINÉE,  histoire  orientale.  (1747) 31 

Épitre  dédicatoire  de  Zadig  à  la  sultane  Sheraa,  par  Sadi.  Le  10  du 

mois  de  schewal.  Fan  837  de  l'hégire 31 

Chap.  I.          Le  borgne 33 

—  II.         Le  nez 35 

—  III.       Le  chien  et  le  cheval 37 

—  IV.        L'envieux 40 

—  V.         Les  généreux 43 

—  VI.        Le  ministre 45 

—  VII.       Les  disputes  et  les  audiences -48 

—  VIII.      La  jalousie 51 

—  IX.        La  femme  battue 54 

—  X.         L'esclavage 57 

—  XI.        Le  bûcher 59 

—  XII.      Le  souper 61 

—  Xin.    Le  rendez-vous 64 

—  XIV.     La  danse 66 

—  XV.      Les  yeux  bleus 69 

—  XVI.     Le  brigand 71 

—  XVII.    Le  pêcheur 74 

—  XMII.  Le  basilic 77 

—  XIX.    Les  combats 82 

—  XX.      L'ermite 86 

—  XXJ.     Les  énigmes 91 

MEMNON,  oc  la   SAGESSE  HUMAINE.  (1750) 95 

Avertissement  de  l'Auteur 95 

BABABEC  ET  LES  FAKIRS.  (1750) 101 

/     MICROMÉGAS,  histoire  philosophique.  (1752.} 105 

Chap.  I.      Voyage   d'un   habitant  du  monde   de  l'étoile  Sirius  dans  la 

planète  de  Saturne 105 

—  II.     Conversation  de  l'habitant  de  Sirius  avec  celui  de  Saturne.     .  108 

—  III.  Voyage  des  deux  habitants  de  Sirius  et  de  Saturne   .     .     .  110 

—  IV.    Ce  qui  leur  arrive  sur  le  globe  de  la  terre 112 

—  V.     Expériences  et  raisonnements  des  deux  voyageurs.     .     .     .  114 

—  VI.    Ce  qui  leur  arriva  avec  les  hommes 116 

—  VIL  Conversation  avec  les  hommes 118 


59G  TABLE    DES  MATIERES. 

rages. 
LES  DEUX  CONSOLÉS.  (17r)6) 123 

HISTOIRE    DES    VOYAGES    DE    SCARMENTADO,   écrite  par   lui- 
même.  (1756) 125 

SONGE  DE  PLATON.  (1750) 133 

^     CANDIDE,  ou  L'OPTIMISME,  traduit  de  l'allemand  de  M.  le  docteur      ' 
Ralph,  avec  les  additions  qu'on  a  trouvées  dans  la  poche  du  docteur, 

lorsqu'il  mourut  à  Minden,  l'an  de  grâce  1759 137 

Chap.  I.  Comment  Candide  fut  élevé  dans  un  beau  château,  et 

comment  il  fut  chassé  d'icelui 137 

—  II.  Ce  que  devint  Candide  parmi  les  Bulgares 139 

—  III.  Comment  Candide  se  sauva  d'entre  les  Bulgares,  et  ce 

qu'il  devint 141 

—  IV.  Comment  Candide  rencontra  son  ancien  maître  de  philo- 

sophie, le  docteur  Pangloss,  et  ce  qu'il  en  advint  .     .     143 

—  V.  Tempête,    naufrage,   tremblement   de   terre,  et  ce  qui 

advint  du  docteur  Pangloss,  de  Candide  et  de    l'ana- 
baptiste Jacques 14G 

—  VI.  Comment  on  fit  un  bel  auto-da-fé  pour  empêcher   les 

tremblements  de  terre,  et  comment  Candide  fut  fessé.     148 

—  VII.  Comment  une  vieille  prit  soin  de  Candide,  et  comment 

il  retrouva  ce  qu'il  aimait 149 

—  VIII.        Histoire  de  Cunégonde 151 

—  IX.  Ce  qui   advint   de  Cunégonde,    de   Candide,    du    grand 

'  inquisiteur  et  d'un  juif 153 

—  X.  Dans   quelle  détresse  Candide,   Cunégonde  et  la  vieille, 

arrivent  à  Cadix,  et  de  leur  embarquement ....  155 

—  XI.  Histoire  de  la  vieille 156 

—  XII.         Suite  des  malheurs  de  la  vieille 159 

—  XIII.        Comment  Candide  fut  obligé  de  se  séparer  de  la  belle 

Cunégonde  et  de  la  vieille 102 

—  XIV.         Comment   Candide  et  Cacambo   furent  reçus   chez   les 

jésuites  du  Paraguai ,    .     .     .     164 

—  XV.         Comment  Candide  tua  le  frère  do  sa  chère  Cunégonde  .     167 

—  XVI.        Ce  qui  advint  aux  deux  voyageurs  avec  deux  filles,  deux 

singes,  et  les  sauvages  nommés  Oreillons     ....     1G!> 

—  XVII.       Arrivée  de  Candide  et  de  son  valet  au  pays  d'Eldorado, 

et  ce  qu'ils  y  virent 172 

—  XVIII.      Cl!  qu'ils  virent  dans  le  pays  d'Eldorado 175 

—  XIX.        Ce  qui   leur  arriva  à  Surinam,  et  comment  Candide  fit 

connaissance  avec  Martin 179 

XX.         Ce  qui  arriva  sur  mer  à  Candide  et  à  Martin     ....     183 

—  XXI.        Candide    et  Martin  approchent  des  eûtes  de  France   et 

raisonnent 185 

—  XXII.       Ce  qui  arriva  en  France  à  Candide  et  à  Martin.     .     .     .     187 

—  XXIII.      Candide  et  Martin  vont  sur  les   côtes  d'Angleterre:  ce 

qu'ils  y  voient 196 

—  XXIV.     De  Pa((uette  et  de  frère  Giroflée 197 

—  XXV.       Visite  chez  le  seigneur  Pococurante,  noble  vénitien    .     .  201 

—  XXVI.     D'un  souper  que  Candide  et  Martin  firent  avec  six  étran- 

gers, et  qui  ils  étaient 205 

—  XXVII.    Voyage  de  Candide  à  Constanlinople 208 

—  XXVIII.   Ce  qui  arriva  à  Candide,  à  Cunégonde,  à  Pangloss,  à 

Martin,  etc 211 


TABLE    DES    MATIERES.  597 

l'ag.-s. 

CnAP.  XXIX.     Comment  Caudido  retrouva  Cuiiéi;ondc  ei  la  vieille   .     .  "US 

—  WX.      Conclusion 214 

IIISTOIRIi  D'UN  BOX   BRAMIX.  (17.jO) 21!) 

LE  BLAXG  ET  LE  XOIU.  (ITOi) 22:{ 

JEAXXOT  ET  COLLN.  (17G4) 23.5 

AYEXTURE  IXDIEXNE.  (ITGli) 243 

LES  AVEUGLES  JUGES  DES  COULEURS.  (17GU) 2i5 

L'INGÉNU,  HISTOIRE  VÉRITABLE  tirée  des  manusci-its  du  P.  Qucsncl.  (1767)  247 

Chap.  l.         Comment   le   prieur   de   Notre-Dame   de   la   Montagne   et 

mademoiselle  sa  sœur  rencontrèrent  un  Huron     .     .     .  2i7 

—  II.        Le  Huron,  nommé  l'Ingénu,  reconnu  de  ses  parents.     .     .  252 

—  III.       Le  Huron,  nommé  l'Ingénu,  converti 255 

—  1\.       L'Ingéuu  baptisé 258 

—  V.         L'Ingénu  amoureux 2GU 

—  VI.       L'Ingénu  court  chez  sa  maîtresse,  et  devient  furieux     .     .  2G3 

—  MI.      L'Ingénu  repousse  les  Anglais 265 

—  MIL    L'Ingénu  va  en  cour.  Il  soupe  en  chemin  avec  des  huguenots  267 

—  IX.       Arrivée  de  l'Ingénu  à  Versailles.  Sa  réception  à  la  cour     .  269 

—  X.        L'Ingénu  enfermé  à  la  Bastille  avec  un  janséniste     .     .     .  272 

—  XL      Comment  l'Ingénu  développe  son  génie 276 

—  XII.     Ce  que  l'Ingénu  pense  des  pièces  de  théâtre 279 

—  XIII.    La  belle  Saint- Yves  va  à  Versailles 280 

—  XIV.    Progrès  de  l'esprit  de  l'Ingénu .  284 

—  XV.     La  belle  Saint- Yves  résiste  à  des  propositions  délicates.     .  286 

—  XVI.    Elle  consulte  un  jésuite 288 

—  XVII.  Elle  succombe  par  vertu 290 

—  XVni.  Elle  délivre  son  amani  et  un  janséniste 291 

—  XIX.    L'Ingénu,  la  belle  Saint-Y'ves  et  leurs  parents,  sont  rassemblés  294 

—  XX.     La  belle  Saint- Yves  meurt,  et  ce  qui  en  arrive    ....  299 
L'HOMME  AUX  QUARANTE  ECUS.  (17G8) 305 

Avertissement  des  éditeurs  de  l'édition  de  Kehl 305 

I.      Désastre  de  l'homme  aux  quarante  écus 308 

IL     Entretien  avec  un  géomètre 311 

III.  Aventure  avec  un  carme 324 

IV.  Audience  de  M.  le  contrôleur  général 325 

V.  Lettre  à  l'homme  aux  quarante  écus 327 

VI.  Nouvelles  douleurs  occasionnées  par  les  nouveaux  systèmes.  .     .     .  3.30 
VIL  Mariage  de  l'homme  aux  quarante  écus 334 

VIII.  L'homme  aux  quarante  écus,  devenu  père,  raisonne  sur  les  moines.  340 

IX.  Des  impôts  payés  à  l'étranger 345 

X.  Des  proportions 347 

XL    De  la  vérole. 352 

XII.  Grande  querelle 357 

XIII.  Scélérat  chassé 359 

XIV.  Le  bon  sens  de  M.  Audré 361 

XV.  D'un  bon  souper  chez  M.  André 3G3 

LA  PRINCESSE  DE  BABYLONE  (1768) 369 

Chap.  I.  Description  du  palais  du  roi  de  Babylone,  père  de  la  belle 
Babylonienne.  Portrait  de  cette  incomparable  beauté.  Oracle  qui 
ordonne  son  mariage,  et  à  quelles  conditions.  Trois  rois  se  présentent 

pour  l'obtenir.  Arrivée  d'un  quatrième  prétendant 369 

Chap.  II,  Tous  les  concurrents  tentent    d'accomplir  l'oracle:   un  seul 


598  TABLE    DES   MATIÈRES. 

Pages, 
réussit,  et  ne  cesse  pas  d'être  modeste.  Oiseau   merveilleux  qu'il  dé- 
pute à  Forraosante  avec  un  superbe  présent.  Quel  était  ce  vainqueur. 
Son  départ  ;  ce  qui  l'occasionne 373 

Chap.  III.  Beaux  raisonnements  de  la  cour  de  Babyloneetde  la  princesse 
Aidée  sur  le  départ  du  vainqueur  et  sur  sa  condition.  L'oracle  est  con- 
sulté de  nouveau  sur  le  mariage  de  Forraosante;  réponse  ambiguë  qu'il  fait.     378 

Chap.  IV.  Magnifique  salon  où  le  roi  de  Babylone  donne  une  magnifique 
fête.  Gentillesse  de  l'oiseau  merveilleux  dont  il  a  clé  parlé.  Galan- 
tei'ies  du  roi  de  Scythie  à  la  princesse  Aidée,  Honnête  proposition  qu'il 
lui  fait;  comment  elle  est  reçue.  Promesses  qu'ils  se  font  en  se  séparant.     380 

Chap.  V.  L'oiseau  merveilleux  parle  à  Forraosante;  il  lui  fait  son  histoire. 
Description  du  pays  des  Gangarides,  d'où  est  son  arai  appelé  Amazan. 
Entreprise  infructueuse  d'un  roi  des  Indes  sur  cette  contrée.  Leurs 
richesses,  leurs  guerres,  leur  religion.  Conseils  de  l'oiseau  à  la  princesse.     382 

Chap  VI.  Suite  de  la  conversation  de  i'oiseau  merveilleux  et  de  Forrao- 
sante. Mort  de  cet  oiseau.  L'oracle  est  consulté;  sa  réponse  est  si 
concise  que  personne  ne  l'entend 386 

Chap.  VII.  Forraosante  rend  les  honneurs  funèbres  à  son  cher  oiseau. 
Le  roi  de  Scythie  enlève  Aidée.  La  belle  princesse  de  Babylone  part 
pour  l'Arabie.  Douze  cent  mille  hommes  se  préparent  à  désoler  l'Asie  .     388 

Chap.  VIII.  Rencontre  malencontreuse  de  Forraosante  dans  une  hôtel- 
lerie. Danger  qu'elle  court.  Artifice  dont  elle  use  pour  s'en  garantir. 
Elle  retourne  à  Bassora  avec  sa  femme  de  chambre 389 

Chap.  IX.  Forraosante  ressuscite  l'oiseau  merveilleux,  et  reconnaît  le 
phénix.  Elle  part  pour  le  pays  des  Gagnarides  dans  un  canapé.  Ma- 
nière aussi  coraraode  que  rapide  dont  elle  voyage 392  J 

Chap.  X.  Ferraosante  arrive  chez  les  Gangarides,  et  descend  à  l'hôtel  M 

d'Amazan.  Belle  collation  qu'on  lui  sert.  Elle  visite  la  mère  de  son 
amant.  Conversation  qu'elles  ont  ensemble.  Un  merle  s'en  mêle  aussi, 
et   conte  l'histoire  de   ses  voyages 394 

Chap.  XI.  Suite  du  précédent.  Forraosante  est  convaincue  que  son 
amant  est  son  cousin.  Tous  les  merles  sont  exilés  des  bords  du  Gange. 
Elle  prend  aussitôt  la  poste  pour  le  rejoindre  à  la  Chine 397 

Chap.  XII.  Forraosante  et  sa  femrae  de  chambre  arrivent  à  la  Chine; 
ce  qu'elle  y  voit  de  remarquable;  beau  trait  de  fidélité  d'Amazan. 
Elle  part  pour  la  Scythie,  où  elle  rencontre  sa  cousine  Aidée.  Amitiés 
réciproques  qu'elles   se  font  sans  s'aimer 398 

Chap.  XIII.  Arrivée  de  la  belle  Babylonienne  à^n-i  rempirc  des  Cimmé- 
ricns.  Réception  qu'on  lui  fait.  Éloge  de  l'inijjératrice  des  Cimmé- 
riens.  Nouvelle  fidélité  d'Amazan -402 

Chap.  XIV.  Amazan  passe  en  Scandinavie,  en  Sarmatic.  Ce  qu'il  voit 
dans  ces  contrées,  ainsi  qu'en  Germanie.  11  donne  partout  l'exemple 
de  la  fidélité 405 

Chap.  XV.  Forraosante,  suivant  toujours  sou  amant,  manque  de  l'at- 
teindre chez  les  Bataves.  Elle  veut  passer,  après  lui,  dans  l'ile  d'Albion; 
mais  malheureusement  des  vents  contraires  la  retiennent  au  port  .     .     iOC 

Chap.  XVI.  Amazan  rencontre  sur  la  route  d'Albion  un  milord  auquel  il 
rend  service.  Singulière  couversation  qu'ils  ont  ensemble.  La  femme  du 
milord  albionien  devient  amoureuse  d'Amazan 408 

Chap.  XVII.  Un  sénateur  albionien  raconte  à  Amazan  l'histoire  de  ^on 
pays.  La  femrae  du  railord  donne  un  rendez-vous  à  Amazan,  qui  n'y 
répond  que  par  du  respect.  Le  railord  s'en  nu^jue,  et  Amazan  s'en 
retourne  en  Batavie 410 

Chap.  XVIII.  Amazan  traverse  la  Germanie,  passe  à  Venise,  ce  qu'il  y 


TABLE   DES   MATIÈRES.  399 

Pages, 
remarque.  Il  arrive  à  la  ville  des  sept  montagnes»,  ce  qu'il  y  remarque 

de  sintriilier il3 

Chap.  XIX.  Amazan  arrive  à  la  capitale  des  Gaules.  Tableau  de  ce 
qu'il  y  remarque.  Sa  fidélité  fait  naufrage  devant  une  fille  d'affaire, 

dans  les  bras  de  laquelle  il  est  surpris  par  Formosante il7 

Chap.  XX.  Formosante,  désespérée  de  ce  qu'elle  a  vu,  quitte  les 
Gaules,  et  voudrait  y  être  encore.  Amazan,  inconsolable  de  son  infidé- 
lité, court  après  Formosante 421 

Chap.  XXI.  Amazan  vole  au  delà  des  Pyrénées.  Il  rencontre  le  phénix, qui 
lui  raconte  le  malheur  de  Formosante.  Amazan  la  délivre  du  danger 

d'être  brûlée,  et  anéantit  les  brûleurs.  Il  se  réconcilie  avec  Formosante.  423 

Chap.  XXJI.  Les  deux  amauts  prennent  le  parti  de  retourner  à  Baby- 
lone.  Le  roi  de  la  Bétique  leur  donne  des  troupes  pour  les  accompagner. 
Ils  ari-ivent  à  Tyr  et  passent  en  Egypte.  Le  roi  d'Ethiopie  leur  donne 
des  fêtes,  et  devient  amoureux  de  Formosante.  Amazan  punit  ce  sou- 
verain, et  épouse  Formosante  à  Babylone 427 

LES  LETTRES  D'A.MABED,  traduites  par  l'abbé  Tamponet.  (I769j.  .    .  435 

Lettre  1'"  d'Amabed  à  Shastasid,  grand  brame  de  Maduré 433 

Réponse  de  Shastasid 436 

♦      Lettre    II  d'Amabed  à  Shastasid 438 

Réponse    de  Shatasid 440 

Lettre  III  d'Amabed  à  Shastasid 441 

—  rV"    d'Amabed  à  Shastasid 441 

Lettre  P^  d'Adaté  à  Shastasid 442 

—  II     d'Adaté  à  Shastasid,  écrite  de  la  prison  de  l'Inquisition.     .  442 

—  III    d'Adaté  à  Shastasid 445 

—  r\'    d'Adaté  à  Shastasid 446 

Réponse  du  brame  Shastasid  aux  trois  lettres  précédentes  d'Adaté.     .  448 

Lettre  V      d'Adaté   au  grand  brame   Shastasid 449 

—  VI    d'Adaté 451 

—  MI   d'Adaté 452 

Lettre  P"^        d'Amabed  à  Shastasid,  après  sa  captivité 453 

—  II         d'Amabed,  pendant  sa  route 434 

—  III        du  journal   d'Amabed 433 

—  IV        d'Amabed  à   Shatasid 458 

—  V         d'Amabed 459 

—  VI        d'Amabed,  pendant  sa  route 460 

—  VII      d'Amabed 462 

—  VIII     d'Amabed 463 

—  IX        d'Amabed.  .    .    .     • 464 

—  X         d'Amabed 464 

—  XI        d'Amabed 463 

—  XII      d'_Vmabed 467 

—  XIII    d'Amabed 468 

—  XrV     d'Amabed 469 

—  XV      d'Amabed :  470 

—  XVI     d'Amabed 473 

—  XVII   d'Amabed 474 

—  XVIII  d'Amabed 475 

—  XIX    d'Amabed 476 

—  XX     d'Amabed 477 

AVENTURE  DE  LA  MÉMOIRE. 479 

LE  TAUREAU  BLAXC.  (1774) 483 


600  TABLE    DES    MATIÈRES. 

Pages 

Cil  A  P.  I.        Comment  la  princesse  Amasidc  rencontre  un  bœuf.  .     .     .  483 

—  If.       Comment  le  sage  Mambrès,  ci-devant  sorcier  de  Pharaon, 

reconnut  une  vieille,  et  comme  il  fut  reconnu  par  elle.  .  486 

—  III.     Comment  la  belle  Amaside  eut  un  secret  entretien  avec  un 

beau  serpent 489 

—  IV.      Comment  on  voulut  sacrifier  le  bœuf  et  exorciser  la  princesse.  493 
V.       Comment  le  sage  Mambrès  se  conduisit  sagement.     .     .     .  497 

—  VI.      Comment  Mambrès  recontra  trois  prophètes,  et  leur  donna 

un  bon  dîner .^01 

—  VII.    Le  roi  de  Tanis  arrive.  Sa  fille  et  le  taureau  vont  être  sacrifiés.  503 

—  VIII.  Commentleserpent  fitdescontes  àlaprincessepourlaconsoler.  304 

—  IX.    Comment  le  serpent  ne  la  consola  point 503 

—  X.      Comment  on  voulut  couper  le  cou  à  la  princesse,  et  comment 

on  ne  le  lui  coupa  point 508 

—  XI.      Comment  la  princesse  épousa  son  bœuf 510 

ÉLOGE  HISTORIQUE  DE  LA  RAISON  (1774) 513 

HISTOIRE  DE  JEXXI,  ou  L'ATHÉE  ET  LE   SAGE  (1773) 523 

Chap.  I ^'23 

Aventure  d'un  jeune  Anglais  nomme  Jenni,  écrite  de  la  main 

de  dona  Las  Nalgas 52  i* 

—  II.       Suite  des  aventures  du  jeune  Anglais  Jenni,  et  do  celles  de 

monsieur  son  père,  docteur  en  théologie,  membre  du  par- 
lement et  de  la  Société  royale 526 

—  III.      Précis  de  la  controverse  des  Mais,  entre  M.  Freind  et  don  Inigo 

y  Medroso  y  Coraodios  y  Papalamiendo,  bachelier  de  Sala- 

manque 529 

—  IV.      Retour  à  Londres  ;  Jenni  commence  à  se  corrompre.  .     .     .  535 

—  V.       On  veut  marier  Jenni 539 

—  VI.      Aventure  épouvantable 542 

—  VII.     Ce  qui  arriva  en  Amérique 545 

—  VIII.  Dialogue  de  Freind  et  de  Birton  sur  l'athéismo 552 

—  IX.     Sur  l'athéisme 558 

—  X.      Sur  l'athéisme 568 

—  XI.    De  l'athéisme 572 

—  XII.   Retour  en  Angleterre.  Mariage  de  Jenni 575 

LES  OREILLES  DU  COMTE  DE  CHESTERFIELD,  et  LE  CHAPE- 
LAIN GOUDMAN.  (177.5) 577 

Chap.    1 577 

—  II 578 

—  III 580 

—  IV.   Conversation  du  docteur  Goudman  et  de  l'anatomisto  Sidrac. 

sur   l'âme  et  sur  quelque  autre  chose 581 

_      V 386 

_      VI 388 

_      VU 590 

—  VIII 393 


FIN     DE    LA    TABLE    DU    TOME    XXI. 


PAUIR.  -Impr.  J.  CtAYE.-A.  QuAXTix  et  C",  rue  Si-Benoît. 


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