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Full text of "Oeuvres complètes"

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BIBLIOTHECA 
Ottavien»^ 


LE  ROMAN 

DE  LA  MOMIE 


EUGÈNE  FASQUELLE   EDITEUR.    Il,  RUE  DE  GRENELLE 
OUVRAGES  DU  MÊME  AUTEUR 

DANS    LA   BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER 
à  3  fr.  50  chaque  volume 


Poésies  complètes  (1830-1872) 2  vol. 

Émaux  et  Camées.  Edition  déftnitive,  ornée  d'une  eau- 

forie  par  J.  Jacquemart 1  vol. 

Mademoiselle  de  Maupin 1  vol. 

Le  Ca-pitainb  Fracasse 2  vol. 

Le  Roman  de  la  Momie 1  vol. 

Voyage  e.v  Russie » l  vol . 

Voyage  en  Espagne  (Tra  les  montes) l  vol. 

Voyage  en  Italie 1   vol. 

Romans  et  Contes  (Avatar.  —  Jettatura,  etc.)  ....  1  vol. 

Nouvelles  (La  Morte  amoureuse.  —  Fortunio,  etc.).  .  1  vol. 

Tableaux  dh:  Siège.  —  Paris,  1870-1871 l  vol . 

Théâtre  'Mystère,  Comédies  et  Billets) 1  vol. 

Lks    Jeunes -FflANCE.    Romans   goguenards,    suivis    de 

Contes  Humoristiques 1   vol . 

CONSTANTINOPLE 1    VOl  . 

Les  Grotesques 1  vol  . 

Loin  de  Paris 1  vol  . 

Portraits  et  Souvenirs  littéraires 1   vol. 

Histoire  du  RoxiANTiSME,  suivie  de  Notices  romantiques 
et  d'une  élude  sur  les  Progrès  de  la  Poésie  française 

(1830-18G8;.  2*  édition 1   vol. 

Portraits  contemporains  (Littérateurs.  —  Peintres.  — 
Sculpteurs.  —  Artistes  dramatiques),  avec  un  Portrait 
de  Théophile  Gautier  d'après  une  gravure  à  l'eau-forte 

par  lui-même,  vers  1833.  5*  édition i  vol. 

L'Orient 2  vol. 

Fusains  et  Eai>x-fortes  . 1   vol. 

Tableaux  a  la  plume 1  vol. 

Les  Vacances  du  lundi 1  vol. 

Guide  de  i/Amateur  au  Musée  do  Louvre i  vol. 

Spirite 1  vol. 

SoUVEMKS  DE  théâtre,  d'art  ET  DB  critique IVOl. 

Caprices  et  Zigzags 1  vol. 

Un  trio  de  Romans 1  vol. 

Partie  carrée 1  vol. 

L^  Nature  chez  elle.  — Ménagerie  intime l  vol. 

E.1TRET1ENS,  Souvenirs  et  Correspondance 1  vol. 


BJllLB    COLIN    —   lUPRIMBRIU   DB   LAONT 


THEOPHILE   GAUTIER 


LE   ROMAN 


DK 


LA  MOMIE 


—     NOUVELLE    EDITION 


PARIS 
BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER 

EUGÈNE  FASQUELLE,  ÉDITEUR 
11,    RUE    DE    GRENELLE,    11 

1899 
Tous  droits  réservés. 

BIBLIOTHECA 
OfUrvlen«»L 


/ 


M.    ERNEST   FEYDEAT] 


Je  vous  dédie  ^3  livre,  qui  vous  revient  de  droit;  en  m'ouvrant 
votre  érudition  et  votre  bibliothèque,  vous  m'avez  fait  croire 
que  j'étais  savant  et  que  je  connaissais  assez  l'antique  Egypte 
pour  la  décrire;  sur  vos  pas  je  me  suis  promené  dans  les 
temples,  dans  les  palais,  dans  les  hypogées,  dans  la  cité  vivante 
et  dans  la  cité  morte;  vous  avez  soulevé  devant  moi  le  voile 
de  la  mystérieuse  Isis  et  ressuscité  une  gigantesque  civilisation 
disparue.  L'histoire  est  de  vous,  le  roman  est  de  moi  ;  je  n'ai  eu 
qu'à  réunir  par  mon  style,  comme  par  un  cime^'ide  mosaïque, 
les  pierres  précieuses  que  vous  m'apportiez. 


Th.  g. 


LE  ROMAN 

DE  LA  MOMIE 


PROI>OGUE 

«  J'ai  un  pressentiment  que  nous  trouverons 
dans  la  vallée  de  Biban-el-Molouk  une  tombe  in- 
violée, disait  à  un  jeune  Anglais  de  haute  raine 
un  personnage  beaucoup  plus  humble,  en  es- 
suyant d'un  gros  mouchoir  à  carreaux  bleus 
son  front  chauve,  où  perlaient  des  gouttes  de 
sueur,  comme  s'il  eût  été  modelé  en  argile  po- 
reuse et  rempli  d'eau  ainsi  qu'une  gargoulette 
de  Thèbes. 

—  Qu'Osiris  vous  entende,  répondit  au  docteur 
allemand  lejeune  lord  :  c'est  une  invocation  qu'on 
peut  se  permettre  en  face  de  l'ancienne  Diospolis 

1 


f  LE    ROMAN   DE    LA    MOMIE. 

magna;  mais  bien  des  fois  déjà  nous  avons  été 
déçus;  les  chercheurs  de  trésors  nous  ont  toujours 
devancés. 

—  Une  tombe  que  n'auront  fouillée  ni  les  rois 
pasteurs,  ni  les  Mèdes  de  Cambyse,  ni  les  Grecs, 
ni  les  Romains,  ni  les  Arabes,  et  qui  nous  li^TC  ses 
richesses  intactes  et  son  mystère  vierge,  continua 
le  savant  en  sueur  avec  un  enthousiasme  qui  fai- 
sait pétiller  ses  prunelles  derrière  les  verres  de 
ses  lunettes  bleues. 

—  Et  sur  laquelle  vous  publierez  une  disserta- 
tion des  plus  érudites,  qui  vous  placera  dans  la 
science  à  côté  des  ChampoUion,  des  Rosellini,  des 
Wilkinson,  desLepsius  et  des  Belzoni,  dit  le  jeune 
lord. 

—  Je  vous  la  dédierai,  milord,  je  a^ous  la  dé- 
dierai :  car  sans  vous  qui  m'avez  traité  avec  une 
munificence  royale,  je  n'aurais  pu  corroborer 
mon  système  par  la  vue  des  monuments,  et  je  se- 
rais rnort  dans  ma  petite  ville  d'Allemagne  sans 
avoir  contemplé  les  merveilles  de  cette  terre  an- 
tique, »  répondit  le  savant  d'un  ton  ému. 

Cette  conversation  avait  lieu  non  loin  du  Nil,  à 
l'entrée  de  la  vallée  de  Biban-el-Molouk,  entre  le 
lord  Evandale,  monté  sur  un  cheval  arabe,  et  le 
docteur  Rumphius,  plus  modestement  juché  sur 


LE    ROMAN   DE    LA    MOMIE. 


un  âne  dont  un  fellah  bâtonnait  la  maigre  croupe  ; 
la  cange  qui  a\ait  amené  les  deux  voyageurs,  et 
qui  pendant  leur  séjour  devait  leur  servir  de  lo- 
gement, était  amarrée  de  l'autre  côté  du  Nil,  de- 
vant le  village  de  Louqsor,  ses  avirons  parés,  ses 
grandes  voiles  triangulaires  roulées  et  liées  aux 
vergues.  Après  avoir  consacré  quelques  jours  à  la 
visite  et  à  l'étude  des  stupéfiantes  ruines  de  Thè- 
bes,  débris  gigantesques  d'un  monde  démesuré, 
ils  avaient  passé  le  fleuve  sur  un  sandal  (embarca- 
tion légère  du  pays),  et  se  dirigeaient  vers  l'aride 
chaîne  qui  renferme  dans  son  sein,  au  fond  de  mys- 
térieux hypogées  les  anciens  habitants  des  palais 
de  l'autre  rive.  Quelques  hommes  de  l'équipage 
accompagnaient  à  distance  lord  Evandale  et  le 
docteur  Rumphius,  tandis  que  les  autres,  étendus 
sur  le  pont  à  l'ombre  de  la  cabine,  fumaientpaisi- 
blement  leur  pipe  tout  en  gardant  l'embarcation. 
Lord  Evandale  était  un  de  ces  jeunes  Anglais 
irréprochables  de  tout  point,  comme  en  livre  à  la 
civilisation  la  haute  vie  britannique  :  il  portait 
partout  avec  lui  la  sécurité  dédaigneuse  que  don- 
nent une  grande  fortune  héréditaire,  un  nom 
historique  inscrit  sur  le  livre  du  Peerage  and  Ba^ 
ronetarje,  cette  seconde  Bible  de  l'Angleterre,  et 
une  beauté  dont  on  ne  pouvait  rien  dire,  sinon 


4  LE  ROMAN    DE    LA    iaOMIE. 

qu'elle  était  trop  parfaite  pour  un  homme.  En 
effet,  sa  tête  pure,  mais  froide,  semblait  une  copie 
en  cire  de  la  tête  du  Méléagre  ou  -je  l' Antinous. 
Le  rose  de  ses  lèvres  et  de  ses  joues  avait  Tair 
d'être  produit  par  du  carmin  et  du  fard,  et  ses 
cheveux  d'un  blond  foncé  frisaient  naturellement, 
avec  toute  la  correction  qu'un  coiffeur  émériteou 
un  habile  valet  de  chambre  eussent  pu  leur  im- 
poser. Cependant  le  regard  ferme  de  ses  prunelles 
d'un  bleu  d'acier,  et  le  léger  mouvement  de  sneer 
qui  faisait  proéminer  sa  lèvre  inférieure,  corri- 
geaient ce  que  cet  ensemble  aurait  eu  de  trop 
efféminé. 

Membre  du  club  des  Yachts,  le  jeune  lord  se 
permettait  de  temps  à  autre  le  caprice  d'une  ex- 
cursion sur  son  léger  bâtiment  appelé  Puck^  con- 
struit en  bois  de  teck,  aménagé  comme  un  bou- 
doir et  conduit  par  un  équipage  peu  nombreux, 
mais  composé  de  marins  choisis.  L'année  pré- 
cédente il  avait  visité  l'Islande;  cette  année  il 
visitait  l'Egypte,  et  son  yacht  l'attendait  dans  la 
rade  d'Alexandrie  ;  il  avait  emmené  avec  lui  un 
savant,  un  médecin,  un  naturaliste,  un  dessina- 
teur et  un  photographe,  pour  que  sa  promenade 
ne  fût  pos  inutile  ;  lui-même  était  fort  instruit,  et 
ses  succès  du  monde  n'avaient  pas  fait  oublier  ses 


LE   ROMAN    DE   LA    MOMIE.  S 

triomphes  à  l'université  de  Cambridge.  Il  était  ha- 
billé avec  cette  rectitude  et  cette  propreté  méticu- 
leuse caractéristique  des  Anglais  qui  arpentent  les 
sables  du  désert  dans  la  même  tenue  qu'ils  au- 
raient en  se  promenant  sur  la  jetée  de  Ramsgate 
ou  sur  les  larges  trottoirs  du  West-End.  Un  pa- 
letot, un  gilet  et  un  pantalon  de  coutil  blanc, 
destiné  à  répercuter  les  rayons  solaires,  compo- 
saient son  costume,  que  complétaient  une  étroite- 
cravate  bleue  à  pois  blancs,  et  un  chapeau  de 
Panama  d'une  extrême  finesse  garni  d'un  voile 
de  gaze. 

Rumphius,  l'égyptologue,  conservait,  même 
sous  ce  brûlant  climat,  l'habit  noir  traditionnel 
du  savant  avec  ses  pans  flasques,  son  collet  re- 
croquevillé, ses  boutons  éraillés,  dont  quelques- 
uns  s'étaient  échappés  de  leur  capsule  de  soie. 
Son  pantalon  noir  luisait  par  places  et  laissait 
voir  la  trame  ;  près  du  genou  droit,  l'observateur 
attentif  eût  remarqué  sur  le  fond  grisâtre  de  l'é- 
toffe un  travail  régulier  de  hachures  d'un  ton 
plus  vigoureux,  qui  témoignait  chez  le  savant 
de  l'habitude  d'essuyer  sa  plume  trop  chargée 
d'encre  sur  cette  partie  de  son  vêtement.  Sa  cra- 
vate de  mousseline  roulée  en  corde  flottait  lâ- 
chement autour  de  son  col,  remarquable   par 

1. 


6  LE    ROMAN  DE  LA   MOMIE. 

la  forte  saillie  de  ce  cartilage  appelé  par  les 
bonnes  femmes  la  pomme  d'Adam.  S'il  était 
vêtu  avec  une  négligence  scientifique,  enroYanche 
Rumphius  n'était  pas  beau:  quelques  cheveux 
roussàtres,  mélangés  de  fils  gris,  se  massaient 
derrière  ses  oreilles  écartées  et  se  rebellaient 
contre  le  collet  beaucoup  trop  haut  de  son  liabit; 
son  crâne,  entièrement  dénudé,  brillait  comme 
un  os  et  surplombait  un  nez  d'une  prodigieuse 
longueur,  spongieux  et  bulbeux  du  bout,  confi- 
guration qui,  jointe  aux  disques  bleuâtres  for- 
més par  les  lunettes  à  la  place  des  yeux,  lui- 
donnait  une  vague  apparence  d'ibis,  encore 
augmentée  par  l'enfoncement  des  épaules:  as- 
pect tout  à  fait  convenable  d'ailleurs  et  presque 
providentiel  pour  un  déchiffreur  d'inscriptions 
et  de  cartouches  hiéroglyphiques.  On  eût  dit  un 
dieu  ibioccphale,  comme  on  en  voit  sur  les  fres- 
ques funèbres,  confiné  dans  un  corps  de  savant 
par  suite  de  quelque  transmigration. 

Le  lord  et  le  docteur  cheminaient  vers  les  ro- 
chers à  pic  qui  enserrent  la  funèbre  vallée  de 
Biban-el-Molouk,  la  nécropole  royale  de  l'an- 
cienne Thèbes,  tenant  la  conversation  dont  nous 
avons  rapporté  quelques  phrases,  lorsque,  sortant 
comme  un  troglodyte  de  la  gueule  noire  d'un 


LE   ROMAN    DE    LA    MOMIE.  7 

sépulcre  vide,  habitation  ordinaire  des  fellahs, 
un  nouveau  personnage,  vêtu  d'une  façon  assez 
théâtrale,  fit  brusquement  son  entrée  en  scène, 
se  posa  devant  les  voyageurs  et  les  salua  de  ce 
gracieux  salut  des  Orientaux,  à  la  fois  humble, 
caressant  et  digne. 

C'était  un  Grec,  entrepreneur  de  fouilles,  mar- 
chand et  fabricant  d'antiquités,  vendant  du  neuf 
au  besoin  à  défaut  de  vieux.  Rien  en  lui,  d'ail- 
leurs, ne  sentait  le  vulgaire  et  famélique  exploiteur 
d'étrangers.  Il  portait  le  tarbouch  de  feutre  rouge, 
inondé  par  derrière  d'une  longue  houppe  de  soie 
floche  bleue,  et  laissant  voir,  sous  l'étroit  liséré 
blanc  d'une  première  calotte  de  toile  piquée,  des 
tempes  rasées  aux  tons  de  barbe  fraîchement 
faite.  Son  teint  olivâtre,  ses  sourcils  noirs,  son 
nez  crochu,  ses  yeux  d'oiseau  de  proie,  ses  grosses 
moustaches,  son  menton  presque  séparé  par 
une  fossette  qui  avait  l'air  d'un  coup  de  sabre, 
lui  eussent  donné  une  authentique  physionomie 
de  brigand,  si  la  rudesse  de  ses  traits  n'eût  été 
tempérée  par  l'aménité  de  commande  et  le  sou- 
rire servilc  du  spéculateur  fréquemment  en  rap- 
port avec  le  public.  Son  costume  était  for  l  propre  : 
il  consistait  en  une  veste  cannelle  soutachée  en 
soie  de  même  couleur,  des  cnémides  ou  guêtres 


I  LE    ROMAN   DE    LA    MOMIE. 

d'étoffe  pareille,  un  gilet  blanc  orné  de  boutons 
semblables  à  des  fleurs  de  camomille,  une  large 
ceinture  rouge  et  d'immenses  grègues  aux  plis 
multipliés  et  bouJDTants. 

Ce  Grec  observait  depuis  longtemps  la  cange  à 
l'ancre  devant  Louqsor.  A  la  granâeur  de  la 
barque,  au  nombre  des  rameurs,  à  la  magnifi- 
cence de  l'installation,  et  surtout  au  pavillon 
d'Angleterre  placé  à  la  poupe,  il  avait  subodoré 
avec  son  instinct  mercantile  quelque  riche  voya- 
geur dont  on  pouvait  exploiter  la  curiosité  scien- 
tifique, et  qui  ne  se  contenterait  pas  des  statuettes 
en  pâte  émaillée  bleue  ou  verte,  des  scarabées 
gravés,  des  estampages  en  papier  de  panneaux 
hiéroglyphiques,  et  autres  menus  ouvrages  de 
l'art  égyptien. 

Il  suivait  les  allées  et  les  venues  des  voyageurs 
à  travers  les  ruines,  et,  sachant  qu'ils  ne  manque- 
raient pas,  après  avoir  satisfait  leur  curiosité,  de 
passer  le  fleuve  pour  visiter  les  hypogées  royaux, 
il  les  attendait  sur  son  terrain,  certain  de  leur 
tirer  poil  ou  plume;  il  regardait  tout  ce  do.'naine 
funèbre  comme  sa  propriété,  et  malmenait  fort 
les  petits  chacals  subalternes  qui  s'avisaient  de 
gratter  dans  les  tombeaux. 

Avec  la  finesse  particulière  aux  Grecs,  d'apns 


LE    ROMAN    DE    LA    MOMIE, 


Taspect  de  lord  Evandale,  il  additionna  rapide- 
ment les  revenus  probables  de  Sa  Seigneurie,  et 
résolut  de  ne  pas  le  tromper,  calculant  qu'il  reti- 
rerait plus  d'argent  de  la  vérité  que  du  mensonge. 
Aussi  renonça-t-il  à  l'idée  de  promener  le  noble 
Anglais  dans  des  hypogées  déjà  cent  fois  par- 
courus, et  dédaigna-t-il  de  lui  faire  entreprendre 
des  fouilles  à  des  endroits  où  il  savait  qu'on  ne 
trouverait  rien,  pour  en  avoir  extrait  lui-même 
depuis  longtemps  et  vendu  fort  cher  ce  qu'il  y 
avait  de  curieux.  Argyropoulos  (c'était  le  nom  du 
Grec),  en  explorant  les  recoins  de  la  vallée  moins 
souvent  sondés  que  les  autres,  parce  que  jusque- 
là  les  recherches  n'avaient  été  suivies  d'aucune 
trouvaille,  s'était  dit  qu'à  une  certaine  place, 
derrière  des  rochers  dont  l'arrangement  semblait 
dû  au  hasard,  existait  certainement  l'entrée  d'une 
syringe  masquée  avec  un  soin  tout  particulier,  et 
que  sa  grande  expérience  en  ce  genre  de  perqui- 
sition lui  avait  fait  reconnaître  à  mille  indices 
imperceptibles  pour  des  yeux  moins  clairvoyants- 
que  les  siens,  clairs  et  perçants  comme  ceux  des 
gypaètes  perchés  sur  l'entablement  des  tem- 
ples. Depuis  deux  ans  qu'il  avait  fait  cette  dé- 
couverte, il  s'était  astreint  à  ne  jamais  porter 
ses  pas  ni  ses  regards  de  ce  côté-là,    de  peur 


!•  LE    ROMAN   DE    LA   MOMIE. 

de  donner  l'éveil  aux  violateurs  de  tombeaux. 

a  Votre  Seigneurie  a-t-elle  l'intention  «le  se  li- 
vrer à  quelques  recherches?  »  dit  le  Grec  Argy- 
ropoulos  dans  une  sorte  de  patois  cosmopolite 
dont  nous  n'essayerons  pas  de  reproduire  la  syn- 
taxe bizarre  et  les  consonnances  étranges,  mais 
que  s'imagineront  sans  peine  ceux  qui  ont  par- 
couru les  Echelles  du  Levant  et  ont  dû  avoir  re- 
cours aux  services  de  ces  drogmans  polyglottes 
qui  finissent  par  ne  savoir  aucune  langue.  Heu- 
reusement lord  Evandale  et  son  docte  compagnon 
connaissaient  tous  les  idiomes  auxquels  Argyro- 
poulos  faisait  des  emprunts.  «  Je  puis  mettre  à 
votre  disposition  une  centaine  de  fellahs  intré- 
pides qui,  sous  l'impulsion  du  courbach  et  du 
bacchich,  gratteraient  avec  leurs  ongles  la  terre 
jusqu'au  centre.  Nous  pourrons  tenter,  si  cela 
convient  à  Votre  Seigneurie,  de  déblayer  un 
sphinx  enfoui,  de  désobstruer  un  naos,  d'ouvrir 
un  hypogée....» 

Voyant  que  le  lord  restait  impassible  à  cette 
alléchante  énumération,  et  qu'un  sourire  scep- 
tique errait  sur  les  lèvres  du  savant,  Argyropoulos 
comprit  qu'il  n'avait  pas  affaire  à  des  dupes  fa- 
ciles, et  il  se  confirma  dans  l'idée  de  vendre  à 
l'Anglais  la  trouvaille  sur  laquelle  il  comptait 


LE    ROMAN    DE    LA    MOMIE.  11 

pour  parfaire  sa  petite  fortune  et  doter  sa  fille. 
«  Je  devine  que  vous  êtes  des  savants,  et  non  de 
simples  voyageurs,  et  que  de  vulgaires  curiosités 
ne  sauraient  vous  séduire,  continua-t-il  en  par- 
lant un  anglais  beaucoup  moins  mélangé  de  grec, 
d'arabe  et  d'italien.  Je  vous  révélerai  une  tombe 
qui  jusqu'ici  a  échappé  aux  investigations  des 
chercheurs,  et  que  nul  ne  connaît  hors  moi; 
c'est  un  trésor  que  j'ai  précieusement  gardé  pour 
quelqu'un  qui  en  fût  digne. 

—  Et  à  qui  vous  le  ferez  payer  fort  cher,  dit  le 
lord  en  souriant. 

—  Ma  franchise  m'empêche  de  contredire  Votre 
Seigneurie  :  j'espère  retirer  un  bon  prix  de  ma 
découverte  :  chacun  vit,  en  ce  monde,  de  sa  petite 
industrie  :  je  déterre  des  Pharaons,  et  je  les  vends 
aux  étrangers.  Le  Pharaon  se  fait  rare,  au  train 
dont  on  y  va  ;  il  n'y  en  a  pas  pour  tout  le  monde. 
L'article  est  demandé,  et  l'on  n'en  fabrique  plus 
depuis  longtemps. 

—  En  effet,  dit  le  savant,  il  y  a  quelques  siècles 
que  les  colchytes,  les  paraschites  et  les  taris- 
cheutes  ont  fermé  boutique,  et  que  les  Memn  onia, 
tranquilles  (juartiers  des  morts,  ont  été  désertés 
par  [i'is  vivants.  » 

Le  Grec,  en  entendant  ces  paroles,  jeta  sur 


12  LE    ROMAN   DE    LA    MOMIE. 

l'Allemand  un  regard  oblique;  mais  jugeant  au 
délabrement  de  ses  habits  qu'il  n'avait  pas  voix 
délibérative  au  chapitre,  il  continua  à  prendre  le 
lord  pour  unique  interlocuteur. 

«  Pour  un  tombeau  de  l'antiquité  la  plus  haute, 
milord,  et  que  nulle  main  humaine  n'a  trou- 
blé depuis  plus  de  trois  mille  ans  que  les  prêtres 
ont  roulé  des  rochers  devant  son  ouverture, 
mille  guinées,  est-ce  trop  ?  En  vérité,  c'est  pour 
rien  :  car  peut-être  renferme-t-il  des  masses 
d'or,  des  colliers  de  diamants  et  de  perles,  des 
boucles  d'oreilles  d'escarboucle,  des  cachets  en 
saphir,  d'anciennes  idoles  de  métal  précieux, 
des  monnaies  dont  on  pourrait  tirer  un  bon 
parti. 

—  Rusé  coquin,  dit  Rumphius,  vous  faites  va- 
loir votre  marchandise;  mais  vous  savez  mieux 
que  personne  qu'on  ne  trouve  rien  de  tel  dans  les 
sépultures  égyptiennes.  » 

Argyropoulos,  comprenant  qu'il  avait  affaire  à 
forte  partie,  cessa  ses  hâbleries,  et,  se  tournant  du 
côté  d'Evandale,  il  lui  dit: 

«  Eh  bien,  milord,  le  marché  vous  convient-il? 

—  Va  pour  mille  guinées,  répondit  le  jeune 
lord,  si  la  tombe  n*a  jamais  été  ouverte  comme 
vous  le  prétendez  ;    et    rien...    si    une    seule 


LE    ROMAR    DE   LA   MOMIE.  18 

pierre  a  été  remuée  par  la  pince  des  fouilleurs. 

—  Et  à  condition,  ajouta  le  prudent  Ru  m phius, 
que  nouy  emporterons  tout  ce  qu!  se  trouvera 
dans  le  tombeau. 

—  J'accepte,  dit  Argyropoulos  avec  un  air  de 
complète  assurance  ;  Votre  Seigneurie  peut  ap- 
prêter d'avance  ses  banknotes  et  son  or. 

—  Mon  cher  monsieur  Rumphius,  dit  lord 
Evandale  à  son  acolyte,  le  vœu  que  vous  formiez 
tout  à  l'heure  me  paraît  près  de  se  réaliser;  ce 
drôle  semble  sûr  de  son  fait. 

—  Dieu  le  veuille  !  répondit  le  savant  en  faisant 
remonter  et  redescendre  plusieurs  fois  le  collet  de 
son  habit  le  long  de  son  crâne  par  un  mouve- 
ment dubitatif  et  pyrrhonien;  les  Grecs  sont  de  si 
effrontés  menteurs  !  Cretœ  mendaces^  affirme  le 
dicton. 

—  Celui-ci  est  sans  doute  un  Grec  de  la  terre 
ferme,  dit  lord  Evandale j  et  je  pense  que  pour 
cette  fois  seulement  il  a  dit  la  vérité.  » 

Le  directeur  des  fouilles  précédait  le  lord  et  le 
savant  de  quelques  pas,  en  personne  bien  élevée 
et  qui  sait  les  convenances;  il  marchait  d'un  pas 
allègre  et  sur,  comme  un  homme  qui  se  sent  sur 
son  terrain. 

On  arriva  bientôt  à  l'étroit  défilé  qui  aonne  en- 


14  LE   ROMAN   DE    LA    MOMIE. 

trée  dans  la  vallée  de  Biban-el-Molouk.  On  eût  dit 
une  coupure  pratiquée  de  main  d'homme  à  travers 
l'épaisse  muraille  de  la  montagne,  plutôt  qu'une 
ouverture  naturelle,  comme  si  le  génie  de  la  soli- 
tude avait  \oulu  rendre  inaccessible  ce  séjour  de 
la  mort. 

Sur  les  parois  à  pic  de  la  roche  tranchée,  l'œil 
discernait  vaguement  d'informes  restes  de  sculp- 
tures rongés  par  le  temps  et  qu'on  eût  pu  prendre 
pour  des  aspérités  de  la  pierre,  singeant  les  per- 
sonnages frustes  d'un  bas-relief  à  demi  effacé. 

Au  delà  du  passage,  la  vallée,  s'élargissant  un 
peu,  présentait  le  spectacle  de  la  plus  morne  dé- 
solation. 

De  chaque  côté  s'élevaient  en  pentes  escarpées 
des  masses  énormes  de  roches  calcaires,  rugueu- 
ses, lépreuses,  effritées,  fendillées,  pulvérulentes, 
en  pleine  décomposition  sous  l'implacable  soleil. 
Ces  roches  ressemblaient  à  des  ossements  de  mort 
calcinés  au  bûcher,  bâillaient  l'ennui  de  l'éternité 
par  leurs  lézardes  profondes,  et  imploraient  par 
leurs  mille  gerçures  la  goutte  d'eau  qui  ne  tombe 
jamais.  Leurs paroismontaient  presque  verticale- 
ment à  une  grande  hauteur  et  déchiraient  leurs 
crêtes  irrégulières  d'un  blanc  grisâtre  sur  un  fond 
de  ciel  indigo  presque  noir,  comme  les  créneaux 


LE   ROMAN    DE   LA   MOMIE.  15 

ébréchés  d'une  gigantesque  forteresse  en  ruine. 

Les  rayons  du  soleil  chauffaient  à  blanc  l'un  des 
côtés  de  la  vallée  funèbre,  dont  l'autre  était  bai- 
gné de  cette  teinte  crue  et  bleue  des  pays  torrides, 
qui  paraît  invraisemblable  dans  les  pays  du  Nord 
lorsque  les  peintres  la  reproduisent,  et  qui  se  dé- 
coupe aussi  nettement  que  les  ombres  portées 
d'un  plan  d'architecture. 

La  vallée  se  prolongeait,  tantôt  faisant  des 
coudes,  tantôt  s'étranglant  en  défilés,  selon  que 
les  blocs  et  les  mamelons  de  la  chaîne  bifurquée 
faisaient  saillie  ou  retraite.  Par  une  particularité 
de  ces  climats  où  l'atmosphère,  entièrement  pri- 
vée d'humidité,  reste  d'une  transparence  parfaite, 
la  perspective  aérienne  n'existait  pas  pour  ce  théâ- 
tre de  désolation  ;  tous  les  détails  nets,  précis, 
arides,  se  dessinaient,  même  aux  derniers  plans, 
avec  une  impitoyable  sécheresse,  et  leur  éloigne- 
ment  ne  se  devinait  qu'à  la  petitesse  de  leur  di- 
mension, comme  si  la  nature  cruelle  n'eût  voulu 
cacher  aucune  misère,  aucune  tristesse  de  cette 
terre  décharnée,  plus  morte  encore  que  les  morts 
qu'elle  renfermait. 

Sur  la  paroi  éclairée  ruisselait  en  cascade  de 
feu  une  lumière  aveuglante  comme  celle  qui 
émane  d^s  métaux  en  fusion.  Chaque  plan   de 


16  LE    ROMAN    DE    LA    MOMIE. 

roche,  métamorphosé  en  miroir  ardent,  la  ren- 
voyait plus  brûlante  encore.  Ces  réverbérations 
croiséeSjjointes  aux  rayons  cuisants  qui  tombaient 
du  ciel  et  que  Je  sol  répercutait,  développaient  une 
chaleur  égale  à  celle  d'un  four,  et  le  pauvre  doc- 
teur allemand  ne  pouvait  suffire  à  éponger  l'eau 
de  sa  figure  avec  son  mouchoir  à  carreaux  bleus, 
trempé  comme  s'il  eût  été  plongé  dans  l'eau. 

L'on  n'eût  pas  trouvé  dans  toute  la  vallée  une 
pincée  de  terre  végétale;  aussi  pas  un  brin 
d'herbe,  pas  une  ronce,  pas  une  liane,  pas  même 
une  plaque  de  mousse  ne  venait  interrompre  le 
ton  uniformément  blanchâtre  de  ce  paysage  tor- 
réfié. Les  fentes  et  les  anfractuosités  de  ces  ro- 
ches n'avaient  pas  assez  de  fraîcheur  pour  que  la 
moindre  plante  pariétaire  pût  y  suspendre  sa 
mince  racine  chevelue.  On  eût  dit  les  tas  de  cen- 
dres restés  sur  place  d'une  chaîne  de  montagnes 
brûlée  au  temps  des  catastrophes  cosmiques,  dans 
un  grand  incendie  planétaire:  pour  compléter 
l'exactitude  de  la  comparaison,  de  larges  zébrures 
noires,  pareilles  à  des  cicatrices  de  cautérisation, 
rayaient  le  flanc  crayeux  des  escarpements. 

Un  silence  absolu  régnait  sur  cette  dévastation  ; 
aucun  frémissement  de  vie  ne  le  troublait,  ni  pal- 
pitation d'aile,  ni  bourdonnement  d'insecte,  ni 


LE    ROMArî   UC   T,A   MOMIE.  17 

fuite  de  lézard  ou  de  reptile  ;  la  cigale  même,  cette 
amie  des  solitudes  embrasées,  n'y  faisait  pas  ré- 
sonner sa  grêle  cymbale. 

Une  poussière  micacée,  brillante,  pareille  à  du 
grès  broyé,  formait  le  sol,  et  de  loin  en  loin  s'ar- 
rondissaient den  monticules  provenant  des  éclats 
de  pierre  arrachés  aux  profondeurs  de  la  chaîne 
excavée  parle  pic  opiniâtre  des  générations  dispa- 
rues, etle  ciseaudes  ouvriers  troglodytes  préparant 
dans  l'ombre  la  demeure  éternelle  des  morts.  Les 
entrailles  émiettées  de  la  montagne  avaient  pro- 
duit d'autres  montagnes,  amoncellement  friable 
de  petits  fragments  de  roc,  qu'on  eût  pu  prendre 
pour  une  chaîne  naturelle. 

Dans  les  flancs  du  rocher  s'ouvraient  çà  et  là  aes 
bouches  noires  entourées  de  blocs  de  pierre  en  dés- 
ordre, des  trous  carrés  flanqués  de  piliers  histo- 
riés d'hiéroglyphes,  et  dont  les  linteaux  portaient 
des  cartouches  mystérieux  où  se  distinguaient 
dans  un  grand  disque  jaune  le  scarabée  sacré,  le 
soleil  à  tête  de  bélier,  et  les  déesses  Isis  et  Nephtys 
agenouillées  ou  debout. 

C'étaient  les  tombeaux  des  anciens  rois  de 
Thèbes  ;  mais  Argyropoulos  ne  s*y  arrêta  pas,  et 
conduidt  ses  voyageurs  par  une  espèce  de  rampe 
qui  ne  semblait  d'abord  qu'une   écorchure  au 

3. 


18  LE    ROMAN    DE    LA   MOMIE. 

flanc  de  la  montagne,  et  qu'interrompaient  plu- 
sieurs fois  des  masses  éboulées,  à  une  sorte  d*é- 
troit  plateau,  de  corniche  en  saillie  sur  la  paroi 
■verticale,  où  les  rochers,  en  apparence  groupés 
au  hasard,  avaient  pourtant,  en  v  regardant  bien, 
une  espèce  de  symétrie. 

Lorsque  le  lord,  rompu  à  toutes  les  prouesses 
de  la  gymnastique,  et  le  savant,  beaucoup  moins 
agile,  furent  parvenus  à  se  hisser  auprès  de  lui, 
Argyropoulos  désigna  de  sa  badine  une  énorme 
pierre,  et  dit  d'un  air  de  satisfaction  triomphale  : 
a  C'est  là  !  » 

Argyropoulos  frappa  dans  ses  mains  à  la  ma- 
nière orientale,  et  aussitôt  des  fissures  du  roc,  des 
replis  de  la  vallée,  accoururent  en  toute  hâte  des 
fellahs  hâves  et  déguenillés,  dont  les  bras  couleur 
de  brcnze  agitaient  des  leviers,  des  pics,  des  mar- 
teaux, des  échelles  et  tous  les  instruments  néces- 
saires; ils  escaladèrent  la  pente  escarpée  comme, 
une  légion  de  noires  fourmis.  Ceux  qui  ne  pou- 
vaient trouver  place  sur  l'étroit  plateau  occupé 
déjà  par  l'entrepreneur  de  fouilles,  lord  Evandale 
et  le  docteur  Rumphius,  se  retenaient  des  ongles  et 
s'arc-boutaientdes  pieds  aux  rugosités  delà  roche. 

Le  Grec  fit  signe  à  trois  des  plus  robustes,  qui 
glissèrent  leurs  leviers  sous  la  plus  grosse  masse 


LE    ROMAN    DE    LA    MOMIE.  19 

de  rucher.  Leurs  muscles  saillaient  comme  des 
cordes  sur  leurs  bras  maigres,  et  ils  pesaient  de 
tout  leur  poids  au  bout  de  leur  barre  de  fer.  Enfin 
la  masse  s'ébranla,  vacilla  quelques  instants 
comme  un  homme  ivre,  et,  poussée  par  les  efforts 
réunis  d'Argyropoulos,  de  lord  Evandale,  de 
Rumphius,  et  de  quelques  Arabes  qui  étaient 
parvenus  à  se  jucher  sur  le  plateau,  roula  en  re- 
bondissant le  long  de  la  pente.  Deux  autres  blocs 
de  moindre  dimension  furent  successivement 
écartés,  et  alors  on  put  juger  combien  les  prévi- 
sions du  Grec  étaient  justes.  L'entrée  d'un  tom- 
beau, qui  avait  évidemment  échappé  aux  investi- 
gations des  chercheurs  de  trésors,  apparut  dans 
toute  son  intégrité. 

C'était  une  sorte  de  portique  creusé  carrément 
dans  le  roc  vif  :  sur  les  parois  latérales,  deux  pi- 
liers couplés  présentaient  leurs  chapiteaux  formés 
de  têtes  de  vache,  dont  les  cornes  se  contournaient 
en  croissant  isiaque. 

Au-dessus  de  la  porte  basse,  aux  jambages 
Janqués  de  longs  panneaux  d'hiéroglyphes,  se 
développait  un  large  cadre  emblématique;  au 
centre  d'un  disque  de  couleur  jaune,  se  voyait  à 
côté  d'un  scarabée,  signe  des  renaissances  succes- 
sives, le  dieu  à  tête  de  bélier,  symbole  du  soleil 


ÎO  ROMAN    DE    LA   MOMIE. 

couchant.  En  dehors  du  disque,  Isis  etNephlhys, 
personnifications  du  commencement  et  dr  la  fin, 
se  tenaient  agenouillées,  ii  ne  jambe  repliéi  sous  la 
cuisst:,  Vautre  relevée  à  la  hauteur  du  c  )ude  se- 
lon la  posture  égyptienne,  les  bras  été  idus  en 
avant  avec  une  expression  d'étonnemont  mysté- 
rieux, et  le  corps  serré  d'un  pagne  étroit  que 
sanglait  une  ceinture  dont  les  bouts  retom- 
baient. 

Derrière  un  mur  de  pierrailles  et  de  briques 
crues  qui  céda  promptement  au  pic  des  travail- 
leurs, on  découvrit  la  dalle  de  pierre  qui  formait 
la  porte  du  monument  souterrain. 

Sur  le  cachet  d'argile  qui  la  scellait,  le  docteur 
allemand,  familier  avec  les  hiéroglyph  .\^  n'eut  pas 
de  peine  à  lire  la  devise  du  colchyte  surveillant 
des  demeures  funèbres  qui  avait  à  jamais  fermé 
ce  tombeau,  dont  lui  seul  eût  pu  retrouver  l'em- 
placement mystérieux  sur  la  carte  des  sépultures 
conservée  au  collège  des  prêtres. 

tt  Je  commence  à  croire,  dit  au  jeune  lord  le 
savant  transporté  de  joie,  que  nous  tenons  véri- 
tablement la  pie  au  nid,  et  je  retire  l'opinion  dé- 
favorable que  j'avais  émise  sur  l.>  compte  de  ce 
brave  Grec. 

—  Peut-être  nous  réjouissons-n  ms  trop  tôt,  rc- 


LE    ROMAN    DE    LA    MOMIE.  l\ 

pondit  lord  Evandale,  et  allons-nous  éprouver  le 
même  désappointement  que  Belzoni,  lorsqu'il  crut 
être  entré  avant  personne  dans  le  tombeau  de 
Menephtha  Seti,  et  trouva,  après  avoir  parcouru 
un  dédale  de  couloirs,  de  puits  et  de  chambres,  le 
sarcophage  vide  sous  son  couvercle  brisé  :  car  les 
chercheurs  de  trésors  avaient  abouti  à  la  tombe 
royale  par  un  de  leurs  sondages  pratiqué  sur  un 
autre  point  de  la  montagne. 

—  Oh  !  non,  fit  le  savant  ;  la  cnaîne  est  ici  trop 
épaisse  et  l'hypogée  trop  éloigné  des  autres  pour 
que  ces  taupes  de  malheur  aient  pu,  en  grattant 
le  roc,  prolonger  leurs  mines  jusqu'ici.  )) 

Pendant  cette  conversation,  les  ouvriers,  excités 
par  Argyropoules,  attaquaient  la  grande  dalle  de 
pierre  qui  masquait  l'orifice  de  la  syringe.  En  dé- 
chaussant la  dalle  pour  passer  dessous  leurs  le- 
viers, car  le  lord  avait  recommandé  de  ne  rien 
briser,  ils  mirent  à  nu  parmi  le  sable  une  multi- 
tude de  petites  figurines  hautes  de  quelques 
pouces,  en  terre  émaillée  bleue  ou  verte,  d'un  tra- 
vail parfait,  mignonnes  statuettes  funéraires  dépo- 
sées là  en  offrande  par  les  parents  et  les  amis, 
comme  nous  déposons  des  couronnes  de  fleurs 
ou  seuil  de  nos  chapelles  funèbres;  seulement  nos 
fleurs  se  fanent  vite,  et  après  plus  de  trois  mille 


88  LE   ROMAN   DE   LA   MOMIE. 

ans  les  témoignages  de  ces  antiques  douleurs  se 
retrouvent  intacts,  car  l'Egypte  ne  peut  rien  faire 
que  d'éternel. 

Lorsque  la  porte  de  pierre  s'écarta,  livrant, 
pour  la  première  fois  depuis  trente-cinq  siècles, 
passage  aux  rayons  du  jour,  une  bouffée  d'aiï* 
brûlant  s'échappa  de  l'ouverture  sombre,  comme 
de  la  gueule  d'une  fournaise.  Les  poumons  em- 
brasés de  la  montagne  parurent  pousser  un  sou- 
pir de  satisfaction  par  cette  bouche  si  longtemps 
fermée.  La  lumière,  se  hasardant  à  l'entrée  du 
couloir  funèbre,  fit  briller  du  plus  vif  éclat  les 
enluminures  des  hiéroglyphes  entaillés  le  long 
des  murailles  par  lignes  perpendiculaires  et  repo- 
sant sur  une  plinthe  bleue.  Une  figure  de  cou- 
leur rougeàtre,  à  tète  d'épervier  et  coiffée  du 
pschent,  soutenait  un  disque  renfermant  le  globe 
ailé  et  semblait  veiller  au  seuil  du  tombeau, 
comme  un  portier  de  l'Eternité. 

Quelques  fellahs  allumèrent  des  torches  et  pré- 
cédèrent les  deux  voyageurs  accompagnés  d'Ar- 
gyropoulos  :  les  flammes  résineuses  grésillaient 
avec  peine  parmi  cet  air  épais,  étouffant,  concen- 
tré pendant  tant  de  milliers  d'années  sous  le  cal- 
caire incandescent  de  la  montagne,  dans  les 
couloirs,  les  labyrinthes  et  les  cœcums  de  l'hypor 


LE    R0MA1\    DE   LA    MOMIE.  ï3 

gée.  Rumphius  haletait  et  ruisselait  comme  un 
fleuve  ;  l'impassible  Evandale  lui-même  rougis- 
sait et  sentait  ses  tempes  se  mouiller.  Quant  au 
Grec,  le  vent  de  feu  du  désert  Tarait  desséché 
depuis  longtemps,  et  il  ne  transpirait  non  plus 
qu'une  momie. 

Le  couloir  s'enfonçait  directement  vers  le  noyau 
de  la  chaîne,  suivant  un  filon  de  calcaire  d'une 
égalité  et  d'une  pureté  parfaites. 

Au  fond  du  couloir,  une  porte  de  pierre, 
scellée  comme  Fautre  d'un  sceaii  d'argile,  et 
surmontée  du  globe  aux  ailes  éployées,  témoi- 
gnait que  la  sépulture  n'avait  pas  été  violée , 
et  indiquait  l'existence  d'un  nouveau  corridor 
plongeant  plus  avant  dans  le  ventre  de  la  mon- 
tagne. 

La  chaleur  devenait  si  intense  que  le  jeune  lord 
se  défit  de  son  paletot  blanc,  et  le  docteur  de  son 
habit  noir,  que  suivirent  bientôt  leur  gilet  et  leur 
chemise  ;  Argyropoulos,  voyant  leur  souffle  s'em- 
barrasser, dit  quelques  mots  à  Foreille  d'un  fel- 
lah, qui  courut  à  l'entrée  du  souterrain  et  rap- 
porta deux  grosses  éponges  imbibées  d'eau 
fraîche,  que  les  deux  voyageurs,  d'après  le  con- 
seil du  Grec,  se  mirent  sur  la  bouche  pour  res- 
pirer un  air  plus  frais  à  travers  les  pores  humides, 


H  LE    RUMAN    DE    LA    MOMIE. 

commecela  se  pratique  aux  bains  russes  quand  la 
vapeur  est  poussée  à  outrance. 

On  attaqua  la  porte,  qui  céda  bientôt. 

Ui  i  escalier  taillé  dans  le  roc  vif  se  présenta  avec 
sa  descente  rapide. 

Sur  un  fond  vert  terminé  par  une  ligne  bleue 
se  déroulaient,  de  chaque  côté  du  couloir,  des 
processions  de  figurines  emblématiques  aux  cou- 
leurs aussi  fraîches,  aussi  vives  que  si  le  pinceau 
de  l'artiste  les  eût  appliquées  la  veille  ;  elles 
apparaissaient  un  moment  à  la  lueur  des  torches, 
puis  s'évanouissaient  dans  l'ombre  comme  les 
fantômes  d'un  rêve. 

Au-dessous  de  ces  bandelettes  de  fresques,  des 
lignes  d'hiéroglyphes ,  disposées  en  hauteur 
comme  l'écriture  chinoise  et  séparées  par  des 
raies  creusées,  offraient  à  la  sagacité  le  mystère 
sacré  de  leur  énigme. 

Le  long  des  parois  que  ne  couvraient  pas  les  si- 
gnes hiératiques,  un  chacal  couché  sur  le  ventre, 
les  pattes  allongées^  les  oreilles  dressées,  et  une 
figure  agenouillée,  coiffée  de  la  mitre,  la  main 
étendue  sur  un  cercle,  paraissaient  faire  senti- 
nelle à  côté  d'une  porte  dont  le  linteau  était  orné 
de  deux  cartouches  accolés,  ayant  pour  tenants 
deux   femmes  vêtues  de  pagnes  étroits,  et  dé- 


LE   ROMAN    DE   LA    MOMIE.  «5 

ployant  comme  une  aile  leur   bras  empenné. 

«  Ah  çà  !  dit  le  docteur,  reprenant  haleine  au 
bas  de  l'escalier,  voyant  que  l'excavation  plon- 
geait toujours  plus  avant,  nous  allons  donc  des- 
cendre jusqu'au  centre  de  la  terre?  La  chaleur 
augmente  tellement  que  nous  ne  devons  pas  être 
bien  loin  du  séjour  des  damnés. 

—  Sans  doute,  reprit  lord  Evandale,  ou  a  suivi 
la  veine  du  calcaire  qui  s'enfonce  d'après  la  loi 
des  ondulations  géologiques.  » 

Un  autre  passage  d'une  assez  grande  déclivité 
succéda  aux  degrés.  Les  murailles  en  étaient  éga- 
lement couvertes  de  peintures  où  l'on  distinguait 
vaguement  une  suite  de  scènes  allégoriques , 
expliquées  sans  doute  par  les  hiéroglyphes  in- 
scrits au-dessous  en  manière  de  légende.  Cette 
frise  régnait  tout  le  long  du  passage,  et  plus  bas 
l'on  voyait  des  figurines  en  adoration  devant  le 
scarabée  sacré  et  le  serpent  symbolique  colorié 
d'azur. 

En  débouchant  du  corridor,  le  fellah  qui  por- 
tait la  torche  se  rejeta  en  arrière  par  un  brusque 
mouvement. 

Le  chemin  s'interrompait  subitement,  et  la 
bouche  d'un  puits  baillait  carrée  et  noire  à  la 
surface  du  sol. 


«6  LE    ROMAN    DE   LA    MOMIE- 

«  îî  y  a  un  puits,  maître,  dit  le  fellah  en  inter- 
pellant Argyropoulos  ;  que  faut-il  faire  ?  » 

Le  Grec  se  fit  donner  une  torche,  la  secoua  pour 
mieux  l'enflammer ,  et  la  jeta  dans  la  gueule 
sombre  du  puits,  se  penchant  avec  précaution  sur 
l'orifice. 

La  torche  descendit  en  tournoyant  et  en  sifflant  : 
bientôt  un  coup  sourd  se  fit  entendre,  suivi  d'un 
pétillement  d'étincelles  et  d'un  flot  de  fumée  ;  puis 
la  flamme  reprit  claire  et  vive,  et  l'ouverture  du 
puits  brilla  dans  l'ombre  comme  l'œil  sanglant 
d'un  cyclope. 

c(  On  n  est  pas  plus  ingénieux,  dit  le  jeune  lord  ; 
ces  labyrinthes  entrecoupés  d'oubliettes  auraient 
dû  calmer  le  zèle  des  voleurs  et  des  savants. 

—  Il  n'en  est  rien  cependant,  répondit  le  doc- 
teur ;  les  uns  cherchent  l'or,  les  autres  la  vérité, 
les  deux  choses  les  plus  précieuses  du  monde. 

—  Apportez  la  corde  à  nœuds,  cria  Argyropou- 
los à  ses  Arabes  ;  nous  allons  explorer  et  sonder 
les  parois  du  puits,  car  l'excavation  doit  se  pro- 
longer bien  au  delà.  » 

Huit  ou  dix  hommes^  pour  faire  contre-poids, 
s'attelèrent  à  une  extrémité  de  la  corde,  dont  on 
laissa  l'autre  bout  plonger  dans  le  puits. 

\.vec  l'agilité  d'un  singe  ou  d'un  gymnaste  de 


LE   ROMAN    DE   LA    MOMIE.  Î7 

profession,  Argyropoulos  se  suspendit  au  cordeau 
flottant  et  se  laissa  couler  à  une  quinzaine  de 
pieds  environ,  se  tenant  des  mains  aux  nœuds  et 
battarit  les  parois  du  puits  des  talons. 

Le  roc  ausculté  rendit  partout  un  son  mat  et 
plein  ;  alors  Argyropoulos  se  laissa  couler  au 
fond  du  puits,  frappant  le  sol  du  pommeau  de  son 
kandjar,  mais  la  roche  com.pacte  ne  résonnait  pas. 

Evandale  et  Rumphius,  enfiévrés  par  une  cu- 
riosité anxieuse,  se  penchaient  sur  le  bord  du 
puits,  au  risque  de  s'y  précipiter  la  tête  la  pre- 
mière et  suivaient  avec  un  intérêt  passionné  les 
recherches  du  Grec. 

«  Tenez  ferme  là-haut,  »  cria  enfin  le  Grec, 
lassé  de  l'inutilité  de  sa  perquisition,  et  il  empoi- 
gna la  corde  à  deux  mains  pour  remonter. 

L'ombre  d' Argyropoulos,  éclairé  en  dessous  par 
la  torche  qui  continuait  à  brûler  au  fond  du  puits, 
se  projetait  au  plafond  et  y  dessinait  comme  la 
silhouette  d'un  oiseau  difforme. 

La  figure  basanée  du  Grec  exprimait  un  vif  dés- 
appointement, et  il  se  mordait  la  lèvre  sous  sa 
m.oustache. 

«  Pas  l'apparence  du  moindre  passage  !  s'é- 
cria-t-il,  et  pourtant  l'excavation  ne  saurait  s'ar- 
rêter là.  j> 


fif  LE   RO-MAN    LE   LA    MOMIE. 

—  A  moins  pourtant,  dit  Rumphiiis,  que  l'É- 
gyptien qui  s'était  commandé  ce  tombeau  ne  soit 
mort  dans  quelque  nome  lointain,  en  voyage  ou 
en  guerre,  et  qu'on  n'ait  abandonné  les  travaux, 
ce  qui  n'est  pas  sans  exemple. 

—  Espérons  qu'à  force  de  chercher  nous  ren- 
contrerons quelque  issue  secrète,  continua  lord 
Evandale  :  sinon,  nous  essayerons  de  pousser 
une  galerie  transversale  à  travers  la  montagne. 

—  Ces  damnés  Égyptiens  étaient  si  rusés  pour 
cacher  l'entrée  de  leurs  terriers  funèbres!  ils  ne 
savaient  que  s'imaginer  afin  de  désorienter  le 
pauvre  monde,  et  on  dirait  qu'ils  riaient  par 
avance  de  la  mine  décontenancée  des  fouilleurs,  » 
marmottait  Argyropoulos. 

S'avançant  sur  le  bord  du  gouffre,  le  Grec 
sonda  de  son  regard  perçant  comme  celui  d'un 
oiseau  nocturne  les  murs  delà  petite  chambre  qui 
formait  la  partie  supérieure  du  puits.  11  ne  vit 
rien  que  les  personnages  ordinaires  de  la  psycho- 
stasie,  le  juge  Osiris  assis  sur  son  trône,  dans  la 
pose  consacrée,  tenant  le  pedum  d'une  main  et  le 
fouet  de  l'autre,  et  les  déesses  de  la  Justice  et  de 
la  Vérité  amenant  l'esprit  du  défunt  devant  le 
tribunal  de  l'Amenti. 

Tout  à  coup  il  parut  illuminé  d'une  idée  subite 


LE    ROMAN    DE    LA    MOMIE.  Sf 

et  fit  volte-face  :  sa  vieille  expérience  d'entrepre- 
neur de  fouilles  lui  rappela  un  cas  à  peu  près  sem- 
blable, et  d'ailleurs  le  désir  de  gagner  les  mille 
guinées  du  lord  surexcitait  ses  facultés;  il  prit  un 
nie  des  mains  d'un  fellah  et  se  mit,  en  rétrogra- 
dant, à  heurter  rudement  à  droite  et  à  gauche 
les  surfaces  du  rocher,  au  risque  de  marteler  quel- 
ques hiéroglyphes  et  de  casser  le  bec  ou  l'élytre 
d'un  épervier  ou  d'un  scarabée  sacré. 

Le  mur  interrogé  finit  par  répondre  aux  ques- 
tions du  marteau  et  sonna  creux. 

Une  exclamation  de  triomphe  s'échappa  de  la 
poitrine  du  Grec  et  son  œil  étincela. 

Le  savant  et  le  lord  battirent  des  mains. 

«Piochez  là,  »  dit  à  ses  hommes  Argyropoulos 
qui  avait  repris  son  sang-froid. 

On  eut  bientôt  pratiqué  une  brèche  suffisante 
pour  laisser  passer  un  homme.  Une  galerie,  qui 
contournait  dans  l'intérieur  de  la  montagne  l'ob- 
stacle du  puits  opposé  aux  profanateurs,  condui- 
sait à  une  salle  carrée  dont  le  plafond  bleu  posait 
sur  quatre  piliers  massifs  enluminés  de  ces  figu- 
res à  peau  rouge  et  à  pagne  blanc,  qui  présen- 
tent si  souvent  dans  les  fresques  égyptiennes  leur 
buste  de  face  et  leur  tête  de  profil. 

Cette  salle  débouchait  dans  une  autre  un  peu 

8. 


JO  LE    ROMAN   DE    LA   MOilIE. 

plus  haute  de  plafond  et  soutenue  seulement  par 
deux  piliers.  Des  scènes  variées,  la  bari  mystique, 
le  taureau  Apis  emportant  la  momie  vers  les  ré- 
gions de  l'Occident,  le  jugement  de  l'âme  et  le 
pesage  des  actions  du  mort  dans  la  balance  su- 
prême, les  offrandes  faites  aux  divinités  funé- 
raires, ornaient  les  piliers  et  la  salle. 

Toutes  ces  figurations  étaient  tracées  en  bas- 
relief  méplat  dans  un  trait  fermement  creusé, 
mais  le  pinceau  du  peintre  n'avait  pas  achevé 
et  complété  l'œuvre  du  ciseau.  Au  soin  et  à  la 
délicatesse  du  travail,  on  pouvait  juger  de  l'im- 
portance du  personnage  dont  on  avait  cherché  à 
dérober  le  tombeau  à  la  connaissance  des 
hommes. 

Apres  quelques  minutes  données  à  l'examen 
de  ces  incises,  dessinées  avec  toute  la  pureté  du 
beau  style  égyptien  à  son  époque  classique,  ol 
s'aperçut  que  la  salle  n'avait  pas  d'issue  et  qu'on 
avait  abouti  à  une  sorte  de  cœcum.  L'air  se  raré- 
fiait; les  torches  brûlaient  avec  peine  dans  une 
atmosphère  dont  elles  augmentaient  encore  la 
chaleur,  et  leurs  fumées  se  remployaient  en 
nuages;  le  Grec  se  donnait  à  tous  les  diables, 
comme  si  le  cadeau  n'était  pas  fait  et  accepté  de- 
puis longtemps  :  mais  cela  ne  remédiait  à  rien. 


LE    ROMAN    DE    LA    MOMIE.  31 

On  sonda  de  nouveau  les  murs  sans  aucun  résul- 
tat; ja  montagne,  pleine,  épaisse,  compacte,  ne 
rendait  partout  qu'un  son  mat:  aucune  appa- 
rence de  porte,  de  couloir  ou  d'ouverture  quel- 
conque ! 

Le  lord  était  visiblement  découragé,  et  le 
savant  laissait  pendre  flasquement  ses  bras  mai- 
gres le  long  de  son  corps.  Argyropoulos,  qui 
craignait  pour  ses  vingt-cinq  mille  francs,  mani- 
festait le  désespoir  le  plus  farouche.  Cependant  il 
fallait  rétrograder,  caria  chaleur  devenait  vérita- 
blement étouffante. 

La  troupe  repassa  dans  la  première  salle,  et 
là,  le  Grec,  qui  ne  pouvait  se  résigner  à  voir  s'en 
aller  en  fumée  son  rêve  d'or,  examine  avec  la 
plus  minutieuse  attention  le  fût  des  piliers,  pour 
s'assurer  s'ils  ne  cachaient  pas  quelque  artifice, 
s'ils  ne  masquaient  pas  quelque  trappe  qu'on  dé 
couvrirait  en  les  déplaçant:  car,  dans  son  déses- 
poir, il  mêlait  la  réalité  de  l'architecture  égyp- 
tienne aux  chimériques  bâtisses  des  contes  arabes. 

Les  piliers,  pris  dans  la  masse  même  de  la 
montagne,  au  milieu  de  la  salle  évidée,  ne  fai- 
saient qu'un  avec  elle,  et  il  aurait  fallu  employer 
la  mine  pour  les  ébranler. 

Tout  espoir  était  perdu! 


32  LE    ROMAN    DE    LA   MOMIE. 

«  Cependant,  dit  Rumphius,  on  ne  s'est  pas 
amusé  à  creuser  ce  dédale  pour  rien.  Il  doit  y 
aToir  quelque  part  un  passage  pareil  à  celui  qui 
contourne  le  puits.  Sans  doute  le  défunt  a  peur 
d'être  dérangé  par  les  importuns,  et  il  se  fait 
celer;  mais  avec  de  lïnsistance  on  entre  partout. 
Peut-être  une  dalle  habilement  dissimulée,  et 
dont  la  poudre  répandue  sur  le  sol  empêche  de 
Toir  le  joint,  recou\Te-t-elle  une  descente  qui 
mène,  directement  ou  indirectement,  à  la  salle 
funèbre. 

—  Vous  a^si"^  raison,  cher  docteur,  fit  Evan- 
dale  ;  ces  damnés  Égyptiens  joignent  les  pierres 
comme  les  charnières  d'une  trappe  anglaise  : 
cherchons  encore.  » 

L'idée  du  savant  avait  paru  judicieuse  au  Grec, 
qui  se  promena  et  fit  se  promener  ses  fellahs  en 
frappant  du  talon  dans  tous  les  coins  et  recoins 
de  la  salle. 

Enfin,  non  loin  du  troisième  pilier,  une  sourde 
résonnance  attira  l'oreille  exercée  du  Grec,  qui  se 
précipita  à  genoux  pour  cxammer  la  place, 
balayant  avec  la  guenille  de  burnous  qu'un  de  ses 
Arabes  lui  avait  jetée  l'impalpable  poussière 
tamisée  par  trente-cinq  siècles  dans  l'ombre  et  le 
silence  ;  une  ligne  noire,  mince  et  nette  comme 


LE    ROMAN    DE    LA    MOMIE.  S 3 

le  trait  tracé  à  la  règle  sur  un  plan  d'architecte, 
se  dessina,  et,  suivie  minutieusement,  découpa 
sur  le  sol  une  dalle  de  forme  oblongue. 

((  Je  vous  le  disais  bien,  moi,  s'écria  le  savant 
enthousiasmé,  que  le  souterrain  ne  pouvait  se 
terminer  ainsi  !  * 

—  Je  me  fais  vraiment  conscience,  dit  lord 
Evandale  avec  son  bizarre  flegme  britannique,  de 
troubler  dans  son  dernier  sommeil  ce  pauvre 
corps  inconnu  qui  comptait  -si  bien  reposer  en 
paix  jusqu'à  la  consommation  des  siècles.  L'hôte 
de  cette  demeure  se  passerait  bien  de  notre 
visite. 

—  D'autant  plus  que  la  tierce  personne  manque 
pour  la  régularité  de  la  présentation,  répondit  le 
docteur  ;  mais  rassurez-vous,  milord  :  j'ai  assez 
vécu  du  temps  des  Pharaons  pour  vous  introduire 
auprès  du  personnage  illustre,  habitant  de  ce 
palais  souterrain.  » 

Des  pinces  furent  glissées  dans  l'étroite  fissure, 
et  après  quelques  pesées  la  dalle  s'ébranla  et  se 
souleva. 

Un  escalier  aux  marches  hautes  et  roides  s'en- 
fonçant  dans  l'ombre  s'offrit  aux  pieds  impatients 
des  voyageurs,  qui  s'y  engouffrèrent  pêle-mêle 
Une  galerie  en  pente,  coloriée  sur  ses  deux  faces 


g4  LE    ROMAN    DE    LA    MOMIE. 

de  figures  et  d'hiéroglyphes,  succéda  aux  mar- 
ches ;  quelques  degrés  se  présentèrent  encore  au 
bout  de  la  galerie,  menant  à  un  corridor  de  peu 
d'étendue,  espèce  de  vestibule  d'une  salle  de 
même  style  que  la  première,  mais  plus  grande  et 
soutenue  par  eix  piliers  pris  dans  la  masse  de  la 
montagne.  l'ornementation  en  était  plus  riche, 
et  les  motifs  ordinaires  des  peintures  funèbres 
s*y  multipliaient  sur  un  fond  de  couleur  jaune. 

A  droite  et  à  gauche  s'ouvraient  dans  le  roc 
deux  petites  cryptes  ou  chambres  remplies  de 
figurines  funéraires  en  terre  émaillée,  en  bronze 
et  en  bois  de  sycomore. 

«  Nous  voici  dans  l'antichambre  de  la  salle  où 
doit  se  trouver  le  sarcophage  !  s'écria  Rumphius, 
laissant  voir  au-dessous  de  ses  lunettes,  qu'il  avait 
relevées  sur  son  front,  ses  yeux  gris  clair  étince- 
lantsdejoie. 

—  Jusqu'à  présent,  dit  Evandale,  le  Grec  a 
tenu  sa  promesse  :  nous  sommes  bien  les  premiers 
vivants  qui  aient  pénétré  ici  depuis  que  dans  cette 
tombe  le  mort,  quel  qu'il  soit,  a  été  abandonné 
à  l'éternité  et  à  l'inconnu. 

—  Oh  !  ce  doit  être  un  puissant  personnage, 
répondit  le  docteur,  un  roi,  un  fils  de  roi  tout  au 
moins  ;  je  vous  le  dirai  plus  tard,  lorsijue  j'aurai 


LE   ROMAN    DE    LA   MOMIE.  SI 

déchiffré  son  cartouche  ;  mais  pénétrons  d'abord 
dans  cette  salle,  la  plus  belle,  la  plus  importante, 
et  que  les  Egyptiens  désignaient  sous  le  nom  de 
Salle  dorée.  » 

Lord  Evandale  marchait  le  premier,  précédant 
de  quelques  pas  le  savant  moins  agile,  ou  qui 
peut-être  \oulait  laisser  par  déférence  la  virginité, 
de  la  découverte  au  jeune  lord. 

Au  moment  de  franchir  le  seuil,  le  lord  se 
pencha  comme  si  quelque  chose  d'inattendu  avait 
frappé  son  regard. 

Bien  qu'habitué  à  ne  pas  manifester  ses  émo- 
tions, car  rien  n'est  plus  contraire  aux  règles  du 
haut  dandysme  que  de  se  reconnaître,  par  la  sur- 
prise ou  l'admiration,  inférieur  à  quelque  chose, 
le  jeune  seigneur  ne  put  retenir  un  oh  I  prolongé, 
et  modulé  de  la  façon  la  plus  britannique. 

Voici  ce  qui  avait  extirpé  une  exclamation  au 
plus  parfait  gentleman  des  trois  royaumes  unis. 

Sur  la  fine  poudre  grise  qui  sablait  le  sol  se 
dessinait  très-nettement,  avec  l'empreinte  de  l'or- 
teil, des  quatre  doigts  et  du  calcanéum,  la  forme 
d'un  pied  humain  ;  le  pied  du  dernier  prêtre  ou 
du  dernier  ami  qui  s'était  retiré,  quinze  cents  ans 
avan\  Jésus-Christ,  après  avoir  rendu  au  mort  les 
honneurs  suprêmes.  La  poussière  aussi  éternelle 


36  LE    ROMAN    DE    LA    MOMIE. 

en  Egypte  que  le  granit,  avait  moulé  ce  pas  et  le 
gardait  depuis  plus  de  trente  siècles,  comme  les 
boues  diluviennes  durcies  conservent  la  trace  des 
pieds  d'animaux  qui  la  pétrirent. 

«  Voyez,  dit  Evandale  à  Rumphius,  cette  em- 
preinte humaine  dont  la  pointe  se  dirige  vers  la 
sortie  de  l'hypogée.  Dans  quelle  syringe  de  la 
chaîne  libyque  repose  pétrifié  de  bitume  le  corps 
qui  l'a  produite  ? 

—  Qui  sait?  répondit  le  savant:  en  tout  cas, 
cette  trace  légère,  qu'un  souffle  eût  balayée,  a 
duré  plus  longtemps  que  des  civilisations,  que  des 
empires,  que  les  religions  mêmes  et  que  dos  mo- 
numents que  l'on  croyait  éternels  :  la  poussière 
d'Alexandre  lute  peut-être  la  bonde  d'un  tonneau 
de  bière,  selon  la  réflexion  d'IIamlet,  et  le  pas 
de  cet  Egyptien  inconnu  subsiste  au  seuil  d'un 
tombeau!  » 

Poussés  par  la  curiosité  qui  ne  leur  permettait 
pas  de  longues  réflexions,  le  lord  et  le  docteur  pé- 
nétrèrent dans  la  salle,  prenant  garde  toutefois 
d'efl'acer  la  miraculeuse  empreinte. 

En  y  entrant,  l'impassible  Evandale  éprouva 
une  impression  singulière. 

Il  lui  sembla,  d'après  l'expression  de  Shaks- 
peare,  que  «  la  roue  du  temps  était  sortie  de  sod 


LE    ROMAN    DE    LA   MOMIE.  87 

ornière  »  :  la  notion  de  la  vie  moderne  s'effaça 
chez  lui.  Il  oublia  et  la  Grande-Bretagne,  et  son 
nom  inscrit  sur  le  livre  d'or  de  la  noblesse,  et  ses 
châteaux  du  Lincolnshire,  et  ses  hôtels  du  West- 
End,  et  Hyde-Park,  etPiccadilly,  et  les  drawing- 
rooms  de  la  reine,  et  le  club  des  Yachts,  et  tout 
ce  qui  constituait  son  existence  anglaise.  Une 
main  invisible  avait  retourné  le  sablier  de  l'éter- 
nité, et  les  siècles,  tombés  grain  à  grain  comme 
des  heures  dans  la  solitude  et  la  nuit,  recommen- 
çaient leur  chute.  L'histoire  était  comme  non  ave- 
nue: Moïse  vivait.  Pharaon  régnait,  et  lui,  lord 
Evandale,  se  sentait  embarrassé  de  ne  pas  avoir 
la  coiiî'eà  barbes  cannelées,  legorgerin  d'émaux, 
et  le  pagne  étroit  bridant  sur  les  hanches,  seul 
costume  convenable  pour  se  présenter  à  une 
momie  royale.  Une  sorte  d'horreur  religieuse 
l'envahissait,  quoique  le  lieu  n'eût  rien  de  sinistre, 
en  violant  ce  palais  de  la  Mort  défendu  avec  tant 
de  soin  contre  les  profanateurs.  La  tentative  lui 
paraissait  impie  et  sacrilège,  et  il  se  dit  :  «  Si  le 
Pharaon  allait  se  relever  sur  sa  couche  et  me 
frapper  de  son  sceptre  !  »  Un  instant  il  eut  l'idée  de 
laisser  retomber  le  linceul,  soulevé  à  demi,  sur 
le  cadavre  de  cette  antique  civilisation  morte; 
mais  le  docteur,  dominé  par  son  enthousiasme 


38  LE    ROMAN    DE   LA  MOMIE. 

scientifique,  ne  faisait  pas  ces  réflexions,  et,  il 
s*écriait  d'une  voix  éclatante  : 

«  Milord,  milord,  le  sarcophage  est  intact!  » 

Cette  phrase  rappela  lord  Evandale  au  seiiti- 
ment  de  la  réalité.  Par  une  électrique  projection 
dî  pensée,  il  franchit  les  trois  mille  cinq  cents  an? 
que  sa  rêverie  avait  remontés,  et  il  répondit  : 

a  En  vérité,  cher  docteur,  intact  ? 

— ^^  Bonheur  inouï!  chance  merveilleuse!  trou- 
vaille inappréciable  !  »  continua  le  docteur  dans 
Fexpansion  de  sa  joie  d'érudit. 

Argyropoulos,  voyant  l'enthousiasme  du  doc- 
teur, eut  un  remords,  le  seul  qu'il  pût  éprouver 
du  reste,  le  remords  de  n'avoir  demandé  que 
vingt-cinq  mille  francs.  «J'ai  été  naïf,  se  dit-il  à 
lui-même  ;  cela  ne  m'arriveraplus  ;  ce  milord  m'a 
volé.  » 

Et  il  se  promit  bien  de  se  corriger  à  l'avenir. 

Pour  faire  jouir  les  étrangers  de  la  beauté  du 
coup  d'œil,  les  fellahs  avaient  allumé  toutes  leurs 
torches.  Le  spectacle  était  en  effet  étrange  et 
magnifique!  -Les  galeries  et  les  salles  qui  con- 
duisent à  la  salle  du  sarcophage  ont  des  plafonds 
plats  et  ne  dépassent  pas  une  hauteur  de  huit  ou 
dix  pieds;  mais  le  sanctuaire  oii  aboutissent  ces 
dédales  a  de  tout  autres  proportions.  Lord  E\an« 


LE    ROMAN    DE    LA    MOMIE.  89 

daîe  et  Rumphius  restèrent  stupéfiés  d'admira- 
tion, guoiqu'ils  fussent  déjà  familiarisés  avec  les 
splendeurs  funèbres  de  Fart  égyptien. 

Illuminée  ainsi,  la  salle  dorée  flamboya,  et, 
pour  la  première  fois  peut-être,  les  couleurs  de 
ses  peintures  éclatèrent  dans  tout  leur  jour.  Des 
rouges,  des  bleus,  des  verts,  des  blancs,  d'un 
éclat  neuf,  d'une  fraîcheur  virginale,  d'une  pureté 
inouïe,  se  détachaient  de  l'espèce  de  vernis  d'or 
qui  servait  de  fond  aux  figures  et  aux  hiérogly- 
phes, et  saisissaient  les  yeux  avant  qu'on  eût  pu 
discerner  les  sujets  que  composait  leur  assem- 
blage. 

Au  premier  abord,  on  eût  dit  une  immense  ta- 
pisserie de  l'étoffe  la  plus  riche  ;  la  voûte,  haute 
de  trente  pieds,  présentait  une  sorte  de  velarium 
d'azur,  bordé  de  longues  palmettes  jaunes. 

Sur  les  parois  des  murs,  le  globe  symbolique 
ouvrait  son  envergure  démesurée,  et  les  cartouches 
royaux  inscrivaient  leur  contour.  Plus  loin,  Isiset 
Nephthys  secouaient  leurs  bras  frangés  de  plumes 
comme  des  ailerons.  Les  urseus  gonflaient  leurs 
gorges  bleues,  les  scarabées  essayaient  de  dé- 
ployer leurs  élytres,  les  dieux  à  têtes  d'animaux 
dressaient  leurs  oreilles  de  chacal,  aiguisaient 
leur  bec  d'épervier,  ridaient  leur  museau  de  cy- 


40  LE   ROMAN   DE   LA   MOMIE. 

Docépliale,  rentraient  dans  leurs  épaules  leur  cou 
de  vautour  ou  de  serpent  comme  s'ils  eussent  été 
doués  de  vie.  Des  baris  mystiques  passaient  sur 
leurs  traîneaux,  tirées  par  des  figures  aux  poses 
compassées,  au  geste  anguleux,  ou  flottaient  sur 
des  eaux  ondulées  symétriquement,  conduites  par 
des  rameurs,  demi-nus.  Des  pleureuses,  agenouil- 
lées et  la  main  placée  en  signe  de  deuil  sur  leur 
chevelure  bleue,  se  retournaient  vers  les  catafal- 
ques, tandis  que  des  prêtres  à  tête  rase,  une  peau 
de  léopard  sur  l'épaule,  brûlaient  les  parfums 
sous  le  nez  des  morts  divinisés,  au  bout  d'une 
spatule  terminée  par  une  main  soutenant  une 
petite  coupe.  D'autres  personnages  offraient  aux 
génies  funéraires  des  lotus  en  fleur  ou  en  bouton, 
des  plantes  bulbeuses,  desvolatilcs,  des  quartiers 
d'antilope  et  desbuires  de  liqueurs.  Des  Justices 
acéphales  amenaient  des  âmes  devant  des  Osiris 
aux  bras  pris  dans  un  contour  inflexible,  comme 
dans  une  camisole  de  force,  qu*assistaient  les  qua- 
rante-deux juges  de  l'Amenti  accroupis  sur  deux 
files  et  portant  sur  leurs  têtes  empruntées  à  tous 
les  règnes  de  la  zoologie,  une  plume  d'autruche 
en  équilibre. 

Toutes  ces  figurations,  cernées  d*un  trait  creusé 
dans  le  calcaire  et  bariolées  des  couleurs  les  plus 


LE   ROMAN   DE   LA   MOMIE.  41 

vives,  avaient  cette  vie  immobile,  ce  mouvement 
figé,  cette  intensité  mystérieuse  de  l'art  égyptien, 
contrarié  par  la  règle  sacerdotale,  et  qui  res- 
semble à  un  homme  bâillonné  tâchant  de  faire 
comprendre  son  secret. 

Au  milieu  de  la  salle,  se  dressait  massif  et 
grandiose  le  sarcophage  creusé  dans  un  énorme 
bloc  de  basalte  noir  que  fermait  un  couvercle  de 
même  matière,  taillé  en  dos  d'âne.  Les  quatre 
faces  du  monolithe  funèbre  étaient  couvertes  de 
personnages  et  d'hiéroglyphes  aussi  précieuse- 
ment gravés  que  l'intaille  d'une  bague  en  pierre 
fine,  quoique  les  Egyptiens  ne  connussent  pas  le 
fer  et  que  le  basalte  ait  un  grain  réfractaire  à 
émousser  les  aciers  les  plus  durs.  L'imagination 
se  perd  à  rêver  le  procédé  par  lequel  ce  peuple 
mers'eilleux  écrivait  sur  le  porphyre  et  le  granit, 
comme  avec  une  pointe  sur  des  tablettes  de  cire. 

Aux  angles  du  sarcophage  étaient  posés  quatre 
vases  d'albâtre  oriental  du  galbe  le  plus  élégant 
et  le  plus  pur,  dont  les  couvercles  sculptés  repré- 
sentaient la  tête  d'homme  d'Amset,  la  tête  de 
cynocéphale  d'Hapi,  la  tête  de  chacal  de  Sou- 
maoutf,  la  tête  d'épervier  de  Kebsbnif  :  c'étaient 
les  vases  contenant  les  viscères  de  la  momie  en- 
iermée  dans  le  sarcophage.  A  la  tête  du  tombeau, 

4. 


42  LE    ROMAN    DE   LA    MOMIE. 

une  effigie  d'Osiris,  \à  barbe  nattée,  semblait 
veiller  sur  le  sommeil  du  mort.  Deux  statues  de 
feiume  coloriées  se  dressaient  à  droite  et  à  gau- 
che de  la  tombe,  soutenant  d'une  main  sur  leur 
tcte  une  boîte  carrée,  et  de  l'autre,  appuyé  à  leur 
flanc,  un  vase  à  libations.  L'une  était  vêtue  d'un 
simple  jupon  blanc  collant  sur  les  hanches  et  sus- 
pendu par  des  bretelles  croisées  ;  l'autre,  plus 
richement  habillée,  s'emboîtait  dans  une  espèce 
de  fourreau  étroit  papelonné  d'écaillés  successi- 
vement rouges  et  vertes. 

A  côté  de  la  première,  l'on  voyait  trois  jarres 
primitivement  remplies  d'eau  du  Nil,  qui  en 
s' évaporant  n'avait  laissé  que  son  limon,  et  un 
plat  contenant  une  pâte  alimentaire  desséchée. 

A  côté  de  la  seconde,  deux  petits  navires,  pareils 
à  ces  modèles  de  vaisseaux  qu'on  fabrique  dans  les 
ports  de  mer,  rappelaient  avec  exactitude,  celui  ci, 
les  moindres  détails  des  barques  destinées  à  trans- 
porter les  cevps  de  Diospolis  aux  Memnonia  ;  ce- 
lui-là, la  nef  symbolique  qui  fait  passer  l'âme 
aux  régions  de  l'Occident.  Rien  n'était  oublié,  ni 
les  mâts,  ni  le  gouvernail,  composé  d'un  long 
aviron,  ni  le  pilote,  ni  les  rameurs,  ni  la  momie 
entourée  de  pleureuses  et  couchée  sous  le  naos, 
sur  un  lit  à  pattes  de  lion,  ni  les  figures  allégo- 


LE    ROMAN    DE   LA   MOMIE.  kt 

riques  des  divinités  funèbres  accomplissant  leurs 
fonctions  sacrées.  Barques  et  personnages  étaient 
peints  de  couleurs  vives,  et  sur  les  deux  joues  de 
la  proue  relevée  en  bec  comme  la  poupe,  s'ouvrait 
le  grand  œil  osirien  allongé  d'antimoine  ;  un 
bucrane  et  des  ossements  de  bœuf  semés  çà  et 
là  témoignaient  qu'une  victime  avait  été  immolée 
pour  assumer  les  mauvaises  chances  qui  eussent 
pu  troubler  le  repos  du  mort.  Des  coffrets  peints 
et  chamarrés  d'hiéroglyphes  étaient  placés  sur  le 
tombeau  ;  des  tables  de  roseau  soutenaient  encore 
les  offrandes  funèbres  ;  rien  n'avait  été  touché 
dans  ce  palais  de  la  Mort,  depuis  le  jour  où  la 
momie,  avec  son  cartonnage  et  ses  deux  cercueils, 
s'était  allongée  sur  sa  couche  de  basalte.  Le  ver  du 
sépulcre,  qui  sait  si  bien  se  frayer  passage  àtravers 
les  bières  les  mieux  fermées,  avait  lui-même  re- 
broussé chemin,  repoussé  par  les  acres  parfums 
du  bitume  et  des  aromates. 

<(  Faut-il  ouvrir  le  sarcophage  ?  dit  Argyro- 
poulos  après  avoir  laissé  à  lord  Evandale  et  à 
Rumphius  le  temps  d'admirer  les  splendeurs  de 
la  salle  dorée. 

—  Certainement,  répondit  le  jeune  lord  ;  mais 
prenez  garde  d'écorner  les  bords  du  couvercle  en 
introduisant  vos  leviers  dans  la  jointure,  car  je 


U  LE   ROMAN    DE   LA   MOMIE. 

veux  enlever  ce  tombeau  et  en  faire  présent  au 
Britisli  Muséum.  » 

Toutelatrouperéunit  ses  efforts  pourdéplacer  le 
monolithe  ;  des  coirs  de  bois  furent  enfoncés  avec 
précaution,  et,  t;u  L  ^ut  de  quelques  minutes  de 
travail,  l'énorme  piei  "e  se  déplaça  et  glissa  sur 
les  tasseaux  préparés  pour  la  recevoir.  Le  sarco- 
phage ouvert  laissa  voir  le  premier  cercueil  her- 
métiquement fermé.  C'était  un  coffre  orné  de 
peintures  et  de  dorures,  représentant  une  espèce 
de  naos,  avec  des  dessins  symétriques,  des  losan- 
ges, des  quadrilles,  des  palmettes  et  des  lignes 
d'hiéroglyphes.  On  fit  sauter  le  couvercle,  et 
Rumphius,  qui  se  penchait  sur  le  sarcophage, 
poussa  un  cri  de  surprise  lorsqu'il  découvrit  le 
contenu  du  cercueil  :  «  Une  femme  !  une  femme  !  » 
s'écria-t-il,  ayant  reconnu  le  sexe  de  la  momie  à 
l'absence  de  barbe  osirienne  et  à  la  forme  du 
cartonnage. 

Le  Grec  aussiparut  étonné  ;  sa  vieille  expérience 
de  fouilleur  le  mettait  à  même  de  comprendre 
tout  ce  qu'une  pareille  trouvaille  avait  d'insolite. 
La  vallée  de  Biban-el-Molouk  est  le  Saint-Denis 
de  l'ancienne  Thèbes,  et  ne  contient  que  des 
tombes  de  rois.  La  nécropole  des  reines  est  située 
plus  loin,  dans  une  autre  Q-or^re  de  U  monOîe-De. 


LE    ROMAN    DE    LA    MOMIE.  4S 

Les  tombeaux  des  reines  sont  fort  simples,  et 
composés  ordinairement  de  deux  ou  trois  cou- 
loirs et  d'une  ou  deux  chambres.  Les  femmes, 
en  Orient,  ont  toujours  été  regardées  comme  in- 
férieures à  l'ho^ime,  même  dans  la  mort.  La 
plupart  de  ces  tombes,  violées  à  des  époques 
très-anciennes,  ont  servi  de  réceptacle  à  des  mo- 
mies difformes  grossièrement  embaumées^  oii 
se  voient  encore  des  traces  de  lèpre  et  d'éléphan- 
tiasis.  Par  quelle  singularité,  par  quel  miracle, 
par  quelle  substitution  ce  cercueil  féminin  oc- 
cupait-il ce  sarcophage  royal,  au  milieu  de  ce 
palais  rryptique,  digne  du  plus  illustre  et  du 
plus  puissant  des  Pharaons  ! 

«  Ceci  dérange,  dit  le  docteur  à  lord  Evandale, 
toutes  mes  notions  et  toutes  mes  théories,  et  ren- 
verse les  systèmes  les  mieux  assis  sur  les  rites 
funèbres  égyptiens,  si  exactement  suivis  pour- 
tant pendant  des  milliers  d'années  !  Nous  tou- 
chons sans  doute  à  quelque  point  obscur,  à  quel- 
que mystère  perdu  de  l'histoire.  Une  femme  est 
montée  sur  le  trône  des  Pharaons  et  a  gouverné 
l'Egypte.  Elle  s'appelait  Tahoser,  s'il  faut  en 
croire  des  cartouches  gravés  sur  des  martelages 
d'inscriptions  plus  anciennes;  elle  a  usurpé  la 
tombe  comme  le  trône,   ou  peut-être  quelque 


*fi  TE    ROMAN    DE    LA    MOMTE. 

ambitieuse,  dont  l'histoire  n'a  pas  gardé  souve- 
nir, a  renouvelé  sa  tentative. 

—  Personne  mieux  que  vous  n'est  en  état  de 
résoudre  ce  problème  difficile,  fit  lord  Evandale  ; 
nous  allons  emporter  cette  caisse  pleine  de 
secrets  dans  notre  cange,  où  vous  dépouillerez  à 
votre  aise  ce  document  historique,  et  devinerez 
sans  doute  l'énigme  que  proposent  ces  éperviers, 
;es  scarabées,  ces  figures  à  genoux,  ces  lignes  en 
dents  de  scie,  ces  urœus  ailés,  ces  mains  en  spa- 
tule que  vous  lisez  aussi  couramment  que  le 
grand  Champollion.  » 

Les  fellahs,  dirigés  par  Argyropoulos,  enle- 
vèrent l'énorme  coffre  sur  leurs  épaules,  et  la 
momie^  refaisant  en  sens  inverse  la  promenade 
funèbre  qu'elle  avait  accomplie  du  temps  de 
Moïse,  dans  une  bari  peintu  et  dorée,  précédée 
d'un  long  cortège,  embarquée  sur  le  sandal  qui 
avait  amené  les  voyageurs,  arriva  bientôt  à  la 
cange  amarrée  sur  le  Nil,  et  fut  placée  dans  la 
cabins  assez  semblable,  tant  les  formes  chancrent 
peu  en  Egypte,  au  naos  de  la  barque  funéraire. 

Arg^Topoulos,  ayant  rangé  autour  de  la  caisse 
tous  les  objets  trouvés  près  d'elle,  se  tint  debout 
respectueusement  à  la  porte  de  la  cabine,  et  parut 
attendre.     Lord     Evandale   comprit    et  lui  fit 


LE   ROMAN    DE    LA    MOMIE.  47 

compter  les  vingt-cinq  mille  francs  par  son  valet 
de  chambre. 

Le  cercueil  ouvert  posait  sur  des  tasseaux,  au 
milieu  de  la  cabine,  brillant  d'un  éclat  aussi  vif 
que  si  les  couleurs  de  ses  ornements  eussent  été 
appliquées  d'hier,  et  encadrait  la  momie,  moulée 
dans  son  cartonnage,  d'un  fini  et  d'une  richesse 
d'exécution  remarquables. 

Jamais  l'antique  Egypte  n'avait  emmaillotté 
avec  plus  de  soin  un  de  ses  enfants  pour  le  som- 
meil éternel.  Quoique  aucune  forme  ne  fût  in- 
diquée dans  cet  Hermès  funèbre,  terminé  en 
gaine,  d'où  se  détachaient  seules  les  épaules  et  la 
tête,  on  devinait  vaguement  un  corps  jeune  et 
gracieux  sous  cette  enveloppe  épaissie.  Le 
masque  doré,  avec  ses  longs  yeux  cernés  de  noir 
et  avivés  d'émail^  son  nez  aux  ailes  délicatement 
coupées,  ses  pommettes  arrondies,  ses  lèvres  épa- 
nouies et  souriant  de  cet  indescriptible  sourire 
du  sphinx,  son  menton,  d'une  courbe  un  peu 
courte,  mais  d'une  finesse  extrême  de  contour, 
offraient  le  plus  pur  type  de  l'idéal  égyptien,  et 
accusaient,  par  mille  petits  détails  caractéris- 
tiques, que  l'art  n'invente  pas,  la  physionomie  in- 
dividuelle d'un  portrait.  Une  multitude  de  fines 
nattes,  tressées  en  cordelettes  et  séparées  par  des 


4,^  LE    ROMAN    DE    LA    MOMIE. 

bandeaux,  retombaient,  de  chaque  côté  du 
masque,  en  masses  opulentes.  Une  tige  de  lotus, 
partant  de  la  nuque,  s'arrondissait  au-dessus  de 
la  tète  et  venait  ouvrir  son  calice  d'azur  sur  Tor 
mat  du  front,  et  complétait,  avec  le  cône  funé- 
raire, cette  coiffure  aussi  riche  qu'élégante. 

Un  large  gorgerin,  composé  de  fins  émaux 
cloisonnés  de  traits  d'or,  cerclait  la  base  du  col 
et  descendait  en  plusieurs  rangs,  laissant  voir, 
comme  deux  coupes  d'or,  le  contour  ferme  et  pur 
de  dfedx  seins  vierges. 

Sur  la  poitrine,  l'oiseau  sacré  à  la  tcte  de  bélier, 
portant  entre  ses  cornes  vertes  le  cercle  rouge  du 
soleil  occidental  et  soutenu  par  deux  serpents 
coiffés  du  pschent  qui  gonflaient  leurs  poches, 
dessinait  sa  configuration  monstrueuse  pleine  de 
sens  symboliques.  Plus  bas,  dans  les  espaces 
laissés  libres  par  les  zones  transversales  et  rayées 
de  vives  couleurs  représentant  les  bandelettes, 
l'épervier  de  Phré  couronné  du  globe,  l'enver- 
gure éployée,  le  corps  imbriqué  de  plumes  symé- 
triques, et  la  queue  épanouie  en  éventail,  tenait 
entre  chacune  de  ses  serres  le  Tau  mystérieux, 
emblème  d'immortalité.  Des  dieux  funévaires,  à 
face  verte,  à  museau  de  singe  et  de  chacal,  pré- 
sentaient,d'un geste hiératiquementroide, le  fouet, 


LE    ROMAN   DE    LA    MOMIE.  49 

le  pedum,  le  sceptre  ;  l'œil  osirien  dilatait  sa  pru- 
nelle rouge  cernéed'antimoine;  les  vipères  célestes 
épaississaient  leur  gorge  autour  des  disques  sacrés  ; 
des  figures  symboliques  allongeaient  leurs  bras 
empennés  de  plumes  semblables  à  des  lames  de 
jalousie,  et  les  deux  déesses  du  commencement 
et  de  la  fin,  la  cbevelure  poudrée  de  poudre  bleue, 
le  buste  nu  jusqu'au-dessous  du  sein,  le  reste  du 
corps  bridé  dans  un  étroit  jupon,  s'agenouillaient, 
à  la  mode  égyptienne,  sur  des  coussins  verts  et 
rouges,  ornés  de  gros  glands. 

Une  bandelette  longitudinale  d'hiéroglyphes 
partant  de  la  ceinture  et  se  prolongeant  jusqu'aux 
pieds,  contenait  sans  doute  quelques  formules  du 
rituel  funèbre,  ou  plutôt  les  noms  et  qualités  de 
la  défunte,  problème  que  Rumphius  se  promit 
de  résoudre  plus  tard. 

Toutes  ces  peintures,  par  le  style  du  dessin,  la 
hardiesse  du  trait,  l'éclat  de  la  couleur,  déno- 
taient de  la  façon  la  plus  évidente,  pour  un  œil 
exercé,  la  plus  belle  période  de  l'art  égyptien. 

Lorsque  le  lord  et  le  savant  eurent  assez  con- 
templé cette  première  enveloppe,  ils  tirèrent  le 
cartonnage  de  sa  boîte  et  le  dressèrent  contre  une 
paroi  de  la  cabine. 

C'était  un  spectacle  étrange  que  ce  maillot  fu- 


fiO  LE   ROMAN    DE  LA    MOMIE. 

nèbre  à  masque  doré,  se  tenant  debout  comme  un 
spectre  matériel,  et  reprenant  une  fausse  attitude 
de  vie,  après  avoir  gardé  si  longtemps  la  pose 
horizontale  de  la  mort  sur  un  lit  de  basalte,  au 
cœur  d'une  montagne  éventrée  par  une  curiosité 
impie.  L'àme  de  la  défunte,  qui  comptait  sur 
réternel  repos,  et  qui  avait  pris  tant  de  soins 
pour  préserver  sa  vlépouille  de  toute  violation, 
dut  s'en  émouvoir,  au  delà  des  mondes,  dans  le 
cercle  de  ses  voyages  et  de  ses  métamorphoses. 

Rumphius,  armé  d'un  ciseau  et  d'un  marteau 
pour  séparer  en  deux  le  cartonnage  de  la  momie, 
avait  l'air  d'un  de  ces  génies  funèbres  coiffés 
d'un  masque  bestial,  qu'on  voit  dans  les  pein- 
tures des  hypogées  s'empresser  autour  des  mort? 
pour  accomplir  quelque  rite  effrayant  et  mysté- 
rieux; lord  Evandale,  attentif  et  calme,  ressem- 
blait, avec  son  pur  profil,  au  divin  Osiris  atten- 
dant l'âme  pour  la  juger,  et,  si  l'on  veut  pousser 
la  comparaison  plus  loin,  son  stick  rappelait  le 
sceptre  que  tient  le  dieu. 

L'opération  terminée,  ce  qui  prit  assez  de 
temps,  car  le  docteur  ne  voulait  pas  écailler  les 
dorures,  la  boîte  reposée  à  terre  se  sépara  en 
deux  comme  un  moule  qu'on  ouvre,  et  la  momie 
apparut  dans  toU  l'éclat  de  sa  toiiette  funcbre, 


LE    ROMAN    DE  LA    MOMIE.  51 

parée  coquettement,  comme  si  elle  eût  youIu  sé- 
duire les  génies  de  l'empire  souterrain. 

A  l'ouverture  du  cartonnage,  une  vague  et  dé- 
licieuse odeur  d'aromates,  de  liqueur  de  cèdre, 
de  poudre  de  santal,  de  m\Trhe  et  decinnamome, 
se  répandit  par  la  cabine  de  la  cange  :  car  le 
corps  n'avait  pas  été  englué  et  durci  dans  ce  bi- 
tume noir  qiai  pétrifie  les  cadavres  vulgaires,  et 
tout  l'art  des  embaumeurs,  anciens  habitants  des 
JVIemnonia,  semblait  s'être  épuisé  à  conserver 
cette  dépouille  précieuse. 

Un  lacis  d'étroites  bandelettes  en  fine  toile  de 
lin,  souslequel  s'ébauchaientvaguement  les  traits 
de  la  figure,  enveloppait  la  tête;  les  baumes  dont 
ils  étaient  imprégnés  avaient  coloré  ces  tissus 
d'une  belle  teinte  fauve.  A  partir  de  la  poitrine, 
un  filet  de  minces  tuyaux  de  verre  bleu,  sem- 
blables à  ces  cannetilles  de  jais  qui  servent  à 
broder  les  basquines  espagnoles,  croisait  ses 
mailles  réunies  à  leurs  points  d'intersection  par 
de  petits  grains  dorés,  et,  s'allongeant  jusqu'aux 
jambes,  formait  à  la  morte  un  suaire  de  perles 
digne  d'une  reine  ;  les  statuettes  des  quatre  dieux 
de  l'Amenti,  en  or  repoussé,  brillaient  rangées 
symétriquement  au  bord  supérieur  du  filet,  ter- 
mina en  l)as  par  une  frange  d'ornements  du  goût 


53  LE   ROMAN    DE    LA    MOMIE. 

le  plu"  pur.  Entre  les  figures  des  dieux  funèbres 
s'allongeait  une  plaque  d'or  au-dessus  de  laquelle 
un  scarabée  de  lapis-lazuli  étendait  ses  longues 
ailes  dorées. 

Sous  la  tête  de  la  moinie  était  placé  un  riche 
miroir  de  métal  poli,  comme  si  l'on  eût  voulu 
fournir  à  l'àme  de  la  morte  le  moyen  de  con -em- 
pler  le  spectre  de  sa  beauté  pendant  la  longue 
nuit  du  sépulcre.  A  côté  du  miroir,  un  coffret  en 
terre  émaillée,  d'un  travail  précieux,  renfermait 
un  collier  composé  d'anneaux  d'ivoire,  alternant 
avec  des  perles  d'or,  de  lapis-lazuli  et  de  corna- 
line. Au  long  du  corps,  on  avait  mis  l'étroite  cu- 
vette carrée  en  bois  de  santal,  où  de  son  vivant  la 
morte  accomplissait  ses  ablutions  parfumées. 
Trois  vases  en  albâtre  rubané,  fixés  au  fond  du 
cercueil,  ainsi  que  la  momie,  par  une  couche  de 
natrum  ,  contenaient  les  deux  premiers  des 
baumes  d'une  odeur  encore  appréciable,  et  le 
troisième  de  la  poudre  d'antimoine  et  une  petite 
spatule  pour  colorer  le  bord  des  paupières  et  en 
prolonger  l'angle  externe,  suivant  l'antique  usage 
égyptien,  pratiqué  de  nos  jours  par  les  femmes 
orientales. 

«  Quelle  touchante  coutume,  dit  le  docteur 
Rumphius,  enthousiasmé  à  la  vue  de  ces  trésors. 


LE    ROMAN    DE   LA    MOMIE.  5  3 

d'ensevelir  avec  une  jeune  femme  tout  son  coquet 
arsenal  de  toilette  !  car  c'est  une  jeune  femme,  à 
coup  sûr,  qu'enveloppent  ces  bandes  de  toile 
jaunies  par  le  temps  et  les  essences  :  à  côté  des 
Egyptiens,  nous  sommes  vraiment  des  barbares; 
emportés  par  une  vie  brutale,  nous  n'avons  plus 
le  sens  délicat  de  la  mort.  Que  de  tendresse,  que 
de  regrets,  que  d'amour  révèlent  ces  soins  mi- 
nutieux, ces  précautions  infinies,  ces  soins  inutiles 
que  personne  ne  devait  jamais  voir,  ces  caresses 
à  une  dépouille  insensible,  cette  lutte  pour  arra- 
cher à  la  destruction  une  forme  adorée,  et  la  rendre 
intacte  à  l'âme  au  jour  de  la  réunion  suprême! 
— Peut-être,  répondit  lord  Evandale  tout  pensif, 
notre  civilisation,  que  nous  croyons  culminante, 
n'est-elle  qu'une  décadenceprofonde,  n'ayant  plus 
même  le  souvenir  historique  des  gigantesques  so- 
ciétés disparues.  Nous  sommes  stupidement  fiers 
de  quelques  ingénieux  mécanismes  récemment 
inventés,  et  nous  ne  pensons  pas  aux  colossales 
splendeurs,  aux  énormités  irréalisables  pour  tout 
autre  peuple,  del'antique  terre  des  Pharaons. Nous 
avons  la  vapeur;  mais  la  vapeur  est  moins  forte 
que  la  pensée  qui  élevait  les  pyramides,  creusait 
les  hypogées,  taillait  les  montagnes  en  sphin:i,  en 
obélisques,  couvrait  des  salles  d'un  seul  bloc  que 

5. 


54  LE    ROMA>i    DE    LA    MOMIE. 

tous  nos  engins  ne  sauraient  remuer,  ciselait  des 
chapelles  monolithes  et  savait  défendre  contre  le 
■«.cant  la  fragile  dépouille  humaine,  tant  elle  avait 
le  sens  de  l'éternité  ! 

— Oh  !  les  Égyptiens,  dit  Rumphius  en  souriant, 
étaient  de  prodigieux  architectes,  d'étonnants  ar- 
tistes, de  profonds  savants  ;  les  prêtres  de  Mem- 
phis  et  de  Thèbes  auraient  rendu  des  points  même 
à  nos  érudits  d'Allemagne,  et  pour  la  symbo- 
lique, ils  étaient  de  la  force  de  plusieurs  Creuzer  ; 
mais  nous  finirons  par  déchifTrer  leurs  gri- 
moires et  leur  arracher  leur  secret.  Le  grand 
Champollion  a  donné  leur  alphabet;  nous  au-  ' 
très ,  nous  lirons  couramment  leurs  livres  de 
granit.  En  attendant,  déshabillons  cette  jeune 
beauté_,  plus  de  trois  fois  millénaire,  avec  toute 
la  délicatesse  possible. 

—  Pauvre  lady  !  murmura  le  jeune  lord  ;  des 
yeux  profanes  vont  parcourir  ces  charmes  mysté- 
rieux que  l'amour  même  n'a  peut-être  pas  con- 
nus. Oh  !  oui,  sous  un  vain  prétexte  de  science, 
nous  sommes  aussi  sauvages  que  les  Perses  de 
Cambyse  ;  et,  si  je  ne  craignais  de  pousser  au  dé- 
sespoir cet  honnête  docteur,  je  te  renfermerais, 
sans  avoir  soulevé  ton  dernier  voile ,  dans  la 
triple  boîte  de  tes  cercueils!  » 


LE   ROMAN    DE   LA    MOMIE.  55 

Ramphius  souleva  hors  du  cartonnage  la  mo- 
mie, qui  ne  pesait  pas  plus  que  le  corps  d'u:; 
enfant,  et  il  commença  à  la  démaillotter  avec 
l'adresse  et  la  légèreté  d'une  mère  voulant  mettre 
à  l'air  les  membres  de  son  nourrisson  ;  il  défit 
d'abord  l'enveloppe  de  toile  cousue,  imprégnée 
de  vin  de  palmier,  et  les  larges  bandes  qui,  d'es- 
pace en  espace,  cerclaient  le  corps;  puis  il  attei- 
gnit l'extrémité  d'une  bandelette  mince  enrou- 
lant ses  spirales  infinies  autour  des  membres  de 
la  jeune  Egyptienne  ;  il  pelotonnait  sur  elle-même 
la  bandelette,  comme  eût  pu  le  faire  un  des  plus 
habiles  tarischeutcs  de  la  ville  funèbre,  la  suivant 
dans  tous  ses  méandres  et  ses  circonvolutions.  A 
mesure  que  son  travail  avançait,  la  momie,  dé- 
gagée de  ses  épaisseurs,  comme  la  statue  qu'un 
praticien  dégrossit  dans  un  bloc  de  marbre,  ap- 
paraissait plus  svelte  et  plus  pure.  Cette  bande- 
lette déroulée,  une  autre  se  présenta,  plus  étroite 
et  destinée  à  serrer  les  formes  de  plus  près.  Elle 
était  d'une  toile  si  fine,  d'une  trame  si  égale, 
qu'elle  eût  pu  soutenir  la  comparaison  avec  la 
batiste  et  la  mousseline  de  nos  jours.  Elle  suivait 
exactement  les  contours,  emprisonnant  les  doigts 
des  mains  et  des  pieds,  moulant  comme  un  mas- 
que les  traits  de  la  figure  déjà  presque  visible  à 


56  LE    ROMAN    DE    LA   MOMIE. 

travers  son  mince  tissu.  Les  baumes  dans  les- 
quels on  l'avait  baignée  l'avaient  comme  em- 
pesée, et,  en  se  détachant  sous  la  traction  des 
doigts  du  docteur,  elle  faisait  un  petit  bruit  sec 
comme  celui  du  papier  qu'on  froisse  ou  qu'on 
déchire. 

Un  seul  tour  restait  encore  à  enlever,  et,  quel- 
que familiarisé  qu'il  fût  avec  des  opérations 
pareilles,  le  docteur  Rumphius  suspendit  un  mo- 
ment sa  besogne,  soit  par  une  espèce  de  respect 
pour  les  pudeurs  de  la  mort,  soit  par  ce  senti- 
ment qui  empêche  l'homme  de  décacheter  la 
lettre,  d'ouvrir  la  porte,  de  soulever  le  voile  qui 
cache  le  secret  qu'il  brûle  d'apprendre  ;  il  mit 
ce  temps  d'arrêt  sur  le  compte  de  la  fatigue,  et 
en  effet  la  sueur  lui  ruisselait  du  front  sans  qu'il 
songeât  à  l'essuyer  de  son  fameux  mouchoir  à  car- 
reaux bleus  :  mais  la  fatigue  n'y  était  pour  rien. 

Cependant  la  morte  transparaissait  sous  la 
trame  fine  comme  sous  une  gaze,  et  à  travers  les 
réseaux  brillaient  vaguement  quelques  dorur'^s. 

Le  dernier  obstacle  enlevé,  la  jeune  femme  se 
dessina  dans  la  chaste  nudité  de  ses  belles  formes, 
gardant,  malgré  tant  de  siècles  écoulés,  toute  la 
rondeur  de  ses  contours,  toute  la  grâce  souple  de 
ses  lignes  pures.  Sa  pose,  peu  fréquente  chez  les 


LE    ROMAN  DE  LA    MOMIE.  57 

momies,  était  celle  de  la  Vénus  de  Médicis, 
comme  si  les  embaumeurs  eussent  voulu  ôter  à 
ce  corps  charmant  la  triste  attitude  de  la  mort, 
et  adoucir  pour  lui  l'inflexible  rigidité  du  cada- 
vre. L'une  de  ses  mains  voilait  à  demi  sa  gorge 
virginale,  l'autre  cacbait  des  beautés  mysté- 
rieuses, comme  si  la  pudeur  de  la  morte  n'eût 
pas  été  rassurée  suffisamment  par  les  ombres 
protectrices  du  sépulcre. 

Un  cri  d'admiration  jaillit  en  même  temps  des 
lèvres  de  Rumphius  et  d'Evandale  à  la  vue  de 
cette  merveille. 

Jamais  statue  grecque  ou  romaine  n'offrit  un 
galbe  plus  élégant  ;  les  caractères  particuliers  de 
l'idéal  égyptien  donnaient  même  à  ce  beau  corps 
si  miraculeusement  conservé  une  sveltesse  et  une 
légèreté  que  n'ont  pas  les  marbres  antiques. 
L'exiguïté  des  mains  fuselées,  la  distinction  des 
pieds  étroits,  aux  doigts  terminés  par  des  ongles 
brillants  comme  l'agate,  la  finesse  de  la  taille,  la 
coupe  du  sein,  petit  et  retroussé  comme  la  pointe 
d'un  tatbebs  sous  la  feuille  d'or  qui  l'enveloppait, 
le  contour  peu  sorti  de  la  hanche,  la  rondeur  de 
la  cuisse,  la  jambe  un  peu  longue  aux  matléoles 
délicatement  modelées ,  rappelaient  la  grâce 
éiancée  des  musiciennes  et  des  danseuses  repré- 


5  8  LE    BOMAN    DE    LA    MOMfE. 

sentées  sur  les  fresques  figurant  des  repas  funè- 
bres, dans  les  hypogées  de  Thèbes.  C'était  cette 
forme  d^une  gracilité  encore  enfantine  et  possé- 
dant déjà  toutes  les  perfections  de  la  femme,  que 
Tart  égyptien  exprime  avec  une  suavité  si  tendre, 
soit  qu'il  peigne  les  murs  des  swinges  d'un  pin- 
ceau rapide,  soit  qu'il  fouille  patiemment  le  ba- 
salte rebelle. 

Ordinairement,  les  momies  pénétrées  de  bi- 
tume et  de  natrum  ressemblent  à  de  noirs  simu- 
lacres taillés  dans  l'ébène  ;  la  dissolution  ne  peut 
les  attaquer,  mais  les  apparences  de  la  vie  leur 
manquent.  Les  cadavres  ne  sont  pas  retournés  à 
la  poussière  d'où  ils  étaient  sortis;  mais  ils  se 
sont  pétrifiés  sob5  une  forme  hideuse  qu'on  ne 
saurait  regarder  sans  dégoût  ou  sans  effroi.  Ici  le 
corps,  préparé  sôigueuscment  par  des  procédés 
plus  sûrs,  plus  longs  et  plus  coûteux,  avait  con- 
servé l'élasticité  de  la  chair,  le  grain  de  l'épi- 
dorme  et  presque  la  coloration  naturelle;  la  peau, 
d'un  bran  clair,  avait  la  nuance  blonde  d'un 
bronze  florentin  neuf;  et  ce  ton  ambré  et  chaud 
qu'on  admire  dans  les  peintures  de  Giorgione  ou 
du  Titien,  enfumées  de  vernis,  ne  devait  pas  dif- 
férer beaucoup  du  teint  de  la  jeune  Egyptienne  en 
son  vivant. 


LE   ROMAN    DE    LA    MOMIE.  59 

La  tête  semblait  endormie  plutôt  que  morte  ; 
les  paupières,  encore  frangées  de  leurs  longs  cils, 
faisaient  briller  entre  leurs  lignes  d'antimoine 
des  yeux  d'émail  lustrés  des  humides  lueurs  de  la 
vie  ;  on  eût  dit  qu'elles  allaient  secouer  comme 
un  rêve  léger  leur  sommeil  de  trente  siècles.  Le 
nez,  mince  et  fm,  conservait  ses  pures  arêtes; 
aucune  dépression  ne  déformait  les  joues,  arron- 
dies comme  le  flanc  d'un  vase  ;  la  bouche,  colorée 
d'une  faible  rougeur,  avait  gardé  ses  plis  imper- 
ceptibles, et  sur  les  lèvres  voluptueusement  mo- 
delées, voltigeait  un  mélancolique  et  mystérieux 
sourire  plein  de  douceur,de  tristesse  etde  charme  : 
ce  sourire  tendre  et  résigné  qui  plisse  d'une  si 
délicieuse  moue  les  bouches  des  têtes  adorables 
surmontant  les  vases  canopes  au  Musée  du  Louvre. 

Autour  du  front  uni  et  bas,  comme  l'exigent 
les  lois  de  la  beauté  antique,  se  massaient  des  che- 
veux d'un  noir  de  jais,  divisés  et  nattés  en  une 
multitude  de  fines  cordelettes  qui  retombaient 
sur  chaque  épaule.  Vingt  épingles  d'or,  piquées 
parmi  ces  tresses  comme  des  fleurs  dans  une 
coiffure  de  bal,  étoilaient  de  points  brillants  cette 
épaisse  et  sombre  chevelure,  qu'on  eût  pu  croire 
factice  tant  elle  était  abondante.  Deux  grandes 
boucles  c" .'oreilles,  arrondies  en  disques  comme 


60  LE    ROMAN    DE    LA    MOMIE. 

de  petits  boucliers,  faisaient  frissonner  leur  In- 
mière  jaune  à  côté  de  ses  joues  brunes.  Un  collier 
magniflque,  composé  de  trois  rangs  de  divinités 
et  d'amulettes  en  or  et  en  pierres  fines,  entourait 
le  col  de  la  coquette  momie,  et  plus  bas,  sur  sa 
poitrine,  descendaient  deux  autres  colliers,  dont 
les  perles  et  les  rosettes  en  or,  lapis-lazuli  et 
cornaline,  formaient  des  alternances  symétriques 
du  goût  le  plus  exquis. 

Une  ceinture  à  peu  près  du  même  dessin  enser- 
rait sa  taille  svelte  d'un  cercle  d'or  et  de  pierres 
de  couleur. 

Un  bracelet  à  double  rang  en  perles  d'or  et  de 
cornaline  entourait  son  poignet  gauche,  et  à  l'in- 
dex de  la  main,  du  même  côté,  scintillait  un  tout 
petit  scarabée  en  émaux  cloisonnés  d'or,  formant 
chaton  de  bague,  et  maintenu  par  un  fil  d'or 
précieusement  natté. 

Quelle  sensation  étrange  !  se  trouver  en  face 
d'un  être  humain  qui  vivait  aux  époques  où  l'His- 
toire bégayait  à  peine,  recueillant  les  contes  de  la 
tradition,  en  face  d'une  beauté  contemporaine  de 
Moïse  et  conservant  encore  les  formes  exquises  de 
la  jeunesse;  toucher  cette  petite  main  douce  et 
imprégnée  de  parfums  qu'avait  peut-être  baisée 
un  Pharaon;  effleurer  ces  cheveux  plus  durables 


LE    ROMAN    DE    LA   MOMIE.  61 

que  des  empires,  plus  solides  que  des  monuments 
de  granit! 

A  l'aspect  de  la  belle  morte,  le  jeune  lord 
éprouva  ce  désir  rétrospectif  qu  inspire  souvent  la 
vue  d'un  marbre  ou  d'un  fableau  représentant  une 
femme  du  temps  passé,  célèbre  par  ses  charmes  ; 
il  lui  sembla  qu'il  aurait  aimé,  s'il  eût  vécu  trois 
mille  cinq  cents  ans  plus  tôt,  cette  beauté  que 
le  néant  n'avait  pas  voulu  détruire,  et  sa  pensée 
sympathique  arriva  peut-être  à  l'âme  inquiète 
qui  errait  autour  de  sa  dépouille  profanée. 

Beaucoup  moins  poétique  que  le  jeune  lord,  le 
docte  Rumphius  procédait  à  l'inventaire  des  bi- 
joux, sans  toutefois  les  détacher,  car  Evandale 
avait  désiré  qu'on  n'enlevât  pas  à  la  momie  cette 
frêle  et  dernière  consolation  ;  ôter  ses  bijoux  à  une 
femme  même  morte,  c'est  la  tuer  une  seconde 
fois  !  quand  tout  à  coup  un  rouleau  de  papyrus 
caché  entrA  le  flanc  et  le  bras  de  la  momie  frappa 
les  yeux  du  docteur. 

c(  Ah  !  dit-il,  c'est  sans  doute  l'exemplaire  du 
rituel  funéraire  qu^on  plaçait  dans  le  dernier  cer- 
cueil, écrit  avec  plus  ou  moins  de  soin  selon  la 
richesse  et  l'importance  du  personnage.  » 

Et  il  se  mita  dérouler  la  bande  fragile  avec  des 
précautions  infinies.  Dès  que  les  premières  11- 


es  LE   ROMAN    DE    LA    MOMIE. 

gnes apparurent,  Rumpliius  sembla  surpris;  il 
ne  reconnaissait  pas  les  figures  et  les  signes  or- 
dinaires du  rituel  :  il  chercha  vainement,  \  la 
place  consacrée,  les  vignettes  représentant  les 
funérailles  et  le  convoi  funèbre  qui  servent  de 
frontispice  à  ce  papyrus  ;  il  ne  trouva  pas  non  plus 
la  litanie  des  cent  noms  d'Osiris,  ni  le  passcf  port 
de  l'âme,  ni  la  supplique  aux  dieux  de  l'Amenti. 
Des  dessins  d'une  nature  particulière  annonçaient 
des  scènes  toutes  différentes,  se  rattachant  à  la 
vie  humaine,  et  non  au  voyage  de  l'ombre  dans 
Textra-monde.  Des  chapitres  ou  des  alinéas  sem- 
blaient indiqués  par  des  caractères  tracés  en 
rouge,  pour  trancher  sur  le  reste  du  texte  écrit 
en  noir,  et  fixer  l'attention  du  lecteur  aux  en- 
droits intéressants.  Une  inscription  placée  en 
tête  paraissait  contenir  le  titre  de  l'ouvrage  et  le 
nom  du  grammate  qui  l'avait  écrit  ou  copié  ;  du 
moins,  c'est  ce  que  crut  démêler  à  première  vue 
la  sagace  intuition  du  docteur. 

a  Décidément,  milord,  nous  avons  volé  le  sieur 
Argyropoulos,  dit  Rumphius  à  E vandale,  en  lui 
faisant  remarquer  toutes  les  différences  du  papy- 
rus et  des  rituels  ordinaires.  C'est  la  première 
fois  que  l'on  trouve  un  manuscrit  égyptien  con- 
tenant autre  chose  que  des  formules  hiératiques  ! 


LE    KOMAN    DE    LA    MOMIE.  63 

Oh  !  je  le  déchiffrerai,  dnssé-je  y  perdre  lesyeux  ! 
dût  ma  barbe  non  coupée  faire  trois  fois  le  tour 
de  mon  bureau  !  Oui,  je  t'arracherai  ton  secret, 
mystérieuse  Egypte  ;  oui,  je  saurai  ton  hibtoire, 
belle  morte,  v\ir  ce  paf^rus  serré  sur  ton  cœur 
par  ton  bras  charmant  cvit  la  contenir  !  et  je  me 
couvrirai  de  gloire,  et  j'égalerai  Champollion,  et 
je  ferai  mourir  Lepsius  de  jalousie  !  » 

Le  docteur  et  le  lord  retournèrent  en  Europe; 
la  momie,  recouverte  de  toutes  ses  bandelettes 
et  replacée  dans  ses  trois  cercueils,  habite,  dans 
le  parc  delordEvandale,  au  Lincolnshire,  le  sar- 
cophage de  basalte  qu'il  a  fait  venir  à  grands  frais 
de  Biban-el-Molouk  et  n'a  pas  donné  au  British 
Muséum.  Quelquefois  le  lord  s'accoude  sur  le 
sarcophage,  paraît  rêver  profondément  et  sou- 
pire.... 

Après  trois  ans  d'études  acharnées,  Rumphius 
est  parvenu  à  déchiffrer  le  papyrus  mystérieux, 
sauf  quelques  endroits  altérés  ou  présentant  des 
signes  inconnus,  et  c'est  sa  traduction  latine, 
tournée  par  nous  en  français,  que  vous  allez  lire 
sous  ce  nom  :  Le  Roman  de  la  momie, 

FLN    DU   PROLOGUE. 


Oph  (c'est  Je  nom  égyptien  de  la  ville  que  Tau- 
tiquité  appelait  Thèbes  aux  cent  portes  ou  Dios- 
polis  Magna)  semblait  endormie  sous  l'action 
dévorante  d'un  soleil  de  plomb.  Il  était  midi  ; 
une  lumière  blanche  tombait  du  ciel  pâle  sur  la 
terre  pâmée  de  chaleur  ;  le  sol  brillante  de  réver- 
bérations luisait  comme  du  métal  fourbi,  et  l'om- 
bre ne  traçait  plus  au  pied  des  édifices  qu'un 
mince  lilet  bleuâtre,  pareil  à  la  ligne  d'encre 
dont  un  architecte  dessine  son  plan  sur  le  papy- 
rus ;  les  maisons,  aux  murs  légèrement  inclines 
en  talus,  flamboyaient  comme  des  briques  au 
four  ;  les  portes  étaient  closes,  et  aux  fenêtres, 
fermées  de  stores  en  roseau:;  clisses,  nulle  tête 
n'apparaissait. 

Au  bout  des  rues  désertes,  et  au-dessus  les  ter- 
rasses, se  découpaient,  dans  l'air  d'une  incan- 
descente pureté,  la  pointe  des  obélisques,  le  som- 


LE    ROMAN   DE   LA    MOMIE.  65 

met  des  pylônes,  rentablement  des  palais  et  des 
temples,  dont  les  chapiteaux,  à  face  humaine  ou 
à  fleurs  de  lotus,  émergeaientà  demi,  rompant  les 
lignes  horizontales  des  toits,  et  s'élevant  comme 
des  écueils  parmi  l'amas  des  édifices  privés. 

De  loin  en  loin,  par-dessus  le  mur  d'un  jardin, 
quelque  palmier  dardait  son  fût  écaillé,  terminé 
par  un  éventail  de  feuilles  dont  pas  une  ne  bou- 
geait, car  nul  souffle  n'agitait  l'atmosphère  ;  des 
acacias,  des  mimosas  et  des  figuiers  de  Pha- 
raon déversaient  une  cascade  de  feuillage,  ta- 
chant d'une  étroite  ombre  bleue  la  lumière  étin- 
celante  du  terrain  ;  ces  touches  vertes  animaient 
et  rafraîchissaient  l'aridité  solennelle  du  ta- 
bleau, qui,  sans  elles,  eût  présenté  l'aspect  d'une 
ville  morte. 

Quelques  rares  esclaves  de  la  race  Nahasi,  au 
teint  noir,  au  masque  simiesque,  à  l'alhire  bes- 
tiale, bravant  seuls  l'ardeur  du  jour,  portaient 
chez  leurs  maîtres  l'eau  puisée  au  Nil  dans  des 
jarres  suspendues  à  un  bâton  posé  sur  l'épaule  ; 
quoiqu'ils  n'eussent  pour  vêtement  qu'un  caleçon 
rayé  bridant  sur  les  hanches,  leurs  torses  bril- 
lants et  polis  comme  du  basalte  ruisselaient  de 
sueur,  et  ils  hâtaient  le  pas  pour  ne  pas  brûljr  la 

plante  épaisse  de  leurs  pieds  aux  dalles  chaudes 

G. 


66  LE    ROMAN    DE    LA    MOMIE, 

comme  le  pa\é  d'ane  étuve.  Les  matelots  dor- 
maient dans  le  naos  de  leurs  canges  amarrées  au 
quai  de  briques  du  fleuve,  sûrs  que  personne  ne 
les  éveillerait  pour  passer  sur  l'autre  live,  au 
quartier  des  Memnonia.  Au  plus  haut  du  ciel 
tournoyaient  des  gypaètes  dont  le  silence  géné- 
ral permettait  d'entendre  le  piaulement  aigu, 
qui,  à  un  autre  moment  du  jour,  se  fût  perdu 
dans  la  rumeur  de  la  cité.  Sur  les  corniches  des 
monuments,  deux  ou  trois  ibis,  une  patte  repliée 
sous  le  ventre,  le  bec  enfoui  dans  le  jabot,  sem- 
blaient méditer  profondément,  et  dessinaient  leur 
silhouette  grêle  sur  le  bleu  calciné  et  blanchis-, 
sant  qui  leur  servait  de  fond. 

Cependant  tout  ne  dormait  pas  dans  Tbèbes  ; 
des  murs  d'un  grand  palais,  dont  l'entablement 
orné  de  palmettes  traçait  sa  longue  ligne  droite 
sur  le  ciel  enflammé,  sortait  comme  un  vague 
murmure  de  musique  ;  ces  bouffées  d'harmonie 
se  répandaient  de  temps  à  autre  à  travers  le  trem- 
blement diaphane  de  l'atmosphère,  où  l'œil  eût 
pu  suivre  presque  leurs  ondulations  sonores. 

Étouflée  par  l'épaisseur  des  murailles,  comme 
par  une  sourdine,  la  musique  ayait  une  douceur 
étrange  :  c'était  un  chant  d'une  volupté  iriste, 
d'une  langueur  exténuée,  exprimant   la  fatigue 


LE    ROMAN    DE   LA   MOMIE.  67 

du  corps  cl  le  découragement  de  la  passion  ;  on 
y  pouvait  deviner  aussi  l'ennui  lumineux  de  l'é- 
ternel azur,  l'indéfinissable  accablement  des 
pays  chauds. 

En  longbant  cette  muraille,  l'esclave,  oubliant 
le  fouet  du  maître,  suspendait  sa  marche  et  s'arrê- 
tait pour  aspirer,  l'oreille  tendue,  ce  chant  im- 
prégné de  toutes  les  nostalgies  secrètes  de  Tâme, 
et  qui  le  faisait  songer  à  la  patrie  perdue,  aux 
amours  brisés,  et  aux  insurmontables  obstacles 
du  sort. 

D'où  venait-il,  ce  chant_,  ce  soupir  exhalé  à  pe- 
tit bruit  dans  le  silence  de  la  ville  ?  Quelle  âme 
inquiète  veillait,  lorsque  tout  dormait  autour 
d'elle? 

La  façade  du  palais,  tournée  vers  une  place  as- 
sez vaste,  avait  cette  rectitude  de  lignes  et  cette 
assiette  monumentale,  type  de  l'architecture 
égyptienne  civile  et  religieuse.  Cette  habitation 
ne  pouvait  être  que  celle  d'une  famille  princière 
ou  sacerdotale  ;  on  le  devinait  au  choix  des  ma- 
tériaux, au  soin  de  la  bâtisse,  à  la  richesse  des 
ornements. 

Au  centre  de  la  façade  s'élevait  un  grand  pa- 
villon flanqué  de  deux  ailes,  et  surmonté  d'un 
toit  formant  un  triangle  écimé.  Une  large  mou- 


6S  LE    ROMAN    DE    LA    MOMIE. 

lure  à  la  gorge  profondément  évidée,  et  d'un  pro- 
fil saillant,  terminait  la  muraille^  où  l'on  ne  re- 
marquait d'autre  ouverture  qu'une  porte,  non  pas 
placée  symétriquement  au  milieu,  mais  dans  le 
coin  du  pavillon,  sans  doute  pour  laisser  leur  li- 
berté de  développement  aux  marches  de  l'esca- 
lier intérieur.  Une  corniche,  du  même  style  que 
Tentablement,  couronnait  cette  porte  unique. 

Le  pavillon  saillait  en  avant  d'une  muraille  è 
laquelle  s'appliquaient,  comme  des  balcons, 
deux  étages  de  galeries,  espèces  de  portiques  ou- 
verts, faits  de  colonnes  d'une  fantaisie  architec- 
turale singulière;  les  bases  de  ces  colonnes  re- 
présentaient d'énormes  boutons  de  lotus,  dont  la 
îapsule,  se  déchirant  en  lobes  dentelés,  laissait 
jaillir,  comme  un  pistil  gigantesque,  la  hampe 
renfléedu  bas,  amenuiséedu  haut,  étranglée  sous 
le  chapiteau  par  un  collier  de  moulures,  et  se  ter- 
minant en  fleur  épanouie. 

Entre  les  larges  baies  des  entre-colonnements, 
on  apercevait  de  petites  fenêtres  à  deux  vantaux 
garnis  de  verres  de  couleur.  Au-dessus  régnait 
un  toit  en  terrasse  dallé  d'énormes  pierres. 

Dans  ces  galeries  extérieures,  de  grands  vases 
d^argile,  frottés  en  dedans  d'amandes  amères, 
bouchés  de  tampons  de  feuillage  et  posés  sur  des 


LE    ROMAN    DE    LA    MOMIE.  69 

trépieds  de  bois,  rafraîchissaient  l'eau  du  Nil  aux 
courants  d'air.  Des  guéridons  supportaient  des 
pyramides  de  fruits,  des  gerbes  de  fleurs  et  des 
coupes  à  boire  de  différentes  formes  :  car  les 
Egyptiens  aiment  à  manger  en  plein  air,  et 
prennent,  pour  ainsi  dire,  leurs  repas  sur  la  voie 
publique. 

De  chaque  côté  de  cet  avant-corps  s'éten- 
daient des  bâtiments  n'ayant  qu'un  rez-de- 
chaussée,  et  formés  d'un  rang  de  colonnes  enga- 
gées à  mi-hauteur  dans  une  muraille  divisée  en 
panneaux  de  manière  à  former  autour  de  la  maison 
un  promenoir  abrité  contre  le  soleil  etles  regards. 
Toute  cette  architecture,  égayée  de  peintures  or- 
nementales (car  les  chapiteaux,  les  fûts,  les  cor- 
niches, les  panneaux  étaient  coloriés),  produisait 
un  effet  heureux  et  splendide. 

En  franchissant  la  porte,  on  entrait  dans  une 
vaste  cour  entourée  d'un  portique  quadrilatéral, 
soutenu  par  des  piliers  ayant  pour  chapiteaux 
quatre  têtes  de  femmes  aux  oreilles  de  vache, 
aux  longs  yeux  bridés,  au  nez  légèrement  camard, 
au  sourire  largement  épanoui ,  coiffées  d'un 
épais  bourrelet  rayé,  qui  supportaient  un  dé  de 
grès  dur. 

Sous  ce  portique  s'ouvraient  les  portes  des  ap- 


70  LE    ROMAN    DE    LA    MOMIE. 

parfements ,  où  ne  |Dénétrait  qu'une  lumière 
adoucie  par  l'ombre  de  la  galerie. 

Au  milieu  de  la  cour  scintillait  sous  le  soleil 
une  pièce  d'eau  bordée  d'une  marge  en  granit  de 
Syène,  et  sur  laquelle  s'étalaient  les  larges  feuil- 
les taillées  en  cœur  de  lotus,  dont  les  fleurs  ro- 
ses ou  bleues  se  fermaient  à  demi,  comme  pâmées 
de  chaleur,  malgré  l'eau  où  elles  baignaient. 

Dans  les  plates-bandes  encadrant  le  bassin, 
étaient  plantées  des  fleurs  disposées  en' éventail 
sur  de  petits  monticules  de  terre,  et,  par  les 
étroits  chemins  tracés  entre  les  touffes,  se  pro- 
menaient avec  précaution  deux  cigognes  fami- 
lières, faisant  de  temps  à  autre  claquer  leur 
long  bec  et  palpiter  leurs  ailes  comme  si  elles 
voulaient  s'envoler. 

Aux  angles  de  la  cour,  quatre  grands  perséas 
tordaient  leurs  troncs  et  découpaient  leurs 
masses  de  feuillage  d'un  vert  métallique. 

Au  fond,  une  espèce  de  pylône  interrompait 
le  poni'que,  et  sa  large  baie  encadrant  l'air  bleu 
laissait  apercevoir  au  bout  d'un  long  berceau  de 
treilles  un  kiosque  d'été  d'une  construction  aussi 
riche  qu'élégante. 

Dans  les  compartiments  tracés  à  droite  et.  à 
gauche  de  la  tonnelle  par  des  arbres  nains  taillé« 


lE   ROMAN    DE    LA  MOMIE  71 

en  cône,  verdoyaient  des  grenadiers,  des  syco- 
mores, des  lamarisques,  des  périplocas,  des  mi- 
mosas, des  acacias,  dont  les  flears  brillaient 
comme  des  étincelles  coloriées  sur  le  fond  in- 
tense du  feuillage  dépassant  la  muraille. 

La  musique  faible  et  douce  dont  nous  avons 
parlé  sortait  d'une  des  chambres  ouvrant  leur 
porte  sous  le  portique  intérieur. 

Quoique  le  soleil  donnât  en  plein  dans  la  cour 
dont  le  sol  brillait  inondé  d'une  lumière  crue, 
une  ombre  bleue  et  fraîche,  transparente  dans 
son  intensité,  baignait  l'appartement  où  l'œil, 
aveuglé  par  les  ardentes  réverbérations,  cher- 
chait d'abord  les  formes  et  finissait  par  les  dé- 
mêler lorsqu'il  s'était  habitué  à  ce  demi-jour. 

Une  teinte  lilas  tendre  colorait  les  parois  de  la 
chambre,  autour  de  laquelle  régnait  une  corni- 
che enluminée  de  tons  éclatants  et  fleurie  de 
palmettes  d'or.  Des  divisions  architecturales  heu- 
reusement combinées  traçaient  sur  ces  espaces 
planes  des  panneaux  qui  encadraient  les  dessins, 
des  ornements,  des  gerbes  de  fleurs,  des  figures 
d'oiseaux,  des  damiers  de  couleurs  contrastées, 
et  des  scènes  de  la  vie  intime. 

Au  fond,  près  de  la  muraille,  se  dessinait  un 
Ut  de  forme  bizarre,  représentant  un  bœuf  coiflé 


^g  LE    ROMAN    DE    LL    HOMIE. 

de  plumes  d'autruche,  un  disque  entre  les  cor- 
nes, aplatissant  son  dos  pour  recevoir  le  dormeur 
ou  la  dormeuse  sur  son  mince  matelas  rouge, 
arc-boutant  contre  le  sol,  en  manière  de  pieds, 
ses  jambes  noires  terminées  par  des  sabots  verts, 
et  retroussant  sa  queue  divisée  en  deux  flocons. 
Ce  quadrupède-lit,  cet  animal-meuble,  eût  paru 
étrange  en  tout  autre  pays  que  l'Egypte,  où  les 
lions  et  les  chacals  se  laissent  également  arran- 
ger en  lits  par  le  caprice  de  l'ouvrier.  Devant 
cette  couche  était  placé  un  escabeau  à  quatre 
marches,  pour  y  monter  ;  à  la  tète,  un  chevet 
d'albâtre  oriental,  destiné  à  soutenir  le  col  sans 
déranger  la  coilTure,  se  creusait  en  demi-lune. 

Au  milieu,  une  table  de  bois  précieux  travaillé 
avec  un  soin  charmant  posait  son  disque  sur  un 
socle  évidé.  Différents  objets  l'encombraient:  un 
pot  de  fleurs  de  lotus,  un  miroir  de  bronze  poli 
à  pied  d'ivoire,  une  buire  d'agate  rubanée  pleine 
de  poudre  d'antimoine,  une  spatule  à  parfums  en 
bois  de  sycomore,  formée  par  une  jeune  fille  nue 
jusqu  aux  reins,  allongée  dans  une  position  de 
nage  et  semblant  vouloir  soutenir  sa  cassolette 
au-dessus  de  l'eau. 

Près  de  la  table,  sur  un  fauteuil  en  bois  doré 
rôchaaipi  de  rouge,  aux  pieds  bleus,  aux  bras  ti- 


LE    ROMAN   DE    LA   MOMIE.  7S 

gurés  par  des  lions,  recouvert  d'un  épais  coussin 
à  fond  pourpre  étoile  d'or  et  quadrillé  de  noir, 
dont  le  bout  débordait  en  volute  par-dessus  le 
dossier,  était  assise  une  jeune  femme  ou  plutôt 
une  jeune  fille  d'une  merveilleuse  beauté,  dans 
une  gracieuse  attitude  de  nonchalance  et  de  mé- 
lancolie. 

Ses  traits,  d'une  délicatesse  idéale,  offraient  le 
plus  pur  type  égyptien,  et  souvent  les  sculpteurs 
avaient  dû  penser  à  elle  en  taillant  les  images 
d'Isis  et  d'Hàthor,  au  risque  d'enfreindre  les  ri- 
goureuses lois  hiératiques;  des  reflets  d'or  et  de 
rose  coloraient  sa  pâleur  ardente  où  se  dessi- 
naient ses  longs  yeux  noirs,  agrandis  par  une  li- 
gne d'antimoine  et  alanguis  d'une  indicible  tris- 
tesse. Ce  grand  œil  sombre,  aux  sourcils  marqués 
et  aux  paupières  teintes,  prenait  une  expression 
étrange  dans  ce  visage  mignon,  presque  enfantin. 
La  bouche  mi-ouverte,  colorée  comme  une  fleur 
de  grenade,  laissait  briller  entre  ses  lèvres,  un 
peu  épaisses,  un  éclair  humide  de  nacre  bleuâtre, 
et  gardait  ce  sourire  involontaire  et  presque  dou- 
loureux qui  donne  uncharme  si  sympathique  aux 
figures  égyptiennes;  le  nez,  légèrement  déprimé 
à  la  racine,  à  l'endroit  où  les  sourcils  se  confon- 
daient dans  une  ombre  veloutée,  se  relevait  avec 

7 


7  4  LE   ROMAN    DE    L\    MOMIE. 

des  lignes  si  pures,  des  arêtes  si  fines,  et  décou- 
pait ses  narines  d'un  trait  si  net,  que  toute  femme 
ou  toute  déesse  s'en  serait  contentée,  malgré  son 
profil  imperceptiblement  africain  ;  le  menton 
s'arrondissait  par  une  courbe  d'une  élégance 
extrême/  et  brillait  poli  comme  l'ivoire  ;  les 
joues,  un  peu  plus  développées  que  chez  les 
beautés  des  autres  peuples,  prêtaient  à  la  phy- 
sionomie une  expression  de  douceur  et  de  grâce 
d'un  charme  extrême. 

Cette  belle  fille  avait  pour  coiffure  une  sorte  de 
casque  formé  par  une  pintade  dont  les  ailes  à 
demi  déployées  s'abattaient  sur  ses  tem;>es,  et 
dont  la  jolie  tête  effilée  s'avançait  jusqu'au  mi- 
lieu de  son  front,  tandis  que  la  queue,  constellée 
de  points  blancs,  se  déployait  sur  sa  nuque.  Une 
habile  combinaison  d'émail  imitait  à  s'y  trom- 
per le  plumage  ocellé  de  l'oiseau  ;  des  pennes 
d'autrucbe,  implantées  dans  le  casque  comme 
une  aigrette,  complétaient  cette  coiffure  réservée 
aux  jeunes  vierges,  de  même  que  le  vautour, 
symbole  de  la  maternité,  n'appartient  qu'aux 
femmes. 

Les  cheveux  de  la  jeune  fille  d'un  noir  bril- 
lant, tressés  en  fines  nattes,  se  massaient  de  cha- 
que côté  de  ses  joues  rondes  et  lisses,  dont  il^ 


LE   ROMAN    DE   LA   MOMIE.  7» 

accusaient  le  contour,  et  s'allongeaient  jusqu'aux 
épaules;  dans  leur  ombre  luisaient,  comme  des 
soleils  dans  un  nuage,  de  grands  disques  d'or  en 
façon  de  boucles  d'oreilles  ;  de  cette  coiffure  par- 
taient deux  longues  bandes  d'étoffe  aux  bouts 
frangés  qui  retombaient  avec  grâce  derrière  le 
dos.  Un  large  pectoral  composé  de  plusieurs 
rangs  d'émaux,  de  perles  d'or,  de  grains  de  cor- 
naline, de  poissons  et  de  lézards  en  or  estampé, 
couvrait  la  poitrine  de  la  base  du  col  à  la  nais- 
sance de  la  gorge,  qui  transparaissait  rose  et 
blanche  à  travers  la  trame  aérienne  de  la  cala- 
siris.  La  robe,  quadrillée  de  larges  carreaux,  se 
nouait  sous  le  sein  au  moyen  d'une  ceinture  à 
bouts  flottants,  et  se  terminait  par  une  large  bor- 
dure à  raies  transversales  garnie  de  franges.  De 
triples  bracelets  en  grains  de  lapis-lazuli,  striés 
de  distance  en  distance  d'une  rangée  de  perles 
d'or,  cerclaient  ses  poignets  minces,  délicats 
comme  ceux  d'un  enfant  ;  et  ses  beaux  pieds 
étroits,  aux  doigts  souples  et  longs,  chaussés  de 
tatbebs  en  cuir  blanc  gaufré  de  dessins  d'or,  re- 
posaient sur  un  tabouret  de  cèdre  incrusté  d'é- 
maux verts  et  rouges. 

Près  de   Tahoser,   c'est  le  nom  de  la  jeune 
Egyptienne,  se  tenait    agenouillée,  une  jambe 


76  LE   ROMAN    DE   LA    MOMIE. 

repliée  sous  la  cuisse  et  l'autre  formant  un  angle 
obtus,  dans  cette  attitude  que  les  peintres  aiment 
à  reproduire  aux  murs  des  hypogées,  une  joueuse 
de  haipe  posée  sur  une  espèce  de  socle  bas,  des- 
tiné sans  doute  à  augmenter  la  résonnance  de 
l'instrument.  Un  morceau  d'étoffe  rayé  de  bandes 
de  couleur,  et  dont  les  bouts  rejetés  en  arrière 
flottaient  en  barbes  cannelées,  contenait  ses  che- 
veux et  encadrait  sa  figure  souriante  et  mysté- 
rieuse comme  un  masque  du  sphinx.  Une  étroite 
robe,  ou,  pour  mieux  dire,  idi  fourreau  de  gaze 
transparente,  moulait  exaclement  les  contours 
juvéniles  de  son  corps  de  gant  et  frêle;  cette 
robe,  coupée  au-dessous  du  sein,  laissait  les 
épaules,  la  poitrine  et  les  bras  libres  dans  leur 
chaste  nudité. 

Un  support,  fiché  dans  le  socle  sur  lequel  était 
placée  la  musicienne,  et  traversé  d'une  cheville 
en  forme  de  clef,  servait  de  point  d'appui  à  la 
harpe,  dont,  sans  cela,  le  poids  eût  pesé  tout  en- 
tier sur  l'épaule  de  la  jeuae  femme.  Cette  harpe, 
terminée  par  une  sorte  de  table  d'harmonie,  ar- 
rondie en  conque  et  coloriée  de  peintures  orne- 
mentales, portait,  à  son  extrémité  supérieure,  une 
tète  sculptée  d'Hathôr  surmontée  d'une  plume 
d'autruche  ;  les  cordes,  au  nombre  de  neuf,  se 


LE    ROMAN   DE   LA   MOMIE.  77 

tendaient  diagonalement  et  frémissaient  sous  les 
doigts  longs  et  menus  de  la  harpiste,  qui  so'  - 
vent,  pour  atteindre  les  notes  graves,  se  peiî- 
chait,  avec  un  mouvement  gracieux,  comme  si 
elle  eût  voulu  nager  sur  les  ondes  sonores  de 
la  musique^  et  accompagner  l'harmonie  qui  s'é- 
loignait. 

Derrière  elle,  une  autre  musicienne  debout, 
qu'on  aurait  pu  croire  nue  sans  le  léger  brouil- 
lard blanc  qui  atténuait  la  couleur  bronzée  de 
son  corps,  jouait  d'une  espèce  de  mandore  au 
manche  démesurément  long,  dont  les  trois  cor- 
des étaient  coquettement  ornées,  à  leur  extré- 
mité, de  houppes  de  couleur.  Un  de  ses  bras, 
mince  et  rond  cependant,  s'allongeait  jusqu'au 
haut  du  manche  avec  une  pose  sculpturale,  tandis 
que  l'autre  soutenait  l'instrument  et  agaçait  les 
cordes. 

Une  troisième  jeune  femme,  que  son  énorme 
chevelure  faisait  paraître  encore  plus  fluette, 
marquait  la  mesure  sur  un  tympanon  formé 
d'un  cadre  de  bois  légèrement  infléchi  en  de- 
dans et  tendu  de  peau  d'onagre. 

La  joueuse  de  harpe  chantait  une  mélopée 
plaintive,  accompagnée  à  l'unisson,  d'une  dou- 
ceur inexprimable  et  d'une  tristesse  profondo. 


78  LE    ROMAN    DE   LA    MOMIE. 

Les  paroles  exprimaient  de  vagues  aspirations, 
des  regrets  voilés,  un  hymne  d'amour  à  l'in- 
connu, et  des  plaintes  timides  sur  la  rigueur  des 
dieux  et  la  cruauté  du  sort. 

Tahoser,  le  coude  appuyé  sur  un  des  lions  de 
son  fauteuil,  la  main  à  la  joue  et  le  doigt  re- 
troussé contre  la  tempe,  écoutait  avec  une  dis- 
traction plus  apparente  que  réelle  le  chant  de  la 
musicienne  ;  parfois  un  soupir  gonflait  sa  poi- 
trine et  soulevait  les  émaux  de  son  gorgerin; 
pai'fois  une  lueur  humide,  causée  par  une  larme 
qui  geiinait,  lustrait  le  globe  de  son  œil  entre 
les  lignes  d'antimoine,  et  ses  petites  dents  mor- 
daient sa  lèvre  inférieure  comme  si  elle  se  f  jt 
rebellée  contre  son  émotion. 

«  Sa tou,  fit-elle  en  frappant  l'une  contre  l'autre 
ses  mains  délicates  pour  imposer  silence  à  la  mu- 
sicienne, qui  élouITa  aussitôt  ovec  sa  paume  les 
vibrations  de  la  harpe,  ton  chant  m'énerve,  m'a- 
languit,  et  me  ferait  tourner  la  tète  comme  un 
parfum  trop  fort.  Les  cordes  de  ta  harpe  sem- 
blent tordues  avec  les  fibres  de  mon  cœur  et  me 
résonnent  douloureusement  dans  la  poitrine  ;  tu 
me  rends  presque  honteuse,  car  c'est  mon  Ame 
qui  pleure  à  travers  la  musique  ;  et  qui  peut  ton 
avoir  dit  les  secrets  ? 


LE   ROMAN   DE  LA    MOMIE.  7  9 

—  Maîtresse,  répondit  la  harpiste,  le  poëte  et 
le  musicien  savent  tout;  les  dieux  leur  révèlent 
les  choses  cachées;  ils  expriment  dans  leurs 
rhythmes  ce  que  la  pensée  conçoit  à  peine  et  ce 
que  la  langue  balbutie  confusément.  Mais  si  mon 
chant  t'attriste,  je  puis,  en  changeant  de  mode, 
faire  naître  des  idées  plus  riantes  dans  ton  es- 
prit. » 

Et  Satou  attaqua  les  cordes  de  sa  harpe  avec 
une  énergie  joyeuse  et  sur  un  rhythme  vif  que  le 
tympanon  accentuait  de  coups  pressés;  après  ce 
prélude,  elle  entonna  un  chant  célébrant  les 
charmes  du  vin,  l'enivrement  des  parfums  et  le 
délire  de  la  danse. 

Quelques-unes  des  femmes  qui,  assises  sur  ces 
pliants  à  cols  de  cygnes  bleus  dont  le  bec  jaune 
mord  les  bâtons  du  siège,  ou  agenouillées  sur 
des  cousins  écartâtes  gonflés  de  barbe  de  char- 
don, gardaient,  sous  l'influence  de  la  musique  de 
Satou,  des  poses  d'une  langueur  désespérée,  fris- 
sonnèrent, ouvrirent  les  narines,  aspirèrent  le 
rhythme  magique,  se  dressèrent  sur  leurs  pieds, 
et,  mues  d'une  impulsion  irrésistible,  se  mirent 
à  danser. 

Une  coiffure  en  forme  de  casque  échancré  à 
roi  cille  enveloppait  leur  chevelure,  dont  quel- 


8  0  LE   ROMAN    DE    LA   MOMIE. 

qucs  spirales  s'échappaient  et  flagellaient  leurs 
joues  brunes,  où  l'ardeur  de  la  danse  mit  bientôt 
des  couleurs  roses.  De  larges  cercles  d'or  bat- 
taient leur  col,  et  à  travers  leur  longue  chemise 
de  gaze,  brodée  de  perles  par  en  haut,  on  voyait 
leurs  corps  couleur  de  bronze  jaune  doré  s'agiter 
avec  une  souplesse  de  couleuvre  ;  elles  se  tor- 
daient, se  cambraient,  remuaient  leurs  hanches 
cerclées  d'une  étroite  ceinture,  se  renversaient, 
prenaient  des  attitudes  penchées,  inclinaient  la 
tête  à  droite  et  à  gauche  comme  si  elles  eussent 
trouvé  une  volupté  secrète  à  frôler  de  leur  menton 
poli  leur  épaule  froide  et  nue,  se  rengorgeaient 
comme  des  colombes,  s'agenouillaient  et  ?e  rele- 
vaient, serraient  les  mains  contre  leur  poitrine 
eu  déployaient  moellcusement  leurs  bras  qui 
semblaient  battre  des  ailes  cîmme  ceux  d'Isis  et 
de  Nephthys,  traînaient  leurs  jambes,  ployaient 
leurs  jarrets,  déplaçaient  leurs  pieds  agiles  par 
de  petits  mouvements  saccadés,  et  suivaient  toutes 
les  ondulations  de  la  musique. 

Les  suivantes,  debout  contre  la  mu'-aille  pour 
laisser  le  champ  libre  aux  évolutions  des  dan- 
seuses, marquaient  le  rhythme  en  faisant  cra- 
quer leurs  doigts  ou  en  frappant  l'une  contre 
l'autre  la  paume  de  leursniains.  Celles-ci,  entiè- 


LE   ROMAN   DE    LA   MOMIE.  81 

rcment  nues,  n'avaient  pour  ornement  qu'un 
bracelet  en  pâte  émaillée;  celles-là,  vêtues  d'un 
pagne  étroit  retenu  par  des  bretelles,  portaient 
pour  coiffure  quelques  brins  de  fleurs  tordus. 
C'était  étrange  et  gracieux.  Les  boutons  et  les 
fleurs,  doucement  agité,%  répandaient  leurs  par 
fums  à  travers  la  salie,  et  ces  jeunes  femmes 
couronnées  eussent  pu  offrir  aux  poètes  d'heu- 
reux sujets  de  comparaison. 

Mais  Satou  s'était  exagéré  la  puissance  de  son 
art.  Le  rhythme  joyeux  semblait  avoir  accru  la 
mélancolie  de  Tahoser.  Une  larme  roulait  sur  sa 
belle  joue,  comMe  une  goutte  d'eau  du  Nil  sur 
un  pétale  de  nymphaea,  et,  cachant  sa  tète  contre 
la  poitrine  de  la  suivante  favorite  qui  se  tenait 
accoudée  au  fauteuil  de  sa  maîtresse,  elle  mur- 
mura dans  un  sanglot,  avec  un  gémissement  do 
colombe  étouffée  : 

«  Oh!  ma  pauvre  Nofré,je  suis  bien  triste  et 
bien  malheureuse  !  » 


II 


Nofré  5t  un  signe,  pressentant  une  confidence  ; 
la  harpiste,  les  deux  musiciennes,  les  danseuses 
et  les  suivantes  se  retirèrent  silencieusement  à  la 
file,  comme  les  figures  peintes  sur  les  fresques. 
Lorsque  la  dernière  eut  disparu,  la  suivante  favo- 
rite dit  à  sa  maîtresse  d'un  ton  câlin  et  compatis- 
sant, comme  une  jeune  mère  qui  berce  les  petits 
chagrins  de  son  nourrisson  : 

«  Qu'as-tu,  chère  maîtresse,  poui  être  triste  et 
malheureuse?  N'es-tu  pas  jeune,  belle  à  faire 
envie  aux  plus  belles,  libre,  et  ton  père,  le  grand 
prêtre  Pétamounoph,  dont  la  momie  ignorée  re- 
pose dans  un  riche  tombeau,  net'a-t-il  pas  laissé 
de  granas  biens  dont  tu  disDoses  à  ton  gré?  Ton 
palais  est  très-beau,  tes  jardins  sont  très- vastes 
et  arrosés  d'eaux  transparentes.  Tes  coffres  de 
pâte  émaillOe  et  de  bois  de  sycomore  contien- 
nent des  colliers^  des  pectoraux,  des  e^ore^erins 


LE    ROMAN    DE    LA    MOMIE.  83 

des  anneaux  pour  les  jambes,  des  bagues  aux 
chatons  finement  trayaillés  ;  tes  robes,  tes  cala- 
siris,  tes  coiffures,  dépassent  le  nombre  des  jours 
de  Tannée;  Hôpi-Mou,  le  père  des  eaux,  recou- 
vre régulièrement  de  sa  vase  féconde  tes  do- 
maines, dont  un  gypaëte  volant  à  tire-d'aile  fe- 
rait à  peine  le  tour  d'un  soleil  à  l'autre  ;  et  ton 
cœur,  au  lieu  de  s'ouvrir  joyeusement  à  la  vie 
comme  un  bouton  de  lotus  au  mois  d'Hâthor  ou 
de  Choïack,  se  referme  et  se  contracte  doulou- 
reusement. 

Tahoser  répondit  à  Nofré  : 

«  Oui  certes,  les  dieux  des  zones  supérieures 
m'ont  tavorablement  traitée  ;  mais  qu'importent 
toutes  les  choses  qu'on  possède,  si  l'on  n'a  pas  la 
seule  qu'on  souhaite  ?  Un  désir  non  satisfait  rend 
le  riche  aussi  pauvre  dans  son  palais  doré  et 
peint  de  couleurs  vives,  au  milieu  de  ses  amas  de 
blé,  d'aromates  et  de  matières  précieuses,  que  le 
plus  misérable  ouvrier  des  Memnonia  qui  re- 
cueille avec  de  la  sciure  de  bois  le  sang  dos  ca- 
davres, ou  que  le  nègre  demi-nu  manœuvrant 
sur  le  Nil  sa  frêle  barque  de  papyrus,  à  l'ardeur 
du  soleil  de  midi.  » 

Nofré  sourit  et  dit  d'un  air  d'imperceptible 
raillerie  : 


84  LE    ROMAN    DE   LA   MOMIE. 

,  «  Est-il  possible,  ô  maîtresse,  qu'un  de  tes 
caprices  ne  soit  pas  réalisé  sur-le-champ?  Si  tu 
rêves  4'un  bijou,  tu  livres  à  l'artisan  un  lingot 
d'or  pur,  des  cornalines,  du  lapis-lazuli,  des 
agates,  des  hématites,  et  il  exécute  le  dessin 
souhaité  ;  il  en  est  de  même  pour  les  robes,  les 
chars,  les  parfums,  les  fleurs  et  les  instruments 
de  musique.  Tes  esclaves,  de  Philae  à  Héliopolis, 
cherchent  pour  toi  ce  qu'il  y  a  de  plus  beau,  de 
plus  rare  ;  si  l'Egypte  ne  renferme  pas  ce  que  tu 
souhaites,  les  caravanes  te  l'apportent  du  bout 
du  monde  !  » 

La  belle  Tahoser  secoua  sa  jolie  tête  et  parut 
impatientée  du  peu  d'intelligence  de  sa  con- 
fidente. 

«  Pardon,  maîtresse,  dit  Nofré  se  ravisant  et 
comprenant  qu'elle  avait  fait  fausse  route,  je  ne 
songeais  pas  que  depuis  quatre  mois  bientôt  le 
Pharaon  est  parti  pour  l'expédition  de  l'Ethiopie 
supérieure,  et  que  le  bel  oëris  (officier),  qui  ne 
passait  pas  sous  la  terrasse  sans  lever  la  tête  et 
ralentir  le  pas ,  accompagne  Sa  Majesté.  Qu'il 
avait  bonne  grâce  en  son  costume  militaire  ! 
qu'il  était  beau,  jeune  et  vaillant!  » 

Comme  si  elle  eût  voulu  parler,  Tahoser  ouvrit 
à  demi  ses  lèvres  roses  ;  mais  un  léger  nuage  de 


LE    ROMAN    DE   LA  MOMIE.  85 

pourpre  se  répandit  sur  ses  joues,  elle  pencha  la 
tête,  et  la  phrase  prête  à  s'envoler  ne  déploya  pas 
ses  ailes  sonores. 

La  suivante  crut  qu'elle  avait  touché  juste  et 
continua  : 

a  En  ce  cas,  maîtresse,  ton  chagrin  va  cesser, 
ce  matin  un  coureur  haletant  est  arrivé,  annon- 
çant la  rentrée  triomphale  du  roi  avant  le  cou- 
cher du  soleil.  N'enlends-tu  pas  déjà  mille  ru- 
meurs bourdonner  confusément  dans  la  cité  qui 
sort  de  sa  torpeur  méridienne  ?  Ecoute  !  les 
roues  des  chars  résonnent  sur  les  dalles  des 
rues  ;  et  déjà  le  peuple  se  porte  en  masses  com- 
pactes vers  la  rive  du  fleuve  pour  le  traverser  et 
se  rendre  au  champ  de  manœuvre.  Secoue  la 
langueur,  et  toi  aussi  viens  voir  ce  spectacle 
admirable.  Quand  on  est  triste,  il  faul  se  mêler  à 
la  foule.  La  solitude  nourrit  les  pensées  sombres. 
Du  haut  de  son  char  de  guerre,  Ahmosis  te  dé- 
cochera un  gracieux  sourire,  et  tu  rentreras  plus 
gaie  à  ton  palais. 

—  Ahmosis  m'aime,  répondit  Tahoser,  mais 
je  ne  l'aime  pas. 

—  Propos  de  jeune  vierge,  répliqua  Nofré,  à 
qui  le  beau  chef  militaire  plaisait  fort,  et  qui 
croyait  jouée    la   nonchalance  dédaigneuse  de 


86  LE    ROMAN    DE  LA    MOMIE. 

Tahoser.  En  effet,  Ahmosis  était  charmant  :  son 
profil  ressemblait  aux  images  des  Dieux  taillées 
par  les  plus  habiles  sculpteurs;  ses  traits  fiers, 
réguliers,  égalaient  en  beauté  ceux  d'une  femme; 
son  nez  légèrement  aquilin,  ses  yeux  d'un  noir 
brillant ,  agrandis  d'antimoine ,  ses  joues  aux 
contours  polis,  d'un  grain  aussi  doux  que  celui 
de  l'albâtre  oriental,  ses  lèvres  bien  modelées, 
l'élégance  de  sa  haute  taille,  son  buste  aux  épau- 
les larges,  aux  hanches  étroites,  ses  bras  vigou- 
reux, où  cependant  nul  muscle  ne  faisait  saillir 
son  relief  grossier,  avaient  tout  ce  qu'il  faut  pour 
séduire  les  plus  difficiles;  mais  Tahoser  ne  l'ai- 
mait pas,  quoi  qu'en  pensât  Nofré. 

Une  autre  idée  qu'elle  n'exprima  pas,  car  elle 
ne  croyait  pas  Nofré  capable  de  la  comprendre, 
détermina  la  jeune  fille  :  elle  secoua  sa  noncha- 
lance, quitta  son  fauteuil  avec  une  vivacité  qu'on 
n'aurait  pas  attendue  d'elle,  à  l'attitude  brisée 
qu'elle  avait  gardée  pendant  les  chœurs  et  les 
danses.  Nofré,  agenouillée  à  ses  pieds,  lui  chaussa 
des  espèces  de  patins  au  bec  recourbé,  jeta  de  la 
poudre  odorante  sur  ses  cheveux,  tira  d'un^  boîte 
quelques  bracelets  en  forme  de  serpent,  quel- 
ques bagues  ayant  pour  chaton  le  scarabée  sicré; 
lui  mit  aux  joues  un  peu  de  fard  vert,  que  le 


LE    ROMAN   DE   LA    MOMIE  87 

contact  de  la  peau  fît  immédiatement  rosir  ; 
polit  se?  ongles  avec  un  cosmétique,  rajusta  les 
plis  un  peu  froissés  de  sa  calasiris,  en  suivante 
zélée,  qui  veut  faire  paraître  sa  maîtresse  dans 
tous  ses  avantages  ;  puis  elle  appela  deux  ou  trois 
serviteurs,  et  leur  dit  de  faire  préparer  la  barque 
et  passer  de  l'autre  côté  du  fleuve  le  chariot  et 
son  attelage. 

Le  palais,  ou,  si  ce  titre  semble  trop  pompeux, 
la  maison  de  Tahoser  s'élevait  tout  près  du  Nil, 
dont  elle  n'était  séparée  que  par  des  jardins.  La 
fille  de  Pétamounoph,  la  main  posée  sur  l'épaule 
de  Nofré,  précédée  de  ses  serviteurs,  suivit  jus- 
qu'à la  porte  d'eau  la  tonnelle,  dont  les  pam- 
pres, tamisant  le  soleil,  bigarraient  d'ombre  et  de 
clair  sa  charmante  figure.  Elle  arriva  bientôt  sur 
un  large  quai  de  briques,  où  fourmillait  une  foule 
immense,  attendant  le  départ  ou  le  retour  des 
embarcations. 

Oph,  la  colossale  cité,  ne  renfermait  plus  dans 
son  sein  que  les  malades,  les  infirmes,  les  vieil- 
lards incapables  de  se  mouvoir,  et  les  esclaves 
chargés  de  garder  les  maisons  :  par  les  rues,  par 
les  places,  par  les  dromos,  par  les  allées  de 
sphinx,  par  les  pylônes,  par  les  quais  coulait  un 
fleuve  d'êtres  humains  se  dirigeant  vers  le  Nil.  La 


8  3  LE   ROMAN    DE   LA   MOMIE. 

variété  la  plus  étrange  bariolait  cette  multitude  , 
les  Egyptiens  formaient  la  masse  et  se  reconnais- 
saient à  leur  profil  pur ,  à  leur  taille  sYelte  et 
haute,  à  leur  robe  de  fin  lin,  ou  à  leur  calasiris 
soigneusement  plissée  ;  quelques-uns,  la  tête  en- 
veloppée dans  une  étoffe  à  raies  bleues  ou  yertes, 
les  reins  serrés  d'un  étroit  caleçon  ,  montraient 
jusqu'à  la  ceinture  leur  torse  nu  couleur  d'argile 
cuite. 

Sur  ce  fond  indigène  tranchaient  de^  échantil- 
lons divers  de  races  exotiques  :  lesnègr-^s  du  haut 
Nil,  noirs  comme  des  dieux  de  basalte,  les  bras 
cerclés  de  larges  anneaux  d'ivoire  et  1  lisant  ba- 
lancer à  leurs  oreilles  de  sauvages  orne  nents;  les 
Éthiopiens  bronzés,  à  la  mine  farouch  t,  inquiets 
malgré  eux  dans  cette  civilisation,  c  >mme  des 
bêtes  sauvages  au  plein  jour  ;  les  Asi  itiques  au 
teint  jaune  clair,  aux  yeux  d'azur,  à  la  barbe  fri- 
sée en  spirales,  coiffés  d  une  tiare  mai)  tenue  par 
un  bandeau,  drapés  d'une  robe  à  fr  nges  cha- 
marrée de  broderies  ;  les  Pélasges  vêtu  s  de  peaux 
de  bètes  rattachées  à  l'épaule,  laissant  voir  leurs 
bras  et  leurs  jambes  bizarrement  tatoués,  et  por- 
tant dos  plumes  d'oiseaux  sur  leur  tête,  d'où  pen- 
daient deux  nattes  de  cheveux  que  terminait  une 
mèche  aiguisée  en  accroche-cœur. 


LE    KOMAN    DE    LA    MOMIE.  K9 

A  travers  celte  foule  s'avançaient  gravement 
des  prêtres  à  la  tête  rasée,  une  peau  de  panthère 
tournée  autour  du  corps,  de  façon  que  le  mufle  de 
l'animal  simulât  une  boucle  de  ceinture,  des 
souliers  de  byblos  aux  pieds  ,  à  la  main  une 
haute  canne  d'acacia,  gravée  de  caractères  hié- 
roglyphiques ;  des  soldats,  leur  poignard  à  clous 
d'argent  au  côté,  leur  bouclier  sur  le  dos,  leur 
hache  de  bronze  au  poing  ;  des  personnages  re- 
commandables,  à  la  poitrine  décorée  de  gorgerins 
honorifiques,que  saluaient  très  bas  les  esclaves  en 
mettant  leurs  mains  près  de  terre.  Se  glissant  le 
long  des  murs  d'un  air  humble  et  triste,  de  pau- 
vres femmes  demi-nues  cheminaient,  courbées 
sous  le  poids  de  leurs  enfants  suspendus  à  leur 
cou  dans  des  lambeaux  d'étoffe  ou  des  couffes  de 
sparterie,  tandis  que  de  belles  filles,  accompa- 
gnées de  trois  ou  quatre  suivantes  ,  passaient 
fièrement  sous  leurs  longues  robes  transparentes 
nouées  au-dessous  du  sein  d'écharpes  à  bouts 
flottants,  avec  un  scintillement  d'émaux  ,  de 
perles  et  d'or,  et  une  fragrance  de  fleurs  et  d'aro- 
mates. 

Parmi  les  piétons  filaient  les  litières  portées 
par  des  Éthiopiens  au  pas  rapide  et  rhythmique; 
des  chars  légers  attelés  de  chevaux  fringants  aux 

8. 


90  LE    ROMAN    DE    LA    MOMIE. 

têtes  e\npanachées,  des  chariots  à  bœufs  d'une 
allure  pesante  et  contenant  une  famille.  A  peine 
si  la  foule  insouciante  d'être  écrasée  s'ouvrait  pour 
leur  faire  place,  et  souvent  les  conducteurs  étaient 
obligés  de  frapper  de  leur  fouet  les  retardataires 
ou  les  obstinés  qui  ne  s'écartaient  pas. 

Un  mouvement  extraordinaire  avait  lieu  sur  le 
fleuve,  couvert,  malgré  sa  largeur,  à  ne  pas  en 
apercevoir  l'eau,  dans  toute  la  longueur  de  la 
ville,  de  barques  de  toute  espèce  ;  depuis  la 
cange  à  la  proue  et  à  b  poupe  élevées,  au  naos 
chamarré  de  couleurs  et  de  dorures,  jusqu'au 
mince  esquif  de  papyrus,  tout  était  employé.  On 
n'avait  pas  même  dédaigné  les  bateaux  c  passer 
le  bétail  et  à  transporter  les  fruits,  les  radeaux 
de  joncs  soutenus  par  des  outres  qu'on  charge 
ordinairement  de  vases  d'argile. 

Ce  n'était  pas  une  mince  besogne  de  transva- 
ser d'un  bord  du  fleuve  à  l'autre  une  population 
de  plus  d'un  million  d'âmes,  et  il  fallait  pour 
l'opérer  toute  l'adresse  active  des  matelots  de 
Thèbes. 

L'eau  du  Nil,  battue,  fouettée,  divisée  par  les 
rames,  les  avirons,  les  gouvernails,  écumait 
comme  une  mer,  et  formait  mille  remous  qui 
rompaient  la  force  du  courant. 


LE    ROMAN   DE   LA    MOMIE.  91 

La  structure  des  barques  était  aussi  variée 
que  pittoresque  :  les  unes  se  terminaient  à  cha- 
que extrémité  par  une  grande  fleur  de  lotus  re- 
courbée en  dedans  et  serrée  à  sa  tige  d'une  cra- 
vate de  banderoles  ;  les  autres  se  bifurquaient  à 
la  poupe  et  s'aiguisaient  en  pointe  ;  celles-ci  s'ar- 
rondissaient en  croissant  et  se  relevaient  aux 
deux  bouts;  celles-là  portaient  des  espèces  de 
châteaux 'ou  plates-formes  où  se  tenaient  debout 
les  pilotes  ;  quelques-unes  consistaient  en  trois 
bandes  d'écorce  reliées  avec  des  cordes  et  ma- 
nœuvrées  par  une  pagaie.  Les  bateaux  destinés 
au  transport  des  animaux  et  des  chars  étaient 
accolés  bord  à  bord,  et  supportaient  un  plancher 
sur  lequel  se  remployait  un  pont  volant  per- 
mettant d'embarquer  et  de  débarquer  sans  peine  : 
le  nombre  en  était  grand.  Les  chevaux  surpris 
hennissaient  et  frappaient  le  bois  de  leur  corne 
sonore  ;  les  bœufs  tournaient  avec  inquiétude  du 
côté  de  la  rive  leurs  mufles  lustrés  d'où  pen- 
daient des  filaments  de  bave,  et  se  calmaient 
sous  les  caresses  des  conducteurs. 

Les  contre-maîtres  marquaient  le  rhythme 
aux  rameurs  en  heurtant  l'une  contre  l'autre  la 
paume  de  leurs  mains;  les  pilotes,  juchés  sur  la 
poupe  ou  se  promenant  sur  le  toit  des   naos, 


ii  LE    ROMAN    DE  LA  MOMIE. 

criaient  leurs  ordres,  indiquant  les  manœuvres 
nécessaires  pour  se  diriger  à  travers  le  dédple 
mouvant  des  embarcations.  Parfois,  malgré  les 
précautions,  les  bateaux  se  choquaient,  et  les 
mariniers  échangeaient  des  injures  ou  se  frap- 
paient de  leurs  rames. 

Ces  milliers  de  nefs,  peintes  la  plupart  en 
blanc  et  relevées  d'ornements  verts,  bleus  et 
rouges,  chargées  d'hommes  et  de  femmes  vêtus 
de  costumes  multicolores,  faisaient  disparaître 
entièrement  le  Nil  sur  une  surface  de  plusieurs 
lieues,  et  présentaient,  sous  la  vive  couleur  du 
soleil  d'Egypte,  un  spectacle  d'un  éclat  éblouis- 
sant dans  sa  mobilité;  l'eau  agitée  en  tous  sens 
fourmillait,  scintillait,  miroitait  comme  du  vif- 
argent,  et  ressemblait  à  un  soleil  brisé  en  mil- 
lions de  pièces. 

Tahoser  entra  dans  sa  cange,  décorée  avec  une 
richesse  extrême,  dont  le  centre  était  occupé  par 
une  cabine  ou  naos  à  l'entablement  surmonté 
d'une  rangée  d'uraeus,  aux  angles  équarris  en 
piliers,  aux  parois  bariolées  de  dessins  symétri- 
ques. Un  habitacle  à  toit  aigu  chargeait  la 
poupe,  contre-balancée  à  l'autre  extrémité  par 
une  Forte  d'autel  enjolivé  de  peintures.  Le  gou- 
vernail se  composait  de  deux  immenses  rames 


LE   ROMAN    DE   LA    MOMIE.  9» 

terminées  en  têtes  d'Hâthor,  nouées  au  col  de 
longs  bouts  d'étoffe  et  jouant  sur  des  pieux 
échancrés.  Au  mat  dressé  palpitait,  car  le  vent 
d'est  venait  de  se  lever,  une  voile  obiongue  fixée 
à  deux  vergues,  dont  la  riche  étoffe  était  brodée 
et  peinte  de  losanges,  de  chevrons,  de  quadrilles, 
d'oiseaux,  d'animaux  chimériques  aux  couleurs 
éclatantes;  à  la  vergue  inférieure  pendait  une 
frange  de  grosses  houppes. 

L'amarre  dénouée  et  la  voile  tournée  au  vent, 
la  cange  s'éloigna  de  la  rive,  divisant  de  sa  proue 
les  agrégations  de  barques  dont  les  rames  s'en- 
chevêtraient et  s'agitaient  comme  des  pattes  de 
scarabées  retournés  sur  le  dos  ;  elle  filait  insou- 
ciammentau  milieu  d'un  concert  d'injures  et  de 
cris;  sa  force  supérieure  lui  permettait  de  dédai- 
gner des  chocs  qui  eussent  coulé  bas  des  embar- 
cations plus  frêles.  D'ailleurs  les  matelots  de 
Tahoser  étaient  si  habiles,  que  la  cange  qu'ils 
dirigeaient  semblait  douée  d'intelligence,  tant 
elle  obéissait  avec  promptitude  au  gouvernail  et 
se  détournait  à  propos  des  obstacles  sérieux.  Elle 
eut  bientôt  laissé  derrière  elle  les  bateaux  appe- 
santis, dont  le  naos  plein  de  passagers  à  l'inté- 
rieur était  encore  chargé  sur  le  toit  de  irois  ou 
quatre  rangées  d'hommes,  de  femmes  et  d'en- 


94  LE    ROMAN    DE   LA    MOMTE. 

fants  accroupis  dans  Tattitude  si  chère  au  peuple 
égyptien.  A  voir  ces  personnages  agenouillés  ainsi, 
on  les  eût  pris  pour  les  juges  assesseurs  d'Osiris. 
si  leur  physionomie,  au  lieu  d'exprimer  le  re- 
cueillement propre  à  des  conseillers  funèbres, 
n'eût  respiré  la  gaieté  la  plus  franche.  En  effet, 
le  Pharaon  revenait  vainqueur  et  ramenait  un 
immense  butin.  Thèbes  était  dans  la  joie,  et  sa 
population  tout  entière  allait  au-devant  du  favori 
d'Ammon-Ra,  seigneur  des  diadèmes,  modéra- 
teur de  la  région  pure,  Aroëris  tout-puissant,  roi- 
soleil  et  conculcateur  des  peuples  ! 

La  cange  de  Tahoser  atteignit  bientôt  la  rive 
opposée.  La  barque  qui  portait  le  char  aborda 
presque  en  même  temps  :  les  bœufs  passèrent 
sur  le  pont  volant  et  furent  placés  sous  le  joug  en 
quelques  minutes  par  les  serviteurs  alertes  dé- 
barques avec  eux. 

Ces  bœufs  blancs,  tachetés  de  noir,  étaient 
coiffés  d'une  sorte  de  tiare  recomTant  en  partie 
le  joug  attaché  au  timon  et  maintenu  par  deux 
larges  courroies  de  cuir,  dont  l'une  entourait 
leur  col,  et  dont  l'autre,  reliée  à  la  première, 
leur  passait  sous  le  ventre.  Leurs  garrots  élevés, 
leurs  larges  fanons,  leurs  jarrets  secs  et  nerveux, 
leurs  sabots  mignons  et  brillants  conme  de  l'a- 


LE    ROMAN   DE  LA   MOMIE.  95 

gale,  leur  queue  au  flocon  soigneusement  peigné, 
montraient  qu'ils  étaient  de  race  pure,  et  que  les 
pénibles  travaux  des  champs  ne  les  avaient  ja- 
mais déformés.  Ils  avaient  cette  placidité  majes- 
tueuse d'Apis,  le  taureau  sacré,  lorsqu'il  reçoit 
les  hommages  et  les  offrandes.  Le  char,  d'une 
légèreté  extrême,  pouvait  contenir  deux  ou  trois 
personnes  debout  ;  sa  caisse,  demi-circulaire, 
couverte  d'ornements  et  de  dorures  distribués  en 
lignes  d'une  courbe  gracieuse,  était  soutenue 
par  une  sorte  d'étançon  diagonal  dépassant  un 
peu  le  rebord  supérieur,  et  auquel  le  voyageur 
s'accrochait  de  la  main  lorsque  la  route  était 
raboteuse  ou  l'allure  de  l'attelage  rapide  ;  sur 
l'essieu,  placé  à  l'arrière  de  la  caisse  pour  adoucir 
les  cahots,  pivotaient  deux  roues  à  six  rayons  que 
maintenaient  des  clavettes  rivées.  Au  bout  d'une 
hampe  plantée  dans  le  fond  du  char  s'épanouis- 
sait un  parasol  figurant  des  feuilles  de  palmier. 
Nofré,  penchée  sur  le  rebord  du  char,  tenait 
les  rênes  des  bœufs  bridés  comme  des  chevaux, 
et  conduisait  le  char  suivant  la  coutume  égyp- 
tienne, tandis  que  Tahoser,  immobile  à  côté 
d'elle,  appuyait  sa  main,  constellée  de  bagues 
depuis  le  petit  doigt  jusqu'au  pouce,  à  la  mou- 
lare  dorée  de  la  conque. 


9t>  LE   ROMAN    DE   LA  MOMIE. 

Ces  deux  belles  filles,  Fune  étincelante  d'é- 
maux et  de  pierres  précieuses,  l'autre  à  peine 
voilée  d'une  transparente  tunique  de  gaze,  for- 
maient un  groupe  charmant  sur  ce  char  aux 
brillantes  couleurs.  Huit  ou  dix  serviteurs,  yêtus 
d'une  cott^,  à  raies  obliques  dont  les  plis  se  mas- 
saient par  devant,  accompagnaient  l'équipage, 
se  réglant  sur  l'allure  des  bœufs. 

De  ce  côté  du  fleuve  l'affluence  n'était  pas 
moins  grande;  les  habitants  du  quartier  des 
Memnonia  et  des  villages  circonvoisins  arrivaient 
de  leur  côté,  et  à  chaque  instant  les  barques, 
déposant  leur  charge  sur  le  quai  de  briques,  ap- 
portaient de  nouveaux  curieux  qui  épaississaient 
la  foule.  D'innombrables  chars,  se  dirigeant  vers 
le  champ  de  manœuvre,  faisaient  rayonner  leurs 
roues  comme  des  soleils  parmi  la  poussière  dorée 
qu'ils  soulevaient.  Thèbes,  à  ce  moment,  devait 
être  déserte  comme  si  un  conquérant  eût  emmené 
son  peuple  en  captivité. 

Le  cadre  était  d'ailleurs  digne  du  tableau.  Au 
milieu  de  verdoyantes  cultures,  d'où  jaillissaient 
des  aigrettes  de  paîmiers-doums,  se  dessinaient, 
vivement  coloriés,  des  habitations  de  plaisance, 
des  palais,  des  pavillons  d'été  entourés  de^•):^- 
mores  et  de  mimosas.  Des  bassins  miroitaient  au 


LE   ROMAN   DE   LA   MOMIE,  97 

soleil,  des  vignes  enlaçaient  leurs  festons  à  des 
treillages  voûtés  ;  au  fond,  se  découpait  la  gigan- 
tesque silhouette  du  palais  de  Rhamsès-Meïamoun, 
avec  ses  pylônes  démesurés,  ses  murailles  énor- 
mes, ses  mâts  dorés  et  peints,  dont  les  banderoles 
flottaient  au  vent  ;  plus  au  nord,  les  deux  colosses 
qui  trônent  avec  une  pose  d'éternelle  impassibi- 
lité, montagne  de  granit  à  forme  humaine,  de- 
vant rentrée  de  l'Aménophium,  s'ébauchaient 
dans  une  demi-teinte  bleuâtre,  masquant  à  demi 
le  Rhamesséium  plus  lointain  et  le  tombeau  en 
retraite  du  grand  prêtre,  mais  laissant  entrevoir 
par  un  de  ses  angles  le  palais  de  Ménephta. 

Plus  près  de  la  chaîne  libyque,  le  quartier  des 
Memnonia,  habité  par  les  colchytes,  les  para- 
schistes  et  les  taricheutes,  faisait  monter  dans 
l'air  bleu  les  rousses  fumées  de  ses  chaudières  de 
natron  :  car  le  travail  de  la  mort  ne  s'arrête  ja- 
mais, et  la  vie  a  beau  se  répandre  tumultueuse, 
les  bandelettes  se  préparent,  les  cartonnages  se 
moulent,  les  cercueils  se  couvrent  d'hiéroglyphes, 
et  quelque  cadavre  froid,  allongé  sur  le  lit  fu- 
nèbre à  pieds  de  lion  ou  de  chacal,  attend  qu'on 
lui  fasse  sa  toilette  d'éternité. 

A  l'horizon,  mais  rapprochées  par  la  transpa- 
rence de  l'air,  les  munlagnes  libyques  découpaient 


9  8  Lï   ROMAN   DE   LA   MOMIE. 

sur  le  ciel  pur  leurs  dentelures  caicaires,  et" 
leurs  masses  arides  évidées  par  les  hypogées  et 
les  syringes. 

Lorsqu'on  se  tournait  vers  l'autre  rive,  la  vue 
n'était  pas  moins  merveilleuse  ;  les  rayons  du  so- 
leil coloraient  en  rose,  sur  le  fond  vaporeux  de  la 
chaîne  arabique,  la  masse  gigantesque  du  palais 
du  Nord,  que  l'éloignement  pouvait  à  peine  di- 
minuer, et  qui  dressait  ses  montagnes  de  granit, 
sa  forêt  de  colonnes  géantes,  au-dessus  des  habi- 
tations à  toit  plat. 

Devant  le  palais  s'étendait  une  vaste  esplanade 
•descendant  au  fleuve  par  deux  escaliers  placés  à 
ses  angles  ;  au  milieu,  un  dromos  de  criosphinx, 
perpendiculaire  au  Nil,  conduisait  à  un  pylône 
démesuré,  précédé  de  deux  statues  colossales,  et 
d'une  paire  d'obélisques  dont  les  pyramidions 
dépassant  sa  corniche,  découpaient  leur  pointe 
couleur  de  chair  sur  l'azur  uni  du  ciel. 

En  recul  au-dessus  de  la  muraille  d'enceinte  se 
présentait  par  sa  face  latérale  le  temple  d'Ara- 
mon  ;  et  plus  à  droite  s'élevaient  le  temple  de 
Khons  et  le  temple  d'Opht  ;  un  gigantesque  pylône 
vu  de  profil  et  tourné  vers  le  midi,  deux  obélis- 
ques de  soixante  coudées  de  haut  marquaient  le 
commencement  de   cette  prodigieuse  allée  de 


LE   ROMAN    DE    LA   MOMIE.  99 

deux  mille  sphinx  à  corps  de  lion  et  à  tête  de  bé- 
lier, se  prolongeant  du  palais  du  Nord  au  palais 
du  Sud;  sur  les  piédestaux  l'on  voyait  s'évaser  les 
croupes  énormes  de  la  première  rangée  de  ces 
monstres  tournant  le  dos  au  Nil. 

Plus  loin  s'ébauchaient  vaguement  dans  une 
lumière  rosée  des  corniches  où  le  globe  mystique 
déployait  ses  vastes  ailes,  des  têtes  de  colosses  à 
figure  placide,  des  angles  d'édifices  iîumenses, 
des  aiguilles  de  granit,  des  superpositions  de  ter- 
rasses, des  bouquets  de  palmiers,  s'épanouissant 
comme  des  touffes  d'herbe  entre  ces  prodigieux 
entassements;  et  le  palais  du  sud  développait  ses 
hautes  parois  coloriées,  ses  mâts  pavoises,  ses 
portes  en  talus,  ses  obélisques  et  ses  troupeaux  de 
sphinx. 

Au  delà,  tant  que  la  vue  pouvait  s'étendre,  Oph 
se  déployait  avec  ses  palais,  ses  collèges  de  prê- 
tres, ses  maisons,  et  de  faibles  lignes  bleues  indi- 
quaient aux  derniers  plans  la  crête  de  ses  mu- 
railles et  le  sommet  de  ses  portes. 

Tahoser  regardait  vaguement  cette  perspective 
familière  pour  elle,  et  ses  yeux  distraits  n'expri- 
n^aient  aucune  admiration;  mais,  en  passant  de- 
vant une  maison  presque  enfouie  dans  une  touffe 
de  luxuriante  végétation,  elle  sortit  de  son  apa- 

BIBLIOTHECA 


luO  LE   ROMAN    DE   LA    MOMIE. 

Ihie,  sembla  chercher  du  regard  sur  la  terrasse 
et  à  la  galerie  extérieure  une  figure  connue. 

Un  beau  jeune  homme,  nonchalamment  ap- 
puyé à  une  des  colonnettes  du  pavillon,  paraissait 
regarder  la  foule  ;  mais  ses  prune  lies  sombres, 
devant  lesquelles  semblait  danser  un  rêve,  ne 
s'arrêtèrent  pas  sur  le  char  qui  portait  Tahoser 
etNofré. 

Cependant  la  petite  main  de  la  fille  de  Péta- 
mounoph  s'accrochait  nerseusement  au  rebord 
du  char.  Ses  joues  avaient  pâli  sous  la  légère  cou- 
che de  fard  dont  Xofré  les  avait  peintes,  et, 
comme  si  elle  défaillait,  à  plusieurs  reprises  elle 
empira  l'odeur  de  son  bouquet  de  lotus. 


UT 


Malgré  sa  perspicacité  habituelle,  Nofré  n'avait 
pas  remarqué  Teffet  produit  sur  sa  maîtresse  par 
le  dédaigneux  inconnu  :  elle  n'avait  vu  ni  sa  pâ- 
leur suivie  d'une  rougeur  foncée,  ni  la  lueur  plus 
vive  de  son  regard,  ni  entendu  le  bruissement 
des  émaux  et  des  perles  de  ses  colliers,  que  soule- 
vait le  mouvement  de  sa  gorge  palpitante  ;  il  est 
vrai  que  son  attention  tout  entière  était  occupée 
à  diriger  son  attelage,  chose  assez  difficile  parmi 
les  masses  de  plus  en  plus  compactes  de  curieux 
accourus  pour  assister  à  la  rentrée  triomphale 
du  Pharaon. 

Enfin  le  char  arriva  au  champ  de  manœuvre, 
immense  enceinte  aplanie  avec  soin  pour  le  dé- 
ploiement des  pompes  militaires  :  des  terrasse- 
ments, qui  avaient  dû  employer  pendant  des 
années  les  bras  de  trente  nations  emmenées  en 
«^^clavage,  formaient  un  cadre  en  relief  au  gigaO' 

9. 


102  LE   ROMAN    DE    LA    MOMIE. 

tesque  parallélogramme  ;  des  murs  de  briques 
crues  formant  talus  revêtaient  ces  terrassements  , 
leurs  crêtes  étaient  garnies,  sur  plusieurs  ran- 
gées de  profondeur,  par  des  centaines  de  mille 
d'Egyptiens  dont  les  costumes  blancs  ou  bigarres 
de  couleurs  vives  papillotaient  au  soleil  dans  ce 
fourmillement  perpétuel  qui  caractérise  la  mul- 
titude, même  lorsqu'elle  semble  immobile;  en 
arrière  de  ce  cordon  de  spectateurs,  les  cbars,  les 
chariots,  les  litières,  gardés  par  les  cochers,  les 
conducteurs  et  les  esclaves^  avaient  Taspect  d'un 
campement  de  peuple  en  migration,  tant  le  nom- 
bre en  était  considérable  :  car  Thèbes,  la  mer- 
veille du  monde  antique,  comptait  plus  d'habi- 
tants que  certains  royaumes. 

Le  sable  uni  et  fm  de  la  vaste  arène  bordée 
d'un  million  de  tête,  scintillait  de  points  mica- 
cés, sons  la  Inmière  tombant  d'un  ciel  bleu 
comme  l'émail  des  statuettes  d'Osiris. 

Sur  le  côté  sud  du  champ  de  manœuvre,  le 
revêtement  s'interrompait  et  laissait  déboucher 
dans  la  place,  une  route  se  prolongeant  vers 
l'Ethiopie  supérieure,  le  long  de  la  chaîne  liby- 
que.  A  l'angle  opposé ,  le  talus  coupé  per- 
mettait au  chemin  de  se  continuer  jusqu'au 
palais    de     Rhamsès-Meïamoun ,    en    passant 


LE    ROMAN    DE    LA    MOMIE.  103 

à  travers    les    épaisses   murailles   de    briques. 

La  fîUe  de  Péiamounoph  et  Nofré,  à  qui  les 
serviteurs  avaient  fait  faire  place,  se  tenaient  à 
cet  angle,  sur  le  sommet  du  talus,  de  façon  à 
voir  défiler  tout  le  cortège  sous  leurs  pieds. 

Une  prodigieuse  rumeur,  sourde,  profonde  et 
puissante  comme  celle  d'une  mer  qui  approche, 
se  fit  entendre  dans  le  lointain  et  couvrit  les  mille 
susurrements  de  la  foule  :  ainsi  le  rugissement 
à'uù  lion  fait  taire  les  miaulements  d'une  troupe 
de  chacal':.  Bientôt  le  bruit  particulier  des  instru- 
ments se  détacha  de  ce  tonnerre  terrestre  produit 
par  le  roulement  des  chars  de  guerre  et  le  pas 
rhythmé  des  combattants  à  pied;  une  sorte  de 
brume  roussâtre,  comme  celle  que  soulève  le  vent 
du  désert,  envahit  le  ciel  de  ce  côté,  et  pourtant 
la  brise  était  tombée  ;  il  n'y  avait  pas  un  souffle 
d'air,  et  les  branches  les  plus  délicates  des  pal- 
miers restaient  immobiles  comme  si  elles  eussent 
été  sculptées  dans  le  granit  des  chapiteaux  ;  pas  un 
cheveu  ne  frissonnait  sur  la  tempe  moite  des 
femmes,  et  les  barbes  cannelées  de  leurs  coiffu- 
res s'allongaicnt  flasquement  derrière  leur  dos. 
Ce  brouillard  poudreux  était  produit  par  l'armée 
en  marche,  et  planait  au-dessus  d'elle  comme  un 
nuage  fauve. 


J»4  LE   ROMAN   DE    LA    MOMIE. 

Le  tumulte  augmentait;  les  tourbillous  de 
poussière  s'ouvrirent,  et  les  premières  files  de 
musiciens  débouchèrent  dans  l'immense  arène, 
à  la  grande  satisfaction  de  la  multitude,  qui, 
malgré  son  respect  poui  la  majesté  pharaonique, 
commençait  à  se  lasser  d'attendre  sous  un  soleil 
qui  eût  fait  fondre  tout  autre  crâne  que  des  crânes 
égyptiens. 

L'avant-garde  des  musiciens  s'arrêta  quelques 
instants;  des  collèges  de  prêtres, des  députations 
des  principaux  habitants  de  Thèbes,  traversèrent 
le  champ  de  manœuvre  pour  aller  au-devant  du 
Pharaon,  et  se  rangèrent  en  haie  dans  les  poses 
du  respect  le  plus  profond,  de  manière  à  laisser 
le  passage  libre  au  cortège. 

La  musique,  qui,  à  elle  seule,  eût  pu  former 
mie  petite  armée,  se  composait  de  tambours,  de 
tambourins,  de  trompettes  et  de  sistres. 

Le  premier  peloton  passa,  sonnant  une  reten- 
tissante fanfare  de  triomphe  dans  ses  courts  clai- 
rons de  cuivre  brillants  comme  de  l'or.  Chacun 
de  ces  musiciens  portait  un  second  clairon  sous 
le  bras,  comme  si  l'instrument  avait  dû  se  fati- 
guer plutôt  que  l'homme.  Le  costume  de  ces 
trompettes  consistait  en  une  sorte  de  courte  tuni- 
que serrée  par  une  ceinture  dont  les  larges  bouts 


LE    ROMAN    DE   LA    MOMIE.  )  95 

retombaient  par  devant  ;  une  bandelette  où  s'im- 
fdantaient  deux  plumes  d'autruche  divergentes 
serrait  leur  épaisse  chevelure.  Ces  plumes  ainsi  po- 
sées rappelaient  les  antennes  et  des  scarabées  et 
donnaient  à  ceux  qui  en  étaient  coiffés  une  bizarre 
apparence  d*insectes. 

Les  tambours,  vêtus  d'une  simple  cotte  plissée 
et  nus  jusqu'à  la  ceinture,  frappaient  avec  des 
baguettes  en  bois  de  sycomore  la  peau  d'onagre 
de  leurs  caisses  au  ventre  bombé,  suspendues  à 
un  baudrier  de  cuir,  d'après  le  rhythme  que  leur 
indiquait  en  tapant  dans  ses  mains  un  maître 
tambour  qui  se  retournait  souvent  vers  eux. 

Après  les  tambours  venaient  les  joueurs  de  sis- 
tre, qui  secouaient  leur  instrument  par  un  geste 
brusque  et  saccadé,  et  faisaient  sonner,  à  inter- 
valles mesurés,  les  anneaux  do  inétal  sur  les 
quatre  tringles  de  bronze. 

Les  tambourins  portaient  transversalement 
devant  eux  leur  caisse  oblongue,  rattachée  par 
une  écharpe  passée  derrière  leur^'ol,  et  frappaient 
à  pleins  poings  la  peau  tendue  aux  deux  bouts. 

Chaque  corps  de  musique  ne  comptait  pas 
moins  de  deux  cents  hommes  ;  mais  l'ouragan 
de  bruit  que  produisaient  clairons,  tambours, 
sistres,  tambourins,  et  qui  eût  fait  saigner  les 


106  LE    ROMAK    DE    LA   MOMIE. 

oreilles  dans  l'intérieur  d'un  palais,  n'avait  rien 
de  trop  éclatant  ni  de  trop  formidable  sous  la 
vaste  coupole  du  ciel,  au  milieu  de  cet  immense 
espace,  parmi  ce  peuple  bourdonnant,  en  tête 
de  cette  armée  à  lasser  les  nomcnclateurs,  qui 
s'avançait  avec  le  grondement  des  grandes 
eaux. 

Était-ce  trop  d'ailleurs  de  huit  cents  musiciens 
pour  précéder  un  Pharaon  bicn-aimé  d'Amoun- 
Ra,  représenté  par  des  colosses  de  basalte  et  de 
granit  de  soixante  coudées  de  haut,  ayant  son  nom 
écrit  dans  des  cartouches  sur  des  monuments  im- 
périssables, et  son  histoire  sculptée  et  peinte  sur 
les  murs  des  salles  hypostyles,  sur  les  parois  des 
pylônes,  en  interminables  bas-reliefs,  en  fres- 
ques sans  fin? était-ce  trop,  en  vérité,  pour  un 
roi  soulevant  par  leur  chevelure  cent  peuples 
conquis,  et  du  haut  de  son  trône  morigénant  les 
nations  avec  son  fouet,  pour  un  Sohàl  vivant 
brûlant  les  yeux  éblouis,  pour  un  dieu,  à  l'éter- 
nité près  ? 

Apres  la  musique  arrivaient  les  captifs  bar- 
bares, à  tournures  étranges,  à  masque  bestial,  à 
peau  noire,  à  chevelure  crépue,  ressemblant  au- 
tant au  singe  qu'à  l'bomme,  et  vêtu  du  costume 
de  leur  pays  ;  une  jupe  au-dessus  des  hanches  et 


LE   ROMAN  DE   LA   MOMIE.  107 

retenue  par  une  bretelle  unique,  brodée  d'orne- 
ments de  couleurs  diverses. 

Une  cruauté  ingénieuse  et  fantasque  avait  pré- 
sidé à  l'enchaînement  de  ces  prisonniers.  Les 
uns  étaient  liés  derrière  le  dos  par  le3  coudes  ; 
les  autres,  par  les  mains  élevées  au-dessus  de  la 
tête,  dans  la  position  la  plus  gênante  ;  ceux-ci 
avaient  les  poignets  pris  dans  des  cangucsde  bois; 
ceux-là,  le  col  étranglé  dans  un  carcan  ou  dans 
une  corde  qui  enchaînait  toute  une  file,  faisant 
un  nœud  à  chaque  victime.  Il  semblait  qu'on 
eût  pris  plaisir  à  contrarier  autant  que  possible 
les  attitudes  humaines,  en  garrottant  ces  malheu- 
reux, qui  s'avançaient  devant  leur  vainqueur 
d'un  pas  gauche  et  contraint,  roulant  de  gros 
yeux  et  se  livrant  à  des  contorsions  arrachées  par 
la  douleur. 

Des  gardiens  marchan'  à  côté  d'eux  réglaient 
leur  allure  à  coups  de  bâton. 

Des  femmes  basanées,  aux  longues  tresses  pen- 
dantes, portant  leurs  enfants  dans  un  lambeau 
d'étoffe  noué  à  leur  front,  venaient  derrière,  hon- 
teuses, courbées,  laissant  voir  leur  nudité  grêle 
et  difforme,  vil  troupeau  dévoué  aux  usages  les 
plus  infimes. 

D'autres,  jeunes  et  belles,  la  peau  d'ane  nuance 


108  LE   ROMAN   DE   LA    MOMIE. 

moins  foncée,  les  bras  ornés  de  larges  cercles  d'i- 
voire, les  oreilles  allongées  par  de  grands  disques 
de  métal,  s'enveloppaient  de  longues  tuniques  à 
manches  larges,  entourées  au  col  dlun  ourlet  de 
broderies  et  tombant  à  plis  fins  et  pressés  jusque 
sur  leurs  chevilles,  où  bruissaient  des  anneaux  ; 
pauvres  filles  arrachées  à  leur  patrie,  à  leurs  pa- 
rents, à  leurs  amours  peut-être;  elles  souriaient 
cependant  à  travers  leurs  larmes,  car  le  pouvoir 
de  la  beauté  est  sans  bornes,  Tétrangeté  fait  naî- 
tre le  caprice,  et  peut-être  la  faveur  royale  atten- 
dait-elle une  de  ces  captives  barbares  dans  les  pro- 
fondeurs secrètes  du  gynécée. 

Des  soldats  les  accompagnaient  et  les  préser- 
vaient du  contact  de  la  foule. 

Les  porte-étendard  venaient  ensuite,  élevant  les 
hampes  dorées  de  leurs  enseignes  représentant 
des  baris  mystiques,  des  éperviers  sacrés,  des  tê- 
tes d'Hàthor  surmontées  de  plumes  d'autruche, 
des  ibex  ailés,  des  cartouches  historiés  au  nom  du 
roi,  des  crocodiles  et  autres  symboles  religieux  ou 
guerriers.  A  ces  étendards  étaient  nouées  de  lon- 
gues cravates  blanches,  ocellées  de  points  noirs 
que  le  mouvement  de  la  marche  faisait  gracieuse- 
ment voltiger. 

A  l'aspect  des  étendards  annonçant  la  venue  du 


LE    ROMAN   DE    LA    MOMIE.  109 

Pharaon,  les  députations  de  prêtres  et  de  notables 
tendirent  vers  lui  leurs  mains  suppliantes,  ou  les 
laissèrent  pendre  sur  leurs  genoux,  les  paumes 
tournées  en  l'air.  Quelques-uns  même  se  proster- 
nèrent les  coudes  serrés  au  long  du  corps,  le  front 
dans  la  poudre,  avec  des  attitudes  de  soumission 
absolue  et  d'adoration  profonde  ;  les  spectateurs 
agitaient  en  tous  sens  leurs  grandes  palmes. 

Un  héraut  ou  lecteur,  tenant  à  la  main  un  rou- 
leau couvert  de  signes  hiéroglyphiques,  s'avança 
tout  seul  entre  les  porte-étendards  et  les  thurifé- 
raires qui  précédaient  la  litière  du  roi. 

Il  proclamait  d'une  voix  forte,  retentissante 
comme  une  trompette  d'airain,  les  victoires  du 
Pharaon  :  il  disait  les  fortunes  des  divers  com- 
bats, le  nombre  des  captifs  et  des  chars  de  guerre 
enlevés  à  l'ennemi,  le  montant  du  butin,  les  me- 
sures de  poudre  d'or,  les  dents  d'éléphant,  les 
plumes  d'autruche,  les  masses  de  gomme  odo- 
rante, les  girafes,  les  lions,  les  panthères  et  au- 
tres animaux  rares  ;  il  citait  le  nom  des  chefs  bar- 
bares tués  par  les  javelines  ou  les  flèches  de  Sa 
Majesté,  l'Aroëris  tout-puissant,  le  favori  des 
dieux. 

A  chaque  énonciation,  le  peuple  poussait  une 
clameur  immense,  et,  du  haut  des  talus,  jetait 

10 


110  LE  ROMAN   DE   LA    MOMIE. 

sur  la  route  du  vainqueur  de  longues  branches 
vertes  des  palmiers  qu'il  balançait. 

Enfin  le  Pharaon  parut  ! 

Des  prêtres,  se  retournant  à  intervalles  égaux, 
allongeaient  vers  lui  leurs  amschirs  après  avoir 
jeté  de  l'encens  sur  les  charbons  allumés  dans  la 
petite  coupe  de  bronze,  soutenue  par  une  main 
emmanchée  d'une  espèce  de  sceptre  terminé  à 
l'autre  bout  par  une  tête  d'animal  sacré,  et  mar- 
chaient respectueusement  à  reculons  pendant  que 
la  fumée  odorante  et  bleue  montait  aux  narines 
du  triomphateur,  en  apparence  indifférent  à  ces 
honneurs  comme  une  divinité  de  bronze  ou  de 
basalte. 

Douze  oëris  ou  chefs  militaires,  la  tète  couverte 
d'un  léger  casque  surmonté  d'une  plume  d'au* 
truchc,  le  torse  nu,  les  reins  enveloppés  d'un  pa- 
gne à  plis  roides,  portant  devant  eux  leur  targe 
suspendue  à  leur  ceinture,  soutenaient  une  sorte 
de  pavois  sur  lequel  posait  le  trône  du  Pharaon, 
C'était  un  siège  à  pieds  et  à  bras  de  lion,  au  dos- 
sier élevé,  garni  d'un  coussin  débordant,  orné  sur 
sa  face  latérale  d'un  lacis  de  fleurs  roses  et 
bleues  ;  les  pieds,  les  bras,  les  nervures  du  trône 
étaient  dorés,  et  de  vives  couleurs  remplissaient 
les  places  laissées  vides  par  la  dorure. 


LE   ROMAN    DE   LA  MOMIE.  1H 

Do  chaque  côté  du  brancard,  quatre  flabelli- 
fères  agitaient  au  bout  de  hampes  dorées  d'énor- 
mes éventails  de  plumes  d'une  forme  semi-cir- 
culaire ;  deux  prêtres  soulevaient  une  grande 
corne  d'abondance  richement  ornementée,  d'où 
retombaient  en  gerbes  de  gigantesques  fleurs  de 
lotus. 

Le  Pharaon  était  coiffé  d'un  casque  allongé  en 
mitre,  découpant  par  une  échancrare  la  conque 
de  l'oreille  et  se  rabattant  vers  la  nuque  pour  la 
proléger.  Sur  le  fond  bleu  du  casque  scintillait 
un  semis  de  points  semblables  à  des  prunelles 
d'oiseau  et  formés  de  trois  cercles  noirs,  blancs 
et  rouges;  un  liséré  écarlate  et  jaune  en  garnis- 
sait le  bord,  et  la  vipère  symbolique,  tordant  ses 
anneaux  d'or  sur  la  partie  antérieure,  se  redres- 
sait et  se  rengorgeait  au-dessus  du  front  royal  ; 
deux  longues  barbes  cannelées  et  de  couleur 
pourpre  flottaient  sur  les  épaules  et  complétaient 
cette  coiffure  d'une  majestueuse  élégance. 

Un  large  gorgerin  à  sept  rangs  d'émaux,  de 
pierres  précieuses  et  de  perles  d'or,  s'arrondissait 
sur  la  poitrine  du  Pharaon  et  jetait  de  vives  lueurs 
au  soleil.  Pour  vêtement  supérieur  il  portait  une 
espèce  de  brassière  quadrillée  de  rose  et  de  noir, 
dont  les  bouts  allongés  en  bandelettes  tournaient 


1  1  i  LE   ROMAN   DE   LA   MOMIE. 

plusieurs  fois  autour  du  buste  et  le  serraient 
étroitement;  les  manches,  coupées  à  la  hauteur 
du  biceps  et  bordées  de  lignes  transversales  d'or, 
de  rouge  ex  de  bleu,  laissaient  voir  des  bras  ronds 
et  forts,  dont  le  gauche  était  garni  d'un  large  poi- 
gnet de  métal  destiné  à  amortir  le  frôlement  de  la 
corde  lorsque  le  Pharaon  décochait  une  flèche  de 
son  arc  triangulaire,  et  dont  le  droit,  orné  d'un 
bracelet  composé  d'un  serpent  enroulé  plusieurs 
fois  sur  lui-même,  tenait  un  long  sceptre  d'or 
terminé  par  un  bouton  de  lotus.  Le  reste  du 
corps  était  enveloppé  d'une  draperie  du  plus  fin 
lin  à  plis  multipliés,  arrêtée  aux  hanches  par  une 
ceinture  imbricfuée  de  plaquettes  en  émail  et  en 
or.  Entre  la  brassière  et  la  ceinture,  le  torse  appa- 
raissait luisant  et  poli  comme  le  granit  rose  tra- 
vaillé par  un  ouvrier  habile.  Des  sandales  à  poin- 
tes recourbées,  pareilles  à  des  patins,  chaussaient 
ses  pieds  étroits  et  longs,  rapprochés  l'un  de 
l'autre  comme  les  pieds  des  dieux  sur  les  mu- 
railles des  temples. 

Sa  fîgurelisse,  imberbe,  aux  grands  traits  purs, 
qu'il  ne  semblait  au  pouvoir  d'aucune  émotion  hu- 
maine de  déranger  et  que  le  sang  de  la  vie  vul- 
gaire ne  colorait  pas,  avec  sa  pâleur  morte,  ses 
lèvres  scellées,  ses  yeux  énormes,  agrandis  de  li- 


LE   ROMAN   DE   LA   MOMIE.  US 

gnes  noires,  dont  les  paupières  ne  s'abaissaient 
non  plus  que  celles  de  l'épervier  sacré,  inspirait 
par  sonimmobilité  même  une  respectueuse  épou- 
vante. On  eût  dit  que  ces  yeux  fixes  ne  regar- 
daient que  l'éternité  et  l'infini;  les  objets  envi- 
ronnants ne  paraissaient  pas  s'y  refléter.  Les 
satiétésde  la  jouissance,  le  blasement  des  volontés 
satisfaites  aussitôt  qu'exprimées,  l'isolement  du 
demi-dieu  qui  n'a  pas  de  semblables  parmi  les 
mortels,  le  dégoût  des  adorations  et  comme  l'en- 
nui du  triomphe,  avaient  lige  à  jamais  cette  phy- 
sionomie, impla(  ablementdouce  etd'une  sérénité 
gra-nitique.  Osiris  jugeant  les  âmes  n'eût  pas  eu 
l'air  plus  majestueux  etplus  calme. 

Un  grand  lion  privé,  couché  à  côté  de  lui  sur 
le  brancard,  allongeait  ses  énormes  pattes  comme 
un  sphinx  sur  son  piédestal,  et  clignait  ses  pru- 
nelles jaunes. 

Une  corde,  attachée  à  la  litière,  reliait  au  Pha- 
raon les  chars  de  guerre  des  chefs  vaincus  ;  il  les 
tramait  derrière  lui,  comme  des  animaux  à  la 
laisse.  Ces  chefs,  à  l'attitude  morne  et  farouche, 
dont  les  coudes  rapprochés  par  une  ligature  for- 
maient un  angle  disgracieux,  vacillaient  gauche- 
ment à  la  trépidation  des  chars,  que  menaient  des 
cochers  égyptiens. 

10. 


H  4  LE    ROMAN   DE    LA    MOMIE. 

Ensuite  venaient  les  chars  de  guerre  des  jeunes 
princes  de  la  famille  royale  ;  des  chevaux  de  race 
pure,  aux  formes  élégantes  et  nobles,  aux  jambes 
fines,  aux  jarrets  nerveux,  à  la  crinière  taillée  en 
brosse,  les  traînaient,  attelés  deux  à  deux,  en  se- 
couant leurs  têtes  empanachées  de  plumes  rou- 
ges, ornées  de  têtières  et  de  frontaux  à  bossettes 
de  métal.  Un  timon  courbe  appuyait  sur  leurs 
garrots  garnis  de  panneaux  écarlates  deux 
sellettes  surmontées  de  boules  en  airain  poli,  et 
que  réunissait  un  joug  léger,  infléchi  comme 
un  arc  dont  les  cornes  rebrousseraient;  une 
sous-ventrière  et  une  courroie  pectorale  riche- 
ment piquée  et  brodée,  de  riches  housses  rayées 
de  bleu  ou  de  rouge  et  frangées  de  houppes, 
complétaient  ce  harnachement  solide,  gracieux 
et  léger. 

La  caisse  du  char,  peinte  de  rouge  et  de  vert, 
garnie  de  plaques  et  de  demi-sphères  de  bronze, 
semblable  à  Yumbo  des  boucliers,  était  flanquée 
de  deux  grands  carquois  posés  diagonalement  en 
sens  contraire,  dont  l'un  renfermait  des  javelines 
et  l'autre  des  flèches.  Sur  chaque  face,  un  lion 
sculpté  et  doré,  les  pattes  en  arrêt,  le  mufle  plissé 
par  un  effroyable  rictus,  semblait  rugir  et  vouloir 
s'élancer  sur  les  ennemis. 


LE    ROMAN    DE    LA    MOMIE.  115 

Les  jeunes  princes  avaient  pour  coiffure  une 
bandelette  qui  serrait  leurs  cheveux  et  oij  s'entor- 
tillait, en  gonflant  sa  gorge,  la  vipère  royale; 
pour  vêtement  une  tunique  ornée  au  col  et  aux 
manches  de  broderies  éclatantes  et  cerclée  à  la 
taille  d'un  ceinturon  de  cuir  fermé  par  une  pla- 
que de  métal  gravée  d'hiéroglyphes  ;  à  ce  ceintu- 
ron était  passé  un  long  poignard  à  lame  d'airain 
triangulaire,  dont  la  poignée  cannelée  transver- 
salement se  terminait  en  tête  d'épervier. 

Sur  le  char,  à  côté  de  chaque  prince,  se  tenaient 
le  cocher  chargé  de  conduire  le  char  pendant  la 
bataille,  et  l'écuyer  occupé  à  parer  avec  le  bou- 
clier les  coups  dirigés  vers  le  combattant,  pendant 
que  lui-même  décochait  les  flèches  ou  dardait  les 
javelines  puisées  aux  carquois  latéraux. 

A  la  suite  des  princes  arrivaient  les  chars,  ca- 
valerie des  Égyptiens,  au  nombre  de  vingt  mille, 
chacun  traîné  par  deux  chevaux  et  monté  par 
trois  hommes.  Ils  s'avançaient  par  dix  de  front, 
les  essieux  se  touchant  presque  et  ne  se  heurtant 
jamais,  tant  l'habileté  des  cochers  était  grande. 

Quelques  chars  moins  pesants,  destinés  aux  es- 
carmouches et  aux  reconnaissances,  marchaient 
en  tête  et  ne  portaient  qu'un  seul  guerrier  ayant, 
pour  garder  les  mains  libres  pendant  la  bataille, 


î  I  r.  LE    ROMAN    DE    LA    MOMIE. 

les  rênes  de  son  attelage  passées  autour  du  corps  ; 
aTCC  quelques  pesées  à  droite,  à  gs'ache  ou  en 
arrière,  il  dirigeait  et  arrêtait  ses  chevaux  ;  et 
c'était  vraiment  merveilleux  de  voir  ces  nobles 
bêtes,  cjui  semblaient  abandonnées  à  elles-mêmes, 
guidées  par  d'imperceptibles  mouvements,  con- 
server une  imperturbable  régularité  d'allure. 

Sur  un  de  ces  chars,  l'élégant  Ahmosis,  le  pro- 
tégé de  Nofré,  dressait  sa  haute  faille  et  prome- 
nait ses  regards  sur  la  foule,  en  cherchant  à  y  dé- 
couvrir Tahoser. 

Le  piétinement  des  chevaux,  contenus  à  grand'- 
peine,  le  tonnerre  des  roues  garnies  de  bronze, 
le  frisson  métallique  des  armes,  donnaient  à  ce 
défilé  quelque  chose  d'imposant  et  de  formida- 
ble, fait  pour  jeter  la  terreur  dans  les  âmes  les 
plus  intrépides.  Les  casques,  les  plumes,  les 
boucliers,  les  corselets  papelonnés  d'écaillés  ver- 
tes, rouges  et  jaunes,  les  arcs  dorés,  les  glaives 
d'airain,  reluisaient  et  flamboyaient  terriblement 
au  soleil  ouvert  dans  le  ciel,  au-dessus  de  la 
chaîne  libyque,  comme  un  grand  œil  osirien,  et 
l'on  sentait  que  le  choc  d'une  pareille  armée  de- 
vait balayer  Ijs  nations  comme  l'ouragan  chasse 
devant  lui  une  paille  légère. 

Sous  ces  roues  innombrables,  la  terre  réson- 


LE    ROMAiN    DE    LA    MOMIE.  117 

nait  et  tremblait  sourdement,  comme  si  une  ca- 
tastrophe de  la  nature  l'eût  agitée. 

Aux  chars  succédèrent  les  bataillons  d'infan- 
terie, marchant  en  ordre,  le  bouclier  au  bras 
gauche,  et,  suivant  leur  arme,  la  lance,  le  harpe, 
l'arc,  la  fronde  ou  la  ^hache  à  la  main  droite  ; 
les  têtes  de  ces  soldats  étaient  couvertes  d'armets 
ornés  de  deux  mèches  do  crin,  leurs  corps  san- 
glés par  une  ceinture-cuirasse  en  peau  de  croco- 
dile. Leur  air  impassible,  la  régularité  parfaite 
de  lenrs  mouvements,  leur  teint  de  cuivre  rouge 
foncé  encore  par  une  expédition  récente  aux  ré- 
gions brûlantes  de  l'Ethiopie  supérieure,  la 
poudre  du  désert  tamisée  sur  leurs  vêtements, 
inspiraient  l'admiration  pour  leur  discipline  et 
leur  courage.  Avec  de  tels  soldats,  l'Egypte  pou- 
vait conquérir  le  monde.  Ensuite  venaient  les 
troupes  alliées,  reconnaissables  à  la  forme  bar- 
bare de  leurs  casques  pareils  à  des  mitres  tron- 
quées, ou  surmontés  de  croissants  embrochés 
dans  une  pointe.  Leurs  glaives  aux  larges  tran- 
chants, leurs  haches  tailladées,  devaient  faire 
d'inguérissables  blessures. 

Des  esclaves  portaient  le  butin  annoncé  parle 
héraut,  sur  leurs  épaules  ou  sur  des  brancards,  et 
des  belluaires  traînaient  en  laisse  des  panthères, 


J18  LE    nOMAN    DE    LA    MOMIE. 

des  guépards  s'écrasant  contre  terre  comme  pour 
se  cacher,  des  autruches  battant  des  ailes,  des  gi- 
rafes dépassant  la  foule  de  toute  la  longueur  db 
leur  col,  et  jusqu'à  des  ours  bruns  pris,  disait-on, 
dans  Its  montagnes  de  la  Lune. 

Depuis  longtemps  déjà  le  roi  était  rentré  dans 
son  palais,  que  le  défilé  continuait  encore. 

En  passant  devant  le  talus  où  se  tenaientTaho- 
ser  et  Nofré,  le  Pharaon,  que  sa  litière  posée  sur 
les  épaules  des  oëris  mettait  par-dessus  la  foule 
au  niveau  de  la  jeune  fille,  avait  lentement  fixé 
sur  elle  son  regard  noir  ;  il  n'avait  pas  tourné  la 
tête,  pas  un  muscle  de  sa  face  n'avait  bougé,  etson 
masque  était  resté  immobile  comme  le  masque 
d'or  d'une  momie;  pouriantses  prunelles  avaient 
glissé  entre  ses  paupières  peintes  du  côté  de  Ta- 
hoser,  et  une  étincelle  de  désir  avait  animé  leurs 
disques  sombres  :  effet  aussi  effrayant  que  si  les 
yeux  de  granit  d'un  simulacre  divin,  s'illuminani 
tout  à  coup,  exprimaient  une  idée  humaine.  Une 
de  ses  mains  avait  quitté  le  bras  de  son  trône  et 
s'était  levée  à  demi  ;  geste  imperceptible  pour 
tout  le  monde,  mais  que  remarqua  un  des  ser- 
viteurs marchant  près  du  brancard,  et  dont  les 
yeux  se  dirigèrent  vers  la  fille  de  Pétamounoph. 

Cependant  la  nuit  était  tombée  subitement, 


LE    ttOMÀN    DE    LA   MOMIE.  il» 

car  il  n*y  a  pas  de  crépuscule  en  Egypte;  la  nuit, 
ou  plutôt  un  jour  bleu  succédant  àun  jour  jaune. 
Sur  l'azur  d'une  transparence  infinie  s'allu- 
maient d'innombrables  étoiles,  dont  les  scintil- 
lations tremblaient  confusément  dans  Feau  du 
Nil,  agitée  par  les  barques  qui  ramenaient  à  l'au- 
tre rive  la  population  de  Tbèbes  ;  et  les  derniè- 
res cohortes  de  l'armée  se  déroulaient  encore  sur 
la  plaine  comme  les  anneaux  d'un  serpent  gigan- 
tesque, lorsque  la  cange  déposa  Tahoser  à  la 
porte  d'ee  J  de  son  palais. 


IV 


Le  Phaiaon  arriva  devant  son  palais,  situé  à 
peu  de  distance  du  champ  de  manœuvres,  sur  la 
rive  gauche  dn  Nil. 

Dans  la  transparence  bleuâtre  de  la  nuit,  l'im- 
mense édifice  prenait  des  proportions  encore  plus 
colossales  et  découpait  ses  angles  énormes  sur  le 
fond  violet  de  la  chaîne  libyque,  avec  une  vigueur 
''effrayante  et  sombre.  L'idée  d'une  puissance  ab- 
solue s'attachait  à  ces  masses  inébranlables,  sur 
lesquelles  l'éternité  semblait  devoir  glisser 
comme  une  goutte  d'eau  sur  un  marbre. 

Une  grande  cour  entourée  d'épaisses  murailles 
ornées  à  leur  sommet  de  profondes  moulures 
précédait  le  palais;  au  fond  de  cette  cour  se  dres- 
saient deux  hautes  colonnes  à  chapiteaux  de  pal- 
mes, marquant  l'entrée  d'une  seconde  enceinte 
Derrière  les  colonnes  s'élevait  un  pylône  gigan- 
tesque composé  de  deux  monstrueux  urnssifs,  eu- 


LE   BOMAN   DE    LA    MUMIE.  I2l 

serrant  une  porte  monumentale  plutôt  faite  pour 
laisser  passer  des  colosses  de  granit  que  des 
hommes  de  chair.  Au  delà  de  ces  propylées,  rem- 
plissant le  fond  d'une  troisième  cour,  le  palais 
proprement  dit  apparaissait  avec  sa  majesté  for- 
midable; deux  avant-corps  pareils  aux  bastions 
d'une  forteresse  se  projetaient  carrément,  offrant 
sur  leurs  laces  des  bas-reliefs  méplats  d'une  di- 
mension prodigieuse,  qui  représentaient  sous  la 
forme  consacrée  le  Pharaon  vainqueur  flagellant 
ses  ennemis  et  les  foulant  aux  pieds  ;  pages  d'his- 
toire démesurées,  écrites  au  ciseau  sur  un  colos- 
sal livre  de  pierre,  et  que  la  postérité  la  plus  re- 
culée devait  lire. 

Ces  pavillons  dépassaient  de  beaucoup  la  hau- 
teur du  pylône,  et  leur  corniche  évasée  et  cré- 
nelée de  merlons  s'arrondissait  orgueilleusement 
sur  la  crête  des  montagnes  libyques,  dernier 
plan  du  tableau.  Reliant  l'un  à  l'autre,  la  fa- 
çade du  palais  occupait  tout  l'espace  inter- 
médiaire. Au-dessus  de  sa  porte  géante,  flan- 
quée de  sphinx ,  flamboyaient  trois  étages  de 
fenêtres  carrées  trahissant  au  dehors  l'éclai- 
rage intérieur  et  découpant  sur  la  paroi  sombre 
une  sorte  de  damier  lumineux.  Au  premier 
étage  sailhient  des    balcons  soutenus  par  des 

11 


Ii2  LE    ROMAN   DE  LA   MOMIE. 

étatuesde  prisonniers  accroupis  sous  la  tablette. 

Les  officiers  de  la  maison  du  roi,  les  eunuques, 
les  serviteurs,  les  esclaves,  prévenus  de  l'ap- 
proche de  Sa  Majesté  par  la  fanfare  dez,  clairons 
et  le  roulement  des  tambours,  s'étaient  portés  à 
sa  rencontre,  et  l'attendaient  agenouillés  ou  pros- 
ternés sur  le  dallage  des  cours  ;  des  captifs  de  la 
mauvaise  race  de  Schéto  portaient  des  urnes  rem- 
plies de  sel  et  d'huile  d'olive,  où  trempait  une 
mèche  dont  la  flamme  crépitait  vive  et  claire,  et 
se  tenaient  rangés  en  ligne,  de  la  porte  du  palais 
à  l'entrée  de  la  première  enceinte,  immobiles 
comme  des  lampadaires  de  bronze. 

Bientôt  la  tcte  du  cortège  pénétra  dans  le  pa- 
lais, et,  répercutés  par  les  échos,  les  clairons  et 
les  tambours  résonnèrent  avec  un  fracas  qui  fit 
s'envoler  les  ibis  endormis  sur  les  entablements. 

Les  oêris  s'arrêtèrent  à  la  porte  de  la  façade, 
entre  les  deux  pavillons.  Des  esclaves  apportèrent 
un  escabeau  à  plusieurs  marches  et  le  placèrent  à 
côté  du  brancard  ;  le  Pharaon  se  leva  avec  une 
lenteur  majestueuse,  et  se  tint  debout  quelques 
secondes  dans  une  immobilité  parfaite.  Ainsi 
monté  sur  ce  socle  d'épaules,  il  planait  au-dessus 
des  têtes  et  paraissait  avoir  douze  coudées;  éclairé 
bizarrement,  moitié  par  la  lune  qui  se  levait, 


LE    ROMAN    DE   LA    MOMIE.  123 

moilié  par  la  lueur  des  lampes,  sous  ce  costume 
dont  les  dorures  et  les  émaux  scintillaient  brus- 
quement, il  ressemblait  à  Osiris  ou  plutôt  à 
Typhon  ;  il  descendit  les  marches  d'un  pas  de 
statue,  et  pénétra  enfin  dans  le  palais. 

Une  première  cour  intérieure,  encadrée  d'un 
rang  d'énormes  piliers  bariolés  d'hiéroglyphes  et 
soutenant  une  frise  terminée  en  volute,  fut  tra- 
versée lentement  par  le  Pharaon  au  milieu  d'une 
foule  d'esclaves  et  de  servantes  prosternés. 

Une  autre  cour  se  présenta  ensuite,  entourée 
d'un  promenoir  couvert  et  de  colonnes  trapues 
portant  pour  chapiteau  un  dé  de  grès  dur  sur  le- 
quel pesait  une  massive  architrave.  Un  caractère 
d'indestructibilité  était  écrit  dansles  lignes  droites 
et  les  formes  géométriques  de  cette  architecture 
bâtie  avec  des  quartiers  de  montagnes  :  les  piliers 
et  les  colonnes  semblaient  se  piéter  puissamment 
pour  soutenir  le  poids  des  immenses  pierres  ap- 
puyées sur  les  cubes  de  leurs  chapiteaux  ;  les  murs 
se  renverser  en  talus  afin  d'avoir  plus  d'assiette, 
elles  assises  se  joindre  de  façon  à  ne  former  qu'un 
seul  bloc  :  mais  des  décorations  polychromes, 
des  bas-reliefs  en  creux  rehaussés  de  teintes  plates 
d'un  vif  éclat,  donnaient,  dans  le  jour,  de  la  lé- 
gèreté et  de  la  richesse  à  ces  énormes  masses. 


12  4  LE    ROMaN    UE    LA    MO.MIE. 

<[iii,  la    nuit,   reprenaient  toute   leur  carrure. 

Sur  la  corniche  de  style  égyptien,  dont  la  ligne 
inflexible  tranchait  dans  le  ciel  un  vaste  parallé- 
logramme d'azur  foncé,  tremblotaient  au  souffle 
intermittent  de  la  brise  des  lampes  allumées  de 
distance  en  distance  ;  le  vivier,  placé  au  milieu  de 
la  cour,  mêlait,  en  les  reflétant,  leurs  étincelles 
rouges  aux  étincelles  bleues  de  la  lune;  des  ran- 
gées d'arbustes  plantés  autour  du  bassin  déga- 
geaient leurs  parfums  faibles  et  doux. 

Au  fond  s'ouvrait  la  porte  du  gynécée  et  des  ap- 
partements secrets,  décorés  avec  une  magnificence 
toute  particulière. 

Au-dessous  du  plafond  régnait  une  frise  d'urœus 
dressés  sur  la  queue  et  gonflant  la  gorge.  Sur  Ten- 
tablement  de  la  porte,  dans  la  courbure  de  la  cor- 
niche, le  globe  mystique  déployait  ses  immenses 
ailes  imbriquées  ;  des  colonnes  disposées  en  lignes 
symétriques  supportaient  d'épaisses  membrures 
de  grès  formant  des  soffites,  dont  le  fond  bleu 
était  constellé  d'étoiles  d'or.  Sur  les  murailles,  de 
grands  tableaux  découpés  en  bas-reliefs  méplats 
et  coloriés  des  teintes  les  plus  brillantes  représen- 
taient les  occupations  familières  du  gynécée  et 
les  scènes  de  la  vie  intime.  On  y  voyait  le  Pharaon 
sur  son  trône  et  jouant  gravement  aux  échecs  avec 


LE    ROMAN    DE   LA    MOMIE.  t25 

une  de  ses  femmes  se  tenant  nue  et  debout  devant 
lui,  la  tête  ceinte  d'un  large  bandeau  d'où  s'épa- 
nouissaient en  gerbe  des  fleurs  de  lotus.  Dans  un 
autre  tableau,  le  Pharaon,  sans  rien  perdre  de 
son  impassibilité  souveraine  et  sacerdotale,  allon- 
geait la  main  et  touchait  le  menton  d'une  jeune 
fille,  vêtue  d'un  collier  et  d'un  bracelet,  qui  lui 
présentait  un  bouquet  à  respirer. 

Ailleurs  on  l'apercevait  incertain  et  souriant^ 
comme  s'il  eût  malicieusement  suspendu  son 
choix,  au  milieu  des  jeunes  reines  agaçant  sa  gra- 
vité par  toutes  sortes  de  coquetteries  caressantes 
et  gracieuses. 

D'autres  panneaux  représentaient  des  musicien- 
nes et  des  danseuses,  des  femmes  au  bain, inondées 
d'essence  et  massées  par  des  esclaves,  avec  une 
élégance  de  poses,  une  suavité  juvénile  de  for- 
mes et  une  pureté  de  trait  qu'aucun  art  n'a 
dépassées. 

Des  dessins  d'ornementation  d'un  goût  riche  et 
compliqué,  d'une  exécution  parfaite,  où  se  ma- 
riaient le  vert,  le  rouge,  le  bleu,  le  jaune,  le  blanc, 
couvraient  les  espaces  laissés  vides.  Dans  des  car- 
touches et  des  bandes  allongées  en  stèles,  se  li- 
saient les  titres  du  Pharaon  et  des  inscriptions  en 

son  honneur. 

11. 


126  LE   rtOMAN   DE   LA   MOMIE. 

Sur  le  fût  des  énormes  colonnes  tournaient  de» 
figures  décoratives  ou  symboliques  coiffées  du 
psc^.ent,  armées  du  tau,  qui  se  suivaient  proces- 
sionncllement,  et  dont  l'œil,  dessiné  de  face  sur 
une  tête  de  profil,  semblait  regarder  curieusement 
dans  la  salle.  Des  lignes  d'hiéroglyphes  perpendi- 
culaires séparaient  les  zones  de  personnages. 
Parmi  les  feuilles  vertes  découpées  sur  le  tambour 
du  chapiteau,  des  boutons  et  des  calices  de  lotus 
se  détachaient  avec  leurs  couleurs  naturelles  et 
simulaient  des  corbeilles  fleuries. 

Entre  chaque  colonne,  urne  selle  élégante  de 
Ldis  de  cèdre  peint  et  doré  soutenait  sur  sa  plate- 
forme une  coupe  de  bronze  remplie  d'huile  par- 
fumée, 011  les  mèches  de  coton  puisaient  une 
clarté  odorante. 

Des  groupes  de  vases  allongés  et  reliés  par  des 
guirlandes  alternaient  avec  les  lampes  et  faisaient 
épanouir  aux  pieds  des  colonnes  des  gerbes  aux 
barbes  d'or,  mêlées  d'herbes  des  champs  et  de 
plantes  balsamiques. 

Au  milieu  de  la  salle,  une  table  ronde  en  por- 
phyre, dont  le  disque  était  supporté  par  une  fi- 
gure de  captif,  disparaissait  sous  un  entassement 
d'urnes,  de  vases,  de  buires,  de  pots,  d'où  jaillis- 
sait une    forêt  de   fleurs  artificielles  gigantes- 


LE   ROMAN    DE    LA    MOMIE.  127 

ques  ;  car  des  fleurs  yraies  eussent  semblé  mes- 
quines au  centre  de  cette  salle  immense,  et  L 
fallait  mettre  la  nature  en  proportion  ayec  le  tra- 
vail grandiose  de  l'homme  ;  les  plus  vives  cou- 
leurs, jaune  d'or,  azur,  pourpre,  diapraient  ces 
calices  énormes. 

Au  fond  s'élevait  le  trône  ou  fauteuil  du  Pha- 
raon, dont  les  pieds  croises  bizarrement  et  rete- 
nus par  des  nervures  enroulées  contenaient,  dans 
l'ouverture  de  leurs  angles,  quatre  statuettes  de 
prisonniers  barbares  asiatiques  ou  africains,  re- 
connaissables  à  leurs  physionomies  et  à  leurs 
vêtements  ;  ces  malheureux,  les  coudes  noués  der- 
rière le  dos,  à  genoux  dans  une  posture  incom- 
mode, le  corps  tendu,  portaient  sur  leur  tête 
humiliée  L  coussin  quadrillé  d'or,  de  rouge  et 
de  noir,  où  s'asseyait  leur  vainqueur.  Des  mufles 
d'animaux  chimériques,  dont  la  gueule  laissait 
échapper  en  guise  de  langue  une  longue  houppe 
rouge,  ornaient  les  traverses  du  siège. 

De  chaque  côté  du  trône  étaient  rangés,  pour 
les  princes,  des  fauteuils  moins  riches,  mais  en- 
core J'une  élégance  extrême  et  d'un  caprice  char- 
mant :  car  les  Egyptiens  ne  sont  pas  moins  adroits 
à  sculpter  le  bois  de  cèdre,  de  cyprès  et  de  syco- 
more, à  le  dorer,  à  le  colorier,  à  l'incruster  d'é^ 


fîS  LE    ROMAN    DE    LA    MOMIE. 

maux,  qu'à  tailler  dans  les  carrières  de  Pnilœ  ou 
de  Syène  de  monstrueux  blocs  granitiques  pour 
les  palais  des  Pharaons  et  le  sanctuaire  des  dieux. 

Le  roi  traversa  la  salle  d'un  pas  lent  et  majes- 
tueux, sans  que  ses  paupières  teintes  eussent  pal- 
pité une  fois  ;  rien  n'indiquait  qu'il  entendît  les 
cris  d'amour  qui  l'accueillaient,  ou  qu'il  aperçût 
les  êtres  humains  agenouillés  ou  prosternés,  dont 
les  plis  de  sa  calasiris  effleuraient  le  front  en 
écumant  autour  de  ses  pieds;  il  s'assit  les  chevil- 
les jointes  et  les  mains  posées  sur  les  genoux, 
dans  l'attitude  solennelle  des  divinités. 

Les  jeunes  princes,  beaux  comme  des  femmes, 
prirent  place  à  la  droite  et  à  la  gauche  de  leur 
père.  Des  serviteurs  les  dépouillèrent  de  leurs 
gorgerins  d'émaux,  de  leurs  ceinturons  et  de 
leurs  glaives,  versèrent  sur  leurs  cheveux  des 
flacons  d'essences,  leur  frottèrent  les  bras  d'huiles 
aromatiques,  et  leurs  présentèrent  des  guirlandes 
de  fleurs,  frais  collier  de  parfums,  luxe  odorant, 
mieux  accommodé  aux  fêtes  que  la  lourde  richesse 
de  l'or,  des  pierres  précieuses  et  des  perles,  et 
qui,  du  reste,  s'y  marie  admirablement. 

De  belles  esclaves  nues,  dont  le  corps  sveite 
ofî'rait  le  gracieux  passage  de  l'enfance  à  l'adoles- 
cence, les  hanches  cerclées  d'une  mince  ceinture 


LE    ROMAN   DE   LA    MOMIE.  12  9 

qui  ne  voilait  aucun  de  leurs  charmes,  une  fleur 
de  lotus  dans  les  cheveux,  une  Luire  d'albâtre 
rubané  à  la  main,  s'empressaient  timidement 
autour  du  Pharaon,  et  répandaient  l'huile  de 
palme  sur  ses  épaules,  ses  bras  et  son  torse  polis 
comme  le  jaspe.  D'autres  servantes  agitaient 
autour  de  sa  tète  de  larges  éventails  de  plumes 
d'autruche  peintes,  ajustées  à  des  manches  d'i- 
voire ou  de  bois  de  santal  qui,  échauffé  par  leurs 
petites  mains,  dégageait  une  odeur  délicieuse  ; 
quelques-unes  élevaient  à  la  hauteur  des  narines 
du  Pharaon  des  tiges  de  nymphœa  au  calice  épa- 
noui comme  la  coupe  des  amschirs.  Tous  ces 
soins  étaient  rendus  avec  une  dévotion  profonde 
et  une  sorte  de  terreur  respectueuse,  comme  à 
une  personne  divine,  immortelle,  descendue  par 
pitié  des  zones  supérieures  parmi  le  vil  troupeau 
des  hommes.  Car  le  roi  est  le  fils  des  dieux,  le 
favori  de  Phré,  le  protégé  d'Ammon-Ra. 

Les  femmes  du  gynécée  s'étaient  relevées  de 
leurs  prostrations  et  assises  sur  de  beaux  fauteuils 
sculptés,  dorés  et  peints,  aux  coussins  de  cuir 
rouges  gonflés  avec  de  la  barbe  de  chardon  :  ran- 
gées ainsi,  elles  formaient  une  ligne  de  tètes 
gracieuses  et  souriantes,  que  la  peinture  eut  aimé 
à  reproduHe. 


J30  LE   ROMAN    DE    I.A    MOMÎE. 

Les  unes  avaient  pour  vêtement  des  tuniques  de 
gaze  blanche  à  raies  alternativement  opaques  et 
transparentes,  dont  les  manches  courtes  mol' aient 
à  nu  un  bras  mince  et  rond  couvert  de  bracelets 
du  poignet  au  coude  ;  les  autres,  nues  jusqu'à  la 
ceinture,  portaient  une  cotte  lilas  tendre,  striée 
de  bandes  plus  foncées,  recouverte  d'un  filot  de 
petits  tubes  en  verre  rose  laissant  voir  entre  leurs 
losanges  le  cartouche  du  Pharaon  tracé  surl'étoffe  ; 
d'autres  avaient  la  jupe  rouge  et  le  filet  en  perles 
noires  ;  celles-ci,  drapées  d'an  tissu  aussi  léger 
que  l'air  tramé,  aussi  translucide  que  du  verre, 
en  tournaient  les  plis  autour  d'elles,  s'arran- 
geant  de  façon  à  faire  ressortir  coquettement  le 
contour  de  leur  gorge  pure;  celles-là  s'empri- 
sonnaient dans  un  fourreau  papelonné  d'écaillés 
bleues,  vertes  et  rouges,  qui  moulaient  exacte- 
ment leurs  formes  ;  il  y  en  avait  aussi  dont  les 
épaules  étaient  couvertes  d'une  sorte  de  mante 
plissée,  et  qui  serraient  au-dessous  du  sein,  par 
une  ceinture  à  bouts  flottants,  leur  longue  robe 
garnie  de  franges. 

Les  coiffures  n'étaient  pas  moins  variées  :  tan- 
tôt les  cheveux  nattés  s'effilaient  en  spirales;  tan- 
tôt ils  se  divisaient  en  trois  masses,  dont  l'une 
s'allongeait  sur  le  dos  et  les  doux  autres  tombaient 


LE    ilOjlA.N    DE    LA    MOMIE.  13! 

de  chaque  côté  des  joues  ;  de  volumineuses  per- 
ruques à  petites  boucles  fortement  crêpées,  à 
innombrables  cordelettes  maintenues  transversa- 
lement par  des  fils  d'or,  des  rangs  d'émaux  ou  de 
perles,  s'ajustaient  eomme  des  casques  à  des  têtes 
jeunes  et  charmantes,  qui  demandaient  à  l'art 
un  secours  inutile  à  leur  beauté. 

Toutes  ces  femmes  tenaient  à  la  main  une  fleur 
de  lotus  bleue,  rose  ou  blanche,  et  respiraient 
amoureusement,  avec  des  palpitations  de  narines, 
l'odeur  pénétrante  qui  s'exhalait  du  large  calice. 
Une  tige  de  la  même  fleur,  partant  de  leur  nuque, 
se  courbait  gracieusement  sur  leur  tète  et  allon- 
geait son  bouton  entre  leurs  sourcils  rehaussés 
d'antimoine. 

Devant  elles,  des  esclaves  noires  ou  blanches, 
n'ayant  d'autres  vêtements  que  le  cercle  lombaire, 
leur  tendaient  des  colliers  fleuris  tressés  de  cro- 
cus, dont  la  fleur,  blanche  en  dehors,  est  jaune 
en  dedans,  de  carthames  couleur  de  pourpre,  d'hé- 
liochryses  couleur  d'or,  de  trychos  à  baies  rouges, 
de  myosotis  aux  fleurs  qu'on  croirait  faites  avec 
rémail  bleu  des  statuettes  d'Isis^  de  népenthès 
dont  l'odeur  enivrante  fait  tout  oublier,  jusqu'à 
la  patrie  lointaine. 

A  ces  esclaves  d'autres  succédaient  qui,  sur  la 


13Î  LE    ROMAN   DE    L\   MOMFE. 

paume  de  leur  main  droite  renversée,  portaient 
des  coupes  d'argent  ou  de  bronze  pleines  de  yin, 
et  de  la  gauche  tenaient  une  serviette  où  les  con- 
vives s'essuyaient  les  lèvres. 

Ces  vin?  étaient  puisés  dans  des  amphores  d'ar- 
gile, de  verre  ou  de  métal,  que  contenaient  d'é- 
légants paniers  clisses,  posant  sur  des  bases  à 
quatre  pieds,  faites  d'un  bois  léger  et  souple, 
entrelaçant  ses  courbures  d'une  manière  ingé- 
nieuse. Les  paniers  contenaient  sept  sortes  de 
vins,  de  dattier,  de  palmier  et  de  vigne,  du  vin 
blanc,  du  vin  rouge^  du  vin  vert,  du  via  nouveau, 
du  vin  de  Phénicie  et  de  Grèce,  du  vin  blanc  de 
Maréotique  au  bouquet  de  violette. 

Le  Pharaon  prit  aussi  la  coupe  des  mains  de 
réchanson  debout  près  de  son  trône,  et  trempa 
ses  lèvres  royales  au  breuvage  fortifiant. 

Alors  résonnèrent  les  harpes,  les  lyres,  les 
doubles  flûtes,  les  mandores,  accompagnant  un 
chant  triomphal  qu'accentuaient  les  choristes 
rangés  en  face  du  trône,  un  genou  en  terre  et 
l'autre  relevé,  en  frappant  la  mesure  avec  la 
paume  de  leurs  mains. 

Lerepascommença.  Les  mets^  apportés  par  des 
Ethiopiens  des  immenses  cuisines  du  palais,  où 
niilkC  esclaves  s  occupaient  dans  une  atmosphère 


LE    ROMAN    DE    LA    MOMIE,  13t 

de  ûamme  des  préparations  du  festin,  étaient 
placés  sur  des  guéridons  à  quelque  distance  des 
convives;  les  plats  de  bronze,  de  bois  odorant 
précieusement  sculpté,  de  terre  ou  de  porcelaine 
émaillée  de  couleurs  vives,  contenaient  des  quar- 
tiers de  bœuf,  des  cuisses  d'antilope,  des  oies 
troussées,  des  silures  du  Nil,  des  pâtes  étirées  en 
longs  tuyaux  et  roulées,  des  gâteaux  de  sésame  et 
de  miel,  des  pastèques  vertes  à  pulpe  rose,  des 
grenades  pleines  de  rubis,  des  raisins  couleur 
d'ambre  ou  d'améthyste.  Des  guirlandes  de  pa- 
pyrus couronnaient  ces  plats  de  leur  feuillage 
vert  ;  les  coupes  étaient  également  cerclées  de 
fleurs,  et  au  centre  des  tables,  du  milieu  d'an 
amoncellement  de  pains  à  croûte  blonde,  estam- 
pés de  dessins  et  marqués  d'hiéroglyphes,  s'élan- 
çait un  long  vase  d'où  retombait,  élargie  en  om- 
belle, une  monstrueuse  gerbe  de  persolutas,  de 
myrtes,  de  grenadiers,  de  convolvulus,  de  chry- 
santhèmes, d'héliotropes,  de  sériphiumset  de  pé- 
riplocas,  mariant  toutes  les  couleurs,  confondant 
tous  les  parfums.  Sous  les  tables  mêmes,  autour 
du  socle,  étaient  ranges  des  pots  de  lotus.  Des 
fleurs,  des  fleurs,  des  fleurs,  encore  des  fleurs, 
partout  des  fleurs!  Il  y  en  avait  jusque  sous  les 
sièges  des  convives;  les  femmes  en  portaient  aux 

«s 


lâi  LE   ROMA^'    DE   LA    MUMIE. 

bras,  au  col,  sur  la  tête,  en  bracelets,  en  colliers, 
en  couronnes  ;  les  lampes  brûlaient  au  milieu 
d'énormes  bouquets;  les  plats  disparaissaient 
dans  les  feuillages;  les  \ins  pétillaient,  entourés 
de  violettes  et  de  roses  :  c'était  une  gigantesque 
débaucbe  de  fleurs,  une  colossale  orgie  aromale, 
d'un  caractère  tout  particulier,  inconnu  chez  les 
autres  peuples. 

A  chaque  instant,  des  esclaves  apportaient  des 
jardins,  qu'ils  dépouillaient  sans  pouvoir  les  ap- 
pauvrir, des  brassées  de  clématites,  de  lauriers- 
roses,  de  grenadiers,  de  xéranthèmes,  de  lotus, 
pour  renouveler  les  fleurs  fanées  déjà,  tandis 
que  des  serviteurs  jetaient  sur  les  charbons  des 
amschirs,  des  grains  de  nard  et  de  cinnamome. 

Lorsque  les  plats  et  les  boîtes  sculptées  en 
oiseaux,  en  poissons,  en  chimères,  qui  conte- 
naient les  sauces  et  les  condiments^  furent  em- 
portés ainsi  que  les  spatules  d'ivoire,  de  bronze 
ou  de  bois,  les  couteaux  d'airain  ou  de  silex, 
les  convives  se  lavèrent  les  mains,  et  les  coupes 
de  vin  ou  de  boisson  fermentée  continuèrent  à 
circuler. 

L'échanson  puisait,  avec  un  godet  de  métal 
armé  d'un  long  manche,  le  vin  sombre  et  le  vin 
transparent  dans  deux  grands  vases  d'or  ornes 


LE    ROMAN    DE    LA    MOMIE.  131 

de  figures  de  chevaux  et  de  béliers,  que  des 
trépieds  maintenaient  en  équilibre  devant  le 
Pharaon. 

Des  musiciennes  parurent,  car  le  chœur  des 
musiciens  s'était  retiré  :  une  large  tunique  de 
gaze  couvrait  leurs  corps  sveltes  et  jeunes,  sans 
plus  les  voiler  que  l'eau  pure  d'un  bassin  ne 
dérobe  les  formes  de  la  baigneuse  qui  s  y  plonge; 
une  guirlande  de  papyrus  nouait  leur  épaisse 
chevelure  et  se  prolongeait  jusqu'à  terre  en  brin- 
dilles flottantes  ;  une  fleur  de  lotus  s'épanouissait 
au  sommet  de  leur  tête  ;  de  grands  anneaux  d'or 
scintillaient  à  leurs  oreilles  ;  un  gorgerin  d'é- 
maux et  de  perles  cerclait  leur  col,  et  des  bra- 
celets se  heurtaient  en  bruissant  sur  leurs  poi- 
gnets. 

L'une  jouait  de  la  harpe,  l'autre  de  la  man- 
dore,  la  troisième  de  la  double  flûte  que  ma- 
nœuvraient ses  bras  bizarrement  croisés,  le  droit 
sur  la  flûte  gauche,  le  gauche  sur  la  flûte  droite  ; 
la  quatrième  appliquait  horizontalement  contre 
sa  poitrine  une  lyre  à  cinq  cordes  ;  la  cinquième 
frappait  la  peau  d'onagre  d'un  tambour  carré. 
Une  petite  fille  de  sept  ou  huit  ans,  nue,  coiffée 
de  fleurs,  sanglée  d'une  ceinture,  frappant  ses 
mains  l'une  contre  l'autre,  battait  la  mesure. 


136  LE    ROMAN    DE   LA    MOMIE. 

Les  danseuses  firent  leur  entrée  :  elles  étaient 
minces,  élancées,  souples  comme  des  serp^ents  ; 
leurs  grands  yeux  brillaient  entre  les  lignes 
noires  de  leurs  paupières,  leurs  dents  de  nacre 
entre  les  lignes  rouges  de  leurs  lèyres  ;  de  lon- 
gues spirales  de  cheveux  leur  flagellaient  les 
joues  ;  quelques-unes  portaient  une  ample  tu- 
nique rayée  de  blanc  et  de  bleu,  nageant  autour 
d'elles  comme  un  brouillard  ;  les  autres  n'avaient 
qu'une  simple  cotte  plissée,  commençant  aux 
hanches  et  s'arrêtant  aux  genoux,  qui  permettait 
d'admirer  leurs  jambes  élégantes  et  fines,  leurs 
cuisses  rondes,  nerveuses  et  fortes. 

Elles  exécutèrent  d'abord  des  poses  d'une  vo- 
lupté lente,  d'une  grâce  paresseuse;  puis,  agiiant 
des  rameaux  fleuris,  choquant  des  cliquettes  de 
bronze  à  tète  d'Hàthor,  heurtant  des  timbales 
de  leur  petit  poing  fermé,  faisant  ronfler  sous 
leur  pouce  la  peau  tannée  des  tambourins,  elles 
se  livrèrent  à  des  pas  plus  vifs,  à  des  cambrures 
plus  hardies  ;  elles  firent  des  pirouettes ,  des 
jetés-battus,  et  tourbillonnèrent  avec  un  entrain 
toujours  croissant.  Mais  le  Pharaon,  soucieux  et 
rêveur,  ne  daigua  leur  donner  aucun  signe  d'as- 
sentimeut;  ses  yeux  fixes  ne  les  avaient  même 
pas  regardées 


LE   ROMAN    DE   LA   MOMTR.  137 

Elles  se  retirèrent  rougissantes  et  confuses, 
pressant  de  leurs  mains  leur  poitrine  haletante. 

Des  nains  aux  pieds  tors,  au  corps  gibbeux  et 
difforme,  dont  les  grimaces  avaient  le  privilège 
de  dérider  la  majesté  granitique  du  Pharaon, 
n'eurent  pas  plus  de  succès  :  leurs  contorsions 
n'arrachèrent  pas  un  sourire  à  ses  lèvres,  dont 
les  coins  ne  voulaient  pas  se  relever. 

Au  son  d'une  musique  bizarre  composée  de 
harpes  triangulaires,  de  sistres,  de  cliquettes, 
de  cymbales  et  de  clairons,  des  bouffons  égyp- 
tiens, coiffés  de  hautes  mitres  blanches  de  forme 
ridicule,  s'avancèrent,  deux  doigts  de  la  main 
fermés,  les  trois  autres  étendus,  répétant  leurs 
gestes  grotesques  avec  une  précision  automatique 
et  chantant  des  chansons  extravagantes  entre- 
mêlées de  dissonances.  Sa  Majesté  ne  sourcilla 
pas. 

Des  femmes  coiffées  d'un  petit  casque  d'où 
pendaient  trois  longs  cordons  terninés  en. 
houppe,  les  chevilles  et  les  poignets  cerclés  de 
bandes  de  cuir  noir,  vêtues  d'un  étroit  caleçon 
retenu  par  une  bretelle  unique  passant  sur  l'é- 
paule, exécutèrent  des  tours  de  force  et  de  sou- 
plesse plus  surprenants  les  uns  que  les  autres, 
se  cambrant ,   se  renversant,    plcyant  comme 


138  lE   ROMAÎJ   DE   LA    MOMTE, 

une  branche  de  saule  leurs  corps  disloqués, 
touchant  le  sol  de  leur  nuque  sans  déplacer 
leurs  talonf,  supportant,  dans  cette  pose  im- 
possible, le  poids  de  leurs  compagnes.  D'au- 
tres jonglèrent  avec  une  boule  ,  deux  boules, 
trois  boules,  en  avant,  en  arrière,  les  bras 
croisés,  à  cheval  ou  debout  sur  les  reins  d'une 
des  femmes  de  la  troupe  ;  une  même,  la  plus 
habile,  se  mit  des  œillères  comme  Tmei,  déesse 
de  la  justice,  pour  se  rendre  aveugle,  et  reçut 
les  globes  dans  ses  mains  sans  en  laisser  tomber 
un  seul.  Ces  merveilles  laissèrent  le  Pharaon  in- 
sensible. Il  ne  prit  pas  plus  de  goût  aux  prouesses 
de  deux  combattants  qui,  le  bras  gauche  garni 
d'un  ccste,  s' îscrimaient  avec  des  bâtons.  Des 
hommes  lançant  dans  un  bloc  de  bois  des  cou- 
teaux dont  la  pointe  se  fichait  à  la  place  désignée 
d'une  façon  miraculeusement  précise  ne  l'amu- 
sèrent pas  davantage.  11  repoussa  même  l'échi- 
quier que  lui  présentait  en  s'offrant  pour  adver- 
saire la  belle  Twéa,  qu'ordinairement  il  regardait 
d'un  œil  favorable  ;  en  vain  Amensé,  Taïa,  llojit- 
Reché,  essayèrent  quelques  caresses  timides  ;  il 
se  leva,  et  se  retira  dans  ses  appartements  sans 
avoir  prononcé  un  mot. 

Immobile  sur  le  seuil  se  tenait  le  serviteur 


LE   ROMAN    DE    LA   MOMIE.  139 

qui  avait,  pendant  le  défilé  triomphal,  remarqué 
l'imperceptible  geste  de  Sa  Majesté. 

Il  dit  :  c(  0  roi  aimé  des  dieux,  je  me  suis 
détaché  du  cortège,  j'ai  traversé  le  Nil  sur  une 
frêle  barque  de  papyrus,  et  j'ai  suivi  la  cange  de 
la  femme  sur  laquelle  ton  regard  d'épervier  a 
daigné  s!^i battre  :  c'est  Tchoser,  la  fille  du  prêtre 
Pétamounoph  !  » 

Le  Pharaon  sourit  et  dit  :  «  Bien  !  je  te  donne 
un  char  et  ses  chevaux,  un  pectoral  en  grains 
de  lapis-lazuli  et  de  cornaline,  avec  un  cercle 
d'or  pesant  autant  que  le  poids  de  basalte  vert.  » 

Cependant  les  femmes  désolées  arrachaient  les 
fleurs  de  leur  coiffure,  déchiraient  leurs  robes 
de  gaze,  et  sanglotaient  étendues  sur  les  dalles 
polies  qui  reflétaient  comme  des  miroirs  l'image 
de  leurs  beaux  corps,  en  disant  :  c(  Il  faut  qu'une 
de  ces  maudites  captives  barbares  ait  pris  le 
cœur  de  notre  maître  !  » 


Sur  la  rive  gauche  du  Nil  s*étendait  la  vilh  de 
Poëri,  le  jeune  homme  qui  avait  tant  troublé  Ta- 
hoser,  lorsque,  en  allant  voir  la  rentrée  triom- 
phale du  Pharaon,  elle  était  passée  dans  son  char, 
traîné  par  des  bœufs,  sous  le  balcon  oii  s'appuyait 
Indolemment  le  beau  rêveur. 

C'était  une  exploitation  considérable,  tenant 
de  la  ferme  et  de  la  maison  de  plaisance,  et  qui 
occupait,  entre  les  bords  du  fleuve  et  les  premiè- 
res croupes  de  la  chaîne  libyque,  une  vaste  éten- 
due de  terrain  que  recouvrait,  à  l'époque  de  l'i- 
nondation, l'eau  rougeâtre  chargée  du  limon 
fécondant,  et  dont,  pendant  le  reste  de  l'année, 
des  dérivations  habilement  pratiquées  entrete- 
naient la  fraîcheur. 

Une  enceinte  de  murs  en  pierre  calcaire  tirée 
des  montagnes  voisines  enfermait  le  jardin,  les 
greniers,  le  cellier  et  la  maison  ;  ces  murs,  légè- 


LE    ROMAN   DE  LA  MOMIE.  Ul 

reinent  inclinés  en  talus,  étaient  surmontés  d'im 
Acrotère  à  pointes  de  métal  capable  d'arrêter 
quiconque  eût  essayé  de  les  franchir.  Trois  por- 
tes, dont  les  valves  s'accrochaient  à  de  massifs 
piliers  décorés  chacun  d'une  gigantesque  fleur  de 
lotus  plantée  au  sommet  de  son  chapiteau,  cou- 
paient la  muraille  sur  trois  de  ses  pans  ;  à  la  place 
de  la  quatrième  porte  s'élevait  le  pavillon,  regar- 
dant le  jardin  par  une  de  ses  façades,  et  la  route 
par  l'autre. 

Ce  pavillon  ne  ressemblait  en  aucune  manière 
aux  maisons  de  Thèbes  ;  l'architecte  qui  l'avait 
bâti  n'avait  pas  cherché  la  forte  assiette,  les  gran- 
des lignes  monumentales,  les  riches  matériaux 
ies  constructions  urbaines,  mais  bien  une  élé- 
gance légère,  une  simplicité  fraîche,  une  grâce 
champêtre  en  harmonie  avec  la  verdure  et  le  re- 
pos de  la  campagne. 

Les  assises  inférieures,  que  le  Nil  pouvait 
atteindre  dans  ses  hautes  crues,  étaient  en  grès, 
et  le  reste  en  bois  de  sycomore.  De  longues  colon- 
nes évidées,  d'une  extrême  sveltesse,  pareilles 
aux  hampes  qui  portent  des  étendards  devant  les 
palais  du  roi,  partaient  du  sol  et  filaient  d'un  seul 
jet  jusqu'à  la  corniche  à  palmettes,  évasant  sous 
un  petit  cube  leurs  chapiteaux  en  calice  de  lotus. 


lu  LE    ROMAN    DE    LA    MOMIE. 

L'étage  unique  élevé  au-dessus  du  rez-de-chaus» 
sée  n'atteignait  pas  les  moulures  bordant  le  toit 
en  terrasse,  et  laissait  ainsi  un  étage  vide  entre 
son  plafond  et  la  couverture  horizontale  de  la 
villa. 

De  courtes  colonnettes  à  chapiteaux  fleuris, 
séparées  de  quatre  en  quatre  par  les  longues  co- 
lonnes, formaient  une  galerie  à  claire-voie  autour 
de  cette  espèce  d'appartement  aérien  ouvert  r 
toutes  les  brises. 

Des  fenêtres  plus  larges  à  la  base  qu'au  som- 
met de  leur  ouverture,  suivant  le  style  égyptien, 
et  se  fermant  avec  de  doubles  vantaux,  donnaient 
du  jour  au  premier  étage.  Le  rez-de-chaussée 
était  éclairé  par  des  fenêtres  plus  étroites  et  pluf 
rapprochées. 

Au-dessus  de  la  porte^  décorée  de  deux  mou- 
lures d'une  forte  saillie,  se  voyait  une  croix  plan- 
tée dans  un  cœur  et  encadrée  par  un  parallé- 
logramme tronqué  à  sa  partie  inférieure  pour 
laisser  passer  ce  signe  de  favorable  augure  dont 
le  sens  ,  comme  chacun  sait ,  est  «  la  bonne 
maison  ». 

Toute  cette  construction  était  peinte  de  cou.eurs 
tendres  et  riantes,  les  lotus  des  chapiteaux  s'é- 
chappaient alternativement   biens   et  roses    de 


LE    ROMAN   DE  lA   MOMIE.  143 

leurs  capsules  vertes  ;  les  palmettes  des  corni- 
ches colorées  d'un  vernis  d'or  s'inscrivaient  sur 
un  fond  d'azur  ;  les  parois  blanches  des  façades 
faisaient  valoir  les  encadrements  peints  des  fe- 
nêtres, et  des  filets  de  rouge  et  de  vert-prasin 
dessinaient  des  panneaux  ou  simulaient  des  joints 
de  pierre. 

En  dehors  du  mur  d'enceinte,  qu'affleurait  le 
pavillon,  se  dressait  une  rangée  d'arbres  taillés 
en  pointe  et  formant  un  rideau  pour  arrêter  le 
vent  poudreux  du  sud,  toujours  chargé  des  ardeurs 
du  dcscrt. 

Devant  le  pavillon  verdoyait  une  immense 
plantation  de  vignes  ;  des  colonnes  de  pierre  aux 
chapiteaux  de  lotus,  symétriquement  distancées, 
dessinaient  dans  le  vignoble  des  allées  qui  se  cou- 
paient à  angle  droit  ;  les  ceps  jetaient  de  Tune  à 
l'autre  leurs  guirlandes  de  pampres,  et  for- 
maient une  suite  d'arceaux  en  feuillage  sous  les- 
quels on  pouvait  se  promener  la  tête  haute.  La 
terre,  ratissée  avec  soin  et  ramenée  en  monticule 
au  pied  de  chaque  plant,  faisait  ressortir  par  sa 
couleur  brune  le  vert  gai  des  feuilles,  où  jouaient 
des  oiseaux  et  des  rayons. 

De  chaque  côté  du  pavillon,  deux  bassins 
oblongs laissaient  flotter  sur  leurs  miroirs  transpa- 


144  LE    ROMAN    DE  LA    MOMIE. 

rents  des  fleurs  et  des  oiseaux  aquatiques.  Aux 
angles  de  ces  bassins,  quatre  grands  palmiers  dé- 
ployaient comme  une  ombrelle,  à  Textrémité  de 
leur  tronc  sculpté  en  écailles,  leur  verte  auréole 
de  feuilles. 

Des  compartiments,  régulièrement  tracés  par 
des  sentiers  étroits,  divisaient  le  jardin  autour  du 
vignoble,  marquant  la  place  à  chaque  culture. 
Dans  une  sorte  d'allée  de  ceinture  qui  permettait 
de  faire  le  tour  de  l'enclos,  les  palmiers  doums 
alternaient  avec  les  sycomores;  des  carrés  étaient 
plantées  de  figuiers,  de  pêchers,  d'amandiers, 
d'oliviers,  de  grenadiers  et  autres  arbres  à  fruit  ; 
des  portions  n'avaient  reçu  que  des  arbres  d'agré- 
ment, tamarix,  acacias,  cassies,  myrtes,  mimo- 
sas, et  quelques  essences  plus  rares  trouvées  au 
delà  des  cataractes  du  Nil,  sous  le  tropique  du 
Cancer,  dans  les  oasis  du  désert  libyque  et  sur 
les  bords  du  golfe  Erythrée  :  car  les  Égyptiens 
sont  très-adonnés  à  la  culture  des  arbustes  et  des 
fleurs,  et  ils  exigent  les  espèces  nou  relies  comme 
tribut  des  peuples  conquis. 

Des  fleurs  de  toutes  sortes,  des  variétés  de  pas- 
tèques, des  lupins,  des  oignons,  garnissaient 
les  plates-bandes  ;  deux  autres  pièces  d'eau  d'une 
dimen^^ion  plus  grande,  alimentées  par  un  canal 


LE    ROMAN    DE    LA    MOMIE.  1  4S 

couvert  venant  du  Nil,  portaient  chacune  une 
petite  barque  pour  faciliter  au  maître  de  la  mai- 
son le  plaisir  de  la  pêche  :  car  des  poissons  de 
formes  diverses  et  de  couleurs  brillantes  se  jouaient 
dans  leur  eau  limpide  à  travers  les  tiges  et  les 
larges  feuilles  de  lotus.  Des  masses  de  végétation 
luxuriante  entouraient  ces  pièces  d*eau  et  se  ren- 
versaient dans  leur  vert  miroir. 

Près  de  chaque  bassin  s'élevait  un  kiosque 
formé  de  colonnettes  supportant  un  toit  léger  et 
entouré  d'un  balcon  à  claire-voie,  où  l'on  pouvait 
jouir  de  la  vue  des  eaux  et  respirer  la  fraîcheur 
du  matin  et  du  soir,  à  demi  couché  sur  des  sièges 
rustiques  de  bois  et  de  jonc. 

Ce  jardin,  éclairé  par  le  soleil  naissant,  avait 
un  aspect  de  gaieté,  de  repos  et  de  bonheur.  Le 
vert  des  arbres  était  si  vivace,  les  nuances  des 
fleurs  si  éclatantes,  l'air  et  la  lumière  baignaient 
si  joyeusement  la  vastes  enceinte  de  souffles  et  de 
rayons  ;  le  contraste  de  cette  riche  verdure  avec 
la  blancheur  décharnée  et  l'aridité  crayeuse  de 
la  chaîne  libyque,  qu'on  apercevait  par-dessus  les 
murs  déchiquetant  de  sa  crête  la  teinte  bleue  du 
ciel,  était  tellement  tranché,  qu'on  se  sentait  le 
désir  de  s'arrêter  là  et  d'y  planter  sa  tente.  On  eût 
dit  un  nid  fait  tout  à  souhai  t  pour  un  bonheur  rêvé. 


146  LE    ROMAN    DE    LA   MOMIE.  ». 

Dans  les  allées  marchaient  des  senriteurs  por 
tant  sur  leur  épaule  une  barre  de  bois  courbé. 
lux  extrémités  de  laquelle  pendaient  à  des  corde? 
leux  pots  d'argile  remplis  aux  réservoirs,  dont  ils 
versaient  le  contenu  dans  le  petit  bassin  creusé  au 
pied  de  chaque  plante.  D'autres,  manœuvrant  un 
vase  suspendu  à  une  perche  jouant  sur  un  poteau, 
alimentaient  une  rigole  de  bois  distribuant  l'eau 
aux  terres  les  plus  altérées  du  jardin.  Des  ton- 
deurs taillaient  les  arbres  et  leur  donnaient  une 
forme  ronde  ou  ellipsoïde  ;  à  Taide  d'une  houe 
faite  de  deux  pièces  de  bois  dur  reliées  par  une 
corde  formant  crochet,  des  travailleurs  penchés 
ameublissaient  le  sol  pour  quelques  plantations. 

C'était  un  spectacle  charmant  de  voir  ces  hom- 
mes à  la  noire  chevelure  crépue,  au  torse  couleur 
de  brique,  vêtus  d'un  simple  caleçon  blanc,  aller 
et  venir  parmi  les  feuillages  avec  une  activité  sans 
désordre,  en  chantant  une  chanson  rustique  qui 
rh'j^hmait  leur  pas.  Les  oiseaux  perchés  sur  les 
arbres  paraissaient  les  connaître,  et  s'envolaient  à 
peine  lorsqu'en  passant  ils  frôlaient  une  branche. 

La  porte  du  pavillon  s'ouvrit,  etPoëri  parut  sur 
le  seuil.  Quoiqu'il  fût  vêtu  à  la  mode  égyptienne, 
ses  traits  ne  se  rapportaient  pas  cependant  au  type 
national,  et  il  n'eût  pas  fallu  l'observer  longtemps 


LE    ROMAN    bE    LA    MOMIE.  147 

pour  voir  i^u'il  n'appartenait  point  à  la  race  au- 
tochthone  de  la  vallée  du  Nil.  Ce  n'était  pas  assu- 
rément un  Rot-en-ne-rôme ;  son  nez  aquilin  et 
mince,  ses  joues  aplanies,  ses  lèvres  sérieuses  et 
d'un  dessin  serré,  l'ovale  parfait  de  sa  (igure, 
difiéraient  essentiellement  du  nez  africain,  des 
pommettes  saillantes,  de  la  bouche  épaisse,  et  du 
masque  large  que  présentent  habituellement  les 
Égyptiens.  La  coloration,  non  plus,  n'était  pas  la 
même;  la  teinte  de  cuivre  rouge  était  remplacée 
par  une  pâleur  olivâtre,  que  nuançait  impercepti- 
blement de  rose  un  sang  riche  et  pur  ;  les  yeux,  au 
lieu  de  rouler  entre  leurs  lignes  d'antimoine  une 
prunelle  de  jais,  étaient  d'un  bleu  sombre  comme 
le  ciel  de  la  nuit  ;  les  cheveux,  plus  soyeux  et  plus 
doux,  se  crêpaient  en  ondulations  moins  rebelles; 
les  épaules  n'offraient  pas  cette  ligne  transversa- 
lement rigide  que  répètent,  comme  signe  carac- 
téristique de  la  race,  les  statues  des  temples  et  les 
fresques  des  tombeaux. 

Toutes  ces  étrangetés  composaient  une  beauté 
rare,  à  laquelle  la  fille  de  Pétamounoph  n'avait  pu 
rester  insensible.  Depuis  le  jour  où,  par  hasard, 
Poëri  lui  était  apparu,  accoudé  à  la  galerie  du  pa- 
\illon,  Six  place  favorite,  lorsque  les  travaux  de  la 
ferme  ne  l'occunaient  plus,  bien  des  fois  elle  était 


148  LE    ROMAN   DE    LA    MOMIE. 

revenue,  sous  prétexte  de  promenade,  et  avait  fait 
passer  son  char  sous  le  balcon  de  la  villa. 

Mais,  bien  qu'elle  eût  revêtu  ses  plus  fines  tu- 
niques, mis  à  son  col  ses  plus  précieux  gorgerins, 
cerclé  ses  poignets  dt  ses  bracelets  les  plus  pré- 
cieusement ciselés,  couronné  sa  tête  des  plus  fraî- 
ches fleurs  de  lotus,  allongé  jusqu'aux  tempes 
la  ligne  noire  de  ses  yeux,  avivé  sa  joue  de  fard, 
jamais  Poëri  n'avait  semblé  y  faire  attention. 
Pourtant  Tahoser  était  bien  belle,  et  l'amour  qu'i- 
gnorait ou  dédaignait  le  mélancolique  habitant  de 
la  villa.  Pharaon  l'eût  acheté  bien  cher;  pour  la 
fille  du  prêtre,  il  eût  donné  Twéa,  Taïa,  Amensé, 
Hont-Réché,  ses  captives  asiatiques,  ses  vases  d'ar- 
gent et  d'or,  ses  hausse-cols  de  pierres  coloriées, 
ses  chars  de  guerre,  son  armée  invincible,  son 
sceptre,  tout,  jusqu'à  son  tombeau  auquel,  depuis 
le  commencement  de  son  règne,  travaillaient  dans 
l'ombre  des  milliers  d'ouvriers! 

L'amour  n'est  pas  le  même  sous  les  chaudes  ré- 
gions qu'embrase  un  vent  de  feu,  qu'aux  rives 
hyperborées  d'où  le  calme  descend  du  ciel  avec 
les  frimas  ;  ce  n'est  pas  du  sang,  mais  de  la  flamme 
qui  circule  dans  les  veines  :  aussi  Tahoser  lan- 
guissait-elle et  défaillait-elle,  quoiqu'elle  respi- 
rât des  parfums,  s'entourât  de  fleurs  et  bût  les 


LE   ROMAN   DE  LA    MOMIE.  149 

breuvages  qui  font  oublier.  La  musique  l'ennuyait 
ou  développait  outre  mesure  sa  sensibilité;  elle 
ne  prenait  plus  aucun  plaisir  aux  danses  de  ses 
compagnes;  la  nuit,  le  sommeil  fuyait  ses  pau- 
pières, et,  haletante,  étouffée,  la  poitrine  gonflée 
de  soupirs,  elle  quittait  sa  couche  somptueuse, 
et  s'étendait  sur  les  larges  dalles,  appuyant  sa 
gorge  au  dur  granit  comme  pour  en  aspirer  la 
fraîcheur. 

La  nuit  qui  suivit  la  rentrée  triomphale  du 
Phaiaon,  Tahoser  se  sentit  si  malheureuse,  si 
incapable  de  vivre,  qu'elle  ne  voulut  pas  du 
moins  mourir  sans  avoir  tenté  un  suprême  effort. 

Elle  s'enveloppa  d'une  draperie  d'étoffe  com- 
mune, ne  garda  qu'un  bracelet  de  bois  odo- 
rant, tourna  une  gaze  rayée  autour  de  sa  tête, 
et  à  la  première  lueur  du  jour,  sans  que  No- 
ire, qui  rêvait  du  bel  Ahmosis,  l'entendît,  elle 
sortit  de  sa  chambre,  traversa  le  jardin,  tira  les 
verrous  de  la  porte  «i'oau.  s'avança  vers  le  quai, 
éveilla  un  rameur  qui  dormait  au  fond  de  sa  na- 
celle de  papyrus,  et  se  fît  passer  à  l'autre  rive  du 
fleuve. 

Chancelante  et  mettant  sa  petite  main  sur  son 
cœur  pour  en  comprimer  les  battements,  elle  s'a- 
vança vers  le  pavillon  de  Poëri. 

13. 


150  LE    ROMAN    DE    LA    MOMIE. 

11  faisait  graud  jour,  et  les  portes  s'ouvraient 
pour  laisser  passer  les  attelages  de  bœufs  allant 
au  travail  et  les  troupeaux  sortant  pour  la  pâ- 
ture. 

Tahoser  s'agenouilla  sur  Je  seuii,  porta  sa  main 
au-iessus  de  sa  tète  avec  un  geste  suppliant; 
elle  était  peut-être  encore  plus  belle  dans  cette 
humble  attitude,  sous  ce  pauvre  accoutrement.  Sa 
poitrine  palpitait,  des  larmes  coulaient  sur  ses 
joues  pâles. 

Poëri  Faperçut  et  la  prit  pour  ce  qu'elle  était 
en  effet,  pour  une  femme  bien  malheureuse. 

«  Entre,  dit-il,  entre  sans  crainte,  la  demeurift 
est  hospitalière.  » 


VI 


Tahoser,  encouragée  par  la  phrase  amicaïe  de 
Poëri,  quitta  sa  pose  suppliante  et  se  releva.  Une 
vive  couleur  rose  avait  envahi  ses  joues  tout  à 
'/heure  si  pâles  :  la  pudeur  lui  revenait  avec  Tes- 
poir  ;  elle  rougissait  de  l'action  étrange  où  l'amour 
la  poussait,  et,  sur  ce  seuil  que  ses  rêves  avaient 
franchi  tant  de  fois,  elle  hésita  :  ses  scrupules  de 
vierge,  étouffés  par  la  passion,  renaissaient  en 
présence  de  la  réalité. 

Le  jeune  homme,  croyant  que  la  timidité,  com- 
pagne du  malheur,  empêchait  seule  Tahoser  de 
pénétrer  dans  la  maison,  lui  dit  d'une  voix  musi- 
cale et  douce  où  perçait  un  accent  étranger  : 

((  Entre,  jeune  fille,  et  ne  tremhle  pas  ainsi  ;  la 
demeure  est  assez  vaste  pour  t'abriter.  Si  tu  es 
lasse,  repose-toi;  si  tu  as  soif,  mes  serviteurs  t'ap- 
porteront de  l'eau  pure  rafraîchie  dans  des  vases 
d'argile  poreuse  ;  si  tu  as  faim,  ils  mettront  devant 


iôi  LE    ROMAN    DE    LA   MOMIE. 

loi  du  pain  de  froment,  des  dattes  et  des  figues 
sèches.  » 

La  fille  de  Pétamouhoph,  encouragée  par  ces 
paroles  hospitalières,  entra  dans  la  maison,  qui 
justifiait  l'hiéroglyphe  de  bienvenue  inscrit  sur  sa 
porte. 

Poëri  l'emmena  dans  la  chambre  du  rez-de- 
chaussée,  dont  les  murailles  étaient  peintes  d'une 
couche  de  blanc  sur  laquelle  des  baguettes  vertes 
terminées  par  des  fleurs  de  lotus  dessinaient  des 
compartimentsagréablesà  l'œil.  Une  fine  natte  de 
joncs  tressés,  où  se  mélangeaient  diverses  couleurs 
formant  des  symétries,couvraitle  plancher;  à  cha- 
que angle  de  la  pièce,  de  grosses  bottes  de  fleurs 
débordaient  de  longs  vases  tenus  en  équilibre  par 
des  socles,  et  répandaient  leurs  parfums  dans 
l'ombre  fraîche  de  la  chambre.  Dans  le  fond,  un 
canapé  bas,  dont  le  bois  était  orné  de  feuillages  et 
d'animaux  chimériques,  étalait  les  tentations  de 
son  large  coussin  à  la  fatigue  ou  à  la  nonchalance. 
Deux  sièges  foncés  de  roseaux  du  Nil,  et  dont  le 
dossier  se  renversait  arc-bouté  par  des  supports, 
un  escabeau  de  bois  creusé  en  conque,  appuyé 
sur  trois  pieds,  une  table  oblongue  à  trois  pieds 
également,  bordée  d'un  cadre  d'incrustations,  his- 
toriée au  centre  d'uracus,    de  guirlaudes  et  de 


LE    ROMAN    DE    LA    MOMIE.  153 

symboles  d'agriculture,  et  sur  laquelle  était  posé 
un  vase  de  lotus  roses  et  bleus,  complétaient  cet 
ameublement  d'une  simplicité  et  d'une  grâce 
champêtres. 

Poëri  s'assit  sur  le  canapé.  Tahoser,  repliant 
une  jambe  sous  la  cuisse  et  relevant  un  genou, 
s'accroupit  devant  le  jeune  homme,  qui  fixait  sur 
elle  un  œil  plein  d'interrogations  bienveillantes. 

Elle  était  ravissante  ainsi  :  le  voile  de  gaze  don' 
elle  s'enveloppait,  retombant  en  arrière,  décou- 
vrait les  masses  opulentes  de  sa  chevelure  nouée 
d'une  étroite  bandelette  blanche,  et  permettait  de 
voir  en  plein  sa  physionomie  douce,  charmante  et 
triste.  Sa  tunique  sans  manches  montrait  jusqu'à 
l'épaule  ses  bras  élégants  et  leur  laissait  toute  li- 
berté de  gesticulation. 

(c  Je  me  nomme  Poëri,  dit  le  jeune  homme,  et 
je  suis  intendant  des  biens  de  la  couronne,  ayant 
droit  de  porter  dans  ma  coiffure  de  cérémonie  les 
cornes  de  bélier  dorées. 

—  Je  me  nomme  Hora,  répondit  Tahoser,  qui 
d'avance  avait  arrangé  sa  petite  fable  ;  mes  parenls 
sont  morts,  et  leurs  biens  vendus  par  les  créan- 
ciers n'ont  laissé  que  juste  de  quoi  subvenir  à 
leurs  funérailles.  Je  suis  donc  restée  seule  et  sans 
ressource  ;  mais,  puisque  tu  veux  bien  m'accueillir. 


5  54  LE    ROM^N    DE    LA    MOMIE. 

je  saurai  recoanaître  ton  hospitalité  :  j'ai  été  in- 
struite aux  ouvrages  de  femmes,  quoique  ma 
condition  ne  m'obligeât  pas  à  les  exercer.  Je  sais 
tourner  le  fuseau,  tisser  la  toile  en  y  mêlant  des 
file  de  diverses  couleurs,  imiter  les  fleurs  et  tracer 
des  ornements  avec  l'aiguille  sur  les  étoffes;  je 
pourrai  même,  lorsque  tu  seras  las  de  tes  travaux 
et  que  la  chaleur  du  jour  t'accablera,  te  réjouir 
avec  le  chant,  la  harpe  ou  la  mandore. 

—  Hora,  sois  la  bienvenue  chez  Poëri,  dit  le 
jeune  homme.  Tu  trouveras  ici,  sans  briser  tes 
forces,  car  tu  semblés  délicate,  une  occupation 
convenable  pour  une  jeune  fille  qui  connut  des 
temps  plus  prospères.  Il  y  a  parmi  mes  servantes 
des  filles  très-douces  et  très-sages  qui  te  seront  d'a- 
gréables compagnes,  et  qui  te  montreront  com- 
ment la  vie  est  réglée  dans  cette  habitation  cham- 
pêtre. En  attendant,  les  jours  succéderont  aux 
jours^et  il  en  viendra  peut-être  de  meilleurs  pour 
toi.  Sinon,  tu  pourras  doucement  vieillir  chez 
moi  dans  l'abondance  et  la  paix  :  l'hôte  que  les 
dieux  envoient  est  sacré.  » 

Ces  paroles  prononcées,  Poëri  se  leva  comme 
pour  se  soustraire  aux  remercîments  de  la  fausse 
Hora,  qui  s'était  prosternée  à  ses  pieds  et  les 
baisait  comme  font  les  malheureux  à  qui  l'on 


LE    ROMAN    DE    LA    MOMIE.  155 

vient  d'accorder  quelque  grâce;  mais  l'amou- 
reuse avait  remplacé  la  suppliante,  et  f3s  fraîches 
lèvres  roses  se  détachaient  avec  peine  de  ces  beaux 
pieds  purs  et  blancs  comme  les  pieds  de  jaspe  des 
di^initéb. 

Avant  de  sortir  pour  aller  surveiller  les  tra- 
vaux du  domaine,  Poëri  se  retourna  sur  le  seuil 
de  l'appartement  et  dit  à  Hora  : 

«  Reste  ici  jusqu'à  ce  que  je  t'aie  désigné  une 
chambre.  Je  vais  t'envoyer  de  la  nourriture  par 
un  de  mes  serviteurs.  » 

Et  il  s'éloigna  d'un  pas  tranquille,  balançant 
à  son  poignet  le  fouet  du  commandement.  Les 
travailleurs  le  saluaient  en  mettant  une  main  sur 
leur  tête  et  l'autre  près  de  terre  ;  mais  à  la  cor- 
dialité de  leur  salut  on  voyait  que  c'était  un  bon 
maître.  Quelquefois  il  s'arrêtait,  donnant  un  ordre 
ou  un  conseil,  car  il  était  très-savant  aux  choses 
de  l'agriculture  et  du  jardinage  ;  puis  il  reprenait 
sa  marche,  jetant  les  yeux  à  droite,  à  gauche, 
inspectant  soigneusement  tout.  Tahoser,  qui  l'a- 
vait humblement  accompagné  jusqu'à  la  porte 
et  s'était  pelotonnée  sur  le  seuil,  le  coude  au  ge- 
nou, le  menton  dans  la  paume  de  la  main,  le 
suivit  du  regard  jusqu'à  ce  qu'il  se  perdît  sous 
les  arceaux  de  feuillage.  Depuis  longtemps  déjà 


156  LE    ROMAN    DE   LA    MOMIE- 

il  avait  disparu  par  la  porte  des  champs,  qu'elle 
le  regardait  encore. 

Un  sersiteur,  d'après  Tordre  donné  en  passant 
par  Poëri,  apporta  sur  un  plateau  une  cuisse 
d'oie,  des  oignons  cuits  sous  la  cendre,  un  pain 
de  froment  et  des  figues,  ainsi  qu'un  vase  d'eau 
bouché  par  des  feuilles  de  myrte. 

a  Voici  ce  que  le  maître  t'envoie  ;  mange,  jeune 
fille,  et  reprends  des  forces.  » 

Tahoser  n'avait  pas  grand'faim,  mais  il  était 
dans  son  rôle  de  montrer  de  l'appétit  :  les  mal- 
heureux doivent  se  jeter  sur  les  mets  que  la  pitié 
leur  présente.  Elle  mangsa  donc  et  but  un  long 
trait  d'eau  fraîche. 

Le  serviteur  s'étant  éloigné,  elle  reprit  sa  pose 
contemplative.  Mille  pensées  contraires  roulaient 
dans  sa  jeune  tète  :  tantôt,  avec  sa  pudeur  de 
vierge,  elle  se  repentait  de  sa  démarche  ;  tantôt, 
avec  sa  passion  d'amoureuse,  elle  s'applaudissait 
de  son  audace.  Puis  elle  se  disait  :  a  Me  voilà,  il 
est  vrai,  sous  le  toit  de  Poëri,  je  le  verrai  libre- 
ment, tous  les  jours;  je  m'enivrerai  silencieuse- 
ment de  sa  beauté,  qui  est  d'un  dieu  plus  que 
d'un  homme  ;  j'entendrai  sa  voix  charmante,  pa- 
reille à  une  musique  de  l'âme  :  mais  lui,  qui  n'a 
jamais  fait  attention  à  moi  lorsque  je  passais  sous 


LE    ROMAN   DE    LA    MOMIJ.  157 

son  pavillon,  couverte  de  mes  habits  aux  couleurs 
brillantes,  parée  de  mes  plus  fins  joyaux,  parfu- 
mée d'essences  et  de  fleurs,  montée  sur  mon  char 
peint  et  doré  que  surmonte  une  ombrelle,  entou- 
rée ccmme  une  reine  d'un  cortège  de  serviteurs, 
remarquera-t-il  davantage  la  pauvre  jeune  fille 
suppliante  accueillie  par  pitié  et  couverte  d'étoffes 
communes? 

a  Ce  que  mon  luxe  n'a  pu  faire,  ma  misère  le 
fera-t-elle?  Peut-être,  après  tout,  suis-je  laide,  et 
Nofré  est-elle  une  flatteuse  lorsqu'elle  prétend 
que,  de  la  source  inconnue  du  Nil  jusqu'à  l'en- 
droit où  il  se  jette  dans  la  mer,  il  n'y  a  pas  de  plus 
belle  fille  que  sa  maîtresse...  Non,  je  suis  belle  : 
les  yeux  ardents  des  hommes  me  l'ont  dit  mille 
fois,  et  surtout  les  airs  dépités  et  les  petites  rtioue» 
dédaigneuses  des  femmes  qui  passaient  près  de 
moi.  Poëri,  qui  m'a  inspiré  une  si  folle  passion, 
m'aimera-t-il  jamais?  Il  eût  reçu  tout  aussi  bie? 
une  vieille  femme  au  front  coupé  de  rides,  à  la 
poitrine  décharnée,  empaquetée  de  hideux  hail- 
lons et  les  pieds  gris  de  poussière.  Tout  autre  quo 
lui  aurait  reconnu  à  l'instant,  sous  le  déguise- 
ment d'Hora,  Tahoser,  la  fille  du  grand  prêtre 
Pétamounoph  ;  mais  il  n'a  jamais  abaissé  son  re- 
gard sur  moi,  pas  plus  que  la  statue  d'un  dieu 

14 


158  LE    ROMAN    DE    LA    MOMIE. 

de  basalte  sur  les  dévots  qui  lui  offrent  des  quar- 
tiers d'antilope  et  des  bouquets  de  lotus.  » 

Ces  réflexions  abattaient  le  courage  de  Taho- 
ser;  puis  elle  reprenait  confiance  et  se  disait  que 
sa  beauté,  sa  jeunesse,  son  amour,  finiraient  bien 
par  attendrir  ce  cœur  insensible  :  elle  serait  si 
douce,  si  attentive,  si  dévouée,  elle  mettrait  tant 
d'art  et  de  coquetterie  à  sa  pauvre  toilette,  que 
certainement  Poëri  n'y  résisterait  pas.  Alors  elle 
se  promettait  de  lui  découvrir  que  l'humble  ser- 
vante était  une  fille  de  haut  rang,  possédant  des 
esclaves,  des  terres  et  des  palais,  et  elle  s'arran- 
geait en  rêve,  après  la  félicité  obscure,  une  vie 
de  bonheur  splendide  et  rayonnant. 

a  D'abord  soyons  belle,  »  dit-elle  en  se  levant 
et  en  se  dirigeant  vers  une  des  pièces  d'eau. 

.Arrivée  là,  elle  s'agenouilla  sur  la  margelle  de 
pierre,  lava  son  visage,  son  col  et  ses  épaules  ; 
l'eau  agitée,  dans  son  miroir  brisé  en  mille  mor- 
ceaux, lui  montrait  son  image  confuse  et  trem- 
blante, qui  lui  souriait  comme  à  travers  une  gaze 
verte,  et  les  petits  poissons,  voyant  son  ombre  et 
croyant  qu'on  allait  leur  jeter  quelques  miettes, 
s'approchaient  du  bord  en  troupes. 

Elle  cueillit  deux  ou  trois  fleurs  de  lotus  qui 
s'épanouissaient  à  la  surface  du  bassin,  en  ter- 


LE   ROMAN    DE    LA   MOMIE.  15» 

tilla  la  tige  autour  de  la  bandelette  de  ses  che- 
veux, et  se  composa  une  coiffure  que  tout  l'art 
de  Nofré  n'eût  pas  égalée  en  vidant  les  coffres  à 
bijoux. 

Quand  elle  eut  fini  et  qu'elle  se  releva  fraîche 
et  radieuse,  un  ibis  familier,  qui  l'avait  grave- 
ment regardée  faire,  se  haussa  sur  ses  longues 
pattes,  tendit  son  long  col,  et  battit  deux  ou  trois 
fois  des  ailes  comme  pour  l'applaudir. 

Sa  toilette  achevée,  Tahoser  revint  prendre  sa 
place  sur  la  porte  du  pavillon  en  attendant  Poëri. 
Le  ciel  était  d'un  bleu  profond  ;  la  lumière  fris- 
sonnait en  ondes  visibles  dans  l'air  transparent; 
des  arômes  enivrants  se  dégageaient  des  fleurs  et 
des  plantes;  les  oiseaux  sautillaient  à  travers  les 
rameaux,  picorant  quelques  baies;  les  papillons 
se  poursuivaient  et  dansaient  sur  leurs  ailes.  A  ce 
riant  spectacle  se  mêlait  celui  de  l'activité  hu- 
maine, qui  l'égayait  encore  en  lui  prêtant  une 
âme.  Les  jardiniers  allaient  et  venaient  ;  des  ser- 
viteurs rentraient,  chargés  de  bottes  d'herbes  et 
de  paquets  de  légumes  ;  d'autres,  debout  au  pied 
des  figuiers,  recevaient  dans  des  corbeilles  les 
fruits  que  leur  jetaient  des  singes  dressés  à  la 
cueillette  et  juchés  sur  les  hautes  branches. 

Tahoser  contemplait  avec   raviss^.ment  cette 


ICO  LE    ROMAN    DE    LA    MO.MIE. 

fraîche  nature,  dont  la  paix  gagnait  son  àme.  et 
elle  se  dit  :  «  Oh  !  qu'il  serait  doux  d'être  aimée 
ici,  dans  la  lumière,  les  parfums  et  les  fleurs  !  » 

Poori  reparut;  il  avait  terminé  son  inspection, 
et  il  se  retira  d.^ns  sa  chambre  pour  laisser  passer 
les  heures  brûlantes  du  jour.  Tahoser  le  suivit 
timidement,  se  tint  près  de  la  porte,  prête  à 
sortir  au  moindre  geste  ;  mais  Poëri  lui  fit  signe 
de  rester. 

Elle  s'avança  de  quelques  pas  et  s'agenouilla 
sur  la  natte. 

«  Tu  m'as  dit,  Hora,  que  tu  savais  jouer  de  la 
mandore  ;  prends  cet  instrument  accroché  au 
mur;  fais  résonner  les  cordes  et  chante-moi  quel- 
que ancien  air  bien  doux,  bien  tendre  et  bien 
lent.  Le  sommeil  est  plein  de  beaux  rêves,  qui 
vient  bercé  par  la  musique.  » 

La  fille  du  prêtre  décrocha  la  mandore,  s'ap- 
procha du  lit  de  repos  sur  lequel  Poëri  s'était 
étendu,  appuyant  la  tête  au  chevet  de  bois  creusé 
en  demi-lune,  allongea  son  bras  jusqu'au  bout  du 
manche  de  l'instrument,  dont  elle  pressait  la 
caisse  sur  son  cœur  ému,  laissa  errer  sa  main  le 
long  des  cordes,  et  en  tira  quelques  accords.  Puis 
elle  chanta  d'une  voix  juste,  quoiqu'un  peu  trem- 
blante, un  vieil  air   égyptien,  vague  soupir  des 


tE    ROMAN    DE    LA   MOMIE.  161 


aïeux  transmis  de  génération  en  génération,  où 
revenait  toujours  une  même  phrase  d'une  mono- 
tonie pénétrante  et  douce. 

«  En  effet,  dit  Poëri  en  tournant  ses  prunelles 
d'un  bleu  sDmbre  vers  la  jeune  fille,  tu  ne  m'a- 
vais pas  trompé.  Tu  connais  les  rhythmes  comme 
une  musicienne  de  profession,  et  tu  pourrais 
exercer  ton  art  dans  le  palais  des  rois.  Mais  tu 
donnes  à  ton  chant  une  expression  nouvelle.  Cet 
air  que  tu  récites,  on  dirait  que  tu  l'inventes,  et 
tu  lui  prêtes  un  charme  magique.  Ta  physio- 
nomie n'est  plus  ce  qu'elle  était  ce  matin  ;  une 
autre  femme  semble  apparaître  à  travers  toi 
comme  une  lumière  derrière  un  voile.  Qui 
es-tu  ? 

—  Je  suis  Hora,  répondit  Tahoser;  ne  t'ai-je 
pas  déjà  raconté  mon  histoire?  Seulement  j'ai 
essuyé  de  mon  visage  la  poussière  de  la  route,  ra- 
justé les  plis  de  ma  robe  fripée,  et  mis  un  brin 
de  fleur  dans  mes  cheveux.  Si  je  suis  pauvre,  ce 
n'est  pas  une  raison  pour  être  laide,  et  les  dieux 
parfois  refusent  la  beauté  aux  riches.  Mais  te 
plalt-il  que  je  continue? 

—  Oui  !  répète  cet  air  qui  me  fascine,  m'en- 
gourdit et  m'ôte  la  mémoire  comme  ferait  une 
coupe  de  népenthès  ;  répète-le,  jusqu'à  ce  que  le 

14. 


Î68  LE    ROiAN    DE    LA    MOMIE. 

sommeil  descende  avec  l'oubli  sur  mes  pau- 
pières. » 

Les  yeux  de  Poëri,  fixés  d'abord  sur  Tahoser, 
se  fermèrent  bientôt  à  demi,  puis  tout  à  fait.  La 
jeune  fille  conlinuait  à  faire  bourdonner  les  cor- 
des de  la  mandore,  et  répétait  d'une  voix  de  plus 
en  plus  basse  le  refrain  de  sa  chanson.  Poëri 
dormait  ;  elle  s'arrêta,  et  se  mit  à  l'éventer  avec 
un  éventail  de  feuilles  de  palmier  jeté  surla  table. 

Poëri  était  beau,  et  le  sommeil  donnait  à  ses 
traits  purs  une  ineffable  expression  de  langueur 
et  de  tendresse;  ses  longs  cils  abaissés  sur  ses 
joues  semblaient  lui  -voiler  quelque  vision  cé- 
leste, et  ses  belles  lèvres  rouges  à  demi  ou- 
vertes frémissaient,  comme  si  elles  eussent 
adressé  de  muettes  paroles  à  un  être  invisible. 

Après  une  longue  contemplation,  enhardie  par 
le  silence  et  la  solitude,  Tahoser,  éperdue,  se  pen- 
cha sur  le  front  du  dormeur,  retenant  son  souf- 
fle, pressant  son  cœur  de  sa  main,  et  y  posa  un 
baiser  peureux,  furtif,  ailé  ;  puis  elle  se  releva 
toute  honteuse  et  toute  rougissante. 

Le  dormeur  avait  senti  vaguement,  à  travei-s 
son  rêve,  les  lèvres  de  Tahoser;  il  poussa  un 
soupir  et  dit  en  hébreu  :  a.  0  Ra'hel,  bien-aimèe 
Ra'hel  !  » 


LE    ROMAN    DE   LA    MOMIE.  {68 

Heureusement,  ces  mots  d'une  la^ngue  incon- 
nue ne  présentaient  aucun  sens  à  la  fille  de  Péta- 
mounoph  ;  et  elle  reprit  l'éventail  de  feuilles  de 
palmier,  espérant  et  craignant  que  Poëri  se  ré- 
veillât. 


VII 


Lorsque  le  jour  parut,  Nofré,  qui  couchait  sur 
lin  petit  lit  aux  pieds  de  sa  maîtresse,  fut  sur- 
prise de  ne  pas  entendre  Tahoser  l'appeler  comme 
d'habitude  en  frappant  ses  mains  l'une  contre 
l'autre.  Elle  se  souleva  sur  son  coude  et  vit  que  le 
lit  était  vide.  Cependant  les  premiers  rayons  du 
soleil,  atteignant  la  frise  du  portique,  commen- 
çaient seulement  à  jeter  sur  le  mur  l'ombrcdes 
chapitaux  et  le  haut  du  fût  des  colonnes.  Taho- 
ser ordinairement  n'était  pas  si  matinale,  et  elle 
ne  quittait  guère  sa  couche  sans  l'aide  de  ses 
femmes  ;  jamais  non  plus  elle  ne  sortait  qu'après 
avoir  fait  réparer  dans  ca  coiffure  le  désordre  de 
la  nuit  et  verser  sur  son  beau  corps  des  affusions 
d'eau  parfumée  qu'elle  recevait  à  genoux,  les 
bras  repliés  devant  sa  poitrine. 

Nofré,  inquiète,  jeta  sur  elle  une  cnemise  trans- 
parente, plaça  ses  pieds  dans  des  sandales  en 


LE   ROMAN    DE    LA    MOMIE  165 

fibres  de  palmier,  et  se  mit  à  la  recherche  de  sa 
maîtresse. 

Elle  la  chercha  d'abord  sous  les  portiques  des 
deux  cours,  pensant  que,  ne  pouvant  dormir,  Ta- 
hoser  était  peut-être  allée  respirer  la  fraîcheur 
de  l'aube  le  long  de  ces  promenoirs  intérieurs. 

Tahoser  n'y  était  pas. 

<(  Visitons  le  jardin,  se  dit  Nofré;  elle  aura 
peut-être  eu  la  fantaisie  de  voir  briller  la  rosée 
nocturne  sur  les  feuilles  des  plantes  et  d'assister 
une  fois  au  réveil  des  fleurs.  » 

Le  jardin,  battu  en  tous  sens,  ne  contenait 
que  la  solitude.  Allées,  tonnelles,  berceaux,  bos- 
quets, Nofré  interrogea  tout  sans  succès.  Elle  en- 
tra dans  le  kiosque  situé  au  bout  de  la  treille  ; 
point  de  Tahoser.  Elle  courut  à  la  pièce  d'eau  où 
sa  maîtresse  pouvait  avoir  eu  le  caprice  de  se  bai- 
gner, comme  elle  le  faisait  quelquefois  avec  ses 
compagnes,  sur  l'escalier  de  granit  desendant 
du  bord  du  bassin  jusqu'à  un  fond  de  sable  ta- 
misé. Les  larges  feuilles  de  nymphaeas  flottaient 
à  la  surface  et  ne  paraissaient  pas  avoir  été  dé- 
rangées; les  canards  plongeant  leurs  cols  d'azur 
dans  l'eau  tranquille  y  faisaient  seuls  des  rides, 
et  ils  saluèrent  Nofré  de  leurs  cris  joyeux.  La 
fidèle  suivante  commençait  à  s'alarmer  sérieuse- 


166  LE    ROMAN    DE    LA    MOMIE. 

ment  ;  elle  donna  l'éveil  à  toute  la  maison  ;  les 
esclaves  et  les  servantes  sortirent  de  leurs  cel- 
lules et,  mis  au  fait  par  Nofré  de  l'étrange  dispa- 
rition de  Tahoser,  se  livrèrent  aux  perquisi- 
tions les  plr.j  minutieuses  ;  ils  montèrent  sur  les 
terrasses,  fouillèrent  chaque  chambre,  chaque 
réduit,  tous  les  endroits  où  elle  pouvait  être. 
Nofré,  dans  son  trouble,  alla  jusqu'à  ouvrir  les 
coffres  à  serrer  les  robes,  les  écrins  qui  renfer- 
maient les  bijoux,  comme  si  ces  boîtes  eussent 
pu  contenir  sa  maîtresse. 

Tahoser  n'était  décidément  pas  dans  la  mai- 
son. 

Un  vieux  serviteur  d'une  prudence  consommée 
eut  ridée  d'inspecter  le  sable  des  allées  et  d'y 
chercher  les  empreintes  de  sa  jeune  maîtresse; 
les  lourds  verrous  de  la  porte  de  ville  étaient  à 
leur  place  et  faisaient  repousser  la  supposition 
que  Tahoser  fût  sortie  de  ce  côté.  Il  est  vrai  que 
Nofré  avait  parcouru  étourdiment  tous  les  sen- 
tiers, y  marquant  la  trace  de  ses  sandales  ;  mais, 
en  se  penchant  vers  le  sol,  le  vieux  Souhem  ne 
tarda  pas  à  reconnaître,  parmi  les  pas  de  Nofré, 
une  légère  dépression  qui  dessinait  une  semelle 
étroite,  mignonne,  appartenant  à  un  pied  beau- 
coup plus  petit  que  le  pied  de  la  suivante.  Il  sui- 


LE    ROMAN    DE    LA   MOMIE.  107 

vit  cetl^  trace,  qui  le  mena,  en  passant  sous  la 
tonnelle,  du  pylône  de  la  cour  à  la  porte  d'eau. 
Les  verrous,  comme  il  en  fit  la  remarque  àNofré, 
avaient  été  tirés,  et  les  battants  ne  joignaient  que 
par  leur  poids  ;  donc  la  fille  de  Pétamounoph  s'é- 
tait envolée  par  là. 

Plus  loin  la  trace  se  perdait.  Le  quai  de  bri- 
ques n'avait  gardé  aucune  empreinte.  Le  batelier 
qui  avait  passé  Tahoser  n'était  pas  revenu  à  sa 
station.  Les  autres  dormaient,  et,  interrogés,  ré- 
pondirent qu'ils  n'avaient  rien  vu.  Un  seul  dit 
qu'une  femme,  pauvrement  vêtue  et  semblant  ap- 
partenir à  la  dernière  classe  du  peuple,  s'était 
rendue  de  grand  matin  de  l'autre  côté  du  fleuve, 
au  quartier  des  Memmonia,  sans  doute  pour  ac- 
complir quelque  rite  funèbre. 

Ce  signalement,  qui  ne  se  rapportait  en  aucune 
façon  à  l'élégante  Tahoser,  dérouta  complète- 
ment les  idées  de  Nofré  et  de  Souhem. 

Ils  rentrèrent  dans  la  maison,  tristes  et  désap- 
pointés. Le?  serviteurs  et  les  servantes  s'assirent 
à  terre  dans  des  attitudes  de  désolation,  laissant 
pendre  une  de  leurs  mains  la  paume  tournée  vers 
le  ciel  et  mettant  l'autre  sur  leur  tête,  et  tous  s'é- 
crièrent comme  un  chœur  plaintif  :  a  Malheur  I 
malheur  !  malheur  !  la  maîtresse  est  partie  I  » 


'A 
168  LE    ROMAN    DE    i.  i    MOMIE 

—  Par  0ms,  chien  des  enfers  !  je  ia  retrouverai, 
dit  le  vieux  Souhem,  dussé-je  pénétrer  vivant 
jusqu'au  fînfond  de  la  région  occiden!ale  vers  la- 
quelle voyaient  les  morts.  C'était  une  bonne  maî- 
tresse ;  elle  nous  donnait  la  nourriture  en  abon- 
dance, n'exigeait  pas  de  nous  des  travaux  excessifs, 
et  ne  nous  faisait  battre  qu'avec  justice  et  modé- 
ration. Son  pied  n'était  pas  lourd  à  nos  nuques  incli- 
nées, et  chez  elle  l'esclave  pouvait  se  croire  libre. 

a  Malheur  !  malheur  !  malheur  !  répétèrent 
hommes  et  femmes  en  se  jetant  de  la  poussière 
sur  la  tète. 

—  Hélas  !  chère  maîtresse,  qui  sait  où  tu  es 
maintenant  ?  dit  la  fidèle  suivante,  taisant  couler 
ses  larmes.  Peut-être  un  magicien  t'a  fait  sortir 
de  ton  palais  par  quelque  conjuration  irrésistible, 
pour  accomplir  sur  toi  un  odieux  maléfice;  il  la- 
cérera ton  beau  corps,  en  retirera  le  cœur  par 
une  incision,  comme  un  paraschite,  jettera  tes 
restes  à  la  voracité  des  crocodiles,  et  ton  âme  mu- 
tilée ne  retrouvera  au  jour  de  la  réunion  que  des 
lambeaux  informes.  Tu  n'iras  pas  rejoindre  au 
fond  des  syringes,  dont  le  colchyte  garde  le  plan, 
la  momie  peinte  et  dorée  de  ton  père,  le  grand 
prêtre  Pétamounoph,  dans  la  chambre  funèbre 
creusée  pour  toi  ! 


LE    ROMAN    DE    LA    MOMIE.  169 

—  Calme-toi,  Nofré,  dit  le  vieux  Souhem,  ne 
nous  désespérons  pas  trop  d'avance;  il  se  peut 
que  fahoser  rentre  bientôt.  Elle  a  cédé  sans 
doute  à  quelque  fantaisie  qui  nous  est  inconnue, 
et  tout  à  l'heure  nous  allons  la  voir  reparaître 
gaie  et  souriante^  tenant  des  fleurs  d'eau  dans  ses 
mains.  » 

Passant  le  coin  de  sa  robe  sur  ses  paupières,  la 
suivante  fit  un  signe  d'adhésion. 

Souhem  s'accroupit,  ployant  ses  genoux  comme 
ces  images  de  cynocéphales  taillées  vaguement 
dans  un  bloc  carré  de  basalte,  et,  serrant  ses  tem- 
pes entre  ses  paumes  sèches,  parut  réfléchir  pro- 
fondément. 

Sa  figure,  d'un  brun  rougeâtre,  ses  orbites  en- 
foncées, ses  mâchoires  proéminentes,  ses  joues 
plissées  de  grandes  rides,  ses  cheveux  roides  en- 
cadrant son  masque  comme  des  poils,  complé- 
taient sa  ressemblance  avec  les  dieux  à  tête  si- 
miesque  ;  ce  n'était  pas  un  dieu,  certes,  mais  il 
avait  bien  l'air  d'un  singe. 

Le  résultat  de  sa  méditation,  anxieusement 
attendu  par  Nofré,  fut  celui-ci  : 

a  La  fille  de  Pétamounoph  est  amoureuse. 

—  Qui  te  l'a  dit  ?  s'écria  Nofré,  qui  croyait  lire 
seule  dans  le  cœur  de  sa  maîtresse. 

15 


17  0  LE    ROMAN    DE    LA    MOMIE. 

—  Personne,  mais  Tahoser  est  très-belle;  elle 
a  vu  déjà  seize  fois  la  crue  et  la  retraite  du  Nil. 
Seize  est  le  nombre  emblématique  de  la  volupté, 
et  depuis  quelque  temps  elle  appelait  à  des  heures 
étranges  ses  joueuses  de  harpe,  de  mandore  et 
de  flûte,  comme  quelqu'un  qui  veut  calmer  le 
trouble  de  son  cœur  par  de  la  musique. 

—  Tu  parles  très-bien,  et  la  sagesse  habite  ta 
vieille  tête  chauve  ;  mais  comment  as-tu  appris  à 
connaître  les  femmes,  toi  qui  ne  fais  que  piocher 
la  terre  du  jardin  et  porter  des  vases  d'eau  sur 
ton  épaule  ?  » 

L'esclave  élargit  ses  lèvres  dans  un  sourire  si- 
lencieux et  montra  deux  rangées  de  longues  dents 
blanches  capables  de  broyer  des  noyaux  de  dattes  ; 
cette  grimace  voulait  dire  :  a  Je  n'ai  pas  toujours 
été  vieux  et  captif.  » 

Illuminée  par  la  suggestion  de  Souhem,  Nofré 
pensa  tout  de  suite  au  bel  Ahmosis,  l'Oëris  de 
Tiiaraon,  qui  passait  si  souvent  au  bas  de  la  ter- 
rasse et  qui  avait  si  bonne  grâce  sur  son  char  de 
guerre  au  défilé  triomphal;  comme  elle  l'aimait 
elle-même,  sans  bien  s'en  rendre  compte,  elle 
prétait  ses  sentiments  à  sa  maîtresse.  Elle  revêtit 
une  robe  moins  légère  et  se  rendit  à  la  demeure 
de    l'officier  :   c'était    là^    imaginait-elle ,    que 


LE    ROMAN    DE    LA    MOMIE  171 

devait   immanquablement   se  trouver  Tahoser. 

Le  jeune  Oëris  était  assis  au  fond  de  sa  chambre 
sur  un  siège  bas.  Aux  murs  se  groupaient  en  tro- 
phées différentes  armes  :  la  tunique  de  cuir  écaillée 
de  plaquettes  de  bronze  où  se  lisait  pra\é  le  car- 
touche da  Pharaon,  le  poignard  d'airain  à  man- 
che de  jade  évidé  pour  laisser  passer  les  doigts,  la 
hache  de  bataille  à  tranchant  de  silex,  le  harpe  à 
lame  courbe,  le  casque  à  double  plume  d'autru- 
che, l'arc  triangulaire  et  les  flèches  empennéesd^î 
rouge  ;  sur  des  socles  étaient  posés  les  gorgerins 
d'honneur,  et  quelques  coffres  ouverts  montraient 
le  butin  pris  à  l'ennemi. 

Quand  il  vit  Nofré,  qu'il  connaissait  bien  et  qui 
se  tenait  debout  sur  le  seuil,  Ahmosis  éprouva  un 
vif  mouvement  de  plaisir;  ses  joues  brunes  se  co- 
lorèrent, ses  muscles  tressaillirent,  son  cœur  pal- 
pita. 11  crut  que  Nofré  lui  apportait  quelque 
message  de  la  part  de  Tahoser,  bien  que  la 
fille  du  prêtre  n'eût  jamais  répondu  à  ses  œil- 
lades. Mais  Thomme  à  qui  les  dieux  ont  fait 
le  don  de  la  beauté  s'imagine  aisément  que 
toutes  les  femmes  se  prennent  d'amour  pour 
lui. 

Il  se  leva  et  fit  quelques  pas  vers  Nofré,  dont  le 
regard  inquiet  scrutait  les  recoins  de  la  chambre 


172  LE    ROMAN    DE    LA    MOMIE. 

pour  s'assurer  de  la  [jrésence  ou  de  l'absence  de 
Tahoser. 

a  Qui  t'amène  ici,  Nofré?  dit  Ahmosis,  voyant 
que  la  jeune  suivante,  préoccupée  de  sa  recherche, 
ne  rompait  pas  le  silence.  Ta  maîtresse  \a  bien, 
je  l'espère,  car  il  me  semble  l'avoir  vue  hier  à 
rentrée  du  Pharaon. 

—  Si  ma  maîtresse  va  bien,  tu  dois  le  savoir 
mieux  que  tout  autre,  répondit  Nofré  :  car  elle 
s'est  enfuie  de  la  maison  sans  confier  ses  projets 
à  personne,  et  l'asile  qu'elle  s'est  choisi,  j'aurais 
juré  par  Hàthor  que  tu  le  connaissais. 

—  Elle  a  disparu  !  que  me  dis-tu  là?  fit  Ahmo- 
sis avec  une  surprise  qui  certes  n'était  pas 
jouée. 

—  Je  croyais  qu'elle  t'aimait,  dit  Nofré,  et 
quelquefois  les  jeunes  filles  les  plus  retenues 
font  des  coups  de  tète.  Elle  n'est  donc  pas 
ici? 

—  Le  dieu  Phré,  qui  voit  tout,  sait  où  elle  est  ; 
mais  aucun  de  ses  rayons  terminés  par  des  mains 
ne  l'a  atteinte  chez  moi.  Regarde  plutôt  et  visite 
les  chambres. 

—  Je  te  crois,  Ahmosis,  et  je  me  retire  :  car,  si 
Tahoser  était  venue,  tu  ne  le  cacherais  pas  à  la 
fidèle  Nofré,  qui  n'eût  pas  mieux  demandé  que  de 


LE    ROMAN    DE   LA   MOMIE.  i7» 

servir  VOS  amours.  Tu  es  beau,  elle  est  libre,  ri- 
che et  vierge.  Le?  dieux  eussent  vu  cette  union 
avec  plaisir.  » 

Nofré  revint  à  la  maison  plus  inquiète  et  plus 
bouleversée  que  jamais  ;  elle  craignait  qu'on  ne 
soupçonnât  les  serviteurs  d'avoir  tué  Tahoser 
pour  s'emparer  de  ses  richesses,  et  qu'on  ne  vou- 
lût leur  faire  avouer  sous  le  bâton  ce  qu'ils  ne 
savaient  pas. 

Pharaon,  de  son  côté,  pensait  aussi  à  Tahoser. 
Après  avoir  fait  les  libations  et  les  offrandes  exi- 
gées par  le  rituel,  il  s'était  assis  dans  la  cour  in- 
térieure du  gynécée,  et  rêvait,  sans  prendre  garde 
aux  ébats  de  ses  femmes,  qui,  nues  et  couronnées 
de  fleurs,  se  jouaient  dans  la  transparence  de  la 
piscine,  se  jetant  de  l'eau  et  poussant  des  éclats 
de  rire  grêles  et  sonores  pour  attirer  l'attention 
du  maître,  qui  n'avait  pas  décidé,  contre  son 
habitude,  quelle  serait  la  reine  en  faveur  cette 
semaine-là. 

C'était  un  tableau  charmant  que  ces  belles 
femmes  dont  les  corps  sveltes  luisaient  sous  l'eau 
comme  des  statues  de  jaspe  submergées,  dans  ce 
cadre  d'arbustes  et  de  fleurs,  au  milieu  de  cette 
cour  entourée  de  colonnes  peintes  de  couleurs 
éclatantes,  à  la  pure  lumière  d'in  ciel  d'azur,  que 

15. 


t74  LE   BOMâK   de   la   MOMIE. 

traversait  de  temps  à  autre  un  ibis  le  bec  au  vent 
et  les  pattes  tendues  en  arrière. 

Amensé  et Twéa,  lasses  de  nager,  étaient  sorties 
ie  Teau,  et,  agenouillées  au  bord  du  bassin,  éta- 
laient au  tjleil  pour  la  sécher  leur  épaisse  cheve- 
lure noire,  dont  les  mèches  d'ébène  faisaient  pâ- 
rmtre  leur  peau  plus  blanche  encore  ;  les  dernières 
perles  du  bain  roulaient  sur  leurs  épaules  lustrées 
et  sur  leurs  bras  polis  comme  le  jade;  des  ser- 
vantes les  frottaient  d'essences  et  d'huiles  aroma- 
tiques, tandis  qu'une  jeune  Ethiopienne  leur  of- 
frait à  respirer  le  calice  d'une  large  fleur. 

On  eût  dit  que  l'ouvrier  qui  avait  sculpté  les 
bas-reliefs  décoratifs  des  salles  du  gynécée  avait 
pris  ces  groupes  pleins  de  grâce  pour  modèles  ; 
mais  Pharaon  n'eût  pas  regardé  d'un  œil  plus 
froid  le  dessin  incisé  dans  la  pierre. 

Juché  sur  le  dossier  du  fauteuil,  le  singe  privé 
croquait  des  dattes  et  faisait  claquer  ses  dents  ; 
contre  les  jambes  du  maître  le  chat  favori  se 
frottait  en  arrondissant  le  dos  ;  le  nain  difforme 
tirait  la  queue  du  singe  et  les  moustaches  du 
chat,  dont  l'un  glapissait  et  l'autre  jurait,  ce 
qui  ordinairement  déridait  Sa  Majesté  ;  mais  Sa 
Majesté  n'était  pas  ce  jour-là  en  train  de  rire 
Elle  écarta  le  chat,  fit  descendre  le  singe  du 


LE    ROMAN    DE   LA    MOMIE.  17  5 

fauteuil,  donna  un  coup  de  poing  sur  la  tête 
du  nain,  et  se  dirigea  vers  les  appartements  de 
granit. 

Chacune  de  ces  chambres  était  formée  de  blocs 
d'une  grandeur  prodigieuse,  et  fermée  par  des 
portes  de  pierre  qu'aucune  puissance  humaine 
n'eût  pu  forcer,  à  moins  de  savoir  le  secret  qui 
\p.s  faisait  s'ouvrir. 

Dans  ces  chambres  étaient  enfermés  les  ri- 
chesses du  Pharaon  et  le  butin  enlevé  aux  nations 
conquises.  Il  y  avait  là  des  lingots  de  métaux 
précieux,  des  couronnes  d'or  et  d'argent,  des 
gorgerins  et  des  bracelets  d'émaux  cloisonnés, 
des  boucles  d'oreilles  reluisant  comme  le  disque 
de  Moui  ;  des  colliers  à  rangs  septuples  de  cor- 
naline, de  lapis-lazuli ,  de  jaspe  sanguin,  de 
perles,  d'agates,  de  sardoines,  d'onyx  ;  des  cer- 
cles finement  travaillés  pour  les  jambes,  des 
ceintures  à  plaques  d'or  gravées  d'hiéroglyphes, 
des  bagues  à  chaton  de  scarabée  ;  des  files  de 
poissons,  de  crocodiles  et  de  cœurs  en  estampage 
d'or,  des  serpents  d'émail  se  repliant  plusieurs 
fois  sur  eux-mêmes;  des  vases  de  bronze,  des 
buires  d'albâtre  rubané,  de  verre  bleu  où  se 
tordaient  des  spirales  blanches  ;  des  coffrets  de 
terre  émaillée,  des  boîtes  en  bws  de  sandal  affec- 


176  LE    ROMÂ^x^^   ^^A    MOMIE, 


tant  des  formes  bizarreV  et  chimériques,  des 
monceaux  d'aromates  de  tous  les  pays,  des  blocs 
d'ébène  ;  des  étoffes  précieuses  si  fines,  que  la 
pièce  eut  passé  par  un  anneau  ,*  des  plumes  d'au- 
truche noires  et  blanches,  ou  coloriées  de  di- 
verses teintes  ;  des  défenses  d'éléphant  d'une 
monstrueuse  grosseur,  des  coupes  en  or,  en  ar- 
gent, en  verre  doré,  des  statuettes  excellentes, 
tant  pour  la  matière  que  pour  le  travail. 

Dans  chaque  chambre,  le  Pharaon  fit  prendre 
la  charge  d'un  brancard  porté  par  deux  esclaves 
robustes  de  Kousch  et  de  Schéto,  et,  frappant  des 
mains,  il  appela  Timopht,  le  serviteur  qui  avait 
suivi  Tahoser,  et  lui  dit  : 

«  Fais  porter  cela  à  Tahoser,  fille  de  Pétamou- 
noph,  de  la  part  de  Pharaon.  y> 

Timopht  se  mit  en  tête  du  cortège,  qui  tra- 
versa le  Nil  sur  une  cai:ge  royale,  et  bientôt  les 
esclaves  arrivèrent  avec  leur  charge  à  la  maison 
de  Tahoser. 

a  Pour  TahosiT,  de  la  part  de  Pharaon,  »  dit 
Timoph  en  heurtant  la  porte. 

A  la  vue  de  ces  trésors,  Nofré  manqua  de  s'é- 
vanouir, moitié  peur,  moitié  éblouissement  ;  elle 
craignait  que  le  roi  ne  la  fît  mourir  lorsqu'il 
apprendrait  que  la  fille  du  prêtre  n'était  plus  là. 


lE    ROMAN    DE    LA    MOJïIE.  S  77 

«  Tahoser  s'en  est  allée,  répondit-elle  en  trem» 
blant  à  Timopht,  et,  je  le  jure  par  les  quatre 
oies  sacrées,  Amset,  Sis,  Soumauts  et  Kebhsniv, 
qui  volent  aux  quatre  points  du  vent,  j'ignore  où 
elle  (  st. 

—  Pharaon,  préfère  de  Phré,  favori  d'Ammon- 
Ra,  a  envoyé  ces  présents,  je  ne  puis  les  rem- 
porter; garde-les  jusqu'à  ce  qu'elle  se  retrouve. 
Tu  m'en  réponds  sur  ta  tète  ;  fais-les  serrer  dans 
des  chambres  et  garder  par  des  serviteurs  fi- 
dèles, ))  répondit  l'envoyé  du  roi. 

Quand  Timopht  revint  au  palais,  et  que,  pro- 
sterné, les  coudes  serrés  aux  flancs,  le  front  dan 
la  poussière,  il  dit  que  Tahoser  était  disparue, 
le  roi  entra  en  une  grande  fureur,  et  il  frappa 
si  violemment  de  son  sceptre  contre  le  pavé,  quf 
\à  dalle  se  fendit. 


VIII 


lahoser,  il  faut  le  dire,  ne  pensait  guère  à 
Nofré,  sa  suivante  favorite,  ni  à  rinquiétude  que 
devait  causer  son  absence.  Cette  chère  maîtresse 
avait  tout  à  fait  oublié  sa  belle  maison  de  Thè- 
bes,  ses  serviteurs  et  ses  parures,  chose  bien  dif- 
ficile et  bien  incroyable  pour  une  femme. 

La  fille  de  Pétamounoph  ne  se  doutait  aucu- 
nement de  Tamour  du  Pharaon  :  elle  n'avait  pas 
remarqué  l'œillade  chargée  de  volupté  tombée  sur 
elle  du  haut  de  cette  majesté  que  rien  sur  terre 
ne  pouvait  émouvoir  :  l'eùt-elle  vue,  elle  eût  dé- 
posé ce  désir  royal  en  offrande,  avec  toutes  les 
fleurs  de  son  âme,  aux  pieds  de  Poëri. 

Tout  en  repoussant  de  l'orteil  son  fuseau  pour 
le  faire  remonter  le  long  du  fil,  car  on  lui  avait 
donné  cette  tache,  elle  suivait  du  coin  de  l'œil 
tous  les  mouvements  du  jeune  Hébreu  et  l'enve- 
loppait de  son  regard  comme  d'une  caresse;  elle 


LE    ROMAN   DE   LA    MOMIE.  17f 

jouissait  silencieusement  du  bonheur  de  rester 
près  de  lui,  dans  le  pavillon  dont  il  lui  avait  per- 
mis l'accès. 

Si  Poëri  avait  tourné  la  tête  vers  elle,  il  eût  été 
frappé  sans  doute  de  la  lumière  humide  de  ses 
yeux,  des  rougeurs  subites  qui  passaient  sur  ses 
belles  joues  comme  des  nuages  roses,  du  batte- 
ment profond  de  son  cœur  qu'on  devinait  au 
tremblement  de  son  sein.  Mais,  assis  à  la  table, 
il  se  penchait  sur  une  feuille  de  papyrus  où, 
puisant  de  l'encre  dans  une  tablette  d'albâtre 
creusée,  il  inscrivait  des  comptes  en  chiffres  dé- 
motiques à  l'aide  d'un  roseau. 

Poëri  comprenait-il  l'amour  si  visible  de  Ta- 
hoser  pour  lui?  ou  bien,  pour  quelque  raison 
cachée,  faisait-il  semblant  de  ne  pas  s'en  aper- 
cevoir? Ses  manières  envers  elle  étaient  douces, 
bienveillantes,  mais  réservées  comme  s'il  eût 
voulu  prévenir  ou  refouler  quelque  aveu  im- 
portun auquel  il  lui  eût  été  pénible  de  répondre. 
Pourtant  la  fausse  Hora  était  bien  belle  ;  ses 
charmes,  trahis  par  la  pauvreté  de  sa  toilette, 
n'en  avaient  que  plus  de  puissance  ;  et,  comme 
on  voit  aux  heures  les  plus  chaudes  du  jour  une 
vapeur  lumineuse  frissonner  sur  la  terre  luisante, 
une   atmosphère    d'amour    frissonnait    autour 


180  LE   ROMAN    D£  LA   MOMIE  . 

d'elle.  Sur  ses  lèvres  entr'ouvertwS,  sa  passion 
palpitait  comme  un  oiseau  qui  veut  prendre 
son  vol  ;  et  bas,  bien  bas,  quand  elle  était 
sûre  de  ne  pas  être  entendue,  elle  répétait 
comme  une  monotone  cantilène  :  a  Poëri,  je 
t'aime.  » 

On  était  au  temps  delà  moisson,  et  Poëri  sortit 
pour  inspecter  Les  travailleurs.  Tahoser,  qui  ne 
pouvait  pas  plus  s'en  détacher  que  l'ombre  ne 
peut  se  détacher  du  corps,  le  suivit  timidement, 
craignant  qu'il  ne  lui  enjoignît  de  rester  à  la 
maison  ;  mais  le  jeune  homme  lui  dit  d'une  voix 
où  ne  perçait  nul  accent  de  colère  : 

«  Le  chagrin  se  soulage  à  la  vue  des  paisibles 
travaux  de  l'agriculture,  et,  si  quelque  douloureux 
souvenir  de  la  prospérité  évanouie  oppresse  ton 
âme,  il  se  dissipera  au  spectacle  de  celte  activité 
joyeuse.  Ces  choses  doivent  être  nouvelles  pour 
toi  :  car  ta  peau,  que  n'a  jamais  baisée  le  soleil, 
tes  pieds  délicats,  tes  mains  fines,  l'élégance  avec 
laquelle  tu  drapes  le  morceau  d'étofle  grossière 
qui  te  sert  de  vêtement,  me  montrent,  à  n'en  pou- 
voir douter,  que  tu  as  toujours  habité  les  villes,  au 
soin  des  recherches  et  du  luxe.  Viens  donc  et 
assieds-toi,  tout  en  tournant  ton  fuseau,  à  l'ombre 
de  cet  arbre  où  les  moissonneurs  ont  suspendu. 


LE    ROMAIt   DE    LA    MOMIE.  181 

pour  la  rafraîchir,  Foutre  qui  contient  leur  bois- 
son. » 

Tahoser  obéit  et  se  plaça  sous  l'arbre,  les 
bras  croisés  sur  les  genoux,  et  les  genoux  au 
menton. 

De  la  muraille  du  jardin,  la  plaine  s'étendait 
jusqu'aux  premiers  escarpements  de  la  chaîne 
lybique,  comme  une  mer  jaune,  où  le  moindre 
souffle  d'air  creusait  des  vagues  d'or.  La  lumière 
était  si  intense,  que  le  ton  d'or  du  blé  blanchissait 
par  places  et  prenait  des  teintes  d'argent.  Dans 
l'opulent  limon  du  Nil,  les  épis  avaient  poussé  vi- 
goureux, drus  et  hauts  comme  des  javelines,  et 
jamais  plus  riche  moisson  ne  s'était  déployée  au 
soleil,  flambante  et  crépitante  de  chaleur;  il  y 
avait  de  quoi  remplir  jusqu'au  faîte  la  ligne  de  gre- 
niers voûtés  qui  s'arrondissaient  près  des  celliers. 

Les  travailleurs  étaient  depuis  longtemps  déjà  à 
l'ouvrage,  et  l'on  voyait  de  loin  émerger  des  vagues 
du  blé  leur  tête  crépue  ou  rase,  coifl'ée  d'un  mor- 
ceau d'étoffe  blanche,  et  leur  torse  nu,  couleur  de 
brique  cuite.  Ils  se  penchaient  et  se  relevaient 
avec  un  mouvement  régulier,  sciant  le  blé  de 
leurs  faucilles  au-dessous  de  l'épi,  avec  autant  de 
régularité  que  s'ils  eussent  suivi  une  ligne  tirée 

au  cordeau. 

i$ 


18a  LE   EOMAN    DE    LA    MOMIE. 

Derrière  eux,  marc  liaient  dans  les  sîlk  ns  des 
glaneurs,  avec  des  couffes  de  sparterie  où  ils  ser- 
rai£Jt  les  épis  moissonnés,  et  qu'ils  portaient  sur 
leur  épaule  ou  suspendus  à  une  barre  transver- 
sale, aidés  par  un  compagnon,  à  des  meules  pla- 
cées de  distance  en  distance. 

Quelquefois  les  moissonneurs  essoufflés  s'arrê- 
taient, reprenaient  haleine,  et,  rejetant  leur  fau- 
cille sous  leur  bras  droit,  buvaient  un  coup  d'eau; 
puis  ils  se  remettaient  en  bâte  à  l'ouvrage,  crai- 
gnant le  bâton  du  contre-maître;  les  épis  récoltés 
s'étalaient  sur  l'aire  par  couches  égalisées  à  la 
fourche,  et  légèrement  relevées  au  bord  par  les 
nouveaux  paniers  qu'on  y  versait. 

Alors  Poëri  fit  signe  au  bouvier  de  faire  avan- 
cer ses  bêtes.  C'étaient  de  superbes  animaux,  aux 
longues  cornes  évasées  comme  la  coiffure  d'isis, 
au  garrot  élevé,  au  fanon  puissant,  aux  jambes 
sèches  et  nerveuses.  La  marque  du  domaine,  em- 
preinte au  fer  chaud,  estampillait  leurs  hanches. 
Ils  marchaient  gravement,  assujettis  sous  un 
joug  horizontal  reliant  leurs  quatre  tèt^s. 

On  les  poussa  sur  l'aire;  activés  par  le  fouet  à 
double  mèche,  ils  se  mirent  à  piétiner  circukdre- 
meut,  faisant  jaillir  sous  leurs  sabots  fourchus 
le  grain  de  l'épi  :  le  soleil  brillait  sur  leur  pçil 


LE   ROMAN  DE    LA   MOMIE.  18» 

luisani,  et  la  poussière  qu'ils  soulevaient  leur 
montait  aux  naseaux;  aussi,  au  bout  d'une  ving- 
taine de  tours,  s'appuyaient-ils  les  uns  contre  les 
autres,  et.  malgré  les  lanières  sifflantes  qui  volti- 
geaient sur  leurs  flancs,  ralentissaient-ils  sensi- 
blement le  pas.  Pour  les  encourager,  le  conduc- 
teur, qui  les  suivait  en  tenant  par  la  queue  la  bête 
sous  la  main,  entonna,  sur  un  rhythme  joyeux  et 
vif,  la  vieille  chanson  des  bœufs  :  «  Tournez  pour 
vous-mêmes;  ô  bœufs,  tournez  pour  vous-mêmes; 
des  mesures  pour  vous,  des  mesures  pour  vos 
maîtres  !  » 

Et  l'attelage  ranimé  se  portait  en  avant  et  dis- 
paraissait dans  un  nuage  de  poussière  blonde  où 
scintillaient  des  étincelles  d'or. 

La  besogne  des  bœufs  terminée,  vinrent  des 
serviteurs  qui,  armés  d'écopes  de  bois,  élevaient 
le  blé  en  l'air  et  le  laissaient  retomber  pour 
le  séparer  des  pailles  ,  des  barbes  et  des 
cosses. 

Le  blé  ainsi  vanné  était  mis  dans  des  sacs  dont 
un  grammate  prenait  note,  et  porté  aux  greniers 
où  conduisaient  des  échelles. 

Tahoser,  à  l'ombre  de  son  arbre,  prenait  plai- 
sir à  ce  spectacleplein  d'animation  et  de  grandeur, 
et  souvent  sa  main  distraite  oubliait  de  tordre  le 


184  LE    ROMAN    DE    LA    MOMIE. 

fil.  La  journée  s'avançait,  et  déjà  le  soleil,  levé 
derrière  Thèbes,  avait  franchi  le  Nil  et  se  diri- 
geait vers  la  chaîne  libyque,  derrière  laquelle  son 
disque  se  couche  chaque  soir.  C'était  l'heure  où 
les  animaux  reviennent  des  champs  et  rentrent  à 
retable.  Elle  assista,  près  de  Poëri,  à  ce  grand 
défilé  pastoral. 

On  vit  d'abord  s'avancer  un  immense  troupeau 
de  bœufs,  les  uns  blancs,  les  autres  roux;  ceux-ci 
noirs  et  mouchetés  de  poiuts  clairs,  ceux-là  pies, 
quelques-uns  rayés  de  zébrures  sombres;  il  y  en 
avait  de  tout  pelage  et  de  toute  nuance;  ils  pas- 
saient levant  leurs  mufles  lustrés,  d'où  pendaient 
des  filaments  de  bave,  ouvrant  leurs  grands  yeux 
doux.  Les  plus  impatients,  sentant  l'étable,  se 
dressaient  quelques  instants  à  demi  et  apparais- 
saient au-dessus  de  la  foule  cornue,  avec  laquelle, 
en  retombant,  ils  se  confondaient  bientôt;  les 
moins  adroits,  devancés  par  leurs  compagnons, 
poussaient  de  longs  meuglements  plaintifs  comme 
pour  protester. 

Près  des  bœufs  marchaient  les  gardiens  avec 
leur  fouet  et  leur  corde  roulée. 

Arrivés  devant  Poëri,  ils  s'agenouillaient,  et,  les 
coudes  aux  flancs,  touchaient  la  terre  du  front  eu 
signe  de  respect. 


LE    ROMAN   DE   LA  MOMIE.  18S 

Des  grammates  inscrivaient  le  nombre  des  têtes 
de  bétail  sur  des  tablettes. 

Aux  bœufs  succédèrent  des  ânes  trottinant  et 
ruant  sous  le  bâton  d'âniers  à  tête  rase  et  vêtus 
d'une  simple  ceinture  de  toile,  dont  le  bout  retom- 
bait entre  leurs  cuisses;  ils  défilaient,  secouant 
leurs  longues  oreilles,  martelant  la  terre  de  leurs 
petits  sabots  durs. 

Les  âniers  firent  la  même  génuflexion  que  les 
bouviers,  et  les  grammates  marquèrent  aussi  le 
chiffre  exact  de  leurs  bêtes. 

Ce  fut  ensuite  ie  tour  des  chèvres  :  elles  arri- 
vaient précédées  de  leurs  boucs  et  faisant  trembler 
de  plaisir  leur  voix  cassée  et  grêle;  les  chevriers 
avaient  grand'peine  à  contenir  leur  pétulance  et  à 
ramener  au  gros  de  l'armée  les  maraudeuses  qui 
s'écartaient.  Elles  furent  comptées  comme  les 
bœufs  et  les  ânes,  et,  avec  le  même  cérémonial, 
les  bergers  se  prosternèrent  aux  pieds  de  Poëri. 

Le  cortège  était  fermé  par  des  oies,  qui,  fati- 
guées de  la  route,  se  dandinaient  sur  leurs  larges 
pattes,  battaient  bruyamment  des  ailes,  allon- 
geaient leur  col  et  poussaient  des  piaillements 
rauques;  leur  nombre  fut  inscrit,  et  les  tablettes 
remises  à  l'inspecteur  du  domaine. 

Longtemps  après  quebœufs,  ânes,  chèvres,  oies, 


186  LE   ROMAN    DE    LA    MOMIE. 

étaient  rentrés,  une  colonne  de  poussière,  que  le 
vent  ne  pouvait  parvenir  à  balayer,  s'élevait  lente- 
ment dans  le  ciel. 

«  Eh  bien,  Hora,  dit  Poëri  à  Tahoser,  la  vue  de 
ces  moissonneurs  et  de  ces  troupeaux  t*a  t-elle 
annusée?  Ce  sont  les  plaisirs  des  champs;  nous 
n'avons  pas  ici,  comme  à  Thèbes,  des  joueurs  de 
harpe  et  des  danseuses.  Mais  l'agriculture  est 
sainte;  elle  est  la  mère  nourrice  de  l'homme,  et 
celui  qui  sème  un  grain  de  blé  fait  une  action 
agréable  aux  dieux.  Maintenant,  va  prendre  ton 
repas  avec  tes  compagnes  ;  moi  je  rentre  au  pavil- 
lon, et  je  vais  calculer  combien  de  boisseaux  de 
froment  ont  rendus  les  épis.  » 

Tahoser  mit  une  main  par  terre  et  l'autre  sur 
sa  tête  en  signe  d'acquiescement  respectueux,  et 
se  retira. 

Dans  la  salle  du  repas  riaient  et  babillaient  plu- 
sieurs jeunes  servantes,  mangeant  des  oignons 
crus,  des  gâteaux  de  dourah  et  des  dattes;  un  petit 
vase  de  terre  plein  d'huile  où  trempait  une  mèche 
les  éclairait  :  car  la  nuit  était  venue,  et  répandait 
une  Ineur  jaune  sur  leurs  joues  brunes  et  leurs 
torses  fauves  que  ne  voilait  aucun  vêtement.  Les 
unes  étaient  assises  sur  de  simples  sièges  de  bois; 
les  autres  adossées  au  mur,  un  genou  replié. 


LE    ROMAN   DE  LA   MOMIE.  187 

«  Où  le  maître  peut-il  aller  ainsi  chaque  soir? 
dit  une  petite  fille  à  Pair  malicieux,  en  épluchant 
une  grenade  avec  de  jolis  mouvements  de  singe. 

—  Le  maître  va  où  il  veut,  répondit  une  grande 
esclave  qui  mâchait  des  pétales  de  fleur;  ne  faut-il 
pas  qu'il  te  rende  des  comptes?  Ce  n'est  pas  toi, 
en  tout  cas,  qui  le  retiendras  ici. 

—  Aussi  bien  moi  qu'une  autre,  »  répondit  l'en- 
fant piquée. 

La  grande  fille  haussa  les  épaules. 

«  Hora  elle-même,  qui  est  plus  blanche  et  plus 
belle  que  nous  toutes,  n'y  parviendrait  pas.  Quoi- 
qu'il porte  un  nom  égyptien  et  soit  au  service 
du  Pharaon,  il  appartient  à  cette  race  barbare 
d'Israël;  et,  s'il  sort  la  nuit,  c'est  sans  doute  pour 
assister  aux  sacrifices  d'enfants  que  célèbrent  les 
Hébreux  dans  les  endroits  déserts  où  la  chouette 
piaule,  où  l'hyène  glapit,  où  la  vipère  siffle.  » 

Tahoser  quitta  doucement  la  chambre  sans  rien 
dire,  et  se  tapit  dans  le  jardin  derrière  une  touffe 
de  mimosa;  et,  au  bout  de  deux  heures  d'attente, 
elle  vit  Poëri  sortir  dans  la  campagne. 

Légère  et  silencieuse  comme  une  ombre,  elle  se 
mit  à  le  suivre. 


X 


Poëri,  dont  la  main  était  armée  d'un  fort  bâton 
de  palmier,  se  dirigea  vers  le  fleuve  en  suivant 
une  étroite  chaussée  élevée  à  travers  un  champ 
de  papyrus  submergés  qui,  feuilles  à  leur  base, 
dressaient  de  chaque  côté  leurs  hampes  rectili- 
gnes  hautes  de  six  ou  huit  coudées  et  terminées 
par  un  flocon  de  fibres,  comme  les  lances  d'une 
armée  rangée  en  bataille. 

Retenant  son  souffle,  posant  à  peine  la  pointe 
du  pied  sur  le  sol,  Tahoser  s'engagea  après  lui 
dans  le  petit  chemin.  Il  n'y  avait  pas  de  lune  cette 
nuit-là,  et  l'épaisseur  des  papyrus  eût  d'ailleurs 
suffi  pour  cacher  la  jeune  fille,  qui  se  tenait  un 
peu  en  arrière. 

Il  fallut  après  franchir  un  espace  découvert.  La 
fausse  Hora  laissa  prendre  de  l'avance  à  Poëri, 
courba  sa  taille,  se  fit  petite  et  rampa  contre  le 
sol. 


LE    ROMAN    DE    LA    MOMIE.  1 R9 

Un  bois  de  mimosas  se  présenta  ensuite,  et,  dis- 
simulée par  les  touffes  d'arbres,  Tahoser  put 
s'avancer  sans  prendre  autant  de  précautions.  Elle 
était  si  près  de  Poëri,  qu'elle  craignait  de  perdre 
dans  l'obscurité,  que  souvent  les  branches  qu'il 
déplaçait  lui  fouettaient  la  figure  ;  mais  elle  n'y 
faisait  pas  attention  :  un  sentiment  d'ardente  ja- 
lousie la  poussait  à  la recherchedu  mystère  qu'elle 
n'interprétait  pas  comme  les  servantes  de  la  mai- 
son. Elle  n'avait  pas  cru  un  instant  que  le  jeune 
Hébreu  sortît  ainsi  chaque  soir  pour  accomplir 
quelque  rite  infâme  et  barbare;  elle  pensait 
qu'une  femme  devait  être  le  motif  de  ces  excur- 
sions nocturnes,  et  elle  voulait  connaître  sari-vale. 
La  bienveillance  froide  de  Poëri  lui  montrait 
qu'il  avait  le  cœur  occupé  :  autrement  serait-il 
resté  insensible  à  des  charmes  célèbres  dans  Thè- 
bes  et  dans  toute  l'Egypte?  eût-il  feint  de  ne  pas 
comprendre  un  amour  qui  eût  fait  l'orgueil  des 
Oëris,  des  grands  prêtres,  des  basilico-gramma- 
tes,  et  même  des  princes  de  la  race  royale? 

Arrivé  à  la  berge  du  fleuve,  Poëri  descendit 
quelques  marches  taillées  dans  l'escarpement  de 
la  rive,  et  se  courba  comme  s'il  défaisait  un  lien. 

Tahoser,  couchée  à*plat  ventre  sur  le  sommet 
dutalu*  que  dépassait  seulement  le  haut  de  sa  tête, 


190  LE   ROMA-<   DE  LA    MOMIE. 

vit,  à  son  grand  désespoir,  que  le  promeneur 
mystérieux  détachait  une  mince  barque  de  papy- 
rus étroite  et  longue  comme  un  poisson,  et  qu'il 
se  préparait  à  traverser  le  fleuve. 

Il  sauta,  en  effet,  dans  la  barque,  repoussa  le 
bord  du  pied,  et  prit  le  large  en  manœuvrant  la 
rame  unique  placée  à  l'arrière  de  la  frêle  embar- 
cation. 

La  pauvre  fille  se  tordait  les  mains  de  dou- 
leur ;  elle  allait  perdre  la  piste  du  secret  qu'il  lui 
importait  tant  de  savoir.  Que  faire  ?  Retourner 
sur  ses  pas,  le  cœur  en  proie  au  soupçon  et  à 
rincertitude,  le  pire  des  maux?  Elle  rassembla 
son  courage,  et  sa  résolution  fut  bientôt  prise. 
Chercher  une  autre  barque,  il  n'y  fallait  pas  pen- 
ser. Elle  se  laissa  couler  le  long  du  talus,  enleva 
sa  robe  en  un  tour  de  main  et  k  roula  sur  sa 
tête;  puis  elle  se  glissa  courageusement  dans  le 
fleuve,  en  ayant  soin  de  ne  pas  faire  rejaillir 
d'écume.  Souple  comme  une  couleuvre  d'eau, 
elle  allongea  ses  beaux  bras  sur  le  flot  sombre 
où  tretublait  élargi  le  reflet  des  étoiles,  et  se  mit 
à  suivre  de  loin  la  barque.  Elle  nageait  admira- 
blement :  car,  chaque  jour,  elle  s'exerçait  ave-c  ses 
femmes  dans  la  vaste  piscine  de  son  palais,  et  nul  le 
n'était  plus  habile  à  couper  l'onde  que  Tahoser. 


LE  ROMAN   DE   LA   MOMIE.  191 

Le  courant,  endormi  en  cet  endroit,  ne  lui  op- 
posait pas  beaucoupde  résistance;  mais  au  milieu 
du  fleuve,  pour  ne  pas  être  emportée  à  la  dérive, 
il  lui  fallut  donner  de  vigoureux  coups  de  pied  à 
Teau  bouillonnante  et  multiplier  ses  brassées.  Sa 
respiration  devenait  courte,  haletante,  et  elle  la 
retenait  de  peur  que  le  jeune  Hébreu  ne  l'enten- 
dît. Quelquefois,  une  vague  plus  haute  lavait 
d'écume  ses  lèvres  entr'ouvertes,  trempait  ses 
cheveux  et  môme  atteignait  sa  robe  pliée  en  pa- 
quet: heureusement  pour  elle,  car  ses  forces 
commençaient  à  l'abandonner,  elle  se  retrouva 
bientôt  dans  des  eaux  plus  calmes.  Un  faisceau  de 
joncs  qui  descendait  le  fleuve  et  la  frôla  en  pas- 
sant lui  causa  une  vive  terreur.  Cette  masse,  d'un 
vert  sombre,  prenait,  à  travers  l'obscurité,  l'ap- 
parence d'un  dos  de  crocodile  ;  Tahoser  avait  cru 
sentir  la  peau  rugueuse  du  monstre,  mais  elle  se 
remit  de  sa  frayeur  et  se  dit  en  continuant  à  na- 
ger :  «  Qu'importe  que  les  crocodiles  me  man- 
gent, si  Poëri  ne  m'aime  pas?  » 

Le  danger  était  réel,  surtout  la  nuit;  pendant 
le  jour,  le  mouvement  perpétuel  des  barques,  le 
travail  des  quais,  le  tumulte  de  la  ville,  éloignent 
les  crocodiles,  qui  vont,  sur  des  rives  moins  fré- 
quentées par  l'homme,  se  vautrer  dans  la  vase  et 


192  LE    ROMAN   DE    LA   MOMIE. 

se  réjOuir  au  soleil;  mais  l'ombre  leur  rend  tonte 
leur  audace. 

Tahoser  n'y  avait  pas  pensé.  La  passion  ne  cal- 
cule pas.  L'idée  de  ce  péril  lui  fût-elle  venue,  elle 
l'aurait  bravé,  elle  si  timide  pourtant,  et  qu'ef- 
frayait un  papillon  obstiné  qui  voltigeait  autour 
d'elle,  la  prenant  pour  une  fleur. 

Tout  à  coup  la  barque  s'arrêta,  quoique  la 
rive  fût  encore  à  quelque  distance.  Poëri,  sus- 
pendant sou  travail  de  pagaie,  parut  promener 
ses  regards  autour  de  lui  avec  inquiétude.  Il  avait 
aperçu  la  tache  blanchâtre  produite  sur  l'eau  par 
la  robe  roulée  de  Tahoser. 

Se  croyant  découverte,  l'intrépide  nageuse 
plongea  bravement,  résol  le  à  ne  remonter  à  la 
surface,  dût-elle  étouller,  que  lorsque  les  soup- 
çons de  Poëri  seraier.l  dissipés. 

a  J'aurais  cru  que  quelqu'un  me  suivait  à  la 
nage,  se  dit  Poëri  en  se  remettant  à  ramer.  Mais 
qui  se  risquerait  dans  le  Nil  à  cette  heure?  J'étais 
fou.  J'ai  pris  pour  une  tête  humaine  coiffée  d*un 
linge  une  touffe  de  lotus  blancs,  peut-être  même 
un  simple  flocon  d'écume,  car  je  ne  vois  plus 
lien.  » 

Lorsque  Tahoser,  dont  les  veines  sifflaient 
dans  les  tempes,  et  qui  commençait  à  voir  passer 


lE  ROMAN   DE  LA    MOMIE.  19  5 

des  lueurs  rouges  dans  l'eau  sombre  du  fleuve, 
revint  en  toute  hâte  dilater  ses  poumons  par  une 
longue  gorgée  d'air,  la  barque  de  papyrus  avait 
repris  son  allure  confiante,  et  Poëri  manœuvrait 
l'aviron  avec  le  flegme  imperturbable  des  per- 
sonnes allégoriques  qui  conduisent  la  bari  de 
Maût  sur  les  bas-reliefs  et  les  peintures  des 
temples. 

La  rive  n'était  plus  qu'à  quelques  brassées; 
Tombre  prodigieuse  des  pylônes  et  des  murs 
énormes  du  palais  du  Nord,  qui  ébauchait  ses 
entassements  opaques,  surmontés  par  les  pyra 
midions  de  six  obélisques,  à  travers  le  bleu 
violâtre  de  la  nuit,  s'étalait  immense  et  formida- 
ble sur  le  fleuve,  et  protégeait  Tahoser,  qui  pou- 
vait nager  sans  crainte  d'être  aperçue. 

Poëri  aborda  un  peu  au-dessous  du  palais  en 
descendant  le  Nil,  et  il  attacha  sa  barque  à  un 
pieu,  de  façon  à  la  retrouver  pour  le  retour;  puis 
il  prit  son  bâton  de  palmier  et  monta  la  rampe 
du  quai  d'un  pas  alerte. 

La  pauvre  Tahoser,  presque  à  bout  de  forces, 
suspendit  ses  mains  crispées  à  la  première  mar- 
che de  l'escalier,  et  sortit  avec  peine  du  fleuve  ses 
membres  ruisselants,  que  le  contact  de  l'air 
alourdit  en  leur  faisant  sentir  subitement  la  fati- 


194  LE    ROMAN    DE    LA    MOMIE. 

gue  ;  mais  le  plus  difficile  de  sa  tâche  était  ac- 
compli. 

Elle  gravit  les  marches,  une  main  sur  son 
cœur  qui  battait  violemment,  l'autre  sur  sa  tête 
pour  maintenir  sa  robe  roulée  et  trempée.  Après 
avoir  vu  la  direction  que  prenait  Poëri,  elle 
s'assit  au  haut  de  la  rampe,  déplia  sa  tunique  et 
la  revêtit.  Le  contact  de  Tétoffe mouillée  lui  causa 
un  léger  frisson.  La  nuit  pourtant  était  douce,  et 
la  brise  du  sud  soufflait  tiède  ;  mais  la  courbature 
l'enfiévrait,  et  ses  petites  dents  se  heurtèrent; 
elle  fit  un  appel  à  son  énergie,  et,  rasant  les  mu- 
railles en  talus  des  gigantesques  édifices,  elle 
parvint  à  ne  pas  perdre  de  vue  le  jeune  Hébreu, 
qui  tourna  l'angle  de  l'immense  enceinte  de  bri- 
gues du  palais,  et  s'enfonça  à  travers  les  rues  de 
Thèbes. 

Au  bout  d'un  quart  d'heure  de  marche,  les  pa- 
lais, les  temples,  les  riches  maisons,  disparurent 
pour  faire  place  à  des  habitations  plus  humbles  ; 
au  granit,  au  calcaire,  au  grès,  succédaient  les 
briques  crues,  le  limon  pétri  avec  de  la  paille.  Les 
formes  architecturales  s'elïaçaient;  des  cahutes 
s'arrondissaient  comme  des  ampoules  ou  des  ver- 
rues sur  des  terrains  déserts,  à  travers  de  vagues 
cultures,  empruntant  à  la  nuit  des  configurations. 


LE  ROMAN   DE   LA   MOMIE.  195 

monstrueuses;  des  pièces  de  bois,  des  briques 
moulées,  rangées  entas,  encombraient  le  cbemin. 
Du  silence  se  dégageaient  des  bruits  étranges,  in- 
quiétants ;  une  cbouette  coupait  l'air  de  son  aile 
muette  ;  des  chiens  maigres,  levant  leur  long  mu- 
vicau  pointu,  suivaient  d'un  aboiement  plaintif  le 
vol  inégal  d'une  chauve-souris  ;  des  scarabées  et 
des  reptiles  peureux  se  sauvaient  en  faisant  bruire 
l'herbe  sèche. 

«  Est-ce  que  Harphré  aurait  dit  vrai  ?  pensait 
Tahoser,  impressionnée  par  l'aspect  sinistre  du 
lieu;  Poëri  viendrait-il  là  sacrifier  un  enfant  à  ces 
dieux  barbares,  qui  aiment  le  sang  et  la  souf- 
france? Jamais  endroit  ne  fut  plus  propice  à  des 
rites  cruels.  »  v 

Cependant,  profitant  des  angles  d'ombre,  des 
bouts  de  murs,  des  touffes  de  végétation,  des  iné- 
galités de  terrain,  elle  se  maintenait  toujours  à 
une  distance  égale  de  Poëri  : 

«  Quand  je  devrais  assister,  témoin  invisible,  à 
quelque  scène  effroyable  comme  un  cauchemar, 
entendre  les  cris  de  la  victime,  voir  le  sacrifica- 
teur les  niains  rouges  de  sang  retirer  du  petit 
corps  le  cœur  fumant,  j'irai  jusqu'au  bout,  »  se 
dit  Tahoser  en  regardant  le  jeune  Hébreu  péné- 
trer dons  une  hutte  de  terre  dont  les  crevasses 


'<96  LE    ROMAN    DE    LA    MOMIE 

laissaient  filtrer  quelques  rayons  de  lumière  jaune. 

Quand  Poëri  fut  entré,  la  fille  de  Pétamounoph 
s'approcha,  sans  qu'un  caillou  eût  crié  sous  son 
pas  de  fantôme,  sans  qu'un  chien  eût  signalé  sa 
présence  en  donnant  de  la  voix;  elle  fit  le  tour  de 
la  cahute,  comprimant  son  cœur,  retenant  son 
haleine,  et  découvrit,  en  la  voyant  luire  sur  le  fond 
somhre  de  la  muraille  d'argile,  une  fente  assez 
large  pour  laisser  pénétrer  le  regard  à  l'intérieur. 

Une  petite  lampe  éclairait  la  chambre,  moins 
pauvre  qu'on  n'eût  pu  le  penser  d'après  l'appa- 
rence du  taudis  ;  les  parois  lissées  avaient  un  poli 
de  stuc.  Sir  des  socles  de  bois  peints  de  couleurs 
variées  étaient  poscG  des  vases  d'or  et  d'argent; 
des  bijoux  scintillaient  dans  des  coffres  entr'ou- 
verts.  Des  plats  de  métal  brillant  rayonnaient  sur 
le  mur,  et  un  bouquet  de  fleurs  rares  s'épanouis- 
sait dans  un  pot  de  terre  émaillée  au  milieu  d'une 
petite  table. 

Mais  ce  n'étaient  pas  ces  détails  d'ameu  blement 
qui  intéressaient  Tahoser,  quoique  le  contraste 
de  ce  luxe  caché  avec  la  misère  extérieure  de  l'ha- 
bitation lui  eût  d'abord  causé  quelque  surprise. 
Son  attention  était  invinciblement  attirée  par  un 
autre  objet. 

Sur  une  estrade  tapissée  de  nattes,  se  tenait  une 


LE    ROxMAN    DE    LA    M031IE.  :   97 

femme  de  race  inconnue  et  merveilleusemenl 
belle.  Elle  était  blanche  plus  qu'aucune  des  filles 
d'Egypte,  blanche  comme  le  lait,  comme  le  lis, 
blanche  comme  les  brebis  qui  montent  du  lavoir; 
ses  sourcils  s'étendaient  comme  des  arcs  d'ébène, 
et  leurs  pointes  se  rencontraient  à  la  racine  d'un 
nez  mince,  aquilin,  aux  narines  colorées  de  tons 
roses  comme  le  dedans  des  coquillages.  Ses  yeux 
ressemblaient  à  des  yeux  de  tourterelle,  vifs  et 
langoureux  à  la  fois;  ses  lèvres  étaient  deux  ban- 
delettes de  pourpre,  et  en  se  dénouant  montraient 
des  éclairs  de  perles  ;  ses  cheveux  se  suspendaient, 
de  chaque  côté  de  ses  joues  de  grenade,  en  touffes 
nou'es  et  lustrées  comme  deux  grappes  de  raisin 
miir;  dos  pendeloques  frissonnaient  à  ses  oreilles, 
et  des  colliers  d'or  à  plaquettes  incrustées  d'ar- 
gent scintillaient  autour  de  son  col  rond  et  poli 
comme  une  colonne  d'albâtre. 

Son  vêtement  était  singulier  ;  il  consistait  en 
une  large  tunique  brodée  de  zébrures  et  de  des- 
sins symétriques  de  diverses  couleurs,  descendant 
des  épaules  jusqu'à  mi-jambe  et  laissant  les  bras 
libres  et  nus. 

Le  jeune  Hébreu  s'assit  près  d'elle,  sur  la  natte, 
et  lui  tint  des  discours  dont  Tahoser  ne  pouvait 
comprendre  la  lettre,  mais  dont  elle  devinait  trop 

17. 


198  LE    ROMAN    DE   LA   MOMIE. 

bien  le  sens  pour  son  malheur:  car  Poëri  etRa'hel 
s'exprimaient  dans  la  langue  de  la  patrie,  si  douce 
àl'exiHetau  captif. 

L'espérance  est  dure  à  mourir  au  cœur  amou- 
reux. 

c<  Peut-être  est-ce  sa  sœiir^  se  dit  Tahoser,  et 
vient-il  la  voir  secrètement,  ne  voulant  pas  qu'on 
sache  qu'il  appartient  à  cette  race  réduite  en  ser- 
vitude. » 

Puis  elle  appliquait  son  visage  à  la  crevasse, 
écoutant  avec  une  douloureuse  intensité  d'atten- 
tion ces  mots  harmonieux  et  cadencés  dont  chaque 
syllabe  contenait  un  secret  qu'elle  eût  donné  sa 
vie  pour  savoir,  et  qui  bruissaient  vagues,  fu- 
gitifs, dénués  de  signification  à  ses  oreilles, 
comme  le  vent  dans  les  feuilles  et  l'eau  contre  la 
rive. 

«Elle  est  bien  belle....  pour  une  sœur....  mur- 
murait-elle, en  dévorant  d'un  œil  jaloux  cette  fi- 
gure étrange  et  charmante,  au  teint  pâle,  aux 
lèvres  rouges,  que  rehaussaient  des  parures  de 
formes  exotiques,  et  dont  la  beauté  avait  quelque 
chose  de  mystérieusement  fatal. 

—  0  Ra'hel  !  ma  bien-aimée  Ra'hel,  »  disait 
souvent  Poëri. 

Tahoser  se  souvint  de  lui  avoir  entendu  mur- 


LE    ROMAN   DE  LA   MOMIE.  199 

murer  ce  mot  pendant  qu'elle  éventait  et  berçait 
son  sommeil. 

<c  11  y  pensait  même  en  rêve:  Ra'hel,  c'est  son 
nom  sans  doute.  »  Et  la  pauvre  enfant  sentit  à  la 
poitilneune  souffrance  aiguë,  comme  si  tous  les 
uraeus  des  entablements,  toutes  les  vipères  royales 
des  couronnes  pharaoniques  lui  eussent  planté 
leurs  crochets  venimeux  au  cœur. 

Ra'hel  inclina  sa  tête  sur  l'épaule  de  Poëri, 
comme  une  fleur  trop  chargée  de  parfums  et 
d'amour  ;  les  lèvres  du  jeune  homme  effleuraient 
les  cheveux  de  la  belle  Juive,  qui  se  renversait  len- 
lement,  offrant  son  tront  moite  et  ses  yeux  demi- 
fermés  à  cette  caresse  suppliante  et  timide  ;  leurs 
mains  qui  se  cherchaient  s'étaient  unies  et  se 
pressaient  nerveusement. 

ft  Oh  !  que  ne  l'ai-je  surpris  à  quelque  céré- 
monie impie  et  monstrueuse,  égorgeant  de  ses 
mains  une  victime  humaine,  buvant  le  sang  dans 
une  coupe  de  terre  noire,  s'en  frottant  la  face  !  il 
me  semble  que  cela  m'eût  fait  moins  souffrir  que 
l'aspect  de  cette  belle  femme  qu'il  embrasse  si  ti- 
midement,»balbutiaTahoser  d'une  voix  faible,  en 
s'affaissant  sur  la  terre  dans  l'ombre  de  la  ca- 
hute. 

Deux  fois  elle  essaya  de  se  relever,  mais  elle 


fOO  LE   ROMAN    DE    LA    MOMIE. 

retomba  à  genoux;  un  nuage  couvrit  ses  yeux; 
ses  membres  fléchirent;  elle  roula  évanouie. 

Cependant  Poëri  sortait  de  la  cabane  et  donnait 
à  Ra'hel  un  dernier  baiser. 


Pharaon,  inquiet  et  furieux  de  la  disparition 
de  Tahoser,  avait  cédé  à  ce  besoin  de  changer  de 
place  qui  agite  les  cœurs  tourmentés  d'une  pas- 
sion inassouvie.  Au  grand  chagrin  d'Amensé,  de 
de  Hont-Reché  et  de  Twéa,  ses  favorites,  qui 
s'étaient  efforcées  de  le  retenir  au  pavillon  d'été 
par  toutes  les  ressources  de  la  coquetterie  fémi- 
nine, il  habitait  le  palais  du  Nord,  sur  l'autre  rive 
•lu  Nil.  Sa  préoccupation  farouche  s'irritait  de  la 
présence  et  du  babil  de  ses  femmes.  Tout  ce  qui 
n'était  pas  Tahoser  lui  déplaisait  ;  il  trouvait  laides 
maintenant  ces  beautés  qui  lui  paraissaient  si 
charmantes  naguère;  leurs  corps  jeunes,  sveltes, 
gracieux,  aux  poses  pleines  de  volupté;  leurs 
longs  yeux  avivés  d'antimoine  où  brillait  le  désir; 
leurs  bouches  pourprées  aux  dents  blanches  et 
au  sourire  languissant  :  tout  en  elles,  jusqù  aux 
parfums  suaves  qui  émanaient  de  leur  peau  frai- 


«Oî  LE   ROMAN    DE    LA    MOMIE. 

che  comme  d'un  bouquet  de  fleurs  ou  d'une  boîte 
d'aromates,  lui  était  devenu  odieux,  intolérable; 
il  semblait  leur  en  vouloir  de  les  avoir  aimées,  et 
ne  plus  comprendre  comment  il  s'était  épris  de 
charmes  si  vulgaires.  Lorsque  Twéa  lui  posait  sur 
la  poitrine  les  doigts  effilés  et  roses  de  sa  petite 
main  tremblante  d'émotion,  comme  pour  faire 
renaître  le  souvenir  d'une  familiarité'  ancienne, 
que  Hont-Reché  poussait  devant  lui  l'échiquier 
supporté  par  deux  lions  adossés,  afin  d'engager 
une  partie,  ou  qu'Amensé  lui  présentait  une  fleur 
de  lotus  avec  une  grâce  respectueuse  et  suppliante, 
il  se  retenait  à  peine  de  les  frapper  de  son  sceptre, 
et  ses  yeux  d'épervier  lançaient  de  tels  éclairs  de 
dédain,  que  les  pauvres  femmes  qui  s'étaient 
risquées  à  ces  hardiesses  se  retiraient  interdites, 
les  paupières  moites  de  larmes,  et  s'appuyaient 
silencieusement  à  la  muraille  peinte,  tâchant  de 
se  confondre  par  leur  immobilité  avec  les  figures 
des  fresques. 

Pour  éviter  ces  scènes  de  pleurs  et  de  violence, 
il  s'était  retiré  au  palais  de  Thèbes,  seul,  taci- 
turne et  farouche;  et  là,  au  lieu  de  rester  assis  sur 
son  trône,  dans  l'attitude  solennelle  des  dieux 
et  des  rois  qui,  pouvant  tout ,  ne  remuent 
pas  et  ne  font  pas  de   gestes,   il  se  promenait 


LE    ROMAN    DE   LA    MOMIE.  SOt 

fiévreusement    à  travers    les  immenses  salles. 

C'était  un  spectacle  étrange  que  de  voir  ce 
Pharaon  à  la  haute  stature,  au  maintien  impo- 
sant, formidable  comme  les  colosses  de  granit, 
ses  images,  faire  retentir  les  larges  dalles  sous  le 
patin  recourbé  de  sa  chaussure. 

A  son  passage,  les  gardes  terrifiés  semblaient 
se  figer  en  statues  ;  leur  souffle  s'arrêtait,  et  l'on 
ne  voyait  même  plus  trembler  la  double  plume 
d'autruche  de  leur  coiffure.  Lorsqu'il  était  loin, 
à  peine  osaient-ils  se  dire  : 

a  Qu'a  donc  aujourd'hui  le  Pharaon?  11  serait 
rentré  vaincu  de  son  expédition,  qu'il  ne  serait 
pas  plus  morose  et  plus  sombre.  » 

Si,  au  lieu  d'avoir  remporté  dix  victoires,  tué 
vingt  mille  ennemis,  ramené  deux  mille  vierges 
choisies  parmi  les  plus  belles,  rapporté  cent 
charges  de  poudre  d'or,  mille  charges  de  bois 
d'ébène  et  de  dents  d'éléphant,  sans  compter  les 
productions  rares  et  les  animaux  inconnus,  Pha- 
raon eût  vu  son  armée  taillée  en  pièces,  ses  chars 
de  guerre  renversés  et  brisés,  et  se  fût  sauvé  seul 
de  la  déroute  sous  une  nuée  de  flèches,  pou- 
dreux, sanglant,  prenant  les  rênes  des  mains  de 
son  cocher  mort  à  côté  de  lui,  il  n'eût  pas  eu, 
certes,  un  visage  plus  morne  et  plus  désespéré. 


s 04  LE   ROMAN    DE   LA    MOMIE. 

Après  tout,  la  terre  d'Egypte  est  fertile  en  soldats; 
d'innombrables  chevaux  hennissent  et  fouillent 
le  sol  du  pied  dans  les  écuries  du  palais,  et  les 
ouvriers  ont  bientôt  courbé  le  bois,  fondu  le 
cuivre,  aiguisé  l'airain  !  La  fortune  des  combats 
est  changeante  ;  un  désastre  se  répare  !  mais 
avoir  souhaité  une  chose  qui  ne  s'était  pas  ac- 
complie sur-le-champ,  rencontré  un  obstacle 
entre  sa  volonté  et  la  réalisation  de  cette  volonté, 
lancé  comme  une  javeline  un  désir  qui  n'avait 
pas  atteint  le  but  :  voilà  ce  qui  étonnait  ce  Pha- 
raon dans  les  zones  supérieures  de  sa  toute- 
puissance  !  Un  instant  il  eut  l'idée  qu'il  n'était 
qu'un  homme  ! 

11  errait  donc  par  les  vastes  cours,  suivant  les 
dromos  de  colonnes  géantes,  passant  sous  les  py- 
lônes démesurés,  entre  les  obélisques  élancés 
d'un  seul  jet  et  les  colosses  qui  le  regardaient  de 
leurs  grands  yeux  effarés  ;  il  parcourait  la  salle 
hypostyle  et  se  perdait  à  travers  la  foret  graniti- 
que de  ses  cent  soixante-deux  colonnes  hautes  et 
fortes  comme  des  tours.  Les  figures  de  dieux,  de 
rois  et  d'êtres  s;  ?aboliques  peintes  sur  les  mu- 
railles semblaient  fixer  sur  lui  l'œil  inscrit  de 
face  en  lignes  noires  sur  leur  masque  de  profil, 
les  uraeu?  se  tordre  et  gonfler  leur  gorge,  les 


LE    ROMAN    DE   LA    MOMIE.  2  v)  5 

divinités  ibiocéphales  allonger  leur  col,  les  glo- 
bes dégager  des  corniches  leurs  ailes  de  pierre 
et  les  faire  palpiter.  Une  \ie  étrange  et  fantasti- 
que animait  ces  représentations  bizarres,  peuplant 
d'apparences  vivantes  la  solitude  de  la  salle 
énorme,  grande  à  elle  seule  comme  un  palais 
tout  entier.  Ces  divinités,  ces  ancêtres,  ces  mons- 
tres chimériques,  dans  leur  immobilité  éternelle, 
étaient  surpris  de  voir  le  Pharaon,  ordinairement 
aussi  calme  qu'eux-mêmes,  aller,  venir,  comme 
si  ses  membres  fussent  de  chair,  et  non  de  por* 
phyre  ou  de  basalte. 

Las  de  tourner  dans  ce  monstrueux  bois  de  co- 
lonnes soutenant  un  ciel  de  granit,  comme  un 
iion  qui  cherche  la  piste  de  sa  proie  et  flaire  de 
son  mufle  froncé  le  sable  mobile  du  désert,  Pha- 
raon monta  sur  une  terrasse  du  palais,  s'allongea 
sur  un  lit  bas  et  fit  appeler  Timopht. 

Timopht  parut  et  s'avança  du  haut  de  Tescalier 
jusqu'au  Pharaon  en  se  prosternant  à  chaque  pas. 
Il  redoutait  la  colère  du  maître  dont  un  instant 
il  avait  espéré  la  faveur.  L'habileté  déployée  à 
découvrir  la  demeure  de  Tahoser  suffirait-elle 
pour  faire  excuser  le  crime  d'avoir  perdu  la  trace 
de  cette  belle  fille. 

Relevant  un  genou  et  laissant  l'autre  ployé,  Ti- 

is 


2  06  LE    RUMAN    DE    LA    MOMIE. 

mopht  étendit  ses  bras  vers  le  roi  avec  un  geste 
suppliant. 

«  0  roi,  ne  me  fais  pas  mourir  ni  battre  outre 
mesure  ;  la  belle  Tahoser,  fille  de  Pétamounoph, 
sur  laquelle  ton  désir  a  daigné  descendre  comme 
un  épervier  qui  fond  sur  une  colombe,  se  retrou- 
vera sans  doute,  et  quand,  de  retour  à  sa  demeure, 
elle  verra  tes  magnifiques  prtîsents,  son  cœur 
sera  touché,  et,  d'elle-même,  elle  viendra,  parmi 
les  femmes  qui  habitent  ton  gynécée,  prendre  la 
place  que  tu  lui  assigneras. 

—  As-tu  interrogé  ses  servantes  et  ses  esclaves? 
dit  le  Pharaon  ;  le  bâton  délie  les  langues  les 
plus  rebelles,  et  la  souffrance  fait  dire  ce  qu'on 
voudrait  cacher. 

—  Nofré  et  Souhem,  sa  suivante  favorite  et  son 
plus  vieux  serviteur,  m'ont  dit  qu'ils  avaient  re- 
uiarqué  que  les  verrous  de  la  porte  du  jardin 
étaient  tirés,  et  que  probablement  leur  maîtresse 
était  sortie  par  là.  La  porte  donne  sur  le  fleuve, 
et  l'eau  ne  garde  pas  le  sillage  des  barques. 

—  Qu'ont  dit  les  bateliers  d'\  Nil  ? 

—  Ils  n'avaient  rien  vu  :  un  seul  a  di-  qu'une 
femme  pauvrement  vêtue  avait  passé  le  fleuve  aux 
premières  lueurs  du  jour.  Mais  ce  ne  pouvait  être 
la  belle  et  riche  Tahoser  dont  tu  as  remarqué  toi- 


LE   ROMAN    DE    LA    MOMIE.  Î07 

même  la  figure,  et  qui  marche  comme  une  reine 
gous  des  vêlements  splendides.  » 

Le  raisonnement  de  Timopht  ne  parut  pas 
convaincre  Pharaon;  il  appuya  son  menton  dans 
sa  mam  et  réfléchit  quelques  minutes.  Le  pau- 
vre Timopht  attendait  en  silence,  craignant  quel- 
que  explosion  de  fureur.  Les  lè\Tes  du  roi  re- 
muaient comme  s'il  se  fût  parlé  à  lui-même  : 
a  Cet  humble  habit  était  un  déguisement.... 
Oui,  c'est  cela....  Ainsi  travestie,  elle  est  passée 
de  l'autre  côté  du  fleuve....  Ce  Timopht  est  un 
imbécile,  sans  la  moindre  pénétration.  J'ai  bien 
envie  de  le  faire  jeter  aux  crocodiles  ou  rouer  de 
coups....  —  mais  pour  quel  motif?  Une  vierge 
de  haute  naissance,  fille  d'un  grand  prêh^e, 
s'échapper  ainsi  de  son  palais,  seule,  sans 
prévenir  personne  de  son  dessein  !...  Il  y  a 
peut-être  quelque  amour  au  fond  de  ce  mys- 
tère. y> 

A  celte  idée,  la  face  du  Pharaon  s'empourpra 
comme  à  un  reflet  d'incendie  :  tout  le  sang  lui 
était  monté  du  cœur  au  visage;  à  la  rou{^eur  suc- 
céda une  pâleur  affreuse,  ses  sourcils  se  tordirent 
comme  les  vipères  des  diadèmes,  sa  bouche  se 
contracta,  ses  dents  grincèrent,  et  sa  physio- 
nomie devint  si  terrible,  que  Timopht  épouvanté 


Ï08  LE    ROMAN    DE    LA    MOMIE. 

se  laissa  tomber  le  nez  sur  les  dalles,  comme 
tombe  un  homme  mort. 

Mais  le  Pharaon  se  calma;  sa  figure  reprit  son 
aspect  majestueux,  ennuyé  et  placide  ;  et,  voyant 
([ue  Timopht  ne  se  relevait  pas,  il  le  poussa  dé- 
daigneusement du  pied. 

Quand  Timopht,  qui  se  regardait  déjà  comme 
étendu  sur  le  lit  funèbre  à  pieds  de  chacal,  au 
quartier  des  Memnonia,  le  flanc  ouvert,  le  ventre 
vidé  et  prêt  à  prendre  le  bain  de  saumure,  se  re- 
dressa, il  n'osa  pas  lever  les  yeux  vers  le  roi  et 
resta  affaissé  sur  ses  talons,  en  proie  à  Tangoisse 
la  plus  poignante. 

«  Allons,  Timopht,  dit  Sa  Majesté,  lève-toi, 
cours,  dépêche  des  émissaires  de  tous  côtés,  fais 
fouiller  les  temples,  les  palais,  les  maisons,  les 
villas,  les  jardins,  jusqu'aux  plus  humbles  cahu- 
tes, et  retrouve  Tahoser  ;  envoie  des  chars  sur 
toutes  les  routes,  fais  sillonner  le  Nil  en  tous  sens 
par  des  barques  ;  va  toi-même,  et  demande  à  ceux 
que  tu  rencontreras  s'ils  n'ont  pas  vu  une  femme 
de  telle  sorte;  viole  les  tombeaux  si  elle  s'est 
réfugiée  dans  l'asile  de  la  mort,  au  fond  de 
quelque  syringe  ou  de  quelque  hypogée  ;  cher- 
che-la comme  Isis  a  cherché  son  mari  Osiris 
déchiré  par  Typhon,  et,  morte  ou  vivante,  ra- 


LE   ROMAN    DE   LA  MOMIE.  2  09 

mène-la,  ou,  par  l'urseus  de  mon  psclient^  par 
le  bouton  de  lotus  de  mon  sceptre,  tu  périras 
dans  d'affreux  supplices.  » 

Timopht  s'élança  avec  la  rapidité  de  Tibex 
pour  exécuter  les  ordres  du  Pharaon,  qui,  ras- 
séréné, prit  une  de  ces  poses  de  grandeur  tran- 
quille que  les  sculpteurs  aiment  à  donner  aux 
colosses  assis  à  k  porte  des  temples  et  des  pa- 
lais, et,  calme  comme  il  convient  à  ceux  dont  les 
sandales  estampées  de  captifs  liés  par  les  coudes 
reposent  sur  la  tète  des  peuples,  il  attendit. 

Un  tonnerre  sourd  résonna  autour  du  palais,  et, 
si  le  ciel  n'eût  été  d'un  bleu  de  lapis-la  zuli  im- 
muable, on  eût  pu  croire  à  un  orage;  c'étaient  les 
bruits  des  chars  lancés  au  galop  dans  toutes  les 
directions,  et  dont  les  roues  tourbillonnantes  re- 
tentissaient sur  le  sol. 

Bientôt  le  Pharaon  put  apercevoir  du  haut  de  sa 
terrasse  les  barques  coupant  l'eau  du  fleuve  sous 
l'effort  des  rameurs,  et  les  émissaires  se  répandre 
sur  l'autre  rive  à  travers  la  campagne. 

La  chaîne  libyque,  avec  ses  lumières  roses  et 
ses  ombres  d'un  bleu  de  saphir,  fermait  i  norizon 
et  servait  de  fond  aux  gigantesques  constructions 
des  Rhamsès,  d'Amenoph  et  de  Menephta;  les 
pylônes  aux  angles  en  talus,  les  murailles  aux 

18. 


îîo  LE  romau  de  la  momie. 

corniches  évasées,  les  colosses  aux  mains  posées 
sur  les  genoux,  se  dessinaient,  dorés  par  un  rayon 
de  soleil,  sans  que  Téloignement  pût  leur  ôter  de 
leur  grandeur.  Mais  ce  îi'étaient  pas  ces  orgueilleux 
édifices  que  regardait  Pharaon  ;  parmi  les  bou- 
quets de  palmiers  et  les  champs  cultivés,  des  mai- 
sons, des  kiosques  coloriés  s'élevaient  çà  et  là, 
tachetant  la  teinte  vivace  de  la  végétation.  Sous 
un  de  ces  toits,  sous  une  de  ces  terrasses,  Tahoser 
se  cachait  sans  doute,  et,  par  une  opération  ma- 
gique, il  eût  voulu  les  soulever  ou  les  rendre 
transparents. 

Les  heures  succédèrent  aux  heures;  déjà  le  so- 
leil avait  disparu  derrière  les  montagnes,  lançant 
ses  derniers  feux  à  Thèbes,  et  les  messagers  ne 
revenaient  pas.  Pharaon  gardait  toujours  son  atti- 
tude immobile.  La  nuit  s'étendit  sur  la  ville, 
calme,  fraîche  et  bleue  ;  les  étoiles  se  mirent  à 
scintiller  et  à  faire  trembler  leurs  longs  cils  d'or 
dans  l'azur  profond  ;  et  sur  le  coin  de  la  terrasse 
le  Pharaon  silencieux,  impassible,  décote paLt  ses 
noirs  contours  comme  une  statue  de  basalte  scel- 
lée à  l'entablement.  Plusieurs  fois  les  oiseaux 
nocturnes  voltigèrent  autour  de  sa  tète  pour  s'y 
poser  ;  mais,  effrayés  par  sa  respiration  lente  et 
profonde,  ils  s'enfuyaient  en  battant  des  ailes. 


LE    ROMAN    DE    LA    MOMIE.  811 

De  cette  hauteur,  le  roi  dominait  sa  ville  dé- 
ployée à  ses  pieds.  Du  sein  de  rombre  bleuâtre 
jaillissaient  les  obélisques  aux  pyramîdions  aigus, 
les  pylônes,  portes  gigantesques  traversées  de 
rayons,  les  hautes  corniches,  les  colosses  émer- 
géant  jusqu'aux  épaules  du  tumulte  des  construc- 
tions, les  propylées,  les  colonnes  épanouissant 
leurs  chapiteaux  comme  d'énormes  fleurs  de  gra- 
nit, les  angles  des  temples  et  des  palais  révélés 
par  une  touche  argentée  de  lumière  ;  les  viviers 
sacrés  s'étalaient  en  miroitant  comme  du  métal 
poli,  les  sphinx  et  les  criosphinx  alignés  en  dro- 
mos  allongeaient  leurs  pattes,  évasaient  leur 
croupe,  et  les  toits  plats  se  succédaient  à  l'infmi, 
blanchissant  sous  la  lune  en  masses  coupées  çà  et 
là  de  tranches  profondes  par  les  placesetles  rues: 
des  points  rouges  piquaient  cette  obscurité  bleue, 
comme  si  les  étoiles  eussent  laissé  tomber  des 
étincelles  sur  la  terre  ;  c'étaient  les  lampes  qui 
veillaient  encore  (^jns la  villeendormie;  plus  loin, 
entre  les  édifices  moins  serrés,  de  vagues  touffes 
de  palmier  balançaient  leurs  éventails  de  feuilles; 
au  delà  les  contours  et  les  formes  se  perdaient 
dai:s  la  vaporeuse  immensité,  car  l'œil  de  l'ai- 
gle même  n'aurait  pu  atteindre  aux  limites 
de   Thèbes,   et  de  l'autre  côté   le  vieil   Hopi- 


«IS  LE    ROMAN    VL   LA   MOMIE. 

Mou  descendait  majestueusement  vers  la  mer. 

Planant  par  l'œil  et  la  pensée  sur  cette  ville  dé- 
mesurée rîont  il  était  le  maître  absolu,  Pharaon 
réfléchissait  tristement  aux  bornes  du  pouvoir 
humain,  et  son  désir,  comme  un  vautour  affamé, 
lui  rongeait  le  cœur;  il  se  disait  : 

a  Toutes  ces  maisons  renferment  des  êtres  dont 
monaspectfait  courber  le  front  dansla  poussière, 
et  pour  qui  ma  volonté  est  un  ordre  des  dieux. 
Lorsque  je  passe  sur  mon  char  d'or  ou  dans  ma 
litière  portée  par  des  Oëris,  les  vierges  sentent 
leur  sein  palpiter  en  me  suivant  d'un  long  regard 
timide;  les  prêtres  m'encensent  avec  la  fumée  des 
amschirs;  le  peuple  balance  des  palmes  ou  ré- 
pand des  fleurs:  le  sifflement  d'une  de  ir^es  flèches 
fait  trembler  les  nations,  et  les  murs  des  pylônes, 
immenses  comme  des  montagnes  taillées  à  pic, 
suffisent  à  peine  pour  inscrire  mes  victoires;  les 
carrières  s'épuisent  à  fournir  du  granit  pour  mes 
images  colossales  ;  une  fois,  dans  ma  satiété  su- 
perbe, je  forme  un  souhait,  et  ce  souhait  je  ne 
peux  l'accomplir  !  Timopht  ne  reparaît  pas  :  il 
n'aura  rien  trouvé  sans  doute.  0  Tahoser,  Tahoser, 
qub  ue  bonheur  tu  me  dois  pour  cette  attente  î  » 

Cependant  les  émissaires,  Timopht  en  tête, 
visitaient  les  maisons,  battaient  les  routes,  s'iu- 


LE    ROMAN    DE    LA    MOMIE.  218 

formant  de  la  fille  du  prêtre,  donnant  son  signa- 
lement aux  voyageurs  qu'ils  rencontraient.  Mais 
personne'  ne  pouvait  leur  répondre. 

Un  premier  messager  parut  sur  la  terrasse, 
annonçant  au  Pharaon  que  Tahoser  ne  se  retrou- 
vait pas. 

Le  Pharaon  étendit  son  sceptre  ;  le  messager 
tomba  mort,  malgré  la  dureté  proverbiale  du 
crâne  des  Égyptiens. 

Un  second  se  présenta;  il  heurta  du  pied  le 
corps  de  son  camarade,  allongé  sur  la  dalle  ;  un 
tremblement  le  prit,  car  il  vit  que  le  Pharaon 
était  en  colère. 

«  Et  Tahoser?  dit  le  Pharaon  sans  changer  de 
posture. 

—  0  Majesté!  sa  trace  est  perdue,  »  répondit  le 
malheureux  agenouillé  dans  l'ombre,  devant  cette 
ombre  noire  qui  ressemblait  plutôt  à  une  statue 
osirienne  qu'à  un  roi  vivant. 

Le  bras  de  granit  se  détacha  du  torse  immobile, 
et  le  sceptre  de  mêlai  descendit  comme  un  car- 
reau de  foudre.  Le  second  messager  roula  à  côté 
du  premier. 

Un  troisième  eut  le  même  sort. 

....  De  maison  en  maison,  Timopht  arriva  au 
pavillon  de  Poëri ,  qui ,  rentré  de  son  excursion 


su  LE    ROMAN    DE    LA   MOMIE 

nocturne,  s'était  étonné  le  matin  de  ne  pas  voir 
la  fausse  Hora.  Harphré  et  les  servantes  qui  la 
vieille  avaient  soupe  avec  elle,  ne  savaient  pas  ce 
qu'elle  pouvait  être  devenue;  sa  chambre  visitée 
était  vide;  on  l'avait  cherchée  vainement  dans 
les  jardins,  les  celliers,  les  greniers  et  les 
lavoirs. 

Aux  questions  de  Timopht,  Poëri  répondit  qu'en 
effet  une  jeune  fille  s'était  présentée  à  sa  porte 
avec  l'attitude  suppliante  du  malheur,  implorant 
à  genoux  l'hospitalité,  qu'il  l'avait  accueillie  fa- 
vorablement, lui  offrant  le  couvert  et  la  nourri- 
ture, mais  qu'elle  s'en  était  allée  d'une  façon 
mystérieuse,  et  pour  une  cause  qu'il  ne  pouvait 
soupçonner.  Quel  chemin  avait-elle  pris?  il  l'igno- 
rait. Sans  doute,  un  peu  reposée,  elle  avait  con- 
tinué sa  route  vers  un  but  inconnu.  Elle  était 
belle, triste,  couverte  d'une  simple  étoffe,  et  sem- 
blait pauvre  ;  le  nom  d'Hora  qu'elle  s'était  donné 
déguisait-il  le  nom  de  Tahoser?  il  laissait  la  sa- 
gacité de  Timopht  décider  cette  question. 

Muni  de  ces  renseignements,  Timopht  revint 
au  palais,  et,  se  tenant  hors  de  la  portée  du 
sceptre  du  Pharaon,  il  lui  raconta  ce  qu'il  avait 
appris. 

a  Qu'est-elle  allée  faire  chez  Poëri  ?  se  dit  le 


LE    ROMAN   DE   LA    MOMIE.  215 

Phai'aon  :  si  vraiment  Hora  cache  Tohoser,  elle 
aime  Poëri.  Non,  car  elle  ne  se  serait  pas  enfuie 
de  la  sorte  après  avoir  été  reçue  sous  son  toit.  Ah  ! 
je  la  retrouverai,  dussé-je  bouleverser  l'Egypte, 
des  cataractes  au  Delta.  » 


XI 


Ra'hel,  qui  du  seuil  de  la  cabane  regardait 
Poëri  s'éloigner,  crut  entendre  un  faible  soupir; 
elle  écouta.  Quelques  chiens  aboyaient  à  la  lune; 
la  chouette  poussait  son  cri  funèbre,  et  les  croco- 
diles vagissaient  entre  les  roseaux  du  fleuve,  imi- 
tant le  cri  d'un  enfant  en  détresse.  La  jeune  Israé- 
lite allait  rentrer,  lorsauiîn  gémissement  plus 
distinct-,  qui  ne  pouvait  être  attribué  aux  vagues 
plaintes  de  la  nuit,  et  sortait  à  coup  sûr  d'une 
poitrine  humaine,  frappa  une  seconde  fois  son 
oreille. 

Elle  s'approcha  avec  précaution,  redoutant  quel- 
que embûche,  de  1  endroit  d'où  venait  le  son,  et 
près  du  mur  de  la  cabane  elle  aperçut  dans  l'om- 
bre bleuâtre  et  transparente  comme  la  formQ  d'un 
corps  affaissé  à  terre;  la  draperie  mouillée  mou- 
lait les  formes  de  la  fausse  Hora  et  tranissait 
son  sexe  par  de  pures  rondeurs.  Ra'hel,  voyant 


LE    ROMAN    DE    iA    MOMIE.  Î17 

qu*elle  n'avait  affaire  qu'à  une  femme  évanouie^ 
perdit  toute  crainte  et  s'agenouilla  près  d'elle,  in- 
:errogeant  le  souffle  de  sa  bouche  et\e  battement 
de  son  cœur.  L'un  expirait  sur  des  lèvres  pâles, 
l'autre  soulevait  à  peine  une  gorge  froide.  Sen- 
tant l'eau  qui  trempait  la  robe  de  l'inconnue, 
Ra'hel  crut  d'abord  que  c'était  du  sang,  et  s'ima- 
gina avoir  devant  elle  la  victime  d'un  meurtre, 
et,  pour  lui  porter  un  secours  plus  efficace,  elle 
appela  Thamar,  sa  servante,  et  à  elles  deux  elles 
portèrent  Tahoser  dans  la  cabane. 

Les  deux  femmes  retendirent  sur  le  lit  de  re- 
,jos.  Thamar  tint  la  lampe  élevée,  pendant  que 
Ra'hel,  penchée  sur  la  jeune  fille,  cherchait  sa 
blessure;  mais  aucune  raie  rouge  ne  tranchait 
sur  la  blancheur  mate  de  Tahoser,  et  sa  robe  ne 
présentait  pas  de  tache  pourprée;  elles  lui  enle- 
vèrent son  vêtement  humide,  et  jetèrent  sur  elle 
une  étoffe  de  laine  rayée  dont  la  douce  chaleur 
eut  bientôt  fait  reprendre  son  cours  à  la  vie  sus-^ 
pendue.  Tahoser  ouvrit  lentement  les  yeux  et  pro- 
mena autour  d'elle  son  regard  effaré,  comme  une 
gazelle  prise. 

11  lui  fallut  quelques  minutes  pour  renouer  le 
fil  rompu  de  ses  idées.  Elle  ne  pouvait  compren- 
dre encore  comment  elle  se  trouvait  dans  celte 

19 


fl8  LE   ROMAN    DE  LA    ilOMWî:. 

chambre,  sur  ce  lit  où,  tout  à  l'heure,  elle  avait 
vu  Poëri  et  la  jeune  Israélite  assis  l'un  près  de 
Tautrect  les  mains  enlacées,  se  parlant  d^amour, 
tandis  qu'elle,  haletante,  éperdue,  regardait  à  tra- 
vers la  fissure  de  la  muraille;  mais  bier.tôt  lamé- 
moire  lui  revint,  et  avec  elle  le  sentimv:înt  de  sa 
situation. 

La  lumière  donnait  en  plein  sur  la  figure  de 
Ra'hel,  et  Tahoser  l'étudiait  en  silence,  malheu- 
reuse de  la  trouver  si  régulièrement  belle.  En 
rain,  avec  toute  l'âpreté  de  la  jalousie  féminine, 
b11(;  y  chercha  un  défaut  ;  elle  se  sentit  non  pas 
vaincue,  mais  égalée;  Ra'hel  était  l'idéal  Israélite 
comme  Tahoser  était  l'idéal  égyptien.  Chose  dure 
pour  un  cœur  aimant,  elle  fut  forcée  d'admettre 
la  passion  de  Poëfi  comme  juste  et  bien  placée. 
Ces  yeux  aux  cils  noirs  recourbés,  ce  nez  d'une 
coupe  si  noble,  cette  bouche  rouge  au  sourire 
éblouissant,  cet  ovale  allongé  avec  tant  d'élégance, 
ces  bras  forts  près  des  épaules  et  terminés  par 
des  mains  enfantines,  ce  col  rond  et  gras  qui  se 
tournait  en  formant  des  plis  plus  beaux  que  des 
colliers  de  pierres  précieuses,  tout  cela,  rehaussé 
d'une  parure  exotique  et  bizarre,  devait  imman- 
quablement plaire. 

«J'ai  commis  unegrande  faute,  se  disait Taho 


LE   ROMAN   DE   LA    MOMIE.  219 

ser,  quand  jo  me  suis  présentée  à  Poëri  sous 
riiumble  aspe'ît  d'une  suppliante,  me  fiant  à  mes 
charmes  trop  \  antés  par  des  flatteurs.  Insensée  ! 
j'ai  fait  comme  un  soldat  qui  s'en  irait  à  la  guerre 
sans  cuirasse  et  sans  harpe.  Si  j'avais  paru  armée 
de  mon  luxe,  couverte  de  bijoux  et  d'émaux,  de- 
bout sur  mon  char  d'or,  suivie  de  mes  nombreux 
esclaves,  j'aurais  peut-être  intéressé  sa  vanité, 
sinon  son  cœur. 

—  Comment  te  trouves-tu  maintenant  ?  »  dit 
Ra'hel  en  langue  égyptienne  à  Tahoser  ;  car  h  la 
coupe  du  visage  et  aux  cheveux  nattés  en  corde- 
lettes, elle  avait  reconnu  que  la  jeune  fille  n'ap- 
partenait pas  à  la  race  Israélite. 

Le  son  de  cette  voix  était  compatissant  et  doux, 
et  l'accent  étranger  lui  donnait  une  grâce  de  plus. 

Tahoser  en  fut  touchée  malgré  elle,  et  répon- 
dit : 

c(  Je  vais  un  peu  mieux;  tesbonssoinsm  auront 
bientôt  guérie. 

—  Ne  le  fatigue  pas  à  parler,  répondit  l'Israé- 
lite en  posant  sa  main  sur  la  bouche  de  Taho- 
ser.' Tâche  de  dormir  pour  reprendre  des  forces; 
Thamar  et  moi  nous  '^cillerons  sur  ton  som- 
meil. » 

Les  émotions,  U  traversée  du  Nil,  la  longue 


Î20  LE    ROMAN    DE    LA    MOMIE. 

course  à  travers  les  quartiers  perdus  de  Thèbes, 
avaient  épuisé  la  fille  de  Pétamounoph.  Son  corps 
délicat  était  brisé,  et  bientôt  ses  longs  cils  s'abais- 
sèrent, formant  un  demi-cercle  noir  sur  ses  joues 
que  co'  jraicnt  les  rougeurs  de  la  fièvre,  l^e  som- 
meil vmt,  mais  agité,  inquiet,  traversé  de  songes 
bizarres,  hanté  d'hallucinations  menaçantes;  des 
soubresauts  nerveux  faisaient  tressaillir  la  dor- 
meuse, et  des  paroles  sans  suite,  répliquant  au. 
dialogue  intérieur  du  rêve,  balbutiaient  sur  ses 
lèvres  entr'ouvertes. 

Assise  au  chevet  du  lit,  Ra'hel  suivait  les  mou- 
vements de  physionomie  de  Tahoser,  s'inquiétant 
lorsqu'elle  voyait  les  traits  de  la  jeune  malade  se 
contracter  et  prendre  une  expression  doulou- 
reuse, se  rassérénant  quand  le  calme  lui  revenait; 
Thamar,  accroupie  en  face  de  sa  maîtresse,  ob- 
servait aussi  la  fille  du  prêtre;  mais  sa  figure 
exprimait  moins  de  bienveillance.  Des  instincts 
vulgaires  se  lisaient  dans  les  rides  de  son  front 
bas,  pressé  par  la  large  bandelette  de  la  coiffure 
Israélite  ;  sesyeux,  éclatatants  encore  malgré  l'âge, 
pétillaient  de  curiosité  interrogative  dans  leurs 
orbites  dérides  brunes;  son  nez  osseux,  luisant 
et  recourbé  comme  le  bec  d'un  gypaète,  sem- 
blait subodorer  des  secrets,  et  ses  lèvres  remuées 


LE    ROMAN   DE   LA   MOMIE.  221 

silencieusement  avaient  l'air  de  préparer  des 
questions. 

Cette  inconnue  ramassée  à  la  porte  de  la  cabane 
rintrifjjuait  vivement;  d'où  venait-elle?  comment 
se  trouvait-elle  là?  dans  quel  but?  qui  pouvait-elle 
être?  Toiles  étaient  les  demandes  que  se  posait 
Thamar,  et  auxquelles,  à  son  grand  regret,  elle 
n'imaginait  pas  de  réponses  satisfaisantes.  Il  faut 
dire  aussi  que  Thamar,  comme  toutes  les  vieilles 
femmes,  avait  une  prévention  contre  la  beauté  ; 
et,  sous  ce  rapport,  Tahoser  lui  déplaisait.  La 
fidèle  servante  pardonnait  à  sa  maîtresse  seule- 
ment d'être  jolie,  et  cette  beauté,  elle  la  consi- 
dérait comme  sienne:  elle  en  était  fîère  et  jalouse. 

Voyant  que  Ra'hel  gardait  le  silence,  la  vieille 
se  leva,  vint  s'asseoir  près  d'elle,  et  faisant  cli- 
gnoter ses  yeux,  dont  la  paupière  bistrée  s'a- 
baissait et  s'élevait  comme  une  aile  de  chauve- 
souris,  elle  lui  dit  à  voix  basse  et  en  langue 
hébraïque  : 

«  Maîtresse,  je  n'augure  rien  de  bon  de  cette 
femme. 

—  El  pourquoi,  Thamar?  répondit  Ra'hel  sur 
le  même  ton  et  dans  le  même  idiome. 

—  Il  p'jt  singulier,  reprit  la  défiante  Thamar, 
qu'elle  se  soit  évanouie  là,  et  non  ailleurs. 

19. 


Î2i  LE    liOMAN    DE    LA    MOMIE. 

—  Elle  s'est  affaissée  à  l'endioit  où  It  ihebes, 
prise.  )) 

La  vieillehocha  latête  d'un  air  de  doute. 

«  Croirais-tu,  dit  la  bien-aimée  de  Poëri,  que 
son  évanouissement  n'était  pas  réel?  Le  paras- 
chiste  eût  i)u  lui  inciser  le  flanc  de  sa  pierre  tran- 
chante, tellement  elle  ressemblait  à  un  cadavre. 
Ce  regard  éteint,  ces  lèvres  pâles,  ces  joues  déco- 
lorées, ces  membres  inertes,  cette  peau  froide 
comme  celle  d'une  morte,  tout  cela  ne  se  contre- 
fait pas. 

—  Non  sans  doute,  reprit  Tiiamar,  quoiqu'il  y 
ait  des  femmes  assez  habiles  pour  feindre  tous  ces 
symptômes  dans  un  intérêt  quelconque,  de  ma- 
nière à  tromper  les  plus  clairvoyants.  Je  pense  que 
cette  jeune  fille  avait  en  effet  perdu  connaissance. 

—  Alors  sur  quoi  portent  tes  soupçons? 

—  Comment  se  trouvait-elle  là,  au  milieu  de  la 
nuit,  dans  ce  quartier  lointain,  habité  seulement 
par  les  pauvres  captifs  de  notre  tribu,  que  le  mé- 
chant Pharaon  emploie  à  faire  des  briques,  sans 
vouloir  leur  donner  la  paille  pour  cuire  l'argile 
moulée?  Quel  motif  amenait  cette  Egyptienne 
autour  de  nos  misérables  cabanes?  Pourquoi  son 
vêtement  était-il  trempé  comme  si  elle  sortait 
d'une  piscine  ou  d'un  fleuve  ? 


•.E    ROMAN    DE    LA   MOMIE.  22  3 

silencie^  ignore  comme  toi,  répondit  Ra'hel. 

*"  —  Si  c'était  une  espionne  de  nos  maîtres?  dit 
la  vieille,  dont  les  yeux  fauves  s'allumèrent  d'un 
éclair  de  haine.  De  grandes  choses  se  préparent; 
qui  sait  si  l'éveil  n'a  pas  été  donné? 

—  Comment  cette  jeune  fille  malade  pourrait- 
elle  nous  nuire  ?  elle  est  entre  nos  mains,  faible, 
isolée  et  gisante  :  nous  pouvons  d'ailleurs,  à  la 
moindre  apparence  suspecte,  la  retenir  prison- 
nière jusqu'au  jour  de  la  délivrance. 

—  En  tout  cas,  il  faut  s'en  défier;  regarde 
comme  ses  mains  sont  délicates  et  douces.  » 

Et  la  vieille  Thamar  souleva  un  des  bras  de 
Tahoser  endormie. 

«  En  quoi  la  finesse  de  sa  peau  peut-elle  nous 
mettre  en  danger? 

—  0  jeunesse  imprudente!  dit  Thamar  ;  ô  jeu- 
nesse folle,  qui  ne  sait  rien  voir,  et  qui  marche 
dans  la  vie  pleine  de  confiance,  sans  croire  aux 
embûches,  à  la  ronce  cachée  sous  l'herbe,  au 
chari  on  couvert  de  cendre,  et  qui  caresserait  vo- 
lontiers la  vipère,  prétendant  que  cen'est  qu'une 
couleuvre!  Comprends  donc,  Ra'hel,  et  dessille 
tes  yeux.  Cette  femme  n'appartient  pas  à  la  classe 
iont  elle  semble  faire  partie  ;  son  pouce  ne  s'est 
pas  aplati  sur  le  fil   du  fuseau!  et  cette  petite 


Î24  LE    ROMAN    DE    LA    MOMIE. 

main,  adoucie  par  les  pâtes  et  les  aromates,  n'a 
jamais  travaillé;  cette  misère  est  un  déguise- 
ment. » 

Les  paroles  de  Thamar  parurent  faire  impres- 
sion sur  Ra'hel  ;  elle  examina  Tahoser  avec  plus 
d'attention. 

La  lampe  versait  sur  elle  ses  rayons  tremblo- 
tants, et  les  formes  pures  de  la  fille  du  prêtre  se 
dessinaient  à  la  jaune  clarté  dans  l'abandon  du 
sommeil.  Le  bras  que  Thamar  avait  soulevé  re- 
posait encore  sur  le  manteau  de  laine  rayée, 
rendu  plus  blanc  par  le  contraste  de  l'étoffe  som- 
bre ;  au  poignet  s'arrondissait  le  bracelet  en  bois 
de  santal,  parure  grossière  de  la  coquetterie  pau- 
vre, mais  si  l'ornement  était  rude  et  mal  ciselé, 
la  chair,  en  eCTet,  semblait  avoir  été  pétrie  dans 
le  bain  parfumé  de  la  richesse.  Ra'hel  vit  alors 
combien  Tahoser  était  belle;  mais  cette  décou- 
verte ne  fit  naître  aucun  mauvais  sentiment 
dans  son  cœur.  Cette  beauté  l'attendrit  au  lieu 
de  l'irriver  comme  Thamar.  Elle  ne  put  croire 
que  cette  perfection  cachât  une  âme  abjecte  et 
perfide,  et  en  cela  sa  jeune  candeur  jugeait 
mieux  que  l'antique  expérience  de  sa  sui- 
vante. 

Le  jour  parut  enfin,  et  la  fièvre  de  Tahoser 


LE    ROMAN    DE   LA   MOMIE.  2?J 

s'accrut;   elle  eut   quelques  instants   de  délire 
suivis  de  longues  somnolences. 

«  Si  elle  allait  mourir  ici,  disait  Thamar,  on 
nous  accuserait  de  l'avoir  tuée. 

—  Elle  ne  mourra  pas,  répondait  Ra'hcl  en 
approchant  Jss  lèvres  de  la  jeune  malade  que 
la  soif  brûlait  une  coupe  d'eau  pure. 

—  J'irais  de  nuit  jeter  le  corps  au  Nil,  conti- 
nuait l'obstinée  Thamar,  et  les  crocodiles  se 
chargeraient  de  le  faire  disparaître.  » 

La  journée  se  passa;  la  nuit  vint,  et,  à  l'heure 
accoutumée,  Poëri,  ayant  fait  le  signal  convenu, 
parut  comme  la  veille  sur  le  seuil  de  la  cabane. 
Ra'hel  vint  au-devant  de  lui  le  doigt  sur  la  bou- 
che, lui  faisant  signe  de  garder  le  silence  et  de 
baisser  la  voix,  car  Tahoser  donnait. 

Poëri,  que  Ra'hel  prit  par  la  main  pour  le 
conduire  au  lit  où  reposait  Tahoser,  reconnut 
aussitôt  la  fausse  Hora,  dont  la  disparition  le 
préoccupait  surtout  depuis  la  visite  de  Timopht, 
qui  la  cherchait  au  nom  de  son  maître. 

Un  vif  étonnemcnt  se  peignit  sur  ses  traits 
lorsqu'il  se  releva,  après  s'être  penché  sur  le  lit 
pour  bien  s'assurer  que  là  gisait  réellement  la 
jeune  fille  qu'il  avait  accueillie,  car  il  ne  pouvait 
concevoir  comment  elle  se  trouvait  en  cet  endroit. 


926  LE    ROMAN    DE    LA    MOMIE. 

Cette  surprise  alla  au  cœur  de  Ra'hel  :  elle  se 
plaça  devant  Poëri  pour  lire  de  plus  près  la  vé- 
rité dans  ses  yeux,  lui  mit  les  mains  sur  les 
épaules,  et,  le  pénétrant  du  regard,  lui  dit  d'une 
voix  sèche  et  brève,  contrastant  avec  sa  parole 
douce  d'ordinaire  comme  un  roucoulement  de 
tourterelle  : 

«  Tu  la  connais  donc  ?  » 

La  figure  de  Thamar  s'était  contractée  en  une 
grimace  de  satisfaction  ;  elle  était  fière  de  sa 
perspicacité,  et  presque  contente  devoir  ses  soup- 
çons à  l'endroit  de  l'étrangère  en  partie  réalisés. 

«  Oui,  »  répondit  simplement  Poëri. 

Les  yeux  de  charbon  de  la  servante  pétillèrent 
de  curiosité  maligne. 

La  figure  de  Ra'hel  reprit  son  expression  de 
sécurité;  elle  ne  doutait  plus  de  son  amant. 

Poëri  lui  raconta  qu'une  jeune  fille,  se  donnant 
le  nom  d'Hora,  s'était  présentée  chez  lui  en  sup- 
pliante, qu'il  l'avait  accueillie  comme  on  doit  le 
faire  de  tout  hôte  ;  que,  le  lendemain,  elle  man- 
quait parmi  les  servantes,  et  qu'il  ne  pouvait 
s'expliquer  comment  elle  se  retrouvait  là;  il 
ajouta  aussi  que  des  émissaires  de  Pharaon  cher- 
chaient partout  Tahoser,  la  fille  du  grand  prêtre 
Pétamounoph,  disparue  de  son  palais. 


LE  Roman  de  la  momie.  227 

«Tu  vois  bien  que  j'avais  raison,  maîtresse, 
dit  Thamar  d'un  ton  de  triomphe;  Hora  et  Ta- 
hoser  sont  la  même  personne. 

—  Cela  est  possible,  répondit  Poëri.  Mais  il  y 
a  ici  plusieurs  mystères  que  ma  raison  ne  s'ex- 
plique pas  :  d'abord,  pourquoi  Tahoser  (si  c'est 
elle)  aurait-elle  pris  ce  déguisement  ?  et  ensuite 
par  quel  prodige  rencontré-je  ici  cette  jeune  fille 
que  j'ai  laissée  hier  soir  de  l'autre  côté  du  Nil,  et 
qui,  certes,  ne  pouvait  savoir  où  j'allais? 

—  Elle  t'a  suivi  sans  doute,  dit  Ra'hel. 

—  Il  n'y  avait,  j'en  suis  sûr,  à  cette  heure, 
d'autre  barque  sur  le  fleuve  que  la  mienne. 

—  C'est  donc  pour  cela  que  ses  cheveux  ruisse- 
laient et  que  sa  robe  était  trempée  ;  elle  aura 
traversé  le  Nil  à  la  nage. 

—  En  effet,  il  m'a  semblé  un  instant  entre- 
voir dans  l'obscurité  une  tête  humaine  au-dessus 
de  l'eau. 

—  C'était  elle,  la  pauvre  enfant,  dit  Ra'hel, 
son  évanouissement  et  sa  fatigue  le  prouvent; 
car,  après  ton  départ,  je  l'ai  relevée  étendue  sans 
conjaissance  en  dehors  de  cette  cabane. 

—  Les  choses  doivent  en  effet  s'être  passées 
de  la  sorte,  dit  le  jeune  homme.  Je  vois  bien  les 
actions,  mais  je  n'en  comprends  pas  les  motifs. 


tî8  LE    ROMAN    DE    LA    MOMIE. 

—  Je  vais  te  les  expliquer,  dit  en  souriant 
Ra'hel,  quoique  je  ne  sois  qu'une  pauvre  igno- 
rante et  qu'on  te  compare  pour  la  science  à  ces 
prêtres  d'Egypte  qui  étudientuuit  et  jour  au  fond 
de  sanctuaires  chamarrés  d'hiéroglyphes  mys- 
térieux, dont  eux  seuls  pénètrent  les  sens  pro- 
fonds ;  mais  quelquefois  les  hommes,  si  occupés 
de  l'astronomie,  de  la  musique  et  des  nombres, 
ne  devinent  pas  ce  qui  se  passe  dans  le  cœur  des 
jeunes  filles.  Ils  voient  au  ciel  une  étoile  loin- 
taine et  ne  remarquent  pas  un  amour  tout  près 
d'eux  :  Hora,  ou  plutôt  Tahoser,  car  c'est  elle, 
a  pris  ce  déguisement  pour  s'introduire  dans  ta 
maison,  pour  vivre  près  de  toi  ;  jalouse,  elle  s'est 
glissée  dans  l'ombre  derrière  tes  pas  ;  au  risque 
d'être  dévorée  par  les  crocodiles  du  fleuve,  elle 
a  traversé  le  Nil;  arrivée  ici,  elle  nous  a  épiés 
par  quelque  fente  de  la  muraille  et  n'a  pu  sup- 
porter le  spectacle  de  notre  bonheur.  Elle  t'aime 
parce  que  tu  es  très-beau,  très-fort  et  très-doux; 
mais  cela  m'est  bien  égal,  puisque  tu  ne  l'aimes 
pas.  As-tu  compris,  maintenant  ?  » 

Une  légère  rougeur  monta  aux  joues  de  Poëri; 
il  craignait  que  Ra'hel  ne  fui  irritée  et  ne  pariât 
ainsi  pour  lui  tendre  un  piège  ;  mais  le  regard 
de  Ra'hel,  lumineux  et  pur,  ne  trahissait  aucune 


LE    ROMAN    DE   LA    MOMIE.  2Î9 

arrière-pensée.  Elle  n'en  voulait  pas  à  Tahoser 
d'aimer  celui  qu'elle  aimait  elle-même. 

A  travers  les  fantômes  de  ses  rêves,  Tahoser 
aperçut  Poëri  debout  auprès  d'elle.  Une  joie  ex- 
tatique se  peignit  sur  sa  figure,  et,  se  soulevant 
à  demi,  elle  saisit  la  main  pendante  du  jeune 
liomme  pour  la  porter  à  ses  lèvres. 

c(  Ses  lèvres  brûlent,  dit  Poëri  en  retirant  sa 
main. 

—  D'amour  autant  que  de  fièvre,  fit  Ra'hel  ; 
mais  elle  est  vraiment  malade;  si  Thamar  allait 
chercher  Mosché  ?  il  est  plus  savant  que  les  sa- 
ges et  les  devins  de  Pharaon,  dont  il  imite  tous 
les  prodiges  ;  il  connaît  la  vertu  des  plantes  et 
sait  en  composer,  des  breuvages  qui  ressucite- 
raient  les  morts  ;  il  guérira  Tahoser,  car  je  ne 
suis  pas  assez  cruelle  pour  vouloir  qu'elle  perde 
la  vie.  » 

Thamar  partit  en  rechignant,  et  bientôt  elle 
revint  suivie  d'un  vieillard  de  haute  stature, 
dont  l'aspect  majestueux  commandait  le  respect  : 
une  immense  barbe  blanche  descendait  à  flots 
sur  sa  poitrine,  et  de  chaque  côté  dt  son  front 
deux  protubérances  énormes  accrochaient  et  re- 
tenaient la  lumière  ;  on  eût  dit  deux  cornes  ou 
deux  rayons.  Sous  ses  épais  sourcils  ses  yeux 

20 


«3  0  LE    ROMAN   DE   LA    MOMIE. 

brillaient  comme  des  flammes.  Il  avait  l'air, 
malgré  ses  habits  simples,  d'un  prophète  ou 
d'un  dieu. 

Mis  au  fait  par  Poëri,  il  s'assit  près  de  la  cou- 
che de  Tahoser,  et  dit  en  étendant  les  mains  sur 
elle  :  «  Au  nom  de  celui  qui  peut  tout  et  près 
de  qui  les  autres  dieux  ne  sont  que  des  idoles  et 
des  démons,  quoique  tu  n'appartiennes  pas  à  la 
race  élue  du  Seigneur,  jeune  fille,  sois  guérie  !  » 


Ail 


Le  grand  vieillard  se  retira  d'un  pas  lent  et 
solennel,  laissant  comme  une  lueur  après  lui. 
Tahoser,  surprise  de  se  sentir  abandonnée  su- 
bitement par  le  mal,  promenait  ses  yeux  autour 
de  la  chambre,  et  bientôt,  se  drapant  de  l'étoffe 
dont  la  jeune  Israélite  l'avait  couverte,  elle  glissa 
ses  pieds  à  terre  et  s'assit  au  bord  du  lit  :  la  fa- 
tigue et  la  fièvre  avaient  complètement  disparu. 
Elle  était  fraîche  comme  après  un  long  repos, 
et  sa  beauté  rayonnait  dans  toute  sa  pureté. 
Chassant  de  ses  petites  mains  les  masses  tressées 
de  sa  coiffure  derrière  ses  oreilles,  elle  dégagea 
sa  figure  illuminée  d'amour,  comme  si  elle 
eût  voulu  que  Poëri  pût  y  lire.  Mais,  voyant 
qu'il  restait  immobile  près  de  Ra'hel,  sans  l'en- 
courager d'un  signe  ou  d'un  regard,  elle  se  leva 
len^.ment,  s'avança  vers  la  jeune  Israélite  et 
lui  jeta  éperdument  les  bras  aulour  du  col. 


»32  LE    ROMAN    DE   LA    MO-MIE. 

Elle  resta  ainsi,  la  tête  cachée  dans  le  sein  de 
Ra'hel,  lui  naouillant  en  silence  la  poitrine  de 
larmes  tièdes. 

Quelquefois  un  sanglot  qu'elle  ne  pouvait  ré» 
primer  la  faisait  convulsivement  tressaillir,  et  la 
secouait  sur  le  cœur  d"  ^a  rivale;  cet  abandon 
entier,  cette  désolation  franche,  touchèrent 
Ra'hel,  Tahoser  s'avouait  vaincue,  et  implorait 
sa  pitié  par  des  supplications  muettes,  faisan! 
appel  aux  générosités  de  la  femme. 

Ra'hel,  émue,  l'embrassa  et  lui  dit  :  «  Sèche 
tes  pleurs  et  ne  te  désole  pas  de  la  sorte.  Tu  ai- 
mes Poëri  ;  eh  bien  !  aime-le  :  je  ne  serai  pas 
jalouse.  Yacoub,  un  patriarche  de  notre  race, 
eut  deux  femmes  :  l'une  s'appelait  Ra'hel  comme 
moi,  et  l'autre  Lia;  Yacoub  préférait  Ra'hel,  et 
cependant  Lia,  qui  n'avait  pas  ta  beauté,  vécut 
heureuse  près  de  lui.  » 

Tahoser  s'agenouilla  aux  pieds  de  Ra'hel 
et  lui  baisa  la  maiu;  Ra'hel  la  releva  et  lui 
entoura  amicalement  le  corps  d'un  de  ses 
bras. 

C'était  un  groupe  charmant  que  celui  formé 
par  ces  deux  femmes  de  races  différentes  dont 
elles  résumaient  la  beauté.  Tahoser,  élégante, 
gracieuse  et  fine  comme  une  enfant  grandie  trop 


LE    ROMAN    DE    LA    MOMIE.  233 

vite;  Ra'lie],  éclatante,  forte  et  superbe  dans  sa 
maturité  précoce. 

«  Tahoser,  dit  Poëri,  car  c'est  là  ton  nom,  je 
pense,  Tahoser,  fille  du  grand  prêtre  Pétamou- 
noph....  » 

La  jeune  fille  fit  un  signe  d'acquiescement. 

«  Comment  se  fait-il  que  toi  qui  ^is  à  Thèbes 
dans  un  riche  palais,  entourée  d'esclaves,  el 
que  les  plus  beaux  parmi  les  Égyptiens  désirent, 
tu  aies  choisi,  pour  l'aimer,  le  fils  d'une  race  ré- 
duite en  esclavage,  un  étranger  qui  ne  partage 
pas  ta  croyance,  et  dont  une  si  grande  distance 
te  sépare  ?  » 

Ra'hel  et  Tahoser  sourirent,  et  la  fille  du  grand 
prêtre  répondit  :  ^ 

«  C'est  précisément  pour  cela. 

—  Quoique  je  sois  en  faveur  auprès  de  Pha- 
raon, intendant  du  domaine,  et  portant  des  cor- 
nes dorées  dans  les  fêtes  de  l'agriculture,  je  ne 
puis  m'élever  à  toi  ;  aux  yeux  des  Egyptiens,  je 
ne  suis  qu'un  esclave,  et  tu  appartiens  à  la  caste 
sacerdotale  la  plus  haute,  la  plus  vénérée.  Si  tu 
m'aimes,  et  je  n'en  puis  douter,  il  faut  descendre 
de  ton  rang.... 

—  Ne  m'étais-je  pas  déjà  faite  ta  servante? 
Hora  n'avait  rien  gardé  de  Tahoser,  pas  même 


ta  4  LE    ROMAN    DE    LA    MOMIE. 

les   colliers  d'émaux   et  les  calasiris  de    gaze 
transparente;  aussi  tu  m'as  trouvée  laide. 

—  Il  faut  renoncer  à  ton  pays  et  me  suivre  aux 
régions  inconnues  à  travers  le  désert,  où  le  soleil 
brûle,  où  le  vent  de  feu  souffle,  où  le  sable  mo- 
bile mêle  et  confond  les  chemins,  où  pas  un 
arbre  ne  pousse,  où  ne  sourd  aucune  fontaine, 
parmi  les  vallées  d'égarement  et  de  perdition, 
semées  d'os  blanchis  pour  jalons  de  route. 

—  J'irai,  dit  tranquillement  Tahoser. 

—  Ce  n'est  pas  assez,  continua  Poëri  :  tes 
dieux  ne  sont  pas  les  miens,  tes  dieux  d'airain» 
de  basalte  et  de  granit  que  façonna  la  main  de 
l'homme,  monstrueuses  idoles  à  tète  d'épervier, 
de  singe,  d'ibis,  de  vache,  de  chacal,  de  lion,  qui 
prennent  des  masques  de  béte  comme  s'ils 
étaient  gênés  par  la  face  humaine  où  brille  le 
reflet  de  Jéhovah.  Il  est  dit  :  a  Tu  n'adoreras  ni 
«  la  pierre,  ni  le  bois,  ni  le  métal.  »  Au  fond  de 
ces  temples  énormes  cimentés  avec  le  sang  des 
races  opprimées,  ricanent  hideusement  accrou- 
pis d'impurs  démons  qui  usurpent  les  libations, 
les  off^randes  et  les  sacrifices  :  un  seul  Dieu,  in- 
fini, éternel,  sans  forme,  sans  couleur,  suffit  à 
remplir  l'immensité  des  cieux  que  vous  peuplez 
d'une  multitude  de  Zantômes.  Notre  Dieu  nous 


LE   ROMAN    DE    LA    MOMIE.  2  55 

t  créés,  et  c'est  vous  qui  créez  vos  dieux.  » 
Quelque  éprise  que  Tahoser  fût  de  Poëri,  ces 
paroles  produisirent  sur  elle  un  étrange  effet,  et 
elle  se  recula  épouvantée.  Fille  d'un  grand  prê- 
tre, elle  était  habituée  à  vénérer  ces  dieux  que  le 
jeune  Hcbreu  blasphémait  avec  tant  d'audace; 
elle  avait  offert  sur  leurs  autels  des  bouquets  de 
lotus  et  brûlé  des  parfums  devant  leurs  images 
impassibles  :  étonnée  et  ravie,  elle  s'était  pro- 
menée à  travers  leurs  temples  bariolés  d'écla- 
tantes peintures.  Elle  avait  vu  son  père  accom- 
plir les  rites  mystérieux,  elle  avait  suivi  les 
collèges  de  prêtres  qui  portaient  la  bari  symbo- 
lique par  les  propylées  énormes  et  les  intermi- 
nables dromos  de  sphinx,  admiré  non^  sans 
terreur  les  psychostasis  où  l'âme  tremblante 
comparaît  devant  Osiris  armé  du  fouet  et  du  pé- 
dum,  et  contemplé  d'un  œil  rêveur  les  fresques 
représentant  les  figures  emblématiques  voya- 
geant vers  les  régions  occidentales  :  elle  ne 
pouvait  renoncer  ainsi  à  ses  croyances. 

Elle  se  tut  quelques  minutes,  hésitant  entre  la 
religion  et  l'amour;  l'amour  l'emporta,  et  elle 
dit: 

«  Tu  m'expliqueras  ton  Dieu,  et  je  tâcherai  de 
le  comprendre. 


->?; 


VS6  LE   ROMAN    DE    LA    MOilia. 

—  C'est  bien,  dit  Poëri,  ta  seras  ma  femme; 
en  attendant,  reste  ici,  car  le  Pharaon,  sans 
doute  amoureux  de  toi,  te  fait  chercher  par  ses 
émissaires;  il  ne  te  découvrira  pas  sous  cet  hum- 
ble toit,  ut  dans  quelques  jours  nous  serons  hors 
de  sa  puissance.  Mais  la  nuit  s'avance,  il  faut  que 
je  p'irte. 

Poëri  s'éloigna,  et  les  deux  jeunes  femmes, 
couchées  l'une  près  de  l'autre  sur  le  petit  lit,  s'en- 
dermirent  bientôt,  se  tenant  par  la  main  comme 
deux  sœurs. 

Thamar,  qui  pendant  la  scène  précédente  s'é- 
tait tenue  blottie  dans  un  coin  de  la  chambre, 
comme  une  chauve-souris  accrochée  à  un  angle 
par  les  ongles  de  ses  membranes,  marmottant 
des  paroles  entrecoupées  et  contractant  les  rides 
de  son  front  bas,  déplia  ses  membres  anguleux, 
se  dressa  sur  ses  pieds,  et,  se  penchant  vers  le 
lit,  écouta  la  respiration  des  deux  dormeuses. 
Lorsqu'à  la  régularité  de  leur  souffle  elle  fut 
convaincue  que  leur  sommeil  était  profond,  elle 
se  dirigea  du  côté  de  la  porte,  suspendant  ses  pas 
avec  des  précautions  infinies. 

Arrivée  dehors,  elle  s'élança  d'un  pas  rapide 
dans  la  direction  du  Nil,  secouant  les  chiens  qui 
se  suspendaient  par  les  dents  au  bords  de  sa  tu- 


LE    BOMAN   DE   LA    MOMIE.  2  37 

nique,  ou  les  traînant  quelques  pas  dans  la  pous- 
sière jusqu'à  ce  qu'ils  lâchassent  prise*  d'autres 
fois  elle  les  regardait  avec  des  yeux  si  flarboyants 
qu'ils  reculaient  en  poussant  des  abois  plantifs 
et  la  laissaient  passer. 

Elle  eut  bientôt  franchi  les  espaces  dangereux 
e*  déserts  qu'habitent  la  nuit  les  membres  de 
l'association  des  voleurs,  et  pénétra  dans  les 
quartiers  opulents  de  Thèbes  ;  trois  ou  quatre 
rues^  bordées  de  hauts  édifices  dont  les  ombres 
se  projetaient  par  grands  angles,  la  conduisirent 
à  l'enceinte  du  palais  qui  était  le  but  de  sa 
course. 

Il  s'agissait  d'y  entrer,  et  la  chose  n'était  pas 
facile  à  cette  heure  de  nuit  pour  une  vieille  ser- 
vante israélite,  les  pieds  blancs  de  poussière  et 
vêtue  de  haillons  douteux. 

Elle  se  présenta  au  pylône  principal,  devant 
lequel  veillent  accroupis  cinquante  criosphinx 
rangés  sur  deux  lignes ,  comme  des  monstres 
prêts  à  broyer  entre  leurs  mâchoires  de  gra- 
nit les  imprudents  qui  voudraient  forcer  le 
passage. 

Les  sentinelles  l'arrêtèrent  et  la  frappèrent 
rudement  du  bois  de  leurs  javelines,  puis  ils  lui 
demandèrent  ce  qu'elle  voulait. 


s 38  LE   ROMAN    DE    LA    MOMiE. 

«Je  veux  voir  Pharaon,  lépoudit  la  vieille  en 
se  frottant  le  dos. 

—  Très-bien....  c'est  cela....  déranger,  pour 
*îètte  sorcière,  Pharaon,  favori  de  Phré,  pré- 
féré d'Ammon-Ra,  conculcateur  des  peuples  !  » 
firent  les  soldats  en  se  tenant  les  côtes  de 
rire. 

Thamar  répéta  opiniâtrement  :  a  Je  veux  voir 
Pharaon  tout  de  suite. 

—  Le  moment  est  bien  choisi  !  Pharaon  a 
tué  tantôt  à  coups  de  sceptre  trois  messagers  ; 
il  se  tient  sur  sa  terrasse,  immobile  et  sinistre 
comme  Typhon,  dieu  du  mal,  »  dit  un  soldat 
daignant  descendre  à  quelque  explication. 

La  servante  de  Ra'hel  essaya  de  forcer  la 
consigne  ;  les  javelines  lui  tombèrent  en  ca- 
dence sur  la  tète  comme  des  marteaux  de  l'en- 
clume. 

Elle  se  mit  à  pousser  des  cris  d'orfraie  plumée 
vive. 

Au  tumulte,  un  oëris  accourut;  les  soldats 
cessèrent  de  battre  Thamar. 

«  Que  prétend  cette  femme,  dit  l'oëris,  et 
pourquoi  la  frappez-vous  de  la  sorte  ? 

—  Je  veux  voir  Pharaon!  s'écria  Thamar  se 
traînant  aux  genoux  de  l'officier. 


LE    ROMAN    DE    LA    MOMIE.  2  39 

—  Impossible,  répondit  l'oëris,  quand  même, 
au  lieu  d'être  une  misérable,  tu  serais  un  des 
plus  hauts  personnages  du  royaume. 

—  Je  sais  où  est  Tahoser,  lui  chuchota  la 
vieille,  ))  accentuant  chaque  syllabe. 

L'oëris,  à  ces  mots,  prit  Thamar  par  la  main, 
lui  fit  franchir  le  premier  pylône,  et  la  conduisit, 
à  travers  l'allée  de  colonnes  et  la  salle  hypostyle, 
dans  la  seconde  cour,  où  s'élève  le  sanctuaire  de 
granit,  précédé  de  deux  colonnes  à  chapiteau  de 
lotus  ;  là,  appelant  Timopht,  il  lui  remit  Tha- 
mar. 

Timopht  conduisit  la  servante  sur  la  ter- 
rasse où  se  tenait  Pharaon,  morne  et  silen- 
cieux. 

«  Ne  lui  parle  que  hors  de  portée  de  son  scep- 
tre, »  recommanda  Timopht  à  l'Israélite. 

Dès  qu'elle  aperçut  le  roi  dans  l'ombre, 
Thamar  se  laissa  tomber  la  face  contre  les 
dalles  à  côté  des  corps  qu'on  n'avait  point  re- 
levés, et  bientôt,  se  redressant,  elle  dit  d'une  voix 
assurée  ; 

c(  0  Pharaon  !  ne  me  tue  pas,  j'apporte  une 
bonne  nouvelle. 

—  Parle  sans  crainte,  répondit  le  roi,  dont  la 
fureur  était  calmée. 


Î4  0  LE    ROMAN    DE    LA    MOMiE. 

—  Cette  Tahoser,  que  tes  messagers  ont  cher- 
chée  aux  quatre  points  du  vent,  je  connais  sa  re* 
traite.  » 

Au  nom  de  Tahoser,  Pharaon  se  leva  tout  d'une 
pièce  et  fit  quelques  pas  vers  Thamar  toujours 
agenouillée. 

c(  Si  tu  dis  vrai,  tu  peux  prendre  dans  rues 
chambres  de  granit  tout  ce  que  tu  seras  capable 
de  soulever  d'or  et  de  choses  précieuses. 

—  Je  te  la  livrerai,  sois  tranquille ,  »  dit  la 
vieille  avec  un  rire  strident. 

Quel  motif  avait  poussé  Thamar  à  dénoncer 
au  Pharaon  la  retraite  où  se  cachait  la  fille  du 
prêtre?  Elle  voulait  empocher  une  union  qui  lui 
déplaisait;  elle  avait  pour  la  race  d'Egypte  une 
haine  aveugle,  farouche,  irraisonnée,  presque 
bestiale,  et  l'idée  de  briser  le  cœur  de  Tahoser  lui 
souriait  ;  une  fois  aux  mains  ûe  Pharaon,  la  rivale 
de  Ra'hel  ne  pouvait  plus  s'échapper;  les  murs  de 
granit  du  palais  sauraient  garder  leur  proie. 

«  Où  est-elle?  dit  Pharaon  ;  désigne  l'endroit, 
je  veux  la  voir  sur-le-champ. 

—  Majesté,  moi  seule  peux  te  guider;  je  con- 
nais les  détours  de  ces  quartiers  immonde^^  où 
le  plus  humble  de  tes  serviteurs  dédaignerait  de 
mettre  le  pied.  Tahoser  est  là,  dans  une  cabaue 


LE    ROMA^    DE    LA    MOMIE.  241 

de  terre  mêlée  de  paille,  que  rien  ne  distingue 
des  huttes  qui  l'avoisinent,  parmi  les  tas  de  bri- 
ques que  les  Hébreux  moulent  pour  toi,  hors  des 
habitions  régulières  de  la  ville. 

—  Bien,  je  me  fie  à  toi  ;  Timopht,  fais  attçler 
un  char. 

Timopht  disparut. 

Bientôt  l'on  entendit  rouler  les  roues  sur  les 
dalles  de  la  cour  et  piétiner  les  chevaux  que  les 
écuyers  attachaient  au  joug. 

Pharaon  descendit,  suivi  de  Thamar. 

Il  s'élança  sur  le  char,  prit  les  rênes,  et,  comme 
Thamar  hésitait  :  a.  Allons,  monte,  »  dit-il  ;  il 
clappa  de  la  langue ,  et  les  chevaux  partirent. 
Les  échos,  réveillés,  répétèrent  le  bruit  des  roues, 
qui  retentirent  comme  un  tonnerre  sourd,  au 
milieu  du  silence  nocturne,  par  les  salles  vastes 
et  profondes. 

Cette  vieille  hideuse,  s'accrochant  de  ses  doigts 
osseux  au  rebord  du  char,  à  côté  de  ce  Pharaon 
de  stature  colossale  et  semblable  à  un  dieu,  for- 
mait un  étrange  spectacle  qui,  heureusement, 
n'avait  pour  témoin  que  les  étoiles  scintillant  dans 
le  bleu  noir  du  ciel  ;  placée  ainsi,  elle  ressemblait 
à  un  de  ces  mauvais  génies  à  conflguration  mo.is- 
trueuse  qui  accompagnent  les  âmes  coupables 


Î4î  LE    ROMAN    DE    LA    MOMIE. 

aux  enfer.c.  Les  passions  rapprochent  ceux  qui  ue 
devraient  jamais  se  rencontrer. 

a  Est-ce  par  ici?  dit  le  Pharaon  à  la  servante, 
au  bout  d'une  rue  qui  se  bifurquait. 

—  Oui,  ))  répondit  Thamar  en  étendant  sa 
main  sèche  dans  la  bonne  direction. 

Les  chevaux,  excités  par  le  fouet,  se  précipi- 
taient en  avant,  et  le  char  sautait  sur  les  pierres 
avec  un  bruit  d'airain. 

Pendant  ce  temps ,  Tahoser  dormait  près 
de  Ra'hel  ;  un  rêve  bizarre  hantait  son  som- 
meil. 

Il  lui  semblait  être  dans  un  temple  d'une  gran- 
deur immense;  d'énormes  colonnes  d'une  hau- 
teur prodigieuse  soutenaient  un  plafond  bleu 
constellé  d'étoiles  comme  le  ciel;  d'innombrables 
lignes  d'hiéroglyphes  montaient  et  descendaient 
le  long  des  murailles ,  entre  les  panneaux  de 
fresques  symboliques  bariolés  de  couleurs  lumi- 
neuseS'  7ous  les  dieux  de  l'Egypte  s'étaient  donné 
rendez-vous  dans  ce  sanctuaire  universel,  non  pas 
en  effigies  d'airain,  de  basalte  ou  de  porphyre, 
mais  sous  les  formes  vivantes.  Au  premier  rang 
étaient  assis  les  dieux  super-célestes,  Knef,  Bouto, 
Phta,  Pan-Mendès,  Hathor,  Phré,  Isis  ;  ensuite 
venaient  douze  dieux  célestes,  six  dieux  mâles  : 


LE    ROMAN    DE    LA    MOMIE.  24 S 

Rempha,  Pi-zéous,  Ertosi,  Pi-Hermès,  Imuthès  ; 
et  six  dieux  femelles  :  la  Lune,  l'Éther,  le  Feu, 
l'Air,  l'Eau,  la  Terre.  Derrière  eux  fourmillaient, 
foule  indistincte  et  vague,  les  trois  cent  soixante- 
cinq  Décans  ou  démons  familiers  de  chaque  jour. 
Ensuite  apparaissaient  les  divinités  terrestres;  le 
second  Osiris,  Haroéri,  Typhon,  la  deuxième  ïsis, 
Nepthys,  Anubis  à  la  tête  de  chien,  Thoth,  Busiris, 
Biibastis,  le  grand  Sérapis.  Au  delà,  dans  l'ombre, 
s'ébauchaient  les  idoles  à  formes  animales  : 
bœufs,  crocodiles,  ibis,  hippopotames.  Au  milieu 
du  temple,  dans  son  cartonnage  ouvert,  gisait  le 
grand  prêtre  Pétamounoph,  qui,  la  face  démail- 
lotée,  regardait  d'un  air  ironique  cette  assemblée 
étrange  et  monstrueuse.  Il  était  mort,  mais  il  vi- 
vait et  parlait,  comme  cela  arrive  souvent  en 
rêve,  et  il  disait  à  sa  fille  :  «  Interroge-les,  et 
demande-leur  s'ils  sont  des  dieux.  » 

Et  Tahoser  allait  posant  à  chacun  la  question, 
et  tous  répondaient;  Nous  ne  sommes  que  des 
nombres,  des  lois,  des  forces,  des  attributs,  des 
effluves  et  des  pensées  de  Dieu  ;  mais  aucun  de 
nous  n'est  le  vrai  Dieu.  » 

Et  Poëri  paraissait  sur  le  seuil  du  temple  et, 
prenant  Tahoser  par  la  main,  la  conduisait  vers 
une  lumière  si  vive,  qu'auprès  le  soleil  eût  paru 


lU  LE    ROMAN    DE    LA    MOMIE. 

noir,  et  au  milieu  de  laquelle  scintillaient  dans 
un  triangle  des  mots  inconnus. 

Cependant  le  char  de  Pharaon  volait  à  travers 
les  obstacles,  et  les  essieux  rayaient  les  murs  aux 
passages  étroits. 

«Modère tes  che\aux,  dit  Thamarau  Pharaon; 
le  fracas  des  roues  dans  cette  solitude  et  ce  silence 
pourrait  donner  l'éveil  à  la  fugitive,  et  elle  t'é- 
chapperait encore.  » 

Pharaon,  trouvant  le  conseiljudicieux,  ralentit, 
malgré  son  impatience,  l'allure  impétueuse  de 
son  attelage. 

«  C'est  là,  dit  Thamar,  j'ai  laissé  la  porte  ou- 
verte; entre,  et  je  g.irderai  les  chevaux.  » 

Le  roi  descendit  du  char,  et,  baissant  la  tête, 
pénétra  dans  la  cabane. 

La  lampe  brûlait  encore  et  versait  ï^a  clarté 
mourante  sur  le  groupe  deï>  deux  jeunes  filles  en- 
dormies. 

Pharaon  prit  Tahoser  dans  ses  bras  robustes  et 
se  dirigea  vers  la  porte  de  la  hutte. 

Quand  la  fille  du  prêtre  s'éveilla  et  qu'elle  vit 
flamboyer  près  de  son  visage  la  face  étincelante 
du  Pharaon,  elle  crut  d'abord  que  c'était  une  fan- 
tasmagorie de  son  rêve  transformé  ;  mais  l'a.r  de 
Ja  nuit  qui  la  vint  frapper  au  visage  lui  rendit 


LE   ROMAN   DE    LA    MOMIE.  S 45 

bientôt  le  seiitinient  de  la  réalité.  Folle  d'épou- 
vante, elle  vou.ut  crier,  appeler  au  secours  :  sa 
voix  ne  put  jaillir  de  son  gosier.  Qui  d'aille'jrs  lui 
eût  porté  aide  contre  Pharaon? 

D'un  bond,  le  roi  sauta  sur  son  char,  passa  les 
rênes  autour  de  ses  rehis,  et  serrant  sur  son  cœur 
Tahoser  demi-morte,  il  lança  ses  coursiers  au 
galop  vers  la  palais  du  Nord. 

Thamar  se  glissa  comme  un  reptile  dans  la  ca- 
bane, s'accroupit  à  sa  place  accoutumée  et  con- 
templa avec  un  regard  presque  aussi  tendre  que 
celui  d'une  mère  sa  chère  Ra'hel,  qui  dormait 
toujours. 


XIII 


Le  courant  d'air  frais  que  produisait  le  mouve- 
ment rapide  du  char  fît  bientôt  revenirTatioser  à 
la  vie.  Pressée  et  comme  écrasée  contre  la  poitrine 
d  i  Pliaraon  par  deux  bras  de  granit,  elle  avait  à 
peine  Ja  place  d'un  battement  pour  son  cœur  et 
sur  sa  gorge  pantelante  s'imprimaient  les  durs 
colliers  d'émaux.  Les  chevaux,  auxquels  le  roi  ren- 
dait les  rênes  en  se  pendant  vers  le  bord  du  char, 
se  précipitaient  avec  furie;  les  roues  tourbillon- 
naient, les  plaques  d'airain  sonnaient,  les  essieux 
enflammés  fumaient.  Tahoser,  effarée,  voyait  va- 
guement, comme  à  travers  un  rêve,  s'envoler  à 
droite  et  à  gauche  des  formes  confuses  de  cons- 
tructions, de  masses  d'arbres,  de  palais,  de  tem- 
ples, de  pylônes,  d'obélisques,  de  colosses  rendus 
fantastiques  et  tuaibles  par  la  nuit.  Quelles  pen- 
sées pouvaient  traverser  son  esprit  pendant  cette 
course  effrénée  ?  Elle  n'avait  pas  plus  d'idées  que 


LE   ROMAN   DE   LA   MOMIE.  «47 

la  colombe  palpitante  aux  serres  du  faucon  qui 
l'emporte  dans  son  aire  ;  une  terreur  muette  la 
stupéfiait,  glaçait  son  sang,  suspendait  ses  facultés. 
Ses  membres  flottaient  inertes,  sa  volonté  était 
dénouée  comme  ses  muscles,  et,  si  les  bras  du 
Pharaon  ne  l'eussent  retenue,  elle  aurait  glissé  et 
se  serait  ployée  au  fond  du  char  comme  une  étoffe 
qu'on  abandonne.  Deux  fois  elle  crut  sentir  sur 
sa  joue  un  soufle  ardent  et  deux  lèvres  de  flamme, 
elle  n'essaya  pas  de  détourner  la  tête;  l'épouvante 
chez  elle  avait  tué  la  pudeur.  A  un  heurt  violent 
du  char  contre  une  pierre,  un  obscur  instinct  de 
conservation  lui  fit  crisper  les  mains  sur  l'épaule 
du  roi  et  se  serrer  contre  lui,  puis  elle  s'aban- 
donna de  nouveau  et  pesa  de  tout  son  poidc,  bien 
léger,  sur  ce  cercle  de  chair  qui  la  meurtrissait. 
L'attelage  s'engagea  dans  un  dromos  de  sphinx 
au  bout  duquel  s'élevait  un  gigantesque  pylône 
couronné  d'tine  corniche  où  le  globe  embléma- 
tique déployait  son  envergure;  la  nuit,  déjà  moins 
opaque,  permit  à  la  fille  du  prêtre  de  reconnaître 
le  palais  du  roi.  Alorsledésespoir  s'empara  d'elle; 
elle  se  débattit,  elle  essaya  de  se  débarrasser  de 
l'étreinte  qui  l'enlaçait,  elle  appuya  ses  mains 
frêles  sur  la  dure  poitrine  du  Pharaon,  raidissant 
les  bras,  se  renversant  sur  le  bord  du  char.  Ef- 


Î48  LE    ROMAN    t)E    LA    MOMIE. 

forts  inutiles,  lutte  insensée  !  son  ravisseur  sou- 
riant la  ramenait  d'une  pression  irrésistible  et 
lente  contre  son  cœur,  comme  s'il  eût  voulu  l'y 
incruster;  elle  se  mit  à  crier,  un  baiser  lui  ferma 
la  bouche. 

Cependant  les  chevaux  arrivèrent  en  trois  on 
quatre  bonds  devant  le  pylône  qu'ils  traversèrent 
au  galop,  joyeux  de  rentrer  à  l'étable,  et  le  char 
roula  dans  une  immense  cour. 

Les  serviteurs  accoururent  et  se  jetèrent  à  la 
tête  des  chevaux,  dont  les  mors  blanchissaient  d'é- 
cume. 

Tahoser  promena  autour  d'elle  ses  regards  ef- 
frayés; de  hauts  murs  de  briques  formaient  une 
vaste  enceinte  carrée  où  se  dressait,  au  levant,  un 
palais,  au  couchant,  un  temple  entre  deux  vastes 
pièces  d'eau,  piscines  des  crocodiles  sacrés.  Les 
premiers  rayons  du  soleil,  dont  le  disque  émer- 
geait déjà  derrière  la  chaîne  arabique,  jetaient 
une  lueur  rose  sur  le  sommet  des  constructions, 
dont  le  reste  baignait  encore  dans  une  ombre 
bleuâtre.  Aucun  espoir  de  fuite;  l'architecture, 
quoiqu'elle  n'eût  rien  de  sinistre,  présentait  un 
caractère  de  force  inéluctable,  de  volonté  sans 
réplique,  de  persistance  éternelle;un  cataclysme 
cosmique  seul  eût  pu  ouvrir  une  issue  dans  ces 


LE   ROMAN   DE   LA    MOMIE.  2  49 

murailles  épaisses,  à  travers  ces  entassements  de 
grès  dur.  Pour  faire  tomber  ces  pylônes  composés 
de  quartiers  de  montagnes,  il  eût  fallu  que  la  pla- 
nète s'agitât  sur  ses  bases;  l'incendie  même  n'eût 
fait  que  lécher  de  sa  langue  ces  blocs  indestruc- 
tibles. 

La  pauvre  Tahoser  n'avait  pas  à  sa  disposition 
ces  moyens  violents,  et  force  lui  fut  de  se  laisser 
emporter  comme  une  enfantpar  le  Pharaon, sauté 
à  bas  de  son  char. 

Quatre  hautes  colonnes  à  chapiteaux  de  palmes 
formaient  les  propylées  du  palais  où  le  roi  péné- 
tra, tenant  toujours  sur  sa  poitrine  la  fille  de  Pé- 
tamounoph.  Quand  il  eut  dépassé  la  porte,  il  posa 
délicatement  son  fardeau  à  terre,  et,  voyant  Taho- 
ser chanceler,  il  lui  dit  : 

a  Rassure-toi;  tu  règnes  sur  Pharaon,  et  Pha- 
raon règne  sur  le  monde.  » 

C'était  la  première  parole  qu'il  lui  adressait. 

Si  l'amour  se  décidait  d'après  la  raison,  certes, 
Tahoser  eût  dû  préférer  Pharaon  à  Poëri.  Le  roi 
était  doué  d'une  beauté  surhumaine  :  ses  traits 
grands,  purs,  réguliers,  semblaient  l'ouvrage  du 
ciseau,  et  l'on  n'eût  pu  y  reprendre  la  moindre 
imperfection.  L'habitude  du  pouvoir  avait  mis 
dans  ses  yeux  cette  lumière  pénétrante  qui  faic  r»^ 


«50  LE   BOMAN    DE   LA   MOMIE. 

connaître  entre  tous  les  divinités  et  les  rois.  Ses  lè- 
vres, dont  un  mot  eût  changé  la  face  du  monde  et 
le  sort  aes  peuples,  étaient  d'un  ronge  pourpre 
comme  du  sang  frais  sur  la  lame  d'un  glaive,  et, 
quand  il  souriait,  avaient  cette  grâce  des  choses 
terribles,  à  laquelle  rien  ne  résiste.  Sa  taille 
haute,  bien  proportionnée,  majestueuse,  offrait  la 
noblesse  de  lignes  qu'on  admire  dans  les  statues 
des  temples  ;  et  quand  il  apparaissait  solennel  et 
radieux,  couvert  d'or,  d'émaux  et  de  pierres  pré- 
cieuses, au  milieu  de  la  vapeur  bleuâtre  desams- 
chirs  il  ne  semblait  pas  faire  partie  de  cette  frêle 
race  qui  ,  génération  par  génération  ,  tombe 
comme  les  feuilles  et  va  s'étendre,  engluée  de  bi- 
tume, dans  les  ténébreuses  profondeurs  des  sy- 
ringes. 

Ou  clait  auprès  de  ce  demi-dieu  le  chétif  Poëri? 
et  pourtant  Tahoser  l'aimait.  Les  sages  ont,  de- 
puis longtemps,  renoncé  à  expliquer  le  cœur  des 
femmes  ;  ils  possèdent  l'astronomie,  l'astrologie, 
l'arithmétique;  ils  connaissent  le  thème  natal  de 
l'univers,  et  peuvent  dire  le  domicile  des  planètes 
au  moment  même  de  la  création  du  monde,  ils 
sont  sûrs  qu'alors  la  lune  était  dans  le  signe  du 
Cancer,  le  soîeil  dans  le  Lion,  Mercure  dans  la 
Vierge,  Vénus  dans  la  Balance,  Mars  dans  le 


LE    ROMAN    DE   LA   MOMIE.  2  51 

Scorpion,  Jupiter  dans  le  Sagittaire,  Saturne  dans 
le  Capricorne  ;  ils  tracent  sur  le  papyrus  ou  le 
granit  le  cours  de  l'océan  céleste  qui  va  d'orient 
en  occident ,  ils  ont  compté  les  étoiles  semées  sur 
la  robe  bleue  de  la  déesse  Neith,  et  font  voyager 
le  soleil  à  l'hémisphère  supérieur  et  à  l'hémi- 
sphère inférieur,  avec  les  douze  baris  diurnes  et 
les  douze  baris  nocturnes,  sous  la  conduite  du 
pilote  hiéracocéphale  et  de  Neb-Wa,  la  Dame  de 
la  barque  ;  ils  savent  qu'à  la  dernière  moitié  du 
mois  de  Tôbi,  Orion  influe  sur  l'oreille  gauche 
et  Sirius  sur  le  cœur  ;  mais  ils  ignorent  entière- 
ment pourquoi  une  femme  préfère  un  homme  à 
un  autre,  un  misérable  Israélite  à  un  Pharaon 
illustre. 

Après  avoir  traversé  plusieurs  salles  avec  Taho- 
ser,  qu'il  guidait  par  la  main,  le  roi  s'assit  sur 
un  siège  en  forme  de  trône,  dans  une  chambre 
splendidement  décorée. 

Au  plafond  bleu  scintillaient  dos  étoiles  d'or, 
et  contre  les  piliers  qui  supportaient  la  corniche 
s'adossaient  des  statues  de  rois  coiffés  du  pschent, 
les  jambes  engagées  dans  le  bloc  et  les  bras  croi- 
sés sur  la  poitrine,  dont  les  yeux  bordés  de  lignes 
noires  regardaient  dans  la  chambre  avec  une  in- 
tensité effrayante. 


152  LE    HOMAS    DE   LA    MOMIIS. 

Entre  chaque  pilier  brûlait  une  lampe  posée 
sur  un  socle,  et  les  panneaux  des  murailles  re- 
présentaient une  sorte  de  défilé  ethnographique. 
On  y  voyait  figurées  avec  leurs  physionomies  spé- 
ciales et  leurs  costumes  particuliers  les  nations 
des  quatre  pai  lies  du  monde. 

En  tête  de  la  série,  guidée  par  Horus,  le  pas- 
teur des  peuples,  marchait  l'homme  par  excel- 
lence, l'Égyptien,  le  Rot-en-ne-rôme,  à  la  phy- 
sionomie douce,  au  nez  légèrement  aquilin,  à  la 
chevelure  nattée,  à  la  peau  d'un  rouge  sombre, 
que  faisait  ressortir  un  pagne  blanc.  Ensuite  ve- 
nait le  nègre  ou  Nahasi,  avec  sa  peau  noire,  ses 
lèvres  bouffies ,  ses  pommettes  saillantes ,  ses 
cheveux  crépus  ;  puis  l'Asiatique  ou  Namou,  à 
couleur  de  chair  tirant  sur  le  jaune,  à  nez  foiic- 
ment  aquilin,  à  barbe  noire  ei  fournie,  aiguisée 
en  pointe,  vêtu  d'une  jupe  bariolée,  frangée  de 
houppes;  puis  l'Européen  ou  Tamhou,  le  plus 
sauvage  de  tous,  différant  des  autres  par  son  teint 
blanc,  ses  yeux  bleus,  sa  barbe  et  sa  chevelure 
rousses,  une  peau  de  bœuf  non  préparée  jetée 
sur  l'épaule,  des  tatouages  aux  bras  et  aux 
jambes. 

Des  scènes  ie  guerre  et  de  triomphe  remplis- 
saient   les    autres    panneaux ,    et  des    inscrip- 


LE   ROMAN   DE    LA   MOMIE.  a$t 

tîons  hiéroglyphiques  en  expliquaient  le  sens. 

Au  milieu  de  la  chambre,  sur  une  table  que 
supportaient  des  captifs  liés  par  les  coudes,  sculp- 
tés si  habilement  qu'ils  paraissaient  vivre  et  souf- 
frir, s'épanouissait  une  énorme  gerbe  de  fleurs 
dont  les  émanations  suaves  parfumaient  l'atmo- 
sphère. 

Ainsi,  dans  cette  chambre  magnifique  qu'en- 
touraient les  effigies  de  ses  aïeux,  tout  racontait 
et  chantait  la  gloire  du  Pharaon.  Les  nations  du 
monde  marchaient  derrière  l'Egypte  et  reconnais- 
saient sa  suprématie,etluicommandaitàrÉgypte; 
cependant  la  fille  de  Pétamounoph,  loin  d'être 
éblouie  de  cette  splendeur,  pensait  au  pavillon 
champêtre  de  Poëri,  et  surtout  à  la  misérable 
hutte  de  boue  et  de  paille  du  quartier  des  Hé- 
breux, où  elle  avait  laissé  Ra'hel  endormie, 
Ra'hel  maintenant  l'heureuse  et  seule  épouse  du 
jeune  Hébreu. 

Pharaon  tenait  le  bout  des  doigts  de  Tahos'îr 
debout  dcv-'^nt  lui,  et  il  fixait  sur  elle  ses  yeux  de 
faucon,  dont  jamais  les  paupières  ne  palpitaient  ; 
la  jeune  fille  n'avait  pour  vêtement  que  la  drape- 
rie substituée  par  Ra'hel  à  sa  robe  mouillée  pen- 
dant la  traversée  du  Nil  ;  mais  sa  beauté  n'y  per- 
dait rien    elle  était  là  demi-nue,  retenant  d'une 

Si 


184  LE    ROMAN  DE  LA   MOMI^. 

main  la  grossière  étoffe  qui  glissait,  et  tout  le 
haut  de  son  corps  charmant  apparaissait  dans  sa 
blancheur  dorée.  Quand  elle  était  parés,  on  pou-» 
vait  regretter  la  place  qu'occupaient  ses  gorgerins, 
se«?  bracelets  et  ses  ceintures  en  or  ou  en  pierres 
de  couleur;  mais,  à  la  voir  privée  ainsi  de  tout 
ornement,  l'admiration  se  rassasiait  ou  plutôt 
s'exaltait. 

Certes,  beaucoup  de  femmes  très-belles  étaient 
entrées  dans  le  gynécée  de  Pharaon  ;  mais  aucune 
n'était  comparable  à  Tahoser,  et  les  prunelles  dn 
roi  dardaient  des  flammes  si  vives  qu'elle  fut  obli- 
gée de  baisser  les  yeux,  n'en  pouvant  supporter 
l'éclat. 

En  son  cœur  Tahoser  était  orgueilleuse  d'avoir 
excité  l'amour  de  Pharaon  :  car  quelle  est  la 
femme,  si  parfaite  qu'elle  soit,  qui  n'ait  pas  de 
vanité  ?  Pourtant  elle  eût  préféré  suivre  au  désert 
le  jeune  Hébreu.  Le  roi  l'épouvantait,  elle  se  sen- 
tait éblouie  des  splendeurs  de  sa  face,  et  ses  jaM> 
bes  se  dérobaient  sous  elle.  Pharaon,  qui  vit  sou 
trouble,  la  fit  asseoir  à  ses  pieds  sur  un  coussin 
rouge  brodé  et  orné  de  houppes. 

«  0  Tahoser,  dit-il  en  la  baisant  sur  les  che- 
veux, je  t'aime.  Quand  je  t'ai  vue  du  haut  de  mon 
palanquin  de  triomphe  porté  au-dessas  du  front 


LE   ROMAN   DE   LA    MOiMIE.  855 

des  hommes  par  les  oëris,  un  sentiment  inconnu 
est  entré  dans  mon  âme.  Moi,  que  les  désirs  pré- 
iennent,  j*ai  désiré  quelque  chose  ;  j'ai  compris 
que  je  n'étais  pas  tout.  Jusque-là  j'avais  vécu  soli- 
taii  e  dans  ma  toute-puissance,  au  fond  de  mes  gi- 
gantesques palais,  entouré  d'omhres  souriantes 
qui  se  disaient  des  femmes  et  ne  produisaient  pas 
plus  d'impression  sur  moi  que  les  figures  peintes 
des  fresques.  J'écoutais  au  loin  bruire  et  se  plain- 
dre vaguement  les  nations  sur  la  tête  desquelles 
j'essuyais  mes  sandales  ou  quej'enlevais  par  leurs 
chevelures,  comme  me  représentent  les  bas-reliefs 
symboliques  des  pylônes,  et,  dans  ma  poitrine 
froide  et  compa^'-e  comme  celle  d'un  dieu  de  ba- 
salte, je  n'entendais  pas  le  battement  de  mon  cœur. 
Il  me  semblait  qu'il  n'y  eût  pas  sur  terre  un  être  pa- 
reil à  moi  et  qui  pût  m'émouvoir  ;  en  vain  de  mes 
expéditions  chez  les  nations  étrangères  je  ramenais 
des  vierges  choisies  et  des  femmes  célèbres  dans 
leur  pays  à  cause  de  leur  beauté  :  je  les  jetais  là 
comme  des  fleurs,  après  les  avoir  respirées  un  in- 
stant. Aucune  ne  me  faisait  naître  l'idée  de  la 
revoir.  Présentes,  je  les  regardais  à  peine;  ab- 
sentes, je  les  avais  aussitôt  oubliées.  Twea,  Taia, 
Amensé,  Hont-Reché,  que  j'ai  gardées  par  le  dé- 
goût d'en  chercher  d'autres  aui  m'eussent  le  len- 


156  LE  ROMAN   DE   LA   MOMIE. 

demain  été  aussi  indifférentes  que  celles-là  n'ont 
jamais  été  entre  mes  bras  que  des  fantômes  vains, 
que  des  formes  parfumées  et  gracieuses,  que  des 
êtres  d'une  autre  race,  auxquels  ma  nature  ne 
pouvait  s'associer,  pas  plus  que  le  léopard  ne  peut 
s*unir  a  la  gazelle,  l'habitant  des  airs  à  l'habitant 
des  eaux  ;  et  je  pensais  que,  placé  par  les  dieux 
en  dehors  et  au-dessus  des  mortels,  je  ne  devais 
partager  ni  leurs  douleurs  ni  leurs  joies.  Un  im- 
mense ennui,  pareil  à  celui  qu'éprouvent  sans 
doute  les  momies  qui,  emmaillottées  de  bande- 
lettes, attendent  dans  leurs  cercueils,  au  fond  des 
hypogées,  que  leur  âme  ait  accompli  le  cercle 
des  migrations,  s'était  emparé  de  moi  sur  mon 
trône,  où  souvent  je  restais  les  mains  sur  mes 
genoux  comme  un  colosse  de  granit,  songeant 
à  l'impossible,  à  l'infuii,  à  l'éternel.  Bien  des 
fois  j'ai  pensé  à  lever  le  voile  d'ïsis,  au  risque  de 
tomber  foudroyé  aux  pieds  de  la  déesse.  «  Peut- 
être,  y>  me  disais-je,  «  cette  figure  mystérieuse 
«  est-elle  la  figure  que  je  rêve,  celle  qui  doit 
a  m'inspirer  de  l'amour.  Si  la  terre  me  refuse 
a  le  bonheur,  j'escaladerai  le  ciel....))  Mais  je  t'ai 
aperçue  ,*  j'ai  éprouvé  un  sentiment  bizarre  et 
nx-uveau  ;  j'ai  compris  qu'il  existait  en  duliors 
de   moi    un   être    nécessaire,   impérieux,  .♦atal, 


LE   ROMAN   DE  LA   MOMIE.  257 

dont  je  ne  saurais  me  passer,  et  qui  avait  If, 
pouvoir  de  me  rendre  malheureux.  J'étais  un 
roi,  presque  un  dieu  ;  ô  Tahoser  !  tu  as  fait  de 
moi  un  homme  !  » 

Jamais  peut-être  Pharaon  n'avait  prononcé  un 
si  long  discours.  Habituellement  un  mot,  un 
este,  un  clignement  d'œil,  lui  suffisaient  pour 
manifester  sa  volonté,  aussitôt  devinée  par  mille 
regards  atlcntifs,  inquiets.  L'exécution  suivait  sa 
pensée  comme  l'éclair  suit  la  foudre.  Pour  Ta- 
hoser, il  semblait  avoir  renoncé  à  sa  majesté  gra- 
nitique; il  parlait,  il  s'expliquait  comme  un  mor- 
tel. 

Tahoser  était  en  proie  à  un  trouble  singulier. 
Quoiqu'elle  fût  sensible  à  l'honneur  d'avoir  ins- 
piré de  l'amour  au  préféré  de  Phré,  au  favori 
d'Amon-Ra,  au  conculcateur  des  peuples,  à  l'ê- 
tre effrayant,  solennel  et  superbe,  vers  qui  elle 
osait  à  peine  lever  les  yeux,  elle  n'éprouvait  pour 
lui  aucune  sympathie,  et  l'idée  de  lui  appartenir 
lui  inspirait  une  épouvante  répulsive.  A  ce  Pha- 
raon qui  avait  enlevé  son  corps,  elle  ne  pouvait 
donner  son  âme  restée  avec  Poëri  et  Ra'hel,  et, 
comme  le  roi  paraissait  attendre  une  réponse, 
elle  dit  : 

a  Comment  se  fait-il  ô  roi,  que,  parmi  toutes 


ti. 


2  58  LE    ROMAN   DE    LA    MOMIE 

les  filles  d'Egypte,  tou  regard  soit  tombé  sur  moi, 
que  tant  d'autres  surpassent  en  beauté,  en  talents 
et  en  dons  de  toutes  sortes?  Comment,  au  milieu 
des  touffes  de  lotus  blancs,  bleus  et  roses,  à  la 
corolle  ouverte,  âu  parfum  sua\e,  as-lu  choisi 
rhumble  brin  d'herbe  que  rien  ne  distingue? 

—  Je  l'ignore  ;  mais  sache  que  toi  seule  existes 
au  monde  pour  moi,  et  que  je  ferai  les  filles  de 
roi  tes  servantes. 

—  Et  si  je   ne  t'a  mais  pas?  dit  timidement 

Tahoser. 

—  Que  m'importe?  si  je  t'aime,  répondit  Pha- 
raon; est-ce  que  les  plus  belles  femmes  de  l'uni- 
vers ne  se  sont  pas  couchées  en  travers  de  mon 
seuil,  pleurant  et  gémissant,  s'égratignant  les 
joues,  se  meurtrissant  le  sein,  s'arrachantles  che- 
veux, et  ne  sont  pas  mortes  implorant  un  regard 
d'amour  qui  n'est  pas  descendu?  La  passion 
d'une  autre  n'a  jamais  fait  palpiter  ce  cœur  d'ai- 
rain dans  celte  poitrine  marmoréenne;  résiste- 
moi,  hais-moi,  tu  n'en  seras  que  plus  charmante; 
pour  la  première  fois,  ma  volonté  rencontrera  un 
obstacle,  et  je  saurai  le  vaincre. 

—  Et  si  j'en  aimais  un  autre  ?  »  continua  Taho- 
ser enhardie. 

A  cette  supposition,  les  sourcils  de  Pharaon  se 


LE    ROMAN    DE    LA    MOMIE.  i59 

contractèrent;  il  mordit  violemment  sa  lèvre  in- 
férieure, où  ses  dents  laissèrent  des  marques 
blanches,  et  il  serra  jusqu'à  lui  faire  mal  les 
doigts  de  la  jeune  fille  qu'il  tenait  toujours  ;  puis 
il  se  r.alt  la  et  dit  d'une  voix  lente  et  profonde  : 
c(  Quand  tu  auras  vécu  dans  ce  palais,  au  mi- 
lieu de  ces  splendeurs,  entourée  de  l'atmosphèffe 
de  mon  amour,  tu  oublieras  tout,  comme  oublie 
celui  qui  mange  le  népenthès.  Ta  vie  passée  te 
semblera  un  rêve  ;  tes  sentiments  antérieurs  s'é- 
vaporeront comme  l'encens  sur  le  charbon  de 
l'amschir  ;  la  femme  aim  ée  d'un  roi  ne  se  sou- 
vient plus  des  hommes.  Va,  viens,  accoutume- 
toi  aux  magnificences  pharaoniques,  puise  à 
même  mes  trésors,  fais  couler  l'or  à  flots,  amon- 
celle les  pierreries,  commande,  fais,  -défais, 
abaisse,  élève,  sois  ma  maîtresse,  ma  femme  et 
ma  reine.  Je  te  donne  l'Egypte  avec  ses  piètres, 
ses  armées,  ses  laboureurs,  son  peuple  innom- 
brable, ses  palais,  ses  temples,  ses  villes  ;  fripe-la 
comme  un  morceau  de  gaze  ;  je  t'aurai  d'autres 
royaumes,  plus  grands,  plus  beaux,  plus  riches. 
Si  le  monde  ne  te  suffit  pas,  je  conquerrai  des 
planètes,  je  détrônerai  des  dieux.  Tu  es  celle  que 
j'aime.  Tahoser»  la  fille  de  Pétamounoph,  n'existe 
plus.  » 


XIV 


Quand  Ra'hel  s'é\eilla,  elle  fut  surprise  de  ne 
pas  trouver  Tahoser  à  côté  d'elle,  et  promena  ses 
regards  autour  de  la  chambre,  croyant  que  l'É- 
g^^ptienne  s'était  déjà  levée.  Accroupie  dans  un 
coin,  Thamar,  les  bras  croisés  sur  les  genoux, 
la  tête  posée  sur  ses  bras,  oreiller  osseux,  dor- 
mait ou  plutôt  faisait  semblant  de  dormir  :  car, 
à  travers  les  mèches  grises  de  sa  chevelure  en  dé- 
sordre qui  ruisselaient  jusqu'à  terre,  on  eût  pu 
entrevoir  ses  prunelles  fauves  comme  celles  d'un 
hibou,  phosphorescentes  de  joie  maligne  et  de 
méchanceté  satisfaite. 

«  Thamar,  s'écria  Ra'hel,  qu'est  devenue  Ta- 
hoser ?  » 

La  vieille,  comme  si  elle  se  fût  éveillée  en  sur- 
saut à  la  voix  de  sa  maîtresse,  déplia  lentement 
ses  membres  d'araignée,  se  dressa  sur  ses  pieds, 
frotta  à  plusieurs  reprises  ses  paupières  bistrées 


LE  ROMAN   DE  LA    MOMIE.  261 

avec  le  dos  de  sa  main  jaune  plus  sèche  que  celle 
d'une  momie,  et  dit  d'un  air  d'étonnement  très- 
bien  joué  : 

u  Est-ce  qu'elle  n'est  plus  là? 

—  Non,  répondit  Ra'hel,  et,  si  je  ne  voyais 
encore  sa  place  creusée  sur  le  lit  à  côté  de  la 
mienne^  et  pendue  à  cette  cheville  la  robe  qu'elle 
a  quittée,  je  croirais  que  les  bizarres  événements 
de  cette  nuit  n'étaient  que  les  illusions  d'un 
rêve.  » 

Quoiqu'elle  sût  parfaitement  à  quoi  s'en  tenir 
sur  la  disparition  de  Tahoser,  Thamar  souleva 
un  bout  de  draperie  tendu  à  l'angle  de  la  cham- 
bre, comme  si  l'Egyptienne  eût  pu  se  cacher  der- 
rière ;  elle  ouvrit  la  porte  de  la  cabane,  et,  de- 
bout sur  le  seuil,  explora  minutieusement  du 
regard  les  environs,  puis,  se  retournani  vers 
l'intérieur,  elle  fit  à  sa  maîtresse  un  signe  né- 
gatif. 

«  C'est  étrange,  dit  Ra'hel  pensive. 

' —  Maîtresse,  dit  la  vieille  en  se  rapprochant 
de  la  belle  Israélite  avec  des  façons  doucereuses 
et  câlines,  tu  sais  que  cette  étrangère  m'avait 
déplu. 

—  Tout  le  monde  te  déplaît,  Thamar,  répondit 
Ra'hel  en  souriant. 


«es  LE    ROMAN   DE    LA    MOMIE. 

—  Excepté  toi,  maîtresse,  dit  la  vieille  en  por- 
tant à  ses  lèvres  la  main  de  la  jeune  femme. 

—  Ohî  je  le  sais,  tu  m'es  dévouée. 

—  Je  n'ai  jamais  eu  d'enfants,  et  parfois  je  me 
figure  que  je  suis  ta  mère. 

—  Bonne  Thamar  !  dit  Ra'hel  attendrie. 

—  Avais-je  tort,  continua  Thamar,  de  trouver 
son  apparition  étrange?  sa  disparition  l'explique. 
Elle  se  disait  Tahoser,  fille  de  Pétamounoph;  ce 
n'était  qu'un  démon  ayant  pris  cette  forme  pour 
séduire  et  tenter  un  enfant  d'Israël.  As-tu  vu 
comme  elle  s'est  troublée  lorsque  Poëri  a  parlé 
contre  les  idoles  de  pierre,  de  bois  et  de  métal  ; 
et  comme  elle  a  eu  de  la  peine  à  prononcer 
ces  paroles  :  ce  Je  tâcherai  de  croire  à  toit  Dieu.  » 
On  eût  dit  que  h  mot  lui  brûlait  les  lèvres  comme 
un  charbon. 

—  Ses  larmes  qui  tombaient  sur  mon  cœur 
étaient  bien  de  vraies  larmes,  des  larmes  de 
femme,  dit  Ra'hel. 

—  Les  crocodiles  pleurent  quand  ils  veulent, 
et  les  hyènes  rient  pour  attirer  leur  proie,  con- 
tinua la  vieille  :  les  mauvais  esprits  qui  rôdent  la 
nuit  parmi  les  pierres  et  les  ruines  savent  bien 
des  ruses  et  jouent  tous  les  rôles. 

—  Ainsi,    selon  toi,  cette  pauvre    Talioser 


LE    ROMAN    DE     LA    MOilIE.  263 

n'était    qu'un    fantôme    animé    par      l'enfer  ? 

—  Assurément,  répondit  Thamar  :  est-il  vrai- 
•  semblable  que  la  fille   du   grand  prêtre  Péta- 

mounoph  se  soit  éprise  de  Poëri,  et  l'ait  préféré 
à  Pharaon,  qu'on   prétend  amoureux  d'elle  ?  » 
Ra'hel,  qui  ne  mettait  personne  au  monde  au' 
dessus  de  Poëri,  ne  trouvait  pas  la  chose  si  in- 
vraisemblable. 

«  Si  elle  l'aimait  autant  qu'elle  le  disait,  pour- 
quoi s'est-elle  sauvée  lorsque,  avec  ton  consen- 
tement, il  l'admettait  comme  seconde  épouse  ? 
C'est  la  condition  de  renoncer  aux  faux  dieux  et 
d'adorer  Jéhovah,  qui  a  mis  en  fuite  ce  diable 
déguisé. 

—  En  tout  cas,  dit  Ra'hel,  ce  démon  avait  la 
voix  bien  douce  et  les  yeux  bien  tendres.  » 

Au  fond  Ra'hel  n'était  peut-être  pas  très- 
mécontente  de  la  disparition  de  Tahoser.  Elle 
gardait  tout  entier  le  cœur  dont  elle  avait  bien 
voulu  céder  la  moitié,  et  la  gloire  du  sacrifice  lui 
restait. 

Sous  prétexte  d'aller  aux  provisions,  Thamar 
BOi  tit  et  se  dirigea  vers  le  palais  du  roi,  dont  sa 
cupidité  n'avait  pas  oublié  la  promesse  ;  elle  s'é- 
tait munie  d'un  grand  sac  de  toile  grise  pour  le 
remplir  d'or. 


9S4  LE    ROMAN    DE   LA   MOMIE. 

Quand  elle  se  présenta  à  la  porte  du  palais,  lea 
soldats  ne  la  battirent  plus  comme  la  première 
fois  ;  elle  avait  déjà  du  crédit,  etToëris  de  garde 
la  fit  entrer  tout  de  suite.  Timotph  la  conduisit 
au  Pharaon. 

Lorsqu'il  aperçut  l'immonde  vieille  qui  ram- 
pait vers  son  trône  comme  un  insecte  à  moitié 
écrasé,  le  roi  se  souvint  de  sa  promesse  et  donna 
ordre  qu'on  ouvrît  une  des  chambres  de  granit  à 
la  Juive,  et  qu'on  l'y  laissât  prendre  autant  d'or 
qu'elle  en  pourait  porter. 

Timopht,  en  qui  Pharaon  avait  confiance  et 
qui  connaissait  le  secret  de  la  serrure,  ouvrit  la 
porte  de  pierre. 

L'immense  tas  d'or  étincela  sous  un  rayon  de 
soleil;  mais  l'éclair  du  métal  ne  fut  pas  plus  bril- 
lant que  le  regard  de  la  vieille;  ses  prunelles  jau- 
nirent et  scintillèrent  étrangement.  Après  quel- 
ques minutes  de  contemplation  éblouie,  elle 
releva  les  manches  de  sa  tunique  rapiécée,  mit  à 
nu  ses  bras  secs  dont  les  muscles  saillaien  \  comme 
des  cordes,  et  que  plissaient  à  la  saignée  d'innom- 
brables rides;  puis  elle  ouvrit  et  referma  ses 
doigts  recourbés,  pareils  à  des  serres  de  griffon, 
et  se  lança  sur  l'amas  de  sicles  d'or  avec  une  avi 
dite  farouche  et  bestiale. 


LE   ROMAN    DE   LA   MOMIE.  191 

Elle  se  plongeait  dans  les  lingots  jusqu'aux 
épaules,  les  brassait,  les  agitait,  les  roulait,  les 
faisait  sauter  ;  ses  lèvres  tremblaient,  ses  narines 
se  dilataient,  et  sur  son  échine  convulsire  cou- 
raient des  frissons  nerveux.  Enivrée,  folle,  secouée 
de  trépidations  et  de  rires  spasmodiques,  elle 
jetait  des  poignées  d'or  dans  son  sac  en  disant  : 
«  Encore  !  encore  !  encore  !  »  tant  qu'il  fut  bientôt 
plein  jusqu'à  l'ouverture.  Timopht,  que  le  spec- 
tacle amusait,  la  laissait  faire,  n'imaginant  pas 
que  ce  spectre  décharné  pût  remuer  ce  poids 
énorme  ;  mais  Thamar  lia  d'une  corde  le  sommet 
de  son  sac  et,  à  la  grande  surprise  de  l'Egyptien, 
le  chargea  sur  son  dos.  L'avarice  prêtait  à  cette 
carcasse  délabrée  des  forces  inconnues  :  tous 
les  muscles,  tous  les  nerfs,  toutes  les  fibres  des 
bras,  du  cou,  des  épaules ,  tendus  à  rompre, 
soutenaient  une  masse  de  métal  qui  eût  fait  plier 
le  plus  robuste  porteur  de  la  race  Nahasi;  le 
front  penché  comme  celui  d'un  bœuf  quand  le  soc 
de  la  charrue  a  recontré  une  pierre,  Thamar,  dont 
les  jambes  titubaient,  sortit  du  palais,  se  heurtant 
aux  murs,  marchant  presque  à  quatre  pattes,  car 
souvent  elle  envoyait  ses  mains  à  terre  pour  ne  pas 
être  écrafée  sous  le  poids;  mais  enfin  elle  sortit, 
et  la  charge  d'or  lui  appartenait  légitimement. 

13 


«66  LE    KOMAN    DE    LA    MUMIE. 

Haletante,  épuisée,  couverte  de  sueur,  le  de 
meurtri,  les  doigts  coupés,  elle  s'assit  à  la  porte 
du  palais  sur  son  bienheureux  sac,  et  jamais  siège 
ne  lui  parut  plus  moelleux. 

Au  bout  de  quelque  temps  elle  aperçut  deux 
Israélites  qui  passaient  avec  une  civière,  reve- 
nant de  porter  quelque  fardeau  ;  elle  les  appela, 
et,  en  leur  promettant  une  bonne  récompense, 
elle  les  détermina  à  se  charger  du  sac  et  à  la 
suivre. 

Les  deux  Israélites,  que  Thamar  précédait,  s'en- 
gagèrent dans  les  rues  de  Thèbes,  arrivèrent  aux 
terrains  vagues,  mamelonnés  de  cahutes  en  boue, 
et  déposèrent  le  sac  dans  Tune  d'elles.  Thamar 
leur  donna,  quoique  en  rechignant,la  récompense 
promise. 

Cependant  Tahoser  avait  été  installée  dans  un 
appartement  splendide,  un  appartement  royal, 
aussi  beau  que  celui  de  Pharaon.  D'élégantes 
colonnes  à  chapitaux  de  lotus  soutenaient  le  pla- 
fond étoile,  qu'encadrait  une  corjiiche  à  palmettes 
bleues  peintes  sur  un  vernis  d'or  ;  des  panneauy 
lilas  tendre,  avec  des  filets  verts  terminés  par  des 
boutons  de  Oeurs,  dessinaient  leurs  symétries  sur 
les  murailles.  Une  fine  natte  recouvrait  les  dalles  ; 
des  canapés  incrustés  de 'plaquettes  de    métal 


LE    ROMAN    DE   LA    MOMIE.  2  67 

alternant  avec  des  émaux,  et  garnis  d'étolfes  à 
fond  noir  semé  de  cercles  rouges;  des  fauteuils  à 
pieds  de  lion,  dont  le  coussin  débordait  sur  le 
dossier  ;  des  escabeaux  formés  de  cols  de  cygne 
enlacés,  des  piles  de  carreaux  en  cuir  pourpre  et 
gonflés  de  barbe  de  chardon,  des  sièges  où  l'on 
pouvait  s'asseoir  deux,  des  tables  de  bois  précieux 
que  soutenaient  des  statues  de  captifs  asiatiques, 
composaient  l'ameublement. 

Sur  des  socles  richement  sculptés  posaient  de 
grands  vases  et  de  larges  cratères  d'or,  d'un  prix 
inestimable,  dont  le  travail  l'emportait  sur  la  ma- 
tière. L'un  d'eax,effîlé  à  la  base,  était  soutenu  par 
deux  têtes  de  chevaux  s'encapuchonnant  sous 
leur  harnais  à  frange.  Deux  tiges  de  lotus  jretom- 
bantavec  grâce  par-dessus  deux  rosaces  formaient 
les  anses  :  des  ibex  hérissaient  le  couvercle  de 
leurs  oreilles  et  de  leurs  cornes,  et  sur  la  panse 
couraient,  parmi  des  hampes  de  papyrus,  des 
gazelles  poursuivies. 

Un  autre,  non  moins  curieux^  avait  pour  cou- 
vercle une  tête  monstrueuse  de  Typhon,  coiffée 
de  palmes  et  grimaçant  entre  deux  vipères  ;  ses 
flancs  étaient  ornés  de  feuilles  et  de  zones  denti- 
culées. 

L'un  des  cratères,  qu'élevaient  en  l'air  deux 


f6s 

LE    ROMAN    DE    LA    MOMTE. 

ôonnages  mitres,  vêtus  de  robes  à  larges  bor- 
"(iures,   qui  d'une  main    soutenaient  l'anse,  et, 
de  l'autre,   le  pied,  étonnait  par  sa  dimension 
énorme,  par  la  valeur  et  le  Gni  de   ses  orne- 
ments. 

L'autre,  plus  simple  et  plus  pur  de  forme  peut- 
être,  s'évasait  gracieusement,  et  des  chacals,  po- 
sant leurs  pattes  sur  son  bord  comme  pour  y 
boire,  lui  dessinaient  des  anses  avec  leur  corps 
svelte  et  souple. 

Des  miroirs  de  métal  entouré  de  figures  diffor- 
mes^ comme  pour  donner  à  la  beauté  qui  s'y 
regardait  le  plaisir  du  contraste,  des  coffres  en  bois 
de  cèdre  ou  de  sycomore  ornementés  et  peints 
des  coffrets  en  terre  émaillée,  desbuires  d'albâtre, 
d'onyx  et  de  verre,  des  boîtes  d'aromates,  témoi- 
gnaient de  la  magnificence  de  Pharaon  à  l'en- 
droit de  Tahoser. 

Avec  les  choses  précieuses  que  contenait 
cette  chambre,  on  eût  pu  payer  la  rançon  d'un 
royaume. 

Assise  sur  un  siège  d'ivoire,  Tahoser  regardait 
les  étoffes  et  les  bijoux  que  lui  montraient  de 
jeunes  filles  nues  éparpillant  les  richesses  conte- 
nues dans  les  coffres. 

Tahoser  sortait  du  bain,  et  les  huiles  aromati- 


LE    ROMAN    DE    LA    MOMIE.  2  69 

ques  dont  on  l'avait  frottée  assouplissaient  en- 
core la  pulpe  moelleuse  et  fine  de  sa  peau.  Sa 
chair  prenait  des  transparences  d'agate  et  la  lu- 
mière semblait  la  traverser;  elle  était  d'une 
beauté  surhumaine,  et,  quand  elle  fixa  sur  le 
métal  bruni  du  miroir  ses  yeux  avivés  d'anti- 
moine, elle  ne  put  s'empêcher  de  sourire  à  son 
image. 

Une  large  robe  de  gaze  enveloppait  son  beau 
corps  sans  le  cacher,  et  pour  tout  ornement  elle 
portait  un  collier  composé  de  cœurs  en  lapis- 
lazuli,  surmontés  de  croix  et  suspendus  à  un  fil 
de  perles  d'or. 

Pharaon  parut  sur  le  seuil  de  la  salle  ;  une  vi- 
père d'or  ceignait  son  épaisse  chevelure,  et  une 
calasiris,  dont  les  plis  ramenés  par  devant  for- 
maient la  pointe,  lui  entourait  le  corps  de  la 
ceinture  aux  genoux.  Un  seul  gorgerin  cerclait 
son  cou  aux  muscles  invaincus. 

En  apercevant  le  roi,  Tahoser  voulut  se  lever 
de  son  siège  et  se  prosterner  ;  mais  Pharaon  vint 
à  elle,  la  releva  et  la  fit  asseoir. 

a  Ne  t'humilie  pas  ainsi,  Tahoser,  lui  dit-il 
d'une  voix  douce  ;  je  veux  que  tu  sois  mon  égale  : 
il  m'ennuie  d'être  seul  dans  l'univers;  quoique 
je  sois  tout-puissant  et  que  je  t'aie  en  ma  posses- 


27  0  LE    ROMAN    DE    LA    MOMIE. 

sien,  j'attendrai  que  tu  m'aimes  comme  si  je 
n  étais  qu'un  homme.  Écarte  toute  crainte;  sois 
une  femme  avec  ses  ^olontés,  ses  sympathies,  ses 
antipathies,  ses  caprices  ;  je  n'en  ai  jamais  vu  ; 
mais  si  ton  cœur  parle  enfin  pour  moi,  pour  que 
je  le  sache,  tends-moi^  4aand  j'entrerai  dans  ta 
chambre,  la  fleur  de  lotus  de  ta  coiflure.  » 

Quoi  qu'il  fît  pour  l'empêcher,  Tahoser  se  pré- 
cipita aux  genoux  du  Pharaon  et  laissa  tomber 
une  larme  sur  ses  pieds  nus. 

«  Pourquoi  mon  âme  est-elle  à  Poëri?  »  se 
disait-elle  en  reprenant  sa  place  sur  son  siège 
d'ivoire. 

Timopht,  mettant  une  main  à  terre  et  l'autre 
sur  sa  tête,  pénétra  dans  la  chambre  : 

«  Roi,  dit-il,  un  personnage  mystérieux  de- 
mande à  te  parler.  Sa  barbe  immense  descend 
jusqu'à  son  ventre  ;  des  cornes  luisantes  bossel- 
lent son  front  dénudé,  et  ses  yeux  brillent  comme 
des  flammes.  Une  puissance  inconnue  le  précède, 
car  tous  les  gardes  s'écartent  et  toutes  les  portes 
s'ouvrent  devant  lui.  Ce  qu'il  dit,  il  faut  le  faire, 
et  je  suis  venu  à  toi  au  milieu  de  tes  plaisirs, 
dût  la  mort  punir  mon  audace. 

—  Comment  s'appelle-t-il?  »  dit  le  vù'i. 

Timopht  répondit  :  «  Mosché.  » 


XV 


Le  roi  passa  dans  une  autre  salle  pour  recevoir 
Mosché,  et  s'assit  sur  un  trône  dont  les.  bras 
étaient  formés  par  des  lions  ;  il  entoura  son  cou 
d'un  large  pectoral,  saisit  son  sceptre  et  prit  une 
pause  de  superbe. indifférence. 

Mosché  parut  :  un  autre  Hébreu,  nommé  Aha- 
ron,  l'accompagnait.  Quelque  auguste  que  fût  le 
Pharaon  sur  son  trône  d'or,  entouré  de  ses  oëris 
et  de  ses  flabellifères,  dans  cette  haute  salle  aux 
colonnes  énormes,  sur  ce  fond  de  peinture  repré- 
sentant les  hauts  faits  de  ses  aïeux  ou  les  siens, 
Mosché  n'était  pas  moins  imposant  :  la  majesté 
de  l'âge  équivalait  chez  lui  à  la  majesté  royale  ; 
quoiqu'il  eût  quatre-vingts  ans,  ii  semblait 
d'une  vigueur  toute  virile,  et  rien  en  lui  ne  tra- 
hissait les  décadences  de  la  sénilité.  Les  rides  de 
son  front  et  de  ses  joues,  pareilles  à  des  traces  de 
ciseau  sur  du  granit,  le  rendaient  vénérable,  saiiS 


t7  2  LE    ROMAN    DE    LA    MOMIE. 

accuser  la  date  des  années  ;  son  cou  brun  et  plisse 
se  rattachait  à  ses  fortes  épaules  par  des  muscles 
décharnés,  mais  puissants  encore,  et  un  lacis  de 
veines  drues  oB  tordait  sur  ses  mains  que  n'agi- 
tait pas  le  tremblement  habituel  aux  vieillards. 
Une  âme  plus  énergique  que  l'âme  humaine 
vivifiait  son  corps,  et  sur  sa  face  brillait,  même 
dans  l'ombre,  une  lueur  singulière.  On  eût  dit  le 
reflet  d'un  soleil  invisible. 

Sans  se  prosterner,  comme  c'était  l'habitude 
lorsqu'on  approchait  du  roi,  Moselle  s'avança 
vers  le  trône  de  Pharaon  et  lui  dit  : 

a  Ainsi  a  parlé  l'Éternel,  le  Dieu  d'Israël  : 
c(  Laisse  aller  mon  peuple,  pour  qu'il  me  célèbre 
a  une  solennité  au  désert.  » 

Pharaon  répondit  :  o  Qui  est  l'Eternel  dont  je 
dois  écouler  la  voi.v  pour  laisser  partir  Israël?  Je 
ne  connais  pas  l'Éternel,  et  je  ne  laisserai  pas 
partir  Israël.  » 

Sans  se  laisser  intimider  par  les  paroles  du  roi, 
le  grand  vieillard  répéta  avec  netteté,  car  l'an- 
cien bégayement  dont  il  était  affligé  avait  dis- 
paru : 

tt  Le  Dieu  des  Hébreux  s'est  manifesté  à  nous. 
Nous  voulons  donc  aller  à  une  distance  de  trois 
jours  dans  le  désert  et  y  sacriiier  à  l'Éternel, 


LE    ROMAN    DE    LA    MOMlË.  ili 

notre  Dieu,  de  peur  qu'il  ne  nous  frappe  de  la 
peste  ou  du  glaive.  » 

Aliaron  confirma  par  un  signe  de  tête  la  de- 
mande de  Mosché. 

«  Pourquoi  détournez-vous  le  peuple  de  ses  oc- 
cupations? répondit  le  Pharaon.  Allez  à  vos  tra- 
vaux. Heureusement  pour  vous  que  je  suis  au- 
jourd'hui d'humeurclémente,  car  j'aurais  pu  vous 
faire  battre  de  verges,  couper  le  nez  et  les  oreil- 
les, jeter  tout  vifs  aux  crocodiles.  Sachez,  je  veux 
bien  vous  le  dire,  qu'il  n'y  a  d'autre  dieu  qu'Am- 
mon-Ra,  l'être  suprême  et  primordial,  à  la  fois 
mâle  et  femelle,  son  propre  père  et  sa  propre 
mère,  dont  il  est  aussi  le  mari  ;  de  lui  découlent 
tous  les  autres  dieux  qui  relient  le  ciel  à  la  terre, 
et  ne  sont  que  des  formes  de  ces  deux  principes 
constituants  ;  les  sages  le  connaissent,  et  les  prê- 
tres qui  ont  longtemps  étudié  les  mystères  dans 
les  collèges  et  au  fond  des  temples  consacrés  à  ses 
représentations  diverses.  N'alléguez  donc  pas  un 
autre  dieu  de  votre  invention  pour  émouvoir  les 
Hébreux  à  la  révolte  et  les  empêcher  d'accomplir 
la  tâ'^he  imposée.  Votre  prétexte  de  sacrifice  est 
transparent  :  vous  voulez  fuir;  retirez-vous  de 
devant  ma  face  et  continuez  à  moulci  l'argile 
pour  mes  édifices  royaux  et  sacerdotaux,  pour 


27*  LE    ROMA^    DE    LA    MUMIE. 

mes  pyramides,  mes  palais   et  mes  muraillet. 
Allez  ;  j'ai  dit.  )) 

Moschc,  voyant  qu'il  ne  pouvait  émouvoir  le 
cœur  du  Pharaon,  et  que,  s'il  insisiait,  il  excite- 
rait sa  colère,  se  retira  en  silence,  suivi  d'Aharon 
consterné. 

((  J'ai  obéi  aux  ordres  de  TEternel,  dit  Mosché 
à  son  compagnon  lorsqu'il  eut  franchi  le  pylône  : 
mais  Pharaon  est  resté  insensible  comme  si 
j'eusse  parlé  à  ces  hommes  de  granit  assis  sur  des 
trônes  à  la  porte  des  palais,  ou  à  ces  idoles  à  tête 
de  chien,  de  singe  ou  d'épervier,  qu'encensent  les 
prêtres  au  fond  des  sanctuaires  Qu'allons-nous 
répondre  au  peuple  quand  il  no». 3 interrogera  sur 
le  succès  de  notre  mission?  » 

Pharaon,  craignant  que  les  Hébreux  n'eus- 
sent l'idée  de  secouer  le  joug  d'après  les  sugges- 
tions de  Mosché,  les  fit  travailler  plus  rudement 
encore  et  leur  refusa  la  paille  pour  mêler  à  leurs 
briques.  Aussi  les  enfants  d'Israël  se  répandirent- 
ils  par  toute  l'Egypte,  arrachant  le  chaume  et 
maudissant  les  exacteur?,  car  ils  se  trouvaient 
très-malheureux  et  ils  disaient  que  les  conseils 
de  Mosché  avaient  redoublé  leur  misère. 

Un  jour  Mosché  et  Aharon  reparurent  au  pa- 
lais et  sommèrent  encore  une  fois  le  roi  de  lais- 


LE    ROMAN    DE  LA   MOMIE.  275 

ser  partil  les  Hébreux,  pour  aller  sacrifier  à 
l'Eternel,  dans  le  désert. 

c(  Qui  me  prouve,  répondit  Pharaon,  que 
vraiment  rÉternel  vous  envoie  vers  moi  pour  me 
dire  ces  choses  et  que  vous  n'êtes  pas,  comme  je 
Fimagine,  de  vils  imposteurs  ?  )) 

Aharon  jeta  son  bâton  devant  le  roi,  et  le  bois 
commença  à  se  tordre,  à  onduler,  à  se  couvrir 
d'écaillés,  à  remuer  la  tête  et  la  queue,  à  se 
dresser  et  à  pousser  des  sifflements  horribles. 
Le  bâton  s'était  changé  en  serpent.  Il  faisait 
bruire  ses  anneaux  sur  les  dalles,  gonflait  sa 
gorge,  dardait  sa  langue  fourchue,  et,  roulant 
ses  yeux  rouges,  semblait  choisir  la  victime  qu'il 
devait  piquer. 

Les  oëris  et  les  serviteurs  rangés  autour  du 
trône  restaient  immobiles  et  muets  d'effroi  à  la 
vue  de  ce  prodige.  Les  plus  braves  avaient  tiré  à 
demi  leur  cpée. 

Mais  Pharaon  ne  s'en  émut  aucunement  ;  un 
sourire  dédaigneux  voltigea  sur  ses  lèvres,  et  il 
dit  : 

ce  Voilà  ce  que  vous  savez  faire.  Le  miracle  est 
mince  et  le  prestige  grossier.  Qu'on  fasse  venir 
messages,  mes  magiciens  et  mes  hiéroglyphites.  » 

Ils  arrivèrent  ;  c'étaient  des  personnages  d'un 


f76  LE  ROMAN   DE   LA    MOMIE. 

aspect  formidable  et  mystérieux,  la  tête  rasée, 
chaussés  de  souliers  de  byblos,  vêtus  de  longues 
robes  de  lin,  tenant  en  main  des  buions  gravés 
d'hiéroglyphes  :  ils  étaient  jaunes  et  desséchés 
comme  des  momies,  à  force  de  veilles,  d'études 
et  d'austérités  ;  les  fatigues  des  initiations  succes- 
sives se  lisaient  sur  leurs  visages,  où  les  yeux 
seuls  semblaient  vivants. 

Ils  se  rangèrent  en  ligne  devant  le  trône  de 
Pharaon,  sans  faire  même  attention  au  serpent 
qui  frétillait,  rampait  et  sifflait. 

<(  Pouvez-vous,  dit  le  roi,  changer  vos  cannes 
en  reptiles  comme  vient  de  le  faire  Aharon? 

—  0  roi  1  est-ce  pour  ce  jeu  d'enfant,  dit  le 
plus  ancien  de  la  bande,  que  tu  nous  as  fait  venir 
iu  fond  des  chambres  secrètes,  où,  sous  des  pla- 
fonds constellés,  à  la  lueur  des  lampes,  nous 
rêvons,  penchés  sur  des  papyrus  indéchiffrables, 
agenouillés  devant  des  stèles  hiérog^-yphiques 
aux  sens  mystérieux  et  profonds,  crochetant  les 
secrets  de  la  nature,  calculant  la  force  des  nom- 
ires,  portant  notre  main  tremblante  au  bord  du 
7oile  de  la  grande  Isis  ?  Laisse-nous  retourner, 
car  la  vie  est  courte,  et  à  peine  le  sage  a-t-il  le 
temps  de  jeter  à  l'autre  le  mot  qu'il  a  saisi  ; 
"^aisse-nous  retourner  à  nos  travaux  ;  le  premier 


LE    ROMAN    DE    LA    MOMIE.  Î77 

jongleur,  le  psylle  qui  joue  son  air  de  flûte  sur 
les  places,  suffit  à  te  contenter. 

—  Ennana,  fais  ce  que  je  désire,  »  dit  Pha- 
raon au  chef  des  hyéroglyphites  et  des  magiciens. 

Le  vieil  Ennana  se  retourna  vers  le  collège 
des  sages  qui  se  tenaient  debout,  immobiles,  et 
l'esprit  déjà  replongé  dans  l'abîme  des  médi- 
tations. 

«  Jetez  vos  cannes  à  terre  en  prononçant  tout 
bas  le  mot  magique.  » 

Les  bâtons  avec  un  bruit  sec  tombèrent  ensem- 
ble sur  les  dalles,  et  les  sages  reprirent  leur  pose 
perpendiculaire,  semblables  aux  statues  adossées 
aux  piliers  des  temples;  ils  ne  daignaient  même 
pas  regarder  à  leurs  pieds  si  le  prodige  s'accom- 
plissait, tellement  ils  étaient  sûrs  de  la  puissance 
de  leur  formule. 

Et  alors  ce  fut  un  étrange  et  horrible  spectacle  : 
les  cannes  se  tordirent  comme  des  branches  de 
bois  vert  sur  le  feu  ;  leurs  extrémités  s*aplatirent 
en  têtes,  s'effilèrent  en  queues;  \&t  unes  restè- 
rent lisses,  les  autres  s'écaillèrent  selon  l'espèce 
du  serpent.  Cela  grouillait,  cela  rampait,  cela 
sifflait,  cela  s'enlaçait  et  se  nouait  hideusement. 
Il  y  avait  des  vipères  portant  la  marque  d'un  fer 
de  lance  sur  leur  front  écrasé,  des  cérastes  aux 

24 


Î7  8  LE    ROMAN    DE    LA   MOMIE. 

protubérances  menaçantes,  des  hydres  verdâtres 
et  visqueuses,  des  aspics  aux  crochets  mobiles, 
des trigonocéphales  jaunes,  des  orvets  ou  serpents 
de  verre,  des  crotales  au  museau  court,  à  la  robe 
noirâtre,  faisant  sonner  les  osselets  de  leur 
queue  ;  des  amphisbciies  marchant  en  avant  et 
en  arrière  ;  des  boas  ouvrant  leur  large  gueule 
capable  d'engloutir  le  bœuf  Apis  ;  des  serpents 
aux  yeux  entourés  de  disques  comme  ceux  des 
hiboux  :  le  pavé  de  la  salle  en  était  cou- 
vert. 

Tahoser,  qui  partageait  le  trône  du  Pharaon, 
levait  ses  beaux  pieds  nus  et  les  ramenait  sous 
elle,  toute  pâle  d'épouvante. 

«  Eh  bien,  dit  Pharaon  à  Mosché,  tu  vois  que 
la  science  de  mes  hiéroglyphites  égale  ou  sur- 
passe la  tienne  :  leurs  bâtons  ont  produit  des 
serpents  comme  celui  d'Aharon.  Invente  un  au- 
tre prodige,  si  tu  veux  me  convaincre.  » 

Mosché  étendit  la  main,  et  le  serpent  d'Aharon 
se  précipita  vers  les  vingt-quatre  reptiles.  La 
lutte  ne  fut  pas  longue  ;  il  eut  bientôt  englouti 
les  affreuses  bêtes,  créations  réelles  ou  apparen- 
tes des  sages  d'Egypte;  puis  il  reprit  sa  forme 
de  bâton. 

Ce  résultat  parut  étonner  Ennana.  Il  pencha 


LE   ROMAN   DE    LA   MOMIE.  279 

la  tête,  réfléchit  et  dit  comme  un  homme  qui  se 
ravise  : 

«Je  IrouTerai  le  mot  et  le  signe.  J'ai  mal  in- 
terprété le  quatrième  hiéroglyphe  de  la  cin- 
quième ligne  perpendiculaire  où  se  trouve   la 

conjuration  des  serpents 0  roi!  as-tu  encore 

besoin  de  nous  ?  dit  tout  haut  le  chef  des  hiéro- 
glyphites.  Il  me  tarde  de  reprendre  la  lecture 
d'Hermès  Trismégiste,  qui  contient  bien  d'autres 
secrets  que  ces  tours  de  passepasse. 

Pharaon  fît  signe  au  vieillard  qu'il  pouvait 
se  retirer,  et  le  cortège  silencieux  rentra  dans 
les  profondeurs  du  palais. 

Le  roi  revint  au  gynécée  avec  Tahoser.  La  fille 
du  prêtre,  effrayée  et  toute  tremblante  encore  de 
ces  prodiges,  s'agenouilla  devant  lui  et  lui  dit  : 

((  0  Pharaon,  ne  crains-tu  pas  d'irriter  par  ta 
résistance  ce  dieu  inconnu  auquel  les  Israélites 
veulent  aller  sacrifier  dans  le  désert,  à  trois  jours 
de  distance?  Laisse  partir  Mosché  et  ses  Hébreux 
pour  accomplir  leurs  rites,  car  peut-être  l'Eter- 
nel, comme  ils  le  nomment,  éprouvera  la  terre 
d'Egypte  et  nous  fera  mourir. 

—  Quoi  î  cette  jonglerie  de  reptiles  t'épou- 
vante î  ré^.ondit  Pharaon  ;  ne  vois-tu  pas  que  mes 
sages  ont  produit  des  serpents  avec  leurs  bâtons? 


iBO  LE    ROMAN   DE   LA    MOMIE. 

—  Oui,  mais  celui  d'Aharon  les  a  dévorés,  et 
c'est  un  mauvais  présage. 

—  Qu'importe?  ne  suis-je  pas  le  favori  de  Phré, 
le  préféré  d'Ammon-Ra  ?  n'ai-je  pas  sous  mes 
sandales  l'ef.Sgie  des  peuples  vaincus?  D'un 
souffle  je  balayerai,  quand  je  voudrai,  toute  cette 
engeance  hébraïque,  et  nous  verrons  si  leur  Dieu 
saura  les  protéger! 

—  Prends  garde,  Pharaon,  dit  Tahoser,  qui 
se  souvenait  des  paroles  de  Poëri  sur  la  puis- 
sance de  Jéhovah  ;  ne  laisse  pas  l'orgueil  endur- 
cir ton  cœur.  Ce  Mosché  et  cet  Aharon  m'épou- 
vantent; pour  qu'ils  affrontent  ton  courroux,  il 
faut  qu'ils  soient  soutenus  par  un  dieu  bien  ter- 
rible î 

—  Si  leur  Dieu  avait  tant  de  puissance,  dit 
Pharaon  répondant  à  la  crainte  exprimée  par 
Tahoser,  les  laisserait-il  ainsi  captifs,  humiliés 
et  pliant  comme  des  bêtes  de  somme  sous  les 
plus  durs  travaux  ?  Oublions  donc  ces  vains  pro- 
diges et  vivons  en  paix.  Pense  plutôt  à  l'amour 
que  j'ai  pour  toi,  ei  songe  que  Pharaon  a  plus  de 
pouvoir  que  l'Éternel,  chimérique  divinité  des 
Hébreux. 

—  Oui,  tu  es  le  conculcateur  des  peuples,  1; 
dominateur  des  trônes,  et  les  hommes  sont  de- 


LE   ROMAN    DE   LA    MOMIE.  2  81 

vant  toi  comme  les  grains  de  sable  que  soulève 
le  vent  du  sud;  je  le  sais,  répliqua  Tahoser. 

—  Et  pourtant  je  ne  puis  me  faire  aimer  de 
toi,  dit  Pharaon  en  souriant. 

—  L'ibex  a  peur  du  lion,  la  colombe  redoute 
répervier,  la  prunelle  craint  le  soleil,  et  je  ne  te 
vois  encore  qu'à  travers  les  terreurs  et  les  ébloiiis- 
sements  ;  la  faiblesse  humaine  est  lon^^ue  à  se  fa- 
miliariser avec  la  majesté  royale.  Un  dieu  effraye 
toujours  une  mortelle. 

—  Tu  m'inspires  le  regret,  Tahoser,  de  n'être 
pas  le  premier  venu,  un  oëris,  un  monarque, 
un  prêtre,  un  agriculteur,  ou  moins  encore. 
Mais,  puisque  je  ne  saurais  faire  du  roi  un 
homme,  je  peux  faire  de  la  femme  une  reine  et 
nouer  la  vipère  d'or  à  ton  front  charmant.  La 
reine  n'aura  plus  peur  du  roi. 

—  Même  lorsque  tu  me  fais  asseoir  près  de 
loi,  sur  ton  trône,  ma  pensée  reste  agenouillée  à 
tes  pieds.  Mais  tu  es  si  bon,  malgré  ta  beauté  sur- 
humaine, ton  pouvoir  sans  borne  et  ton  éclat  ful- 
gurant, que  peut-être  mon  cœur  s'enhardira  et 
osera  battre  sur  le  tien.  » 

C'est  ainsi  que  devisaient  Pharaon  et  Tahoser; 
la  fille  du  prêtre  ne  pouvait  oublier  Poëri,  et  cher- 
chait à  gagner  du  tciuDS  en  flattant  de  quelque 

24 


»82  LE   ROMAN    DE   LA   MOMIE 

espoir  la  passion  du  roi.  S'échapper  du  palais, 
aller  retrouver  le  jeune  Hébreu,  était  chose  im- 
possible. Poëri,  d'ailleurs,  acceptait  son  amour 
plutôt  qu'il  ne  le  partageait.  Ra'hel,  malgré  sa 
générosité,  était  une  dangereuse  rivale,  et  puis  la 
tendresse  de  Pharaon  touchait  la  fille  du  prêtre; 
elle  eût  désiré  l'aimer,  et  peut-être  en  était-elle 
moins  loin  qu'elle  ne  le  croyait. 


XVI 


A  quelques  jours  delà,  Pharaon  côtoyait  le  Nil, 
debout  sur  son  char  et  suivi  de  son  cortège  ;  il  al- 
lait voir  quel  degré  atteignait  la  crue  du  fleuve, 
lorsqu'au  milieu  du  chemin  se  dressèrent  comme 
deux  fantômes  Aharon  et  Mosché.  Le  roi  retint 
ses  chevaux,  qui  secouaient  déjà  leur  bave  sur  la 
poitrine  du  grand  vieillard  immobile. 

Mosché,  d'une  voix  lente  et  solennelle,  répéta 
son  adjuration. 

c(  Prouve  par  quelque  miracle  la  puissance  de 
ton  Dieu,  répondit  le  roi,  et  je  t'accorde  ta  de- 
mande. »  • 

Se  tournant  vers  Aharon,  qui  le  suivait  à  quel- 
ques pas,  Mosché  dit  : 

((Prends  ton  bâton  et  étends  la  main  sur  les 
eaux  des  Égyptiens,  sur  leurs  rivières,  leurs  fleu- 
ves, leurs  lacs  et  leurs  rassemblements  d'eau; 
qu'ils  deviennent  du  sang  ;  il  y  aura  du  sang  dans 


284  LE    ROMAN    DE    LA    MUMIE. 

tout  le  pays  d'Egypte,  ainsi  que  dans  les  vases  de 
bois  et  de  pierre.  » 

Aharon  brandit  sa  verge  et  en  frappa  l'eau  du 
tleuve. 

La  suite  de  Pbaraon  attendait  le  résultat  avec 
anxiété.  Le  roi,  qui  puifail  un  cœur  d'airain  dans 
une  poitrine  de  granit,  souriait  dédaigneusement, 
se  fiant  à  la  science  de  ses  hiéroglypbites  pour 
confondre  ces  magiciens  étrangers. 

Dèsque  lebàtondeTHebreu,  ce  bâton  qui  avait 
été  serpent,  frappa  le  fleuve,  les  eaux  commen- 
cèrent à  se  troubler  et  à  bouillonner,  leur  couleur 
limoneuse  s'altéra  d'une  façon  sensible  :  des  tons 
rougeâtres  s'y  mêlèrent,  puis  toute  la  masse  prit 
une  sombre  couleur  de  pourpre,  et  le  Nil  parut 
comme  un  fleuve  de  sang  roulant  des  vagues  écar- 
tâtes et  brodant  ses  rives  d'écumes  roses.  On  eut 
dit  qu'il  reflétait  un  immense  incendie  ou  un  ciel 
flamboyant  d'éclairs  ;  mais  l'atmosphère  était 
^alme.  Thèbes  ne  brûlait  pas,  et  le  bleu  immua- 
ble s'étendait  sur  cette  nappe  rougie  que  tache- 
taient çà  et  là  des  ventres  blancs  de  poissons  morts. 
Les  longs  crocodiles  squammeux,  s'aidant  de  leurs 
pattes  coudées,  émergeaient  du  fleuve  sur  la  rive, 
et  les  lourds  hippopotames,  pareils  à  des  blocs  de 
granit  rose  recouverts  d'une  lèpre   de  mousse 


LE    ROMAN    DE    LA    MOMIE.  285 

noire,  s'enfuyaient  à  travers  les  roseaux  ou  le- 
vaient au-dessus  du  fleuve  leurs  mufles  énormes, 
ne  pouvant  plus  respirer  dans  cette  eau  sanglante. 

Les  c  ^naux,  les  viviers,  les  piscines ,  avaient 
pris  les  mêmes  teintes,  ai  les  coupes  pleines  d'eau 
étaient  rouges  comme  les  cratères  où  l'on  reçoit 
le  sang  des  victimes. 

Pharaon  ne  s'étonna  pas  de  ce  prodige,  et  il  dit 
aux  deux   Hébreu  x  : 

«  Ce  miracle  pourrait  épouvanter  une  populace 
crédule  et  ignorante  ;  mais  il  n'y  a  là  rien  qui  me 
surprenne.  Qu'on  fasse  venir  Ennana  et  le  col- 
lège des  hiéroglyphites  ;  ils  vont  refaire  ce  tour 
de  magie.  » 

Les  hiéroglyphites  vinrent,  leur  chef  en  tête  : 
Ennana  jeta  un  regard  sur  le  fleuve  roulant  des 
flots  empourprés,  et  il  vit  de  quoi  il  s'agissait. 

u  ftemels  les  choses  en  l'état  primitif,  dit-il  au 
compagnon  de  Mosché,  que  je  refasse  ton  enchan- 
tement. » 

Aharon  frappa  de  nouveau  le  fleuve,  qui  reprit 
aussitôt  sa  couleur  naturelle. 

Ennana  fit  un  signe  d'approbation,  comme  un 
savant  impartial  qui  rend  justice  à  l'habileté 
d'un  confrère.  Il  trouvait  la  chose  bien  faite  pour 
quelqu'un  qui  n'avait  pas  eu,  ainsi  que  luij'avau- 


286  LE    ROMAN   DE   LA   MOMIE. 

tage  d'étudier  la  sagesse  dans  les  chambres  mys- 
térieuses du  Labyrinthe,  où  quelques  rares  initiés 
peuvent  seuls  parvenir,  tant  les  épreuves  à  subir 
sont  rebutantes. 

a  A  mon  tour,  dit-il,  maintenant.  » 

Et  il  étendit  sur  le  Nil  sa  canne  gravée  de  si- 
gnes hiéroglyphiques,  en  marmottant  quelques 
mots  d'une  langue  si  ancienne  qu'elle  ne  devait 
déjà  plus  être  comprise  au  temps  de  Ménei,  le 
premier  roi  d'Egypte  ;  ime  langue  de  sphinx,  aux 
syllabes  de  granit. 

Une  immense  nappe  ronge  s'étendit  soudai- 
nement d'une  rive  à  l'autre,  et  le  Nil  recom- 
mença à  rouler  ses  ondes  sanglantes  vers  la 
mer. 

Les  vingt- quatre  hiéroglyphites  saluèrent  le  roi 
comme  s'ils  allaient  se  retirer. 

«  Restez,»  dit  Pharaon. 

Ils  reprirent  leur  contenance  impassible. 

«  N'as-tu  pas  d'antre  preuve  à  me  donner  de  ta 
mission  que  celle-là  ?  Mes  sages,  comme  tu  vois, 
iniilent  assez  bien  tes  prestiges.  » 

Sans  paraître  découragé  des  paroles  ironiques 
du  roi,  Mosché  lui  dit  : 

«  Dans  sept  jours,  si  tu  n'es  décidé  à  laisser 
aller  les  Israélites  au  désert  pour  sacrifier  à  l'Éter- 


LE   ROMAN    DE    LA    MOMIE.  287 

nel  selon  leurs  rites,  je  reviendrai  et  je  ferai  de- 
vant toi  un  autre  miracle.  » 

Au  bout  de  sept  jours,  Moselle  reparut.  Il  dit  à 
sou  serviteur  Aharon  les  paroles  de  l'Éternel  : 

(c  Etends  ta  main  avec  ton  bâton  sur  les  riviè- 
res, les  fleuves,  les  étangs,  et  faib  monter  les  gre- 
nouilles sur  le  pays  d'Egypte.  » 

Aussitôt  qu 'Aharon  eut  fait  le  geste,  du  fleuve, 
des  canaux,  des  rivières,  des  marais,  surgirent 
des  millions  de  grenouilles  ;  elles  couvraient  les 
champs  et  les  chemins,  sautaient  sur  les  marches 
des  temples  et  des  palais,  envahissaient  les  sanc- 
tuaires et  les  chambres  les  plus  retirées  ;  et  tou- 
jours des  légions  nouvelles  succédaient  aux  pre» 
mières  apparues  :  il  y  en  avait  dans  les  maisons, 
dans  les  pétrins,  dans  les  fours,  dans  les  coffres  ; 
on  ne  pouvait  poser  le  pied  nulle  part  sans  en 
écraser  une  ;  mues  comme  par  des  ressorts,  elles 
bondissaient  entre  les  jambes,  à  droite,  à  gauche, 
en  avant,  en  arrière.  A  perle  de  vue,  on  les  voyait 
clapoter,  sauteler,  passer  les  unes  sur  les  autres  : 
car  déjà  la  place  leur  manquait,  et  leurs  rangs 
s'épaississaient,  s'entassaient,  s'empilaient  :  leurs 
innombrables  dos  verts  formaient  sur  la  campa- 
gne comme  une  prairie  animée  et  vivante,  où 
brillaient,  pour  fleurs,  leurs  yeux  jaunes.  Les 


Ï83  LE    ROMAN   DE    LA    MOMIE. 

animaux,  chevaux,  ânes,  chèvres,  effrayés  et  ré- 
voltés, fuyaient  à  travers  champs,  mais  retrou- 
vaient partout  cette  immonde  pullulation. 

Pharaon,  qui  du  seuil  de  son  palais  contem- 
plait cette  marée  montante  de  grenouilles  d'un 
air  ennuyé  et  dégoûté,  en  écrasait  le  plus  qu'il 
pouvait  du  bout  de  son  sceptre,  et  repoussait  les 
autres  de  son  patin  recourbé.  Peine  inutile  !  de 
nouvelles  venues,  sorties  on  ne  sait  d'où,  rempla- 
çaient les  mortes,  plus  grouillantes,  plus  coassan- 
tes, plus  immondes,  plus  incommodes,  plus 
effrontées,  faisant  saillir  l'os  de  leur  échine,  fixant 
sur  lui  leurs  gros  yeux  ronds,  écarquillant  leurs 
doigts  palmés,  ridant  la  peau  blanche  de  leurs 
goitres.  Les  sales  bûtes  semblaient  douées  d'in- 
telligence, et  leurs  bancs  étaient  plus  denses  au- 
tour du  roi  que  partout  ailleurs. 

L'inondation  fourmillante  montait,  montait 
toujours  ;  sur  les  genoux  des  colosses,  sur  les  cor- 
niches des  pylônes,  sur  le  dos  des  sphinx  et  des 
criosphinx,  sur  l'entablement  des  temples,  sur 
les  épaules  des  dieux,  sur  le  pyramidion  des  obé- 
lisques, les  hideuses  bestioles,  le  dos  gonflé,  les 
pattes  reployées,  avaient  pris  position  ;  les  ibis 
qui,  d'abord  réjouis  de  cette  aubaine  inattendue, 
les  piquaient  de  leurs  lonss  becs  et  les  avalaient 


LE   ROMâN    de    la   momie.  2  89 

par  centaines,  commençant  à  s'alarmer  de  cet 
envahissement  prodigieux,  s'envolulent  au  plus 
haut  du  ciel,  avec  des  claquements  de  mandi- 
bules. 

Aharon  et  Mosché  triomphaient;  Ennana,  con- 
voqué, paraissait  réfléchir.  Le  doigt  posé  sur  son 
front  chauve,  les  yeux  demi-fermés,  on  eût  dit 
qu'il  cherchait  au  fond  de  sa  mémoire  une  for- 
mule magique  oubliée. 

«Pharaon,  inquiet,  se  tourna  vers  lui. 

«  Eh  bien,  Ennana  !  A  force  de  rêver,  as-tu 
perdu  la  tète?  et  ce  prodige  serait-il  au-dessus  de 
ta  science  ? 

—  Nullement,  ô  roi;  mais  quand  on  mesure 
l'infini,  qu'on  suppute  l'éternité,  et  qu'on  épelle 
l'incompréhensible,  il  peut  arriver  qu'on  n'ait 
pas  présent  à  l'esprit  le  mot  baroque  qui  domine 
les  reptiles,  les  fait  naître  ou  les  anéantit.  Re- 
garde bien  !  Toute  cette  vermine  va  disparaître.  » 

Le  vieil  hiéroglyphite  agita  sa  baguitte  et  dit 
tout  bas  quelques  syllabes. 

En  un  instant,  les  champs,  les  places,  les  che- 
mins, les  quais  du  fleuve,  les  rues  de  la  ville,  les 
cours  des  palais,  les  chambres  des  maisons, 
furent  nettoyés  de  leurs  hôtes  coassant  et  rendus 
à  leur  état  primitif. 


»9(  LE   ROMAN    DE  LA   MOMIE., 

Le  roi  sourit,  fier  du  pouvoir  de  ses  magiciens. 

ce  Ce  n'e^t  pas  assez  d'avoi»  rompu  l'enchan- 
tement d'Aharon,  dit  Ennana;  je  vais  le  refaire. 

Ennana  agita  sa  baguette  en  sens  inverse  et 
prononça  tout  bas  la  formule  contraire. 

Aussitôt  les  grenouilles  reparurent  en  pms 
grand  nombre  que  jamais,  sautillant  et  coassant  ; 
en  un  clin  d'oeil  la  terre  en  fut  couverte  ;  mais 
Aharon  étendit  son  bâton,  et  le  magicien  d'E- 
gypte ne  put  dissiper  l'invasion  provoquée  par 
ses  enchantements.  Il  eut  beau  redire  les  mots 
mystérieux,  l'incantation  avait  perdu  sa  puis- 
sance. 

Le  collège  des  hiéroglyphites  se  retira  rêveur 
et  confus,  poursuivi  par  l'immonde  fléau.  Les 
sourcils  de  Pharaon  se  contractèrent  de  fureur; 
mais  il  resta  dans  son  endurcissement,  et  ne  vou- 
lut pas  obtempérer  à  la  supplication  de  Mosché. 
Son  orgueil  essaya  de  lutter  jusqu'au  bout  contre 
le  Dieu  inconnu  d'Israël. 

Cependant,  ne  pouvant  se  débarrasser  de  ces 
horribles  hôtes.  Pharaon  promit  à  Mosché,  s'il 
intercédait  pour  lui  près  de  son  Dieu,  d'accor- 
der aux  Hébreux  la  liberté  de  sacrifier  dans  le 
désert. 

Les  grenouilles  moururent  ou  rentrèrent  sous 


LE   ROMAN    Du   LA   MOilIE.  291 

les  eanx  ;  mais  le  cœur  de  Pharaon  s'appesantit, 
et,  malgré  les  douces  remontrances  de  l'alioser, 
il  ne  tint  pas  sa  promesse. 

Alors  ce  fut  sur  l'Egypte  un  déchaîneiv^ent  de 
û&vix  et  de  plaies  ;  une  lutte  insensée  s'établit  en- 
tre les  hiéroglyphites  et  les  deux  Hébreux  dont 
ils  répétaient  les  prodiges.  Mosché  changea  toute 
la  poussière  d'Egypte  en  insectes,  Ennana  en  fit 
autant.  Mosché  prit  deux  poignées  de  suie  et  les 
lança  vers  le  ciel  devant  le  Pharaon  ;  et  aussitôt 
une  peste  rouge,  des  feux  ardents  s'attachèrent 
à  la  peau  du  peuple  d'Egypte,  respectant  les 
Hébreux. 

«  Imile  ce  prc^ige,  s'écria  Pharaon  hors  de 
lui,  et  rouge  comme  s'il  avait  eu  sur  la  face  le  re- 
flet d'une  fournaise,  en  s'adressant  au  chef  des 
hiéroglyphites. 

—  A  quoi  bon  ?  répondit  le  viellard  d'an  ton 
découragé  ;  le  doigt  de  l'Inconnu  est  dans  tout 
ceci.  Nos  vaines  formules  ne  sauraient  prévaloir 
contre  cette  force  mystérieuse.  Soumets-toi,  et 
laisse-no^s  rentrer  dans  nos  retraites  pour  étudier 
ce  Dieu  nouveau,  cet  Eternel  plus  puissant  qu'Am- 
mon-Ra,  qu'Osiris  et  que  Typhon;  la  science 
d'Egypte  est  vaincue  ;  l'énigme  que  garde  le 
sphinx  n'a  pas  de,  mot,  et  la  grande  Pyramide  ne 


Î92  LE    ROMAN    DE   LA    MOMTE. 

recouvre  que  le  néant,  de  son  énorme  mystère.  » 
Comme  Pharaon  refusait  toujours  de  laisser 
partir  les  Hébreux,  tout  le  bétail  des  Égyptiens 
fut  frappé  de  mort;  les  Israélites  n'en  perdirent 
pas  une  seule  tête. 

Un  vent  du  sud  s'éleva  et  souffla  toute  la  nuit, 
et  lorsqu'au  matin  le  jour  parut,  un  immense 
nuage  roux  voilait  le  ciel  d'un  bout  à  l'autre  ;  à 
travers  ce  brouillard  fauve,  le  soleil  luisait  rouge 
comme  un  bouclier  dans  la  forge,  et  semblait 
dépouillé  de  rayons. 

Ce  nuage  différait  des  autres  nuages  ;  il  était 
vivant,  il  bruissait  et  battait  des  ailes,  et  s'abattait 
sur  la  terre  non  en  grosses  gouttes  de  pluie,  mais 
en  bancs  de  sauterelles  roses,  jaunes  et  vertes, 
plus  nombreuses  que  les  grains  de  sable  au  dé- 
s Tt  libyque  ;  elles  se  succédaient  par  tourbil- 
lons, comme  la  paille  que  disperse  l'orage  ;  l'air 
en  était  obscurci,  épaissi  ;  elles  comblaient  les 
fossés,  les  ravines,  les  cours  d'eau,  éteignaient 
sous  leurs  masses  les  feux  allumés  pour  les  dé- 
truire ;  elles  se  heurtaient  aux  obstacles  et  s'y 
amoncelaient,  puis  les  débordaient.  OuvrL.'t-on 
la  bouche,  on  en  respirait  une  ;  elles  se  logaient 
dans  les  plis  des  vêtements,  dans  les  cheveux, 
dans  les  narines  ;  leurs  épaisses  colonnes  faisaient 


LE    ROMAN    DE    LA    MOMIE.  S93 

rebrousser  les  chars,  renversaient  le  passant 
isolé  et  le  recouvraient  bientôt;  leur  formidable 
armée,  sautelant  et  battant  de  Taile,  s'avançait 
sur  l'Egypte,  des  Cataractes  au  Delta,  occupant 
une  hfgeur  immense,  fauchant  l'herbe,  rédui- 
sant los  arbres  à  l'état  de  squelettes,  dévorant 
les  plantes  jusqu'à  la  racine,  et  ne  laissant  der- 
rière elle  qu'une  terre  nue  et  battue  comme  une 
aire. 

A  la  prière  du  Pharaon,  Mosché  fit  cesser  le 
flôau  ;  un  vent  d'ouest,  d'une  violence  extrême, 
emporta  toutes  les  sauterelles  dans  la  mer  des 
Algues;  mais  ce  cœur  obstiné,  plus  dur  que 
l'airain,  le  porphyre  et  le  basalte,  ne  se  rendit 
pas  encore. 

Une  grêle,  fléau  inconnu  à  l'Egypte,  tomba  du 
ciel,  parmi  des  éclairs  aveuglants  et  des  tonnerres 
à  rendre  sourd,  par  grêlons  énormes,  hachant 
tout,  brisant  tout,  rasant  le  blé  comme  l'eût  fait 
une  faucille;  puis,  des  ténèbres  noires,  opaques, 
effrayantes,  ^\i  le  lampes  s'éteignaient  comme 
dans  les  profondeurs  des  syringes  privées  d'air, 
étendirent  leurs  nuages  lourds  sur  cette  terre 
d'Egypte  si  blonde,  si  lumineuse,  si  dorée  £Ous 
son  ciel  d'azur,  dont  la  nuit  est  plus  claire  que  le 
jour  des  autres  climats.  Le  peuple,  épouvanté,  se 


Î5. 


Î94  LE    ROMAK    DE    LA   MOMIE. 

croyant  déjà  enveloppé  par  l'ombre  impénétraole 
du  sépulcre,  errait  à  tâtons  ou  s'asseyait  le  long 
des  propylées^  poussant  des  cris  plaintifs  et  dé- 
chirant ses  habits. 

Une  nuit,  nuit  d'épouvante  et  d'horreur,  un 
spectre  vola  sur  toute  l'Egypte,  entrant  dans  cha- 
que maison  dont  la  porte  n'était  pas  marquée  de 
rouge,  et  tous  les  premiers-nés  mâles  moururent, 
le  fils  de  Pharaon  comme  le  fils  du  plus  misé- 
rable paraschite  ;  et  le  roi,  malgré  tous  ces  signes 
terribles,  ne  voulait  pas  céder. 

11  se  tenait  au  fond  de  son  palais,  farouche, 
silencieux,  regardant  le  corps  de  son  fils  étendu 
sur  le  lit  funèbre  à  pieds  de  chacal,  et  ne  sentant 
pas  les  larmes  dont  Tahoser  lui  baignait  les 
mains. 

Moselle  se  dressa  sur  le  seuil  de  la  chambre 
sans  que  personne  l'eût  introduit,  car  tous  les 
serviteurs  s'étaient  enfuis  de  côté  et  d'autre,  et  il 
répéta  sa  demande  avec  une  solennité  impertur- 
bable. 

a  Allez  !  dit  enfin  Pharaon  ;  sacrifiez  à  votre 
Dieu  comme  il  vous  conviendra.  » 

Tahoser  sauta  au  cou  du  roi  et  lui  dit  : 

«  Je  t'aime  maintenant  ;  tu  es  un  homme,  et 
non  un  dieu  de  granit.  » 


XVII 


Pharaon  n©  répondit  pas  à  Tahoser  ;  il  regar- 
dait toujours  d'un  œil  sombre  le  cadavre  de  son 
fils  premier-né  ;  son  orgueil  indompté  se  révoltait 
même  en  se  soumettant.  Dans  son  cœur,  il  ne 
croyait  pas  encore  à  l'Eternel,  et  il  expliquait  les 
plaies  dont  l'Egypte  avait  été  frappée  par  le 
pouvoir  magique  de  Mosché  et  d'Aharon,  plus 
grand  que  celui  de  ses  hiéroglypliites.  L'idée 
de  céder  exaspérait  cette  âme  violente  et  fa- 
rouche ;  mais,  quand  même  il  eut  voulu  retenir 
les  Israélites,  son  peuple  effrayé  ne  l'eût  pas  per- 
mis; les  Égyptiens  ayant  peur  de  mourir,  tous 
eussent  chassé  ces  étrangers,  cause  de  leurs 
ma^ix.  Ils  s'écartaient  d'eux  avec  une  terreur 
superstitieuse,  et,  lorsque  le  grand  Hébreu  pas- 
sait, suivi  d'Aharon,  les  plus  braves  s'enfuyaient, 
redoutant  quelque  nouveau  prodige,  et  ils  su 
disaient  ;  «  La  verge  de  son  compagnon  va-t-elle 


Î9  6  LE    ROMAN    DE    LA    MOMIE. 

encore  se  changer  en  serpent  et  s'enlacer  autour 
de  nous?  » 

Tahoser  avait-elle  donc  oublié  Poëri  en  jetant 
SCS  bras  au  cou  de  Pharaon?  Nullement;  mais  elle 
sentait  sourdre  dans  cette  âme  obstinée  des  pro- 
jets de  vengeance  et  d'extermination.  Elle  crai- 
^^nait  des  massacres  où  se  fussent  trouvés  envelop- 
pés le  jeune  Hébreu  et  la  douce  Ra'hol ,  une  tuerie 
.générale  qui  cette  fois  eût  changé  les  eaux  du  Nil 
•rn  véritabk  sang,  et  elle  tâchait  de  détourner  la 
^olère  du  roi  par  ses  caresses  et  ses  douces  pa- 
roles. 

Le  cortège  funèbre  vint  prendre  le  corps  du 
jeune  prince  pour  l'emporter  au  quartier  des 
Memnonia,  où  il  devait  subir  les  préparations  de 
Tembaumement ,  qui  durent  soixante-dix  jours, 
i'haraon  le  vit  partir  d'un  air  morne,  et  il  dit, 
comme  agile  d'un  pressentiment  mélancolique: 

«Voici  que  je  n'ai  plus  de  fils,  ô  Tahoser;  si 
je  meurs,  tu  seras  reine  d'Egypte. 

—  Pourquoi  parles-tu  de  mort?  dit  la  fille  du 
[>rêtre;  les  années  succéderont  aux  années  sans 
laisser  trace  de  leur  passage  sur  ton  corps  ro- 
buste, et  autour  de  toi  les  générations  tomberont 
comme  les  feuilles  autour  d'un  arbre  qui  reste 
debout. 


LE    ROMAN    DE    LA    MOMxE.  2 y  7 

—  Moi,  l'invincible,  n'ai-je  pas  été  vaincu?  ré- 
pondit Pharaon.  A  quoi  sert  que  les  bas-relic(s 
des  temples  et  des  palais  me  représentent  armé 
du  fouet  et  du  sceptre,  poussant  mon  char  de 
guerre  sur  les  cadavres,  enlevant  par  leurs  cheve- 
lures les  nations  soumises,  si  je  suis  obligé  de 
céder  aux  sorcelleries  de  deux  magiciens  étran- 
gers, si  les  dieux,  auxquels  j'ai  élevé  tant  de 
temples  immenses  bâtis  pour  l'éternité,  ne  me 
défendent  pas  contre  le  Dieu  inconnu- de  cette 
race  obscure?  Le  prestige  de  ma  puissance  est 
à  jamais  détruit.  Mes  hiéroglyphites  réduits  au 
silence  m'abandonnent  ;  mou  peuple  murmure  ; 
je  ne  suis  plus  qu'un  vain  simulacre  :  j'ai  voulu, 
et  je  n'ai  pas  pu.  Tu  avais  bien  raison  de  le  dire 
tout  à  l'heure,  Tahoser  ;  me  voilà  descendu  au 
niveau  des  hommes.  Mais  puisque  tu  m'aimes 
maintenant,  je  tâcherai  d'oublier,  et  je  t'épou- 
serai quand  seront  terminées  les  cérémonies 
funèbres.  » 

Craignant  de  voirie  Pharaon  revenir  sur  sa  pa- 
role, les  Hébreux  se  préparaient  au  départ,  et 
bientôt  leurs  cohortes  s'ébranlèrent,  conduites 
par  une  colonne  de  fumée  pendant  le  jour,  de 
Uainme  pendant  la  nuit.  Elles  s'enfoncèrent  dans 
les    solitudes  sablonneuses  entre  le    Nil  et  la 


19S  LE    ROMA!^    DE    LA    MOMIE. 

mer  des  Al^es,  évitant  les  peuplades  qui  eussent 
pu  s'opposer  à  leur  passage. 

Les  tribus  l'une  après  Taulre  défilèrent  devant 
la  statue  de  cuivre  fabriquée  par  les  magi* 
ciens,  et  qui  a  le  pouvoir  d'arrêter  les  esclaves 
en  fuite.  Mais  cette  fois  le  charme,  infaillible 
depuis  des  siècles,  n'opéra  pas  :  l'Eternel  l'avai* 
r uni  pu 

L'immense  multitude  s'avançait  lenlemont, 
couvrant  l'espace  avec  ses  troupeaux,  ses  bêtes  de 
somme  chargées  des  richesses  empruntées  aux 
Egyptiens,  traînant  l'énorme  bagage  d'un  peuple 
qui  se  déplace  tout  d'un  coup  :  l'œil  humain  ne 
pouvait  atteindre  ni  la  tète  ni  la  queue  de  la  co- 
lonne se  perdant  aux  deux  horizons  sous  un 
brouillard  de  poussière. 

Si  quelqu'un  se  fût  assis  sur  le  bord  de  la  route 
pour  attendre  la  fin  du  défilé,  il  aurait  vu  le  soleil 
se  lever  et  se  coucher  plus  d'une  fois  :  il  en  pas- 
sait, il  en  passait  toujours 

Le  sacrifice  à  rÉternel  n'était  qu'un  vain  pré- 
texte ;  Israël  quittait  à  jamais  la  terre  d'Egypte, 
et  la  momie  d'Yousouf,  dans  son  cerceuil  peint  et 
doré,  s'en  allait  sur  les  épaules  des  porteurs  qui 
se  relayaient. 

Aussi  Pharaon  entra  dans  une  grande  fureur. 


LE    ROMAN    DE    LA    MOMIE.  Î09 

et  il  résolut  de  poursuivre  les  Hébreux  qui  s'en- 
fuyaient. Il  tit  atteler  six  cents  chars  de  guerre, 
convoqua  ses  commandants,  serra  autour  do  son 
corps  sa  lai'ge  ceinture  en  peau  de  crocodile,  rem- 
plit les  deux  carquois  et  son  char  de  flèches  et 
de  javelines,  arma  son  poignet  du  bracelet  d'ai- 
rain qui  amortit  le  vibrement  de  la  corde,  et  se 
mit  en  route,  entraînant  à  sa  suite  tout  un  peuple 
de  soldats. 

Furieux  et  terrible,  il  pressait  ses  chevaux  â 
outrance,  et  derrière  lui  les  six  cents  chars  re- 
tentissaient avec  des  bruits  d'airain,  comme  des 
tonnerres  terrestres.  Les  fantassins  hâtaient  le 
pas,  et  ne  pouvaient  suivre  cette  course  impé- 
tueuse, s 

Souvent  Pharaon  était  obligé  de  s'arrêter  pour 
attendre  le  reste  de  son  armée.  Pendant  ces  sta- 
tions, il  frappait  du  poing  le  rebord  du  char,  pié- 
tinait d'impatience  et  grinçait  des  dents.  Il  se 
penchait  vers  l'horizon,  cherchant  à  deviner 
derrière  le  sable  soulevé  par  le  vent  les  tribus 
fuyardes  des  Hébreux,  et  pensant  avec  rage  que 
chaque  heure  augmentait  l'intervalle  qui  les  sé- 
parait. Si  ses  oëris  ne  l'eussent  retenu,  il  eût 
poussé  toujours  droit  devant  lui,  au  risque  de  se 
trouver  seul  contre  tout  un  peuple. 


sot  LE  IlOMAN    DE   LA    MOMIE. 

Ce  n'était  plus  la  verte  vallée  d'Egypte  que  l'on 
traversait,  mais  des  plaines  mamelonn»^es  de 
changeantes  collines  et  striées  d'ondes  comme  la 
face  de  la  mer;  la  terre  écorchée  laissait  voir  ses 
os;  des  rocs  anfractueux  etpétris  en  forme  bizar- 
res, comme  si  des  animaux  gigantesques  les  eus- 
sent foulés  au^'  pieds  quand  la  terre  était  encore  à 
rétatde  limon,  au  jour  où  lemonde  émergeait  du 
chaos,  bossuaient  çà  et  là  l'étendue  et  rompaient 
de  loin  en  loin  par  de  brusques  ressauts  la  ligne 
plate  de  l'horizon,  fondue  avec  le  ciel  dans  une 
zone  de  brume  rousse.  A  d'énormes  distances 
s'élevaient  des  palmiers  épanouissant  leur  éven- 
tail poudreux  près  de  quelque  source  souvent 
tarie,  dont  les  chevaux  altérés  fouillaient  la  vase 
de  leurs  narines  sanglantes.  Mais  Pharaon,  in- 
sensible à  la  pluie  de  feu  qui  ruisselait  du  cieî 
chauffé  à  blanc,  donnait  aussitôt  le  signal  du 
départ,  et  coursiers,  fantasins,  se  remettaient  en 
marche. 

Des  carcasses  de  bœufs  ou  de  oêtes  ae  somme 
couchées  sur  le  flanc,  au-dessus  desquelles  tour- 
noyaient des  spirales  de  vautours,  marfvuaient  (e 
passage  des  Hébreux  et  ne  permettaient  pas  à  la 
colère  du  roi  de  s'égarer. 

Une  armée  alerte,  exercée  à  la  marche,  va  plus 


LE   ROMAN    DE   LA  MOMIE.  30! 

vite  qu'une  migration  de  peuple  traînant  après 
elle  femmes,  enfants,  \ieillards,  bagages  et  ten- 
tes; aussi  l'espace  diminuait  rapidenient  entre 
les  troupes  égyptiennes  et  les  tribus  israelites. 

Ce  fut  vers  Pi-ba'hirot,  près  de  la  mer  des  Al- 
gues, que  les  Égyptiens  atteignirent  îes  Hébreux. 
Les  tribus  étaient  campées  sur  le  rivage,  et,  quand 
le  peuple  vit  étinceler  au  soleil  le  char  d'or  do 
Pharaon  suivi  de  ses  chars  de  guerre  et  de  son 
armée,  il  poussa  une  immense  clameur  d'epcu- 
vante,  et  se  mit  à  maudire  Mosché  qui  l'avait 
entraîné  à  sa  perte. 

En  effet,  la  situation  était  désespérée. 

Devant  les  Hébreux,  le  front  de  la  bataille; 
derrière,  la  mer  profonde. 

Les  femmes  se  roulaient  à  terre,  déchiraient 
leurs  habits,  s'arrachant  les  cheveux,  se  meur- 
trissant le  sein.  «  Que  ne  nous  laissais-tu  en 
Egypte?  la  servitude  vaut  encore  mieux  que  la 
mort,  et  tu  nous  as  emmenés  au  désert  i^jour  y 
périr  :  avais-tu  donc  peur  de  nous  voir  manquer 
de  sépulcres  ?  »  Ainsi  vociféraient  les  multitudes 
furieuses  contre  Mosché,  toujours  impassible  :  les 
plus  courageux  se  jetaient  sur  leurs  armes  et  se 
préparaient  à  la  défense  ;  mais  la  confusion  était 
horrible   et  les  chars  de  guerre,  en  se  lançant  à 

te 


soi  LE    ROMAN    DE    LA    MOMIE. 

travers  cette  masse  compacte,  devaient  y  faire 
d'affreux  ravages. 

Moselle  étendit  son  bâton  sur  la  mer  après 
avoir  invoqué  l'Eternel;  et  alors  eut  heu  un  pro- 
dige que  nul  hiéroglyphite  n'eût  pu  contre- 
faire. Il  se  leva  un  vent  d'orient  d*une  violence 
extraordinaire,  qui  creusa  l'eau  de  la  mer  des 
Algues  comme  le  soc  d'une  charrue  gigantes- 
que, rejetant  à  droite  et  à  gauche  des  monta- 
gnes salées  couronnées  de  crêtes  d'écume.  Sépa- 
rées par  l'impétuosité  de  ce  souffle  irrésistible 
qui  eût  balayé  les  Pyramides  comme  des  grains 
de  poussière,  les  eaux  se  dressaient  en  murailles 
liquides  et  laissaient  libre  entre  elles  un  large 
chemin  où  l'on  pouvait  passer  à  pied  sec  :  à  tra- 
vers leur  transparence,  comme  derrière  un  verre 
épais,  on  voyait  les  monstres  marins  se  tordre, 
épouvantés  d'être  <  irpris  par  le  iour  dans  les 
mvstères  de  l'abîme. 

Les  tribus  se  précipitèrent  par  cette  issue  mi- 
raculeuse ;  torrent  humain  coulant  à  tr.^ers  deui 
rives  escarpées  d'eau  verte.  L'innombrable  four- 
milière tachait  de  deux  millions  de  points  noii^ 
le  fond  livide  du  gouffre,  et  imprimait  ses  pieds 
sur  la  vase  que  raye  seul  le  ventre  des  léviathans 
Et  lèvent  terrible  soufflait  toujours  passant  par- 


LE    ROMAN    DE    LA    MOMIE.  3  08 

dessus  la  tête  des  Hébreux,  qu'il  eût  couchés 
comme  des  épis,  et  retenant  par  S3  pression  )/^55 
vagues  amoncelées  et  rugissantes.  C'était  la  res- 
piration de  l'Eternel  qui  séparait  en  deux  la 
mer  ! 

Effrayés  de  ce  miracle,  les  Egyptiens  hésitaient 
à  poursuivre  les  Hébreux  ;  mais  Pharaon,  avec 
son  courage  altier  que  rien  ne  pouvait  abattre, 
poussa  ses  chevaux  qui  se  cabraient  et  se  ren- 
versaient sur  le  timon,  ies  fouaillant  à  tour  de 
bras  de  son  fouet  à  double  lanière,  les  yeux 
pleins  de  sang,  l'écume  aux  lèvres  et  rugissant 
comme  un  lion  dont  la  proie  s'échappe  î  il  les 
détermina  enfin  à  entrer  dans  cette  voie  si  étran- 
gement ouverte  ! 

Les  six  cents  chars  suivirent  :  les  derniers 
Israélites,  parmi  lesqueb  se  trouvaient  Poëri, 
Ra'heletThamar,  se  crurent  perdus,  voyant  l'en- 
nemi prendre  le  même  chemin  qu'eux;  mais, 
lorsque  les  Egyptiens  furent  bien  engagés,  Mos- 
ché  fit  un  signe  :  les  roues  des  chars  se  déta- 
chèrent, et  ce  fut  une  horrible  confusion  de 
chevaux,  de  guerriers,  se  heurtant  et  s  entre- 
choquant ;  puis  les  montagnes  d'eau  miraculeu- 
sement suspendues  s'écroulèrent,  et  la  mer  se 
referma,  roulant  dans  des  tourbillons  d'écume 


104  f-E    ROMAN    DE    LA    MOMIE. 

hon:mes,  bêtes,  chars,  comme  des  pailles  saisies 
par  un  remous  au  courant  d'un  fleuve. 

Seul,  Pharaon,  debout  dans  la  conque  de  son 
char  surnageant,  lançait,  ivre  d'orgueil  et  de  fu- 
reur, les  dernières  flèches  de  son  carquois  aux 
Hébreux  arrivant  sur  l'autre  rive  :  les  flèches 
épuisée3,  il  prit  sa  javeline,  et,  déjà  plus  qu'à 
moitié  englouti,  n'ayant  plus  que  le  bras  hors 
Je  l'eau,  il  la  darda,  trait  impuissant,  contre  le 
Dieu  inconnu  qu'il  bravait  encore  du  fond  de 
l'abîme. 

Une  lame  énorme,  se  roulant  deux  ou  trois  fois 
sur  le  bord  de  la  mer,  fit  couler  bas  les  derniers 
lébris  :  de  la  gloire  et  de  l'armée  de  Pharaon  il 
ne  restait  plus  rien  ! 

Et  sur  le  rivage  opposé,  Miriam,  la  sœur  d'A- 
liaron,  exultait  et  chantait  en  jouant  du  tam- 
l)Ourin,  et  toutes  les  femmes  d'Israël  marquaient 
le  rhythme  sur  la  peau  d'onagre.  Deux  milhons 
de  voix  entonnaient  l'hymne  de  délivrance I 


XVIII 


Talioser  attendit  en  vain  Pharaon  et  régna  sur 
S'Égypte,  puis  elle  mourut  au  bout  de  peu  de 
temps.  On  la  déposa  dans  la  tombe  magnifique 
piéparée  pour  le  roi,  dont  on  ne  put  retronver 
le  corps,  et  son  histoire,  écrite  sur  papyrus  avec 
dos  têtes  de  chapitre  en  caractères  rouges,  paï 
Kakevou,  grammate  âa  la  double  chambre  de 
lumière  et  gardien  des  livres,  fut  placée  à  côté 
d'elle  sous  le  lacis  des  bandelettes. 

Était-ce  Pharaon  ou  Poëri  qu'elle  regrettait  ? 
Le  grammate  Kakevou  ne  le  dit  pas,  et  le  docteur 
Rumphius,  qui  a  traduit  les  hiéroglyphes  du 
grammate  égyptien,  n'a  pas  osé  prendre  sur  lui 
de  décider  la  question.  Quant  à  lord  Evandale, 
il  n*a  jamais  voulu  se  marier,  quoiqu'il  soit  le 
dernier  de  sa  race.  Les  jeunes  misses  ne  s'expli- 
quent pas  sa  froideur  à  i'endroit  du  beau  sexe  ; 
mais,  en  conscience,  peuvent-elles  imaginer  que 


306  LE   ROMAN  DE    LA  MOMIE. 

lord  Évandale  est  rétrospectÎTement  amoureux 
de  Tahoser,  fille  du  grand  prêtre  Pétamounoph, 
morte  il  y  a  trois  mille  cinq  cents  ans  V  II  y  a 
pourtant  des  folies  anglaises  moins  motivées 
que  celle-là. 


FIN 


EMILE    COLIN   —    IMPRIMERIE   DE   LAGNT 


UIOTHt 


_    \'tavien8k 


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La  Bibliothèque 

Université  d'Ottawa 

Échéonce 


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Dote  due 


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•Al    1900    V023 
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ACC#    12226S4 


THE    CEUVRES    CONF 


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