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BIBLIOTHECA
Ottavien»^
LE ROMAN
DE LA MOMIE
EUGÈNE FASQUELLE EDITEUR. Il, RUE DE GRENELLE
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LA MOMIE
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EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR
11, RUE DE GRENELLE, 11
1899
Tous droits réservés.
BIBLIOTHECA
OfUrvlen«»L
/
M. ERNEST FEYDEAT]
Je vous dédie ^3 livre, qui vous revient de droit; en m'ouvrant
votre érudition et votre bibliothèque, vous m'avez fait croire
que j'étais savant et que je connaissais assez l'antique Egypte
pour la décrire; sur vos pas je me suis promené dans les
temples, dans les palais, dans les hypogées, dans la cité vivante
et dans la cité morte; vous avez soulevé devant moi le voile
de la mystérieuse Isis et ressuscité une gigantesque civilisation
disparue. L'histoire est de vous, le roman est de moi ; je n'ai eu
qu'à réunir par mon style, comme par un cime^'ide mosaïque,
les pierres précieuses que vous m'apportiez.
Th. g.
LE ROMAN
DE LA MOMIE
PROI>OGUE
« J'ai un pressentiment que nous trouverons
dans la vallée de Biban-el-Molouk une tombe in-
violée, disait à un jeune Anglais de haute raine
un personnage beaucoup plus humble, en es-
suyant d'un gros mouchoir à carreaux bleus
son front chauve, où perlaient des gouttes de
sueur, comme s'il eût été modelé en argile po-
reuse et rempli d'eau ainsi qu'une gargoulette
de Thèbes.
— Qu'Osiris vous entende, répondit au docteur
allemand lejeune lord : c'est une invocation qu'on
peut se permettre en face de l'ancienne Diospolis
1
f LE ROMAN DE LA MOMIE.
magna; mais bien des fois déjà nous avons été
déçus; les chercheurs de trésors nous ont toujours
devancés.
— Une tombe que n'auront fouillée ni les rois
pasteurs, ni les Mèdes de Cambyse, ni les Grecs,
ni les Romains, ni les Arabes, et qui nous li^TC ses
richesses intactes et son mystère vierge, continua
le savant en sueur avec un enthousiasme qui fai-
sait pétiller ses prunelles derrière les verres de
ses lunettes bleues.
— Et sur laquelle vous publierez une disserta-
tion des plus érudites, qui vous placera dans la
science à côté des ChampoUion, des Rosellini, des
Wilkinson, desLepsius et des Belzoni, dit le jeune
lord.
— Je vous la dédierai, milord, je a^ous la dé-
dierai : car sans vous qui m'avez traité avec une
munificence royale, je n'aurais pu corroborer
mon système par la vue des monuments, et je se-
rais rnort dans ma petite ville d'Allemagne sans
avoir contemplé les merveilles de cette terre an-
tique, » répondit le savant d'un ton ému.
Cette conversation avait lieu non loin du Nil, à
l'entrée de la vallée de Biban-el-Molouk, entre le
lord Evandale, monté sur un cheval arabe, et le
docteur Rumphius, plus modestement juché sur
LE ROMAN DE LA MOMIE.
un âne dont un fellah bâtonnait la maigre croupe ;
la cange qui a\ait amené les deux voyageurs, et
qui pendant leur séjour devait leur servir de lo-
gement, était amarrée de l'autre côté du Nil, de-
vant le village de Louqsor, ses avirons parés, ses
grandes voiles triangulaires roulées et liées aux
vergues. Après avoir consacré quelques jours à la
visite et à l'étude des stupéfiantes ruines de Thè-
bes, débris gigantesques d'un monde démesuré,
ils avaient passé le fleuve sur un sandal (embarca-
tion légère du pays), et se dirigeaient vers l'aride
chaîne qui renferme dans son sein, au fond de mys-
térieux hypogées les anciens habitants des palais
de l'autre rive. Quelques hommes de l'équipage
accompagnaient à distance lord Evandale et le
docteur Rumphius, tandis que les autres, étendus
sur le pont à l'ombre de la cabine, fumaientpaisi-
blement leur pipe tout en gardant l'embarcation.
Lord Evandale était un de ces jeunes Anglais
irréprochables de tout point, comme en livre à la
civilisation la haute vie britannique : il portait
partout avec lui la sécurité dédaigneuse que don-
nent une grande fortune héréditaire, un nom
historique inscrit sur le livre du Peerage and Ba^
ronetarje, cette seconde Bible de l'Angleterre, et
une beauté dont on ne pouvait rien dire, sinon
4 LE ROMAN DE LA iaOMIE.
qu'elle était trop parfaite pour un homme. En
effet, sa tête pure, mais froide, semblait une copie
en cire de la tête du Méléagre ou -je l' Antinous.
Le rose de ses lèvres et de ses joues avait Tair
d'être produit par du carmin et du fard, et ses
cheveux d'un blond foncé frisaient naturellement,
avec toute la correction qu'un coiffeur émériteou
un habile valet de chambre eussent pu leur im-
poser. Cependant le regard ferme de ses prunelles
d'un bleu d'acier, et le léger mouvement de sneer
qui faisait proéminer sa lèvre inférieure, corri-
geaient ce que cet ensemble aurait eu de trop
efféminé.
Membre du club des Yachts, le jeune lord se
permettait de temps à autre le caprice d'une ex-
cursion sur son léger bâtiment appelé Puck^ con-
struit en bois de teck, aménagé comme un bou-
doir et conduit par un équipage peu nombreux,
mais composé de marins choisis. L'année pré-
cédente il avait visité l'Islande; cette année il
visitait l'Egypte, et son yacht l'attendait dans la
rade d'Alexandrie ; il avait emmené avec lui un
savant, un médecin, un naturaliste, un dessina-
teur et un photographe, pour que sa promenade
ne fût pos inutile ; lui-même était fort instruit, et
ses succès du monde n'avaient pas fait oublier ses
LE ROMAN DE LA MOMIE. S
triomphes à l'université de Cambridge. Il était ha-
billé avec cette rectitude et cette propreté méticu-
leuse caractéristique des Anglais qui arpentent les
sables du désert dans la même tenue qu'ils au-
raient en se promenant sur la jetée de Ramsgate
ou sur les larges trottoirs du West-End. Un pa-
letot, un gilet et un pantalon de coutil blanc,
destiné à répercuter les rayons solaires, compo-
saient son costume, que complétaient une étroite-
cravate bleue à pois blancs, et un chapeau de
Panama d'une extrême finesse garni d'un voile
de gaze.
Rumphius, l'égyptologue, conservait, même
sous ce brûlant climat, l'habit noir traditionnel
du savant avec ses pans flasques, son collet re-
croquevillé, ses boutons éraillés, dont quelques-
uns s'étaient échappés de leur capsule de soie.
Son pantalon noir luisait par places et laissait
voir la trame ; près du genou droit, l'observateur
attentif eût remarqué sur le fond grisâtre de l'é-
toffe un travail régulier de hachures d'un ton
plus vigoureux, qui témoignait chez le savant
de l'habitude d'essuyer sa plume trop chargée
d'encre sur cette partie de son vêtement. Sa cra-
vate de mousseline roulée en corde flottait lâ-
chement autour de son col, remarquable par
1.
6 LE ROMAN DE LA MOMIE.
la forte saillie de ce cartilage appelé par les
bonnes femmes la pomme d'Adam. S'il était
vêtu avec une négligence scientifique, enroYanche
Rumphius n'était pas beau: quelques cheveux
roussàtres, mélangés de fils gris, se massaient
derrière ses oreilles écartées et se rebellaient
contre le collet beaucoup trop haut de son liabit;
son crâne, entièrement dénudé, brillait comme
un os et surplombait un nez d'une prodigieuse
longueur, spongieux et bulbeux du bout, confi-
guration qui, jointe aux disques bleuâtres for-
més par les lunettes à la place des yeux, lui-
donnait une vague apparence d'ibis, encore
augmentée par l'enfoncement des épaules: as-
pect tout à fait convenable d'ailleurs et presque
providentiel pour un déchiffreur d'inscriptions
et de cartouches hiéroglyphiques. On eût dit un
dieu ibioccphale, comme on en voit sur les fres-
ques funèbres, confiné dans un corps de savant
par suite de quelque transmigration.
Le lord et le docteur cheminaient vers les ro-
chers à pic qui enserrent la funèbre vallée de
Biban-el-Molouk, la nécropole royale de l'an-
cienne Thèbes, tenant la conversation dont nous
avons rapporté quelques phrases, lorsque, sortant
comme un troglodyte de la gueule noire d'un
LE ROMAN DE LA MOMIE. 7
sépulcre vide, habitation ordinaire des fellahs,
un nouveau personnage, vêtu d'une façon assez
théâtrale, fit brusquement son entrée en scène,
se posa devant les voyageurs et les salua de ce
gracieux salut des Orientaux, à la fois humble,
caressant et digne.
C'était un Grec, entrepreneur de fouilles, mar-
chand et fabricant d'antiquités, vendant du neuf
au besoin à défaut de vieux. Rien en lui, d'ail-
leurs, ne sentait le vulgaire et famélique exploiteur
d'étrangers. Il portait le tarbouch de feutre rouge,
inondé par derrière d'une longue houppe de soie
floche bleue, et laissant voir, sous l'étroit liséré
blanc d'une première calotte de toile piquée, des
tempes rasées aux tons de barbe fraîchement
faite. Son teint olivâtre, ses sourcils noirs, son
nez crochu, ses yeux d'oiseau de proie, ses grosses
moustaches, son menton presque séparé par
une fossette qui avait l'air d'un coup de sabre,
lui eussent donné une authentique physionomie
de brigand, si la rudesse de ses traits n'eût été
tempérée par l'aménité de commande et le sou-
rire servilc du spéculateur fréquemment en rap-
port avec le public. Son costume était for l propre :
il consistait en une veste cannelle soutachée en
soie de même couleur, des cnémides ou guêtres
I LE ROMAN DE LA MOMIE.
d'étoffe pareille, un gilet blanc orné de boutons
semblables à des fleurs de camomille, une large
ceinture rouge et d'immenses grègues aux plis
multipliés et bouJDTants.
Ce Grec observait depuis longtemps la cange à
l'ancre devant Louqsor. A la granâeur de la
barque, au nombre des rameurs, à la magnifi-
cence de l'installation, et surtout au pavillon
d'Angleterre placé à la poupe, il avait subodoré
avec son instinct mercantile quelque riche voya-
geur dont on pouvait exploiter la curiosité scien-
tifique, et qui ne se contenterait pas des statuettes
en pâte émaillée bleue ou verte, des scarabées
gravés, des estampages en papier de panneaux
hiéroglyphiques, et autres menus ouvrages de
l'art égyptien.
Il suivait les allées et les venues des voyageurs
à travers les ruines, et, sachant qu'ils ne manque-
raient pas, après avoir satisfait leur curiosité, de
passer le fleuve pour visiter les hypogées royaux,
il les attendait sur son terrain, certain de leur
tirer poil ou plume; il regardait tout ce do.'naine
funèbre comme sa propriété, et malmenait fort
les petits chacals subalternes qui s'avisaient de
gratter dans les tombeaux.
Avec la finesse particulière aux Grecs, d'apns
LE ROMAN DE LA MOMIE,
Taspect de lord Evandale, il additionna rapide-
ment les revenus probables de Sa Seigneurie, et
résolut de ne pas le tromper, calculant qu'il reti-
rerait plus d'argent de la vérité que du mensonge.
Aussi renonça-t-il à l'idée de promener le noble
Anglais dans des hypogées déjà cent fois par-
courus, et dédaigna-t-il de lui faire entreprendre
des fouilles à des endroits où il savait qu'on ne
trouverait rien, pour en avoir extrait lui-même
depuis longtemps et vendu fort cher ce qu'il y
avait de curieux. Argyropoulos (c'était le nom du
Grec), en explorant les recoins de la vallée moins
souvent sondés que les autres, parce que jusque-
là les recherches n'avaient été suivies d'aucune
trouvaille, s'était dit qu'à une certaine place,
derrière des rochers dont l'arrangement semblait
dû au hasard, existait certainement l'entrée d'une
syringe masquée avec un soin tout particulier, et
que sa grande expérience en ce genre de perqui-
sition lui avait fait reconnaître à mille indices
imperceptibles pour des yeux moins clairvoyants-
que les siens, clairs et perçants comme ceux des
gypaètes perchés sur l'entablement des tem-
ples. Depuis deux ans qu'il avait fait cette dé-
couverte, il s'était astreint à ne jamais porter
ses pas ni ses regards de ce côté-là, de peur
!• LE ROMAN DE LA MOMIE.
de donner l'éveil aux violateurs de tombeaux.
a Votre Seigneurie a-t-elle l'intention «le se li-
vrer à quelques recherches? » dit le Grec Argy-
ropoulos dans une sorte de patois cosmopolite
dont nous n'essayerons pas de reproduire la syn-
taxe bizarre et les consonnances étranges, mais
que s'imagineront sans peine ceux qui ont par-
couru les Echelles du Levant et ont dû avoir re-
cours aux services de ces drogmans polyglottes
qui finissent par ne savoir aucune langue. Heu-
reusement lord Evandale et son docte compagnon
connaissaient tous les idiomes auxquels Argyro-
poulos faisait des emprunts. « Je puis mettre à
votre disposition une centaine de fellahs intré-
pides qui, sous l'impulsion du courbach et du
bacchich, gratteraient avec leurs ongles la terre
jusqu'au centre. Nous pourrons tenter, si cela
convient à Votre Seigneurie, de déblayer un
sphinx enfoui, de désobstruer un naos, d'ouvrir
un hypogée....»
Voyant que le lord restait impassible à cette
alléchante énumération, et qu'un sourire scep-
tique errait sur les lèvres du savant, Argyropoulos
comprit qu'il n'avait pas affaire à des dupes fa-
ciles, et il se confirma dans l'idée de vendre à
l'Anglais la trouvaille sur laquelle il comptait
LE ROMAN DE LA MOMIE. 11
pour parfaire sa petite fortune et doter sa fille.
« Je devine que vous êtes des savants, et non de
simples voyageurs, et que de vulgaires curiosités
ne sauraient vous séduire, continua-t-il en par-
lant un anglais beaucoup moins mélangé de grec,
d'arabe et d'italien. Je vous révélerai une tombe
qui jusqu'ici a échappé aux investigations des
chercheurs, et que nul ne connaît hors moi;
c'est un trésor que j'ai précieusement gardé pour
quelqu'un qui en fût digne.
— Et à qui vous le ferez payer fort cher, dit le
lord en souriant.
— Ma franchise m'empêche de contredire Votre
Seigneurie : j'espère retirer un bon prix de ma
découverte : chacun vit, en ce monde, de sa petite
industrie : je déterre des Pharaons, et je les vends
aux étrangers. Le Pharaon se fait rare, au train
dont on y va ; il n'y en a pas pour tout le monde.
L'article est demandé, et l'on n'en fabrique plus
depuis longtemps.
— En effet, dit le savant, il y a quelques siècles
que les colchytes, les paraschites et les taris-
cheutes ont fermé boutique, et que les Memn onia,
tranquilles (juartiers des morts, ont été désertés
par [i'is vivants. »
Le Grec, en entendant ces paroles, jeta sur
12 LE ROMAN DE LA MOMIE.
l'Allemand un regard oblique; mais jugeant au
délabrement de ses habits qu'il n'avait pas voix
délibérative au chapitre, il continua à prendre le
lord pour unique interlocuteur.
« Pour un tombeau de l'antiquité la plus haute,
milord, et que nulle main humaine n'a trou-
blé depuis plus de trois mille ans que les prêtres
ont roulé des rochers devant son ouverture,
mille guinées, est-ce trop ? En vérité, c'est pour
rien : car peut-être renferme-t-il des masses
d'or, des colliers de diamants et de perles, des
boucles d'oreilles d'escarboucle, des cachets en
saphir, d'anciennes idoles de métal précieux,
des monnaies dont on pourrait tirer un bon
parti.
— Rusé coquin, dit Rumphius, vous faites va-
loir votre marchandise; mais vous savez mieux
que personne qu'on ne trouve rien de tel dans les
sépultures égyptiennes. »
Argyropoulos, comprenant qu'il avait affaire à
forte partie, cessa ses hâbleries, et, se tournant du
côté d'Evandale, il lui dit:
« Eh bien, milord, le marché vous convient-il?
— Va pour mille guinées, répondit le jeune
lord, si la tombe n*a jamais été ouverte comme
vous le prétendez ; et rien... si une seule
LE ROMAR DE LA MOMIE. 18
pierre a été remuée par la pince des fouilleurs.
— Et à condition, ajouta le prudent Ru m phius,
que nouy emporterons tout ce qu! se trouvera
dans le tombeau.
— J'accepte, dit Argyropoulos avec un air de
complète assurance ; Votre Seigneurie peut ap-
prêter d'avance ses banknotes et son or.
— Mon cher monsieur Rumphius, dit lord
Evandale à son acolyte, le vœu que vous formiez
tout à l'heure me paraît près de se réaliser; ce
drôle semble sûr de son fait.
— Dieu le veuille ! répondit le savant en faisant
remonter et redescendre plusieurs fois le collet de
son habit le long de son crâne par un mouve-
ment dubitatif et pyrrhonien; les Grecs sont de si
effrontés menteurs ! Cretœ mendaces^ affirme le
dicton.
— Celui-ci est sans doute un Grec de la terre
ferme, dit lord Evandale j et je pense que pour
cette fois seulement il a dit la vérité. »
Le directeur des fouilles précédait le lord et le
savant de quelques pas, en personne bien élevée
et qui sait les convenances; il marchait d'un pas
allègre et sur, comme un homme qui se sent sur
son terrain.
On arriva bientôt à l'étroit défilé qui aonne en-
14 LE ROMAN DE LA MOMIE.
trée dans la vallée de Biban-el-Molouk. On eût dit
une coupure pratiquée de main d'homme à travers
l'épaisse muraille de la montagne, plutôt qu'une
ouverture naturelle, comme si le génie de la soli-
tude avait \oulu rendre inaccessible ce séjour de
la mort.
Sur les parois à pic de la roche tranchée, l'œil
discernait vaguement d'informes restes de sculp-
tures rongés par le temps et qu'on eût pu prendre
pour des aspérités de la pierre, singeant les per-
sonnages frustes d'un bas-relief à demi effacé.
Au delà du passage, la vallée, s'élargissant un
peu, présentait le spectacle de la plus morne dé-
solation.
De chaque côté s'élevaient en pentes escarpées
des masses énormes de roches calcaires, rugueu-
ses, lépreuses, effritées, fendillées, pulvérulentes,
en pleine décomposition sous l'implacable soleil.
Ces roches ressemblaient à des ossements de mort
calcinés au bûcher, bâillaient l'ennui de l'éternité
par leurs lézardes profondes, et imploraient par
leurs mille gerçures la goutte d'eau qui ne tombe
jamais. Leurs paroismontaient presque verticale-
ment à une grande hauteur et déchiraient leurs
crêtes irrégulières d'un blanc grisâtre sur un fond
de ciel indigo presque noir, comme les créneaux
LE ROMAN DE LA MOMIE. 15
ébréchés d'une gigantesque forteresse en ruine.
Les rayons du soleil chauffaient à blanc l'un des
côtés de la vallée funèbre, dont l'autre était bai-
gné de cette teinte crue et bleue des pays torrides,
qui paraît invraisemblable dans les pays du Nord
lorsque les peintres la reproduisent, et qui se dé-
coupe aussi nettement que les ombres portées
d'un plan d'architecture.
La vallée se prolongeait, tantôt faisant des
coudes, tantôt s'étranglant en défilés, selon que
les blocs et les mamelons de la chaîne bifurquée
faisaient saillie ou retraite. Par une particularité
de ces climats où l'atmosphère, entièrement pri-
vée d'humidité, reste d'une transparence parfaite,
la perspective aérienne n'existait pas pour ce théâ-
tre de désolation ; tous les détails nets, précis,
arides, se dessinaient, même aux derniers plans,
avec une impitoyable sécheresse, et leur éloigne-
ment ne se devinait qu'à la petitesse de leur di-
mension, comme si la nature cruelle n'eût voulu
cacher aucune misère, aucune tristesse de cette
terre décharnée, plus morte encore que les morts
qu'elle renfermait.
Sur la paroi éclairée ruisselait en cascade de
feu une lumière aveuglante comme celle qui
émane d^s métaux en fusion. Chaque plan de
16 LE ROMAN DE LA MOMIE.
roche, métamorphosé en miroir ardent, la ren-
voyait plus brûlante encore. Ces réverbérations
croiséeSjjointes aux rayons cuisants qui tombaient
du ciel et que Je sol répercutait, développaient une
chaleur égale à celle d'un four, et le pauvre doc-
teur allemand ne pouvait suffire à éponger l'eau
de sa figure avec son mouchoir à carreaux bleus,
trempé comme s'il eût été plongé dans l'eau.
L'on n'eût pas trouvé dans toute la vallée une
pincée de terre végétale; aussi pas un brin
d'herbe, pas une ronce, pas une liane, pas même
une plaque de mousse ne venait interrompre le
ton uniformément blanchâtre de ce paysage tor-
réfié. Les fentes et les anfractuosités de ces ro-
ches n'avaient pas assez de fraîcheur pour que la
moindre plante pariétaire pût y suspendre sa
mince racine chevelue. On eût dit les tas de cen-
dres restés sur place d'une chaîne de montagnes
brûlée au temps des catastrophes cosmiques, dans
un grand incendie planétaire: pour compléter
l'exactitude de la comparaison, de larges zébrures
noires, pareilles à des cicatrices de cautérisation,
rayaient le flanc crayeux des escarpements.
Un silence absolu régnait sur cette dévastation ;
aucun frémissement de vie ne le troublait, ni pal-
pitation d'aile, ni bourdonnement d'insecte, ni
LE ROMArî UC T,A MOMIE. 17
fuite de lézard ou de reptile ; la cigale même, cette
amie des solitudes embrasées, n'y faisait pas ré-
sonner sa grêle cymbale.
Une poussière micacée, brillante, pareille à du
grès broyé, formait le sol, et de loin en loin s'ar-
rondissaient den monticules provenant des éclats
de pierre arrachés aux profondeurs de la chaîne
excavée parle pic opiniâtre des générations dispa-
rues, etle ciseaudes ouvriers troglodytes préparant
dans l'ombre la demeure éternelle des morts. Les
entrailles émiettées de la montagne avaient pro-
duit d'autres montagnes, amoncellement friable
de petits fragments de roc, qu'on eût pu prendre
pour une chaîne naturelle.
Dans les flancs du rocher s'ouvraient çà et là aes
bouches noires entourées de blocs de pierre en dés-
ordre, des trous carrés flanqués de piliers histo-
riés d'hiéroglyphes, et dont les linteaux portaient
des cartouches mystérieux où se distinguaient
dans un grand disque jaune le scarabée sacré, le
soleil à tête de bélier, et les déesses Isis et Nephtys
agenouillées ou debout.
C'étaient les tombeaux des anciens rois de
Thèbes ; mais Argyropoulos ne s*y arrêta pas, et
conduidt ses voyageurs par une espèce de rampe
qui ne semblait d'abord qu'une écorchure au
3.
18 LE ROMAN DE LA MOMIE.
flanc de la montagne, et qu'interrompaient plu-
sieurs fois des masses éboulées, à une sorte d*é-
troit plateau, de corniche en saillie sur la paroi
■verticale, où les rochers, en apparence groupés
au hasard, avaient pourtant, en v regardant bien,
une espèce de symétrie.
Lorsque le lord, rompu à toutes les prouesses
de la gymnastique, et le savant, beaucoup moins
agile, furent parvenus à se hisser auprès de lui,
Argyropoulos désigna de sa badine une énorme
pierre, et dit d'un air de satisfaction triomphale :
a C'est là ! »
Argyropoulos frappa dans ses mains à la ma-
nière orientale, et aussitôt des fissures du roc, des
replis de la vallée, accoururent en toute hâte des
fellahs hâves et déguenillés, dont les bras couleur
de brcnze agitaient des leviers, des pics, des mar-
teaux, des échelles et tous les instruments néces-
saires; ils escaladèrent la pente escarpée comme,
une légion de noires fourmis. Ceux qui ne pou-
vaient trouver place sur l'étroit plateau occupé
déjà par l'entrepreneur de fouilles, lord Evandale
et le docteur Rumphius, se retenaient des ongles et
s'arc-boutaientdes pieds aux rugosités delà roche.
Le Grec fit signe à trois des plus robustes, qui
glissèrent leurs leviers sous la plus grosse masse
LE ROMAN DE LA MOMIE. 19
de rucher. Leurs muscles saillaient comme des
cordes sur leurs bras maigres, et ils pesaient de
tout leur poids au bout de leur barre de fer. Enfin
la masse s'ébranla, vacilla quelques instants
comme un homme ivre, et, poussée par les efforts
réunis d'Argyropoulos, de lord Evandale, de
Rumphius, et de quelques Arabes qui étaient
parvenus à se jucher sur le plateau, roula en re-
bondissant le long de la pente. Deux autres blocs
de moindre dimension furent successivement
écartés, et alors on put juger combien les prévi-
sions du Grec étaient justes. L'entrée d'un tom-
beau, qui avait évidemment échappé aux investi-
gations des chercheurs de trésors, apparut dans
toute son intégrité.
C'était une sorte de portique creusé carrément
dans le roc vif : sur les parois latérales, deux pi-
liers couplés présentaient leurs chapiteaux formés
de têtes de vache, dont les cornes se contournaient
en croissant isiaque.
Au-dessus de la porte basse, aux jambages
Janqués de longs panneaux d'hiéroglyphes, se
développait un large cadre emblématique; au
centre d'un disque de couleur jaune, se voyait à
côté d'un scarabée, signe des renaissances succes-
sives, le dieu à tête de bélier, symbole du soleil
ÎO ROMAN DE LA MOMIE.
couchant. En dehors du disque, Isis etNephlhys,
personnifications du commencement et dr la fin,
se tenaient agenouillées, ii ne jambe repliéi sous la
cuisst:, Vautre relevée à la hauteur du c )ude se-
lon la posture égyptienne, les bras été idus en
avant avec une expression d'étonnemont mysté-
rieux, et le corps serré d'un pagne étroit que
sanglait une ceinture dont les bouts retom-
baient.
Derrière un mur de pierrailles et de briques
crues qui céda promptement au pic des travail-
leurs, on découvrit la dalle de pierre qui formait
la porte du monument souterrain.
Sur le cachet d'argile qui la scellait, le docteur
allemand, familier avec les hiéroglyph .\^ n'eut pas
de peine à lire la devise du colchyte surveillant
des demeures funèbres qui avait à jamais fermé
ce tombeau, dont lui seul eût pu retrouver l'em-
placement mystérieux sur la carte des sépultures
conservée au collège des prêtres.
tt Je commence à croire, dit au jeune lord le
savant transporté de joie, que nous tenons véri-
tablement la pie au nid, et je retire l'opinion dé-
favorable que j'avais émise sur l.> compte de ce
brave Grec.
— Peut-être nous réjouissons-n ms trop tôt, rc-
LE ROMAN DE LA MOMIE. l\
pondit lord Evandale, et allons-nous éprouver le
même désappointement que Belzoni, lorsqu'il crut
être entré avant personne dans le tombeau de
Menephtha Seti, et trouva, après avoir parcouru
un dédale de couloirs, de puits et de chambres, le
sarcophage vide sous son couvercle brisé : car les
chercheurs de trésors avaient abouti à la tombe
royale par un de leurs sondages pratiqué sur un
autre point de la montagne.
— Oh ! non, fit le savant ; la cnaîne est ici trop
épaisse et l'hypogée trop éloigné des autres pour
que ces taupes de malheur aient pu, en grattant
le roc, prolonger leurs mines jusqu'ici. ))
Pendant cette conversation, les ouvriers, excités
par Argyropoules, attaquaient la grande dalle de
pierre qui masquait l'orifice de la syringe. En dé-
chaussant la dalle pour passer dessous leurs le-
viers, car le lord avait recommandé de ne rien
briser, ils mirent à nu parmi le sable une multi-
tude de petites figurines hautes de quelques
pouces, en terre émaillée bleue ou verte, d'un tra-
vail parfait, mignonnes statuettes funéraires dépo-
sées là en offrande par les parents et les amis,
comme nous déposons des couronnes de fleurs
ou seuil de nos chapelles funèbres; seulement nos
fleurs se fanent vite, et après plus de trois mille
88 LE ROMAN DE LA MOMIE.
ans les témoignages de ces antiques douleurs se
retrouvent intacts, car l'Egypte ne peut rien faire
que d'éternel.
Lorsque la porte de pierre s'écarta, livrant,
pour la première fois depuis trente-cinq siècles,
passage aux rayons du jour, une bouffée d'aiï*
brûlant s'échappa de l'ouverture sombre, comme
de la gueule d'une fournaise. Les poumons em-
brasés de la montagne parurent pousser un sou-
pir de satisfaction par cette bouche si longtemps
fermée. La lumière, se hasardant à l'entrée du
couloir funèbre, fit briller du plus vif éclat les
enluminures des hiéroglyphes entaillés le long
des murailles par lignes perpendiculaires et repo-
sant sur une plinthe bleue. Une figure de cou-
leur rougeàtre, à tète d'épervier et coiffée du
pschent, soutenait un disque renfermant le globe
ailé et semblait veiller au seuil du tombeau,
comme un portier de l'Eternité.
Quelques fellahs allumèrent des torches et pré-
cédèrent les deux voyageurs accompagnés d'Ar-
gyropoulos : les flammes résineuses grésillaient
avec peine parmi cet air épais, étouffant, concen-
tré pendant tant de milliers d'années sous le cal-
caire incandescent de la montagne, dans les
couloirs, les labyrinthes et les cœcums de l'hypor
LE R0MA1\ DE LA MOMIE. ï3
gée. Rumphius haletait et ruisselait comme un
fleuve ; l'impassible Evandale lui-même rougis-
sait et sentait ses tempes se mouiller. Quant au
Grec, le vent de feu du désert Tarait desséché
depuis longtemps, et il ne transpirait non plus
qu'une momie.
Le couloir s'enfonçait directement vers le noyau
de la chaîne, suivant un filon de calcaire d'une
égalité et d'une pureté parfaites.
Au fond du couloir, une porte de pierre,
scellée comme Fautre d'un sceaii d'argile, et
surmontée du globe aux ailes éployées, témoi-
gnait que la sépulture n'avait pas été violée ,
et indiquait l'existence d'un nouveau corridor
plongeant plus avant dans le ventre de la mon-
tagne.
La chaleur devenait si intense que le jeune lord
se défit de son paletot blanc, et le docteur de son
habit noir, que suivirent bientôt leur gilet et leur
chemise ; Argyropoulos, voyant leur souffle s'em-
barrasser, dit quelques mots à Foreille d'un fel-
lah, qui courut à l'entrée du souterrain et rap-
porta deux grosses éponges imbibées d'eau
fraîche, que les deux voyageurs, d'après le con-
seil du Grec, se mirent sur la bouche pour res-
pirer un air plus frais à travers les pores humides,
H LE RUMAN DE LA MOMIE.
commecela se pratique aux bains russes quand la
vapeur est poussée à outrance.
On attaqua la porte, qui céda bientôt.
Ui i escalier taillé dans le roc vif se présenta avec
sa descente rapide.
Sur un fond vert terminé par une ligne bleue
se déroulaient, de chaque côté du couloir, des
processions de figurines emblématiques aux cou-
leurs aussi fraîches, aussi vives que si le pinceau
de l'artiste les eût appliquées la veille ; elles
apparaissaient un moment à la lueur des torches,
puis s'évanouissaient dans l'ombre comme les
fantômes d'un rêve.
Au-dessous de ces bandelettes de fresques, des
lignes d'hiéroglyphes , disposées en hauteur
comme l'écriture chinoise et séparées par des
raies creusées, offraient à la sagacité le mystère
sacré de leur énigme.
Le long des parois que ne couvraient pas les si-
gnes hiératiques, un chacal couché sur le ventre,
les pattes allongées^ les oreilles dressées, et une
figure agenouillée, coiffée de la mitre, la main
étendue sur un cercle, paraissaient faire senti-
nelle à côté d'une porte dont le linteau était orné
de deux cartouches accolés, ayant pour tenants
deux femmes vêtues de pagnes étroits, et dé-
LE ROMAN DE LA MOMIE. «5
ployant comme une aile leur bras empenné.
« Ah çà ! dit le docteur, reprenant haleine au
bas de l'escalier, voyant que l'excavation plon-
geait toujours plus avant, nous allons donc des-
cendre jusqu'au centre de la terre? La chaleur
augmente tellement que nous ne devons pas être
bien loin du séjour des damnés.
— Sans doute, reprit lord Evandale, ou a suivi
la veine du calcaire qui s'enfonce d'après la loi
des ondulations géologiques. »
Un autre passage d'une assez grande déclivité
succéda aux degrés. Les murailles en étaient éga-
lement couvertes de peintures où l'on distinguait
vaguement une suite de scènes allégoriques ,
expliquées sans doute par les hiéroglyphes in-
scrits au-dessous en manière de légende. Cette
frise régnait tout le long du passage, et plus bas
l'on voyait des figurines en adoration devant le
scarabée sacré et le serpent symbolique colorié
d'azur.
En débouchant du corridor, le fellah qui por-
tait la torche se rejeta en arrière par un brusque
mouvement.
Le chemin s'interrompait subitement, et la
bouche d'un puits baillait carrée et noire à la
surface du sol.
«6 LE ROMAN DE LA MOMIE-
« îî y a un puits, maître, dit le fellah en inter-
pellant Argyropoulos ; que faut-il faire ? »
Le Grec se fit donner une torche, la secoua pour
mieux l'enflammer , et la jeta dans la gueule
sombre du puits, se penchant avec précaution sur
l'orifice.
La torche descendit en tournoyant et en sifflant :
bientôt un coup sourd se fit entendre, suivi d'un
pétillement d'étincelles et d'un flot de fumée ; puis
la flamme reprit claire et vive, et l'ouverture du
puits brilla dans l'ombre comme l'œil sanglant
d'un cyclope.
c( On n est pas plus ingénieux, dit le jeune lord ;
ces labyrinthes entrecoupés d'oubliettes auraient
dû calmer le zèle des voleurs et des savants.
— Il n'en est rien cependant, répondit le doc-
teur ; les uns cherchent l'or, les autres la vérité,
les deux choses les plus précieuses du monde.
— Apportez la corde à nœuds, cria Argyropou-
los à ses Arabes ; nous allons explorer et sonder
les parois du puits, car l'excavation doit se pro-
longer bien au delà. »
Huit ou dix hommes^ pour faire contre-poids,
s'attelèrent à une extrémité de la corde, dont on
laissa l'autre bout plonger dans le puits.
\.vec l'agilité d'un singe ou d'un gymnaste de
LE ROMAN DE LA MOMIE. Î7
profession, Argyropoulos se suspendit au cordeau
flottant et se laissa couler à une quinzaine de
pieds environ, se tenant des mains aux nœuds et
battarit les parois du puits des talons.
Le roc ausculté rendit partout un son mat et
plein ; alors Argyropoulos se laissa couler au
fond du puits, frappant le sol du pommeau de son
kandjar, mais la roche com.pacte ne résonnait pas.
Evandale et Rumphius, enfiévrés par une cu-
riosité anxieuse, se penchaient sur le bord du
puits, au risque de s'y précipiter la tête la pre-
mière et suivaient avec un intérêt passionné les
recherches du Grec.
« Tenez ferme là-haut, » cria enfin le Grec,
lassé de l'inutilité de sa perquisition, et il empoi-
gna la corde à deux mains pour remonter.
L'ombre d' Argyropoulos, éclairé en dessous par
la torche qui continuait à brûler au fond du puits,
se projetait au plafond et y dessinait comme la
silhouette d'un oiseau difforme.
La figure basanée du Grec exprimait un vif dés-
appointement, et il se mordait la lèvre sous sa
m.oustache.
« Pas l'apparence du moindre passage ! s'é-
cria-t-il, et pourtant l'excavation ne saurait s'ar-
rêter là. j>
fif LE RO-MAN LE LA MOMIE.
— A moins pourtant, dit Rumphiiis, que l'É-
gyptien qui s'était commandé ce tombeau ne soit
mort dans quelque nome lointain, en voyage ou
en guerre, et qu'on n'ait abandonné les travaux,
ce qui n'est pas sans exemple.
— Espérons qu'à force de chercher nous ren-
contrerons quelque issue secrète, continua lord
Evandale : sinon, nous essayerons de pousser
une galerie transversale à travers la montagne.
— Ces damnés Égyptiens étaient si rusés pour
cacher l'entrée de leurs terriers funèbres! ils ne
savaient que s'imaginer afin de désorienter le
pauvre monde, et on dirait qu'ils riaient par
avance de la mine décontenancée des fouilleurs, »
marmottait Argyropoulos.
S'avançant sur le bord du gouffre, le Grec
sonda de son regard perçant comme celui d'un
oiseau nocturne les murs delà petite chambre qui
formait la partie supérieure du puits. 11 ne vit
rien que les personnages ordinaires de la psycho-
stasie, le juge Osiris assis sur son trône, dans la
pose consacrée, tenant le pedum d'une main et le
fouet de l'autre, et les déesses de la Justice et de
la Vérité amenant l'esprit du défunt devant le
tribunal de l'Amenti.
Tout à coup il parut illuminé d'une idée subite
LE ROMAN DE LA MOMIE. Sf
et fit volte-face : sa vieille expérience d'entrepre-
neur de fouilles lui rappela un cas à peu près sem-
blable, et d'ailleurs le désir de gagner les mille
guinées du lord surexcitait ses facultés; il prit un
nie des mains d'un fellah et se mit, en rétrogra-
dant, à heurter rudement à droite et à gauche
les surfaces du rocher, au risque de marteler quel-
ques hiéroglyphes et de casser le bec ou l'élytre
d'un épervier ou d'un scarabée sacré.
Le mur interrogé finit par répondre aux ques-
tions du marteau et sonna creux.
Une exclamation de triomphe s'échappa de la
poitrine du Grec et son œil étincela.
Le savant et le lord battirent des mains.
«Piochez là, » dit à ses hommes Argyropoulos
qui avait repris son sang-froid.
On eut bientôt pratiqué une brèche suffisante
pour laisser passer un homme. Une galerie, qui
contournait dans l'intérieur de la montagne l'ob-
stacle du puits opposé aux profanateurs, condui-
sait à une salle carrée dont le plafond bleu posait
sur quatre piliers massifs enluminés de ces figu-
res à peau rouge et à pagne blanc, qui présen-
tent si souvent dans les fresques égyptiennes leur
buste de face et leur tête de profil.
Cette salle débouchait dans une autre un peu
8.
JO LE ROMAN DE LA MOilIE.
plus haute de plafond et soutenue seulement par
deux piliers. Des scènes variées, la bari mystique,
le taureau Apis emportant la momie vers les ré-
gions de l'Occident, le jugement de l'âme et le
pesage des actions du mort dans la balance su-
prême, les offrandes faites aux divinités funé-
raires, ornaient les piliers et la salle.
Toutes ces figurations étaient tracées en bas-
relief méplat dans un trait fermement creusé,
mais le pinceau du peintre n'avait pas achevé
et complété l'œuvre du ciseau. Au soin et à la
délicatesse du travail, on pouvait juger de l'im-
portance du personnage dont on avait cherché à
dérober le tombeau à la connaissance des
hommes.
Apres quelques minutes données à l'examen
de ces incises, dessinées avec toute la pureté du
beau style égyptien à son époque classique, ol
s'aperçut que la salle n'avait pas d'issue et qu'on
avait abouti à une sorte de cœcum. L'air se raré-
fiait; les torches brûlaient avec peine dans une
atmosphère dont elles augmentaient encore la
chaleur, et leurs fumées se remployaient en
nuages; le Grec se donnait à tous les diables,
comme si le cadeau n'était pas fait et accepté de-
puis longtemps : mais cela ne remédiait à rien.
LE ROMAN DE LA MOMIE. 31
On sonda de nouveau les murs sans aucun résul-
tat; ja montagne, pleine, épaisse, compacte, ne
rendait partout qu'un son mat: aucune appa-
rence de porte, de couloir ou d'ouverture quel-
conque !
Le lord était visiblement découragé, et le
savant laissait pendre flasquement ses bras mai-
gres le long de son corps. Argyropoulos, qui
craignait pour ses vingt-cinq mille francs, mani-
festait le désespoir le plus farouche. Cependant il
fallait rétrograder, caria chaleur devenait vérita-
blement étouffante.
La troupe repassa dans la première salle, et
là, le Grec, qui ne pouvait se résigner à voir s'en
aller en fumée son rêve d'or, examine avec la
plus minutieuse attention le fût des piliers, pour
s'assurer s'ils ne cachaient pas quelque artifice,
s'ils ne masquaient pas quelque trappe qu'on dé
couvrirait en les déplaçant: car, dans son déses-
poir, il mêlait la réalité de l'architecture égyp-
tienne aux chimériques bâtisses des contes arabes.
Les piliers, pris dans la masse même de la
montagne, au milieu de la salle évidée, ne fai-
saient qu'un avec elle, et il aurait fallu employer
la mine pour les ébranler.
Tout espoir était perdu!
32 LE ROMAN DE LA MOMIE.
« Cependant, dit Rumphius, on ne s'est pas
amusé à creuser ce dédale pour rien. Il doit y
aToir quelque part un passage pareil à celui qui
contourne le puits. Sans doute le défunt a peur
d'être dérangé par les importuns, et il se fait
celer; mais avec de lïnsistance on entre partout.
Peut-être une dalle habilement dissimulée, et
dont la poudre répandue sur le sol empêche de
Toir le joint, recou\Te-t-elle une descente qui
mène, directement ou indirectement, à la salle
funèbre.
— Vous a^si"^ raison, cher docteur, fit Evan-
dale ; ces damnés Égyptiens joignent les pierres
comme les charnières d'une trappe anglaise :
cherchons encore. »
L'idée du savant avait paru judicieuse au Grec,
qui se promena et fit se promener ses fellahs en
frappant du talon dans tous les coins et recoins
de la salle.
Enfin, non loin du troisième pilier, une sourde
résonnance attira l'oreille exercée du Grec, qui se
précipita à genoux pour cxammer la place,
balayant avec la guenille de burnous qu'un de ses
Arabes lui avait jetée l'impalpable poussière
tamisée par trente-cinq siècles dans l'ombre et le
silence ; une ligne noire, mince et nette comme
LE ROMAN DE LA MOMIE. S 3
le trait tracé à la règle sur un plan d'architecte,
se dessina, et, suivie minutieusement, découpa
sur le sol une dalle de forme oblongue.
(( Je vous le disais bien, moi, s'écria le savant
enthousiasmé, que le souterrain ne pouvait se
terminer ainsi ! *
— Je me fais vraiment conscience, dit lord
Evandale avec son bizarre flegme britannique, de
troubler dans son dernier sommeil ce pauvre
corps inconnu qui comptait -si bien reposer en
paix jusqu'à la consommation des siècles. L'hôte
de cette demeure se passerait bien de notre
visite.
— D'autant plus que la tierce personne manque
pour la régularité de la présentation, répondit le
docteur ; mais rassurez-vous, milord : j'ai assez
vécu du temps des Pharaons pour vous introduire
auprès du personnage illustre, habitant de ce
palais souterrain. »
Des pinces furent glissées dans l'étroite fissure,
et après quelques pesées la dalle s'ébranla et se
souleva.
Un escalier aux marches hautes et roides s'en-
fonçant dans l'ombre s'offrit aux pieds impatients
des voyageurs, qui s'y engouffrèrent pêle-mêle
Une galerie en pente, coloriée sur ses deux faces
g4 LE ROMAN DE LA MOMIE.
de figures et d'hiéroglyphes, succéda aux mar-
ches ; quelques degrés se présentèrent encore au
bout de la galerie, menant à un corridor de peu
d'étendue, espèce de vestibule d'une salle de
même style que la première, mais plus grande et
soutenue par eix piliers pris dans la masse de la
montagne. l'ornementation en était plus riche,
et les motifs ordinaires des peintures funèbres
s*y multipliaient sur un fond de couleur jaune.
A droite et à gauche s'ouvraient dans le roc
deux petites cryptes ou chambres remplies de
figurines funéraires en terre émaillée, en bronze
et en bois de sycomore.
« Nous voici dans l'antichambre de la salle où
doit se trouver le sarcophage ! s'écria Rumphius,
laissant voir au-dessous de ses lunettes, qu'il avait
relevées sur son front, ses yeux gris clair étince-
lantsdejoie.
— Jusqu'à présent, dit Evandale, le Grec a
tenu sa promesse : nous sommes bien les premiers
vivants qui aient pénétré ici depuis que dans cette
tombe le mort, quel qu'il soit, a été abandonné
à l'éternité et à l'inconnu.
— Oh ! ce doit être un puissant personnage,
répondit le docteur, un roi, un fils de roi tout au
moins ; je vous le dirai plus tard, lorsijue j'aurai
LE ROMAN DE LA MOMIE. SI
déchiffré son cartouche ; mais pénétrons d'abord
dans cette salle, la plus belle, la plus importante,
et que les Egyptiens désignaient sous le nom de
Salle dorée. »
Lord Evandale marchait le premier, précédant
de quelques pas le savant moins agile, ou qui
peut-être \oulait laisser par déférence la virginité,
de la découverte au jeune lord.
Au moment de franchir le seuil, le lord se
pencha comme si quelque chose d'inattendu avait
frappé son regard.
Bien qu'habitué à ne pas manifester ses émo-
tions, car rien n'est plus contraire aux règles du
haut dandysme que de se reconnaître, par la sur-
prise ou l'admiration, inférieur à quelque chose,
le jeune seigneur ne put retenir un oh I prolongé,
et modulé de la façon la plus britannique.
Voici ce qui avait extirpé une exclamation au
plus parfait gentleman des trois royaumes unis.
Sur la fine poudre grise qui sablait le sol se
dessinait très-nettement, avec l'empreinte de l'or-
teil, des quatre doigts et du calcanéum, la forme
d'un pied humain ; le pied du dernier prêtre ou
du dernier ami qui s'était retiré, quinze cents ans
avan\ Jésus-Christ, après avoir rendu au mort les
honneurs suprêmes. La poussière aussi éternelle
36 LE ROMAN DE LA MOMIE.
en Egypte que le granit, avait moulé ce pas et le
gardait depuis plus de trente siècles, comme les
boues diluviennes durcies conservent la trace des
pieds d'animaux qui la pétrirent.
« Voyez, dit Evandale à Rumphius, cette em-
preinte humaine dont la pointe se dirige vers la
sortie de l'hypogée. Dans quelle syringe de la
chaîne libyque repose pétrifié de bitume le corps
qui l'a produite ?
— Qui sait? répondit le savant: en tout cas,
cette trace légère, qu'un souffle eût balayée, a
duré plus longtemps que des civilisations, que des
empires, que les religions mêmes et que dos mo-
numents que l'on croyait éternels : la poussière
d'Alexandre lute peut-être la bonde d'un tonneau
de bière, selon la réflexion d'IIamlet, et le pas
de cet Egyptien inconnu subsiste au seuil d'un
tombeau! »
Poussés par la curiosité qui ne leur permettait
pas de longues réflexions, le lord et le docteur pé-
nétrèrent dans la salle, prenant garde toutefois
d'efl'acer la miraculeuse empreinte.
En y entrant, l'impassible Evandale éprouva
une impression singulière.
Il lui sembla, d'après l'expression de Shaks-
peare, que « la roue du temps était sortie de sod
LE ROMAN DE LA MOMIE. 87
ornière » : la notion de la vie moderne s'effaça
chez lui. Il oublia et la Grande-Bretagne, et son
nom inscrit sur le livre d'or de la noblesse, et ses
châteaux du Lincolnshire, et ses hôtels du West-
End, et Hyde-Park, etPiccadilly, et les drawing-
rooms de la reine, et le club des Yachts, et tout
ce qui constituait son existence anglaise. Une
main invisible avait retourné le sablier de l'éter-
nité, et les siècles, tombés grain à grain comme
des heures dans la solitude et la nuit, recommen-
çaient leur chute. L'histoire était comme non ave-
nue: Moïse vivait. Pharaon régnait, et lui, lord
Evandale, se sentait embarrassé de ne pas avoir
la coiiî'eà barbes cannelées, legorgerin d'émaux,
et le pagne étroit bridant sur les hanches, seul
costume convenable pour se présenter à une
momie royale. Une sorte d'horreur religieuse
l'envahissait, quoique le lieu n'eût rien de sinistre,
en violant ce palais de la Mort défendu avec tant
de soin contre les profanateurs. La tentative lui
paraissait impie et sacrilège, et il se dit : « Si le
Pharaon allait se relever sur sa couche et me
frapper de son sceptre ! » Un instant il eut l'idée de
laisser retomber le linceul, soulevé à demi, sur
le cadavre de cette antique civilisation morte;
mais le docteur, dominé par son enthousiasme
38 LE ROMAN DE LA MOMIE.
scientifique, ne faisait pas ces réflexions, et, il
s*écriait d'une voix éclatante :
« Milord, milord, le sarcophage est intact! »
Cette phrase rappela lord Evandale au seiiti-
ment de la réalité. Par une électrique projection
dî pensée, il franchit les trois mille cinq cents an?
que sa rêverie avait remontés, et il répondit :
a En vérité, cher docteur, intact ?
— ^^ Bonheur inouï! chance merveilleuse! trou-
vaille inappréciable ! » continua le docteur dans
Fexpansion de sa joie d'érudit.
Argyropoulos, voyant l'enthousiasme du doc-
teur, eut un remords, le seul qu'il pût éprouver
du reste, le remords de n'avoir demandé que
vingt-cinq mille francs. «J'ai été naïf, se dit-il à
lui-même ; cela ne m'arriveraplus ; ce milord m'a
volé. »
Et il se promit bien de se corriger à l'avenir.
Pour faire jouir les étrangers de la beauté du
coup d'œil, les fellahs avaient allumé toutes leurs
torches. Le spectacle était en effet étrange et
magnifique! -Les galeries et les salles qui con-
duisent à la salle du sarcophage ont des plafonds
plats et ne dépassent pas une hauteur de huit ou
dix pieds; mais le sanctuaire oii aboutissent ces
dédales a de tout autres proportions. Lord E\an«
LE ROMAN DE LA MOMIE. 89
daîe et Rumphius restèrent stupéfiés d'admira-
tion, guoiqu'ils fussent déjà familiarisés avec les
splendeurs funèbres de Fart égyptien.
Illuminée ainsi, la salle dorée flamboya, et,
pour la première fois peut-être, les couleurs de
ses peintures éclatèrent dans tout leur jour. Des
rouges, des bleus, des verts, des blancs, d'un
éclat neuf, d'une fraîcheur virginale, d'une pureté
inouïe, se détachaient de l'espèce de vernis d'or
qui servait de fond aux figures et aux hiérogly-
phes, et saisissaient les yeux avant qu'on eût pu
discerner les sujets que composait leur assem-
blage.
Au premier abord, on eût dit une immense ta-
pisserie de l'étoffe la plus riche ; la voûte, haute
de trente pieds, présentait une sorte de velarium
d'azur, bordé de longues palmettes jaunes.
Sur les parois des murs, le globe symbolique
ouvrait son envergure démesurée, et les cartouches
royaux inscrivaient leur contour. Plus loin, Isiset
Nephthys secouaient leurs bras frangés de plumes
comme des ailerons. Les urseus gonflaient leurs
gorges bleues, les scarabées essayaient de dé-
ployer leurs élytres, les dieux à têtes d'animaux
dressaient leurs oreilles de chacal, aiguisaient
leur bec d'épervier, ridaient leur museau de cy-
40 LE ROMAN DE LA MOMIE.
Docépliale, rentraient dans leurs épaules leur cou
de vautour ou de serpent comme s'ils eussent été
doués de vie. Des baris mystiques passaient sur
leurs traîneaux, tirées par des figures aux poses
compassées, au geste anguleux, ou flottaient sur
des eaux ondulées symétriquement, conduites par
des rameurs, demi-nus. Des pleureuses, agenouil-
lées et la main placée en signe de deuil sur leur
chevelure bleue, se retournaient vers les catafal-
ques, tandis que des prêtres à tête rase, une peau
de léopard sur l'épaule, brûlaient les parfums
sous le nez des morts divinisés, au bout d'une
spatule terminée par une main soutenant une
petite coupe. D'autres personnages offraient aux
génies funéraires des lotus en fleur ou en bouton,
des plantes bulbeuses, desvolatilcs, des quartiers
d'antilope et desbuires de liqueurs. Des Justices
acéphales amenaient des âmes devant des Osiris
aux bras pris dans un contour inflexible, comme
dans une camisole de force, qu*assistaient les qua-
rante-deux juges de l'Amenti accroupis sur deux
files et portant sur leurs têtes empruntées à tous
les règnes de la zoologie, une plume d'autruche
en équilibre.
Toutes ces figurations, cernées d*un trait creusé
dans le calcaire et bariolées des couleurs les plus
LE ROMAN DE LA MOMIE. 41
vives, avaient cette vie immobile, ce mouvement
figé, cette intensité mystérieuse de l'art égyptien,
contrarié par la règle sacerdotale, et qui res-
semble à un homme bâillonné tâchant de faire
comprendre son secret.
Au milieu de la salle, se dressait massif et
grandiose le sarcophage creusé dans un énorme
bloc de basalte noir que fermait un couvercle de
même matière, taillé en dos d'âne. Les quatre
faces du monolithe funèbre étaient couvertes de
personnages et d'hiéroglyphes aussi précieuse-
ment gravés que l'intaille d'une bague en pierre
fine, quoique les Egyptiens ne connussent pas le
fer et que le basalte ait un grain réfractaire à
émousser les aciers les plus durs. L'imagination
se perd à rêver le procédé par lequel ce peuple
mers'eilleux écrivait sur le porphyre et le granit,
comme avec une pointe sur des tablettes de cire.
Aux angles du sarcophage étaient posés quatre
vases d'albâtre oriental du galbe le plus élégant
et le plus pur, dont les couvercles sculptés repré-
sentaient la tête d'homme d'Amset, la tête de
cynocéphale d'Hapi, la tête de chacal de Sou-
maoutf, la tête d'épervier de Kebsbnif : c'étaient
les vases contenant les viscères de la momie en-
iermée dans le sarcophage. A la tête du tombeau,
4.
42 LE ROMAN DE LA MOMIE.
une effigie d'Osiris, \à barbe nattée, semblait
veiller sur le sommeil du mort. Deux statues de
feiume coloriées se dressaient à droite et à gau-
che de la tombe, soutenant d'une main sur leur
tcte une boîte carrée, et de l'autre, appuyé à leur
flanc, un vase à libations. L'une était vêtue d'un
simple jupon blanc collant sur les hanches et sus-
pendu par des bretelles croisées ; l'autre, plus
richement habillée, s'emboîtait dans une espèce
de fourreau étroit papelonné d'écaillés successi-
vement rouges et vertes.
A côté de la première, l'on voyait trois jarres
primitivement remplies d'eau du Nil, qui en
s' évaporant n'avait laissé que son limon, et un
plat contenant une pâte alimentaire desséchée.
A côté de la seconde, deux petits navires, pareils
à ces modèles de vaisseaux qu'on fabrique dans les
ports de mer, rappelaient avec exactitude, celui ci,
les moindres détails des barques destinées à trans-
porter les cevps de Diospolis aux Memnonia ; ce-
lui-là, la nef symbolique qui fait passer l'âme
aux régions de l'Occident. Rien n'était oublié, ni
les mâts, ni le gouvernail, composé d'un long
aviron, ni le pilote, ni les rameurs, ni la momie
entourée de pleureuses et couchée sous le naos,
sur un lit à pattes de lion, ni les figures allégo-
LE ROMAN DE LA MOMIE. kt
riques des divinités funèbres accomplissant leurs
fonctions sacrées. Barques et personnages étaient
peints de couleurs vives, et sur les deux joues de
la proue relevée en bec comme la poupe, s'ouvrait
le grand œil osirien allongé d'antimoine ; un
bucrane et des ossements de bœuf semés çà et
là témoignaient qu'une victime avait été immolée
pour assumer les mauvaises chances qui eussent
pu troubler le repos du mort. Des coffrets peints
et chamarrés d'hiéroglyphes étaient placés sur le
tombeau ; des tables de roseau soutenaient encore
les offrandes funèbres ; rien n'avait été touché
dans ce palais de la Mort, depuis le jour où la
momie, avec son cartonnage et ses deux cercueils,
s'était allongée sur sa couche de basalte. Le ver du
sépulcre, qui sait si bien se frayer passage àtravers
les bières les mieux fermées, avait lui-même re-
broussé chemin, repoussé par les acres parfums
du bitume et des aromates.
<( Faut-il ouvrir le sarcophage ? dit Argyro-
poulos après avoir laissé à lord Evandale et à
Rumphius le temps d'admirer les splendeurs de
la salle dorée.
— Certainement, répondit le jeune lord ; mais
prenez garde d'écorner les bords du couvercle en
introduisant vos leviers dans la jointure, car je
U LE ROMAN DE LA MOMIE.
veux enlever ce tombeau et en faire présent au
Britisli Muséum. »
Toutelatrouperéunit ses efforts pourdéplacer le
monolithe ; des coirs de bois furent enfoncés avec
précaution, et, t;u L ^ut de quelques minutes de
travail, l'énorme piei "e se déplaça et glissa sur
les tasseaux préparés pour la recevoir. Le sarco-
phage ouvert laissa voir le premier cercueil her-
métiquement fermé. C'était un coffre orné de
peintures et de dorures, représentant une espèce
de naos, avec des dessins symétriques, des losan-
ges, des quadrilles, des palmettes et des lignes
d'hiéroglyphes. On fit sauter le couvercle, et
Rumphius, qui se penchait sur le sarcophage,
poussa un cri de surprise lorsqu'il découvrit le
contenu du cercueil : « Une femme ! une femme ! »
s'écria-t-il, ayant reconnu le sexe de la momie à
l'absence de barbe osirienne et à la forme du
cartonnage.
Le Grec aussiparut étonné ; sa vieille expérience
de fouilleur le mettait à même de comprendre
tout ce qu'une pareille trouvaille avait d'insolite.
La vallée de Biban-el-Molouk est le Saint-Denis
de l'ancienne Thèbes, et ne contient que des
tombes de rois. La nécropole des reines est située
plus loin, dans une autre Q-or^re de U monOîe-De.
LE ROMAN DE LA MOMIE. 4S
Les tombeaux des reines sont fort simples, et
composés ordinairement de deux ou trois cou-
loirs et d'une ou deux chambres. Les femmes,
en Orient, ont toujours été regardées comme in-
férieures à l'ho^ime, même dans la mort. La
plupart de ces tombes, violées à des époques
très-anciennes, ont servi de réceptacle à des mo-
mies difformes grossièrement embaumées^ oii
se voient encore des traces de lèpre et d'éléphan-
tiasis. Par quelle singularité, par quel miracle,
par quelle substitution ce cercueil féminin oc-
cupait-il ce sarcophage royal, au milieu de ce
palais rryptique, digne du plus illustre et du
plus puissant des Pharaons !
« Ceci dérange, dit le docteur à lord Evandale,
toutes mes notions et toutes mes théories, et ren-
verse les systèmes les mieux assis sur les rites
funèbres égyptiens, si exactement suivis pour-
tant pendant des milliers d'années ! Nous tou-
chons sans doute à quelque point obscur, à quel-
que mystère perdu de l'histoire. Une femme est
montée sur le trône des Pharaons et a gouverné
l'Egypte. Elle s'appelait Tahoser, s'il faut en
croire des cartouches gravés sur des martelages
d'inscriptions plus anciennes; elle a usurpé la
tombe comme le trône, ou peut-être quelque
*fi TE ROMAN DE LA MOMTE.
ambitieuse, dont l'histoire n'a pas gardé souve-
nir, a renouvelé sa tentative.
— Personne mieux que vous n'est en état de
résoudre ce problème difficile, fit lord Evandale ;
nous allons emporter cette caisse pleine de
secrets dans notre cange, où vous dépouillerez à
votre aise ce document historique, et devinerez
sans doute l'énigme que proposent ces éperviers,
;es scarabées, ces figures à genoux, ces lignes en
dents de scie, ces urœus ailés, ces mains en spa-
tule que vous lisez aussi couramment que le
grand Champollion. »
Les fellahs, dirigés par Argyropoulos, enle-
vèrent l'énorme coffre sur leurs épaules, et la
momie^ refaisant en sens inverse la promenade
funèbre qu'elle avait accomplie du temps de
Moïse, dans une bari peintu et dorée, précédée
d'un long cortège, embarquée sur le sandal qui
avait amené les voyageurs, arriva bientôt à la
cange amarrée sur le Nil, et fut placée dans la
cabins assez semblable, tant les formes chancrent
peu en Egypte, au naos de la barque funéraire.
Arg^Topoulos, ayant rangé autour de la caisse
tous les objets trouvés près d'elle, se tint debout
respectueusement à la porte de la cabine, et parut
attendre. Lord Evandale comprit et lui fit
LE ROMAN DE LA MOMIE. 47
compter les vingt-cinq mille francs par son valet
de chambre.
Le cercueil ouvert posait sur des tasseaux, au
milieu de la cabine, brillant d'un éclat aussi vif
que si les couleurs de ses ornements eussent été
appliquées d'hier, et encadrait la momie, moulée
dans son cartonnage, d'un fini et d'une richesse
d'exécution remarquables.
Jamais l'antique Egypte n'avait emmaillotté
avec plus de soin un de ses enfants pour le som-
meil éternel. Quoique aucune forme ne fût in-
diquée dans cet Hermès funèbre, terminé en
gaine, d'où se détachaient seules les épaules et la
tête, on devinait vaguement un corps jeune et
gracieux sous cette enveloppe épaissie. Le
masque doré, avec ses longs yeux cernés de noir
et avivés d'émail^ son nez aux ailes délicatement
coupées, ses pommettes arrondies, ses lèvres épa-
nouies et souriant de cet indescriptible sourire
du sphinx, son menton, d'une courbe un peu
courte, mais d'une finesse extrême de contour,
offraient le plus pur type de l'idéal égyptien, et
accusaient, par mille petits détails caractéris-
tiques, que l'art n'invente pas, la physionomie in-
dividuelle d'un portrait. Une multitude de fines
nattes, tressées en cordelettes et séparées par des
4,^ LE ROMAN DE LA MOMIE.
bandeaux, retombaient, de chaque côté du
masque, en masses opulentes. Une tige de lotus,
partant de la nuque, s'arrondissait au-dessus de
la tète et venait ouvrir son calice d'azur sur Tor
mat du front, et complétait, avec le cône funé-
raire, cette coiffure aussi riche qu'élégante.
Un large gorgerin, composé de fins émaux
cloisonnés de traits d'or, cerclait la base du col
et descendait en plusieurs rangs, laissant voir,
comme deux coupes d'or, le contour ferme et pur
de dfedx seins vierges.
Sur la poitrine, l'oiseau sacré à la tcte de bélier,
portant entre ses cornes vertes le cercle rouge du
soleil occidental et soutenu par deux serpents
coiffés du pschent qui gonflaient leurs poches,
dessinait sa configuration monstrueuse pleine de
sens symboliques. Plus bas, dans les espaces
laissés libres par les zones transversales et rayées
de vives couleurs représentant les bandelettes,
l'épervier de Phré couronné du globe, l'enver-
gure éployée, le corps imbriqué de plumes symé-
triques, et la queue épanouie en éventail, tenait
entre chacune de ses serres le Tau mystérieux,
emblème d'immortalité. Des dieux funévaires, à
face verte, à museau de singe et de chacal, pré-
sentaient,d'un geste hiératiquementroide, le fouet,
LE ROMAN DE LA MOMIE. 49
le pedum, le sceptre ; l'œil osirien dilatait sa pru-
nelle rouge cernéed'antimoine; les vipères célestes
épaississaient leur gorge autour des disques sacrés ;
des figures symboliques allongeaient leurs bras
empennés de plumes semblables à des lames de
jalousie, et les deux déesses du commencement
et de la fin, la cbevelure poudrée de poudre bleue,
le buste nu jusqu'au-dessous du sein, le reste du
corps bridé dans un étroit jupon, s'agenouillaient,
à la mode égyptienne, sur des coussins verts et
rouges, ornés de gros glands.
Une bandelette longitudinale d'hiéroglyphes
partant de la ceinture et se prolongeant jusqu'aux
pieds, contenait sans doute quelques formules du
rituel funèbre, ou plutôt les noms et qualités de
la défunte, problème que Rumphius se promit
de résoudre plus tard.
Toutes ces peintures, par le style du dessin, la
hardiesse du trait, l'éclat de la couleur, déno-
taient de la façon la plus évidente, pour un œil
exercé, la plus belle période de l'art égyptien.
Lorsque le lord et le savant eurent assez con-
templé cette première enveloppe, ils tirèrent le
cartonnage de sa boîte et le dressèrent contre une
paroi de la cabine.
C'était un spectacle étrange que ce maillot fu-
fiO LE ROMAN DE LA MOMIE.
nèbre à masque doré, se tenant debout comme un
spectre matériel, et reprenant une fausse attitude
de vie, après avoir gardé si longtemps la pose
horizontale de la mort sur un lit de basalte, au
cœur d'une montagne éventrée par une curiosité
impie. L'àme de la défunte, qui comptait sur
réternel repos, et qui avait pris tant de soins
pour préserver sa vlépouille de toute violation,
dut s'en émouvoir, au delà des mondes, dans le
cercle de ses voyages et de ses métamorphoses.
Rumphius, armé d'un ciseau et d'un marteau
pour séparer en deux le cartonnage de la momie,
avait l'air d'un de ces génies funèbres coiffés
d'un masque bestial, qu'on voit dans les pein-
tures des hypogées s'empresser autour des mort?
pour accomplir quelque rite effrayant et mysté-
rieux; lord Evandale, attentif et calme, ressem-
blait, avec son pur profil, au divin Osiris atten-
dant l'âme pour la juger, et, si l'on veut pousser
la comparaison plus loin, son stick rappelait le
sceptre que tient le dieu.
L'opération terminée, ce qui prit assez de
temps, car le docteur ne voulait pas écailler les
dorures, la boîte reposée à terre se sépara en
deux comme un moule qu'on ouvre, et la momie
apparut dans toU l'éclat de sa toiiette funcbre,
LE ROMAN DE LA MOMIE. 51
parée coquettement, comme si elle eût youIu sé-
duire les génies de l'empire souterrain.
A l'ouverture du cartonnage, une vague et dé-
licieuse odeur d'aromates, de liqueur de cèdre,
de poudre de santal, de m\Trhe et decinnamome,
se répandit par la cabine de la cange : car le
corps n'avait pas été englué et durci dans ce bi-
tume noir qiai pétrifie les cadavres vulgaires, et
tout l'art des embaumeurs, anciens habitants des
JVIemnonia, semblait s'être épuisé à conserver
cette dépouille précieuse.
Un lacis d'étroites bandelettes en fine toile de
lin, souslequel s'ébauchaientvaguement les traits
de la figure, enveloppait la tête; les baumes dont
ils étaient imprégnés avaient coloré ces tissus
d'une belle teinte fauve. A partir de la poitrine,
un filet de minces tuyaux de verre bleu, sem-
blables à ces cannetilles de jais qui servent à
broder les basquines espagnoles, croisait ses
mailles réunies à leurs points d'intersection par
de petits grains dorés, et, s'allongeant jusqu'aux
jambes, formait à la morte un suaire de perles
digne d'une reine ; les statuettes des quatre dieux
de l'Amenti, en or repoussé, brillaient rangées
symétriquement au bord supérieur du filet, ter-
mina en l)as par une frange d'ornements du goût
53 LE ROMAN DE LA MOMIE.
le plu" pur. Entre les figures des dieux funèbres
s'allongeait une plaque d'or au-dessus de laquelle
un scarabée de lapis-lazuli étendait ses longues
ailes dorées.
Sous la tête de la moinie était placé un riche
miroir de métal poli, comme si l'on eût voulu
fournir à l'àme de la morte le moyen de con -em-
pler le spectre de sa beauté pendant la longue
nuit du sépulcre. A côté du miroir, un coffret en
terre émaillée, d'un travail précieux, renfermait
un collier composé d'anneaux d'ivoire, alternant
avec des perles d'or, de lapis-lazuli et de corna-
line. Au long du corps, on avait mis l'étroite cu-
vette carrée en bois de santal, où de son vivant la
morte accomplissait ses ablutions parfumées.
Trois vases en albâtre rubané, fixés au fond du
cercueil, ainsi que la momie, par une couche de
natrum , contenaient les deux premiers des
baumes d'une odeur encore appréciable, et le
troisième de la poudre d'antimoine et une petite
spatule pour colorer le bord des paupières et en
prolonger l'angle externe, suivant l'antique usage
égyptien, pratiqué de nos jours par les femmes
orientales.
« Quelle touchante coutume, dit le docteur
Rumphius, enthousiasmé à la vue de ces trésors.
LE ROMAN DE LA MOMIE. 5 3
d'ensevelir avec une jeune femme tout son coquet
arsenal de toilette ! car c'est une jeune femme, à
coup sûr, qu'enveloppent ces bandes de toile
jaunies par le temps et les essences : à côté des
Egyptiens, nous sommes vraiment des barbares;
emportés par une vie brutale, nous n'avons plus
le sens délicat de la mort. Que de tendresse, que
de regrets, que d'amour révèlent ces soins mi-
nutieux, ces précautions infinies, ces soins inutiles
que personne ne devait jamais voir, ces caresses
à une dépouille insensible, cette lutte pour arra-
cher à la destruction une forme adorée, et la rendre
intacte à l'âme au jour de la réunion suprême!
— Peut-être, répondit lord Evandale tout pensif,
notre civilisation, que nous croyons culminante,
n'est-elle qu'une décadenceprofonde, n'ayant plus
même le souvenir historique des gigantesques so-
ciétés disparues. Nous sommes stupidement fiers
de quelques ingénieux mécanismes récemment
inventés, et nous ne pensons pas aux colossales
splendeurs, aux énormités irréalisables pour tout
autre peuple, del'antique terre des Pharaons. Nous
avons la vapeur; mais la vapeur est moins forte
que la pensée qui élevait les pyramides, creusait
les hypogées, taillait les montagnes en sphin:i, en
obélisques, couvrait des salles d'un seul bloc que
5.
54 LE ROMA>i DE LA MOMIE.
tous nos engins ne sauraient remuer, ciselait des
chapelles monolithes et savait défendre contre le
■«.cant la fragile dépouille humaine, tant elle avait
le sens de l'éternité !
— Oh ! les Égyptiens, dit Rumphius en souriant,
étaient de prodigieux architectes, d'étonnants ar-
tistes, de profonds savants ; les prêtres de Mem-
phis et de Thèbes auraient rendu des points même
à nos érudits d'Allemagne, et pour la symbo-
lique, ils étaient de la force de plusieurs Creuzer ;
mais nous finirons par déchifTrer leurs gri-
moires et leur arracher leur secret. Le grand
Champollion a donné leur alphabet; nous au- '
très , nous lirons couramment leurs livres de
granit. En attendant, déshabillons cette jeune
beauté_, plus de trois fois millénaire, avec toute
la délicatesse possible.
— Pauvre lady ! murmura le jeune lord ; des
yeux profanes vont parcourir ces charmes mysté-
rieux que l'amour même n'a peut-être pas con-
nus. Oh ! oui, sous un vain prétexte de science,
nous sommes aussi sauvages que les Perses de
Cambyse ; et, si je ne craignais de pousser au dé-
sespoir cet honnête docteur, je te renfermerais,
sans avoir soulevé ton dernier voile , dans la
triple boîte de tes cercueils! »
LE ROMAN DE LA MOMIE. 55
Ramphius souleva hors du cartonnage la mo-
mie, qui ne pesait pas plus que le corps d'u:;
enfant, et il commença à la démaillotter avec
l'adresse et la légèreté d'une mère voulant mettre
à l'air les membres de son nourrisson ; il défit
d'abord l'enveloppe de toile cousue, imprégnée
de vin de palmier, et les larges bandes qui, d'es-
pace en espace, cerclaient le corps; puis il attei-
gnit l'extrémité d'une bandelette mince enrou-
lant ses spirales infinies autour des membres de
la jeune Egyptienne ; il pelotonnait sur elle-même
la bandelette, comme eût pu le faire un des plus
habiles tarischeutcs de la ville funèbre, la suivant
dans tous ses méandres et ses circonvolutions. A
mesure que son travail avançait, la momie, dé-
gagée de ses épaisseurs, comme la statue qu'un
praticien dégrossit dans un bloc de marbre, ap-
paraissait plus svelte et plus pure. Cette bande-
lette déroulée, une autre se présenta, plus étroite
et destinée à serrer les formes de plus près. Elle
était d'une toile si fine, d'une trame si égale,
qu'elle eût pu soutenir la comparaison avec la
batiste et la mousseline de nos jours. Elle suivait
exactement les contours, emprisonnant les doigts
des mains et des pieds, moulant comme un mas-
que les traits de la figure déjà presque visible à
56 LE ROMAN DE LA MOMIE.
travers son mince tissu. Les baumes dans les-
quels on l'avait baignée l'avaient comme em-
pesée, et, en se détachant sous la traction des
doigts du docteur, elle faisait un petit bruit sec
comme celui du papier qu'on froisse ou qu'on
déchire.
Un seul tour restait encore à enlever, et, quel-
que familiarisé qu'il fût avec des opérations
pareilles, le docteur Rumphius suspendit un mo-
ment sa besogne, soit par une espèce de respect
pour les pudeurs de la mort, soit par ce senti-
ment qui empêche l'homme de décacheter la
lettre, d'ouvrir la porte, de soulever le voile qui
cache le secret qu'il brûle d'apprendre ; il mit
ce temps d'arrêt sur le compte de la fatigue, et
en effet la sueur lui ruisselait du front sans qu'il
songeât à l'essuyer de son fameux mouchoir à car-
reaux bleus : mais la fatigue n'y était pour rien.
Cependant la morte transparaissait sous la
trame fine comme sous une gaze, et à travers les
réseaux brillaient vaguement quelques dorur'^s.
Le dernier obstacle enlevé, la jeune femme se
dessina dans la chaste nudité de ses belles formes,
gardant, malgré tant de siècles écoulés, toute la
rondeur de ses contours, toute la grâce souple de
ses lignes pures. Sa pose, peu fréquente chez les
LE ROMAN DE LA MOMIE. 57
momies, était celle de la Vénus de Médicis,
comme si les embaumeurs eussent voulu ôter à
ce corps charmant la triste attitude de la mort,
et adoucir pour lui l'inflexible rigidité du cada-
vre. L'une de ses mains voilait à demi sa gorge
virginale, l'autre cacbait des beautés mysté-
rieuses, comme si la pudeur de la morte n'eût
pas été rassurée suffisamment par les ombres
protectrices du sépulcre.
Un cri d'admiration jaillit en même temps des
lèvres de Rumphius et d'Evandale à la vue de
cette merveille.
Jamais statue grecque ou romaine n'offrit un
galbe plus élégant ; les caractères particuliers de
l'idéal égyptien donnaient même à ce beau corps
si miraculeusement conservé une sveltesse et une
légèreté que n'ont pas les marbres antiques.
L'exiguïté des mains fuselées, la distinction des
pieds étroits, aux doigts terminés par des ongles
brillants comme l'agate, la finesse de la taille, la
coupe du sein, petit et retroussé comme la pointe
d'un tatbebs sous la feuille d'or qui l'enveloppait,
le contour peu sorti de la hanche, la rondeur de
la cuisse, la jambe un peu longue aux matléoles
délicatement modelées , rappelaient la grâce
éiancée des musiciennes et des danseuses repré-
5 8 LE BOMAN DE LA MOMfE.
sentées sur les fresques figurant des repas funè-
bres, dans les hypogées de Thèbes. C'était cette
forme d^une gracilité encore enfantine et possé-
dant déjà toutes les perfections de la femme, que
Tart égyptien exprime avec une suavité si tendre,
soit qu'il peigne les murs des swinges d'un pin-
ceau rapide, soit qu'il fouille patiemment le ba-
salte rebelle.
Ordinairement, les momies pénétrées de bi-
tume et de natrum ressemblent à de noirs simu-
lacres taillés dans l'ébène ; la dissolution ne peut
les attaquer, mais les apparences de la vie leur
manquent. Les cadavres ne sont pas retournés à
la poussière d'où ils étaient sortis; mais ils se
sont pétrifiés sob5 une forme hideuse qu'on ne
saurait regarder sans dégoût ou sans effroi. Ici le
corps, préparé sôigueuscment par des procédés
plus sûrs, plus longs et plus coûteux, avait con-
servé l'élasticité de la chair, le grain de l'épi-
dorme et presque la coloration naturelle; la peau,
d'un bran clair, avait la nuance blonde d'un
bronze florentin neuf; et ce ton ambré et chaud
qu'on admire dans les peintures de Giorgione ou
du Titien, enfumées de vernis, ne devait pas dif-
férer beaucoup du teint de la jeune Egyptienne en
son vivant.
LE ROMAN DE LA MOMIE. 59
La tête semblait endormie plutôt que morte ;
les paupières, encore frangées de leurs longs cils,
faisaient briller entre leurs lignes d'antimoine
des yeux d'émail lustrés des humides lueurs de la
vie ; on eût dit qu'elles allaient secouer comme
un rêve léger leur sommeil de trente siècles. Le
nez, mince et fm, conservait ses pures arêtes;
aucune dépression ne déformait les joues, arron-
dies comme le flanc d'un vase ; la bouche, colorée
d'une faible rougeur, avait gardé ses plis imper-
ceptibles, et sur les lèvres voluptueusement mo-
delées, voltigeait un mélancolique et mystérieux
sourire plein de douceur,de tristesse etde charme :
ce sourire tendre et résigné qui plisse d'une si
délicieuse moue les bouches des têtes adorables
surmontant les vases canopes au Musée du Louvre.
Autour du front uni et bas, comme l'exigent
les lois de la beauté antique, se massaient des che-
veux d'un noir de jais, divisés et nattés en une
multitude de fines cordelettes qui retombaient
sur chaque épaule. Vingt épingles d'or, piquées
parmi ces tresses comme des fleurs dans une
coiffure de bal, étoilaient de points brillants cette
épaisse et sombre chevelure, qu'on eût pu croire
factice tant elle était abondante. Deux grandes
boucles c" .'oreilles, arrondies en disques comme
60 LE ROMAN DE LA MOMIE.
de petits boucliers, faisaient frissonner leur In-
mière jaune à côté de ses joues brunes. Un collier
magniflque, composé de trois rangs de divinités
et d'amulettes en or et en pierres fines, entourait
le col de la coquette momie, et plus bas, sur sa
poitrine, descendaient deux autres colliers, dont
les perles et les rosettes en or, lapis-lazuli et
cornaline, formaient des alternances symétriques
du goût le plus exquis.
Une ceinture à peu près du même dessin enser-
rait sa taille svelte d'un cercle d'or et de pierres
de couleur.
Un bracelet à double rang en perles d'or et de
cornaline entourait son poignet gauche, et à l'in-
dex de la main, du même côté, scintillait un tout
petit scarabée en émaux cloisonnés d'or, formant
chaton de bague, et maintenu par un fil d'or
précieusement natté.
Quelle sensation étrange ! se trouver en face
d'un être humain qui vivait aux époques où l'His-
toire bégayait à peine, recueillant les contes de la
tradition, en face d'une beauté contemporaine de
Moïse et conservant encore les formes exquises de
la jeunesse; toucher cette petite main douce et
imprégnée de parfums qu'avait peut-être baisée
un Pharaon; effleurer ces cheveux plus durables
LE ROMAN DE LA MOMIE. 61
que des empires, plus solides que des monuments
de granit!
A l'aspect de la belle morte, le jeune lord
éprouva ce désir rétrospectif qu inspire souvent la
vue d'un marbre ou d'un fableau représentant une
femme du temps passé, célèbre par ses charmes ;
il lui sembla qu'il aurait aimé, s'il eût vécu trois
mille cinq cents ans plus tôt, cette beauté que
le néant n'avait pas voulu détruire, et sa pensée
sympathique arriva peut-être à l'âme inquiète
qui errait autour de sa dépouille profanée.
Beaucoup moins poétique que le jeune lord, le
docte Rumphius procédait à l'inventaire des bi-
joux, sans toutefois les détacher, car Evandale
avait désiré qu'on n'enlevât pas à la momie cette
frêle et dernière consolation ; ôter ses bijoux à une
femme même morte, c'est la tuer une seconde
fois ! quand tout à coup un rouleau de papyrus
caché entrA le flanc et le bras de la momie frappa
les yeux du docteur.
c( Ah ! dit-il, c'est sans doute l'exemplaire du
rituel funéraire qu^on plaçait dans le dernier cer-
cueil, écrit avec plus ou moins de soin selon la
richesse et l'importance du personnage. »
Et il se mita dérouler la bande fragile avec des
précautions infinies. Dès que les premières 11-
es LE ROMAN DE LA MOMIE.
gnes apparurent, Rumpliius sembla surpris; il
ne reconnaissait pas les figures et les signes or-
dinaires du rituel : il chercha vainement, \ la
place consacrée, les vignettes représentant les
funérailles et le convoi funèbre qui servent de
frontispice à ce papyrus ; il ne trouva pas non plus
la litanie des cent noms d'Osiris, ni le passcf port
de l'âme, ni la supplique aux dieux de l'Amenti.
Des dessins d'une nature particulière annonçaient
des scènes toutes différentes, se rattachant à la
vie humaine, et non au voyage de l'ombre dans
Textra-monde. Des chapitres ou des alinéas sem-
blaient indiqués par des caractères tracés en
rouge, pour trancher sur le reste du texte écrit
en noir, et fixer l'attention du lecteur aux en-
droits intéressants. Une inscription placée en
tête paraissait contenir le titre de l'ouvrage et le
nom du grammate qui l'avait écrit ou copié ; du
moins, c'est ce que crut démêler à première vue
la sagace intuition du docteur.
a Décidément, milord, nous avons volé le sieur
Argyropoulos, dit Rumphius à E vandale, en lui
faisant remarquer toutes les différences du papy-
rus et des rituels ordinaires. C'est la première
fois que l'on trouve un manuscrit égyptien con-
tenant autre chose que des formules hiératiques !
LE KOMAN DE LA MOMIE. 63
Oh ! je le déchiffrerai, dnssé-je y perdre lesyeux !
dût ma barbe non coupée faire trois fois le tour
de mon bureau ! Oui, je t'arracherai ton secret,
mystérieuse Egypte ; oui, je saurai ton hibtoire,
belle morte, v\ir ce paf^rus serré sur ton cœur
par ton bras charmant cvit la contenir ! et je me
couvrirai de gloire, et j'égalerai Champollion, et
je ferai mourir Lepsius de jalousie ! »
Le docteur et le lord retournèrent en Europe;
la momie, recouverte de toutes ses bandelettes
et replacée dans ses trois cercueils, habite, dans
le parc delordEvandale, au Lincolnshire, le sar-
cophage de basalte qu'il a fait venir à grands frais
de Biban-el-Molouk et n'a pas donné au British
Muséum. Quelquefois le lord s'accoude sur le
sarcophage, paraît rêver profondément et sou-
pire....
Après trois ans d'études acharnées, Rumphius
est parvenu à déchiffrer le papyrus mystérieux,
sauf quelques endroits altérés ou présentant des
signes inconnus, et c'est sa traduction latine,
tournée par nous en français, que vous allez lire
sous ce nom : Le Roman de la momie,
FLN DU PROLOGUE.
Oph (c'est Je nom égyptien de la ville que Tau-
tiquité appelait Thèbes aux cent portes ou Dios-
polis Magna) semblait endormie sous l'action
dévorante d'un soleil de plomb. Il était midi ;
une lumière blanche tombait du ciel pâle sur la
terre pâmée de chaleur ; le sol brillante de réver-
bérations luisait comme du métal fourbi, et l'om-
bre ne traçait plus au pied des édifices qu'un
mince lilet bleuâtre, pareil à la ligne d'encre
dont un architecte dessine son plan sur le papy-
rus ; les maisons, aux murs légèrement inclines
en talus, flamboyaient comme des briques au
four ; les portes étaient closes, et aux fenêtres,
fermées de stores en roseau:; clisses, nulle tête
n'apparaissait.
Au bout des rues désertes, et au-dessus les ter-
rasses, se découpaient, dans l'air d'une incan-
descente pureté, la pointe des obélisques, le som-
LE ROMAN DE LA MOMIE. 65
met des pylônes, rentablement des palais et des
temples, dont les chapiteaux, à face humaine ou
à fleurs de lotus, émergeaientà demi, rompant les
lignes horizontales des toits, et s'élevant comme
des écueils parmi l'amas des édifices privés.
De loin en loin, par-dessus le mur d'un jardin,
quelque palmier dardait son fût écaillé, terminé
par un éventail de feuilles dont pas une ne bou-
geait, car nul souffle n'agitait l'atmosphère ; des
acacias, des mimosas et des figuiers de Pha-
raon déversaient une cascade de feuillage, ta-
chant d'une étroite ombre bleue la lumière étin-
celante du terrain ; ces touches vertes animaient
et rafraîchissaient l'aridité solennelle du ta-
bleau, qui, sans elles, eût présenté l'aspect d'une
ville morte.
Quelques rares esclaves de la race Nahasi, au
teint noir, au masque simiesque, à l'alhire bes-
tiale, bravant seuls l'ardeur du jour, portaient
chez leurs maîtres l'eau puisée au Nil dans des
jarres suspendues à un bâton posé sur l'épaule ;
quoiqu'ils n'eussent pour vêtement qu'un caleçon
rayé bridant sur les hanches, leurs torses bril-
lants et polis comme du basalte ruisselaient de
sueur, et ils hâtaient le pas pour ne pas brûljr la
plante épaisse de leurs pieds aux dalles chaudes
G.
66 LE ROMAN DE LA MOMIE,
comme le pa\é d'ane étuve. Les matelots dor-
maient dans le naos de leurs canges amarrées au
quai de briques du fleuve, sûrs que personne ne
les éveillerait pour passer sur l'autre live, au
quartier des Memnonia. Au plus haut du ciel
tournoyaient des gypaètes dont le silence géné-
ral permettait d'entendre le piaulement aigu,
qui, à un autre moment du jour, se fût perdu
dans la rumeur de la cité. Sur les corniches des
monuments, deux ou trois ibis, une patte repliée
sous le ventre, le bec enfoui dans le jabot, sem-
blaient méditer profondément, et dessinaient leur
silhouette grêle sur le bleu calciné et blanchis-,
sant qui leur servait de fond.
Cependant tout ne dormait pas dans Tbèbes ;
des murs d'un grand palais, dont l'entablement
orné de palmettes traçait sa longue ligne droite
sur le ciel enflammé, sortait comme un vague
murmure de musique ; ces bouffées d'harmonie
se répandaient de temps à autre à travers le trem-
blement diaphane de l'atmosphère, où l'œil eût
pu suivre presque leurs ondulations sonores.
Étouflée par l'épaisseur des murailles, comme
par une sourdine, la musique ayait une douceur
étrange : c'était un chant d'une volupté iriste,
d'une langueur exténuée, exprimant la fatigue
LE ROMAN DE LA MOMIE. 67
du corps cl le découragement de la passion ; on
y pouvait deviner aussi l'ennui lumineux de l'é-
ternel azur, l'indéfinissable accablement des
pays chauds.
En longbant cette muraille, l'esclave, oubliant
le fouet du maître, suspendait sa marche et s'arrê-
tait pour aspirer, l'oreille tendue, ce chant im-
prégné de toutes les nostalgies secrètes de Tâme,
et qui le faisait songer à la patrie perdue, aux
amours brisés, et aux insurmontables obstacles
du sort.
D'où venait-il, ce chant_, ce soupir exhalé à pe-
tit bruit dans le silence de la ville ? Quelle âme
inquiète veillait, lorsque tout dormait autour
d'elle?
La façade du palais, tournée vers une place as-
sez vaste, avait cette rectitude de lignes et cette
assiette monumentale, type de l'architecture
égyptienne civile et religieuse. Cette habitation
ne pouvait être que celle d'une famille princière
ou sacerdotale ; on le devinait au choix des ma-
tériaux, au soin de la bâtisse, à la richesse des
ornements.
Au centre de la façade s'élevait un grand pa-
villon flanqué de deux ailes, et surmonté d'un
toit formant un triangle écimé. Une large mou-
6S LE ROMAN DE LA MOMIE.
lure à la gorge profondément évidée, et d'un pro-
fil saillant, terminait la muraille^ où l'on ne re-
marquait d'autre ouverture qu'une porte, non pas
placée symétriquement au milieu, mais dans le
coin du pavillon, sans doute pour laisser leur li-
berté de développement aux marches de l'esca-
lier intérieur. Une corniche, du même style que
Tentablement, couronnait cette porte unique.
Le pavillon saillait en avant d'une muraille è
laquelle s'appliquaient, comme des balcons,
deux étages de galeries, espèces de portiques ou-
verts, faits de colonnes d'une fantaisie architec-
turale singulière; les bases de ces colonnes re-
présentaient d'énormes boutons de lotus, dont la
îapsule, se déchirant en lobes dentelés, laissait
jaillir, comme un pistil gigantesque, la hampe
renfléedu bas, amenuiséedu haut, étranglée sous
le chapiteau par un collier de moulures, et se ter-
minant en fleur épanouie.
Entre les larges baies des entre-colonnements,
on apercevait de petites fenêtres à deux vantaux
garnis de verres de couleur. Au-dessus régnait
un toit en terrasse dallé d'énormes pierres.
Dans ces galeries extérieures, de grands vases
d^argile, frottés en dedans d'amandes amères,
bouchés de tampons de feuillage et posés sur des
LE ROMAN DE LA MOMIE. 69
trépieds de bois, rafraîchissaient l'eau du Nil aux
courants d'air. Des guéridons supportaient des
pyramides de fruits, des gerbes de fleurs et des
coupes à boire de différentes formes : car les
Egyptiens aiment à manger en plein air, et
prennent, pour ainsi dire, leurs repas sur la voie
publique.
De chaque côté de cet avant-corps s'éten-
daient des bâtiments n'ayant qu'un rez-de-
chaussée, et formés d'un rang de colonnes enga-
gées à mi-hauteur dans une muraille divisée en
panneaux de manière à former autour de la maison
un promenoir abrité contre le soleil etles regards.
Toute cette architecture, égayée de peintures or-
nementales (car les chapiteaux, les fûts, les cor-
niches, les panneaux étaient coloriés), produisait
un effet heureux et splendide.
En franchissant la porte, on entrait dans une
vaste cour entourée d'un portique quadrilatéral,
soutenu par des piliers ayant pour chapiteaux
quatre têtes de femmes aux oreilles de vache,
aux longs yeux bridés, au nez légèrement camard,
au sourire largement épanoui , coiffées d'un
épais bourrelet rayé, qui supportaient un dé de
grès dur.
Sous ce portique s'ouvraient les portes des ap-
70 LE ROMAN DE LA MOMIE.
parfements , où ne |Dénétrait qu'une lumière
adoucie par l'ombre de la galerie.
Au milieu de la cour scintillait sous le soleil
une pièce d'eau bordée d'une marge en granit de
Syène, et sur laquelle s'étalaient les larges feuil-
les taillées en cœur de lotus, dont les fleurs ro-
ses ou bleues se fermaient à demi, comme pâmées
de chaleur, malgré l'eau où elles baignaient.
Dans les plates-bandes encadrant le bassin,
étaient plantées des fleurs disposées en' éventail
sur de petits monticules de terre, et, par les
étroits chemins tracés entre les touffes, se pro-
menaient avec précaution deux cigognes fami-
lières, faisant de temps à autre claquer leur
long bec et palpiter leurs ailes comme si elles
voulaient s'envoler.
Aux angles de la cour, quatre grands perséas
tordaient leurs troncs et découpaient leurs
masses de feuillage d'un vert métallique.
Au fond, une espèce de pylône interrompait
le poni'que, et sa large baie encadrant l'air bleu
laissait apercevoir au bout d'un long berceau de
treilles un kiosque d'été d'une construction aussi
riche qu'élégante.
Dans les compartiments tracés à droite et. à
gauche de la tonnelle par des arbres nains taillé«
lE ROMAN DE LA MOMIE 71
en cône, verdoyaient des grenadiers, des syco-
mores, des lamarisques, des périplocas, des mi-
mosas, des acacias, dont les flears brillaient
comme des étincelles coloriées sur le fond in-
tense du feuillage dépassant la muraille.
La musique faible et douce dont nous avons
parlé sortait d'une des chambres ouvrant leur
porte sous le portique intérieur.
Quoique le soleil donnât en plein dans la cour
dont le sol brillait inondé d'une lumière crue,
une ombre bleue et fraîche, transparente dans
son intensité, baignait l'appartement où l'œil,
aveuglé par les ardentes réverbérations, cher-
chait d'abord les formes et finissait par les dé-
mêler lorsqu'il s'était habitué à ce demi-jour.
Une teinte lilas tendre colorait les parois de la
chambre, autour de laquelle régnait une corni-
che enluminée de tons éclatants et fleurie de
palmettes d'or. Des divisions architecturales heu-
reusement combinées traçaient sur ces espaces
planes des panneaux qui encadraient les dessins,
des ornements, des gerbes de fleurs, des figures
d'oiseaux, des damiers de couleurs contrastées,
et des scènes de la vie intime.
Au fond, près de la muraille, se dessinait un
Ut de forme bizarre, représentant un bœuf coiflé
^g LE ROMAN DE LL HOMIE.
de plumes d'autruche, un disque entre les cor-
nes, aplatissant son dos pour recevoir le dormeur
ou la dormeuse sur son mince matelas rouge,
arc-boutant contre le sol, en manière de pieds,
ses jambes noires terminées par des sabots verts,
et retroussant sa queue divisée en deux flocons.
Ce quadrupède-lit, cet animal-meuble, eût paru
étrange en tout autre pays que l'Egypte, où les
lions et les chacals se laissent également arran-
ger en lits par le caprice de l'ouvrier. Devant
cette couche était placé un escabeau à quatre
marches, pour y monter ; à la tète, un chevet
d'albâtre oriental, destiné à soutenir le col sans
déranger la coilTure, se creusait en demi-lune.
Au milieu, une table de bois précieux travaillé
avec un soin charmant posait son disque sur un
socle évidé. Différents objets l'encombraient: un
pot de fleurs de lotus, un miroir de bronze poli
à pied d'ivoire, une buire d'agate rubanée pleine
de poudre d'antimoine, une spatule à parfums en
bois de sycomore, formée par une jeune fille nue
jusqu aux reins, allongée dans une position de
nage et semblant vouloir soutenir sa cassolette
au-dessus de l'eau.
Près de la table, sur un fauteuil en bois doré
rôchaaipi de rouge, aux pieds bleus, aux bras ti-
LE ROMAN DE LA MOMIE. 7S
gurés par des lions, recouvert d'un épais coussin
à fond pourpre étoile d'or et quadrillé de noir,
dont le bout débordait en volute par-dessus le
dossier, était assise une jeune femme ou plutôt
une jeune fille d'une merveilleuse beauté, dans
une gracieuse attitude de nonchalance et de mé-
lancolie.
Ses traits, d'une délicatesse idéale, offraient le
plus pur type égyptien, et souvent les sculpteurs
avaient dû penser à elle en taillant les images
d'Isis et d'Hàthor, au risque d'enfreindre les ri-
goureuses lois hiératiques; des reflets d'or et de
rose coloraient sa pâleur ardente où se dessi-
naient ses longs yeux noirs, agrandis par une li-
gne d'antimoine et alanguis d'une indicible tris-
tesse. Ce grand œil sombre, aux sourcils marqués
et aux paupières teintes, prenait une expression
étrange dans ce visage mignon, presque enfantin.
La bouche mi-ouverte, colorée comme une fleur
de grenade, laissait briller entre ses lèvres, un
peu épaisses, un éclair humide de nacre bleuâtre,
et gardait ce sourire involontaire et presque dou-
loureux qui donne uncharme si sympathique aux
figures égyptiennes; le nez, légèrement déprimé
à la racine, à l'endroit où les sourcils se confon-
daient dans une ombre veloutée, se relevait avec
7
7 4 LE ROMAN DE L\ MOMIE.
des lignes si pures, des arêtes si fines, et décou-
pait ses narines d'un trait si net, que toute femme
ou toute déesse s'en serait contentée, malgré son
profil imperceptiblement africain ; le menton
s'arrondissait par une courbe d'une élégance
extrême/ et brillait poli comme l'ivoire ; les
joues, un peu plus développées que chez les
beautés des autres peuples, prêtaient à la phy-
sionomie une expression de douceur et de grâce
d'un charme extrême.
Cette belle fille avait pour coiffure une sorte de
casque formé par une pintade dont les ailes à
demi déployées s'abattaient sur ses tem;>es, et
dont la jolie tête effilée s'avançait jusqu'au mi-
lieu de son front, tandis que la queue, constellée
de points blancs, se déployait sur sa nuque. Une
habile combinaison d'émail imitait à s'y trom-
per le plumage ocellé de l'oiseau ; des pennes
d'autrucbe, implantées dans le casque comme
une aigrette, complétaient cette coiffure réservée
aux jeunes vierges, de même que le vautour,
symbole de la maternité, n'appartient qu'aux
femmes.
Les cheveux de la jeune fille d'un noir bril-
lant, tressés en fines nattes, se massaient de cha-
que côté de ses joues rondes et lisses, dont il^
LE ROMAN DE LA MOMIE. 7»
accusaient le contour, et s'allongeaient jusqu'aux
épaules; dans leur ombre luisaient, comme des
soleils dans un nuage, de grands disques d'or en
façon de boucles d'oreilles ; de cette coiffure par-
taient deux longues bandes d'étoffe aux bouts
frangés qui retombaient avec grâce derrière le
dos. Un large pectoral composé de plusieurs
rangs d'émaux, de perles d'or, de grains de cor-
naline, de poissons et de lézards en or estampé,
couvrait la poitrine de la base du col à la nais-
sance de la gorge, qui transparaissait rose et
blanche à travers la trame aérienne de la cala-
siris. La robe, quadrillée de larges carreaux, se
nouait sous le sein au moyen d'une ceinture à
bouts flottants, et se terminait par une large bor-
dure à raies transversales garnie de franges. De
triples bracelets en grains de lapis-lazuli, striés
de distance en distance d'une rangée de perles
d'or, cerclaient ses poignets minces, délicats
comme ceux d'un enfant ; et ses beaux pieds
étroits, aux doigts souples et longs, chaussés de
tatbebs en cuir blanc gaufré de dessins d'or, re-
posaient sur un tabouret de cèdre incrusté d'é-
maux verts et rouges.
Près de Tahoser, c'est le nom de la jeune
Egyptienne, se tenait agenouillée, une jambe
76 LE ROMAN DE LA MOMIE.
repliée sous la cuisse et l'autre formant un angle
obtus, dans cette attitude que les peintres aiment
à reproduire aux murs des hypogées, une joueuse
de haipe posée sur une espèce de socle bas, des-
tiné sans doute à augmenter la résonnance de
l'instrument. Un morceau d'étoffe rayé de bandes
de couleur, et dont les bouts rejetés en arrière
flottaient en barbes cannelées, contenait ses che-
veux et encadrait sa figure souriante et mysté-
rieuse comme un masque du sphinx. Une étroite
robe, ou, pour mieux dire, idi fourreau de gaze
transparente, moulait exaclement les contours
juvéniles de son corps de gant et frêle; cette
robe, coupée au-dessous du sein, laissait les
épaules, la poitrine et les bras libres dans leur
chaste nudité.
Un support, fiché dans le socle sur lequel était
placée la musicienne, et traversé d'une cheville
en forme de clef, servait de point d'appui à la
harpe, dont, sans cela, le poids eût pesé tout en-
tier sur l'épaule de la jeuae femme. Cette harpe,
terminée par une sorte de table d'harmonie, ar-
rondie en conque et coloriée de peintures orne-
mentales, portait, à son extrémité supérieure, une
tète sculptée d'Hathôr surmontée d'une plume
d'autruche ; les cordes, au nombre de neuf, se
LE ROMAN DE LA MOMIE. 77
tendaient diagonalement et frémissaient sous les
doigts longs et menus de la harpiste, qui so' -
vent, pour atteindre les notes graves, se peiî-
chait, avec un mouvement gracieux, comme si
elle eût voulu nager sur les ondes sonores de
la musique^ et accompagner l'harmonie qui s'é-
loignait.
Derrière elle, une autre musicienne debout,
qu'on aurait pu croire nue sans le léger brouil-
lard blanc qui atténuait la couleur bronzée de
son corps, jouait d'une espèce de mandore au
manche démesurément long, dont les trois cor-
des étaient coquettement ornées, à leur extré-
mité, de houppes de couleur. Un de ses bras,
mince et rond cependant, s'allongeait jusqu'au
haut du manche avec une pose sculpturale, tandis
que l'autre soutenait l'instrument et agaçait les
cordes.
Une troisième jeune femme, que son énorme
chevelure faisait paraître encore plus fluette,
marquait la mesure sur un tympanon formé
d'un cadre de bois légèrement infléchi en de-
dans et tendu de peau d'onagre.
La joueuse de harpe chantait une mélopée
plaintive, accompagnée à l'unisson, d'une dou-
ceur inexprimable et d'une tristesse profondo.
78 LE ROMAN DE LA MOMIE.
Les paroles exprimaient de vagues aspirations,
des regrets voilés, un hymne d'amour à l'in-
connu, et des plaintes timides sur la rigueur des
dieux et la cruauté du sort.
Tahoser, le coude appuyé sur un des lions de
son fauteuil, la main à la joue et le doigt re-
troussé contre la tempe, écoutait avec une dis-
traction plus apparente que réelle le chant de la
musicienne ; parfois un soupir gonflait sa poi-
trine et soulevait les émaux de son gorgerin;
pai'fois une lueur humide, causée par une larme
qui geiinait, lustrait le globe de son œil entre
les lignes d'antimoine, et ses petites dents mor-
daient sa lèvre inférieure comme si elle se f jt
rebellée contre son émotion.
« Sa tou, fit-elle en frappant l'une contre l'autre
ses mains délicates pour imposer silence à la mu-
sicienne, qui élouITa aussitôt ovec sa paume les
vibrations de la harpe, ton chant m'énerve, m'a-
languit, et me ferait tourner la tète comme un
parfum trop fort. Les cordes de ta harpe sem-
blent tordues avec les fibres de mon cœur et me
résonnent douloureusement dans la poitrine ; tu
me rends presque honteuse, car c'est mon Ame
qui pleure à travers la musique ; et qui peut ton
avoir dit les secrets ?
LE ROMAN DE LA MOMIE. 7 9
— Maîtresse, répondit la harpiste, le poëte et
le musicien savent tout; les dieux leur révèlent
les choses cachées; ils expriment dans leurs
rhythmes ce que la pensée conçoit à peine et ce
que la langue balbutie confusément. Mais si mon
chant t'attriste, je puis, en changeant de mode,
faire naître des idées plus riantes dans ton es-
prit. »
Et Satou attaqua les cordes de sa harpe avec
une énergie joyeuse et sur un rhythme vif que le
tympanon accentuait de coups pressés; après ce
prélude, elle entonna un chant célébrant les
charmes du vin, l'enivrement des parfums et le
délire de la danse.
Quelques-unes des femmes qui, assises sur ces
pliants à cols de cygnes bleus dont le bec jaune
mord les bâtons du siège, ou agenouillées sur
des cousins écartâtes gonflés de barbe de char-
don, gardaient, sous l'influence de la musique de
Satou, des poses d'une langueur désespérée, fris-
sonnèrent, ouvrirent les narines, aspirèrent le
rhythme magique, se dressèrent sur leurs pieds,
et, mues d'une impulsion irrésistible, se mirent
à danser.
Une coiffure en forme de casque échancré à
roi cille enveloppait leur chevelure, dont quel-
8 0 LE ROMAN DE LA MOMIE.
qucs spirales s'échappaient et flagellaient leurs
joues brunes, où l'ardeur de la danse mit bientôt
des couleurs roses. De larges cercles d'or bat-
taient leur col, et à travers leur longue chemise
de gaze, brodée de perles par en haut, on voyait
leurs corps couleur de bronze jaune doré s'agiter
avec une souplesse de couleuvre ; elles se tor-
daient, se cambraient, remuaient leurs hanches
cerclées d'une étroite ceinture, se renversaient,
prenaient des attitudes penchées, inclinaient la
tête à droite et à gauche comme si elles eussent
trouvé une volupté secrète à frôler de leur menton
poli leur épaule froide et nue, se rengorgeaient
comme des colombes, s'agenouillaient et ?e rele-
vaient, serraient les mains contre leur poitrine
eu déployaient moellcusement leurs bras qui
semblaient battre des ailes cîmme ceux d'Isis et
de Nephthys, traînaient leurs jambes, ployaient
leurs jarrets, déplaçaient leurs pieds agiles par
de petits mouvements saccadés, et suivaient toutes
les ondulations de la musique.
Les suivantes, debout contre la mu'-aille pour
laisser le champ libre aux évolutions des dan-
seuses, marquaient le rhythme en faisant cra-
quer leurs doigts ou en frappant l'une contre
l'autre la paume de leursniains. Celles-ci, entiè-
LE ROMAN DE LA MOMIE. 81
rcment nues, n'avaient pour ornement qu'un
bracelet en pâte émaillée; celles-là, vêtues d'un
pagne étroit retenu par des bretelles, portaient
pour coiffure quelques brins de fleurs tordus.
C'était étrange et gracieux. Les boutons et les
fleurs, doucement agité,% répandaient leurs par
fums à travers la salie, et ces jeunes femmes
couronnées eussent pu offrir aux poètes d'heu-
reux sujets de comparaison.
Mais Satou s'était exagéré la puissance de son
art. Le rhythme joyeux semblait avoir accru la
mélancolie de Tahoser. Une larme roulait sur sa
belle joue, comMe une goutte d'eau du Nil sur
un pétale de nymphaea, et, cachant sa tète contre
la poitrine de la suivante favorite qui se tenait
accoudée au fauteuil de sa maîtresse, elle mur-
mura dans un sanglot, avec un gémissement do
colombe étouffée :
« Oh! ma pauvre Nofré,je suis bien triste et
bien malheureuse ! »
II
Nofré 5t un signe, pressentant une confidence ;
la harpiste, les deux musiciennes, les danseuses
et les suivantes se retirèrent silencieusement à la
file, comme les figures peintes sur les fresques.
Lorsque la dernière eut disparu, la suivante favo-
rite dit à sa maîtresse d'un ton câlin et compatis-
sant, comme une jeune mère qui berce les petits
chagrins de son nourrisson :
« Qu'as-tu, chère maîtresse, poui être triste et
malheureuse? N'es-tu pas jeune, belle à faire
envie aux plus belles, libre, et ton père, le grand
prêtre Pétamounoph, dont la momie ignorée re-
pose dans un riche tombeau, net'a-t-il pas laissé
de granas biens dont tu disDoses à ton gré? Ton
palais est très-beau, tes jardins sont très- vastes
et arrosés d'eaux transparentes. Tes coffres de
pâte émaillOe et de bois de sycomore contien-
nent des colliers^ des pectoraux, des e^ore^erins
LE ROMAN DE LA MOMIE. 83
des anneaux pour les jambes, des bagues aux
chatons finement trayaillés ; tes robes, tes cala-
siris, tes coiffures, dépassent le nombre des jours
de Tannée; Hôpi-Mou, le père des eaux, recou-
vre régulièrement de sa vase féconde tes do-
maines, dont un gypaëte volant à tire-d'aile fe-
rait à peine le tour d'un soleil à l'autre ; et ton
cœur, au lieu de s'ouvrir joyeusement à la vie
comme un bouton de lotus au mois d'Hâthor ou
de Choïack, se referme et se contracte doulou-
reusement.
Tahoser répondit à Nofré :
« Oui certes, les dieux des zones supérieures
m'ont tavorablement traitée ; mais qu'importent
toutes les choses qu'on possède, si l'on n'a pas la
seule qu'on souhaite ? Un désir non satisfait rend
le riche aussi pauvre dans son palais doré et
peint de couleurs vives, au milieu de ses amas de
blé, d'aromates et de matières précieuses, que le
plus misérable ouvrier des Memnonia qui re-
cueille avec de la sciure de bois le sang dos ca-
davres, ou que le nègre demi-nu manœuvrant
sur le Nil sa frêle barque de papyrus, à l'ardeur
du soleil de midi. »
Nofré sourit et dit d'un air d'imperceptible
raillerie :
84 LE ROMAN DE LA MOMIE.
, « Est-il possible, ô maîtresse, qu'un de tes
caprices ne soit pas réalisé sur-le-champ? Si tu
rêves 4'un bijou, tu livres à l'artisan un lingot
d'or pur, des cornalines, du lapis-lazuli, des
agates, des hématites, et il exécute le dessin
souhaité ; il en est de même pour les robes, les
chars, les parfums, les fleurs et les instruments
de musique. Tes esclaves, de Philae à Héliopolis,
cherchent pour toi ce qu'il y a de plus beau, de
plus rare ; si l'Egypte ne renferme pas ce que tu
souhaites, les caravanes te l'apportent du bout
du monde ! »
La belle Tahoser secoua sa jolie tête et parut
impatientée du peu d'intelligence de sa con-
fidente.
« Pardon, maîtresse, dit Nofré se ravisant et
comprenant qu'elle avait fait fausse route, je ne
songeais pas que depuis quatre mois bientôt le
Pharaon est parti pour l'expédition de l'Ethiopie
supérieure, et que le bel oëris (officier), qui ne
passait pas sous la terrasse sans lever la tête et
ralentir le pas , accompagne Sa Majesté. Qu'il
avait bonne grâce en son costume militaire !
qu'il était beau, jeune et vaillant! »
Comme si elle eût voulu parler, Tahoser ouvrit
à demi ses lèvres roses ; mais un léger nuage de
LE ROMAN DE LA MOMIE. 85
pourpre se répandit sur ses joues, elle pencha la
tête, et la phrase prête à s'envoler ne déploya pas
ses ailes sonores.
La suivante crut qu'elle avait touché juste et
continua :
a En ce cas, maîtresse, ton chagrin va cesser,
ce matin un coureur haletant est arrivé, annon-
çant la rentrée triomphale du roi avant le cou-
cher du soleil. N'enlends-tu pas déjà mille ru-
meurs bourdonner confusément dans la cité qui
sort de sa torpeur méridienne ? Ecoute ! les
roues des chars résonnent sur les dalles des
rues ; et déjà le peuple se porte en masses com-
pactes vers la rive du fleuve pour le traverser et
se rendre au champ de manœuvre. Secoue la
langueur, et toi aussi viens voir ce spectacle
admirable. Quand on est triste, il faul se mêler à
la foule. La solitude nourrit les pensées sombres.
Du haut de son char de guerre, Ahmosis te dé-
cochera un gracieux sourire, et tu rentreras plus
gaie à ton palais.
— Ahmosis m'aime, répondit Tahoser, mais
je ne l'aime pas.
— Propos de jeune vierge, répliqua Nofré, à
qui le beau chef militaire plaisait fort, et qui
croyait jouée la nonchalance dédaigneuse de
86 LE ROMAN DE LA MOMIE.
Tahoser. En effet, Ahmosis était charmant : son
profil ressemblait aux images des Dieux taillées
par les plus habiles sculpteurs; ses traits fiers,
réguliers, égalaient en beauté ceux d'une femme;
son nez légèrement aquilin, ses yeux d'un noir
brillant , agrandis d'antimoine , ses joues aux
contours polis, d'un grain aussi doux que celui
de l'albâtre oriental, ses lèvres bien modelées,
l'élégance de sa haute taille, son buste aux épau-
les larges, aux hanches étroites, ses bras vigou-
reux, où cependant nul muscle ne faisait saillir
son relief grossier, avaient tout ce qu'il faut pour
séduire les plus difficiles; mais Tahoser ne l'ai-
mait pas, quoi qu'en pensât Nofré.
Une autre idée qu'elle n'exprima pas, car elle
ne croyait pas Nofré capable de la comprendre,
détermina la jeune fille : elle secoua sa noncha-
lance, quitta son fauteuil avec une vivacité qu'on
n'aurait pas attendue d'elle, à l'attitude brisée
qu'elle avait gardée pendant les chœurs et les
danses. Nofré, agenouillée à ses pieds, lui chaussa
des espèces de patins au bec recourbé, jeta de la
poudre odorante sur ses cheveux, tira d'un^ boîte
quelques bracelets en forme de serpent, quel-
ques bagues ayant pour chaton le scarabée sicré;
lui mit aux joues un peu de fard vert, que le
LE ROMAN DE LA MOMIE 87
contact de la peau fît immédiatement rosir ;
polit se? ongles avec un cosmétique, rajusta les
plis un peu froissés de sa calasiris, en suivante
zélée, qui veut faire paraître sa maîtresse dans
tous ses avantages ; puis elle appela deux ou trois
serviteurs, et leur dit de faire préparer la barque
et passer de l'autre côté du fleuve le chariot et
son attelage.
Le palais, ou, si ce titre semble trop pompeux,
la maison de Tahoser s'élevait tout près du Nil,
dont elle n'était séparée que par des jardins. La
fille de Pétamounoph, la main posée sur l'épaule
de Nofré, précédée de ses serviteurs, suivit jus-
qu'à la porte d'eau la tonnelle, dont les pam-
pres, tamisant le soleil, bigarraient d'ombre et de
clair sa charmante figure. Elle arriva bientôt sur
un large quai de briques, où fourmillait une foule
immense, attendant le départ ou le retour des
embarcations.
Oph, la colossale cité, ne renfermait plus dans
son sein que les malades, les infirmes, les vieil-
lards incapables de se mouvoir, et les esclaves
chargés de garder les maisons : par les rues, par
les places, par les dromos, par les allées de
sphinx, par les pylônes, par les quais coulait un
fleuve d'êtres humains se dirigeant vers le Nil. La
8 3 LE ROMAN DE LA MOMIE.
variété la plus étrange bariolait cette multitude ,
les Egyptiens formaient la masse et se reconnais-
saient à leur profil pur , à leur taille sYelte et
haute, à leur robe de fin lin, ou à leur calasiris
soigneusement plissée ; quelques-uns, la tête en-
veloppée dans une étoffe à raies bleues ou yertes,
les reins serrés d'un étroit caleçon , montraient
jusqu'à la ceinture leur torse nu couleur d'argile
cuite.
Sur ce fond indigène tranchaient de^ échantil-
lons divers de races exotiques : lesnègr-^s du haut
Nil, noirs comme des dieux de basalte, les bras
cerclés de larges anneaux d'ivoire et 1 lisant ba-
lancer à leurs oreilles de sauvages orne nents; les
Éthiopiens bronzés, à la mine farouch t, inquiets
malgré eux dans cette civilisation, c >mme des
bêtes sauvages au plein jour ; les Asi itiques au
teint jaune clair, aux yeux d'azur, à la barbe fri-
sée en spirales, coiffés d une tiare mai) tenue par
un bandeau, drapés d'une robe à fr nges cha-
marrée de broderies ; les Pélasges vêtu s de peaux
de bètes rattachées à l'épaule, laissant voir leurs
bras et leurs jambes bizarrement tatoués, et por-
tant dos plumes d'oiseaux sur leur tête, d'où pen-
daient deux nattes de cheveux que terminait une
mèche aiguisée en accroche-cœur.
LE KOMAN DE LA MOMIE. K9
A travers celte foule s'avançaient gravement
des prêtres à la tête rasée, une peau de panthère
tournée autour du corps, de façon que le mufle de
l'animal simulât une boucle de ceinture, des
souliers de byblos aux pieds , à la main une
haute canne d'acacia, gravée de caractères hié-
roglyphiques ; des soldats, leur poignard à clous
d'argent au côté, leur bouclier sur le dos, leur
hache de bronze au poing ; des personnages re-
commandables, à la poitrine décorée de gorgerins
honorifiques,que saluaient très bas les esclaves en
mettant leurs mains près de terre. Se glissant le
long des murs d'un air humble et triste, de pau-
vres femmes demi-nues cheminaient, courbées
sous le poids de leurs enfants suspendus à leur
cou dans des lambeaux d'étoffe ou des couffes de
sparterie, tandis que de belles filles, accompa-
gnées de trois ou quatre suivantes , passaient
fièrement sous leurs longues robes transparentes
nouées au-dessous du sein d'écharpes à bouts
flottants, avec un scintillement d'émaux , de
perles et d'or, et une fragrance de fleurs et d'aro-
mates.
Parmi les piétons filaient les litières portées
par des Éthiopiens au pas rapide et rhythmique;
des chars légers attelés de chevaux fringants aux
8.
90 LE ROMAN DE LA MOMIE.
têtes e\npanachées, des chariots à bœufs d'une
allure pesante et contenant une famille. A peine
si la foule insouciante d'être écrasée s'ouvrait pour
leur faire place, et souvent les conducteurs étaient
obligés de frapper de leur fouet les retardataires
ou les obstinés qui ne s'écartaient pas.
Un mouvement extraordinaire avait lieu sur le
fleuve, couvert, malgré sa largeur, à ne pas en
apercevoir l'eau, dans toute la longueur de la
ville, de barques de toute espèce ; depuis la
cange à la proue et à b poupe élevées, au naos
chamarré de couleurs et de dorures, jusqu'au
mince esquif de papyrus, tout était employé. On
n'avait pas même dédaigné les bateaux c passer
le bétail et à transporter les fruits, les radeaux
de joncs soutenus par des outres qu'on charge
ordinairement de vases d'argile.
Ce n'était pas une mince besogne de transva-
ser d'un bord du fleuve à l'autre une population
de plus d'un million d'âmes, et il fallait pour
l'opérer toute l'adresse active des matelots de
Thèbes.
L'eau du Nil, battue, fouettée, divisée par les
rames, les avirons, les gouvernails, écumait
comme une mer, et formait mille remous qui
rompaient la force du courant.
LE ROMAN DE LA MOMIE. 91
La structure des barques était aussi variée
que pittoresque : les unes se terminaient à cha-
que extrémité par une grande fleur de lotus re-
courbée en dedans et serrée à sa tige d'une cra-
vate de banderoles ; les autres se bifurquaient à
la poupe et s'aiguisaient en pointe ; celles-ci s'ar-
rondissaient en croissant et se relevaient aux
deux bouts; celles-là portaient des espèces de
châteaux 'ou plates-formes où se tenaient debout
les pilotes ; quelques-unes consistaient en trois
bandes d'écorce reliées avec des cordes et ma-
nœuvrées par une pagaie. Les bateaux destinés
au transport des animaux et des chars étaient
accolés bord à bord, et supportaient un plancher
sur lequel se remployait un pont volant per-
mettant d'embarquer et de débarquer sans peine :
le nombre en était grand. Les chevaux surpris
hennissaient et frappaient le bois de leur corne
sonore ; les bœufs tournaient avec inquiétude du
côté de la rive leurs mufles lustrés d'où pen-
daient des filaments de bave, et se calmaient
sous les caresses des conducteurs.
Les contre-maîtres marquaient le rhythme
aux rameurs en heurtant l'une contre l'autre la
paume de leurs mains; les pilotes, juchés sur la
poupe ou se promenant sur le toit des naos,
ii LE ROMAN DE LA MOMIE.
criaient leurs ordres, indiquant les manœuvres
nécessaires pour se diriger à travers le dédple
mouvant des embarcations. Parfois, malgré les
précautions, les bateaux se choquaient, et les
mariniers échangeaient des injures ou se frap-
paient de leurs rames.
Ces milliers de nefs, peintes la plupart en
blanc et relevées d'ornements verts, bleus et
rouges, chargées d'hommes et de femmes vêtus
de costumes multicolores, faisaient disparaître
entièrement le Nil sur une surface de plusieurs
lieues, et présentaient, sous la vive couleur du
soleil d'Egypte, un spectacle d'un éclat éblouis-
sant dans sa mobilité; l'eau agitée en tous sens
fourmillait, scintillait, miroitait comme du vif-
argent, et ressemblait à un soleil brisé en mil-
lions de pièces.
Tahoser entra dans sa cange, décorée avec une
richesse extrême, dont le centre était occupé par
une cabine ou naos à l'entablement surmonté
d'une rangée d'uraeus, aux angles équarris en
piliers, aux parois bariolées de dessins symétri-
ques. Un habitacle à toit aigu chargeait la
poupe, contre-balancée à l'autre extrémité par
une Forte d'autel enjolivé de peintures. Le gou-
vernail se composait de deux immenses rames
LE ROMAN DE LA MOMIE. 9»
terminées en têtes d'Hâthor, nouées au col de
longs bouts d'étoffe et jouant sur des pieux
échancrés. Au mat dressé palpitait, car le vent
d'est venait de se lever, une voile obiongue fixée
à deux vergues, dont la riche étoffe était brodée
et peinte de losanges, de chevrons, de quadrilles,
d'oiseaux, d'animaux chimériques aux couleurs
éclatantes; à la vergue inférieure pendait une
frange de grosses houppes.
L'amarre dénouée et la voile tournée au vent,
la cange s'éloigna de la rive, divisant de sa proue
les agrégations de barques dont les rames s'en-
chevêtraient et s'agitaient comme des pattes de
scarabées retournés sur le dos ; elle filait insou-
ciammentau milieu d'un concert d'injures et de
cris; sa force supérieure lui permettait de dédai-
gner des chocs qui eussent coulé bas des embar-
cations plus frêles. D'ailleurs les matelots de
Tahoser étaient si habiles, que la cange qu'ils
dirigeaient semblait douée d'intelligence, tant
elle obéissait avec promptitude au gouvernail et
se détournait à propos des obstacles sérieux. Elle
eut bientôt laissé derrière elle les bateaux appe-
santis, dont le naos plein de passagers à l'inté-
rieur était encore chargé sur le toit de irois ou
quatre rangées d'hommes, de femmes et d'en-
94 LE ROMAN DE LA MOMTE.
fants accroupis dans Tattitude si chère au peuple
égyptien. A voir ces personnages agenouillés ainsi,
on les eût pris pour les juges assesseurs d'Osiris.
si leur physionomie, au lieu d'exprimer le re-
cueillement propre à des conseillers funèbres,
n'eût respiré la gaieté la plus franche. En effet,
le Pharaon revenait vainqueur et ramenait un
immense butin. Thèbes était dans la joie, et sa
population tout entière allait au-devant du favori
d'Ammon-Ra, seigneur des diadèmes, modéra-
teur de la région pure, Aroëris tout-puissant, roi-
soleil et conculcateur des peuples !
La cange de Tahoser atteignit bientôt la rive
opposée. La barque qui portait le char aborda
presque en même temps : les bœufs passèrent
sur le pont volant et furent placés sous le joug en
quelques minutes par les serviteurs alertes dé-
barques avec eux.
Ces bœufs blancs, tachetés de noir, étaient
coiffés d'une sorte de tiare recomTant en partie
le joug attaché au timon et maintenu par deux
larges courroies de cuir, dont l'une entourait
leur col, et dont l'autre, reliée à la première,
leur passait sous le ventre. Leurs garrots élevés,
leurs larges fanons, leurs jarrets secs et nerveux,
leurs sabots mignons et brillants conme de l'a-
LE ROMAN DE LA MOMIE. 95
gale, leur queue au flocon soigneusement peigné,
montraient qu'ils étaient de race pure, et que les
pénibles travaux des champs ne les avaient ja-
mais déformés. Ils avaient cette placidité majes-
tueuse d'Apis, le taureau sacré, lorsqu'il reçoit
les hommages et les offrandes. Le char, d'une
légèreté extrême, pouvait contenir deux ou trois
personnes debout ; sa caisse, demi-circulaire,
couverte d'ornements et de dorures distribués en
lignes d'une courbe gracieuse, était soutenue
par une sorte d'étançon diagonal dépassant un
peu le rebord supérieur, et auquel le voyageur
s'accrochait de la main lorsque la route était
raboteuse ou l'allure de l'attelage rapide ; sur
l'essieu, placé à l'arrière de la caisse pour adoucir
les cahots, pivotaient deux roues à six rayons que
maintenaient des clavettes rivées. Au bout d'une
hampe plantée dans le fond du char s'épanouis-
sait un parasol figurant des feuilles de palmier.
Nofré, penchée sur le rebord du char, tenait
les rênes des bœufs bridés comme des chevaux,
et conduisait le char suivant la coutume égyp-
tienne, tandis que Tahoser, immobile à côté
d'elle, appuyait sa main, constellée de bagues
depuis le petit doigt jusqu'au pouce, à la mou-
lare dorée de la conque.
9t> LE ROMAN DE LA MOMIE.
Ces deux belles filles, Fune étincelante d'é-
maux et de pierres précieuses, l'autre à peine
voilée d'une transparente tunique de gaze, for-
maient un groupe charmant sur ce char aux
brillantes couleurs. Huit ou dix serviteurs, yêtus
d'une cott^, à raies obliques dont les plis se mas-
saient par devant, accompagnaient l'équipage,
se réglant sur l'allure des bœufs.
De ce côté du fleuve l'affluence n'était pas
moins grande; les habitants du quartier des
Memnonia et des villages circonvoisins arrivaient
de leur côté, et à chaque instant les barques,
déposant leur charge sur le quai de briques, ap-
portaient de nouveaux curieux qui épaississaient
la foule. D'innombrables chars, se dirigeant vers
le champ de manœuvre, faisaient rayonner leurs
roues comme des soleils parmi la poussière dorée
qu'ils soulevaient. Thèbes, à ce moment, devait
être déserte comme si un conquérant eût emmené
son peuple en captivité.
Le cadre était d'ailleurs digne du tableau. Au
milieu de verdoyantes cultures, d'où jaillissaient
des aigrettes de paîmiers-doums, se dessinaient,
vivement coloriés, des habitations de plaisance,
des palais, des pavillons d'été entourés de^•):^-
mores et de mimosas. Des bassins miroitaient au
LE ROMAN DE LA MOMIE, 97
soleil, des vignes enlaçaient leurs festons à des
treillages voûtés ; au fond, se découpait la gigan-
tesque silhouette du palais de Rhamsès-Meïamoun,
avec ses pylônes démesurés, ses murailles énor-
mes, ses mâts dorés et peints, dont les banderoles
flottaient au vent ; plus au nord, les deux colosses
qui trônent avec une pose d'éternelle impassibi-
lité, montagne de granit à forme humaine, de-
vant rentrée de l'Aménophium, s'ébauchaient
dans une demi-teinte bleuâtre, masquant à demi
le Rhamesséium plus lointain et le tombeau en
retraite du grand prêtre, mais laissant entrevoir
par un de ses angles le palais de Ménephta.
Plus près de la chaîne libyque, le quartier des
Memnonia, habité par les colchytes, les para-
schistes et les taricheutes, faisait monter dans
l'air bleu les rousses fumées de ses chaudières de
natron : car le travail de la mort ne s'arrête ja-
mais, et la vie a beau se répandre tumultueuse,
les bandelettes se préparent, les cartonnages se
moulent, les cercueils se couvrent d'hiéroglyphes,
et quelque cadavre froid, allongé sur le lit fu-
nèbre à pieds de lion ou de chacal, attend qu'on
lui fasse sa toilette d'éternité.
A l'horizon, mais rapprochées par la transpa-
rence de l'air, les munlagnes libyques découpaient
9 8 Lï ROMAN DE LA MOMIE.
sur le ciel pur leurs dentelures caicaires, et"
leurs masses arides évidées par les hypogées et
les syringes.
Lorsqu'on se tournait vers l'autre rive, la vue
n'était pas moins merveilleuse ; les rayons du so-
leil coloraient en rose, sur le fond vaporeux de la
chaîne arabique, la masse gigantesque du palais
du Nord, que l'éloignement pouvait à peine di-
minuer, et qui dressait ses montagnes de granit,
sa forêt de colonnes géantes, au-dessus des habi-
tations à toit plat.
Devant le palais s'étendait une vaste esplanade
•descendant au fleuve par deux escaliers placés à
ses angles ; au milieu, un dromos de criosphinx,
perpendiculaire au Nil, conduisait à un pylône
démesuré, précédé de deux statues colossales, et
d'une paire d'obélisques dont les pyramidions
dépassant sa corniche, découpaient leur pointe
couleur de chair sur l'azur uni du ciel.
En recul au-dessus de la muraille d'enceinte se
présentait par sa face latérale le temple d'Ara-
mon ; et plus à droite s'élevaient le temple de
Khons et le temple d'Opht ; un gigantesque pylône
vu de profil et tourné vers le midi, deux obélis-
ques de soixante coudées de haut marquaient le
commencement de cette prodigieuse allée de
LE ROMAN DE LA MOMIE. 99
deux mille sphinx à corps de lion et à tête de bé-
lier, se prolongeant du palais du Nord au palais
du Sud; sur les piédestaux l'on voyait s'évaser les
croupes énormes de la première rangée de ces
monstres tournant le dos au Nil.
Plus loin s'ébauchaient vaguement dans une
lumière rosée des corniches où le globe mystique
déployait ses vastes ailes, des têtes de colosses à
figure placide, des angles d'édifices iîumenses,
des aiguilles de granit, des superpositions de ter-
rasses, des bouquets de palmiers, s'épanouissant
comme des touffes d'herbe entre ces prodigieux
entassements; et le palais du sud développait ses
hautes parois coloriées, ses mâts pavoises, ses
portes en talus, ses obélisques et ses troupeaux de
sphinx.
Au delà, tant que la vue pouvait s'étendre, Oph
se déployait avec ses palais, ses collèges de prê-
tres, ses maisons, et de faibles lignes bleues indi-
quaient aux derniers plans la crête de ses mu-
railles et le sommet de ses portes.
Tahoser regardait vaguement cette perspective
familière pour elle, et ses yeux distraits n'expri-
n^aient aucune admiration; mais, en passant de-
vant une maison presque enfouie dans une touffe
de luxuriante végétation, elle sortit de son apa-
BIBLIOTHECA
luO LE ROMAN DE LA MOMIE.
Ihie, sembla chercher du regard sur la terrasse
et à la galerie extérieure une figure connue.
Un beau jeune homme, nonchalamment ap-
puyé à une des colonnettes du pavillon, paraissait
regarder la foule ; mais ses prune lies sombres,
devant lesquelles semblait danser un rêve, ne
s'arrêtèrent pas sur le char qui portait Tahoser
etNofré.
Cependant la petite main de la fille de Péta-
mounoph s'accrochait nerseusement au rebord
du char. Ses joues avaient pâli sous la légère cou-
che de fard dont Xofré les avait peintes, et,
comme si elle défaillait, à plusieurs reprises elle
empira l'odeur de son bouquet de lotus.
UT
Malgré sa perspicacité habituelle, Nofré n'avait
pas remarqué Teffet produit sur sa maîtresse par
le dédaigneux inconnu : elle n'avait vu ni sa pâ-
leur suivie d'une rougeur foncée, ni la lueur plus
vive de son regard, ni entendu le bruissement
des émaux et des perles de ses colliers, que soule-
vait le mouvement de sa gorge palpitante ; il est
vrai que son attention tout entière était occupée
à diriger son attelage, chose assez difficile parmi
les masses de plus en plus compactes de curieux
accourus pour assister à la rentrée triomphale
du Pharaon.
Enfin le char arriva au champ de manœuvre,
immense enceinte aplanie avec soin pour le dé-
ploiement des pompes militaires : des terrasse-
ments, qui avaient dû employer pendant des
années les bras de trente nations emmenées en
«^^clavage, formaient un cadre en relief au gigaO'
9.
102 LE ROMAN DE LA MOMIE.
tesque parallélogramme ; des murs de briques
crues formant talus revêtaient ces terrassements ,
leurs crêtes étaient garnies, sur plusieurs ran-
gées de profondeur, par des centaines de mille
d'Egyptiens dont les costumes blancs ou bigarres
de couleurs vives papillotaient au soleil dans ce
fourmillement perpétuel qui caractérise la mul-
titude, même lorsqu'elle semble immobile; en
arrière de ce cordon de spectateurs, les cbars, les
chariots, les litières, gardés par les cochers, les
conducteurs et les esclaves^ avaient Taspect d'un
campement de peuple en migration, tant le nom-
bre en était considérable : car Thèbes, la mer-
veille du monde antique, comptait plus d'habi-
tants que certains royaumes.
Le sable uni et fm de la vaste arène bordée
d'un million de tête, scintillait de points mica-
cés, sons la Inmière tombant d'un ciel bleu
comme l'émail des statuettes d'Osiris.
Sur le côté sud du champ de manœuvre, le
revêtement s'interrompait et laissait déboucher
dans la place, une route se prolongeant vers
l'Ethiopie supérieure, le long de la chaîne liby-
que. A l'angle opposé , le talus coupé per-
mettait au chemin de se continuer jusqu'au
palais de Rhamsès-Meïamoun , en passant
LE ROMAN DE LA MOMIE. 103
à travers les épaisses murailles de briques.
La fîUe de Péiamounoph et Nofré, à qui les
serviteurs avaient fait faire place, se tenaient à
cet angle, sur le sommet du talus, de façon à
voir défiler tout le cortège sous leurs pieds.
Une prodigieuse rumeur, sourde, profonde et
puissante comme celle d'une mer qui approche,
se fit entendre dans le lointain et couvrit les mille
susurrements de la foule : ainsi le rugissement
à'uù lion fait taire les miaulements d'une troupe
de chacal':. Bientôt le bruit particulier des instru-
ments se détacha de ce tonnerre terrestre produit
par le roulement des chars de guerre et le pas
rhythmé des combattants à pied; une sorte de
brume roussâtre, comme celle que soulève le vent
du désert, envahit le ciel de ce côté, et pourtant
la brise était tombée ; il n'y avait pas un souffle
d'air, et les branches les plus délicates des pal-
miers restaient immobiles comme si elles eussent
été sculptées dans le granit des chapiteaux ; pas un
cheveu ne frissonnait sur la tempe moite des
femmes, et les barbes cannelées de leurs coiffu-
res s'allongaicnt flasquement derrière leur dos.
Ce brouillard poudreux était produit par l'armée
en marche, et planait au-dessus d'elle comme un
nuage fauve.
J»4 LE ROMAN DE LA MOMIE.
Le tumulte augmentait; les tourbillous de
poussière s'ouvrirent, et les premières files de
musiciens débouchèrent dans l'immense arène,
à la grande satisfaction de la multitude, qui,
malgré son respect poui la majesté pharaonique,
commençait à se lasser d'attendre sous un soleil
qui eût fait fondre tout autre crâne que des crânes
égyptiens.
L'avant-garde des musiciens s'arrêta quelques
instants; des collèges de prêtres, des députations
des principaux habitants de Thèbes, traversèrent
le champ de manœuvre pour aller au-devant du
Pharaon, et se rangèrent en haie dans les poses
du respect le plus profond, de manière à laisser
le passage libre au cortège.
La musique, qui, à elle seule, eût pu former
mie petite armée, se composait de tambours, de
tambourins, de trompettes et de sistres.
Le premier peloton passa, sonnant une reten-
tissante fanfare de triomphe dans ses courts clai-
rons de cuivre brillants comme de l'or. Chacun
de ces musiciens portait un second clairon sous
le bras, comme si l'instrument avait dû se fati-
guer plutôt que l'homme. Le costume de ces
trompettes consistait en une sorte de courte tuni-
que serrée par une ceinture dont les larges bouts
LE ROMAN DE LA MOMIE. ) 95
retombaient par devant ; une bandelette où s'im-
fdantaient deux plumes d'autruche divergentes
serrait leur épaisse chevelure. Ces plumes ainsi po-
sées rappelaient les antennes et des scarabées et
donnaient à ceux qui en étaient coiffés une bizarre
apparence d*insectes.
Les tambours, vêtus d'une simple cotte plissée
et nus jusqu'à la ceinture, frappaient avec des
baguettes en bois de sycomore la peau d'onagre
de leurs caisses au ventre bombé, suspendues à
un baudrier de cuir, d'après le rhythme que leur
indiquait en tapant dans ses mains un maître
tambour qui se retournait souvent vers eux.
Après les tambours venaient les joueurs de sis-
tre, qui secouaient leur instrument par un geste
brusque et saccadé, et faisaient sonner, à inter-
valles mesurés, les anneaux do inétal sur les
quatre tringles de bronze.
Les tambourins portaient transversalement
devant eux leur caisse oblongue, rattachée par
une écharpe passée derrière leur^'ol, et frappaient
à pleins poings la peau tendue aux deux bouts.
Chaque corps de musique ne comptait pas
moins de deux cents hommes ; mais l'ouragan
de bruit que produisaient clairons, tambours,
sistres, tambourins, et qui eût fait saigner les
106 LE ROMAK DE LA MOMIE.
oreilles dans l'intérieur d'un palais, n'avait rien
de trop éclatant ni de trop formidable sous la
vaste coupole du ciel, au milieu de cet immense
espace, parmi ce peuple bourdonnant, en tête
de cette armée à lasser les nomcnclateurs, qui
s'avançait avec le grondement des grandes
eaux.
Était-ce trop d'ailleurs de huit cents musiciens
pour précéder un Pharaon bicn-aimé d'Amoun-
Ra, représenté par des colosses de basalte et de
granit de soixante coudées de haut, ayant son nom
écrit dans des cartouches sur des monuments im-
périssables, et son histoire sculptée et peinte sur
les murs des salles hypostyles, sur les parois des
pylônes, en interminables bas-reliefs, en fres-
ques sans fin? était-ce trop, en vérité, pour un
roi soulevant par leur chevelure cent peuples
conquis, et du haut de son trône morigénant les
nations avec son fouet, pour un Sohàl vivant
brûlant les yeux éblouis, pour un dieu, à l'éter-
nité près ?
Apres la musique arrivaient les captifs bar-
bares, à tournures étranges, à masque bestial, à
peau noire, à chevelure crépue, ressemblant au-
tant au singe qu'à l'bomme, et vêtu du costume
de leur pays ; une jupe au-dessus des hanches et
LE ROMAN DE LA MOMIE. 107
retenue par une bretelle unique, brodée d'orne-
ments de couleurs diverses.
Une cruauté ingénieuse et fantasque avait pré-
sidé à l'enchaînement de ces prisonniers. Les
uns étaient liés derrière le dos par le3 coudes ;
les autres, par les mains élevées au-dessus de la
tête, dans la position la plus gênante ; ceux-ci
avaient les poignets pris dans des cangucsde bois;
ceux-là, le col étranglé dans un carcan ou dans
une corde qui enchaînait toute une file, faisant
un nœud à chaque victime. Il semblait qu'on
eût pris plaisir à contrarier autant que possible
les attitudes humaines, en garrottant ces malheu-
reux, qui s'avançaient devant leur vainqueur
d'un pas gauche et contraint, roulant de gros
yeux et se livrant à des contorsions arrachées par
la douleur.
Des gardiens marchan' à côté d'eux réglaient
leur allure à coups de bâton.
Des femmes basanées, aux longues tresses pen-
dantes, portant leurs enfants dans un lambeau
d'étoffe noué à leur front, venaient derrière, hon-
teuses, courbées, laissant voir leur nudité grêle
et difforme, vil troupeau dévoué aux usages les
plus infimes.
D'autres, jeunes et belles, la peau d'ane nuance
108 LE ROMAN DE LA MOMIE.
moins foncée, les bras ornés de larges cercles d'i-
voire, les oreilles allongées par de grands disques
de métal, s'enveloppaient de longues tuniques à
manches larges, entourées au col dlun ourlet de
broderies et tombant à plis fins et pressés jusque
sur leurs chevilles, où bruissaient des anneaux ;
pauvres filles arrachées à leur patrie, à leurs pa-
rents, à leurs amours peut-être; elles souriaient
cependant à travers leurs larmes, car le pouvoir
de la beauté est sans bornes, Tétrangeté fait naî-
tre le caprice, et peut-être la faveur royale atten-
dait-elle une de ces captives barbares dans les pro-
fondeurs secrètes du gynécée.
Des soldats les accompagnaient et les préser-
vaient du contact de la foule.
Les porte-étendard venaient ensuite, élevant les
hampes dorées de leurs enseignes représentant
des baris mystiques, des éperviers sacrés, des tê-
tes d'Hàthor surmontées de plumes d'autruche,
des ibex ailés, des cartouches historiés au nom du
roi, des crocodiles et autres symboles religieux ou
guerriers. A ces étendards étaient nouées de lon-
gues cravates blanches, ocellées de points noirs
que le mouvement de la marche faisait gracieuse-
ment voltiger.
A l'aspect des étendards annonçant la venue du
LE ROMAN DE LA MOMIE. 109
Pharaon, les députations de prêtres et de notables
tendirent vers lui leurs mains suppliantes, ou les
laissèrent pendre sur leurs genoux, les paumes
tournées en l'air. Quelques-uns même se proster-
nèrent les coudes serrés au long du corps, le front
dans la poudre, avec des attitudes de soumission
absolue et d'adoration profonde ; les spectateurs
agitaient en tous sens leurs grandes palmes.
Un héraut ou lecteur, tenant à la main un rou-
leau couvert de signes hiéroglyphiques, s'avança
tout seul entre les porte-étendards et les thurifé-
raires qui précédaient la litière du roi.
Il proclamait d'une voix forte, retentissante
comme une trompette d'airain, les victoires du
Pharaon : il disait les fortunes des divers com-
bats, le nombre des captifs et des chars de guerre
enlevés à l'ennemi, le montant du butin, les me-
sures de poudre d'or, les dents d'éléphant, les
plumes d'autruche, les masses de gomme odo-
rante, les girafes, les lions, les panthères et au-
tres animaux rares ; il citait le nom des chefs bar-
bares tués par les javelines ou les flèches de Sa
Majesté, l'Aroëris tout-puissant, le favori des
dieux.
A chaque énonciation, le peuple poussait une
clameur immense, et, du haut des talus, jetait
10
110 LE ROMAN DE LA MOMIE.
sur la route du vainqueur de longues branches
vertes des palmiers qu'il balançait.
Enfin le Pharaon parut !
Des prêtres, se retournant à intervalles égaux,
allongeaient vers lui leurs amschirs après avoir
jeté de l'encens sur les charbons allumés dans la
petite coupe de bronze, soutenue par une main
emmanchée d'une espèce de sceptre terminé à
l'autre bout par une tête d'animal sacré, et mar-
chaient respectueusement à reculons pendant que
la fumée odorante et bleue montait aux narines
du triomphateur, en apparence indifférent à ces
honneurs comme une divinité de bronze ou de
basalte.
Douze oëris ou chefs militaires, la tète couverte
d'un léger casque surmonté d'une plume d'au*
truchc, le torse nu, les reins enveloppés d'un pa-
gne à plis roides, portant devant eux leur targe
suspendue à leur ceinture, soutenaient une sorte
de pavois sur lequel posait le trône du Pharaon,
C'était un siège à pieds et à bras de lion, au dos-
sier élevé, garni d'un coussin débordant, orné sur
sa face latérale d'un lacis de fleurs roses et
bleues ; les pieds, les bras, les nervures du trône
étaient dorés, et de vives couleurs remplissaient
les places laissées vides par la dorure.
LE ROMAN DE LA MOMIE. 1H
Do chaque côté du brancard, quatre flabelli-
fères agitaient au bout de hampes dorées d'énor-
mes éventails de plumes d'une forme semi-cir-
culaire ; deux prêtres soulevaient une grande
corne d'abondance richement ornementée, d'où
retombaient en gerbes de gigantesques fleurs de
lotus.
Le Pharaon était coiffé d'un casque allongé en
mitre, découpant par une échancrare la conque
de l'oreille et se rabattant vers la nuque pour la
proléger. Sur le fond bleu du casque scintillait
un semis de points semblables à des prunelles
d'oiseau et formés de trois cercles noirs, blancs
et rouges; un liséré écarlate et jaune en garnis-
sait le bord, et la vipère symbolique, tordant ses
anneaux d'or sur la partie antérieure, se redres-
sait et se rengorgeait au-dessus du front royal ;
deux longues barbes cannelées et de couleur
pourpre flottaient sur les épaules et complétaient
cette coiffure d'une majestueuse élégance.
Un large gorgerin à sept rangs d'émaux, de
pierres précieuses et de perles d'or, s'arrondissait
sur la poitrine du Pharaon et jetait de vives lueurs
au soleil. Pour vêtement supérieur il portait une
espèce de brassière quadrillée de rose et de noir,
dont les bouts allongés en bandelettes tournaient
1 1 i LE ROMAN DE LA MOMIE.
plusieurs fois autour du buste et le serraient
étroitement; les manches, coupées à la hauteur
du biceps et bordées de lignes transversales d'or,
de rouge ex de bleu, laissaient voir des bras ronds
et forts, dont le gauche était garni d'un large poi-
gnet de métal destiné à amortir le frôlement de la
corde lorsque le Pharaon décochait une flèche de
son arc triangulaire, et dont le droit, orné d'un
bracelet composé d'un serpent enroulé plusieurs
fois sur lui-même, tenait un long sceptre d'or
terminé par un bouton de lotus. Le reste du
corps était enveloppé d'une draperie du plus fin
lin à plis multipliés, arrêtée aux hanches par une
ceinture imbricfuée de plaquettes en émail et en
or. Entre la brassière et la ceinture, le torse appa-
raissait luisant et poli comme le granit rose tra-
vaillé par un ouvrier habile. Des sandales à poin-
tes recourbées, pareilles à des patins, chaussaient
ses pieds étroits et longs, rapprochés l'un de
l'autre comme les pieds des dieux sur les mu-
railles des temples.
Sa fîgurelisse, imberbe, aux grands traits purs,
qu'il ne semblait au pouvoir d'aucune émotion hu-
maine de déranger et que le sang de la vie vul-
gaire ne colorait pas, avec sa pâleur morte, ses
lèvres scellées, ses yeux énormes, agrandis de li-
LE ROMAN DE LA MOMIE. US
gnes noires, dont les paupières ne s'abaissaient
non plus que celles de l'épervier sacré, inspirait
par sonimmobilité même une respectueuse épou-
vante. On eût dit que ces yeux fixes ne regar-
daient que l'éternité et l'infini; les objets envi-
ronnants ne paraissaient pas s'y refléter. Les
satiétésde la jouissance, le blasement des volontés
satisfaites aussitôt qu'exprimées, l'isolement du
demi-dieu qui n'a pas de semblables parmi les
mortels, le dégoût des adorations et comme l'en-
nui du triomphe, avaient lige à jamais cette phy-
sionomie, impla( ablementdouce etd'une sérénité
gra-nitique. Osiris jugeant les âmes n'eût pas eu
l'air plus majestueux etplus calme.
Un grand lion privé, couché à côté de lui sur
le brancard, allongeait ses énormes pattes comme
un sphinx sur son piédestal, et clignait ses pru-
nelles jaunes.
Une corde, attachée à la litière, reliait au Pha-
raon les chars de guerre des chefs vaincus ; il les
tramait derrière lui, comme des animaux à la
laisse. Ces chefs, à l'attitude morne et farouche,
dont les coudes rapprochés par une ligature for-
maient un angle disgracieux, vacillaient gauche-
ment à la trépidation des chars, que menaient des
cochers égyptiens.
10.
H 4 LE ROMAN DE LA MOMIE.
Ensuite venaient les chars de guerre des jeunes
princes de la famille royale ; des chevaux de race
pure, aux formes élégantes et nobles, aux jambes
fines, aux jarrets nerveux, à la crinière taillée en
brosse, les traînaient, attelés deux à deux, en se-
couant leurs têtes empanachées de plumes rou-
ges, ornées de têtières et de frontaux à bossettes
de métal. Un timon courbe appuyait sur leurs
garrots garnis de panneaux écarlates deux
sellettes surmontées de boules en airain poli, et
que réunissait un joug léger, infléchi comme
un arc dont les cornes rebrousseraient; une
sous-ventrière et une courroie pectorale riche-
ment piquée et brodée, de riches housses rayées
de bleu ou de rouge et frangées de houppes,
complétaient ce harnachement solide, gracieux
et léger.
La caisse du char, peinte de rouge et de vert,
garnie de plaques et de demi-sphères de bronze,
semblable à Yumbo des boucliers, était flanquée
de deux grands carquois posés diagonalement en
sens contraire, dont l'un renfermait des javelines
et l'autre des flèches. Sur chaque face, un lion
sculpté et doré, les pattes en arrêt, le mufle plissé
par un effroyable rictus, semblait rugir et vouloir
s'élancer sur les ennemis.
LE ROMAN DE LA MOMIE. 115
Les jeunes princes avaient pour coiffure une
bandelette qui serrait leurs cheveux et oij s'entor-
tillait, en gonflant sa gorge, la vipère royale;
pour vêtement une tunique ornée au col et aux
manches de broderies éclatantes et cerclée à la
taille d'un ceinturon de cuir fermé par une pla-
que de métal gravée d'hiéroglyphes ; à ce ceintu-
ron était passé un long poignard à lame d'airain
triangulaire, dont la poignée cannelée transver-
salement se terminait en tête d'épervier.
Sur le char, à côté de chaque prince, se tenaient
le cocher chargé de conduire le char pendant la
bataille, et l'écuyer occupé à parer avec le bou-
clier les coups dirigés vers le combattant, pendant
que lui-même décochait les flèches ou dardait les
javelines puisées aux carquois latéraux.
A la suite des princes arrivaient les chars, ca-
valerie des Égyptiens, au nombre de vingt mille,
chacun traîné par deux chevaux et monté par
trois hommes. Ils s'avançaient par dix de front,
les essieux se touchant presque et ne se heurtant
jamais, tant l'habileté des cochers était grande.
Quelques chars moins pesants, destinés aux es-
carmouches et aux reconnaissances, marchaient
en tête et ne portaient qu'un seul guerrier ayant,
pour garder les mains libres pendant la bataille,
î I r. LE ROMAN DE LA MOMIE.
les rênes de son attelage passées autour du corps ;
aTCC quelques pesées à droite, à gs'ache ou en
arrière, il dirigeait et arrêtait ses chevaux ; et
c'était vraiment merveilleux de voir ces nobles
bêtes, cjui semblaient abandonnées à elles-mêmes,
guidées par d'imperceptibles mouvements, con-
server une imperturbable régularité d'allure.
Sur un de ces chars, l'élégant Ahmosis, le pro-
tégé de Nofré, dressait sa haute faille et prome-
nait ses regards sur la foule, en cherchant à y dé-
couvrir Tahoser.
Le piétinement des chevaux, contenus à grand'-
peine, le tonnerre des roues garnies de bronze,
le frisson métallique des armes, donnaient à ce
défilé quelque chose d'imposant et de formida-
ble, fait pour jeter la terreur dans les âmes les
plus intrépides. Les casques, les plumes, les
boucliers, les corselets papelonnés d'écaillés ver-
tes, rouges et jaunes, les arcs dorés, les glaives
d'airain, reluisaient et flamboyaient terriblement
au soleil ouvert dans le ciel, au-dessus de la
chaîne libyque, comme un grand œil osirien, et
l'on sentait que le choc d'une pareille armée de-
vait balayer Ijs nations comme l'ouragan chasse
devant lui une paille légère.
Sous ces roues innombrables, la terre réson-
LE ROMAiN DE LA MOMIE. 117
nait et tremblait sourdement, comme si une ca-
tastrophe de la nature l'eût agitée.
Aux chars succédèrent les bataillons d'infan-
terie, marchant en ordre, le bouclier au bras
gauche, et, suivant leur arme, la lance, le harpe,
l'arc, la fronde ou la ^hache à la main droite ;
les têtes de ces soldats étaient couvertes d'armets
ornés de deux mèches do crin, leurs corps san-
glés par une ceinture-cuirasse en peau de croco-
dile. Leur air impassible, la régularité parfaite
de lenrs mouvements, leur teint de cuivre rouge
foncé encore par une expédition récente aux ré-
gions brûlantes de l'Ethiopie supérieure, la
poudre du désert tamisée sur leurs vêtements,
inspiraient l'admiration pour leur discipline et
leur courage. Avec de tels soldats, l'Egypte pou-
vait conquérir le monde. Ensuite venaient les
troupes alliées, reconnaissables à la forme bar-
bare de leurs casques pareils à des mitres tron-
quées, ou surmontés de croissants embrochés
dans une pointe. Leurs glaives aux larges tran-
chants, leurs haches tailladées, devaient faire
d'inguérissables blessures.
Des esclaves portaient le butin annoncé parle
héraut, sur leurs épaules ou sur des brancards, et
des belluaires traînaient en laisse des panthères,
J18 LE nOMAN DE LA MOMIE.
des guépards s'écrasant contre terre comme pour
se cacher, des autruches battant des ailes, des gi-
rafes dépassant la foule de toute la longueur db
leur col, et jusqu'à des ours bruns pris, disait-on,
dans Its montagnes de la Lune.
Depuis longtemps déjà le roi était rentré dans
son palais, que le défilé continuait encore.
En passant devant le talus où se tenaientTaho-
ser et Nofré, le Pharaon, que sa litière posée sur
les épaules des oëris mettait par-dessus la foule
au niveau de la jeune fille, avait lentement fixé
sur elle son regard noir ; il n'avait pas tourné la
tête, pas un muscle de sa face n'avait bougé, etson
masque était resté immobile comme le masque
d'or d'une momie; pouriantses prunelles avaient
glissé entre ses paupières peintes du côté de Ta-
hoser, et une étincelle de désir avait animé leurs
disques sombres : effet aussi effrayant que si les
yeux de granit d'un simulacre divin, s'illuminani
tout à coup, exprimaient une idée humaine. Une
de ses mains avait quitté le bras de son trône et
s'était levée à demi ; geste imperceptible pour
tout le monde, mais que remarqua un des ser-
viteurs marchant près du brancard, et dont les
yeux se dirigèrent vers la fille de Pétamounoph.
Cependant la nuit était tombée subitement,
LE ttOMÀN DE LA MOMIE. il»
car il n*y a pas de crépuscule en Egypte; la nuit,
ou plutôt un jour bleu succédant àun jour jaune.
Sur l'azur d'une transparence infinie s'allu-
maient d'innombrables étoiles, dont les scintil-
lations tremblaient confusément dans Feau du
Nil, agitée par les barques qui ramenaient à l'au-
tre rive la population de Tbèbes ; et les derniè-
res cohortes de l'armée se déroulaient encore sur
la plaine comme les anneaux d'un serpent gigan-
tesque, lorsque la cange déposa Tahoser à la
porte d'ee J de son palais.
IV
Le Phaiaon arriva devant son palais, situé à
peu de distance du champ de manœuvres, sur la
rive gauche dn Nil.
Dans la transparence bleuâtre de la nuit, l'im-
mense édifice prenait des proportions encore plus
colossales et découpait ses angles énormes sur le
fond violet de la chaîne libyque, avec une vigueur
''effrayante et sombre. L'idée d'une puissance ab-
solue s'attachait à ces masses inébranlables, sur
lesquelles l'éternité semblait devoir glisser
comme une goutte d'eau sur un marbre.
Une grande cour entourée d'épaisses murailles
ornées à leur sommet de profondes moulures
précédait le palais; au fond de cette cour se dres-
saient deux hautes colonnes à chapiteaux de pal-
mes, marquant l'entrée d'une seconde enceinte
Derrière les colonnes s'élevait un pylône gigan-
tesque composé de deux monstrueux urnssifs, eu-
LE BOMAN DE LA MUMIE. I2l
serrant une porte monumentale plutôt faite pour
laisser passer des colosses de granit que des
hommes de chair. Au delà de ces propylées, rem-
plissant le fond d'une troisième cour, le palais
proprement dit apparaissait avec sa majesté for-
midable; deux avant-corps pareils aux bastions
d'une forteresse se projetaient carrément, offrant
sur leurs laces des bas-reliefs méplats d'une di-
mension prodigieuse, qui représentaient sous la
forme consacrée le Pharaon vainqueur flagellant
ses ennemis et les foulant aux pieds ; pages d'his-
toire démesurées, écrites au ciseau sur un colos-
sal livre de pierre, et que la postérité la plus re-
culée devait lire.
Ces pavillons dépassaient de beaucoup la hau-
teur du pylône, et leur corniche évasée et cré-
nelée de merlons s'arrondissait orgueilleusement
sur la crête des montagnes libyques, dernier
plan du tableau. Reliant l'un à l'autre, la fa-
çade du palais occupait tout l'espace inter-
médiaire. Au-dessus de sa porte géante, flan-
quée de sphinx , flamboyaient trois étages de
fenêtres carrées trahissant au dehors l'éclai-
rage intérieur et découpant sur la paroi sombre
une sorte de damier lumineux. Au premier
étage sailhient des balcons soutenus par des
11
Ii2 LE ROMAN DE LA MOMIE.
étatuesde prisonniers accroupis sous la tablette.
Les officiers de la maison du roi, les eunuques,
les serviteurs, les esclaves, prévenus de l'ap-
proche de Sa Majesté par la fanfare dez, clairons
et le roulement des tambours, s'étaient portés à
sa rencontre, et l'attendaient agenouillés ou pros-
ternés sur le dallage des cours ; des captifs de la
mauvaise race de Schéto portaient des urnes rem-
plies de sel et d'huile d'olive, où trempait une
mèche dont la flamme crépitait vive et claire, et
se tenaient rangés en ligne, de la porte du palais
à l'entrée de la première enceinte, immobiles
comme des lampadaires de bronze.
Bientôt la tcte du cortège pénétra dans le pa-
lais, et, répercutés par les échos, les clairons et
les tambours résonnèrent avec un fracas qui fit
s'envoler les ibis endormis sur les entablements.
Les oêris s'arrêtèrent à la porte de la façade,
entre les deux pavillons. Des esclaves apportèrent
un escabeau à plusieurs marches et le placèrent à
côté du brancard ; le Pharaon se leva avec une
lenteur majestueuse, et se tint debout quelques
secondes dans une immobilité parfaite. Ainsi
monté sur ce socle d'épaules, il planait au-dessus
des têtes et paraissait avoir douze coudées; éclairé
bizarrement, moitié par la lune qui se levait,
LE ROMAN DE LA MOMIE. 123
moilié par la lueur des lampes, sous ce costume
dont les dorures et les émaux scintillaient brus-
quement, il ressemblait à Osiris ou plutôt à
Typhon ; il descendit les marches d'un pas de
statue, et pénétra enfin dans le palais.
Une première cour intérieure, encadrée d'un
rang d'énormes piliers bariolés d'hiéroglyphes et
soutenant une frise terminée en volute, fut tra-
versée lentement par le Pharaon au milieu d'une
foule d'esclaves et de servantes prosternés.
Une autre cour se présenta ensuite, entourée
d'un promenoir couvert et de colonnes trapues
portant pour chapiteau un dé de grès dur sur le-
quel pesait une massive architrave. Un caractère
d'indestructibilité était écrit dansles lignes droites
et les formes géométriques de cette architecture
bâtie avec des quartiers de montagnes : les piliers
et les colonnes semblaient se piéter puissamment
pour soutenir le poids des immenses pierres ap-
puyées sur les cubes de leurs chapiteaux ; les murs
se renverser en talus afin d'avoir plus d'assiette,
elles assises se joindre de façon à ne former qu'un
seul bloc : mais des décorations polychromes,
des bas-reliefs en creux rehaussés de teintes plates
d'un vif éclat, donnaient, dans le jour, de la lé-
gèreté et de la richesse à ces énormes masses.
12 4 LE ROMaN UE LA MO.MIE.
<[iii, la nuit, reprenaient toute leur carrure.
Sur la corniche de style égyptien, dont la ligne
inflexible tranchait dans le ciel un vaste parallé-
logramme d'azur foncé, tremblotaient au souffle
intermittent de la brise des lampes allumées de
distance en distance ; le vivier, placé au milieu de
la cour, mêlait, en les reflétant, leurs étincelles
rouges aux étincelles bleues de la lune; des ran-
gées d'arbustes plantés autour du bassin déga-
geaient leurs parfums faibles et doux.
Au fond s'ouvrait la porte du gynécée et des ap-
partements secrets, décorés avec une magnificence
toute particulière.
Au-dessous du plafond régnait une frise d'urœus
dressés sur la queue et gonflant la gorge. Sur Ten-
tablement de la porte, dans la courbure de la cor-
niche, le globe mystique déployait ses immenses
ailes imbriquées ; des colonnes disposées en lignes
symétriques supportaient d'épaisses membrures
de grès formant des soffites, dont le fond bleu
était constellé d'étoiles d'or. Sur les murailles, de
grands tableaux découpés en bas-reliefs méplats
et coloriés des teintes les plus brillantes représen-
taient les occupations familières du gynécée et
les scènes de la vie intime. On y voyait le Pharaon
sur son trône et jouant gravement aux échecs avec
LE ROMAN DE LA MOMIE. t25
une de ses femmes se tenant nue et debout devant
lui, la tête ceinte d'un large bandeau d'où s'épa-
nouissaient en gerbe des fleurs de lotus. Dans un
autre tableau, le Pharaon, sans rien perdre de
son impassibilité souveraine et sacerdotale, allon-
geait la main et touchait le menton d'une jeune
fille, vêtue d'un collier et d'un bracelet, qui lui
présentait un bouquet à respirer.
Ailleurs on l'apercevait incertain et souriant^
comme s'il eût malicieusement suspendu son
choix, au milieu des jeunes reines agaçant sa gra-
vité par toutes sortes de coquetteries caressantes
et gracieuses.
D'autres panneaux représentaient des musicien-
nes et des danseuses, des femmes au bain, inondées
d'essence et massées par des esclaves, avec une
élégance de poses, une suavité juvénile de for-
mes et une pureté de trait qu'aucun art n'a
dépassées.
Des dessins d'ornementation d'un goût riche et
compliqué, d'une exécution parfaite, où se ma-
riaient le vert, le rouge, le bleu, le jaune, le blanc,
couvraient les espaces laissés vides. Dans des car-
touches et des bandes allongées en stèles, se li-
saient les titres du Pharaon et des inscriptions en
son honneur.
11.
126 LE rtOMAN DE LA MOMIE.
Sur le fût des énormes colonnes tournaient de»
figures décoratives ou symboliques coiffées du
psc^.ent, armées du tau, qui se suivaient proces-
sionncllement, et dont l'œil, dessiné de face sur
une tête de profil, semblait regarder curieusement
dans la salle. Des lignes d'hiéroglyphes perpendi-
culaires séparaient les zones de personnages.
Parmi les feuilles vertes découpées sur le tambour
du chapiteau, des boutons et des calices de lotus
se détachaient avec leurs couleurs naturelles et
simulaient des corbeilles fleuries.
Entre chaque colonne, urne selle élégante de
Ldis de cèdre peint et doré soutenait sur sa plate-
forme une coupe de bronze remplie d'huile par-
fumée, 011 les mèches de coton puisaient une
clarté odorante.
Des groupes de vases allongés et reliés par des
guirlandes alternaient avec les lampes et faisaient
épanouir aux pieds des colonnes des gerbes aux
barbes d'or, mêlées d'herbes des champs et de
plantes balsamiques.
Au milieu de la salle, une table ronde en por-
phyre, dont le disque était supporté par une fi-
gure de captif, disparaissait sous un entassement
d'urnes, de vases, de buires, de pots, d'où jaillis-
sait une forêt de fleurs artificielles gigantes-
LE ROMAN DE LA MOMIE. 127
ques ; car des fleurs yraies eussent semblé mes-
quines au centre de cette salle immense, et L
fallait mettre la nature en proportion ayec le tra-
vail grandiose de l'homme ; les plus vives cou-
leurs, jaune d'or, azur, pourpre, diapraient ces
calices énormes.
Au fond s'élevait le trône ou fauteuil du Pha-
raon, dont les pieds croises bizarrement et rete-
nus par des nervures enroulées contenaient, dans
l'ouverture de leurs angles, quatre statuettes de
prisonniers barbares asiatiques ou africains, re-
connaissables à leurs physionomies et à leurs
vêtements ; ces malheureux, les coudes noués der-
rière le dos, à genoux dans une posture incom-
mode, le corps tendu, portaient sur leur tête
humiliée L coussin quadrillé d'or, de rouge et
de noir, où s'asseyait leur vainqueur. Des mufles
d'animaux chimériques, dont la gueule laissait
échapper en guise de langue une longue houppe
rouge, ornaient les traverses du siège.
De chaque côté du trône étaient rangés, pour
les princes, des fauteuils moins riches, mais en-
core J'une élégance extrême et d'un caprice char-
mant : car les Egyptiens ne sont pas moins adroits
à sculpter le bois de cèdre, de cyprès et de syco-
more, à le dorer, à le colorier, à l'incruster d'é^
fîS LE ROMAN DE LA MOMIE.
maux, qu'à tailler dans les carrières de Pnilœ ou
de Syène de monstrueux blocs granitiques pour
les palais des Pharaons et le sanctuaire des dieux.
Le roi traversa la salle d'un pas lent et majes-
tueux, sans que ses paupières teintes eussent pal-
pité une fois ; rien n'indiquait qu'il entendît les
cris d'amour qui l'accueillaient, ou qu'il aperçût
les êtres humains agenouillés ou prosternés, dont
les plis de sa calasiris effleuraient le front en
écumant autour de ses pieds; il s'assit les chevil-
les jointes et les mains posées sur les genoux,
dans l'attitude solennelle des divinités.
Les jeunes princes, beaux comme des femmes,
prirent place à la droite et à la gauche de leur
père. Des serviteurs les dépouillèrent de leurs
gorgerins d'émaux, de leurs ceinturons et de
leurs glaives, versèrent sur leurs cheveux des
flacons d'essences, leur frottèrent les bras d'huiles
aromatiques, et leurs présentèrent des guirlandes
de fleurs, frais collier de parfums, luxe odorant,
mieux accommodé aux fêtes que la lourde richesse
de l'or, des pierres précieuses et des perles, et
qui, du reste, s'y marie admirablement.
De belles esclaves nues, dont le corps sveite
ofî'rait le gracieux passage de l'enfance à l'adoles-
cence, les hanches cerclées d'une mince ceinture
LE ROMAN DE LA MOMIE. 12 9
qui ne voilait aucun de leurs charmes, une fleur
de lotus dans les cheveux, une Luire d'albâtre
rubané à la main, s'empressaient timidement
autour du Pharaon, et répandaient l'huile de
palme sur ses épaules, ses bras et son torse polis
comme le jaspe. D'autres servantes agitaient
autour de sa tète de larges éventails de plumes
d'autruche peintes, ajustées à des manches d'i-
voire ou de bois de santal qui, échauffé par leurs
petites mains, dégageait une odeur délicieuse ;
quelques-unes élevaient à la hauteur des narines
du Pharaon des tiges de nymphœa au calice épa-
noui comme la coupe des amschirs. Tous ces
soins étaient rendus avec une dévotion profonde
et une sorte de terreur respectueuse, comme à
une personne divine, immortelle, descendue par
pitié des zones supérieures parmi le vil troupeau
des hommes. Car le roi est le fils des dieux, le
favori de Phré, le protégé d'Ammon-Ra.
Les femmes du gynécée s'étaient relevées de
leurs prostrations et assises sur de beaux fauteuils
sculptés, dorés et peints, aux coussins de cuir
rouges gonflés avec de la barbe de chardon : ran-
gées ainsi, elles formaient une ligne de tètes
gracieuses et souriantes, que la peinture eut aimé
à reproduHe.
J30 LE ROMAN DE I.A MOMÎE.
Les unes avaient pour vêtement des tuniques de
gaze blanche à raies alternativement opaques et
transparentes, dont les manches courtes mol' aient
à nu un bras mince et rond couvert de bracelets
du poignet au coude ; les autres, nues jusqu'à la
ceinture, portaient une cotte lilas tendre, striée
de bandes plus foncées, recouverte d'un filot de
petits tubes en verre rose laissant voir entre leurs
losanges le cartouche du Pharaon tracé surl'étoffe ;
d'autres avaient la jupe rouge et le filet en perles
noires ; celles-ci, drapées d'an tissu aussi léger
que l'air tramé, aussi translucide que du verre,
en tournaient les plis autour d'elles, s'arran-
geant de façon à faire ressortir coquettement le
contour de leur gorge pure; celles-là s'empri-
sonnaient dans un fourreau papelonné d'écaillés
bleues, vertes et rouges, qui moulaient exacte-
ment leurs formes ; il y en avait aussi dont les
épaules étaient couvertes d'une sorte de mante
plissée, et qui serraient au-dessous du sein, par
une ceinture à bouts flottants, leur longue robe
garnie de franges.
Les coiffures n'étaient pas moins variées : tan-
tôt les cheveux nattés s'effilaient en spirales; tan-
tôt ils se divisaient en trois masses, dont l'une
s'allongeait sur le dos et les doux autres tombaient
LE ilOjlA.N DE LA MOMIE. 13!
de chaque côté des joues ; de volumineuses per-
ruques à petites boucles fortement crêpées, à
innombrables cordelettes maintenues transversa-
lement par des fils d'or, des rangs d'émaux ou de
perles, s'ajustaient eomme des casques à des têtes
jeunes et charmantes, qui demandaient à l'art
un secours inutile à leur beauté.
Toutes ces femmes tenaient à la main une fleur
de lotus bleue, rose ou blanche, et respiraient
amoureusement, avec des palpitations de narines,
l'odeur pénétrante qui s'exhalait du large calice.
Une tige de la même fleur, partant de leur nuque,
se courbait gracieusement sur leur tète et allon-
geait son bouton entre leurs sourcils rehaussés
d'antimoine.
Devant elles, des esclaves noires ou blanches,
n'ayant d'autres vêtements que le cercle lombaire,
leur tendaient des colliers fleuris tressés de cro-
cus, dont la fleur, blanche en dehors, est jaune
en dedans, de carthames couleur de pourpre, d'hé-
liochryses couleur d'or, de trychos à baies rouges,
de myosotis aux fleurs qu'on croirait faites avec
rémail bleu des statuettes d'Isis^ de népenthès
dont l'odeur enivrante fait tout oublier, jusqu'à
la patrie lointaine.
A ces esclaves d'autres succédaient qui, sur la
13Î LE ROMAN DE L\ MOMFE.
paume de leur main droite renversée, portaient
des coupes d'argent ou de bronze pleines de yin,
et de la gauche tenaient une serviette où les con-
vives s'essuyaient les lèvres.
Ces vin? étaient puisés dans des amphores d'ar-
gile, de verre ou de métal, que contenaient d'é-
légants paniers clisses, posant sur des bases à
quatre pieds, faites d'un bois léger et souple,
entrelaçant ses courbures d'une manière ingé-
nieuse. Les paniers contenaient sept sortes de
vins, de dattier, de palmier et de vigne, du vin
blanc, du vin rouge^ du vin vert, du via nouveau,
du vin de Phénicie et de Grèce, du vin blanc de
Maréotique au bouquet de violette.
Le Pharaon prit aussi la coupe des mains de
réchanson debout près de son trône, et trempa
ses lèvres royales au breuvage fortifiant.
Alors résonnèrent les harpes, les lyres, les
doubles flûtes, les mandores, accompagnant un
chant triomphal qu'accentuaient les choristes
rangés en face du trône, un genou en terre et
l'autre relevé, en frappant la mesure avec la
paume de leurs mains.
Lerepascommença. Les mets^ apportés par des
Ethiopiens des immenses cuisines du palais, où
niilkC esclaves s occupaient dans une atmosphère
LE ROMAN DE LA MOMIE, 13t
de ûamme des préparations du festin, étaient
placés sur des guéridons à quelque distance des
convives; les plats de bronze, de bois odorant
précieusement sculpté, de terre ou de porcelaine
émaillée de couleurs vives, contenaient des quar-
tiers de bœuf, des cuisses d'antilope, des oies
troussées, des silures du Nil, des pâtes étirées en
longs tuyaux et roulées, des gâteaux de sésame et
de miel, des pastèques vertes à pulpe rose, des
grenades pleines de rubis, des raisins couleur
d'ambre ou d'améthyste. Des guirlandes de pa-
pyrus couronnaient ces plats de leur feuillage
vert ; les coupes étaient également cerclées de
fleurs, et au centre des tables, du milieu d'an
amoncellement de pains à croûte blonde, estam-
pés de dessins et marqués d'hiéroglyphes, s'élan-
çait un long vase d'où retombait, élargie en om-
belle, une monstrueuse gerbe de persolutas, de
myrtes, de grenadiers, de convolvulus, de chry-
santhèmes, d'héliotropes, de sériphiumset de pé-
riplocas, mariant toutes les couleurs, confondant
tous les parfums. Sous les tables mêmes, autour
du socle, étaient ranges des pots de lotus. Des
fleurs, des fleurs, des fleurs, encore des fleurs,
partout des fleurs! Il y en avait jusque sous les
sièges des convives; les femmes en portaient aux
«s
lâi LE ROMA^' DE LA MUMIE.
bras, au col, sur la tête, en bracelets, en colliers,
en couronnes ; les lampes brûlaient au milieu
d'énormes bouquets; les plats disparaissaient
dans les feuillages; les \ins pétillaient, entourés
de violettes et de roses : c'était une gigantesque
débaucbe de fleurs, une colossale orgie aromale,
d'un caractère tout particulier, inconnu chez les
autres peuples.
A chaque instant, des esclaves apportaient des
jardins, qu'ils dépouillaient sans pouvoir les ap-
pauvrir, des brassées de clématites, de lauriers-
roses, de grenadiers, de xéranthèmes, de lotus,
pour renouveler les fleurs fanées déjà, tandis
que des serviteurs jetaient sur les charbons des
amschirs, des grains de nard et de cinnamome.
Lorsque les plats et les boîtes sculptées en
oiseaux, en poissons, en chimères, qui conte-
naient les sauces et les condiments^ furent em-
portés ainsi que les spatules d'ivoire, de bronze
ou de bois, les couteaux d'airain ou de silex,
les convives se lavèrent les mains, et les coupes
de vin ou de boisson fermentée continuèrent à
circuler.
L'échanson puisait, avec un godet de métal
armé d'un long manche, le vin sombre et le vin
transparent dans deux grands vases d'or ornes
LE ROMAN DE LA MOMIE. 131
de figures de chevaux et de béliers, que des
trépieds maintenaient en équilibre devant le
Pharaon.
Des musiciennes parurent, car le chœur des
musiciens s'était retiré : une large tunique de
gaze couvrait leurs corps sveltes et jeunes, sans
plus les voiler que l'eau pure d'un bassin ne
dérobe les formes de la baigneuse qui s y plonge;
une guirlande de papyrus nouait leur épaisse
chevelure et se prolongeait jusqu'à terre en brin-
dilles flottantes ; une fleur de lotus s'épanouissait
au sommet de leur tête ; de grands anneaux d'or
scintillaient à leurs oreilles ; un gorgerin d'é-
maux et de perles cerclait leur col, et des bra-
celets se heurtaient en bruissant sur leurs poi-
gnets.
L'une jouait de la harpe, l'autre de la man-
dore, la troisième de la double flûte que ma-
nœuvraient ses bras bizarrement croisés, le droit
sur la flûte gauche, le gauche sur la flûte droite ;
la quatrième appliquait horizontalement contre
sa poitrine une lyre à cinq cordes ; la cinquième
frappait la peau d'onagre d'un tambour carré.
Une petite fille de sept ou huit ans, nue, coiffée
de fleurs, sanglée d'une ceinture, frappant ses
mains l'une contre l'autre, battait la mesure.
136 LE ROMAN DE LA MOMIE.
Les danseuses firent leur entrée : elles étaient
minces, élancées, souples comme des serp^ents ;
leurs grands yeux brillaient entre les lignes
noires de leurs paupières, leurs dents de nacre
entre les lignes rouges de leurs lèyres ; de lon-
gues spirales de cheveux leur flagellaient les
joues ; quelques-unes portaient une ample tu-
nique rayée de blanc et de bleu, nageant autour
d'elles comme un brouillard ; les autres n'avaient
qu'une simple cotte plissée, commençant aux
hanches et s'arrêtant aux genoux, qui permettait
d'admirer leurs jambes élégantes et fines, leurs
cuisses rondes, nerveuses et fortes.
Elles exécutèrent d'abord des poses d'une vo-
lupté lente, d'une grâce paresseuse; puis, agiiant
des rameaux fleuris, choquant des cliquettes de
bronze à tète d'Hàthor, heurtant des timbales
de leur petit poing fermé, faisant ronfler sous
leur pouce la peau tannée des tambourins, elles
se livrèrent à des pas plus vifs, à des cambrures
plus hardies ; elles firent des pirouettes , des
jetés-battus, et tourbillonnèrent avec un entrain
toujours croissant. Mais le Pharaon, soucieux et
rêveur, ne daigua leur donner aucun signe d'as-
sentimeut; ses yeux fixes ne les avaient même
pas regardées
LE ROMAN DE LA MOMTR. 137
Elles se retirèrent rougissantes et confuses,
pressant de leurs mains leur poitrine haletante.
Des nains aux pieds tors, au corps gibbeux et
difforme, dont les grimaces avaient le privilège
de dérider la majesté granitique du Pharaon,
n'eurent pas plus de succès : leurs contorsions
n'arrachèrent pas un sourire à ses lèvres, dont
les coins ne voulaient pas se relever.
Au son d'une musique bizarre composée de
harpes triangulaires, de sistres, de cliquettes,
de cymbales et de clairons, des bouffons égyp-
tiens, coiffés de hautes mitres blanches de forme
ridicule, s'avancèrent, deux doigts de la main
fermés, les trois autres étendus, répétant leurs
gestes grotesques avec une précision automatique
et chantant des chansons extravagantes entre-
mêlées de dissonances. Sa Majesté ne sourcilla
pas.
Des femmes coiffées d'un petit casque d'où
pendaient trois longs cordons terninés en.
houppe, les chevilles et les poignets cerclés de
bandes de cuir noir, vêtues d'un étroit caleçon
retenu par une bretelle unique passant sur l'é-
paule, exécutèrent des tours de force et de sou-
plesse plus surprenants les uns que les autres,
se cambrant , se renversant, plcyant comme
138 lE ROMAÎJ DE LA MOMTE,
une branche de saule leurs corps disloqués,
touchant le sol de leur nuque sans déplacer
leurs talonf, supportant, dans cette pose im-
possible, le poids de leurs compagnes. D'au-
tres jonglèrent avec une boule , deux boules,
trois boules, en avant, en arrière, les bras
croisés, à cheval ou debout sur les reins d'une
des femmes de la troupe ; une même, la plus
habile, se mit des œillères comme Tmei, déesse
de la justice, pour se rendre aveugle, et reçut
les globes dans ses mains sans en laisser tomber
un seul. Ces merveilles laissèrent le Pharaon in-
sensible. Il ne prit pas plus de goût aux prouesses
de deux combattants qui, le bras gauche garni
d'un ccste, s' îscrimaient avec des bâtons. Des
hommes lançant dans un bloc de bois des cou-
teaux dont la pointe se fichait à la place désignée
d'une façon miraculeusement précise ne l'amu-
sèrent pas davantage. 11 repoussa même l'échi-
quier que lui présentait en s'offrant pour adver-
saire la belle Twéa, qu'ordinairement il regardait
d'un œil favorable ; en vain Amensé, Taïa, llojit-
Reché, essayèrent quelques caresses timides ; il
se leva, et se retira dans ses appartements sans
avoir prononcé un mot.
Immobile sur le seuil se tenait le serviteur
LE ROMAN DE LA MOMIE. 139
qui avait, pendant le défilé triomphal, remarqué
l'imperceptible geste de Sa Majesté.
Il dit : c( 0 roi aimé des dieux, je me suis
détaché du cortège, j'ai traversé le Nil sur une
frêle barque de papyrus, et j'ai suivi la cange de
la femme sur laquelle ton regard d'épervier a
daigné s!^i battre : c'est Tchoser, la fille du prêtre
Pétamounoph ! »
Le Pharaon sourit et dit : « Bien ! je te donne
un char et ses chevaux, un pectoral en grains
de lapis-lazuli et de cornaline, avec un cercle
d'or pesant autant que le poids de basalte vert. »
Cependant les femmes désolées arrachaient les
fleurs de leur coiffure, déchiraient leurs robes
de gaze, et sanglotaient étendues sur les dalles
polies qui reflétaient comme des miroirs l'image
de leurs beaux corps, en disant : c( Il faut qu'une
de ces maudites captives barbares ait pris le
cœur de notre maître ! »
Sur la rive gauche du Nil s*étendait la vilh de
Poëri, le jeune homme qui avait tant troublé Ta-
hoser, lorsque, en allant voir la rentrée triom-
phale du Pharaon, elle était passée dans son char,
traîné par des bœufs, sous le balcon oii s'appuyait
Indolemment le beau rêveur.
C'était une exploitation considérable, tenant
de la ferme et de la maison de plaisance, et qui
occupait, entre les bords du fleuve et les premiè-
res croupes de la chaîne libyque, une vaste éten-
due de terrain que recouvrait, à l'époque de l'i-
nondation, l'eau rougeâtre chargée du limon
fécondant, et dont, pendant le reste de l'année,
des dérivations habilement pratiquées entrete-
naient la fraîcheur.
Une enceinte de murs en pierre calcaire tirée
des montagnes voisines enfermait le jardin, les
greniers, le cellier et la maison ; ces murs, légè-
LE ROMAN DE LA MOMIE. Ul
reinent inclinés en talus, étaient surmontés d'im
Acrotère à pointes de métal capable d'arrêter
quiconque eût essayé de les franchir. Trois por-
tes, dont les valves s'accrochaient à de massifs
piliers décorés chacun d'une gigantesque fleur de
lotus plantée au sommet de son chapiteau, cou-
paient la muraille sur trois de ses pans ; à la place
de la quatrième porte s'élevait le pavillon, regar-
dant le jardin par une de ses façades, et la route
par l'autre.
Ce pavillon ne ressemblait en aucune manière
aux maisons de Thèbes ; l'architecte qui l'avait
bâti n'avait pas cherché la forte assiette, les gran-
des lignes monumentales, les riches matériaux
ies constructions urbaines, mais bien une élé-
gance légère, une simplicité fraîche, une grâce
champêtre en harmonie avec la verdure et le re-
pos de la campagne.
Les assises inférieures, que le Nil pouvait
atteindre dans ses hautes crues, étaient en grès,
et le reste en bois de sycomore. De longues colon-
nes évidées, d'une extrême sveltesse, pareilles
aux hampes qui portent des étendards devant les
palais du roi, partaient du sol et filaient d'un seul
jet jusqu'à la corniche à palmettes, évasant sous
un petit cube leurs chapiteaux en calice de lotus.
lu LE ROMAN DE LA MOMIE.
L'étage unique élevé au-dessus du rez-de-chaus»
sée n'atteignait pas les moulures bordant le toit
en terrasse, et laissait ainsi un étage vide entre
son plafond et la couverture horizontale de la
villa.
De courtes colonnettes à chapiteaux fleuris,
séparées de quatre en quatre par les longues co-
lonnes, formaient une galerie à claire-voie autour
de cette espèce d'appartement aérien ouvert r
toutes les brises.
Des fenêtres plus larges à la base qu'au som-
met de leur ouverture, suivant le style égyptien,
et se fermant avec de doubles vantaux, donnaient
du jour au premier étage. Le rez-de-chaussée
était éclairé par des fenêtres plus étroites et pluf
rapprochées.
Au-dessus de la porte^ décorée de deux mou-
lures d'une forte saillie, se voyait une croix plan-
tée dans un cœur et encadrée par un parallé-
logramme tronqué à sa partie inférieure pour
laisser passer ce signe de favorable augure dont
le sens , comme chacun sait , est « la bonne
maison ».
Toute cette construction était peinte de cou.eurs
tendres et riantes, les lotus des chapiteaux s'é-
chappaient alternativement biens et roses de
LE ROMAN DE lA MOMIE. 143
leurs capsules vertes ; les palmettes des corni-
ches colorées d'un vernis d'or s'inscrivaient sur
un fond d'azur ; les parois blanches des façades
faisaient valoir les encadrements peints des fe-
nêtres, et des filets de rouge et de vert-prasin
dessinaient des panneaux ou simulaient des joints
de pierre.
En dehors du mur d'enceinte, qu'affleurait le
pavillon, se dressait une rangée d'arbres taillés
en pointe et formant un rideau pour arrêter le
vent poudreux du sud, toujours chargé des ardeurs
du dcscrt.
Devant le pavillon verdoyait une immense
plantation de vignes ; des colonnes de pierre aux
chapiteaux de lotus, symétriquement distancées,
dessinaient dans le vignoble des allées qui se cou-
paient à angle droit ; les ceps jetaient de Tune à
l'autre leurs guirlandes de pampres, et for-
maient une suite d'arceaux en feuillage sous les-
quels on pouvait se promener la tête haute. La
terre, ratissée avec soin et ramenée en monticule
au pied de chaque plant, faisait ressortir par sa
couleur brune le vert gai des feuilles, où jouaient
des oiseaux et des rayons.
De chaque côté du pavillon, deux bassins
oblongs laissaient flotter sur leurs miroirs transpa-
144 LE ROMAN DE LA MOMIE.
rents des fleurs et des oiseaux aquatiques. Aux
angles de ces bassins, quatre grands palmiers dé-
ployaient comme une ombrelle, à Textrémité de
leur tronc sculpté en écailles, leur verte auréole
de feuilles.
Des compartiments, régulièrement tracés par
des sentiers étroits, divisaient le jardin autour du
vignoble, marquant la place à chaque culture.
Dans une sorte d'allée de ceinture qui permettait
de faire le tour de l'enclos, les palmiers doums
alternaient avec les sycomores; des carrés étaient
plantées de figuiers, de pêchers, d'amandiers,
d'oliviers, de grenadiers et autres arbres à fruit ;
des portions n'avaient reçu que des arbres d'agré-
ment, tamarix, acacias, cassies, myrtes, mimo-
sas, et quelques essences plus rares trouvées au
delà des cataractes du Nil, sous le tropique du
Cancer, dans les oasis du désert libyque et sur
les bords du golfe Erythrée : car les Égyptiens
sont très-adonnés à la culture des arbustes et des
fleurs, et ils exigent les espèces nou relies comme
tribut des peuples conquis.
Des fleurs de toutes sortes, des variétés de pas-
tèques, des lupins, des oignons, garnissaient
les plates-bandes ; deux autres pièces d'eau d'une
dimen^^ion plus grande, alimentées par un canal
LE ROMAN DE LA MOMIE. 1 4S
couvert venant du Nil, portaient chacune une
petite barque pour faciliter au maître de la mai-
son le plaisir de la pêche : car des poissons de
formes diverses et de couleurs brillantes se jouaient
dans leur eau limpide à travers les tiges et les
larges feuilles de lotus. Des masses de végétation
luxuriante entouraient ces pièces d*eau et se ren-
versaient dans leur vert miroir.
Près de chaque bassin s'élevait un kiosque
formé de colonnettes supportant un toit léger et
entouré d'un balcon à claire-voie, où l'on pouvait
jouir de la vue des eaux et respirer la fraîcheur
du matin et du soir, à demi couché sur des sièges
rustiques de bois et de jonc.
Ce jardin, éclairé par le soleil naissant, avait
un aspect de gaieté, de repos et de bonheur. Le
vert des arbres était si vivace, les nuances des
fleurs si éclatantes, l'air et la lumière baignaient
si joyeusement la vastes enceinte de souffles et de
rayons ; le contraste de cette riche verdure avec
la blancheur décharnée et l'aridité crayeuse de
la chaîne libyque, qu'on apercevait par-dessus les
murs déchiquetant de sa crête la teinte bleue du
ciel, était tellement tranché, qu'on se sentait le
désir de s'arrêter là et d'y planter sa tente. On eût
dit un nid fait tout à souhai t pour un bonheur rêvé.
146 LE ROMAN DE LA MOMIE. ».
Dans les allées marchaient des senriteurs por
tant sur leur épaule une barre de bois courbé.
lux extrémités de laquelle pendaient à des corde?
leux pots d'argile remplis aux réservoirs, dont ils
versaient le contenu dans le petit bassin creusé au
pied de chaque plante. D'autres, manœuvrant un
vase suspendu à une perche jouant sur un poteau,
alimentaient une rigole de bois distribuant l'eau
aux terres les plus altérées du jardin. Des ton-
deurs taillaient les arbres et leur donnaient une
forme ronde ou ellipsoïde ; à Taide d'une houe
faite de deux pièces de bois dur reliées par une
corde formant crochet, des travailleurs penchés
ameublissaient le sol pour quelques plantations.
C'était un spectacle charmant de voir ces hom-
mes à la noire chevelure crépue, au torse couleur
de brique, vêtus d'un simple caleçon blanc, aller
et venir parmi les feuillages avec une activité sans
désordre, en chantant une chanson rustique qui
rh'j^hmait leur pas. Les oiseaux perchés sur les
arbres paraissaient les connaître, et s'envolaient à
peine lorsqu'en passant ils frôlaient une branche.
La porte du pavillon s'ouvrit, etPoëri parut sur
le seuil. Quoiqu'il fût vêtu à la mode égyptienne,
ses traits ne se rapportaient pas cependant au type
national, et il n'eût pas fallu l'observer longtemps
LE ROMAN bE LA MOMIE. 147
pour voir i^u'il n'appartenait point à la race au-
tochthone de la vallée du Nil. Ce n'était pas assu-
rément un Rot-en-ne-rôme ; son nez aquilin et
mince, ses joues aplanies, ses lèvres sérieuses et
d'un dessin serré, l'ovale parfait de sa (igure,
difiéraient essentiellement du nez africain, des
pommettes saillantes, de la bouche épaisse, et du
masque large que présentent habituellement les
Égyptiens. La coloration, non plus, n'était pas la
même; la teinte de cuivre rouge était remplacée
par une pâleur olivâtre, que nuançait impercepti-
blement de rose un sang riche et pur ; les yeux, au
lieu de rouler entre leurs lignes d'antimoine une
prunelle de jais, étaient d'un bleu sombre comme
le ciel de la nuit ; les cheveux, plus soyeux et plus
doux, se crêpaient en ondulations moins rebelles;
les épaules n'offraient pas cette ligne transversa-
lement rigide que répètent, comme signe carac-
téristique de la race, les statues des temples et les
fresques des tombeaux.
Toutes ces étrangetés composaient une beauté
rare, à laquelle la fille de Pétamounoph n'avait pu
rester insensible. Depuis le jour où, par hasard,
Poëri lui était apparu, accoudé à la galerie du pa-
\illon, Six place favorite, lorsque les travaux de la
ferme ne l'occunaient plus, bien des fois elle était
148 LE ROMAN DE LA MOMIE.
revenue, sous prétexte de promenade, et avait fait
passer son char sous le balcon de la villa.
Mais, bien qu'elle eût revêtu ses plus fines tu-
niques, mis à son col ses plus précieux gorgerins,
cerclé ses poignets dt ses bracelets les plus pré-
cieusement ciselés, couronné sa tête des plus fraî-
ches fleurs de lotus, allongé jusqu'aux tempes
la ligne noire de ses yeux, avivé sa joue de fard,
jamais Poëri n'avait semblé y faire attention.
Pourtant Tahoser était bien belle, et l'amour qu'i-
gnorait ou dédaignait le mélancolique habitant de
la villa. Pharaon l'eût acheté bien cher; pour la
fille du prêtre, il eût donné Twéa, Taïa, Amensé,
Hont-Réché, ses captives asiatiques, ses vases d'ar-
gent et d'or, ses hausse-cols de pierres coloriées,
ses chars de guerre, son armée invincible, son
sceptre, tout, jusqu'à son tombeau auquel, depuis
le commencement de son règne, travaillaient dans
l'ombre des milliers d'ouvriers!
L'amour n'est pas le même sous les chaudes ré-
gions qu'embrase un vent de feu, qu'aux rives
hyperborées d'où le calme descend du ciel avec
les frimas ; ce n'est pas du sang, mais de la flamme
qui circule dans les veines : aussi Tahoser lan-
guissait-elle et défaillait-elle, quoiqu'elle respi-
rât des parfums, s'entourât de fleurs et bût les
LE ROMAN DE LA MOMIE. 149
breuvages qui font oublier. La musique l'ennuyait
ou développait outre mesure sa sensibilité; elle
ne prenait plus aucun plaisir aux danses de ses
compagnes; la nuit, le sommeil fuyait ses pau-
pières, et, haletante, étouffée, la poitrine gonflée
de soupirs, elle quittait sa couche somptueuse,
et s'étendait sur les larges dalles, appuyant sa
gorge au dur granit comme pour en aspirer la
fraîcheur.
La nuit qui suivit la rentrée triomphale du
Phaiaon, Tahoser se sentit si malheureuse, si
incapable de vivre, qu'elle ne voulut pas du
moins mourir sans avoir tenté un suprême effort.
Elle s'enveloppa d'une draperie d'étoffe com-
mune, ne garda qu'un bracelet de bois odo-
rant, tourna une gaze rayée autour de sa tête,
et à la première lueur du jour, sans que No-
ire, qui rêvait du bel Ahmosis, l'entendît, elle
sortit de sa chambre, traversa le jardin, tira les
verrous de la porte «i'oau. s'avança vers le quai,
éveilla un rameur qui dormait au fond de sa na-
celle de papyrus, et se fît passer à l'autre rive du
fleuve.
Chancelante et mettant sa petite main sur son
cœur pour en comprimer les battements, elle s'a-
vança vers le pavillon de Poëri.
13.
150 LE ROMAN DE LA MOMIE.
11 faisait graud jour, et les portes s'ouvraient
pour laisser passer les attelages de bœufs allant
au travail et les troupeaux sortant pour la pâ-
ture.
Tahoser s'agenouilla sur Je seuii, porta sa main
au-iessus de sa tète avec un geste suppliant;
elle était peut-être encore plus belle dans cette
humble attitude, sous ce pauvre accoutrement. Sa
poitrine palpitait, des larmes coulaient sur ses
joues pâles.
Poëri Faperçut et la prit pour ce qu'elle était
en effet, pour une femme bien malheureuse.
« Entre, dit-il, entre sans crainte, la demeurift
est hospitalière. »
VI
Tahoser, encouragée par la phrase amicaïe de
Poëri, quitta sa pose suppliante et se releva. Une
vive couleur rose avait envahi ses joues tout à
'/heure si pâles : la pudeur lui revenait avec Tes-
poir ; elle rougissait de l'action étrange où l'amour
la poussait, et, sur ce seuil que ses rêves avaient
franchi tant de fois, elle hésita : ses scrupules de
vierge, étouffés par la passion, renaissaient en
présence de la réalité.
Le jeune homme, croyant que la timidité, com-
pagne du malheur, empêchait seule Tahoser de
pénétrer dans la maison, lui dit d'une voix musi-
cale et douce où perçait un accent étranger :
(( Entre, jeune fille, et ne tremhle pas ainsi ; la
demeure est assez vaste pour t'abriter. Si tu es
lasse, repose-toi; si tu as soif, mes serviteurs t'ap-
porteront de l'eau pure rafraîchie dans des vases
d'argile poreuse ; si tu as faim, ils mettront devant
iôi LE ROMAN DE LA MOMIE.
loi du pain de froment, des dattes et des figues
sèches. »
La fille de Pétamouhoph, encouragée par ces
paroles hospitalières, entra dans la maison, qui
justifiait l'hiéroglyphe de bienvenue inscrit sur sa
porte.
Poëri l'emmena dans la chambre du rez-de-
chaussée, dont les murailles étaient peintes d'une
couche de blanc sur laquelle des baguettes vertes
terminées par des fleurs de lotus dessinaient des
compartimentsagréablesà l'œil. Une fine natte de
joncs tressés, où se mélangeaient diverses couleurs
formant des symétries,couvraitle plancher; à cha-
que angle de la pièce, de grosses bottes de fleurs
débordaient de longs vases tenus en équilibre par
des socles, et répandaient leurs parfums dans
l'ombre fraîche de la chambre. Dans le fond, un
canapé bas, dont le bois était orné de feuillages et
d'animaux chimériques, étalait les tentations de
son large coussin à la fatigue ou à la nonchalance.
Deux sièges foncés de roseaux du Nil, et dont le
dossier se renversait arc-bouté par des supports,
un escabeau de bois creusé en conque, appuyé
sur trois pieds, une table oblongue à trois pieds
également, bordée d'un cadre d'incrustations, his-
toriée au centre d'uracus, de guirlaudes et de
LE ROMAN DE LA MOMIE. 153
symboles d'agriculture, et sur laquelle était posé
un vase de lotus roses et bleus, complétaient cet
ameublement d'une simplicité et d'une grâce
champêtres.
Poëri s'assit sur le canapé. Tahoser, repliant
une jambe sous la cuisse et relevant un genou,
s'accroupit devant le jeune homme, qui fixait sur
elle un œil plein d'interrogations bienveillantes.
Elle était ravissante ainsi : le voile de gaze don'
elle s'enveloppait, retombant en arrière, décou-
vrait les masses opulentes de sa chevelure nouée
d'une étroite bandelette blanche, et permettait de
voir en plein sa physionomie douce, charmante et
triste. Sa tunique sans manches montrait jusqu'à
l'épaule ses bras élégants et leur laissait toute li-
berté de gesticulation.
(c Je me nomme Poëri, dit le jeune homme, et
je suis intendant des biens de la couronne, ayant
droit de porter dans ma coiffure de cérémonie les
cornes de bélier dorées.
— Je me nomme Hora, répondit Tahoser, qui
d'avance avait arrangé sa petite fable ; mes parenls
sont morts, et leurs biens vendus par les créan-
ciers n'ont laissé que juste de quoi subvenir à
leurs funérailles. Je suis donc restée seule et sans
ressource ; mais, puisque tu veux bien m'accueillir.
5 54 LE ROM^N DE LA MOMIE.
je saurai recoanaître ton hospitalité : j'ai été in-
struite aux ouvrages de femmes, quoique ma
condition ne m'obligeât pas à les exercer. Je sais
tourner le fuseau, tisser la toile en y mêlant des
file de diverses couleurs, imiter les fleurs et tracer
des ornements avec l'aiguille sur les étoffes; je
pourrai même, lorsque tu seras las de tes travaux
et que la chaleur du jour t'accablera, te réjouir
avec le chant, la harpe ou la mandore.
— Hora, sois la bienvenue chez Poëri, dit le
jeune homme. Tu trouveras ici, sans briser tes
forces, car tu semblés délicate, une occupation
convenable pour une jeune fille qui connut des
temps plus prospères. Il y a parmi mes servantes
des filles très-douces et très-sages qui te seront d'a-
gréables compagnes, et qui te montreront com-
ment la vie est réglée dans cette habitation cham-
pêtre. En attendant, les jours succéderont aux
jours^et il en viendra peut-être de meilleurs pour
toi. Sinon, tu pourras doucement vieillir chez
moi dans l'abondance et la paix : l'hôte que les
dieux envoient est sacré. »
Ces paroles prononcées, Poëri se leva comme
pour se soustraire aux remercîments de la fausse
Hora, qui s'était prosternée à ses pieds et les
baisait comme font les malheureux à qui l'on
LE ROMAN DE LA MOMIE. 155
vient d'accorder quelque grâce; mais l'amou-
reuse avait remplacé la suppliante, et f3s fraîches
lèvres roses se détachaient avec peine de ces beaux
pieds purs et blancs comme les pieds de jaspe des
di^initéb.
Avant de sortir pour aller surveiller les tra-
vaux du domaine, Poëri se retourna sur le seuil
de l'appartement et dit à Hora :
« Reste ici jusqu'à ce que je t'aie désigné une
chambre. Je vais t'envoyer de la nourriture par
un de mes serviteurs. »
Et il s'éloigna d'un pas tranquille, balançant
à son poignet le fouet du commandement. Les
travailleurs le saluaient en mettant une main sur
leur tête et l'autre près de terre ; mais à la cor-
dialité de leur salut on voyait que c'était un bon
maître. Quelquefois il s'arrêtait, donnant un ordre
ou un conseil, car il était très-savant aux choses
de l'agriculture et du jardinage ; puis il reprenait
sa marche, jetant les yeux à droite, à gauche,
inspectant soigneusement tout. Tahoser, qui l'a-
vait humblement accompagné jusqu'à la porte
et s'était pelotonnée sur le seuil, le coude au ge-
nou, le menton dans la paume de la main, le
suivit du regard jusqu'à ce qu'il se perdît sous
les arceaux de feuillage. Depuis longtemps déjà
156 LE ROMAN DE LA MOMIE-
il avait disparu par la porte des champs, qu'elle
le regardait encore.
Un sersiteur, d'après Tordre donné en passant
par Poëri, apporta sur un plateau une cuisse
d'oie, des oignons cuits sous la cendre, un pain
de froment et des figues, ainsi qu'un vase d'eau
bouché par des feuilles de myrte.
a Voici ce que le maître t'envoie ; mange, jeune
fille, et reprends des forces. »
Tahoser n'avait pas grand'faim, mais il était
dans son rôle de montrer de l'appétit : les mal-
heureux doivent se jeter sur les mets que la pitié
leur présente. Elle mangsa donc et but un long
trait d'eau fraîche.
Le serviteur s'étant éloigné, elle reprit sa pose
contemplative. Mille pensées contraires roulaient
dans sa jeune tète : tantôt, avec sa pudeur de
vierge, elle se repentait de sa démarche ; tantôt,
avec sa passion d'amoureuse, elle s'applaudissait
de son audace. Puis elle se disait : a Me voilà, il
est vrai, sous le toit de Poëri, je le verrai libre-
ment, tous les jours; je m'enivrerai silencieuse-
ment de sa beauté, qui est d'un dieu plus que
d'un homme ; j'entendrai sa voix charmante, pa-
reille à une musique de l'âme : mais lui, qui n'a
jamais fait attention à moi lorsque je passais sous
LE ROMAN DE LA MOMIJ. 157
son pavillon, couverte de mes habits aux couleurs
brillantes, parée de mes plus fins joyaux, parfu-
mée d'essences et de fleurs, montée sur mon char
peint et doré que surmonte une ombrelle, entou-
rée ccmme une reine d'un cortège de serviteurs,
remarquera-t-il davantage la pauvre jeune fille
suppliante accueillie par pitié et couverte d'étoffes
communes?
a Ce que mon luxe n'a pu faire, ma misère le
fera-t-elle? Peut-être, après tout, suis-je laide, et
Nofré est-elle une flatteuse lorsqu'elle prétend
que, de la source inconnue du Nil jusqu'à l'en-
droit où il se jette dans la mer, il n'y a pas de plus
belle fille que sa maîtresse... Non, je suis belle :
les yeux ardents des hommes me l'ont dit mille
fois, et surtout les airs dépités et les petites rtioue»
dédaigneuses des femmes qui passaient près de
moi. Poëri, qui m'a inspiré une si folle passion,
m'aimera-t-il jamais? Il eût reçu tout aussi bie?
une vieille femme au front coupé de rides, à la
poitrine décharnée, empaquetée de hideux hail-
lons et les pieds gris de poussière. Tout autre quo
lui aurait reconnu à l'instant, sous le déguise-
ment d'Hora, Tahoser, la fille du grand prêtre
Pétamounoph ; mais il n'a jamais abaissé son re-
gard sur moi, pas plus que la statue d'un dieu
14
158 LE ROMAN DE LA MOMIE.
de basalte sur les dévots qui lui offrent des quar-
tiers d'antilope et des bouquets de lotus. »
Ces réflexions abattaient le courage de Taho-
ser; puis elle reprenait confiance et se disait que
sa beauté, sa jeunesse, son amour, finiraient bien
par attendrir ce cœur insensible : elle serait si
douce, si attentive, si dévouée, elle mettrait tant
d'art et de coquetterie à sa pauvre toilette, que
certainement Poëri n'y résisterait pas. Alors elle
se promettait de lui découvrir que l'humble ser-
vante était une fille de haut rang, possédant des
esclaves, des terres et des palais, et elle s'arran-
geait en rêve, après la félicité obscure, une vie
de bonheur splendide et rayonnant.
a D'abord soyons belle, » dit-elle en se levant
et en se dirigeant vers une des pièces d'eau.
.Arrivée là, elle s'agenouilla sur la margelle de
pierre, lava son visage, son col et ses épaules ;
l'eau agitée, dans son miroir brisé en mille mor-
ceaux, lui montrait son image confuse et trem-
blante, qui lui souriait comme à travers une gaze
verte, et les petits poissons, voyant son ombre et
croyant qu'on allait leur jeter quelques miettes,
s'approchaient du bord en troupes.
Elle cueillit deux ou trois fleurs de lotus qui
s'épanouissaient à la surface du bassin, en ter-
LE ROMAN DE LA MOMIE. 15»
tilla la tige autour de la bandelette de ses che-
veux, et se composa une coiffure que tout l'art
de Nofré n'eût pas égalée en vidant les coffres à
bijoux.
Quand elle eut fini et qu'elle se releva fraîche
et radieuse, un ibis familier, qui l'avait grave-
ment regardée faire, se haussa sur ses longues
pattes, tendit son long col, et battit deux ou trois
fois des ailes comme pour l'applaudir.
Sa toilette achevée, Tahoser revint prendre sa
place sur la porte du pavillon en attendant Poëri.
Le ciel était d'un bleu profond ; la lumière fris-
sonnait en ondes visibles dans l'air transparent;
des arômes enivrants se dégageaient des fleurs et
des plantes; les oiseaux sautillaient à travers les
rameaux, picorant quelques baies; les papillons
se poursuivaient et dansaient sur leurs ailes. A ce
riant spectacle se mêlait celui de l'activité hu-
maine, qui l'égayait encore en lui prêtant une
âme. Les jardiniers allaient et venaient ; des ser-
viteurs rentraient, chargés de bottes d'herbes et
de paquets de légumes ; d'autres, debout au pied
des figuiers, recevaient dans des corbeilles les
fruits que leur jetaient des singes dressés à la
cueillette et juchés sur les hautes branches.
Tahoser contemplait avec raviss^.ment cette
ICO LE ROMAN DE LA MO.MIE.
fraîche nature, dont la paix gagnait son àme. et
elle se dit : « Oh ! qu'il serait doux d'être aimée
ici, dans la lumière, les parfums et les fleurs ! »
Poori reparut; il avait terminé son inspection,
et il se retira d.^ns sa chambre pour laisser passer
les heures brûlantes du jour. Tahoser le suivit
timidement, se tint près de la porte, prête à
sortir au moindre geste ; mais Poëri lui fit signe
de rester.
Elle s'avança de quelques pas et s'agenouilla
sur la natte.
« Tu m'as dit, Hora, que tu savais jouer de la
mandore ; prends cet instrument accroché au
mur; fais résonner les cordes et chante-moi quel-
que ancien air bien doux, bien tendre et bien
lent. Le sommeil est plein de beaux rêves, qui
vient bercé par la musique. »
La fille du prêtre décrocha la mandore, s'ap-
procha du lit de repos sur lequel Poëri s'était
étendu, appuyant la tête au chevet de bois creusé
en demi-lune, allongea son bras jusqu'au bout du
manche de l'instrument, dont elle pressait la
caisse sur son cœur ému, laissa errer sa main le
long des cordes, et en tira quelques accords. Puis
elle chanta d'une voix juste, quoiqu'un peu trem-
blante, un vieil air égyptien, vague soupir des
tE ROMAN DE LA MOMIE. 161
aïeux transmis de génération en génération, où
revenait toujours une même phrase d'une mono-
tonie pénétrante et douce.
« En effet, dit Poëri en tournant ses prunelles
d'un bleu sDmbre vers la jeune fille, tu ne m'a-
vais pas trompé. Tu connais les rhythmes comme
une musicienne de profession, et tu pourrais
exercer ton art dans le palais des rois. Mais tu
donnes à ton chant une expression nouvelle. Cet
air que tu récites, on dirait que tu l'inventes, et
tu lui prêtes un charme magique. Ta physio-
nomie n'est plus ce qu'elle était ce matin ; une
autre femme semble apparaître à travers toi
comme une lumière derrière un voile. Qui
es-tu ?
— Je suis Hora, répondit Tahoser; ne t'ai-je
pas déjà raconté mon histoire? Seulement j'ai
essuyé de mon visage la poussière de la route, ra-
justé les plis de ma robe fripée, et mis un brin
de fleur dans mes cheveux. Si je suis pauvre, ce
n'est pas une raison pour être laide, et les dieux
parfois refusent la beauté aux riches. Mais te
plalt-il que je continue?
— Oui ! répète cet air qui me fascine, m'en-
gourdit et m'ôte la mémoire comme ferait une
coupe de népenthès ; répète-le, jusqu'à ce que le
14.
Î68 LE ROiAN DE LA MOMIE.
sommeil descende avec l'oubli sur mes pau-
pières. »
Les yeux de Poëri, fixés d'abord sur Tahoser,
se fermèrent bientôt à demi, puis tout à fait. La
jeune fille conlinuait à faire bourdonner les cor-
des de la mandore, et répétait d'une voix de plus
en plus basse le refrain de sa chanson. Poëri
dormait ; elle s'arrêta, et se mit à l'éventer avec
un éventail de feuilles de palmier jeté surla table.
Poëri était beau, et le sommeil donnait à ses
traits purs une ineffable expression de langueur
et de tendresse; ses longs cils abaissés sur ses
joues semblaient lui -voiler quelque vision cé-
leste, et ses belles lèvres rouges à demi ou-
vertes frémissaient, comme si elles eussent
adressé de muettes paroles à un être invisible.
Après une longue contemplation, enhardie par
le silence et la solitude, Tahoser, éperdue, se pen-
cha sur le front du dormeur, retenant son souf-
fle, pressant son cœur de sa main, et y posa un
baiser peureux, furtif, ailé ; puis elle se releva
toute honteuse et toute rougissante.
Le dormeur avait senti vaguement, à travei-s
son rêve, les lèvres de Tahoser; il poussa un
soupir et dit en hébreu : a. 0 Ra'hel, bien-aimèe
Ra'hel ! »
LE ROMAN DE LA MOMIE. {68
Heureusement, ces mots d'une la^ngue incon-
nue ne présentaient aucun sens à la fille de Péta-
mounoph ; et elle reprit l'éventail de feuilles de
palmier, espérant et craignant que Poëri se ré-
veillât.
VII
Lorsque le jour parut, Nofré, qui couchait sur
lin petit lit aux pieds de sa maîtresse, fut sur-
prise de ne pas entendre Tahoser l'appeler comme
d'habitude en frappant ses mains l'une contre
l'autre. Elle se souleva sur son coude et vit que le
lit était vide. Cependant les premiers rayons du
soleil, atteignant la frise du portique, commen-
çaient seulement à jeter sur le mur l'ombrcdes
chapitaux et le haut du fût des colonnes. Taho-
ser ordinairement n'était pas si matinale, et elle
ne quittait guère sa couche sans l'aide de ses
femmes ; jamais non plus elle ne sortait qu'après
avoir fait réparer dans ca coiffure le désordre de
la nuit et verser sur son beau corps des affusions
d'eau parfumée qu'elle recevait à genoux, les
bras repliés devant sa poitrine.
Nofré, inquiète, jeta sur elle une cnemise trans-
parente, plaça ses pieds dans des sandales en
LE ROMAN DE LA MOMIE 165
fibres de palmier, et se mit à la recherche de sa
maîtresse.
Elle la chercha d'abord sous les portiques des
deux cours, pensant que, ne pouvant dormir, Ta-
hoser était peut-être allée respirer la fraîcheur
de l'aube le long de ces promenoirs intérieurs.
Tahoser n'y était pas.
<( Visitons le jardin, se dit Nofré; elle aura
peut-être eu la fantaisie de voir briller la rosée
nocturne sur les feuilles des plantes et d'assister
une fois au réveil des fleurs. »
Le jardin, battu en tous sens, ne contenait
que la solitude. Allées, tonnelles, berceaux, bos-
quets, Nofré interrogea tout sans succès. Elle en-
tra dans le kiosque situé au bout de la treille ;
point de Tahoser. Elle courut à la pièce d'eau où
sa maîtresse pouvait avoir eu le caprice de se bai-
gner, comme elle le faisait quelquefois avec ses
compagnes, sur l'escalier de granit desendant
du bord du bassin jusqu'à un fond de sable ta-
misé. Les larges feuilles de nymphaeas flottaient
à la surface et ne paraissaient pas avoir été dé-
rangées; les canards plongeant leurs cols d'azur
dans l'eau tranquille y faisaient seuls des rides,
et ils saluèrent Nofré de leurs cris joyeux. La
fidèle suivante commençait à s'alarmer sérieuse-
166 LE ROMAN DE LA MOMIE.
ment ; elle donna l'éveil à toute la maison ; les
esclaves et les servantes sortirent de leurs cel-
lules et, mis au fait par Nofré de l'étrange dispa-
rition de Tahoser, se livrèrent aux perquisi-
tions les plr.j minutieuses ; ils montèrent sur les
terrasses, fouillèrent chaque chambre, chaque
réduit, tous les endroits où elle pouvait être.
Nofré, dans son trouble, alla jusqu'à ouvrir les
coffres à serrer les robes, les écrins qui renfer-
maient les bijoux, comme si ces boîtes eussent
pu contenir sa maîtresse.
Tahoser n'était décidément pas dans la mai-
son.
Un vieux serviteur d'une prudence consommée
eut ridée d'inspecter le sable des allées et d'y
chercher les empreintes de sa jeune maîtresse;
les lourds verrous de la porte de ville étaient à
leur place et faisaient repousser la supposition
que Tahoser fût sortie de ce côté. Il est vrai que
Nofré avait parcouru étourdiment tous les sen-
tiers, y marquant la trace de ses sandales ; mais,
en se penchant vers le sol, le vieux Souhem ne
tarda pas à reconnaître, parmi les pas de Nofré,
une légère dépression qui dessinait une semelle
étroite, mignonne, appartenant à un pied beau-
coup plus petit que le pied de la suivante. Il sui-
LE ROMAN DE LA MOMIE. 107
vit cetl^ trace, qui le mena, en passant sous la
tonnelle, du pylône de la cour à la porte d'eau.
Les verrous, comme il en fit la remarque àNofré,
avaient été tirés, et les battants ne joignaient que
par leur poids ; donc la fille de Pétamounoph s'é-
tait envolée par là.
Plus loin la trace se perdait. Le quai de bri-
ques n'avait gardé aucune empreinte. Le batelier
qui avait passé Tahoser n'était pas revenu à sa
station. Les autres dormaient, et, interrogés, ré-
pondirent qu'ils n'avaient rien vu. Un seul dit
qu'une femme, pauvrement vêtue et semblant ap-
partenir à la dernière classe du peuple, s'était
rendue de grand matin de l'autre côté du fleuve,
au quartier des Memmonia, sans doute pour ac-
complir quelque rite funèbre.
Ce signalement, qui ne se rapportait en aucune
façon à l'élégante Tahoser, dérouta complète-
ment les idées de Nofré et de Souhem.
Ils rentrèrent dans la maison, tristes et désap-
pointés. Le? serviteurs et les servantes s'assirent
à terre dans des attitudes de désolation, laissant
pendre une de leurs mains la paume tournée vers
le ciel et mettant l'autre sur leur tête, et tous s'é-
crièrent comme un chœur plaintif : a Malheur I
malheur ! malheur ! la maîtresse est partie I »
'A
168 LE ROMAN DE i. i MOMIE
— Par 0ms, chien des enfers ! je ia retrouverai,
dit le vieux Souhem, dussé-je pénétrer vivant
jusqu'au fînfond de la région occiden!ale vers la-
quelle voyaient les morts. C'était une bonne maî-
tresse ; elle nous donnait la nourriture en abon-
dance, n'exigeait pas de nous des travaux excessifs,
et ne nous faisait battre qu'avec justice et modé-
ration. Son pied n'était pas lourd à nos nuques incli-
nées, et chez elle l'esclave pouvait se croire libre.
a Malheur ! malheur ! malheur ! répétèrent
hommes et femmes en se jetant de la poussière
sur la tète.
— Hélas ! chère maîtresse, qui sait où tu es
maintenant ? dit la fidèle suivante, taisant couler
ses larmes. Peut-être un magicien t'a fait sortir
de ton palais par quelque conjuration irrésistible,
pour accomplir sur toi un odieux maléfice; il la-
cérera ton beau corps, en retirera le cœur par
une incision, comme un paraschite, jettera tes
restes à la voracité des crocodiles, et ton âme mu-
tilée ne retrouvera au jour de la réunion que des
lambeaux informes. Tu n'iras pas rejoindre au
fond des syringes, dont le colchyte garde le plan,
la momie peinte et dorée de ton père, le grand
prêtre Pétamounoph, dans la chambre funèbre
creusée pour toi !
LE ROMAN DE LA MOMIE. 169
— Calme-toi, Nofré, dit le vieux Souhem, ne
nous désespérons pas trop d'avance; il se peut
que fahoser rentre bientôt. Elle a cédé sans
doute à quelque fantaisie qui nous est inconnue,
et tout à l'heure nous allons la voir reparaître
gaie et souriante^ tenant des fleurs d'eau dans ses
mains. »
Passant le coin de sa robe sur ses paupières, la
suivante fit un signe d'adhésion.
Souhem s'accroupit, ployant ses genoux comme
ces images de cynocéphales taillées vaguement
dans un bloc carré de basalte, et, serrant ses tem-
pes entre ses paumes sèches, parut réfléchir pro-
fondément.
Sa figure, d'un brun rougeâtre, ses orbites en-
foncées, ses mâchoires proéminentes, ses joues
plissées de grandes rides, ses cheveux roides en-
cadrant son masque comme des poils, complé-
taient sa ressemblance avec les dieux à tête si-
miesque ; ce n'était pas un dieu, certes, mais il
avait bien l'air d'un singe.
Le résultat de sa méditation, anxieusement
attendu par Nofré, fut celui-ci :
a La fille de Pétamounoph est amoureuse.
— Qui te l'a dit ? s'écria Nofré, qui croyait lire
seule dans le cœur de sa maîtresse.
15
17 0 LE ROMAN DE LA MOMIE.
— Personne, mais Tahoser est très-belle; elle
a vu déjà seize fois la crue et la retraite du Nil.
Seize est le nombre emblématique de la volupté,
et depuis quelque temps elle appelait à des heures
étranges ses joueuses de harpe, de mandore et
de flûte, comme quelqu'un qui veut calmer le
trouble de son cœur par de la musique.
— Tu parles très-bien, et la sagesse habite ta
vieille tête chauve ; mais comment as-tu appris à
connaître les femmes, toi qui ne fais que piocher
la terre du jardin et porter des vases d'eau sur
ton épaule ? »
L'esclave élargit ses lèvres dans un sourire si-
lencieux et montra deux rangées de longues dents
blanches capables de broyer des noyaux de dattes ;
cette grimace voulait dire : a Je n'ai pas toujours
été vieux et captif. »
Illuminée par la suggestion de Souhem, Nofré
pensa tout de suite au bel Ahmosis, l'Oëris de
Tiiaraon, qui passait si souvent au bas de la ter-
rasse et qui avait si bonne grâce sur son char de
guerre au défilé triomphal; comme elle l'aimait
elle-même, sans bien s'en rendre compte, elle
prétait ses sentiments à sa maîtresse. Elle revêtit
une robe moins légère et se rendit à la demeure
de l'officier : c'était là^ imaginait-elle , que
LE ROMAN DE LA MOMIE 171
devait immanquablement se trouver Tahoser.
Le jeune Oëris était assis au fond de sa chambre
sur un siège bas. Aux murs se groupaient en tro-
phées différentes armes : la tunique de cuir écaillée
de plaquettes de bronze où se lisait pra\é le car-
touche da Pharaon, le poignard d'airain à man-
che de jade évidé pour laisser passer les doigts, la
hache de bataille à tranchant de silex, le harpe à
lame courbe, le casque à double plume d'autru-
che, l'arc triangulaire et les flèches empennéesd^î
rouge ; sur des socles étaient posés les gorgerins
d'honneur, et quelques coffres ouverts montraient
le butin pris à l'ennemi.
Quand il vit Nofré, qu'il connaissait bien et qui
se tenait debout sur le seuil, Ahmosis éprouva un
vif mouvement de plaisir; ses joues brunes se co-
lorèrent, ses muscles tressaillirent, son cœur pal-
pita. 11 crut que Nofré lui apportait quelque
message de la part de Tahoser, bien que la
fille du prêtre n'eût jamais répondu à ses œil-
lades. Mais Thomme à qui les dieux ont fait
le don de la beauté s'imagine aisément que
toutes les femmes se prennent d'amour pour
lui.
Il se leva et fit quelques pas vers Nofré, dont le
regard inquiet scrutait les recoins de la chambre
172 LE ROMAN DE LA MOMIE.
pour s'assurer de la [jrésence ou de l'absence de
Tahoser.
a Qui t'amène ici, Nofré? dit Ahmosis, voyant
que la jeune suivante, préoccupée de sa recherche,
ne rompait pas le silence. Ta maîtresse \a bien,
je l'espère, car il me semble l'avoir vue hier à
rentrée du Pharaon.
— Si ma maîtresse va bien, tu dois le savoir
mieux que tout autre, répondit Nofré : car elle
s'est enfuie de la maison sans confier ses projets
à personne, et l'asile qu'elle s'est choisi, j'aurais
juré par Hàthor que tu le connaissais.
— Elle a disparu ! que me dis-tu là? fit Ahmo-
sis avec une surprise qui certes n'était pas
jouée.
— Je croyais qu'elle t'aimait, dit Nofré, et
quelquefois les jeunes filles les plus retenues
font des coups de tète. Elle n'est donc pas
ici?
— Le dieu Phré, qui voit tout, sait où elle est ;
mais aucun de ses rayons terminés par des mains
ne l'a atteinte chez moi. Regarde plutôt et visite
les chambres.
— Je te crois, Ahmosis, et je me retire : car, si
Tahoser était venue, tu ne le cacherais pas à la
fidèle Nofré, qui n'eût pas mieux demandé que de
LE ROMAN DE LA MOMIE. i7»
servir VOS amours. Tu es beau, elle est libre, ri-
che et vierge. Le? dieux eussent vu cette union
avec plaisir. »
Nofré revint à la maison plus inquiète et plus
bouleversée que jamais ; elle craignait qu'on ne
soupçonnât les serviteurs d'avoir tué Tahoser
pour s'emparer de ses richesses, et qu'on ne vou-
lût leur faire avouer sous le bâton ce qu'ils ne
savaient pas.
Pharaon, de son côté, pensait aussi à Tahoser.
Après avoir fait les libations et les offrandes exi-
gées par le rituel, il s'était assis dans la cour in-
térieure du gynécée, et rêvait, sans prendre garde
aux ébats de ses femmes, qui, nues et couronnées
de fleurs, se jouaient dans la transparence de la
piscine, se jetant de l'eau et poussant des éclats
de rire grêles et sonores pour attirer l'attention
du maître, qui n'avait pas décidé, contre son
habitude, quelle serait la reine en faveur cette
semaine-là.
C'était un tableau charmant que ces belles
femmes dont les corps sveltes luisaient sous l'eau
comme des statues de jaspe submergées, dans ce
cadre d'arbustes et de fleurs, au milieu de cette
cour entourée de colonnes peintes de couleurs
éclatantes, à la pure lumière d'in ciel d'azur, que
15.
t74 LE BOMâK de la MOMIE.
traversait de temps à autre un ibis le bec au vent
et les pattes tendues en arrière.
Amensé et Twéa, lasses de nager, étaient sorties
ie Teau, et, agenouillées au bord du bassin, éta-
laient au tjleil pour la sécher leur épaisse cheve-
lure noire, dont les mèches d'ébène faisaient pâ-
rmtre leur peau plus blanche encore ; les dernières
perles du bain roulaient sur leurs épaules lustrées
et sur leurs bras polis comme le jade; des ser-
vantes les frottaient d'essences et d'huiles aroma-
tiques, tandis qu'une jeune Ethiopienne leur of-
frait à respirer le calice d'une large fleur.
On eût dit que l'ouvrier qui avait sculpté les
bas-reliefs décoratifs des salles du gynécée avait
pris ces groupes pleins de grâce pour modèles ;
mais Pharaon n'eût pas regardé d'un œil plus
froid le dessin incisé dans la pierre.
Juché sur le dossier du fauteuil, le singe privé
croquait des dattes et faisait claquer ses dents ;
contre les jambes du maître le chat favori se
frottait en arrondissant le dos ; le nain difforme
tirait la queue du singe et les moustaches du
chat, dont l'un glapissait et l'autre jurait, ce
qui ordinairement déridait Sa Majesté ; mais Sa
Majesté n'était pas ce jour-là en train de rire
Elle écarta le chat, fit descendre le singe du
LE ROMAN DE LA MOMIE. 17 5
fauteuil, donna un coup de poing sur la tête
du nain, et se dirigea vers les appartements de
granit.
Chacune de ces chambres était formée de blocs
d'une grandeur prodigieuse, et fermée par des
portes de pierre qu'aucune puissance humaine
n'eût pu forcer, à moins de savoir le secret qui
\p.s faisait s'ouvrir.
Dans ces chambres étaient enfermés les ri-
chesses du Pharaon et le butin enlevé aux nations
conquises. Il y avait là des lingots de métaux
précieux, des couronnes d'or et d'argent, des
gorgerins et des bracelets d'émaux cloisonnés,
des boucles d'oreilles reluisant comme le disque
de Moui ; des colliers à rangs septuples de cor-
naline, de lapis-lazuli , de jaspe sanguin, de
perles, d'agates, de sardoines, d'onyx ; des cer-
cles finement travaillés pour les jambes, des
ceintures à plaques d'or gravées d'hiéroglyphes,
des bagues à chaton de scarabée ; des files de
poissons, de crocodiles et de cœurs en estampage
d'or, des serpents d'émail se repliant plusieurs
fois sur eux-mêmes; des vases de bronze, des
buires d'albâtre rubané, de verre bleu où se
tordaient des spirales blanches ; des coffrets de
terre émaillée, des boîtes en bws de sandal affec-
176 LE ROMÂ^x^^ ^^A MOMIE,
tant des formes bizarreV et chimériques, des
monceaux d'aromates de tous les pays, des blocs
d'ébène ; des étoffes précieuses si fines, que la
pièce eut passé par un anneau ,* des plumes d'au-
truche noires et blanches, ou coloriées de di-
verses teintes ; des défenses d'éléphant d'une
monstrueuse grosseur, des coupes en or, en ar-
gent, en verre doré, des statuettes excellentes,
tant pour la matière que pour le travail.
Dans chaque chambre, le Pharaon fit prendre
la charge d'un brancard porté par deux esclaves
robustes de Kousch et de Schéto, et, frappant des
mains, il appela Timopht, le serviteur qui avait
suivi Tahoser, et lui dit :
« Fais porter cela à Tahoser, fille de Pétamou-
noph, de la part de Pharaon. y>
Timopht se mit en tête du cortège, qui tra-
versa le Nil sur une cai:ge royale, et bientôt les
esclaves arrivèrent avec leur charge à la maison
de Tahoser.
a Pour TahosiT, de la part de Pharaon, » dit
Timoph en heurtant la porte.
A la vue de ces trésors, Nofré manqua de s'é-
vanouir, moitié peur, moitié éblouissement ; elle
craignait que le roi ne la fît mourir lorsqu'il
apprendrait que la fille du prêtre n'était plus là.
lE ROMAN DE LA MOJïIE. S 77
« Tahoser s'en est allée, répondit-elle en trem»
blant à Timopht, et, je le jure par les quatre
oies sacrées, Amset, Sis, Soumauts et Kebhsniv,
qui volent aux quatre points du vent, j'ignore où
elle ( st.
— Pharaon, préfère de Phré, favori d'Ammon-
Ra, a envoyé ces présents, je ne puis les rem-
porter; garde-les jusqu'à ce qu'elle se retrouve.
Tu m'en réponds sur ta tète ; fais-les serrer dans
des chambres et garder par des serviteurs fi-
dèles, )) répondit l'envoyé du roi.
Quand Timopht revint au palais, et que, pro-
sterné, les coudes serrés aux flancs, le front dan
la poussière, il dit que Tahoser était disparue,
le roi entra en une grande fureur, et il frappa
si violemment de son sceptre contre le pavé, quf
\à dalle se fendit.
VIII
lahoser, il faut le dire, ne pensait guère à
Nofré, sa suivante favorite, ni à rinquiétude que
devait causer son absence. Cette chère maîtresse
avait tout à fait oublié sa belle maison de Thè-
bes, ses serviteurs et ses parures, chose bien dif-
ficile et bien incroyable pour une femme.
La fille de Pétamounoph ne se doutait aucu-
nement de Tamour du Pharaon : elle n'avait pas
remarqué l'œillade chargée de volupté tombée sur
elle du haut de cette majesté que rien sur terre
ne pouvait émouvoir : l'eùt-elle vue, elle eût dé-
posé ce désir royal en offrande, avec toutes les
fleurs de son âme, aux pieds de Poëri.
Tout en repoussant de l'orteil son fuseau pour
le faire remonter le long du fil, car on lui avait
donné cette tache, elle suivait du coin de l'œil
tous les mouvements du jeune Hébreu et l'enve-
loppait de son regard comme d'une caresse; elle
LE ROMAN DE LA MOMIE. 17f
jouissait silencieusement du bonheur de rester
près de lui, dans le pavillon dont il lui avait per-
mis l'accès.
Si Poëri avait tourné la tête vers elle, il eût été
frappé sans doute de la lumière humide de ses
yeux, des rougeurs subites qui passaient sur ses
belles joues comme des nuages roses, du batte-
ment profond de son cœur qu'on devinait au
tremblement de son sein. Mais, assis à la table,
il se penchait sur une feuille de papyrus où,
puisant de l'encre dans une tablette d'albâtre
creusée, il inscrivait des comptes en chiffres dé-
motiques à l'aide d'un roseau.
Poëri comprenait-il l'amour si visible de Ta-
hoser pour lui? ou bien, pour quelque raison
cachée, faisait-il semblant de ne pas s'en aper-
cevoir? Ses manières envers elle étaient douces,
bienveillantes, mais réservées comme s'il eût
voulu prévenir ou refouler quelque aveu im-
portun auquel il lui eût été pénible de répondre.
Pourtant la fausse Hora était bien belle ; ses
charmes, trahis par la pauvreté de sa toilette,
n'en avaient que plus de puissance ; et, comme
on voit aux heures les plus chaudes du jour une
vapeur lumineuse frissonner sur la terre luisante,
une atmosphère d'amour frissonnait autour
180 LE ROMAN D£ LA MOMIE .
d'elle. Sur ses lèvres entr'ouvertwS, sa passion
palpitait comme un oiseau qui veut prendre
son vol ; et bas, bien bas, quand elle était
sûre de ne pas être entendue, elle répétait
comme une monotone cantilène : a Poëri, je
t'aime. »
On était au temps delà moisson, et Poëri sortit
pour inspecter Les travailleurs. Tahoser, qui ne
pouvait pas plus s'en détacher que l'ombre ne
peut se détacher du corps, le suivit timidement,
craignant qu'il ne lui enjoignît de rester à la
maison ; mais le jeune homme lui dit d'une voix
où ne perçait nul accent de colère :
« Le chagrin se soulage à la vue des paisibles
travaux de l'agriculture, et, si quelque douloureux
souvenir de la prospérité évanouie oppresse ton
âme, il se dissipera au spectacle de celte activité
joyeuse. Ces choses doivent être nouvelles pour
toi : car ta peau, que n'a jamais baisée le soleil,
tes pieds délicats, tes mains fines, l'élégance avec
laquelle tu drapes le morceau d'étofle grossière
qui te sert de vêtement, me montrent, à n'en pou-
voir douter, que tu as toujours habité les villes, au
soin des recherches et du luxe. Viens donc et
assieds-toi, tout en tournant ton fuseau, à l'ombre
de cet arbre où les moissonneurs ont suspendu.
LE ROMAIt DE LA MOMIE. 181
pour la rafraîchir, Foutre qui contient leur bois-
son. »
Tahoser obéit et se plaça sous l'arbre, les
bras croisés sur les genoux, et les genoux au
menton.
De la muraille du jardin, la plaine s'étendait
jusqu'aux premiers escarpements de la chaîne
lybique, comme une mer jaune, où le moindre
souffle d'air creusait des vagues d'or. La lumière
était si intense, que le ton d'or du blé blanchissait
par places et prenait des teintes d'argent. Dans
l'opulent limon du Nil, les épis avaient poussé vi-
goureux, drus et hauts comme des javelines, et
jamais plus riche moisson ne s'était déployée au
soleil, flambante et crépitante de chaleur; il y
avait de quoi remplir jusqu'au faîte la ligne de gre-
niers voûtés qui s'arrondissaient près des celliers.
Les travailleurs étaient depuis longtemps déjà à
l'ouvrage, et l'on voyait de loin émerger des vagues
du blé leur tête crépue ou rase, coifl'ée d'un mor-
ceau d'étoffe blanche, et leur torse nu, couleur de
brique cuite. Ils se penchaient et se relevaient
avec un mouvement régulier, sciant le blé de
leurs faucilles au-dessous de l'épi, avec autant de
régularité que s'ils eussent suivi une ligne tirée
au cordeau.
i$
18a LE EOMAN DE LA MOMIE.
Derrière eux, marc liaient dans les sîlk ns des
glaneurs, avec des couffes de sparterie où ils ser-
rai£Jt les épis moissonnés, et qu'ils portaient sur
leur épaule ou suspendus à une barre transver-
sale, aidés par un compagnon, à des meules pla-
cées de distance en distance.
Quelquefois les moissonneurs essoufflés s'arrê-
taient, reprenaient haleine, et, rejetant leur fau-
cille sous leur bras droit, buvaient un coup d'eau;
puis ils se remettaient en bâte à l'ouvrage, crai-
gnant le bâton du contre-maître; les épis récoltés
s'étalaient sur l'aire par couches égalisées à la
fourche, et légèrement relevées au bord par les
nouveaux paniers qu'on y versait.
Alors Poëri fit signe au bouvier de faire avan-
cer ses bêtes. C'étaient de superbes animaux, aux
longues cornes évasées comme la coiffure d'isis,
au garrot élevé, au fanon puissant, aux jambes
sèches et nerveuses. La marque du domaine, em-
preinte au fer chaud, estampillait leurs hanches.
Ils marchaient gravement, assujettis sous un
joug horizontal reliant leurs quatre tèt^s.
On les poussa sur l'aire; activés par le fouet à
double mèche, ils se mirent à piétiner circukdre-
meut, faisant jaillir sous leurs sabots fourchus
le grain de l'épi : le soleil brillait sur leur pçil
LE ROMAN DE LA MOMIE. 18»
luisani, et la poussière qu'ils soulevaient leur
montait aux naseaux; aussi, au bout d'une ving-
taine de tours, s'appuyaient-ils les uns contre les
autres, et. malgré les lanières sifflantes qui volti-
geaient sur leurs flancs, ralentissaient-ils sensi-
blement le pas. Pour les encourager, le conduc-
teur, qui les suivait en tenant par la queue la bête
sous la main, entonna, sur un rhythme joyeux et
vif, la vieille chanson des bœufs : « Tournez pour
vous-mêmes; ô bœufs, tournez pour vous-mêmes;
des mesures pour vous, des mesures pour vos
maîtres ! »
Et l'attelage ranimé se portait en avant et dis-
paraissait dans un nuage de poussière blonde où
scintillaient des étincelles d'or.
La besogne des bœufs terminée, vinrent des
serviteurs qui, armés d'écopes de bois, élevaient
le blé en l'air et le laissaient retomber pour
le séparer des pailles , des barbes et des
cosses.
Le blé ainsi vanné était mis dans des sacs dont
un grammate prenait note, et porté aux greniers
où conduisaient des échelles.
Tahoser, à l'ombre de son arbre, prenait plai-
sir à ce spectacleplein d'animation et de grandeur,
et souvent sa main distraite oubliait de tordre le
184 LE ROMAN DE LA MOMIE.
fil. La journée s'avançait, et déjà le soleil, levé
derrière Thèbes, avait franchi le Nil et se diri-
geait vers la chaîne libyque, derrière laquelle son
disque se couche chaque soir. C'était l'heure où
les animaux reviennent des champs et rentrent à
retable. Elle assista, près de Poëri, à ce grand
défilé pastoral.
On vit d'abord s'avancer un immense troupeau
de bœufs, les uns blancs, les autres roux; ceux-ci
noirs et mouchetés de poiuts clairs, ceux-là pies,
quelques-uns rayés de zébrures sombres; il y en
avait de tout pelage et de toute nuance; ils pas-
saient levant leurs mufles lustrés, d'où pendaient
des filaments de bave, ouvrant leurs grands yeux
doux. Les plus impatients, sentant l'étable, se
dressaient quelques instants à demi et apparais-
saient au-dessus de la foule cornue, avec laquelle,
en retombant, ils se confondaient bientôt; les
moins adroits, devancés par leurs compagnons,
poussaient de longs meuglements plaintifs comme
pour protester.
Près des bœufs marchaient les gardiens avec
leur fouet et leur corde roulée.
Arrivés devant Poëri, ils s'agenouillaient, et, les
coudes aux flancs, touchaient la terre du front eu
signe de respect.
LE ROMAN DE LA MOMIE. 18S
Des grammates inscrivaient le nombre des têtes
de bétail sur des tablettes.
Aux bœufs succédèrent des ânes trottinant et
ruant sous le bâton d'âniers à tête rase et vêtus
d'une simple ceinture de toile, dont le bout retom-
bait entre leurs cuisses; ils défilaient, secouant
leurs longues oreilles, martelant la terre de leurs
petits sabots durs.
Les âniers firent la même génuflexion que les
bouviers, et les grammates marquèrent aussi le
chiffre exact de leurs bêtes.
Ce fut ensuite ie tour des chèvres : elles arri-
vaient précédées de leurs boucs et faisant trembler
de plaisir leur voix cassée et grêle; les chevriers
avaient grand'peine à contenir leur pétulance et à
ramener au gros de l'armée les maraudeuses qui
s'écartaient. Elles furent comptées comme les
bœufs et les ânes, et, avec le même cérémonial,
les bergers se prosternèrent aux pieds de Poëri.
Le cortège était fermé par des oies, qui, fati-
guées de la route, se dandinaient sur leurs larges
pattes, battaient bruyamment des ailes, allon-
geaient leur col et poussaient des piaillements
rauques; leur nombre fut inscrit, et les tablettes
remises à l'inspecteur du domaine.
Longtemps après quebœufs, ânes, chèvres, oies,
186 LE ROMAN DE LA MOMIE.
étaient rentrés, une colonne de poussière, que le
vent ne pouvait parvenir à balayer, s'élevait lente-
ment dans le ciel.
« Eh bien, Hora, dit Poëri à Tahoser, la vue de
ces moissonneurs et de ces troupeaux t*a t-elle
annusée? Ce sont les plaisirs des champs; nous
n'avons pas ici, comme à Thèbes, des joueurs de
harpe et des danseuses. Mais l'agriculture est
sainte; elle est la mère nourrice de l'homme, et
celui qui sème un grain de blé fait une action
agréable aux dieux. Maintenant, va prendre ton
repas avec tes compagnes ; moi je rentre au pavil-
lon, et je vais calculer combien de boisseaux de
froment ont rendus les épis. »
Tahoser mit une main par terre et l'autre sur
sa tête en signe d'acquiescement respectueux, et
se retira.
Dans la salle du repas riaient et babillaient plu-
sieurs jeunes servantes, mangeant des oignons
crus, des gâteaux de dourah et des dattes; un petit
vase de terre plein d'huile où trempait une mèche
les éclairait : car la nuit était venue, et répandait
une Ineur jaune sur leurs joues brunes et leurs
torses fauves que ne voilait aucun vêtement. Les
unes étaient assises sur de simples sièges de bois;
les autres adossées au mur, un genou replié.
LE ROMAN DE LA MOMIE. 187
« Où le maître peut-il aller ainsi chaque soir?
dit une petite fille à Pair malicieux, en épluchant
une grenade avec de jolis mouvements de singe.
— Le maître va où il veut, répondit une grande
esclave qui mâchait des pétales de fleur; ne faut-il
pas qu'il te rende des comptes? Ce n'est pas toi,
en tout cas, qui le retiendras ici.
— Aussi bien moi qu'une autre, » répondit l'en-
fant piquée.
La grande fille haussa les épaules.
« Hora elle-même, qui est plus blanche et plus
belle que nous toutes, n'y parviendrait pas. Quoi-
qu'il porte un nom égyptien et soit au service
du Pharaon, il appartient à cette race barbare
d'Israël; et, s'il sort la nuit, c'est sans doute pour
assister aux sacrifices d'enfants que célèbrent les
Hébreux dans les endroits déserts où la chouette
piaule, où l'hyène glapit, où la vipère siffle. »
Tahoser quitta doucement la chambre sans rien
dire, et se tapit dans le jardin derrière une touffe
de mimosa; et, au bout de deux heures d'attente,
elle vit Poëri sortir dans la campagne.
Légère et silencieuse comme une ombre, elle se
mit à le suivre.
X
Poëri, dont la main était armée d'un fort bâton
de palmier, se dirigea vers le fleuve en suivant
une étroite chaussée élevée à travers un champ
de papyrus submergés qui, feuilles à leur base,
dressaient de chaque côté leurs hampes rectili-
gnes hautes de six ou huit coudées et terminées
par un flocon de fibres, comme les lances d'une
armée rangée en bataille.
Retenant son souffle, posant à peine la pointe
du pied sur le sol, Tahoser s'engagea après lui
dans le petit chemin. Il n'y avait pas de lune cette
nuit-là, et l'épaisseur des papyrus eût d'ailleurs
suffi pour cacher la jeune fille, qui se tenait un
peu en arrière.
Il fallut après franchir un espace découvert. La
fausse Hora laissa prendre de l'avance à Poëri,
courba sa taille, se fit petite et rampa contre le
sol.
LE ROMAN DE LA MOMIE. 1 R9
Un bois de mimosas se présenta ensuite, et, dis-
simulée par les touffes d'arbres, Tahoser put
s'avancer sans prendre autant de précautions. Elle
était si près de Poëri, qu'elle craignait de perdre
dans l'obscurité, que souvent les branches qu'il
déplaçait lui fouettaient la figure ; mais elle n'y
faisait pas attention : un sentiment d'ardente ja-
lousie la poussait à la recherchedu mystère qu'elle
n'interprétait pas comme les servantes de la mai-
son. Elle n'avait pas cru un instant que le jeune
Hébreu sortît ainsi chaque soir pour accomplir
quelque rite infâme et barbare; elle pensait
qu'une femme devait être le motif de ces excur-
sions nocturnes, et elle voulait connaître sari-vale.
La bienveillance froide de Poëri lui montrait
qu'il avait le cœur occupé : autrement serait-il
resté insensible à des charmes célèbres dans Thè-
bes et dans toute l'Egypte? eût-il feint de ne pas
comprendre un amour qui eût fait l'orgueil des
Oëris, des grands prêtres, des basilico-gramma-
tes, et même des princes de la race royale?
Arrivé à la berge du fleuve, Poëri descendit
quelques marches taillées dans l'escarpement de
la rive, et se courba comme s'il défaisait un lien.
Tahoser, couchée à*plat ventre sur le sommet
dutalu* que dépassait seulement le haut de sa tête,
190 LE ROMA-< DE LA MOMIE.
vit, à son grand désespoir, que le promeneur
mystérieux détachait une mince barque de papy-
rus étroite et longue comme un poisson, et qu'il
se préparait à traverser le fleuve.
Il sauta, en effet, dans la barque, repoussa le
bord du pied, et prit le large en manœuvrant la
rame unique placée à l'arrière de la frêle embar-
cation.
La pauvre fille se tordait les mains de dou-
leur ; elle allait perdre la piste du secret qu'il lui
importait tant de savoir. Que faire ? Retourner
sur ses pas, le cœur en proie au soupçon et à
rincertitude, le pire des maux? Elle rassembla
son courage, et sa résolution fut bientôt prise.
Chercher une autre barque, il n'y fallait pas pen-
ser. Elle se laissa couler le long du talus, enleva
sa robe en un tour de main et k roula sur sa
tête; puis elle se glissa courageusement dans le
fleuve, en ayant soin de ne pas faire rejaillir
d'écume. Souple comme une couleuvre d'eau,
elle allongea ses beaux bras sur le flot sombre
où tretublait élargi le reflet des étoiles, et se mit
à suivre de loin la barque. Elle nageait admira-
blement : car, chaque jour, elle s'exerçait ave-c ses
femmes dans la vaste piscine de son palais, et nul le
n'était plus habile à couper l'onde que Tahoser.
LE ROMAN DE LA MOMIE. 191
Le courant, endormi en cet endroit, ne lui op-
posait pas beaucoupde résistance; mais au milieu
du fleuve, pour ne pas être emportée à la dérive,
il lui fallut donner de vigoureux coups de pied à
Teau bouillonnante et multiplier ses brassées. Sa
respiration devenait courte, haletante, et elle la
retenait de peur que le jeune Hébreu ne l'enten-
dît. Quelquefois, une vague plus haute lavait
d'écume ses lèvres entr'ouvertes, trempait ses
cheveux et môme atteignait sa robe pliée en pa-
quet: heureusement pour elle, car ses forces
commençaient à l'abandonner, elle se retrouva
bientôt dans des eaux plus calmes. Un faisceau de
joncs qui descendait le fleuve et la frôla en pas-
sant lui causa une vive terreur. Cette masse, d'un
vert sombre, prenait, à travers l'obscurité, l'ap-
parence d'un dos de crocodile ; Tahoser avait cru
sentir la peau rugueuse du monstre, mais elle se
remit de sa frayeur et se dit en continuant à na-
ger : « Qu'importe que les crocodiles me man-
gent, si Poëri ne m'aime pas? »
Le danger était réel, surtout la nuit; pendant
le jour, le mouvement perpétuel des barques, le
travail des quais, le tumulte de la ville, éloignent
les crocodiles, qui vont, sur des rives moins fré-
quentées par l'homme, se vautrer dans la vase et
192 LE ROMAN DE LA MOMIE.
se réjOuir au soleil; mais l'ombre leur rend tonte
leur audace.
Tahoser n'y avait pas pensé. La passion ne cal-
cule pas. L'idée de ce péril lui fût-elle venue, elle
l'aurait bravé, elle si timide pourtant, et qu'ef-
frayait un papillon obstiné qui voltigeait autour
d'elle, la prenant pour une fleur.
Tout à coup la barque s'arrêta, quoique la
rive fût encore à quelque distance. Poëri, sus-
pendant sou travail de pagaie, parut promener
ses regards autour de lui avec inquiétude. Il avait
aperçu la tache blanchâtre produite sur l'eau par
la robe roulée de Tahoser.
Se croyant découverte, l'intrépide nageuse
plongea bravement, résol le à ne remonter à la
surface, dût-elle étouller, que lorsque les soup-
çons de Poëri seraier.l dissipés.
a J'aurais cru que quelqu'un me suivait à la
nage, se dit Poëri en se remettant à ramer. Mais
qui se risquerait dans le Nil à cette heure? J'étais
fou. J'ai pris pour une tête humaine coiffée d*un
linge une touffe de lotus blancs, peut-être même
un simple flocon d'écume, car je ne vois plus
lien. »
Lorsque Tahoser, dont les veines sifflaient
dans les tempes, et qui commençait à voir passer
lE ROMAN DE LA MOMIE. 19 5
des lueurs rouges dans l'eau sombre du fleuve,
revint en toute hâte dilater ses poumons par une
longue gorgée d'air, la barque de papyrus avait
repris son allure confiante, et Poëri manœuvrait
l'aviron avec le flegme imperturbable des per-
sonnes allégoriques qui conduisent la bari de
Maût sur les bas-reliefs et les peintures des
temples.
La rive n'était plus qu'à quelques brassées;
Tombre prodigieuse des pylônes et des murs
énormes du palais du Nord, qui ébauchait ses
entassements opaques, surmontés par les pyra
midions de six obélisques, à travers le bleu
violâtre de la nuit, s'étalait immense et formida-
ble sur le fleuve, et protégeait Tahoser, qui pou-
vait nager sans crainte d'être aperçue.
Poëri aborda un peu au-dessous du palais en
descendant le Nil, et il attacha sa barque à un
pieu, de façon à la retrouver pour le retour; puis
il prit son bâton de palmier et monta la rampe
du quai d'un pas alerte.
La pauvre Tahoser, presque à bout de forces,
suspendit ses mains crispées à la première mar-
che de l'escalier, et sortit avec peine du fleuve ses
membres ruisselants, que le contact de l'air
alourdit en leur faisant sentir subitement la fati-
194 LE ROMAN DE LA MOMIE.
gue ; mais le plus difficile de sa tâche était ac-
compli.
Elle gravit les marches, une main sur son
cœur qui battait violemment, l'autre sur sa tête
pour maintenir sa robe roulée et trempée. Après
avoir vu la direction que prenait Poëri, elle
s'assit au haut de la rampe, déplia sa tunique et
la revêtit. Le contact de Tétoffe mouillée lui causa
un léger frisson. La nuit pourtant était douce, et
la brise du sud soufflait tiède ; mais la courbature
l'enfiévrait, et ses petites dents se heurtèrent;
elle fit un appel à son énergie, et, rasant les mu-
railles en talus des gigantesques édifices, elle
parvint à ne pas perdre de vue le jeune Hébreu,
qui tourna l'angle de l'immense enceinte de bri-
gues du palais, et s'enfonça à travers les rues de
Thèbes.
Au bout d'un quart d'heure de marche, les pa-
lais, les temples, les riches maisons, disparurent
pour faire place à des habitations plus humbles ;
au granit, au calcaire, au grès, succédaient les
briques crues, le limon pétri avec de la paille. Les
formes architecturales s'elïaçaient; des cahutes
s'arrondissaient comme des ampoules ou des ver-
rues sur des terrains déserts, à travers de vagues
cultures, empruntant à la nuit des configurations.
LE ROMAN DE LA MOMIE. 195
monstrueuses; des pièces de bois, des briques
moulées, rangées entas, encombraient le cbemin.
Du silence se dégageaient des bruits étranges, in-
quiétants ; une cbouette coupait l'air de son aile
muette ; des chiens maigres, levant leur long mu-
vicau pointu, suivaient d'un aboiement plaintif le
vol inégal d'une chauve-souris ; des scarabées et
des reptiles peureux se sauvaient en faisant bruire
l'herbe sèche.
« Est-ce que Harphré aurait dit vrai ? pensait
Tahoser, impressionnée par l'aspect sinistre du
lieu; Poëri viendrait-il là sacrifier un enfant à ces
dieux barbares, qui aiment le sang et la souf-
france? Jamais endroit ne fut plus propice à des
rites cruels. » v
Cependant, profitant des angles d'ombre, des
bouts de murs, des touffes de végétation, des iné-
galités de terrain, elle se maintenait toujours à
une distance égale de Poëri :
« Quand je devrais assister, témoin invisible, à
quelque scène effroyable comme un cauchemar,
entendre les cris de la victime, voir le sacrifica-
teur les niains rouges de sang retirer du petit
corps le cœur fumant, j'irai jusqu'au bout, » se
dit Tahoser en regardant le jeune Hébreu péné-
trer dons une hutte de terre dont les crevasses
'<96 LE ROMAN DE LA MOMIE
laissaient filtrer quelques rayons de lumière jaune.
Quand Poëri fut entré, la fille de Pétamounoph
s'approcha, sans qu'un caillou eût crié sous son
pas de fantôme, sans qu'un chien eût signalé sa
présence en donnant de la voix; elle fit le tour de
la cahute, comprimant son cœur, retenant son
haleine, et découvrit, en la voyant luire sur le fond
somhre de la muraille d'argile, une fente assez
large pour laisser pénétrer le regard à l'intérieur.
Une petite lampe éclairait la chambre, moins
pauvre qu'on n'eût pu le penser d'après l'appa-
rence du taudis ; les parois lissées avaient un poli
de stuc. Sir des socles de bois peints de couleurs
variées étaient poscG des vases d'or et d'argent;
des bijoux scintillaient dans des coffres entr'ou-
verts. Des plats de métal brillant rayonnaient sur
le mur, et un bouquet de fleurs rares s'épanouis-
sait dans un pot de terre émaillée au milieu d'une
petite table.
Mais ce n'étaient pas ces détails d'ameu blement
qui intéressaient Tahoser, quoique le contraste
de ce luxe caché avec la misère extérieure de l'ha-
bitation lui eût d'abord causé quelque surprise.
Son attention était invinciblement attirée par un
autre objet.
Sur une estrade tapissée de nattes, se tenait une
LE ROxMAN DE LA M031IE. : 97
femme de race inconnue et merveilleusemenl
belle. Elle était blanche plus qu'aucune des filles
d'Egypte, blanche comme le lait, comme le lis,
blanche comme les brebis qui montent du lavoir;
ses sourcils s'étendaient comme des arcs d'ébène,
et leurs pointes se rencontraient à la racine d'un
nez mince, aquilin, aux narines colorées de tons
roses comme le dedans des coquillages. Ses yeux
ressemblaient à des yeux de tourterelle, vifs et
langoureux à la fois; ses lèvres étaient deux ban-
delettes de pourpre, et en se dénouant montraient
des éclairs de perles ; ses cheveux se suspendaient,
de chaque côté de ses joues de grenade, en touffes
nou'es et lustrées comme deux grappes de raisin
miir; dos pendeloques frissonnaient à ses oreilles,
et des colliers d'or à plaquettes incrustées d'ar-
gent scintillaient autour de son col rond et poli
comme une colonne d'albâtre.
Son vêtement était singulier ; il consistait en
une large tunique brodée de zébrures et de des-
sins symétriques de diverses couleurs, descendant
des épaules jusqu'à mi-jambe et laissant les bras
libres et nus.
Le jeune Hébreu s'assit près d'elle, sur la natte,
et lui tint des discours dont Tahoser ne pouvait
comprendre la lettre, mais dont elle devinait trop
17.
198 LE ROMAN DE LA MOMIE.
bien le sens pour son malheur: car Poëri etRa'hel
s'exprimaient dans la langue de la patrie, si douce
àl'exiHetau captif.
L'espérance est dure à mourir au cœur amou-
reux.
c< Peut-être est-ce sa sœiir^ se dit Tahoser, et
vient-il la voir secrètement, ne voulant pas qu'on
sache qu'il appartient à cette race réduite en ser-
vitude. »
Puis elle appliquait son visage à la crevasse,
écoutant avec une douloureuse intensité d'atten-
tion ces mots harmonieux et cadencés dont chaque
syllabe contenait un secret qu'elle eût donné sa
vie pour savoir, et qui bruissaient vagues, fu-
gitifs, dénués de signification à ses oreilles,
comme le vent dans les feuilles et l'eau contre la
rive.
«Elle est bien belle.... pour une sœur.... mur-
murait-elle, en dévorant d'un œil jaloux cette fi-
gure étrange et charmante, au teint pâle, aux
lèvres rouges, que rehaussaient des parures de
formes exotiques, et dont la beauté avait quelque
chose de mystérieusement fatal.
— 0 Ra'hel ! ma bien-aimée Ra'hel, » disait
souvent Poëri.
Tahoser se souvint de lui avoir entendu mur-
LE ROMAN DE LA MOMIE. 199
murer ce mot pendant qu'elle éventait et berçait
son sommeil.
<c 11 y pensait même en rêve: Ra'hel, c'est son
nom sans doute. » Et la pauvre enfant sentit à la
poitilneune souffrance aiguë, comme si tous les
uraeus des entablements, toutes les vipères royales
des couronnes pharaoniques lui eussent planté
leurs crochets venimeux au cœur.
Ra'hel inclina sa tête sur l'épaule de Poëri,
comme une fleur trop chargée de parfums et
d'amour ; les lèvres du jeune homme effleuraient
les cheveux de la belle Juive, qui se renversait len-
lement, offrant son tront moite et ses yeux demi-
fermés à cette caresse suppliante et timide ; leurs
mains qui se cherchaient s'étaient unies et se
pressaient nerveusement.
ft Oh ! que ne l'ai-je surpris à quelque céré-
monie impie et monstrueuse, égorgeant de ses
mains une victime humaine, buvant le sang dans
une coupe de terre noire, s'en frottant la face ! il
me semble que cela m'eût fait moins souffrir que
l'aspect de cette belle femme qu'il embrasse si ti-
midement,»balbutiaTahoser d'une voix faible, en
s'affaissant sur la terre dans l'ombre de la ca-
hute.
Deux fois elle essaya de se relever, mais elle
fOO LE ROMAN DE LA MOMIE.
retomba à genoux; un nuage couvrit ses yeux;
ses membres fléchirent; elle roula évanouie.
Cependant Poëri sortait de la cabane et donnait
à Ra'hel un dernier baiser.
Pharaon, inquiet et furieux de la disparition
de Tahoser, avait cédé à ce besoin de changer de
place qui agite les cœurs tourmentés d'une pas-
sion inassouvie. Au grand chagrin d'Amensé, de
de Hont-Reché et de Twéa, ses favorites, qui
s'étaient efforcées de le retenir au pavillon d'été
par toutes les ressources de la coquetterie fémi-
nine, il habitait le palais du Nord, sur l'autre rive
•lu Nil. Sa préoccupation farouche s'irritait de la
présence et du babil de ses femmes. Tout ce qui
n'était pas Tahoser lui déplaisait ; il trouvait laides
maintenant ces beautés qui lui paraissaient si
charmantes naguère; leurs corps jeunes, sveltes,
gracieux, aux poses pleines de volupté; leurs
longs yeux avivés d'antimoine où brillait le désir;
leurs bouches pourprées aux dents blanches et
au sourire languissant : tout en elles, jusqù aux
parfums suaves qui émanaient de leur peau frai-
«Oî LE ROMAN DE LA MOMIE.
che comme d'un bouquet de fleurs ou d'une boîte
d'aromates, lui était devenu odieux, intolérable;
il semblait leur en vouloir de les avoir aimées, et
ne plus comprendre comment il s'était épris de
charmes si vulgaires. Lorsque Twéa lui posait sur
la poitrine les doigts effilés et roses de sa petite
main tremblante d'émotion, comme pour faire
renaître le souvenir d'une familiarité' ancienne,
que Hont-Reché poussait devant lui l'échiquier
supporté par deux lions adossés, afin d'engager
une partie, ou qu'Amensé lui présentait une fleur
de lotus avec une grâce respectueuse et suppliante,
il se retenait à peine de les frapper de son sceptre,
et ses yeux d'épervier lançaient de tels éclairs de
dédain, que les pauvres femmes qui s'étaient
risquées à ces hardiesses se retiraient interdites,
les paupières moites de larmes, et s'appuyaient
silencieusement à la muraille peinte, tâchant de
se confondre par leur immobilité avec les figures
des fresques.
Pour éviter ces scènes de pleurs et de violence,
il s'était retiré au palais de Thèbes, seul, taci-
turne et farouche; et là, au lieu de rester assis sur
son trône, dans l'attitude solennelle des dieux
et des rois qui, pouvant tout , ne remuent
pas et ne font pas de gestes, il se promenait
LE ROMAN DE LA MOMIE. SOt
fiévreusement à travers les immenses salles.
C'était un spectacle étrange que de voir ce
Pharaon à la haute stature, au maintien impo-
sant, formidable comme les colosses de granit,
ses images, faire retentir les larges dalles sous le
patin recourbé de sa chaussure.
A son passage, les gardes terrifiés semblaient
se figer en statues ; leur souffle s'arrêtait, et l'on
ne voyait même plus trembler la double plume
d'autruche de leur coiffure. Lorsqu'il était loin,
à peine osaient-ils se dire :
a Qu'a donc aujourd'hui le Pharaon? 11 serait
rentré vaincu de son expédition, qu'il ne serait
pas plus morose et plus sombre. »
Si, au lieu d'avoir remporté dix victoires, tué
vingt mille ennemis, ramené deux mille vierges
choisies parmi les plus belles, rapporté cent
charges de poudre d'or, mille charges de bois
d'ébène et de dents d'éléphant, sans compter les
productions rares et les animaux inconnus, Pha-
raon eût vu son armée taillée en pièces, ses chars
de guerre renversés et brisés, et se fût sauvé seul
de la déroute sous une nuée de flèches, pou-
dreux, sanglant, prenant les rênes des mains de
son cocher mort à côté de lui, il n'eût pas eu,
certes, un visage plus morne et plus désespéré.
s 04 LE ROMAN DE LA MOMIE.
Après tout, la terre d'Egypte est fertile en soldats;
d'innombrables chevaux hennissent et fouillent
le sol du pied dans les écuries du palais, et les
ouvriers ont bientôt courbé le bois, fondu le
cuivre, aiguisé l'airain ! La fortune des combats
est changeante ; un désastre se répare ! mais
avoir souhaité une chose qui ne s'était pas ac-
complie sur-le-champ, rencontré un obstacle
entre sa volonté et la réalisation de cette volonté,
lancé comme une javeline un désir qui n'avait
pas atteint le but : voilà ce qui étonnait ce Pha-
raon dans les zones supérieures de sa toute-
puissance ! Un instant il eut l'idée qu'il n'était
qu'un homme !
11 errait donc par les vastes cours, suivant les
dromos de colonnes géantes, passant sous les py-
lônes démesurés, entre les obélisques élancés
d'un seul jet et les colosses qui le regardaient de
leurs grands yeux effarés ; il parcourait la salle
hypostyle et se perdait à travers la foret graniti-
que de ses cent soixante-deux colonnes hautes et
fortes comme des tours. Les figures de dieux, de
rois et d'êtres s; ?aboliques peintes sur les mu-
railles semblaient fixer sur lui l'œil inscrit de
face en lignes noires sur leur masque de profil,
les uraeu? se tordre et gonfler leur gorge, les
LE ROMAN DE LA MOMIE. 2 v) 5
divinités ibiocéphales allonger leur col, les glo-
bes dégager des corniches leurs ailes de pierre
et les faire palpiter. Une \ie étrange et fantasti-
que animait ces représentations bizarres, peuplant
d'apparences vivantes la solitude de la salle
énorme, grande à elle seule comme un palais
tout entier. Ces divinités, ces ancêtres, ces mons-
tres chimériques, dans leur immobilité éternelle,
étaient surpris de voir le Pharaon, ordinairement
aussi calme qu'eux-mêmes, aller, venir, comme
si ses membres fussent de chair, et non de por*
phyre ou de basalte.
Las de tourner dans ce monstrueux bois de co-
lonnes soutenant un ciel de granit, comme un
iion qui cherche la piste de sa proie et flaire de
son mufle froncé le sable mobile du désert, Pha-
raon monta sur une terrasse du palais, s'allongea
sur un lit bas et fit appeler Timopht.
Timopht parut et s'avança du haut de Tescalier
jusqu'au Pharaon en se prosternant à chaque pas.
Il redoutait la colère du maître dont un instant
il avait espéré la faveur. L'habileté déployée à
découvrir la demeure de Tahoser suffirait-elle
pour faire excuser le crime d'avoir perdu la trace
de cette belle fille.
Relevant un genou et laissant l'autre ployé, Ti-
is
2 06 LE RUMAN DE LA MOMIE.
mopht étendit ses bras vers le roi avec un geste
suppliant.
« 0 roi, ne me fais pas mourir ni battre outre
mesure ; la belle Tahoser, fille de Pétamounoph,
sur laquelle ton désir a daigné descendre comme
un épervier qui fond sur une colombe, se retrou-
vera sans doute, et quand, de retour à sa demeure,
elle verra tes magnifiques prtîsents, son cœur
sera touché, et, d'elle-même, elle viendra, parmi
les femmes qui habitent ton gynécée, prendre la
place que tu lui assigneras.
— As-tu interrogé ses servantes et ses esclaves?
dit le Pharaon ; le bâton délie les langues les
plus rebelles, et la souffrance fait dire ce qu'on
voudrait cacher.
— Nofré et Souhem, sa suivante favorite et son
plus vieux serviteur, m'ont dit qu'ils avaient re-
uiarqué que les verrous de la porte du jardin
étaient tirés, et que probablement leur maîtresse
était sortie par là. La porte donne sur le fleuve,
et l'eau ne garde pas le sillage des barques.
— Qu'ont dit les bateliers d'\ Nil ?
— Ils n'avaient rien vu : un seul a di- qu'une
femme pauvrement vêtue avait passé le fleuve aux
premières lueurs du jour. Mais ce ne pouvait être
la belle et riche Tahoser dont tu as remarqué toi-
LE ROMAN DE LA MOMIE. Î07
même la figure, et qui marche comme une reine
gous des vêlements splendides. »
Le raisonnement de Timopht ne parut pas
convaincre Pharaon; il appuya son menton dans
sa mam et réfléchit quelques minutes. Le pau-
vre Timopht attendait en silence, craignant quel-
que explosion de fureur. Les lè\Tes du roi re-
muaient comme s'il se fût parlé à lui-même :
a Cet humble habit était un déguisement....
Oui, c'est cela.... Ainsi travestie, elle est passée
de l'autre côté du fleuve.... Ce Timopht est un
imbécile, sans la moindre pénétration. J'ai bien
envie de le faire jeter aux crocodiles ou rouer de
coups.... — mais pour quel motif? Une vierge
de haute naissance, fille d'un grand prêh^e,
s'échapper ainsi de son palais, seule, sans
prévenir personne de son dessein !... Il y a
peut-être quelque amour au fond de ce mys-
tère. y>
A celte idée, la face du Pharaon s'empourpra
comme à un reflet d'incendie : tout le sang lui
était monté du cœur au visage; à la rou{^eur suc-
céda une pâleur affreuse, ses sourcils se tordirent
comme les vipères des diadèmes, sa bouche se
contracta, ses dents grincèrent, et sa physio-
nomie devint si terrible, que Timopht épouvanté
Ï08 LE ROMAN DE LA MOMIE.
se laissa tomber le nez sur les dalles, comme
tombe un homme mort.
Mais le Pharaon se calma; sa figure reprit son
aspect majestueux, ennuyé et placide ; et, voyant
([ue Timopht ne se relevait pas, il le poussa dé-
daigneusement du pied.
Quand Timopht, qui se regardait déjà comme
étendu sur le lit funèbre à pieds de chacal, au
quartier des Memnonia, le flanc ouvert, le ventre
vidé et prêt à prendre le bain de saumure, se re-
dressa, il n'osa pas lever les yeux vers le roi et
resta affaissé sur ses talons, en proie à Tangoisse
la plus poignante.
« Allons, Timopht, dit Sa Majesté, lève-toi,
cours, dépêche des émissaires de tous côtés, fais
fouiller les temples, les palais, les maisons, les
villas, les jardins, jusqu'aux plus humbles cahu-
tes, et retrouve Tahoser ; envoie des chars sur
toutes les routes, fais sillonner le Nil en tous sens
par des barques ; va toi-même, et demande à ceux
que tu rencontreras s'ils n'ont pas vu une femme
de telle sorte; viole les tombeaux si elle s'est
réfugiée dans l'asile de la mort, au fond de
quelque syringe ou de quelque hypogée ; cher-
che-la comme Isis a cherché son mari Osiris
déchiré par Typhon, et, morte ou vivante, ra-
LE ROMAN DE LA MOMIE. 2 09
mène-la, ou, par l'urseus de mon psclient^ par
le bouton de lotus de mon sceptre, tu périras
dans d'affreux supplices. »
Timopht s'élança avec la rapidité de Tibex
pour exécuter les ordres du Pharaon, qui, ras-
séréné, prit une de ces poses de grandeur tran-
quille que les sculpteurs aiment à donner aux
colosses assis à k porte des temples et des pa-
lais, et, calme comme il convient à ceux dont les
sandales estampées de captifs liés par les coudes
reposent sur la tète des peuples, il attendit.
Un tonnerre sourd résonna autour du palais, et,
si le ciel n'eût été d'un bleu de lapis-la zuli im-
muable, on eût pu croire à un orage; c'étaient les
bruits des chars lancés au galop dans toutes les
directions, et dont les roues tourbillonnantes re-
tentissaient sur le sol.
Bientôt le Pharaon put apercevoir du haut de sa
terrasse les barques coupant l'eau du fleuve sous
l'effort des rameurs, et les émissaires se répandre
sur l'autre rive à travers la campagne.
La chaîne libyque, avec ses lumières roses et
ses ombres d'un bleu de saphir, fermait i norizon
et servait de fond aux gigantesques constructions
des Rhamsès, d'Amenoph et de Menephta; les
pylônes aux angles en talus, les murailles aux
18.
îîo LE romau de la momie.
corniches évasées, les colosses aux mains posées
sur les genoux, se dessinaient, dorés par un rayon
de soleil, sans que Téloignement pût leur ôter de
leur grandeur. Mais ce îi'étaient pas ces orgueilleux
édifices que regardait Pharaon ; parmi les bou-
quets de palmiers et les champs cultivés, des mai-
sons, des kiosques coloriés s'élevaient çà et là,
tachetant la teinte vivace de la végétation. Sous
un de ces toits, sous une de ces terrasses, Tahoser
se cachait sans doute, et, par une opération ma-
gique, il eût voulu les soulever ou les rendre
transparents.
Les heures succédèrent aux heures; déjà le so-
leil avait disparu derrière les montagnes, lançant
ses derniers feux à Thèbes, et les messagers ne
revenaient pas. Pharaon gardait toujours son atti-
tude immobile. La nuit s'étendit sur la ville,
calme, fraîche et bleue ; les étoiles se mirent à
scintiller et à faire trembler leurs longs cils d'or
dans l'azur profond ; et sur le coin de la terrasse
le Pharaon silencieux, impassible, décote paLt ses
noirs contours comme une statue de basalte scel-
lée à l'entablement. Plusieurs fois les oiseaux
nocturnes voltigèrent autour de sa tète pour s'y
poser ; mais, effrayés par sa respiration lente et
profonde, ils s'enfuyaient en battant des ailes.
LE ROMAN DE LA MOMIE. 811
De cette hauteur, le roi dominait sa ville dé-
ployée à ses pieds. Du sein de rombre bleuâtre
jaillissaient les obélisques aux pyramîdions aigus,
les pylônes, portes gigantesques traversées de
rayons, les hautes corniches, les colosses émer-
géant jusqu'aux épaules du tumulte des construc-
tions, les propylées, les colonnes épanouissant
leurs chapiteaux comme d'énormes fleurs de gra-
nit, les angles des temples et des palais révélés
par une touche argentée de lumière ; les viviers
sacrés s'étalaient en miroitant comme du métal
poli, les sphinx et les criosphinx alignés en dro-
mos allongeaient leurs pattes, évasaient leur
croupe, et les toits plats se succédaient à l'infmi,
blanchissant sous la lune en masses coupées çà et
là de tranches profondes par les placesetles rues:
des points rouges piquaient cette obscurité bleue,
comme si les étoiles eussent laissé tomber des
étincelles sur la terre ; c'étaient les lampes qui
veillaient encore (^jns la villeendormie; plus loin,
entre les édifices moins serrés, de vagues touffes
de palmier balançaient leurs éventails de feuilles;
au delà les contours et les formes se perdaient
dai:s la vaporeuse immensité, car l'œil de l'ai-
gle même n'aurait pu atteindre aux limites
de Thèbes, et de l'autre côté le vieil Hopi-
«IS LE ROMAN VL LA MOMIE.
Mou descendait majestueusement vers la mer.
Planant par l'œil et la pensée sur cette ville dé-
mesurée rîont il était le maître absolu, Pharaon
réfléchissait tristement aux bornes du pouvoir
humain, et son désir, comme un vautour affamé,
lui rongeait le cœur; il se disait :
a Toutes ces maisons renferment des êtres dont
monaspectfait courber le front dansla poussière,
et pour qui ma volonté est un ordre des dieux.
Lorsque je passe sur mon char d'or ou dans ma
litière portée par des Oëris, les vierges sentent
leur sein palpiter en me suivant d'un long regard
timide; les prêtres m'encensent avec la fumée des
amschirs; le peuple balance des palmes ou ré-
pand des fleurs: le sifflement d'une de ir^es flèches
fait trembler les nations, et les murs des pylônes,
immenses comme des montagnes taillées à pic,
suffisent à peine pour inscrire mes victoires; les
carrières s'épuisent à fournir du granit pour mes
images colossales ; une fois, dans ma satiété su-
perbe, je forme un souhait, et ce souhait je ne
peux l'accomplir ! Timopht ne reparaît pas : il
n'aura rien trouvé sans doute. 0 Tahoser, Tahoser,
qub ue bonheur tu me dois pour cette attente î »
Cependant les émissaires, Timopht en tête,
visitaient les maisons, battaient les routes, s'iu-
LE ROMAN DE LA MOMIE. 218
formant de la fille du prêtre, donnant son signa-
lement aux voyageurs qu'ils rencontraient. Mais
personne' ne pouvait leur répondre.
Un premier messager parut sur la terrasse,
annonçant au Pharaon que Tahoser ne se retrou-
vait pas.
Le Pharaon étendit son sceptre ; le messager
tomba mort, malgré la dureté proverbiale du
crâne des Égyptiens.
Un second se présenta; il heurta du pied le
corps de son camarade, allongé sur la dalle ; un
tremblement le prit, car il vit que le Pharaon
était en colère.
« Et Tahoser? dit le Pharaon sans changer de
posture.
— 0 Majesté! sa trace est perdue, » répondit le
malheureux agenouillé dans l'ombre, devant cette
ombre noire qui ressemblait plutôt à une statue
osirienne qu'à un roi vivant.
Le bras de granit se détacha du torse immobile,
et le sceptre de mêlai descendit comme un car-
reau de foudre. Le second messager roula à côté
du premier.
Un troisième eut le même sort.
.... De maison en maison, Timopht arriva au
pavillon de Poëri , qui , rentré de son excursion
su LE ROMAN DE LA MOMIE
nocturne, s'était étonné le matin de ne pas voir
la fausse Hora. Harphré et les servantes qui la
vieille avaient soupe avec elle, ne savaient pas ce
qu'elle pouvait être devenue; sa chambre visitée
était vide; on l'avait cherchée vainement dans
les jardins, les celliers, les greniers et les
lavoirs.
Aux questions de Timopht, Poëri répondit qu'en
effet une jeune fille s'était présentée à sa porte
avec l'attitude suppliante du malheur, implorant
à genoux l'hospitalité, qu'il l'avait accueillie fa-
vorablement, lui offrant le couvert et la nourri-
ture, mais qu'elle s'en était allée d'une façon
mystérieuse, et pour une cause qu'il ne pouvait
soupçonner. Quel chemin avait-elle pris? il l'igno-
rait. Sans doute, un peu reposée, elle avait con-
tinué sa route vers un but inconnu. Elle était
belle, triste, couverte d'une simple étoffe, et sem-
blait pauvre ; le nom d'Hora qu'elle s'était donné
déguisait-il le nom de Tahoser? il laissait la sa-
gacité de Timopht décider cette question.
Muni de ces renseignements, Timopht revint
au palais, et, se tenant hors de la portée du
sceptre du Pharaon, il lui raconta ce qu'il avait
appris.
a Qu'est-elle allée faire chez Poëri ? se dit le
LE ROMAN DE LA MOMIE. 215
Phai'aon : si vraiment Hora cache Tohoser, elle
aime Poëri. Non, car elle ne se serait pas enfuie
de la sorte après avoir été reçue sous son toit. Ah !
je la retrouverai, dussé-je bouleverser l'Egypte,
des cataractes au Delta. »
XI
Ra'hel, qui du seuil de la cabane regardait
Poëri s'éloigner, crut entendre un faible soupir;
elle écouta. Quelques chiens aboyaient à la lune;
la chouette poussait son cri funèbre, et les croco-
diles vagissaient entre les roseaux du fleuve, imi-
tant le cri d'un enfant en détresse. La jeune Israé-
lite allait rentrer, lorsauiîn gémissement plus
distinct-, qui ne pouvait être attribué aux vagues
plaintes de la nuit, et sortait à coup sûr d'une
poitrine humaine, frappa une seconde fois son
oreille.
Elle s'approcha avec précaution, redoutant quel-
que embûche, de 1 endroit d'où venait le son, et
près du mur de la cabane elle aperçut dans l'om-
bre bleuâtre et transparente comme la formQ d'un
corps affaissé à terre; la draperie mouillée mou-
lait les formes de la fausse Hora et tranissait
son sexe par de pures rondeurs. Ra'hel, voyant
LE ROMAN DE iA MOMIE. Î17
qu*elle n'avait affaire qu'à une femme évanouie^
perdit toute crainte et s'agenouilla près d'elle, in-
:errogeant le souffle de sa bouche et\e battement
de son cœur. L'un expirait sur des lèvres pâles,
l'autre soulevait à peine une gorge froide. Sen-
tant l'eau qui trempait la robe de l'inconnue,
Ra'hel crut d'abord que c'était du sang, et s'ima-
gina avoir devant elle la victime d'un meurtre,
et, pour lui porter un secours plus efficace, elle
appela Thamar, sa servante, et à elles deux elles
portèrent Tahoser dans la cabane.
Les deux femmes retendirent sur le lit de re-
,jos. Thamar tint la lampe élevée, pendant que
Ra'hel, penchée sur la jeune fille, cherchait sa
blessure; mais aucune raie rouge ne tranchait
sur la blancheur mate de Tahoser, et sa robe ne
présentait pas de tache pourprée; elles lui enle-
vèrent son vêtement humide, et jetèrent sur elle
une étoffe de laine rayée dont la douce chaleur
eut bientôt fait reprendre son cours à la vie sus-^
pendue. Tahoser ouvrit lentement les yeux et pro-
mena autour d'elle son regard effaré, comme une
gazelle prise.
11 lui fallut quelques minutes pour renouer le
fil rompu de ses idées. Elle ne pouvait compren-
dre encore comment elle se trouvait dans celte
19
fl8 LE ROMAN DE LA ilOMWî:.
chambre, sur ce lit où, tout à l'heure, elle avait
vu Poëri et la jeune Israélite assis l'un près de
Tautrect les mains enlacées, se parlant d^amour,
tandis qu'elle, haletante, éperdue, regardait à tra-
vers la fissure de la muraille; mais bier.tôt lamé-
moire lui revint, et avec elle le sentimv:înt de sa
situation.
La lumière donnait en plein sur la figure de
Ra'hel, et Tahoser l'étudiait en silence, malheu-
reuse de la trouver si régulièrement belle. En
rain, avec toute l'âpreté de la jalousie féminine,
b11(; y chercha un défaut ; elle se sentit non pas
vaincue, mais égalée; Ra'hel était l'idéal Israélite
comme Tahoser était l'idéal égyptien. Chose dure
pour un cœur aimant, elle fut forcée d'admettre
la passion de Poëfi comme juste et bien placée.
Ces yeux aux cils noirs recourbés, ce nez d'une
coupe si noble, cette bouche rouge au sourire
éblouissant, cet ovale allongé avec tant d'élégance,
ces bras forts près des épaules et terminés par
des mains enfantines, ce col rond et gras qui se
tournait en formant des plis plus beaux que des
colliers de pierres précieuses, tout cela, rehaussé
d'une parure exotique et bizarre, devait imman-
quablement plaire.
«J'ai commis unegrande faute, se disait Taho
LE ROMAN DE LA MOMIE. 219
ser, quand jo me suis présentée à Poëri sous
riiumble aspe'ît d'une suppliante, me fiant à mes
charmes trop \ antés par des flatteurs. Insensée !
j'ai fait comme un soldat qui s'en irait à la guerre
sans cuirasse et sans harpe. Si j'avais paru armée
de mon luxe, couverte de bijoux et d'émaux, de-
bout sur mon char d'or, suivie de mes nombreux
esclaves, j'aurais peut-être intéressé sa vanité,
sinon son cœur.
— Comment te trouves-tu maintenant ? » dit
Ra'hel en langue égyptienne à Tahoser ; car h la
coupe du visage et aux cheveux nattés en corde-
lettes, elle avait reconnu que la jeune fille n'ap-
partenait pas à la race Israélite.
Le son de cette voix était compatissant et doux,
et l'accent étranger lui donnait une grâce de plus.
Tahoser en fut touchée malgré elle, et répon-
dit :
c( Je vais un peu mieux; tesbonssoinsm auront
bientôt guérie.
— Ne le fatigue pas à parler, répondit l'Israé-
lite en posant sa main sur la bouche de Taho-
ser.' Tâche de dormir pour reprendre des forces;
Thamar et moi nous '^cillerons sur ton som-
meil. »
Les émotions, U traversée du Nil, la longue
Î20 LE ROMAN DE LA MOMIE.
course à travers les quartiers perdus de Thèbes,
avaient épuisé la fille de Pétamounoph. Son corps
délicat était brisé, et bientôt ses longs cils s'abais-
sèrent, formant un demi-cercle noir sur ses joues
que co' jraicnt les rougeurs de la fièvre, l^e som-
meil vmt, mais agité, inquiet, traversé de songes
bizarres, hanté d'hallucinations menaçantes; des
soubresauts nerveux faisaient tressaillir la dor-
meuse, et des paroles sans suite, répliquant au.
dialogue intérieur du rêve, balbutiaient sur ses
lèvres entr'ouvertes.
Assise au chevet du lit, Ra'hel suivait les mou-
vements de physionomie de Tahoser, s'inquiétant
lorsqu'elle voyait les traits de la jeune malade se
contracter et prendre une expression doulou-
reuse, se rassérénant quand le calme lui revenait;
Thamar, accroupie en face de sa maîtresse, ob-
servait aussi la fille du prêtre; mais sa figure
exprimait moins de bienveillance. Des instincts
vulgaires se lisaient dans les rides de son front
bas, pressé par la large bandelette de la coiffure
Israélite ; sesyeux, éclatatants encore malgré l'âge,
pétillaient de curiosité interrogative dans leurs
orbites dérides brunes; son nez osseux, luisant
et recourbé comme le bec d'un gypaète, sem-
blait subodorer des secrets, et ses lèvres remuées
LE ROMAN DE LA MOMIE. 221
silencieusement avaient l'air de préparer des
questions.
Cette inconnue ramassée à la porte de la cabane
rintrifjjuait vivement; d'où venait-elle? comment
se trouvait-elle là? dans quel but? qui pouvait-elle
être? Toiles étaient les demandes que se posait
Thamar, et auxquelles, à son grand regret, elle
n'imaginait pas de réponses satisfaisantes. Il faut
dire aussi que Thamar, comme toutes les vieilles
femmes, avait une prévention contre la beauté ;
et, sous ce rapport, Tahoser lui déplaisait. La
fidèle servante pardonnait à sa maîtresse seule-
ment d'être jolie, et cette beauté, elle la consi-
dérait comme sienne: elle en était fîère et jalouse.
Voyant que Ra'hel gardait le silence, la vieille
se leva, vint s'asseoir près d'elle, et faisant cli-
gnoter ses yeux, dont la paupière bistrée s'a-
baissait et s'élevait comme une aile de chauve-
souris, elle lui dit à voix basse et en langue
hébraïque :
« Maîtresse, je n'augure rien de bon de cette
femme.
— El pourquoi, Thamar? répondit Ra'hel sur
le même ton et dans le même idiome.
— Il p'jt singulier, reprit la défiante Thamar,
qu'elle se soit évanouie là, et non ailleurs.
19.
Î2i LE liOMAN DE LA MOMIE.
— Elle s'est affaissée à l'endioit où It ihebes,
prise. ))
La vieillehocha latête d'un air de doute.
« Croirais-tu, dit la bien-aimée de Poëri, que
son évanouissement n'était pas réel? Le paras-
chiste eût i)u lui inciser le flanc de sa pierre tran-
chante, tellement elle ressemblait à un cadavre.
Ce regard éteint, ces lèvres pâles, ces joues déco-
lorées, ces membres inertes, cette peau froide
comme celle d'une morte, tout cela ne se contre-
fait pas.
— Non sans doute, reprit Tiiamar, quoiqu'il y
ait des femmes assez habiles pour feindre tous ces
symptômes dans un intérêt quelconque, de ma-
nière à tromper les plus clairvoyants. Je pense que
cette jeune fille avait en effet perdu connaissance.
— Alors sur quoi portent tes soupçons?
— Comment se trouvait-elle là, au milieu de la
nuit, dans ce quartier lointain, habité seulement
par les pauvres captifs de notre tribu, que le mé-
chant Pharaon emploie à faire des briques, sans
vouloir leur donner la paille pour cuire l'argile
moulée? Quel motif amenait cette Egyptienne
autour de nos misérables cabanes? Pourquoi son
vêtement était-il trempé comme si elle sortait
d'une piscine ou d'un fleuve ?
•.E ROMAN DE LA MOMIE. 22 3
silencie^ ignore comme toi, répondit Ra'hel.
*" — Si c'était une espionne de nos maîtres? dit
la vieille, dont les yeux fauves s'allumèrent d'un
éclair de haine. De grandes choses se préparent;
qui sait si l'éveil n'a pas été donné?
— Comment cette jeune fille malade pourrait-
elle nous nuire ? elle est entre nos mains, faible,
isolée et gisante : nous pouvons d'ailleurs, à la
moindre apparence suspecte, la retenir prison-
nière jusqu'au jour de la délivrance.
— En tout cas, il faut s'en défier; regarde
comme ses mains sont délicates et douces. »
Et la vieille Thamar souleva un des bras de
Tahoser endormie.
« En quoi la finesse de sa peau peut-elle nous
mettre en danger?
— 0 jeunesse imprudente! dit Thamar ; ô jeu-
nesse folle, qui ne sait rien voir, et qui marche
dans la vie pleine de confiance, sans croire aux
embûches, à la ronce cachée sous l'herbe, au
chari on couvert de cendre, et qui caresserait vo-
lontiers la vipère, prétendant que cen'est qu'une
couleuvre! Comprends donc, Ra'hel, et dessille
tes yeux. Cette femme n'appartient pas à la classe
iont elle semble faire partie ; son pouce ne s'est
pas aplati sur le fil du fuseau! et cette petite
Î24 LE ROMAN DE LA MOMIE.
main, adoucie par les pâtes et les aromates, n'a
jamais travaillé; cette misère est un déguise-
ment. »
Les paroles de Thamar parurent faire impres-
sion sur Ra'hel ; elle examina Tahoser avec plus
d'attention.
La lampe versait sur elle ses rayons tremblo-
tants, et les formes pures de la fille du prêtre se
dessinaient à la jaune clarté dans l'abandon du
sommeil. Le bras que Thamar avait soulevé re-
posait encore sur le manteau de laine rayée,
rendu plus blanc par le contraste de l'étoffe som-
bre ; au poignet s'arrondissait le bracelet en bois
de santal, parure grossière de la coquetterie pau-
vre, mais si l'ornement était rude et mal ciselé,
la chair, en eCTet, semblait avoir été pétrie dans
le bain parfumé de la richesse. Ra'hel vit alors
combien Tahoser était belle; mais cette décou-
verte ne fit naître aucun mauvais sentiment
dans son cœur. Cette beauté l'attendrit au lieu
de l'irriver comme Thamar. Elle ne put croire
que cette perfection cachât une âme abjecte et
perfide, et en cela sa jeune candeur jugeait
mieux que l'antique expérience de sa sui-
vante.
Le jour parut enfin, et la fièvre de Tahoser
LE ROMAN DE LA MOMIE. 2?J
s'accrut; elle eut quelques instants de délire
suivis de longues somnolences.
« Si elle allait mourir ici, disait Thamar, on
nous accuserait de l'avoir tuée.
— Elle ne mourra pas, répondait Ra'hcl en
approchant Jss lèvres de la jeune malade que
la soif brûlait une coupe d'eau pure.
— J'irais de nuit jeter le corps au Nil, conti-
nuait l'obstinée Thamar, et les crocodiles se
chargeraient de le faire disparaître. »
La journée se passa; la nuit vint, et, à l'heure
accoutumée, Poëri, ayant fait le signal convenu,
parut comme la veille sur le seuil de la cabane.
Ra'hel vint au-devant de lui le doigt sur la bou-
che, lui faisant signe de garder le silence et de
baisser la voix, car Tahoser donnait.
Poëri, que Ra'hel prit par la main pour le
conduire au lit où reposait Tahoser, reconnut
aussitôt la fausse Hora, dont la disparition le
préoccupait surtout depuis la visite de Timopht,
qui la cherchait au nom de son maître.
Un vif étonnemcnt se peignit sur ses traits
lorsqu'il se releva, après s'être penché sur le lit
pour bien s'assurer que là gisait réellement la
jeune fille qu'il avait accueillie, car il ne pouvait
concevoir comment elle se trouvait en cet endroit.
926 LE ROMAN DE LA MOMIE.
Cette surprise alla au cœur de Ra'hel : elle se
plaça devant Poëri pour lire de plus près la vé-
rité dans ses yeux, lui mit les mains sur les
épaules, et, le pénétrant du regard, lui dit d'une
voix sèche et brève, contrastant avec sa parole
douce d'ordinaire comme un roucoulement de
tourterelle :
« Tu la connais donc ? »
La figure de Thamar s'était contractée en une
grimace de satisfaction ; elle était fière de sa
perspicacité, et presque contente devoir ses soup-
çons à l'endroit de l'étrangère en partie réalisés.
« Oui, » répondit simplement Poëri.
Les yeux de charbon de la servante pétillèrent
de curiosité maligne.
La figure de Ra'hel reprit son expression de
sécurité; elle ne doutait plus de son amant.
Poëri lui raconta qu'une jeune fille, se donnant
le nom d'Hora, s'était présentée chez lui en sup-
pliante, qu'il l'avait accueillie comme on doit le
faire de tout hôte ; que, le lendemain, elle man-
quait parmi les servantes, et qu'il ne pouvait
s'expliquer comment elle se retrouvait là; il
ajouta aussi que des émissaires de Pharaon cher-
chaient partout Tahoser, la fille du grand prêtre
Pétamounoph, disparue de son palais.
LE Roman de la momie. 227
«Tu vois bien que j'avais raison, maîtresse,
dit Thamar d'un ton de triomphe; Hora et Ta-
hoser sont la même personne.
— Cela est possible, répondit Poëri. Mais il y
a ici plusieurs mystères que ma raison ne s'ex-
plique pas : d'abord, pourquoi Tahoser (si c'est
elle) aurait-elle pris ce déguisement ? et ensuite
par quel prodige rencontré-je ici cette jeune fille
que j'ai laissée hier soir de l'autre côté du Nil, et
qui, certes, ne pouvait savoir où j'allais?
— Elle t'a suivi sans doute, dit Ra'hel.
— Il n'y avait, j'en suis sûr, à cette heure,
d'autre barque sur le fleuve que la mienne.
— C'est donc pour cela que ses cheveux ruisse-
laient et que sa robe était trempée ; elle aura
traversé le Nil à la nage.
— En effet, il m'a semblé un instant entre-
voir dans l'obscurité une tête humaine au-dessus
de l'eau.
— C'était elle, la pauvre enfant, dit Ra'hel,
son évanouissement et sa fatigue le prouvent;
car, après ton départ, je l'ai relevée étendue sans
conjaissance en dehors de cette cabane.
— Les choses doivent en effet s'être passées
de la sorte, dit le jeune homme. Je vois bien les
actions, mais je n'en comprends pas les motifs.
tî8 LE ROMAN DE LA MOMIE.
— Je vais te les expliquer, dit en souriant
Ra'hel, quoique je ne sois qu'une pauvre igno-
rante et qu'on te compare pour la science à ces
prêtres d'Egypte qui étudientuuit et jour au fond
de sanctuaires chamarrés d'hiéroglyphes mys-
térieux, dont eux seuls pénètrent les sens pro-
fonds ; mais quelquefois les hommes, si occupés
de l'astronomie, de la musique et des nombres,
ne devinent pas ce qui se passe dans le cœur des
jeunes filles. Ils voient au ciel une étoile loin-
taine et ne remarquent pas un amour tout près
d'eux : Hora, ou plutôt Tahoser, car c'est elle,
a pris ce déguisement pour s'introduire dans ta
maison, pour vivre près de toi ; jalouse, elle s'est
glissée dans l'ombre derrière tes pas ; au risque
d'être dévorée par les crocodiles du fleuve, elle
a traversé le Nil; arrivée ici, elle nous a épiés
par quelque fente de la muraille et n'a pu sup-
porter le spectacle de notre bonheur. Elle t'aime
parce que tu es très-beau, très-fort et très-doux;
mais cela m'est bien égal, puisque tu ne l'aimes
pas. As-tu compris, maintenant ? »
Une légère rougeur monta aux joues de Poëri;
il craignait que Ra'hel ne fui irritée et ne pariât
ainsi pour lui tendre un piège ; mais le regard
de Ra'hel, lumineux et pur, ne trahissait aucune
LE ROMAN DE LA MOMIE. 2Î9
arrière-pensée. Elle n'en voulait pas à Tahoser
d'aimer celui qu'elle aimait elle-même.
A travers les fantômes de ses rêves, Tahoser
aperçut Poëri debout auprès d'elle. Une joie ex-
tatique se peignit sur sa figure, et, se soulevant
à demi, elle saisit la main pendante du jeune
liomme pour la porter à ses lèvres.
c( Ses lèvres brûlent, dit Poëri en retirant sa
main.
— D'amour autant que de fièvre, fit Ra'hel ;
mais elle est vraiment malade; si Thamar allait
chercher Mosché ? il est plus savant que les sa-
ges et les devins de Pharaon, dont il imite tous
les prodiges ; il connaît la vertu des plantes et
sait en composer, des breuvages qui ressucite-
raient les morts ; il guérira Tahoser, car je ne
suis pas assez cruelle pour vouloir qu'elle perde
la vie. »
Thamar partit en rechignant, et bientôt elle
revint suivie d'un vieillard de haute stature,
dont l'aspect majestueux commandait le respect :
une immense barbe blanche descendait à flots
sur sa poitrine, et de chaque côté dt son front
deux protubérances énormes accrochaient et re-
tenaient la lumière ; on eût dit deux cornes ou
deux rayons. Sous ses épais sourcils ses yeux
20
«3 0 LE ROMAN DE LA MOMIE.
brillaient comme des flammes. Il avait l'air,
malgré ses habits simples, d'un prophète ou
d'un dieu.
Mis au fait par Poëri, il s'assit près de la cou-
che de Tahoser, et dit en étendant les mains sur
elle : « Au nom de celui qui peut tout et près
de qui les autres dieux ne sont que des idoles et
des démons, quoique tu n'appartiennes pas à la
race élue du Seigneur, jeune fille, sois guérie ! »
Ail
Le grand vieillard se retira d'un pas lent et
solennel, laissant comme une lueur après lui.
Tahoser, surprise de se sentir abandonnée su-
bitement par le mal, promenait ses yeux autour
de la chambre, et bientôt, se drapant de l'étoffe
dont la jeune Israélite l'avait couverte, elle glissa
ses pieds à terre et s'assit au bord du lit : la fa-
tigue et la fièvre avaient complètement disparu.
Elle était fraîche comme après un long repos,
et sa beauté rayonnait dans toute sa pureté.
Chassant de ses petites mains les masses tressées
de sa coiffure derrière ses oreilles, elle dégagea
sa figure illuminée d'amour, comme si elle
eût voulu que Poëri pût y lire. Mais, voyant
qu'il restait immobile près de Ra'hel, sans l'en-
courager d'un signe ou d'un regard, elle se leva
len^.ment, s'avança vers la jeune Israélite et
lui jeta éperdument les bras aulour du col.
»32 LE ROMAN DE LA MO-MIE.
Elle resta ainsi, la tête cachée dans le sein de
Ra'hel, lui naouillant en silence la poitrine de
larmes tièdes.
Quelquefois un sanglot qu'elle ne pouvait ré»
primer la faisait convulsivement tressaillir, et la
secouait sur le cœur d" ^a rivale; cet abandon
entier, cette désolation franche, touchèrent
Ra'hel, Tahoser s'avouait vaincue, et implorait
sa pitié par des supplications muettes, faisan!
appel aux générosités de la femme.
Ra'hel, émue, l'embrassa et lui dit : « Sèche
tes pleurs et ne te désole pas de la sorte. Tu ai-
mes Poëri ; eh bien ! aime-le : je ne serai pas
jalouse. Yacoub, un patriarche de notre race,
eut deux femmes : l'une s'appelait Ra'hel comme
moi, et l'autre Lia; Yacoub préférait Ra'hel, et
cependant Lia, qui n'avait pas ta beauté, vécut
heureuse près de lui. »
Tahoser s'agenouilla aux pieds de Ra'hel
et lui baisa la maiu; Ra'hel la releva et lui
entoura amicalement le corps d'un de ses
bras.
C'était un groupe charmant que celui formé
par ces deux femmes de races différentes dont
elles résumaient la beauté. Tahoser, élégante,
gracieuse et fine comme une enfant grandie trop
LE ROMAN DE LA MOMIE. 233
vite; Ra'lie], éclatante, forte et superbe dans sa
maturité précoce.
« Tahoser, dit Poëri, car c'est là ton nom, je
pense, Tahoser, fille du grand prêtre Pétamou-
noph.... »
La jeune fille fit un signe d'acquiescement.
« Comment se fait-il que toi qui ^is à Thèbes
dans un riche palais, entourée d'esclaves, el
que les plus beaux parmi les Égyptiens désirent,
tu aies choisi, pour l'aimer, le fils d'une race ré-
duite en esclavage, un étranger qui ne partage
pas ta croyance, et dont une si grande distance
te sépare ? »
Ra'hel et Tahoser sourirent, et la fille du grand
prêtre répondit : ^
« C'est précisément pour cela.
— Quoique je sois en faveur auprès de Pha-
raon, intendant du domaine, et portant des cor-
nes dorées dans les fêtes de l'agriculture, je ne
puis m'élever à toi ; aux yeux des Egyptiens, je
ne suis qu'un esclave, et tu appartiens à la caste
sacerdotale la plus haute, la plus vénérée. Si tu
m'aimes, et je n'en puis douter, il faut descendre
de ton rang....
— Ne m'étais-je pas déjà faite ta servante?
Hora n'avait rien gardé de Tahoser, pas même
ta 4 LE ROMAN DE LA MOMIE.
les colliers d'émaux et les calasiris de gaze
transparente; aussi tu m'as trouvée laide.
— Il faut renoncer à ton pays et me suivre aux
régions inconnues à travers le désert, où le soleil
brûle, où le vent de feu souffle, où le sable mo-
bile mêle et confond les chemins, où pas un
arbre ne pousse, où ne sourd aucune fontaine,
parmi les vallées d'égarement et de perdition,
semées d'os blanchis pour jalons de route.
— J'irai, dit tranquillement Tahoser.
— Ce n'est pas assez, continua Poëri : tes
dieux ne sont pas les miens, tes dieux d'airain»
de basalte et de granit que façonna la main de
l'homme, monstrueuses idoles à tète d'épervier,
de singe, d'ibis, de vache, de chacal, de lion, qui
prennent des masques de béte comme s'ils
étaient gênés par la face humaine où brille le
reflet de Jéhovah. Il est dit : a Tu n'adoreras ni
« la pierre, ni le bois, ni le métal. » Au fond de
ces temples énormes cimentés avec le sang des
races opprimées, ricanent hideusement accrou-
pis d'impurs démons qui usurpent les libations,
les off^randes et les sacrifices : un seul Dieu, in-
fini, éternel, sans forme, sans couleur, suffit à
remplir l'immensité des cieux que vous peuplez
d'une multitude de Zantômes. Notre Dieu nous
LE ROMAN DE LA MOMIE. 2 55
t créés, et c'est vous qui créez vos dieux. »
Quelque éprise que Tahoser fût de Poëri, ces
paroles produisirent sur elle un étrange effet, et
elle se recula épouvantée. Fille d'un grand prê-
tre, elle était habituée à vénérer ces dieux que le
jeune Hcbreu blasphémait avec tant d'audace;
elle avait offert sur leurs autels des bouquets de
lotus et brûlé des parfums devant leurs images
impassibles : étonnée et ravie, elle s'était pro-
menée à travers leurs temples bariolés d'écla-
tantes peintures. Elle avait vu son père accom-
plir les rites mystérieux, elle avait suivi les
collèges de prêtres qui portaient la bari symbo-
lique par les propylées énormes et les intermi-
nables dromos de sphinx, admiré non^ sans
terreur les psychostasis où l'âme tremblante
comparaît devant Osiris armé du fouet et du pé-
dum, et contemplé d'un œil rêveur les fresques
représentant les figures emblématiques voya-
geant vers les régions occidentales : elle ne
pouvait renoncer ainsi à ses croyances.
Elle se tut quelques minutes, hésitant entre la
religion et l'amour; l'amour l'emporta, et elle
dit:
« Tu m'expliqueras ton Dieu, et je tâcherai de
le comprendre.
->?;
VS6 LE ROMAN DE LA MOilia.
— C'est bien, dit Poëri, ta seras ma femme;
en attendant, reste ici, car le Pharaon, sans
doute amoureux de toi, te fait chercher par ses
émissaires; il ne te découvrira pas sous cet hum-
ble toit, ut dans quelques jours nous serons hors
de sa puissance. Mais la nuit s'avance, il faut que
je p'irte.
Poëri s'éloigna, et les deux jeunes femmes,
couchées l'une près de l'autre sur le petit lit, s'en-
dermirent bientôt, se tenant par la main comme
deux sœurs.
Thamar, qui pendant la scène précédente s'é-
tait tenue blottie dans un coin de la chambre,
comme une chauve-souris accrochée à un angle
par les ongles de ses membranes, marmottant
des paroles entrecoupées et contractant les rides
de son front bas, déplia ses membres anguleux,
se dressa sur ses pieds, et, se penchant vers le
lit, écouta la respiration des deux dormeuses.
Lorsqu'à la régularité de leur souffle elle fut
convaincue que leur sommeil était profond, elle
se dirigea du côté de la porte, suspendant ses pas
avec des précautions infinies.
Arrivée dehors, elle s'élança d'un pas rapide
dans la direction du Nil, secouant les chiens qui
se suspendaient par les dents au bords de sa tu-
LE BOMAN DE LA MOMIE. 2 37
nique, ou les traînant quelques pas dans la pous-
sière jusqu'à ce qu'ils lâchassent prise* d'autres
fois elle les regardait avec des yeux si flarboyants
qu'ils reculaient en poussant des abois plantifs
et la laissaient passer.
Elle eut bientôt franchi les espaces dangereux
e* déserts qu'habitent la nuit les membres de
l'association des voleurs, et pénétra dans les
quartiers opulents de Thèbes ; trois ou quatre
rues^ bordées de hauts édifices dont les ombres
se projetaient par grands angles, la conduisirent
à l'enceinte du palais qui était le but de sa
course.
Il s'agissait d'y entrer, et la chose n'était pas
facile à cette heure de nuit pour une vieille ser-
vante israélite, les pieds blancs de poussière et
vêtue de haillons douteux.
Elle se présenta au pylône principal, devant
lequel veillent accroupis cinquante criosphinx
rangés sur deux lignes , comme des monstres
prêts à broyer entre leurs mâchoires de gra-
nit les imprudents qui voudraient forcer le
passage.
Les sentinelles l'arrêtèrent et la frappèrent
rudement du bois de leurs javelines, puis ils lui
demandèrent ce qu'elle voulait.
s 38 LE ROMAN DE LA MOMiE.
«Je veux voir Pharaon, lépoudit la vieille en
se frottant le dos.
— Très-bien.... c'est cela.... déranger, pour
*îètte sorcière, Pharaon, favori de Phré, pré-
féré d'Ammon-Ra, conculcateur des peuples ! »
firent les soldats en se tenant les côtes de
rire.
Thamar répéta opiniâtrement : a Je veux voir
Pharaon tout de suite.
— Le moment est bien choisi ! Pharaon a
tué tantôt à coups de sceptre trois messagers ;
il se tient sur sa terrasse, immobile et sinistre
comme Typhon, dieu du mal, » dit un soldat
daignant descendre à quelque explication.
La servante de Ra'hel essaya de forcer la
consigne ; les javelines lui tombèrent en ca-
dence sur la tète comme des marteaux de l'en-
clume.
Elle se mit à pousser des cris d'orfraie plumée
vive.
Au tumulte, un oëris accourut; les soldats
cessèrent de battre Thamar.
« Que prétend cette femme, dit l'oëris, et
pourquoi la frappez-vous de la sorte ?
— Je veux voir Pharaon! s'écria Thamar se
traînant aux genoux de l'officier.
LE ROMAN DE LA MOMIE. 2 39
— Impossible, répondit l'oëris, quand même,
au lieu d'être une misérable, tu serais un des
plus hauts personnages du royaume.
— Je sais où est Tahoser, lui chuchota la
vieille, )) accentuant chaque syllabe.
L'oëris, à ces mots, prit Thamar par la main,
lui fit franchir le premier pylône, et la conduisit,
à travers l'allée de colonnes et la salle hypostyle,
dans la seconde cour, où s'élève le sanctuaire de
granit, précédé de deux colonnes à chapiteau de
lotus ; là, appelant Timopht, il lui remit Tha-
mar.
Timopht conduisit la servante sur la ter-
rasse où se tenait Pharaon, morne et silen-
cieux.
« Ne lui parle que hors de portée de son scep-
tre, » recommanda Timopht à l'Israélite.
Dès qu'elle aperçut le roi dans l'ombre,
Thamar se laissa tomber la face contre les
dalles à côté des corps qu'on n'avait point re-
levés, et bientôt, se redressant, elle dit d'une voix
assurée ;
c( 0 Pharaon ! ne me tue pas, j'apporte une
bonne nouvelle.
— Parle sans crainte, répondit le roi, dont la
fureur était calmée.
Î4 0 LE ROMAN DE LA MOMiE.
— Cette Tahoser, que tes messagers ont cher-
chée aux quatre points du vent, je connais sa re*
traite. »
Au nom de Tahoser, Pharaon se leva tout d'une
pièce et fit quelques pas vers Thamar toujours
agenouillée.
c( Si tu dis vrai, tu peux prendre dans rues
chambres de granit tout ce que tu seras capable
de soulever d'or et de choses précieuses.
— Je te la livrerai, sois tranquille , » dit la
vieille avec un rire strident.
Quel motif avait poussé Thamar à dénoncer
au Pharaon la retraite où se cachait la fille du
prêtre? Elle voulait empocher une union qui lui
déplaisait; elle avait pour la race d'Egypte une
haine aveugle, farouche, irraisonnée, presque
bestiale, et l'idée de briser le cœur de Tahoser lui
souriait ; une fois aux mains ûe Pharaon, la rivale
de Ra'hel ne pouvait plus s'échapper; les murs de
granit du palais sauraient garder leur proie.
« Où est-elle? dit Pharaon ; désigne l'endroit,
je veux la voir sur-le-champ.
— Majesté, moi seule peux te guider; je con-
nais les détours de ces quartiers immonde^^ où
le plus humble de tes serviteurs dédaignerait de
mettre le pied. Tahoser est là, dans une cabaue
LE ROMA^ DE LA MOMIE. 241
de terre mêlée de paille, que rien ne distingue
des huttes qui l'avoisinent, parmi les tas de bri-
ques que les Hébreux moulent pour toi, hors des
habitions régulières de la ville.
— Bien, je me fie à toi ; Timopht, fais attçler
un char.
Timopht disparut.
Bientôt l'on entendit rouler les roues sur les
dalles de la cour et piétiner les chevaux que les
écuyers attachaient au joug.
Pharaon descendit, suivi de Thamar.
Il s'élança sur le char, prit les rênes, et, comme
Thamar hésitait : a. Allons, monte, » dit-il ; il
clappa de la langue , et les chevaux partirent.
Les échos, réveillés, répétèrent le bruit des roues,
qui retentirent comme un tonnerre sourd, au
milieu du silence nocturne, par les salles vastes
et profondes.
Cette vieille hideuse, s'accrochant de ses doigts
osseux au rebord du char, à côté de ce Pharaon
de stature colossale et semblable à un dieu, for-
mait un étrange spectacle qui, heureusement,
n'avait pour témoin que les étoiles scintillant dans
le bleu noir du ciel ; placée ainsi, elle ressemblait
à un de ces mauvais génies à conflguration mo.is-
trueuse qui accompagnent les âmes coupables
Î4î LE ROMAN DE LA MOMIE.
aux enfer.c. Les passions rapprochent ceux qui ue
devraient jamais se rencontrer.
a Est-ce par ici? dit le Pharaon à la servante,
au bout d'une rue qui se bifurquait.
— Oui, )) répondit Thamar en étendant sa
main sèche dans la bonne direction.
Les chevaux, excités par le fouet, se précipi-
taient en avant, et le char sautait sur les pierres
avec un bruit d'airain.
Pendant ce temps , Tahoser dormait près
de Ra'hel ; un rêve bizarre hantait son som-
meil.
Il lui semblait être dans un temple d'une gran-
deur immense; d'énormes colonnes d'une hau-
teur prodigieuse soutenaient un plafond bleu
constellé d'étoiles comme le ciel; d'innombrables
lignes d'hiéroglyphes montaient et descendaient
le long des murailles , entre les panneaux de
fresques symboliques bariolés de couleurs lumi-
neuseS' 7ous les dieux de l'Egypte s'étaient donné
rendez-vous dans ce sanctuaire universel, non pas
en effigies d'airain, de basalte ou de porphyre,
mais sous les formes vivantes. Au premier rang
étaient assis les dieux super-célestes, Knef, Bouto,
Phta, Pan-Mendès, Hathor, Phré, Isis ; ensuite
venaient douze dieux célestes, six dieux mâles :
LE ROMAN DE LA MOMIE. 24 S
Rempha, Pi-zéous, Ertosi, Pi-Hermès, Imuthès ;
et six dieux femelles : la Lune, l'Éther, le Feu,
l'Air, l'Eau, la Terre. Derrière eux fourmillaient,
foule indistincte et vague, les trois cent soixante-
cinq Décans ou démons familiers de chaque jour.
Ensuite apparaissaient les divinités terrestres; le
second Osiris, Haroéri, Typhon, la deuxième ïsis,
Nepthys, Anubis à la tête de chien, Thoth, Busiris,
Biibastis, le grand Sérapis. Au delà, dans l'ombre,
s'ébauchaient les idoles à formes animales :
bœufs, crocodiles, ibis, hippopotames. Au milieu
du temple, dans son cartonnage ouvert, gisait le
grand prêtre Pétamounoph, qui, la face démail-
lotée, regardait d'un air ironique cette assemblée
étrange et monstrueuse. Il était mort, mais il vi-
vait et parlait, comme cela arrive souvent en
rêve, et il disait à sa fille : « Interroge-les, et
demande-leur s'ils sont des dieux. »
Et Tahoser allait posant à chacun la question,
et tous répondaient; Nous ne sommes que des
nombres, des lois, des forces, des attributs, des
effluves et des pensées de Dieu ; mais aucun de
nous n'est le vrai Dieu. »
Et Poëri paraissait sur le seuil du temple et,
prenant Tahoser par la main, la conduisait vers
une lumière si vive, qu'auprès le soleil eût paru
lU LE ROMAN DE LA MOMIE.
noir, et au milieu de laquelle scintillaient dans
un triangle des mots inconnus.
Cependant le char de Pharaon volait à travers
les obstacles, et les essieux rayaient les murs aux
passages étroits.
«Modère tes che\aux, dit Thamarau Pharaon;
le fracas des roues dans cette solitude et ce silence
pourrait donner l'éveil à la fugitive, et elle t'é-
chapperait encore. »
Pharaon, trouvant le conseiljudicieux, ralentit,
malgré son impatience, l'allure impétueuse de
son attelage.
« C'est là, dit Thamar, j'ai laissé la porte ou-
verte; entre, et je g.irderai les chevaux. »
Le roi descendit du char, et, baissant la tête,
pénétra dans la cabane.
La lampe brûlait encore et versait ï^a clarté
mourante sur le groupe deï> deux jeunes filles en-
dormies.
Pharaon prit Tahoser dans ses bras robustes et
se dirigea vers la porte de la hutte.
Quand la fille du prêtre s'éveilla et qu'elle vit
flamboyer près de son visage la face étincelante
du Pharaon, elle crut d'abord que c'était une fan-
tasmagorie de son rêve transformé ; mais l'a.r de
Ja nuit qui la vint frapper au visage lui rendit
LE ROMAN DE LA MOMIE. S 45
bientôt le seiitinient de la réalité. Folle d'épou-
vante, elle vou.ut crier, appeler au secours : sa
voix ne put jaillir de son gosier. Qui d'aille'jrs lui
eût porté aide contre Pharaon?
D'un bond, le roi sauta sur son char, passa les
rênes autour de ses rehis, et serrant sur son cœur
Tahoser demi-morte, il lança ses coursiers au
galop vers la palais du Nord.
Thamar se glissa comme un reptile dans la ca-
bane, s'accroupit à sa place accoutumée et con-
templa avec un regard presque aussi tendre que
celui d'une mère sa chère Ra'hel, qui dormait
toujours.
XIII
Le courant d'air frais que produisait le mouve-
ment rapide du char fît bientôt revenirTatioser à
la vie. Pressée et comme écrasée contre la poitrine
d i Pliaraon par deux bras de granit, elle avait à
peine Ja place d'un battement pour son cœur et
sur sa gorge pantelante s'imprimaient les durs
colliers d'émaux. Les chevaux, auxquels le roi ren-
dait les rênes en se pendant vers le bord du char,
se précipitaient avec furie; les roues tourbillon-
naient, les plaques d'airain sonnaient, les essieux
enflammés fumaient. Tahoser, effarée, voyait va-
guement, comme à travers un rêve, s'envoler à
droite et à gauche des formes confuses de cons-
tructions, de masses d'arbres, de palais, de tem-
ples, de pylônes, d'obélisques, de colosses rendus
fantastiques et tuaibles par la nuit. Quelles pen-
sées pouvaient traverser son esprit pendant cette
course effrénée ? Elle n'avait pas plus d'idées que
LE ROMAN DE LA MOMIE. «47
la colombe palpitante aux serres du faucon qui
l'emporte dans son aire ; une terreur muette la
stupéfiait, glaçait son sang, suspendait ses facultés.
Ses membres flottaient inertes, sa volonté était
dénouée comme ses muscles, et, si les bras du
Pharaon ne l'eussent retenue, elle aurait glissé et
se serait ployée au fond du char comme une étoffe
qu'on abandonne. Deux fois elle crut sentir sur
sa joue un soufle ardent et deux lèvres de flamme,
elle n'essaya pas de détourner la tête; l'épouvante
chez elle avait tué la pudeur. A un heurt violent
du char contre une pierre, un obscur instinct de
conservation lui fit crisper les mains sur l'épaule
du roi et se serrer contre lui, puis elle s'aban-
donna de nouveau et pesa de tout son poidc, bien
léger, sur ce cercle de chair qui la meurtrissait.
L'attelage s'engagea dans un dromos de sphinx
au bout duquel s'élevait un gigantesque pylône
couronné d'tine corniche où le globe embléma-
tique déployait son envergure; la nuit, déjà moins
opaque, permit à la fille du prêtre de reconnaître
le palais du roi. Alorsledésespoir s'empara d'elle;
elle se débattit, elle essaya de se débarrasser de
l'étreinte qui l'enlaçait, elle appuya ses mains
frêles sur la dure poitrine du Pharaon, raidissant
les bras, se renversant sur le bord du char. Ef-
Î48 LE ROMAN t)E LA MOMIE.
forts inutiles, lutte insensée ! son ravisseur sou-
riant la ramenait d'une pression irrésistible et
lente contre son cœur, comme s'il eût voulu l'y
incruster; elle se mit à crier, un baiser lui ferma
la bouche.
Cependant les chevaux arrivèrent en trois on
quatre bonds devant le pylône qu'ils traversèrent
au galop, joyeux de rentrer à l'étable, et le char
roula dans une immense cour.
Les serviteurs accoururent et se jetèrent à la
tête des chevaux, dont les mors blanchissaient d'é-
cume.
Tahoser promena autour d'elle ses regards ef-
frayés; de hauts murs de briques formaient une
vaste enceinte carrée où se dressait, au levant, un
palais, au couchant, un temple entre deux vastes
pièces d'eau, piscines des crocodiles sacrés. Les
premiers rayons du soleil, dont le disque émer-
geait déjà derrière la chaîne arabique, jetaient
une lueur rose sur le sommet des constructions,
dont le reste baignait encore dans une ombre
bleuâtre. Aucun espoir de fuite; l'architecture,
quoiqu'elle n'eût rien de sinistre, présentait un
caractère de force inéluctable, de volonté sans
réplique, de persistance éternelle;un cataclysme
cosmique seul eût pu ouvrir une issue dans ces
LE ROMAN DE LA MOMIE. 2 49
murailles épaisses, à travers ces entassements de
grès dur. Pour faire tomber ces pylônes composés
de quartiers de montagnes, il eût fallu que la pla-
nète s'agitât sur ses bases; l'incendie même n'eût
fait que lécher de sa langue ces blocs indestruc-
tibles.
La pauvre Tahoser n'avait pas à sa disposition
ces moyens violents, et force lui fut de se laisser
emporter comme une enfantpar le Pharaon, sauté
à bas de son char.
Quatre hautes colonnes à chapiteaux de palmes
formaient les propylées du palais où le roi péné-
tra, tenant toujours sur sa poitrine la fille de Pé-
tamounoph. Quand il eut dépassé la porte, il posa
délicatement son fardeau à terre, et, voyant Taho-
ser chanceler, il lui dit :
a Rassure-toi; tu règnes sur Pharaon, et Pha-
raon règne sur le monde. »
C'était la première parole qu'il lui adressait.
Si l'amour se décidait d'après la raison, certes,
Tahoser eût dû préférer Pharaon à Poëri. Le roi
était doué d'une beauté surhumaine : ses traits
grands, purs, réguliers, semblaient l'ouvrage du
ciseau, et l'on n'eût pu y reprendre la moindre
imperfection. L'habitude du pouvoir avait mis
dans ses yeux cette lumière pénétrante qui faic r»^
«50 LE BOMAN DE LA MOMIE.
connaître entre tous les divinités et les rois. Ses lè-
vres, dont un mot eût changé la face du monde et
le sort aes peuples, étaient d'un ronge pourpre
comme du sang frais sur la lame d'un glaive, et,
quand il souriait, avaient cette grâce des choses
terribles, à laquelle rien ne résiste. Sa taille
haute, bien proportionnée, majestueuse, offrait la
noblesse de lignes qu'on admire dans les statues
des temples ; et quand il apparaissait solennel et
radieux, couvert d'or, d'émaux et de pierres pré-
cieuses, au milieu de la vapeur bleuâtre desams-
chirs il ne semblait pas faire partie de cette frêle
race qui , génération par génération , tombe
comme les feuilles et va s'étendre, engluée de bi-
tume, dans les ténébreuses profondeurs des sy-
ringes.
Ou clait auprès de ce demi-dieu le chétif Poëri?
et pourtant Tahoser l'aimait. Les sages ont, de-
puis longtemps, renoncé à expliquer le cœur des
femmes ; ils possèdent l'astronomie, l'astrologie,
l'arithmétique; ils connaissent le thème natal de
l'univers, et peuvent dire le domicile des planètes
au moment même de la création du monde, ils
sont sûrs qu'alors la lune était dans le signe du
Cancer, le soîeil dans le Lion, Mercure dans la
Vierge, Vénus dans la Balance, Mars dans le
LE ROMAN DE LA MOMIE. 2 51
Scorpion, Jupiter dans le Sagittaire, Saturne dans
le Capricorne ; ils tracent sur le papyrus ou le
granit le cours de l'océan céleste qui va d'orient
en occident , ils ont compté les étoiles semées sur
la robe bleue de la déesse Neith, et font voyager
le soleil à l'hémisphère supérieur et à l'hémi-
sphère inférieur, avec les douze baris diurnes et
les douze baris nocturnes, sous la conduite du
pilote hiéracocéphale et de Neb-Wa, la Dame de
la barque ; ils savent qu'à la dernière moitié du
mois de Tôbi, Orion influe sur l'oreille gauche
et Sirius sur le cœur ; mais ils ignorent entière-
ment pourquoi une femme préfère un homme à
un autre, un misérable Israélite à un Pharaon
illustre.
Après avoir traversé plusieurs salles avec Taho-
ser, qu'il guidait par la main, le roi s'assit sur
un siège en forme de trône, dans une chambre
splendidement décorée.
Au plafond bleu scintillaient dos étoiles d'or,
et contre les piliers qui supportaient la corniche
s'adossaient des statues de rois coiffés du pschent,
les jambes engagées dans le bloc et les bras croi-
sés sur la poitrine, dont les yeux bordés de lignes
noires regardaient dans la chambre avec une in-
tensité effrayante.
152 LE HOMAS DE LA MOMIIS.
Entre chaque pilier brûlait une lampe posée
sur un socle, et les panneaux des murailles re-
présentaient une sorte de défilé ethnographique.
On y voyait figurées avec leurs physionomies spé-
ciales et leurs costumes particuliers les nations
des quatre pai lies du monde.
En tête de la série, guidée par Horus, le pas-
teur des peuples, marchait l'homme par excel-
lence, l'Égyptien, le Rot-en-ne-rôme, à la phy-
sionomie douce, au nez légèrement aquilin, à la
chevelure nattée, à la peau d'un rouge sombre,
que faisait ressortir un pagne blanc. Ensuite ve-
nait le nègre ou Nahasi, avec sa peau noire, ses
lèvres bouffies , ses pommettes saillantes , ses
cheveux crépus ; puis l'Asiatique ou Namou, à
couleur de chair tirant sur le jaune, à nez foiic-
ment aquilin, à barbe noire ei fournie, aiguisée
en pointe, vêtu d'une jupe bariolée, frangée de
houppes; puis l'Européen ou Tamhou, le plus
sauvage de tous, différant des autres par son teint
blanc, ses yeux bleus, sa barbe et sa chevelure
rousses, une peau de bœuf non préparée jetée
sur l'épaule, des tatouages aux bras et aux
jambes.
Des scènes ie guerre et de triomphe remplis-
saient les autres panneaux , et des inscrip-
LE ROMAN DE LA MOMIE. a$t
tîons hiéroglyphiques en expliquaient le sens.
Au milieu de la chambre, sur une table que
supportaient des captifs liés par les coudes, sculp-
tés si habilement qu'ils paraissaient vivre et souf-
frir, s'épanouissait une énorme gerbe de fleurs
dont les émanations suaves parfumaient l'atmo-
sphère.
Ainsi, dans cette chambre magnifique qu'en-
touraient les effigies de ses aïeux, tout racontait
et chantait la gloire du Pharaon. Les nations du
monde marchaient derrière l'Egypte et reconnais-
saient sa suprématie,etluicommandaitàrÉgypte;
cependant la fille de Pétamounoph, loin d'être
éblouie de cette splendeur, pensait au pavillon
champêtre de Poëri, et surtout à la misérable
hutte de boue et de paille du quartier des Hé-
breux, où elle avait laissé Ra'hel endormie,
Ra'hel maintenant l'heureuse et seule épouse du
jeune Hébreu.
Pharaon tenait le bout des doigts de Tahos'îr
debout dcv-'^nt lui, et il fixait sur elle ses yeux de
faucon, dont jamais les paupières ne palpitaient ;
la jeune fille n'avait pour vêtement que la drape-
rie substituée par Ra'hel à sa robe mouillée pen-
dant la traversée du Nil ; mais sa beauté n'y per-
dait rien elle était là demi-nue, retenant d'une
Si
184 LE ROMAN DE LA MOMI^.
main la grossière étoffe qui glissait, et tout le
haut de son corps charmant apparaissait dans sa
blancheur dorée. Quand elle était parés, on pou-»
vait regretter la place qu'occupaient ses gorgerins,
se«? bracelets et ses ceintures en or ou en pierres
de couleur; mais, à la voir privée ainsi de tout
ornement, l'admiration se rassasiait ou plutôt
s'exaltait.
Certes, beaucoup de femmes très-belles étaient
entrées dans le gynécée de Pharaon ; mais aucune
n'était comparable à Tahoser, et les prunelles dn
roi dardaient des flammes si vives qu'elle fut obli-
gée de baisser les yeux, n'en pouvant supporter
l'éclat.
En son cœur Tahoser était orgueilleuse d'avoir
excité l'amour de Pharaon : car quelle est la
femme, si parfaite qu'elle soit, qui n'ait pas de
vanité ? Pourtant elle eût préféré suivre au désert
le jeune Hébreu. Le roi l'épouvantait, elle se sen-
tait éblouie des splendeurs de sa face, et ses jaM>
bes se dérobaient sous elle. Pharaon, qui vit sou
trouble, la fit asseoir à ses pieds sur un coussin
rouge brodé et orné de houppes.
« 0 Tahoser, dit-il en la baisant sur les che-
veux, je t'aime. Quand je t'ai vue du haut de mon
palanquin de triomphe porté au-dessas du front
LE ROMAN DE LA MOiMIE. 855
des hommes par les oëris, un sentiment inconnu
est entré dans mon âme. Moi, que les désirs pré-
iennent, j*ai désiré quelque chose ; j'ai compris
que je n'étais pas tout. Jusque-là j'avais vécu soli-
taii e dans ma toute-puissance, au fond de mes gi-
gantesques palais, entouré d'omhres souriantes
qui se disaient des femmes et ne produisaient pas
plus d'impression sur moi que les figures peintes
des fresques. J'écoutais au loin bruire et se plain-
dre vaguement les nations sur la tête desquelles
j'essuyais mes sandales ou quej'enlevais par leurs
chevelures, comme me représentent les bas-reliefs
symboliques des pylônes, et, dans ma poitrine
froide et compa^'-e comme celle d'un dieu de ba-
salte, je n'entendais pas le battement de mon cœur.
Il me semblait qu'il n'y eût pas sur terre un être pa-
reil à moi et qui pût m'émouvoir ; en vain de mes
expéditions chez les nations étrangères je ramenais
des vierges choisies et des femmes célèbres dans
leur pays à cause de leur beauté : je les jetais là
comme des fleurs, après les avoir respirées un in-
stant. Aucune ne me faisait naître l'idée de la
revoir. Présentes, je les regardais à peine; ab-
sentes, je les avais aussitôt oubliées. Twea, Taia,
Amensé, Hont-Reché, que j'ai gardées par le dé-
goût d'en chercher d'autres aui m'eussent le len-
156 LE ROMAN DE LA MOMIE.
demain été aussi indifférentes que celles-là n'ont
jamais été entre mes bras que des fantômes vains,
que des formes parfumées et gracieuses, que des
êtres d'une autre race, auxquels ma nature ne
pouvait s'associer, pas plus que le léopard ne peut
s*unir a la gazelle, l'habitant des airs à l'habitant
des eaux ; et je pensais que, placé par les dieux
en dehors et au-dessus des mortels, je ne devais
partager ni leurs douleurs ni leurs joies. Un im-
mense ennui, pareil à celui qu'éprouvent sans
doute les momies qui, emmaillottées de bande-
lettes, attendent dans leurs cercueils, au fond des
hypogées, que leur âme ait accompli le cercle
des migrations, s'était emparé de moi sur mon
trône, où souvent je restais les mains sur mes
genoux comme un colosse de granit, songeant
à l'impossible, à l'infuii, à l'éternel. Bien des
fois j'ai pensé à lever le voile d'ïsis, au risque de
tomber foudroyé aux pieds de la déesse. « Peut-
être, y> me disais-je, « cette figure mystérieuse
« est-elle la figure que je rêve, celle qui doit
a m'inspirer de l'amour. Si la terre me refuse
a le bonheur, j'escaladerai le ciel....)) Mais je t'ai
aperçue ,* j'ai éprouvé un sentiment bizarre et
nx-uveau ; j'ai compris qu'il existait en duliors
de moi un être nécessaire, impérieux, .♦atal,
LE ROMAN DE LA MOMIE. 257
dont je ne saurais me passer, et qui avait If,
pouvoir de me rendre malheureux. J'étais un
roi, presque un dieu ; ô Tahoser ! tu as fait de
moi un homme ! »
Jamais peut-être Pharaon n'avait prononcé un
si long discours. Habituellement un mot, un
este, un clignement d'œil, lui suffisaient pour
manifester sa volonté, aussitôt devinée par mille
regards atlcntifs, inquiets. L'exécution suivait sa
pensée comme l'éclair suit la foudre. Pour Ta-
hoser, il semblait avoir renoncé à sa majesté gra-
nitique; il parlait, il s'expliquait comme un mor-
tel.
Tahoser était en proie à un trouble singulier.
Quoiqu'elle fût sensible à l'honneur d'avoir ins-
piré de l'amour au préféré de Phré, au favori
d'Amon-Ra, au conculcateur des peuples, à l'ê-
tre effrayant, solennel et superbe, vers qui elle
osait à peine lever les yeux, elle n'éprouvait pour
lui aucune sympathie, et l'idée de lui appartenir
lui inspirait une épouvante répulsive. A ce Pha-
raon qui avait enlevé son corps, elle ne pouvait
donner son âme restée avec Poëri et Ra'hel, et,
comme le roi paraissait attendre une réponse,
elle dit :
a Comment se fait-il ô roi, que, parmi toutes
ti.
2 58 LE ROMAN DE LA MOMIE
les filles d'Egypte, tou regard soit tombé sur moi,
que tant d'autres surpassent en beauté, en talents
et en dons de toutes sortes? Comment, au milieu
des touffes de lotus blancs, bleus et roses, à la
corolle ouverte, âu parfum sua\e, as-lu choisi
rhumble brin d'herbe que rien ne distingue?
— Je l'ignore ; mais sache que toi seule existes
au monde pour moi, et que je ferai les filles de
roi tes servantes.
— Et si je ne t'a mais pas? dit timidement
Tahoser.
— Que m'importe? si je t'aime, répondit Pha-
raon; est-ce que les plus belles femmes de l'uni-
vers ne se sont pas couchées en travers de mon
seuil, pleurant et gémissant, s'égratignant les
joues, se meurtrissant le sein, s'arrachantles che-
veux, et ne sont pas mortes implorant un regard
d'amour qui n'est pas descendu? La passion
d'une autre n'a jamais fait palpiter ce cœur d'ai-
rain dans celte poitrine marmoréenne; résiste-
moi, hais-moi, tu n'en seras que plus charmante;
pour la première fois, ma volonté rencontrera un
obstacle, et je saurai le vaincre.
— Et si j'en aimais un autre ? » continua Taho-
ser enhardie.
A cette supposition, les sourcils de Pharaon se
LE ROMAN DE LA MOMIE. i59
contractèrent; il mordit violemment sa lèvre in-
férieure, où ses dents laissèrent des marques
blanches, et il serra jusqu'à lui faire mal les
doigts de la jeune fille qu'il tenait toujours ; puis
il se r.alt la et dit d'une voix lente et profonde :
c( Quand tu auras vécu dans ce palais, au mi-
lieu de ces splendeurs, entourée de l'atmosphèffe
de mon amour, tu oublieras tout, comme oublie
celui qui mange le népenthès. Ta vie passée te
semblera un rêve ; tes sentiments antérieurs s'é-
vaporeront comme l'encens sur le charbon de
l'amschir ; la femme aim ée d'un roi ne se sou-
vient plus des hommes. Va, viens, accoutume-
toi aux magnificences pharaoniques, puise à
même mes trésors, fais couler l'or à flots, amon-
celle les pierreries, commande, fais, -défais,
abaisse, élève, sois ma maîtresse, ma femme et
ma reine. Je te donne l'Egypte avec ses piètres,
ses armées, ses laboureurs, son peuple innom-
brable, ses palais, ses temples, ses villes ; fripe-la
comme un morceau de gaze ; je t'aurai d'autres
royaumes, plus grands, plus beaux, plus riches.
Si le monde ne te suffit pas, je conquerrai des
planètes, je détrônerai des dieux. Tu es celle que
j'aime. Tahoser» la fille de Pétamounoph, n'existe
plus. »
XIV
Quand Ra'hel s'é\eilla, elle fut surprise de ne
pas trouver Tahoser à côté d'elle, et promena ses
regards autour de la chambre, croyant que l'É-
g^^ptienne s'était déjà levée. Accroupie dans un
coin, Thamar, les bras croisés sur les genoux,
la tête posée sur ses bras, oreiller osseux, dor-
mait ou plutôt faisait semblant de dormir : car,
à travers les mèches grises de sa chevelure en dé-
sordre qui ruisselaient jusqu'à terre, on eût pu
entrevoir ses prunelles fauves comme celles d'un
hibou, phosphorescentes de joie maligne et de
méchanceté satisfaite.
« Thamar, s'écria Ra'hel, qu'est devenue Ta-
hoser ? »
La vieille, comme si elle se fût éveillée en sur-
saut à la voix de sa maîtresse, déplia lentement
ses membres d'araignée, se dressa sur ses pieds,
frotta à plusieurs reprises ses paupières bistrées
LE ROMAN DE LA MOMIE. 261
avec le dos de sa main jaune plus sèche que celle
d'une momie, et dit d'un air d'étonnement très-
bien joué :
u Est-ce qu'elle n'est plus là?
— Non, répondit Ra'hel, et, si je ne voyais
encore sa place creusée sur le lit à côté de la
mienne^ et pendue à cette cheville la robe qu'elle
a quittée, je croirais que les bizarres événements
de cette nuit n'étaient que les illusions d'un
rêve. »
Quoiqu'elle sût parfaitement à quoi s'en tenir
sur la disparition de Tahoser, Thamar souleva
un bout de draperie tendu à l'angle de la cham-
bre, comme si l'Egyptienne eût pu se cacher der-
rière ; elle ouvrit la porte de la cabane, et, de-
bout sur le seuil, explora minutieusement du
regard les environs, puis, se retournani vers
l'intérieur, elle fit à sa maîtresse un signe né-
gatif.
« C'est étrange, dit Ra'hel pensive.
' — Maîtresse, dit la vieille en se rapprochant
de la belle Israélite avec des façons doucereuses
et câlines, tu sais que cette étrangère m'avait
déplu.
— Tout le monde te déplaît, Thamar, répondit
Ra'hel en souriant.
«es LE ROMAN DE LA MOMIE.
— Excepté toi, maîtresse, dit la vieille en por-
tant à ses lèvres la main de la jeune femme.
— Ohî je le sais, tu m'es dévouée.
— Je n'ai jamais eu d'enfants, et parfois je me
figure que je suis ta mère.
— Bonne Thamar ! dit Ra'hel attendrie.
— Avais-je tort, continua Thamar, de trouver
son apparition étrange? sa disparition l'explique.
Elle se disait Tahoser, fille de Pétamounoph; ce
n'était qu'un démon ayant pris cette forme pour
séduire et tenter un enfant d'Israël. As-tu vu
comme elle s'est troublée lorsque Poëri a parlé
contre les idoles de pierre, de bois et de métal ;
et comme elle a eu de la peine à prononcer
ces paroles : ce Je tâcherai de croire à toit Dieu. »
On eût dit que h mot lui brûlait les lèvres comme
un charbon.
— Ses larmes qui tombaient sur mon cœur
étaient bien de vraies larmes, des larmes de
femme, dit Ra'hel.
— Les crocodiles pleurent quand ils veulent,
et les hyènes rient pour attirer leur proie, con-
tinua la vieille : les mauvais esprits qui rôdent la
nuit parmi les pierres et les ruines savent bien
des ruses et jouent tous les rôles.
— Ainsi, selon toi, cette pauvre Talioser
LE ROMAN DE LA MOilIE. 263
n'était qu'un fantôme animé par l'enfer ?
— Assurément, répondit Thamar : est-il vrai-
• semblable que la fille du grand prêtre Péta-
mounoph se soit éprise de Poëri, et l'ait préféré
à Pharaon, qu'on prétend amoureux d'elle ? »
Ra'hel, qui ne mettait personne au monde au'
dessus de Poëri, ne trouvait pas la chose si in-
vraisemblable.
« Si elle l'aimait autant qu'elle le disait, pour-
quoi s'est-elle sauvée lorsque, avec ton consen-
tement, il l'admettait comme seconde épouse ?
C'est la condition de renoncer aux faux dieux et
d'adorer Jéhovah, qui a mis en fuite ce diable
déguisé.
— En tout cas, dit Ra'hel, ce démon avait la
voix bien douce et les yeux bien tendres. »
Au fond Ra'hel n'était peut-être pas très-
mécontente de la disparition de Tahoser. Elle
gardait tout entier le cœur dont elle avait bien
voulu céder la moitié, et la gloire du sacrifice lui
restait.
Sous prétexte d'aller aux provisions, Thamar
BOi tit et se dirigea vers le palais du roi, dont sa
cupidité n'avait pas oublié la promesse ; elle s'é-
tait munie d'un grand sac de toile grise pour le
remplir d'or.
9S4 LE ROMAN DE LA MOMIE.
Quand elle se présenta à la porte du palais, lea
soldats ne la battirent plus comme la première
fois ; elle avait déjà du crédit, etToëris de garde
la fit entrer tout de suite. Timotph la conduisit
au Pharaon.
Lorsqu'il aperçut l'immonde vieille qui ram-
pait vers son trône comme un insecte à moitié
écrasé, le roi se souvint de sa promesse et donna
ordre qu'on ouvrît une des chambres de granit à
la Juive, et qu'on l'y laissât prendre autant d'or
qu'elle en pourait porter.
Timopht, en qui Pharaon avait confiance et
qui connaissait le secret de la serrure, ouvrit la
porte de pierre.
L'immense tas d'or étincela sous un rayon de
soleil; mais l'éclair du métal ne fut pas plus bril-
lant que le regard de la vieille; ses prunelles jau-
nirent et scintillèrent étrangement. Après quel-
ques minutes de contemplation éblouie, elle
releva les manches de sa tunique rapiécée, mit à
nu ses bras secs dont les muscles saillaien \ comme
des cordes, et que plissaient à la saignée d'innom-
brables rides; puis elle ouvrit et referma ses
doigts recourbés, pareils à des serres de griffon,
et se lança sur l'amas de sicles d'or avec une avi
dite farouche et bestiale.
LE ROMAN DE LA MOMIE. 191
Elle se plongeait dans les lingots jusqu'aux
épaules, les brassait, les agitait, les roulait, les
faisait sauter ; ses lèvres tremblaient, ses narines
se dilataient, et sur son échine convulsire cou-
raient des frissons nerveux. Enivrée, folle, secouée
de trépidations et de rires spasmodiques, elle
jetait des poignées d'or dans son sac en disant :
« Encore ! encore ! encore ! » tant qu'il fut bientôt
plein jusqu'à l'ouverture. Timopht, que le spec-
tacle amusait, la laissait faire, n'imaginant pas
que ce spectre décharné pût remuer ce poids
énorme ; mais Thamar lia d'une corde le sommet
de son sac et, à la grande surprise de l'Egyptien,
le chargea sur son dos. L'avarice prêtait à cette
carcasse délabrée des forces inconnues : tous
les muscles, tous les nerfs, toutes les fibres des
bras, du cou, des épaules , tendus à rompre,
soutenaient une masse de métal qui eût fait plier
le plus robuste porteur de la race Nahasi; le
front penché comme celui d'un bœuf quand le soc
de la charrue a recontré une pierre, Thamar, dont
les jambes titubaient, sortit du palais, se heurtant
aux murs, marchant presque à quatre pattes, car
souvent elle envoyait ses mains à terre pour ne pas
être écrafée sous le poids; mais enfin elle sortit,
et la charge d'or lui appartenait légitimement.
13
«66 LE KOMAN DE LA MUMIE.
Haletante, épuisée, couverte de sueur, le de
meurtri, les doigts coupés, elle s'assit à la porte
du palais sur son bienheureux sac, et jamais siège
ne lui parut plus moelleux.
Au bout de quelque temps elle aperçut deux
Israélites qui passaient avec une civière, reve-
nant de porter quelque fardeau ; elle les appela,
et, en leur promettant une bonne récompense,
elle les détermina à se charger du sac et à la
suivre.
Les deux Israélites, que Thamar précédait, s'en-
gagèrent dans les rues de Thèbes, arrivèrent aux
terrains vagues, mamelonnés de cahutes en boue,
et déposèrent le sac dans Tune d'elles. Thamar
leur donna, quoique en rechignant,la récompense
promise.
Cependant Tahoser avait été installée dans un
appartement splendide, un appartement royal,
aussi beau que celui de Pharaon. D'élégantes
colonnes à chapitaux de lotus soutenaient le pla-
fond étoile, qu'encadrait une corjiiche à palmettes
bleues peintes sur un vernis d'or ; des panneauy
lilas tendre, avec des filets verts terminés par des
boutons de Oeurs, dessinaient leurs symétries sur
les murailles. Une fine natte recouvrait les dalles ;
des canapés incrustés de 'plaquettes de métal
LE ROMAN DE LA MOMIE. 2 67
alternant avec des émaux, et garnis d'étolfes à
fond noir semé de cercles rouges; des fauteuils à
pieds de lion, dont le coussin débordait sur le
dossier ; des escabeaux formés de cols de cygne
enlacés, des piles de carreaux en cuir pourpre et
gonflés de barbe de chardon, des sièges où l'on
pouvait s'asseoir deux, des tables de bois précieux
que soutenaient des statues de captifs asiatiques,
composaient l'ameublement.
Sur des socles richement sculptés posaient de
grands vases et de larges cratères d'or, d'un prix
inestimable, dont le travail l'emportait sur la ma-
tière. L'un d'eax,effîlé à la base, était soutenu par
deux têtes de chevaux s'encapuchonnant sous
leur harnais à frange. Deux tiges de lotus jretom-
bantavec grâce par-dessus deux rosaces formaient
les anses : des ibex hérissaient le couvercle de
leurs oreilles et de leurs cornes, et sur la panse
couraient, parmi des hampes de papyrus, des
gazelles poursuivies.
Un autre, non moins curieux^ avait pour cou-
vercle une tête monstrueuse de Typhon, coiffée
de palmes et grimaçant entre deux vipères ; ses
flancs étaient ornés de feuilles et de zones denti-
culées.
L'un des cratères, qu'élevaient en l'air deux
f6s
LE ROMAN DE LA MOMTE.
ôonnages mitres, vêtus de robes à larges bor-
"(iures, qui d'une main soutenaient l'anse, et,
de l'autre, le pied, étonnait par sa dimension
énorme, par la valeur et le Gni de ses orne-
ments.
L'autre, plus simple et plus pur de forme peut-
être, s'évasait gracieusement, et des chacals, po-
sant leurs pattes sur son bord comme pour y
boire, lui dessinaient des anses avec leur corps
svelte et souple.
Des miroirs de métal entouré de figures diffor-
mes^ comme pour donner à la beauté qui s'y
regardait le plaisir du contraste, des coffres en bois
de cèdre ou de sycomore ornementés et peints
des coffrets en terre émaillée, desbuires d'albâtre,
d'onyx et de verre, des boîtes d'aromates, témoi-
gnaient de la magnificence de Pharaon à l'en-
droit de Tahoser.
Avec les choses précieuses que contenait
cette chambre, on eût pu payer la rançon d'un
royaume.
Assise sur un siège d'ivoire, Tahoser regardait
les étoffes et les bijoux que lui montraient de
jeunes filles nues éparpillant les richesses conte-
nues dans les coffres.
Tahoser sortait du bain, et les huiles aromati-
LE ROMAN DE LA MOMIE. 2 69
ques dont on l'avait frottée assouplissaient en-
core la pulpe moelleuse et fine de sa peau. Sa
chair prenait des transparences d'agate et la lu-
mière semblait la traverser; elle était d'une
beauté surhumaine, et, quand elle fixa sur le
métal bruni du miroir ses yeux avivés d'anti-
moine, elle ne put s'empêcher de sourire à son
image.
Une large robe de gaze enveloppait son beau
corps sans le cacher, et pour tout ornement elle
portait un collier composé de cœurs en lapis-
lazuli, surmontés de croix et suspendus à un fil
de perles d'or.
Pharaon parut sur le seuil de la salle ; une vi-
père d'or ceignait son épaisse chevelure, et une
calasiris, dont les plis ramenés par devant for-
maient la pointe, lui entourait le corps de la
ceinture aux genoux. Un seul gorgerin cerclait
son cou aux muscles invaincus.
En apercevant le roi, Tahoser voulut se lever
de son siège et se prosterner ; mais Pharaon vint
à elle, la releva et la fit asseoir.
a Ne t'humilie pas ainsi, Tahoser, lui dit-il
d'une voix douce ; je veux que tu sois mon égale :
il m'ennuie d'être seul dans l'univers; quoique
je sois tout-puissant et que je t'aie en ma posses-
27 0 LE ROMAN DE LA MOMIE.
sien, j'attendrai que tu m'aimes comme si je
n étais qu'un homme. Écarte toute crainte; sois
une femme avec ses ^olontés, ses sympathies, ses
antipathies, ses caprices ; je n'en ai jamais vu ;
mais si ton cœur parle enfin pour moi, pour que
je le sache, tends-moi^ 4aand j'entrerai dans ta
chambre, la fleur de lotus de ta coiflure. »
Quoi qu'il fît pour l'empêcher, Tahoser se pré-
cipita aux genoux du Pharaon et laissa tomber
une larme sur ses pieds nus.
« Pourquoi mon âme est-elle à Poëri? » se
disait-elle en reprenant sa place sur son siège
d'ivoire.
Timopht, mettant une main à terre et l'autre
sur sa tête, pénétra dans la chambre :
« Roi, dit-il, un personnage mystérieux de-
mande à te parler. Sa barbe immense descend
jusqu'à son ventre ; des cornes luisantes bossel-
lent son front dénudé, et ses yeux brillent comme
des flammes. Une puissance inconnue le précède,
car tous les gardes s'écartent et toutes les portes
s'ouvrent devant lui. Ce qu'il dit, il faut le faire,
et je suis venu à toi au milieu de tes plaisirs,
dût la mort punir mon audace.
— Comment s'appelle-t-il? » dit le vù'i.
Timopht répondit : « Mosché. »
XV
Le roi passa dans une autre salle pour recevoir
Mosché, et s'assit sur un trône dont les. bras
étaient formés par des lions ; il entoura son cou
d'un large pectoral, saisit son sceptre et prit une
pause de superbe. indifférence.
Mosché parut : un autre Hébreu, nommé Aha-
ron, l'accompagnait. Quelque auguste que fût le
Pharaon sur son trône d'or, entouré de ses oëris
et de ses flabellifères, dans cette haute salle aux
colonnes énormes, sur ce fond de peinture repré-
sentant les hauts faits de ses aïeux ou les siens,
Mosché n'était pas moins imposant : la majesté
de l'âge équivalait chez lui à la majesté royale ;
quoiqu'il eût quatre-vingts ans, ii semblait
d'une vigueur toute virile, et rien en lui ne tra-
hissait les décadences de la sénilité. Les rides de
son front et de ses joues, pareilles à des traces de
ciseau sur du granit, le rendaient vénérable, saiiS
t7 2 LE ROMAN DE LA MOMIE.
accuser la date des années ; son cou brun et plisse
se rattachait à ses fortes épaules par des muscles
décharnés, mais puissants encore, et un lacis de
veines drues oB tordait sur ses mains que n'agi-
tait pas le tremblement habituel aux vieillards.
Une âme plus énergique que l'âme humaine
vivifiait son corps, et sur sa face brillait, même
dans l'ombre, une lueur singulière. On eût dit le
reflet d'un soleil invisible.
Sans se prosterner, comme c'était l'habitude
lorsqu'on approchait du roi, Moselle s'avança
vers le trône de Pharaon et lui dit :
a Ainsi a parlé l'Éternel, le Dieu d'Israël :
c( Laisse aller mon peuple, pour qu'il me célèbre
a une solennité au désert. »
Pharaon répondit : o Qui est l'Eternel dont je
dois écouler la voi.v pour laisser partir Israël? Je
ne connais pas l'Éternel, et je ne laisserai pas
partir Israël. »
Sans se laisser intimider par les paroles du roi,
le grand vieillard répéta avec netteté, car l'an-
cien bégayement dont il était affligé avait dis-
paru :
tt Le Dieu des Hébreux s'est manifesté à nous.
Nous voulons donc aller à une distance de trois
jours dans le désert et y sacriiier à l'Éternel,
LE ROMAN DE LA MOMlË. ili
notre Dieu, de peur qu'il ne nous frappe de la
peste ou du glaive. »
Aliaron confirma par un signe de tête la de-
mande de Mosché.
« Pourquoi détournez-vous le peuple de ses oc-
cupations? répondit le Pharaon. Allez à vos tra-
vaux. Heureusement pour vous que je suis au-
jourd'hui d'humeurclémente, car j'aurais pu vous
faire battre de verges, couper le nez et les oreil-
les, jeter tout vifs aux crocodiles. Sachez, je veux
bien vous le dire, qu'il n'y a d'autre dieu qu'Am-
mon-Ra, l'être suprême et primordial, à la fois
mâle et femelle, son propre père et sa propre
mère, dont il est aussi le mari ; de lui découlent
tous les autres dieux qui relient le ciel à la terre,
et ne sont que des formes de ces deux principes
constituants ; les sages le connaissent, et les prê-
tres qui ont longtemps étudié les mystères dans
les collèges et au fond des temples consacrés à ses
représentations diverses. N'alléguez donc pas un
autre dieu de votre invention pour émouvoir les
Hébreux à la révolte et les empêcher d'accomplir
la tâ'^he imposée. Votre prétexte de sacrifice est
transparent : vous voulez fuir; retirez-vous de
devant ma face et continuez à moulci l'argile
pour mes édifices royaux et sacerdotaux, pour
27* LE ROMA^ DE LA MUMIE.
mes pyramides, mes palais et mes muraillet.
Allez ; j'ai dit. ))
Moschc, voyant qu'il ne pouvait émouvoir le
cœur du Pharaon, et que, s'il insisiait, il excite-
rait sa colère, se retira en silence, suivi d'Aharon
consterné.
(( J'ai obéi aux ordres de TEternel, dit Mosché
à son compagnon lorsqu'il eut franchi le pylône :
mais Pharaon est resté insensible comme si
j'eusse parlé à ces hommes de granit assis sur des
trônes à la porte des palais, ou à ces idoles à tête
de chien, de singe ou d'épervier, qu'encensent les
prêtres au fond des sanctuaires Qu'allons-nous
répondre au peuple quand il no». 3 interrogera sur
le succès de notre mission? »
Pharaon, craignant que les Hébreux n'eus-
sent l'idée de secouer le joug d'après les sugges-
tions de Mosché, les fit travailler plus rudement
encore et leur refusa la paille pour mêler à leurs
briques. Aussi les enfants d'Israël se répandirent-
ils par toute l'Egypte, arrachant le chaume et
maudissant les exacteur?, car ils se trouvaient
très-malheureux et ils disaient que les conseils
de Mosché avaient redoublé leur misère.
Un jour Mosché et Aharon reparurent au pa-
lais et sommèrent encore une fois le roi de lais-
LE ROMAN DE LA MOMIE. 275
ser partil les Hébreux, pour aller sacrifier à
l'Eternel, dans le désert.
c( Qui me prouve, répondit Pharaon, que
vraiment rÉternel vous envoie vers moi pour me
dire ces choses et que vous n'êtes pas, comme je
Fimagine, de vils imposteurs ? ))
Aharon jeta son bâton devant le roi, et le bois
commença à se tordre, à onduler, à se couvrir
d'écaillés, à remuer la tête et la queue, à se
dresser et à pousser des sifflements horribles.
Le bâton s'était changé en serpent. Il faisait
bruire ses anneaux sur les dalles, gonflait sa
gorge, dardait sa langue fourchue, et, roulant
ses yeux rouges, semblait choisir la victime qu'il
devait piquer.
Les oëris et les serviteurs rangés autour du
trône restaient immobiles et muets d'effroi à la
vue de ce prodige. Les plus braves avaient tiré à
demi leur cpée.
Mais Pharaon ne s'en émut aucunement ; un
sourire dédaigneux voltigea sur ses lèvres, et il
dit :
ce Voilà ce que vous savez faire. Le miracle est
mince et le prestige grossier. Qu'on fasse venir
messages, mes magiciens et mes hiéroglyphites. »
Ils arrivèrent ; c'étaient des personnages d'un
f76 LE ROMAN DE LA MOMIE.
aspect formidable et mystérieux, la tête rasée,
chaussés de souliers de byblos, vêtus de longues
robes de lin, tenant en main des buions gravés
d'hiéroglyphes : ils étaient jaunes et desséchés
comme des momies, à force de veilles, d'études
et d'austérités ; les fatigues des initiations succes-
sives se lisaient sur leurs visages, où les yeux
seuls semblaient vivants.
Ils se rangèrent en ligne devant le trône de
Pharaon, sans faire même attention au serpent
qui frétillait, rampait et sifflait.
<( Pouvez-vous, dit le roi, changer vos cannes
en reptiles comme vient de le faire Aharon?
— 0 roi 1 est-ce pour ce jeu d'enfant, dit le
plus ancien de la bande, que tu nous as fait venir
iu fond des chambres secrètes, où, sous des pla-
fonds constellés, à la lueur des lampes, nous
rêvons, penchés sur des papyrus indéchiffrables,
agenouillés devant des stèles hiérog^-yphiques
aux sens mystérieux et profonds, crochetant les
secrets de la nature, calculant la force des nom-
ires, portant notre main tremblante au bord du
7oile de la grande Isis ? Laisse-nous retourner,
car la vie est courte, et à peine le sage a-t-il le
temps de jeter à l'autre le mot qu'il a saisi ;
"^aisse-nous retourner à nos travaux ; le premier
LE ROMAN DE LA MOMIE. Î77
jongleur, le psylle qui joue son air de flûte sur
les places, suffit à te contenter.
— Ennana, fais ce que je désire, » dit Pha-
raon au chef des hyéroglyphites et des magiciens.
Le vieil Ennana se retourna vers le collège
des sages qui se tenaient debout, immobiles, et
l'esprit déjà replongé dans l'abîme des médi-
tations.
« Jetez vos cannes à terre en prononçant tout
bas le mot magique. »
Les bâtons avec un bruit sec tombèrent ensem-
ble sur les dalles, et les sages reprirent leur pose
perpendiculaire, semblables aux statues adossées
aux piliers des temples; ils ne daignaient même
pas regarder à leurs pieds si le prodige s'accom-
plissait, tellement ils étaient sûrs de la puissance
de leur formule.
Et alors ce fut un étrange et horrible spectacle :
les cannes se tordirent comme des branches de
bois vert sur le feu ; leurs extrémités s*aplatirent
en têtes, s'effilèrent en queues; \&t unes restè-
rent lisses, les autres s'écaillèrent selon l'espèce
du serpent. Cela grouillait, cela rampait, cela
sifflait, cela s'enlaçait et se nouait hideusement.
Il y avait des vipères portant la marque d'un fer
de lance sur leur front écrasé, des cérastes aux
24
Î7 8 LE ROMAN DE LA MOMIE.
protubérances menaçantes, des hydres verdâtres
et visqueuses, des aspics aux crochets mobiles,
des trigonocéphales jaunes, des orvets ou serpents
de verre, des crotales au museau court, à la robe
noirâtre, faisant sonner les osselets de leur
queue ; des amphisbciies marchant en avant et
en arrière ; des boas ouvrant leur large gueule
capable d'engloutir le bœuf Apis ; des serpents
aux yeux entourés de disques comme ceux des
hiboux : le pavé de la salle en était cou-
vert.
Tahoser, qui partageait le trône du Pharaon,
levait ses beaux pieds nus et les ramenait sous
elle, toute pâle d'épouvante.
« Eh bien, dit Pharaon à Mosché, tu vois que
la science de mes hiéroglyphites égale ou sur-
passe la tienne : leurs bâtons ont produit des
serpents comme celui d'Aharon. Invente un au-
tre prodige, si tu veux me convaincre. »
Mosché étendit la main, et le serpent d'Aharon
se précipita vers les vingt-quatre reptiles. La
lutte ne fut pas longue ; il eut bientôt englouti
les affreuses bêtes, créations réelles ou apparen-
tes des sages d'Egypte; puis il reprit sa forme
de bâton.
Ce résultat parut étonner Ennana. Il pencha
LE ROMAN DE LA MOMIE. 279
la tête, réfléchit et dit comme un homme qui se
ravise :
«Je IrouTerai le mot et le signe. J'ai mal in-
terprété le quatrième hiéroglyphe de la cin-
quième ligne perpendiculaire où se trouve la
conjuration des serpents 0 roi! as-tu encore
besoin de nous ? dit tout haut le chef des hiéro-
glyphites. Il me tarde de reprendre la lecture
d'Hermès Trismégiste, qui contient bien d'autres
secrets que ces tours de passepasse.
Pharaon fît signe au vieillard qu'il pouvait
se retirer, et le cortège silencieux rentra dans
les profondeurs du palais.
Le roi revint au gynécée avec Tahoser. La fille
du prêtre, effrayée et toute tremblante encore de
ces prodiges, s'agenouilla devant lui et lui dit :
(( 0 Pharaon, ne crains-tu pas d'irriter par ta
résistance ce dieu inconnu auquel les Israélites
veulent aller sacrifier dans le désert, à trois jours
de distance? Laisse partir Mosché et ses Hébreux
pour accomplir leurs rites, car peut-être l'Eter-
nel, comme ils le nomment, éprouvera la terre
d'Egypte et nous fera mourir.
— Quoi î cette jonglerie de reptiles t'épou-
vante î ré^.ondit Pharaon ; ne vois-tu pas que mes
sages ont produit des serpents avec leurs bâtons?
iBO LE ROMAN DE LA MOMIE.
— Oui, mais celui d'Aharon les a dévorés, et
c'est un mauvais présage.
— Qu'importe? ne suis-je pas le favori de Phré,
le préféré d'Ammon-Ra ? n'ai-je pas sous mes
sandales l'ef.Sgie des peuples vaincus? D'un
souffle je balayerai, quand je voudrai, toute cette
engeance hébraïque, et nous verrons si leur Dieu
saura les protéger!
— Prends garde, Pharaon, dit Tahoser, qui
se souvenait des paroles de Poëri sur la puis-
sance de Jéhovah ; ne laisse pas l'orgueil endur-
cir ton cœur. Ce Mosché et cet Aharon m'épou-
vantent; pour qu'ils affrontent ton courroux, il
faut qu'ils soient soutenus par un dieu bien ter-
rible î
— Si leur Dieu avait tant de puissance, dit
Pharaon répondant à la crainte exprimée par
Tahoser, les laisserait-il ainsi captifs, humiliés
et pliant comme des bêtes de somme sous les
plus durs travaux ? Oublions donc ces vains pro-
diges et vivons en paix. Pense plutôt à l'amour
que j'ai pour toi, ei songe que Pharaon a plus de
pouvoir que l'Éternel, chimérique divinité des
Hébreux.
— Oui, tu es le conculcateur des peuples, 1;
dominateur des trônes, et les hommes sont de-
LE ROMAN DE LA MOMIE. 2 81
vant toi comme les grains de sable que soulève
le vent du sud; je le sais, répliqua Tahoser.
— Et pourtant je ne puis me faire aimer de
toi, dit Pharaon en souriant.
— L'ibex a peur du lion, la colombe redoute
répervier, la prunelle craint le soleil, et je ne te
vois encore qu'à travers les terreurs et les ébloiiis-
sements ; la faiblesse humaine est lon^^ue à se fa-
miliariser avec la majesté royale. Un dieu effraye
toujours une mortelle.
— Tu m'inspires le regret, Tahoser, de n'être
pas le premier venu, un oëris, un monarque,
un prêtre, un agriculteur, ou moins encore.
Mais, puisque je ne saurais faire du roi un
homme, je peux faire de la femme une reine et
nouer la vipère d'or à ton front charmant. La
reine n'aura plus peur du roi.
— Même lorsque tu me fais asseoir près de
loi, sur ton trône, ma pensée reste agenouillée à
tes pieds. Mais tu es si bon, malgré ta beauté sur-
humaine, ton pouvoir sans borne et ton éclat ful-
gurant, que peut-être mon cœur s'enhardira et
osera battre sur le tien. »
C'est ainsi que devisaient Pharaon et Tahoser;
la fille du prêtre ne pouvait oublier Poëri, et cher-
chait à gagner du tciuDS en flattant de quelque
24
»82 LE ROMAN DE LA MOMIE
espoir la passion du roi. S'échapper du palais,
aller retrouver le jeune Hébreu, était chose im-
possible. Poëri, d'ailleurs, acceptait son amour
plutôt qu'il ne le partageait. Ra'hel, malgré sa
générosité, était une dangereuse rivale, et puis la
tendresse de Pharaon touchait la fille du prêtre;
elle eût désiré l'aimer, et peut-être en était-elle
moins loin qu'elle ne le croyait.
XVI
A quelques jours delà, Pharaon côtoyait le Nil,
debout sur son char et suivi de son cortège ; il al-
lait voir quel degré atteignait la crue du fleuve,
lorsqu'au milieu du chemin se dressèrent comme
deux fantômes Aharon et Mosché. Le roi retint
ses chevaux, qui secouaient déjà leur bave sur la
poitrine du grand vieillard immobile.
Mosché, d'une voix lente et solennelle, répéta
son adjuration.
c( Prouve par quelque miracle la puissance de
ton Dieu, répondit le roi, et je t'accorde ta de-
mande. » •
Se tournant vers Aharon, qui le suivait à quel-
ques pas, Mosché dit :
((Prends ton bâton et étends la main sur les
eaux des Égyptiens, sur leurs rivières, leurs fleu-
ves, leurs lacs et leurs rassemblements d'eau;
qu'ils deviennent du sang ; il y aura du sang dans
284 LE ROMAN DE LA MUMIE.
tout le pays d'Egypte, ainsi que dans les vases de
bois et de pierre. »
Aharon brandit sa verge et en frappa l'eau du
tleuve.
La suite de Pbaraon attendait le résultat avec
anxiété. Le roi, qui puifail un cœur d'airain dans
une poitrine de granit, souriait dédaigneusement,
se fiant à la science de ses hiéroglypbites pour
confondre ces magiciens étrangers.
Dèsque lebàtondeTHebreu, ce bâton qui avait
été serpent, frappa le fleuve, les eaux commen-
cèrent à se troubler et à bouillonner, leur couleur
limoneuse s'altéra d'une façon sensible : des tons
rougeâtres s'y mêlèrent, puis toute la masse prit
une sombre couleur de pourpre, et le Nil parut
comme un fleuve de sang roulant des vagues écar-
tâtes et brodant ses rives d'écumes roses. On eut
dit qu'il reflétait un immense incendie ou un ciel
flamboyant d'éclairs ; mais l'atmosphère était
^alme. Thèbes ne brûlait pas, et le bleu immua-
ble s'étendait sur cette nappe rougie que tache-
taient çà et là des ventres blancs de poissons morts.
Les longs crocodiles squammeux, s'aidant de leurs
pattes coudées, émergeaient du fleuve sur la rive,
et les lourds hippopotames, pareils à des blocs de
granit rose recouverts d'une lèpre de mousse
LE ROMAN DE LA MOMIE. 285
noire, s'enfuyaient à travers les roseaux ou le-
vaient au-dessus du fleuve leurs mufles énormes,
ne pouvant plus respirer dans cette eau sanglante.
Les c ^naux, les viviers, les piscines , avaient
pris les mêmes teintes, ai les coupes pleines d'eau
étaient rouges comme les cratères où l'on reçoit
le sang des victimes.
Pharaon ne s'étonna pas de ce prodige, et il dit
aux deux Hébreu x :
« Ce miracle pourrait épouvanter une populace
crédule et ignorante ; mais il n'y a là rien qui me
surprenne. Qu'on fasse venir Ennana et le col-
lège des hiéroglyphites ; ils vont refaire ce tour
de magie. »
Les hiéroglyphites vinrent, leur chef en tête :
Ennana jeta un regard sur le fleuve roulant des
flots empourprés, et il vit de quoi il s'agissait.
u ftemels les choses en l'état primitif, dit-il au
compagnon de Mosché, que je refasse ton enchan-
tement. »
Aharon frappa de nouveau le fleuve, qui reprit
aussitôt sa couleur naturelle.
Ennana fit un signe d'approbation, comme un
savant impartial qui rend justice à l'habileté
d'un confrère. Il trouvait la chose bien faite pour
quelqu'un qui n'avait pas eu, ainsi que luij'avau-
286 LE ROMAN DE LA MOMIE.
tage d'étudier la sagesse dans les chambres mys-
térieuses du Labyrinthe, où quelques rares initiés
peuvent seuls parvenir, tant les épreuves à subir
sont rebutantes.
a A mon tour, dit-il, maintenant. »
Et il étendit sur le Nil sa canne gravée de si-
gnes hiéroglyphiques, en marmottant quelques
mots d'une langue si ancienne qu'elle ne devait
déjà plus être comprise au temps de Ménei, le
premier roi d'Egypte ; ime langue de sphinx, aux
syllabes de granit.
Une immense nappe ronge s'étendit soudai-
nement d'une rive à l'autre, et le Nil recom-
mença à rouler ses ondes sanglantes vers la
mer.
Les vingt- quatre hiéroglyphites saluèrent le roi
comme s'ils allaient se retirer.
« Restez,» dit Pharaon.
Ils reprirent leur contenance impassible.
« N'as-tu pas d'antre preuve à me donner de ta
mission que celle-là ? Mes sages, comme tu vois,
iniilent assez bien tes prestiges. »
Sans paraître découragé des paroles ironiques
du roi, Mosché lui dit :
« Dans sept jours, si tu n'es décidé à laisser
aller les Israélites au désert pour sacrifier à l'Éter-
LE ROMAN DE LA MOMIE. 287
nel selon leurs rites, je reviendrai et je ferai de-
vant toi un autre miracle. »
Au bout de sept jours, Moselle reparut. Il dit à
sou serviteur Aharon les paroles de l'Éternel :
(c Etends ta main avec ton bâton sur les riviè-
res, les fleuves, les étangs, et faib monter les gre-
nouilles sur le pays d'Egypte. »
Aussitôt qu 'Aharon eut fait le geste, du fleuve,
des canaux, des rivières, des marais, surgirent
des millions de grenouilles ; elles couvraient les
champs et les chemins, sautaient sur les marches
des temples et des palais, envahissaient les sanc-
tuaires et les chambres les plus retirées ; et tou-
jours des légions nouvelles succédaient aux pre»
mières apparues : il y en avait dans les maisons,
dans les pétrins, dans les fours, dans les coffres ;
on ne pouvait poser le pied nulle part sans en
écraser une ; mues comme par des ressorts, elles
bondissaient entre les jambes, à droite, à gauche,
en avant, en arrière. A perle de vue, on les voyait
clapoter, sauteler, passer les unes sur les autres :
car déjà la place leur manquait, et leurs rangs
s'épaississaient, s'entassaient, s'empilaient : leurs
innombrables dos verts formaient sur la campa-
gne comme une prairie animée et vivante, où
brillaient, pour fleurs, leurs yeux jaunes. Les
Ï83 LE ROMAN DE LA MOMIE.
animaux, chevaux, ânes, chèvres, effrayés et ré-
voltés, fuyaient à travers champs, mais retrou-
vaient partout cette immonde pullulation.
Pharaon, qui du seuil de son palais contem-
plait cette marée montante de grenouilles d'un
air ennuyé et dégoûté, en écrasait le plus qu'il
pouvait du bout de son sceptre, et repoussait les
autres de son patin recourbé. Peine inutile ! de
nouvelles venues, sorties on ne sait d'où, rempla-
çaient les mortes, plus grouillantes, plus coassan-
tes, plus immondes, plus incommodes, plus
effrontées, faisant saillir l'os de leur échine, fixant
sur lui leurs gros yeux ronds, écarquillant leurs
doigts palmés, ridant la peau blanche de leurs
goitres. Les sales bûtes semblaient douées d'in-
telligence, et leurs bancs étaient plus denses au-
tour du roi que partout ailleurs.
L'inondation fourmillante montait, montait
toujours ; sur les genoux des colosses, sur les cor-
niches des pylônes, sur le dos des sphinx et des
criosphinx, sur l'entablement des temples, sur
les épaules des dieux, sur le pyramidion des obé-
lisques, les hideuses bestioles, le dos gonflé, les
pattes reployées, avaient pris position ; les ibis
qui, d'abord réjouis de cette aubaine inattendue,
les piquaient de leurs lonss becs et les avalaient
LE ROMâN de la momie. 2 89
par centaines, commençant à s'alarmer de cet
envahissement prodigieux, s'envolulent au plus
haut du ciel, avec des claquements de mandi-
bules.
Aharon et Mosché triomphaient; Ennana, con-
voqué, paraissait réfléchir. Le doigt posé sur son
front chauve, les yeux demi-fermés, on eût dit
qu'il cherchait au fond de sa mémoire une for-
mule magique oubliée.
«Pharaon, inquiet, se tourna vers lui.
« Eh bien, Ennana ! A force de rêver, as-tu
perdu la tète? et ce prodige serait-il au-dessus de
ta science ?
— Nullement, ô roi; mais quand on mesure
l'infini, qu'on suppute l'éternité, et qu'on épelle
l'incompréhensible, il peut arriver qu'on n'ait
pas présent à l'esprit le mot baroque qui domine
les reptiles, les fait naître ou les anéantit. Re-
garde bien ! Toute cette vermine va disparaître. »
Le vieil hiéroglyphite agita sa baguitte et dit
tout bas quelques syllabes.
En un instant, les champs, les places, les che-
mins, les quais du fleuve, les rues de la ville, les
cours des palais, les chambres des maisons,
furent nettoyés de leurs hôtes coassant et rendus
à leur état primitif.
»9( LE ROMAN DE LA MOMIE.,
Le roi sourit, fier du pouvoir de ses magiciens.
ce Ce n'e^t pas assez d'avoi» rompu l'enchan-
tement d'Aharon, dit Ennana; je vais le refaire.
Ennana agita sa baguette en sens inverse et
prononça tout bas la formule contraire.
Aussitôt les grenouilles reparurent en pms
grand nombre que jamais, sautillant et coassant ;
en un clin d'oeil la terre en fut couverte ; mais
Aharon étendit son bâton, et le magicien d'E-
gypte ne put dissiper l'invasion provoquée par
ses enchantements. Il eut beau redire les mots
mystérieux, l'incantation avait perdu sa puis-
sance.
Le collège des hiéroglyphites se retira rêveur
et confus, poursuivi par l'immonde fléau. Les
sourcils de Pharaon se contractèrent de fureur;
mais il resta dans son endurcissement, et ne vou-
lut pas obtempérer à la supplication de Mosché.
Son orgueil essaya de lutter jusqu'au bout contre
le Dieu inconnu d'Israël.
Cependant, ne pouvant se débarrasser de ces
horribles hôtes. Pharaon promit à Mosché, s'il
intercédait pour lui près de son Dieu, d'accor-
der aux Hébreux la liberté de sacrifier dans le
désert.
Les grenouilles moururent ou rentrèrent sous
LE ROMAN Du LA MOilIE. 291
les eanx ; mais le cœur de Pharaon s'appesantit,
et, malgré les douces remontrances de l'alioser,
il ne tint pas sa promesse.
Alors ce fut sur l'Egypte un déchaîneiv^ent de
û&vix et de plaies ; une lutte insensée s'établit en-
tre les hiéroglyphites et les deux Hébreux dont
ils répétaient les prodiges. Mosché changea toute
la poussière d'Egypte en insectes, Ennana en fit
autant. Mosché prit deux poignées de suie et les
lança vers le ciel devant le Pharaon ; et aussitôt
une peste rouge, des feux ardents s'attachèrent
à la peau du peuple d'Egypte, respectant les
Hébreux.
« Imile ce prc^ige, s'écria Pharaon hors de
lui, et rouge comme s'il avait eu sur la face le re-
flet d'une fournaise, en s'adressant au chef des
hiéroglyphites.
— A quoi bon ? répondit le viellard d'an ton
découragé ; le doigt de l'Inconnu est dans tout
ceci. Nos vaines formules ne sauraient prévaloir
contre cette force mystérieuse. Soumets-toi, et
laisse-no^s rentrer dans nos retraites pour étudier
ce Dieu nouveau, cet Eternel plus puissant qu'Am-
mon-Ra, qu'Osiris et que Typhon; la science
d'Egypte est vaincue ; l'énigme que garde le
sphinx n'a pas de, mot, et la grande Pyramide ne
Î92 LE ROMAN DE LA MOMTE.
recouvre que le néant, de son énorme mystère. »
Comme Pharaon refusait toujours de laisser
partir les Hébreux, tout le bétail des Égyptiens
fut frappé de mort; les Israélites n'en perdirent
pas une seule tête.
Un vent du sud s'éleva et souffla toute la nuit,
et lorsqu'au matin le jour parut, un immense
nuage roux voilait le ciel d'un bout à l'autre ; à
travers ce brouillard fauve, le soleil luisait rouge
comme un bouclier dans la forge, et semblait
dépouillé de rayons.
Ce nuage différait des autres nuages ; il était
vivant, il bruissait et battait des ailes, et s'abattait
sur la terre non en grosses gouttes de pluie, mais
en bancs de sauterelles roses, jaunes et vertes,
plus nombreuses que les grains de sable au dé-
s Tt libyque ; elles se succédaient par tourbil-
lons, comme la paille que disperse l'orage ; l'air
en était obscurci, épaissi ; elles comblaient les
fossés, les ravines, les cours d'eau, éteignaient
sous leurs masses les feux allumés pour les dé-
truire ; elles se heurtaient aux obstacles et s'y
amoncelaient, puis les débordaient. OuvrL.'t-on
la bouche, on en respirait une ; elles se logaient
dans les plis des vêtements, dans les cheveux,
dans les narines ; leurs épaisses colonnes faisaient
LE ROMAN DE LA MOMIE. S93
rebrousser les chars, renversaient le passant
isolé et le recouvraient bientôt; leur formidable
armée, sautelant et battant de Taile, s'avançait
sur l'Egypte, des Cataractes au Delta, occupant
une hfgeur immense, fauchant l'herbe, rédui-
sant los arbres à l'état de squelettes, dévorant
les plantes jusqu'à la racine, et ne laissant der-
rière elle qu'une terre nue et battue comme une
aire.
A la prière du Pharaon, Mosché fit cesser le
flôau ; un vent d'ouest, d'une violence extrême,
emporta toutes les sauterelles dans la mer des
Algues; mais ce cœur obstiné, plus dur que
l'airain, le porphyre et le basalte, ne se rendit
pas encore.
Une grêle, fléau inconnu à l'Egypte, tomba du
ciel, parmi des éclairs aveuglants et des tonnerres
à rendre sourd, par grêlons énormes, hachant
tout, brisant tout, rasant le blé comme l'eût fait
une faucille; puis, des ténèbres noires, opaques,
effrayantes, ^\i le lampes s'éteignaient comme
dans les profondeurs des syringes privées d'air,
étendirent leurs nuages lourds sur cette terre
d'Egypte si blonde, si lumineuse, si dorée £Ous
son ciel d'azur, dont la nuit est plus claire que le
jour des autres climats. Le peuple, épouvanté, se
Î5.
Î94 LE ROMAK DE LA MOMIE.
croyant déjà enveloppé par l'ombre impénétraole
du sépulcre, errait à tâtons ou s'asseyait le long
des propylées^ poussant des cris plaintifs et dé-
chirant ses habits.
Une nuit, nuit d'épouvante et d'horreur, un
spectre vola sur toute l'Egypte, entrant dans cha-
que maison dont la porte n'était pas marquée de
rouge, et tous les premiers-nés mâles moururent,
le fils de Pharaon comme le fils du plus misé-
rable paraschite ; et le roi, malgré tous ces signes
terribles, ne voulait pas céder.
11 se tenait au fond de son palais, farouche,
silencieux, regardant le corps de son fils étendu
sur le lit funèbre à pieds de chacal, et ne sentant
pas les larmes dont Tahoser lui baignait les
mains.
Moselle se dressa sur le seuil de la chambre
sans que personne l'eût introduit, car tous les
serviteurs s'étaient enfuis de côté et d'autre, et il
répéta sa demande avec une solennité impertur-
bable.
a Allez ! dit enfin Pharaon ; sacrifiez à votre
Dieu comme il vous conviendra. »
Tahoser sauta au cou du roi et lui dit :
« Je t'aime maintenant ; tu es un homme, et
non un dieu de granit. »
XVII
Pharaon n© répondit pas à Tahoser ; il regar-
dait toujours d'un œil sombre le cadavre de son
fils premier-né ; son orgueil indompté se révoltait
même en se soumettant. Dans son cœur, il ne
croyait pas encore à l'Eternel, et il expliquait les
plaies dont l'Egypte avait été frappée par le
pouvoir magique de Mosché et d'Aharon, plus
grand que celui de ses hiéroglypliites. L'idée
de céder exaspérait cette âme violente et fa-
rouche ; mais, quand même il eut voulu retenir
les Israélites, son peuple effrayé ne l'eût pas per-
mis; les Égyptiens ayant peur de mourir, tous
eussent chassé ces étrangers, cause de leurs
ma^ix. Ils s'écartaient d'eux avec une terreur
superstitieuse, et, lorsque le grand Hébreu pas-
sait, suivi d'Aharon, les plus braves s'enfuyaient,
redoutant quelque nouveau prodige, et ils su
disaient ; « La verge de son compagnon va-t-elle
Î9 6 LE ROMAN DE LA MOMIE.
encore se changer en serpent et s'enlacer autour
de nous? »
Tahoser avait-elle donc oublié Poëri en jetant
SCS bras au cou de Pharaon? Nullement; mais elle
sentait sourdre dans cette âme obstinée des pro-
jets de vengeance et d'extermination. Elle crai-
^^nait des massacres où se fussent trouvés envelop-
pés le jeune Hébreu et la douce Ra'hol , une tuerie
.générale qui cette fois eût changé les eaux du Nil
•rn véritabk sang, et elle tâchait de détourner la
^olère du roi par ses caresses et ses douces pa-
roles.
Le cortège funèbre vint prendre le corps du
jeune prince pour l'emporter au quartier des
Memnonia, où il devait subir les préparations de
Tembaumement , qui durent soixante-dix jours,
i'haraon le vit partir d'un air morne, et il dit,
comme agile d'un pressentiment mélancolique:
«Voici que je n'ai plus de fils, ô Tahoser; si
je meurs, tu seras reine d'Egypte.
— Pourquoi parles-tu de mort? dit la fille du
[>rêtre; les années succéderont aux années sans
laisser trace de leur passage sur ton corps ro-
buste, et autour de toi les générations tomberont
comme les feuilles autour d'un arbre qui reste
debout.
LE ROMAN DE LA MOMxE. 2 y 7
— Moi, l'invincible, n'ai-je pas été vaincu? ré-
pondit Pharaon. A quoi sert que les bas-relic(s
des temples et des palais me représentent armé
du fouet et du sceptre, poussant mon char de
guerre sur les cadavres, enlevant par leurs cheve-
lures les nations soumises, si je suis obligé de
céder aux sorcelleries de deux magiciens étran-
gers, si les dieux, auxquels j'ai élevé tant de
temples immenses bâtis pour l'éternité, ne me
défendent pas contre le Dieu inconnu- de cette
race obscure? Le prestige de ma puissance est
à jamais détruit. Mes hiéroglyphites réduits au
silence m'abandonnent ; mou peuple murmure ;
je ne suis plus qu'un vain simulacre : j'ai voulu,
et je n'ai pas pu. Tu avais bien raison de le dire
tout à l'heure, Tahoser ; me voilà descendu au
niveau des hommes. Mais puisque tu m'aimes
maintenant, je tâcherai d'oublier, et je t'épou-
serai quand seront terminées les cérémonies
funèbres. »
Craignant de voirie Pharaon revenir sur sa pa-
role, les Hébreux se préparaient au départ, et
bientôt leurs cohortes s'ébranlèrent, conduites
par une colonne de fumée pendant le jour, de
Uainme pendant la nuit. Elles s'enfoncèrent dans
les solitudes sablonneuses entre le Nil et la
19S LE ROMA!^ DE LA MOMIE.
mer des Al^es, évitant les peuplades qui eussent
pu s'opposer à leur passage.
Les tribus l'une après Taulre défilèrent devant
la statue de cuivre fabriquée par les magi*
ciens, et qui a le pouvoir d'arrêter les esclaves
en fuite. Mais cette fois le charme, infaillible
depuis des siècles, n'opéra pas : l'Eternel l'avai*
r uni pu
L'immense multitude s'avançait lenlemont,
couvrant l'espace avec ses troupeaux, ses bêtes de
somme chargées des richesses empruntées aux
Egyptiens, traînant l'énorme bagage d'un peuple
qui se déplace tout d'un coup : l'œil humain ne
pouvait atteindre ni la tète ni la queue de la co-
lonne se perdant aux deux horizons sous un
brouillard de poussière.
Si quelqu'un se fût assis sur le bord de la route
pour attendre la fin du défilé, il aurait vu le soleil
se lever et se coucher plus d'une fois : il en pas-
sait, il en passait toujours
Le sacrifice à rÉternel n'était qu'un vain pré-
texte ; Israël quittait à jamais la terre d'Egypte,
et la momie d'Yousouf, dans son cerceuil peint et
doré, s'en allait sur les épaules des porteurs qui
se relayaient.
Aussi Pharaon entra dans une grande fureur.
LE ROMAN DE LA MOMIE. Î09
et il résolut de poursuivre les Hébreux qui s'en-
fuyaient. Il tit atteler six cents chars de guerre,
convoqua ses commandants, serra autour do son
corps sa lai'ge ceinture en peau de crocodile, rem-
plit les deux carquois et son char de flèches et
de javelines, arma son poignet du bracelet d'ai-
rain qui amortit le vibrement de la corde, et se
mit en route, entraînant à sa suite tout un peuple
de soldats.
Furieux et terrible, il pressait ses chevaux â
outrance, et derrière lui les six cents chars re-
tentissaient avec des bruits d'airain, comme des
tonnerres terrestres. Les fantassins hâtaient le
pas, et ne pouvaient suivre cette course impé-
tueuse, s
Souvent Pharaon était obligé de s'arrêter pour
attendre le reste de son armée. Pendant ces sta-
tions, il frappait du poing le rebord du char, pié-
tinait d'impatience et grinçait des dents. Il se
penchait vers l'horizon, cherchant à deviner
derrière le sable soulevé par le vent les tribus
fuyardes des Hébreux, et pensant avec rage que
chaque heure augmentait l'intervalle qui les sé-
parait. Si ses oëris ne l'eussent retenu, il eût
poussé toujours droit devant lui, au risque de se
trouver seul contre tout un peuple.
sot LE IlOMAN DE LA MOMIE.
Ce n'était plus la verte vallée d'Egypte que l'on
traversait, mais des plaines mamelonn»^es de
changeantes collines et striées d'ondes comme la
face de la mer; la terre écorchée laissait voir ses
os; des rocs anfractueux etpétris en forme bizar-
res, comme si des animaux gigantesques les eus-
sent foulés au^' pieds quand la terre était encore à
rétatde limon, au jour où lemonde émergeait du
chaos, bossuaient çà et là l'étendue et rompaient
de loin en loin par de brusques ressauts la ligne
plate de l'horizon, fondue avec le ciel dans une
zone de brume rousse. A d'énormes distances
s'élevaient des palmiers épanouissant leur éven-
tail poudreux près de quelque source souvent
tarie, dont les chevaux altérés fouillaient la vase
de leurs narines sanglantes. Mais Pharaon, in-
sensible à la pluie de feu qui ruisselait du cieî
chauffé à blanc, donnait aussitôt le signal du
départ, et coursiers, fantasins, se remettaient en
marche.
Des carcasses de bœufs ou de oêtes ae somme
couchées sur le flanc, au-dessus desquelles tour-
noyaient des spirales de vautours, marfvuaient (e
passage des Hébreux et ne permettaient pas à la
colère du roi de s'égarer.
Une armée alerte, exercée à la marche, va plus
LE ROMAN DE LA MOMIE. 30!
vite qu'une migration de peuple traînant après
elle femmes, enfants, \ieillards, bagages et ten-
tes; aussi l'espace diminuait rapidenient entre
les troupes égyptiennes et les tribus israelites.
Ce fut vers Pi-ba'hirot, près de la mer des Al-
gues, que les Égyptiens atteignirent îes Hébreux.
Les tribus étaient campées sur le rivage, et, quand
le peuple vit étinceler au soleil le char d'or do
Pharaon suivi de ses chars de guerre et de son
armée, il poussa une immense clameur d'epcu-
vante, et se mit à maudire Mosché qui l'avait
entraîné à sa perte.
En effet, la situation était désespérée.
Devant les Hébreux, le front de la bataille;
derrière, la mer profonde.
Les femmes se roulaient à terre, déchiraient
leurs habits, s'arrachant les cheveux, se meur-
trissant le sein. « Que ne nous laissais-tu en
Egypte? la servitude vaut encore mieux que la
mort, et tu nous as emmenés au désert i^jour y
périr : avais-tu donc peur de nous voir manquer
de sépulcres ? » Ainsi vociféraient les multitudes
furieuses contre Mosché, toujours impassible : les
plus courageux se jetaient sur leurs armes et se
préparaient à la défense ; mais la confusion était
horrible et les chars de guerre, en se lançant à
te
soi LE ROMAN DE LA MOMIE.
travers cette masse compacte, devaient y faire
d'affreux ravages.
Moselle étendit son bâton sur la mer après
avoir invoqué l'Eternel; et alors eut heu un pro-
dige que nul hiéroglyphite n'eût pu contre-
faire. Il se leva un vent d'orient d*une violence
extraordinaire, qui creusa l'eau de la mer des
Algues comme le soc d'une charrue gigantes-
que, rejetant à droite et à gauche des monta-
gnes salées couronnées de crêtes d'écume. Sépa-
rées par l'impétuosité de ce souffle irrésistible
qui eût balayé les Pyramides comme des grains
de poussière, les eaux se dressaient en murailles
liquides et laissaient libre entre elles un large
chemin où l'on pouvait passer à pied sec : à tra-
vers leur transparence, comme derrière un verre
épais, on voyait les monstres marins se tordre,
épouvantés d'être < irpris par le iour dans les
mvstères de l'abîme.
Les tribus se précipitèrent par cette issue mi-
raculeuse ; torrent humain coulant à tr.^ers deui
rives escarpées d'eau verte. L'innombrable four-
milière tachait de deux millions de points noii^
le fond livide du gouffre, et imprimait ses pieds
sur la vase que raye seul le ventre des léviathans
Et lèvent terrible soufflait toujours passant par-
LE ROMAN DE LA MOMIE. 3 08
dessus la tête des Hébreux, qu'il eût couchés
comme des épis, et retenant par S3 pression )/^55
vagues amoncelées et rugissantes. C'était la res-
piration de l'Eternel qui séparait en deux la
mer !
Effrayés de ce miracle, les Egyptiens hésitaient
à poursuivre les Hébreux ; mais Pharaon, avec
son courage altier que rien ne pouvait abattre,
poussa ses chevaux qui se cabraient et se ren-
versaient sur le timon, ies fouaillant à tour de
bras de son fouet à double lanière, les yeux
pleins de sang, l'écume aux lèvres et rugissant
comme un lion dont la proie s'échappe î il les
détermina enfin à entrer dans cette voie si étran-
gement ouverte !
Les six cents chars suivirent : les derniers
Israélites, parmi lesqueb se trouvaient Poëri,
Ra'heletThamar, se crurent perdus, voyant l'en-
nemi prendre le même chemin qu'eux; mais,
lorsque les Egyptiens furent bien engagés, Mos-
ché fit un signe : les roues des chars se déta-
chèrent, et ce fut une horrible confusion de
chevaux, de guerriers, se heurtant et s entre-
choquant ; puis les montagnes d'eau miraculeu-
sement suspendues s'écroulèrent, et la mer se
referma, roulant dans des tourbillons d'écume
104 f-E ROMAN DE LA MOMIE.
hon:mes, bêtes, chars, comme des pailles saisies
par un remous au courant d'un fleuve.
Seul, Pharaon, debout dans la conque de son
char surnageant, lançait, ivre d'orgueil et de fu-
reur, les dernières flèches de son carquois aux
Hébreux arrivant sur l'autre rive : les flèches
épuisée3, il prit sa javeline, et, déjà plus qu'à
moitié englouti, n'ayant plus que le bras hors
Je l'eau, il la darda, trait impuissant, contre le
Dieu inconnu qu'il bravait encore du fond de
l'abîme.
Une lame énorme, se roulant deux ou trois fois
sur le bord de la mer, fit couler bas les derniers
lébris : de la gloire et de l'armée de Pharaon il
ne restait plus rien !
Et sur le rivage opposé, Miriam, la sœur d'A-
liaron, exultait et chantait en jouant du tam-
l)Ourin, et toutes les femmes d'Israël marquaient
le rhythme sur la peau d'onagre. Deux milhons
de voix entonnaient l'hymne de délivrance I
XVIII
Talioser attendit en vain Pharaon et régna sur
S'Égypte, puis elle mourut au bout de peu de
temps. On la déposa dans la tombe magnifique
piéparée pour le roi, dont on ne put retronver
le corps, et son histoire, écrite sur papyrus avec
dos têtes de chapitre en caractères rouges, paï
Kakevou, grammate âa la double chambre de
lumière et gardien des livres, fut placée à côté
d'elle sous le lacis des bandelettes.
Était-ce Pharaon ou Poëri qu'elle regrettait ?
Le grammate Kakevou ne le dit pas, et le docteur
Rumphius, qui a traduit les hiéroglyphes du
grammate égyptien, n'a pas osé prendre sur lui
de décider la question. Quant à lord Evandale,
il n*a jamais voulu se marier, quoiqu'il soit le
dernier de sa race. Les jeunes misses ne s'expli-
quent pas sa froideur à i'endroit du beau sexe ;
mais, en conscience, peuvent-elles imaginer que
306 LE ROMAN DE LA MOMIE.
lord Évandale est rétrospectÎTement amoureux
de Tahoser, fille du grand prêtre Pétamounoph,
morte il y a trois mille cinq cents ans V II y a
pourtant des folies anglaises moins motivées
que celle-là.
FIN
EMILE COLIN — IMPRIMERIE DE LAGNT
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